le sergent simplet travers les colonies françaises - Bibliothèque ...
Il ne parut pas s'apercevoir de l'examen dont il était l'objet. ...... Brusquement il
abandonna ce sujet désagréable et parla mariage. ...... La base de ma fortune est
la commission coloniale ; si nos colonies se séparent de la ...... Du fleuve, une
buée légère montait, et dans l'indigo profond du ciel, les étoiles s'allumaient, ...
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Paul dIvoi
Le sergent Simpletà traversles colonies françaisesVoyages excentriques Volume II
Table des matières
TOC \o "1-3" \h \z HYPERLINK \l "_Toc206509168" I DEUX SOUS-OFFS PAGEREF _Toc206509168 \h 6
HYPERLINK \l "_Toc206509169" II LA TOILE DARAIGNÉE PAGEREF _Toc206509169 \h 20
HYPERLINK \l "_Toc206509170" III UNE IDÉE DE SIMPLET PAGEREF _Toc206509170 \h 33
HYPERLINK \l "_Toc206509171" IV DE LYON À ÉTAPLES PAGEREF _Toc206509171 \h 45
HYPERLINK \l "_Toc206509172" V PREMIÈRES HEURES HORS DE FRANCE PAGEREF _Toc206509172 \h 63
HYPERLINK \l "_Toc206509173" VI ORIGINAL YOUNG LADY PAGEREF _Toc206509173 \h 80
HYPERLINK \l "_Toc206509174" VII OBOK PAGEREF _Toc206509174 \h 104
HYPERLINK \l "_Toc206509175" VIII CANETÈGNE SOCCUPE PAGEREF _Toc206509175 \h 114
HYPERLINK \l "_Toc206509176" IX DANS LA BROUSSE PAGEREF _Toc206509176 \h 134
HYPERLINK \l "_Toc206509177" X LE CHEMIN DE TANANARIVE PAGEREF _Toc206509177 \h 159
HYPERLINK \l "_Toc206509178" XI LA CITÉ DE LA LÈPRE PAGEREF _Toc206509178 \h 170
HYPERLINK \l "_Toc206509179" XIII À LA RÉSIDENCE PAGEREF _Toc206509179 \h 188
HYPERLINK \l "_Toc206509180" XIV EN MARCHE VERS LE SUD PAGEREF _Toc206509180 \h 207
HYPERLINK \l "_Toc206509181" XV LE « FADY » PAGEREF _Toc206509181 \h 226
HYPERLINK \l "_Toc206509182" XVI LE PAYS DES BARES PAGEREF _Toc206509182 \h 253
HYPERLINK \l "_Toc206509183" XVII LA RÉUNION PAGEREF _Toc206509183 \h 276
HYPERLINK \l "_Toc206509184" XVIII TROIS MILLE KILOMÈTRES DANS UN CYCLONE PAGEREF _Toc206509184 \h 297
HYPERLINK \l "_Toc206509185" XIX LE PAYS DES PIERRES PRÉCIEUSES PAGEREF _Toc206509185 \h 306
HYPERLINK \l "_Toc206509186" XX LINDE TELLE QUELLE EST PAGEREF _Toc206509186 \h 329
HYPERLINK \l "_Toc206509187" XXI UN COUP DE KANDJAR PAGEREF _Toc206509187 \h 350
HYPERLINK \l "_Toc206509188" XXII NAZIR TRAVAILLE PAGEREF _Toc206509188 \h 362
HYPERLINK \l "_Toc206509189" XXIII LE MEÏNAM PAGEREF _Toc206509189 \h 383
HYPERLINK \l "_Toc206509190" XXIV LE ROI PAGEREF _Toc206509190 \h 396
HYPERLINK \l "_Toc206509191" XXV LHOSPITALITÉ DE BOB PAGEREF _Toc206509191 \h 409
HYPERLINK \l "_Toc206509192" XXVI EN AVANT ! PAGEREF _Toc206509192 \h 431
HYPERLINK \l "_Toc206509193" XXVII À BANGKOK, À SAÏGON PAGEREF _Toc206509193 \h 445
HYPERLINK \l "_Toc206509194" XXVIII SIMPLET DEVIENT CHIMISTE PAGEREF _Toc206509194 \h 459
HYPERLINK \l "_Toc206509195" XXIX ZÉBUS ET RHINOCÉROS PAGEREF _Toc206509195 \h 468
HYPERLINK \l "_Toc206509196" XXX LE MÉKONG PAGEREF _Toc206509196 \h 482
HYPERLINK \l "_Toc206509197" XXXI LA REVANCHE DE GIRAUD-CANETÈGNE PAGEREF _Toc206509197 \h 501
HYPERLINK \l "_Toc206509198" XXXII EN NOUVELLE-CALÉDONIE PAGEREF _Toc206509198 \h 518
HYPERLINK \l "_Toc206509199" XXXIII À TRAVERS LE PACIFIQUE PAGEREF _Toc206509199 \h 539
HYPERLINK \l "_Toc206509200" XXXIV AU PAYS DES FORÇATS PAGEREF _Toc206509200 \h 557
HYPERLINK \l "_Toc206509201" XXXV PERDUS EN MER PAGEREF _Toc206509201 \h 575
HYPERLINK \l "_Toc206509202" XXXVI DANS LE BAGHIRMI PAGEREF _Toc206509202 \h 597
HYPERLINK \l "_Toc206509203" XXXVII UN ÉLÉPHANT PAGEREF _Toc206509203 \h 620
HYPERLINK \l "_Toc206509204" XXXVIII STRUGGLE FOR LIFE PAGEREF _Toc206509204 \h 635
HYPERLINK \l "_Toc206509205" XXXIX LA COUR DASSISES PAGEREF _Toc206509205 \h 655
HYPERLINK \l "_Toc206509206" À propos de cette édition électronique PAGEREF _Toc206509206 \h 668
Texte établi daprès lédition Combet et cie Ancienne librairie Furne (sans date, probablement 1905)
IDEUX SOUS-OFFS
Lhorloge de la gare de Grenoble marquait trois heures. Sur la voie montante le train pour Lyon était formé. Les employés pressaient les voyageurs retardataires et, courant le long du train, fermaient les portières avec violence.
Un coup de sifflet retentit.
Soudain un sergent dinfanterie de ligne parut à la porte des salles dattente. Il courait tout essoufflé, une valise à la main.
Écartant un agent qui prétendait larrêter, il sélança vers le convoi déjà en marche, ouvrit la portière dun compartiment de seconde classe dans lequel il sengouffra en coup de vent.
Ouf ! quelle course, fit-il en allant tomber dans le seul coin inoccupé. Il posa sa valise à côté de lui et regarda ses compagnons de voyage.
À lautre extrémité du wagon, deux hommes grands, à la face rougeaude, mi-bourgeois, mi-paysans, causaient à haute voix, avec limportance de gens bien nourris à qui les écus ne manquent point.
En reportant ses yeux en face de lui, le jeune homme murmura :
Tiens un autre pied de banc !
En effet son vis-à-vis se trouvait être un sergent dinfanterie de marine, aussi brun quil était blond, aussi bronzé quil létait peu.
Cétait sa vivante antithèse.
Alors que le lignard, de taille moyenne mais bien prise, avait lil bleu très doux, la moustache blonde relevée en crocs, la figure pleine ; le marsouin était grand, maigre, et des yeux noirs, durs, trouaient son visage cuit par le soleil.
Lui aussi portait la moustache ; mais les pointes pendaient mélancoliquement de chaque côté de la bouche, à la façon des vieux Celtes ou des modernes Chinois.
Il ne parut pas sapercevoir de lexamen dont il était lobjet. Immobile, la tête renversée en arrière, il semblait absorbé par une pensée triste.
Un bruyant éclat de rire le fit tressaillir.
Les « pékins » se tordaient dans un accès de folle gaieté. Lun avait sans doute fait une remarque plaisante à ladresse du sous-officier, car leurs yeux ne le quittaient point.
Il fronça le sourcil. Les rires redoublèrent. Du coup il se redressa et dune voix sèche :
Pardon, messieurs, ne pourriez-vous rire sans regarder de mon côté ?
Cela vous gêne ? répliqua lourdement le plus jeune paysan.
Énormément. Votre attitude, dailleurs, me donne à penser que je ne suis pas étranger à votre hilarité.
Ils ne répondirent pas. Ils riaient de plus belle, la bouche fendue jusquaux oreilles.
Puis celui qui navait pas encore parlé, une sorte de colosse, reprit :
Vous avez mauvais caractère.
Cest possible, je ne plaisante quavec mes amis.
Oui, et parce que vous portez la livrée militaire
Luniforme, rectifia le soldat en se soulevant légèrement.
Vous croyez faire peur aux autres. Vous faites lavale-tout-cru. Pas la peine avec nous, on est rustique. Allez, calmez-vous, ça vous évitera une mauvaise querelle.
Le marsouin était devenu blême ; il fit un mouvement pour sélancer vers ses interlocuteurs.
Mais le rustre souleva un gros bâton sur lequel sappuyaient ses mains calleuses et goguenard :
Oh ! vous savez, sergent, vous nêtes pas de force. Un contre deux qui en valent bien quatre.
Et pointant son gourdin en avant, il continua :
Avec ces camarades-là
Quest-ce que vous pouvez ?
Jusque-là le lignard avait assisté à la scène sans un geste.
À ce moment, il étendit vivement la main, saisit la canne et dune saccade larracha au paysan, tout en disant dune voix tranquille :
Cest bien simple, maintenant nous sommes trois de ce côté, y compris le camarade gourdin, et si vous ne vous excusez pas de votre insolence, nous vous battrons.
Lattitude calme et résolue du fantassin en imposa aux deux hommes, car en même temps ils sécrièrent :
Eh ! on ne se moquait pas de lui.
Je veux le penser, mais on en avait lair.
Vous croyez ?
Parfaitement !
Ben quoi ! on vous fait des excuses alors.
Cest bon !
Et tendant la canne au paysan tout penaud.
Reprenez cela. Quand on a lhonneur de porter luniforme, on na pas besoin dun morceau de bois pour se faire respecter.
Puis sans sinquiéter davantage de ses adversaires, il se tourna vers le marsouin. Les jeunes gens se serrèrent la main.
Je vous remercie, mon cher collègue, commença celui-ci.
Il linterrompit :
Oh ! cest tout simple. Vous pouvez, du reste, me causer un grand plaisir en échange.
Parlez !
Parler précisément. Jai horreur du voyage solitaire et muet. Si vous jugez la glace rompue
?
Fondue, mon cher collègue et se levant à demi Claude Bérard, sergent au 1er régiment dinfanterie de marine, libéré après la campagne au Dahomey et deux mois de convalescence à Toulon.
Et moi, Marcel Dalvan, sergent au 35e de ligne, libéré en garnison dEmbrun, il y a quatre jours. Présentement propriétaire qui vient de soccuper de vendre ses propriétés à Grenoble, et se dirige vers Lyon. Mais vous-même
?
Je me rends à Lyon
probablement à Paris ensuite. Pas propriétaire du tout, je suis en quête dun emploi.
Ah ! avez-vous une préférence quelconque ?
Oui, le commerce.
Bravo !
Pourquoi bravo ?
Parce que jai, à Lyon, des amis qui font la commission coloniale, et par eux je pense bien
Me trouver quelque chose ?
Justement.
Le marsouin saisit la main du jeune homme et la serra énergiquement.
Décidément, vous êtes mon sauveur !
Pas du tout. Ça se rencontre comme cela. Et puis un sous-officier offre des garanties. On le prend de préférence à un civil, cest bien simple.
Il vous plaît à dire. Mais vous êtes en bons termes avec
Les négociants dont je parle ? Oh !
depuis deux ans je ne les ai pas vus. Mais cest égal, si mon ami Antonin Ribor mavait oublié, sa sur Yvonne, ma sur de lait à moi, aurait meilleure mémoire.
Et dune voix émue :
Si vous saviez comme elle est gentille et bonne ! Cest ma mère qui nous a nourris tous deux, puis élevés. Le père Ribor, voyageur infatigable, était toujours à trois mille lieues de ses enfants. Ah ! cest une jolie fille, avec ses cheveux châtains, sa figure rieuse, ses grands yeux bruns et une voix, une vraie musique. Je serais allé au bout du monde, quand elle disait, en me regardant comme cela : Simplet.
Simplet ? interrompit Claude Bérard.
Un sobriquet. Jai un tic. Il paraît que cest un tic. Tout me semble simple. Alors
Simplet sexplique. Et elle, comment lappeliez-vous ?
Yvonne.
Claude sourit :
Vous laimez beaucoup ?
Je nai quelle.
Et lamitié avec une brave fille conduit au mariage.
Marcel Dalvan eut un soubresaut.
Au mariage ! Ah bien ! si vous disiez ça devant elle, je vous garantis quelle rirait de bon cur. Mépouser, elle !
Il riait, un peu gêné, un brouillard plus rose montant à ses joues.
Le mariage, reprit-il. Depuis deux ans, elle ne ma pas écrit.
Pas une lettre ?
Non. Jétais en garnison à Granville, on ma expédié à Embrun
Ce nest pas une raison.
Je me suis montré négligent. Durant plusieurs mois, je nai pas écrit, puis je me suis décidé. Seulement elle devrait être vexée ; aucune réponse.
Diable !
Cest quelle a sa petite tête. Mais soyez tranquille, cela ne nous empêchera pas de nous embrasser avec plaisir.
Les stations se succédaient. Avec la confiance de la vingt-troisième année, les sous-officiers se racontaient leur existence.
Claude, orphelin, devenu à force de travail petit commis chez un éditeur. Puis le tirage au sort, 18e arrondissement (Montmartre). Le passage en Tunisie, au Tonkin, au Dahomey. Les joies et les souffrances des héros obscurs aboutissant à la libération, à la rentrée plate dans la vie de la métropole. Il disait son embarras, sa tristesse de se sentir seul, et à lidée davoir rencontré un ami, la satisfaction qui faisait briller ses yeux, qui illuminait son visage grave.
La voix des employés criant : Lyon-Perrache, tout le monde descend, surprit les soldats.
Le voyage sétait accompli rapidement.
Déjà ! firent-ils en même temps.
Puis tout réjouis, ils sautèrent sur le quai, traversèrent la salle dattente remplie dhommes, de femmes, denfants, attendant des voyageurs aimés et sortirent de la gare.
La nuit était venue, hâtive ; nuit de novembre.
Dans cette partie de la ville, conquise autrefois sur le Rhône et la Saône par le sculpteur Perrache, mais toujours humide, un brouillard épais régnait.
Où allons-nous ? demanda Claude.
Chez mes amis, parbleu. Cest à deux pas, rue Suchet.
Mais cest lheure du dîner et je ne sais si
Sils nous inviteront ? Vous allez voir ça. La maison de commission A. Ribor et Cie est hospitalière, et vous, qui venez des colonies, serez doublement bien reçu.
Tous deux marchaient dun bon pas, frissonnant un peu sous le manteau froid de la brume, mais heureux à la pensée du gîte tout proche, des hôtes aimables.
Voilà le progrès, murmura Marcel.
Où cela ?
Le lignard se prit à rire.
Je continuais à haute voix une pensée commencée tout bas.
Ah ! pardon.
Ce nest plus un secret depuis que les savants sen sont occupés. Je me disais : En lan 500 avant Jésus-Christ.
Pristi ! interrompit Bérard, vous êtes bien renseigné, vous.
Cest de lérudition locale simplement. Les Gaulois que nous considérons comme des barbares savez-vous où ils avaient établi leur oppidum, Lugdunum, la colline du Corbeau embryon de la cité actuelle ?
Ma foi non.
Sur les hauteurs de Croix-Rousse, mon cher, où le brouillard est inconnu. Les modernes sont venus sinstaller juste au confluent des fleuves, dans un marécage. Est-ce un progrès ?
Certes non. Et le choix de leur demeure prouve leur infériorité.
Comment ?
Il est évident quun monsieur perché sur une colline a les idées plus élevées que lorsquil est en plaine !
Les jeunes gens éclatèrent de rire.
Ah ! voici la rue Suchet, reprit Marcel au bout dun moment. Tournons à gauche ; cest la troisième maison. Tenez, une voiture stationne devant la porte.
En effet un fiacre fermé, lanternes allumées, était arrêté à quelques pas.
Les voyageurs parvinrent à une haute porte cochère.
Un des battants était entrouvert.
Nous sommes arrivés, déclara Marcel en baissant la voix. Jai le cur qui bat. Songez donc, mes seuls amis ! Tiens, mais voici la plaque de la maison, A. Ribor et Cie.
Il désignait un large panneau appliqué sur le mur à droite de lentrée.
Pour laisser à son compagnon le temps de se remettre, Claude parut considérer la plaque.
Mais vous vous trompez, fit-il tout à coup.
Simplet linterrogea du regard :
Sans doute. Ce nest pas la maison Ribor.
Vous avez la berlue.
Voyez vous-même.
Avec un haussement dépaules, Dalvan rejoignit le sous-officier. Il jeta les yeux sur le panneau et eut un geste de surprise :
Canetègne et Cie, murmura-t-il. Quest-ce que cela signifie ? Puis se frappant le front :
Ils ont peut-être déménagé. Depuis deux ans, ils en ont eu le temps. Informons-nous.
Il se dirigea vers la porte.
Mais comme il allait en franchir le seuil, le battant entrouvert fut brusquement tiré en arrière. Deux hommes parurent, maintenant une femme qui se débattait.
Lun ouvrit la portière du fiacre et dun ton tranchant :
Montez, mademoiselle, notre consigne est de vous arrêter
Si vous résistez, tant pis pour vous.
Mais cest une infamie, gémit la prisonnière.
Cette voix, bredouilla Marcel en se cramponnant au bras de son camarade.
Il tremblait.
Montez, mademoiselle, répéta lhomme qui déjà avait parlé.
Comme malgré lui le sous-officier fit un pas en avant. La clarté de la lanterne frappa en plein son visage pâle.
La captive laperçut. Dun effort surhumain elle sarracha des mains de ces gardiens, et se réfugia dans les bras de Marcel :
Simplet, sécria-t-elle, Simplet, sauve-moi !
Yvonne, répondit le jeune homme, toi !
Les agents, étonnés dabord, intervinrent :
Allons, allons, assez de simagrées. En voiture et lestement.
Les yeux de Dalvan eurent un éclair. Yvonne le vit.
Non, dit-elle vivement, ne me défends pas. Reste libre. Il le faut pour me protéger. Écoute : je suis arrêtée comme voleuse sur la dénonciation de M. Canetègne, lancien associé de mon frère quil a ruiné. Antonin a la preuve de mon innocence.
Bon ! où demeure-t-il ?
Hélas ! il est parti depuis un an. Il parcourt le monde. Je nai pas de ses nouvelles.
Elle allait continuer. Lun des policiers lui appuya la main sur lépaule.
La belle enfant, il se fait tard.
Et narquois :
Vous savez, sergent, vous pourrez la voir en prison. Une simple demande à présenter. Ladministration est paternelle.
Marcel eut un mouvement comme pour se ruer sur ce personnage, mais Yvonne larrêta :
Simplet, je nai que toi !
Il redevint calme.
Cela suffira, petite sur. On taccuse injustement. Je prouverai la fausseté de tes ennemis. Compte sur moi.
Lun des agents avait pris place dans le fiacre avec la prisonnière. Lautre se hissait sur le siège.
Hue, gronda le cocher.
Comme la voiture sébranlait, la jeune fille mit la tête à la portière et avec un accent déchirant :
Adieu, Simplet.
Au revoir, répondit-il, au revoir.
Les sous-officiers restèrent seuls sur le trottoir.
Très troublé, Claude se taisait, nosant interrompre la rêverie où son ami était plongé. Il éprouvait le contre-coup de la douleur cuisante qui frappait le pauvre garçon.
Deux mots lui avaient fait comprendre létendue de laffection dont Yvonne et Simplet étaient unis.
En parlant delle, le sous-officier avait dit :
Je nai quelle.
En le voyant, la jeune fille sétait écriée :
Je nai que toi !
Et le marsouin grommelait entre ses dents :
En voilà une tuile !
La phrase était vulgaire, mais le ton profondément sympathique.
Ah ! fit tout à coup Marcel, parlant haut sans en avoir conscience. Antonin est au diable et Yvonne va en prison. Le plus pressé est de len faire sortir. Seulement, voilà
dans cette ville où je ne connais personne, où je suis seul
Claude lui toucha le bras.
Pardon, nous sommes deux.
Le jeune homme leva la tête.
Oui, poursuivit Bérard. Tantôt vous avez pris mon parti, sans mavoir jamais vu, poussé uniquement par lidée de justice. Cest mon tour maintenant, et je répète après vous : nous sommes deux.
Dalvan essuya une larme, puis simplement :
Merci, frère, jaccepte.
IILA TOILE DARAIGNÉE
Le lendemain vers dix heures, Marcel était assis pensif dans la chambre dhôtel où il avait passé la nuit. On frappa à la porte.
Entrez, dit-il.
Claude parut et demanda :
Eh bien, comment ça va-t-il ce matin ?
Dalvan eut un sourire :
Bien
Oui, mais laffaire de Mlle Yvonne ?
Jy pense.
Jen suis sûr. Seulement quallons-nous faire ?
Le jeune homme indiqua une chaise à son ami :
Il faut quYvonne soit libre. Or elle peut lêtre de deux façons : son innocence prouvée, ou par évasion. Pour linstant, il sagit de comprendre laffaire. Pourquoi et dans quelles circonstances a-t-elle été accusée ?
Bérard ricana :
À qui demander cela ? Moi je ne connais rien à la police.
Moi non plus, mais je désire voir Yvonne. À qui cela peut-il déplaire ?
Comment déplaire ?
Sans doute. Cest de celui-là que je dois obtenir lautorisation, puisque seul il songerait à la refuser.
Le marsouin inclina la tête et gravement :
Cest vrai ! rien de plus logique, mais ça nindique pas le personnage qui
Au contraire. Qui instruira le délit ?
Un juge.
Cest donc lui qui a intérêt à ce que ma pauvre petite sur soit au secret.
En effet, sécria Claude en riant, le raisonnement est simple.
Tout est simple, affirma gravement Marcel.
Un hochement de tête de son compagnon linterrompit :
Quoi encore ? dit-il.
Où trouver ladresse du juge, son nom ?
Au Palais de Justice.
Au fait, cest évident. Pour rencontrer un garçon de recettes, on irait à la banque qui loccupe ; de même pour un magistrat. Alors en route.
Quelques instants plus tard les jeunes gens quittaient lhôtel, sinformaient au premier passant et, sur ses indications, gagnaient le quai qui longe la Saône.
Bientôt ils atteignirent le Palais de Justice, monument assez médiocre, malgré la colonnade corinthienne dont il est orné. Le concierge renvoya les sous-officiers au greffe, où un employé leur apprit que linstruction du vol reproché à Mlle Ribor était confiée à M. Rennard, domicilié place Saint-Nizier, en face la curieuse église de ce nom.
Nanti de ce renseignement, Marcel entraîna son ami vers la demeure du magistrat.
Celui-ci, un brave homme grassouillet, à la figure paterne, accueillit le soldat avec bienveillance. Il parut ému par le récit de son affection pour Yvonne, et ne fit aucune difficulté de lui signer un permis de visiter la prisonnière.
Seulement, quand Marcel lui déclara quil apporterait les preuves de linnocence de la malheureuse enfant, M. Rennard secoua doucement la tête sans répondre. Évidemment il la croyait coupable.
Après un déjeuner sommaire, les soldats se séparèrent. Bérard retourna à lhôtel, tandis que le lignard sacheminait vers la prison, située vis-à-vis lancien quai de la Vitriolerie.
Le laisser-passer du juge dinstruction était en règle, et le jeune homme fut bientôt introduit dans la chambre occupée par Yvonne. Munie dun peu dargent, la captive avait obtenu sans peine dêtre soumise au régime de la « pistole ». Elle nétait dailleurs que « prévenue ».
Simplet ! sécria-t-elle comme la veille.
Moi, tu ne mattendais pas ?
Comment es-tu arrivé jusquici ? Jétais triste et maintenant il me semble que mon malheur va prendre fin.
Rapidement il la mit au courant de ses démarches. Le visage de la jeune fille exprima la stupéfaction et dun ton hésitant :
Comment ! cest toi qui as eu lidée de tout cela ?
Oui, répondit-il sans paraître remarquer lair singulier dYvonne, moi avec mon ami Claude Bérard.
Ah ! bon !
Il y avait dans ces deux mots une foule de révélations. Au fond, la détenue ne prenait pas « au sérieux » son frère de lait. Son exclamation signifiait clairement :
Cest ton ami qui ta guidé, car livré à toi-même tu naurais pas trouvé cela.
Laffection a de ces injustices. Il nest pas, dit-on, de grand homme pour son valet de chambre ; encore moins pour ses amis ou ses parents. Et dans ce surnom de « Simplet », Yvonne avait mis, sans le savoir, toute la supériorité protectrice quelle pensait avoir le droit de marquer au jeune homme.
Voyons, poursuivit Marcel, mettons à profit les instants. Y a t-il moyen de démontrer la fausseté de laccusation qui pèse sur toi ?
Elle secoua la tête :
Non, ou plutôt il y en aurait un, si Antonin était auprès de nous.
Tu mas déjà dit cela hier soir. Si je suis venu, cest pour tencourager et te prier de me raconter ce qui sest passé depuis que je ne tai vue. Pour te défendre, il est indispensable que je sache de quoi tu es menacée.
Du même ton dironie douloureuse :
Tu veux me protéger, Simplet ?
Marcel lui prit les mains :
Oui, petite sur.
Oh ! je sais bien, reprit-elle dune voix tremblante, touchée par laffection du soldat. Je sais bien que, si tu le pouvais, tu me tirerais dici ; mais hélas ! comment réussirais-tu ? Contre moi se dressent des charges accablantes
Doucement, il lui coupa la parole :
Cest égal, raconte tout de même, je ten supplie.
Soit, fit-elle. Quand tu partis au régiment, Antonin avait fondé depuis plusieurs mois sa maison de commission coloniale.
Et Canetègne nétait-il pas son associé ?
Si. Tu ignores comment cette association fut signée ?
En effet.
Oh ! ce fut une infamie. Dans la famille, les hommes sont des « inquiets de mouvement ». Cest de latavisme, nest-ce pas ? Notre bisaïeul, au début du siècle, fit la course. Le corsaire audacieux laissa une certaine fortune que son fils, notre grand-père, augmenta. Il était ingénieur dans le Sud-Américain. Notre père, lui, fut explorateur et ses découvertes géographiques réduisirent notre patrimoine. À sa mort, pauvre papa, il nous restait quatre cent mille francs. Antonin aurait bien couru le monde comme les autres.
Mais tu étais là. Il se devait à toi, petite sur.
Oui. Aussi ne pouvant se déplacer lui-même, il voulut au moins soccuper des lointains pays dont lidée le hantait.
Et sur mon conseil, conseil que je regrette, va, il se lança dans la commission coloniale.
Yvonne à son tour enferma dans les siennes la main du sous-officier.
Ne taccuse pas. Ta pensée était bonne, mais Antonin nentendait rien aux affaires. Il avait engagé tous nos capitaux dans lentreprise. La maison marchait bien, mais il avait oublié une chose : conserver un fonds de roulement suffisant. Si bien quà la sixième échéance, avec des affaires superbes, il se vit dans limpossibilité de tenir ses engagements. Cétait la liquidation judiciaire, la faillite
Marcel eut un haut-le-corps :
Et vous ne me lavez pas dit ?
À toi !
Je possède une centaine de mille francs. Votre fonds de réserve était tout trouvé. Cétait bien simple.
Les yeux de la prisonnière devinrent humides :
Tu trouves, mon bon Simplet ; je ne suis pas de ton avis. Jai défendu à Antonin de tapprendre la situation. Il était inutile de tentraîner dans notre ruine.
Cest mal
Peut-être as-tu raison, après tout. Enfin, ce qui est fait est fait. Laisse-moi continuer.
Je técoute.
La veille de léchéance, il nous manquait vingt mille francs. Notre papier allait être protesté. Après dîner, mon frère et moi étions assis dans le salon lun en face de lautre. À ce moment, notre petite bonne nous annonce que Mlle Doctrovée demande à nous parler.
Mlle Doctrovée, votre employée ?
Précisément. Elle était chargée de la manutention.
Je me souviens. Une femme dune quarantaine dannées, grande, brune de peau et de cheveux, maigre
Cest cela même. Eh bien ! cette femme entra, nous accabla de protestations, nous confia quun M. Canetègne, dont elle se disait lamie, attendrait Antonin le lendemain et lui compterait la somme qui lui faisait défaut. À huit heures du matin, mon frère courait chez M. Canetègne, qui lui offrit largent promis, mais le pria en échange de signer un petit papier.
Un papier ?
Cétait un acte dassociation reconnaissant au prêteur la moitié de lavoir social.
Bigre !
La prisonnière leva les yeux au ciel :
Attends pour te récrier. Parmi les clauses de lacte se trouvaient celles-ci : chacun des associés touchera mensuellement mille francs ; chaque année, il sera procédé à un inventaire, et en cas de perte constatée, lun des associés aura droit de demander la liquidation de la société.
Le visage de la jeune fille se contracta ; elle poursuivit avec un léger tremblement dans la voix :
Les conditions étaient léonines, mais Canetègne, cet Avignonnais rusé, connaissait bien notre situation. À toutes les objections dAntonin il se borna à répondre : Cest ma manière de traiter laffaire. Je ne vous force pas. Vous préférez la faillite, à votre aise ! Et mon pauvre frère signa.
Ah ! grommela le sous-officier avec colère. Tout cela plutôt que de sadresser à moi.
Puis se radoucissant soudain :
Petite sur, tu es trop malheureuse pour que je te gronde ; continue.
Cétait notre ruine quil venait de signer. À la fin de la première année : inventaire. Lui trouve dix-huit mille francs de gain ; Canetègne, six mille francs de perte.
Comment cela ?
Tu vas lapprendre. Cet homme daffaires retors demande la liquidation. Son compte est jugé exact par le tribunal.
Ton frère sétait trompé !
Non, mais il navait pas considéré les appointements des patrons, soit vingt-quatre mille francs, comme des dépenses.
Je conçois, M. Canetègne les faisant figurer au compte « frais généraux », lécart de six mille francs
Bref, il fut décidé que la maison serait vendue chez un notaire. Sa mise à prix était de cent mille francs
Elle devait être adjugée sur une seule enchère.
Et interrompant le jeune homme qui ouvrait la bouche :
Tu vas me dire que là encore nous avons été coupables de ne pas faire appel à ton amitié. Cest vrai, je le reconnais ; mais épargne-nous, nous sommes tellement à plaindre !
Pour toute réponse Marcel porta à ses lèvres la main de la captive.
Oh ! Antonin se démena. Deux ou trois amis sétaient intéressés dans ses affaires. Il alla les voir, leur proposer de lui avancer largent nécessaire au rachat de la maison. Par lacte dassociation il représentait 50 p. 100 de la valeur de lentreprise ; donc, en payant cinquante mille francs à son associé, plus les frais de vente, il se retrouvait seul propriétaire
Mais une surprise lattendait. Exagérant la déconfiture, M. Canetègne avait racheté à vil prix les créances. Une explication sensuivit. Dès les premiers mots lAvignonnais éclata de rire : Mon ami, dit-il, vous êtes nul en affaires. Je vous sauve malgré vous. Aujourdhui je représente 80 pour 100 de lopération, et vous seulement 20. Par conséquent, si vous vouliez me disputer lentreprise, vous auriez à payer quatre-vingts francs, alors que je nen débourserais que vingt. Or, jai trouvé un commanditaire qui mautorise à prendre la maison à deux cent mille francs. Voulez-vous en verser huit cent mille ? Eh bien ! je vous fais une offre sérieuse. Laissez-moi maître de la situation. Avec une enchère de dix mille francs jenlève la vente. Je vous remets intégralement la mise à prix : vingt-deux mille francs comptant, et un chèque de soixante-dix-huit mille francs payable dans dix-huit mois. Vous y gagnez, mon commanditaire aussi. Tout le monde est content. Et comme Antonin le considérait avec stupeur, il ajouta : Avec largent touché, vous vous embarquez, vous parcourez les colonies françaises, et me revenez avec des documents, des relations qui décuplent notre chiffre. Je vous alloue 10 pour 100 sur les affaires, et en quelques années je refais votre fortune.
Tiens, tiens, fit le sous-officier ; cest presque gentil, cela.
Yvonne fronça le sourcil.
Il mentait comme toujours. Il exploitait lhumeur aventureuse des Ribor, dont Antonin a hérité. Le pauvre accepta. En son absence Canetègne me gardait comme caissière, aux appointements de deux mille francs. Tout se passa comme il lavait décidé. Antonin quitta la France en me laissant le chèque de 78,000 francs. Mais poussé par une défiance trop justifiée, hélas ! il photographia ce papier, sans savoir à quoi pourrait servir la reproduction. Malheureusement Antonin est, jignore où, et il a emporté cette preuve qui confondrait mes lâches accusateurs.
Elle avait pâli en prononçant ces paroles. Une émotion violente la secouait ; sa voix sétranglait dans sa gorge. Brusquement elle jeta ses bras autour du cou de Marcel et appuyant sa tête sur son épaule :
Mon pauvre Simplet ! Après
oh ! après, jai subi toutes les tortures. Antonin mécrivit pendant six mois. Il visita lAlgérie, la Tunisie. Il gagna le Sénégal. De Saint-Louis une dernière lettre me parvint. Le cher voyageur mannonçait son intention de remonter au nord du fleuve. Et puis, plus rien. Jai écrit là-bas. Pas de réponse. Pour comble dinfortune, tandis que je me désespérais, hantée par latroce pensée que mon frère était mort, M. Canetègne manifesta lintention de mépouser.
Lui !
Oui lui, répéta la prisonnière. Durant des mois, jai subi ses sollicitations
Jétais seule, sans fortune, nayant pour vivre que mes appointements. Je nosais pas abandonner mon emploi. Javais peur de mon isolement dans la ville populeuse.
Comme tu crois peu à mon affection, tu ne mas pas appelé.
Pardon, je croyais être bientôt délivrée. Léchéance du chèque approchait. Quand je laurai touché, pensais-je, je quitterai la maison Canetègne ; je serai libre. Folle ! Léchéance atteinte, je présente leffet, et je déclare à cet homme que je ne continue plus à faire partie de son personnel. Il tente de me retenir. Il a des paroles mielleuses ; mais il ne peut plus me tromper. Avec ma fortune, je rentre chez moi. Cest fini, je suis affranchie.
Elle parlait avec exaltation, dans une sorte divresse. Et devant elle, Marcel joignait les mains, comprenant sa longue peine.
Soudain, reprit Yvonne avec amertume, un abîme souvre sous mes pieds. Des agents de police envahissent ma demeure. Ils font main-basse sur largent. Ils maccusent davoir volé cette somme.
Eh bien, il était facile de prouver
Ah ! je lai cru, Simplet. Jai dit la vérité. Alors ils mont traînée chez M. Canetègne. Horreur ! cest lui qui a porté plainte. Il nie lexistence du chèque, et sur mes livres il montre des surcharges, des ratures, que je nai jamais faites, je te le jure
Je te crois, petite sur.
Yvonne se blottit contre lui et avec une reconnaissance infinie :
Tu me crois, toi. Tu devines quune honnête fille ne devient pas voleuse, quelle ne falsifie pas ses livres pour piller la caisse qui lui est confiée. Eux, cela ne les étonne pas. Tout crime leur paraît naturel. Canetègne affirme que je suis coupable. Sa parole fait foi. Jen appelle à Mlle Doctrovée. Elle déclare tout ignorer. Tu voulais me sauver ; tu vois bien que cest impossible !
Depuis une minute Marcel semblait avoir oublié où il se trouvait. La figure immobile, les yeux perdus dans le vague, une ride profonde coupant le front entre les sourcils, il était absorbé par une pensée. Mais aux derniers mots de la jeune fille il sortit de sa préoccupation.
Le premier moyen ma lair de ne rien valoir, fit-il lentement, nous emploierons le second.
Et comme elle le regardait avidement, les lèvres ouvertes pour linterrogation :
Cest bien simple, reprit-il, tu ne démontreras pas ton honnêteté. La trame est trop bien ourdie. Donc tu tévaderas, et à nous deux nous rejoindrons ton frère.
Mais personne ne sait où il est !
Nous le trouverons
Dailleurs il ny a pas autre chose à faire. Il a la preuve. Il nous la faut, car tu ne peux vivre déshonorée.
Le gardien entrait pour avertir le sous-officier que sa visite avait assez duré. Tendrement Marcel embrassa sa sur de lait et lui murmura à loreille :
À bientôt !
Puis il sortit après un geste brusque dont, ni la prisonnière, ni le geôlier, ne comprirent le sens. Il se jurait darracher Yvonne à linjuste justice.
IIIUNE IDÉE DE SIMPLET
Mlle Doctrovée, dont il vient dêtre question, mérite les honneurs du portrait. Elle avait « coiffé sainte Catherine » depuis quelques années, avouait-elle. Or, chacun sait que ladite Catherine est une fée fantasque qui tantôt fait de la vieille fille un être dévoué, tantôt tout le contraire. La vérité nous oblige à confesser que Doctrovée appartenait à la seconde catégorie.
Maigre, sèche, revêche, elle affectait, selon lexpression dun professeur de mathématiques de la ville, la forme dun polyèdre irrégulier dont les angles masquaient les faces.
Sa caractéristique était un nez long, à lextrémité perpétuellement écarlate. Oh ! ce nez ! Il avait récréé la ville entière ! Sitôt quelle se mouchait dans un magasin, un salon, un lieu public, il se trouvait un mauvais plaisant pour sécrier :
Personne na vu le maréchal Ney ?
Ce à quoi la foule répondait en chur :
Pardon ! il fait des armes avec Pif de la Mirandole.
On juge du fiel amassé chez Mlle Doctrovée, et lon comprend facilement quelle se fût mise à haïr Yvonne Ribor, qui non seulement avait la gentillesse, lamabilité, la grâce refusées à son employée, mais qui de plus était la patronne.
Pour Doctrovée elle synthétisa lunivers, devint responsable de toutes ses mésaventures. De là à lui nuire, il ny avait quun pas. Il fut fait.
Lemployée connaissait un M. Canetègne, son cousin à la mode de la forêt de Bondy. Cet homme daffaires au regard bleu-faïence, aux cheveux blonds, rares au sommet de la tête, souriant, insinuant, bedonnant, orné dun grasseyant accent venaissin, mais dépourvu de scrupules, jugea à demi-mot lalliée que la fortune lui amenait.
Renseigné par elle, il se substitua facilement à Antonin Ribor et léloigna sous le prétexte de lui faire visiter les colonies.
Yvonne restait seule à Lyon. M. Canetègne réfléchit quelle serait une agréable compagne, et que de plus, en lépousant, il ferait rentrer dans sa caisse le chèque de soixante-dix-huit mille francs consenti à son ex-associé. La résistance de la jeune fille le surprit. Excité par Doctrovée, il considéra son refus de lui accorder sa main comme une injure grave. Il sénerva, enragea, voulut la séquestrer moralement. À cet effet, il écrivit au directeur des Postes du département du Rhône une lettre par laquelle sa caissière était censée demander que ses correspondances lui fussent adressées au domicile particulier du négociant, 6, rue Perrache.
Voilà pourquoi Yvonne navait plus reçu de nouvelles de son frère. M. Canetègne interceptait les lettres. Il apprit ainsi quAntonin, capturé par les Touareg, au nord de la boucle du Niger, pouvait recouvrer la liberté en payant rançon. Il se garda, bien entendu, den parler à qui que ce soit.
Mais Yvonne ne se montrait pas plus clémente à son égard. Léchéance du chèque arriva. Alors voyant du même coup son argent et ses projets matrimoniaux compromis, il eut recours à lodieux stratagème dont Yvonne avait été victime.
Le chèque détruit, les livres grossièrement falsifiés, linnocente fut jetée en prison.
Or le sergent Simplet, après avoir quitté sa sur de lait, se tint le raisonnement que voici :
Il faut délivrer Yvonne, puis retrouver Antonin. Nous avons un atout dans notre jeu. M. Canetègne songeait à donner son nom à la pauvre petite. Le mariage perdit Troie, il peut bien perdre aussi un simple enfant dAvignon.
Sur cette réflexion il retourna à Grenoble, se fit faire par son notaire une forte avance sur ses propriétés dont, on sen souvient, il voulait se débarrasser, et de retour à Lyon il se rendit, 6 rue Perrache, au domicile du négociant. Claude laccompagnait.
En quelques mots il conta à lAvignonnais lhistoire du chèque photographié, linquiéta juste assez pour le rendre maniable, puis conclut en déclarant quil ne croyait pas à cette imagination.
Personne du reste, dit-il avec le plus grand sérieux, nadmettra quun commerçant notable risque de compromettre sa situation par de tels agissements.
Brusquement il abandonna ce sujet désagréable et parla mariage. Si le commissionnaire voulait sy prêter, Yvonne serait bientôt remise en liberté. Il suffirait que tous deux déclarassent à linstruction leur désir de se marier. Les surcharges des livres, la somme trouvée chez la jeune fille ; tout sexpliquerait par une querelle de fiancés. La justice, maternelle quoi que prétendent les cambrioleurs, se ferait un plaisir de réunir des êtres faits pour finir leurs jours en commun. La solution qui calmait les craintes de Canetègne fut adoptée par lui. Il fut convenu que lon obtiendrait du juge dinstruction, M. Rennard, une confrontation du négociant avec Yvonne ; confrontation pendant laquelle ils débiteraient la fable imaginée par Simplet, frère de lait affectueux et ennemi des bisbilles.
On se serra la main. Mais une fois dehors, Dalvan murmura à loreille du « Marsouin » :
Vous voyez comme cest simple. Maintenant ma sur est libre.
Pas encore.
Oh ! il sen faut de si peu !
Le lendemain Marcel se rendit au Palais de Justice, où se trouvait le cabinet du juge dinstruction. Il plongea M. Rennard dans lahurissement en lui contant la fable convenue.
Peut-être le magistrat nen crut-il rien, mais il affecta dêtre persuadé. Puisque tout le monde était daccord, à quoi bon se donner des airs de rabat-joie ? Pour la forme il convoqua Mlle Doctrovée, Canetègne, Claude Bérard, qui de près ou de loin « tenaient » à laffaire.
Dalvan sétait institué son piqueur. Durant deux jours il fut sans cesse en mouvement. Du Palais de Justice il courait au magasin de la rue Suchet, à lappartement de la rue Perrache, à la prison. Les concierges et employés du « Temple de Thémis » le saluaient dun air de connaissance. Nul ne sinquiétait de lui voir parcourir les couloirs et les escaliers du monument. Et cependant le jeune homme prenait parfois des chemins détournés, pour gagner le cabinet de. M. Rennard. Il se glissait partout, inspectait les portes, se pénétrait de la topographie de lédifice.
Le soir du deuxième jour il revint à lhôtel en fredonnant.
Ah ! ah ! fit Claude, vous êtes content ?
Oui. La porte des caves où lon met le combustible est fermée par une simple barre.
Parfait !
Par cette voie on évite les concierges et le quai. Et vous ?
Jai suivi vos instructions à la lettre. Jai acheté des vêtements : un pantalon chez un marchand, un veston chez un autre.
Et ?
Tout est en sûreté près de la gare de Perrache, dans un pavillon que jai loué pour un mois. Il existe une entrée particulière, qui permet déchapper aux curiosités des voisins.
Bon. Nous sommes prêts, on peut interroger Yvonne.
Au matin Dalvan apprit au Palais de Justice que la jeune fille serait extraite de prison dans laprès-midi et conduite devant M. Rennard.
Nanti de cette nouvelle, il ne fit quun bond jusquà lhôtel.
Il prit une bonbonnière de verre bleu dont le couvercle était orné dune figurine en relief. À travers les parois transparentes de petits losanges blancs sapercevaient.
Les fameux bonbons ! remarqua Claude. Pourvu quils soient efficaces.
Cest un de mes amis de Grenoble, pharmacien, qui les a préparés, ainsi
Je le sais ; mais cest égal, je serai plus tranquille après.
Alors, rendons-nous au Palais de Justice.
Les deux jeunes gens se mirent en route aussitôt et atteignirent rapidement le but de leur promenade.
Gaiement Marcel salua le concierge, qui lui apprit que M. Rennard était déjà enfermé dans son cabinet, où il attendait la prisonnière.
Ah ! pas encore arrivée ?
Non, mais elle ne tardera pas. La preuve, tenez. Un fiacre sarrêtait en face de lentrée. Un gendarme et Yvonne en descendaient.
Pauvre petite, soupira le sous-officier, on lui a épargné la voiture cellulaire !
Dame ! cest à vous quelle le doit, fit le concierge dun air entendu, paraît que vous avez joliment débrouillé son affaire.
Jai fait de mon mieux.
À ce moment Mlle Ribor, suivie par son gardien, arrivait devant Simplet. Son visage pâli, ses yeux cernés dun cercle bleuâtre, disaient son angoisse.
Bonjour, petite sur, fit Marcel, aie courage. Tout sarrangera. Surtout dis bien la vérité.
Puis sadressant au gendarme :
Vous voulez bien que je lembrasse, la pauvre mignonne ?
Allez-y. Entre soldats, il faut se faire une politesse.
Luniforme du « lignard » disposait en sa faveur le représentant de la force publique. Simplet prit la jeune fille dans ses bras, et tout en appliquant sur sa joue un baiser sonore, il lui glissa rapidement à loreille :
Ne tétonne de rien. Un mouvement de surprise nous trahirait.
Il recula dun pas.
Merci, gendarme, vous êtes un brave homme.
On fait pour le mieux. Quand la consigne et le sentiment peuvent se concilier
La fin de la phrase ne venant pas, il sengagea dans lescalier, dont Yvonne gravissait déjà les premières marches.
Je les suis, déclara Dalvan au concierge.
À votre aise, mais vous devrez rester dans lantichambre.
Bah ! je préfère me trouver là
tout près de ma sur. Il me semble que linterrogatoire lui en paraîtra moins pénible.
Entraînant Claude stupéfait de sa liberté dallure, il sélança sur les traces de la prisonnière. Dans lantichambre du juge il la rejoignit. Elle allait être introduite chez le magistrat.
Je ne bouge pas dici, lui dit-il. Songe quune mince cloison nous sépare seule et sois forte.
Elle le remercia du geste, incapable de prononcer une parole. Violente était lémotion qui létreignait. Son frère de lait allait tenter de la sauver. Il len avait informée. Par quel moyen ? Elle lignorait, car il avait obstinément refusé de léclairer sur ce point. Et ses yeux se portaient alternativement du sous-officier au gendarme.
Celui-ci considérait la scène dun il paterne. Installé sur une des banquettes de velours qui entouraient la pièce, il avait rejeté son grand manteau en arrière. Sous son bicorne ses yeux brillaient. Positivement laffection de Marcel pour la captive lémouvait.
Le carillon dune sonnerie électrique fit tressaillir Yvonne. Lheure de linterrogatoire était venue. La jeune fille échangea un long regard avec Dalvan, et, frissonnante, elle pénétra dans le cabinet de M. Rennard.
La porte retomba sur elle. Claude, Marcel et le gendarme demeuraient seuls dans lantichambre.
Broum ! Broum ! grommela celui-ci dans sa moustache. Elle est gentille, la pauvre demoiselle.
Simplet se rapprocha de lui.
Nest-ce pas ?
Oh ! oui, bien gentille et elle a lair si attristé.
Voyez-vous : si on la condamnait, elle en mourrait.
Le gendarme toussa encore. Décidément il était ému.
Feignant de prendre lair ahuri du Pandore pour une interrogation, Dalvan lui raconta le roman imaginé par Canetègne. Il ne lui faisait grâce daucun détail, et voyait sans rire les gestes apitoyés de son interlocuteur. Tout en parlant, il avait tiré de sa poche la bonbonnière de verre dont il sétait muni. Il louvrit. Elle contenait des losanges blancs assez semblables à de la pâte de guimauve.
Vous êtes enrhumé ? demanda le bon gendarme.
Non, je suis gourmand.
Je ne saisis pas.
Goûtez un de ces petits carrés, et vous comprendrez. Cest une pâte que mon ami a rapportée du Sénégal.
Oui, appuya Claude entre ses dents. Ce sont les noirs qui la fabriquent.
Ça ne lempêche pas dêtre blanche, remarqua le gendarme avec un gros rire.
Et il étendit les doigts vers la bonbonnière. Une flamme brilla dans les yeux de Simplet, mais dune voix très calme :
Prenez-en deux ou trois, ils sont si petits !
Non, je ne veux pas abuser.
Vous nabusez pas, jen ai dautres.
Alors cest pour vous faire plaisir.
Et le brave homme engloutit une série de losanges. Il eut une légère grimace :
Ce nest pas mauvais, mais cela vous a un goût bizarre.
En effet, seulement on sy habitue.
En conscience, le brave homme mastiqua la préparation du pharmacien de Grenoble et parut éprouver une vive satisfaction en lavalant.
En voulez-vous davantage ? demanda Marcel souriant malgré lui.
Le gendarme fit un geste de dénégation.
Je vous remercie. Entre nous, cest curieux parce que cela vient du Sénégal, mais jaime mieux autre chose.
La conversation reprit de plus belle. Bientôt cependant linterlocuteur de Simplet se frotta les yeux. Sa prononciation devint pâteuse. Il bredouilla :
Il fait chaud ici.
Dun coup dépaules il fit glisser son manteau sur la banquette. Il sappuya au mur, et peu à peu sa tête se pencha sur sa poitrine.
Trop chaud, répéta-t-il.
Puis il demeura immobile. Sa respiration régulière indiquait quil était endormi. Alors Marcel vint à Claude et dun ton railleur :
Les pastilles à base de belladone ont produit leurs effets. Aidez-moi à endosser ceux du gendarme.
Une minute plus tard Simplet, couvert de lample manteau et coiffé du bicorne, était assis à la place de linfortuné serviteur de la loi. Ce dernier ne sétait pas aperçu de la substitution.
Mollement couché sur le plancher, derrière la banquette, il dormait profondément.
Pour enlever Yvonne, plaisanta Dalvan, il était nécessaire dendormir son gardien. Cest fait. Maintenant allez me chercher une voiture, qui attendra derrière le Palais de justice.
Mais, vous ?
Ne vous inquiétez pas. Je vous rejoindrai tout à lheure.
Bérard, conquis par la placidité de son ami, quitta la pièce et le bruit de ses pas séteignit bientôt.
Pourvu quil ne survienne aucune anicroche ! murmura Simplet. Jusquà présent tout marche à souhait.
Il achevait à peine que la porte donnant sur lescalier souvrait et Canetègne paraissait sur le seuil.
Le faux gendarme sentit une sueur froide mouiller son front, mais le négociant navait aucun soupçon.
M. Rennard est dans son cabinet ? interrogea-t-il sans regarder le soldat.
Oui.
Bon ! Et sans façon il se précipita chez le juge.
Quelques minutes sécoulèrent, puis de nouveau la sonnerie électrique retentit.
Dalvan devina que linterrogatoire de la prisonnière était terminé. Il se leva. Yvonne était devant lui, accompagnée dun greffier.
Ramenez Mademoiselle, ordonna cet employé.
Simplet sinclina sans répondre, et se dirigea vers la sortie. La captive promenait autour delle des regards désolés. Elle navait point reconnu son frère de lait, et elle sépouvantait de sa disparition. Sur le palier, il lui dit dun ton bref :
Pas un cri, cest moi, viens.
Toi ?
Silence, suis-moi.
Et saisissant la main de la jeune fille prête à défaillir, il la conduisit à travers un dédale de couloirs et descaliers. Ils parvinrent aux caves. Là, Marcel se dépouilla du manteau et du bicorne, atteignit la porte de service quil avait remarquée. La barre céda sans difficulté ; les fugitifs se trouvèrent dans la rue.
À dix pas stationnait une voiture. À la portière se montrait la tête inquiète de Bérard. Yvonne y monta, et Dalvan prit place à côté delle, après avoir crié au cocher :
Gare Perrache !
IVDE LYON À ÉTAPLES
Durant quelques instants Yvonne garda le silence, puis un sanglot la secoua. Elle tendit les mains à ses sauveurs :
Libre, libre, bégaya-t-elle, et par vous ! merci !
Marcel arrêta net ces démonstrations.
Ne pleure pas, petite sur ; cela te rougirait les yeux et nous ferait remarquer.
Elle refoula ses larmes, dominée par le ton du jeune homme, et timidement.
Où allons-nous ?
Dans une retraite que Claude a dénichée. À propos, vous navez jamais été présentés officiellement. Je comble cette lacune. Claude Bérard, mon ami et mon complice ; Yvonne Ribor, ma sur. Voilà qui est fait, je reprends. Nous quittons la voiture à Perrache.
Pourquoi ?
Parce que lon va sapercevoir de notre fuite. On supposera que notre première pensée a été de nous éloigner. Dans quelle direction ? Vers lItalie ; la frontière est proche. On retrouvera notre cocher. Il dira où il nous a conduit et lon enverra immédiatement des télégrammes à Modane.
Claude et Yvonne considéraient le sous-officier avec stupeur.
Mais, hasarda la jeune fille, tu nous barres la route.
Jamais de la vie. Pour échapper à ceux qui nous poursuivent, il faut faire précisément ce qui ne leur viendra pas à lidée.
Et tranquillement :
Jai étudié lindicateur. On cherchera trois personnes, deux hommes et une femme. Nous allons nous séparer. On nous cherche sur la route de Modane. Adoptons-en une autre. Voici ce que jai décidé. Une fois déguisés, Yvonne et moi, nous nous rendons à Saint-Rambert ; nous prenons le train, et à Dijon, nous quittons la ligne de Paris ; nous filons sur Amiens, par Is-sur-Tille ; dAmiens nous gagnons Étaples et de là, lAngleterre.
LAngleterre quand à deux pas, la Suisse, lItalie !
Je vous répète que la surveillance saccroît en raison des facilités quont à leur disposition les fugitifs.
Bérard intervint :
Je crois que vous avez raison ; mais moi, quest-ce que je deviens ?
Vous, vous quittez Lyon à pied. Vous marchez jusquà Venissieux. Là vous montez dans un train pour Chambéry. De cette ville, vous remontez vers Mâcon, par Culoz, et vous nous rejoignez à Étaples. Seulement vous séjournerez à Chambéry le temps nécessaire pour jeter à la poste une lettre que ma petite sur écrira tout à lheure.
Cest pour cela que nous nous séparons ?
Pour cela, et pour ne pas voyager ensemble.
Le fiacre sarrêtait devant la gare de Perrache. Marcel fit descendre ses amis, paya le cocher et pénétra dans les salles dattente. Mais il guettait la voiture.
Quand elle se fut éloignée, il fit un signe à ses compagnons, et tous gagnèrent le pavillon loué par Bérard.
À ce moment même M. Canetègne, après une longue conférence avec le juge dinstruction, se levait pour prendre congé. LAvignonnais paraissait enchanté.
Ainsi, disait-il, voilà qui est convenu. Un rapport très bénin, des conclusions favorables ; je compte sur vous.
Absolument, répondait le magistrat avec un sourire malicieux. Il ny a plus délit. Un simple roman. Voleuse et volé inscrivant le mot « Hyménée » sur les pages du code.
Eh oui. Une prière encore, mon cher juge. Je serai absent deux ou trois jours. Des clients à visiter hors Lyon. Sil se produisait quelque incident nouveau, soyez assez bon pour me prévenir. Un mot au magasin. On me le ferait tenir, et sil le fallait, je reviendrais immédiatement.
Je vous le promets.
À la bonne heure donc. Il nest point de serviteur de Thémis plus aimable. Ne vous dérangez pas, je connais les êtres.
Le négociant, dun pas léger, franchit le seuil du cabinet et traversa lantichambre.
Tout à coup il poussa un cri. En même temps il trébuchait et roulait à terre. Au bruit M. Rennard accourut.
Que vous arrive-t-il ?
Canetègne se releva en se frottant les reins.
Je ne sais pas ; jai buté contre un obstacle là
Il sarrêta stupéfait. À lendroit quil désignait, un bras humain sallongeait sur le parquet, sortant de dessous la banquette occupée naguère par le gendarme.
Quest-ce que cest que ça ? murmurèrent les deux hommes.
Mû par un sentiment de prudence, le magistrat appela son greffier pour déplacer le siège, qui masquait la victime de Marcel, dormant paisiblement.
Un gendarme ! clama le négociant.
Un gendarme ! redit le juge avec surprise.
Celui qui accompagnait la prisonnière, déclara le greffier.
Du coup M. Rennard sursauta :
Vous êtes certain de ce que vous avancez ?
Absolument. Je le connais dailleurs, cest le père Cobjois.
Cest bon ! cest bon ! réveillez-le. Il nous expliquera
Oubliant sa grandeur, le magistrat aida son subordonné à soulever le dormeur et se prit à le secouer.
Peine inutile, Cobjois nouvrit pas les yeux. Le juge y mit de lacharnement. Il ne réussit quà arracher au pauvre diable un ronflement sonore. Cela devenait inquiétant. Les trois hommes échangèrent un regard.
Ce sommeil nest pas naturel, formula enfin M. Rennard.
Jallais le dire, appuya Canetègne.
Le greffier se contenta dopiner du bonnet.
Et laccusée quest-elle devenue ?
La question demeura sans réponse. Le scribe, pressentant une bourrasque, songea à en détourner les effets et dune voix insidieuse :
Je cours chez le concierge, monsieur, si vous le permettez. Il a dû la voir passer.
Oui, allez.
Ah ! çà, demanda Canetègne lorsquil fut seul avec le magistrat, est-ce que vous croiriez ?
À une évasion ?
Oui.
Cest possible !
M. Rennard prononça ces deux mots avec une sourde irritation ; la colère de lhomme de loi battu sur son terrain. Pour le commissionnaire, il blêmit. Yvonne libre ! Cétait le renversement de ses plans. Et tous deux piétinaient autour du soldat ronflant de plus belle.
Larrivée du concierge ne laissa subsister aucun doute. La prisonnière navait pas franchi le seuil du Palais de Justice.
Alors, sur les ordres brefs du juge, une véritable battue commença. Tous les employés présents furent réquisitionnés. On fouilla les bâtiments, les caves, et, en fin de compte, on découvrit le manteau et le bicorne du gendarme auprès de la porte de service entrouverte.
La captive sétait évadée. Avec cette certitude, M. Rennard parut retrouver le calme. Imposant silence au commissionnaire qui, furieux, congestionné, faisait du bruit comme quatre.
Le frère de lait de Mlle Ribor était ici pendant linterrogatoire de laccusée ?
Oui, répliquèrent le cerbère et le greffier.
Cest donc lui qui a protégé sa fuite. Un soldat à peine libéré ; nous le reprendrons facilement.
Vous pensez ? interrogea Canetègne haletant.
Je laffirmerais. Seulement les conclusions de mon enquête seront modifiées par cette aventure. Rentrez chez vous, monsieur. Ces jeunes gens se sont moqués de nous. Une dépêche au commissaire central nous les ramènera bientôt confus et repentants.
Sur ces paroles, le magistrat, appelant du geste ses subordonnés, disparut avec eux dans son cabinet. Il allait prendre ses dispositions pour ressaisir la proie qui échappait à la justice.
Rentré chez lui, le commissionnaire colonial donna cours à sa rage. Lui, si économe et si rangé, brisa un service de « terre de fer ». Hélas ! cet acte de vigueur ne lui procura pas le sommeil. Toute la nuit il se retourna sur son lit, sassoupissant parfois, mais brusquement éveillé par un horrible cauchemar. Il voyait autour de lui danser une armée de sous-officiers et de jeunes filles, tenant tous une photographie du chèque Ribor.
Une visite matinale à Mlle Doctrovée ne le rassura pas. Son associée parut épouvantée. Yvonne libre, tous les malheurs étaient à craindre.
Soudain la servante de Doctrovée vint annoncer à sa maîtresse que M. Martin demandait à lui parler. Le visage de la maigre personne séclaira.
Lui !
priez-le dattendre un instant.
Et la bonne sortie, elle vint se planter devant le négociant.
Mon cher ami, commença t-elle, vous êtes comme moi. Pas confiance en la police, hein ?
Il secoua la tête avec énergie.
Bien, reprit Doctrovée. Alors, voyons Martin. Un ancien policier révoqué pour une peccadille et, mon ami.
Soit donc. Après tout, où nous en sommes, nous navons pas le choix.
Le négociant se laissa conduire par sa complice dans le salon, où le policier attendait.
Cétait un homme dune trentaine dannées, aux épaules larges, au corps bien daplomb sur des jambes solides.
Le personnage avait la face blême percée de deux yeux clignotants, un front bas surmonté de cheveux rudes taillés en brosse. Il sinclina devant lAvignonnais.
Monsieur Canetègne, enchanté de vous voir. Je me suis présenté chez vous. En apprenant votre sortie matinale, jai pensé vous rencontrer ici.
Comment cela ? balbutia lAvignonnais interloqué.
Comment ? Mlle Ribor a pris sa volée hier. Il ma paru naturel que vous vinssiez faire part de cet événement à la meilleure de vos amies.
Il coulait vers son interlocuteur un regard pénétrant. Ce dernier baissa les yeux.
La tournure que prenait lentretien le gênait visiblement. Doctrovée vint à son secours :
Dites toute votre idée, monsieur Martin. Il est possible quelle nous convienne.
Le visiteur répondit par un signe de tête approbateur.
Un aveu dabord. Jaime la bonne chère, les appartements élégants, les fêtes, et jen suis sevré depuis des années. Aussi dès que jai su larrestation de Mlle Ribor, je me suis intéressé à elle ; car je tenais la bonne affaire longuement attendue.
Doctrovée eut un rire engageant :
Allez toujours.
Je savais son innocence. Jai déploré sa pauvreté, car sans cela je lui aurais fait rendre la liberté. Mais il faut vivre, et lon ny peut arriver quau service de ceux qui ont de largent. Je me suis logé dans le même hôtel que les sous-officiers, ses amis. Une chambre voisine de la leur ma permis de suivre toute lintrigue. La cloison ninterceptait pas leur voix. Bref, jai connu le plan dévasion simple et ingénieux, imaginé par ces jeunes gens.
Et vous ne mavez pas averti ? clama Canetègne.
Vous avertir ? vous ny songez pas.
Mais si, je vous aurais récompensé.
Oui, vingt-cinq louis. Cela ne constitue pas une affaire. Jaime mieux la situation actuelle.
Sans prêter la moindre attention aux gestes furibonds du commissionnaire, Martin continua :
Voici ce que je vous propose : Je me suis enquis de votre situation financière. Vous possédiez à la date dhier cinq cent vingt-cinq mille trois cent quarante-deux francs, soixante-douze centimes, déposés chez MM. Fulcraud, Barrot et Cie, banquiers, cours Bellecour.
Ah ! souligna la manutentionnaire.
Canetègne voulut esquisser un geste de dénégation, mais le policier larrêta :
Jai vu votre compte.
Et après un silence :
Votre maison brûle ; cest une figure un homme se présente pour aller à travers les flammes sauver votre coffre-fort. Sans lui vous perdez tout. Il me semble quen vous demandant 20 pour 100 de votre fortune, il est modéré.
20 pour 100 ! gémit lAvignonnais.
Pas même. Cent mille francs payables le jour où je retrouve les fugitifs.
Vous massassinez.
Pas le moins du monde. Mon prix ne vous convient pas, je me retire.
Déjà M. Martin reprenait son chapeau.
Le négociant, partagé entre lavarice et la peur, céda à la seconde.
Laissez-moi le temps de réfléchir, vous avez une impétuosité.
Toute naturelle. Vos adversaires ne réfléchissent pas, ils filent.
Largument décida Canetègne.
Soit !
Cent mille si vous les trouvez. Rien si cest la police.
Naturellement, fit lagent dun ton goguenard. Maintenant ne perdons pas une minute ; passons à votre magasin. De là, nous irons chez votre banquier vous y prendrez quelque argent et préparerez un chèque à mon nom. Enfin je vous montrerai quelque chose que la police na pas encore découvert.
Il salua Mlle Doctrovée dun air amical et, suivi du négociant, il quitta la maison. Jusquà la rue Suchet, les deux hommes néchangèrent pas une parole.
Pourquoi sommes-nous venus ici ? demanda lAvignonnais.
Pour voir votre courrier.
Mon courrier ?
Voyez toujours, vous comprendrez.
Obéir était le plus simple. Pénétrant dans le compartiment réservé à la caisse, le commissionnaire se mit à dépouiller le paquet volumineux de correspondances entassées sur son bureau. Soudain il eut un cri.
Lécriture dYvonne !
La lettre vient de Chambéry, nest-ce pas ? questionna lagent sans paraître étonné.
Comment le savez-vous ?
Peu importe. Je le sais.
Dun geste impatient, Canetègne déchira lenveloppe et dune voix tremblante lut ce qui suit :
Monsieur,
Vous nappréciez que les choses qui se vendent. Lhonneur vous semble sans valeur. Aussi avez-vous essayé den priver une pauvre fille dont cest toute la fortune. Pour cette chose vague, cette fumée comme vous lappelez, dautres sont capables de tous les sacrifices. Jespère revenir victorieuse de la lutte à laquelle vous mobligez. Alors vous ne douterez plus.
Yvonne Ribor.
Sa lecture terminée, il regarda lagent :
Eh bien ?
La lettre est conçue dans un noble esprit.
Ce nest point votre appréciation sentimentale que je sollicite. Le timbre de la poste de Chambéry ne vous paraît-il pas un renseignement ?
Le policier le considéra narquoisement :
Vous inclinez donc à penser ?
Que mon ex-caissière se dirige sur Modane.
Et comme la frontière est gardée, vous vous réjouissez. Vous naurez plus à me verser cent mille francs.
Précisément, je lavoue. M. Martin fit entendre un petit rire sec.
Cela ne fait rien. Passons chez votre banquier.
Vous voulez, après cette lettre
Plus que jamais. Il est neuf heures moins le quart, nous avons le temps, car nous prendrons le train de 9 h. 41 pour Mâcon.
Et frappant familièrement sur lépaule de lAvignonnais qui ouvrait des yeux effarés.
Cette lettre-là, cest une ruse pour vous dépister.
Allons donc ! Si vous me prouvez cela.
Cest ce que je ferai si vous maccompagnez. À une condition seulement. Cest que vous me garderez le secret. Je tiens à gagner votre argent, et je ne vous pardonnerais pas de men empêcher.
Le ton dont il prononça ces paroles était clair. Canetègne ne sy trompa pas. Il fallait agir loyalement une fois par hasard avec un homme qui connaissait son histoire.
Dans la rue, le policier héla une voiture et donna au cocher ladresse de la banque Fulcraud, Barrot et Cie.
Chez les banquiers, lAvignonnais se fit remettre vingt mille francs et annonça quil serait peut-être présenté à lencaissement un chèque de cent mille. Un employé prit note de cette déclaration. Puis toujours flanqué de M. Martin, le négociant remonta en voiture.
9 h. 3, murmura lagent, cest juste !
Bientôt le véhicule sarrêta devant le pavillon où Yvonne et ses amis avaient passé la veille. Le policier tira de sa poche une clef quil introduisit dans la serrure.
Quest cela ? demanda Canetègne.
La première cachette de vos ennemis. Jai pris une empreinte à la cire et me suis fait fabriquer une clef, ce qui nous permet dentrer comme chez nous.
Sur ces mots il ouvrait la porte et pénétrait dans le pavillon. Il faisait sombre, et durant quelques secondes le commissionnaire ne distingua rien. Mais ses yeux saccoutumèrent à la pénombre, il vit sur le plancher des vêtements dhommes et de femme.
Cest ici, déclara lagent, que les fugitifs ont changé de costumes. Ici également que, grâce à un indicateur pointé au crayon, jai pu reconnaître la route choisie par eux.
Il sinterrompit :
9 h. 30, ne manquons pas le train ; décampons.
À 9 h. 38, les deux hommes sinstallaient dans un compartiment de première classe, et bientôt le convoi les emportait vers Mâcon.
De son côté, Claude Bérard, après une nuit passée à Chambéry, avait fait route sur Culoz, et laissant cette gare en arrière, filait à toute vapeur sur la même destination.
Il naccordait quune attention distraite au paysage. Ni Ambérieu avec sa jolie rivière lAlbarine, ni Bourg, dominée par le clocher de léglise de Brou, ne lui semblèrent dignes de remarque. Sa pensée était ailleurs. Elle volait, précédant le chemin de fer trop lent, vers Étaples où il devait rejoindre ses amis. Le jeune homme sexaspérait à chaque arrêt du train. Polliat, Mézériat, Vonnas, Pont-de-Veyle eurent tour à tour leur part dans ses malédictions. Enfin la machine ralentit pour la dernière fois.
Mâcon, Mâcon, crièrent des voix demployés.
Claude bondit sur ses pieds, empoigna sa valise couchée dans le filet, sauta sur le quai et traversa la gare dun pas pressé.
Il heurta violemment un homme au visage glabre qui se tenait près de la sortie, regardant curieusement les voyageurs. Il ny prit pas garde. Celui quil avait heurté nen parut pas formalisé, au contraire. Sa bouche souvrit dans un rire silencieux.
Le voici, dit-il seulement à un personnage qui se dissimulait derrière lui.
Ce blond ? interrogea lindividu.
Mais oui, mon bon monsieur Canetègne. Jai omis de vous prévenir. Le brun est devenu blond. Il sagit maintenant de ne pas le perdre de vue.
Et dun ton intraduisible, tout en sélançant sur les traces de Bérard :
Il mest cher ce jeune homme. Il représente le tiers de mon chèque.
La réflexion ne plut pas au négociant. Une grimace le prouva, mais il allongea les jambes pour se maintenir à hauteur de son compagnon. La course ne fut pas longue. Le sous-officier atteignit le guichet de distribution des billets. Ses ennemis lentendirent demander un ticket pour Paris.
Dans une heure, monsieur, répondit le receveur. Le premier train est à 2 heures 54.
Le voyageur frappa le sol dun talon impatient, puis il se décida, quitta la gare et pénétra dans un café voisin. Le policier navait pas perdu un de ses mouvements.
Attendons comme lui, fit-il.
Lheure venue, ils retournèrent à la gare sur les pas de Claude et prirent place dans le train de Paris. À 10 h. 37 du soir ils atteignaient enfin la capitale. Toujours suivant Claude qui ne se doutait de rien, ils traversèrent en bourrasque les salles dattente et gagnèrent la cour que les réverbères, les lanternes de voitures et domnibus constellaient de lueurs dansantes. Le sous-officier héla un fiacre. Aussitôt, Martin poussa lAvignonnais dans un autre véhicule, et sy engouffra après avoir bouleversé le cocher par ces paroles magiques :
Deux louis pour toi, garçon, si tu ne perds pas de vue ce « sapin ».
À trente mètres de distance les voitures sébranlèrent, se dirigeant vers la Bastille. Elles allaient grand train. Elles passèrent à droite de la colonne de Juillet, longèrent le canal, parcoururent le boulevard Voltaire, la place de la République, le boulevard Magenta et sarrêtèrent, à dix secondes dintervalle, devant la haute façade de la gare du Nord.
Onze heures sonnaient.
Claude, son automédon payé, se mit à courir. Martin et Canetègne trottèrent dans ses pas. Comme lui, ils se munirent au guichet de billets pour Étaples, et sautèrent dans le train de 11 h. 5 sur Creil, Amiens, Abbeville et Calais.
Il était temps, la longue file de wagons sébranlait.
Nous allons à Étaples, dit lagent, rien ne nous empêche de dormir. Bonsoir, monsieur Canetègne.
Sur ce, il saccota dans son coin et ferma les yeux. Le négociant, brisé par les émotions de cette journée, lutta un instant contre le sommeil ; mais le convoi était à peine à hauteur de Saint-Denis que sa tête se pencha en avant et quun ronflement nasillard annonça sa défaite.
Au moment où le train quittait Abbeville, une secousse le rappela au sentiment de la réalité.
Il ouvrit les yeux et aperçut M. Martin souriant, qui lui présentait une paire de lunettes bleues et un cache-nez.
Pour nêtre pas reconnu ? dit seulement le policier.
Reconnu, par qui ?
Par ceux que nous poursuivons.
Où sont-ils ?
Je lignore encore, mais mon instinct mavertit que nous les rencontrerons à Étaples.
Canetègne nen demanda pas davantage. Il cacha ses yeux sous les verres bleus et jeta le cache-nez sur ses épaules. À 7 h. 58, on entrait en gare dÉtaples, et presque aussitôt lagent en observation à la portière sécriait :
Les voici !
Il désignait un homme aux cheveux bruns et une jeune femme abominablement rousse qui attendaient sur le quai. LAvignonnais se précipita pour descendre, mais son compagnon larrêta :
Un instant. Inutile de les effaroucher, tout serait à recommencer.
Claude Bérard avait rejoint ses amis et tous trois séloignaient.
À notre tour, reprit Martin, qui saisit le bras du commerçant et le contraignit à régler son pas sur le sien.
Tout en marchant, il parlait :
Mon cher monsieur, jai tenu ma promesse ; jai retrouvé les fugitifs. À vous de tenir la vôtre en faisant passer de votre poche dans la mienne, le petit papier que vous savez.
Canetègne poussa un soupir désolé.
Cent mille francs, cest cher !
Vous refusez, bon. Je cours prévenir ces jeunes gens.
Non, ne faites pas cela, je me résigne. Mais quand on a amassé un petit pécule dans les affaires
Les affaires, cest largent des autres. Supposez que vous restituez.
Sans relever limpertinence, le négociant tira de son portefeuille le chèque préparé à Lyon et le remit au policier.
À la bonne heure, dit celui-ci dont les yeux brillèrent, vous devenez raisonnable. Tenez, notre gibier niche à lhôtel de la gare. On va se raconter les péripéties du voyage. Profitons-en pour courir au télégraphe. Nous prierons M. Rennard dexpédier le mandat damener au commissaire central de la localité. Il est 8 h. 10 ; à midi sa réponse arrivera et le tour sera joué.
VPREMIÈRES HEURES HORS DE FRANCE
Cependant Marcel et Yvonne avaient conduit Claude dans une chambre de lhôtel de la gare.
Reposez-vous, conseilla Dalvan, car la soirée sera fatigante.
Comment cela ?
Nous ferons une promenade en mer. Un patron de barque nous emmène à la pêche. On part à trois heures.
Le « Marsouin » voulut obtenir une explication, mais Simplet quitta la chambre. Puis laissant Yvonne senfermer chez elle, il sen alla flâner par la ville.
Bientôt il gagna la rive de la Canche, dont lembouchure forme le port dÉtaples, et il descendit vers la mer.
Une cabane dressait son toit de chaume à quatre ou cinq cents mètres de lui. Des « chaluts », soutenus par des perches, séchaient à lentour. Sur la porte un homme de cinquante ans, dont la barbe grisonnante paraissait presque blanche à cause du hâle du visage, fumait une courte pipe. En voyant le jeune homme, il souleva son bonnet de laine.
Bonjour, patron, fit le sous-officier. Ça tient toujours notre partie de pêche ?
Bien sûr, monsieur. Si vous êtes à bord de la Bastienne à lheure du jusant, je vous emmènerai certainement. Cest une bonne barque allez. Tenez, regardez-la, là-bas, comme elle roule. On dirait quelle a hâte de partir.
Nous ne la ferons pas attendre, soyez tranquille.
Marcel serra la main du patron et revint vers son logis. Comme il passait devant la maison du commissaire central, il entendit un bruit de voix ; le nom de « Ribor » lui parvint distinctement.
Il sarrêta net. Ribor ! Yvonne sappelait ainsi. Qui donc prononçait ces deux syllabes. Puis il sourit. Évidemment il ne sagissait pas delle, mais dautres Ribor. Quelle apparence que lon soccupât de la jeune fille chez le magistrat ?
Pourtant, il ne pouvait se décider à séloigner. Immobile sur le trottoir, il prêtait loreille, concentrant toute son attention pour saisir les paroles qui séchappaient par la porte entre-bâillée. Il se rapprocha de louverture. Les sons lui arrivèrent plus nets, et avec stupeur il surprit les répliques suivantes :
Vous me dites que le mandat darrêt marrivera de Lyon vers midi ?
Oui.
Alors, je serai tout à votre disposition, et nous procéderons à larrestation de cette fille.
Devançons un peu le moment.
Je ne le puis. Plainte a été portée devant les autorités lyonnaises, et je ne veux agir que sur avis delles. Question dégards. Après tout, votre voleuse ne senvolera pas. Tenez, je vais vous montrer ma bonne volonté. Je vous donnerai un de mes agents pour surveiller lhôtel de la gare et pour sopposer au départ de cette personne.
Parfait !
Un bruit de chaises remuées indiqua à Simplet que les interlocuteurs se levaient. Dun bond il quitta son observatoire et sélança de toute la vitesse de ses jambes dans la direction de lhôtel.
Claude et Yvonne causaient.
Le « Marsouin », qui avait bien dormi en wagon, sétait contenté de réparer le désordre de sa toilette, puis il avait rejoint la jeune fille. Ils furent terrifiés quand Dalvan leur apprit ce quil venait de surprendre. Mais le sous-officier étouffa leurs exclamations :
Il faut décamper. Prenons dans nos valises ce qui a une valeur ; abandonnons le reste et partons.
Mais où ? gémit Yvonne éperdue.
Marcel, qui déjà se livrait à un tri des objets enfermés dans son sac de voyage, releva la tête.
Cest bien simple.
Toujours simple, clama la jeune fille avec une nuance de colère.
Évidemment. On va dabord nous chercher loin dici, cachons-nous donc à deux pas.
Cest facile à dire
Et à faire. La cabane du père Maltôt est proche. Sous couleur de déjeuner, nous y attendons lheure de la marée. En route Claude, que personne ne connaît en ville, achètera un jambonneau, du saucisson, du pain et quelques bouteilles. À trois heures, toutes voiles dehors, nous sortirons du port.
Mais il faudra revenir, la pêche terminée.
Dalvan eut à ladresse de sa sur de lait un regard plein de reproche.
Essaye donc davoir confiance en moi, commença-t-il. Puis changeant de ton : Y êtes-vous, Bérard ?
Je vous attends.
Bien, venez donc.
Sans affectation les fugitifs descendirent, traversèrent la cour de lhôtel et séchappèrent par une porte souvrant sur une ruelle qui longeait les derrières de létablissement.
Il était temps. Canetègne, flanqué de M. Martin et de lagent mis à sa disposition par le commissaire central, paraissait sur la place du Chemin-de-Fer. Fort de la présence de son nouvel allié, le négociant se présenta à la grande entrée de lhôtel de la Gare. Les précautions devenaient inutiles, il senquit de ceux quil poursuivait.
Ces messieurs et cette dame sont dans leurs chambres, répondit lhôtesse qui navait pas vu sortir Marcel et ses amis. Si vous le désirez, je vais les faire prévenir.
Inutile, sempressa de répliquer lAvignonnais. Veuillez seulement nous donner à déjeuner. Nous les verrons plus tard.
Et il se plaça dans la salle commune, de façon que nul ne pût franchir le seuil de la maison sans être aperçu.
Il rayonnait. Enfin il allait reprendre Yvonne. Ses craintes cesseraient aussitôt. Sa vie calme et confortable recommencerait. Il continuerait à dérober aux Lyonnais leur considération et leur argent.
Telle était sa satisfaction quil oubliait de quel prix exorbitant il la payait. La face épanouie du policier ne lui rappelait pas ce chèque de cent mille francs que cet autre honnête homme lui avait extorqué. Il mangea comme un loup, but ainsi quune éponge. Tout était parfait : poisson ou rôti, cidre ou vin. Leau-de-vie de pommes de terre, quon lui servit avec le café, lui parut même exquise. Jamais, il ne sétait senti si gai, si léger. Martin du reste, content de son opération, non plus que lagent, ravi du bon repas, nengendraient la mélancolie.
Bref, en dégustant le moka douteux, le trio devisait avec de grands éclats de rire ; quand le commissaire central fit irruption dans la salle. Sous sa redingote, on apercevait son écharpe.
Jai la dépêche de M. Rennard, dit-il. À ces paroles magiques, tous se levèrent.
Procédons immédiatement à larrestation, continua le magistrat, et sadressant à laubergiste qui regardait toute émue par sa présence. Quelles chambres occupent les gens que nous cherchons ?
La bonne femme leva les mains au ciel.
Quels gens ?
Ceux dont nous parlions avant déjeuner, expliqua le négociant.
Quest-ce que vous leur voulez donc ?
Les mettre à lombre. Ce sont des voleurs.
Des voleurs chez moi
Et ils ont couché ici ? Cest affreux !
La commère, effarée, sassit sur une chaise, sa face bouffie devenue blême.
Répondez donc
quelles chambres ?
Au premier : 5, 7 et 9.
Elle fit un effort pour se remettre sur ses pieds.
Je vais vous conduire.
Mais elle chancelait. Le commissaire larrêta.
Inutile, nous navons pas besoin.
Suivi de ses compagnons, il sélança dans lescalier. Au premier, courait un long couloir bordé de portes numérotées.
Un homme au haut de lescalier, dit-il.
Voilà, fit Martin, se plantant à lendroit désigné.
Alors, dun pas posé, ses talons sonnant sur le carrelage du corridor, le magistrat savança vers les portes numérotées 5, 7, 9, auxquelles il frappa successivement.
Canetègne se frottait nerveusement les mains. Dix secondes sécoulèrent. Pas de réponse.
Au nom de la loi, ouvrez ! dit le commissaire dune voix forte.
Toutes les portes, sauf celles que lAvignonnais dévorait des yeux, tournèrent aussitôt sur leurs gonds, et les voyageurs montrèrent leurs têtes étonnées.
Ah ! sécria un petit homme rond en sortant du 8 ; cest aux personnes den face que vous avez affaire. Elles sont en promenade.
En promenade, rugit Canetègne. Puisque lhôtelière nous a affirmé quelles nétaient pas sorties.
Moi je les ai vues descendre il y a une heure à peu près.
Le commissaire regarda lagent. Celui-ci tourna les yeux vers le négociant.
Martin avait disparu. Presque aussitôt il revint.
Jai pris les clefs au bureau. Voyons si nos « clients » ne se sont pas envolés.
Il ouvrit la porte de la chambre de Claude.
Ils reviendront, déclara-t-il. Voyez, la valise est là
Nous navons quà les attendre.
Lobservation paraissait juste ; on sy conforma. Les quatre personnages retournèrent dans la salle commune.
Les petits verres rendaient la faction moins rude, pourtant Canetègne et ses acolytes tournaient la tête au moindre bruit. À chaque instant, quelquun se levait, allait à la fenêtre et fouillait la place du regard. Peine inutile. Les fugitifs ne se montraient pas et pour cause.
Une heure, deux heures sonnèrent. Martin, qui réfléchissait, quitta brusquement sa place et entra dans le bureau. Pour la dixième fois le commissaire central collait son visage aux vitres de la croisée, quand le policier lyonnais se montra à la porte de la pièce.
Messieurs, dit-il froidement, nous sommes joués. Nos voleurs ne reviendront pas.
Un cri dindignation échappa à Canetègne.
Cest comme je vous laffirme, poursuivit Martin. Les valises abandonnées étaient une ruse ; jaurais dû me défier. Je viens de les ouvrir. On y a pris un certain nombre dobjets, cest aisé à constater.
Où sont-ils ? interrogea le commissionnaire dune voix qui navait rien dhumain.
Je nen sais rien ; mais ils niront pas loin, si monsieur le commissaire veut bien courir à la gare et télégraphier sur la ligne.
Le magistrat bondit vers la sortie.
Jy vais !
Un quart dheure après il était de retour. À la gare, nul navait vu les fuyards. Sûrement ils sétaient dirigés vers la campagne.
Alors, déclara Martin, il faut avertir la gendarmerie, mettre sur pied les agents disponibles et organiser une battue. La petite ne marchera pas longtemps. Je parcours la ville en minformant. Rendez-vous sur le port.
Tous se dispersèrent. Pour Canetègne, il saccrocha désespérément au policier et le suivit à travers la cité. Nulle part on ne les renseigna. Pas un instant lagent ne songea à entrer dans les magasins, où Claude avait fait emplette. Il ne pouvait lui venir à lesprit que les jeunes gens, pressés de gagner la campagne, avaient perdu en achats un temps précieux. Logique était son raisonnement, mais faux son point de départ. Aussi ramena-t-il le commerçant sur le port sans avoir obtenu le moindre éclaircissement.
Furieux et penaud, il malmenait linfortuné Canetègne ; lui faisant remarquer que ses démarches, il les accomplissait bénévolement, par-dessus le marché. Par leur contrat, il ny était pas tenu, etc.
À linstant où ils rejoignaient le commissaire et ses subordonnés, un bateau de pêche, incliné sous ses misaines, franchissait lentement lentrée du port.
Cétait la Bastienne ! Masqués par le bordage, les passagers : Yvonne et ses amis, considéraient le groupe hostile massé sur le rivage, et la pauvre caissière, en fuite sans avoir mal agi, frissonnait en voyant son bourreau Canetègne se démener furieusement. Comme lavait décidé Marcel, on avait déjeuné chez le père Maltôt ravi de rencontrer des touristes si aimables, et lheure venue, on avait embarqué sans encombre.
Oui, murmura Mlle Ribor, nous sommes sauvés pour linstant ; mais demain, quand nous reviendrons
Tu crois que nous serons en danger ?
Cétait Dalvan qui répliquait ainsi. Yvonne le toisa.
Tu ris, quand nous sommes plus prisonniers dans cette barque que dans lhôtel doù nous venons.
Oui, parce quil y a un moyen bien simple de nêtre pas capturés au retour.
Lequel ?
Ne pas revenir.
La jeune fille poussa une exclamation joyeuse :
Cest vrai !
Mais son visage se rembrunit aussitôt :
Et impossible, acheva-t-elle. Comment décider le patron de ce bateau ?
Avec du sentiment, car cest un brave homme, et un peu dargent, car il est pauvre. Seulement il est indispensable que tu dises comme moi.
Je te le promets.
La couleur remontait au visage dYvonne ; lespoir brillait dans ses yeux fixés sur ceux de son interlocuteur. Le sous-officier sourit :
Tout ira bien. Écoute. Nos parents sopposent à notre mariage.
À notre mariage, redit-elle dun ton moqueur, tandis que le rose de ses joues devenait plus vif.
Oui ; nous fuyons ces parents sans entrailles. Nous comptons nous marier en Angleterre, faire légaliser cette union au consulat, et revenir en France. En priant bien le patron je suis sûr quil nous conduira à la côte anglaise !
Eh bien, dit Claude, tentez la démarche.
De nouveau, Yvonne parut surprise. Le « Marsouin » seffaçait devant Marcel. Avec son entêtement de femme elle se cramponnait à lidée préconçue. Elle avait décidé que Bérard, brun, aux traits énergiques, devait avoir linitiative ; et il sen remettait à son ami.
Le jeune homme répondit :
Non, pas maintenant.
Tu hésites ?
Jattends seulement que nous ayons atteint la haute mer.
La côte française apparaissait encore nettement, mais elle rapetissait à vue dil, senfonçant sous lhorizon de mer sans cesse élargi. Bientôt les couleurs perdirent leur netteté. La terre prit lapparence dune ligne violacée, puis grise. Maintenant ce nétait plus quun brouillard léger, flottant sur leau verte. Quelques encablures encore et les fugitifs eurent lillusion dêtre seuls, sous limmense cloche nuageuse du ciel posée sur le plateau mouvant de lOcéan. Alors, Dalvan se leva et rejoignit le patron Maltôt.
Autour dÉtaples une véritable chasse à lhomme était organisée. Gendarmes, agents de police battaient les environs avec ardeur, excités par lappât dune prime de mille francs, promise par Canetègne à qui arrêterait les « voleurs évadés ».
Les vagabonds, les « roulants » ont conservé le souvenir de cette journée. Tous ceux dont les papiers nétaient pas suffisamment en règle, furent arrêtés ; la prison se trouva trop petite pour les recevoir tous. On occupa militairement la maison de ville et lécole transformées en lieux de détention.
Cent onze malheureux furent logés aux frais de lÉtat ; mais ceux qui causaient tout ce remue-ménage demeuraient introuvables. LAvignonnais écumait. Vers le soir, ny pouvant plus tenir, il sortit dÉtaples et courut sur les routes comme un renard en chasse. Il allait, dans la nuit, flairant le vent, proférant de sourdes menaces.
Tout à coup le terrain manqua sous ses pas. Une tranchée coupait la route jusquau milieu de la chaussée. Le négociant ne lavait pas remarquée, et il avait roulé au fond du trou. Pour comble de malheur, de leau provenant dinfiltrations remplissait la cavité.
Trempé, bouleversé, le commissionnaire avala quelques gorgées du liquide boueux, réussit à se redresser et, les vêtements collés au corps, couvert de glaise jaunâtre, il parvint à remonter sur la route.
Rentrer à Étaples pour changer dhabits était sa pensée. Afin déviter la fluxion de poitrine, il prit le pas gymnastique. Des pas lourds donnèrent derrière lui sur le revêtement du chemin. Des voix impérieuses lui crièrent :
Arrêtez !
Peu brave par nature, démoralisé dailleurs par son accident, Canetègne saffola. Il crut être poursuivi par des brigands. Ses jarrets se détendirent ainsi que des ressorts, et une course folle, vertigineuse, commença.
Les cris continuaient en arrière, le cinglant comme des coups de cravache. Il bondissait ; son cur faisait dans sa poitrine de brutales embardées ; lair sengouffrait dans ses poumons avec des sifflements. Son sang affluait à la tête, ses tempes palpitaient, et dans le grossissement de lépouvante, les poursuivants lui paraissaient approcher dans un roulement de tonnerre. Les premières maisons de la ville se montraient. Le négociant se crut sauvé, mais une ombre se dressa brusquement au milieu de la voie.
Halte-là !
À cette vue, Canetègne sarrêta net, la respiration lui manqua, ses jambes plièrent et il sabattit à terre sans connaissance.
Quand il revint à lui, il saperçut quil était couché sur le dos, dans une pièce basse quun rayon de lune éclairait vaguement. En suivant la traînée lumineuse, il se rendit compte quelle pénétrait par une fenêtre garnie de barreaux. Il se passa la main sur le front, et comme il est dusage au sortir dun évanouissement.
Où suis-je ? bégaya-t-il.
Des ricanements lui répondirent. Dans tous les coins de la chambre des ombres sagitèrent.
Quest-ce que cest que ça ?
Ça, mon vieux, fit une voix rauque, cest le clou. Quand on na pas de papiers, lÉtat vous offre lhospitalité.
Comment ! je suis en prison ?
Comme nous. Après ça, si ça ne convient pas à monsieur, il na quà parler, on lui retiendra un appartement à lhôtel.
Un éclat de rire ponctua la plaisanterie. LAvignonnais se demanda sil ne rêvait pas.
Laventure était simple. Deux gendarmes, revenant sur la route, avaient remarqué son allure désordonnée. En le voyant disparaître dans la tranchée, ils avaient pensé quil cherchait à se cacher, sétaient précipités, lavaient poursuivi et arrêté, grâce à un collègue embusqué aux abords de la ville. Aucun navait reconnu dans cet homme souillé de glèbe, aux cheveux trempés de sueur, le « notable » à la prime de cinquante louis, et, fidèles à leur consigne, ils avaient transporté leur prise dans une des salles de lécole, occupée déjà par plusieurs autres habitants.
En prison, reprit le négociant, mais cest de la folie.
Chancelant, il se leva, gagna la porte quil frappa à coups redoublés. Un agent se montra aussitôt.
Monsieur, sécria lAvignonnais, mon arrestation est le résultat dune erreur.
Cest pour me conter cela que vous me dérangez, grommela le gardien moitié fâché, moitié railleur.
Sans doute, je suis monsieur Canetègne.
Vraiment ?
À preuve que je dois payer une prime de mille francs à celui qui ramènera
Lagent eut un large rire.
Vous expliquerez cela au commissaire, demain matin.
Mais
Et surtout restez tranquille. Cest un conseil que je vous donne. La porte se referma au nez du commerçant ahuri.
Il neut pas le loisir de se plaindre. Une main sappuya lourdement sur son épaule. Il se retourna. Devant lui, ses compagnons de captivité étaient debout.
Tu viens daffirmer que tu es Canetègne, gronda le premier ; que tu as promis une prime à la rousse, est-ce vrai ?
Parfaitement.
Alors, cest à cause de toi que lon nous a ramassés ?
Le danger de sa confidence pénétra lAvignonnais.
Je vais vous expliquer
Pas besoin, cest compris. Ah ! tu tracasses le pauvre monde, tu couvres dor les gendarmes. Tu es seul maintenant, nous allons voir si tu déchantes.
Et prenant la position du boxeur, lhomme ajouta :
Gare-toi. Je toffre le duel des zigs, à un pas, autant de coups de poing que lon veut. Y es-tu ?
Mais, monsieur, gémit le négociant terrifié.
Monsieur ! as-tu fini. Je te dispense de mettre des gants.
La main du vagabond savançait menaçante. Canetègne se recula et, dune voix étranglée par lémotion, cria :
Au secours !
Il nacheva pas. Son adversaire lavait frappé en pleine figure. Durant quelques instants une grêle de taloches sabattit sur lui. Aveuglé, contusionné, il tomba à genoux, cachant son visage de ses bras relevés.
La nuit parut longue au commissionnaire. À chaque minute il tremblait de recevoir une nouvelle correction. Blotti dans un coin, car les prisonniers ne lui permettaient pas de sétendre auprès deux, il attendit le jour avec angoisse. Enfin laurore entrouvrit les portes de lOrient ; mais pendant de longues heures encore, le malheureux dut subir les quolibets de ses voisins.
Extrait de la prison et conduit au commissariat, il eut peine à se faire reconnaître. Les yeux pochés, le nez gonflé, la face meurtrie, il ne rappelait en rien le commerçant de la veille. Le magistrat, convaincu cependant par ses explications, le remit en liberté. Il poussa même la délicatesse jusquà lui donner la formule dune lotion excellente pour bassiner les plaies contuses. Boitant et pestant, Canetègne se rendit à lhôtel et étendit ses membres endoloris dans un lit moelleux. Mais il était écrit que le séjour à Étaples ne lui procurerait aucune satisfaction. Le marché se tenait sous ses fenêtres. Les hennissements des chevaux, les appels des marchands faisaient un tintamarre tel quil ne lui fut pas possible de fermer lil.
Et, pour comble de disgrâce, vers trois heures de laprès-midi, M. Martin vint lui annoncer que la Bastienne entrait au port, ayant transporté les fugitifs en Angleterre, et que lui-même, estimant son rôle terminé, partait pour Lyon où, grâce à son chèque, il comptait se donner du bon temps. Cétait trop. Le négociant pensa étouffer de rage. Ses ennemis lui échappaient. Il perdait cent mille francs. Il retrouva des forces pour vomir des imprécations qui eussent épuisé le souffle des héros dHomère.
Pourtant, le lendemain, en dépit dune forte courbature, il se rendit à la gare et monta dans le train pour Paris. À larrivée il déjeuna copieusement, puis sautant dans une voiture qui passait.
Cocher, dit-il, au Petit Journal !
Et se laissant aller sur les coussins, il murmura avec un accent intraduisible :
Tout nest pas perdu. Ils se croient sauvés. Nous verrons bien !
VIORIGINAL YOUNG LADY
Marcel et ses amis avaient été déposés sur le rivage anglais par le patron Maltôt. Descendus à Hastings, ils avaient obéi à linstinct des êtres poursuivis, en cherchant à augmenter la distance qui les séparait de leurs ennemis.
La station du South-Coast-Railway était proche. Par le premier train, les jeunes gens avaient filé à toute vapeur sur Brighton et Portsmouth ; puis par Salisbury, Bristol, Gloucester, Birmingham, Stafford, Stoke et Manchester, ils gagnèrent Liverpool, cet immense entrepôt commercial, situé au bord du profond estuaire de la rivière Mersey, à quelques kilomètres de la mer dIrlande.
Dans ce voyage encore, Simplet guidait ses compagnons.
Tout le monde est attiré par Londres, avait-il dit. Pour dépister la police, il suffit de tourner du côté opposé.
Et cest ainsi que, le 2 décembre, les trois Français entrèrent en gare de Liverpool, tête des lignes de London, Manchester, Preston et Southport. De leurs perruques ils sétaient débarrassés en route, et ils avaient repris, non sans satisfaction, leur apparence habituelle.
Ils suivaient à petits pas la file des voyageurs. Auprès des employés recevant les tickets, un domestique était debout, considérant avec un sourire bon enfant ceux qui passaient sous ses yeux. Sous ses yeux est lexpression juste, car il avait plus de six pieds.
Blond, rose, sanglé dans une superbe livrée à deux nuances, marron sur marron, le colosse continuait son inspection. Ses regards se fixèrent sur les Français. Il les scruta des pieds à la tête, eut un clignement des paupières et savança vers eux.
Gentlemen, fit-il du ton le plus respectueux, lady, vous êtes attendus, sil vous plaît, sur le Fortune. La voiture à votre disposition stationne dans la cour.
Tous trois sentre-regardèrent.
Le Fortune, quest-ce ? demanda tout bas Yvonne.
Un hôtel sans doute, répliqua Marcel.
Claude gonfla ses joues :
Mâtin ! sil est tenu comme ce domestique
Il fait notre affaire. Les milieux élégants sont moins surveillés.
Et sur cette réflexion, Dalvan se tourna vers le géant qui attendait et lui dit :
Marchez devant, mon ami.
Dans la cour, une calèche élégante stationnait. Le domestique ouvrit la portière.
Sapristi ! grommela Bérard, un huit-ressorts ! Gare à laddition !
À lintérieur se tenait un monsieur grave, cravaté de blanc, lequel sempressa de sasseoir sur le strapontin pour faire place aux voyageurs. Ceux-ci installés, il salua, et de lair le plus aimable :
Before going into the Fortune, I wan visit two chops Allow-mo.
Marcel fit signe quil ne comprenait pas. Le personnage sourit.
Êtes-vous Français ? dit-il presque sans accent.
Oui. Et cest heureux, car sans cela nous risquerions de ne pouvoir converser.
Du tout, je sais également lallemand, litalien et lespagnol.
Et sans paraître remarquer le mouvement de surprise de ses interlocuteurs, il poursuivit :
Je vous demandais la permission dentrer dans deux magasins tout en vous conduisant au Fortune.
Accordée.
Je vous remercie.
Une question, je vous prie. À qui ai-je lhonneur de parler ?
À William Sagger, licencié ès sciences géographiques, intendant de miss Diana Pretty, propriétaire du Fortune.
Les Français échangèrent un regard ahuri. Le factotum de lhôtelière, de cette miss Diana Pretty, était licencié. Et pour la troisième fois revenant à son idée, Bérard mâchonna entre ses dents cette phrase désespérée.
Quelle addition, mon empereur !
La voiture avait stoppé devant un superbe magasin de maroquinerie. William Sagger y entra. Cinq minutes après il revenait, et la calèche continuait sa route, longeant un vaste parc bordé de grilles.
Le Sefton park, dit lintendant, un des plus spacieux du monde, car il ne contient pas moins de cent soixante hectares.
À la bonne heure, souligna Marcel, vous connaissez la ville.
Jy suis arrivé avant-hier pour la première fois.
Bah !
Oui, mais jai parcouru le monde dans les livres. Et tenez, savez-vous où nous sommes en ce moment ?
Le véhicule traversait une place formée par deux bâtiments dont lun occupait trois côtés à lui seul. William le désigna.
La Bourse de Liverpool.
Puis étendant la main vers lautre monument agrémenté dun portique corinthien et surmonté dun dôme couronné par une statue assise de Minerve :
Lhôtel de ville, inauguré en 1754, mais restauré et considérablement augmenté depuis.
Un peu plus loin, il fit remarquer aux jeunes gens une construction basse, daspect triste :
Lhôpital des Enfants-Bleus, où lon recueille les orphelins.
Il se constituait décidément le cicerone des voyageurs.
Ville curieuse, disait-il, et féconde en institutions étranges : ainsi le Saint-Georges-Hall, monument énorme au portique formé de seize colonnes de dix-huit mètres de haut, est affecté à la fois aux assises, aux concerts et aux meetings. Le Sailors Home est une hôtellerie monstre où les matelots trouvent à bon marché le vivre et le couvert. Le cimetière Saint-James, ancienne carrière de pierre rouge, a vu ses galeries transformées en catacombes.
Marcel et ses compagnons écoutaient charmés. William Sagger, avec une mémoire imperturbable, leur citait les noms des soixante-seize églises anglicanes, dépeignait la procathédrale de Saint-Pierre, les théâtres, les collèges, Royal Institution school et University-college.
Un second arrêt de la voiture coupa court à sa conférence, puis on repartit. Enfin on atteignit une station de chemin de fer, et lintendant invita les voyageurs à descendre.
Nous sommes arrivés ? demanda Yvonne.
Pas encore, lady. Nous nous rendons à Birkenhead, le faubourg de la rive gauche de la Mersey. La traversée en bateau est ennuyeuse à cause du brouillard perpétuel qui couvre la rivière. Le chemin de fer supprime cet inconvénient, car il suit le tunnel creusé sous le lit du cours deau.
Pendant le trajet, il ne manqua pas dapprendre à ses compagnons que le tunnel, éclairé à lélectricité, date seulement de 1880.
À propos, interrompit Marcel, et la voiture qui nous a amenés ?
Ne vous en inquiétez pas ; elle a sa remise à Liverpool.
Le sous-officier ne dissimula pas une grimace. Lhôtel de miss Diana Pretty lui paraissait vraiment trop luxueux.
Bah ! pensa-t-il. Nous ny séjournerons pas.
Le train déposa William et ceux quil guidait à Birkenhead presque au bord de la Mercey. Lintendant avait dit vrai. Un épais brouillard couvrait la surface du fleuve et débordait sur la rive. Gris, lourd, opaque, il limitait la vue à quelques mètres et les Français avaient peine à ne pas perdre leur conducteur. Bientôt celui-ci leur montra un escalier étroit senfonçant entre deux murailles de pierre.
Dans deux minutes nous serons à bord.
À bord, répétèrent les jeunes gens, cest donc un navire ?
Le Fortune est en effet un bateau de plaisance ; mais il se distingue de tous ceux que vous avez pu voir comme le soleil dune chandelle.
Allons donc voir le soleil, gouailla Bérard en sengageant derrière William dans lescalier.
Sur la dernière marche un homme se tenait debout, un pied appuyé sur lavant dun canot dont la silhouette se dessinait vaguement dans la brume.
Le Fortune est à lancre à deux encablures ; ce bassin est le Great float le plus étendu de Birkenhead.
Cétait, bien entendu, Sagger qui formulait ce renseignement. Tous prirent place dans lesquif, qui aussitôt séloigna du quai.
Tiens, murmura Marcel, il file bien et avec un seul homme déquipage.
En effet, le matelot qui les avait reçus paraissait seul à larrière :
Bateau électrique, déclara William.
Ah !
Doucement Claude tira son ami par la manche et dune voix navrée :
Un canot électrique maintenant. Informez-vous des prix. On va nous demander tout ce que nous possédons.
Peuh ! jai cent mille francs sur moi.
Pour faire le tour du monde, pas pour visiter Liverpool. Sous prétexte de nous mener à la Fortune, cet English ma lair de nous conduire à la ruine.
Linquiétude du « Marsouin » commençait à gagner Simplet. Il se pencha vers William.
Que désirez-vous, gentleman ? questionna celui-ci.
Apprendre de vous quels sont les tarifs du Fortune ?
Les tarifs ?
La bouche de lAnglais souvrit en accent circonflexe. Ses traits exprimèrent la surprise.
Les tarifs ? redit-il.
Oui, sur le Fortune, on prend une chambre ?
Pardon, une cabine.
Soit ! une cabine. On déjeune, on dîne ?
Aussi parfaitement quil est possible de manger.
Je nen doute pas ; mais quel est le prix pour tout cela, service compris ?
Vous voulez demander combien vous devez payer ?
Cest cela même.
Rien du tout.
À son tour, Marcel fut stupéfait.
Quel singulier hôtel ! laissa-t-il échapper.
Lintendant prit un air gourmé :
Le Fortune nest pas un hôtel. Cest un yacht appartenant à miss Diana Pretty, citoyenne de la libre Amérique et unique héritière de feu Gay-Gold-Pretty, que lon avait surnommé le roi de lacier.
Avant que le sous-officier fût revenu de son étonnement, le canot arrivait auprès du yacht. La ligne élégante du navire sestompait dans le brouillard. Un escalier mobile se déroula, affleurant de son extrémité le bordage de lembarcation.
En quelques secondes les passagers se trouvèrent sur le pont et le canot fut fixé à ses palans.
Joli navire ! murmura Bérard : du bois de teck comme plancher et les bastingages plaqués darek et de cèdre rouge.
Cependant William menait les hôtes de miss Diana à leur cabine, un double boudoir avec porte de communication ; le tout ménagé dans lentrepont. Après quoi il les laissa sur ces mots :
Après le voyage un peu de toilette repose. Quand vous serez disposés, veuillez sonner.
Les Français regardaient autour deux. Les tapis, les meubles artistiques, les bronzes rares, originaires dEurope ou de Chine, les palmiers nains sélançant jusquau plafond, les vases énormes du plus pur japon ; tout cela, au sortir de la ville anglaise brumeuse, prenait un aspect de rêve.
Mais il ne fallait pas faire attendre la princesse des Mille et une Nuits, qui les recevait si magnifiquement. Yvonne senferma donc dans lun des salons, tandis que ses amis prenaient possession de lautre. Des armoires à glissoires contenaient des lavabos de marbre blanc.
Tous les ustensiles de toilette dor et dargent, les boîtes, les flacons de cristal taillé, enchâssés de bronze précieusement travaillé, enchantaient les jeunes gens. Et sur chaque objet, ils retrouvaient les lettres D. P. Diana Pretty, qui leur rappelaient lenchanteresse dont ils étaient les convives. Une sorte démotion les prenait en songeant quils seraient présentés à cette jeune fille, si colossalement riche.
Le nom de Gold-Pretty leur avait causé un éblouissement. Tout le monde le connaissait, ce gigantesque industriel américain.
Les journaux en avaient assez entretenu leurs lecteurs. Cétait lui qui, un jour que le Conseil fédéral des États-Unis lui refusait une concession de mines, avait décidé quaucun train ne circulerait sur ses voies ferrées jusquà ce que les difficultés pendantes fussent aplanies. Durant quatre fois vingt-quatre heures le commerce de la République transatlantique sétait vu arrêté, et le Conseil avait cédé. Puis ce tout-puissant du milliard était mort, et les feuilles publiques, évaluant sa fortune, avaient fait ruisseler dans leurs colonnes des cascades de chiffres à ébranler le plus solide cerveau.
Lhéritière de cette fabuleuse fortune était à bord du yacht. Elle attendait les voyageurs. Malgré eux, ils se sentaient embarrassés. Pourtant il fallut mettre un terme à leurs ablutions. Après tout, cétait trop naïf. Deux soldats français, une honnête fille, navaient point à rougir dêtre moins riches que lAméricaine. Sur cette conclusion, Yvonne appuya le doigt sur la sonnerie électrique. Le tintement avait à peine cessé quun laquais, revêtu de la livrée marron, se montra sur le seuil.
Les jeunes gens se mirent en marche sur ses pas, et par les coursives gagnèrent un délicieux réduit ménagé à larrière. Deux larges sabords souvraient à droite et à gauche permettant de voir des deux côtés du navire. Au plafond un globe dépoli montrait la moitié de sa sphère et indiquait le mode déclairage nocturne de la pièce.
Miss Diana prie ces gentlemen et lady de lattendre un instant, fit le laquais dun ton monotone.
Après quoi il disparut, laissant les voyageurs dans « le parloir ».
Partout des causeuses, des poufs, des crapauds se coudoyaient, invitant à la causerie. Au centre un divan circulaire entourait une vasque nacrée emplie de fleurs. Sous des vitrines sétalaient mille trésors arrachés à lOcéan : coquillages bizarres, perles dun admirable orient, coraux ; puis des pièces de monnaie, des fragments de métaux portant des étiquettes, et sur celles-ci des noms qui évoquaient de grandes catastrophes maritimes : Vigo, où coulèrent les galions chargés dor ; Vanikoro, tombe de corail des navires de Lapérouse.
Sans doute, dans ses voyages, remarqua Marcel, miss Diana met des dragues à la remorque. Cest ainsi quelle a pu former cette remarquable collection.
Le grincement léger dune porte qui souvrait avertit les Français quils nétaient plus seuls. Dun même mouvement ils tournèrent la tête, et demeurèrent immobiles dans une muette contemplation.
Sur le seuil une jeune fille de vingt ans à peine venait de se montrer. Des cheveux blond cendré, un teint éblouissant, une taille svelte et gracieuse rehaussée encore par la simplicité de sa mise : une robe de tulle agrémentée de mignonnes roses ; telle était miss Diana Pretty.
Ce qui frappait surtout en elle, cétait lexpression singulière de sa physionomie. Elle était jolie incontestablement avec ses grands yeux dun bleu profond, son nez droit aux narines délicates, sa bouche bien dessinée ; mais sur ces traits charmants, une ombre sépandait ; lombre des esprits moroses. Le regard clair était froid ; sa lèvre rose était dédaigneuse.
Elle considérait ses convives inconnus avec une persistance gênante, et dans ses cheveux un diamant énorme, seul bijou de la milliardaire, semblait un il supplémentaire lançant des flammes.
Le premier, Claude, se sentit agacé par le silence. Il salua.
Miss Diana Pretty, sans doute, dit-il.
LAméricaine inclina la tête.
Elle-même. Enchantée de vous voir.
Un instant, reprit Bérard, nous avons le grand plaisir de vous connaître maintenant ; permettez-moi de compléter la présentation et désignant Yvonne Mademoiselle
Diana linterrompit :
Inutile. Demain matin vous retournerez à terre ; je ne vous reverrai jamais
à quoi bon des noms ?
Il y avait dans ses paroles une indifférence qui piqua le sous-officier.
À quoi bon ? à nêtre pas soupçonnés sil vous manquait un couvert.
La jeune fille eut un petit rire sec.
Le saurais-je seulement ? Du reste, avant votre départ on offrira à chacun de vous une bourse dor contenant cent livres.
Cent livres ? répéta le « Marsouin ».
Elle se méprit sur le sens de lexclamation, et avec cet accent dédaigneux qui lui semblait habituel :
Cest lusage à bord du yacht Fortune !
Claude avait rougi. Il allait répliquer, Marcel le prévint.
Mademoiselle, dit-il dune voix ferme, vous êtes trop bonne mille fois. Permettez-moi de vous adresser une prière.
Je permets.
Veuillez faire remettre à leau votre canot ; je donnerai cent livres au matelot qui nous conduira à quai.
Claude et Yvonne ajoutèrent en même temps :
Nous vous en serons fort obligés, mademoiselle.
Diana ne répondit pas tout de suite. Un instant elle regarda fixement les Français.
Lon eût cru que ses yeux se faisaient plus doux. La riposte un peu vive des jeunes gens paraissait lui causer une surprise agréable. Enfin elle ouvrit la bouche.
Je ne puis déférer à votre désir, dabord parce que lembarcation nest pas parée et ensuite
Elle eut une légère hésitation, mais elle acheva cependant :
Je tiens à vous garder à dîner, maintenant.
Et profitant du mutisme de ses hôtes, étonnés de la tournure que prenait lentretien :
Comme preuve, je renonce à mes habitudes, je vous demande de vous nommer. Vous, mademoiselle, voulez-vous ?
Sa voix avait une caresse. Yvonne fit un pas vers lAméricaine.
Yvonne Ribor, mon frère de lait Marcel Dalvan, et son ami Claude Bérard, tous trois voyageant
Ici un temps darrêt. On ne pouvait apprendre la vérité à miss Diana
Pour votre plaisir, acheva celle-ci ?
Oui.
Ah ! vous êtes riches ! très bien.
La sur de lait de Marcel frémit. La phrase de son interlocutrice la cingla comme une insulte. La millionnaire supposait que lon avait refusé ses cent livres, uniquement parce que lon était muni de la forte somme.
Pas riches du tout, mademoiselle, fit-elle vivement. Je ne voudrais pas acheter votre considération par un mensonge. Une accusation déshonorante pèse sur moi. Mon frère Marcel a réuni toute sa fortune, cent mille francs, et aujourdhui, avec son ami M. Claude Bérard, il va risquer sa vie et sa liberté pour confondre mes accusateurs.
Miss Pretty hocha doucement la tête.
Ah ! murmura-t-elle seulement.
Lentrée dun laquais mit fin à la conversation. Il venait annoncer que le dîner était servi. LAméricaine sécria joyeusement :
Passons à la salle à manger.
Et gracieuse, toute différente de ce quelle était tout à lheure, elle savança vers Claude encore renfrogné :
Voulez-vous moffrir le bras, monsieur Bérard ?
Le moyen de résister à pareille sirène ? Le « Marsouin » sexécuta. Une minute après tous étaient assis autour de la table. À voir les cloisons de vieux chêne tendues de cuir frappé, la vaisselle dargent, les cristaux renvoyant en éclairs les feux des lampes électriques, les hôtes du yacht Fortune se demandaient sils étaient éveillés, sils se trouvaient bien à bord dun vaisseau perdu sous le brouillard de la Mersey.
Diana se mit en frais. Très instruite, intelligente, douée dun esprit original, elle charma ses invités, les amena à se départir de leur réserve.
Au dessert, les vins de première marque aidant, tous des compatriotes de Bourgogne, Champagne ou Bordelais, avait fait remarquer miss Pretty, les Français étaient gagnés. Yvonne surtout sabandonnait à une sympathie quelle ne sexpliquait pas pour la jeune citoyenne des États-Unis.
Pressée par elle, elle lui contait son histoire, nomettant aucun détail malgré les gestes suppliants de Marcel. Il était bien imprudent de se confier ainsi à une inconnue de la veille ; mais Mlle Ribor nen avait pas conscience. Dailleurs, lAméricaine prenait à tâche dappeler sa confiance. Sa raideur sétait évanouie. Elle parlait, sexpliquait : elle disait sa tristesse à la mort de son père, peu tendre cependant, mais son seul parent ; son éblouissement en se voyant, au sortir du pensionnat, une des plus riches héritières du globe. Puis la douleur cuisante qui la frappait lorsquelle comprenait son isolement.
Pas damis autour delle, mais des courtisans, avides de mordre à belles dents à sa fortune, la flattant jusquà lexaspérer. Elle avouait que le monde, composé de fripons et de plats adorateurs de largent, lui était devenu insupportable. La misanthropie létreignait.
Alors, pour échapper à la meute des affamés, elle avait eu lidée de vivre sur mer, entourée dun équipage sûr. Elle allait de port en port, jetant lancre où il lui plaisait. Elle avait ainsi trouvé le bonheur relatif. De la société elle prenait le plaisir en écartant les ennuis. Son intendant se rendait dans les gares, sur les promenades, choisissait des gens de visage agréable. Elle les recevait à dîner sans les connaître, les renvoyait de même.
La première fois, déclarait-elle, les personnes bien élevées sont toujours supportables. Jécrème le meilleur de lhumanité, jignore le reste.
Tant pis pour vous, fit Claude à ce point de ses confidences.
Elle linterrogea du regard.
Parce que vous ne connaissez pas tout ce que cette humanité a de bon au fond. Vous avez vu les agents daffaires, les parasites, et vous avez jugé lhomme sur ces tristes modèles. Il y a de braves gens, miss, et plus quon ne le croit. Seulement ceux-là restent chez eux, et pour les rencontrer, il faut prendre la peine de les chercher.
Elle souriait sans trop dincrédulité.
Peut-être, poursuivit-il, navez-vous pas besoin daffection.
Oh si ! si !
Alors acceptez un conseil. Livrez-vous à la recherche des nobles, des courageux, des droits ; de ceux qui préfèrent lidée au coffre-fort, létoile au louis. Rêveurs, disent les autres. Honneur dun pays, répondrai-je. Ceux-là, cest lofficier qui meurt pour le drapeau ; le marin qui sengloutit avec son navire ; le savant qui use sa vie à résoudre un problème ; lartiste qui jette son âme sur le papier, sur la toile, dans le marbre ; les modestes qui se privent de tout pour apprendre à leurs enfants le moyen de vivre avec probité.
Où sont-ils ceux-là ?
Partout où lon travaille, non pas à empiler des écus, mais à créer, à inventer, à arracher un secret à linconnu.
La conversation devint générale, tantôt gaie, tantôt sérieuse, et vers onze heures, quand les voyageurs rentrèrent dans leurs cabines, ils eurent une impression de vide, de réveil pénible après un songe heureux.
Au jour, ils sapprêtèrent à partir. Ils devaient quitter le yacht sans revoir sa propriétaire. Sans se lavouer, ils en éprouvaient un regret. Claude surtout avait peine à cacher son mécontentement, et grommelait sans cesse des aphorismes comme celui-ci :
Quand on ne veut pas recevoir les remerciements des gens, on ne les dérange pas pour leur faire un tas damabilités.
Comme on le voit, les premières minutes dentrevue étaient oubliées ; les dernières en avaient effacé la trace.
Munis de leur mince bagage, les Français montèrent sur le pont et vinrent se poster près du canot, en attendant le moment du départ. La brume sétait envolée. Il faisait froid ; mais le soleil pâle dhiver animait le paysage et permettait de distinguer la flottille de navires de commerce, de ferry-boats sillonnant dans tous les sens le grand bassin de Birkenhead. À lest le cours de la Mersey se dessinait, et sur la rive droite, une forêt de mâts indiquait lemplacement des divers bassins de Liverpool.
Cest un superbe port ! fit derrière eux une voix.
Cétait William Sagger déjà vêtu de noir, déjà cravaté de blanc. Après une inclination, il reprit :
Mais, hélas ! combien de misères à côté de cette prospérité ! Croiriez-vous, gentlemen, que sur les cinq cent quatre-vingt mille habitants de la ville, un trentième demeure dans les caves, sans air et sans clarté ? Croiriez-vous que cette cité si riche lésine pour se procurer de bonne eau potable ; que sur dix mille enfants qui naissent, la moitié à peine atteint lâge de cinq ans ?
Et dun ton pénétré :
Aussi la débauche, le crime fleurissent. Chaque année la police opère, à Liverpool, cinquante mille arrestations. Songez un peu, un cinquième de la population totale. En aucun pays du monde on ne rencontre pareille proportionnalité.
Lancé sur ce terrain, le licencié ès sciences géographiques aurait continué longtemps. Par bonheur, un domestique parut sur le pont et vint lui murmurer quelques paroles à loreille. William laissa échapper un geste détonnement, regarda les voyageurs en roulant des yeux effarés, séloigna de quelques pas avec le laquais et, finalement, revint aux passagers.
Gentlemen, lady, une communication invraisemblable, mais vraie cependant. Miss Diana Pretty vous prie de vous rendre au salon darrière où elle vous attend.
Cela vous étonne ? interrompit Claude dont le visage sillumina. Il me semble tout naturel dêtre admis à présenter nos adieux à votre maîtresse.
Cest que vous ne savez pas ?
Quoi donc ?
Cela ne sest jamais fait !
Ne prolongeons pas lattente de miss Pretty, dit Yvonne. Répondre par quelque empressement à une exception flatteuse est obligatoire.
Cest juste !
Et les voyageurs se dirigèrent vers larrière. LAméricaine était déjà au parloir.
En les apercevant, elle vint à eux les mains tendues :
Asseyez-vous, je vous prie, jai à vous parler.
Ils obéirent.
Si jai bien compris votre récit, miss Yvonne, fit-elle alors, vous partez à la recherche de votre frère qui détient le précieux document
Dont la production me réhabilitera. Cest exact.
Étant donnée votre situation
particulière vis-à-vis de la justice de votre pays, vous devez éviter de naviguer à bord de bateaux français, bien quils aient les services les plus rapides pour le Sénégal. Cest vers cette région, nest-ce pas, que vous vous dirigez ?
Oui, puisque cest là que mon frère a cessé de mécrire.
Vous prendrez donc passage sur un steamer anglais.
Affrété pour Sierra-Leone ou une colonie voisine.
Tenez-vous absolument à être couverts par les couleurs de la Grande-Bretagne ?
Pourquoi cette question ?
Pour savoir si vous auriez une aversion insurmontable pour un autre pavillon.
Un autre ?
Celui de lUnion, par exemple.
Dun même mouvement, les Français se dressèrent. Calme, Diana poursuivit :
Mon yacht est bon marcheur, et vous arriverez aussi vite.
Puis avec expansion :
Acceptez, vous me ferez plaisir. Cest un service que je sollicite de vous. Ma cervelle est peuplée didées noires ; aidez-moi à les chasser.
Et malicieuse, regardant Claude en face :
Voilà le fruit de vos conseils dhier soir, monsieur Bérard. Cherchez les honnêtes gens, mavez-vous dit. Chercher
cest dur, je suis si paresseuse ! Jen ai trouvé sans me donner de peine, je préfère my tenir.
Elle coupa court aux remerciements des voyageurs :
Maintenant vous êtes chez vous. Sil manque quelque chose dans vos cabines, il vous suffira den avertir William. Ici est le salon commun. Nous quitterons Liverpool après-demain.
Les yeux dYvonne étaient humides. Elle fit un pas vers lAméricaine. Celle-ci lui sourit, les jeunes filles senlacèrent et échangèrent un affectueux baiser.
Nous serons amies, affirma miss Pretty.
Certainement, répliqua Mlle Ribor.
Quand le personnel du bateau sut que le Fortune prenait des passagers, ce fut une surprise générale ; mais on se garda den rien faire voir. Seulement tous les domestiques, depuis Sagger jusquau cuisinier Jobson, tout léquipage, depuis le blond capitaine Maulde et le gros lieutenant Follway, jusquau mousse Jack, firent assaut de prévenances. Tous singéniaient à charmer les étrangers assez heureux pour avoir changé lhumeur de la millionnaire Diana.
Un mouvement inaccoutumé se produisit à bord. Des provisions, du charbon, des armes, des munitions sempilèrent dans les soutes. On se préparait au départ.
Le lendemain matin en entrant au parloir, Marcel et Claude poussèrent une exclamation de joie. Tout un assortiment darmes était rangé sur la table : des winchester à répétition, des rifles à balles explosibles pour la chasse au gros gibier, des revolvers, etc.
Auprès, un paquet de journaux du jour. À côté des feuilles anglaises, de laméricain New-York-Herald, des papiers français le Petit Journal, le Figaro.
Ah ! murmura Yvonne en prenant le premier. Miss Diana est adorable, elle nous gâte.
Certes, appuya Marcel, et jen éprouve quelque confusion.
Claude ne dit rien, mais il eut, à ladresse de labsente, une mimique expressive.
Tout en parlant, Mlle Ribor déployait le journal et le parcourait des yeux, heureuse, après deux journées dAngleterre et de Saxons, de contempler ces colonnes où les mots de la langue maternelle se pressaient en lignes serrées. Soudain elle tomba en arrêt sur un sous-titre.
Tiens ! sécria-t-elle.
Au même instant, Marcel qui tenait le Figaro le lui tendit :
Regarde, petite sur.
Elle lui désigna le Petit Journal. Dans les deux la même note sétalait en première page. Elle était ainsi conçue :
Diego-Suarez, 1er décembre 1892.
Lexplorateur Antonin Ribor vient darriver ici, après un voyage des plus mouvementés à travers le continent noir.
Parti de Saint-Louis (Sénégal), il a visité les tribus touareg du désert ; puis, revenant par le Tchad et le Soudan, il a gagné la région des lacs et la côte de Mozambique.
Aucun des prédécesseurs du courageux voyageur na effectué parcours aussi long dans lintérieur des terres africaines.
Bien que très fatigué par les fièvres, M. Ribor compte, après quelques jours de repos, poursuivre sa route.
On sait, en effet, quil visite les colonies françaises, en vue de sassurer de visu des débouchés que le commerce de la métropole peut trouver dans chacune delles.
Yvonne parcourut cette dépêche, puis subitement pâlie, elle la lut dune voix altérée.
À Madagascar, termina-t-elle, cest là quil faut aller. Mon frère, mon pauvre frère !
La secousse était violente. La jeune fille pleurait, lorsque Diana survint.
Tant mieux, sécria-t-elle après explication. Le Sénégal cétait trop près, Madagascar me va, je vous posséderai plus longtemps.
Le 4, de grand matin, le Fortune, actionné par son hélice, quitta le bassin de Birkenhead et gagna la Mersey.
Lentement, pour éviter les collisions avec les nombreux vapeurs qui incessamment évoluent dune rive à lautre, il descendit le cours du fleuve, rasa le Floatingpier, colossal quai flottant construit en 1857, brûlé en 1874 et réédifié depuis.
Un instant les passagers purent embrasser sa surface, qui na pas moins dun hectare et demi et qui perpétuellement est encombrée de caisses, de balles de coton, de café, de colis expédiés de tous les points du globe.
Ils admirèrent les sept ponts qui relient au rivage ce quai sans rival, puis ils le laissèrent en arrière, saluèrent en passant la ligne interminable des docks, les chantiers de construction, puis le faubourg de Bootle.
Enfin le Fortune doubla la pointe de New-Brigthon que couronne un phare et sélança à toute vapeur dans la mer dIrlande.
Presque à la même heure, le paquebot Tropagine, de la Compagnie havraise péninsulaire, fendait les flots de la Méditerranée à la hauteur de la Sardaigne.
Sur le pont un voyageur se promenait songeur.
Cétait Canetègne.
Pourvu, mâchonnait-il entre ses dents, que la note que jai remise au Petit Journal et au Figaro leur ait passé sous les yeux ! Ah ! cest probable. La petite lit son journal chaque jour, et ceux-là se trouvent facilement en Angleterre. Sils lont lue, ils viendront à Madagascar, et là
Le négociant fit claquer ses doigts dune façon menaçante.
Je voudrais être arrivé !
Pour des raisons différentes, les passagers du Fortune exprimaient la même pensée, et Diana, qui les écoutait dun air attendri, murmura si bas quils ne lentendirent point :
Mon Dieu ! mon Dieu ! comme je mennuierai, après !
VIIOBOK
William Sagger, mon intendant
Mais cest un gentleman, M. Bérard.
Alors, si je comprends quil soit licencié,
un autre problème se pose.
Lequel ?
Pourquoi gentleman et intendant ?
Vous êtes curieux de le savoir ?
Je lavoue.
Écoutez donc.
Ces répliques échangées, miss Diana sourit à ses auditeurs assis autour delle sur le pont du Fortune.
Le yacht avait contourné les côtes de France et dEspagne, franchi le détroit de Gibraltar et filait, au sud de la Sicile, sur les flots bleus de la Méditerranée. Aucune aventure navait troublé le voyage. Claude et Simplet avaient seulement décidé quils se tutoieraient désormais, et ils se donnaient du « tu » à qui mieux mieux.
À quelques pas du groupe, le factotum de lAméricaine, penché sur le bastingage, semblait absorbé par la contemplation des remous de lhélice.
Monsieur William Sagger ! appela doucement Diana.
Il se retourna aussitôt.
Vous désirez, miss ?
Approchez, je vous prie.
Et quand il eut obéi.
Mes passagers, reprit-elle, ne sont pas des indifférents. Jai été amenée à leur dévoiler votre qualité de gentleman. Ils me pressent de questions, trouvez-vous bon que je leur dise tout ?
Si vous le jugez à propos, miss.
Asseyez-vous donc.
Puis sadressant aux Français, Diana commença ainsi :
Vous saurez donc que sir William pour un instant, je lui rends lappellation qui lui convient que sir William, dis-je, est un homme qui na pas de chance.
Comme moi, murmura Yvonne.
Comme moi, répéta Claude.
Moi, fit à son tour Marcel, jen ai et cest
Mlle Ribor linterrompit.
Tout simple. Nous connaissons le refrain. Je vous en prie, miss, continuez.
Géographe des plus distingués, membre de la plupart des sociétés savantes dAmérique, il avait épousé une femme charmante quil adorait. Une scierie à vapeur lui rapportait, bon an, mal an, quinze mille dollars. Il possédait deux enfants. Il était heureux.
Sagger détournait la tête, ses joues tremblotaient.
Une nuit le feu consuma lusine et, sous les décombres noircis, on chercha longtemps trois cadavres : mistress Sagger et ses babies surpris pendant leur sommeil
Permettez que je méloigne, demanda William. Cest trop pénible.
Il était pâle. Sur un signe de miss Pretty, il se leva, et à grandes enjambées, gagna lavant du navire.
Pauvre homme ! dit Yvonne dune voix émue.
Attendez. Le notaire, chargé de ses intérêts, avait négligé dacquitter la prime dassurance de la scierie. Sir Sagger se trouva donc isolé, ruiné et sans courage pour les luttes à venir. Il réfléchit et, seul en face de lui-même, résolut de mourir. Ainsi il fuirait sûrement la misère, et il rejoindrait peut-être les chers disparus.
Tous les yeux étaient humides.
Alors, poursuivit lAméricaine avec un accent tremblé, un duel étrange sengagea entre lui, pressé den finir, et la mort qui ne voulait pas de lui. Il essaya de tout. En vain ! Le pistolet rata ; la carabine éclata sans lui faire aucun mal ; la corde se rompit ; le poignard rencontra une côte et se brisa. Il sétait fusillé, pendu, poignardé pour arriver à se faire une égratignure ! La camarde résistait ; mais sir William est entêté. Sans armes il senfonça dans le Far-West, parcourut les territoires des Indiens insoumis. Surpris de son audace, ceux-ci le déclarèrent grand sorcier. Le poteau du supplice, le scalp se métamorphosèrent en présents. Un jour il aperçoit une bande de bisons migrateurs. Ces animaux renversent tout sur leur passage. Enfin, pense le désespéré, voici le trépas ! Résolument il se campe en face de la colonne beuglante dont le galop ébranle la terre. Malédiction ! les bisons sarrêtent à dix pas de lui et sagenouillent. Ce nétait pas pour ladorer, je me hâte de vous le dire ; mais pour lécher plus commodément des plaques de sel gemme qui affleuraient le sol ; ils en sont friands. Furieux, notre ami continue sa route. Les pieds et les mains solidement attachés, il se laisse tomber dans le Missouri. Il va se noyer. Erreur ! Une bande de pécaris, poursuivie par un jaguar, cherche un refuge dans les eaux et entraîne avec elle sur lautre rive lamant malheureux du suicide.
Une déveine carabinée ! fit Marcel en riant.
Lassé, découragé, conclut Diana, il se fit présenter à moi par une agence. Je recrutais le personnel de mon yacht ; je lengageai, sans me douter quil espérait mourir par mes soins.
Par vos soins ?
Mon Dieu oui. On me disait folle. Une jeune fille très riche qui fuit le monde, vous comprenez ? Sir William avait pensé quun bateau conduit par une lunatique ne naviguerait pas longtemps. Il ma tout avoué plus tard, lorsque les brises saines de la mer eurent ramené le calme dans son esprit.
Et avec une grâce charmante, miss Pretty sinclina devant son auditoire muet :
Maintenant, vous savez pourquoi sir William est intendant.
Le steamer se trouvait alors par le travers de lîle de Malte.
Le 13 décembre, le phare dAlexandrie fut signalé ; le lendemain, le Fortune traversait la rade de Port Saïd à lentrée du canal de Suez et, bientôt halé par un remorqueur, il glissait mollement sur les eaux du chenal. Il passa à Suez et sengagea sur les flots de la mer Rouge.
Le cinquième jour, au matin, le pavillon français de lîle Doumeïrah apparut. Le navire entrait dans les eaux du territoire dObok.
Obok et non Obock, remarqua Sagger, bien que lon ait lhabitude décrire incorrectement ce nom suivant la dernière orthographe.
En face, à lextrême pointe de la péninsule Arabique, les voyageurs aperçurent le petit territoire de Cheik-Saïd, acheté mais non encore occupé par la France. Rangeant les îles Dzesirah-Soba, le steam longea les bancs du Curieux et du Surcouf qui ferment le port dObok, et reçut à son bord le pilote-major qui le guida à travers la passe du Sud.
Bientôt il sarrêtait sur une ancre, en face du plateau des Gazelles, dominé par les habitations des fonctionnaires de la colonie, et près du dépôt de charbon de la pointe Obok. Ce voisinage était utile, car le steamer avait besoin de refaire du combustible.
Lescale en ce point navait pas dautre but.
Ma foi, dit Marcel, puisque nous sommes immobilisés pour vingt-quatre heures, visitons le pays. À nous, exilés de France, il sera doux de fouler une terre française. Et puis, ajouta-t-il après réflexion, depuis notre départ de Liverpool, il a pu arriver des nouvelles de Madagascar.
Aussi, au point du jour, les voyageurs, accompagnés par miss Diana et William Sagger, prirent-ils place dans le canot du Fortune, qui les conduisit à la côte, en face du village indigène établi entre la résidence du gouverneur et la mer.
Dun même mouvement tous regardèrent du côté du large. Un superbe spectacle soffrait à eux. Fuyant vers lest, les falaises du Ras-Bir venaient mourir au pied du plateau des Sources, qui borde au nord la rade dObok et supporte la factorerie Mesnier et la Tour Soleillet. À louest, dans la dépression qui sépare les collines des Sources et des Gazelles, la vallée des Jardins, luxuriante oasis arrosée par la rivière dObok et limitée par une rangée de palétuviers penchés sur la mer.
Les voyageurs montèrent lentement la rampe du plateau des Gazelles. Bientôt ils atteignirent les premières maisons du quartier arabe, et pénétrèrent dans lunique rue dont il est composé. De chaque côté salignaient les maisons en pierres ou en terre glaise, revêtues dune couche de chaux.
La ville rapidement parcourue, les promeneurs se rapprochèrent des établissements du gouvernement, élevés au sud du plateau. Ils visitèrent lhôpital, les casernes, les magasins, les mess des officiers et des fonctionnaires ; baraques provisoires à charpentes de fer appuyées sur des piliers de maçonnerie.
Ils achevaient cette rapide promenade quand un personnage, qui débouchait de lavenue de lHôpital, savança vers les voyageurs. Un pantalon de toile, un veston de surah ouvert sur une chemise large serrée aux flancs par une ceinture de flanelle, indiquaient sa qualité de blanc ; la façon dont il salua de son casque colonial trahit celle de civilisé.
Mesdames, messieurs, dit-il, jai été averti, un peu tard, que des touristes visitaient nos établissements. Nimporte, jai tenu à me mettre à votre disposition. Je suis le gouverneur.
Et comme tous ébauchaient un remerciement, il les arrêta :
Si vous saviez combien cela mest agréable. Ils sont rares ceux qui saventurent sur notre plage, et je leur suis obligé de leur visite.
Puis, changeant de ton :
À la guerre comme à la guerre. Présentons-nous, et permettez-moi de vous offrir à dîner à la Résidence, sans façon. Je le répète, vous menchanterez. Votre nationalité mest déjà connue ; le pavillon américain flotte à la corne de votre steamer.
Claude ouvrit la bouche pour répondre ; Marcel le prévint et avec un flegme très saxon :
Yes, sir, fit-il.
Après quoi, il présenta ainsi ses compagnons :
Miss Diana Pretty. Le gouverneur sinclina, il avait sûrement ouï parler de la riche Américaine. Miss Mable, sa sur.
Yvonne, désignée ainsi, ouvrit des yeux effarés. Simplet poursuivit :
Sir William Sagger, notre ami ; sir Claudio, et moi sir James, cousins de miss Diana.
Le fonctionnaire répétait ses saluts. Enfin offrant le bras à Diana, il la guida vers son habitation.
Yvonne retint son frère de lait en arrière.
Pourquoi toutes ces inventions ?
Parce que, petite sur, dans notre situation alors même quaucun danger napparaît, il convient dêtre prudent. Cest tout
Simple, acheva la jeune fille avec un peu dimpatience. Mais permets-moi de te le dire. En ce moment ta simplicité ma lair dune complication.
Cest possible. Souviens-toi seulement que tu es Mable ; Claude, Claudio ; et moi, James.
Le gouverneur était marié. Sa femme, gracieuse mais loquace personne, se surpassa. Elle était enchantée de pouvoir débiter comme nouvelles de vieilles histoires usées dans le cercle habituel de la colonie.
Elle mit les « petits plats dans les grands ». Loutarde et la gazelle figurèrent sur la table, assaisonnées de récits incroyables, où la faune du pays jouait un rôle un peu exagéré sans doute. Rencontres avec les guépards, tigres minuscules ; chasses à lâne sauvage, à lautruche, au chacal, à lhyène ; tout y passa.
La flore même eut son tour. Madame la gouverneur la décrivit, ne faisant grâce daucun détail. Elle vanta le mimosa dont le feuillage court, sous le nom de kabata, nourrit les troupeaux ; les palétuviers, les genêts, les euphorbes. Et pour finir en artiste qui ménage ses effets, elle laissa tomber cette phrase :
Ah ! mes chers hôtes, que je suis heureuse de vous savoir Américains ! Dire que si vous étiez Français, je ne pourrais vous recevoir sans arrière-pensée.
Marcel lança un regard à Yvonne.
Et pourquoi donc ? demanda-t-il tranquillement.
Je vais vous lapprendre. Mon mari me fait les gros yeux, mais cela mest égal. Voilà-t-il pas un mystère ! Figurez-vous que le parquet de Lyon nous a envoyé, en même temps quaux fonctionnaires de toutes les colonies françaises, lordre darrêter trois Français : deux hommes et une femme, accusés de vol, dévasion.
Mais, ma chère amie, interrompit le gouverneur, cela na aucun intérêt.
Aucun intérêt. Est-ce la fonction dun résident darrêter les voleurs ? Mes chers hôtes, je vous fais juges.
Tous demeuraient immobiles, pétrifiés par la révélation de laimable femme. Canetègne, quils avaient cru vaincu, les pourchassait au delà des océans, ayant la justice française pour servante !
Et comment se nomment ces misérables ? questionna Simplet.
Sa voix était calme.
Je ne me souviens plus. Ah si ! Yvonne Ribor, Marcel Dalvan et Claude Bérard.
Pauvres diables ! je vous remercie, madame.
Le repas terminé, on se sépara avec de grandes effusions. Le gouverneur accompagna ses hôtes jusquà leur canot. Lembarcation quitta le rivage se dirigeant vers le Fortune, dont la silhouette élégante se découpait dans la pénombre bleutée de la nuit. Alors Marcel murmura :
Nous sommes gentils maintenant ! La police nous guette sur toutes les terres françaises, et précisément nous navons à faire que là ?
La main de la justice est sur nous, gémit Yvonne. Le sous-officier lempêcha de continuer sur ce ton.
Tu sais ce que lon fait pour éviter une main menaçante ?
Non !
Cest bien simple. On glisse entre ses doigts.
VIIICANETÈGNE SOCCUPE
Sous une véranda de bois, dont les piliers légers étaient emprisonnés dans un fouillis de vanilles, dibokas, de haricots odorants, M. Canetègne écrivait.
Sur la table de bambou, plusieurs feuillets de papier couverts dune écriture commerciale, régulière et froide, attestaient le labeur du négociant. Enfin sa plume cessa de courir. Il prit son mouchoir, sépongea le front et, se renversant dans son fauteuil de rotin, il promena les yeux autour de lui.
Certes, le panorama était fait pour séduire. Sétageant en gradins, les toitures des maisons dAntsirane semblaient un escalier géant descendant jusquà la mer.
Plus bas sétendait le golfe de Diego Suarez, ce port merveilleux creusé par la nature au nord de lîle de Madagascar.
Du vaste lac bleu, profond, émergeaient des îles verdoyantes, allant rejoindre avec des serpentements de farandole lîlot de la Lune, Nossi-Volane, sentinelle avancée qui garde le chenal du port. De larges estuaires souvraient à droite, à gauche, baies creusées dans le pourtour du golfe où pourraient sabriter les marines du monde : Dourouch-Foutchi, Dourouch-Varats, Dourouch-Vasah, baies des Cailloux, du Tonnerre, des Français. Plus loin, le bassin de la Nièvre et enfin le cap de Diego que dominent lartillerie, lhôpital, le casernement des disciplinaires, la gendarmerie de la colonie.
En se tournant vers la droite, M. Canetègne apercevait la hauteur de Madgindgarine, couronnée dun fortin, et les baraquements primitifs où campent les volontaires sakalaves, nos alliés malgaches.
De temps à autre, un coup de sifflet aigu déchirait lair. Il annonçait le départ dun convoi. Car Antsirane possède un chemin de fer, à voie étroite et à traction de mules, il est vrai, mais qui compte douze kilomètres et met la ville en communication avec Mahatsinso.
LAvignonnais hocha la tête, sessuya le front derechef, puis rassembla les feuilles éparses sur la table et les classa. Après quoi, il se mit à lire à haute voix, de lair satisfait dun bon élève dont le devoir est primé.
Antsirane, ce 29 décembre 1892.
Ma chère demoiselle Doctrovée,
Jespère que cette nouvelle lettre vous trouvera en bonne santé. Pour moi, je ne suis pas encore revenu de mon étonnement.
Comme je vous lécrivais à lescale dObok, cest à ne pas croire combien les pays que je vois sont différents du nôtre. À ne pas croire, je vous dis. Moi, qui fais la commission coloniale, je ne me doutais pas de ce que sont nos colonies.
Si on le savait en France, je vous donne mon billet quun tas de gens, qui traînent la misère, sexpatrieraient et viendraient chercher la fortune où elle est, cest-à-dire ici.
Mais procédons avec ordre.
Après notre départ dObok, quelques jours de pleine mer ; puis les escales successives des Comores, chapelet dîles qui réunit Madagascar à la côte dAfrique.
La grande Comore avec son énorme volcan actif Caratala ou Djoungou-dja-Dsaha (marmite de feu).
Jai lair très fort en géographie. Ne vous en étonnez pas, cest le capitaine qui ma enseigné tout cela.
Nous avons reçu la visite dune princesse du pays, noire mais superbe. Vêtue de nattes multicolores, la tête couverte dune sorte de capuchon percé à hauteur des yeux dun trou carré, elle est venue à bord, sur son boutre.
Quest-ce quun boutre, direz-vous ? Cest un bateau à la poupe très élevée, en usage dans toute la région.
La princesse voulait surveiller lembarquement dune équipe de femmes maçons. Vous avez bien lu, les limousins du pays appartiennent exclusivement au sexe joli.
Il faisait chaud sur le pont. Aussi bientôt cette grande dame se dépouilla de ses nattes. Elle portait, tatoué sur le dos, un soleil rayonnant.
Cet enjolivement, ma appris linterprète, indique que la personne est de souche royale et descend dune certaine Douhani, de la race des Bé-Tsi-Mitsaraks, qui eut, daprès la légende, linsigne honneur dêtre distinguée par le dieu-Soleil Zanahar, lequel sétablit sur la terre pour lépouser. Mais après quelques jours de ménage, Zanahar dut retourner au ciel, parce quil incendiait tout autour de lui. Cest de cette époque que datent les déserts.
Nous avons pris dans lîle un passager qui se rend à Sainte-Marie. Djazil est son nom. Retenez-le, car notre rencontre est des plus heureuses. Je vous dirai le pourquoi dans une prochaine lettre.
Puis nous avons gagné Anjouan où furent déportés, en 1801, Rossignol et ses complices dans le complot de la machine infernale. Aperçu de loin, lîle Moheli ; fait une promenade dans lîle Mayotte, une autre à Nossi-bé.
Pays merveilleux, verdoyants, bien arrosés, où réussissent à souhait le café, la canne à sucre.
Nous avons doublé le cap dAmbre ou dAmb à lextrême nord de Madagascar, et tandis que nous voguions vers Diego Suarez, le capitaine nous parla cyclones. Cest très rassurant. Ainsi le 24 février 1885, au moment où la France sétablissait à Antsirane, un ouragan détruisit ou jeta à la côte le transport lOise, le vapeur Arya et le voilier la Clémence de la flotte de la Réunion, le navire américain Sara-Burk et lArmide de lîle Maurice. Plus récemment le naufrage du Labourdonnais est dû à la même cause.
Enfin je foule le sol malgache, et de suite les habitants me deviennent sympathiques. Ils sont « processifs » comme nos paysans normands.
Quand ils sabordent, au lieu de se dire :
Comment vous portez-vous ?
Pas mal et vous ?
Ils se saluent cérémonieusement et prononcent :
Akouré kabar ?
Tsichi kabar.
Ce qui peut se traduire par :
Avez-vous des procès ?
Je nai pas de procès.
Une nation animée de cet esprit est appelée à un brillant avenir. Jespère laider à latteindre. On ma entretenu dune affaire de premier ordre. Je vous en parlerai longuement plus tard. Jattends en ce moment le personnage avec lequel je dois opérer.
Travaillez bien ; car nos ennemis pris, je compte séjourner quelque temps à Diego Suarez avant de rentrer en France, et la maison ne saurait péricliter.
Avec mes sentiments très distingués, recevez, ma chère demoiselle Doctrovée, mes meilleurs souhaits de santé.
Signé : Canetègne.
P. S. Pourvu quils aient lu les journaux, et que bientôt je sois délivré du cauchemar qui me hante.
Sa lecture terminée, le négociant demeura pensif.
Oui murmura-t-il, lidée de faire annoncer larrivée de Valentin Ribor à Madagascar était bonne. Maintenant le numéro est-il tombé entre leurs mains ? Tout est là. Si oui, ils arriveront sûrement par le prochain paquebot. Si non
Il donna un coup de poing sur la table.
Si non, mes transes redoublent, car, il ny a pas à se le dissimuler, il suffit dun rien pour me perdre.
Canetègne sétait levé. À grands pas il arpentait la veranda.
Mousié, fit une voix, le vertueux Ikaraïnilo demande sil peut parler avec toi ?
Un Cafre, reconnaissable à sa toison laineuse, à ses lèvres épaisses, à son nez écrasé, venait de paraître.
Cétait le domestique du négociant. Domestique sans livrée ; un simple pagne, fixé par une ficelle à la ceinture, le couvrait des reins aux genoux.
Ikaraïnilo, répéta Canetègne dont le visage séclaira. Amène-le ici. Apporte aussi du vin de palmier.
Le cafre sortit et reparut au bout dun instant, chargé dun plateau sur lequel vacillaient des verres et un carafon empli dune liqueur rosée du plus alléchant aspect. Un homme dune cinquantaine dannées le suivait. Malais de type, les cheveux grisonnants, le nouveau venu était sec, nerveux ; ses yeux vifs, perçants, étaient toujours en mouvement. Aussi le regard insaisissable ne se prêtait jamais à lobservation.
Tout décelait en lui lastuce, la fourberie. Il toucha la main de Canetègne et sassit, entrouvrant sa veste soutachée. Il allongea béatement ses jambes, autour desquelles flottait une sorte de pantalon large, fait dune lamba, jupe serrée aux chevilles.
LAvignonnais avait pris place en face de lui. Tous deux demeurèrent un instant sans parler, chacun attendant lautre. Le premier, le négociant rompit le silence.
Ikaraïnilo a à me parler ?
Le Hova Ikaraïnilo a à te parler, répliqua le visiteur.
Une nouvelle pause eut lieu. Agacé, Canetègne commença.
Sur le bateau qui ma amené ici, dit-il, jai rencontré ton associé Djazil.
Il létait, en effet.
Obligé de partir pour se fixer à lîle Sainte-Marie, il ma vanté les opérations quil faisait avec toi.
Cest bien là ce quil ma affirmé.
Il ma promis de nous mettre en rapport. Il a tenu parole. Maintenant jouons cartes sur table.
Ikaraïnilo avança un peu son siège.
Va, jécoute.
LAvignonnais eut un vague sourire :
Tu es puissant parmi les Hovas, reprit-il. Tu crains de risquer ta situation car, général commandant les troupes qui cernent la léproserie dAntananarivo, capitale des pays Hovas, et empêchent les lépreux den sortir, tu gagnes sûrement de vingt à vingt-cinq mille thalaris.
Le Malgache ne bougea pas.
Dautre part, comme la loi des tiens admet que toute la terre appartient à la reine, et que nul autre na le droit de posséder, tu nes pas fâché davoir des ressources ignorées pour acheter du terrain dans la grande Comore. Tu rêves de résilier un jour tes grades, tes honneurs, comme vous appelez cela, pour devenir propriétaire et indépendant.
Un imperceptible signe de tête encouragea lorateur à continuer. Le commerçant ne se fit pas prier.
Or, avec Djazil, tu as eu lidée ingénieuse dexploiter une superstition de tes compatriotes. Ils se figurent quun mort a de grosses dépenses à faire dans lautre monde. Ils enterrent donc leurs défunts avec une forte somme. Souvent ils nont pas largent nécessaire, et ils lempruntent à gros intérêts. Tu fais le prêt aux héritiers.
Tu es au courant, murmura le Hova.
Né malin, tu as perfectionné la profession. Prêter, toucher des intérêts exorbitants, cest bien. Tu vas plus loin. Les sépultures sont au milieu des forêts, nul ne les surveille. Alors que fais-tu? Au milieu de la nuit qui suit linhumation, tu déterres le mort ; tu lallèges de la somme dont ses parents lont, avec piété et bêtise, inutilement chargé ; si bien que tu supprimes tous les risques de lopération.
Tais-toi, si on entendait.
On nentend pas. Tandis que tu paradais à Antananarivo, Djazil accomplissait la besogne utile que je viens de dire. Lui parti, tu désires un autre associé. Laffaire me convient, jaccepte.
Un instant le regard dIkaraïnilo se fixa sur lEuropéen.
Tu acceptes ?
Oui, aux mêmes conditions. Partage par moitié des bénéfices. Grâce à ta situation, tu fournis les meilleurs clients, tu me protèges au besoin.
Oseras-tu commettre le sacrilège ?
Tiens ! Bon pour les esprits faibles dhésiter. Les morts nont besoin de rien, et les vivants doivent lutter pour la vie.
Alors tu veux remplacer Djazil ?
Oui.
Le Malgache sembla réfléchir. On eut dit quil hésitait encore. Pourtant il se décida :
Écoute.
Je ne demande pas mieux, cela me reposera de parler.
Notre association commence dès ce moment.
Adjugé !
Mais je veux te voir à luvre.
Le plus tôt sera le mieux.
Jai un prêt à deux jours de marche, à Port-Louquez, sur les bords de la rivière Andrezijama. Veux-tu partir avec moi ce soir ?
Je serai revenu pour larrivée du prochain paquebot ?
Sûrement.
Car tu le sais, je dois livrer au gouverneur des criminels venant de France.
Je le sais.
Partons donc. Puis ma tâche remplie ici, je te rejoindrai à Antananarivo.
Le général de la léproserie se leva.
À ce soir.
À ce soir.
Nous voyagerons par mer en suivant la côte. Mon boutre attendra à la pointe Diego.
De nouveau les dignes associés se serrèrent la main, et Canetègne, se frottant les paumes, reconduisit jusquà la porte extérieure le seigneur Ikaraïnilo.
Comme lAvignonnais lavait écrit à Mlle Doctrovée, sa rencontre avec Djazil était heureuse. Lex-associé du Hova, après avoir visité ses propriétés des Comores, sétait embarqué sur le même steamer que le négociant ; car la course du navire se terminait à Sainte-Marie de Madagascar, où il se rendait pour ses propres affaires.
Le loup sent le loup, le vautour appelle le vautour. Avant même de sêtre adressé la parole, Canetègne et Djazil sétaient reconnus. Ils différaient de couleur, de coutumes, de langage ; mais ils étaient confrères en affaires louches. Lintimité sétablit vite, et la conversation qui précède en a fait concevoir les bienfaisants résultats.
À la nuit, lAvignonnais quitta sa demeure, traversa les rues endormies dAntsirane et, longeant le bord de la mer, contourna le cap Diego. À la pointe du promontoire une pirogue lattendait. Elle le conduisit à bord du boutre du général Ikaraïnilo.
Le navire, tanguant lourdement sous sa voilure, se mit en marche. On fit une station assez longue, le lendemain, dans la rade dAmbavarano ; et le second jour, vers deux heures, le boutre jeta lancre à Port-Louquez. Ikaraïnilo chargea lAvignonnais dun sac de toile contenant une pioche et une bêche démontées. Cétaient les armes du fossoyeur.
Sur le rivage, une vingtaine de volontaires sakalaves, garnison de la ville, commandés par un sous-officier dinfanterie de marine, se tenaient sur deux rangs, larme au pied.
Que font-ils ? demanda Canetègne en prenant place dans la pirogue avec le général.
Ils sapprêtent à me rendre les honneurs.
À vous ?
Sans doute. La flamme blanche à cercle bleu qui flotte au mât du boutre indique ma qualité ; il est dusage que vos soldats nous reçoivent comme leurs officiers, et alors
Je comprends.
En effet, quand les voyageurs débarquèrent, les sakalaves présentèrent les armes, tandis quun mauvais clairon sonnait aux champs. Puis le sous-officier savança vers Ikaraïnilo, et lui demanda sil désirait être escorté pendant son séjour à terre.
À la grande surprise du négociant, le général répondit affirmativement. Aussitôt dix soldats se détachèrent et le suivirent, tandis que lautre moitié de la garnison regagnait les baraquements, pompeusement décorés du nom de casernes.
Pourquoi têtre embarrassé de ces hommes ? grommela lAvignonnais.
Pour nêtre pas détroussé par des rôdeurs. Les populations sont très hostiles aux Hovas qui les ont vaincues.
Oui, mais pour notre affaire ?
Eh bien ?
Les Sakalaves nous gêneront.
Du tout, ils nous aideront.
Eux ? Tu veux leur confier
?
Rien du tout. Seulement, écoute. Lendroit où lon a enterré notre client est à deux heures de marche de la côte. Cest un bois de ravenalas et de fougères arborescentes. Lescorte montera la garde autour ; comme cela nous ne serons pas dérangés.
Mais que leur diras-tu ?
Que je vais saluer la tombe dun frère.
Canetègne fit la grimace. Au fond, il aurait préféré moins nombreuse compagnie, mais il était trop tard pour discuter. Il se résigna.
Comme son associé, il se rendit chez les parents du mort, leurs débiteurs ! Ceux-ci parurent reconnaissants de la visite, et selon lusage du pays, convièrent les voyageurs à venir insulter la veuve du défunt.
Dans une case isolée la malheureuse était enfermée, revêtue de ses plus beaux atours. Lakantzou de soie brodée, sorte de veston court, le lamba de même étoffe, les gorgerins, les bracelets contrastaient avec sa tignasse ébouriffée, ses joues tachées de meurtrissures. Elle frissonna en entendant les visiteurs.
Il y avait de quoi. Chacun à son tour lui administra un soufflet. Pour ne pas se faire remarquer, Canetègne frappa aussi fort que les autres ; puis la bande se retira en insultant la pauvre créature.
Cest ainsi que lon traite les veuves à Madagascar ? interrogea lAvignonnais.
Sans doute.
Cest pour leur faire regretter leur mari ?
Non, pour marquer que la femme est lêtre pernicieux qui abrège les jours de lhomme. Ainsi elle porte le deuil pendant des semaines, des mois, parfois des années. Après quoi les parents prononcent le divorce, afin quelle nait plus rien de commun avec le trépassé.
Le négociant murmura :
À leur place je ne me marierais pas.
Personne ne les y contraint, répliqua Ikaraïnilo. Jusquau jour où il lui plaît de se choisir un maître, la jeune fille malgache est aussi libre que les jeunes hommes. Si elle se marie, cest que la liberté lui pèse, voilà tout.
Avec de grandes démonstrations les visiteurs prirent congé de la famille en larmes, et reprirent ostensiblement le chemin de Port-Louquez. Mais lorsque le village eut disparu à leurs yeux, le Hova donna un ordre, et la petite troupe, obliquant à droite, suivit une sente difficile qui serpentait au flanc dun massif rocheux.
Des lianes aux fleurs rouges, dont la corolle mesurait au moins vingt centimètres de diamètre, poussaient dans les interstices et se déroulaient sur les parois de granit. Canetègne allongea la main pour cueillir un de ces superbes calices rubescents, mais un Sakalave lui saisit le poignet et le repoussa en arrière avec ce mot :
Freadilavar !
Étonné, le négociant linterrogea du regard.
La plante-tonnerre, expliqua Ikaraïnilo. Quand on la touche, on ressent une commotion électrique quelquefois assez forte pour déterminer la mort.
Bigre ! fit le commissionnaire en sécartant prudemment des lianes.
Dans la saison sèche, continua le général, la freadilavar jaunit, sétiole. On peut alors en faire la récolte. Elle sert à combattre la fièvre sous forme dinfusion.
Une infusion de tonnerre ! Merci, je préfère la bourrache.
À lhorizon le soleil était près de disparaître.
Le crépuscule nexistant pas dans les contrées intertropicales, la nuit allait venir dans quelques minutes.
On ny verra plus, et on risquera de frôler une de vos satanées plantes, grommela le négociant.
Nous sommes arrivés, répondit le Hova.
Le sentier débouchait sur un plateau boisé. Des fougères lançaient à sept ou huit mètres de haut leurs panaches verts découpés en dentelle ; des ravenalas aux larges feuilles, dont les naturels tirent leurs toitures et leur vaisselle, sétalaient en parasols sombres supportés par des troncs trapus. Sur le sol une herbe courte, épaisse, raide, sécrasait sous les pieds avec un claquement sec.
Destre malo ! ordonna le général.
Lescorte fit halte. Puis après un colloque rapide avec Ikaraïnilo, lun des Malgaches prit le commandement, et les soldats, se déployant en tirailleurs, disparurent dans le fourré.
Maintenant, fit le Hova, à louvrage, mousié Canetègne.
Et désignant un arbre voisin :
Notre client dort sous son ombre.
Le négociant ne put se défendre dun frisson. Il allait débuter dans la carrière de violateur de sépultures. Si peu chargé de scrupules quil fût, il se sentit mal à laise. Mais le général le regardait. Il fallait faire bonne contenance. Et puis lappât du gain facile lencourageait.
Allons, dit-il.
Il se débarrassa du sac de toile quil portait en bandoulière depuis son départ du boutre, et en tira la bêche démontée. Il ajusta manche et fer, puis marcha vers larbre indiqué. Comme pour faciliter sa tâche, la lune remplaçait le soleil éteint, et glissait à travers les branches des rayons argentés.
Légèrement oppressé, Canetègne commença à creuser la terre. Bien quelle eût été fraîchement remuée, elle lui semblait lourde à retourner. Ses bras engourdis par lappréhension ne donnaient pas leffort dont ils étaient capables. Le Hova regardait impassible, les traits contractés par un ironique sourire.
Ce fut un coup de fouet pour son associé. Brusquement il retrouva le calme ; lanxiété dont il était étreint sévanouit, et il attaqua sa besogne avec une sorte de rage.
En peu dinstants un trou profond dun pied, long de deux mètres se creusa devant lui. Un choc sonore le fit tressaillir. La bêche avait heurté le cercueil. Bientôt celui-ci fut dégagé.
Assez, commanda Ikaraïnilo. Décloue le couvercle.
Sans hésitation maintenant, le commissionnaire glissa son couteau entre les planches. Une pesée les écarta. Par louverture il introduisit la bêche, et grâce à ce levier improvisé la partie supérieure de la bière se souleva lentement.
Une odeur âcre saisit le négociant aux narines. Les aromates, dont le cadavre était enduit, dégageaient leur senteur pénétrante. Mais il ninterrompit pas son travail. Un dernier effort et le couvercle joua sur ses charnières, découvrant le mort enroulé dans un pagne de lin.
La lune frappait en plein son visage bronzé, lui prêtant un caractère presque surnaturel. On eût dit une de ces apparitions étranges que relatent les légendes. Et de fait, ces deux hommes penchés sur la fosse violée, face à face avec le malheureux dont ils troublaient le dernier sommeil, formaient un tableau terrifiant.
À sa droite, au fond. Largent est dans un sac de peau.
Prononcés presque à voix basse par le Hova, ces mots sonnèrent lugubrement. Canetègne promena autour de lui un regard effaré. Il lui semblait que, sur laile du vent, le son séloignait grossissant toujours, allant porter au loin la nouvelle du crime.
À droite, au fond, répéta le général.
Les lèvres serrées, le cur tournant follement dans sa poitrine, lAvignonnais se pencha ; sa main frôla le corps. Il laissa échapper un gémissement épouvanté. Pour un peu il se serait relevé et à toutes jambes aurait fui.
Eh bien ? demanda Ikaraïnilo.
Le négociant tendit ses nerfs, honteux de son trouble. Il empoigna la sacoche de cuir et la tendit à son complice. Puis il rabattit le couvercle et se mit en devoir de combler le trou. Mais soudain il resta immobile, comme pétrifié.
Un faible cri avait retenti auprès de lui.
Cest le mort, bégaya-t-il, le mort qui se plaint.
Quelquun nous épiait ! gronda le général.
Quelquun ?
Oui. Navez-vous pas entendu ? Et tenez, il séloigne, emportant notre secret.
Un bruit de branches brisées arrivait aux deux hommes.
Il faut empêcher ce curieux de nous trahir.
Dun bond le Malgache gagna le fourré, et après un long cri dappel, il sélança à la poursuite de lennemi inconnu quil venait de dépister.
Une seconde Canetègne hésita sur la conduite à tenir. La crainte de rester seul lemporta. Abandonnant ses outils, il suivit son associé.
Du reste, la poursuite était aisée. Lespion, si cétait un espion, devait être embarrassé ; car il se frayait bruyamment un chemin à travers les arbustes.
Un cri résonna dans la nuit, aigu, éperdu, cri de femme apeurée. Des exclamations gutturales répondirent, suivies dun bruit de lutte. Les poursuivants sarrêtèrent. Puis dune allure plus lente, évitant de froisser les feuillages, ils rampèrent vers lendroit où des voix confuses sélevaient.
Bientôt ils atteignirent la lisière dune clairière que la lune inondait de clarté. Leur escorte était réunie en cet endroit. Des soldats achevaient de garrotter des prisonniers : deux hommes et une femme. Dautres entravaient un mulet portant une selle grossière.
Dun coup dil le Hova se rendit compte de la situation, et entra dans lespace éclairé. Canetègne limita. Aussitôt le chef du détachement vint à eux. Avec de grands gestes il leur expliqua ce qui venait de se passer : les Sakalaves étendus sur lherbe, dormant pour la plupart ; la brusque irruption des étrangers, leur attitude belliqueuse. Heureusement le mulet sur lequel était juchée la femme avait buté ; il était tombé sur les genoux, et tandis que les hommes sefforçaient de le relever, on avait pu les entourer et sen rendre maître. En terminant, le Malgache déclara que cétaient des gens dEurope.
Des gens dEurope ? redit lAvignonnais.
Le général fronça le sourcil. Des Européens connaissaient son secret. Seul avec eux en cet endroit, il eût chargé son poignard de le garantir contre toute révélation dangereuse.
La présence des soldats le gênait. Alliés des Français, ils neussent pas empêché le crime, mais ils le publieraient ensuite ; et alors il serait nécessaire dentrer dans des explications qui ne satisferaient sûrement pas tout le monde.
Des réflexions du même genre tracassaient le négociant. Sans avoir conscience de son mouvement, il se rapprochait peu à peu du groupe formé par les captifs. Il les dévorait du regard. Soudain il se passa la main sur les yeux :
Je rêve, dit-il.
Il fit encore un pas, regarda de nouveau. Un hurlement de triomphe séchappa de ses lèvres, et appelant le général stupéfait :
Les criminels que jattendais ! cria-t-il.
Ceux quil désignait ainsi sétaient retournés.
Monsieur Canetègne ? firent-ils dune seule voix.
Lui-même, qui vous tient, mademoiselle Yvonne Ribor ; qui vous tient aussi, messieurs Marcel Dalvan et Claude Bérard.
Cétaient en effet les fugitifs que le hasard venait de jeter dans les griffes de leurs ennemis.
La Providence nous abandonne ! gémit Yvonne.
Elle regardait Claude, semblant attendre de lui un expédient, un moyen déchapper à la fatalité. Le « Marsouin » secoua la tête avec découragement, et ce fut Simplet qui répondit à la jeune fille :
Tu voudrais bien être libre ?
Cette question ?
Tu le seras dans cinq minutes.
Ne plaisante pas.
Je suis très sérieux. M. Canetègne nous arrête, il est tout naturel quil nous remette en liberté.
Et avec lexpression narquoise qui lui était habituelle :
Monsieur Canetègne, appela-t-il.
Hein ? fit le négociant, qui parlait avec animation à son associé.
Venez donc, jai à vous dire deux mots.
Tout à lheure, quand jaurai le temps.
Non, tout de suite
Si vous refusez, je prie mon ami Claude, qui a été en garnison à Madagascar et écorche le malgache tout comme un autre, de narrer notre rencontre sous un ravenala.
Je suis à vous, exclama lAvignonnais.
Et, dun pas pressé, il courut vers les prisonniers.
Là, plaisanta Marcel. Tu vois bien, petite sur, il fait déjà des concessions.
IXDANS LA BROUSSE
Comment les voyageurs sétaient-ils trouvés à huit kilomètres de Port-Longuez, tout exprès pour se faire arrêter par les Sakalaves dIkaraïnilo ?
En quittant Obok, le yacht Fortune, laissant de côté les escales des Comores, avait piqué droit vers la côte orientale de Madagascar. Avertis quils étaient signalés à lautorité judiciaire dans les diverses colonies françaises, les jeunes gens navaient pas voulu atterrir à Diego-Suarez.
On nous guette du côté de la mer, avait dit Marcel. Faisons une chose toute simple, arrivons par terre.
Le steamer avait donc déposé ses passagers à la Pointe-aux-Îles, un peu au sud de Port-Louquez. Après des adieux touchants à miss Diana Pretty, ceux-ci avaient bravement fait route vers Antsirane, les hommes à pied, Yvonne assise tant bien que mal sur une mule achetée à un fermier Betsimisarak.
Ils marchaient de nuit, sans perdre de vue la mer. De cette façon ils évitaient toute chance dinsolation et ne risquaient point de ségarer.
Or, ils avaient passé la journée du 31 décembre à lautre extrémité du plateau boisé, sur lequel Canetègne avait débuté comme vampire, et la lune ayant allumé son flambeau, ils sétaient mis en route vers le nord. Comme aux étapes précédentes, Mlle Ribor veillait sur son frère de lait. Pour elle, il était resté enfant en quelque sorte. Elle le plaignait davoir à supporter de telles fatigues.
Monsieur Bérard, expliquait-elle, a fait son congé dans linfanterie de marine ; il est habitué à la vie coloniale, tandis que Simplet ny connaît rien. Jai peur de tout pour lui : les serpents, les caïmans, les bêtes féroces et surtout la maladie. Ah ! si cela avait été possible, je laurais laissé à bord du navire. Mais ceût été trop exiger de la gracieuse Américaine. Elle avait déjà changé sa voie pour nous être agréable. La forcer à attendre là, la fin de nos démarches aurait été un comble dindiscrétion.
Et elle sermonnait Marcel, qui la laissait dire. Toujours calme, il continuait à penser que tout est simple. De fait, après les marches nocturnes à travers les rochers ou les marécages, il sendormait au matin dun sommeil aussi paisible que sil eût été couché sur le plus doux des lits. Il conservait son teint rosé et sa confiance.
Contournant les massifs darbustes, la petite caravane avançait allègrement. De temps à autre, Yvonne donnait un conseil à son frère de lait pour escalader un bloc de granit ou pour éviter une plante épineuse. Il la remerciait tranquillement, nullement agacé par sa surveillance protectrice.
Claude, lui, haussait parfois les épaules. Autrement que la jeune fille, il jugeait son compagnon de voyage ; mais il navait point à intervenir, Dalvan ne se plaignant pas.
Chut ! fit-il en sarrêtant soudain. Nentendez-vous rien ?
Simplet prêta loreille.
Si, et la supposition est folle sur ce plateau désert on jurerait quun ouvrier travaille la terre.
Encore une de tes idées, railla Yvonne.
Encore, petite sur. Et plus jécoute, plus je me persuade que je ne me suis pas trompé.
Avec prudence, tous savancèrent dans la direction du son. Bientôt le doute ne fut plus possible. Le choc du fer sur le sol se percevait distinctement.
Qui diable cultive à cette heure ? grommela Bérard.
Allons voir, répliqua Simplet.
La mule attachée à un arbre, tous trois se faufilèrent entre les broussailles et arrivèrent à quelques pas de lendroit où Canetègne, surveillé par Ikaraïnilo, accomplissait sa lugubre besogne.
Tout dabord, ils ne comprirent pas. Mais lAvignonnais, tenant le sac de monnaie, démasqua le mort dont la face immobile se montra sous un rayon de lune.
Yvonne ne put retenir un cri dhorreur. Brusquement Marcel la saisit par la main, la ramena en courant à la place où avait été laissée sa monture, la mit en selle et, tenant lanimal par la bride, fila droit devant lui, dans une course folle, accélérée encore par lappel dont Ikaraïnilo fit retentir la brousse. Ni les uns ni les autres navaient reconnu le travailleur.
Le tonnerre emporte les femmes ! maugréait Claude. Nous voilà sur les bras une affaire avec des gens qui, à en juger par leur occupation, sont exempts de scrupules.
Il galopait comme son ami. Avec lui, il déboucha dans une clairière, où une dizaine dhommes armés de fusils étaient étendus.
Des Sakalaves ! fit-il
et en service encore. Tout va bien.
À ce moment, la mule sabattit sur les genoux. Avant que les sous-officiers eussent pu la remettre sur pied, ils furent saisis, garrottés et couchés sur lherbe à côté de leur compagne de voyage. Les Malgaches avaient perçu le signal lancé par le Hova, et ils traitaient en ennemis ces inconnus qui semblaient fuir.
Tandis que Claude et Yvonne désespéraient, Simplet, ayant reconnu Canetègne, venait de lui intimer lordre davoir à lécouter.
Tu vois bien, petite sur, avait-il déclaré en riant ; logre fait déjà des concessions.
Cétait vrai. LAvignonnais se souvenait du petit soldat, qui lavait si joliment berné à Lyon. Il avait démêlé dans son accent comme une menace, et il sempressait de le joindre. Sans plaisir dailleurs, à en juger par le ton rogue dont il demanda :
Quest-ce que vous voulez ?
Vous voir, monsieur Canetègne.
Je vous préviens que je ne suis pas en humeur de plaisanter.
Moi non plus. Causons donc. Il est probable que nous nous entendrons.
Vous croyez ?
Lair dégagé du prisonnier déplaisait à son interlocuteur.
En tout cas, faisons vite.
À vos ordres, monsieur Canetègne. Une question dabord : À quoi devons-nous le plaisir de cette rencontre inattendue ?
Le commissionnaire hésita. À ce sous-officier qui paraissait le défier, il aurait eu joie à conter le piège tendu ; mais le jeune homme allait être mis en présence de juges ; on linterrogerait. Il était inutile de léclairer, car le procédé de M. Canetègne eût semblé inexplicable aux magistrats. Il se décida donc à biaiser.
Ma foi ! jai lu une dépêche du Petit Journal annonçant larrivée, à Diego-Suarez, de M. Antonin Ribor.
Comme nous ! soupira Yvonne.
Et vous êtes accouru pour quil nous soit plus facile de vous confondre ?
Le négociant grimaça :
Pour léloigner uniquement. Ce à quoi jai réussi. Si bien que je puis sans crainte vous conduire à Diego-Suarez et vous remettre aux mains des autorités.
Lesquelles, continua Dalvan, nous renverront en France où lon nous emprisonnera comme voleurs, complices dévasion, etc.
Précisément !
Très bien imaginé, monsieur Canetègne.
Nest-ce pas ? Les choses se passeront comme vous le dites, à moins
À moins
cher monsieur Canetègne ?
Que Mlle Ribor ne consente à maccorder sa main.
Vous pensez encore à cela ?
Toujours. Dans ce cas, jarriverais à étouffer laffaire et tout le monde serait content.
Excepté ma sur de lait.
Oh ! vous savez, je laime beaucoup. Elle serait heureuse et
Malheureusement, monsieur Canetègne, elle préfère sa liberté
La seule chose que je ne puisse lui offrir.
Oh ! que si.
Oh ! que non.
La preuve est que vous allez la lui donner.
Moi ? Si je vois cela
Pas de propos téméraires. Asseyez-vous, cher monsieur Canetègne, et prêtez-moi, pas dargent, cest trop cher chez vous, simplement un peu dattention.
Dominé, lAvignonnais obéit. Quant à Yvonne, elle paraissait stupéfaite. Ses regards allaient de Marcel au négociant ; elle pensait rêver. Comment ! cétait son frère de lait qui parlait ainsi, qui se faisait écouter ?
Cher monsieur, reprit Simplet, vous raisonnez faux, parce que votre point de départ est faux. Vous nous considérez comme vos prisonniers.
Mais il me semble, hasarda le commissionnaire ahuri
Il vous semble mal, voilà tout. Cest vous qui êtes mon prisonnier.
Moi ?
Yvonne leva les yeux au ciel. Le sous-officier lui paraissait senferrer.
Vous même, continua celui-ci, et vous allez être de mon avis.
Pour cela, non.
Supposez que jappelle les soldats sakalaves qui mont arrêté, que je leur dise, par lorgane de mon ami Claude, il parle le malgache, à quelle opération vous vous livriez quand nous vous avons aperçu.
Canetègne ne répondit pas :
Il est aisé de prouver. Votre compagnon la tête de pain dépice a le sac dargent. On vous arrête tous deux. Vous êtes jugés, condamnés pour violation de sépulture. Votre cas est plus grave que le nôtre ; vous avez plus à perdre que nous. Donc, cest vous qui êtes en notre pouvoir.
Bravo ! souligna Claude.
Mais cest quil a raison, murmura Mlle Ribor. Qui laurait cru capable de trouver cela ?
Monsieur Canetègne, fit Marcel dune voix insinuante, vos soldats ont serré les cordes qui me lient les bras et les jambes ; déliez-moi.
Et comme le commissionnaire, maté par son raisonnement, sempressait de le satisfaire, le sous-officier ricana :
Ça me rappelle la Tour de Nesle. Buridan enchaîné et
Oh ! non, vrai, il na rien de Marguerite de Bourgogne !
Puis, plus gracieusement encore :
Rendez donc le même service à mes amis.
Le négociant eut un geste de révolte. Cela lennuyait dêtre joué.
Violation de sépulture ! susurra Simplet.
LAvignonnais sexécuta puis, rouge de colère :
Enfin, où voulez-vous en venir ?
Cest bien simple, cher monsieur Canetègne. Le jeune homme lança un coup dil à Yvonne ; elle navait pas sourcillé cette fois en entendant la locution favorite de son frère de lait. Cest bien simple, nous pouvons réciproquement nous faire emprisonner ; il est moins bête de nous rendre mutuellement la liberté. Expliquez à vos Sakalaves quil y a erreur, que nous sommes des gens paisibles. Nous tirons de notre côté, emportant le secret dangereux pour vous.
Les poings du négociant se crispèrent. Il était pris dans la logique du jeune homme, comme la mouche dans la toile de laraignée. Mais si sa raison rendait pleine justice à celle de ladversaire, le sentiment de son impuissance le rendait furieux. Après tout, il ny avait pas à hésiter.
Soit, dit-il. Mais vous garderez le silence ?
À une condition cependant.
Encore ?
Vous ne nous dénoncerez pas, jen suis certain. Seulement, votre complice serait peut-être moins bienveillant. Je tiens à le connaître et à le tenir.
Cela se peut. Vous vous livreriez en nous livrant ; aussi jai confiance. Mon associé est le général hova Ikaraïnilo, commandant la garde de la léproserie dAntananarivo.
Bien.
Le négociant fit un pas vers les soldats qui assistaient de loin à la conférence. Marcel larrêta :
Un petit mot.
Dites vite.
Vous avez éloigné Antonin Ribor. Vous lavouiez tout à lheure ?
Oui.
Soyez assez complaisant pour mindiquer où vous lavez expédié.
Un instant Canetègne garda le silence, puis un sourire étrange flotta sur ses lèvres.
Cela, non. Vous comprendrez les motifs de ma réserve. Tout ce que je puis vous apprendre, cest quil a quitté Diego-Suarez, quil sest rendu à Antananarivo, et que maintenant il navigue vers une colonie où il espère retrouver sa sur.
Vous lavez saturé de mensonges. Ce bon monsieur Canetègne ! Cela suffit. Faites que nous nous séparions, notre rencontre a trop duré.
Sans relever limpertinence du sous-officier, lAvignonnais rejoignit ses compagnons et, après une courte conférence, séloigna avec sa troupe, laissant les jeunes gens seuls dans la clairière.
Mais tout en marchant, il racontait au général ce qui venait de se passer.
Tu es puissant à Antananarivo, conclut-il. Je leur ai désigné cette ville dans lespoir que tu maiderais à les écraser. Je pars avec toi.
Tu as bien fait, répondit tranquillement le Hova. Dans notre capitale ils trouveront la mort.
Et sur un signe interrogateur :
Tu es lié à moi par notre crime commun. Je nai rien à te cacher. Nous sommes las de la domination française. Dans un mois, nos guerriers seront armés, grâce à nos amis dAngleterre, et alors pas un de nos maîtres néchappera à notre vengeance.
Bigre ! interrompit le commissionnaire, je ne taccompagne plus.
Non. Tu sais et tu dois par conséquent rester auprès de moi. Tu nas rien à craindre dailleurs, je te protège.
Tandis que Ikaraïnilo faisait planer sur les Français cette menace de soulèvement, Marcel et ses amis tenaient conseil. Se rendre à Diego-Suarez, maintenant était inutile. Autant gagner Antananarivo. Le résident, installé dans la capitale Hova, aurait sûrement vu Antonin. Peut-être saurait-il vers quelle contrée lexplorateur sétait dirigé.
Le mieux était de revenir à la Pointe-aux-Îles. Si le Fortune y était encore, les voyageurs demanderaient à miss Pretty de les conduire à Tamatave, doù ils atteindraient en huit jours la ville dAntananarivo.
Et si le yacht est parti ? demanda Yvonne.
Nous suivrons la côte et chercherons une embarcation indigène qui nous transporte, voilà tout !
Sur ces mots, la jeune fille fut hissée sur sa mule, et la petite troupe quitta la clairière.
Marcel voulut repasser près de la sépulture violée, et Yvonne elle-même lapprouva lorsquil lui montra la bêche oubliée par Canetègne, et surtout le sac où linstrument avait été enfermé. Sur la toile des caractères latins se dessinaient en bleu, formant des mots que Bérard traduisit ainsi :
Ikaraïnilo, xvie honneur.
Seizième honneur, répétèrent les amis du « Marsouin », cela signifie ?
Général, tout simplement. Au lieu de grades, on a des honneurs. Les généraux vont de douze à vingt-deux. Les Tsimandos, ou courriers royaux, qui en réalité font la police, sont neuvième honneur. Le premier ministre et son épouse la reine occupent le sommet de léchelle avec trente trois honneurs.
Après cette explication, sac et bêche, placés sur la mule, la marche fut reprise.
À la Pointe-aux-Îles, une première désillusion attendait les voyageurs. Le yacht Fortune nétait plus au mouillage. Les indigènes des environs déclarèrent navoir pas de pirogues assez grandes pour tenir la mer.
Ils semblaient affligés de ne pouvoir rendre service aux Européens. On sentait dans leurs paroles comme une hésitation. En réalité, ils obéissaient à un mot dordre donné. Depuis quelques jours, les Tsimandos de la reine Hova parcouraient le pays, annonçant aux populations les plus terribles représailles si elles entraient en contact avec les blancs. Ils disaient ces derniers atteints dun mal redoutable, dont serait frappé quiconque les recevrait. Sous couleur dhygiène ils faisaient le vide autour de nous.
Les voyageurs ignoraient cette situation. Ils crurent donc les Malgaches. La route de la mer leur était fermée, ils se contenteraient de la voie de terre. Bravement ils se mirent en route à travers la forêt continue, qui va de la côte aux premières rampes des plateaux du centre. Sous le feuillage des baobabs, des tecks, des ébéniers, ils allaient, arrêtés à chaque instant par lun des innombrables ruisseaux qui se jettent dans locéan entre Diego-Suarez et la baie dAntongil.
Plus ils avançaient, plus le mauvais vouloir des indigènes saccentuait. Maintenant on les fuyait ; on leur refusait les vivres dont ils avaient besoin.
Pendant la cinquième journée de marche, une flèche lancée par un ennemi invisible frappa la mule dYvonne au défaut de lépaule. Marcel et Bérard battirent le fourré sans découvrir aucune trace. La pauvre bête étant morte, Mlle Ribor dut suivre ses compagnons à pied.
Tout le jour suivant elle chemina sans une plainte ; sa fatigue se trahissant seulement par la contraction de son visage. Au soir elle se coucha sur le sol, brisée, grelottant de fièvre.
Dans le sac léger quil portait sur le dos, Marcel avait heureusement une petite provision de quinine, ce remède universel dans les pays intertropicaux. Cette fois encore, la panacée triompha du mal. Quand laurore se montra, la fièvre avait disparu ; mais il était évident quelle guettait sa victime, et quà la moindre fatigue elle reparaîtrait. Il fallait à tout prix trouver une monture à la jeune fille.
Celle-ci se lamentait, désolée dêtre un embarras pour ses amis. Alors Marcel la gronda doucement, lui fit promettre dêtre bien sage ; et la laissant à la garde du campement, établi au bord dun ruisselet murmurant, se mit avec Claude en quête dun moyen de transport.
Un bois de pandanus vacoua, dont la fibre se prête au tissage, sélevait à peu de distance. Ils senfoncèrent sous son ombre. Autour des troncs, de grandes orchidées aux fleurs éclatantes senroulaient en interminables spirales, lançant des rejets dune branche à lautre, formant au-dessus de la tête des Français un dôme odorant. Un battement dailes, un bruissement rapide dans les herbes indiquaient seuls la présence dêtres vivants, dérangés dans leur tranquillité par le passage des jeunes gens.
Puis les arbres sespacèrent, se firent plus rares, et les voyageurs débouchèrent dans une prairie dont un étang occupait le centre.
À la surface de leau, louvirandrona balançait ses feuilles découpées à jour en fine dentelle, et dans les joncs géants de formidables froissements décelaient la présence de caïmans.
Les sous-officiers ne sarrêtèrent pas. Au fond dun vallonnement ils avaient aperçu une ferme. Là, ils trouveraient des porteurs, ou bien on leur vendrait un zébu de selle ; car ici comme dans lHindoustan, leur pays dorigine, ces superbes buffles sont des bêtes de somme appréciées. On les élève par centaines de mille, et ils représentent une des principales richesses de la grande île africaine.
Des travailleurs étaient épars dans la plaine. Marcel avait hâté le pas. Soudain un cri dépouvante déchira lair :
Aïbar Imok !
Et les indigènes senfuirent à toutes jambes vers les huttes de bois et de limon, dont lensemble représentait la ferme.
Quest-ce qui leur prend ? fit Simplet.
Je ne sais, riposta Bérard. Aïbar Imok signifie : la peste. Pourquoi ce cri ? Pourquoi cette épouvante ? Mystère.
Approchons toujours ; ils nous le diront.
Mais à cinquante mètres des habitations il fallut sarrêter. Les Malgaches, debout sur le seuil des cabanes, brandissaient des fusils dun air menaçant. Un homme, qui paraissait être le chef, savança, et à distance respectueuse, adressa aux voyageurs un discours dont ils ne comprirent pas un mot. Les gestes en revanche étaient clairs. Ils signifiaient nettement :
Allez-vous-en, ou nous tirons sur vous.
Ils sont tous fous dans lîle, murmura Dalvan tout en obéissant à cette injonction peu parlementaire. Eh bien ! je les trouve gentils, les protégés de la France ! Après cela, cest lhistoire universelle ; les protecteurs sont partout détestés.
Et sur cette réflexion empreinte de philosophie il prit le large, suivi de Claude qui mâchonnait furieusement sa moustache.
Dans deux autres agglomérations des scènes identiques se renouvelèrent. Cétait à se briser la tête contre un arbre. Vouloir acheter un zébu, et nobtenir que des imprécations ou des menaces !
Avec cela la journée savançait. Les jeunes gens éprouvaient une vague inquiétude en songeant à leur compagne restée seule, sans défense, dans cette région agitée par un démon hostile.
Ils reprirent le chemin du campement. Comme ils atteignaient le bois de Pandanus traversé le matin, un bruit sourd les cloua sur place. On eût dit la chute dun corps pesant. Presque aussitôt une exclamation gutturale parvint jusquà eux, étouffée par un formidable grincement de dents. Les voyageurs armèrent leurs revolvers.
Que se passe-t-il ? fit Marcel.
Des grondements, des cris humains bourdonnaient à leurs oreilles.
Allons voir.
Tous deux sélancèrent éventrant les buissons, et subitement ils sarrêtèrent.
Sur le sol un groupe hurlant se tordait. Au bout dun instant ils distinguèrent un indigène enlacé par un lémurien géant. Quadrumane comme le singe, mais armé de griffes redoutables, lanimal cherchait à étouffer lhomme.
Celui-ci sefforçait déviter son étreinte, et les bras lacérés, le visage sanglant, luttait. Mais déjà la fatigue lavait abattu sur le sol où son ennemi lappuyait de tout son poids.
Sans hésiter, Marcel savança et déchargea son arme dans loreille du lémurien. Foudroyée la bête eut une contraction qui la fit bondir à plusieurs pas, puis elle saplatit à terre sans mouvement. Rapide comme léclair, le Malgache sétait relevé :
Des blancs ! dit-il en considérant ses sauveurs.
Il fit mine de fuir, mais se ravisant il vint à Marcel, le flaira cérémonieusement cest ainsi que les Hovas se saluent et dans un français émaillé de mots anglais et malais :
Tu as sauvé la vie de Roumévo, courrier de la reine ; tu es blanc, donc ennemi. Cependant, tu nas plus rien à craindre, car Roumévo est reconnaissant. Il veut faire avec toi le serment de sang.
Accepte, souffla Bérard à son ami. Ce moricaud va nous sauver.
Faisons le serment de sang.
À la halte, chez le chef, afin quil soit garant que nous devenons frères. Viens chercher la jeune fille blanche qui voyage avec toi, puis nous gagnerons le village tout proche de Sambecoïré.
Le sous-officier avait tressailli.
Tu sais quune jeune fille
Taccompagne ? Oui. Roumévo sait beaucoup de choses. Sans plus, il courut au lémurien, sorte de maki haut de un mètre cinquante, au pelage noir et gris. À laide de son couteau il leut tôt écorché. Il choisit alors quelques morceaux de viande les plus savoureux sans doute les enroula dans la dépouille sanglante quil jeta sur son épaule et sadressant aux Français :
Venez, il nous faut arriver avant la nuit.
Tout en marchant, il expliquait à Dalvan comment il avait été surpris par le maki. Suivant lhabitude de ses congénères Madagascar en compte dix-huit espèces dont la plus petite a la taille dune souris lanimal était perché sur une maîtresse branche lorsque Roumévo lavait aperçu. Lui envoyer une flèche avait été laffaire dun instant. Mais sur une liane le projectile avait dévié, blessant la bête sans latteindre dans les uvres vives.
Furieux, le lémurien sétait laissé tomber. Surpris par son mouvement, le Hova sétait senti étreint par ses bras vigoureux avant davoir songé à léviter. Il était perdu sans lintervention du blanc. Des confidences lindigène passa à linterrogation :
Où vas-tu ?
À Antananarivo.
Bien. Jy retourne moi-même ; tu verras quun frère peut aplanir la route de son frère.
Décide les habitants à nous vendre des provisions et
Je les déciderai.
Tu sais pourquoi ils refusent ?
Roumévo eut un rire railleur.
Oui.
Et cest ?
Je ne dois pas parler avant le serment de sang. Après je naurai plus de secrets pour toi, car ta langue se refuserait à répéter les confidences de ton frère malgache.
Vois-tu, expliqua Claude à son compagnon, le serment dont il te parle est sacré. Fourbe, menteur, voleur, le Hova devient loyal quand il la prêté. Il accorde à son « frère » la confiance la plus absolue, et lui-même mérite quon ait foi entière en lui.
Quest ce serment ?
Tu le verras.
On atteignait le campement, et Yvonne, inquiète de la longue absence de ses fidèles, accourait au-devant deux.
En dix minutes la petite troupe fut prête à partir. Longeant le lit du ruisseau voisin, elle se dirigea, guidée par Roumévo, vers le village de Sambecoïré. Une promenade de trois quarts dheure la conduisit en face dune cinquantaine dhabitations, aux toits pointus couverts en ravenala et supportés par des poutres formant véranda tout à lentour.
Établies au fond dune vallée riante, où le ruisseau élargi formait un lac miniature, les maisons coquettement groupées sabritaient sous des cocotiers au tronc flexible, des arbres à pain, des sagoutiers dont la moelle séchée fournit une excellente farine. Des rafias énormes, au tronc trapu, aux palmes découpées en mille folioles, suspendaient à dix mètres de hauteur leurs grappes de fruits lourdes de cent à cent cinquante kilogrammes. Et sans craindre la chute de ces régimes dangereux pour le promeneur, des indigènes couchés à lombre écoutaient un sekaste, qui chantait en saccompagnant de la guitare à une corde.
Vêtu ainsi quune femme, le visage fardé, le musicien prenait des attitudes bizarres, faisait des effets de hanches.
Un troubadour, murmura Claude.
Ce singe ?
À lexclamation de Marcel le « Marsouin » répliqua :
Comme tu le dis. Ce singe va de village en village. Il improvise un chant de guerre, damour ; il conte les luttes des dieux. Tu le sais, les Malgaches sont superstitieux en diable. On lhéberge, on lui fait des présents. Avec les troubadours, cela ne se passait pas autrement.
Un certain mouvement se manifesta parmi les auditeurs du sekaste. Les blancs avaient été aperçus. Mais Roumévo partit en avant, parla longuement au chef et enfin fit signe à ses compagnons dapprocher.
Cette fois personne ne les insulta. Plusieurs hommes débarrassèrent une cabane. On loffrit aux voyageurs. Puis des jeunes filles leur apportèrent des noix de coco emplies de vin de palme, du filet de sanglier, des boules vertes de larbre à pain cuites sous la cendre. De bon appétit ils dînèrent. Comme le repas touchait à sa fin, Roumévo sadressa à Marcel :
Viens, cest lheure du serment.
Sur un signe de Bérard, Marcel tendit la main au Malgache, et tous deux, suivis par leurs amis, se dirigèrent vers la place centrale du village.
Déjà tous les habitants y étaient rassemblés. Assis en cercle, ils avaient laissé libre un assez large espace, au milieu duquel était un vase de terre.
À larrivée des héros de la cérémonie tous poussèrent un cri guttural.
Puis il se fit un grand silence. Le chef du village se leva. Pour faire honneur à ses hôtes il avait noué sur ses épaules la fourrure du maki, dont Roumévo lui avait fait présent. Il prononça quelques paroles et aussitôt un ombiache espèce de sorcier drapé dans une pièce détoffe rouge, entra dans le cercle. À sa ceinture une sagaie, un couteau triangulaire et une petite pochette de cotonnade jaune se balançaient. Il portait une cruche à la main. Dans le vase posé à terre il vida leau contenue dans le récipient. Deux fois il en fit le tour en prononçant une incantation bizarre, et prenant la sagaie, il en trempa la pointe dans le liquide. Sur son invitation, Marcel et Roumévo saisirent la hampe de larme à pleines mains.
La foule semblait pétrifiée. Pas un mouvement, pas un murmure.
Le silence impressionnait le sous-officier. Il avait craint de rire dabord, maintenant, à lattitude de tous, il comprenait que Bérard lui avait dit vrai : le serment du sang est chose sacrée.
Cependant lombiache, puisant dans son sac jaune, en tirait des pièces de monnaie dargent, de la poudre, des pierres à fusil, des balles, de petits morceaux de bois. Après quoi, il se prosterna dans la direction de chacun des points cardinaux, ramassant chaque fois une pincée de terre, quil jeta avec tout le reste dans leau.
À cet instant, les guerriers de la tribu entre-choquèrent leurs armes, et le sorcier, empoignant son couteau triangulaire, en frappa à petits coups la hampe de la sagaie que tenaient Roumévo et Marcel. Son visage se contracta ; ses yeux eurent des lueurs, et, comme inspiré, dune voix surhumaine, il appela les divinités de la nuit, les chargeant de punir celui des deux contractants qui enfreindrait les obligations du serment.
Les assistants courbaient la tête. Sous les arbres, les échos endormis séveillaient pour renforcer les imprécations de lombiache. Il se tut enfin.
Alors Roumévo prit le couteau, sincisa légèrement la poitrine et fit tomber quelques gouttelettes de sang dans un cornet contenant de leau puisée au vase. Marcel procéda de même. Échangeant alors leurs cornets, ils burent leur contenu, sinfusant ainsi le sang lun de lautre.
Une clameur joyeuse séleva. Le serment du sang était juré. Dalvan et le Hova devenaient frères. Quant à Bérard, il se frottait les mains, expliquant à Yvonne toute émue par la solennité de la représentation, que les liens ainsi formés sont plus respectés que ceux de la fraternité de naissance. Deux frères de sang doivent partager leur fortune, se soutenir dans le danger, mettre en commun tous les biens et les maux de la vie. En cas de guerre, alors même quils appartiennent à deux tribus ennemies, ils sont tenus de se protéger, de sentraider. Si lun pensait que lautre pût tomber dans une embuscade tendue par les siens, il le préviendrait, trahissant la tribu plutôt que la fraternité.
Des danses terminèrent la cérémonie, et chacun sen fut dormir.
Au jour la caravane, augmentée de Roumévo et dun superbe zébu vendu par le chef du village, prit congé de ses hôtes.
Le buffle portait Yvonne, toute joyeuse maintenant. Sa joie devait croître encore. Partout on les recevait avec déférence. Il suffisait au Hova de montrer le cachet rouge, insigne des courriers de la reine, pour que tous les indigènes se missent en frais damabilité. Ils montraient une sorte de respect effrayé. Cest que tous connaissaient les Tsimandos. Ils savaient la terrible puissance de ces émissaires qui parcourent les provinces, correspondent directement avec le premier ministre hova et condamnent sans appel lhomme quils désignent comme suspect.
On passa la nuit dans un village dont la plus belle case fut donnée aux étrangers.
Dans vingt-quatre heures nous atteindrons la baie dAntongil, dit Roumévo au moment du départ. Là nous trouverons de grandes pirogues pour aller à Tamatave.
Un seul incident se produisit dans la journée. De peu dimportance en soi, il amena une conversation dont Marcel tira profit.
Vers midi, la petite troupe avait fait halte à lombre dun bouquet de bananiers. Engourdis par la chaleur, tous sabandonnaient au sommeil, quand des chants appelèrent leur attention. Des Betsimisaraks savançaient processionnellement, braillant à tue-tête ce refrain :
Kalamaké ! Kalamaké ! Arouné !
Roumévo imposa silence aux chanteurs qui séloignèrent.
Pourquoi les renvoyer ? demanda Dalvan.
Le courrier secoua la tête :
Parce quils insultaient mon frère de sang.
Eux ?
Sans doute. La complainte quils récitaient se nomme : « les Ennuis du peuple ».
Jen suis donc ?
Les ennuis sont les blancs.
Ah !
Et leur refrain est : « Il sera bon de les manger avec des haricots. »
Lamour de la musique ! Attends un peu ; je vais leur montrer quun blanc ne se mange pas comme cela.
Le jeune homme sétait levé. Roumévo lobligea à se rasseoir.
Ne téloigne pas, tu serais en danger.
En danger ?
De mort.
Écoute, interrogea Dalvan, il se passe quelque chose dinsolite dans cette région. On nous fuit, on nous tracasse. Toi, au contraire, tu es choyé. Réponds. Quy a-t-il ?
La question parut embarrasser le Tsimando. Pourtant après un instant :
Tu es mon frère, commença-t-il, je te dois la vérité. Mais laisse-moi tapprendre dabord que si tu avouais la tenir de moi, je serais décapité.
Il avait un ton solennel. Marcel répliqua :
Tu es mon frère. Jamais par ma faute le malheur ne tatteindra.
Je parle donc.
Et baissant la voix :
Frère, depuis trois siècles les Français se sont établis dans lîle pour asservir les peuples qui lhabitent. Les noms de leurs chefs rappellent de sanglants combats. Pronis, La Case, de Flacourt, de Maudave, Benyouski, lamiral Pierre. Ils nous ont canonnés, fusillés. Sous la terre, nos morts nous appellent aux armes. Un seul na pas fait couler le sang ; cest M. Le Myre de Vilers, mais il nous a diminués plus que tous les autres. Alors la reine a appelé ses courriers et leur a dit : « Il faut que les Hovas soient maîtres de Madagascar. Je vais rassembler mes guerriers. Vous, partez. Allez chez les Sakalaves, les Betsimisaraks, les Antankares. Ordonnez-leur de cesser toutes relations avec les envahisseurs. Et sils hésitent, apprenez-leur que les blancs répandent la peste autour deux, que leur contact est mortel.
Et ? fit Marcel stupéfait mais prodigieusement intéressé.
Nous avons obéi. Les populations que nous avons visitées sont plus nombreuses que nous. Elles aiment les Français, mais elles nous craignent. Par peur elles obéissent. Tu as pu ten convaincre.
Cest vrai. Et que compte faire la reine ?
Le Tsimando hésita encore :
Bon ! murmura Marcel dun air bon enfant, tu peux parler sans crainte. Tout cela ne me regarde pas.
Que veux-tu dire ?
Je ne suis pas Français.
Pas Français, toi qui parles leur langue ?
Dans mon pays on lapprend ; je suis né en Suisse.
Quest-ce que la Suisse ?
Une région montagneuse, où lon vit pauvre mais libre.
Ah ! frère, tu me causes une grande joie. Jétais triste de devoir trahir ma souveraine ; tu me rends le repos de lesprit. Pas Français ! Sache donc quun jour prochain notre reine Razatindrahety donnera le signal du massacre des Français. Tous seront exterminés et les Hovas achèveront la conquête de Madagascar.
Pas un muscle du visage de Marcel ne bougea. Il renfonça son émotion, apaisa les battements de son cur et souriant par un prodige de volonté :
Cest très bien imaginé, tout cela. Mais, sapristi ! vous devriez bien faire des distinctions entre les blancs. Si je ne tavais rencontré, nous étions exposés à mourir de faim.
Le soleil descendant vers lhorizon était moins chaud. La marche fut reprise.
Nous approchons de la mer, sécria tout à coup Bérard. Je sens cela.
Il aspirait bruyamment lair.
Ton compagnon a raison, affirma le courrier. Dans une heure nous serons sur la côte dAntongil.
Le vent arrivait par bouffées fraîches chargées deffluves salins. Le sol devenait rocailleux.
Les voyageurs sengagèrent dans une sente pierreuse, qui descendait en pente rapide à travers une véritable forêt de fougères. Soudain Marcel glissa et disparut à moitié dans un trou que la verdure lavait empêché dapercevoir. Un cri de douleur lui échappa et il bondit hors de la cavité en secouant ses mains avec une sorte de rage. Le courrier sélança vers lui, sa face bronzée devenue grise.
Un serpent ? interrogea-t-il.
Je ne sais pas, mais je souffre. Cest intolérable ; jai du feu sur les mains.
Il les tendait au Tsimando. Celui-ci les considéra et poussa un soupir de soulagement.
Ce nest rien que le zapankare.
Le zapankare ?
Oui. Tu vois ces petites épines blanches, presque transparentes, implantées dans la peau ; je les retire, la douleur cesse aussitôt. Elles appartiennent à une ortie sur laquelle tu es tombé. De danger, aucun. Seulement il te viendra, à lendroit des piqûres, des taches rouges semblables à celles qui indiquent le début de la lèpre. Au bout dun mois, elles disparaîtront.
Puis avec un regard ironique :
Un ami à moi, condamné aux fers, sest servi de cette apparence pour se faire enfermer à la léproserie dAntananarivo. La nuit il sest enfui. Il ny avait pas de gardes alors ; on en a mis depuis et on a creusé des fossés.
Brrr ! jaimerais mieux les fers que la société des lépreux.
Tu ignores ce que cest, attends avant de te prononcer.
Quelques pas encore en avant et le rideau darbres souvrit, démasquant la surface verte de locéan.
La baie dAntongil, prononça lentement Roumévo.
XLE CHEMIN DE TANANARIVE
Comme lavait annoncé le Tsimanclo, les voyageurs se procurèrent facilement une grande pirogue creusée dans le tronc dun seul arbre et huit rameurs habiles. Lembarcation naurait pu tenir la haute mer ; mais comme elle devait seulement longer la côte, elle avait une stabilité suffisante, et le 12 janvier 1893, on se confia aux flots.
Après avoir noté au passage Mananara, lun des plus anciens établissements français, Isvaviharivo-Mora, Volabel et Tintingue, ils atteignirent, le 15, le port dAmboudifote, situé dans lîle Sainte-Marie, laquelle nest séparée en cet endroit de la grande terre que par un canal de sept kilomètres.
Ils y séjournèrent deux heures, non pour visiter la ville aux légères maisons de bois entourées de jardins. Ils ne déambulaient pas en touristes, hélas ! Ils neurent pas un regard pour lîlot aux Forbans où furent déportés les condamnés de la Réunion lors du complot Timagène-Houat. Sils mirent le pied sur le second îlot englobé dans le port lîlot Madame cest quil contient, outre son phare, la demeure de lAdministrateur de la colonie, et quils désiraient sassurer que ce fonctionnaire navait aucun renseignement à leur fournir au sujet dAntonin.
De leur visite il résulta clairement que le frère dYvonne navait jamais atterri dans lîle.
Alors, ils se rembarquèrent, sans même songer à franchir les deux ponts, sur pilotis et bateaux, qui relient lîlot à la côte.
De nouveau leur pirogue longea le rivage : Ténériffe, Mahambo, Foulepointe défilèrent devant eux. Enfin, une semaine après leur départ dAntongil, ils se trouvèrent en vue de Tamatave.
Congédiant leurs rameurs, ils contournèrent la ville et gagnèrent le chemin de Tananarive, appelée par les indigènes Antananarivo, cest-à-dire les mille villages.
Ils allaient escalader les rampes du plateau central par une route qui ne mesure pas moins de trois cent cinquante kilomètres. Route difficile au possible ! Presque partout cest un simple chemin bordé de précipices, de lacs de boue.
Sur le conseil du courrier, les voyageurs louèrent des filanzanes ou fitacons, litières bizarres du pays.
Sur deux longues perches est installé un siège grossier ; le patient y prend place. Aussitôt quatre porteurs saisissent les extrémités des perches, les posent sur leurs épaules et partent au trot, riant, sifflant. En cinq ou six jours ils effectuent le trajet.
Le voyage se fit rapidement. Parfois on rencontrait un troupeau de bufs que des agriculteurs conduisaient à la côte pour les embarquer. Alors il fallait sarrêter et laisser passer la foule beuglante. Dautres fois, cétaient des soldats escortant la dîme prélevée pour la reine, et durant de longues heures, le défilé coulait lentement devant les jeunes gens enragés par ces retards.
Le pays devenait de plus en plus accidenté. Toute lancienne activité volcanique de lîle se décelait dans les amoncellements titanesques des rochers couverts dune chevelure verdoyante darbres, de lianes, de mousses. Le chemin avait alors une altitude de mille mètres, et à la température ardente de la côte avait succédé une fraîcheur relative.
Marcel en était enchanté, car lortie zapankare, qui lavait si malencontreusement piqué, continuait son uvre : ses mains, ses bras se couvraient de larges plaques rouges, au centre blanchâtre, sur lesquelles la peau commençait à se détacher en bandes sèches. Et quoi quen eût dit le Tsimando Roumévo, la douleur était agaçante. La brise plus fraîche calmait en partie la démangeaison, les picotements dont se plaignait le sous-officier.
Le sixième jour, au départ, le courrier annonça à ses amis que vers midi ils seraient à Tananarive. Réconfortés par cette assurance, tous plaisantaient gaiement, quand ils se trouvèrent en présence dune lamentable caravane.
Une dizaine dhommes la composaient. Ils empierraient la route défoncée en cet endroit ; mais, détail horrible, chacun avait le col entouré dun lourd collier de fer, auquel se rattachait une barre de même métal descendant jusquà mi-cuisse, et rattachée par un anneau à deux autres tiges rivées à des carcans entourant les chevilles. Tous étaient liés ensemble par leurs colliers. Pâles, hâves, la figure convulsée par la souffrance et le désespoir, ces infortunés travaillaient sous le bâton dun surveillant.
Quest-ce ? questionna Marcel.
Roumévo secoua la tête.
Cest la peine à laquelle lami dont je te parlais lautre jour a préféré quelques heures de léproserie. Les fers ! Chacun de ces pauvres diables porte vingt kilos de chaînes ; il travaille toute la journée. Au soir on lenferme, sans le débarrasser de son appareil, dans une sorte de dortoir. On ne le nourrit pas, et si quelques parents ne lui apportent de quoi manger, il meurt de faim. Alors on lui coupe la tête et les pieds pour le retirer des fers, et les autres continuent à porter lattirail du défunt.
Horrible ! murmura le jeune homme. Et pour quelle faute est-on condamné à ce supplice ?
Pour avoir volé, incendié, commis un faux, conspiré, fait provision de poudre sans autorisation de la reine, insulté celle-ci ou lun des objets dont elle se sert. Parfois, quand le délit est politique, le condamné obtient une commutation de peine. On le conduit au sommet de la montagne Analamanga sur laquelle est bâtie Tananarive. À la crête même sélève le palais de la reine, dominant un abîme de trois cents mètres. Lhomme sy précipite et meurt en quelques secondes au lieu de souffrir longuement.
Pendant cette digression criminelle, les porteurs couraient toujours, et à un coude de la route, les Français poussèrent un cri dadmiration. Tananarive était devant eux.
Étagée sur les gradins de la montagne, la ville avait un aspect de civilisation, qui les satisfaisait après leurs pérégrinations dans les contrées barbares. Partout des maisons à leuropéenne, et tout en haut, semblant planer sur les constructions vassales, le palais de la reine se découpait dans le ciel bleu.
Avec ses pavillons dangle, ses balcons, ses innombrables fenêtres, on eût dit un de ces châteaux dAsie, transporté sur le roc par quelque génie malfaisant des contes des Mille et une Nuits. Même par larchitecture, lorigine malaise des Hovas se trahissait.
Contrairement aux pronostics du courrier, le 25 janvier, à midi, la troupe dut faire halte à deux kilomètres de la ville, dans un vallon verdoyant. Une véritable armée passait sur la route et les filanzanes eussent été infailliblement renversées si les porteurs sétaient obstinés à remonter le courant.
Tous mirent pied à terre et sinstallèrent au bord dun petit torrent qui bondissait à grand bruit entre les pierres, dont sa route était obstruée. En face deux un mur de basalte se dressait, régulièrement stratifié, figurant des colonnes. Une ouverture sombre, sorte de porche haut de dix mètres, creusait un trou de nuit dans la paroi baignée de soleil.
Cest sans doute une grotte ? demanda curieusement Yvonne.
Roumévo fit « non » de la tête.
Cest le temple des Bienfaisants.
Des Bienfaisants ?
Oui, ceux qui sont chargés de maintenir lordre et la prospérité du pays.
Des esprits ?
Les prêtres le disent. Chaque année, la reine sy retirait autrefois et se plongeait dans leau claire qui remplissait une baignoire naturelle.
La fête du Bain, compléta Claude. La reine se baigne, asperge ses sujets avec leau que son précieux corps a touchée. Cette cérémonie donne lieu à des bousculades terribles, car les Hovas sont convaincus que celui qui reçoit une goutte du liquide est heureux toute lannée. La chose certaine est que, chaque fois, il y a un certain nombre de bras cassés et de têtes fendues. Cest ce que lon appelle la cérémonie du bain de la reine.
Oui, compléta le Tsimando, mais la civilisation a pénétré chez nous. La fête fut qualifiée de sauvage, et maintenant la cérémonie du bain a lieu dans une salle du palais royal.
Yvonne sétait levée.
Allons voir, dis, Simplet, veux-tu ? Pour la première fois, cest de son frère de lait quelle sollicitait une permission. Depuis le serment du sang, il avait fait un pas dans sa considération.
Allons, petite sur.
Roumévo suivit ses compagnons. Tous pénétrèrent dans la caverne sans prendre garde à quelques soldats hovas qui, assis à proximité de lentrée, jouaient au badok, sorte de jeu dosselets.
Un phénomène cosmique avait fait tous les frais de premier établissement. Les murailles, aux cristaux étrangement encastrés les uns dans les autres, les colonnes trapues ou les élégantes colonnettes jaillissant du sol au plafond, sinfléchissant en arcades, se ramifiant en nervures, disaient la part du volcan.
Puis lhomme était venu. Semant des ors, des bleus, des rouges sur la pierre, il avait transformé le temple plutonique en uvre dart. De la réalité, issue des feux souterrains, il a fait un rêve de poète bercé par le haschich. Et dans le silence de la crypte les jeunes gens marchaient, impressionnés par la répercussion du bruit de leurs pas. Dans la pénombre, un groupe sagita devant eux. Une voix, trop connue hélas ! résonna à leurs oreilles.
Té ! disait-elle. Cest beau certainement, mais que dargent dépensé inutilement, avec lequel on aurait pu faire des affaires !
Cétait M. Canetègne qui, arrivé depuis plusieurs jours à Antananarivo, se promenait avec le général Ikaraïnilo.
Apeurée, Yvonne se serra contre son frère de lait. Mais celui-ci, tranquille comme toujours, salua le négociant et dun air aimable :
Cher monsieur Canetègne, enchanté de vous rencontrer. Je vous souhaite fortune et mémoire ; mémoire surtout, car il serait bien fâcheux pour vous doublier nos petites conventions. Silence pour silence !
LAvignonnais grommela des paroles que lon nentendit pas et séloigna avec son compagnon.
À peu de distance Ikaraïnilo larrêta :
Tu es bien un blanc impatient, dit-il. Que timportent les railleries de ton ennemi ; il vient lui-même se livrer. Sous trois jours la révolution éclatera et, comme tous les Français, toi seul excepté, il mourra. Il rit, il périra.
Cette parodie du mot de Mazarin : « Ils chantent, ils payeront », ne dérida pas le commissionnaire :
Je voudrais sauver la jeune fille, murmura-t-il.
Pourquoi ?
Parce que ses dédains mont piqué et que je souhaite lavoir pour femme. Privée de ses défenseurs, elle serait impuissante à résister à ma volonté.
La sauver seule est possible ; jai des soldats qui mobéissent aveuglément.
Seule, bien entendu. Que les deux hommes disparaissent ; eux, je les hais. Quand je songe au mal quils mont fait !
Il serrait les poings, frappait le sol du pied. Ikaraïnilo ricana :
Toujours rageur. Sois paisible ; il sera fait ainsi que tu le désires.
Tandis que les dignes acolytes conspiraient, Marcel se plantait devant une sorte de grand tableau de basalte poli, sur lequel salignaient en creux dinterminables lignes décriture.
Ciel ! fit-il. Les tablettes dun romancier !
Le courrier, après une révérence profonde au tableau, répliqua :
Cest la gravure sur pierre du premier code écrit, édicté le 29 mars 1881 par la reine de Madagascar.
Ma foi, dit Marcel, jen veux prendre copie. Traduis-moi cela, frère Roumévo.
Et rapidement il écrivit sous la dictée du courrier.
Maintenant, fit gravement Roumévo sa traduction achevée, venez voir le bain de la reine, puis rejoignons nos porteurs. Les troupes ont sans doute fini de défiler.
Une galerie sinueuse conduisit les voyageurs dans une salle régulière à ciel ouvert. En y pénétrant, ils sarrêtèrent stupéfiés dadmiration. Les parois verticales, sélevant à la hauteur dune maison de cinq étages, étaient littéralement couvertes de figurines en relief, rehaussées des couleurs les plus vives. Cétait lhistoire fouillée dans la pierre du Coq blanc, loiseau qui porte bonheur et est consacré au géant Derafif, enfant aimé du bienfaisant génie Zanahary.
Au centre, un trou elliptique se creusait dans le sol.
Le bain ! dit seulement le courrier.
Tous se rapprochèrent.
Mâtin ! fit Marcel. Elle est profonde, la baignoire ; je comprends que lorsquelle est remplie deau, on puisse asperger le peuple.
Et par réflexion :
Mais la reine devait sy tenir debout ; un mètre soixante de creux au moins.
Avant que personne eût pu prévoir son mouvement, le jeune homme, à lappui de sa démonstration, sautait légèrement dans la baignoire naturelle.
Roumévo eut un cri dangoisse. Sa figure se contracte ; un tremblement convulsif le secoue.
Quavez-vous ? demande Yvonne troublée par ces signes de terreur.
Le courrier na pas le temps de répondre. De toutes parts des hululements douloureux sélèvent. Des prêtres, à la tunique blanche agrémentée de vertes passementeries, font irruption dans la salle.
Fuis ! hurle le Tsimando dune voix rauque. Tu as commis un sacrilège ; cest la mort ou les fers à perpétuité.
Dun bond Marcel est hors de lexcavation. Il sélance, renversant les indigènes qui veulent larrêter.
Il gagne le couloir, mais là de nouveaux ennemis le saisissent, le maintiennent et lentraînent hors du temple.
Éperdus, ses compagnons suivent la meute hurlante des prêtres. Livides, ils se regardent, se reconnaissant à peine sous la lumière crue du soleil. Des lames brillantes étincellent. Marcel va tomber, frappé de mille coups. Roumévo tire son poignard recourbé. Il doit défendre son frère de sang.
Tout à coup un mouvement se produit. Les prêtres reculent avec des hoquets dépouvante. Ils se montrent les mains du sous-officier, avec les taches rouges, les squames pelliculaires. De leurs lèvres blêmies un mot séchappe :
Ourvati !
la lèpre !
Un sourire éclaire le visage du courrier. Il remet son poignard au fourreau et, profitant de la stupeur générale, il vient à Marcel.
Ils croient que tu as la lèpre.
Ah !
Ils te conduiront à la léproserie.
Moi ! mais cest horrible ! Je ne veux pas.
Fais comme mon ami. Moi, je memploierai à te sauver.
Les prêtres ont aperçu Ikaraïnilo et ses soldats, les mêmes qui jouaient aux osselets, et auxquels ni Marcel ni ses compagnons navaient pris garde. On court à eux ; on les amène.
Général, conduisez cet homme à la léproserie !
Comme chez tous les peuples où existe encore latroce maladie, elle cause aux populations malgaches une sorte de terreur superstitieuse.
Canetègne, flanquant toujours le général, a un ricanement de triomphe. Le hasard le venge cruellement. Yvonne aussi a entendu, compris. Elle veut parler ; Roumévo lui impose silence. Un mot perdrait Marcel que lon peut encore sauver.
Allons, suivez-nous ; ordonne au prisonnier le général.
Déjà les soldats lont entouré. Brusquement Simplet redevient souriant. Il écarte dun coup dépaule le soldat le plus proche, se penche vers le Tsimando. Il lui montre Yvonne et Bérard.
Je te les confie, dit-il à voix basse ; emmène-les chez toi. Ce soir je serai libre.
Et séloignant de Roumévo stupéfait, il reprend sa place au milieu des soldats, et docilement se met en marche avec son escorte.
XILA CITÉ DE LA LÈPRE
Au lieu de reprendre la route de Tananarive, le prisonnier et ses gardes suivirent la vallée, qui contourne la montagne où la ville est juchée.
Bizarre, cette vallée formée de prairies minuscules, reliées entre elles par détroites passes déchirant le massif rocheux.
Tous allaient muets, lesprit assiégé dun rêve sombre.
Car il est affreux de se dire : au-dessus de cette île merveilleuse, peuplée dhommes intelligents, énergiques, parmi les piaillements doiseaux multicolores, parmi les parfums des fleurs, un fantôme errant va, cherchant sa proie. Rien ne le désarme, ni les nuits lumineuses, ni le flot voluptueux sallongeant en une longue caresse sur la grève. Dans les bruissements de la forêt, dans le scintillement détoiles, dans les soupirs de la mer, il marche sans trêve, sans repos, acharné à la destruction. Il est le mangeur dhommes. Il a pour nom : la lèpre !
Les blancs en sont rarement atteints. Une hygiène bien comprise les en défend ; mais les indigènes, les Hovas surtout, sont sa proie favorite. Toutes les mesures prises pour enrayer le mal avaient échoué avant loccupation française, car la police sanitaire était mal faite. Pour un malade que lon enfermait dans les léproseries, dix, avec laide de leurs parents, de leurs amis, dissimulaient leur terrible affection et devenaient, en se promenant libres parmi leurs concitoyens, de véritables foyers de contamination.
Depuis létablissement de notre protectorat, et grâce à la surveillance de nos résidents, le nombre des lépreux a sensiblement diminué. Lépoque nest point éloignée où la maladie chinoise ainsi nommée en souvenir de sa patrie dorigine nexistera plus à Madagascar quà létat de souvenir.
Il a suffi pour cela de tenir la main à ce que toute personne atteinte du fléau fût séparée du reste des humains. Devoir pénible sans cloute ; le malheureux que lon interne dans la léproserie entre dans une tombe anticipée, dont il ne sortira que mort ; mais devoir supérieur.
Lescorte avançait toujours. Enfin après avoir franchi un dernier défilé, on atteignit une sorte de cirque fermé de toutes parts par des murailles de granit verticales. Occupant le centre, une agglomération de cabanes entourées de fortes palissades de bois et dun fossé profond. Ceux qui sont enfermés là doivent perdre tout espoir den sortir. Un pont-levis, levé en ce moment, permet seul daccéder à lintérieur.
Cétait la léproserie. Des factionnaires se promenaient de distance en distance. Alors, Marcel appela Ikaraïnilo.
Éloigne un peu tes soldats, général, et entends mes paroles.
Le Hova fit ce que le prisonnier demandait. Il ordonna même une halte. Puis se plantant à deux pas du sous-officier.
Jattends, dit-il.
Le jeune homme cligna des yeux, sourit et débuta ainsi :
Puisque je devais être arrêté, je suis charmé que ce soit par toi.
Tant mieux !
Car toi, tu nignores pas que, près de Port-Louquez, au bord dune tombe profanée, tu as abandonné dans ta précipitation une bêche.
Peuh ! une bêche ne prouve rien. Tu essayes de mintimider bien inutilement.
Très juste, observa Simplet goguenard. Mais tu as oublié également un sac de toile, sur lequel on lit : Ikaraïnilo, xvie honneur.
Le Hova tressaillit.
Ce sac, continua le sous-officier, ainsi que dautres preuves recueillies aux environs, sont entre les mains de mes amis. À cette heure, ils sont à Antananarivo et ils les ont mises en lieu sûr.
Puis dun air engageant :
Tu serais désolé quelles fussent placées sous les yeux de ta souveraine. Moi je ny tiens pas. Seulement mes compagnons, inquiets de me voir arrêté, mont déclaré que, si demain matin je nétais pas auprès deux, ils agiraient.
Demain ?
Ils savaient que tu commandes à la léproserie et ils ont pensé sagement que tu ne my enfermerais pas.
Ils ont mal pensé, bredouilla Ikaraïnilo. Ces soldats qui mentourent sont autant despions. Si jenfreignais la loi, le premier ministre en serait aussitôt informé et ma tête vacillerait sur mes épaules.
Ah !
Un nuage passa sur le visage de Simplet. Ses regards se fixèrent avec une vague expression dépouvante sur les palissades enceignant le village des lépreux. Il lui fallait donc pénétrer dans cet enfer !
Mais le petit sous-officier avait lâme vigoureusement trempée. Bien vite il domina la révolte de sa chair et reprenant lentretien :
Soit ! tu vas menfermer là. Mais, cette nuit, je mévaderai avec ton aide.
Cest également impossible, commença le général.
Marcel linterrompit impétueusement :
Prends garde ! Que mes amis ne me voient pas demain matin et tu es sûrement perdu.
La menace troubla le Hova. Ses lèvres eurent un frémissement.
Comment pourrais-je taider ? Des factionnaires veillent autour des fossés. Lunique entrée, ce pont-levis que tu aperçois, souvre seulement pour laisser passer les malheureux atteints de la contagion, ou sortir ceux que le trépas a guéris. Les vivres sont hissés par-dessus la palissade au moyen de cordes et dans des paniers que les captifs brûlent après les avoir vidés.
Marcel riait.
Tu ne me crois pas ?
Si ; mais permets-moi une question. Comment êtes-vous avisés des décès qui se produisent ?
Chaque semaine on ordonne aux malades de se tenir enfermés dans leurs cabanes à une certaine heure. Un de mes lieutenants ou moi entrons dans la cité. Chaque hutte est à claire-voie afin que lair y circule librement. Il est donc facile de se rendre compte de létat des habitants. Sur nos indications, des condamnés à mort enlèvent les défunts et les ensevelissent dans ce bois, en face du pont-levis.
Dalvan se frottait les mains :
Parfait. Je mévade cette nuit.
Tu nas donc pas compris ?
Au contraire. Cest très simple : cette nuit, vers onze heures, tu fais toi-même la reconnaissance dont tu me parlais.
Ce nest pas le jour fixé.
Cela mest égal. À onze heures donc, le pont sabaisse. Je me charge du reste.
Mais
Plus de détours, mon brave général : ma liberté cette nuit ou ta tête demain matin.
On ne résiste pas à certains arguments. Ikaraïnilo céda.
Soit ! je ferai ce que tu désires.
Bien.
Et avec un frisson le jeune homme conclut :
Conduis-moi dans ce village de misère.
Cinq minutes après Marcel franchissait le pont, qui se relevait derrière lui. Il était prisonnier dans la cité de la lèpre.
Cependant le général fort soucieux séloignait avec sa troupe. Canetègne marchait à ses côtés, très intrigué par sa longue conversation avec le Français. Il attendait une explication ; elle ne vint pas. Il dut se décider à la provoquer. À sa première question, le Hova répondit par le récit de ce qui venait de se passer. On juge de la colère de lAvignonnais.
Et tu vas obéir à ce drôle ?
Sans doute. Il sagit de sauver ma tête. Au surplus, quil sévade cette nuit, il néchappera pas aux coups du peuple révolté. Cest quarante-huit heures dexistence que je lui donne en échange de ma sécurité.
Il sarrêta. Le commissionnaire secouait la tête.
Tu protestes ; ce nest pas juste. Voyons, parle, que pouvais-je faire ?
Oh ! tu navais quà exaucer ses vux.
Tu le reconnais ?
Oui. Mais rien ne tempêche de lui ménager une surprise pour ce soir.
Le général regarda son associé en face :
Il faut quil soit réuni à ses amis avant le jour, sinon
Au diable ! tu as raison.
Canetègne habitait un pavillon dépendant du palais dIkaraïnilo. Il rentra chez lui furieux, et seul donna carrière à sa mauvaise humeur.
Cet imbécile de général se sauve ! grommelait-il. Mais il embrouille ma situation. Libre, ce Marcel est bien capable de quitter la ville avant que la révolution éclate, et alors cela me fait une belle jambe, leur révolution ! On massacre tous les Français, hormis ceux qui me sont nuisibles.
Et, le sentiment du danger aidant, lhomme daffaires se sentit devenir patriote.
Cest absurde de laisser occire tous les Français. La base de ma fortune est la commission coloniale ; si nos colonies se séparent de la métropole, plus de commission. Je serais donc lartisan de ma ruine !
Cette idée lexaspéra davantage.
Lennui, voilà. Ce damné Marcel et sa sur de lait connaissent mes relations financières avec les trépassés, sans cela la chose marcherait toute seule. Ce soir, une fois Ikaraïnilo parti, jemmènerais vers la léproserie quelques soldats, qui ne demanderaient pas mieux que de tuer le lépreux évadé. Et dun. Seulement les deux autres dénonceront Ikaraïnilo et moi du même coup. Cest dommage. Quelle belle balle à jouer ! Une occasion unique dattraper la décoration. Aller trouver le résident général, laviser de la conspiration ourdie par les Hovas. Honneur et patrie ! Va te faire lanlaire ! Yvonne et Claude parleront.
Il eut un geste violent, puis se calmant soudain :
Mais non
Cela nest pas certain du tout ; en parlant, ils se livrent eux-mêmes. Oui, mais pour venger leur ami
Cest un cercle vicieux.
Tout à coup il se frappa le front :
Je suis bête !
Quest-ce que cela me fait quils parlent, si jai pris les devants ? Je ny songeais pas. Comme on est obtus parfois ! Jécris au résident : je maccuse davoir aidé Ikaraïnilo à violer une tombe ; si jai commis ce sacrilège, cétait pour découvrir les rouages de la conjuration. Pour la gloire de son pays, que ne ferait-on pas ! Eurêka !
La face illuminée, M. Canetègne sinstalla devant une table, et sur une feuille de papier traça, dune magistrale écriture, ces mots :
« À Son Excellence Monsieur le Résident général de la République française, à Tananarive. »
Il exultait, et il lui faut rendre cette justice, il trahissait son associé hova avec la même désinvolture quun compatriote.
Tandis que lAvignonnais ourdissait sa trame, Marcel, angoissé, parcourait le village des lépreux. La vaste enceinte était pleine danimation. Dans les avenues, sur le seuil des cabanes bien alignées, la population vaquait à ses occupations. Des hommes passaient munis, qui dun balai, qui dune brouette ; dautres arrosaient les gazons. Les femmes travaillaient aussi, épluchant des légumes, façonnant des plats artistement découpés dans des feuilles de ravenala, débarbouillant les enfants.
Le jeune homme fut surpris. Autour de lui il sentait le mouvement dune ville de vivants. Mais la réalité le prit aux yeux. Les faces marbrées, tuméfiées, les yeux louches, les traits bouffis ddème indiquaient que tous étaient condamnés.
Son arrivée fit sensation. Les mains dans les poches, il se promenait, et derrière lui un groupe de badauds se formait.
Quel est celui-là ? se demandaient-ils.
Avec son teint rose, sa mine fraîche, ses yeux clairs, le nouveau-venu ne pouvait être un malade. Alors que venait-il faire en ce lieu ? On ne rend pas visite à ceux qui ne sont déjà plus.
Au premier rang une jeune fille, à la peau dorée, fixait sur le sous-officier le regard triste de ses yeux noirs. Elle rayonnait de beauté ; la maladie à sa première période était encore localisée.
Le mal navait attaqué que le bras droit, marqué dune large tache blanchâtre. Drapant son lamba bleu, arrangeant les fleurs piquées dans sa chevelure presque toutes les femmes étaient ainsi ornées, lamour de la parure survivant en dépit du mal elle tâchait dattirer lattention du nouveau venu.
Marcel allait toujours, la poitrine serrée par langoisse de ce quil voyait.
Assise devant sa porte, une femme coiffait un baby ; elle lui sourit. Jeune et déjà hideuse, la face grimaçante, lil gauche demi-rongé, elle lui tend lenfant, gentil, mignon, potelé, lil étonné comme les idoles égyptiennes ; il semble bien portant, mais sur la jambe, un peu au-dessus du genou, se montre une tache rosée de la grosseur dun pois. Le stigmate de la lèpre !
Le sous-officier a vu. Une immense pitié lui serre le cur. Ce tout petit déjà marqué par le fléau le bouleverse. Il étend les mains en avant comme pour repousser laffreuse vision. Un murmure satisfait part du groupe de badauds. Ils ont aperçu les plaques dont les mains de Marcel sont marbrées. Ils séloignent ; celui-là est des leurs.
Seule, la jeune fille demeure. Ses yeux douloureux ont une lueur. Elle sélance dans les traces de Simplet, qui sen va très vite, haletant.
Et tout à coup, à loreille du prisonnier, dominant les bourdonnements dont elle est assourdie, une voix pure, cristalline, résonne ainsi quune harmonie :
Frère, dit-elle, Rara Houva te salue.
Le jeune homme tressaille. Ce timbre si pur dissipe ses noires visions. Avec reconnaissance il se tourne vers celle qui a parlé. Enfin il a sous les yeux un visage humain.
Mais son regard se porte sur le bras de la pauvrette. La marque hideuse étend son disque sur lépiderme doré. Lhorrible angoisse étreint de nouveau Marcel, et sans pouvoir parler, ressaisi plus impitoyablement par lhorreur de ce qui lentoure, il reste immobile, les prunelles fixées sur la trace odieuse du fléau, souverain maître de la bourgade des lépreux.
La jeune fille se méprend à ce silence. Une teinte rosée sépand sur ses joues ; dans ses longs cils perle une larme ; et dune voix plaintive, hésitante, elle répète :
Frère, Rara Houva te salue !
Dalvan se sent ému. La pitié lui donne la force de dominer ses nerfs. Ses lèvres tremblantes répondent :
Je te salue, Rara Houva !
Le visage de la malade séclaire. Ainsi quune brume légère chassée par le vent, le chagrin cesse de planer sur ses traits juvéniles. Le sourire refoule les pleurs prêts à jaillir. Elle se rapproche du Français.
Ses paupières sabaissent, étendant sur ses joues brunes la frange sombre de ses cils, et doucement, dans une sorte de gazouillis hésitant, elle dit :
Écoute, frère. Ne minterromps pas. La gazelle a envie de fuir, mais elle est retenue parce quelle sait ses heures comptées. Je suis belle aujourdhui. Dans un an le mal terrible me fera laide, et puis, quelques mois plus tard, viendra la seconde des adieux sans retour !
Elle parlait simplement, sans trouble, de cet avenir menaçant. Et Simplet écoutait. Rara Houva reprit :
Quimporte le temps si, durant une seconde seulement, on a connu le bonheur ?
Comme Dalvan esquissait un geste :
Ce bonheur, il est à portée de notre main.
Puis très vite, comme pressée de dire toute sa pensée :
Mon père est ministre de la reine ; il est 27e honneur. Jétais son enfant préférée, mais maintenant il ne me verra plus. Il serait heureux, jen suis sûre, de maccorder la joie suprême que je solliciterais de lui.
Que puis-je à cela ? hasarda le sous-officier, bouleversé par létrangeté de la scène.
Tu peux tout, frère, car cest sa volonté que je confirme être la mienne.
Sans laisser à Simplet le loisir dexprimer son étonnement, elle poursuivit avec cette poésie troublante des êtres condamnés au hâtif trépas :
Ainsi que moi, frère, tu es voué à la mort cruelle. Vivant, tu portes le germe des tortures. Un cycle dépouvante nous environne. Eh bien ! mets ta main dans la mienne. Jetons des fleurs sur notre détresse, chantons dans le sépulcre ; du malheur sans bornes tressons la chaîne infinie des félicités.
Elle sarrêta, respira longuement ; enfin elle acheva très bas :
Frère ! sois mon époux.
De la tête aux pieds, Dalvan frissonna. Au-dessus du front courbé de linfortunée, il crut voir apparaître le spectre hideux du funèbre faucheur ricanant à lagonisante qui osait songer à lhyménée, à la marche triomphante et blanche des fiancées. Son cur battait par brusques soubresauts. Que répliquer à cette enfant qui le jugeait, ainsi quelle-même, captif en la cité fatale jusquà lheure dernière ?
Dis un mot, fit-elle encore. Je parlerai à linstituteur.
Linstituteur, bégaya le sous-officier. Il y a un instituteur ici ?
Oui. Il transmettra ma prière à mon père, et sous trois jours, nous pourrons être unis.
Il transmettra ? dis-tu. Est-il donc libre de sortir ?
Non pas. Il sest enfermé ici volontairement pour instruire les enfants, nous consoler tous, il nest point atteint par le mal. Aussi il peut écrire ; ses lettres sont acceptées au dehors.
Puis souriante :
Consens, je ten prie, frère. Comprends que lun près de lautre nous vaincrons le désespoir. Vois-tu ! le maître ma appris quau pays des blancs, bien loin, par delà les mers, il existe un insecte dont lexistence entière est enfermée dans quelques minutes.
Léphémère.
Tu las nommé, frère.
Et douce, insouciante, persuasive :
Accepte. Quitte ce visage grave. Pourquoi pleurer sur nous ? Nous sommes des éphémères, voilà tout.
Ses grands yeux imploraient. Marcel nosa la dissuader. Dailleurs pour le faire, il eût été forcé de lui dire la vérité. Il répondit par un geste vague, et, joyeuse, elle le quitta avec ces mots :
Je parlerai au maître. Avant trois jours il aura la permission du gouvernement.
Dalvan, navré, poursuivit sa promenade. Comme il passait devant la maison décole, il vit un homme qui parlait à une fillette de cinq ou six ans, couverte dun long sarrau de calicot à raies jaunes et blanches. Debout devant un tableau noir, lenfant écrivait avec un bâton de craie.
Le sous-officier savança. Linstituteur leva la tête, aperçut Marcel et lui adressa un regard plein de douceur. Le promeneur comprit. Il se trouvait devant celui dont Rara Houva lui avait parlé, devant ce héros obscur qui avait sacrifié sa vie pour instruire les lépreux. Il le salua respectueusement et alla plus loin. La journée lui parut interminable. Chaque minute apportait une horreur nouvelle. Il était pris de vertige au milieu de la foule. Partout des épidermes fendus, des tumeurs éclatées, des ongles noircis et presque détachés. Tous les tableaux de lumière, de joie, de famille parodiés par des êtres faits de hideur. Jamais dans ses imaginations les plus folles, dans ses ivresses les plus pesantes, aucun peuple ne rêva aussi épouvantable cauchemar. À cinq heures, le prisonnier eut un instant de détente. Un ordre avait été jeté du dehors par-dessus la palissade, et un héraut le proclamait par la cité. Les habitants étaient invités à senfermer chez eux à partir de dix heures, le général Ikaraïnilo devant visiter lenceinte. Le Hova tenait sa promesse, et Dalvan lui en sut un gré infini. Il allait fuir, quitter ce lieu de désolation ! Et avec un tremblement de terreur, il murmurait :
Sil avait manqué à son engagement aujourdhui ; demain il aurait été trop tard. Je serais devenu fou !
À lheure prescrite, il se retira dans une case libre ; mais lorsque tout bruit se fut éteint, il se glissa dans la rue et, rampant le long des murs, il gagna le pont-levis. Son cur battait avec violence, mais la gaieté lui revenait. Enfermé dans un des cercles de Dante, il remontait vers la clarté du jour.
Tapi contre le tablier vertical de létroite passerelle, il tendait loreille au moindre bruit, nentendant encore que le pas régulier du factionnaire qui, de lautre côté du fossé, accomplissait sa garde.
Ce soldat me gênera, pensa Marcel. Il sagit de le rendre inoffensif.
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ikaraïnilo, précédant une dizaine de ses guerriers, pénétrait à cette heure dans le cirque où sélève la léproserie.
Entre les files des soldats, des hommes chargés de fers portaient péniblement des civières. Cétaient les condamnés qui allaient procéder à lenfouissement des trépassés.
À chacun de leurs mouvements, ils rendaient un cliquetis sinistre. Cependant dans leurs yeux aucune crainte. La contagion nétait pas pour les effrayer. Le sacrifice de leur existence était fait. Nayant plus rien à attendre de ce monde, ils considéraient la mort comme une amélioration de leur sort.
Dans le petit bois, cimetière où dormiront tous ceux que la cité de douleur enferme dans ses palissades, la troupe sarrêta et le général continua sa marche vers lentrée. Presque aussitôt, une ombre accroupie derrière un buisson se redressa et courut aux guerriers. Sous la lune claire, le visage du nouveau venu apparut, gras, rond, auréolé de cheveux blonds, rares au sommet de la tête. M. Canetègne commençait à mettre son plan à exécution. Dans les traces du Hova, il avait quitté Tananarive, évitant de se faire voir.
Les soldats sautèrent sur leurs armes, mais reconnaissant lami de leur chef, ils reprirent leur attitude de repos.
Très vite, lAvignonnais leur expliqua que le blanc arrêté dans la journée devait tenter de sévader. Il avait appris la chose à linstant. Il avait couru pour rejoindre Ikaraïnilo. Trop tard il arrivait, puisque le Hova entrait en cet instant dans le village des lépreux, assez tôt cependant pour les avertir et les mettre à même de frapper sans pitié le malade récalcitrant.
Un murmure de colère accueillit ce discours.
Canetègne se frotta les mains tic familier indiquant chez lui lintérieure jubilation. Évidemment Marcel allait passer un mauvais quart dheure.
Le général était arrivé près du pont-levis. Correctement, le factionnaire lui rendit les honneurs, puis, déposant à terre son remington, baïonnette au canon, il saisit la poignée de la manivelle servant à manuvrer du dehors le tablier mobile. Absorbé, les yeux baissés, Ikaraïnilo attendait. Une anxiété indéfinissable pesait sur lui. Il tournait sa consigne, risquait sa vie et sa fortune ; les morts malgaches dépouillés par lui avaient trouvé un vengeur.
Et ce vengeur, ce Français maudit, quallait-il faire ?
Sil avait levé les yeux, il aurait, certes, poussé un cri de stupeur.
Le pont descendait lentement.
Dépassant le bord des planches, une tête railleuse se montrait. Cétait Simplet qui riait en découvrant ses dents blanches.
Lassé dattendre, saidant des chaînes, il avait grimpé sur la passerelle. De cet observatoire, il avait suivi tous les mouvements de ses ennemis.
Dabord, à lapparition de lescorte, une grimace de mécontentement crispa ses traits, puis il murmura :
Au fait, ce sera plus drôle.
Et maintenant, allongé sur les planches, il se rapprochait peu à peu.
Penché sur la manivelle, le soldat ne se doutait de rien. Il tournait la mécanique dun air lassé, ses gestes rythmés par le décliquement de lengrenage. Le pont était à un mètre de terre quand Marcel senleva brusquement à la force des poignets et tomba à cheval sur les reins du guerrier.
Renversé par le choc, celui-ci neut pas le loisir dappeler. Bâillonné, ligoté avec les cuirs de son fourniment, il roula, demi-assommé, dans le fossé. Et Dalvan, ramassant son remington, se planta devant le général ahuri :
Voilà !
Mais des cris gutturaux déchirèrent lair ; lescorte avait tout vu de loin. Sur la lisière du bois, les soldats se montraient ; ils accouraient brandissant leurs armes.
Toi, dit Simplet à son compagnon, à la manivelle, remonte le pont.
Le Hova, déconcerté, exécuta lordre du jeune homme, tandis que ce dernier, dun pas alerte, marchait à la rencontre de ses adversaires.
La lune versait des torrents de rayons argentés sur la prairie. Il faisait clair comme en plein jour. À portée de la voix, Simplet fit halte.
Amoureusement, il passa ses mains sur la baïonnette, et dun ton de commandement :
Halte et demi-tour ! cria-t-il.
Les guerriers hésitèrent, surpris.
La lèpre me dévore, reprit le Français ; au contact de ma peau, ma baïonnette sest empoisonnée, celui que la lame égratignera est perdu.
Avec une énergie sauvage, il clama :
En avant !
Et il fonça sur les guerriers. Ce fut un sauve-qui-peut général.
Ces soldats, fort braves, en somme, senfuirent comme des lièvres devant la menace de la lèpre. Dans leur déroute, ils entraînèrent les condamnés qui abandonnèrent leurs civières, et tous, hurlant, se poussant, troupeau aveuglé par la panique, disparurent bientôt au loin.
Dalvan se tenait les côtes ; subitement il redevint grave.
Ce nest pas le tout de rire, prononça-t-il entre haut et bas, il faut tâcher de sauver mes compatriotes menacés. Je ne saurais trahir moi-même la confiance de mon frère de sang Roumévo. Je lui ai promis le silence, mais Ikaraïnilo parlera pour moi.
Il revint au général, qui, sa besogne terminée, promenait autour de lui des regards effarés.
Ikaraïnilo, tu vois cette baïonnette ? elle donne la lèpre maintenant que je lai touchée : si tu me désobéis, je te frappe !
Tremblant, pris de la même terreur que ses subordonnés, le Hova bégaya :
Quexiges-tu de moi ?
Ordonne dabord aux factionnaires voisins qui se rapprochent de retourner à leur poste.
Et, la chose faite :
À présent, conduis-moi au palais du Résident général.
XIIIÀ LA RÉSIDENCE
Le général se fit prier. Mais de la logique des faits, il résultait quil était lesclave de Marcel. Aussi bientôt il se rendit et se mit en marche, suivi, à longueur de fusil, par le Français.
Au bout dune demi-heure, tous deux passaient entre les tours de brique qui défendent la « Porte dite de Tamatave » et sengageaient dans les étroites ruelles de la ville.
Ruelles ne donne pas une idée de ce que sont ces sentiers établis au bord des gradins de granit sur lesquels Antananarivo se développe en étages. Sinueuses, encombrées de pierrailles, côtoyant des ravines et des précipices, elles sont les voies de communication les plus incommodes que lon puisse voir. Le peuple qui les a établies semble avoir joué la difficulté.
Afin dôter à son guide et prisonnier toute envie de fuir, Dalvan le débarrassa du mince baudrier au bout duquel ballottait son sabre, lui attacha les poignets et conserva en main lextrémité de la lanière de cuir. Durant cette opération, le général se lamentait.
Les doigts du sous-officier avaient effleuré son épiderme, et il gémissait :
Tu me communiques la lèpre.
Tais-toi ! ordonna Simplet. Tu nes pas sûr dêtre malade ; mais si tu geins encore, tu peux être certain que je tembroche.
Ah ! maudit soit le jour où les méchants esprits mont jeté sur ta route !
Un coup de crosse coupa la parole au malheureux Hova, qui repartit, tenu en laisse par Marcel.
Tout en avançant avec précaution, il maugréait in petto. En somme, son mécontentement était excusable : un général, habitué à parler en maître à ses soldats, réduit tout à coup à létat de chien daveugle ! La métamorphose navait rien de récréatif.
De détours en détours, les promeneurs atteignirent la rue Centrale, large voie allant du bas de la montagne au palais de la reine. Là encore, Dalvan fit halte.
Passant son fusil en bandoulière, après avoir retiré la baïonnette, il prit celle-ci de la main droite, détacha son captif et lui passa amicalement la main gauche sous le bras.
Dans cette grande avenue, dit-il, on peut rencontrer du monde. Il est inutile que lon sattroupe autour de nous. En avant ! mon gros Hova. Tu sais que ma baïonnette te menace !
Certes, Ikaraïnilo ne considérait la lame triangulaire quavec un respect voisin de leffroi, mais le contact de son compagnon lui causait une répugnance aussi grande. Il eut une velléité de résistance.
Une bousculade le calma sur-le-champ. Il se soumit encore. Après tout, en rentrant chez lui, il se ferait désinfecter, brûlerait ses habits, de façon à se débarrasser de toutes souillures.
Lascension commença.
Lavenue centrale est une succession de paliers et de pentes raides, qui ne présentent quune lointaine ressemblance avec nos rues les plus accidentées.
Enfin les deux hommes débouchèrent sur la place dAndohalo, où se tiennent les kabars et les foires de Tananarive. À leur droite sélevait une construction daspect élégant.
La Résidence, prononça le général.
Tenant le bras de son captif, Dalvan lit une courte station. Toutes les fenêtres étaient brillamment éclairées, et les accords dun orchestre passaient dans lair en bouffées joyeuses.
Ah çà ! on danse?
Le Hova ne répondit pas. En regardant mieux, on apercevait dans lombre une foule grouillante, plèbe tananarivienne prenant sa part de la fête.
Arrive ! et surtout pas un mouvement pour téchapper.
Sur cet ordre, entraînant son compagnon, Simplet fendit le flot de curieux et parvint auprès du factionnaire qui gardait la porte.
Camarade, où est le chef de poste ? demanda-t-il.
Le soldat sourit en entendant la langue maternelle.
Sous le porche, à gauche.
Bien !
Quelques pas encore et le jeune homme se trouva devant un sous-lieutenant, commandant la garde du Résident.
Mon lieutenant, commença-t-il, lhomme qui maccompagne est mon prisonnier. Il faut que tous deux nous voyions Son Excellence le Résident sur lheure, car nous avons à lui apprendre des choses si graves que tout retard mettrait en danger, non seulement la vie des Français établis dans lîle, mais encore la domination de la France elle-même.
Lofficier esquissa un geste dincrédulité.
Croyez-moi, mon lieutenant. En septembre dernier, jétais sergent en activité. Si je vous trompais dailleurs, il vous serait aisé de me punir.
Il parlementa et déploya tant déloquence que le chef de poste se laissa persuader. Il conduisit Marcel et le Hova dans un salon dattente.
Restez là. Je préviens le Résident.
Sans attirer lattention des invités, je vous en prie, recommanda encore Dalvan.
Le lieutenant inclina la tête et sortit. Simplet était ravi. Mais le sentiment dIkaraïnilo paraissait tout autre. Les sourcils froncés, la tête basse, il ne bougeait non plus quun terme. Un rictus farouche tirait ses lèvres, découvrant ses dents aiguës noircies de laque, selon lusage hova.
Général, tu peux tasseoir, fit malicieusement le sous-officier en lui avançant un siège.
À ce moment la porte souvrit, et dans lencadrement un homme dune cinquantaine dannées, grand, à la figure bonne et énergique, élargie par des favoris gris, se montra. Marcel rapprocha les talons et salua militairement :
Vous avez demandé à me parler, dit lentement le nouveau personnage.
Pardon, Excellence, il y a erreur.
Erreur ?
Le Résident eut un regard sévère.
Parfaitement, continua le jeune homme sans se troubler. Jai sollicité la faveur dune audience, afin de faire parler ce singe que je vous présente.
Et pointant sa baïonnette vers le Hova.
Lève-toi devant Son Excellence. Bien
Monsieur le Résident, je vous amène Ikaraïnilo, 16e honneur, général chargé de la surveillance de la léproserie.
Il fit une pause, puis avec un accent si profondément gouailleur que le représentant de la France à Madagascar comprit quil se jouait devant lui une comédie dont la clef lui manquait, il termina :
La léproserie doù je sors il étendit ses mains en pleine lumière. Vous le voyez, jai les mains en triste état
La lèpre, Excellence, laffreuse lèpre !
Il tournait le dos au général et montrait au résident un visage souriant, qui contrastait avec ses paroles lamentables. Changeant de ton :
Excellence, veuillez prendre place. Ce que va vous apprendre mon compagnon est dune importance capitale, et peut-être
Je reçois ce soir et ne puis vous donner longtemps
Le premier ministre Rainilaiarivony est au nombre de mes invités.
Lui ! sécria Dalvan, vraiment cest une chance !
Que voulez-vous dire ?
Vous allez comprendre, Excellence.
Et revenant au général, la baïonnette menaçante :
Ikaraïnilo, ordonna-t-il dune voix grave en scandant bien ses paroles, raconte à M. le Résident de quelle façon les Français doivent être égorgés, au signal qui partira du palais de la reine.
Il sinterrompit. Le plénipotentiaire était près de lui, les yeux étincelants :
Quels mots avez-vous prononcés ?
Ceux qui expriment la vérité
Nest-ce pas quelle est intéressante ? Mais vos minutes sont brèves
Hâtons-nous
Allons, général, parle.
Le Hova leva ses paupières, un défi dans le regard.
Non, articula-t-il nettement.
Non ?
Non.
Alors, une piqûre !
Une simple piqûre
Et brandissant son arme, Dalvan fit mine de transpercer son adversaire. Celui-ci poussa un cri étranglé.
Non, pas cela, pas cela !
Parle donc.
Oui, je parlerai.
Ses velléités de résistance étaient vaincues. La lame empoisonnée qui miroitait devant lui en avait eu raison.
Le Résident assistait à la scène, sans la comprendre ; mais sa sympathie était pour le jeune allié qui lui apportait la preuve du complot. Dans son cerveau un travail rapide se faisait. Il navait rien appris des préparatifs homicides du gouvernement hova. Quelle responsabilité eût injustement pesé sur lui devant lhistoire, si les Malgaches, imitateurs inconscients des Siciliens, avaient eu leurs vêpres madécasses !
Maté, Ikaraïnilo parlait :
Après-demain, à la nuit, une fusée verte sélèvera au-dessus du palais. De montagne en montagne le signal sera répété, portant à tous les soldats lordre de courir sus aux Européens. Les troupes, cantonnées à peu de distance, marcheront sur Antananarivo ; des réserves de poudre et de plomb remplissent les caves du palais. Elles seront distribuées aux guerriers.
Le Résident tira le cordon dune sonnette. Le lieutenant entra aussitôt.
Lieutenant, commanda-t-il, faites prier le premier ministre de me rejoindre ici. Avec quatre hommes vous vous tiendrez prêt à venir à mon premier appel. Que nul ne sorte de cette habitation.
Lofficier séloigna pour exécuter ces ordres.
Le premier ministre ! gémit le général, je suis perdu !
Non pas, riposta vivement Marcel. De ce jour, tu es protégé Français. Je suis certain que Son Excellence ne me contredira pas.
Et vous avez raison.
Ikaraïnilo parut soulagé dun poids énorme. Décidément le faux lépreux avait du bon, puisquil veillait à la sûreté de ceux qui servaient ses desseins.
La porte se rouvrit, livrant passage au premier ministre malgache Rainilaiarivony. Grand, maigre, le crâne dénudé, le visage sillonné dinnombrables rides, lil inquiet, fuyant, le grand dignitaire était revêtu dun uniforme couvert de broderies, de décorations.
Quest-ce donc ? vous me demandez en grand mystère, mon cher Résident ?
Sa voix aigrelette sonna faux dans le silence.
Il se passe des choses graves, répliqua froidement le plénipotentiaire français.
Le ministre leva au ciel ses bras maigres.
Des choses graves ! Aurait-on molesté quelquun de vos protégés ? Dites-le. Justice sera faite.
Un sourire éclaira le visage du Résident :
Je suis heureux de vous entendre parler ainsi.
Jai donc deviné juste ?
Presque
Je ne saisis pas bien
Pourquoi je dis presque ? Je mexplique. Ce nest pas un de mes protégés qui est menacé, mais tous mes protégés de Madagascar et la France elle-même, dont je suis le représentant.
Les paupières de Rainilaiarivony papillotèrent, son regard parcourut la salle avec lexpression effarée dun renard traqué. Mais déjà le Résident barrait la porte, et Marcel, appuyé contre la fenêtre, jouait avec la baïonnette de son remington.
Le Malgache essaya de ruser. Ses mains se serrèrent, sa physionomie prit le masque de la stupéfaction.
Que me contez-vous là ? fit-il, les Français courraient un danger ?
Terrible. Demain à la nuit, la population se levant en masse doit les assaillir traîtreusement et les anéantir.
Laccusation était nette ; mais il est dans le caractère hova de mentir.
Le dignitaire haussa les épaules.
Contes à dormir debout. La population nagirait que sur lordre de sa reine et
Et le mouvement a été préparé par la reine et par celui qui, daprès la Constitution, est forcément son mari. Vous, monsieur le premier ministre.
Moi ?
Vous-même.
Et vous croyez cela ?
Le Résident ne répondit pas tout de suite. Rainilaiarivony se figura quil hésitait :
Non, vous ne le croyez pas. Cest tellement absurde de penser que nous, qui aimons les Français et vous particulièrement, nous allons vous tendre un guet-apens
Cest un fou, ou un malheureux ivre de vin de palme qui vous a fait ce rapport. En toute autre circonstance, je mépriserais pareil adversaire, mais cette fois, lallégation est trop grave ; il faut quil soit puni. Amenez-le en ma présence, que je le confonde
Sur un signe du Résident Marcel savança :
Ce misérable est présent, cest moi, et il vous défie de le confondre.
Le Hova sétait arrêté court au milieu de sa tirade. Ses paupières tremblotaient de plus en plus
Quoi ! cest vous qui ?
Moi-même.
Mais cette comédie est odieuse, clama Rainilaiarivony, sadressant au Résident. Jaccepte votre hospitalité. Jentre dans votre maison, aussi confiant que si elle était mienne. Et vous, que je croyais mon ami, vous auquel jétais lié daffection comme leau et le riz
La comparaison malgache, la plus haute expression de lamitié puisque le riz croît et cuit dans leau, fit long feu.
Vous soudoyez des aventuriers pour minsulter, continua le sec personnage, et vous pensez que je mettrai ma parole en opposition avec celle de cet individu ? Détrompez-vous. Linjure part de trop bas pour que je daigne me défendre.
Dalvan avait interrogé son supérieur du regard. Celui-ci fit un mouvement de tête qui pouvait sinterpréter :
Allez !
Aussitôt, le sous-officier sinclina, et dun ton respectueusement ironique :
Vous vous méprenez, monsieur le premier ministre, on ne vous demande pas de vous défendre.
Ah bah !
Ce serait trop difficile. Il vous sera plus aisé de vous accuser.
Leno-Reno ! gronda le Malgache.
Cela veut dire ? interrogea Simplet.
Drôle !
Fort bien. Le plus drôle des deux ce sera vous, quand vous avouerez votre petite combinaison assassine.
Avouer cela, moi ? jamais !
Jamais
Serment damoureux, cela na aucune valeur politique. Voyons, voulez-vous, oui ou non, vous exécuter ?
Rainilaiarivony haussa les épaules, mais étendant une main menaçante vers le Résident :
Monsieur, dit-il, je me plaindrai à votre gouvernement. Je doute quil approuve les procédés dont vous usez.
Il fait le malin, interrompit Marcel, cela ne durera pas longtemps. Il parlera.
Comment ?
Cétait le Résident, quelque peu inquiet des suites de laventure, qui posait la question.
Vous allez voir. Cest simple comme bonjour.
Et en aparté :
Quand un truc est bon pour des soldats et des généraux, il ne peut pas être mauvais pour un Ministre.
Sur ce, il fit un pas vers laccusé et lui mit ses mains sous les yeux. Aussitôt leffet accoutumé se produisit. Lépoux de la reine poussa un cri et, la face convulsée par le dégoût, se jeta précipitamment en arrière.
Bon, déclara le sous-officier, premier point acquis : jai la lèpre ; second point, faites bien attention. Je mets ma baïonnette en contact avec mes plaies. Ceux quelle blessera seront sûrement la proie du fléau
Ceci posé, monsieur le ministre, je vous enferme dans ce dilemme : ou bien vous garderez le silence et je vous embrocherai, ou bien vous parlerez et vous éviterez la lèpre.
Négligemment il se rapprochait de Rainilaiarivony terrifié.
Grâce ! bredouilla celui-ci.
Volontiers, avouez.
Puis faisant osciller la lame aiguë, ce qui provoquait de la part du Malgache les plus amusantes contorsions :
Je vais vous aider. Est-il vrai que, sur votre ordre, les milices hovas mobilisées sont réunies à peu de distance de la ville ?
Le ministre grinça des dents, il se ramassa comme pour bondir sur son interlocuteur, mais la baïonnette sapprocha de sa poitrine.
Oui, fit-il dune voix rauque.
Bien. Est-il vrai que le signal de la destruction des Français doit partir du palais ?
Cest vrai.
Que ce signal est une fusée verte ?
Oui encore
Ah ! qui donc nous a trahis ?
Que les caves sont bondées de poudre et de balles pour les soldats ?
Oui.
À la bonne heure. Reposez-vous et souriant au Résident qui écoutait Vous le voyez, Excellence, mes renseignements sont exacts.
Le représentant français hocha la tête dun air songeur.
Oui, murmura-t-il, comme se parlant à lui-même, le complot est évident. Il naura pas lieu à la date fixée, mais dans quelques semaines il éclatera soudain. Comment réduire ces gens à limpuissance ?
Cest bien simple.
Il leva la tête. Dalvan était auprès de lui, les lèvres encore ouvertes du passage de son axiome favori.
Votre Excellence veut-elle me continuer sa confiance pendant cinq minutes ?
Ma foi, au point où nous en sommes, il y aurait injustice de ma part à me défier de vous. Je vous donne carte blanche.
Si vous vouliez y ajouter du papier de même couleur, des enveloppes, de lencre et un porte-plume ?
Sur un coup de sonnette du Résident, on apporta les objets réclamés par le sous-officier. Celui-ci les disposa sur la table, plaça une chaise devant et appela Rainilaiarivony.
Monsieur le ministre, prenez donc la peine de vous asseoir ici, dit-il en balançant son arme dune façon significative.
Et le Hova ayant obéi.
Vous êtes le mari de la reine ?
Parfaitement.
Veuillez donc lui écrire une lettre très tendre, non une froide épître dépoux blasé, mais un poulet galant de fiancé. Priez-la de venir vous rejoindre ici.
Mais ce nest pas lusage
Ce nest pas lusage non plus de communiquer la lèpre à laide dune baïonnette, et cependant
Mais je ne veux pas réitérer mes menaces, je suis persuadé de votre bon vouloir. Allons, écrivez gentiment à votre chère femme
et surtout trouvez un prétexte assez adroit pour quelle se décide à se mettre en route au milieu de la nuit, car si elle hésitait, votre position deviendrait extrêmement dangereuse.
Rongeant son frein, Rainilaiarivony écrivit à sa royale moitié un billet dont le Résident prit connaissance.
Êtes-vous satisfait, Excellence ? demanda Simplet.
Oui, ceci est parfait.
Alors continuons.
Il allongea la main vers le ministre qui faisait mine de se lever et qui, à ce simple geste, se rassit précipitamment.
Je désire de vous encore un petit autographe. Écrivez au chef de vos Tsimandos dexpédier, au reçu de ce papier, des courriers vers tous les généraux commandant les troupes. Ils leur porteront lordre de se rendre à la Résidence française pour y déposer leurs armes.
Écrire cela ? gronda le ministre.
Par la vertu de ma baïonnette, dépêchez-vous.
Et tandis que le Hova, fou de rage impuissante, traçait lordre qui désarmait ses régiments et rendait toute révolte impossible pendant de longs mois, Marcel, que le Résident remerciait avec effusion, linterrompit :
Ne parlons plus de cela, Excellence, cela nen vaut pas la peine. Expédiez le petit mot à la reine. Elle viendra. Vous la garderez prisonnière, ainsi que ce vilain magot de ministre, jusquà ce que vous ayez procédé au désarmement de larmée ennemie. Alors vous les laisserez libres sous la condition quils fassent transporter à Tamatave, pour être remises à nos navires de guerre, les provisions dexplosifs et de projectiles accumulées dans les souterrains du palais. Jai lair de vous donner des conseils, pardonnez-moi ; vous savez mieux que moi ce quil convient de faire
mais jétais emporté par le raisonnement.
Trois quarts dheure sétaient à peine écoulés, que la reine arrivait avec une faible escorte et apprenait avec stupeur quelle était prisonnière. Aussitôt un exprès quittait la Résidence, chargé de la dépêche adressée au chef des courriers.
Les invités du Résident, auxquels on avait fait dire que le premier ministre était parti accompagné de son hôte, sétaient retirés en se demandant quel événement avait pu déterminer cette brusque retraite. Après les explications indispensables, le représentant des droits français à Madagascar allait donner lordre de conduire ses prisonniers dans les appartements où ils seraient gardés à vue.
Excellence, un instant encore, implora Dalvan.
Son interlocuteur le questionna du regard.
Oh ! simple amour-propre dauteur. La pièce qui sest déroulée devant vous aurait pu être un drame. Nous en avons fait un vaudeville, il faut donc quelle finisse gaiement.
Et venant à Ikaraïnilo, immobile à côté du premier ministre :
Messieurs, dit-il, dans cette soirée où jai eu lhonneur dentrer en relations avec vous, il est advenu à diverses reprises que mes mains ont effleuré vos vêtements. Ces pauvres mains sont en pitoyable état et, sans nul doute, vous vous proposez de brûler vos habits afin déviter le microbe de la contagion. Je prétends vous épargner cette dépense. Messieurs, ce que vous avez pris pour leffrayante lèpre est tout simplement la trace des épines de lortie zapankare.
Du coup le Résident éclata de rire. Quant aux indigènes, rien ne peut rendre lexpression de leurs physionomies. Cétait de la colère, de la honte. Le sous-officier les avait bernés, bafoués. Il les avait amenés à se livrer pieds et poings liés en les épouvantant avec une piqûre dortie.
On les entraîna dans les salles de la Résidence transformées en prison. Marcel demeura seul en face du Résident. Ce dernier savança vers lui, les mains tendues.
Monsieur, dit-il lentement, aujourdhui vous avez fait acte de grand patriote et dhomme desprit. La France a contracté une dette dhonneur envers vous. Elle la payera, je my engage pour elle. Veuillez mapprendre le nom du sauveur du protectorat.
Mais Dalvan secoua la tête.
De nom, je nen ai plus depuis que je me suis imposé une mission de justice puis les lèvres distendues par un sourire mais jespère mener ma mission à bonne fin, alors, je reprendrai mon nom, et dame ! il ne me serait pas désagréable quil fût un peu honoré
Comment faire ?
Il se frappa le front :
Ah !
un moyen. Excellence, vous me laisserez partir tout à lheure. Vous consentirez, nest-ce pas, à me donner un guide pour me conduire à la demeure du Tsimando Roumévo, mon frère de sang ? Demain, jaurai quitté la ville. Alors faites venir un homme qui habite Antananarivo. Cest mon ennemi mortel, mais il sait mon nom ; il vous le dira
et si le succès couronne ma mission
Vous pourrez compter sur moi comme sur vous-même
Il sera fait ainsi que vous le désirez.
Un coup discret fut frappé à la porte.
Quest-ce encore ? grommela le Résident. Entrez.
Un soldat parut ; il tenait à la main une lettre.
Cest un soldat de la léproserie qui vient de lapporter pour Votre Excellence.
Donnez
Cest bien, allez.
Le troupier se retira et le Résident, ouvrant la missive, chercha la signature :
Canetègne, dit-il.
Simplet poussa une exclamation.
Ah !
Quavez-vous ?
Ce Canetègne
Monsieur le Résident, vous mavez promis de me renvoyer tout à lheure.
Et je tiendrai ma promesse. Après le service que vous mavez rendu ce soir, je ne me reconnais pas le droit de vous contrecarrer en rien.
Je vous remercie. Eh bien donc, ce Canetègne est lennemi mortel dont je vous parlais à linstant.
Lui ?
Oui, Excellence.
Alors, je connais votre nom.
Vous
Oui : blond, teint rose
Marcel Dalvan ; jai votre signalement. Vous accompagnez une jeune fille, coupable dun vol que
Une pâleur subite décolora les joues de Simplet. Dune voix frémissante :
Vous blasphémez, monsieur le Résident
elle, voleuse ?
Et rapidement, en phrases hachées, ardentes, il raconta lodyssée de sa sur de lait, linfamie du négociant, la recherche dAntonin Ribor, détenteur de la preuve de linnocence dYvonne.
Tandis quil parlait, le Résident parcourait la lettre de lAvignonnais. Elle relatait le complot. Dans un style amphigourique, le commissionnaire narrait complaisamment au prix de quels dangers il lavait surpris. Il insistait sur lhorrible métier de violateur de sépultures quil lui avait fallu faire. Marcel se tut. Son interlocuteur lui tendit la missive.
Lisez et déchirez. La prose de ce personnage ne mérite pas un autre sort. Pour vous, monsieur Dalvan, croyez à ma gratitude et à ma profonde estime. Je souhaite que vous réussissiez à confondre votre ennemi, à rendre lhonneur à cette jeune fille que, sur une note de justice, jai injustement accusée comme les autres.
Et défaisant le ruban rouge fixé à sa boutonnière, il lattacha à la vareuse de Simplet.
Excellence
vous ny songez pas, bredouilla le jeune homme tout troublé.
Si, demain, je télégraphierai le récit sommaire des événements. Un inconnu a sauvé le protectorat français dun désastre. Jai attaché à sa boutonnière, assuré dêtre approuvé par le gouvernement, le ruban de la Légion dhonneur. Cette nomination figurera sur les listes de lOrdre, jusquau jour où la mention « Inconnu » sera remplacée par le nom dun brave.
Il prit le jeune homme par le bras, laccompagna jusquau corps de garde, et après avoir désigné un soldat pour le guider vers lhabitation de Roumévo :
Allez, monsieur, dit-il, et bonne chance. Cest un ami qui vous serre la main.
Un moment plus tard, Simplet, suivant de près son conducteur, senfonçait de nouveau dans les ruelles sombres de Tananarive.
Marcel venait de réduire les Hovas à limpuissance pour près de deux années, donnant ainsi à la République française, le temps de préparer lexpédition qui devait nous rendre maîtres de Madagascar.
XIVEN MARCHE VERS LE SUD
Juste au-dessous du palais, bordant un chemin que continue hors de la cité lune des rares sentes qui contournent la montagne, sélevait une maison basse dont le toit couvert de tuiles luxe digne denvie dans le pays se prolongeait en auvent. Cest là que le guide de Marcel le quitta. Le jeune homme était arrivé. Au premier coup dont il heurta la porte, celle-ci souvrit. Roumévo parut, les bras ouverts. Toute la nuit, il avait attendu son frère de sang, et lénergie de son accolade en disait long sur ses inquiétudes.
Tes amis reposent. Tu dois être las ; viens, ta natte est préparée. Si tu as faim, voici des fruits, des bananes, du poulet froid. Demain tu me raconteras comment tu as pu tenir ta promesse : être libre cette nuit.
Après une rapide collation, dont le besoin se faisait impérieusement sentir, Dalvan sallongea sur sa natte et sendormit du sommeil profond des hommes daction. Au matin, après sêtre plongé avec délices dans un bassin naturel, qualimentait un ruisselet traversant le jardin du Tsimando, le Français regagnait lhabitation. Une voix qui le fit frissonner prononça son nom :
Marcel !
Les pieds subitement cloués au sol, il regarda. Yvonne accourait, rayonnante de bonheur, toute rose démotion :
Sauvé, libre !
Elle jeta ses bras autour du col de son frère de lait, et ses lèvres fraîches firent claquer des baisers sur ses joues. Puis elle séloigna un peu, le considérant :
Pas de blessures, rien
quelle chance !
Ses yeux se fixèrent à ce moment sur la poitrine de Dalvan. Le ruban attaché par le Résident y dessinait sa ligne rouge.
Quest-ce que cest que ça ? demanda-t-elle.
Son doigt curieux effleurait linsigne.
Ça, répondit Simplet, cest la Légion dhonneur.
Tu es donc décoré ? murmura-t-elle saisie.
Ses paupières souvraient toutes grandes, ses narines étaient agitées de petits frissonnements.
Qui ta décoré ?
Le Résident général.
Ah !
et pourquoi ?
Parce que je lai averti dun complot ourdi par le gouvernement malgache ; nous avons pincé la reine, le premier ministre, actuellement prisonniers à la Résidence. Nous avons ri comme des fous. Et le ministre de France, sétant bien amusé, ma octroyé le ruban rouge. Voilà !
Puis taquin :
Jai faim, tu sais. Allons déjeuner.
Mais elle ne lentendait pas ainsi. Elle voulait savoir, et Simplet dut lui narrer par le menu les aventures de la veille.
Devant lui, elle écoutait, rendue muette par la surprise. Lui, souriant, disait ses petits moyens, éclatait de rire au souvenir de la mine terrifiée des Hovas en face de sa baïonnette, ne semblant point soupçonner quil avait couru un danger.
Tiens, conclut-elle, tu es brave, adroit, mais tu nes pas sérieux.
Tu dis ?
Je dis que tu texposes inutilement, que tu moublies, moi. Sil tarrivait malheur, que deviendrais-je ?
Tu continuerais ton voyage, petite sur, avec Claude ; tu nas pas besoin de moi.
Un flot de sang empourpra le visage de la jeune fille, ses yeux se remplirent de larmes.
Tiens, fit-elle dune voix entrecoupée, tu es méchant !
Et elle senfuit vers la maison, laissant Simplet tout interloqué par ce brusque accès de mauvaise humeur. Bientôt Bérard le rejoignit. Il lui fallut recommencer le récit de ses aventures, et lincident seffaça de son esprit. Le déjeuner rassembla tout le monde autour de la table de Roumévo.
On agita la question du départ.
De lentrevue de Marcel avec le Résident il ressortait clairement quAntonin Ribor, sil était venu à Tananarive, navait point visité le délégué français. Donc, il importait de retourner à Tamatave. Là on sembarquerait à destination dune autre colonie. Antonin était parti pour lune delles, suivant la déclaration de Canetègne. Dût-on les parcourir toutes, on découvrirait le jeune explorateur. Dalvan laffirmait sans hésiter. Il déclarait même que cette recherche dun homme à travers les cinq parties du monde était chose fort simple.
Songez donc, disait-il à lappui de sa thèse, nous cherchons qui ? Un explorateur, un personnage qui ne vit pas comme aucun autre, et qui par conséquent est remarqué. À peine aurons-nous posé le pied sur le sol où il pérégrine, quil nous sera signalé de toutes parts. Le problème est donc celui-ci : Trouver le pays
Cest bien facile, étant donné surtout quil sagit dune terre française. Or, jélimine tout de suite la terre de Kerguelen située à la limite de locéan Antarctique et nos colonies dAfrique ; la première, parce quelle est inhabitée ; les secondes parce que Antonin les a visitées tout dabord. Que reste-t-il : La Réunion, les établissements de lInde, lIndo-Chine, la Nouvelle-Calédonie, les archipels Polynésiens, la Guyane, les Antilles, Terre-Neuve avec les îles Saint-Pierre et Miquelon, soit : huit parcelles du globe. Un véritable jeu.
Bérard samusait, et Yvonne elle-même, secouant lembarras qui depuis lorigine du repas semblait peser sur elle, se déridait aux saillies de Simplet.
Tout à coup un bruit éclatant résonna au dehors.
Le bimbao, expliqua le courrier.
Tous se portèrent aux fenêtres. Au milieu de la ruelle un indigène, revêtu dun manteau bleu garni de broderies, tenait dans chaque main une demi-sphère de bois creuse. Il choquait ces castagnettes gigantesques, et produisait ainsi le son qui avait attiré lattention des voyageurs.
Cest un héraut, reprit Roumévo, il va proclamer sans doute une ordonnance du gouvernement.
En effet, le Malgache interrompit son assourdissant concert et clama avec un organe sonore :
Ordre du Ministre de la justice, 22e Honneur, 3e colonne de lédifice gouvernemental.
« À tout citoyen il est enjoint de demeurer enfermé en sa maison, tandis que les agents de lordre vont perquisitionner. Un lépreux sest enfui hier soir. Il convient de larrêter. »
Cest de toi quil sagit, murmura Roumévo en serrant le bras de Marcel.
Probablement !
Le jeune homme avait pâli. La pensée de retourner dans lenceinte de la léproserie, de reprendre lhorrible rêve dont le souvenir faisait perler à ses tempes une sueur glacée, lui causait une épouvante bien justifiée. Comment le poursuivait-on encore ? Ikaraïnilo était captif.
Il se souvint alors de M. Canetègne, entrevu dans la déroute de lescorte du général.
Le coup devait partir de là. Le raisonnement était exact. Canetègne, après avoir fui éperdu, avait retrouvé le calme.
Envoyant par un des soldats sa dénonciation à la Résidence, il sétait fait mener de grand matin chez le ministre de la justice. Lannonce du héraut résultait de cette visite. Yvonne avait pris la main de son frère de lait :
Tu ne retourneras pas parmi les lépreux, fit-elle frissonnante, nous allons partir.
Il faut traverser toute la ville pour gagner la route de Tamatave.
La route de Tamatave, interrompit le courrier
Mais vous seriez repris avant la nuit. Cest le seul chemin par lequel un Européen puisse quitter Antananarivo. Aussi, votre disparition constatée, est-ce là que se centraliseront les recherches.
Tous baissèrent la tête. Ils sentaient la vérité de lobservation.
Alors je nai plus quà me laisser arrêter ?
Non. Tu es mon frère de sang, je te sauverai. La rue que jhabite est continuée par un sentier qui contourne la hauteur et conduit dans les ravins du plateau de lAnkaratra. Seuls les Tsimandos connaissent le dédale rocheux qui sétend au loin. Pendant des journées nous marcherons dans un chaos de granit, et quand nous en sortirons, nous serons dans le pays des Betsileos. Toujours en guerre avec mon peuple, ils taccueilleront, toi proscrit, et ils taideront à atteindre la côte.
Peu de minutes suffirent aux préparatifs du départ. Roumévo saventura le premier dans la ruelle. Elle était déserte. Nulle silhouette menaçante napparaissait à lhorizon. À lappel du courrier, Yvonne et ses amis sortirent à leur tour et suivirent lindigène. Celui-ci marchait en avant, se tenant aussi loin que possible de lextrémité du gradin longé par la route. Ses regards perçants se fixaient partout à la fois. Veillant à tout, le Tsimando avait à ce moment, selon lexpression populaire, des yeux derrière la tête. Le chemin faisait un coude. Langle dune habitation savançait presque au bord de la pente.
Soudain les fugitifs virent Roumévo, qui les précédait dune vingtaine de pas, sarrêter brusquement. De la main il les appela près de lui. Et dissimulés derrière le mur, ils aperçurent à cinquante mètres, un soldat hova qui, le fusil sur lépaule, montait la garde sur le chemin.
La police a pris ses précautions, fit le Tsimando dans un souffle. Les issues de la ville sont gardées.
Alors nous sommes bloqués ?
Roumévo réfléchit un instant. Les veines de son front se gonflèrent ; ses traits exprimèrent lindécision, et soudain il sembla prendre son parti :
Frère, dit-il, mon premier devoir est de te sauver. Attendez-moi là, je vais déblayer la route.
Et il franchit langle du mur. Prenant sa place, Marcel avança la tête et assista à un terrible spectacle. À la vue du courrier, le soldat avait croisé la baïonnette ; mais Roumévo montra le cachet rouge distinctif de sa fonction, et le guerrier reprit une attitude pacifique. Bientôt les deux hommes furent lun près de lautre. Ils conversaient comme de bons amis ; seulement le Tsimando, à petits mouvements, tournait autour du factionnaire de façon à ce que ce dernier fût enfermé entre lui et labîme.
Tout à coup, les bras de Roumévo se détendirent, ses mains sappuyèrent avec une vigueur irrésistible sur les épaules du soldat. Sous ce choc, le malheureux recula dun pas, son pied se posa dans le vide
Il essaya de se retenir, un hurlement étranglé sortit de ses lèvres, et comme une masse, frôlant la pente rocailleuse, il alla sécraser sur le gradin inférieur, cent mètres plus bas. Marcel, suivi de ses amis, courut à Roumévo.
Pourquoi pas un coup de poignard, dit-il, cette chute dans labîme est horrible.
Le Tsimando eut un sourire triste.
Le poignard dénoncerait des fugitifs. La chute nest quun accident fréquent dans la cité. Ne me reproche rien
Cest pour ton salut que jai agi. Mais hâtons notre marche, tout péril na pas disparu.
La ruelle se rétrécissait ; bientôt le chemin praticable fut réduit à une largeur de trente centimètres à peine. À droite, une muraille perpendiculaire montait jusquaux terrasses du palais.
À gauche, un abîme souvrait. Cétait la corniche dans toute son horreur.
Tout alla bien dabord ; mais au bout dun instant, Yvonne, avec un faible cri, se laissa glisser sur les genoux. Si Claude ne lavait retenue, elle eût glissé dans le précipice.
Elle était prise de vertige !
La caravane fit halte. Tous les fronts étaient soucieux. Le vertige, sur létroit sentier bordant le précipice, devenait une effrayante complication.
La jeune fille, étendue sur le sol, semblait morte. Le visage exsangue, les paupières closes, les lèvres crispées découvrant les dents nacrées, elle ne faisait aucun mouvement.
Encore un kilomètre à descendre ainsi, grommela Roumévo. Plus loin la route est moins périlleuse.
Oui, mais il faut latteindre.
Il y avait du découragement dans cette phrase de Bérard. Marcel ne disait rien. Il songeait. Tout à coup il releva le front.
Un clou chasse lautre, dit-il. Une peur en fait oublier une autre
Attendez.
Passant avec précaution par-dessus le corps de sa sur, il remonta le sentier.
Où vas-tu ? lui cria Claude.
Je cherche une issue.
Tu déraisonnes.
Pas le moins du monde.
Et sur ces mots, il disparut au détour de la corniche. À cet instant, Yvonne rouvrit les yeux ; ses regards se fixèrent aussitôt sur le vide et, avec un gémissement, elle appliqua les mains sur ses paupières.
Allons, mademoiselle, un peu de courage, pria le « Marsouin », le plus fort est fait. Relevez-vous.
Elle secoua la tête avec une expression de souffrance.
Je ne peux pas ; je sens auprès de moi ce trou immense. Il me semble que les rochers my poussent, my tirent
Cest affreux !
Je ne peux pas ; je ne peux pas !
Un coup de feu se fait entendre, répercuté par les échos du ravin. Claude et le courrier tressaillent. Yvonne, comme galvanisée, bondit sur ses pieds. Et en arrière Dalvan reparaît. Il descend la pente avec rapidité.
Alerte ! crie-t-il, des soldats hovas sont à notre poursuite.
Roumévo nen demande pas davantage ; à grandes enjambées, il dévale la sente. Claude, la jeune fille, le suivent. Simplet ferme la marche.
Du vertige, plus personne na cure ; on na pas le temps dy songer. En courant, les fugitifs prêtent loreille. Ils croient entendre au loin les pas précipités des poursuivants. Ils courbent les épaules, craignant de recevoir une balle. Ils sont essoufflés ; leurs tempes battent ; leur cur saute éperdument dans leur poitrine. Ils marchent toujours. Et le sentier, cessant de suivre le précipice, se glisse entre deux hautes murailles de granit.
Halte ! crie Marcel.
Mais ils vont nous rejoindre, proteste Yvonne.
Les Hovas ?
Oui.
Rassure-toi, petite sur, il ny en a jamais eu.
Comment ?
Que dis-tu ?
Que jai chassé le vertige par la peur des fusils, voilà tout. Cest bien simple.
Elle le regarde. Elle comprend. Une fois encore, il a tiré ses amis dune situation terrible.
Alors, il sapproche delle, il lenserre dans ses bras. Une larme brûlante tombe sur son visage.
Les yeux de la jeune fille se rivent sur ceux de Dalvan.
Tu pleures ? dit-elle.
Oui, répond-il, en sefforçant de cacher son émotion sous un sourire, jai eu si peur que tu naies pas assez peur
Et il donne le signal du départ. Escaladant les rocs superposés en escaliers gigantesques, se glissant dans détroites fentes où ils ont peine à passer, suivant des gorges sauvages désolées, lits de torrents à sec, les voyageurs séloignent dAntananarivo.
Yvonne ne paraît pas sentir la fatigue. Muette, elle marche comme en songe. Mais, de temps à autre, ses paupières souvrent ainsi quun écrin sur des pierres précieuses, laissant filtrer son regard bleu qui va se poser, avec une expression étrange, sur Marcel éclairant la route avec Roumévo.
À la nuit, on campa dans une caverne.
Durant une longue semaine, les mêmes paysages dénudés défilèrent devant les Français. Ils tournaient, montaient, descendaient dans ce prodigieux massif de lAnkaratra, notant au passage les sources de lOnibé qui finit dans locéan Indien, près dAmbodibarina et celles de la rivière Italambo.
Passant à lest de Betafo, ville frontière du pays hova, ils gagnèrent la fertile vallée de Valavato, traversèrent le fleuve Ambositra.
Là, ils étaient en sûreté sur le territoire des Betsileos. Le voyage y fut aisé. Les tribus de noirs superbes véritables carabiniers en deuil, comme les appela plaisamment Bérard se montrèrent hospitalières. Après les fatigues de la montagne, les voyageurs se délectaient à parcourir ces plaines élevées, où lair était doux, la végétation luxuriante, les habitants bienveillants.
À chaque halte, ils se régalaient de légumes frais, de viandes savoureuses quils arrosaient de betsabesse étendu deau. Ce breuvage, composé de jus de canne à sucre, de riz fermenté et décorces amères, leur avait été désagréable tout dabord ; maintenant ils y étaient faits et, ainsi que les indigènes, en usaient avec plaisir.
Suivant le conseil de Roumévo, ils se dirigeaient vers une passe, qui coupe la cordillère parallèle à la côte Est et débouche en face, du petit port de Vatomasina. De ce point, ils pourraient quitter lîle.
Mais le sort en avait décidé autrement.
Le treizième jour, après leur départ de Tananarive, (le chiffre fatidique eut-il une influence dans leur aventure ?) ils sarrêtèrent dans un petit village couché au pied de mamelons, sentinelles avancées de la chaîne quils avaient à franchir. Selon la coutume, le chef leur fit un cordial accueil et mit à leur disposition une case.
Or, tous commençaient à sendormir, quand un bruit léger attira leur attention. On eût dit le grattement dun rat dans la muraille.
Celle-ci étant de bois, lanimal sen donnait à cur joie. Il rongeait, grignotait avec une telle ardeur que bientôt une plaque de la cloison se détacha, laissant une ouverture carrée, large de deux pieds au moins et, avec stupeur, Marcel et Roumévo, éveillés par le tapage, aperçurent une silhouette humaine se glissant dans la cabane. Le rat était un voleur.
Mais les voyageurs ne tenaient pas à être volés. Aussi, échangeant un regard, le Hova et le Français se levèrent dun bond, happant chacun un bras du dévaliseur. Un cri étouffé, une courte lutte et lhomme fut couché à terre, solidement maintenu par ses ennemis.
Bérard, accouru au bruit, alluma la torche de résine éclairage primitif des indigènes et à sa fumeuse clarté, on put voir le prisonnier. Celui-ci souriait ironiquement :
Vous me faites souffrir, dit-il, mais vous expierez ce crime.
Il a du toupet ! sécria Dalvan à qui Roumévo venait de traduire cette phrase ; il vient nous voler et
Son frère de sang lui imposa silence du geste et sadressant au captif :
Tu te trompes. Tu seras puni comme voleur.
Comme voleur ? Que tai-je pris ?
Rien, parce que le temps ta manqué. Mais ta façon dentrer dans notre cabane ne laisse aucun doute.
Tu nes pas du pays, cela se voit. Je dirai aux miens : « Jai percé la muraille, car javais entendu le Scarabée rouge bourdonner, et je voulais léloigner de nos hôtes par la puissance du Coq blanc. » Pour cette incantation qui doit chasser lesprit du mal, on ne peut pénétrer dans une habitation par les ouvertures habituelles.
Tu te moques de moi.
Non, mais je suis le sorcier de la tribu.
Eh bien, nous dirons le contraire, nous, et le chef croira ses hôtes.
Tu te trompes encore. Il doutera et ordonnera lépreuve du tanghin.
Roumévo frissonna. Le tanghin, plante vénéneuse de lespèce des strychnos, sert aux épreuves judiciaires. Deux hommes sont en procès, le juge ordonne lépreuve. Celui que le poison terrasse est réputé avoir tort. Les naturels, dès lenfance, saccoutument à mâcher la feuille vénéneuse, si bien que sa toxicité samoindrit et sannihile pour eux. Toujours les poisons de Mithridate.
Mais de ce fait résultait pour Marcel une infériorité marquée.
Il succomberait au poison végétal, et le sorcier larron serait proclamé victime dune erreur. En dix secondes, le courrier entrevit les conséquences de la situation. Il les développa à ses compagnons. Il fallait faire la paix avec le voleur, lui rendre la liberté sous peine dennuis incalculables.
Eh bien ! dirent les jeunes gens, lâchons-le.
Roumévo revint au prisonnier quil avait attaché et le délia.
Tu as dit vrai, sans doute. Nous te croyons et le prouvons en te permettant de ten aller avec nos mille et mille souhaits heureux.
Lautre secoua la tête :
Ton discours est incomplet. Si tu es prompt à laccusation, nous ne sommes point pressés de pardonner.
Parle plus clairement.
Je le veux bien. Vous mavez terrassé, heurté contre terre. Tout cela sans raison. Et moi, je suis demeuré calme, je nai pas cherché à me défendre, désireux de conserver intact mon bon droit.
Nous le reconnaissons, appuya le Tsimando.
Il avait hâte de se débarrasser de lindigène ; seulement sa condescendance nétait pas le moyen darriver à un bon résultat. Il saperçut de sa faute trop tard quand le sorcier reprit :
Vous avouez vos torts ; je serai donc clément et me contenterai dune indemnité peu importante.
Une indemnité !
Roumévo esquissa un geste violent, mais une réflexion rapide le calma et paisiblement :
Quexiges-tu ?
Presque rien.
Mais encore ?
Jaurais le droit, continua le voleur, qui semblait samuser de limpatience de son interlocuteur, de vous demander de largent, des thalaris sonnants et trébuchants, ou bien lune de vos armes, dont les Hovas, nos ennemis, nous ont appris lusage. Mais je ne prétends pas abuser. Je me contenterai dun objet sans valeur.
Roumévo respira. Ses amis attendaient, mis au courant par lui à mesure que la conversation avançait.
Enfin que veux-tu ?
Tu nas pas compris ?
Eh ! non.
Tu oublies donc ladage des Betsileos : « Qui est moins quun chien ? Un Hova. Moins quun Hova ? Rien. Moins que rien ?
Une femme. »
Une femme ? répéta le courrier, tellement absorbé par sa fonction de négociateur quil ne songea pas à sirriter contre lhomme, qui lui lançait en plein visage ce proverbe, suprême outrage à la nation hova.
Eh bien ? interrogea le sorcier.
Tu demandes ?
La femme qui taccompagne. Je la consacrerai au culte de nos divinités.
Du doigt il désignait Yvonne. Demi-soulevée sur sa natte, la jeune fille écoutait appuyée sur le coude.
Il veut ta sur, fit Roumévo à Marcel.
Elle eut un petit cri de frayeur.
Que ça ?
Consens tu ? questionna le larron.
Ce que tu sollicites est impossible. Une femme dEurope ne saurait être traitée comme une Malgache. Choisis dans notre léger bagage
Inutile. Cest elle que je veux.
Et si nous refusons ?
Alors au lieu du pardon, cest la vengeance qui sabattra sur vous, et lépreuve du tanghin vous jettera mourants sur le sol. La fille blanche mappartiendra quand même.
Bérard, Marcel et le Hova se regardèrent :
Que faire ? murmura ce dernier tout pensif.
Marcel sourit :
Parbleu ! étrangler ce coquin.
Mais demain, on nous demandera compte
De cet acte de justice. Demain, nous ne serons plus ici.
Comment ?
Nous allons partir à linstant, après avoir garrotté solidement notre ennemi. Ne perdons pas de temps. Il faut quau lever du soleil nous soyons loin de ce village.
Le jeune homme parlait avec calme. Le sorcier se méprit à cette tranquillité. Il pensa que lon se rendait à sa requête, et cauteleux, sefforçant de donner à sa face rusée une expression aimable, il sapprocha du groupe.
Dois-je te faire le salut damitié ? dit-il. Tu es le chef, puisque ceux-ci te consultent. À toi de répondre.
Le sous-officier le considéra, une lueur dans ses yeux bleus.
Ma réponse, la voici.
Dun croc-en-jambe il envoya le Betsileo rouler sur le plancher. En lespace dun éclair, le voleur fut de nouveau chargé de liens, réduit à limpuissance, bâillonné.
Ses regards étincelants, ses sourcils agités de brusques contractions trahissaient seuls sa rage. Rapidement, chacun reprit ses armes et quitta la cabane où se débattait le sorcier écumant.
Le village dormait. Sans encombre, la petite troupe dépassa les dernières cases et sélança dans la campagne.
Guide-nous vers la passe de Vatomasina, ordonna Marcel à Roumévo.
Non. Tu as dit au chef du village que telle était ta direction. Au soleil levant, on se mettra à notre poursuite de ce côté et nous serions atteints avant le soir, car les guerriers marcheront plus vite que ma sur blanche.
Alors tu penses ?
Que le mieux est dincliner vers le sud-ouest, quitte à nous rabattre dans deux ou trois jours vers locéan Indien.
Ton conseil est sage, allons.
Dans les pas du courrier, les voyageurs traversèrent les champs cultivés aux abords du village, et bientôt ils se trouvèrent dans la brousse. Mais là, ils durent ralentir leur allure. Des fourrés épineux les arrêtaient à chaque instant, les obligeant à de longs détours.
Et chaque fois le Tsimando vomissait un torrent dimprécations, chose facile pour lui, car la langue hova en foisonne.
Il existe sûrement un sentier, répondit-il à une question de Bérard. Si près des habitations, il est inadmissible que le fourré soit impénétrable. Si nous avions la chance de le découvrir, nous ferions, avec moins de fatigue, un chemin double. Mais il ny faut pas compter. En plein jour, peut-être, arriverions-nous à nous diriger ; mais la nuit, avec un horizon borné, je nose lespérer.
Ce pronostic désagréable devait se réaliser. Durant des heures, on erra à travers le dédale des buissons, et ce fut seulement lorsque les premiers rayons du soleil dissipèrent lombre que le courrier trouva le sentier. Yvonne était exténuée. Son frère de lait parla de faire halte. Mais le Tsimando, étendant son bras vers le nord, prononça ce seul mot :
Regarde.
Le jeune homme obéit. À deux kilomètres à peine, dépassant le voile du brouillard matinal, les toitures du village betsileo apparaissaient. Pour parcourir cette faible distance, les voyageurs avaient employé toute la nuit. Et la marche fut reprise, silencieuse, attristée.
Chacun sentait le danger proche. Ils comprenaient que le temps perdu dans la brousse pouvait amener dirréparables malheurs. Cependant les arbustes devenaient plus clairsemés ; une plaine nue, rocailleuse succédait, et au centre sélevait une colline isolée, aux flancs dénudés, et couronnée dun bouquet darbres. Roumévo désigna la hauteur :
Nous nous reposerons là.
Cest juste. En cas de poursuite, nous aurons lavantage de la position. Trois hommes résolus tiendraient contre une troupe nombreuse de là-haut.
Un aboiement lointain fit expirer la parole sur ses lèvres.
Un chien ! murmura-t-il.
Pressons-nous ! sécria le courrier.
Pourquoi ?
Les Betsileos ont lancé un chien à notre piste, jen ai peur.
Ah ! bégaya Yvonne toute pâle.
Un second aboiement, plus rapproché cette fois, passa dans lair.
Plus de doute, reprit le Tsimando. En avant ! Il faut à tout prix atteindre le sommet de la colline avant que nos ennemis nous aient rejoints.
Si je restais en arrière pour abattre le chien ? demanda Claude.
Non, il est tenu en laisse, les guerriers laccompagnent. Cest la coutume des tribus betsileos.
Bien avant les armées dEurope, les sauvages de Madagascar avaient compris quel parti on peut tirer, au point de vue militaire, du flair des chiens et sen servaient comme éclaireurs. Les aboiements ne discontinuaient plus ; la piste était trouvée. Sans chercher à se dissimuler, les fugitifs sélancèrent au pas de course dans la direction du monticule.
XVLE « FADY »
Lélévation unique, se dressant au milieu de la plaine aride, avait un aspect singulier. On eût dit deux troncs de cônes superposés, formant à mi-hauteur une corniche circulaire. Sur les flancs, pas une pousse verte, et sur le plateau supérieur, un épais bouquet darbres. Tout en courant, la petite troupe faisait ces remarques. La route était difficile ; partout des éclats de pierre, brillants, coupants.
Du cristal de roche ? remarqua Marcel.
Roumévo acquiesça du geste. Cétait un des gisements communs dans le massif central.
Glissant, haletante, Yvonne allait comme les autres, encouragée par son frère de lait, soutenue dans les passages difficiles. Rencontrait-elle un obstacle à franchir, dinstinct elle cherchait son bras, et ce, jamais en vain. Il veillait sur elle, toujours prêt à laider ; il semblait que pour lui les difficultés nexistaient pas. Ils approchaient du but. Cent mètres à peine les séparaient de léminence quand, à lautre extrémité de la plaine, les ennemis débouchèrent du taillis. Un hurlement avertit les fugitifs quils étaient découverts.
Comme cinglés par un coup de fouet, ils précipitèrent leur allure, arrivèrent au pied de lescarpement. Sans prendre le temps de souffler, ils commencèrent lascension. La pente était rapide ; la terre calcinée glissait sous les pieds. Ils montaient toujours.
Tout à coup, la voix joyeuse de Marcel séleva :
Regardez donc ces moricauds !
Tous se retournèrent. Dans la plaine, les Betsileos avaient fait halte. Formés en groupe, ils discutaient, montrant la hauteur avec de grands gestes.
Ils se disent que la redoute sera difficile à enlever, déclara le « Marsouin. »
Probablement. Profitons toujours de ce répit pour gagner le plateau.
La montée fut reprise aussitôt. En peu dinstants, Yvonne et ses compagnons se hissèrent au sommet de la colline, et prirent pied sur un plateau couvert dherbes et ombragé par quatre ou cinq arbres aux proportions gigantesques.
Cette prairie mesurait une cinquantaine de pas dans tous les sens. Au centre, un bassin naturel déversait son trop plein sous forme dun ruisselet qui courait sous lombrage, jusquau bord du plateau opposé à celui par lequel étaient arrivés les voyageurs.
Ce coin verdoyant, au milieu de la plaine brûlée, sexpliquait par la présence de cette source. Les Français, après la course folle quils venaient de fournir, éprouvaient un véritable bien-être à se trouver sous lombre fraîche. Déjà ils se penchaient sur la fontaine, trempant leurs mains dans leau transparente. Une exclamation de Roumévo les fit sursauter. Immobile au pied dun arbre, lair désolé, le Hova figurait une statue de la douleur. Marcel courut à lui. Quavait-il ? Doù venait son désespoir ?
Ah ! frère, murmura le courrier, nous avons commis le crime contre les esprits de la mort.
Diable ! fit le sous-officier en riant, et quel crime ?
Cette montagne est « fady » ; nul pied humain ne devait fouler son sol.
Fady ? Quest-ce que fady ?
Cela signifie que la montagne est sacrée ; sans doute elle sert de sépulture à un grand chef.
Et alors ?
En la gravissant, nous avons été sacrilèges.
Philosophiquement, Dalvan secoua les épaules :
Ça vaut encore mieux quêtre aux mains des Betsileos. Du reste, il ny a que le premier pas qui coûte, et si les noirs nous attaquent, je leur ferai tomber sur la tête le tombeau du grand chef.
Puis changeant de ton :
À quoi reconnais-tu que cette colline est fady ?
À ceci.
Roumévo désigna un bâton de bois rouge planté en terre près du tronc de larbre. À la partie supérieure, la forme dun coq se profilait, et sur les faces des entailles entre-croisées figuraient ces lignes.
Tu sais ce que signifient ces signes ?
Non, répliqua Roumévo. Jadis, lorsque tous les Malgaches adoraient Zenahari, les prêtres écrivaient ainsi. Mais la tradition sest perdue. Aujourdhui le sens de ces lettres nous échappe. On pense seulement que ceci est la formule qui place un lieu sous la garde du soleil.
Parfait ! Nous occupons donc un terrain placé sous la garde de Phébus et, par bonheur, gardé de lui par un épais ombrage. Visitons notre propriété.
Dun regard, le jeune homme sassura quaucun danger immédiat ne menaçait ses amis du côté de la plaine. Les Betsileos continuaient leurs discours. Ils ne sétaient pas rapprochés.
Tranquille sur ce point, Marcel poursuivit lexploration de son domaine. Quelques enjambées le conduisirent à lendroit où le ruisseau, quittant la surface plane, descendait en cascade la pente du coteau. Un cri dadmiration appela ses compagnons auprès de lui, et tous demeurèrent muets devant le spectacle qui soffrait à eux. Leau avait creusé le flanc de léminence et bondissait, de marche en marche, sur un escalier transparent que les rayons du soleil piquaient de feux multicolores. Cétait une succession de degrés de diamant. Partout des lueurs, partout des étincelles, donnant aux voyageurs léblouissement dun conte des Fées réalisé par la nature.
Cristal de roche, dit encore Marcel.
Le mot expliquait les apparences. Sous la morsure du courant, la terre avait été entraînée, laissant le roc à nu ; et ce roc, poli par lincessante caresse de la chute, était de cristal.
Sur chaque bord, de hautes herbes, des lianes fleuries formaient un rempart impénétrable de verdure. Plus loin dans la plaine, une bande verte indiquait le cours du ruisseau et allait rejoindre une forêt épaisse, dont les cimes ondulaient ainsi quune mer jusquaux confins de lhorizon.
Comme cest beau ! fit Yvonne.
Ses compagnons neurent pas le temps de lui répondre.
Aux armes ! cria Roumévo. Ils approchent.
Les Français installèrent la jeune fille auprès de la source et vinrent se poster à la limite du plateau.
Le courrier avait dit vrai. Les Betsileos sétaient formés suivant une grande ligne, ainsi que des tirailleurs, et dans cet ordre, ils savançaient sans hâte vers la colline « Fady ».
Ah çà ? demanda Dalvan, est-ce quils oseront violer le mont consacré au soleil ? Lhistoire de Roumévo mavait rassuré, mais maintenant, je vois bien que la piété des Madécasses est une légende.
Puis il adressa un sourire à son revolver et attendit.
Que font-ils donc ? reprit-il après un instant, quelle singulière manuvre !
À trente pas du monticule, le centre de la ligne ennemie sétait arrêté et les ailes opéraient, chacune en sens inverse, une conversion qui devait les amener en contact.
Ils forment le cercle autour de notre bastion. Auraient-ils lintention de nous attaquer de tous côtés à la fois ?
Le sous-officier devenait soucieux :
La pente est raide, fit-il encore, mais nous sommes trois contre une centaine dhommes. Il en arrivera toujours la moitié sur le plateau. Sapristi ! cest trop ! beaucoup trop !
Il tourna la tête vers lendroit ou il avait laissé Yvonne.
Elle navait pas bougé, mais ses yeux ne quittaient pas Marcel. Les regards des jeunes gens se rencontrèrent. Une seconde ils demeurèrent ainsi, hypnotisés, éprouvant au cur comme une brûlure, puis tous deux abaissèrent leurs paupières.
Eh bien non ! grommela Dalvan, il nen arrivera pas la moitié de ces Betsileos, il nen arrivera pas un.
Et avec un frisson :
Il ne faut pas quils semparent dYvonne
je la tuerais plutôt.
Il se tut brusquement. Une expression étonnée se peignit sur son visage. Tout bas, comme sil eût eu honte de son aveu.
Est-ce que je laimerais comme une fiancée, elle, ma sur de lait ? Je me sens devenir fou à la pensée quelle serait captive de ces sauvages !
Eh ! eh ! peut-être bien.
Froidement il reprit par réflexion :
Cest une complication cela
Elle est ma sur de lait, elle a de lamitié pour moi ; mais elle na pas lidée de mépouser. Donc, si elle sapercevait de ma sottise, elle serait froissée
Cest bien simple, elle ne la saura pas.
Son ton devint douloureux :
Oh ! oui, cest bien simple ! Je la verrai chaque jour, je lui rendrai lhonneur et après
ah ! après, il faudra méloigner, disparaître
voilà le coup dur
Au diable les Betsileos qui me font faire ces réflexions-là !
Lennemi avait achevé son mouvement. Un cercle de guerriers entourait la colline « Fady ».
Mais ils ne paraissaient pas vouloir procéder à une attaque de vive force. Tous prenaient leurs dispositions pour camper.
Saprelotte ! sécria Bérard posté à droite de Simplet, cest un blocus en règle. Ils veulent nous prendre par la famine.
La famine ! alors rien à craindre, repartit ce dernier.
Nous navons aucune provision.
Dans nos poches, cest vrai, mais sur les arbres
Et du doigt Simplet montrait des boules vertes se balançant à lextrémité des branches. Ils étaient à lombre darbres à pain.
Le vivre et le couvert, déclara joyeusement Marcel, nous allons être ici comme des coqs en pâte. Des repas succulents. Comme menu : pommes de larbre à pain ; comme liquide, eau de source hygiénique et rafraîchissante. Un blocus, ah ! la bonne idée. Jai lu dans un certain Homère quil y eut autrefois une ville du nom de Troie, dont le siège dura dix ans. Le siège de cette butte sera plus long encore, à moins que nous ne trouvions un moyen de fausser compagnie à ces estimables moricauds.
Toute sa belle humeur était revenue. Les Betsileos respectaient le Fady. Donc, rien à craindre pour les voyageurs, tant quils occuperaient le plateau. Roumévo lui-même partagea cette conviction.
Il abandonna son poste de combat, et sinstalla auprès de la fontaine avec un soupir de satisfaction. Peut-être songeait-il en sétendant sur lherbe épaisse, en respirant lair rafraîchi par le voisinage de la source, que les assistants devaient griller dans la plaine sans ombre et sans eau. De grand appétit tous déjeunèrent. Les baies de larbre à pain furent déclarées exquises. Puis désuvrés, les assiégés firent la sieste.
La nuit vint sans amener aucun changement à leur situation. Seulement, à linstant fugitif du crépuscule, le cercle dinvestissement se resserra, enceignant de plus près la colline. Les Betsileos ne voulaient pas lâcher leur proie. Marcel avait suivi leurs mouvements avec attention. Les noirs nétaient plus quà dix pas de léminence.
Claude ! appela-t-il doucement.
Que veux-tu ?
Ces Malgaches nous tracassent, nous nallons pas les laisser tranquilles.
Si nous avions des fusils, cela irait tout seul ; mais nos revolvers ne porteraient pas jusquau bas de la pente.
Aussi, je te propose de descendre.
Tu dis ?
Nous nous trouvons dans un fort admirable, puisque les assiégeants nen tenteront pas lassaut. Nous sommes donc assurés dy trouver un refuge, Tu le disais toi-même, nous manquons de fusils
ou plutôt jen ai un, mon remington de la léproserie, sans cartouches, hélas !
Prenons-en à nos ennemis, et alors nous les obligerons bien à élargir le cercle.
Yvonne navait rien entendu. Les sous-officiers se levèrent sans bruit et traversèrent le plateau. Au moment de sengager sur la descente, ils prêtèrent loreille. Aucun bruit ne montait de la plaine. Il semblait que la troupe betsileo se fût éloignée. Mais ce calme était trompeur. Une pierre détachée sous le pied de lun des Français roula sur le flanc du coteau. Aussitôt un cliquetis dacier résonna dans la nuit.
Ils sautent sur leurs armes, souffla Dalvan à loreille de son compagnon. Ils veillent.
Le silence sétait rétabli. Sans doute, les indigènes, comprenant le motif de leur alerte, avaient repris leur somme interrompu. Lentement, posant le pied à terre avec des précautions infinies, les Français saventurèrent sur la pente. Comme des ombres ils se rapprochaient de leurs adversaires, retenant leur haleine, tremblant déveiller lattention. Parfois des pierrailles filaient avec un bruissement de pluie sur les vitres.
Et durant de longues minutes, aplatis sur le sol, les jeunes gens nosaient bouger. Enfin, rassurés par le calme qui les environnait, ils repartaient, arrêtés bientôt par une nouvelle chute de pierres. Cependant ils avançaient. À leurs yeux apparaissait la surface noire de la plaine. Familiarisés avec lobscurité, ils distinguaient des taches plus sombres.
Au-dessous deux, à quelques mètres, un guerrier était placé en sentinelle. Appuyé sur son fusil, la tête penchée, il semblait écouter ; se défiant de ses yeux, il sen rapportait à son ouïe.
Ce fut le salut pour les assiégés ; sans cela, lhomme les aurait aperçus. Marcel se laissa glisser encore un peu, et dun bond de tigre, se trouva à côté du Betsileo. Lui fracasser la tête dun coup de revolver, lui arracher sa cartouchière et son fusil, tout cela fut fait dans lespace dun éclair. Des détonations pressées indiquaient que Claude ne restait pas les bras croisés.
Radieux, Dalvan se disposa à regagner sa retraite, mais il se sentit retenu par sa blouse de chasse. Il se retourna. Une forme obscure était accroupie derrière lui. Un grognement sourd lui fit comprendre à quel adversaire il avait affaire.
Un chien !
Dun geste rapide il reprit son revolver. Mais lorsquil voulut tirer, il dut faire pivoter le corps sur ses hanches. Le chien tourna aussi.
Comme une tempête hurlante, les Betsileos se précipitaient sur le théâtre de la lutte. Marcel entrevit Bérard courant à la colline.
À moi ! cria-t-il.
Et soudain un hurlement lamentable retentit. Le chien lâcha prise et saffaissa avec des tressauts convulsifs. Une fusillade nourrie crépita aux oreilles de Simplet, brisant lélan des ennemis, zébrant la nuit de raies de feu, tandis quune voix claire dont le timbre argentin était faussé par la terreur criait :
Simplet, je ten supplie, reviens !
Chère Yvonne ! balbutia-t-il en rejoignant la vaillante enfant qui venait de le délivrer.
Son intervention était naturelle. Elle avait entendu la conversation des deux amis et avait voulu, au besoin, protéger leur retraite. Avec Roumévo elle avait quitté le plateau derrière eux.
Mais il importait de profiter de lindécision des indigènes, et rapidement la petite troupe regagna son campement.
Les Betsileos ne tiraient pas. Les Européens leur échappaient après avoir tué ou blessé cinq à six des leurs ; mais le fanatisme était plus fort que la colère. On ne dirige pas son arme contre un lieu « fady », fût-ce pour tuer son plus mortel ennemi. Aussi Yvonne et ses amis arrivèrent sans encombre auprès de la source. Marcel avait saisi sa petite main. Moins troublé, il aurait remarqué combien elle était agitée, mais il songeait bien à observer en cet instant ! Il bredouilla :
Merci, petite sur. Sais-tu que tu es brave ?
Et elle, avec un mélange dorgueil et dhumilité, répondit doucement :
Cest toi qui mas appris.
Ces mots indiquaient une complète évolution desprit chez Mlle Ribor. Le matin encore, elle prétendait diriger son frère de lait. En marchant à son secours, elle sétait senti des qualités daudace, de sang-froid quelle signorait. Elle sétait dit quelle devait cette valeur insolite au contact du tranquille courage de Simplet. Layant tiré du danger, cest de lui quelle était fière. Le protégé était devenu le maître.
Roumévo ne leur permit pas de se livrer à leurs épanchements. Il réunissait le butin de lexpédition : deux fusils, ce qui, avec celui que la petite troupe possédait déjà, suffisait à larmement de la garnison, une cinquantaine de cartouches et une gourde de betsabesse que Claude, dans sa précipitation, avait enlevée à un assiégeant, avec ses munitions.
Au jour, nous pourrons ouvrir le feu, dit-il.
La face du Hova rayonnait. Il combattait lennemi héréditaire, le Betsileo.
Moi, déclara Dalvan, je pense quil faut nous attacher à tuer les chiens.
Cest de la rancune.
Non, de la raison. On peut tromper la vigilance des hommes, non celle des bêtes.
Claude le toisa :
Tu penses donc à quitter ce nid ?
Parfaitement !
Et serait-il indiscret de te demander de quelle façon ?
Très indiscret ; mon idée nest pas mûre, mais elle mûrira
Car elle est espagnole, fredonna le « Marsouin » ravi de son à peu près.
En attendant, conclut Marcel, jen suis pour ce que jai dit. Il faut détruire les chiens.
Comme personne ne répondit, le jeune homme sallongea sur lherbe et sendormit ainsi que ses compagnons. Tous étaient fatigués. La journée avait été rude, et certes, si les Betsileos navaient été tenus à distance par le Fady, ils auraient eu beau jeu de surprendre les voyageurs.
Le soleil était déjà haut sur lhorizon lorsque Yvonne se réveilla. La mine reposée, elle sassit et promena autour delle ses regards encore obscurcis par le sommeil. À quelques pas delle, Roumévo et Claude dormaient profondément. Le courrier ronflait en basse profonde, tandis que Bérard émettait sa respiration suivant un mode aigu.
La jeune fille sourit et chercha Marcel. Il nétait plus là. Elle tourna la tête de tous côtés, et finit par lapercevoir presque à lextrémité du plateau. Le sous-officier se livrait à une occupation qui intrigua Mlle Ribor.
De distance en distance, il enfonçait dans le sol des bâtons, et ceux-ci formaient une ligne sinueuse partant de la source et semblant devoir aboutir au bord même de la pente. Curieuse, Yvonne rejoignit son frère de lait.
Que fais-tu donc ? interrogea-t-elle.
Il ne répondit pas directement, mais demanda :
Tu ne tennuies pas ici ?
Non, pas encore.
Mais cela viendrait vite. Aussi je prépare notre fuite.
Avec tes petits bâtons ?
Avec mes petits bâtons.
Elle le regarda dun air incrédule.
Sois attentive, reprit-il doucement ; réfugiés sur une montagne sacrée, nous sommes bloqués par des gens qui ont le Fady en grande vénération. Or, nous avons profané le sol ; nos ennemis trouveraient donc naturel que les divinités en colère montrent de manière sensible leur mauvaise humeur.
Oui, un miracle.
Justement. Je prépare le miracle et jespère, à la faveur de labêtissement dans lequel il plongera ces bons Malgaches, nous sortir dici.
Ah ! fit-elle, prise par la confiance du jeune homme, et ce miracle ?
Oh ! simple
Comme bonjour, acheva Yvonne, je nen doute pas, mais dis toujours.
Je veux bien. Voyons, suppose que dun foyer incandescent jaillisse une source limpide, cela tétonnerait ?
Certes ; seulement si tu trouves cela simple
Mais oui. Que faut-il pour ces gens-là ? Leur donner lillusion ; voici comment nous y arriverons. Les fruits de larbre à pain sont enveloppés de bogues aussi épaisses, que celles des châtaignes. Aucune récolte nétant faite en ce lieu, nous avons sous les arbres une provision considérable de ces bogues desséchées qui ne demandent quà flamber.
Je lai remarqué, en effet.
Eh bien ! nous les entassons ici.
Voilà le feu, mais leau ?
Il faut lapporter aussi. Cest à quoi je moccupais tout à lheure.
Et riant de lexpression étonnée dont le visage de Mlle Ribor était envahi :
Mes morceaux de bois indiquent les points où jusquà quarante centimètres de profondeur il ny a pas de roche. La terre se creuse facilement. Nous établissons un petit canal de dérivation entre la source et lendroit où nous sommes ; la nuit venue, nous enflammons notre combustible et renversons la dernière barrière conservée pour leau. Les bogues brûlent, le ruisseau se précipite, dévale la pente semblant jaillir du brasier. Les Betsileos accourent, se prosternent, et nous, nous descendons lancien lit du cours deau. Protégés contre les regards par les végétations qui le bordent, nous gagnons la forêt, là-bas, au sud, et le tour est joué. Quen dis-tu ?
Elle frappa joyeusement ses mains lune contre lautre, appela Bérard, Roumévo, et fit tant quils se réveillèrent. Mis au courant, ils applaudirent à lidée de Dalvan.
Seulement, objecta celui-ci, limportant est de nous débarrasser des chiens betsileos, car le miracle naura aucune influence sur leur flair. Nous allons aviser à cela, Claude et moi, tandis que Roumévo commencera à creuser le canal.
Et moi, à quoi memploieras-tu ? réclama Yvonne.
Toi, petite sur, tu transporteras les cosses des fruits, après les avoir choisies.
Après un repas frugal, chacun se mit à la besogne. Simplet emmena le « Marsouin » et tous deux explorèrent la plaine. Une surprise leur était réservée. Loin déjà, une file de femmes, portant des vases de terre sen retournait vers le village. Les ménagères avaient approvisionné les guerriers, tandis que les assiégés déjeunaient, mais les assiégeants avaient disparu. Autour du monticule, aucune silhouette dhomme ne se montrait.
Pourtant, grommela Bérard, ils ne sont pas partis.
Soudain, il se frappa le front :
Je comprends. Ils se sont terrés.
Souvent les indigènes, qui guettent un ennemi, creusent un trou en terre. Ils sy étendent, recouvrent leur corps de sable et abritent leur tête, qui sort du sol, au moyen de pierres superposées.
De petits monticules disposés à distances régulières bossuaient la surface de la plaine. Ils avaient donné le mot de lénigme à Bérard qui, on sen souvient, avait habité Madagascar.
Bon, fit Marcel, les hommes sont retrouvés, cherchons les chiens.
Mais il eut beau explorer les alentours, les bêtes malignes demeurèrent invisibles. Il simpatienta, et sadressant à son ami :
Ton revolver est chargé ?
Oui.
Réserve-le pour lennemi à quatre pattes. Pour les autres, des coups de fusil seulement.
Puis il appela Roumévo.
Tiens-toi en réserve derrière nous.
Où vas-tu ? questionna Yvonne accourue aussitôt.
Simuler une sortie, petite sur, et tenter dêtre aussi canicide que possible.
Et la voyant pâlir.
Naie pas peur, ajouta-t-il, nous serons prudents. Mais il faut bien que nous reprenions la recherche dAntonin ; nous ne pouvons rester ici
Tu noublies pas que tu es toujours réputée coupable, et que chaque heure augmente la distance qui nous sépare de ton frère ?
Elle fit oui de la tête, incapable de parler, éprouvant une angoisse délicieuse. Simplet allait au-devant du danger pour elle, pour elle seule, et il le lui disait sans phrases. Son cur battait avec force, sa vue se troublait. Un instant elle ferma les yeux. Quand elle les rouvrit, les Français étaient engagés sur la pente. Roumévo les suivait à quelques pas, le fusil à la main, prêt à faire feu, et son visage bronzé exprimait une cruelle satisfaction. Yvonne croisa les mains et dans un souffle :
Pourvu quil revienne sain et sauf !
Puis elle resta là à regarder. Les sous-officiers atteignaient la plaine. Un sifflement, léger comme celui du vent dans les joncs, courut dans lespace ; enveloppant la colline dun cercle sonore.
On nous signale, dit Claude.
Je men doute. Avançons, répondit Marcel.
De la main, il fit signe au courrier de garder la place quil occupait.
Allons !
Et tous deux marchèrent droit sur les cachettes des assiégeants. Au tiers de la distance, Marcel commanda :
Halte ! Genou terre !
Bérard exécuta le mouvement.
Et maintenant, prends pour but ce tas de pierres, je choisis celui-ci
De la précision.
Chacun mit en joue. Dans le silence solennel, deux coups de feu éclatèrent ; le sable séleva en léger nuage aux points visés, et un guerrier, couvert de poussière, se dressa avec un hurlement. Comme sils avaient attendu ce cri, tous les assiégeants bondirent sur leurs pieds ainsi que des spectres vomis par leurs tombeaux.
En même temps des aboiements brefs résonnaient, et plusieurs chiens, détachés par leurs maîtres, se précipitaient en avant.
Un
trois
cinq ! compta Marcel. Un tué cette nuit
Ça fait les six que nous avons remarqués
En retraite
revolver à la main.
Sans daigner riposter aux ennemis qui, tout en courant, déchargeaient leurs armes en poussant dassourdissantes clameurs, Dalvan et son compagnon jouèrent des jambes.
À vingt mètres de la butte, la meute les joignit. Pressées, les détonations des revolvers se succédèrent. Quatre chiens roulèrent sur le sable.
Un seul était encore debout. Énorme, hérissé, lil sanglant, il barrait la route aux jeunes gens qui avaient épuisé leurs munitions.
Les Betsileos arrivaient. Yvonne, de son observatoire, suivait la scène. Elle tomba sur les genoux.
Il est perdu !
Mais dun mouvement rapide, Marcel avait tiré la baguette de son fusil.
Le chien le plus féroce, disait-il à Claude, senfuit sil est frappé aux pattes, donc
La baguette siffla dans lair. Le chien eut un aboiement rauque et se jeta de côté, livrant passage aux sous-officiers. Dun coup de fusil, Roumévo labattait aussitôt et avec ses amis reprenait le chemin du plateau, tandis que les assaillants, désappointés, regagnaient leurs cachettes en maudissant leurs insaisissables ennemis.
Lexpédition avait réussi au delà de toute espérance. Maintenant il fallait travailler au miracle. Les trois hommes se mirent donc à creuser avec acharnement le canal, grâce auquel ils comptaient détourner le ruisseau.
Actionnés à leur besogne, ils ne remarquèrent pas quYvonne avait pleuré. Les yeux rougis de la jeune fille disaient lémotion qui lavait secouée. Elle sétait remise à transporter les bogues à lendroit désigné par son frère de lait.
Lorsquelle passait auprès de lui, elle le considérait longuement, heureuse de le voir vivant après lavoir entrevu aux portes de la mort.
Au soir, malgré leurs efforts, les assiégés navaient effectué que les deux tiers de leur travail. Ils étaient harassés. Sans outils appropriés, la terre est dure à remuer. Cependant après avoir mangé quelques baies, lobscurité sétant faite, Marcel voulut encore préparer la portion du canal débouchant sur la rampe. De jour, les manuvres des travailleurs eussent pu attirer lattention de lennemi et nuire ainsi au succès final du stratagème.
Il était environ onze heures quand la garnison du mont « Fady » se livra à un repos bien gagné.
Sous le ciel paré détoiles, dans la tiédeur nocturne, des insectes décrivaient des zigzags bourdonnants, rythmant des palpitations de leurs ailes le sommeil des assiégés. Ils passaient, repassaient, tourbillonnant en farandoles dans les raies argentées dont la lune perçait le feuillage.
Cétaient le hanneton nacré, aux élytres changeants ; la libellule tricolore, au corps allongé, rayé de rose, de jaune et de bleu, aux longues ailes vertes ; les papillons de nuit, mesurant vingt centimètres denvergure. Et puis aussi quelques moustiques dorés qui, du fond de la plaine, avaient été attirés par la présence dune proie facile sur le plateau.
Lun deux piqua Marcel. Le jeune homme séveilla en sursaut. Au cou, il éprouvait une douleur vive, analogue à celle que causerait une forte piqûre daiguille. Il sourit. La cause du mal lui était révélée par la fanfare des moustiques.
Et, de suite, il songea à protéger contre eux sa sur de lait, dont lépiderme délicat était pour tenter ces insectes sanguinaires.
Un mouchoir remplirait loffice de moustiquaire. Doucement, pour ne pas troubler le repos de la jeune fille, il se glissa près delle.
Mais à deux pas, il sarrêta surpris. Sur les épaules de la dormeuse une forme étrange sagitait. Cétait une boule plus grosse quune tête dhomme. Et deux appendices se mouvaient lentement comme deux bras.
Marcel se frotta les yeux. La vision persista. Alors Dalvan sauta sur ses pieds, armé dun bâton qui se trouvait à sa portée.
Lobjet inconnu quitta aussitôt sa place et séleva avec un grand bruit dailes. Mais un coup violent, porté par le sous-officier, le fit tomber juste sur la poitrine de Bérard, qui se dressa avec un juron.
Lobjet se débattait et lui labourait le thorax de ses griffes. Avec laide de son ami, il réussit pourtant à sen rendre maître. Cétait une chauve-souris, de la taille dune poule, bizarrement teintée de noir et de jaune. Le « Marsouin » la reconnut :
Vampire, dit-il, excellente à manger. Variera un peu notre ordinaire demain matin ; mais assurons-nous quelle na pas mordu Mlle Yvonne.
Lobservation avait sa portée. Ces chauves-souris, en effet, profitent du sommeil des hommes et des animaux pour les piquer sur une veine et se gorger de sang. Parfois elles absorbent jusquà un litre du précieux liquide. Point nest besoin dindiquer les résultats funestes dune aussi copieuse saignée.
Yvonne avait été épargnée. Elle dormait les lèvres entrouvertes, son doux visage contracté par une expression de souffrance, et sous ses paupières closes, une larme avait filtré et glissait lentement sur sa joue.
Marcel la considérait, se demandant quelle douleur survivait en ce jeune corps anéanti dans le sommeil. La jeune fille fit un brusque mouvement ; elle murmura sur un ton de prière :
Antonin
revenir en France
lépouser !
Elle respira avec force et ne bougea plus. En face delle, Simplet restait comme pétrifié. Les paroles de la dormeuse lavaient blessé au cur. Pas un instant il ne pensa quelle rêvait de lui. Dans son esprit, un doute avait surgi.
Elle aime quelquun en France. Elle a hâte de retrouver son frère et de retourner là-bas, où est celui quelle a distingué, pour lépouser. Pourquoi ne ma-t-elle jamais confié le secret de son cur ?
Amère était la plainte, mais chez le brave garçon le reproche ne pouvait avoir une longue durée. Il revint vite à lindulgence :
Cest tout naturel, et je suis un butor de men étonner. La réserve dune fillette ne saccommode pas de ces confidences.
Et avec un accent de tendresse infinie :
Ne crains rien, petite sur, je tappartiens quand même. Je travaillerai à ton bonheur. Tu reverras la France, rayonnante, honorée. Je tamènerai, couronnée de fleurs, vers celui à qui ton âme rêve. Jéviterai ainsi la plus cruelle douleur qui me puisse atteindre : te savoir malheureuse.
Ses mains sétendirent au-dessus de la tête dYvonne comme pour un serment, et il regagna sa place.
Seulement il passa la nuit à se tourner sans cesse. Un voile de deuil avait été brusquement jeté sur ses imaginations rosées. Son affection avait perdu lespoir, et il restait au jeune homme une plaie cuisante que son dévouement, tout absolu quil fût, était impuissant à guérir. Lorsque le matin colora les cimes lointaines de la cordillère orientale, Dalvan se leva.
À louvrage ! se dit-il ; il faut délivrer Yvonne des Betsileos
pour lautre, celui de France.
Puis haussant les épaules, il continua mélancolique et narquois :
Il ny a pas à le nier, les chauves-souris, ça présage le malheur.
Avec une activité fiévreuse, il se reprit à creuser le canal. Plus de deux heures sécoulèrent, avant que ses compagnons vinssent le rejoindre. Le travail, ce grand consolateur, avait fait tomber sa surexcitation, apaisé les révoltes de sa pensée. Le calme lui était revenu et personne ne soupçonnait le drame intérieur qui lavait torturé.
À midi tout était disposé pour le « miracle ». Le nouveau lit du ruisseau coupait dune tranchée sinueuse la surface de la prairie. Près de la source on avait laissé un simple barrage facile à détruire. Les bogues sèches, amoncelées un peu en arrière du bord du plateau, afin de nêtre pas aperçues par les assiégeants, formaient un bûcher de la hauteur dun homme. Il ny avait plus quà attendre les ombres propices de la nuit.
Entre les assiégés aucune conversation. Rassemblés auprès de la cascade, route de cristal qui devait les conduire à la liberté, ils gardaient le silence, absorbés par leurs pensées.
Toutes les inquiétudes du captif, durant les heures lentes qui précèdent lévasion, assiégeaient les voyageurs. À chaque instant un visage se rembrunissait, montrant que son propriétaire se posait la redoutable question :
Le stratagème réussira-t-il ?
Le mutisme de Marcel nétonna donc personne. Tous crurent le jeune homme en proie aux préoccupations générales.
Ils ne remarquèrent pas le regard doux et triste, résigné comme celui du chien battu, quil oubliait souvent sur sa sur de lait. Simplet disait ladieu pénible aux illusions disparues. Il se traçait sa ligne de conduite. Toujours on ignorerait sa tendresse, pauvre oiselet, aux ailes trop faibles, tombé du nid avant davoir pu monter aux splendeurs bleues du firmament. Il serait lami fidèle, dun dévouement sûr, car il nen attendrait aucune récompense.
Et avec un serrement de cur, il se promettait de jouer ce rôle ardu de gagner la confiance complète dYvonne, dapprendre delle-même le songe mystérieux de son âme virginale.
Chez le sous-officier, un phénomène curieux saccomplissait. Sous létreinte de la douleur, son être saffinait, devenait immatériel. Lâme du petit soldat accoutumée aux devoirs simples : lamitié, le drapeau, acquérait des complications de poète.
Non sans trouble, Simplet assistait à cette genèse de lhomme quil serait à lavenir, et ses yeux se troublaient à sonder lhorizon toujours élargi du sacrifice.
Cependant Roumévo, pratique comme un homme familiarisé avec les vicissitudes de la vie sauvage, prépara un dîner succulent.
Nous aurons à marcher cette nuit, affirma-t-il, il est utile de prendre des forces.
La chauve-souris, rôtie avec soin, parut délicieuse. Et de fait, la chair de lanimal rappelait celle des meilleurs poulets de Bresse.
Quoi quil en eût, Dalvan lui-même y fit honneur. Quand la mélancolie est soumise à des exercices violents, quelle est perchée sur une colline balayée par tous les vents du ciel, elle ne perd pas lappétit, et maint rêveur anémique deviendrait vigoureux sil promenait ses idées noires par des chemins de montagne. Du reste, linstant dagir était proche. Les Betsileos, auxquels les femmes avaient apporté de nouvelles provisions, avaient pris leur repas. Au lieu de se terrer de nouveau, ils sétaient réunis par petits groupes, autour des tombes élevées aux guerriers tués pendant la sortie de la veille. Cette manuvre avait inquiété les Français. Mais le courrier leur avait expliqué, que les assiégeants attendaient lapparition de la lune pour entonner le chant de mort, hommage suprême auquel a droit lhomme frappé les armes à la main.
Ils attendront peut-être longtemps, remarqua Simplet, le ciel est couvert de nuages, et madame la Lune semble avoir tiré ses rideaux.
En effet, au déclin du jour, des nuées épaisses poussées par un vent dest pluvieux à Madagascar alors quil est sec en Europe avaient envahi la coupole céleste.
Bon ! répliqua Roumévo, il suffit quelle se montre un instant.
Phbé, presque aussitôt, glissa un pâle rayon entre deux nues, et un chant grave, solennel, séleva dans la plaine.
Parfois il sabaissait ainsi quune plainte, puis les voix devenaient aiguës séraillant en cris de vengeance, et les strophes de la lugubre cantilène sachevaient en sons hoquetés, heurtés, figurant des sanglots.
La lune de nouveau voilée, le plateau semblait une île perdue au milieu dun océan dombre, et cétait sinistre dentendre monter de la nuit le chant de mort des Betsileos.
Maintenant, dit le courrier qui écoutait avec attention, ils nous maudissent et nous vouent à lexécration des génies malfaisants.
Alors, sécria Marcel, cest lheure du miracle. Ils se croiront exaucés
Claude, allume le bûcher ; avec Roumévo, nous allons détruire le barrage.
Peu de minutes après, une flamme claire dansait au bord du plateau ; elle grandissait, grandissait au milieu de pétillements ; des gerbes détincelles séparpillaient avec des éclats stridents. Dans la plaine, des pas résonnaient, des froissements dacier passaient nets dans le silence. Évidemment les assiégeants sinquiétaient de la lueur brusquement apparue.
Et soudain un grand cri traversa lespace. Le ruisseau dérivé avait empli son nouveau lit et roulait impétueusement sur la pente. Le canal passait sous le bûcher. Londe semblait jaillir des flammes.
Zenahari !
Zenahari !
À cet appel au dieu Soleil, Marcel répondit par une exclamation moqueuse.
Ils coupent dans le pont ! Filons, et lestement.
Suivi par ses amis, il gagna lancienne cascade et la descente commença. Difficile, périlleuse même ; les pieds glissaient sur les rochers polis par les eaux. Ici la paroi devenait lisse, et les ceintures, ajustées bout à bout permettaient à peine darriver au gradin inférieur. Plus bas, les degrés faisaient défaut, remplacés par une rampe raide, sur laquelle les fugitifs sabandonnaient non sans anxiété. Ils glissaient dans la nuit opaque, brusquement arrêtés par un palier invisible.
Enfin, tous se trouvèrent les pieds dans leau, au fond dune sorte de bassin vaseux. Ils avaient atteint le niveau de la plaine.
De lautre côté de la colline sacrée, les vociférations continuaient. Sans nul doute, tous les Malgaches étaient réunis en face du point où se produisait le prodige.
Suivant le lit du ruisseau, la troupe reprit sa marche. Elle avançait difficilement sur le sol détrempé, parsemé de pierres et de trous encore emplis deau. Aussi, après un quart dheure de ce fatigant exercice, certains davoir dépassé la ligne dinvestissement, les fugitifs escaladèrent le talus et, côtoyant la haie dherbes qui marquait le cours du ruisselet, ils se dirigèrent vers le sud.
Une clarté livide courut sur la plaine et séteignit. Tous sarrêtèrent surpris. Un grondement formidable emplit latmosphère.
Lorage ! cria Roumévo, hâtons-nous vers la forêt.
Mais quelque diligence que fissent les Européens, la tempête éclata avant quils eussent gagné le fourré. De tous les points de lhorizon des éclairs lançaient leurs lumineux zigzags, des détonations ininterrompues éclataient dans les nues, et une pluie diluvienne sabattit sur le sol subitement transformé en lac.
Aveuglés, courbés sous laverse, tous se mirent à courir. En avant deux, une ligne plus sombre indiquait le taillis. Ils allaient latteindre, quand une nappe de feu les enveloppa avec un fracas assourdissant. Précipités à terre, ils entrevirent une masse énorme se renverser, et ils perdirent connaissance, à demi cachés sous les branches extrêmes dun géant de la forêt terrassé par la foudre.
XVILE PAYS DES BARES
La première, Yvonne retrouva le sentiment. Elle était étendue sur le sol, la face tournée vers le ciel redevenu bleu. Elle regarda sans comprendre tout dabord. Puis le souvenir lui revint ; elle se rappela et, très inquiète, elle chercha à se soulever pour apercevoir ses compagnons.
Son mouvement lui arracha un cri de douleur. Il lui sembla être contusionnée par tout le corps. Ses membres navaient plus de force. Mais elle lutta et parvint à sasseoir.
Devant elle, une énorme boule verdoyante lui barrait la vue. Cétait la cime de larbre déraciné par la tourmente. En regardant mieux, la jeune fille distingua ses compagnons enfouis sous les branches.
Ils sont morts ! murmura-t-elle avec épouvante.
Dun héroïque effort elle se mit debout et, la poitrine serrée par langoisse, elle écarta les feuillages.
Cest vous, mademoiselle Yvonne ? fit une voix faible.
Oui, cest moi
Mais Marcel, mais Roumévo sont ensevelis sous les branchages !
Mâtin !
Et Claude, se traînant péniblement, sortit de sa verte prison. Une fois debout, il se livra à un vigoureux moulinet, afin de rétablir la circulation, et il aida Yvonne à délivrer ses amis. Dalvan avait reçu une blessure à la tête, plus effrayante que dangereuse heureusement, et bientôt les voyageurs constatèrent quen somme, laventure ne leur avait laissé quune forte courbature. Le meilleur moyen de combattre cette fâcheuse affection est lexercice. Aussi, après sêtre félicités, les amis franchirent la lisière de la forêt. Seulement Yvonne, si contente en découvrant que son frère de lait était sain et sauf, avait maintenant un visage assombri.
En lui disant son plaisir de la revoir vivante, Marcel lui avait paru froid, gêné, compassé. Elle ne se trompait pas. Mais dans limpossibilité de deviner la brusque évolution produite dans lesprit du jeune homme par son rêve parlé, elle lui fit un crime de son calme. Rougissante, elle se demanda sil navait pas compris ses tendres inquiétudes.
Mais si, se répondit-elle, ses regards, son accent, tout proclamait quil me savait gré de laimer davantage. Alors que signifie son attitude présente ? Veut-il me donner à entendre que son affection ne saurait aller au-delà de lamitié ?
Et toute surprise de sa pensée :
En vérité, qui donc lui demande cela
Eh bien ! je lui montrerai quil fait fausse route, je lamènerai à regretter lamitié quil refuse, car ce nest que de lamitié
Oh ! oui, rien que de lamitié, rien que de lamitié.
Avec ladorable esprit de contradiction qui fait le charme de la femme et le malheur de lhomme, elle affirmait rondement, bien quayant conscience de déguiser la vérité.
Seulement, ce quelle ne put déguiser, ce furent de grosses larmes qui jaillirent de ses yeux. Elle les essuya bien vite pour que Marcel ne les vît pas. Pourtant elle neût pas été fâchée quil les surprît, afin de lui faire honte. Songez donc, un homme qui coûte des pleurs à une femme, cest si lâche !
Partagée ainsi entre la crainte de parler et celle de se taire, tiraillée par des désirs adverses, Yvonne cheminait sans prendre garde aux merveilles végétales que sa jupe effleurait. Les sirikis noirs, perchés à lintersection des branches, fixaient sur elle leurs yeux vifs ; les perroquets à collerette rouge, les perruches vertes babillaient sans réussir à attirer son attention.
Une fois ou deux seulement, le passage bruyant dun cochon sauvage, lenvolée dune poule sultane à la robe violette, la tirèrent de sa rêverie. Elle sempressait dy retomber.
Au soir, on dîna merveilleusement dune sarcelle à tête rose, abattue par Roumévo, et dufs de caïman à lenveloppe verdâtre trouvés sur le bord dun étang.
Durant deux jours encore, les voyageurs firent route à travers les arbres. Un simple incident culinaire marqua les étapes. Roumévo escalada un palmier, dont la découverte avait amené un large rire sur sa face bronzée. Il coupa lextrême cime et convia ses compagnons à sen régaler. Ce quils firent volontiers, car ce nouvel aliment nétait autre que le chou palmiste, dont les palais les plus délicats saccommodent parfaitement.
La végétation devenait plus rare. Les herbes avaient disparu, et les amis dYvonne foulaient un terrain daspect jaunâtre. Les arbres se distançaient et perdaient leurs dimensions colossales. Des buissons chétifs leur succédèrent.
Cest le désert, affirma Bérard. Quand jétais en garnison dans lîle, on nous apprenait quau sud des provinces betsileos se trouve un désert, parsemé de buissons et habité par des peuplades sauvages, les Bares, dont les murs sont semblables à celles des Bushmen, voisins de la colonie du Cap.
Sur cette déclaration, les gourdes avaient été remplies à un maigre cours deau, et la caravane sétait portée en avant. Bientôt les assertions du « Marsouin » sétaient vérifiées. Plus de chants doiseaux, plus de traces danimaux. À perte de vue le feuillage grisâtre des plantes épineuses, qui croissent seules dans cette région. Plus de lacs, plus de rivières. Partout une terre sèche aux tons dorés.
Avec cela un soleil implacable. Il fallut renoncer à avancer pendant le milieu de la journée. Ceût été provoquer des insolations qui eussent arrêté la petite troupe. Et sarrêter en ces lieux était se vouer à une mort certaine.
Au soir, haletants, la gorge séchée par la fine poussière que soulevait le moindre vent, les voyageurs sarrêtèrent et inconsidérément vidèrent leurs gourdes. Quand Roumévo conseilla de garder une petite provision deau pour le lendemain, il était trop tard.
Bah ! fit Claude, le désert malgache nest pas grand : deux jours de marche à peine. Nous en sortirons demain.
Cependant une vague appréhension pesait sur tous, lorsquils sendormirent. Ils se réveillèrent avec une soif ardente. Le vent avait soufflé. Ils étaient couverts de poussière ; leurs narines, leurs lèvres desséchées se fendillaient.
Debout ! ordonna Roumévo, marchons avant que le courage nous fasse défaut.
Vers dix heures, il fallut sarrêter. La chaleur devenait intolérable. Lair semblait chassé par la gueule dun four. Suffoqués, assommés par cette température, Marcel et ses amis se glissèrent sous des buissons, afin de se dérober aux brûlures du soleil. Et là, étendus à terre, la face congestionnée, ayant limpression dêtre enfermés dans une étuve, ils attendirent.
Nous pouvons repartir.
Cette phrase, prononcée par Roumévo dune voix spectrale, secoua les sous-officiers. Rampant sur les coudes et les genoux, ils quittèrent leur abri et se levèrent. Ils chancelaient. Dans leur crâne, il leur semblait que la cervelle bouillait et, pris dune sorte de vertige, ils pensaient quautour deux les arbustes se mouvaient. Cependant ils vainquirent cette faiblesse et se disposèrent au départ.
Et Yvonne ? demanda Dalvan.
Elle était restée étendue, les yeux clos. Il sapprocha.
Yvonne, murmura-t-il doucement. Un peu de courage ; nous allons sortir de ce pays désolé.
Elle neut pas lair dentendre. Un sourire se joua sur ses lèvres.
Des arbres verts, des moissons, de leau
Ah ! que cest bon !
Le courrier avait entendu.
Le délire, fit-il tristement ; si nous ne trouvons pas deau, elle ne pourra nous suivre.
Il se tut. Marcel lavait saisi. Il le regardait dun air égaré :
Quas-tu dit ?
La vérité, hélas !
Alors, ma sur ?
Est atteinte de la fièvre du désert et le seul remède, cest leau.
Un instant, Simplet parut accablé ; puis se redressant :
Eh bien, puisquil faut de leau à Yvonne, trouvons-en.
En vain le courrier essaya de lui démontrer linutilité dune pareille recherche. Le jeune homme sentêta. Profondément troublé, il répétait sans cesse cette phrase :
Yvonne a besoin de boire ; cest bien simple, il faut trouver de leau.
De guerre lasse, Roumévo céda. On chercherait pendant deux heures ; après quoi, on porterait la jeune fille sur les fusils entre-croisés, et on marcherait tant que les forces le permettraient.
En attendant, pour que les explorateurs ne se perdissent pas, le Tsimando attacha deux remingtons lun au bout de lautre, et surmonta le mât improvisé dune baguette, à lextrémité de laquelle il noua un mouchoir. Ce signal dépassait le niveau des arbustes dun mètre cinquante environ, et devait sapercevoir dassez loin.
Toutes les précautions prises ainsi, les trois voyageurs partirent à la découverte. Mais ils eurent beau fouiller les fourrés, sonder le sol, nulle trace dhumidité ne leur apparut. De temps à autre, ils rencontraient des ravines creusées par les averses de la saison des pluies, mais la terre poreuse avait absorbé depuis longtemps les eaux du ciel.
Un à un, découragés, torturés eux-mêmes par la soif, ils revinrent au campement. Les yeux fixes, ils se regardaient. Leurs langues gonflées se refusaient à la conversation, et leur salive rare humectait insuffisamment leurs gosiers brûlants. Une sorte de torpeur les envahissait. Leur cervelle, subitement racornie, ballottait dans leur crâne ainsi quune amande sèche. Leur tête vacillait sur leurs épaules. Ils tentèrent un effort. Soulevant avec précaution leur compagne, ils la placèrent sur un brancard formé de deux fusils. Ils voulaient fuir droit devant eux, gagner une région plus clémente, avec de claires rivières aux rives ombreuses. Mais ils avaient trop présumé de leurs forces. Après cent mètres, ils durent sarrêter. La frêle enfant pesait trop encore pour leurs bras affaiblis, et avec un désespoir farouche, ils la reposèrent sur le sable. Marcel appela ses compagnons.
Partez, leur dit-il ; seuls vous réussirez peut-être à sortir de cette effroyable solitude.
Et comme ils refusaient :
Il est inutile que vous périssiez avec nous.
Mais toi-même, sécria Bérard, pourquoi te condamnes-tu à périr de soif ?
Dalvan haussa les épaules.
Je reste auprès delle.
Cest la mort que tu cherches ?
Nest-ce point le repos ?
Le ton de Simplet indiquait une résolution arrêtée.
Bérard cessa de discuter. Tranquillement il se coucha et ferma les yeux.
Que fais-tu ? interrogea Marcel.
Tu le vois, je reste aussi.
Un éclair passa dans lil du sous-officier. Il se mit debout et, dun mouvement rageur, frappa la terre du talon. Un cri fou jaillit de ses lèvres, rugissement de damné apercevant le ciel. Sous le choc, la terre avait cédé, et des gouttelettes deau sautaient de tous côtés sur le sable.
De leau !
Roumévo sétait précipité, et avec précaution il dégageait la partie supérieure dune cavité ovoïde aux trois quarts emplie deau. Un peu bourbeuse peut-être, mais potable, mais capable de rendre lexistence à Mlle Ribor.
Les gourdes furent garnies, et Dalvan radieux, riant et parlant tout seul, fit couler quelques gorgées entre les lèvres serrées de sa sur de lait. On eût dit que chaque goutte absorbée chassait une portion du mal. Les yeux de la malade souvraient ; son regard voilé redevenait intelligent ; les roses de la vie remontaient à ses joues. Puis elle parla pour dire :
Encore ! encore !
Elle but près dun litre deau, et elle put se soulever, sasseoir.
Il me semble, déclara-t-elle, que je marcherais.
Dans une heure, répondit le Tsimando, remettez-vous maintenant et laissez votre frère se rafraîchir à son tour.
Alors Marcel se souvint de sa soif, il lapaisa et revint auprès dYvonne. Les gourdes pleines, les voyageurs largement abreuvés, la cavité se trouva vide. Claude, étonné de sa forme régulière, murmura :
Ma parole, on dirait un uf.
Cen est un, en effet, répliqua Roumévo ; cest un uf dpiornis. Autrefois vivait dans lîle un oiseau gigantesque, auprès duquel lautruche dAfrique nest quun oiselet. Ses ufs que lon découvre parfois jamais plus heureusement que celui-ci, par exemple contiennent jusquà huit litres deau, cest-à-dire six fois plus que luf dautruche. On peut juger ainsi de ce quétait lanimal qui les pondait.
Le brave Hova mettait quelque orgueil à enseigner aux Français lexistence préhistorique du volatile unique au monde. Cétait une production de sa terre natale, et sil en était fier, un patriotisme un peu exagéré en était seule cause.
Mais leau ? questionna Yvonne qui écoutait.
Lors des dernières pluies, elle se sera infiltrée par une fente de la coquille. Une croûte sablonneuse a bouché louverture et conservé, tout exprès pour vous sauver, un liquide dont vous ne rencontreriez pas trace à vingt kilomètres à la ronde.
Ragaillardis, oublieux des souffrances passées, les voyageurs partirent allègrement. Dans les bidons soigneusement bouchés, leau captive se démenait avec des glouglous encourageants. Nulle mélodie neût paru aussi douce aux oreilles de gens à peine échappés aux affres de la soif.
Toute la nuit, ils allèrent de lavant, étonnés eux-mêmes de leur vaillance. Ils ignoraient que la soif tue avant lépuisement des forces. Elle suspend la vie, quun peu dhumidité rend avec toute son activité. Aux approches du jour dailleurs, des signes certains montrèrent que le mauvais pas était franchi. Des plantes vertes, rares dabord, succédaient aux buissons épineux. Puis vinrent des arbres, de taille exiguë encore, avant-garde naine des puissantes futaies.
Enfin, alors que lhorizon oriental rougissait, la caravane, épuisée mais joyeuse, fit halte au bord dune petite rivière, qui couvrait de cinquante centimètres deau un fond sableux brillant comme de lor. Sur chaque berge, des arbres sélevaient ainsi que des colonnes et unissant leurs branches à cinquante pieds du sol, formaient une voûte feuillue impénétrable aux ardeurs solaires.
Les voyageurs se baignèrent. Yvonne avait remonté le courant et, à peu de distance, elle avait découvert une petite crique formant un ravissant cabinet de verdure. Avec délices la jeune fille barbota dans leau courante ; puis rafraîchie, elle rejoignit ses compagnons. Ceux-ci, établis dans une clairière gazonnée, parsemée de troncs abattus sans doute un cyclone avait passé par là étalaient leurs provisions sur le tapis vert.
Profitant de labsence de la jeune fille, ils avaient fait une ample cueillette de fruits. Noix de coco, mangues, bananes samoncelaient, tandis que Roumévo, accroupi auprès dun foyer formé de deux pierres, assujettissait au-dessus de la flamme une superbe pintade quil venait de capturer.
Dans un quart dheure, mademoiselle sera servie, sécria Marcel en apercevant sa sur de lait.
Ah ! fit-elle, tant mieux ; je meurs de faim.
Le meilleur des assaisonnements, affirment les philosophes.
Je le possède à ce point que jen oublie la fatigue.
Tu dévoreras, petite ogresse, et après
tout le monde au dortoir
Comme les noctambules parisiens, nous nous blottirons dans les bras de Morphée à huit heures du matin.
Curieuse, Mlle Ribor alla jeter un coup dil sur la broche qui traversait la pintade. Elle était primitive. Une baguette de fusil supportée par deux pieux fichés en terre.
Le triomphe du remington, avait déclaré Dalvan ; cette arme sans pareille sert à abattre le gibier, et à le faire cuire au besoin.
Le volatile, soigneusement retourné par le courrier, commençait à prendre une teinte dorée du plus appétissant aspect.
La jeune fille regarda autour delle. Pour le repas, il ne manquait rien. Ses compagnons fournissaient la volaille et le dessert. Elle voulait apporter sa part de contribution cependant. Et elle songea que les fleurs sont le complément de tout bon dîner. Elles sont la gourmandise des yeux. Faire un bouquet était facile. Des fleurs multicolores émaillaient la clairière. Yvonne se mit à en cueillir une gerbe.
Les muguets sauvages, les rouges arkatra, les lombodi à la corolle bleue veinée de noir sentassaient en odorante botte sur le bras de la blonde voyageuse. Bientôt le fardeau devint gênant. Du regard la jeune fille chercha un endroit, où elle pût disposer ses fleurs.
À la lisière même du fourré, entre des buissons étoilés de blanches floraisons, était couché un jeune arbre, au tronc poli, renversé depuis peu certainement, car son écorce ne présentait pas ces moisissures qui rongent les géants sylvestres terrassés. Le coin semblait être fait exprès. La jolie bouquetière y courut, sassit sur le siège mis à sa disposition par la forêt et jeta devant elle son tas de fleurs.
Déjà, entre ses doigts menus, elle tenait les tiges dont les brisures laissaient goutter la sève ainsi que des larmes, quand il lui parut que le tronc darbre sagitait. Étonnée, elle pensa se lever. Elle nen eut pas le temps. Renversée brutalement en arrière, elle se sentit enlacée par une spirale vivante, et au-dessus de son visage, elle aperçut une gueule énorme dont louverture ne mesurait pas moins de quarante centimètres. Elle poussa un cri aigu et ferma les yeux, nosant pas regarder venir la mort.
Le tronc darbre, sur lequel Yvonne avait pris place, était le corps dun boa constrictor de grande taille. Lanimal, sans doute engourdi par une digestion laborieuse on a vu des boas rester plusieurs heures sans mouvement après la déglutition dune proie navait pas bougé tout de suite. Mais, si légère que fût Mlle Ribor, son poids avait causé au reptile un sentiment de gêne tel, que surmontant sa paresse, il avait songé à se venger de lêtre importun qui létouffait.
Au cri dYvonne, ses amis sétaient élancés. Puis ils étaient demeurés cloués sur place devant le terrible tableau. Le boa avait à peine dardé sur eux le regard de ses yeux jaunes et, dun mouvement presque insensible, il abaissait sa tête vers le visage blêmi de sa victime. Sa gueule allait toucher le front de la vierge
, les mâchoires distendues se refermeraient, et le sacrifice serait consommé.
Claude épaula son fusil. Mais, plus rapide que lui, Marcel releva larme.
Comme cela, cest elle que tu atteindras.
Yvonne eut une plainte :
Jétouffe !
Le constrictor se mettait à serrer celle quil tenait captive dans ses anneaux. Dalvan bondit, et soudain ses compagnons le virent sarrêter ; un sourire courut sur sa physionomie bouleversée.
Que je suis bête ! dit-il.
Ils crurent quil devenait fou. Mais lui continuait :
Simple comme tout de le faire lâcher, la flûte des charmeurs !
Et doucement il se prit à siffler. Presque bas au début, le son senfla bientôt. Comprimant le frisson dangoisse dont son être était secoué, Marcel lançait aux échos de la clairière lenlaçante mélodie de la Vague. Le grand artiste, qui fut Olivier Métra, ne se doutait pas quil serait exécuté un jour dans de telles conditions.
Dès les premières notes, le reptile avait été parcouru comme par une commotion galvanique. Sa tête allongée sétait redressée et ses yeux, subitement couverts dun voile, sétaient fixés sur le musicien. Puis il se balança dun mouvement rythmé, et comme le sous-officier, sifflant toujours, séloignait un peu, le serpent abandonna sa proie, ses anneaux glissèrent avec un frottement métallique sur la robe dYvonne, et il rampa vers le charmeur improvisé.
La hideuse bête se rapprochait, tout le corps oscillant en mesure. Marcel, à quelques pas, sétait arrêté. Mais lattraction musicale continuait. Le boa, arrivé près de lui, avait levé la tête jusquà la hauteur de celle du jeune homme, et là, les regards papillotants, il semblait littéralement boire les sons.
Bérard et le courrier, qui assistaient immobiles à ce surprenant duel, virent Marcel prendre son revolver, porter lentement le canon en face de la gueule entrouverte du monstre. Le coup partit, et la tête éclatée, le constrictor se convulsa furieusement sur lherbe, fauchant de sa queue les arbustes à sa portée.
Insoucieux de son agonie, son vainqueur courut à Yvonne, auprès de qui ses compagnons sempressaient déjà. La jeune fille navait point perdu connaissance. Comme en rêve, elle avait vu le danger et le sauveur. À larrivée de Marcel, elle fit un mouvement pour se jeter dans ses bras.
Lui-même allait létreindre contre sa poitrine. Mais ils se souvinrent de leur douloureuse erreur. Dans un éclair, ils se dirent : lui, quelle en aimait un autre ; elle, quil ne laimait point ! Et ils restèrent glacés, muets, embarrassés dêtre en présence. Enfin, Mlle Ribor surmonta son trouble et tendant la main à son frère de lait :
Merci, Marcel, murmura-t-elle en détournant la tête.
Et Dalvan, comprimant avec peine les paroles affectueuses qui se pressaient sur ses lèvres, répondit comme inconscient :
Il ny a pas de quoi, petite sur.
Bérard, qui ne pouvait comprendre le malentendu existant entre les jeunes gens, haussa les épaules et grommela rageusement :
En voilà une petite drogue ! Son frère de lait passe sa vie à sauver la sienne. Elle le remercie du bout des dents. On dirait que ça lui est dû. Jai déjà remarqué dailleurs son indifférence. Pour sûr que si ce nétait pas pour Marcel, je labandonnerais et je mamuserais à la voir se débrouiller toute seule.
Décrivant un cercle afin déviter de passer auprès du boa toujours agité par lagonie, tous allèrent prendre place à lendroit où étaient déposées les provisions. Le repas fut silencieux. Lémotion avait paralysé lappétit. La pintade parut coriace, les fruits amers.
Le déjeuner expédié, on pensa à dormir. Mais laventure récente avait prédisposé les esprits à linquiétude. Il fut convenu que chaque homme veillerait à tour de rôle. Le premier quart échut à Bérard. Roumévo sétendit aussitôt sur lherbe. Yvonne fit de même. Pour Marcel, il se retira à lécart. La tête appuyée sur ses mains, mécontent de lui-même et des autres, il se reprocha de souffrir, comme si la volonté de lhomme pouvait enrayer la douleur.
Trois jours plus tard, le 19 février, ayant traversé une riche contrée où lair était embaumé de jasmin et les nuits semées de mouches à feu, étincelles vivantes, les voyageurs atteignirent la mer. Là, Roumévo leur désigna un promontoire qui se profilait à lhorizon.
Fort Dauphin ! dit-il. Vous y serez en sûreté et trouverez certainement un moyen de quitter Madagascar. Moi, jai rempli ma mission. Mon frère de sang nest plus en danger ; je retourne à mon devoir auprès de ma souveraine.
En vain les Européens cherchèrent à le détourner de son projet. Il persista. Et tous éprouvèrent la tristesse de la séparation. Ils sétaient attachés à ce compagnon fidèle, qui pour eux avait risqué sa vie, sa liberté. Il ressentait peut-être les mêmes choses, mais son visage sombre ne trahissait point sa pensée ; seulement, à lheure du départ, il réunit dans sa main celles dYvonne et de Marcel. Il les considéra un moment comme absorbé, et avec un accent vibrant qui leur causa un inexplicable malaise :
Vous serez heureux, prononça-t-il ; vous oublierez le frère Hova. Roumévo, lui, se souviendra toujours.
Puis il saisit son fusil, le jeta sur lépaule et séloigna vers le nord dun pas rapide, sans regarder en arrière. Longtemps les Français le suivirent des yeux, et quand il eut disparu, ils se décidèrent à prendre la route du sud.
À une vingtaine de kilomètres se trouvait Fort-Dauphin, lun des premiers établissements français à Madagascar, fondé en 1643 par Pronis, gouverneur de la Compagnie de lOrient, pour le compte de Louis XIV, roi de France.
Tout alla bien dabord. Un chemin, qualifié de route dans le pays, longeait la côte. La marche était facile ; mais à mi-chemin les voyageurs atteignirent une petite crique. La mer montait lentement, mettant à flot des pirogues laissées sur le sable.
Tiens, fit Marcel, si un pagayeur voulait nous conduire à Fort-Dauphin, il nous économiserait quelques heures de fatigue.
Bonne idée, appuya le « Marsouin » ; seulement, si les rames sont dans les embarcations, les rameurs restent invisibles.
Ils ne sauraient être loin.
Cest probable.
Et tous deux scrutèrent les environs dun regard circulaire ; aucun être humain napparaissait. De grands arbres, dominés par le parasol des palmiers, formaient un obstacle à la vue.
Ma foi, reprit Marcel, faisons comme en France, quand le passeur a abandonné son bachot.
Quoi donc ?
Prenons place dans une pirogue ; cela fera accourir le propriétaire, qui nous guette, jen jurerais.
La proposition était raisonnable. En un instant, tous trois furent assis au fond dune des frêles embarcations. Ils sétaient un peu mouillé les pieds, mais bah ! Dalvan plaçait les avirons et déclarait :
Si le piroguier tarde, je lui tire ma révérence et je nage. Cest ainsi que vous dites dans la marine, nest-ce pas, Claude ?
Le « Marsouin » sourit, prêt à répondre, mais le temps lui manqua. Des sifflements se firent entendre ; il sembla un instant quune armée de serpents évoluât autour des Français ; une grêle de projectiles sabattit, faisant jaillir leau, et dans le bordage, clouant la manche de Bérard, une longue flèche se planta en vibrant. Tous regardèrent du côté du rivage. Lexplication du phénomène se présenta aussitôt à eux. En avant des arbres, une cinquantaine de Malgaches au torse nu, les hanches ceintes dun jupon de cotonnade, bondissaient en brandissant leurs arcs.
Nous allons essuyer une seconde bordée ! sécria Marcel ; prévenons-les.
Il avait épaulé son fusil. Claude avait déjà accompli le même mouvement. Deux assaillants, atteints par les balles, saffaissèrent. Les ennemis sarrêtèrent indécis.
Aux avirons ! ordonna Claude, profitons de ce court répit.
Les sous-officiers se penchèrent sur les rames, et la pirogue, glissant sur les eaux ainsi quun oiseau, séloigna du rivage. Mais le premier mouvement de surprise passé, les Malgaches gagnaient la grève. Rapidement ils montaient dans les pirogues restées près du bord, et se lançaient à la poursuite des Européens.
Ce sont des Bares, déclara Bérard, je les reconnais à leurs tatouages. Ce sont des sauvages féroces, vivant de chasse et de rapines. Tout plutôt que de tomber entre leurs mains.
Redoublant defforts, les jeunes gens ramaient vers la haute mer. La pirogue filait, laissant en arrière un sillage décume. Mais les indigènes conservaient leur distance. Durant dix minutes, la chasse continua sans avantage appréciable. Mais alors les Français comprirent quils seraient fatalement vaincus dans cette lutte à laviron, car les Bares, plus nombreux, se relayaient.
Tant pis ! gronda Marcel, reprenons les fusils.
Mais Yvonne secoua la tête :
Non, au contraire, ramez, ramez toujours ! Il nous arrive du secours.
Sa main se tendait vers locéan.
Quest-ce ? interrogea Simplet, faisant écumer les flots sous la poussée nerveuse de la cuiller de laviron.
Un navire !
Appelle son attention ?
Comment ?
En déchargeant nos armes.
La jeune fille attira les fusils à elle. Les détonations vibrèrent dans lair et, dépassant les volutes de fumée rampant à la surface des vagues, lembarcation poursuivit sa course rapide. Deux fois encore, Yvonne tira. Alors elle eut un cri joyeux :
Ils ont entendu ! Le vaisseau modifie sa route, il vient vers nous.
Soudain, un ronflement leur fit lever les yeux. Un obus passa au-dessus de leurs têtes et alla couper en deux lune des pirogues de la flottille bare. Le bruit assourdi de la détonation arrivait en retard de quelques secondes.
Terrifiés, les indigènes retournaient vers le rivage à force de rames. Les voyageurs navaient plus rien à craindre de leur côté. Alors une nouvelle inquiétude les prit.
Si le navire était français, il leur faudrait déguiser leurs noms, raconter une histoire de brigands pour expliquer leur présence, car ils étaient sous le coup de la loi, et une maladresse aurait eu des conséquences désastreuses.
En peu de mots, ils arrêtèrent les grandes lignes de leur fable. Le temps pressait. Le vaisseau avait mis un canot à la mer. Bérard ne disait rien ; il regardait dans la direction du steamer :
Sapristi ! exclama-t-il, est-ce que jai la berlue ?
La berlue ?
Certainement, il me semble que je reconnais ce bateau-là ?
Marcel examina le navire avec attention.
Ce nest pas possible ! fit-il avec étonnement.
Ah ! tu le reconnais aussi ?
Comment serait-il dans ces parages ?
Je nen sais rien, mais maintenant, je ne doute plus. Cest le Fortune.
À ce nom, Yvonne eut un mouvement brusque qui pensa faire chavirer lembarcation :
Le Fortune ? le yacht de cette charmante miss Pretty ? Êtes-vous certain de ce que vous affirmez ? Moi, je suis incapable de distinguer un vaisseau dun autre.
Oh ! cest bien lui, reprit Marcel ; et tenez, regardez lhomme assis à larrière du canot qui vient à nous ?
Lintendant !
William Sagger ?
En chair et en os.
Le digne licencié ès sciences géographiques trônait en effet à larrière de la chaloupe. Lui aussi avait reconnu les voyageurs il leur adressait des signes incompréhensibles. Bientôt les embarcations furent bord à bord. Abandonnant la pirogue, Yvonne et ses amis prirent place auprès de lintendant, non sans lui avoir vigoureusement secoué la main. Ils nosaient linterroger, bien quils eussent sur les lèvres cette question curieuse :
Comment nous rencontrons-nous au sud de Madagascar, à sept cents kilomètres du point où nous nous sommes quittés ?
Du reste, la réponse ne se fit pas longtemps attendre, et ce fut miss Pretty elle-même qui la leur donna. Elle les attendait sur le pont, et son premier mot fut :
Ah ! mes chers amis, que je vous ai cherchés !
Elle embrassa follement Yvonne, pressa les mains des jeunes gens à les briser et les entraîna dans le petit salon darrière, où elle les avait reçus pour la première fois. Toute sa hauteur yankee avait disparu ; elle parlait avec volubilité, comme hors delle-même. Les paroles se pressaient, sélançant impétueusement de sa bouche rose comme un torrent aux digues rompues.
Jai pour vous beaucoup daffection
oh ! beaucoup.
Ici un regard à Claude Bérard.
Je men suis aperçue après votre départ à la Pointe-aux-Îles. Vous me manquiez trop. Alors je me suis rendue à Diego-Suarez. Je voulais vous faire la surprise. Je vous ai attendus toute une semaine. Personne ! Je mourais dimpatience. Que vous était-il advenu ? Par bonheur, un soldat sakalave vint de Port-Louquez ; il racontait la rencontre détrangers. Il était de lescorte dun chef
Ikaraïnilo.
Le misérable ! interrompit Mlle Ribor.
Sans prendre garde à linterruption, lAméricaine continua :
Au signalement, je vous reconnus. Vous descendiez au sud. Il fallait vous retrouver
Le Fortune leva lancre. De port en port, jallais, cherchant vos traces. À Tamatave, jappris une partie de vos aventures. On ignorait votre identité. Mais ces deux jeunes gens, accompagnant une demoiselle, dont on me parlait, ne pouvaient être que vous. Je sus ainsi que vous aviez quitté Tananarive pour éviter la vengeance des Hovas. Comme vous naviez pas reparu sur la route de Tamatave, le Résident un homme charmant qui sétait mis à mon entière disposition pensait que vous aviez dû vous enfoncer dans les territoires du sud. Je repartis ; mais je commençais à désespérer. En aucun point de la côte vous naviez été signalés. Partout où je marrêtais, je laissais une lettre pour vous à ladresse naïve : Deux gentlemen et une lady. Enfin, vous voici
; et maintenant nous allons faire le voyage ensemble, je ne vous quitte plus.
Excepté quand nous descendrons à terre, déclara Bérard.
Si, si, même alors.
Du tout, miss. Vous resterez à bord, et je pense que mademoiselle Yvonne consentira à vous tenir compagnie.
Moi ! sécria la jeune fille.
Il le faut. Vous nêtes pas assez forte pour supporter les fatigues auxquelles on est condamné dans les pays neufs. Votre présence double les chances dinsuccès. Souvenez-vous ; dix fois, nous avons failli rester en panne. Ce nest pas votre faute, mais vous seriez coupable de vous obstiner.
Et comme Yvonne baissait la tête, un peu saisie de la mercuriale, le « Marsouin » reprit, sadressant cette fois à miss Pretty :
On vous racontera nos aventures. Vous verrez quavec une femme, nous avons eu bien du mal à traverser Madagascar
Avec deux nous serions morts à la peine.
Toute la rancune du soldat, contre celle qui avait été un impedimentum, et à qui il reprochait de se montrer ingrate, vibrait dans la voix de Claude. Lui, qui dordinaire était doux, silencieux, parlait avec autorité, forçant la note brutale. Et chose curieuse, lAméricaine autoritaire, lenfant gâtée de la fortune inaccoutumée aux résistances, navait aucune révolte. Son attitude était celle du baby que lon gronde. Claude était le premier homme qui eût osé ordonner, elle présente. Cependant, quand les sous-officiers furent rentrés dans leur cabine, laissant les jeunes filles seules en présence, miss Pretty enlaça calmement la taille dYvonne et baissant la voix :
Ma chère amie, vous avez entendu ce qua dit M. Bérard ?
Oui, oui.
Et quel est votre avis ?
Il a raison, par malheur. Ces semaines passées à lintérieur de lîle nont servi quà me décourager.
Vous vous soumettrez donc à ses conditions ? Vous resterez sur ce navire alors que nos amis affronteront le péril ?
Mlle Ribor eut un geste vague. La déclaration du « Marsouin » lavait attristée. Sans nul doute, il avait dû sentendre avec Marcel, et Marcel pensait comme lui quelle ne pouvait les suivre. Mais sa résignation parut exaspérer lAméricaine.
Eh bien donc, ma chère amie, vous obéirez sil vous plaît, mais moi
Vous, que ferez-vous ?
Je suivrai M. Claude elle se reprit vivement ces messieurs partout où ils iront.
XVIILA RÉUNION
Le soir, après le dîner, tout le monde se réunit au salon. À la demande de Marcel, qui étudiait une carte détaillée de lîle de la Réunion, William Sagger avait été convié à déposer sa livrée dintendant et à prendre le thé, comme gentleman, avec les voyageurs.
Miss Pretty, déclara Dalvan, désire nous aider dans nos recherches et mettre son navire à notre disposition. Loffre est trop généreuse, le plaisir trop grand pour que nous refusions. Donc, nous allons cingler vers lîle de la Réunion, la possession française la plus proche de Madagascar.
Sept cent quatre-vingts kilomètres, articula nettement William.
Merci bien. Je compte sur vos connaissances géographiques pour me guider.
À vos ordres.
Trop aimable.
Vous voulez savoir ?
Voici. Pour retrouver Antonin Ribor, il faut le chercher là où il peut aller. Voyageur commercial par métier, scientifique par goût, quelles choses ont pu lintéresser à la Réunion ?
Lintendant réfléchit une minute, puis tranquillement :
Le port de la Pointe des Galets, port artificiel ouvert le 1er septembre 1886, qui reçoit toutes les expéditions de lîle.
Nous gagnons donc le port de la Pointe aux Galets, dit lAméricaine, et après ?
Après, lexplorateur a vu le chemin de fer qui entoure presque complètement lîle, se prolongeant à louest jusquà la ville de Saint-Pierre, à lest jusquà Saint-Benoist, en passant par Saint-Denis, chef-lieu du gouvernement. Il a dû pencher pour la direction de Saint-Denis - Saint-Benoist.
Pourquoi ?
Parce quà une journée de marche du point terminus se dresse la merveille de lîle, le Grand Brûlé.
Le Grand Brûlé ?
Volcan en activité !
Bérard se leva dun bond :
Un volcan français ! Enfin. Depuis que jai lâge de raison, on massomme avec les volcans italiens, islandais ou autres. Le Vésuve, lEtna, lHékla. Tout le monde en a plein la bouche, et nous faisions triste figure avec nos volcans éteints dAuvergne
Mais nous en possédons un en activité, crachant du feu, des laves, du soufre, capable de causer des tremblements de terre, de couvrir de cendres Herculanum et Pompéia, si ces villes étaient à sa portée. Mon patriotisme se dilate. Et est-il seulement beau ce Grand Brûlé ?
Je vous crois, trois fois la hauteur du Vésuve.
Bravo ! Enfoncée lItalie !
Au milieu dun cirque, dont le développement est de quarante-cinq kilomètres
Quarante-cinq kilomètres ! je bois du lait.
Et dont les parois, coupées de rares chemins daccès, forment un mur vertical de 250 à 300 mètres
Délicieux !
Sélève à 2,625 mètres le piton Bory, ancien cratère obstrué maintenant.
Ah ! protesta Claude, obstrué le cratère !
Attendez donc ; le nouveau, moins haut de 100 mètres, le piton de la Fournaise, est perpétuellement couronné de vapeurs, et ses éruptions envoient à 20 kilomètres des coulées de laves former des promontoires sur la côte.
Le « Marsouin » exultait. Il donna au géographe un vigoureux shake-hand, et il allait sans doute sabandonner à un accès de lyrisme, quand Marcel prit la parole.
Il me paraît évident que notre ami a dû choisir la route que vous indiquez ; aussi, si notre aimable capitaine il regardait Miss Pretty ne sy oppose pas, le Fortune jettera lancre à la Pointe aux Galets.
LAméricaine approuva dun signe de tête.
Là, je descendrai seul à terre. Le chemin de fer me conduira à Saint-Benoist, où le yacht viendra mattendre.
Pourquoi seul ? hasarda Yvonne.
Parce que lîle est petite.
Soixante et onze kilomètres sur vingt et un, murmura Sagger.
Que la côte est très habitée et que, si nous sommes signalés aux autorités, seul, je nattirerai pas lattention.
Voilà, appuya Claude, si enchanté quYvonne ne fût pas du voyage, quil ne protesta pas pour lui-même.
En somme, les raisons de Simplet étaient plausibles. La séparation durerait deux jours à peine. Yvonne ne résista pas davantage.
Le lendemain, au coucher du soleil, le yacht, pavillon américain déployé, passa devant la Pointe des Galets. Parcourant de bout en bout le bassin, le steamer gagna lune des darses ou bras ménagés au fond de chaque côté du terre-plein, supportant les magasins-docks à étage, et accosta près dun solide appontement, à la racine duquel passait lembranchement ferré qui, 500 mètres plus loin, se reliait à la ligne principale.
Après une dernière nuit à bord, le 21 de grand matin, Dalvan débarqua, et dun pas allègre se rendit à la gare.
Il fait beau temps, monsieur, dit un employé en se découvrant. Cest rare en cette saison. Vous faites bien den profiter, car cette éclaircie finira dans un cyclone, ou je me tromperais fort.
Vous croyez ?
Voici vingt ans que jhabite lîle. Chaque fois que durant la saison des pluies, le ciel sest nettoyé comme ça
cela na pas manqué. Une tempête à tout casser.
Est-elle proche à votre avis ? demanda le sous-officier, déjà inquiet pour ses amis.
Ah ! on ne sait jamais. Peut-être demain, peut-être dans huit jours.
La voix dun agent cria :
Les voyageurs pour la Possession, Saint-Denis, Sainte-Marie, Sainte-Suzanne, Saint-André, Cap-Fontaine et Saint-Benoist
En voiture !
Que de saints, murmura Simplet en courant prendre place dans un véhicule, assez semblable aux wagonnets du petit chemin de fer Decauville qui desservit lExposition de 1889.
Deux heures après le convoi déboucha dans la vallée de la rivière de Saint-Denis. En arrière, sur les hauteurs, apparaissaient les casernes, le plateau de la redoute et, à gauche de la voie, au bord de la mer, les abattoirs. Le viaduc qui traverse la rivière et le canal latéral des Moulins fut franchi. Le train longea la rade, sécarta un peu de la mer, à la pointe des Jardins, passa sous les murs de la batterie de lArsenal et stoppa enfin en gare de St-Denis.
Un commissionnaire soffrit à guider Marcel vers le Gouvernement. Celui-ci accepta et traversa, à la suite de son guide, les rues de la Boucherie, du Conseil, Barachois, larges, bien alignées, bordées de jardins fermés de grilles le barreau, comme on dit dans le pays et plantés de cannes à sucre à la tige svelte surmontée dune aigrette, de bananiers aux lourdes grappes pendantes, de cocotiers élancés, de manguiers au feuillage touffu, de pignons dInde chargés de noix, de papayers dont le tronc lisse et sans branches est couronné de melons verts.
Au fond de ces réduits dombre et de parfums, le passant aperçoit les varangues, galeries ouvertes autour des maisons, où les habitants se réunissent le soir.
La rue de Paris, dit enfin lhomme en désignant une avenue plantée darbres, lÉvêché et la place du Gouvernement, en face.
Il désignait une maison spacieuse, formée de deux corps de bâtiments inégalement élevés et pourvue dun jardin verdoyant enclos dun mur bas supportant une grille, soutenue de distance en distance par des piliers de maçonnerie.
Cest là.
Le moment de régler les honoraires de linsulaire était arrivé. Marcel, après lui avoir serré la main, le pria daccepter une pièce de deux francs toute neuve.
Ah ! sécria lautre, ce jour est béni. De largent ! je vois de largent qui brille au soleil !
Il faisait de telles démonstrations de joie que Simplet en voulut connaître la raison :
Comment ? Vous ne savez pas ? Largent est rare ici. La monnaie courante se compose de bons du trésor divisés en coupures de un, trois, cinquante et cent francs.
Et sur ce renseignement financier, lhomme séloigna.
Simplet pénétra dans lhôtel. Le Conseil administratif, composé du Gouverneur, du directeur de lIntérieur, du procureur général et de deux notables ayant voix consultative, était en séance. Mais un secrétaire renseigna complaisamment le jeune homme
, insuffisamment aussi, car il lui avoua navoir jamais ouï parler dAntonin Ribor. Il était peu probable que lexplorateur eût touché à la Réunion, sans que les autorités en fussent averties. Aussi le sous-officier revint vers la gare, avec le désir de gagner Saint-Benoist ; où le Fortune devait lattendre, de sembarquer et de se diriger, à toute hélice, vers dautres rivages.
Un homme vêtu de toile, coiffé dun casque colonial, agrémenté dun voile vert qui dissimulait ses traits, se promenait dans la cour de la gare. À laspect du sous-officier, il eut un geste de surprise. Il le suivit sur le quai ; il tourna autour de lui à le frôler et, assuré sans doute de ne pas se tromper, il alla en toute hâte prendre un ticket. Il était temps, le convoi arrivait. Linconnu sinstalla dans un wagon voisin de celui dans lequel Dalvan était assis.
Un coup de sifflet. La machine se mit en marche. Le trajet natteint pas deux heures ; Marcel prit donc plaisir à admirer le panorama qui se déroulait sous ses yeux. La voie longe la mer, dont la plaine mobile reste toujours visible à gauche de la ligne. À droite, des pentes douces vont rejoindre les plateaux de lintérieur de lîle, plaines des Fougères, des Salazes, des Palmistes, des Cafres.
De Cap-Fontaine à Saint-Benoist les rochers reparaissent.
Dans cette dernière ville, Dalvan courut à la rade, fort mauvaise dailleurs, que bouleversent les tempêtes. Le Fortune nétait pas arrivé. Un habitant enseigna au jeune voyageur quaucun navire ne pouvait pénétrer dans le port avant dix heures du soir, à raison de la marée. Il en était deux à peine. Marcel était mécontent : huit heures à tuer ! Ceux qui ont attendu savent combien est pénible cet assassinat partiel du Temps. Aussi eut-il un mouvement de joie quand lhabitant, auquel il sétait adressé, lui proposa :
Vous semblez contrarié, monsieur. La ville, il est vrai, offre peu de distractions, autant dire pas. Mais vous pourriez profiter de votre passage pour pousser jusquau Grand Brûlé.
Tiens ! cest une idée ! Quelle distance ?
Trente-cinq kilomètres.
Bigre !
Je vous louerai des chevaux et un guide. En deux heures et quart la route est bonne vous serez dans le grand Enclos, le cirque au milieu duquel se trouve le volcan. Cinq kilomètres à pied vous conduiront au cratère de la Fournaise.
Va pour le cratère !
Aucun des interlocuteurs navait fait attention à un personnage qui, à trois pas, semblait absorbé par la contemplation de locéan. Cétait le voyageur au voile vert, monté dans le train à Saint-Denis. Sans doute, la visite de Dalvan au Grand Brûlé ne lui déplut pas, car il se frotta les mains et murmura :
Cest une occasion de voir ce volcan, dont on me corne les oreilles depuis que jai mis le pied dans lîle.
Puis il séloigna, arrêta le premier habitant venu, et se fit indiquer lemplacement de la mairie de la commune de Saint-Benoist.
Cependant Marcel faisait prix pour la location des chevaux et, moyennant vingt-cinq francs, devenait propriétaire, pour le reste du jour, de trois bêtes nerveuses et de deux guides, lun Cafre, lautre immigré hindou. Il sortait de la ville avec ses serviteurs, passait à la pointe de la Ravine-Sèche, où sembranche le chemin de Saint-Pierre, et rendant la main à son cheval manuvre aussitôt imitée par ses guides se lançait au grand trot sur la route Nationale qui fait le tour de la Réunion. Les caps du Bambou et des Cascades, dominés par le Piton-Rouge, se montrèrent. La route senfonçait dans une épaisse futaie.
La forêt du Bois-Blanc, déclara le guide hindou, qui sétait fait le « Conti » de la promenade.
Brusquement les arbres furent remplacés par un rempart de rochers. La route sencaissa, bordée dentassements granitiques donnant limpression dune redoute construite par des Titans.
La muraille du Grand Enclos, fit encore lHindou. Dans un instant nous verrons le Grand Brûlé.
Le chemin, en effet, débouchait entre deux murs perpendiculaires dans le cirque du volcan.
Dalvan ne put réprimer un cri. Le terrain montait en pente douce dabord, plus accentuée ensuite vers le cratère, qui développait son panache de fumée à dix kilomètres de là. Partout des traces de luvre du feu : des scories, des laves, les plus anciennes déjà reconquises par la végétation. Çà et là, des îlots de forêts respectés par les éruptions.
Un sentier partait de la route Nationale. Les chevaux le prirent sans hésiter, en bêtes accoutumées à cette excursion. À mi-hauteur, la cavalcade fit halte sur un plateau. LHindou allait y rester avec les montures. Le Cafre seul accompagnerait Marcel jusquau cratère. Le noir emporta un paquet de cordes attaché sur la croupe de son cheval.
Pourquoi nous charger de cela ? questionna Dalvan.
Pour la descente dans le cratère.
Lascension commença. Devant la force sans bornes, le sentiment de son impuissance écrasait le sous-officier. Partout le travail du feu se marquait. La terre fendillée, coupée de lézardes, livrait passage à des exhalaisons sulfureuses ; des grondements souterrains imprimaient à la montagne de longs frissons.
À mesure que lon montait, le guide observait avec plus dattention le sommet du cône actif.
Nous entrons dans la région des pierres, expliqua-t-il au Français. Imitez bien tous mes mouvements.
Que voulez-vous dire ?
Voilà. Tous les quarts dheure à peu près, une colonne de matières solides est projetée au dehors du cratère ; il sagit de ne rien recevoir sur la tête, quand cela retombe.
Alors il faut un parapluie, soupira ironiquement Simplet.
Non ; il y a sur le sentier deux relais où lon sabrite ; il faut calculer son ascension.
Et vous pensez que je descendrai dans le cratère ?
Oh ! au bord même et au fond, il ny a aucun danger. Il existe, autour de la cheminée, une bande large de cent mètres, sur laquelle aucune matière nest projetée. Tenez, voici une « fusée » cest le mot du pays qui vient de se produire ; en route !
La sente en lacet devenait raide. Il fallut une demi-heure aux deux hommes pour arriver au cratère. Comme lavait annoncé le Cafre, ils avaient dû sabriter dans des grottes situées au bord du chemin, pour laisser passer des « fusées ». Une véritable tempête de pierres brûlantes avait dévalé à leurs pieds avec un vacarme assourdissant.
On atteignit le cratère. Devant les voyageurs souvrait un gouffre de cinquante mètres de diamètre. En se penchant, Dalvan aperçut une cavité affectant la forme dun entonnoir renversé. Le fond était formé par une galerie circulaire au milieu de laquelle un trou noir vomissait dinstant en instant des tourbillons de fumée brune.
Je comprends, dit-il, on descend à laide de cordes et lon se promène autour de la cheminée centrale.
Il se fit répéter que les scories projetées ne retombaient jamais dans le gouffre, et se laissa amarrer par le Cafre. Celui-ci, un hercule, maniait Dalvan comme un petit enfant. La descente commença. Suspendu dans le vide, sans autre point dappui que les solides poignets du noir, Simplet néprouvait aucune crainte. Il était en quelque sorte hypnotisé par le bouillonnement perpétuel quil remarquait dans la cheminée. Une chaleur intense faisait perler à sa peau des gouttes de sueur ; la situation étrange soulignait la faiblesse de lhomme, ballotté au bout dun câble entre ciel et feu.
Il se trouva debout sur la galerie. À ses pieds était labîme incandescent. Et, tout à coup, il se prit à rire. Il se souvenait dune notice publiée par Victor Pâris, le célèbre explorateur du Vésuve et de lEtna. Une phrase surtout lui revenait, provoquant sa gaieté.
« Le volcan a lair de fumer sa pipe ! »
Et la comparaison lui semblait extraordinairement juste. De la cheminée séchappaient régulièrement des bouffées de fumée.
Pouh ! pouh ! pouh !
Le bruit plus fort naturellement rappelait celui du fumeur exhalant les vapeurs de nicotine. Tout à coup, il se fit un mouvement dans la lave en fusion. Le bouillonnement redoubla. Une explosion sèche vibra dans lair, et une gerbe de feu sélança au dehors du cratère.
Non, décidément ! murmura Marcel, jaime mieux men aller.
Il revint à la corde et commença de sattacher. Soudain il sinterrompit. Den haut, une voix affaiblie par léloignement avait prononcé son nom. Il frissonna. Cette voix, il lui semblait la reconnaître. Elle séleva de nouveau.
M. Marcel, disait-elle, cette fois je vous tiens bien. Je vous informe que jattends votre arrivée avec un gendarme colonial, chargé de vous mettre sous les verrous.
Vraiment, monsieur Canetègne !
Le jeune homme retrouvait la parole.
Oui, monsieur Marcel. Je vous suis depuis Saint-Denis. Je vous coffre, et je guette le bateau qui doit vous prendre à Saint-Benoist. Vos complices vous rejoindront bientôt dans la prison municipale.
Eh bien, monsieur Canetègne, votre plan est bien conçu, seulement
Seulement ?
Il contient une petite erreur.
Et laquelle, sil vous plaît ?
Cest que vous pensez que je vais remonter.
Eh bien ?
Eh bien, je reste, voilà tout.
Cette dernière réplique fit bondir le commissionnaire.
Après son échec à Tananarive, il sétait transporté à la Réunion, certain que ses ennemis y viendraient. Constamment il rôdait autour de la gare de Saint-Denis ou du palais du Gouvernement. Cest ainsi que, caché sous un voile vert, il avait dépisté Marcel. À Saint-Benoist, le maire, informé par lui quun contumax excursionnait sur le Grand Brûlé, avait enjoint à lunique gendarme de la localité daccompagner lAvignonnais et de procéder à larrestation du délinquant. Celui-ci au violon, rien de plus simple que de « pincer » ses complices au débarquement. Et voilà que le sous-officier remettait tout en cause.
Il refusait de quitter le fond du cratère, de revenir à la lumière du jour se constituer prisonnier. Sil sentêtait, impossible de retourner assez tôt à Saint-Benoist. Que faire ? Malgré les exhortations de Canetègne, le gendarme refusait daller rejoindre le brigand. Les règlements de la gendarmerie ne prescrivent pas les perquisitions dans les cratères.
Et les minutes sécoulaient. Dans sa rage, le négociant se dit quaprès tout il pouvait bien descendre lui-même. Il était muni dun revolver, et navait rien à redouter de Marcel. Sous lil de lautorité un peu loin de cet il, il est vrai, laccusé noserait se livrer sur sa personne à aucune voie de fait.
Bref, après sêtre assuré que le barillet de son arme était garni de cartouches, il sollicita le concours du Cafre. La corde remontée, Canetègne, solidement lié, opéra à son tour la descente. Dalvan, tranquillement assis sur un bloc de basalte, regardait le commissionnaire se balancer dans les airs. À quelques mètres du sol, celui-ci fit craquer la batterie de son revolver.
Prenez garde, railla le sous-officier, vous allez vous blesser !
LAvignonnais ne répondit pas. Il toucha terre, se débarrassa de la corde, et braquant son arme sur le jeune homme :
Monsieur, dit-il, il vous a plu de vous jeter dans mes jambes, de troubler mon commerce, de défendre
La Belle contre la Bête
féroce.
Oh ! raillez, il mimporte peu. Si je rappelle vos torts, cest
Pour excuser les vôtres, peut-être ?
Cest, continua Canetègne sans relever linterruption, pour vous convaincre que vous navez à attendre de moi aucune indulgence.
Je men doutais, cher monsieur. Vous réunissez dans votre nom deux fléaux : la canne et la teigne.
Sous-officier ! fit le négociant avec hauteur.
Sous-officier, cest ce qui fait ma supériorité sur vous. Vous vous êtes inspiré, pour régler votre conduite, de la vie et des uvres du célèbre Cartouche ; moi, je nai fréquenté de cartouches que celles du fusil Lebel. Résultat : je sais tirer, vous pas, et votre revolver ne meffraye nullement.
Les plaisanteries du jeune homme exaspérèrent son interlocuteur.
Je ne suis pas descendu au fond de ce cratère pour écouter vos fariboles. En face de vous, je ne suis plus un homme, je suis la loi.
Est-elle vraiment si laide que ça ?
Et je vous somme, rugit lAvignonnais, de vous attacher à la corde. À mon signal, on vous hissera vers lorifice
Et si, par hasard, je refusais de gagner la « sortie » ?
Alors je nhésiterais pas : je vous casserais la tête dun coup de revolver. Je le déplorerais, mais il faut que je capture vos complices. Je fais uvre dépuration sociale.
Vous mannoncez votre suicide ? mille grâces.
Cette fois, cen était trop. Le négociant leva son arme ; mais il nacheva pas le mouvement commencé. Marcel souriait. La joie dun adversaire est toujours inquiétante, et Canetègne sinquiéta. Or, depuis quelques minutes, le sous-officier observait à la dérobée la cheminée centrale. Ses répliques mordantes navaient dautre but que de détourner lattention de son ennemi. Il attendait quoi ?
: La « fusée ». Et le bouillonnement précurseur du phénomène saccusait. Soudain un tourbillonnement se produisit dans la masse ignée, les gaz captifs détonèrent, et un jet de lave fusa vers le ciel.
Surpris, le commissionnaire tourna la tête. Avec limpétuosité française la furia, comme disent les Transalpins Marcel se rua sur lui, lui arracha son revolver et, portant le canon à hauteur du nez de Canetègne stupéfait :
La roue a tourné, cher monsieur, fit-il ; à moi dopérer comme épurateur social.
En face de larme menaçante, toute la faconde du Tartarin dAvignon tomba.
Vous noserez pas faire cela ! clama-t-il.
Et pourquoi donc ? Les honnêtes gens se défendent parfois contre les rôdeurs louches.
Jappelle à laide.
Appelez ! je tire.
Cap de biou ! gémit Canetègne terrifié. Que le diable lemporte ! et par réflexion : Té, cest pas possible, cest le diable lui-même !
Dalvan sinclina :
Trop flatteur en vérité. Mais votre exclamation indique un retour à la raison ; je crois que nous allons entrer en arrangement.
En arrangement ? protesta lautre
Ne récriminez pas. À mon tour, je vous tiens. Vous êtes un bandit, vous avez déshonoré ma sur Yvonne après lavoir ruinée. Si je rappelle vos torts, comme vous le disiez tout à lheure, cest pour vous convaincre que vous navez à attendre de moi aucune indulgence.
Son interlocuteur baissa la tête :
Je songeais, poursuivit Simplet, que, dans la situation actuelle, prouver linnocence de ma sur serait simple au possible. Il suffirait que vous écrivissiez la vérité
Mais vous mobjecteriez quil vous manque de quoi écrire, et là-haut il montrait le cratère vous prétendriez que cet écrit vous a été extorqué par force. Jabandonne cette idée, je me contenterai de men aller.
Oh ! gronda Canetègne, nous verrons bien.
Mais cest tout vu. Vous avez le sens des affaires trop développé pour ne pas comprendre que je vous ai à ma merci. Tenez, je vais me montrer confiant, la confiance en ma force, ne vous y trompez pas, et vous dévoiler mes projets.
Comme le négociant faisait un pas en avant, Dalvan le mit en joue :
Pas de familiarités. La conversation à distance. Là, vous êtes bien ; je reprends : Vous avez un veston blanc, un casque et surtout un voile vert qui me plaisent infiniment. Avec ces accessoires, le voile sur la figure, tous les hommes se ressemblent. Vous me les donnez.
Moi ? bégaya lassocié de Mlle Doctrovée ?
Vous même. Grâce à ce déguisement, je remonte là-haut, et suis libre, je men charge.
Si je naccepte pas ?
Cest plus simple encore. Je vous fais sauter la cervelle, je prends les vêtements que je convoite et je précipite votre dépouille dans la cheminée centrale. Le feu purifie tout, cher monsieur. Cette attention aidant, votre âme immortelle les canailles en ont une comme les autres votre âme arrivera peut-être au ciel en odeur de sainteté.
Cette déclaration énergique était à peine terminée que Canetègne se mettait en manches de chemise. Marcel endossa la vareuse blanche, se coiffa du casque, semmitoufla dans le voile vert. Il paraissait cependant chercher encore.
Tiens, dit-il tout à coup, vous avez des bretelles.
Oui, pour tenir mon pantalon, balbutia le négociant.
Ici, cela na pas dimportance. Ôtez les bretelles.
Mais
Dépêchons.
LAvignonnais sexécuta :
Là. Maintenant, soyez assez aimable pour réunir vos poignets derrière votre dos.
Pourquoi ?
Ninterrogez pas. Vous aurez tout le plaisir de la surprise.
Et de lune des bretelles, il ligotta avec soin les mains de son ennemi.
Vous me faites mal, gémit celui-ci.
Oui, mais je vous mets dans limpossibilité de men faire.
Dextrement, le jeune homme bâillonna Canetègne, à laide de la seconde bretelle.
Parfait ! dit-il ; vous ne serez pas tenté de crier pendant que jopérerai mon ascension.
Tandis que, tout déconfit, le commissionnaire se laissait tomber sur le bloc de basalte qui, un peu avant, servait de siège à Dalvan, le sous-officier fixait la corde autour de ses reins, et avec un accent fort bien imité :
Eh ! là-haut ! Hisse, mon bon !
Ses pieds quittèrent aussitôt le sol et, à lextrémité du câble halé avec vigueur par le Cafre, il remonta vers le cratère.
En bas, dans la pénombre, Canetègne sagitait furieusement, faisant de vains efforts pour se débarrasser de ses liens. Lhomme dargent eût certes donné une belle somme pour faire manquer lévasion de son adroit adversaire. Mais les bretelles étaient solides. Comme il sen vantait, il nachetait que de la bonne marchandise, ses contorsions ne servaient quà les serrer davantage autour de ses bras endoloris.
Et pendant ce temps Marcel approchait du cratère, il y arrivait, il disparaissait aux yeux du négociant. Alors la rage donna de la mémoire au vilain personnage. Il se remémora les évasions célèbres. Les prisonniers usaient leurs chaînes en les frottant sur la pierre. Eh bien ! il userait ses bretelles. Son cur en saignait. Encore une dépense que ce maudit Dalvan lui imposait. Mais la volonté de poursuivre le fugitif fut plus forte que la parcimonie. Lopération commença. Elle était peu commode. Les mains attachées derrière le dos, on na pas une grande liberté de mouvements.
Avec cela, les bretelles résistaient. Trop bonne marchandise, décidément ! Et la nuit venait. Le cercle lumineux du cratère sestompait dombre. Il devait être près de neuf heures. LAvignonnais tendit ses muscles ; ses liens éclatèrent. Secouant ses mains engourdies, il détacha son bâillon. Haletant, furieux, il appela :
Hé ! gendarme !
La voix du Pandore colonial résonna, railleuse, dans le vaste entonnoir.
Ah ! vous vous décidez, mon garçon !
Mon garçon ! La familiarité exaspéra Canetègne, très monté déjà.
Imbécile ! rugit-il.
Soyez poli, naggravez pas votre situation !
Cétait la seconde fois que cette phrase malencontreuse sonnait aux oreilles du négociant, depuis le jour fatal où il sétait lancé à la poursuite de ses insaisissables ennemis. Il saffola.
Crétin ! butor ! âne bâté !
Lancé, il aurait continué longtemps sur ce ton, si lorgane placide du gendarme ne sétait élevé de nouveau.
Allez toujours, disait le représentant de lautorité, je verbalise. Insultes à la force publique, outrages à un agent. Ça mennuie dêtre de garde toute la nuit sur ce piton, mais vous êtes encore plus mal que moi, cela me console.
Toute la nuit ! glapit le prisonnier ; mais je veux remonter.
Impossible, le guide a emporté la corde.
Il est parti ?
Avec M. Canetègne, qui est allé capturer vos complices. Vous, il était bien sûr que vous ne vous évaderiez pas.
Mais, Canetègne cest moi.
Un éclat de rire sonore répondit à cette déclaration.
Farceur, va !
LAvignonnais poussa un hurlement de fauve et se mit à tourner au fond du cratère. Les fusées, les détonations excitaient encore sa frénésie. Il était joué. Les soldats de la loi faisaient le jeu de Marcel. Celui-ci, tout en remontant vers le jour, sétait tenu ce raisonnement :
Il faut que je rejoigne mes compagnons, et que le Fortune ait le temps de quitter la rade. Donc, Canetègne doit rester au fond du cratère une bonne partie de la nuit.
En vertu de ce postulatum, il avait sauté sur le cône, requis le Cafre de le suivre, mis le gendarme de planton au bord du cratère. Cela fait, il avait rejoint les chevaux, toujours sous la garde de lHindou et, à fond de train, avait regagné Saint-Benoist. Le Fortune était en rade. Se faire conduire à bord, informer ses amis de ses démarches, fut laffaire de cinq minutes. La machine était sous pression, car un cyclone était annoncé, et il importait de quitter sans retard cette rade ouverte. Cest la seule manuvre possible pour les navires, car en dehors du port de la Pointe aux Galets, aucun mouillage de lîle nest sûr. La mer était étale. Le steamer put donc prendre le large.
XVIIITROIS MILLE KILOMÈTRESDANS UN CYCLONE
Rassemblés sur le pont, les passagers du Fortune interrogeaient lhorizon. Une bande noire sétendait peu à peu sur le ciel. Larmée des nuages, poussée par la tempête lointaine, savançait avec la rapidité dun express.
Le yacht allait avoir à subir un rude assaut. Silencieux, tous se regardaient. Pas une parole ne venait à leurs lèvres. À lapproche des grands cataclysmes, la voix de lhomme se tait. Un duel effrayant se préparait entre la tourmente et le frêle navire, point imperceptible au milieu de lOcéan.
Nul abri, nul port de refuge à proximité. Un seul moyen de défense : la fuite devant louragan. Attaché sur la passerelle, le capitaine donnait ses ordres. À la première « claque » du vent, la machine stopperait. On déploierait tout ce que le vaisseau pourrait porter de toile, et on se laisserait emporter par le cyclone.
Cette manuvre, expliqua William Sagger, est celle à laquelle on sest définitivement arrêté dans la marine. Elle offre deux avantages : le premier, de ménager la machine, car par une mer forte, lhélice tourne souvent « à vide », cest-à-dire hors des flots, et il en résulte des secousses capables de fausser larbre de couche ; le second est de donner au navire une rapidité égale à celle de la lame, si bien que le pont nest pas couvert par les montagnes deau, et que la membrure fatigue moins.
Tout était paré. Mais linquiétude persistait. La plus effrayée était miss Pretty. La voyageuse, qui avait choisi la mer comme patrie, était pâle. Mais en regardant avec attention, on comprenait quelle avait peur en dehors delle-même. Ses yeux ne quittaient pas Claude Bérard.
La ligne noire des nuées arrivait au-dessus du navire.
Rentrons dans nos cabines, proposa lAméricaine.
Ma foi non, répliqua Claude ; secousses pour secousses, je les aime mieux en plein air.
Elle ninsista pas. Ce fut William qui prit la parole.
Vous avez tort, monsieur Bérard. Un paquet de mer a tôt fait denlever un homme et
La phrase demeura inachevée. Le navire fut secoué comme une plume, tandis que des rugissements, des sifflements aigus traversaient lair. Et, dominant le fracas de la tempête qui sabattait sur le steamer, la voix du capitaine séleva :
Stoppez !
Aux voiles !
Lhélice cessa de battre les flots, le navire se couvrit de toile, et comme un coursier généreux, fila follement dans la tourmente.
Mâtin ! murmura Claude, quelle gifle !
Que les voiles tiennent, fit doucement miss Pretty, et tout ira bien.
Puis, avec une nuance dorgueil :
Un fin voilier, mon Fortune ; il ne met pas le nez dans la plume.
Lexpression maritime était bizarre dans sa jolie bouche. Personne du reste ny fit attention. La splendide horreur du tableau les prenait. Sur les côtés, en avant, en arrière, des vagues monstrueuses se précipitaient, échevelées, bondissant les unes sur les autres. Entre elles, des gouffres livides se creusaient. Et le yacht montait et descendait, pour remonter encore ; tel un oiseau rasant les flots de ses blanches ailes. Dincessantes détonations déchiraient lair ; partout des éclairs démesurés fendaient la nue, jetant sur la mer démontée des lueurs blafardes. Et comme une basse continue, dans cet effrayant concert, le vent hurlait sans relâche, tandis que les lames se fracassaient les unes sur les autres. Des flammèches bleutées dansaient à la pointe des mâts, à lextrémité des vergues. Le feu Saint-Elme montrait la puissance de la tension électrique. Aveuglés, assourdis, sans voix, trempés par les embruns, subissant un anéantissement moral devant ce colossal déchaînement, les voyageurs se retirèrent dans le salon darrière.
Ils ne pouvaient se résoudre à se séparer, à senfermer dans leurs cabines durant leffroyable cataclysme. Et là, comme engourdis, ils attendirent le jour. Mais avec la lumière, la tempête sembla redoubler dintensité. Aidée par Bérard, miss Pretty se hissa sur la passerelle auprès de lofficier.
Où sommes-nous ? demanda-t-elle.
Je lignore, Miss. Impossible de faire le point ; mais nous sommes entraînés vers le sud avec une grande rapidité. Du reste, je vais faire jeter le loch, et nous aurons ainsi une idée approximative de notre situation.
Le loch indiqua une vitesse de plus de soixante-dix kilomètres à lheure.
Nous devons profiter dun courant, déclara lofficier, car louragan seul ne nous communiquerait pas cette allure.
À ce moment même un choc se produisit : une des bonnettes avait cédé, emportée par une rafale, et une énorme vague sabattait sur le yacht. Surpris, Bérard se sentit enlacé par la lame. Il allait être emporté et, dans lespace de léclair, la réflexion de William Sagger traversa sa pensée.
Cela a tôt fait de vous enlever un homme !
Mais une petite main nerveuse avait saisi son poignet. Le flot passé, il se retrouva couché sur la passerelle, encore retenu par lAméricaine. Habituée à la mer, elle avait vu le danger. Se cramponnant dune main au garde-fou, de lautre elle avait empoigné le sous-officier. Il se releva.
Merci, miss ; sans vous, je partais pour lautre monde.
Et elle, animant dun sourire son visage blêmi :
Vous voyez bien quune femme est capable de donner un coup de main.
Il rougit, mécontent quelle rappelât ses paroles.
Ne vous fâchez pas de ma remarque, reprit-elle sur le ton de la prière ; en refusant à Mlle Ribor et à moi la joie de vous accompagner si vous parcourez encore des pays peuplés de dangers, vous nous avez fait de la peine.
Pour vous, je le regrette.
Et pour elle ?
Pour elle, non.
Vous lui en voulez donc bien ?
Miss, jai horreur des ingrats. Eh bien, jai vu Marcel faire pour elle des choses que jadmirais, moi soldat, habitué à la vie des colonies. Cest à peine si elle a daigné le remercier.
Timidité peut-être.
Du tout, seulement elle croit que cela lui est dû, et alors
je mentends.
Grâce au dévouement de léquipage, une nouvelle bonnette avait pu être établie et le Fortune avait repris sa course effrénée. Le jour sécoula ainsi, le lendemain encore. Le yacht se comportait admirablement, et les passagers avaient fini par saccoutumer à la tempête. Les conversations recommençaient.
Mais Yvonne, à qui lAméricaine avait raconté lincident de la passerelle, navait pas cru devoir lui confier son douloureux secret. Elle était restée triste, et sa froideur envers Marcel sétait accentuée. Au contraire, un amical rapprochement se faisait entre miss Pretty et le « Marsouin ». Celui-ci adoucissait son abord quelque peu rude, pour parler à la jeune fille.
Intelligent, plus instruit que la moyenne des hommes, car avec son naturel sérieux, il avait cherché à se rendre compte de ce quil avait vu ou entendu, il avait avec elle de longues causeries. Sevré de tendresse, il navait jamais été tendre jusque-là. Son dévouement inné était demeuré brutal. Maintenant il se sentait changé. Il cherchait des mots plus doux, des périphrases atténuées pour exprimer sa pensée devant la charmante propriétaire du steamer. Et parfois il avait conscience de nêtre plus le même. Alors il sarrêtait court, promenait autour de lui un regard étonné et longtemps gardait le silence.
Enfin, le 26 février au matin, cest-à-dire après plus de trois jours, la tempête sapaisa. Le vent tomba, le ciel séclaircit et le matelot de vigie cria :
Terre !
Ce cri avait à peine retenti que matelots et passagers se précipitaient sur le pont. Entraînés vers le sud par louragan, en vue de quelle terre se trouvaient-ils ? Les cartes nen indiquaient aucune. Le Fortune était à lentrée dune vaste baie. À lest, une montagne formait promontoire. Au fond de lestuaire souvraient une série de fjords, aux falaises plongeant à pic dans la mer ; à louest une multitude dîles, dîlots, de rochers, séparés par détroites passes.
Des hommes, fit Yvonne désignant des êtres rangés en ligne sur le rivage.
Non, des pingouins, riposta miss Pretty qui, à laide dune lorgnette, examinait la contrée.
En effet, les grotesques oiseaux se distinguaient, avec leurs becs allongés, leurs embryons dailes, leurs pattes courtes comme écrasées sous le poids des ventres énormes.
Et, reprit lAméricaine, le pays semble assez désolé. Pas darbres, des plaques dherbes ou de mousses. À lintérieur, des montagnes couvertes de neige.
Il fait froid du reste.
Le thermomètre consulté marquait 8° centigrades. Pour des voyageurs arrivant de régions inondées de soleil, cette température pouvait à bon droit passer pour fraîche.
Mais où sommes nous ?
À lavant, William Sagger dessinait sur une plaque de carton appuyée au bastingage. Miss Pretty lappela.
Voyons, monsieur le géographe, dit-elle, ne pourriez-vous nous apprendre en quelle contrée du monde nous sommes en ce moment ?
Pour toute réponse lintendant présenta son dessin à la jeune fille.
Tiens, la carte de la baie, pourquoi ?
Je lai dressée. Précisément, Miss, pour vous donner lexplication que vous cherchez.
Ce croquis ne me renseigne pas.
Aussi vais-je le compléter. Jai dans la tête la forme cartographique des moindres parcelles de terre. Jai donc établi le plan de ce que jai sous les yeux.
Et ?
Cette terre est une possession française.
Ça ?
Marcel, Claude et Yvonne poussèrent en même temps cette exclamation !
Ça, poursuivit le savant. Découverte en 1772 par un navigateur français
Il sappelait Kerguelen, et cest aussi la désignation de lîle.
Kerguelen, répéta Dalvan, je voulais laisser cette terre de côté dans notre voyage, le ciel en a décidé autrement.
Cest impossible, fit une voix.
Tous se retournèrent. Le capitaine était près deux. Il avait tout entendu.
Pourquoi impossible ? interrogea Sagger.
Parce que nous avons quitté la Réunion par 21° de longitude et que nous serions par 49°.
Eh bien ?
Le cyclone nous aurait donc portés à trois mille kilomètres au sud ?
Comme larchipel Kerguelen na pas bougé, il me paraît évident que le navire a franchi cette distance. Dailleurs, vous pourrez vous en assurer bientôt. Le ciel est clair, le soleil brillant. Le point nous départagera.
À midi, le capitaine fit le point. Le Fortune était par 49° 7de latitude et 67° 10de longitude. Lintendant avait eu pleinement raison.
Dans ce port, on procéda à une visite du Fortune qui démontra que le navire avait peu souffert. Il était encore en état de faire une longue traversée.
Pouvons-nous gagner lInde ?
À cette question de lAméricaine, le capitaine inclina la tête.
Parfaitement, miss. Mais là, il sera nécessaire de procéder à une réparation sérieuse. Sans cela, les avaries légères saggraveraient et compromettraient un bon et brave navire.
Deux journées employées à faire la toilette du yacht, un peu « ébouriffé » par la tourmente, lui rendirent son aspect coquet. Et le 1er mars, sous petite vapeur, le steamer franchit les passes de la baie Hillsborough et se dirigea droit au nord. Mais une fois au large, on fit éteindre les feux et on navigua à la voile. Le vent favorable le permettait et il était urgent déconomiser le combustible. La cale, en effet, contenait du charbon pour deux jours seulement. La brise ayant tourné, il fallut de nouveau recourir à lhélice, si bien que, le 5, le navire dut mettre en panne, ses chaudières refroidies, pour attendre un vent favorable. Le vapeur nétait plus quun voilier, et pour se ravitailler, il devait atteindre lîle Maurice par 20° de longitude sud.
Léquipage connut tous les ennuis de la navigation à voiles. Retardé par des vents contraires, immobilisé par un calme plat qui dura une semaine entière, le navire ne mouilla en rade de Port-Louis, chef-lieu de lîle Maurice, que le 28 mars au soir. Il avait mis près dun mois à effectuer le trajet, que la tempête lui avait fait parcourir en trois jours. Le 29 fut employé à remplir les soutes de charbon. Le lendemain, le yacht reprit la mer, et le 10 avril, il jetait lancre en face de Mahé, le seul port français de la côte de Malabar. À un kilomètre au nord, on apercevait le remous causé par lembouchure de la rivière de Mahé, et le mât de pavillon se dressait, avec sa flèche menue et ses cordages, en face de la route qui va du débarcadère à la ville. Les voyageurs posèrent le pied sur le sol de lInde.
XIXLE PAYS DES PIERRES PRÉCIEUSES
Serons-nous plus heureux dans nos recherches, sur cette terre classique des monuments grandioses, de lor, du diamant, des turquoises, des émeraudes, des saphirs, des rubis, le pays des contes fabuleux ruisselants de pierreries, où les poètes, pour atteindre le merveilleux, se bornaient à dépeindre la nature ?
Ainsi Marcel salua la patrie des rajahs. William Sagger, devant qui sexhalait cette bouffée denthousiasme, eut un sourire moqueur, mais ne répondit rien. Ils étaient sur le quai, regardant le Fortune qui déjà séloignait couronné dun panache de fumée. Le vaillant navire se rendait à Bombay pour y être radoubé. Avant son départ, on avait tenu conseil. Et Dalvan avait ainsi résumé la discussion :
Ces demoiselles il sagissait bien entendu dYvonne et de miss Pretty peuvent sans inconvénient nous suivre à terre. Les établissements français de lInde ont à peine 510 kilomètres carrés de superficie, soit le dixième dun département français. Tandis que le yacht sera en réparation, nous irons de lun à lautre, par chemin de fer ou par bateaux. Donc, pas de grosses fatigues, pas de gros dangers légaux, puisque nous voyageons presque constamment en pays anglais.
Et avec un soupir de regret, il avait ajouté :
Aux temps des Martin, Dupleix, Bussy, La Bourdonnais, vous seriez restées à bord, car alors de Surate au cap Comorin, tout le pays au sud des monts Vindhya était à nous.
Eh mais ! fit lintendant, vous me faites concurrence comme géographe.
Non, nayez point cette crainte. Ce que je dis est lépitaphe de la grandeur française dans lInde ; grandeur que les Anglais ne nous ont pas enlevée par la force des armes les raclées que leur infligèrent Dupleix et La Bourdonnais sont légendaires mais quils nous dérobèrent traîtreusement, profitant de nos embarras en Europe pour nous vendre leur venimeuse neutralité, au prix de honteux traités. LInde est pour moi une Alsace-Lorraine coloniale, et ce nest pas sans une joie réelle que je vois la Russie savancer par le nord, alors que nous sommes solidement établis en Indo-Chine. Je suis soldat comme nos ancêtres gaulois et ma devise est : Toutes les revanches !
Yvonne écoutait, les yeux agrandis par une émotion intérieure. Dire que cétait là ce frère de lait, quelle avait considéré comme un être sans importance, presque un jouet !
Que pensez-vous de cela ? demanda lAméricaine à Claude pensif.
Moi, mais je pense comme Marcel ; en ma qualité de « Marsouin », je suis encore plus vexé que lui, si cest possible.
À la bonne heure.
Cela vous fait plaisir ?
Énormément.
Pourquoi ?
Pourquoi ? mais parce que
Elle sarrêta, rougit un peu et acheva tranquillement :
Parce que je suis Américaine.
Puis, désireuse de changer le sujet de la conversation :
Si nous songions à notre voyage ?
Jy pensais, interrompit William, et jai une proposition à vous faire.
Nous écoutons.
Le territoire de Mahé est coupé en deux. La presquîle comprise entre la mer et lArou.
LArou ?
La rivière, cest le terme indien. Cette presquîle, dis-je, contient la ville et son mouillage. Les aldées ou villages formant le territoire sont situées sur la rive droite de lAr-Mahé, (ruisseau de Mahé), et séparées de leau par une bande de terrain appartenant aux Anglais. Ils ont morcelé vos possessions autant quils lont pu. Eh bien, traversez le pont et arrêtez-vous sur la route des aldées qui lui fait suite. En pays étranger, vous ne courez aucun risque, puisque lAdministration française devrait, pour vous arrêter, demander lextradition. Pendant ce temps, jirai chez ladministrateur, et je minformerai de M. Antonin Ribor.
Sage était le plan. Il fut aussitôt adopté. Lintendant se dirigea vers la résidence. Quant à Marcel et à ses amis, ils sengagèrent sur le pont de bois jeté en accent circonflexe sur la rivière, et atteignirent lautre berge entre les aidées anglaises de Great Coloy et de Caclon-house. À gauche de la route, sur une butte peu élevée, on distinguait les bastions du fort Saint-Georges, dominant les ruines du bourg du même nom. À droite, au-delà des agglomérations de Less Coloye et dAgroen, la première anglaise, la seconde française, se dressait le mont Chalakara, aux pentes couvertes de cocotiers.
Installons-nous près des ruines, proposa miss Pretty.
Volontiers, lui répondit-on en chur.
Tous sassirent à lombre dun pan de mur recouvert, comme dun manteau, dune liane énorme, dont le feuillage vert était semé de larges fleurs violettes. On eût dit des volubilis. Non pas nos frêles corolles dEurope, ici, elles sépanouissaient en coupe de la dimension dun hanap germain. Des frétillements agitèrent les feuilles ; des lézards, dérangés dans leur sieste, filèrent entre les pierres. Lun, à la robe dorée, sarrêta à quelques pas, et de ses yeux vifs considéra les importuns. Soudain, une lanière de couleur sombre décrivit une parabole en lair et vint sabattre sur linoffensif saurien. LAméricaine eut un cri de frayeur.
Un naja.
Cétait un serpent long dun mètre environ, vulgo serpent à lunettes, dont la morsure occasionne une paralysie générale qui, en peu dinstants, détermine la mort.
Le reptile, happant sa proie, rampait vers un buisson voisin. Au cri de miss Pretty, Claude avait bondi devant elle ; il courait sus au naja. Elle lappela. Il ne répondit pas, mais profitant de ce que la gueule de lanimal était obstruée par le corps du lézard, il saisit le reptile par le cou, lui appuya la tête à terre et dun coup de talon la broya.
Oh ! monsieur Claude, murmura miss Pretty, pourquoi vous exposer ainsi ?
Le « Marsouin » hésita, puis :
Jétais furieux. Il vous avait fait peur.
Ah !
Un silence embarrassé suivit. LAméricaine et Bérard baissaient les yeux, Dalvan souriait ; quant à Yvonne, un nuage de tristesse couvrit son doux visage. Ses lèvres sagitèrent, et dans un souffle, si bas que personne ne lentendit, cette plainte séchappa de ses lèvres :
Elle est bien heureuse !
Que voulait-elle dire ? Mystère ! Obscurs sont les curs des jeunes filles. Muets, les yeux mi-clos errant sur la campagne ruisselante de soleil, les voyageurs songeaient. La mousson du nord-est qui, à peu de jours de là, devait être remplacée par celle du sud-ouest, passait sur eux en un frôlement caressant. Une sensation dengourdissement, un bien-être anéanti les envahissait. Marcel se souleva brusquement.
Qui sont ces gens-là ?
Tous, secoués par le son de sa voix, portèrent les yeux sur la route.
Un étrange cortège y défilait.
En tête, un homme et une femme, coiffés de mitres dor agrémentées de pierreries étalaient, sur leurs longues tuniques aux plis lourds, une profusion de colliers, de chaînettes, darabesques en passementerie.
Les saphirs alternaient avec les diamants, les rubis sanglants chatoyaient auprès des émeraudes, la topaze se mariait aux turquoises, aux chrysolithes, aux grenats, aux sardoines, aux malachites. Derrière ces châsses vivantes, une douzaine de personnages marchaient à la queue-leu-leu en habits de fête. Turbans aux aigrettes de pierreries, tuniques et dhoutils pantalon indien déclatantes couleurs. Le dernier, un Européen reconnaissable à ses vêtements blancs de coupe anglaise, à son casque de toile, semblait le plus satisfait de la bande. Il se frottait les mains avec une énergie qui attira lattention de Marcel.
Voilà un geste qui ne mest pas inconnu, fit-il.
Au même moment Yvonne sécria :
Je rêve
mais je crois voir
M. Canetègne, petite sur ?
Oui.
Tu ne te trompes pas.
Oh ! le vilain homme ! dit miss Pretty. Nous le rencontrerons donc partout !
LAvignonnais avait aperçu ses ennemis ; tirant des jumelles de sa poche, il les braquait sur eux.
Regarde, regarde, plaisanta Marcel, nous sommes en pays anglais ; tu ne peux rien contre nous.
Cependant, le négociant appela sans doute ses compagnons, car ceux-ci se rassemblèrent en cercle autour de lui.
Que leur raconte-t-il ?
La réponse à cette question de Marcel ne se fit pas attendre ; quittant la route, la troupe hindoue se dirigea vers eux.
Quest-ce que cela veut dire ?
À dix pas, les indigènes sarrêtèrent, se courbèrent en un profond salut, puis lhomme qui marchait le premier sadressa à Dalvan en français assez pur.
Il est à remarquer, en effet, que grâce aux écoles établies partout et aux louables efforts du gouvernement, la plupart des Hindous, habitant les enclaves françaises et les environs, possèdent notre langue.
Sahib, dit lhomme sahib est léquivalent de seigneur jai à adresser à ta bonté une prière.
Jécoute, répliqua le jeune homme, étonné de cette entrée en matière.
LIndien sinclina.
À mon costume, tu comprends que je me marie. Jépouse Maïssoura qui maccompagne, pour laquelle Vishnou, conservateur des Êtres, ma inspiré laffection.
Félicitations à Vishnou et à toi.
Maïssoura est belle, elle a dix ans.
Dix ans ! se récria Yvonne.
Oui, expliqua Dalvan ; cest lâge de lhyménée dans lInde. Ici la femme se marie entre huit et onze ans ; elle est fanée à vingt et archivieille à trente. Question de climat. Ainsi que les fleurs, les humains croissent plus vite et sétiolent aussi plus tôt.
Et sapercevant que lindigène attendait.
Continue.
Jobéis, Sahib. Tu sais que les Invisibles Esprits remplissent le Ciel embrasé et la Terre féconde, veillant sur nous et donnant le bonheur à ceux qui écoutent leurs inspirations. Or, je souhaite que la félicité habite la demeure quembellira Maïssoura. Jai fait tout ce que recommandent les traditions pour atteindre ce résultat. Jai brûlé le bois dArek, jeté lopium et le gingembre dans le lait dune génisse sans tache. Depuis un mois, jentretiens au-dessus de la deuxième ouverture de ma maison, en commençant par lest, un nid de koubaous, les colombes aux reflets bleus. Chaque matin je leur ai donné, en tenant la fourche à trois dents, un grain de maïs, deux dorge, trois de riz. Jai accompli les cent vingt-quatre prières, les douze macérations ; sur un pied, jai salué à son lever le Soleil, huitième représentation de Brahma Créateur. Et pour que Siva Destructeur, et son épouse Kali se détournent du Bapota, champ paternel, jai tracé devant ma porte les trois cercles concentriques, répandu le sang dun agneau de trois mois, tout blanc, avec la tache noire sur le dos. Jai ceint mes reins de lécharpe des pèlerins avec la pierre rouge consacrée sur le nombril. Bref, je nai négligé aucune des prescriptions des livres saints, Brahmanas et Soutras.
Quel bavard ! fit Marcel.
Or maintenant, une inspiration est venue à ce sage, lHindou appuya le doigt sur la poitrine de Canetègne.
Ah ! nous y voilà. Et quelle est linspiration ?
LEsprit du fleuve lui a parlé. Il lui a dit : « Près des ruines de Saint-Georges des étrangers se reposent. Quils assistent au repas auquel sont conviés nos amis, et de longues années de félicité leur sont assurées. » Par cinq fois, nombre cher au héros Rama, je te prie de te joindre à nous avec les tiens.
Tous se regardèrent avec surprise. LAvignonnais se tenait modestement en arrière, semblant prêter peu dintérêt à ce qui se passait. Mais Marcel se frappa le front.
Où nous conduis-tu ?
À Bentaguel, Sahib.
En territoire français ?
Oui, Sahib.
Le jeune homme alla vers le négociant et lui tapa sur lépaule.
Pas mal, ça, mon brave monsieur Canetègne ; seulement je minforme et je nirai pas.
Vous vous trompez, mon brave monsieur Marcel.
Ah bah !
Jai exploité la superstition de ces imbéciles, et ils vous traîneront de force dans leur village.
Alors bataille ?
Si vous voulez. Seulement comme vous aurez blessé des sujets français, les autorités anglaises vous livreront sans demande dextradition préalable. Il existe une convention de police à cet effet.
Diable ! pensa le sous-officier.
Soudain il se prit à rire et revenant au marié indigène :
Mon ami, dit-il, jaccepte, mais moi aussi, je suis inspiré par les esprits flottants et ils me parlent.
Que tordonnent-ils, Sahib, questionna lHindou, croyant sans hésiter à linvention de son interlocuteur.
Toutes les prospérités promises, déclara Dalvan avec le plus grand sérieux, toutes sans exception, disparaîtront si le blanc qui ta conseillé se sépare de moi une seconde en ce jour. Je vais lui donner le bras. Veille à tout instant quil ne séloigne pas de moi.
Canetègne ne put maîtriser une grimace de dépit, mais comme lui, Simplet exploitait la crédulité du marié, il fallait sexécuter. Bras dessus, bras dessous, les deux hommes regagnèrent la route des Aldées, suivis par toute la troupe qui manifestait bruyamment sa joie. Comme ils latteignaient, William Sagger débouchait du pont en compagnie dun personnage brun de figure, à lallure européenne. Ils approchèrent.
Mes amis, déclara William, au gouvernement, aucun indice ; seulement vous êtes signalés de façon particulière, et monsieur, attaché à la police, a tenu absolument à me suivre.
Et le personnage inconnu, qui venait de consulter un carnet, savança vers Marcel :
Monsieur Marcel Dalvan, au nom de la loi, je vous arrête.
Pardon, je suis en pays anglais.
Du tout, la route est française. Les talus appartiennent à Sa Gracieuse Majesté lImpératrice des Indes, mais la chaussée est républicaine
Donc
Avec une habileté surprenante, lagent avait mis les menottes au sous-officier. Les Hindous murmuraient. Le marié expliqua la situation à lagent. Ce dernier parut embarrassé. Arrêter un contumax était son devoir, mais les règlements dadministration prescrivent de noffusquer en rien les croyances indigènes. Il songea que cette prudence était inspirée par les événements de 1857, année où la distribution aux cipayes de cartouches enduites de graisse de porc amena la terrible insurrection, qui inonda de sang Barakpour, Meerut, Delhi, le Pendjab, Nassirabad, Lucknow, Benarès, Allahabad, Cawapour. Le porc, réputé impur, avait coûté la vie à plusieurs centaines de mille individus. Ce souvenir aidant, le policier se décida à transiger. Son captif et ses amis assisteraient au repas nuptial, puis il les ramènerait à Mahé et les écrouerait à la prison.
Les visages bronzés séclairèrent. Le cortège reprit sa marche. Auprès de Marcel, toujours empêtré des menottes, Canetègne sétait placé. Toute sa figure riait, plissée de rides qui traçaient des sillons ironiques dans la chair grasse. Ses mains frétillaient, irrésistiblement attirées lune vers lautre pour le frottement favori. Il triomphait sans pudeur.
Dalvan lobservait du coin de lil, et peu à peu son regard devenait malicieux, au grand contentement dYvonne qui, de son côté, saisissait au vol les impressions de son frère de lait, afin de savoir sil fallait sabandonner au désespoir ou espérer.
Monsieur Canetègne, commença le jeune homme dun air aimable.
Monsieur Dalvan, répondit le commissionnaire.
Je suis votre prisonnier.
Je men flatte.
Ce nest pas une raison pour bouder. La bouderie est muette, partant mélancolique. Invités à une noce, rions aujourdhui, nous pleurerons demain.
Vous pleurerez, rectifia lAvignonnais.
Simplet prit un air contrit.
Je le crois, et je regrette bien davoir engagé une lutte inégale contre vous.
Canetègne tourna vers son interlocuteur une face effarée. Quoi, il sexcusait ! Cétait pour se moquer. Mais le visage du captif était si penaud ; il traduisait si bien lennui que le gros homme fut persuadé. Il se rengorgea. Le dindon et lhomme inférieur expriment leur satisfaction de la même manière. Le jabot du négociant se gonfla.
Oui, poursuivit Dalvan de plus en plus humble, jaurais dû prévoir ce qui arrive. Avec votre grande habitude des affaires, vous étiez assuré du succès final. Jai compris tout à lheure le sourire railleur avec lequel vous avez accueilli mes menaces, chez vous, à Lyon.
Canetègne rayonna. Il avait eu très peur, lors de la scène que rappelait le sous-officier ; aussi était-il doublement heureux que ce dernier ne sen fût pas aperçu. Il ne remarqua pas la légère contraction des lèvres de Marcel, le vacillement joyeux de son regard. Aveuglé par léloge, il prit un ton paterne :
Vous nêtes pas maladroit, mon ami, pas du tout. Cest même pour cela que vous êtes attaché alors que vos amis sont libres. Les menottes vous donnent la mesure de mon estime. Seulement, vous êtes jeune ; une ou deux fois, à laide de farces très drôles jen ai ri après, vous voyez que je rends justice à mes adversaires une ou deux fois, vous mavez glissé entre les doigts. Mais cela ne pouvait se répéter souvent. Un homme averti en vaut deux. Cependant je reconnais quen vous guidant quelque peu, vous deviendriez un sujet remarquable.
Simplet garda le silence. Une envie de rire le prenait, en voyant son ennemi sengluer à sa feinte humilité. Il naurait pu ouvrir la bouche sans se trahir.
Le cortège, après avoir suivi le chemin sinueux des Aldées, bordé par les futaies de Chambra-Cannoa et de Palour, empruntait la route de Paroly à Choely, pour rejoindre le sentier de Bentaguel. À cent mètres, les ruines de la redoute de Chankaly apparaissaient, drapées de végétations fleuries.
Oui, je me suis trompé, reprit Dalvan, dominant ses velléités de gaieté ; je suis arrivé, jai vu une jeune fille que vous vouliez épouser malgré elle.
Elle vous a paru jolie, et avec un doux espoir, vous vous êtes déclaré son chevalier. Jai deviné vos sentiments.
La suffisance perçait dans cette réplique de lAvignonnais.
Cest surprenant ! sécria le sous-officier, vous auriez été mon confident que
Lobservation, mon jeune ami, lobservation et lexpérience.
Eh bien ! je reconnais mes torts et je veux vous proposer un traité.
Un traité ?
Le négociant dressa loreille.
Oui.
Allez. On doit toujours écouter.
Vous désirez épouser Yvonne ?
Je ne puis dire le contraire.
Reprenez donc votre idée.
Que je
Vraiment le négociant était ahuri.
Vous me rendrez la liberté, conclut Simplet, après le mariage.
Après, cest possible.
Oh ! je suis très sincère. À ce point que je vous donnerai un bon conseil.
Donnez ?
Ne rentrez pas de suite en France.
Pourquoi cela ?
Parce que la résistance de ma sur de lait, résistance qui ma embarqué dans ce sot voyage, provient
De ?
De ce quelle a peut-être distingué quelquun
Un cri de Canetègne lui coupa la parole.
Vous en êtes sûr, mon bon ; je conçois tout. Adieu lespoir, adieu le dévouement. Je savais bien que vous étiez pratique. Des fatigues sans récompense, la lutte au profit dun autre, il nen faut pas. À présent, je considère la proposition comme sérieuse. Prisonnier pour elle, certain que son cur ne vous appartiendra jamais car vous en êtes certain, bien que vous disiez : Peut-être ! On ne me trompe pas, moi. Dans cette mauvaise posture, vous avez réfléchi. Vous vous êtes affirmé que le seul moyen de sortir de limpasse était de faire votre paix avec moi, de renoncer à cette course autour du globe. Cest parfait, et cela fait honneur à votre jugement.
Et avec abandon :
Vous pressentez bien quune fois sorti du Grand Brûlé, jai couru chez le procureur général à Saint-Denis et, séance tenante, je lui ai fait câbler à tous les établissements français de lInde. À peine débarqué, le télégraphe a joué. Dans chaque ville, je solde un agent qui ne quitte pas le gouvernement et moi, je vous attendais ici, tout en faisant du commerce.
Une poussée dorgueil colora ses joues.
Car je ne perds jamais mon temps, moi. Les Hindous, quand ils sépousent, adorent se parer comme le couple qui nous précède. La tiare, les pierreries, coûtent trop cher pour la bourse de la plupart, tel le mien qui appartient à la caste des koumhar ou potiers. Alors, on les leur loue.
Cest une grosse mise de fonds, souligna sérieusement Marcel.
Erreur, mon jeune ami ; mes diamants sont de verre, mes ors de cuivre. Ils lignorent, payent une location
salée
, et me signent un renoncement à leurs propriétés, au cas où ils égareraient quelquun des joyaux. Puisque vous devenez raisonnable, je vous associe à mes opérations. Jai besoin dun second actif et adroit pour lancer laffaire sur dautres points. Ça va-t-il ?
Vous le demandez ?
Alors, avant dix ans, nous serons les plus gros propriétaires fonciers de lInde. Vous voyez que rien ne me presse de retourner en France.
Vous êtes prodigieux ! déclara Marcel avec une apparence dadmiration si bien jouée, que lAvignonnais le prit amicalement par le bras et marcha ainsi près de lui jusquau village.
Au milieu dun bois touffu, abritées par la ramure, les paillottes de laidée étaient semées au hasard. Chaque famille avait choisi un emplacement à sa convenance, sans souci des alignements. Sous un bananier une table était dressée. Des amoncellements de fruits, de végétaux, des flacons de spiritueux aux étiquettes anglaises la couvraient.
Les Hindous, professa William, ne mangent point de viande ; le brahmanisme en a fait des végétariens. Cest même ce qui empêche la propagation du bétail. Les buffles superbes de la péninsule sont utilisés seulement comme bêtes de trait ou de labour.
Profitant de linattention générale, Marcel sétait glissé près dYvonne et la mettait rapidement au courant de sa conversation avec Canetègne. Il se sentit brusquement tiré en arrière et jeté contre le négociant. Les deux hommes poussèrent une exclamation. Le marié était devant eux.
Sahib ! gémit-il, tu veux donc attirer le malheur sur ma maison ?
Moi, mais non !
Alors pourquoi te sépares-tu de Canetègne, Sahib ? Tu sais bien que les Esprits ont parlé.
Ah ! cest vrai.
Tu mas dit de veiller à ce que leurs ordres soient exécutés, permets-moi donc de prendre une précaution.
Sur un signe, lun des invités avait disparu dans une paillotte. Il en sortit presque aussitôt avec un lien de paille. Lépoux sen saisit et attacha le bras droit de Dalvan au bras gauche de lAvignonnais.
Pardonne-moi, mais cest une existence de bonheur que jassure ; grâce à ce lien, plus de danger que vous cessiez dêtre ensemble.
Le négociant et le jeune homme se regardèrent en riant.
Vous nous avez fait une bonne farce, mon bon, fit le premier.
Bah ! riposta Simplet, cest le symbole de notre association.
Très juste !
Vous voyez bien quil faut en prendre notre parti.
On se mit à table. Au bout de cinq minutes, Dalvan pestait.
Ces menottes me gênent horriblement.
Oh ! fit Canetègne, rien ne soppose à ce que lon vous en débarrasse ; notre hôte a pris soin, avec sa tresse, de les rendre inutiles.
Et lagent remit lappareil dans sa poche, laissant les mains libres au sous-officier.
Yvonne se trouvait en face du négociant. Celui-ci éleva son verre empli jusquaux bords de Porto-Wine.
Chère demoiselle Ribor, fit-il, je considère ce festin comme notre repas de fiançailles ; je bois à notre heureuse union.
La jeune fille ferma les yeux.
Ce toast, sempressa dajouter Dalvan, est le résultat dun entretien que nous venons davoir, M. Canetègne et moi. Nous sommes arrêtés, sous le coup de la prison. Miss Diana Pretty Gay Gold, qui a été si bienveillante, risque dêtre inquiétée. Pour sauver tout le monde, il suffit que tu te dévoues. Nous avons fait le possible pour toi, à ton tour maintenant.
Très bien, appuya lAvignonnais. Voilà qui est parler.
Dune main tremblante, Yvonne éleva son verre et le choqua contre celui du commissionnaire.
À nos fiançailles ! murmura-t-elle dune voix éteinte.
Dalvan lavait prévenue. Elle savait se prêter à un jeu destiné à endormir la défiance de lennemi commun. Pourtant une émotion poignante la torturait. Il lui semblait commettre un sacrilège. Laffection, cette divinité de la jeunesse, se révoltait contre la ruse à laquelle on la mêlait. Et sans doute aussi la jeune fille pensait :
Pour que Simplet imagine une telle comédie, il faut bien quil ne songe pas à mépouser. Autrement tout son être se soulèverait de colère et de dégoût.
Se méprenant sur la cause de son trouble, lAvignonnais voulut « lui remonter le moral », et avec des grâces quun éléphant eût enviées :
Remettez-vous, chère demoiselle. Dans les cervelles de jeunes filles naissent des projets éphémères, que la réalité se charge de dissiper. Je vous tiens en grande estime et vous trouverez le bonheur dans notre union. Elle ne vous passionne pas ; vous aviez pensé à un autre ; votre frère de lait ma prévenu.
À un autre ! répéta Yvonne surprise.
Interrompu par le superstitieux marié, Dalvan navait pas eu le loisir de donner des détails à sa compagne. Elle ignorait donc « le conseil » qui avait convaincu le négociant. Ses yeux étonnés interrogèrent le visage de Simplet. Elle le vit pâle, les orbites marquées dune tache bleuâtre. Emporté par le désir de persuader son adversaire, le sous-officier avait senti limportance de lannonce faite à lAvignonnais. Il avait parlé, triomphé des dernières défiances du madré personnage. Mais en lui entendant rappeler ses paroles, il avait éprouvé une douleur cuisante. Son cur sétait contracté. Un instant la circulation avait été suspendue, et devant ses yeux voilés sétait profilée la silhouette du mont Fady. À ses oreilles avaient résonné les mots échappés au rêve de sa chère Yvonne :
« Antonin ! revenir en France
Lépouser ! »
Dès le premier instant il sétait sacrifié, il navait donc pas le droit de se complaire aujourdhui dans sa souffrance. Il se raidit, rappela les couleurs à ses joues, le sourire sur ses lèvres, la vie dans son regard. Et sûr de lui-même, incapable démotion désormais, le cur pétrifié, le front dairain, il présenta, à celle qui avait mis en lambeaux son espoir, un masque froidement impassible de gladiateur condamné. Canetègne continuait à piétiner les plates-bandes du rêve.
Oui, disait-il, un souvenir de France, lidéal entrevu un soir de bal, fantoche dont limagination fait un demi-dieu. Cela, ma chère demoiselle, na pas dimportance. Nous laisserons à ce brouillard le temps de se dissiper. Et après, munie du vrai bonheur, du seul qui puisse fixer les esprits sérieux, de largent, vous me remercierez de mêtre jeté à la traverse, davoir immobilisé le char de la féerie en mettant dans ses roues le bâton du réalisme grossier. Aux fumées dambroisie, aux vapeurs du nectar, vous préférerez le plat solide, le vin généreux.
Ouf ! Il respira, satisfait de son improvisation. De nouveau son verre heurta celui dYvonne. Trop violemment, car des gouttes de porto sautèrent sur la table. Un gémissement sortit de tous les gosiers hindous.
Du vin répandu, malheur sur nous !
Eh non ! sécria lAvignonnais, couvrez de sel les taches de liquide, et la prospérité descendra sur vos maisons.
De toutes parts des poignées de sel sabattirent sur lendroit mouillé par le vin rose.
Lon buvait sec. Canetègne poussé par « son associé » cest ainsi quil désignait Dalvan asséchait coup sur coup la noix de coco curieusement ouvragée qui lui servait de verre. Le policier, encouragé par son patron, vidait les flacons dans sa coupe dun air pâmé. Il se penchait vers son voisin, William Sagger, et tandis que les spiritueux séchappaient du goulot avec un glouglou brutal, il murmurait, les paupières baissées, la face enluminée :
Quelle musique, monsieur, quelle musique !
Les époux avaient disparu. Au son de la guitare au manche allongé et de la flûte, les invités se balançaient en cadence. Sans doute, les fumées des spiritueux augmentaient les oscillations de leurs corps, leur faisaient perdre la mesure ou esquisser des pas imprévus. Mais ils sen tiraient tout de même. Seulement, après chaque figure chorégraphique, et Brahma sait si elles sont nombreuses, cétaient de nouvelles libations. Bientôt la scène divresse, ultime de toute fête hindoue, commença. Ruisselants de sueur, les yeux hors de la tête, tous se prirent à tourner avec des contorsions simiesques. Le mouvement de rotation saccéléra, devint vertigineux. Un à un les danseurs roulèrent à terre. Le plus grand nombre, se trouvant couché, jugea opportun de dormir.
Quelques-uns, plus résistants, luttèrent encore ; lalcool anglais les terrassa à leur tour. Le lieu du repas ressembla bientôt à un champ de bataille. Et dans le silence, coupé par les rauquements de respirations embarrassées, une voix chevrotante séleva :
Madame la marquise,
Votre bras est bien fait ;
Votre taille est bien prise
Et votre pied parfait.
Canetègne chantait, et avec la tendresse des ivrognes :
Écoute ça, mon petit Marcel, disait-il ; cest une chanson dautrefois. On nen fait plus comme ça.
Et reprenant avec les variantes les plus réjouissantes :
Jaime sur votre joue
Ces mouches de velours,
Votre coquette moue
Et vos piquants discours.
Mais, ô ma toute belle,
Songez-vous quà linstant,
Votre fille Isabelle
Revient de son couvent ?
Adieu, vos succès à la cour,
Il faut que chacun ait son tour.
Ses paupières clignotaient ; ses yeux promenaient sur toutes choses un regard noyé.
Du geste Dalvan désigna à William et à Claude le policier qui, sans cérémonie, dormait les coudes sur la table.
Les deux hommes soulevèrent lagent et le portèrent avec sa chaise à la place de Simplet. Celui-ci sétait levé. Le mouvement troubla lAvignonnais, toujours attaché au sous-officier par le lien de paille.
Reste donc tranquille, mon petit Marcel, fit-il dune voix pâteuse.
Je me lève pour mieux tentendre.
Pour mieux mentendre ?
Parfaitement ! la voix monte et alors
Cest juste ! Alors elle te plaît, ma chanson. Écoute-moi le second couplet. Allons bon ! je lai oublié.
Canetègne pencha le front, ferma les yeux, cherchant.
Ah ! je lai, bredouilla-t-il, cest la réponse de la marquise. Tu vas voir si cest touché :
Marquis, si la franchise
Est votre qualité,
Souffrez que je vous dise
Aussi la vérité.
Il sinterrompit. Profitant de sa préoccupation, Dalvan avait dénoué le lien qui fixait son bras droit au bras gauche de son ennemi.
Quest-ce que tu fais encore ? questionna le commissionnaire.
Je desserre leur satanée corde.
Non, pas ça. Les Hindous ne plaisantent pas, rattache vite.
Volontiers.
Et tranquillement, le jeune homme glissa dans lanneau de paille le bras de lagent.
À la bonne heure, approuva Canetègne trop ivre pour sapercevoir de la substitution. Je poursuis le couplet de la marquise :
Aussi la vérité.
Vous portez à merveille
Manchettes à sabot,
Chapeau rond sur loreille,
Rubans, poudre et jabot.
Mais, ô très noble père,
Songez-vous quà linstant
Votre grand fils Valère
Revient du régiment ?
Le chanteur enflait sa voix. Il fit un couac, et sans en paraître troublé attaqua le refrain :
Adieu, vos succès à la cour,
Il faut que chacun ait son tour.
Le doigt sur les lèvres, Dalvan invita ses amis à le suivre. Tous sur la pointe des pieds, évitant de froisser les branches, gagnèrent la limite de la clairière.
Té, mon petit Marcel, où vas-tu ?
Cette question, sortie de la bouche de lAvignonnais cloua les fugitifs sur place. Mais un regard dans la direction de livrogne les rassura. Penché sur le policier dont le front sappuyait à la table, Canetègne continua :
Tu dors. Tu ne veux pas connaître le troisième couplet. Cest le plus beau. Le triomphe de lamour paternel
et maternel aussi. Non
tu as ton compte. Ça mest égal, je le chanterai pour moi !
Et avec un accent de mépris grotesque :
Ces jeunes gens. Ça ne sait pas se modérer. Ça boit comme des éponges et ça sendort. Mais regardez-moi donc. Jai ri comme tout le monde sans perdre mon sang-froid.
Il fit un mouvement comme pour quêter les félicitations des assistants, mais léquilibre lui manqua. Il sagrippa à la table et réussit à se rasseoir.
Sont-ils bêtes, ces Hindous ! grommela-t-il. Ils sinstallent sur un terrain pas solide
et la terre se dérobe sous les pieds. Sont-ils bêtes !
Puis sans transition, passant à un autre ordre didées :
Troisième et dernier couplet, clama-t-il dune voix de Stentor :
Cest ma fille Isabelle !
Cest Valère, mon fils !
Marquise, quelle est belle !
Quil est galant, marquis !
Je crois voir ta figure,
Marquise, à dix-huit ans.
Je crois voir ta tournure,
Marquis, en ton printemps.
Si notre place est prise,
Nen soyons point jaloux.
Acceptez une prise
Et raccommodons-nous.
Adieu, nos succès à la cour,
Il faut que chacun ait son tour.
Sous les arbres les fugitifs avaient disparu, et tandis que lécho affaibli des chants de Canetègne leur parvenait encore, Simplet disait à ses compagnons qui le félicitaient de les avoir délivrés :
Ne parlons pas de ça. On est à table. Un monsieur vous gêne, on le grise. Cest vraiment trop simple !
XXLINDE TELLE QUELLE EST
Lorsque la noce fut dégrisée, on saperçut que Canetègne navait plus le même compagnon de chaîne.
Furieux, il ne pouvait expliquer laventure. Aussi dans toute lAldée des lamentations retentirent. Les invités européens avaient disparu. Le bonheur du jeune ménage était compromis. Le mari et ses parents songèrent dabord à déchiqueter le policier et son compagnon.
Par bonheur pour eux, un brahme en promenade les tira daffaire. Moyennant quelques roupies, il déclara aux indigènes que Marcel était issu de Rama ; quil était descendu sur terre avec sa suite pour combler de prospérités les pauvres Hindous ; que le lien de paille était une relique, et que le négociant lui-même, dont le bras avait eu linsigne honneur de demeurer en contact avec le divin visiteur, était personne sacrée.
Alors ce fut autre chose. Chacun prétendit posséder un fragment de relique. Les habits de Canetègne, voire même ceux de lagent, furent découpés en petits morceaux. Les gens de lAldée, ceux des villages voisins accourus au bruit de la merveilleuse visite, se les partagèrent. Les cheveux même des deux hommes excitèrent les convoitises des derniers venus, et on les rasa de près.
Bref, au soir, saturés dadorations, mais couverts seulement de petits jupons de toile, obligeamment prêtés par le marié radieux, le négociant et son policier firent dans Mahé une rentrée qui nétait pas positivement triomphale.
Lagent, après sêtre nanti dune toilette présentable, se rendit de bon matin chez ladministrateur pour lui rendre compte de sa mission. Pour plus ample informé, ladministrateur expédia un secrétaire chez Canetègne. Ce secrétaire confia laffaire à un négociant, qui la colporta aussitôt chez tous ses confrères. Les occasions de rire sont rares à Mahé. Aussi toute la ville fut-elle bientôt au courant. On stationnait devant la maison occupée par lAvignonnais. On voulait le voir. Les dames, qui occupent leurs loisirs à déchiffrer nos partitions parisiennes introduisaient une légère variante dans celle de Kosiki et fredonnaient :
Ah ! Par Bouddha ! par Bouddha ! par Bouddha !
Le joli Rama que voilà !
En un mot, le commissionnaire connut, à sa profonde mortification, tous les inconvénients de la célébrité. Il nosait sortir de peur dune ovation burlesque.
Tout le jour il resta enfermé chez lui, tournant dans les chambres, sirritant de plus en plus à la pensée que ses ennemis fuyaient sans être inquiétés, maudissant Marcel et lui-même, justement puni de sa sotte confiance. Lagent, daprès ses ordres, avait retenu un bateau côtier. Lombre venue, Canetègne sembarquerait, gagnerait Calicut à quelques lieues au sud de Mahé. Cette ville étant tête de ligne du railway transpéninsulaire, qui finit sur la côte de Coromandel, à Négapatam, port distant de neuf kilomètres seulement du territoire français de Karikal, il comptait bien rejoindre ses astucieux adversaires. Et une fois quil les tiendrait, il ne les lâcherait plus. Il formulait les plus terribles serments de vengeance, quand sa domestique indienne les pieds nus, la jupe courte, le torse à demi couvert par une écharpe de cotonnade le prévint quun indigène demandait à lui parler :
Un indigène !
Sans doute pour une location de costumes de mariage. Impossible, je mabsente et nengage aucune affaire nouvelle. Renvoyez-le.
Un instant après, la servante reparaissait. Linconnu insistait. Il sagissait dune chose intéressant personnellement M. Canetègne. Le négociant reçut le visiteur. Cétait un homme de taille moyenne, à la peau foncée. Il portait le turban blanc, la longue tunique de cotonnade bleue, serrée aux hanches par une ceinture à maillons de cuivre, dans laquelle était fiché un kandjar recourbé. Ses pieds nus sortaient dun dhoutil également bleu, étroit aux chevilles, plus large sur la jambe.
Canetègne-Sahib ? fit-il en entrant.
Cest moi.
Bien. Ton aventure à lAldée de Bentaguel fait lobjet de toutes les conversations. Jai des oreilles, jai entendu. Jai appris que tu poursuis des brigands français, quils téchappent toujours, et jai pensé que nous aurions intérêt peut-être à nous allier.
LAvignonnais examinait lHindou. Il était frappé de laudace de son regard, de lintelligence de sa face large.
Qui est-tu, interrogea-t-il ?
Je suis Nazir, de la nation des Ramousis.
Quest-ce que les Ramousis ?
Une race noble entre toutes celles qui peuplent lInde. Comme les brahmines, nous refusons de travailler. Nous prenons ce dont nous avons besoin aux Hindous des castes inférieures.
Sans payer ?
Naturellement.
Alors vous êtes des voleurs ?
Cest ainsi que les Anglais nous appellent.
Et Nazir se redressa avec lorgueil dun gentilhomme.
Eh bien ! Nazir, que veux-tu ?
Je suis pauvre ; les Anglais aux favoris rouges troublent notre industrie. Toi, tu es riche ; prends-moi à ta solde. Je poursuivrai tes ennemis et morts ou vifs, je les arrêterai.
Oh ! morts !
Je ne tiens pas à verser le sang.
Le Ramousi haussa les épaules.
Tu as tort. Le poignard est lami le plus fidèle. Cependant jexécuterai tes ordres. Nous savons lart des ruses et des déguisements. Notre courage est grand, mais notre adresse ny perd rien.
Et si jacceptais, que demanderais-tu ?
Dix roupies par mois. De plus, je veux être traité avec déférence. En signant le pacte, je deviens ton allié, non ton serviteur.
Évidemment Nazir avait dit vrai. Cétait un gaillard qui navait pas froid aux yeux. Canetègne, qui nétait pas très certain de son propre courage, comprit que lHindou lui serait un aide précieux. Peu coûteux dailleurs. Avoir à sa solde, pour dix roupies mensuellement, un brave capable de jouer du kandjar, cétait véritablement une occasion.
Peux-tu quitter la ville aujourdhui ?
À linstant même.
Alors jaccepte ta proposition.
Jen étais sûr.
À neuf heures, sois au débarcadère.
Jy serai.
Et déjà le Ramousi se dirigeait vers la porte. Le négociant le rappela.
Tu ne me demandes pas où nous allons ?
Que mimporte. Tu me payes, je te suis. Le but mest indifférent.
Sur ces mots, il fit une sortie majestueuse, laissant le commissionnaire tout surpris. Sans quil voulût se lavouer, Canetègne était impressionné par les grands airs de son nouvel employé. Nazir fut exact au rendez-vous et, vers la dixième heure, le caboteur loué par le policier quitta la rade de Mahé et cingla vers Calicut.
Conseillés par William, pour qui le réseau de la voie ferrée Cisgangétique navait pas de secrets, Marcel et ses amis avaient atteint la ville anglaise le matin même, et à cette heure, ils filaient à toute vapeur à travers les plaines du Naghiri.
Des Bania ou marchands, des officiers de larmée indo-anglaise étaient les seuls voyageurs que contenait le train. Au matin, les Français atteignirent la ville de Koûnbatore, située près des sources de la Cavery, qui à son embouchure arrose Karikal. Mais au lieu de suivre le cours du fleuve, le railway remonta vers le Nord jusquà Ostaramund, où les voyageurs durent séjourner plusieurs heures pour attendre la correspondance sur Negapatam. Cet arrêt, du reste, leur fut profitable.
Et Marcel, si enthousiaste de la péninsule Hindoustan, toucha du doigt les dessous de son apparente prospérité. Une promenade dans la ville suffit. La population était morne. Près des habitations riches, arrêtés par les grilles, des misérables Hindous se pressaient. Maigres, hâves, lil luisant, avec une résignation grosse de colère, ils attendaient laumône.
Parfois une voix hurlait un des nombreux jurons, où les noms de Brahma, Vishnou, Siva, Kali sassocient à une injure. Un grondement courait dans la foule. Puis un silence plus lourd succédait à cette explosion. Et comme les voyageurs regardaient, étonnés par ce spectacle farouche, William Sagger dit simplement :
La famine.
La famine, ici, dans ce pays béni du ciel ! se récria Dalvan.
Ma foi oui, et le tableau que vous avez sous les yeux nest pas exceptionnel. Chaque année où la récolte nest pas superbe, la faim prend les Hindous aux entrailles et, dans certaines provinces, détruit un tiers de la population.
Mais on ignore cela en Europe.
Certes. Les Anglais ont tout intérêt à le cacher. Ils ne disent pas que les négociants de Calcutta, de Madras, de Bombay spéculent sur les grains, augmentant ainsi la misère. Ils ne disent pas que lorsque des millions dhommes râlent dinanition, ils exportent les mêmes quantités de céréales. Il ne faut pas que leur commerce souffre.
Comment les deux cent cinquante millions dHindous nont-ils pas le courage dexterminer les cent mille Anglais qui détiennent la fortune de lInde ?
Ils sont doux en général. Le brahmanisme, la croyance en la métempsycose les rendent respectueux de la vie des moindres animaux. En tout, il y a quarante ou cinquante millions dindigènes attendant une occasion pour se soulever.
Ce serait suffisant, il me semble, pour chasser les occupants européens.
La force des Anglais provient uniquement de la faiblesse de leurs sujets. Ceci mamène tout naturellement à une comparaison. En France, naïfs comme vous lêtes, vous déclarez à tout propos et hors de propos, que les Saxons vous sont supérieurs en fait de colonisation.
Ma foi, affirma Marcel, il me semble
Il vous semble mal. Les colonies françaises deviennent françaises : voyez le Canada, la Louisiane, lAlgérie, la Guadeloupe, la Réunion. Les colonies anglaises ne subissent aucune assimilation. Pourquoi ? Parce que vous entreprenez la conquête morale des peuples, tandis que les habitants de la Grande-Bretagne cherchent seulement à les confisquer commercialement. Nulle part lexemple nest aussi frappant quici. Un proverbe typique est celui des Mahrattes. « Les jours de liberté reviendront, disent-ils, quand les pavillons tricolores franchiront les portes de lOccident. » Je marrête, fit brusquement lintendant, lheure de prendre le train est arrivée.
Tous revinrent à la gare. Ils étaient pensifs. La digression de Sagger, en face des meurt-de-faim, pâles victimes de loccupation saxonne, les avait attristés, et tout bas Yvonne, se penchant à loreille de Diana, répéta la devise citée la veille par Marcel :
Toutes les revanches !
Oui, toutes, appuya lAméricaine ; je les souhaite toutes, au nom de la civilisation et du progrès.
De nouveau les voyageurs roulèrent sur la voie ferrée. Au passage, ils notèrent les villes de Kumbakouam, Trichinopol. Prévenus maintenant, ils découvraient partout les traces de la faim. Des malheureux aux joues caves, aux membres grêles, guettaient les voyageurs. Ils soffraient à porter les bagages pour un cashe ou un paice. Et William, encyclopédie vivante, disait :
La roupie vaut actuellement non pas 2 fr. 06, comme on le croit, mais 1 fr. 84. Elle se décompose en 8 fanons, le fanon en 2 annas, lanna en 12 cashes ou paices. Cest-à-dire que ces pauvres diables transporteront une malle, souvent à plusieurs centaines de mètres, pour un centime environ.
Dans les champs, les paysans au torse nu, les reins serrés dans une bande de toile, demeuraient accroupis, immobiles, attendant la mort avec ce stoïcisme silencieux de ceux qui vivent près de la terre. Et dans le convoi, dont le roulement formidable troublait le calme de tombeau de la plaine embrasée, les officiers anglais riaient, les marchands jouaient, sans un regard, sans une pitié pour ces moribonds qui bordaient la voie ainsi quune armée de spectres.
À Négapatam, les voyageurs passèrent la nuit dans un boarding house tenu par la veuve dun major, et le lendemain, de grand matin, ils se mirent en marche vers Karikal. Les neuf kilomètres qui les séparaient de la limite de la possession furent franchis en une heure trois quarts, sur une belle route soigneusement entretenue.
Tout de suite, ils comprirent quils avaient quitté la terre anglaise après avoir traversé le pont jeté sur le Nagour-Odaï, ou rivière de Nagour. Sur la rive droite, la campagne stérile, desséchée, au sol crevassé par le soleil dévorant. Sur la rive gauche, un pays fertile découpé en rizières, vergers, bouquets de palmes, plantations dindigotiers, de cotonniers, de tabac. Et comme ils sétonnaient :
Tout cela, fit ironiquement Sagger, vient de ce que le Français nest pas colonisateur. Les Hindous anglais périssent de faim, les Hindous soumis à la France vivent dans labondance. On a construit ici deux cents réservoirs, lesquels alimentent six grands canaux avec de nombreuses ramifications. Le résultat est que le pays a mérité dêtre appelé « le Jardin de lInde méridionale » et peut nourrir cent quatre-vingt-quinze habitants par kilomètre carré, soit cent vingt-quatre de plus que le sol de la métropole.
Puis ils tinrent conseil. Claude fit remarquer que la maison de ladministrateur devait être surveillée par un agent à la solde de Canetègne. LAvignonnais lavait positivement déclaré lors de leur rencontre à Mahé. Il était prudent de ne pas sy rendre ; autant rester en dehors de la ville, et trouver un expédient pour se renseigner sur Antonin Ribor. Mais Dalvan haussa les épaules.
Nous avons une avance sur notre ennemi. Donc, rien à craindre ; laissez-moi faire.
Lhabitude de la confiance était venue à tout le monde. On suivit donc le brave garçon. Il laissa les amis sur le port. Sur la place du Gouvernement, il neut pas de peine à reconnaître le policier chargé par Canetègne de le saisir au passage. Chaque profession a ses stigmates. Un avocat ne saurait être confondu avec un barbier, encore que tous deux soient « rasants » ; un « cabotin » se distingue dun laquais, bien que lun et lautre soient rasés.
Lagent était à la fois grand, fort et
blond filasse. Il avait de gros yeux bleus, le nez bulbeux, décoré dun aimable carmin, la bouche fendue en coup de sabre, les épaules larges, la poitrine bombée, des pieds et des mains pour deux. Debout devant un pilastre de la façade, il causait amicalement avec un secrétaire de ladministrateur. Marcel lenveloppa dun regard.
Nous allons rire un peu, dit-il.
Et tranquillement, ainsi quun homme qui na rien à craindre, il sapprocha. Les causeurs sétaient tus.
Pardon, messieurs, vous êtes sans doute attachés à la Résidence ?
Oui, monsieur, répondit le secrétaire.
Enchanté, monsieur, car vous pourrez, jespère, me donner un renseignement.
À votre disposition.
Merci. Sur dépêches du Procureur général de Saint-Denis, Réunion, et de M. Canetègne, négociant, un agent doit être en observation aux environs, attendant des personnages qui ont échappé à la justice métropolitaine.
Que lui voulez-vous ? questionna le policier.
Lui faire une communication de la part de M. Canetègne. Aussi vous serais-je obligé de me mettre en rapport avec lui.
Lagent parut se consulter. Il jugea quil pouvait parler.
Cest facile, dit-il.
Ah !
Car cest moi-même.
Très bien. Je ne perdrai pas de temps alors, car je dois encore me rendre à Pondichéry
À deux pas, une journée de mer par steamer, deux à la voile.
Je sais bien, mais je suis pressé. Pour en revenir à nos moutons, vous êtes chargé darrêter des filous. Vous les reconnaîtrez à ceci : ils viendront senquérir dun certain Antonin Ribor qui probablement na jamais paru en cette ville.
Jamais !
Dans un sourire fugitif, Dalvan songea :
Je suis fixé sur ce point. Maintenant taquinons Canetègne.
Et gravement :
Avertis sans doute de la surveillance dont ils sont lobjet, ces coquins ont imaginé une ruse, pas maladroite en vérité. Lun, assez gros, à la chevelure rare, paraissant friser la cinquantaine, bien quil soit tout jeune juste punition de ses fautes, lun donc se fait passer pour M. Canetègne. Vous ne connaissez pas cet honorable négociant, il serait possible que vous ajoutiez créance aux dires du drôle. Cest pour éviter cet inconvénient que jai effectué le voyage.
Le jeune homme avait lair très sérieux. Rien dans sa physionomie nindiquait quil faisait une formidable farce à son ennemi. Pourtant le policier crut devoir demander :
Pourquoi M. Canetègne ne vient-il pas ?
Il est retenu à Mahé.
Il aurait pu télégraphier.
Ah bien ! parlez-lui de ça. Il prétend que le télégraphe seul est capable de lavoir trahi, davoir informé de ses dispositions ceux quil poursuit ; et il a préféré me charger davertir et vous et vos collègues.
Cest pour cela que vous gagnez Pondichéry ?
Précisément.
Portez donc le bonjour de ma part à mon confrère Barton.
Volontiers.
De la part de Mariolle.
Entendu.
Quand aux gredins, soyez tranquille. Le premier qui me dit : « Je suis Canetègne », je le coffre.
Vous aurez bien raison.
Serrant la main du policier, Marcel rejoignit ses compagnons. Ce fut un concert de rires quand il raconta son entretien avec le digne représentant de la loi. De leur côté, Yvonne et ses amis navaient pas perdu leur temps. Ils avaient soldé leur passage, à bord du vapeur « Victoria » de la British India Company, qui fait le service des côtes de la péninsule, à destination de Pondichéry.
Le départ devait avoir lieu le soir même. En attendant, les voyageurs remplacèrent leur garde-robe, un peu appauvrie par le voyage, à des prix inconnus en Europe. Pour cinquante francs, Marcel et Claude se vêtirent de la tête aux pieds. Yvonne elle, acquit moyennant trois pagodes (25 fr. 80), un délicieux « touriste confectionné », sous lequel elle avait lair le plus avenant du monde. Leurs emplettes terminées, ils se rendirent sur le « Victoria », dont les cheminées vomissaient des tourbillons de fumée noire, indice précurseur du départ.
Un coup de sifflet, un coup de cloche et lentement le steamer tourne sur lui-même, présente lavant à la haute mer. Lhélice bat les flots en un tourbillonnement.
On part, on est parti. Une journée de navigation et le navire entre dans le port de Pondichéry, après avoir longé la côte de Bahour. Cest le soir, toute démarche doit être remise au lendemain 15 avril. Les voyageurs cherchent un gîte, dînent et se couchent.
De grand matin, ils se rendirent au gouvernement. Ils voulaient sassurer quAntonin navait pas été vu. De crainte, ils navaient aucune, puisque Marcel devait écarter tout soupçon en offrant au policier Barton les amitiés de son collègue Mariolle, de Karikal.
Lagent Barton les accueillit cordialement, leur affirma que lexplorateur Antonin était inconnu à Pondichéry et, pour faire honneur aux messagers de son confrère, soffrit à leur servir de cicerone. Aucun départ sur Yanaon, enclave française, sise à trois journées de navigation, avant le surlendemain. La proposition du policier fut donc agréée. Celui-ci mit de planton à sa place un camarade et guida la petite troupe. Puis enchanté de la promenade, il leur offrit de les mener en excursion.
Venez. Nous prendrons le chemin de fer à Villadour, nous le quitterons à Nalloor, où nous trouverons des porteurs pour gagner ma villa des champs.
Ce plan sexécuta de point en point. En wagon, tandis que le convoi filait entre des plaines fertiles, aux routes plantées de cocotiers, Barton pérorait, cicerone infatigable. À linstant où le train franchissait un pont dominant la rivière :
Nous entrons au pays anglais, lenclave de Fivorandarcovil.
Déjà ?
Oui, les terrains ressortissant à Pondichéry sont très morcelés. La commune de Vadanoor surtout
Nest-ce point là que vous nous conduisez ?
Si. Cette commune, allais-je vous dire, est indivise. Les parts de propriété attribuées à la Grande-Bretagne et à la France sont respectivement de 7/12 et de 5/12, si bien que le cas ne sest jamais présenté, heureusement un criminel y serait comme en un lieu dasile.
Les voyageurs échangèrent un regard. Et Marcel curieusement :
Quentendez-vous par là, monsieur Barton ? Je vous fatigue peut-être de mes questions, mais vos explications mintéressent au suprême degré.
Flatté, lagent sinclina.
Vous allez me comprendre. Lextradition est indispensable pour arrêter un coupable en pays étranger.
En effet !
Eh bien ! supposez un voleur irlandais, écossais, gallois réfugié à Vadanoor. Les autorités anglaises ne sauraient lui mettre la main au collet, puisquil est pour cinq douzièmes en terre française. Dautre part, la France ne pourrait accorder lextradition, puisque lextradition doit être entière et non fractionnée. Le seul moyen den sortir serait que lun des États rétrocédât à lautre sa part de propriété. Vous le voyez, légalement, le criminel serait en sûreté.
Lorateur sarrêta, ébahi. Simplet lui serrait cordialement la main.
Quest-ce ? fit-il.
De la reconnaissance. Vous nous pilotez dans des endroits incroyables ; à mon retour en France, je parie que personne ne croira à ce que je raconterai.
Ah ! nos compatriotes ne sont pas forts en géographie.
Bah ! ils sont remplis de bonne volonté. Quand on leur enseigne quelque chose, soyez-en certain, la leçon ne tombe pas dans loreille de sourds.
Le convoi ralentissait à larrêt de Nalloor. Quittant le train, Barton, décidément très féru de ses hôtes, se démena tant et si bien quil eut bientôt réuni assez de porteurs et de chaises, pour assurer aux Européens un transport commode jusquà son logis. Bientôt, la rivière ou Ar de Pambé se montra.
Sur lautre rive, dit Barton, commence la commune de Vadanoor.
Le pont traversé, tous voulurent mettre pied à terre. Il leur plaisait de poser le pied sur ce sol hospitalier, où grâce aux douzièmes de propriété saxonne et gauloise, il leur était loisible de se promener avec un agent de police sans rien craindre pour leur liberté. La maison de leur guide était charmante. Un simple rez-de-chaussée, précédé dun péristyle à la colonnade gracieuse et surmonté dune terrasse fleurie bordée dun balcon, aux balustres entourés de plantes grimpantes. Le tout revêtu dun crépi aurore qui, sous la lumière crue dun soleil implacable, était dun délicieux effet.
On se disposait à entrer dans lhabitation quand soudain Yvonne sarrêta et, désignant à son frère de lait une troupe qui savançait, elle murmura dune voix frémissante :
Lui !
Au milieu de plusieurs personnages, Canetègne apparaissait. Suant, soufflant, les cheveux ébouriffés, les vêtements en désordre, le visage lacéré dégratignures, lAvignonnais courut sus à ses ennemis :
Enfin, je vous rencontre !
Et prenant par la main un de ses compagnons :
Monsieur le Directeur de lintérieur de la colonie, dit-il, suivi de quelques agents. Cette présentation afin de vous prouver que toute résistance est inutile.
Puis se croisant les bras, foudroyant Marcel du regard :
Ah ! vous faites des farces ! Ah ! vous me faites arrêter à mon arrivée à Karikal par un policier imbécile qui sera révoqué, car il ma frappé, assommé à demi.
Simplet navait pas bougé. À ce moment il parut sémouvoir.
Quoi, mon bon monsieur, vous avez été si malheureux que cela ?
Oui, monsieur.
Allons, tant mieux. Au moins cette fois, le « passage à tabac » ne sest pas égaré.
Canetègne serra les poings. Mais se calmant soudain :
Plaisantez, jouissez de votre reste. Jai le beau rôle et vous allez nous suivre à Pondichéry
Pourquoi cela, cher monsieur ?
Pour être jeté en prison et expier vos forfaits.
Dalvan eut un petit rire sec.
Cela ne me tente pas.
Peu importe, votre adhésion nest pas nécessaire.
Vous vous trompez.
Je me
Complètement. Nous sommes ici en terre dasile. La France na que cinq douzièmes de propriété. Vous ne pouvez arrêter que les cinq douzièmes de moi-même. Or, je suis indivis, ainsi que la commune de Vadanoor. Donc, tant que je naurai pas lobligeance de rentrer en territoire complètement français, je reste libre.
Le personnage, que le négociant avait désigné sous le titre de Directeur de lintérieur, inclina la tête.
Cest vrai.
Cest vrai ! hurla Canetègne exaspéré par ce nouveau contre-temps.
Oui, et si je vous ai accompagné, cest uniquement parce que jespérais les accusés ignorants de cette particularité. De bonne grâce ils auraient quitté ce lieu de refuge, et larrestation aurait pu être opérée.
Ah ! gronda lAvignonnais, qui donc les a si bien instruits ?
Le policier Barton avait assisté à toute la scène. Son visage avait exprimé la colère, le doute. Ses yeux se portaient du négociant à ses hôtes. Irrésolu, ne sachant auquel entendre, il semblait pourtant emporté vers ces derniers par un courant sympathique. À la question du commissionnaire, il voulut répondre. Simplet le prévint. Dun ton grave :
Monsieur Canetègne, fit-il, depuis que vous nous poursuivez, vous avez dû constater quun pouvoir mystérieux déjoue toutes vos combinaisons.
Et avec un regard à ladresse de Barton :
Cest lui qui a suscité un brave homme pour nous donner, cette fois encore, la parade à votre attaque. Si on le mettait en notre présence, je suis certain quil naurait aucun regret. On sait que la loi nest pas toujours la justice, quelle se met parfois au service des plus détestables causes. Il suffit du reste de consulter votre visage et le nôtre pour en être assuré.
Des mots, essaya de protester lAvignonnais.
Mais Dalvan lui imposa silence du geste, et dune voix claire, nette, vibrante qui impressionna les assistants :
Vous êtes entouré dagents, accompagné par un des plus honorables fonctionnaires des établissements français, M. le Directeur de lintérieur. Eh bien ! tous sentiront que je dis vrai en affirmant, ce que vous savez aussi bien que nous, que vous êtes un escroc.
Canetègne esquissa un mouvement. Simplet ny prit pas garde.
Un escroc, continua-t-il ; à force dhabileté processive, vous avez fait emprisonner ma sur de lait. Claude et moi, à peine libérés du service militaire, lavons aidée à sévader. Et aujourdhui, vous nous traquez, non pas au nom de la justice, mais pour éviter le châtiment ; pour nous empêcher de rejoindre le frère dYvonne, Antonin Ribor que vous avez ruiné, exilé, et qui peut fournir la preuve de votre infamie. Cette preuve, malgré vous, nous la trouverons ; nous la produirons, et ceux qui mécoutent en ce moment béniront le hasard, qui nous a mis face à face sur ce coin de terre, où ils sont désarmés.
Malgré son audace, le négociant resta muet. Le regard flamboyant de Marcel exerçait sur lui une sorte dhypnotisme. Les personnages présents éprouvaient une gêne réelle ; ils comprenaient quils venaient dentendre la vérité. Représentants de la loi, ils avaient honte dêtre astreints à prêter main-forte à celui quils considéraient comme le coupable. Et Barton traduisit cette impression.
Monsieur, dit-il à Dalvan, vous vous êtes un peu moqué de moi ; mais jai écouté, je vois. Dès ce moment je nai aucun regret. Bien plus, je serai heureux de vous recevoir dans ma maison.
Le sous-officier lui tendit la main, puis souriant :
Après cet entretien déjà long, je me reprocherais, messieurs, de vous retenir encore. Mes amis et moi allons vous quitter.
Il fit un signe à lintendant.
Nous avons besoin de votre géographie.
Elle est à vos ordres.
Où se trouve la frontière anglaise ?
À cinq cents mètres, à lest.
Tiens, murmura Barton, cest presque juste. Exactement la limite séparative est à
Cinq cent vingt-quatre mètres, acheva Sagger.
Lagent salua.
Oh ! jai étudié, expliqua modestement William, et je men félicite, puisque mes connaissances sont utiles à de braves gens. Miss Diana Gay Gold Pretty, ici présente, pense de même. Elle na pas cru pouvoir employer mieux sa fortune quà aider Mlle Yvonne Ribor à confondre son accusateur.
Le nom de la riche Américaine eût levé les derniers doutes, sil sen fût trouvé encore dans lesprit des auditeurs. Aussi toutes les figures sépanouirent, lorsque Dalvan sécria :
Gagnons donc la frontière. Monsieur Canetègne, inutile de nous signaler aux autorités anglaises ; vous savez que nous marchons vite.
Un quart dheure après, le jeune homme et ses amis franchissaient la limite du territoire de Vadanoor et, après un salut amical aux fonctionnaires français, disparaissaient bientôt derrière un bouquet darbres.
XXIUN COUP DE KANDJAR
Le Directeur de lintérieur, les agents étaient partis. Seul Canetègne demeurait les pieds cloués au sol, près de la ligne fictive limitant les possessions françaises. Dans son cerveau grondait lorage. Tout ce quil tentait contre ses adversaires échouait piteusement. La police elle-même le secondait avec mollesse, pour ne pas dire avec mauvaise volonté.
Il rêvait ainsi lorsquune main se posa sur son épaule. Il tressaillit, leva la tête et reconnut le ramousi Nazir quil avait embauché à Mahé. LHindou riait. Il sétait tenu à lécart durant lentretien précédent. Il avait observé et deviné ce qui se passait. LAvignonnais le regarda avec colère.
Tu ris ? commença-t-il.
Oui, parce que javais raison en te disant : le kandjar est lami le plus sûr.
Oui, peut-être.
Dans son irritation, Canetègne, rebelle par nature aux moyens violents, arrivait à en admettre lutilité.
Écoute, Sahib, ce que Nazir a pensé.
Parle.
Les pays français sont trop peu étendus. Ceux que tu chasses téchapperont toujours. Il faudrait les arrêter en un point de lInde anglaise, assez longtemps pour que tu puisses obtenir leur arrestation de la police britannique.
Et le moyen ?
Ils fuient vite, donc ils emploieront le cheval de feu.
Hein ?
Le railway, comme disent les blancs. À Madras, ils seront obligés de reprendre la mer pour gagner Yanaon. Viens à Madras. Je prendrai passage sur le même navire queux et
Le Ramousi termina sa phrase par un geste expressif. Sa main caressa la poignée du kandjar recourbé qui ne le quittait jamais. Puis, tranquillement, comme sil se fût agi de la plus licite des besognes :
Combien te faut-il de jours pour tes démarches auprès du gouvernement de lInde britannique ?
Trois semaines, un mois.
Bon. Partons pour Madras. Là, tu attendras de mes nouvelles et agiras aussitôt que je tinformerai de la réussite de mon projet.
Canetègne se leva sans ajouter une parole. À son tour il quitta le territoire de Pondichéry et se dirigea vers la plus prochaine station du South India Railway.
Le 18 avril, à deux heures, il descendait à la gare de Madras. Sur le conseil de Nazir, il senferma dans une chambre dhôtel. Quant au Ramousi, il se mit en quête des amis de Mlle Ribor. Il avait calculé juste. Ceux-ci, vu limpossibilité de gagner Yanaon par terre, avaient résolu de rejoindre à Madras un steamer de la British India Company, et de ne pas quitter le navire jusquà Calcutta. À lescale dYanaon, lAméricaine descendrait à terre, et de Calcutta elle se rendrait à Chandernagor afin de senquérir, dans lune et lautre enclave, du voyageur Antonin. Ainsi, tous les établissements auraient été visités ; il était évidemment inutile de se rendre dans les factoreries ou loges que nous possédons à Surate, Calicut, Mazulipatam, Balassore, Dakkou, Patna et Jangdia.
En avance de quelques heures sur Canetègne, tous avaient atteint Madras. Le vapeur Nerbadah, quils devaient prendre à Pondichéry lors de la rencontre fâcheuse de lAvignonnais, était attendu dans la soirée et ne repartirait quau jour. Ils retinrent leurs places à lagence maritime, puis tranquilles de ce côté, ils songèrent à se reposer. Douze heures passées en chemin de fer justifiaient cette préoccupation. Malheureusement, vers le soir, ils crurent bon de sassurer que le navire attendu était en rade. Et Nazir qui, depuis son entrée dans la ville, se tenait en sentinelle vigilante aux abords de lappontement de lembarcadère, les rencontra.
LHindou eut un sourire de satisfaction. Adroitement il se rapprocha des voyageurs, saisit au vol leurs questions au sujet du départ du steamer, et bien renseigné, retourna à lhôtel où Canetègne lattendait.
Aussi, lorsquà six heures du matin, par un temps couvert, le Nerbadah quitta la rade de Madras, il emportait, avec les compagnons dYvonne, le « bravo » gagé par son mortel ennemi. Il ventait frais, la mer était dure. La plupart des passagers demeuraient enfermés dans les cabines.
Le Ramousi eut donc toute liberté daction. Il en profita, du reste, et apprit avec joie que Marcel et ses amis sétaient réservé lusage exclusif dune cabine par personne. Chacune contenant deux couchettes superposées, il est de coutume de la partager avec un passager, mais miss Diana avait une trop haute idée du confort pour se plier à pareille incommodité. Elle avait insisté de telle sorte, que lon sétait rendu à ses raisons. Et Marcel était seul ; Marcel, que lHindou avait choisi pour victime, pensant, comme un diplomate européen, quil faut priver une troupe de son chef pour la réduire à limpuissance.
La brise tomba peu à peu. Le pont se peupla de « terriens » en toilettes claires. Ladies aux longues dents, officiers, banians vêtus de cotonnades à fleurs, radjahs avec leur suite brillante.
À la nuit, le paquebot mouilla en rade de Bellore. Le lendemain, il prolongea la côte des Circars, eut un court arrêt à Mazulipatam et jeta lancre, à la nuit, à lembouchure de la rivière Godavery, sur les bords de laquelle se trouve lenclave française dYanaon. Le Nerbadah devait rester sur son ancre le jour suivant, et Diana se proposait de remonter jusquà la ville de grand matin. En conséquence, elle souhaita le bonsoir à ses compagnons de voyage et se retira dans sa cabine, bientôt imitée par Yvonne, William et Claude.
Marcel resta seul sur le pont. Il songeait, non à la cité dYanaon, jadis la capitale dun empire conquis par Dupleix et Bussy, dont les Anglais nous ont restitué, en 1839, une parcelle minuscule, mais à Yvonne. Ils ne se parlaient presque plus, évitant de se trouver ensemble, chacun senfonçant de plus en plus dans son erreur. La poursuite dAntonin Ribor devenait nerveuse, exaspérée
Le sous-officier, la jeune fille, avaient hâte de latteindre, afin que le voyage fût terminé, quils pussent se séparer, briser la chaîne quun amical dévouement avait rivée à leurs corps. Car ils le comprenaient, ou croyaient le comprendre, pas dautre solution nétait possible.
Dalvan navait pas une seconde songé à renoncer à la recherche du jeune explorateur, et pas une fois, Mlle Ribor navait pensé quelle pût être abandonnée par son frère de lait. Penché à larrière, bercé par le clapotis des vagues se brisant sur la coque du steamer, Simplet se laissait aller à sa tristesse. Tapi derrière un rouleau de cordages, ramassé sur lui-même comme pour bondir, le Ramousi lobservait.
Allons, prononça tout haut Dalvan, le mieux est encore de me coucher. À la cabine, maudit rêveur ; là au moins tu oublieras en dormant.
Glissant sur le pont ainsi quun spectre, Nazir gagna aussitôt lescalier et plongea dans la pénombre des coursives. Marcel navait rien vu. Il quitta sa place, et lentement, de cette allure lasse de ceux qui ne sont point pressés darriver, il descendit à son tour dans le couloir des cabines. Mais au lieu de se diriger tout de suite vers la sienne, il alla dabord écouter à la porte de sa sur. Aucun bruit.
Elle repose, murmura-t-il encore.
Et revenant sur ses pas, il prit le chemin de létroite chambrette dont il disposait.
Tiens, fit-il en poussant la porte, je navais pas fermé.
Sans attacher dimportance à cette remarque, il entra et commença à se dévêtir. Il tournait le dos aux deux couchettes étagées. Soudain, au bord de la plus élevée, une figure noire aux yeux brillants se montra. Cétait le Ramousi. Il considéra le jeune homme et brusquement bondit sur lui. Renversé par le choc, Dalvan ne poussa pas un cri. Le bras de lassassin se leva, la lame de son kandjar descendit dans un éclair et senfonça avec un bruit mat dans lépaule du sous-officier.
Son crime accompli, lHindou sélança vers la porte, la referma et courut se verrouiller dans sa cabine en ricanant :
Canetègne-Sahib a tout au moins un mois devant lui !
Simplet était étendu sur le plancher de sa cabine, au milieu dune mare de sang qui filait en rigole vers la porte. La violence du coup lui avait fait perdre connaissance. Bientôt cependant il rouvrit les yeux. Il regarda autour de lui, ne comprenant pas. Puis le souvenir lui revint. Un corps lourd était tombé sur lui et lavait précipité à terre. Quétait-ce ? Il voulut se lever pour sen assurer, mais une douleur aiguë parcourut son épaule droite, amena un frisson qui le fit trembler de tout son être. Alors il saperçut quil était mouillé ; sa main baignait dans le sang. La réalité lui apparut ; il était blessé.
Dun effort surhumain, il réussit à sasseoir. De nouveau la douleur le reprit. Il grinça des dents, sentant perler à ses tempes des gouttes de sueur. Mais la saignée abondante lavait affaibli, ses yeux se troublèrent ; il rassembla ses forces pour appeler, un faible gémissement sortit de ses lèvres contractées. Autour de lui tout tournait, sa cabine lui semblait montée sur un pivot, les couchettes décrivaient des cercles. Puis, ses oreilles semplirent de bourdonnements, les cloisons se strièrent de raies de feu, et il retomba en arrière privé de sentiment.
Dans le couloir des cabines, un passager noctambule passa. Soudain son talon glissa sur une surface humide.
Quest-ce ? fit-il à haute voix.
Les lampes qui éclairaient les coursives étaient assez distantes, et dans la demi-obscurité, le promeneur distingua seulement un filet liquide tremblotant sur le plancher. Il frotta une allumette, se baissa.
Du sang, balbutia-t-il pris dangoisse.
Et secoué par la terreur, il senfuit, escalada lescalier du pont et, rejoignant lofficier de quart sur la passerelle, lui annonça sa lugubre découverte. Des matelots pénétrèrent dans la cabine et emportèrent Marcel à linfirmerie. Le médecin du bord hocha la tête en le voyant.
La blessure nest pas mortelle par elle-même, mais le malheureux a perdu beaucoup de sang. Lui restera-t-il assez de vitalité pour résister à lassaut de la fièvre.
Au jour, tout le monde connut le crime. La nouvelle sinistre parcourut le navire avec une rapidité vertigineuse. Équipage, passagers furent rassemblés sur le pont en quelques minutes. Des groupes se formaient. On pérorait. Quel pouvait être lassassin ? Et parmi les plus diserts, les plus irrités, Nazir se faisait remarquer.
Cest au milieu de cette effervescence que Diana, donnant le bras à Yvonne, parut, En les voyant, on fit silence. On se sentait ému devant ces belles jeunes filles que le malheur touchait de sa griffe. Un officier sapprocha delles. Avec ménagement, il leur apprit laccident survenu. Elles ne prononcèrent pas une parole, et dun pas lent se dirigèrent vers linfirmerie.
Sur une couchette, Marcel était étendu, pâle, exsangue, les yeux clos. Yvonne sagenouilla.
Mort ! il est mort, murmura-t-elle en appuyant son visage sur le drap.
Elle ne bougeait plus. Miss Pretty, très émue elle-même, voulut lui adresser quelques paroles dencouragement, mais elle secoua la tête dun air dennui, de lassitude irrémédiable. À ce moment, le médecin, prévenu de leur visite, arriva. Dun mouvement automatique, les jeunes filles se dressèrent devant lui, une ardente interrogation dans les yeux. Le praticien haussa les épaules.
Il est très affaibli, fit-il entre haut et bas. La fièvre va le prendre.
Il tâta le pouls du blessé.
Oui, oui, voilà que ça commence. Nous lutterons. Après tout, le sujet est jeune, bien constitué, il surmontera peut-être la crise. Mais il faut du repos, une tranquillité absolue. Je veux rester seul auprès de lui. Vous mentendez, seul absolument !
Il avait pris les jeunes filles par le bras et les conduisait vers la porte. Elles eurent une résistance.
Laissez la nature agir. Un cri, une parole, un sanglot peuvent paralyser la vie dans sa lutte contre la destruction. Le malade paraît insensible. Ne vous y fiez pas. Le cerveau veille souvent alors que le corps est anéanti. Combien de fois, des amis, des parents, croyant pouvoir donner libre cours à leur douleur, ont tué par lémotion réflexe celui qui aurait été sauvé ! Je ferai pour le mieux.
Une fois hors de la vue du blessé, le docteur reprit :
Maintenant, mesdemoiselles, il y a autre chose.
Quoi donc ? interrogèrent-elles, surprises du ton du docteur.
Un crime a été commis. Votre compagnon a été frappé par derrière dun coup de poignard hindou.
Hindou !
Elles répétèrent le mot en échangeant un regard. Toutes deux avaient eu la même pensée. Pour elles, lassassin sappelait Canetègne. Que venait faire ici cette arme indienne ?
Oui, poursuivit le médecin. La lame a traversé lépaule, perforé lomoplate et est ressortie sous la clavicule, en frisant larticulation de lhumérus. Jajoute : nous ne sommes pas en présence dun crime ordinaire, mais dune vengeance. Tout le prouve : largent resté dans le portefeuille, la montre dans le gousset du pantalon, tout. Vous avez deux devoirs. Me laisser tenter de sauver la victime et aider la justice à découvrir lassassin.
Comme figées, Yvonne et Diana écoutaient. Découvrir lassassin ! Ah ! certes, elles le devinaient ! Elles étaient sûres que la main de lAvignonnais avait dirigé larme, mais il leur était interdit de parler. Pour accuser, elles devraient raconter les origines de la haine du négociant. Et alors elles seraient prisonnières. Le blessé lui-même deviendrait captif. Il néchapperait au trépas que pour être la proie de la geôle.
Ne connaissez-vous au passager aucun ennemi ? articula nettement le docteur.
Le visage des jeunes filles prit des tons de cire. Mais la liberté de Marcel dépendait de leur énergie. Elles regardèrent leur interlocuteur bien en face, et dun ton calme, assuré :
Non, dirent-elles, aucun ennemi.
Alors, un crime banal. Une vengeance dHindou froissé dans ses sentiments de religion ou de caste.
Probablement.
Ah ! les sauvages ! grommela le médecin complètement trompé par leur réponse. Enfin, je vous quitte. Je vais moccuper de notre malade. Soyez tranquilles, il est en bonnes mains.
Après un cordial shake-hand, il rentra à linfirmerie. Pas un instant il navait paru surpris de voir ces « misses » venir seules au chevet dun jeune homme. Il était Anglais, médecin dun steamer anglais, habitué à voir les Anglaises agir librement et ignorant du « potin », plaie de notre patrie française. Comme Diana et Yvonne séloignaient, elles rencontrèrent Claude qui arrivait tout bouleversé. Elles lui racontèrent leur entrevue avec le docteur. Lui, leur apprit que William Sagger, comprenant que miss Pretty ne pourrait quitter le bord, venait de sembarquer pour Yanaon. Il senquerrait dAntonin et rapporterait ce quil croyait utile au blessé. LAméricaine eut un mouvement de dépit.
William ne devait pas sans me consulter
Le temps pressait, riposta Claude, et je lai approuvé, certain quelle il montrait Yvonne aurait besoin de vous.
Ah !
en effet, vous avez raison.
À la bonne heure, vous voici raisonnable.
Ils se serrèrent la main sans savoir pourquoi. Longue fut la pression. Ils demeurèrent ainsi, les yeux dans les yeux, soubliant. Soudain, comme en un choc, ils eurent conscience de leur attitude et se séparèrent avec embarras. La journée fut interminable. Vers cinq heures, Sagger reparut. Antonin navait pas été vu à Yanaon, et le géographe avait dû se borner à faire provision doranges. Tous les portèrent aussitôt à linfirmerie.
Le docteur les reçut fort bien, mais ne laissa personne pénétrer auprès du malade. Le délire commençait son uvre. À travers la porte close, des éclats de voix parvenaient jusquaux visiteurs. Yvonne tremblait, les yeux fixés sur le panneau de bois, qui lui dérobait la vue de son frère de lait. Un instant laide du docteur entre-bâilla lhuis pour appeler son supérieur. Un rugissement passa dans lair.
Yvonne ! Yvonne ! défends-toi, me voici ! Puis un éclat de rire lugubre.
Cest bien simple.
Frissonnante, éperdue, Mlle Ribor fut entraînée presque de force par Claude et Diana. Le docteur revint auprès de son client. La face empourprée, Dalvan sagitait, combattant des ennemis imaginaires que lhallucination suscitait autour de lui. Toute la nuit, le médecin le veilla. De deux en deux heures, il lui faisait absorber une dose de sulfate de quinine. Dans lintervalle, il lui exprimait dans la bouche le jus dune orange.
Le Nerbadah avait repris la mer. Durant les jours suivants la lutte contre le mal continua. Peu à peu les symptômes alarmants disparurent, et en arrivant en vue de lembouchure de lHougly, bras méridional du Delta du Gange, sur lequel est bâti Calcutta, capitale des possessions anglaises, le praticien put dire à Yvonne :
Il est hors de danger. Mais il lui faudra plus dun mois de repos. Enfin il est assez bien pour être transporté au logis que vous choisirez.
Pour la première fois depuis le départ dYanaon, le sourire reparut sur les lèvres de la jeune fille. Elle entraîna miss Pretty sur le pont. Heureuse de savoir Simplet sauvé, elle semblait revivre. Et ainsi quil arrive souvent, dans le deuil où dans la joie, elle se persuadait que les objets extérieurs se mettraient à lunisson de ses sentiments.
Jamais une journée ne sétait annoncée plus belle. Cette matinée du 25 avril était exceptionnelle. Comme le soleil se montrait radieux ; quelles délicieuses senteurs venaient de terre apportées par la brise ; comme le spectacle de limmense lagune qui forme le Sunderbund, ou bouches du Gange, était merveilleux ! Cependant, laissant à droite la rade de Sangor et le banc sableux de Mizra, le steamer embouquait lestuaire de lHougly, large de plus de douze kilomètres et remontait vers Calcutta. Le navire doublait le cap Hougly surmonté dun sémaphore, brûlait Folta, près de son lac poissonneux, Atchipoor, Oolahburnia, le fort Gloucester, gardien du pont tournant de Budge-Budge.
Brusquement le cours deau sinfléchissait à lest, et sur la rive gauche se montraient les premières villas de Garden-Reach, faubourg lointain de Calcutta. Un nouveau coude, et Calcutta sétale sur les deux rives en panorama devant les voyageurs. À leur droite les docks, les bassins, le canal de Tolly-Nallah, larsenal ; à gauche le jardin botanique et le faubourg de Sihpoor. Le vapeur avance toujours, se glissant entre les embarcations nombreuses qui sillonnent la surface du fleuve, passant à une encablure des vaisseaux de toutes nationalités amarrés au quai du Strand, promenade de trois kilomètres, fréquentée par le high-life de la capitale indo-britannique. Presque à la limite de la ville noire, Black-Town, il sarrête le long du quai élevé de quinze mètres, et la planche est jetée sur lun des larges escaliers, ou ghats, qui permettent de descendre de la promenade au niveau des eaux.
XXIINAZIR TRAVAILLE
Depuis un mois, Marcel était installé dans une chambre confortable dont les fenêtres grandes ouvertes donnaient sur le fleuve. Le Sunderbund-Hôtel lavait reçu ainsi que ses compagnons. Après deux rechutes peu graves, la convalescence commençait. Le médecin lui avait permis de se lever. Assis auprès de la croisée, ayant à côté de lui Yvonne et Diana attentives au moindre signe, il aspirait délicieusement lair tiède qui baignait son visage. La porte souvrit ; Claude parut. Le « Marsouin » agitait triomphalement une dépêche.
Pour miss Pretty, dit-il.
Celle-ci louvrit. Le capitaine du Fortune lui mandait que le steamer, complètement radoubé, quitterait Bombay sous deux ou trois jours et ferait route pour Calcutta, où il arriverait vers le 20 juin.
Juste ce quil faut à Simplet pour se remettre tout à fait, sécria Yvonne.
Le blessé sourit.
Et nous pourrons reprendre notre voyage.
Ne toccupe pas encore de cela.
Pourquoi donc ?
Tu es malade.
Justement. Nos pérégrinations terrestres me semblent peu de chose ; jai pensé en faire une plus longue
de lautre côté de la vie.
Et voyant Mlle Ribor pâlir au souvenir des angoisses endurées :
Mais cest fini, bien fini. Donne-moi la main, petite sur, et ne me garde pas rancune pour la peur que je tai causée.
Rancune !
La jeune fille lembrassa sur le front, puis elle se rassit, abandonnant au sous-officier sa main quil tenait serrée dans les siennes. Il avait fermé les yeux. Elle nosait faire un mouvement, croyant quil dormait. Il se disait :
Pourquoi cela ne peut-il durer toujours ?
Miss Pretty causait avec Claude un peu à lécart. Cela leur arrivait souvent maintenant ; mais tandis que lAméricaine devenait chaque jour plus joyeuse, Bérard sassombrissait progressivement. Un domestique vint demander si M. Dalvan voulait recevoir M. Nazir.
Oui, répondit le jeune homme.
Le Ramousi entra, échangea des poignées de main avec tout le monde, et sadressant au blessé :
Je vous apporte quelques primeurs introuvables en ville. Je les tiens dun de mes amis, agronome distingué, qui a été heureux de sen dessaisir au profit dun gentleman victime dun guet-apens.
Tous le remercièrent avec effusion.
Il ne laissait jamais passer une occasion dêtre aimable. De fait, lHindou sétait introduit dans lintimité des voyageurs. À Calcutta, il était descendu dans le même hôtel, se donnant pour un négociant. La pension était chère, mais ce voleur possédait quelques économies, et deux lettres confidentielles écrites par Canetègne lui assuraient le remboursement de ses dépenses. Il sétait mis à la disposition des amis de Marcel.
Jétais sur le bateau Nerbadah, avait-il dit, jai été très ému de votre malheur, mais jaurais pensé être importun en me présentant à vous. Ici, il nen est plus de même. Je connais la ville qui vous est étrangère, et tout en moccupant de mes affaires, je suis à même de vous être utile.
Tout doucement il sétait rendu indispensable. Il avait amené le meilleur médecin de Calcutta. Pour le blessé il dénichait les plus beaux fruits, les légumes les plus savoureux. Quand il rentrait, il ne manquait jamais de visiter Marcel. Il lui apportait les journaux, les livres parus, lui narrait les anecdotes piquantes de lagglomération. Peu à peu, tous sétaient pris à son amabilité, sans se douter quils serraient la main à un agent de leur ennemi. Dès larrivée, Nazir avait télégraphié à Canetègne.
Activez démarches. Avez un mois ou six semaines pour conclure affaire. Plus que suffisant.
À cette dépêche de tournure commerciale, lAvignonnais avait répondu, à quarante-huit heures dintervalle, par deux lettres ; lune bourrée dinstructions, lautre annonçant son départ de Madras pour Pondichéry, où il allait prier le gouvernement de réclamer des autorités anglaises lextradition du sieur Dalvan.
Depuis, plus de nouvelles. Nazir trompait lennui de lattente en trompant ceux quil désirait perdre. Cependant le silence de son « chef » lagaçait un peu. Et ce jour-là, en écoutant les projets de départ des voyageurs, une vague inquiétude le saisit. Est-ce quils allaient lui échapper ? Aurait-il donné un maître coup de kandjar, fait un voyage long et pénible pour narriver à aucun résultat ? À quoi soccupait donc Canetègne-Sahib ? Les formalités dextradition sont rapides dans lInde. On y sait la valeur du temps, et lon tient à arrêter les criminels. Comment larrestation nétait-elle pas opérée ?
Il remonta pensif dans sa chambre.
Les jeunes filles, sur le conseil de Marcel, allèrent se promener.
Le séjour chez un malade ne vous vaut rien, déclara le sous-officier, et je naurai pas besoin de vous. Je suis guéri.
Il avait insisté pour que Claude les accompagnât. Celui-ci sy refusa. Et quand il fut resté seul avec son ami :
Je voulais te parler, dit-il.
À moi ?
Oui.
Quelque chose que tu ne voulais pas dire devant nos amies ?
Par une bonne raison. Ce que jai à te confier concerne miss Diana.
Ah !
Marcel eut un sourire.
Peut-être bien que je suis déjà au courant.
Non, car tu ne rirais pas.
Ah çà, quas-tu donc ?
Je suis malheureux !
Et se décidant brusquement, Claude reprit :
Elle est jolie et elle est bonne ; jaurais dû me défier, mais je ne savais pas. Moi et laffection nous nous sommes rarement rencontrés. Elle me parlait avec une jolie petite voix douce. M. Claude par-ci, M. Bérard, par-là. Et puis elle vous a des grands yeux
Bref, tu ressens une vive amitié pour elle ?
Je crois que oui.
Le « Marsouin », en faisant cet aveu, avait lair si penaud que Dalvan ne put sempêcher de rire, malgré ce que venait de dire son ami. Ce dernier fit claquer les doigts avec impatience.
Tu ne comprends donc pas que cest un désastre ?
Un désastre ! Non, car il me semble bien que miss Pretty de son côté
Tu es fou !
En prononçant ces mots le visage de Claude sillumina, mais il se rembrunit aussitôt.
Et quand même cela serait
Rien de plus simple alors. Vous vous aimez, le mariage est indiqué.
Le mariage ! Ne plaisante pas, je souffre.
Marcel devint grave.
Explique-toi. Vous êtes toujours ensemble. Vous tenez des conciliabules. Quel est lobstacle qui vous empêche dunir vos destinées ?
Tu le demandes ?
Tu lentends bien.
Elle est millionnaire ! gémit Claude dun air désolé.
Simplet lui prit la main.
Tu es un brave garçon, commença-t-il.
Ah ! tu vois bien, tu penses comme moi.
Je pense surtout que tu devrais me laisser finir. Je trouve bien que tu aies songé à son argent, que tu te sois dit : Je suis pauvre, je nai pas le droit dépouser cette fortune.
Voilà ce qui me rend le plus triste des hommes.
Seulement, tu ne laimes pas pour son or, tu laimes malgré lui. Je ne comprendrais pas que tu veuilles la prendre pour femme parce quelle est riche, mais rien ne soppose à ce que tu lépouses quoiquelle le soit.
Claude secouait la tête, entêté dans son scrupule de désintéressement. Et Marcel, touché de sa résistance, éleva la voix :
Sapristi ! tu deviens cruel. Parce quune fille est riche, tout honnête homme sans fortune doit séloigner delle, la livrant aux coureurs de dot, aux faquins sans cur et sans esprit, incapables dune vibration généreuse ; pour qui tout sévalue ; pour qui la pureté, la bonté, la droiture ne sont que des accessoires sans importance. Ton cur lui appartient, dis-tu, et tu veux labandonner aux immondes croqueurs dor. Jolie façon de comprendre la vie !
Les yeux de Bérard lancèrent un éclair :
Si lun de ceux-là se présentait, je le tuerais.
Eh bien, alors ?
Seulement, raisonnons. Tu as parlé juste, mais tu supposes quelle répond à ma tendresse. Est-ce exact ? Est-ce possible ?
Pourquoi pas ?
Parce quelle est élégante, instruite. Moi je ne suis quun sous-officier, sachant tout ce que lon peut apprendre seul, mais ignorant le reste.
Tu travailles chaque jour à réduire la distance qui vous sépare.
Que dis-tu ?
Une rougeur colorait les joues du « Marsouin ».
Ce que jai vu, parbleu ! Pendant la traversée de Kerguelen à Mahé, depuis notre arrivée à Calcutta, tu te plonges dans des bouquins quand tu ne causes pas avec miss Pretty. Comment ne serait-elle pas émue devant cela ?
Mais Bérard secoua la tête.
Ton amitié te dicte tes paroles. Le plus sage, va, serait de partir, de ne plus la voir. Et je nen ai pas le courage. Ma vie est unie à la tienne. Je dois réussir ou succomber avec toi. Exilé de France par les circonstances, je ne saurais plus vivre seul, avec le souvenir de miss Diana. Je resterai donc, comptant que, notre voyage achevé, tu me laisseras vivre auprès de toi, dans la même ville, et que tu écouteras les radotages dun camarade sottement épris dune étoile née au pays dazur.
Et arrêtant Simplet qui allait encore protester :
Toi aussi, tu as une tristesse.
Moi ?
Yvonne.
À son tour, le frère de lait de Mlle Ribor parut embarrassé.
Tais-toi.
Tu te dévoues en désespérant. Je ne sais pas ce qui vous sépare, mais jai vu, comme tu le disais tout à lheure. Eh bien, mettons notre souffrance en commun et appuyons-nous lun sur lautre.
Tous deux avaient les yeux humides. Et doucement, avec la mélancolie de la résignation, Dalvan murmura :
Ton malheur est moindre que le mien. Tu seras heureux, toi, jen suis assuré.
Quand les jeunes filles rentrèrent, les sous-officiers avaient retrouvé leur calme. Elles ne se doutèrent de rien.
Peu à peu, Dalvan reprit des forces et, le 4 juin, le médecin lui donna lexeat. Le jeune homme pouvait descendre et se promener, promenade courte dabord, mais que lon prolongerait graduellement. Ce jour là, Nazir qui, depuis quelque temps, paraissait préoccupé, nerveux, annonça à ses « amis » quil se rendrait le lendemain à Madras.
Appelé par une importante affaire, dit-il, je quitte Calcutta à la première heure. Jespère être de retour avant votre départ. En tout cas, je vous fais mes adieux.
Cette brusque détermination était motivée par le silence persistant de Canetègne. Lassé dattendre, craignant pour ses avances, le Ramousi allait relancer lAvignonnais. On échangea des souhaits, des poignées de main, et le 5, à 6 heures, un steamer descendait le cours de lHougly emportant le lieutenant de Canetègne-Sahib.
Le 11, Nazir touchait à Madras et courait à létablissement « confortable et à prix modérés » où demeurait le négociant.
Il est chez lui, répondit-on, chambre 27.
Lescalier gravi, lHindou trouva sans peine le numéro indiqué. La clef était sur la porte. Il frappa et ouvrit aussitôt. Un homme assis dans un fauteuil, enveloppé dans une robe de chambre, coiffé dun bonnet de coton, la figure écarlate semée de croûtes brunes, se leva péniblement. Nazir crut sêtre trompé. Mais le personnage sécria :
Nazir, quoi de nouveau ?
Tout dabord le Ramousi garda le silence. Il considérait son interlocuteur. Ce nétait plus le Canetègne gras, triomphant, quil avait vu un mois auparavant. Maigre, courbé, les mains osseuses, le négociant se présentait comme lombre de lui-même.
Que vous est-il donc arrivé ? fit-il enfin.
La variole, mon ami, laffreuse variole. Le jour même où je vous annonçais mon départ pour Pondichéry, javais une forte fièvre, mais je pensais me mettre en route tout de même. En me rendant au bateau, je me suis trouvé mal. On ma rapporté ici, et depuis hier seulement je me lève. Le docteur mordonne de sortir, mais avec une figure comme jen ai une, je nose pas.
Alors, lextradition de vos ennemis ?
Eh ! rien de fait ! Quand on se débat contre la mort, est-ce que lon a le temps de songer aux autres !
Et maintenant toute démarche est inutile ; ils quittent lInde le 20 juin.
Le 20 ! reprit lAvignonnais se dressant brusquement, le 20 ! Ils méchappent encore. Ah !
La haine lui rendait des forces. Il arpentait fiévreusement la chambre.
Ils vont gagner la Cochinchine, lAnnam, le Tonkin, vastes territoires où la police est mal organisée. Où les attendre ? Où les prendre en défaut ? Avec cela, ils avancent toujours. Toutes les colonies épuisées, ils chercheront en Afrique dont je les ai détournés, et alors
Et sa rage se doublant de terreur.
Ils retrouveront ce damné Antonin. La chance est pour eux.
Cette maladie le prouve. Elle me cloue au lit, me défigure alors quils étaient à ma discrétion. Ah ! suis-je donc perdu ?
Non, répliqua le Ramousi dune voix forte.
Le négociant sarrêta. Il tourna les yeux vers son noir acolyte. Il le vit souriant, et soudain il eut le pressentiment de sêtre livré, davoir trop parlé. Son abandon allait lui coûter cher.
Pas perdu, reprit Nazir, si tu veux mécouter, et surtout me donner les moyens dexécuter lidée qui mest venue.
Quappelles-tu les moyens ?
Pour faire vite et bien, que faut-il ? de largent.
Lhésitation se peignit sur les traits du commissionnaire.
Tu refuses, Sahib, je tabandonne à ton sort. Je te prierai seulement de me rembourser les frais de mon séjour à Calcutta.
Et paisiblement, le Ramousi étala sur la table-guéridon, placée au milieu de la pièce, une liasse respectable de factures. LAvignonnais étendit la main, puis la retira. Il avait réfléchi. En somme, il était à la merci de son complice. Peut être celui-ci avait une idée ingénieuse. Et puis une fois quil la connaîtrait, il trouverait bien à lexécuter sans verser la somme réclamée. Il « roulerait » son associé. Pareille éventualité nétait pas pour leffrayer, au contraire. Aussi son visage redevint aimable.
Eh bé ! mon garçon, parle.
Mais lHindou secoua la tête.
Pas comme cela.
Comment ? quy a-t-il encore ?
Tu veux que je parle ?
Oui.
Alors, paye dabord.
Canetègne ne put dissimuler une grimace. Il était pris.
Quexiges-tu ?
Le remboursement de ces factures : mille roupies.
Mille roupies ! clama le commissionnaire.
Tu peux compter, le chiffre est exact, continua imperturbablement Nazir. Nous disons donc mille. Maintenant, je me charge denlever la jeune fille et de te lamener à lendroit que tu me désigneras.
Pourquoi la jeune fille ?
Parce que cest lotage important. À Calcutta, jai beaucoup fréquenté tes ennemis, et peu à peu jai surpris les secrets que tu navais pas jugé bon de me confier.
Canetègne se mordit les lèvres.
Les gens de là-bas ont avec eux, reprit le Ramousi, miss Diana Gay Gold Pretty.
La milliardaire américaine !
Et cest sur son yacht quils voyagent.
Les mains du négociant se crispèrent sur son bonnet de coton.
Une milliardaire ! Cela narrive quà moi.
Et, par réflexion :
Mais alors tu me trahis ?
Le Ramousi eut un large rire.
Non, car jai intérêt à être dans ton jeu. Je prépare sur elle une petite opération dont nous parlerons plus tard. Il faut procéder avec ordre. Acceptes-tu ma proposition ?
Quel est ton prix ?
Deux mille roupies, plus les mille que tu me dois.
Limportance de la gratification fit bondir Canetègne. Mais Nazir le ramena, il lui exposa son plan. En fin de compte, lAvignonnais aligna sur la table la moitié de la somme en billets de banque, le reste serait payé à Saïgon où il donna rendez-vous à son lieutenant.
Je profiterai du premier départ pour gagner Colombo et rejoindre ainsi les vapeurs pour Saïgon, conclut-il. Je ty attendrai avec la petite Yvonne.
Tu nattendras pas longtemps.
Les coquins scellèrent leur contrat dun dîner, et le 12 au soir, le Ramousi prit place au bord dun navire de la British India Company à destination de Calcutta. Durant la traversée, il arpenta sans cesse le pont du steamer, parcourant ainsi des kilomètres. Il cherchait à calmer son impatience. Pourvu que les voyageurs ne fussent pas partis avant son arrivée ! Certes, ce nétait pas à cause de son marché avec Canetègne quil sinquiétait ainsi. Il avait palpé une partie du prix du rapt à accomplir, et il était homme à la garder quoi quil arrivât. Mais il avait flairé laffection naissante de Diana pour Claude, et il songeait à lexploiter. Si, en même temps que Mlle Ribor, il enlevait le « Marsouin », lAméricaine nhésiterait pas à payer une lourde rançon pour le revoir. Cétait la fortune assurée. Telle était lopération, à laquelle il avait fait allusion dans son entretien avec Canetègne.
Enfin tout a un terme, même les traversées. Le 18 juin, Nazir atteignit Calcutta, sauta sur le quai du Strand et courut au Sunderbund-Hôtel. Là, il respira. Le gibier quil pourchassait était encore au gîte. Toute la bande avait frété un petit vapeur et faisait une excursion à Chandernagor, mais elle serait de retour le lendemain.
Le Ramousi, pour tuer le temps, lut les journaux ; il apprit ainsi que dans lIndo-Chine, sur les rives du Mékong, aux environs de Khône, des engagements avaient lieu entre des troupes françaises et siamoises. En effet, les hostilités commençaient à la frontière de notre empire asiatique. Les Siamois, encouragés par notre longue patience, tentaient doccuper les territoires situés à lest du grand fleuve. Nos bataillons annamites résistaient.
La poudre avait parlé. On annonçait que lescadre française de lExtrême-Orient se rassemblait à Saïgon. On disait une guerre imminente, plus grave quelle ne le paraissait à son début, car lAngleterre ne permettrait pas que le royaume de Siam fût démembré. Et cætera, et cætera. Tous les racontars qui précèdent les luttes de peuple à peuple. Pour Nazir, très indifférent en matière politique, laventure parut lenchanter. Il se frotta les mains.
Voilà qui fait mon affaire. Je cherchais un moyen, il est trouvé. Battez-vous donc, bons imbéciles, afin dassurer ma fortune.
Dexcellente humeur, Nazir passa la journée dattente dans des rêves dorés.
Marcel et ses compagnons, certes, ne pensaient pas à lui. Tandis quil effectuait le trajet, aller et retour, de Calcutta à Madras, Dalvan recouvrait la santé. Tout à fait solide désormais, sa blessure nétant plus quun souvenir effacé, il avait proposé à ses amis de se rendre à Chandernagor, seul établissement français de lInde où ils neussent pas recherché la trace dAntonin.
Cétait une promenade de trente-deux kilomètres en bateau, sur lun des plus beaux fleuves du monde, coulant à travers la campagne du Bengale.
Des précautions contre les menées possibles de Canetègne, on en prendrait. Certes le négociant, invisible depuis des semaines, devait machiner quelque chose dans lombre. On se garderait de lui. Lembarcation sarrêterait le long de la rive gauche, rive anglaise, et les Américains passeraient sur la rive droite, où se trouve le territoire français.
Il finit par décider ses amis, et lexcursion fut résolue pour le 18. Une barque à vapeur de louage les emporta de bon matin vers le haut fleuve. Ainsi quil avait été convenu, le vapeur passa devant le bazar de Hatte-Khola et navigua jusquau bac existant au nord de la ville. William Sagger se fit passer, gagna la Résidence et revint au bout dune heure et demie. Il navait eu garde de senquérir dAntonin Ribor. Cétait de M. Canetègne quil sétait informé, et par ricochet, il avait appris que le frère dYvonne était aussi inconnu à Chandernagor que dans les autres enclaves de lInde. Personne nen fut surpris. On sy attendait presque.
Ce qui parut plus étrange, cest quaucun policier navait montré le bout de son nez. Mais ce pouvait être une ruse ; aussi, après avoir déjeuné sur le sol anglais, en face du district français de Damsamardorga, situé au sud du territoire, les voyageurs remontèrent le cours du fleuve à pied ; regardant de loin ce lambeau de terre, sauvé du naufrage de notre puissance dans lInde.
Marcel avait parlé bas à William Sagger. Lintendant avait souri et, entraînant Yvonne et Claude en avant, sétait lancé dans une discussion à perte de vue sur les races ethniques dont la grande presquîle est peuplée. Il allait toujours, parlant dabondance, tenant ses auditeurs sous le charme ; si bien que ni le « Marsouin », ni la jeune fille ne songeaient à Dalvan, resté en arrière avec miss Diana.
Et pourtant Bérard eût été vivement intéressé sil avait entendu leur conversation. Ils sentretenaient de lui. Adroitement, Simplet avait souligné lair soucieux de son ami. LAméricaine lavait remarqué. Elle sen inquiétait. À ses questions, Claude avait toujours répondu évasivement. Marcel souriait en lécoutant. Dans les paroles de la jeune fille, il démêlait une émotion profonde, une inquiétude constante ; il ne sétait pas trompé. Elle était entraînée par le même souffle affectueux qui emportait Bérard.
Cest ici, dit brusquement Simplet en désignant le village de Hatte-Gouge, quest mort le poète Arramoëry, auteur de paraboles charmantes. Vous plaît-il que je vous en récite une ?
Certainement, fit-elle un peu surprise de voir la conversation tourner court.
Ce nest point pour faire de lérudition. Parmi les livres que me prêtait cet excellent M. Nazir, jai trouvé une traduction du poète. Donc, oyez le Silex et lOpale.
Et son regard allant de Bérard à Diana, comme pour bien indiquer le but de la fable, il commença :
« Dans un champ, le soc dune charrue mit au jour deux cailloux. Lun était un silex, simple pierre à feu. Lautre, une merveilleuse opale aux reflets chatoyants. Les pierres se virent. Silex se prit à la beauté de sa brillante voisine. Elle fut touchée de sa tendresse et découvrit les solides qualités enfermées en sa rude surface.
« Mais Silex, caillou vulgaire, épris dune pierre précieuse, nosa se déclarer.
« La pudique Opale ne sut point lui montrer ses sentiments.
« Et laffection devint une souffrance, et leur torture saccrut chaque jour. »
Miss Pretty avait baissé les yeux. Une teinte plus vive colorait son visage, et les mouvements de son corsage trahissaient les battements de son cur. Dune voix douce, puisant dans sa volonté dassurer le bonheur de son ami, les inflexions les plus caressantes, Marcel reprit :
Désespéré, Silex appela un soldat qui passait : Prends-moi, lui dit-il, taille-moi en fer de lance, en hache meurtrière. Précipite-moi dans la mêlée, brise-moi sur les boucliers ennemis.
« Et le soldat lemporta bien loin.
« Alors lOpale se désespéra. Elle perdit ses couleurs et ses reflets changeants. Trop tard, elle comprit que cest au riche à tendre la main au pauvre. »
Le jeune homme se tut. Un instant, lAméricaine marcha auprès de lui sans parler, comme absorbée par ses réflexions. Enfin, sans lever ses paupières, elle dit :
Votre histoire finit mal !
jen veux au poète Arramoëry.
Pourquoi cela ?
Votre Silex est trop défiant de lui-même.
Il paraît que tous les Silex sont ainsi.
Vous pensez donc, comme lauteur, que lOpale aurait dû
Lui tendre la main ?
Vous avez peut-être raison.
Et avec un sourire, un regard rapides :
Quel malheur, que vous nayez pu la conseiller ! Car
une Opale avertie en vaut deux.
Elle hâta le pas pour rejoindre ses compagnons. Marcel la suivit, un rayonnement dans les yeux, murmurant pour lui seul :
Allons donc ! Au moins Claude ne connaîtra pas les chagrins que jendure.
À la nuit seulement, les voyageurs embarquèrent et descendirent lHougly, pour regagner Calcutta. Vers une heure du matin, lembarcation les déposait vis-à-vis lentrée du Sunderbund-Hôtel. Après une journée aussi fatigante, le sommeil est profond. Aussi les excursionnistes se levèrent tard. Ils sétaient réunis au salon de lecture de lOffice et commentaient les journaux remplis dappréciations sur les affaires de Siam, lorsque Nazir parut. Il eut un cri joyeux, vint à eux, les accabla de protestations. Puis montrant les feuilles quotidiennes :
Je parie que vous parliez du Siam.
Justement ! répliqua Dalvan, et je métonnais que ce pays osât chercher noise à la France. Comment les conseillers du roi ne lui montrent-ils pas quil court au-devant dune défaite ?
Cest incompréhensible en effet. Jajoute que cest ennuyeux.
Ennuyeux ?
Oh ! jai prononcé ce mot, parce que je songeais à mes affaires personnelles. Légoïsme est humain, nest-ce pas, et vous mexcuserez ?
Oui, si vous vous expliquez davantage.
Le Ramousi se défendit. À quoi bon entretenir ses amis de son négoce ? Cétait le vrai moyen dexciter leur curiosité. À leur insistance il parut se rendre.
En deux mots, voici. Jai des intérêts considérables au Siam. Or, en temps de guerre, quand on nest pas là pour se défendre, les consuls vous oublient, et les indemnités ne se répandent pas sur vous.
Claude approuva.
Cest malheureusement vrai. Pendant que jétais en garnison à Madagascar, jai vu des négociants complètement ruinés navoir aucune part à la distribution. Si vos opérations engagées en valent la peine, partez pour Bangkok.
Nazir leva les bras au ciel.
Je le voudrais.
Qui vous en empêche ?
Je ne puis y aller à la nage.
Il ny a pas de navires en partance ?
Non. Le bateau du service régulier Calcutta-Bangkok a pris la mer le 17. Je naurai donc pas de départ avant quinze jours.
Diable !
Et dans quinze jours, au train dont marchent les choses, le blocus de la côte siamoise sera probablement déclaré.
Vous pensez quon en viendra là ?
Cest du moins lopinion des négociants de la ville. Hier jai cherché à prendre passage à bord dun navire marchand. Partout on ma déclaré que, jusquà nouvel ordre, aucune cargaison ne serait expédiée vers la capitale du Siam.
Diana sapprocha.
Monsieur Nazir, fit-elle, vous vous êtes montré si bon et si aimable pendant la maladie de M. Dalvan
Ne parlons plus de cela, je vous en prie.
Si, il faut rappeler ce qui a transformé en ami, un homme qui, il y a un mois, nous était inconnu. Cela vous décidera sans doute à accepter loffre que je vais vous faire.
Une lueur traversa les yeux sombres du Ramousi : sa victime tombait dans le piège quil avait tendu.
Mon yacht, continua miss Pretty, arrivera ici aujourdhui ou demain, et aussitôt nous cinglerons vers lIndo-Chine. Au nom de mes compagnons comme au mien, je vous propose de vous conduire où vous appellent vos intérêts. Cela nous détournera bien peu et nous permettra de reconnaître vos bons procédés.
Nazir étouffa une exclamation de triomphe prête à lui échapper. Il sut conserver son calme. Il refusa, se laissa convaincre, et en fin de compte, supplia les voyageurs daccepter lhospitalité dans la demeure quil possédait à Paknam, ville sainte sise près de lembouchure du fleuve Meïnam, à trente kilomètres au sud de Bangkok, capitale du royaume de Siam.
Vous me rendez un tel service, dit-il, que je serais heureux de vous recevoir dans ma maison.
Ma foi, répliqua William, après avoir consulté du regard ses compagnons, Mlle Yvonne pourrait profiter de linvitation avec MM. Bérard et Dalvan. Miss Pretty et moi nous nous rendrions à Saïgon et reviendrions les reprendre.
Rapidement les avantages de la combinaison se présentaient à lesprit de tous.
Pas darrestation à craindre. Les Américains sinformeraient dans la capitale de la Cochinchine de lintrouvable Antonin Ribor. Les Français nétant point à bord, ils nauraient à prendre aucune précaution, Doù économie de temps et dinquiétudes.
Le soir Nazir sassit à la table de Diana. Sans souci des vieilles traditions dhospitalité, qui veulent que lon épargne ceux dont on a rompu le pain, partagé le sel, il se retira assez tard ; mais au lieu de rentrer dans sa chambre, il quitta lhôtel et courut au bureau de télégraphe du port, lequel ne ferme jamais. Là, il expédia la dépêche suivante :
Calcutta, 19 juin 1873.
À Bob-Chalulong, mandarin militaire à Paknam-Ville, Siam. Frère arrive. A besoin ta maison être sienne ; illustres étrangers français accompagnent.
Nazir.
Il sassurait la complicité dun Ramousi de même caste que lui, entré au service du roi de Siam. Et tandis quil conspirait contre elles, les jeunes filles sendormaient, songeant, qui à Marcel, qui à Claude, et se disaient :
En Indo-Chine, il ne courra pas les mêmes dangers quà Madagascar ou dans lInde !
Le lendemain le Fortune, tout battant neuf, mouillait dans le port de Calcutta.
Il sapprovisionnait de combustible, de vivres, de munitions et, le 22, par un soleil radieux, son pavillon aux trente-six étoiles déployé, il descendait majestueusement vers la mer, emportant à son bord, avec ses passagers habituels, le Ramousi Nazir.
Le loup habitait la bergerie.
XXIIILE MEÏNAM
Le Fortune, après avoir traversé le golfe du Bengale, passé entre lîle Andaman du nord et le rocher des Cocos, contourna la presquîle de Malacca. Le 9 juillet au soir, il arrivait en vue de Paknam.
Des rives basses et nues que protège une barre, produite par le refoulement des eaux du fleuve Meïnam en contact avec celles de lOcéan. À gauche du courant, en avant de la ville de Paknam, doù émergent les clochetons, les dômes de nombreuses pagodes, une redoute armée de canons Armstrong. À droite, une batterie semblable. Au milieu, partageant le fleuve en deux bras, lîle fortifiée de Chédi-Pak-Nam, dominée par la flèche conique de la pagode qui lui a donné son nom. Telle se présente lembouchure du grand fleuve siamois, le Tchan-Phya-Meïnam, cest-à-dire Prince-Chef-Mère des Eaux.
Or, le 6 juillet au soir, un canot dirigé par deux rameurs seulement et venant du nord, de la direction de Bangkok, avait accosté en face de la ville. Un homme de tournure européenne, assis à larrière, sauta sur la berge et senfonça dans les ruelles de lagglomération. Les pagayeurs, après avoir amarré la barque, se couchèrent dans les herbes touffues du rivage, sans souci des moustiques dont le bourdonnement accompagnait le clapotis de leau.
LEuropéen marchait dun bon pas. Il devait être accoutumé à la silhouette bizarre des maisons siamoises, dont les toits en étages se retroussent aux angles vers le ciel, car il navait pas un regard pour elles. Il longeait les murailles curieusement incrustées de lakes, de porcelaine, de verre, effleurait les rameaux parfumés des plantes grimpant aux colonnes des vérandas, sans lever la tête. Évidemment il regardait en lui-même. Enfin, il sarrêta devant une habitation plus spacieuse que les autres. Cétait la demeure dun fonctionnaire, car le pavillon central était surmonté dune toiture à six corniches superposées, en souvenir des six purifications de Bouddha.
Auprès de la porte close, un disque de tôle était suspendu par deux chaînes ; fixé au mur par une chaîne également, une sorte de pilon de bois au manche allongé oscillait lentement. Le promeneur le prit et sen servit pour heurter la plaque métallique, qui résonna gravement dans le silence. À lappel du gong, la porte tourna sur ses gonds. Un soldat, à la tunique bleue, au casque surmonté de la pointe sivaïque, parut :
Le mandarin Bob-Chalulong ? demanda le visiteur.
Et comme lautre hésitait, lEuropéen éleva ses mains à la hauteur de ses oreilles, lindex et le médium dressés.
Ordre de Somdetch-Phra-Paramendr-Choufachulalon-Korn, roi de Siam.
À linstant le soldat se prosterna, les coudes et les genoux touchant le sol, puis indiquant à lenvoyé du roi la salle de réception éclairée par une lanterne enveloppée de soie rose, il sélança à travers les appartements. Linconnu se laissa tomber sur un divan meuble européen qui étonnait dans cet intérieur asiatique. Un sourire dédaigneux crispa sa bouche :
Ombre de soldat agenouillée devant une ombre de roi, murmura-t-il. Cest faire uvre de civilisation que donner ce pays à lAngleterre. La grande nation seule tirera parti de ses richesses ; elle métamorphosera les singes en hommes.
Il sinterrompit. Des pas légers glissaient sur le sol et, par la porte entre-bâillée, un filet de lumière éclatante se glissait, rendant obscur, par comparaison, le demi-jour qui régnait dans la pièce. Les battants souvrirent et sur le seuil, escorté de trois soldats dont chacun portait un candélabre à trois branches, parut le mandarin Bob-Chalulong, couvert de sa tunique bleue à parements jaunes, le casque en tête, la poitrine constellée de décorations baroques.
Salut à lenvoyé du roi, fit-il en se prosternant ; salut au messager du fils des étoiles, cousin du Soleil et frère de la Lune.
Les guerriers se livraient à des salamalecs sans fin. Déposant les candélabres à leur droite, ils sallongèrent sur le sol, le nez contre les dalles peintes de couleurs variées. Puis les flambeaux passèrent à gauche, et les nez se remirent en contact avec la pierre. Linconnu sétait retourné.
Les imbéciles, ils vont me donner toute létiquette réservée aux courriers royaux. Ces drôles me reconnaîtront et alors
, adieu le secret de ma mission.
Illustre messager, psalmodiait le mandarin, si javais pensé quen ma maison tes pieds respectés te porteraient pour mhonorer et mille et cinq cents fois, jaurais endossé le manteau aux six bandes azurées, fixé sur ma poitrine limage dor de Hoalaman à la queue de dragon, aux jambes terminées par des mains. Mais jai craint de faire attendre ta Grandeur
Le visiteur frappa du pied avec impatience :
Cest bon ! cest bon ! renvoie tes guerriers.
Mais, courrier divin, tu ny songes pas
, létiquette !
Obéis à ce qua décidé Celui qui na pas de maître.
Ordre du roi. Je me prosterne dans lobéissance.
Sur un signe, les soldats séloignèrent emportant les flambeaux. Alors lEuropéen se leva et se plaçant sous la lanterne, de façon que son visage fût en pleine lumière :
Me reconnais-tu ?
Le mandarin poussa un cri :
Le seigneur Rolain, Le Sage venu dEurope pour être lami et le conseil du roi des rois.
Major Rex Siamensium, acheva le messager, citant les trois mots latins, importés on ne sait doù, dont le maître du Siam fait suivre ses nom et prénoms. Assez de salutations, poursuivit-il, arrêtant son interlocuteur qui se préparait à redoubler de génuflexions ; dépouille tes habits de cérémonie, tu vas maccompagner aux forts de Paknam.
Aux forts de Paknam ?
Oui. Ne ty attendais-tu pas ? Nas-tu pas appris que les Francs, maîtres de lAnnam et du Tonkin, osent prendre les armes contre la Lumière de Siam ?
On le disait, vénéré messager, mais je ny croyais pas.
Cela est cependant. À cette heure, deux canonnières de ces maudits, lInconstant et la Comète, pilotées par le Jean-Baptiste-Say, des Messageries fluviales de Cochinchine, se préparent à quitter Saïgon. Dans quelques jours elles seront ici, caressant le fol espoir de forcer le passage de Paknam et de venir à Bangkok même braver notre maître.
Par Bouddha ! fit le mandarin Bob-Chalulong dune voix tremblante, qui démontrait sa faible confiance dans la valeur de ses troupes. Ils agiront ainsi ?
Non, car nous les en empêcherons.
Vous pensez ? ô courrier !
Oui, nous frapperons un coup de foudre. Le monde étonné apprendra en même temps linsulte et le châtiment. Mais exécute mes ordres et surtout que nul ne soupçonne ma présence. Va.
Dix minutes sétaient à peine écoulées que Bob-Chalulong, emprisonné dans un uniforme bleu foncé, portant sur la tête le bonnet plat des troupes anglaises, se glissait dehors avec le confident du roi. Ce dernier, le visage couvert dun voile de gaze replié sur le front et sur la bouche, de telle sorte que personne naurait pu le reconnaître, marchait sans mot dire. Suivant la route parallèle au fleuve, les deux hommes sortirent de la ville et atteignirent bientôt la redoute qui commande la rive gauche.
Personne ne les arrêta. La garnison dormait et les factionnaires, jugeant inutile de veiller, sétaient couchés à leur poste, cherchant dans le rêve une compensation aux exigences du service militaire.
Dix coups de bâton à chacun de ces hommes, prononça durement Rolain.
Ta volonté sera faite, seigneur.
Bien. Veille désormais à ce que de pareilles licences ne se reproduisent plus. Que dirait le roi, que dirait lAngleterre notre alliée, sils voyaient nos guerriers aussi indifférents à la veille dune attaque des Francs ?
À grandpeine on découvrit lofficier chargé de la défense de la redoute. Le Mandarin lui parla sévèrement, le menaça des plus terribles peines sil naccomplissait pas son devoir. Il lui annonça la venue prochaine des ennemis, lui recommanda de veiller, de mettre lartillerie en état.
Sur la rive droite, dans lîle de Chedi-Pak-Nam, les mêmes scènes se reproduisirent. Le confident du roi et le Mandarin revinrent vers la ville.
Bob-Chalulong, dit le premier en prenant congé, chaque nuit, tu feras une ronde, et tu te montreras impitoyable pour quiconque enfreindra la discipline. Ta tête répond de ton zèle.
Seigneur, je tobéirai.
Maintenant ouvre tes oreilles et souviens-toi. Dans la nuit du 11, dans cinq jours, tu mentends ?
Oui, maître.
Les canonnières siamoises, au nombre de huit, descendront le fleuve et viendront sembosser près des deux berges. Tu auras eu soin de couler des jonques afin de ne laisser quun étroit chenal navigable.
Ce sera fait.
Dici là, des officiers danois et anglais, au service du roi, viendront te trouver. Ils établiront des circuits électriques destinés à communiquer le feu à des engins effrayants, les torpilles, qui seront confiées au fleuve sous ma direction.
Dans la nuit du 11 ?
Oui. Tu aideras ces officiers de tout ton pouvoir. Tu interdiras aux habitants de sapprocher durant leurs travaux.
Jinterdirai cela.
Et pour la pose des torpilles, comme personne au monde ne doit pouvoir indiquer leur place à nos ennemis, tu avertiras les citoyens de Pak-nam que tout homme, rencontré hors de chez lui après huit heures du soir, sera livré aux tigres du roi.
Le Mandarin sinclina avec terreur. Ramousi dorigine, comme son ami Nazir on se souvient que celui-ci lui avait télégraphié de Calcutta il avait pris du service dans larmée siamoise, parce que sa situation lui permettait de réaliser de jolis bénéfices. Jamais il navait cru à la possibilité dun conflit entre la paisible population et une nation européenne. Et tout à coup le seigneur Rolain, dont lénergie connue en imposait aux plus braves, lui tombait sur les épaules, soufflant la guerre, ponctuant ses phrases de mots terrifiants : le bâton, la mort, le tigre, les torpilles.
Ses jambes tremblaient sous lui. Il se souvenait du télégramme laconique de son frère de caste. Nazir était en route avec des étrangers, des Français ; la dépêche laffirmait. Il désirait que la maison de Bob devînt la sienne, que ses compagnons y fussent hébergés. Des Français chez lui ! Comment leur cacherait-il les préparatifs belliqueux ? Ils découvriraient le mystère, le dévoileraient peut-être, et alors, lui, Bob de son nom hindou, Chalulong de par sa patrie dadoption, serait déclaré traître, livré au tigre. Non, de mandarin devenir beefteak ad usum tigrorum, la métamorphose nétait pas acceptable. Il valait mieux tout avouer au seigneur Rolain. Et timidement, Bob le retint par le pan de sa blouse de chasse en murmurant :
Seigneur, lisez ceci.
Il présentait en même temps la dépêche de Nazir.
Eh bien ? demanda le conseiller du roi après avoir parcouru les deux lignes.
Votre suprême intelligence a compris
Que des Français se rendent ici avec un ami à toi.
Un ami, seigneur, plus que cela, un Hindou de même caste et de même nation. Il veut ma maison, je dois la lui donner sous peine dêtre exilé à jamais de ma patrie.
Donne-la-lui.
Quoi ? vous pensez ?
mais ils vont me gêner pour lexécution de vos ordres.
Renvoie tes soldats de garde aux retranchements. Fais que ta demeure nait rien de militaire. Au surplus, ton ami, un Ramousi comme toi, nest-ce pas ?
Oui, seigneur.
Un voleur par conséquent. Il doit tramer quelque chose contre ces « illustres étrangers français. » Aide-le, ce sont des ennemis et même Rolain songea un instant quil les amène à Bangkok. Le palais souvrira devant lui
Vous consentiriez ?
Oui, adieu ; souviens-toi.
LEuropéen sortit sur ces mots, mais quand il eut fait quelques pas dans la rue :
Après tout, ces gens-là sont peut-être de précieux otages. Enfin on verra.
Et accélérant son allure, il se dirigea vers lendroit où il avait laissé son embarcation. Les pagayeurs sautèrent sur leurs avirons, et glissant comme une hirondelle à la surface des eaux, le canot remonta vers Bangkok. Il était environ huit heures du matin lorsque lesquif passa devant le cimetière protestant, derrière lequel on aperçoit le New-Road, rue de dix kilomètres, qui aboutit à la ville Royale, est éclairée au gaz et est desservie par un tramway tiré par des poneys. Puis les consulats suédois et américain, le débarcadère des bateaux de la Compagnie Bornéo, léglise protestante, les docks de Bangkok, lhôpital, les consulats, danois, français, anglais, portugais, autrichien et allemand, tous sur la rive gauche, avec leurs jardins venant mourir au bord du fleuve, défilèrent sous les yeux de Rolain.
Il eut un regard pour le pavillon tricolore, passa indifférent devant le drapeau bleu à croix jaune de Suède, devant les étoiles de lUnion, la bannière rouge à la croix blanche du Danemark. Mais à hauteur du consulat dAngleterre, il scruta des yeux la façade. À une fenêtre, un objet rouge, écharpe ou manteau, flottait, agité par le vent.
Bon, murmura le conseiller du roi, il mattend.
Et sans accorder un regard aux couleurs bleue et blanche du Portugal, jaune dAutriche-Hongrie, noire, blanche et rouge de lempire Allemand, il excita les rameurs.
Le débouché du canal du Régent souvrait sur la rive droite, et soudain aux habitations clairsemées, entourées de jardins et de rizières, succédait le prodigieux fouillis de maisons aux toits pointus qui forme Bangkok. Les hautes tours de la pagode de Wat-Cheng, terminées par la flèche sivaïque à six branches, celles de la nécropole de Wat-Saket, les dômes, les aiguilles de la ville royale formaient un imposant panorama. Et bordant chaque berge, une ville flottante, des baraques édifiées sur des radeaux qui montent ou descendent le long de pieux, suivant le niveau du fleuve.
Obliquez à droite, ordonna Rolain, de façon à raser les radeaux. Les pagayeurs obéirent. En passant devant les canaux, rues aquatiques ménagées entre les bateaux-maisons, la berge apparaissait couverte par les constructions du quartier de Tulat-Sampang avec son marché. Partout la foule grouillante. Sur la terre ferme, sur les jonques, sur les plate-formes flottantes, des gens affairés, discutant, pérorant, personnifiant loffre et la demande, remplissaient lair de leurs cris. En avant, un mur de briques, enceinte de la ville royale interdite au peuple, se dressait perpendiculaire au cours du Meïnam. Une tourelle plongeait sa base dans londe. À son sommet flottait le drapeau rouge de Siam, sur lequel se détachait en blanc la forme de léléphant sacré.
Stop ! dit Rolain.
Les rames se levèrent, et le canot courant sur son aire sarrêta le long dun des planchers mobiles. Le conseiller du monarque siamois y prit pied et disparut dans la cabane quil supportait. Un homme sy trouvait déjà. Son teint rose, ses favoris blonds, sa démarche raide eussent suffi à trahir sa nationalité, alors même quil neût pas jugé à propos dentamer lentretien dans le plus pur anglais :
Alls ready ? fit-il.
Oui, tout est prêt.
Lentrée du fleuve est barrée ?
Elle le sera le 11.
Parfait ! Que les Français ne puissent remonter jusquà Bangkok et nous gagnons du temps ; nous décidons la Triple-Alliance à faire des représentations au gouvernement de la République. On lui allouera une indemnité pour les affaires du Mékong. Notre influence saccroît ici en raison du service rendu. En agitant le spectre de la guerre avec la France, avant six mois écoulés, nous établissons le protectorat anglais sur ce pays. Cest le complément indispensable de notre empire Hindou.
Je my emploie de mon mieux, vous le constaterez, milord.
Je le reconnais volontiers.
Et jaurai bien gagné
LAnglais se mit à rire :
Une récompense. Certainement, monsieur Rolain, nous noublierons pas que vous êtes Belge et par conséquent moins sensible que nous à laccroissement de la puissance anglaise. À propos, cest dans la nuit du 11/12, que vous posez les torpilles ?
Oui, milord.
Si vous le permettez, je vous accompagnerai. Quand on fait une affaire, il est bon dopérer soi-même.
Je serai enchanté de jouir de votre compagnie.
Cest bien. Inutile de nous revoir dici là. Pour ne pas attirer lattention, je vous rejoindrai hors de la ville, à lextrémité sud de New-Road.
Entendu, milord.
Les deux hommes se touchèrent la main. Rolain sortit, reprit place dans son bateau, qui aussitôt enlevé par les rameurs attentifs, reprit sa course dans la direction de la ville royale. Quant à lAnglais, il souleva un rideau de toile grossière qui partageait la cahute en deux et démasqua deux hommes doués ainsi que lui du type saxon.
Vous avez entendu, gentlemen ?
Yes, parfaitement.
Grâce à la résistance organisée par notre allié, le courant dopinion que nous établissons en Europe au moyen de la presse anglaise a le temps de se manifester. Sous la pression des États confédérés, la France renoncera à la lutte et sera confinée dans lAnnam et le Tonkin, laissant tout le cours moyen du fleuve Mékong au Siam, cest-à-dire à nous. Dès lors notre Railwav-Birman, de la frontière du Yun-Nam à la mer, avec raccordement sur le Meïnam et Bangkok, est la seule voie commerciale par où pourront sécouler les produits de la Chine méridionale. La colonie de nos vieux adversaires est ruinée et nous empocherons de forts bénéfices. All right !
All right ! répétèrent les autres.
Nos actionnaires du Birman-and-Thaï-Railway penseront que trois millions sont peu de chose pour avoir mené à bonne fin une opération aussi importante. Venez gentlemen and laught at the little french.
Se moquer du petit Français paraît délectable à tout citoyen du Royaume-Uni. Le triumvirat composé, ainsi quon le devine, dadministrateurs du chemin de fer projeté à travers la Birmanie, poussa un laugh approbatif et regagna gaiement le rivage.
Cependant la barque de M. Rolain avait dépassé le mur denceinte de la ville royale, le poste télégraphique numéro 1 qui fait vis-à-vis à léglise catholique de Sainte-Croix, puis, abandonnant le lit du Meïnam, elle sétait glissée dans le canal de Talat dont la ligne semi-circulaire partage la ville de « Celui au-dessus duquel on ne marche pas » en deux arcs de cercle concentriques. Longeant les casernes elle aborda devant le large escalier de pierre situé auprès de lÉcole militaire. À peine Rolain avait-il sauté sur les degrés que lesquif se remettait en marche. Les pagayeurs allaient le remiser dans le dock royal sur la rive droite du Meïnam. Rolain se pencha sur leau bleue, y trempa le bout des doigts, se frotta les yeux.
Je suis las, fit-il à voix basse ; quand donc en aurai-je fini avec ces princes dopérette ? Quand pourrai-je retourner dans mon cher Bruxelles et réaliser le rêve caressé depuis des années : vivre obscur entre une Flamande accorte aux yeux bleus et de gros poupons blonds ? Oh ! la pauvreté, la nécessité de faire fortune ! Puis se gourmandant :
Allons, allons, ami Rolain, vous devenez bucolique quand vous avez sommeil. Vous nignorez pas quau réveil vous vous souciez peu des Flamandes et des enfants. Il faut vous reposer. Mais avant, une corvée encore : enflammer le courage du valeureux roi de Siam
Obus et mitraille, voilà le mot dordre ! Et avec une ironie amère :
Tout cela pour arriver à la construction dun chemin de fer ; cest bien prosaïque.
Avec un haussement dépaules, il monta les degrés et savança rapidement vers une muraille revêtue dornements multicolores en porcelaine, au faîte doré, marquant dans la ville interdite la limite plus interdite encore du palais proprement-dit.
XXIVLE ROI
Un casino de ville deaux, telle est limpression que donne lédifice habité par le roi, avec ses pavillons central et dangles coiffés de toits dorés en forme de mitre siamoise.
Deux larges escaliers accèdent au pavillon qui occupe le centre. Ils aboutissent à un vaste vestibule communiquant, à droite, avec les salons de réception des grands dignitaires de la couronne ; à gauche, avec la salle du corps diplomatique au bout de laquelle est le bureau du souverain.
Un cabinet haut et spacieux, meublé à leuropéenne, avec table, chaises, divans, bibliothèque garnie de volumes surtout anglais, et au milieu de cela, des tapis hindous, des tentures de soie dAnnam. Sur la cheminée, entre deux candélabres de jade et bronze sortis de la maison Barbedienne, un Bouddha couché sur un bloc de cristal. Des panoplies où le javelot des Muongs alterne avec les fusils perfectionnés dEurope, où le modeste sabre-baïonnette figure parmi les kriss, les kandjars damasquinés, enrichis de pierres précieuses. Le luxe oriental mêlé au confortable européen.
Un homme est assis sur un divan. Il a une trentaine dannées, est de taille moyenne et bien proportionné. Mais son visage rond, que la fine moustache tombante coupe dune ligne noire, mais ses yeux profonds au regard très doux expriment la tristesse. Cest le roi. Habillé dun veston en petit drap bleu-marine, dun langouti de soie bleue descendant aux genoux, de bas noirs et de souliers vernis, il caresse distraitement trois jeunes enfants aux yeux noirs perçants, à la mine futée, portant des vêtements anglais, mais coiffés à la siamoise, cest-à-dire les cheveux relevés au sommet de la tête en un toupet quenserre une couronne de fleurs de jasmin.
Ce sont les princes, ses fils aînés. Ils nont point encore séjourné dans les bonzeries pour y apprendre la sagesse des talapoins ; aussi na-t-on point tondu le toupet fleuri, emblème de la jeunesse et de lirresponsabilité. Ils rient, babillent, font des niches. Le roi ny prend pas garde.
Il se lève, va à la fenêtre, fouille des yeux la cour où se croisent des soldats, des serviteurs, des mandarins, fixe un regard sur la pagode de Val-Maha-That dont les cryptes renferment les cendres de ses aïeux, puis il laisse retomber le rideau.
Rien, rien encore ! fait-il tout haut.
Les enfants ont entendu. Ils se rapprochent.
Quattend ainsi mon père tout-puissant ? demande lun.
Ah ! riposte laîné, je men doute.
Quelquun ou quelque chose ?
Quelquun.
Et qui ?
Celui qui est toujours auprès de notre père vénéré, celui dont la voix le charme, dont la pensée pénètre en lui, dont la sagesse létonne.
Rolain, répondent les deux autres en chur.
Rolain, vous lavez dit.
Ces voix chères éclaircissent un moment le front rembruni du souverain. Un pâle sourire voltige sur ses lèvres.
Tu as deviné, Chulachom Phra, cest Rolain que jattends.
Le fils aîné sappuie calmement contre son père.
Quand il viendra, vous ne me renverrez pas, seigneur ?
Si, car nous avons à nous entretenir de choses sérieuses.
Ah ! tant pis !
Tu tenais donc bien à le voir, Chulachom ?
Oui, père, et à lentendre surtout. Cest un homme, celui-là, comme le divin philosophe Bouddha les aimait.
Le roi sourit de nouveau.
Oh ! oh ! Chulachom, tu connais les goûts de Bouddha ?
Cest le mandarin, ministre de larmée, qui le disait lautre jour, et je pense quil a raison. Ah ! quand il parle de guerre, des anciennes gloires du Siam, de celles qui lui sont tenues en réserve, jai envie de lembrasser, Rolain.
Et tristement, le roi secoue la tête.
Toi aussi, il ta entraîné !
Il revient à la fenêtre, et tout à coup son visage sillumine.
Le voici !
Il ouvre et appelle :
Rolain, mon ami, montez, montez vite.
Puis il referme sans remarquer lahurissement du maître des cérémonies pétrifié au milieu de la cour par cette infraction invraisemblable à létiquette : le roi se donnant la peine de héler quelquun lui-même.
Un gong a retenti. Un serviteur entre dans le cabinet et emmène les princes mécontents malgré une dernière caresse de leur père.
Le maître du Siam est seul. La porte tourne sur ses gonds. Rolain paraît. Sa figure nest plus dure comme au moment où il donnait ses ordres au mandarin Bob-Chalulong, ni obséquieuse comme à la minute peu éloignée où il recevait ceux de ladministrateur du Birman-Railway. Elle respire la franchise, lenthousiasme. Ce masque se prend comme un autre. Le souverain court à lui, il lui saisit les mains oubliant encore létiquette et dune voix anxieuse :
Quas-tu appris, ami, parle ?
Tout est vrai, mon maître vénéré.
Tout ? Ainsi les Francs ?
Les Francs arment. Ils envoient en avant leurs canonnières lInconstant et la Comète.
Alors cest la guerre, la guerre inévitable ?
Oui.
Un long silence succède à ces courtes répliques. Le roi a baissé les paupières. Un pli douloureux se creuse entre ses sourcils.
La guerre ! répète-t-il.
Mais Rolain, qui a eu un imperceptible et insolent mouvement dépaules, sécrie :
Oui, la guerre avec la victoire assurée, grâce au concours de lAngleterre votre alliée, qui soulève lEurope lasse de lorgueil de ces Francs. La guerre qui vous couvrira de gloire, qui stimulera lamour de vos sujets et vous vaudra devant lhistoire le surnom de Victorieux.
Le prince ne se prend pas à son exaltation.
Ce nest point là ce que javais espéré. Sur la foi des journaux, javais pensé les Français disposés à abandonner lAnnam, le Tonkin et je croyais pouvoir les réunir à ma couronne, nouer des relations commerciales avec lInde, la Chine, lEurope, décupler la fortune de mon pays et mériter le seul titre de Bienfaiteur des Thaï.
Le résultat sera le même, Sire, et un peu de lauriers ne gâte rien.
Des lauriers ! As-tu songé de quel prix on les paye ? De beaux jeunes hommes que lon envoie à la mort, des familles désespérées ; des mères, des fiancées criant vengeance auprès de Bouddha. Va, cest parce que les malédictions de ces pauvres femmes les ont marqués au front que les conquérants se couronnent de lauriers. Ils veulent cacher la marque sanglante.
Comme inspiré, le roi parlait. Il sanimait à défendre les humbles, victimes émissaires du triomphe des conquérants.
Et je vais déchaîner de tels malheurs sur la patrie des Thaï ! reprit-il. Du fond de mon palais, dans mes nuits sans sommeil, je serai poursuivi par les sanglots de la nation ; jentendrai au loin les détonations de la poudre, dont chacune annoncera la mort de quelques créatures humaines. Et pourquoi tout cela ? Pour cette fumée chargée de lodeur fade du sang que lon appelle la gloire ! Ah ! Rolain, mon ami, que ne puis-je donner ma vie pour épargner celle de mes soldats !
Le roi était profondément attristé. Une émotion sincère faisait trembler sa voix, alors quil exprimait ses généreuses pensées. Bien quil fût monarque absolu, il navait point revêtu la cuirasse dégoïsme qui enveloppe dun triple airain le cur des tyrans. Doux et bienveillant, il était resté le philosophe façonné par les talapoins. Bouddhiste, il ne se disait point que la divinité leût fait dune essence supérieure ; homme, il aimait son peuple. Et certes, ainsi quil lavait affirmé, il aurait volontiers fait le sacrifice de sa vie sil avait pu ainsi éloigner du Siam les horreurs de la guerre.
Son interlocuteur se taisait. Avec lindifférence de ceux qui sont assurés davoir le dernier mot, il laissa sépancher la douleur du souverain, et quand il jugea le moment opportun :
Roi, lui dit-il, vous avez la sagesse des dieux, votre âme est ouverte aux subtiles tendresses ; mais pourquoi pleurer sur ce qui est fatal ? À cette heure, les vaisseaux francs forcent de vapeur pour arriver sous votre capitale et la couvrir dobus. Il faut agir.
Agir, cest-à-dire appeler la furie des combats, offrir des hécatombes aux génies de la mort. Ah ! pourquoi mas-tu empêché de faire droit aux réclamations des Francs ?
Le souci de Votre Grandeur, Sire, interrompit Rolain dun ton pénétré. Je ne croyais pas quun jour mon dévouement me vaudrait un reproche du maître à qui jappartiens tout entier.
Pardonne-moi, ami, sempressa de répondre le roi en pressant la main de son conseiller, je souffre et cela mégare. Cest moi seul que je dois accuser. Quimporte ma Grandeur, la seule vérité est la justice. Les revendications des Francs étaient justes, je devais céder. Jamais il nest trop tard pour reconnaître son erreur. Le sang a coulé, mais il nen coulera pas davantage. Pars, mon ami ; pars, mon autre moi-même. Va dire aux Français que mes soldats abandonneront les rives du Mékong, que jindemniserai ceux qui ont été lésés. Sil le faut, ajoute que le roi de Siam regrette son erreur.
Il est impossible de peindre lexpression de la figure de Rolain. La stupéfaction, la rage sy montraient tour à tour. Quoi, ses longues machinations, sa cauteleuse diplomatie aboutiraient à un échec. Le prestige de lennemi saccroîtrait soudainement alors que le sien seffacerait dans lombre ? Jamais il naccepterait cela. Il fallait de laudace, il en aurait. Et soudain, dune voix nette, tranchante :
Ô Roi, dit-il, cherchez quelque autre messager pour porter vos paroles à nos ennemis ! moi je ne men sens pas capable.
Le souverain fit un geste de surprise, mais son confident poursuivit.
Le sang a coulé, vous lavez reconnu. Des guerriers thaï dorment dans les plaines voisines de Khône. Votre peuple a les yeux fixés sur vous. Vous êtes son défenseur, puisque vous êtes son maître. Il attend que vous le vengiez. Il ne comprendra pas votre justice. Ce nest point après avoir défié son adversaire que le soldat doit sagenouiller devant lui. Il fallait céder plus tôt, répétera-t-on dans chaque demeure de votre empire. Le roi a tremblé devant le canon des Francs, ricaneront les gouvernements étrangers. Prenez garde quau lieu des surnoms de Victorieux et de Bienfaiteur que vous invoquiez, vos sujets eux-mêmes ne vous appellent « Le Lâche ! »
Les yeux du roi lancèrent un éclair. Un flux de sang empourpra ses joues.
Rolain ! gronda-t-il avec menace.
LEuropéen ne baissa pas les paupières. Son regard ardent se riva sur celui du prince :
Je vous ai insulté, sécria-t-il dans un geste théâtral, livrez-moi à vos bourreaux, à vos tortionnaires. Que mon corps soit déchiré en lambeaux, jeté à tous les vents. En mourant par vous, victime de mon dévouement, je dirai encore : Roi, ne cède pas aux Francs. Et si durant ma longue agonie, vous venez auprès de moi, si je lis dans vos yeux la résolution de vaincre, de porter haut le drapeau des Thaï, alors, Sire, soyez-en sûr, le mourant se soulèvera et, sanglant, défiguré, reste informe dun serviteur fidèle, il retrouvera des forces pour lancer à lécho le cri : Vive le Roi !
Lirritation du souverain était tombée. Il sassit et se cacha le visage dans ses mains. Rolain eut un indéfinissable sourire, puis paisiblement :
Je vais me remettre aux mains de vos gardes, Sire.
De mes gardes ! répéta le roi venant à lui, non, non. Tu es mon seul ami et jirais te livrer ! Je ne puis te savoir mauvais gré, tu as parlé selon ton cur. Tu tes laissé entraîner par ton affection, je le comprends bien
Je sens que tu as raison. Il est trop tard pour accepter les conditions de nos ennemis ; mais alors, conseille-moi, soutiens-moi, guide-moi. Je nai confiance quen toi, Rolain, nabandonne pas ton prince.
Une expression de triomphe se montra, fugitive, sur les traits du confident.
Jai été trop loin, cest vrai. La crainte dentendre le monde mépriser mon souverain bien-aimé ma emporté. Je préférerais la mort à votre déshonneur, Sire.
Brave ami !
La guerre est nécessaire aujourdhui. Quel est votre devoir ? Vous efforcer de la rendre aussi courte que possible pour le Siam.
Oh oui, mais comment ?
Le conseiller sépanouit. Depuis le commencement de lentretien, il attendait cette question.
Lisez, mon roi, fit-il en tirant de sa poche un rouleau de papyrus.
Quoi ! tu as préparé un plan ?
Oui, mon seigneur vénéré. Tous les instants de ma vie vous appartiennent ; sachant votre exquise bonté, jai passé des nuits à chercher de quelle façon leffusion de sang pouvait être diminuée.
Et le maître du Siam lut.
Le papyrus énumérait les dispositions dont Rolain avant même de solliciter lautorisation de son souverain avait donné connaissance au mandarin militaire de Paknam, Bob-Chalulong. LÉtat de siège proclamé à Paknam. Le fleuve, sauf un étroit chenal, obstrué par des jonques coulées. La pose de torpilles. La mobilisation des huit canonnières du roi. Celui-ci lisait.
Oui, dit-il enfin, mes soldats seront bien protégés, mais les autres, pauvres gens ?
Les autres sont vos ennemis.
Je le sais, ami. Seulement je ne puis mempêcher de les plaindre. Songe donc à leur mort horrible. Ils sont sur leur navire, ils remontent le courant et, tout à coup, une sourde explosion résonne, une montagne deau se soulève, tout disparaît dans un tourbillon décume. La torpille a fait son uvre.
Cest la victoire pour les vôtres, Sire !
Cest lassassinat en grand !
Non, mon prince, cest la bataille. La morale dune nation ne saurait être celle dun individu. Ce qui est mal pour celui-ci, devient louable chez celle-là. Lunité et la pluralité ne sont point régies par les mêmes lois, attendu que lunité doit être limitée en liberté sous peine de nuire à la pluralité, tandis que celle-ci est indépendante.
Pas absolument.
Non, mais relativement.
Comme tous les élèves des talapoins, comme les mandarins et les lettrés, le roi de Siam sétait bourré de philosophie bouddhiste, et Rolain savait bien quune fois sur le terrain des subtilités métaphysiques, il lui appartenait.
Relativement, reprit-il, voir Causes et Effets, Livre VII, des Traditions de Bouddha.
Le prince sourit :
Législation, verset 2063, acheva-t-il.
Et le confident récita le verset :
« Au commencement, lindividu, vivant isolé, existait seul et sa liberté était complète
« Mais, continua le roi chez qui toute tristesse avait disparu, les individus se multiplièrent, la terre en parut plus petite et la liberté des uns lésa celle des autres. Cest alors que se constitua la tribu qui seule désormais avait la liberté absolue, chaque unité ayant été contrainte dabandonner une part de la sienne, sous peine de se condamner à la solitude et à la faiblesse.
Ici Rolain ressaisit la parole :
« Bientôt, la tribu elle-même fut insuffisante, et plusieurs se groupèrent formant des républiques, première aspiration de lhomme vers un gouvernement régulier.
« Les Burr, les Thaï, les Mogols, Tatars, Hana, Pou-Haï, Muongs, Duongs, Laongs élirent des chefs, assistés dun conseil, au suffrage universel, chaque unité du faisceau conservant le droit de contrôle dans les affaires de lAssociation.
« Or, le nombre des lettrés, des cerveaux éclairés est moindre que celui des ignorants et des faibles desprit. Les inconvénients du système se firent jour.
« Les incapables étant majorité écartaient systématiquement du pouvoir ceux qui savaient, ceux que létude avait préparés aux fonctions publiques.
« Et dune organisation juste, en apparence, naquit le règne des inférieurs, de la concussion. La bêtise et le vice enfantèrent le crime, et le contrôle libre de ceux qui ne comprenaient pas, amena lesclavage de ceux qui comprenaient.
« Cest alors que Bouddah survint.
« Un rayon de soleil autour du front.
« La sagesse sur les lèvres.
« Et la bonté dans le cur.
« Pour se faire comprendre des humbles égarés il se présenta dabord comme un humble.
« Il se manifesta dans une étable où lon enfermait les buffles domestiques.
« Puis il parcourut les cités, surprenant les hommes par la clarté de ses raisonnements, par la vérité de ses discours, les entraînant par son éloquence, les dominant de sa ferme volonté.
Une minute, Rolain garda le silence avant de continuer dun ton prophétique :
« Et il institua la forme définitive et parfaite du gouvernement. Considérant quune autorité toute-puissante est nécessaire pour réfréner les appétits des individus, que sans pouvoir on arrive à lanarchie, il établit la royauté absolue.
« Au-dessous du roi, maître et juge de ses sujets, enchaîna le prince absorbé par la fiction philosophique, tous étaient égaux.
« Mais sinspirant de la nature qui crée les uns intelligents et les autres dénués de sens, tenant compte que le savoir rend apte aux conceptions les plus nobles et les plus vastes, que lignare, par ce fait seul quil ne sait pas, est incapable dembrasser lensemble dune question, il décida que les dignités seraient réservées à ceux qui, par leur intellect, leurs connaissances, leurs titres scientifiques sélèveraient au-dessus de la généralité.
« Et ainsi le divin philosophe mit fin aux guerres civiles et au malheur des peuples. »
La figure épanouie, les yeux fixés dans le vague, le souverain des Thaï rêvait. Rolain changea brusquement de ton :
Et comme le roi est maître et justicier, ses sujets attendent quil sauvegarde leur honneur et leurs intérêts.
À ces paroles, le prince tressaillit. Ses traits se figèrent en une expression grave et dun accent décidé :
Que dois-je faire, à ton avis ?
Signer ce papier, Sire, et ordonner lexécution du plan qui y est développé.
À mon ministre de la guerre ?
Non. Il ignore la tactique des flottes européennes. Il lui suffira de mobiliser vos troupes et de se procurer en Birmanie des armes et des munitions.
Tu veux donc toi-même ?
Oui, Sire. Ce me sera une récompense de mon affection de nêtre étranger à rien de ce qui touche la gloire de Votre Majesté.
Soit, mon bon Rolain, tu passes général.
Et allant à son bureau, le roi écrivit au bas de la feuille :
« Ordre à tout mandarin, soldat, marin, homme du peuple ou négociant du pays de Thaï, dobéir à Rolain, dont il ma plu de faire le premier de mes sujets. »
Puis il signa et rendit le parchemin à son confident.
Es-tu satisfait maintenant ?
Oui, mon seigneur, car je vais travailler à ta gloire.
Peu après, le conseiller sortait du bureau, traversait la cour du palais et disparaissait dans un cottage en forme de chalet suisse situé à droite de lédifice.
Il montait au premier, pénétrait dans une chambre à coucher où le lit était remplacé par une natte tendue entre deux supports et il se couchait. Presque de suite il sendormit paisiblement. Le but de son ambition était atteint. À cette heure, Rolain, grâce à la signature arrachée au roi, était le véritable maître du Siam.
XXVLHOSPITALITÉ DE BOB
Le surlendemain le steamer Fortune fut signalé à Paknam. Le mandarin Bob-Chalulong avait eu le loisir de faire cesser les travaux entrepris par les officiers envoyés de Bangkok.
Marcel et ses amis ne remarquèrent donc rien danormal en se rendant à la demeure que Nazir annonçait populeusement comme sienne. Ils firent honneur à la collation que Bob devenu le représentant à Siam du négociant Ramousi leur avait fait préparer. De bonne heure ils se retirèrent. Diana avait lintention de reprendre la mer dès le lendemain matin. Aux prières de Nazir, qui lui demandait de prolonger son séjour, elle avait répondu avec un regard que Claude ne vit pas.
Laissez-moi partir, je reviendrai plus tôt.
Nazir navait point insisté. Et, sous couleur de parler affaires, il était demeuré seul avec son pseudo-représentant. Leur entretien dura plus dune heure, ils alignèrent des chiffres sur une feuille de papier qui présenta bientôt laspect suivant :
2 yôt + 1 sen x 4 rameurs = 1 tical = 4 ticals + 1 salung / 2 (fuang) / 1 tamlung
Pirogue :
4 wah, 2 sawk, 1 kup, 3 nuis = 1 tamlung, 16 pie, 1 att / (2 tamlungs, 16 pie, 1 att)
Imprévu 1 tamlung.
(2 tara/13 + 1 hap + 5 changs) /2 = 1 tara/13 + 27 changs + 40 ticals (1 tamlung + 2 ticals + 8 pie) / (1 tara/13 + 27 changs + 6 ticals + 1 salung)
Ce qui, en bon français, pouvait se traduire par :
31.212 mètres à parcourir avec 4 rameurs Coût : 13 fr. 40
Location dune pirogue de 8m50 14 fr. 65
Dépenses imprévues 13 fr. 00
----------
Total 41 fr. 05
Rançon à partager à deux 201.094 fr. 00
Soit pour chacun 100.547 fr. 00
Et défalcation faite de la moitié des frais, soit : 20 fr. 53
----------------
Reste 100.526 fr. 47
Ainsi quune opération commerciale, les Ramousis établissaient en partie double doit et avoir lenlèvement de Bérard et dYvonne.
Ces calculs, entrecoupés de verres de wisky, avaient sans doute fatigué les Hindous, car ils gagnèrent leurs chambres, oubliant sur la table leur papier crayonné.
Avec le jour, Marcel fut debout. Tout dormait encore. Il descendit sans bruit, pressé de jeter un coup dil sur la ville siamoise. Le grimoire des Ramousis attira son attention. Il le lut, ny comprit rien, mais il le garda, car Dalvan naimait point les choses incompréhensibles. Et quand William Sagger descendit à son tour, il le pria de le lui traduire.
Le géographe nétait jamais à court. Sa prodigieuse mémoire ne pouvait faillir.
Il sagit sans doute dun transport par eau, dit-il, un colis à destination de Bangkok, car 2 yot, 1 sen représentent exactement 31,212 mètres ou la distance de Paknam au marché chinois.
Puis regardant les derniers chiffres :
Oh ! oh ! lobjet est précieux. Une petite pirogue suffit à le contenir et il rapporte le prix exorbitant de 201,094 francs. Quel diable de commerce fait donc le seigneur Nazir ? Je vois 41 francs de dépenses et plus de dix mille louis de bénéfices. Les frais dachat ne doivent pas être compris dans cette note.
Simplet remit le papier à la place où il lavait trouvé. Toutefois, sans en avoir lair, il retint Sagger dans la pièce. Il remarqua que lHindou, survenant à son tour, sempara du singulier compte avec une précipitation non dissimulée. Il ne salua même ses compagnons de voyage quaprès lavoir plié et mis dans sa poche. Et le sous-officier répéta tout bas lexclamation de lintendant :
Quel diable de commerce fait-il donc ?
Mais il neut pas le loisir de sappesantir sur cette idée. Prête au départ, miss Diana se montra. Yvonne la suivait. Toutes deux étaient pâles. Leurs yeux brillaient de larmes mal séchées. Sans doute elles sétaient déjà fait leurs adieux et la séparation leur semblait cruelle. Peut-être un pressentiment les avertissait-il que le malheur les menaçait. Cependant elles firent bonne contenance. LAméricaine distribua à la ronde de vigoureux shake-hand. Bob lui-même en eut sa part. Puis, escortée de ses amis blancs et noirs, elle se rendit à bord du yacht. Le steamer était sous pression. À peine fut-elle sur le pont que le commandement « go ahead » retentit. Lhélice battit leau bouillonnante, et le navire séloigna striant leau du fleuve dun large sillage, dont les lames convergentes à larrière vinrent mourir sur la rive en un flot rageur.
Debout à la poupe, Diana et William adressèrent aux Français un signe dadieu, puis avec léloignement leur silhouette devint moins distincte, elle se fondit en une teinte grise.
Au retour, Nazir sexcusa de ne pouvoir servir de cicerone à ses hôtes le jour même. Un négociant se doit à ses affaires.
Mais, ajouta-t-il, jorganiserai pour demain une promenade dans la direction de Bangkok. Aujourdhui, laissez-moi vous prier de ne pas vous éloigner de la maison. Le bas peuple est un peu surexcité contre les Français. Effet de la guerre imminente,
et il pourrait se produire des incidents regrettables.
Il débitait sa petite harangue du ton le plus naturel. Comment se défier dun homme qui soccupait à la fois du plaisir et de la sécurité de ses amis. Et quand il resta un peu en arrière, donnant le bras à Bob-Chalulong, il ne vint à lesprit daucun quil complotait contre des hôtes aussi choyés. Pourtant le mandarin disait :
Alors cest pour demain ?
Dame ! le 11 au soir, tu es occupé pour le service du roi.
Comme je te lai raconté.
Il est donc inutile quils soient à Paknam.
Cest juste. Mais tu enlèves aussi ce Marcel Dalvan ?
À quoi bon ? Ce serait une bouche de plus à nourrir et il ne rapporterait guère. Je marrangerai pour quil ne soit de retour que le 12 dans la journée.
Il mennuiera, réclamera ses camarades.
Tu seras redevenu le mandarin militaire. Sil fait du bruit, arrête-le, emprisonne-le. Je te donne carte blanche. Limportant est quil ne soit pas à ma charge.
Jusquau crépuscule Nazir et Bob furent dehors, laissant Yvonne et ses amis maîtres absolus de la maison. Seulement, aussitôt quils faisaient un mouvement, un serviteur paraissait, sous couleur de prendre leurs ordres. Des soins aussi attentifs ressemblaient à une étroite surveillance. Le dîner réunit tout le monde à table. Nazir renouvela ses excuses. Il avait mis les bouchées doubles, assuré les services de son négoce. Désormais il appartenait à ses hôtes.
Et pour commencer, leur dit-il, demain, nous ferons une grande promenade sur le Meïnam. Nous partirons de bonne heure, munis de provisions. Nous déjeunerons et ferons la sieste en route.
Mlle Ribor approuva. Il fut donc convenu que le départ aurait lieu à cinq heures. Certes, il eût été moins fatigant de naviguer de nuit, mais les Français avaient besoin de voir le pays, et ils préféraient braver la chaleur pour profiter de la lumière.
Les Ramousis, comme la veille, demeurèrent seuls. Alors ils se livrèrent à un singulier travail. Ils avaient rapporté quelques bouteilles de vin rouge et blanc, achetées à prix dor. Ils les débouchèrent, mêlèrent le blanc et le rouge par moitié, remirent des bouchons neufs, les cachetèrent. Après quoi, ils rangèrent les flacons dans un panier. Et avec un ricanement qui aurait troublé la quiétude des voyageurs, sils lavaient pu surprendre, ils sen furent dormir.
La journée du 11 commença. Aux premières lueurs de laube, la maison de Bob-Chalulong fut en lair. Des serviteurs étaient envoyés en avant chargés de victuailles. Nazir était partout, gourmandant les domestiques, pressant ses amis. Lexcursion semblait lui causer un plaisir de pensionnaire. Marcel en fit la remarque.
Ah ! répondit le faux négociant. Il y a si longtemps que cela ne mest arrivé, la promenade avec des gens que jaime ! Vous ne vous figurez pas combien le commerce est un maître cruel. Toujours il faut être sur la brèche. Les achats emploient les loisirs que laisse la vente. Et les variations de la mode qui nous obligent si souvent de renouveler notre stock de marchandises ! Depuis plus de dix ans, je nai pas eu ce que vous allez me donner aujourdhui : un jour de vacances.
Tout était prêt. On partit. À cinq heures on atteignit la rive du fleuve encore plongée dans louate du brouillard matinal. Une longue pirogue, au fond de laquelle étaient déjà déposés les vivres, flottait au milieu des végétations aquatiques, et quatre rameurs assis à leurs bancs attendaient dans une immobilité de statues le moment denlever lembarcation. Ils saluèrent en portant alternativement les mains à leur chapeau de paille en forme dabat-jour. Le mouvement fut exécuté avec un tel ensemble que Dalvan en fut frappé.
On dirait des soldats, murmura-t-il.
Et le souvenir de la fiche trouvée sur la table, expliquée par William, lui revint.
Il avait sous les yeux une pirogue de huit à neuf mètres, montée par quatre pagayeurs. Mais on embarquait. Il sourit. La coïncidence navait rien de surprenant, et le fleuve Meïnam devait être sillonné par de nombreuses barques, ayant pour caractères de mesurer une huitaine de mètres et de posséder quatre hommes déquipage.
Les passagers se répartirent : deux à larrière, Yvonne et Bérard ; deux à lavant, Marcel et Nazir. Bob restait à Paknam.
En route ! cria joyeusement le Ramousi.
Les avirons frappèrent leau ; la pirogue glissa, écartant de sa proue effilée les feuilles de nénuphars gigantesques.
La promenade commença. Ce fut un enchantement. Les plantes terrestres, les floraisons aquatiques se mariaient en un fouillis inextricable ; les arbres se penchaient sur leau, la végétation du fleuve escaladait la rive, et les voyageurs se demandaient :
Où finit le lit du Meïnam ? où est le sol solide ?
Et puis des échappées sur la campagne. Des paillottes basses, toutes en toit, groupées autour dune pagode aux flèches dorées, aux murs bariolés par des alternances de briques, de lakes, de faïences.
Désireux damuser ses hôtes, Nazir sétait muni de lignes. On les mit à la traîne. Et Yvonne ravie ramena des poissons baroques, aux formes grotesques que si longtemps on a cru en Europe nexister que sur les Kakemonos du Japon ou de la Chine.
Au passage de la pirogue, de grands battements dailes, des piaillements doiseaux sélevaient dans les verdures.
Parfois, comme une volée de mitraille, une bande emplumée séparpillait dans les airs. Faisans, tourterelles, pigeons, sarcelles, bécasses, cailles, bécassines, poules deau, canards succédaient aux espèces indigènes, aux dua-nang bariolés, aux coubras dun vert métallique, au thapou peint dun arc-en-ciel.
On faisait peu de chemin, dabord pour faciliter la pêche de Mlle Ribor, ensuite pour permettre aux voyageurs dadmirer le pays. Vers neuf heures on accosta, ayant parcouru une douzaine de kilomètres, auprès dune pagode, dont les six toits superposés étaient revêtus dun enduit blanc éclatant. Un bois épais couvrait la rive. Une route parallèle au cours du fleuve senfonçait sous lombrage.
Quelle est cette voie ? questionna Dalvan.
La route de Bangkok à Paknam, répliqua Nazir. Tenez, nous allons nous installer ici. Nous serons à merveille.
Les piroguiers avaient amarré la barque, et à laide de larges couteaux, réductions du machete américain, déblayaient le terrain des fougères et des buissons enchevêtrés.
Déjà, la chaleur était étouffante. Marcel, plus sensible depuis sa blessure, se coucha. Il refusa de déjeuner avec ses amis. Le repos lui était avant tout nécessaire. Il avait dit vrai, car peu de minutes après il dormait. Inquiète, Yvonne lobservait, et ce ne fut quaprès sêtre assurée que son sommeil était paisible quelle vint sasseoir auprès de la natte couverte des provisions de Nazir.
À côté de la volaille froide, des fruits exquis, il y avait de la gelée sucrée dalgue marine, du gelidium spiriforme et du bouillon de nids de salanganes, hirondelles de lIndo-Chine. Et les mets inconnus furent déclarés délicieux par les jeunes gens, ce qui parut causer au Ramousi une joie sincère. Il la traduisit en portant des santés avec le vin de France. Le rouge compatriote fut le bienvenu auprès de Bérard, et Yvonne elle-même fit raison à lHindou.
Comment aurait-elle pu refuser dailleurs ? Les toasts sappliquaient à Diana absente, à Dalvan endormi. Mais bientôt ses yeux brillants se voilèrent. À son tour, elle sentait le sommeil la gagner.
Elle regarda Bérard. Les paupières du « Marsouin » clignotaient. Le mélange de vins rouge et blanc, opéré par Nazir, portait ses fruits. En effet, du contact de ces liquides naît une sorte de fermentation, dont le résultat est de terrasser à bref délai le buveur le plus intrépide. Or, pareille épithète ne sappliquait ni à la jeune fille, ni à son compagnon.
La sieste est absolument nécessaire dans ce pays, déclara Nazir. Moi-même jen éprouve le besoin. Dormons, les rameurs veilleront pour nous.
Et, prêchant dexemple, il sétendit sur la terre. Les Européens limitèrent. Durant un quart dheure régna le silence, puis lHindou souleva doucement la tête, sassura que ses hôtes étaient endormis et sassit. Sa face noire rayonnait de malice.
Je les tiens, fit-il ; voilà une affaire menée rondement ! Et se levant tout à fait :
Lautre sest endormi tout seul. Nous le laisserons là. Les rameurs porteront les prisonniers dans la pirogue.
Déjà il ouvrait la bouche pour les appeler. Un bâillement se fit entendre. Il se retourna. Dressé sur son séant, Marcel sétirait.
Cela remet, un bon somme !
Oh ! cela va mieux ; maintenant, je meurs de faim.
Le Ramousi eut peine à réprimer un geste dimpatience. Si Dalvan se mettait à déjeuner, Claude et Yvonne auraient peut-être le temps de se réveiller et alors, adieu le succès de la combinaison. Il faudrait livrer bataille, et bien que les rameurs eussent été recrutés parmi les soldats de la garnison de Paknam, Nazir connaissait trop bien les guerriers siamois pour les croire capables dattaquer deux Francs debout. La ruse était indiquée. Il prit un air affligé.
Mes hommes ont emporté presque tous les reliefs dans la pirogue, afin que les insectes ne viennent pas troubler le repos de nos amis.
Bah ! riposta Marcel montrant un demi-poulet étalé sur la natte, cela me suffira.
Non, je ne souffrirai pas que lun de mes hôtes déjeune mal. Ils vont de nouveau dresser la table, et pour tuer le temps, nous allons visiter la pagode blanche.
Son doigt indiquait le monument remarqué par Marcel lorsquil avait débarqué.
Écoutez, reprit le jeune homme, je ne veux pas vous contrarier mais je prends le poulet tout de même. Il me fera prendre patience.
Soit.
Nazir parla bas à lun des pagayeurs, puis se dirigea vers la pagode.
La destination de ce temple vous amusera.
Cest possible, dit le sous-officier la bouche pleine et riant moi, un rien me distrait. Vous voyez, un poulet et une pagode me suffisent.
Vous savez, nest-ce pas, que les Siamois professent un culte à lusage de léléphant blanc ?
Oui. Les pachydermes sont sacrés. On les encense. Ils sont servis par des prêtres.
Cest cela. Mais les éléphants blancs sont rares. La plupart sont simplement couleur « café au lait », ou nont même quune tache claire sur le dos ou sur la tête.
Quelle douleur pour les fidèles !
Plus grande que vous ne pensez. Le fond de ladoration siamoise nest pas léléphant encore quil soit la plus grosse manifestation de la création vivante mais bien la couleur blanche. Aussi sinclinent-ils devant tout animal de cette teinte.
Alors la pagode contient ?
Un lapin blanc aux yeux rouges.
Parfait, un lapin russe.
Nazir étendit les bras en signe quil ne comprenait pas. Le lapin russe, en effet, est inconnu dans lInde. Le climat ne se prête-t-il pas à son acclimatation, ou bien la grande possession britannique lui est-elle fermée par mesure politique ? Impossible de trancher cette importante question. Toujours est-il que le Ramousi navait jamais ouï parler du rongeur des plaines de la Volga. Il arrivait dailleurs à la porte du temple. Les battants de bronze étaient largement ouverts, et les barres de fer, destinées à les assujettir, étaient posées le long du mur.
Marcel entra avec son guide. Lintérieur formait un parallélogramme long de dix mètres, large de quatre. Au fond et séparé du mur par une étroite ruelle, un piédestal de marbre supportait une cage dorée, dans laquelle se promenait un gros lapin blanc bizarrement accoutré. Lextrémité de ses longues oreilles avait été percée, et des pendants dor sy balançaient. Ses pattes de devant sembarrassaient dans les manches dun veston de brocard, et ses reins étaient ceints dune lame dorée à laquelle était fixée une chaînette, dont lautre bout sattachait à un barreau de la cage. Le joli lapin ! Et quel admirable sentiment de sa dignité ! À lentrée des visiteurs il sassit gravement sur son derrière, la tête droite, ses pendants brimballant à chaque mouvement de ses oreilles. On eût dit quil attendait les marques de respect auxquelles on lavait accoutumé. Marcel, très égayé par cette attitude, passa le doigt à travers les barreaux et gratta amicalement le dos du dieu. Celui-ci dailleurs sembla flatté de cette caresse, car il se rapprocha afin de se livrer plus complaisamment à la main de létranger. Cela le changeait sans doute. Les indigènes, paralysés par la vénération, nosaient prendre de pareilles privautés. Or, chez les lapins comme chez tous les êtres, les honneurs flattent lamour-propre, mais laissent le cur vide.
Du premier coup, Dalvan avait gagné la tendresse du divin rongeur. Donc il lui grattait le crâne quand lobscurité se fit tout à coup. Quarrivait-il ? Le temple était percé de deux ouvertures seulement. La porte et une meurtrière ouverte derrière lautel. La première sétait refermée, et le bruit dune barre de fer glissant dans les crochets démontrait que le hasard nétait pour rien dans cet incident.
On nous enferme, sécria Simplet, Nazir !
Rien ne répondit à cet appel. La ligne lumineuse entrant par la meurtrière produisait une pénombre, mais le jeune homme eut beau regarder autour de lui, il naperçut pas son compagnon.
Ah çà ! reprit Marcel, est-ce quil me ferait une plaisanterie ?
Il courut à la porte et la secoua. Les panneaux de bronze furent à peine ébranlés. La prison était bien close.
Nazir ! appela-t-il encore.
Il lui sembla quun ricanement répondait au dehors, du côté du fleuve. Traverser la salle, grimper sur lautel, au risque des malédictions du dieu Lapin, et couler un regard par louverture fut laffaire dun moment.
Un grondement séchappa des lèvres du sous-officier. Les rameurs couchaient au fond de la pirogue ses amis étroitement ficelés. Ils prenaient place à leurs bancs. Nazir sasseyait à larrière.
Le guet-apens était flagrant.
Misérable ! rugit le prisonnier.
Sa voix fut couverte par le bruissement des joncs ! Il vit lHindou faire un geste, lembarcation séloigner de la rive et disparaître bientôt derrière les massifs verts du bois.
Bouillant de rage, Dalvan quitta son perchoir ; il courut à la porte, se cramponnant désespérément aux lourds vantaux. Efforts inutiles ! Lairain résonna sous les chocs et ce fut tout. Bientôt il comprit linanité de ses tentatives. Il ne serait délivré que par un prêtre ou un fidèle venant adorer sa divinité. Que faire en attendant ? Réfléchir. Deviner doù partait le coup. Tâche ardue, car, dune part, il ignorait les relations de Canetègne avec le Ramousi, et dun autre côté, la façon évidente dont il avait été abandonné lui-même lempêchait de supposer que le coffre-fort visé fût celui de miss Pretty.
Voyons, fit-il après avoir cherché longtemps, raisonnons avec calme. Le papier, que ce brave M. Sagger ma traduit, a évidemment trait à la petite opération dont nous sommes victimes. Jy retrouve la pirogue, les quatre rameurs. Parbleu ! la marchandise qui coûte quarante-huit francs de débours, et que lon revend deux cent mille francs ; cest cette pauvre petite Yvonne. Il se passa la main sur le front. Mais comment ?
Arrivée avant-hier
Ah ! cest bien simple. Un mandarin désirait une femme blanche, il a chargé ce Nazir de lui en fournir une. Oui, ce doit être cela. Ne me souvient-il pas de lhistoire de la petite modiste Blanche Gruson, qui ma si fort réjoui lorsque jétais soldat. Partie à Mandalay pour y faire du chapeau parisien, elle fut remarquée par un lettré, enlevée par son ordre, et elle est aujourdhui princesse, plus ou moins parente du soleil et des étoiles. Je suis sur la voie. Mais Claude, pourquoi lavoir enlevé aussi ? Peut-être a-t-il surpris le but du voyage. Les ravisseurs lont emmené pour quil ne me renseigne point.
Puis par réflexion :
Je le connais aussi, votre but, maîtres drôles. Toujours votre petit papier qui portait exactement la distance de Paknam à Bangkok, ma dit Sagger. Cest donc à Bangkok quil me faut aller pour délivrer Claude, pour délivrer ma chère Yvonne.
Et avec une pointe de mélancolie :
Larracher au mandarin pour la conserver à lautre, celui de France quelle veut épouser. Ah ! en voilà un qui ne saura jamais tout ce quil me doit !
Il demeura pensif, puis avec une résolution généreuse :
Après tout, de ce que je suis malheureux, il nen résulte pas quelle doive être malheureuse. Pas dégoïsme, ami Simplet ! Quand on sauve les gens, cest pour leur conserver la vie, et non pas pour la confisquer à son profit.
Son parti pris, il attendit plus tranquillement. Mais réfléchissant que peut-être sa présence dans le temple serait mal interprétée par les sectateurs du Lapin blanc, il se promit dêtre prudent. Il importait, en effet, de nêtre retardé en rien dans sa mission. Cependant peu à peu limpatience lui vint. Le jour déclinait. La meurtrière ne laissait plus passer quune lumière affaiblie.
Diable ! vais-je rester enfermé la nuit entière ?
La réponse fut prompte. Des pas résonnèrent au dehors, se rapprochèrent de lentrée du temple. Des mains invisibles soulevèrent les barres, tandis quun bruit de voix parvenait au captif. Celui-ci se glissa derrière lautel. Les vantaux tournèrent sur leurs gonds, et dans la nuit tombante, plusieurs personnes entrèrent. En tête marchait un talapoin, reconnaissable à sa tunique monacale. Derrière lui, cétaient des paysans qui, le labeur terminé, apportaient la dîme au vénéré lapin.
De sa cachette, Dalvan assista à un curieux spectacle. Chacun approchait de la cage et glissait entre les barreaux une friandise végétale : tige de maïs, jeune pousse de riz, feuilles de cannelier. Puis il se retirait et dressait un petit monticule de poussière, dans lequel il enfouissait une pièce de monnaie et un papier. Quand tous eurent défilé, ils se retirèrent avec force génuflexions. Le talapoin fouilla les tas de sable, mit dans sa sacoche la monnaie, et à laide dune allumette enflamma les papiers. Comme la fumée montait, il étendit les bras et dune voix éclatante :
Bouddha ! tu le vois, ces fidèles ont versé le tribut à tes serviteurs. Que par lintercession du Lapin blanc, les requêtes contenues dans leurs placets soient bien accueillies de ta Grandeur !
Cette invocation lancée, le prêtre secoua sur le seuil la poussière de ses sandales et sen fut tranquillement, laissant la porte grande ouverte.
Libre enfin ! fit Marcel.
Il sélançait au dehors, mais il se ravisa soudain :
Je suis seul contre tout un peuple, reprit-il, je suis évidemment le plus faible. Cest donc bien simple, il faut être le plus adroit.
Et se rapprochant de lautel :
Petit lapin blanc, échappé à la gibelotte meurtrière, on sincline devant toi
Sois mon égide.
En un instant il eut brisé la chaînette, introduit la main dans la cage et saisi le rongeur qui ne fit aucune résistance. Sans doute, lui aussi sortait volontiers de sa prison. Le seigneur Jeannot sur lépaule, Dalvan gagna la route et se dirigea vers le bois, théâtre des exploits de Nazir. Aux dernières lueurs du jour, il reconnut lendroit où ses amis avaient déjeuné. Un point blanc attira son attention. Cétait un mouchoir, portant brodé à langle ce nom : Yvonne. Comment la jeune fille lavait-elle perdu ? Simplet ne se le demanda pas. Il le pressa sur ses lèvres et le serra précieusement sur son cur, ainsi quun avare cachant son trésor.
Sous la voûte feuillue la nuit sépaississait rapidement. De loin en loin une percée se faisait sur le fleuve baigné dune teinte bleutée par les rayons de la lune. Le lapin agitait les oreilles avec inquiétude, pour ne se rassurer que lorsque son conducteur senfonçait sous la voûte sombre. Le sous-officier songeait :
Jai à parcourir une vingtaine de kilomètres pour atteindre Bangkok ; soit quatre heures de marche. Je ferai un somme en plaine afin dattendre le matin, et alors
comment procéderai-je ?
Il fut distrait par un bruit lointain. On eût dit des halètements sourds.
Cest un vapeur, se déclara-il après avoir prêté loreille
Mais non, car les sons me semblent bien pressés
Parbleu ! ce nest pas un, mais des vapeurs. Que se passe-t-il donc sur le Meïnam ?
Une trouée dans le mur de feuillage se présenta. Marcel se faufila dans les herbes, et la tête émergeant seule, il explora la surface du fleuve. Il ne vit rien. Cependant le bruit grossissait de minute en minute. Bientôt des ombres rapides parurent à la surface de leau, descendant le courant. Elles arrivèrent à hauteur du Français ; elles le dépassèrent.
Mais ce sont des canonnières, murmura-t-il, et siamoises encore. Le pavillon rouge avec léléphant blanc flotte à larrière
Une, deux, trois, cinq, sept, huit
Huit canonnières. Où vont-elles ?
Et se souvenant :
Nos navires ne doivent pas être loin de la côte. Elles vont sopposer à leur passage
Bien, bien. Les amis de la flotte leur frotteront les côtes. Le retour sera moins brillant que le départ.
Insoucieusement il se remit en route. Un kilomètre plus loin il dut sarrêter. Des pas nombreux résonnaient sur la terre.
Quest-ce encore ? Il faut voir sans être vu.
Sur cette réflexion empruntée aux instructions de lécole de tirailleurs, le sous-officier se coucha derrière un bouquet de baliveaux, dont les troncs grêles surgissaient du sol en corbeille. Le lapin, posé à terre et retenu par le fragment de chaînette fixé à sa ceinture, parut apprécier cette halte et se mit à grignoter des herbes. Cest ainsi que Simplet et son nouvel ami Jeannot assistèrent au défilé de larmée siamoise.
Une centaine de cavaliers ouvrirent la marche. Puis linfanterie succéda savançant en bon ordre. Enfin lartillerie portée à dos déléphants. Les lourds pachydermes allaient, le cornac sur le col, la pièce de canon sur le garrot, le pointeur sur la croupe, encadrés par des escouades de servants.
La longue file disparut dans la nuit et Dalvan allait se remettre en route, quand ses regards rencontrèrent à peu de distance un point rouge, brillant, comme incandescent.
Ma parole ! on jurerait un cigare !
Un hennissement de cheval se fit entendre. Deux cavaliers se montrèrent. À dix pas de Simplet ils retinrent leurs montures.
Arrêtons-nous ici, dit lun en excellent français, mon cheval boite, jai peur quune pierre soit prise dans le sabot.
Do as you like, répondit lautre.
Tiens, un English, constata Marcel, et il suit larmée siamoise ? Eh ! eh !
Mais il ouvrit les oreilles en entendant celui qui avait parlé le premier sécrier :
En français, milord, en français. Votre langue est trop répandue dans le pays.
Oh ici, pas de danger que lon nous écoute.
Cest égal. Abondance de précautions ne nuit jamais. Employons le français.
Dalvan eut un sourire silencieux.
Cela me sera plus commode.
LAnglais continuait :
Je ferai ce que vous désirez, seigneur Rolain, mais vous êtes bien lhomme le plus prudent que jaie jamais vu.
Simplet avait tressailli. Rolain, le nom du confident du roi ! Il lavait lu dans les journaux. Du coup il devint très attentif. Les causeurs avaient mis pied à terre. Le conseiller soulevait avec précaution les pieds de son cheval.
Comme cest facile, gronda-t-il, il fait noir comme dans un four ! Navez-vous point dallumettes, milord ?
Si.
Presque aussitôt une petite flamme brilla.
Je vois. Sous le pied droit ce caillou
Ah ! il est encastré sous le fer, je dois employer mon couteau.
Et tout en grattant la corne du sabot :
Quel joli métier ! Heureusement la récompense est proche de la peine.
Son interlocuteur se mit à rire.
Au moins vous ne doutez pas du succès ?
Et comment en douterais-je, milord ?
En tout, il y a une portion de hasard.
Pas dans notre affaire, milord. Les Français ne savent rien de nos projets.
Daccord.
Ils vont se présenter à lembouchure du fleuve, croyant tout le cours navigable ; ceux qui échapperont aux obus des forts séchoueront sur les jonques que lon a coulées, car ils ne donneront pas juste dans le chenal ménagé à deux cents mètres à droite de lîlot Chedi-Pak-Nam.
Cest probable.
Et si lun des bâtiments avait la bonne fortune de sy engager, les torpilles que nous poserons cette nuit même en auraient bientôt raison.
Il me semble, en effet.
Là. Voici mon cheval délivré. Un temps de galop pour rejoindre la colonne.
Les deux hommes remontèrent en selle et partirent en coup de vent. Marcel demeurait comme pétrifié. Ce quil venait dentendre le bouleversait. Les canonnières françaises étaient perdues. En quelques mots, Rolain lavait démontré.
Ces jonques, reposant au fond du lit du fleuve, semaient leau décueils invisibles. Pour augmenter encore le péril, des torpilles barraient le chenal libre. Sans nul doute, les bâtiments ayant à répondre au feu des redoutes, tomberaient sur ces récifs fixes ou mobiles dont rien ne leur décèlerait la présence. Couler ou sauter, pas dautre alternative.
Mais lui, placé sur le chemin des ennemis par un bonheur inespéré ; lui qui avait appris leurs desseins, il devait avertir ses compatriotes. Cétait son devoir de soldat. Il ny faillirait pas. Il reviendrait vers Paknam. Il volerait une embarcation quelconque ; il irait au-devant des vaisseaux français. Et déjà il se levait. Mais une pensée le cloua sur place. Yvonne était prisonnière. Entraîné par une hallucination, il la vit tendant les bras vers lui !
Il lui sembla quau nord, vers Bangkok, dans une clarté, le doux visage de sa sur de lait apparaissait, pâle, épouvanté, sillonné de larmes, et que de sa bouche entrouverte séchappait lappel :
Simplet, à moi !
Il fit quelques pas vers la vision. Alors elle séteignit. La fantasmagorie de son imagination changea de forme. Cétaient des matelots quil voyait maintenant sur le pont dun navire. Avec leurs vareuses sombres, le maillot bleu et blanc dégageant le cou hâlé, le béret en arrière, ils se penchaient sur des affûts, visant les embrasures ennemies. Et à la surface de leau, une torpille animée, vivante, nageait ainsi quun poisson de métal. Elle se rapprochait du bâtiment. Elle allait le toucher, le pulvériser dans une épouvantable détonation.
Puis tout disparut dans un brouillard. Alors, dans les bourdonnements produits par lafflux du sang à son cerveau, Marcel crut distinguer une sonnerie de clairons. Le ralliement au drapeau vibrait en lui, le secouant de ses notes piquées. Il ferma les yeux, joignit les mains :
Pardonne, petite sur, la France dabord.
Dix secondes sécoulèrent. Dalvan ramassa Jeannot et reprit le chemin de Paknam, en murmurant avec un accent intraduisible, mélange dhéroïsme, de désespoir, daffection, dabnégation :
Je reviendrai, cest bien simple !
XXVIEN AVANT !
La nuit savançait quand Marcel aperçut en face de lui la masse sombre de la ville. Lennemi maintenant était proche. Il lui fallait redoubler de précautions afin de nêtre pas découvert.
Heureusement la berge envahie par les hautes herbes offrait une retraite facile au sous-officier. Il se fraya passage à travers les pousses, et immobile, retenant son souffle, il explora la rivière dun il attentif. Le long de lautre rive, cinq canonnières étaient embossées. En se penchant, il distingua un peu en aval de sa cachette, deux autres navires.
Cinq et deux font sept, murmura-t-il. Jen ai compté huit tout à lheure, où est lautre ?
Et curieux, comme un homme persuadé que la vie de braves marins dépend de ce quil verra, le jeune homme se prit à ramper, gagnant du côté des canonnières. Il arriva à leur hauteur. Ancrées à quelques mètres du rivage, elles se balançaient sur leau, entourées de petites lames qui se brisaient contre leur coque.
Bateaux coulés, torpilles, redoutes, et pour finir, si un bâtiment français passe, les canonnières, fit encore Simplet ; quelle embuscade !
Mais, il avait beau regarder, le huitième navire siamois restait invisible. Tout en monologuant, le sous-officier faisait du chemin. Il dépassa les vaisseaux, reconnut lendroit où le matin il sétait embarqué avec Yvonne. Le cur serré, il continua cependant. Le bas du fleuve était masqué par un promontoire. Le courageux Français employa une demi-heure à le contourner. Sa patience devait être récompensée.
En effet, à la surface du fleuve, deux rangs de lanternes salignaient. Entre elles des pirogues se croisaient en tous sens, rayonnant autour dune chaloupe, où elles semblaient venir à lordre.
Dalvan comprit. Les lumières indiquaient la passe libre, les embarcations procédaient à la pose des torpilles. Le piège tendu aux Français se développait sous les yeux de lobservateur. Il regardait de tout son être, établissant des repères afin de retrouver le chenal, notant dans son esprit les points où les torpilles étaient mises à leau.
Lopération touchait à sa fin, car la chaloupe regagnait le bord. Deux hommes en descendirent et disparurent dans une paillotte dressée à quelques pas du rivage. Mais si vite quils y fussent entrés, Simplet avait reconnu la silhouette des personnages rencontrés dans le bois. Ils allaient encore machiner quelque trahison, ourdir une nouvelle trame.
Dalvan pressentit que sa présence à leurs côtés serait utile. Et quoique las, il rampa de nouveau, se traînant sur le sol, les coudes douloureux, les jambes ankylosées, poussé par le désir de savoir.
La paillotte était abandonnée depuis longtemps déjà. Les bambous de la charpente avaient fléchi en maint endroit, les murs de terre sétaient crevassés, la toiture penchait. Des lianes, des arbustes, des ronces, lui faisaient une ceinture de verdure, comme si la nature, pressée deffacer les vestiges du passage des hommes, avait pris soin densemencer le terrain environnant. Évitant de produire le moindre bruit, de froisser les feuillages, retenant les cris de douleur que les crocs acérés des ronces faisaient monter à ses lèvres, il se faufila dans le fourré. Maintenant il était contre le mur même de la paillotte. Les fentes ne manquaient point. Il regarda ! Par le toit déchiré, des rayons de lune filtraient, éclairant lintérieur dune lueur incertaine. Les deux hommes étaient occupés à détacher leurs montures, remisées là lors de leur arrivée.
Ainsi, disait lAnglais, vous êtes certain que la canonnière envoyée à la rencontre des bâtiments français ne les rejoindra pas.
Absolument. Mes ordres sont précis. Elle a dû mettre le cap au sud-est. Les Français arrivant par le sud-ouest
LAnglais eut un rire sonore.
Parfaitement. Les ordres câblés de France ne parviendront pas à leur adresse et
La partie est gagnée, acheva Rolain.
Marcel frémissait de rage. Des ordres du gouvernement français étaient confisqués. Quels étaient les ordres ? Les conspirateurs triaient leurs chevaux au dehors. Et soudain, le jeune homme sentit comme une odeur de musc, il perçut un piétinement dans les herbes.
Brusquement il se retourna. À deux pas de lui, la gueule béante dun crocodile se montrait avec son râtelier de dents aiguës. Dalvan empoigna son revolver, mais une réflexion larrêta :
Si je tire, on me découvre, et alors mes camarades de la flotte sont perdus.
Lanimal fit un pas. Son souffle fétide arrivait jusquau sous-officier. Ses yeux verts luisaient. Il avait faim. Une seconde, un siècle dangoisse sécoula. Un petit cri plaintif se fit entendre. Cétait le lapin blanc qui, terrifié, les oreilles rabattues, la croupe bombée, se pressait contre son compagnon de quelques heures.
Menaçant, le crocodile ouvrit la gueule. Mais prompt comme la pensée, Marcel enleva Jeannot et le jeta entre les formidables mâchoires du monstre. Celles-ci se refermèrent sur leur proie. Le saurien disparut dans le fourré, puis leau du fleuve résonna sous le choc dun corps lourd.
Quest-ce que cest que ça ? cria dans le silence la voix de lAnglais.
Rien, riposta lorgane de Rolain, un crocodile qui prend ses ébats.
Et les sabots de deux chevaux sonnèrent sur la terre. Dalvan sétait relevé, les tempes mouillées de sueur.
Brrr ! murmura-t-il, la vilaine bête ! sans Jeannot
Et déjà remis de son émotion :
Je naimais pas le lapin, conclut-il, désormais jadorerai même la gibelotte !
Tout bruit sétait éteint. Le piège tendu, les Siamois sétaient dispersés. Simplet sortit avec précaution de sa cachette. Plus un homme en vue. Leau du fleuve, moirée par la lune, coulait déserte. Au long de la rive, des pirogues étaient amarrées, mais les rameurs les avaient abandonnées. Ils dormaient sans doute en rêvant à la victoire assurée.
Bientôt Marcel sauta dans une des embarcations. Les pagaies étaient posées sur les bancs. Doucement il détacha lesquif et sabandonna au courant, se maintenant dans lombre de la berge. Une heure après, ayant passé inaperçu sous les canons des redoutes, il atteignait lextrême-pointe de lestuaire du Meïnam. Et là, harassé, il dissimula la pirogue dans les joncs géants, puis sétendant au fond, il ferma les yeux et sendormit.
Le jour vint. Et avec lui le réveil et la souffrance. La faim tordait les entrailles du sous-officier. Sortir de sa retraite, impossible. Il aurait été découvert, signalé, poursuivi, pris. Un soleil ardent ruisselait en cascade de feu. Mâchonnant des tiges de jonc pour leurrer son appétit, le jeune homme demeura tout le jour sous cette ardente averse.
La tête brûlante, les yeux troubles, il scrutait lOcéan. Vers quatre heures, il eut un cri de joie. Tout là-bas, au fond de lhorizon, des points noirs se montraient, couronnés dun panache de fumée. Il en compta trois. Les points grandirent, devinrent distincts. Cétaient les navires français. Alors le sous-officier oublia tout, ses fatigues passées, le danger présent. Il saisit les rames, guida la pirogue hors du fourré aquatique, et se mit à nager vigoureusement vers la haute mer.
Des cris partirent des redoutes, des balles ricochèrent sur leau. Mais son allure nen fut pas ralentie. Il allait, secoué maintenant par la houle, approchant de la barre qui formait un rempart liquide devant lui. Dun maître coup daviron, il enleva lembarcation, franchit lobstacle et fila droit sur le plus rapproché des steamers, au grand mât duquel flottait la flamme du commandement.
Déployer son mouchoir, lagiter, fut la première pensée du sous-officier. Sa manuvre attira lattention des navires. Ils stoppèrent. Une chaloupe mise à leau se dirigea bientôt vers la pirogue. Vingt minutes plus tard, Marcel sautait sur le pont de la canonnière qui marchait en avant.
Quel est ce bâtiment ? demanda-t-il.
LInconstant, accompagné de la Comète et du Jean-Baptiste Say.
Qui commande à bord ?
Cest moi, fit un officier portant les insignes de capitaine de frégate.
Il dardait son regard clair et froid sur le jeune homme. Celui-ci ne baissa pas les yeux.
Je suis le capitaine Bory, à qui vous vouliez parler, sans doute.
Sans doute, capitaine, car depuis vingt-quatre heures, caché dans les roseaux du rivage, je guette votre arrivée
sans avoir rien à me mettre sous la dent du reste.
Lofficier parut frappé de la réponse.
De quoi sagit-il ?
Simplement de vous signaler une embuscade.
Et à grands traits le sous-officier raconta ce quil avait vu et entendu. Le marin écoutait sans faire un mouvement. Seules, les contractions de sa face brune et énergique dénotaient lintérêt quil attachait à ce récit. Quand Dalvan eut fini, il lui serra la main.
Merci, monsieur.
Cétait la seconde fois quun représentant de la France adressait ces mots au voyageur.
Votre nom ? reprit le capitaine Bory.
Marcel.
Cest un prénom cela ?
Je nen ai pas dautre, au moins jusquà nouvel ordre.
Lofficier sinclina :
Je ninsiste pas.
Il se retourna vers son second, qui attendait ses ordres à quelques pas.
À la timonerie. Appelez à bord le lieutenant de vaisseau Dartige de Fournets et le capitaine Gicquel.
Puis sadressant à Marcel :
Les commandants de la Comète et du Jean-Baptiste Say qui maccompagnent. Nous allons tenir conseil. Veuillez y assister. Vos renseignements seront précieux.
Il regarda le ciel quenvahissaient de lourds nuages gris.
Il va pleuvoir, murmura-t-il pensif. La nuit sera obscure. Qui sait !
Marcel séloigna et se promena sur le pont. Les matelots dévisageaient cet inconnu, qui apparaissait brusquement pour apporter des nouvelles assurément graves, puisque les signaux appelaient les commandants de la flottille sur lInconstant. Mais aucun ne lui adressa la parole. Chez ces hommes de devoir, accoutumés à lobéissance passive, la curiosité nest point indiscrète. Leur commandant savait de quoi il retournait, cétait suffisant. Il donnerait, le moment venu, les ordres nécessaires, eux les exécuteraient et tout serait dit. Cest cette insouciance du péril, cet abandon complet de leur existence à leurs officiers qui expliquent lhéroïsme déconcertant, laudace inouïe de nos marins.
Cependant un quartier-maître vint avertir Simplet quon lattendait dans la cabine du commandant.
Penchés sur une carte de lembouchure du Meïnam, les trois officiers sentretenaient vivement. À lentrée du voyageur ils se turent, et le capitaine Bory lui demanda :
Monsieur Marcel, voulez-vous répéter à ces messieurs ce que vous mavez rapporté tout à lheure ?
Volontiers.
Allez lentement. Nous suivrons sur la carte.
Alors, Simplet rappela les incidents de son retour vers Paknam. Il dit la rencontre des canonnières, de larmée siamoise, la conversation de Rolain avec lAnglais, puis sa course à travers la nuit, sa station au coude du fleuve, doù il avait vu les bateaux placer les torpilles. Ici, les officiers larrêtèrent.
Savez-vous lire une carte ?
Parfaitement.
Alors, tenez. Voici le cours du fleuve, la presquîle dont vous parlez
Où étiez-vous le plus exactement possible ?
Dalvan se pencha sur le plan.
Cest aisé, fit-il après un rapide examen. Voici la paillotte où le seigneur Rolain et son ami lAnglais avaient abrité leurs chevaux. Elle se trouvait à une centaine de mètres à gauche de mon observatoire.
Et marquant de longle un point sur la carte :
Jétais ici.
Les marins échangèrent un regard de satisfaction.
Bien ! sécria le capitaine Bory ; placez-vous par la pensée à lendroit que vous désignez et dites dans quelle direction étaient placés les feux qui, à votre avis, bordaient le chenal libre.
Marcel tressaillit. Il considéra ses interlocuteurs. À leurs yeux brillants, à je ne sais quoi déclatant dans leurs physionomies, il comprit que déjà, dans leur esprit, avait germé la volonté de franchir les obstacles accumulés devant eux. Ce quils lui demandaient cétait la route à suivre. Un instant il se recueillit, hésitant presque à assumer la lourde responsabilité qui lui venait des circonstances. Une erreur pouvait entraîner la perte des navires, la mort des braves gens qui les montaient. Mais le souvenir lui revint net, précis. Il avait gravé dans son cerveau tous les détails de la scène nocturne.
Et lentement, il traça une ligne partageant le Meïnam en deux parties inégales.
Ce doit être cela, firent les officiers.
Simplet les regarda.
Oui, expliqua le capitaine Bory, le chemin habituel des bâtiments est plus rapproché de la rive gauche. Ils ont songé à tout, ces bons Siamois, même à déplacer le chenal. Une seule chose leur a échappé : cest quun homme de cur pouvait se cacher dans la nuit pour surprendre leur guet-apens.
Et sans laisser au jeune homme le temps de répliquer.
Avant de regagner votre pirogue, continua-t-il, ne désirez-vous rien de nous ?
Dalvan sursauta :
Regagner ma pirogue !
Oui, nous sommes décidés à tenter laventure. Le pavillon français ne peut pas être tenu en échec par des Siamois. Mais il nest pas nécessaire de vous entraîner dans le danger, puisque après tout vous nappartenez pas à nos équipages.
Le sous-officier fit la grimace, puis :
Vous mavez prié de vous dire si je ne désirais rien de vous ?
En effet.
Eh bien, je désire deux choses.
Voyons ?
La première, rester à bord de lInconstant.
Et comme les marins esquissaient un geste.
Oh ! je sais bien, dans la marine vous avez le mépris des terriens. Bien sûr, nous nallons pas sur leau aussi bien que les matelots, mais pour aller au feu
Les officiers se mirent à rire.
Soit, vous restez à bord. Et votre seconde demande ?
Ma seconde ? Ah oui ! faites-moi donner à manger, je tombe dinanition.
Un peu après, tandis que le lieutenant Dartige de Fournets et le capitaine Gicquel retournaient à leurs bâtiments respectifs, Dalvan dévorait un biscuit sur lequel samoncelait une tranche de buf conservé. Il mangeait sur le pouce, sans façon, ayant obstinément refusé de quitter le pont. Il voulait voir. Voir autant que possible, car la nuit venait. De plus, une pluie fine commençait à tomber, crépitant sur les lames.
Soudain une colonne de fumée séchappa des tuyaux de la machine, lhélice battit les flots, et lInconstant piqua droit vers lestuaire du Meïnam, suivant le Jean-Baptiste Say qui était passé en tête. La Comète venait la dernière.
Au même instant, le bateau-phare, situé en avant de lîlot de Chedi-Pak-Nam, sallumait, et les rayons de son feu blanc éclairaient la marche des croiseurs français. La côte se noyait dombre. Et cétait émouvant de songer que, dans lobscurité, des canons chargés étaient prêts à vomir des obus sur ces navires, qui filaient sans souci des dangers échelonnés sur leur route. On atteignit la barre.
Ils ne veulent pas tirer, se dit Marcel, ils pensent que leurs torpilles suffiront.
Il achevait à peine que des éclairs sillonnèrent la rive gauche, bientôt suivis de détonations assourdies. Aussitôt les batteries de la rive droite tonnèrent. À son tour lîlot Chedi sembrasa. Et le Jean-Baptiste Say, atteint dans ses uvres vives, alla séchouer à la côte.
LInconstant et la Comète ne sarrêtèrent point pour lui porter secours. Les minutes étaient comptées. On ne pouvait espérer réussir quen surprenant lennemi par la rapidité des évolutions. La voix du capitaine Bory séleva :
Forcez les feux !
Les cheminées lancèrent des tourbillons de fumée noire, la membrure du navire vibra sous la rotation accélérée de larbre de couche, lhélice se tordit sous les eaux et le croiseur embouqua la passe. Les batteries faisaient rage. Comme un tonnerre continu les canons grondaient. Un ouragan de fer sabattait autour de lInconstant. Il fallait se hâter plus encore.
Maître mécanicien, cria encore le capitaine, forcez la vapeur !
Impossible, capitaine, maximum de pression.
Chargez les soupapes !
Après cet ordre, un silence ; puis sous les coups sourds des pistons, les plaques de couche sautaient avec des tintements métalliques, et tous ces bruits, unis au sifflement de la vapeur, couvraient le fracas de lartillerie.
Un ronflement, un choc, un éclatement. Dans une gerbe de feu, la canonnière parut un instant, puis tout rentra dans lombre. Un obus venait de tomber à quelques pas de Marcel, tuant trois hommes. Et le vaisseau eut comme un sursaut. Toutes les pièces avaient fait feu en même temps. Cétait la première riposte des Français. On atteignait lextrémité de la passe. On allait retrouver la rivière libre dembûches. La zone la plus dangereuse était franchie.
Mais un remous épouvantable se produisit. Une vague énorme, géante, monta à dix mètres de haut, secouant les eaux ainsi quune commotion volcanique. Une torpille avait sauté à larrière de lInconstant. Sous leffort de la lame, le steamer pivota sur lui-même, se plaçant en travers du courant.
La barre à tribord
toute ! rugit le capitaine Bory.
Et soudain, comme un cheval ramené par un habile cavalier, lInconstant se relève et reprend sa course folle. Il va, couronné de vapeurs noires que les étincelles sèment de rubis, il va crachant les obus. Dans lombre une silhouette se dessine. Cest une canonnière siamoise qui sest mise en travers du fleuve pour arrêter lélan des navires français. LInconstant ne se détourne pas. Un choc épouvantable a lieu, et le vaillant vapeur continue sa charge héroïque, après avoir coupé de son éperon lavant du vaisseau ennemi qui sengloutit lentement.
Intimidée, la flotte siamoise nose poursuivre les braves bateaux qui ont accompli un des plus beaux faits darmes de la marine française.
Hors de portée des forts, les canonnières ralentissent leur allure échevelée. Ils nont plus rien à redouter. Il y a bien encore une redoute à Paklet, à quelques kilomètres plus haut, mais on ne la pas mise en état. À quoi bon ? Les prévisions les plus pessimistes nadmettaient pas que les Francs arriveraient jusque-là. Et lInconstant, ayant dans son sillage la Comète qui na été atteinte par aucun projectile, mouille à Bangkok, en face du Consulat français. Deux cent quinze marins de Gaule tiennent sous une menace de bombardement une ville de trois cent mille habitants.
Et tandis que ces braves se réjouissent, Marcel, accoudé au bastingage, considère la cité des Thaï ; il regarde la foule qui grouille sur les plates-formes des maisons flottantes, ahurie de la venue des Francs. Doucement, il se dit :
Cest ici que ma chère petite Yvonne est prisonnière. Il sagit de la retrouver maintenant que jai sauvé les autres !
XXVIIÀ BANGKOK, À SAÏGON
Dès le lendemain, Marcel se fit conduire à terre, et dans le dédale des ruelles, parmi la foule grouillante et bavarde, il chercha les traces de Claude, dYvonne.
Ils devaient être à Bangkok. Le raisonnement le lui avait démontré ; son instinct le confirmait dans cette pensée.
Il avait le sentiment que Mlle Ribor était près de lui. Sa tendresse lui donnait une sorte de double vue, et dans les ondes du vent qui frôlaient son visage il croyait reconnaître parfois lhaleine de sa compagne de lutte. Mais ses démarches demeurèrent dabord vaines. Durant plusieurs jours, il fureta sans succès dans tous les quartiers de la ville, repassant vingt fois par les mêmes voies, interrogeant les passants ébahis, les agents des consulats. Toujours il revenait au fleuve, et dans son esprit simplantait la conviction que sur ses rives sa « sur » était prisonnière.
Pourtant rien ne venait corroborer cette obsédante idée. Cependant il ne désespérait pas. Chaque matin il quittait le vapeur pour y revenir chaque soir, brisé de fatigue, anéanti par la chaleur, mais décidé à reprendre ses investigations.
Enfin, un soir, un peu avant le crépuscule, Dalvan, arrêté sur le quai, considérait dun il distrait les maisons flottantes, quà lapproche de la nuit leurs habitants rapprochaient de la rive, à grand renfort de perches et de glapissements. Soudain il tressaillit. À son oreille venait de résonner une voix connue. Il tourna les yeux dans la direction du son et demeura immobile, stupéfié par la façon dont lui arrivait le renseignement si ardemment cherché.
À deux pas de lui, lAnglais entrevu sur les bords du Meïnam, dans la nuit terrible où se préparait le massacre des marins français, causait avec un autre Européen. Le gentleman ne le voyait pas, masqué quil était en partie par langle dune baraque en planches, et tranquillement il disait :
Entre nous, je ne crois pas que ces deux prisonniers soient des otages sérieux.
Deux prisonniers ! répéta tout bas Simplet, cest deux quil sagit !
LAnglais continuait :
Mais cet Hindou, un rusé coquin, a persuadé le roi. Il ne faut pas le contrecarrer. En faisant son jeu, il fait le nôtre. Et puisque le chef vénéré des Siamois écoute plus volontiers vos conseils de résistance aux Français, depuis quen son palais il garde cette fillette insignifiante et ce garçon de peu, aidons franchement le Nazir. Gagner du temps est tout pour nous à cette heure. Plus la solution des difficultés pendantes tardera, moins les Français bénéficieront de leur audacieux coup de main. Bons soldats, les Français, mais pauvres diplomates !
Les causeurs se remirent en marche et séloignèrent lentement, tandis que Simplet, tout pâle, restait à la même place, étourdi, ivre de joie, frémissant sous les coups de son cur affolé, qui bondissait éperdument dans sa poitrine. Yvonne était au palais du roi ! Quallait-il faire ? Pendant quil sinterrogeait, la nuit tombait rapidement, noyant toutes choses dune teinte indécise. Du fleuve, une buée légère montait, et dans lindigo profond du ciel, les étoiles sallumaient, troupeau de soleils errant à travers linfini.
Cest lheure de rentrer à bord, murmura enfin le jeune homme. Mais secouant la tête : Rentrer, reprit-il, quand lombre propice mentoure, quand, peut-être avec un peu dadresse, je pourrais, sans crainte de surprise, découvrir la prison de mes amis !
Et après un silence :
Ils sont dans le palais, mais en quel endroit ?
Un grand quart dheure encore il réfléchit. Les maisons qui bordent le fleuve séclairaient, renfermant le cours deau dans une ligne de feu. À droite, un vaste espace noir frappa les regards de Dalvan.
Le mur de briques du palais, se dit-il, et avec un sourire, cest par là que je dois tenter de forcer lentrée de la résidence royale, puisque cest la seule partie qui reste plongée dans lobscurité.
Alors il se rapprocha du bord du Meïnam, et se penchant, il inspecta soigneusement les environs. Bientôt il distingua une pirogue encore munie de ses pagaies. Sans doute un habitant de lautre rive, en visite sur celle où il se trouvait, lavait amarrée là, toute prête à le ramener à son logis. Prudemment, Dalvan se glissa jusquà lembarcation, et ayant détaché la corde qui la retenait à la rive, saisit les avirons. Évoluant entre les maisons flottantes, il remontait le courant. En peu dinstants, lesquif atteignit la zone obscure avoisinant lenceinte royale et se confondit avec lombre.
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
À la même heure, dans une salle du chalet bizarre située à gauche de la cour dhonneur du palais, Claude et Yvonne dînaient tristement. Nazir les servait. Avec leffronterie cynique de sa race, le Ramousi sétait métamorphosé dami en geôlier.
Après leur sommeil causé par un narcotique puissant, les jeunes gens sétaient réveillés captifs en lendroit où ils étaient encore. Tout surpris de se voir dans une maison, alors quils se souvenaient davoir fermé les yeux sous le dôme vert de grands arbres, ils avaient couru aux fenêtres. Dun côté, le palais bizarre du monarque siamois avait frappé leurs regards. Du côté opposé, un étroit couloir séparait lhabitation dun mur de briques dont la crête dépassait la hauteur de la croisée. Et comme ils appelaient, lHindou parut, accompagné de soldats siamois. En riant il raconta à ses prisonniers comment il les avait amenés à Bangkok. À leurs protestations indignées, il répondit seulement par des railleries et conclut ainsi :
Il est sage de supporter ce qui ne peut être empêché. Soyez sages, et bientôt vous serez délivrés.
Depuis cette heure, il avait servi les Européens avec beaucoup de soin, laissant seulement la porte ouverte lorsquil entrait, afin que Claude pût apercevoir les soldats en faction au dehors. Cette vue était pour calmer toute velléité de résistance chez le « Marsouin » qui, sans elle, aurait certainement étranglé le vilain personnage.
Pour obtenir cette garde dhonneur, le Ramousi avait audacieusement trompé le souverain, en présentant ses prisonniers comme des otages précieux, dont la capture faciliterait sans doute le triomphe des négociations diplomatiques avec la République française.
Les jours avaient passé, tristes, lents, monotones. Claude sexaspérait, Yvonne se désolait. Dabord elle avait attendu Simplet, elle navait pas douté quil viendrait à son secours. Mais à mesure que le temps sécoulait, son espoir sétait transformé en inquiétude. Puisquil ne paraissait pas, il lui était donc arrivé malheur. Maintenant elle se ressassait cette pensée funèbre. De longues heures, elle restait assise, sans une parole, sans un mouvement. À présent quils étaient séparés, lui et elle, la jeune fille savouait son affection. Ah ! pourquoi sétait-elle condamnée au silence ? Si elle avait eu le courage de parler, nul doute que Simplet laurait aimée. Il serait son fiancé, tandis que par ses plaisanteries, plus tard par sa réserve, elle lavait éloigné delle-même. Elle se promettait, si jamais le sort les réunissait de nouveau dêtre plus franche. Bientôt un nouveau sujet de crainte apparut à Mlle Ribor. Le Ramousi devint galant, empressé auprès delle. LHindou qui, au début, ne se montrait que rarement, faisait des visites fréquentes à ses prisonniers, et son regard noir, aigu, brûlant, ne se détachait plus de la jeune fille. Une fois même, profitant de ce que Claude était absorbé par une lecture, il dit à Yvonne :
Les Ramousis sont la race la plus noble de lInde. Bientôt jaurai beaucoup dargent. Alors je prendrai pour femme la vierge que jai choisie.
Elle ne répondit pas, troublée par léclat insoutenable des regards de Nazir. Il reprit :
Celle-là nest pas de ma caste. Je romprai pour elle avec les miens ; je consentirai à navoir plus damis, plus de famille. Celle-là, jeune fille, cest toi.
Yvonne se leva sans prononcer une parole et alla sasseoir à côté de Claude. La complication qui se produisait lavait remplie dépouvante. Pauvre oiseau en cage, elle palpitait sous lil dun maître, auquel il suffirait détendre la main pour la saisir. Sa terreur aidant, sa tendresse pour Marcel grandissait encore. Elle lappelait de tous ses vux, de toute son âme.
Huit jours déjà, murmura-t-elle, poursuivant à haute voix sa pensée intime, huit jours et il na point paru !
Claude avait levé la tête. Il regarda la jeune fille avec tristesse, sans répondre.
Pourquoi ne vient-il pas ? Jai peur. Cette absence mépouvante. Je me demande si le misérable qui nous garde na pas tué notre ami.
Tué. Si je le pensais !
Bérard, tout pâle, sétait dressé. Déjà, il avait eu cette idée. Bien des fois, le front collé à la vitre, en regardant passer dans la cour du palais les mandarins, courtisans du roi, il sétait anxieusement posé la question qui venait aux lèvres de Mlle Ribor. Pour ne pas tourmenter sa compagne de captivité, il avait gardé le silence, refoulant au fond de lui-même sa douloureuse rêverie. Et maintenant quelle-même exprimait la crainte dont il était assiégé, il ne trouvait rien à lui dire pour la consoler.
Ainsi, dit-elle après un instant, vous supposez, comme moi ?
Non, jespère que vous vous trompez.
Pourquoi tenter de me donner le change ? fit-elle violemment. Vous le croyez mort, dites-le donc.
Et avec un accent déchirant.
Mort pour moi, pour moi seule ; mort en me croyant indifférente à son dévouement, en maccusant peut-être dingratitude !
Des larmes coulaient sur ses joues, elle se tordait les mains dans une crise de désespoir. À ce moment, du côté du mur de briques qui séparait la demeure royale du fleuve, un sifflement retentit. Faible, avec des modulations bizarres, le bruit se renouvela. Les prisonniers sétaient tus. Ils écoutèrent, une flamme despérance dans les yeux. Un choc léger fit vibrer les carreaux. Claude courut à la fenêtre.
Cest un signal ! exclama-t-il en ouvrant.
Yvonne le rejoignit, et tous deux, penchés sur la barre dappui, sondèrent du regard le couloir obscur ménagé entre la maison et lenceinte. Un souffle passa dans lespace.
Yvonne
en haut
sur le mur.
Elle leva les yeux, et accroupie sur la crête, à quelques pieds delle, elle aperçut la silhouette sombre dun homme. Elle ne pouvait distinguer ses traits, mais son cur le reconnut, et dune voix brisée, la poitrine haletante, elle sécria :
Simplet ! cest toi enfin. Ah ! comme je tai attendu
Les instants sont précieux. Cest Nazir qui vous a amenés ici ?
Oui, ce traître nous a livrés aux Siamois. Nous sommes des otages, et les guerriers de Somdeteh Phra Chalulong nous gardent.
De ce côté, je ne vois aucun factionnaire.
Ils ne supposent pas que lon puisse franchir la muraille.
Alors, cest bien simple : cest de ce côté que nous tenterons de vous arracher aux mains du seigneur Nazir. Veillez.
Yvonne se rassurait en entendant son frère de lait. Il lui semblait que le danger sécartait delle. Tout à coup elle vit Simplet faire un mouvement. Le bruit dune fenêtre brusquement ouverte parvint jusquà elle, puis un coup de feu dont léclair livide illumina le couloir, et puis la chute dun corps lourd dans leau.
Éperdue, elle regarda la crête du mur ; Marcel avait disparu. Le jour se fit dans son esprit. Simplet avait été aperçu, on avait tiré sur lui ; il était tombé dans le fleuve. Elle eut un cri de rage folle, puis ses genoux se plièrent, et elle saffaissa près de la fenêtre en sanglotant :
Ils lont tué ! Ils lont tué ! Ils ont tué mon âme !
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
Canetègne débarqué à Saïgon, ainsi quil lavait dit à son complice Nazir, sennuyait ferme en attendant lheure où le Ramousi lui livrerait Mlle Ribor. Pour se distraire, il avait « rayonné » autour de la ville, utilisé le tramway de Saïgon à Cholon, le chemin de fer de Saïgon à Mytho, fait de longues promenades sur la rivière profonde qui réunit la capitale de la basse Cochinchine à la mer, sur les arroyos nombreux où les barques glissent sur un tapis de floraisons aquatiques, tandis que des arbres, dont les cimes se rejoignent en voûte, pendent, multicolores et embaumées, des grappes de fleurs.
Mais loin de la cité, il éprouvait une vague inquiétude. Vraiment, il ne se sentait rassuré que lorsquil se trouvait en face du palais du lieutenant-gouverneur, non quil admirât lédifice un des plus beaux de lextrême Orient mais parce que de là il pouvait surveiller les allées et venues de tous les étrangers. Avec raison il pensait que, si ses adversaires échappaient au Ramousi, ils viendraient à Saïgon continuer leurs investigations, et quils se livreraient ainsi à sa discrétion.
Pour leur enlever toute chance de lui brûler la politesse, il sétait lié avec un secrétaire du gouvernement. Il sétait donné pour un voyageur curieux darchéologie, et avec son nouvel ami de son nom Chapousse, de Marseille il avait visité tous les monuments de la colonie, depuis la cathédrale jusquau dock flottant, sans oublier la chambre de commerce, les collèges dAdran et Chasseloup-Laubat, les bassins de larroyo Rack-Can-Saù, anciens viviers où lon gardait les crocodiles destinés à lalimentation. Avec une patience imperturbable, Giraud cest le nom demprunt quavait pris lennemi dYvonne écoutait les dissertations de son verbeux ami, apprenant tout ce qui se passait au Gouvernement, en même temps que lhistoire de la Cochinchine, le nombre des élèves indigènes se livrant à létude du français, et une foule dautres renseignements dont il se souciait comme de lan VIII.
Il ne souffrait aucunement du climat. La maladie qui lavait défiguré, qui avait changé le timbre de sa voix phénomène fréquent dans la variole avait aussi profondément modifié son tempérament. De gras, il était devenu maigre, et la chaleur, qui le faisait souffrir jadis à Lyon, lui semblait très supportable dans la contrée torride quil parcourait aujourdhui.
Cependant il commençait à trouver le temps long, lorsquun incident vint transmuer en rage lennui du commissionnaire. Un matin, une dépêche, envoyée de Paknam (Siam), arriva au Gouvernement ; elle était « confiée aux bons soins » du lieutenant-gouverneur, pour être remise, à larrivée du yacht Fortune, à miss Pretty. Chapousse, chargé de la commission, montra le télégramme à son ami avec force imprécations contre les Siamois, et Canetègne lut les lignes suivantes :
Miss Pretty Gold, à bord du yacht « Fortune » en rade de Saigon.
Prière à M. le Lieutenant-Gouverneur veiller à remise exacte. Claude, Yvonne captifs, près Bangkok, bandits siamois. Rançon : cent mille piastres ou mise à mort.
Réponse urgente.
Nazir.
Palais du Roi Bangkok.
Dire la rage du commissionnaire est impossible. Il se voyait joué par son complice. Pas un instant il ne crut à lhistoire de brigands imaginée par le Ramousi.
Ainsi cet Hindou, ce demi-sauvage, que lhomme daffaires véreux dédaignait, reprenait tranquillement lopération pour son compte. Il allait réaliser un gros bénéfice et laisser Canetègne plus empêtré que jamais.
Devant lami Chapousse, lennemi de Mlle Ribor dissimula ; mais une fois seul, il se livra à des transports de colère dont le mobilier de son logis porta les marques. Deux chaises brisées, une table fendue par le milieu, des calebasses pulvérisées restèrent sur le champ de bataille, innocentes victimes de la coquinerie de Nazir. Puis après lemportement vint le raisonnement. Canetègne se prit la tête à deux mains, fit bouillonner la ruse dont sa cervelle était saturée, et finalement poussa une exclamation de triomphe.
Je suis méconnaissable, se déclara-t-il. La maladie a fait de moi un autre personnage. Profiter de la situation est labc de la lutte pour la vie. Je veux désormais vivre au milieu de mes adversaires et profiter de leur moindre bévue. Masqué, jai lavantage, puisquils restent pour moi à visage découvert.
Il riait. Son visage couturé par la variole était plus laid encore dans la joie que dans la colère. Et cependant il se contemplait avec satisfaction dans son miroir.
Té ! fit-il, le diable lui-même ne me reconnaîtrait pas. Je suis hideux, mais je men moque ; ce nest pas à un mariage damour que je veux contraindre cette petite Yvonne, mais à un simple mariage de sûreté.
Dans sa joie, il expédia à Mlle Doctrovée, son associée de Lyon, un peu négligée par lui depuis quelque temps, un cablogramme amical :
Saïgon.
Compliments. Envoyez nouvelles Bangkok. Maison prospère.
Canetègne.
À partir de ce moment, le vilain personnage ne quitta plus la ville. De lagglomération saïgonaise il sembla se désintéresser, pour concentrer toute sa sollicitude sur le palais gouvernemental et sur la rade. Il faisait de longues stations au bord de la rivière, devant lhôtel du représentant des Messageries maritimes. Il senquérait des entrées et des sorties du port, agissant, en un mot, comme sil guettait larrivée damis impatiemment attendus.
Sa persévérance fut bientôt récompensée. Le yacht Fortune, un beau matin, remonta le Dong-Naï et la rivière de Saïgon, et jeta lancre à quelques mètres de lendroit où se tenait le commissionnaire. À lombre dun aréquier, celui-ci vit les matelots mettre un canot à flot, miss Pretty et William Sagger y descendre, et quand lembarcation toucha la rive, lAméricaine laperçut debout, le chapeau à la main, courbé en un salut respectueux.
Elle neut pas le temps de demander quel était le personnage qui la recevait ainsi sur une terre inconnue. Le faux Giraud sapprocha, lui tendit la main pour laider à débarquer et dune voix insinuante :
Miss, dit-il, permettez-moi une simple question, êtes-vous la fille du roi de lAcier ?
Oui, fit-elle en réprimant avec peine un mouvement de répulsion causé par la laideur de son interlocuteur.
Oui, alors mon ami est sauvé.
La jeune fille le considéra avec surprise :
Votre ami !
Quel ami ?
Je vous prie de mexcuser, miss, mais je nai pas été maître de ma joie. Une dépêche de Siam annonçait votre venue, et je vous attendais depuis plusieurs jours.
Vous mattendiez, pourquoi ?
Parce que lon vous dit aussi bonne que riche, aussi riche quennuyée ; jespère que vous me prêterez votre concours pour délivrer un explorateur que jaccompagnais, et qui est resté, dans le haut Tonkin, prisonnier des Muongs.
LAméricaine avait tressailli.
Un explorateur ? questionna-t-elle. Quel est son nom ?
Antonin Ribor.
Elle eut un léger cri. Celui que cherchaient ses amis était retrouvé. Il foulait cette terre indo-chinoise, où elle venait de prendre pied.
Nous avons remonté le Mékong, continuait dun ton ému le commissionnaire, mais au coude du 20e parallèle, les rapides devenant nombreux, nous quittâmes le fleuve pour rejoindre, à travers les montagnes, le cours de la rivière Claire et le Song-Coï ou fleuve Rouge. Cest durant ce voyage que mon malheureux ami fut pris par les Muongs. Moi-même, blessé, je fus capturé par un des détachements siamois qui parcouraient indûment la rive gauche du Mékong. De poste en poste je fus ramené au Cambodge, et du pays des Kmers je pus revenir à Saïgon.
Il sarrêta ; miss Pretty lui avait saisi les mains.
Comptez sur moi, monsieur
Elle cherchait le nom.
M. Giraud, dit-il, pour vous servir.
Eh bien, monsieur Giraud, nous quitterons Saïgon ce soir même ; notre rencontre me dispense des recherches que je venais faire ici. Nous retournerons à Paknam, où je dois reprendre des passagers, et de là, nous nous lancerons à la délivrance de M. Ribor.
Puis coupant court aux remerciements du pseudo-explorateur :
Mais vous parliez tout à lheure dune dépêche annonçant ma venue.
Reçue au gouvernement. Je lai appris par un secrétaire de mes amis, M. Chapousse.
Une heure plus tard, miss Pretty avait en sa possession le cablogramme de Nazir. Elle ne sen émut point. Une rançon de cent mille piastres nétait point pour la troubler. Et même elle se confia tout bas quil lui était agréable dappliquer cette somme à libérer Claude Bérard.
Sous couleur de préparatifs de départ, Canetègne sesquiva ; mais, vers quatre heures du soir, il se rendit à bord du Fortune. Quelques minutes après, le yacht, guidé par un pilote, descendait la rivière de Saïgon, emportant dans ses flancs lennemi de Mlle Ribor. La ruse du négociant avait pleinement réussi.
Le 28 juillet au matin, le steamer dut mettre en panne à lembouchure du Meïnam. Le blocus du fleuve était établi, et des vaisseaux de guerre croisaient devant la passe de Paknam. Cela dura jusquau 1er août. Le blocus devint moins sévère, et le yacht, après explications préalables, fut autorisé à poursuivre sa route. Le 2, il atteignit Bangkok, et tout aussitôt miss Pretty, escortée de William Sagger, du faux Giraud et du capitaine Maulde, se fit mener à terre et se dirigea vers lentrée du palais du roi.
Elle portait sur elle la rançon que le ramousi Nazir avait réclamée par dépêche.
XXVIIISIMPLET DEVIENT CHIMISTE
Du sommet du mur de briques, Simplet avait sauté dans le fleuve sans blessure heureusement. Le grincement de la fenêtre, ouverte par le geôlier hindou, lavait averti à temps, et au moment où ce dernier faisait feu, le sous-officier sétait précipité. Grimper dans sa pirogue, amarrée près de là, séloigner à force de pagaies et se réfugier dans un magasin flottant pour y achever la nuit, telles furent les premières préoccupations du jeune homme.
Une fois installé, il sendormit. Ses vêtements mouillés se collaient sur son corps, mais latmosphère était si tiède, le clapotis des eaux si berceur quun Sybarite même, en semblable position, naurait pu résister au sommeil. Bien avant le jour, Simplet se réveilla. Là-bas, au milieu de la rivière, en face du consulat français, il apercevait les feux de position des canonnières ; mais il était encore trop tôt pour revenir à bord. Il sassit et se prit à réfléchir :
La situation sest améliorée, se dit-il, je sais où sont détenus mes amis. Le problème est donc bien simple, il sagit de pénétrer dans leur prison et de les délivrer.
Comme on le voit, il continuait à trouver simple une aventure qui eût paru compliquée à beaucoup de bons esprits. Dailleurs, la solution ne vint pas tout de suite ; Simplet eut beau plisser son front, élever et abaisser ses sourcils, se livrer enfin à la mimique de la réflexion intense, ses combinaisons se brisaient toutes contre lenceinte du palais, ou contre la pointe des baïonnettes des soldats chargés de la garde des postes. Et pourtant, après une demi-heure, il hocha la tête dun air satisfait :
Lescalade ne vaut rien ; il faut passer devant les hommes de garde, sans être arrêté par eux. Premier point acquis.
À lorient, le ciel séclairait. Le crépuscule rapide des pays chauds commençait, jetant des teintes grises sur la ville.
Oui, répéta le jeune homme, il faut passer inaperçu.
Ses yeux erraient distraitement autour de lui. Tout à coup ils se fixèrent sur des bonbonnes enveloppées de paille tressée. Il se donna sur la tête une calotte en disant :
Suis-je bête
Pas inaperçu du tout ! Je passerai au grand jour, et le poste présentera les armes !
Quavait-il donc vu ? Dans le coin pour lequel il avait des regards caressants, rien que les bonbonnes surmontées de cet écriteau :
OXIGENATED WATER
WHITE FRIDAY
SINGAPOOR.
Cest-à-dire : Eau oxigénée de la maison White-Friday de Singapour.
Toujours est-il que, quittant le magasin flottant, il se laissa glisser dans sa pirogue et nagea droit vers la canonnière la plus proche. Reconnu, il monta à bord, abandonnant au fil de leau lesquif qui lavait amené. Dans le courant de la journée, il profita dun voyage à terre du canot pour se rendre au marché, doù il rapporta un superbe lapin à la fourrure rousse et noire. Les matelots le raillaient de son acquisition, mais il ny prit pas garde, et tenant le rongeur par ses longues oreilles, il alla trouver le médecin du bord.
Eh ! mon ami, vous vous trompez, fit celui-ci en riant, la recette de la gibelotte ne me concerne pas.
Le sous-officier linterrompit :
Il ne sagit pas de gibelotte. Si javais trouvé un lapin blanc, vous ne me verriez pas à cette heure ; mais les animaux de cette couleur sont inconnus ici.
Le docteur ouvrit des yeux ébahis :
Vous avez de leau oxygénée, sans doute ? continua Simplet.
Naturellement, la pharmacie en contient.
Alors, vous pourrez maider. De ce lapin rouge et noir je désire, en utilisant les propriétés décolorantes de leau oxygénée, faire un lapin dun poil de neige.
Et comme son interlocuteur semblait de plus en plus étonné, le jeune homme se pencha à son oreille et prononça quelques paroles rapides.
Ah ! répondit seulement le médecin, alors je ferai ce que vous voulez, mais il faudra plusieurs jours.
Peu importe. Docteur, je vous remercie.
Le lapin fut installé dans une cage de bois et comblé de légumes, ce qui parut lui être des plus agréable ; mais, hélas ! comme celle de lhomme, lexistence du lapin a ses vicissitudes ; chaque jour, le rongeur était tiré de sa prison par Simplet qui, sous la surveillance du docteur, lui faisait subir une application deau oxygénée. Après cette opération, le sous-officier se livrait à des travaux qui intriguaient fort léquipage. Il fabriquait des boucles doreilles de forme étrange. Puis après avoir soigneusement pris mesure au rongeur, il avait taillé une ceinture de cuir ornée dun anneau, et y avait adapté une chaînette de cuivre de trente centimètres de long, terminée par un mousqueton. Pour un peu, les marins lauraient déclaré maniaque. Cependant leau oxygénée produisait son effet : lanimal se décolorait visiblement ; il passait par toutes les gradations du gris, devenait jaunâtre. Enfin, le 1er août, sa fourrure ne présenta plus la moindre trace de coloration. Marcel manifesta une joie folle. Il para son lapin de ses pendants doreilles, de sa ceinture. Il serra les mains du docteur, pris lui-même dune émotion incompréhensible, et qui faillit pleurer lorsque le jeune homme lui dit :
Ah ! je vous devrai plus que la vie.
La curiosité de léquipage était vivement excitée ; dans limpossibilité darracher une confidence aux deux hommes, officiers et matelots surveillaient Simplet ; ses moindres mouvements étaient notés, commentés, mais lénigme demeurait indéchiffrable.
Le 2, au point du jour, le docteur fit descendre le canot. Il sembarqua avec le sous-officier qui prit les avirons. Du navire français, on les vit traverser le fleuve et atterrir à proximité du palais. Là, Simplet sauta à terre, posa son lapin blanc sur son épaule et senfonça dans la ville, tandis que le médecin ramenait lembarcation vers le steamer.
Le sous-officier marchait dun bon pas. Sur son passage, les habitants sécartaient respectueusement et sinclinaient ; après avoir adressé au lapin blanc des gestes compliqués.
Allons, murmura le jeune homme, cela prend bonne tournure. Quelle chance davoir appris la vénération de ces faces jaunes pour les lapins blancs !
Il arrivait au bord du canal qui entoure la ville royale. Sur le quai, des rameurs jouaient à une sorte de jeu de bouchon. À leur tunique sans manches, rouge avec bordure jaune, on reconnaissait quils étaient au service du roi. Seuls dans leur corporation, ces bateliers ont le droit de revêtir luniforme dont il sagit. À la vue du lapin blanc, ils interrompirent leur partie et saluèrent.
Simplet répondit par un signe protecteur et prit place dans lune des pirogues attachées au quai. Sur un geste, deux pagayeurs y descendirent à leur tour et ramèrent vers lescalier de pierre situé sur lautre rive, et par lequel Nazir sétait introduit dans lenceinte interdite. Jetant quelques sapèques aux piroguiers, Marcel gravit les degrés, contourna les casernements dartillerie, et sans que personne osât larrêter, atteignit la muraille de briques qui, dans la cité royale, isole le palais.
Une haute porte, surmontée de la toiture à sept degrés, souvrait devant lui. Sous la voûte, des soldats de la garde, serrés dans le dolman bleu à brandebourgs rouges, coiffés de la calotte ronde de linfanterie anglaise, étaient en faction. Ils firent mine de croiser la baïonnette, mais le Français plaça le lapin sur sa poitrine et marcha droit à ceux qui lui barraient la route. Un instant les soldats hésitèrent, puis ils sécartèrent en présentant les armes.
Maintenant Marcel était dans la première cour pavée de briques vernissées rouges, entourée dune profusion de colonnes, de clochetons bouddhiques. Des officiers qui gardaient une seconde porte le laissèrent passer sans résistance. De bout en bout il parcourut une autre cour pavée de jaune, et enfin, après sêtre engagé sous une voûte plus sombre et plus étendue que les autres, il se trouva dans la cour principale.
Un spectacle étrange soffrit à ses yeux. Des femmes, bizarrement équipées et coiffées dun casque noir étaient alignées, commandées, à ce quil semblait, par des hommes couverts de robes de soie rose à larges manches. Un murmure aussitôt étouffé accueillit lentrée du voyageur. Sans y faire attention, il alla droit au perron, sur les marches duquel les porte-sabres du roi, à luniforme entièrement rouge, formaient la haie. Dans le vestibule, des officiers, des fonctionnaires se pressaient devant la porte de la salle du trône ouverte à deux battants. Là encore le lapin blanc fit merveille. En une minute Marcel fut au premier rang, et son regard plongea dans la vaste pièce.
Il se sentit impressionné et resta immobile. Au fond, en face de lui, sous un dais à sept étages, Somdeteh Phra Chalulong était assis sur son trône doré. La tête coiffée dun casque blanc surmonté de la flèche sivaïque, vêtu de la tunique de même couleur, constellée de décorations et de broderies et retombant sur la culotte courte ; le roi, chaussé de souliers à la pointe recourbée et de bas de soie, parlait dune voix douce et lente. À côté de lui se tenait laîné de ses fils, casqué comme lui, mais couvert dune robe.
Le long des murs, devant les porte-flambeaux à sept branches, alternant avec les pyramides sivaïques, des mandarins militaires ou civils se tenaient courbés dans leurs costumes de cour, les yeux obstinément fixés sur des baguettes divoire quils tenaient à la main, afin dobserver la loi qui interdit de regarder le souverain.
Le roi présentait son héritier qui, selon la coutume, allait être confié aux bonzes pour recevoir deux la seconde éducation. Et soudain, dans le silence religieux de la cérémonie, des talons sonnèrent sur le plancher : Marcel se décidait.
Les assistants regardèrent stupéfaits cet Européen qui pénétrait ainsi dans la salle du trône. Le roi lui-même, en dépit des rites et de létiquette, montrait son étonnement. Mais linconnu portait sur lépaule un lapin blanc. Les gardes nosèrent larrêter. Il arriva auprès du roi, et après sêtre incliné profondément :
Sire, dit-il tranquillement, parlez-vous français ?
Somdeteh, on le sait, emploie indistinctement notre langue ou la langue anglaise. Dun ton courroucé, mais en pur français, il demanda :
Qui es-tu, toi qui viens troubler mes serviteurs ?
Un citoyen de France, Sire. Grâce à cet animal sacré il désigna le lapin qui paraissait ne rien comprendre à laventure jai pu parvenir jusquà vous pour vous faire entendre la vérité.
Le souverain considéra celui qui lui parlait ainsi. Dun regard il arrêta les mouvements des mandarins qui, oubliant la coutume sous lempire de la colère, étaient sortis de leur immobilité, et plus doucement :
Y a-t-il donc une vérité que je ne connaisse pas ?
Que Votre Majesté me pardonne, reprit hardiment le sous-officier, mais elle est entourée de gens qui la trompent.
Une flamme passa dans les yeux du roi.
On me trompe, dis-tu ?
Sûrement. En voulez-vous la preuve ? Dans ce palais sont détenus deux prisonniers que lon vous a désignés comme des otages précieux. Eh bien ! lun est sous-officier comme moi dans larmée française ; lautre est ma sur.
Le visage du monarque se couvrit de pâleur. Son front sinclina pensif.
On vous a dit, continua Marcel, que grâce à leur capture vous auriez facilement raison de nos négociateurs. Cela nest pas.
Et brièvement il raconta la trahison de Nazir, les calculs financiers auxquels le Ramousi avait dû se livrer. Il conclut enfin :
Si vous doutez, faites appeler devant vous cet Hindou et ses captifs, Sire, et punissez qui vous a menti.
Somdeteh goûta la proposition. Il leva le doigt. Aussitôt plusieurs officiers se précipitèrent au dehors. Et morne, silencieuse, immobile, lassemblée attendit, tandis que le chef baissé, le roi rêvait. Puis au dehors un bruit de pas, et les mandarins militaires reparurent, conduisant Claude Bérard au milieu deux.
Yvonne, où est Yvonne ? sécria Marcel, mordu au cur par langoisse.
Yvonne, enlevée il y a quelques instants par ce coquin de Nazir.
De leurs baguettes divoire les mandarins frappèrent lépaule des jeunes gens pour les engager au silence. Mais le roi avait entendu :
Tu as dit vrai, fit-il dun ton attristé. LHindou était présent tout à lheure, et sa fuite le condamne. Tu es libre ainsi que ton camarade. Partez, et dites aux Français que le roi de Siam rend la justice.
En échange de votre bonté, Sire, répliqua Simplet, laissez-moi vous donner un avertissement. La République française est puissante, son armée, innombrable. Vous ne pouvez vaincre et le sang versé coulera inutilement.
Et comme le souverain tressaillait :
Pardonnez-moi de vous dire ces choses, mais si vous me croyez, la vie de bien des innocents sera épargnée, Et puis, si je ne prenais sur moi de vous renseigner, je crois que personne de votre entourage ne le ferait.
Il salua le maître de six millions dhommes et entraîna Claude tout abasourdi.
Maintenant, il sagit de retrouver Yvonne. Son ravisseur ne saurait être loin. En chasse, mon bon Claude, en chasse.
XXIXZÉBUS ET RHINOCÉROS
Tout en traversant au pas de course les cours du palais, le jeune homme racontait son expédient au « Marsouin » et il finissait par déclarer de la meilleure foi du monde :
Jai été un imbécile. Cétait tellement simple ; jaurais dû me défier de Nazir.
Comme la première fois, le sous-officier, toujours flanqué de Claude, traversa le canal sans difficulté. Même le pagayeur, auquel le « Marsouin » avait adressé quelques mots en sabir Annamite, souvenir de son passage au Tonkin, lui donna un précieux renseignement. Nazir sétait fait « passer » quelques instants auparavant. Avec sa captive il sétait rendu dans la New-Road, chez un parent du batelier nommé Raïa, de son métier loueur de zébus bufs à bosse. de course.
Courons chez Raïa, dit Simplet, auquel son ami expliqua que les zébus sont dadmirables bêtes de selle, aussi rapides et plus vigoureuses que le cheval.
Bousculant les passants, les jeunes gens gagnèrent New-Road et cherchèrent la maison du loueur de bufs. Ils étaient si absorbés par cette occupation quils se trouvèrent, sans les avoir aperçus, au milieu de plusieurs matelots qui firent entendre une exclamation gutturale. Presque aussitôt, une douce voix disait à leurs oreilles :
M. Claude ! M. Dalvan ! Vous, vous enfin !
Ils eurent un cri de joie. Miss Diana Pretty, William Sagger leur serraient les mains. Et debout auprès deux, contemplant la scène avec attendrissement, un homme sec, maigre, défiguré par la variole, portait un mouchoir à ses yeux. Cétait Canetègne qui jouait son rôle de pseudo-Giraud. En quelques mots, tout le monde fut au courant de la situation. Diana présenta le faux compagnon dAntonin Ribor aux sous-officiers.
Vous savez où il est, dit Simplet en secouant vigoureusement la main de son ennemi méconnaissable, alors vous nous guiderez, dès que jaurai délivré ma sur, ma chère Yvonne.
Il sinterrompit. Un large panneau peint sur une maison avait attiré son attention. Un zébu lancé à fond de train y était figuré.
Ce doit être là, la demeure de ce Raïa que je cherche.
Entrons, répondit Diana.
Et comme Claude la regardait :
Car je vous suivrai, ajouta-t-elle, partout où vous irez.
Le « Marsouin » baissa les yeux. Pris dun trouble étrange, il garda le silence. Un quart dheure après, lAméricaine renvoyait ses matelots à bord du Fortune, avec ordre au capitaine Maulde dattendre à Bangkok durant trois jours, et ce délai expiré, daller jeter lancre à Saïgon où les voyageurs rallieraient le yacht. Canetègne seul resta auprès de ceux dont il rêvait la perte. Juché sur un zébu comme Simplet, Claude, Sagger et miss Pretty, il sortit de Bangkok à leur suite. Dans leurs traces, il fila à fond de train sur la route royale de lest.
Le loueur, tout en faisant affaire, avait indiqué cette voie comme devant être empruntée par le ramousi Nazir. Auprès de lindustriel, comme auprès du roi, des mandarins, des pagayeurs, le lapin blanc avait eu un plein succès. Aux questions du maître du rongeur, le Siamois avait répondu franchement. Nazir entraînant sa proie vers lest, tous le poursuivaient. Et Canetègne, qui de sa vie navait enfourché une monture, se cramponnait désespérément à sa selle de bois, tandis que son zébu, emporté dans une course vertigineuse, galopait au milieu de ses congénères.
Chaque bond de lanimal amenait un rapprochement brusque entre le fond de culotte du négociant et les planches de la selle primitive. De là des chocs répétés, qui se traduisirent bientôt par une douleur aiguë aux points de contacts. Lhomme le plus dur a toujours un endroit sensible ; Canetègne sen aperçut à ses dépens ; léquitation lui révéla le défaut de la cuirasse. Ainsi que le héros Achille, il pouvait être frappé par derrière, mais hélas ! ce nétait point son talon qui était vulnérable !
Dire sa colère est impossible. Partagé entre le désir de voir finir son supplice et celui de rejoindre Yvonne, afin de réaliser ses petites vilenies, il maugréait tout bas, proférant à ladresse de Nazir, cause vivante de ses maux, les plus terribles menaces. Puis une douleur plus vive faisait naître en lui un sentiment inconnu jusquà ce jour ; la pitié. Oh ! la pitié de lui-même ! Il se déclarait très sérieusement que dans les pays sauvages, rien nest à sa place ; avec un semblant de raison dailleurs, car il est rare de voir un notable commerçant, payant patente et ayant pignon sur rue, à califourchon sur un buf à bosse.
Le zébu courait toujours. Comme un marteau sur lenclume, la selle battait rudement la portion blessée du cavalier. Alors les idées de Canetègne sembrouillèrent, et il se laissa emporter par le galop de lanimal, sans penser, sans même se plaindre, abîmé en une profonde commisération pour la portion de son être quil avait dédaignée jusquà ce jour parce quil sasseyait dessus.
À la nuit, on sarrêta dans un village. Devant le lapin blanc, véritable Sésame, ouvre-toi, nulle porte ne restait fermée. Le mandarin, chef de lagglomération, reçut les voyageurs. Il leur apprit quun homme et une femme, répondant au signalement de ceux quils voulaient rejoindre, avaient traversé le village, avec une heure davance environ. Selon toutes probabilités, ils passeraient la nuit à Nayen-Sap, bourgade distante de quelques yot.
Simplet voulait se remettre en marche de suite, mais lindigène fit observer que la route royale prenait fin en cet endroit ; quelle était continuée par un sentier tracé dans une forêt, riche en fauves, et que la nuit, il était follement téméraire de sy engager. Force fut donc à la caravane de sarrêter.
Canetègne, que tous plaignaient sous le nom de Giraud, accueillit avec joie cette solution. Enfin il pourrait sétendre sur une natte, reposer ses membres endoloris. Il dîna debout, son état ne lui permettant pas de prendre une position plus commode, et boitant, tirant la jambe, alla se jeter sur la couche préparée par les soins de son hôte.
Hélas ! la nuit fut pour lui une nouvelle épreuve. Impossible de rester sur le dos et pour cause. La station horizontale sur les côtés lui sembla presque aussi douloureuse. Il dut se mettre sur la quatrième face de lui-même, et alors son nez se trouva en contact direct avec la natte grossière qui compose toute la literie du pays.
Au moindre mouvement, son appendice nasal était victime des chatouillements les plus désagréables. Il se réveillait en sursaut, esquissait un mouvement brusque quil déplorait aussitôt, rappelé à lordre par une douleur lancinante dans la région malade.
Avec terreur, il songeait que le soleil allait reparaître ; quil lui faudrait recommencer lépouvantable chevauchée et entrer de nouveau en relations avec la selle de bois dont le souvenir lui était si cuisant. Et tournant la tête, il jetait derrière lui un regard effrayé, comme sil craignait dapercevoir, suspendu au-dessus de ses blessures, linstrument de son supplice. Cela devenait de lobsession ; une véritable « selle de Damoclès ! »
Sans souci des malédictions du négociant, Phbus poursuivant sa carrière, parut à lhorizon. Force fut à Canetègne de se lever comme lastre radieux.
Fourbu, moulu, il se traîna dehors. Déjà ses compagnons harnachaient leurs zébus. Il les imita, et bientôt, après avoir pris congé du mandarin, la caravane se remit en route.
Mais en arrivant à Nayen-Sap, les voyageurs ne trouvèrent plus ceux quils espéraient atteindre. Aussi matinal queux-mêmes, Nazir sétait éloigné avec sa prisonnière, dans la direction du petit port de Boug-Palung. Tous y coururent. Trop tard encore. Ils reconnurent la trace du Ramousi ; celui-ci avait essayé de sembarquer, mais les croiseurs Français ayant déclaré le blocus de la côte siamoise, aucun caboteur navait voulu quitter le port. LHindou alors sétait enfoncé dans les terres par la route dAncorboa.
Allons, gronda Simplet, crevons nos zébus, mais tâchons de rejoindre Yvonne.
Et la course folle recommença. Au soir, les voyageurs campèrent sur le plateau herbeux qui domine les monts Sakoc ; le lendemain ils arrivaient à Ancorboa. Ni les rues bordées de vérandas rustiques, ni les pagodes de bois curieusement travaillé, nobtinrent un de leurs regards. Tous fouillaient des yeux les maisons, les ruelles, espérant découvrir Nazir. Peines perdues. Une bonzesse, à laquelle Diana fit laumône, leur déclara que lHindou navait pas séjourné dans la ville. Il avait simplement renouvelé ses provisions à la bonzerie à laquelle elle appartenait, et avait filé sur Ker-Has et Battembang, capitale de lancienne province de ce nom, dérobé au Cambodge par lavidité siamoise.
Évidemment le rusé Ramousi se sentait poursuivi puisquil doublait les étapes. Fatigués, mais furieux, Simplet et ses compagnons sengagèrent dans le sentier de Ker-Has. Ils atteignirent cette bourgade, exténués. Il leur fallut sarrêter, leurs zébus nen pouvant plus. Et là, un fermier confessa quil avait vendu ses deux derniers bufs de selle à un étranger voyageant avec une jeune fille, malade sans doute, car elle était enveloppée dans un voile de gaze, et son guide lavait portée à bras dans le léger palanquin attaché sur le dos de sa monture.
Fou de rage, Marcel voulait partir à pied. Ses amis durent le retenir, lui faire comprendre linanité de sa démarche. Il consentit à passer la nuit à Ancorboa. Et le lendemain, une étape forcée conduisit la petite troupe à Battembang. Nazir était en route pour Samreap.
À leur arrivée dans cette ville, située près du Thanle-Sap, le grand lac du Cambodge, le Ramousi était déjà loin sur le chemin dAngkor.
On quitta Samreap de grand matin. Vers une heure, on passa en tempête devant les ruines gigantesques dAngkor-Vat, livre de pierre où les peuples disparus ont gravé leur histoire. Entassement prodigieux de tours, de terrasses ; ville mystérieuse et déserte, construite jadis par des artistes inconnus, les plus fantaisistes, les plus imaginatifs de tous ceux qui ont laissé une trace sur notre globe.
Foin de larchéologie, grommela Simplet, à qui Sagger parlait avec admiration de ces vestiges dune civilisation éteinte. Je donnerais tous les monuments du monde pour retrouver Yvonne.
Angkor-Vat restait en arrière. Devant les voyageurs, au bout dune plaine couverte dherbes, se montrait un taillis épais, et dépassant les plus hautes cimes, des tours de pierres aux gradins superposés.
La pagode dAngkor-Thom, déclara lintendant.
Le licencié ès-sciences géographiques neut pas le loisir dajouter les renseignements qui lui venaient aux lèvres. Le chemin faisait un coude. Simplet, arrivé au tournant, avait brusquement arrêté sa monture, et avec un cri étranglé, avait sauté à terre. Tous le rejoignirent. Une même exclamation séchappa de leurs bouches. En travers de la route, un zébu était couché, mort, un filet de sang coulant des narines ; le ventre serré par la sous-ventrière, qui maintenait encore sur le dos de lanimal un palanquin aux draperies rouges.
Le Ramousi nest pas loin, sécria le sous-officier, le corps du buf est encore chaud.
Vous pensez donc que ce zébu est un de ceux qui ?
Le jeune homme ne laissa pas Diana achever sa question. Il se baissa et montrant triomphalement une épingle, longue de vingt centimètres environ, terminée par une figurine dorée :
Jen suis sûr, voici une épingle quYvonne a achetée à Calcutta.
Cest vrai, je la reconnais.
Et si vous doutez encore, acheva le jeune homme, regardez à terre. Du doigt il désignait un endroit du chemin, où des lignes étaient tracées sur le sol. En sapprochant, les voyageurs distinguèrent les lettres suivantes :
Y V O.
Yvonne, expliqua Simplet, elle na pu achever décrire son nom, à cause de son geôlier, mais ces trois lettres suffisent.
Émus à la pensée quenfin ils touchaient au terme de cette longue chasse à lhomme, tous se remirent en selle. Bientôt ils furent sous le taillis. Des branches sétendaient en travers du chemin, barrant la voie. Il fallut ralentir lallure des zébus, car une rencontre avec ces obstacles aurait pu être mortelle.
Parfois des masses de pierres taillées, sculptées, paraissaient au bord de la route, emprisonnées dans une végétation robuste. Des tours ruinées ceintes de lianes, des fenêtres ogivales doù séchappaient, en bouquets énormes, les floraisons de la forêt, et puis des statues colossales : lions accroupis, serpents de granit dardant leur langue de pierre au milieu de buissons fleuris.
La voie dhonneur du temple dAngkor-Thom, fit tout bas Sagger.
Puis une dernière barrière de verdure franchie, tous sarrêtèrent stupéfaits. Devant eux souvrait limmense cour intérieure de la pagode ruinée. À droite et à gauche, des terrasses suspendues, supportées, non par des colonnes, mais par des rangées déléphants arcboutés, de lions, de garoudas superbement dressés, allaient rejoindre, à huit cents mètres de là, le grand temple, avec ses cinquante tours groupées en pyramide et formant cinquante têtes quadruples, coiffées de tiares à étages. Entre ces tours, des escaliers interminables, serpentaient en détours sinueux. Et puis des ouvertures de toutes formes, découpant des figures noires dans la masse de granit, fouillée de la base au sommet par le ciseau brisé de générations dartistes des temps écoulés.
Les herbes, les ronces, les buissons remplissaient la cour, avaient fait éclater le dallage. Des lianes audacieuses avaient crû sur les tours, escaladé les tiares de la toiture, jetant leur linceul de feuillages sur le temple, pétrification dun rêve géant, vainqueur triomphant et désolé de larmée innombrable des siècles.
Et devant cet asile dun dieu détrôné, demeure vide survivant aux nations dadorateurs, tous restaient immobiles, oubliant leurs propres intérêts, pris par le désespoir grandiose de la pagode déserte. Soudain un cri retentit dans le silence.
Simplet !
Cri lointain, affaibli. Tous regardent, haletants. Ils ont cru reconnaître la voix dYvonne. Le bras de Marcel sétend :
Là-bas ! là-bas ! cest elle.
Oui, le jeune homme dit vrai. À lextrémité de la terrasse de droite, emportée par le Ramousi, Mlle Ribor se débat. Elle appelle encore. Les talons de Marcel senfoncent dans les flancs de sa monture. Le zébu bondit en avant, mais presque aussitôt il trébuche et sabat. Le sol est parsemé de crevasses, de dalles branlantes. Les bufs sarrêtent, tremblant sur leurs jarrets, effrayés par ce sol mobile. Alors Dalvan saute à terre et se précipite en courant dans la direction du ravisseur. Les autres limitent ; à droite et à gauche, ils gagnent les terrasses afin de couper la retraite au Ramousi.
Maintenant ils dominent la cour que Marcel traverse à une allure rapide. Eux aussi se pressent. Mais brusquement ils sarrêtent. Là-bas, entre les statues de garoudas et de lions, quelque chose a remué dans lombre. Cela est énorme, dune teinte brune ; cela sapproche de la zone éclairée ; les formes se précisent. Cest un rhinocéros de grande taille, à la corne longue de deux pieds. Farouche, il souffle bruyamment exprimant ainsi sa colère dêtre dérangé dans son repos.
Un cri signale le danger à Marcel. Le jeune homme regarde autour de lui. Il aperçoit le monstre. Il hésite un instant. Ses armes sont restées accrochées à la selle du zébu. Il na quun sabre dabatis court, bien inutile contre le pachyderme, dont la peau épaisse résiste même à la balle.
Ses compagnons comprennent le péril, ils veulent se porter à son secours, mais ils arriveront trop tard. Le rhinocéros, la tête entre ses jambes, la corne menaçante en avant, se rue sur le sous-officier. Marcel va être éventré, piétiné, brisé par son formidable ennemi.
La bête furieuse est à dix pas de lui, Diana ferme les yeux.
Bravo ! crie Claude à côté delle.
Elle relève les paupières. Le pachyderme a dépassé Dalvan sans le toucher, et emporté par son élan, continue sa course. Avec la rapidité de léclair, Simplet a compris la tactique à employer :
Cest bien simple, sest-il dit, le rhinocéros galope droit devant lui ; un saut de côté et je lévite. Il sagit de répéter la manuvre assez souvent pour gagner un escalier.
Et il a sauté. Il rit, enchanté de voir son ennemi séloigner et profite de cet instant pour se rapprocher de la pagode. Mais il est au centre de la cour ; aura-t-il le bonheur datteindre le refuge quil vise ? Le rhinocéros est parvenu à sarrêter. Il se retourne furieux de son insuccès et charge de nouveau. Aux appels de ses amis, Simplet répond par un geste de la main, il semble leur dire :
Soyez donc tranquilles. Un rhinocéros, ce nest pas une affaire !
Et quand la bête mugissante arrive sur lui, il fait un pas de côté, frôlé au passage par son monstrueux adversaire que son élan entraîne encore à cinquante mètres.
Mais, à la grande surprise de ses amis, immobiles sur les terrasses, Dalvan ne paraît plus songer à se rapprocher du temple. Il demeure sur place, attendant tranquillement le retour du rhinocéros. Durant une heure, il lutte ainsi, laissant le pachyderme se fatiguer en vaines foulées. La bête sépuise visiblement ; ses jambes lourdes tremblent, mais la rage lui rend de nouvelles forces, elle va, revient, passe, repasse en un galop sans trêve, hantée du désir de broyer son insaisissable ennemi.
Peu à peu, le cerveau épais de lanimal a compris la manuvre de Simplet. Farouche, il charge encore, mais arrivé à deux pas du sous-officier, il sarrête brusquement sur ses pattes raidies et cherche à porter un coup de côté au vaillant champion.
Claude, Diana, Sagger ont un cri dépouvante ; le pseudo-Giraud espère un instant être débarrassé du meilleur ami dYvonne, puis tous ouvrent des yeux effarés, car une chose inexplicable se passe. Marcel a étendu le bras en avant. Sa main a touché le front du rhinocéros, et soudain lanimal pousse un effroyable beuglement, ses jambes plient sous lui, il roule sur le sol où il reste sans mouvement, après une rapide convulsion.
Et avec un appel de victoire, Dalvan se tourne vers lendroit où tout à lheure Yvonne a paru emportée par Nazir.
Ses amis suivent la direction de son regard. Une tristesse profonde les étreint. La jeune fille nest plus là, non plus que son ravisseur. Profitant de la diversion amenée par le fauve, lHindou a fui avec sa victime. Marcel bondit vers le temple. Ses compagnons parcourent les terrasses. Tous atteignent les ruines, escaladent les escaliers, dont les spires senroulent aux flancs des tours. Ils pénètrent dans les salles immenses, dans des corridors sans fin. Partout le vide, partout, sur les murailles de granit, sur les plafonds, les corniches, les degrés, les entablements, les figures fouillées par les sculpteurs dautrefois, horribles ou belles, grimaçantes, souriantes, hommes, femmes, dieux et bêtes regardent de leurs yeux fixes. On dirait un peuple pétrifié qui, dans un rapide et ironique réveil, samuse de lagitation de ces pauvres créatures humaines, fourmis errantes dans le dédale de la pagode gigantesque.
Ils arrivent sur lautre face du temple, ils dominent la campagne. Loin au sud, ils aperçoivent un lac, miroir immense où se reflète le ciel. Des routes étalent leur ruban jaune au milieu des verdures de la plaine.
Le Thanle-Sap, le grand lac du Cambodge, dit William Sagger.
Mais Marcel se penche en avant, sans souci du gouffre béant devant lui. À moins dun kilomètre, sur un chemin, une forme se meut avec rapidité.
Là bas ! rugit-il, Yvonne, il lenlève. Courons à son secours.
Si Claude ne lavait retenu, le sous-officier fut tombé dans le vide. Tous revinrent sur leurs pas, retrouvèrent les zébus là où ils les avaient laissés, et contournant le fourré qui abrite la pagode, galopèrent dans la direction du lac.
Mais Diana ne quittait plus Claude. Elle maintenait sa monture à côté de celle du « Marsouin », et comme celui-ci en paraissait surpris, elle lui dit avec une émotion inexplicable :
Votre ami doit souffrir beaucoup. La séparation est la plus cruelle souffrance, mieux vaut mourir ensemble que vivre séparés.
Et dun ton singulier :
Je ne sais votre pensée, mais moi, je sens ainsi.
Cependant Canetègne alias Giraud quun effort de son zébu avait porté à la hauteur de Dalvan, se frappait le front.
À propos, comment avez-vous tué le rhinocéros ?
Le jeune homme ne put se défendre de sourire. Il tira de son fourreau son sabre dabatis.
Avec ceci, dit-il.
Cette lame de trente centimètres ?
Parfaitement, cette lame enfoncée dans lil de la brute ma sauvé la vie !
Tristement il acheva :
Pourquoi ? Puisque je nai pas su préserver Yvonne.
Ses genoux se moulèrent dans les flancs du buf, et le galop enragé de lanimal saccéléra encore.
XXXLE MÉKONG
Tandis que Marcel luttait contre le pachyderme unicorne, Nazir, dabord surpris, avait recouvré son sang-froid. Brusquement, il avait couvert la tête dYvonne de sa ceinture de soie et avait emporté la jeune fille. Par un long détour, il avait gagné un fourré où il avait caché son second zébu, et sautant en selle, la prisonnière jetée en travers devant lui, il avait fui à toute vitesse vers le sud.
Suffoquée, Mlle Ribor avait perdu connaissance. En rouvrant les yeux, elle se vit couchée au fond dune pirogue que des pagayeurs kmers faisaient voler à la surface du grand lac. Elle leva la tête. La rive laissée en arrière commençait à se noyer dans la brume du soir. Il lui sembla apercevoir un mouvement inusité sur la berge, mais la nuit se fit. Elle ne vit plus rien que londe noire autour delle, et à larrière de lembarcation, la silhouette immobile du Ramousi. Un désespoir aigu sempara delle. Elle avait aperçu Marcel ; elle avait cru à la délivrance prochaine, et maintenant elle était plus captive que jamais.
Elle songea à périr, à mettre fin à la terreur angoissée qui létreignait depuis son départ de Bangkok. Londe, où les rames senfonçaient sans bruit, lui parut un lit de repos. Il lui suffisait de se laisser glisser dans cette tombe mobile pour échapper à son ravisseur. Mais au premier mouvement quelle essaya, la jeune fille comprit que la mort même lui était interdite. De fines cordelettes enserraient ses poignets et ses chevilles.
Toute la nuit la pirogue fila droit devant elle. Au jour elle rallia la rive, et la prisonnière fut portée dans une baraque, où durant la saison de la pêche industrie florissante, car les poissons du Thanle-Sap, salés et séchés, sont exportés dans tout lOrient les écumeurs du lac se livraient à leurs opérations. Des barils défoncés, des engins de pêche, et surtout une insupportable odeur de saumure avariée en faisaient foi.
Longue fut la journée. Enfin le soleil sabaissa sur les marais qui bordent le lac, lobscurité se fit. Aussitôt Yvonne fut extraite de sa prison, reportée dans la pirogue, et la course nocturne recommença. Bientôt la lune se leva et permit à linfortunée voyageuse dapercevoir le paysage. La largeur du lac diminuait, diminuait. Le bateau entrait dans le canal qui relie la nappe deau au fleuve Mékong ; canal singulier où, suivant les différences de niveau du Thanle-Sap et du cours deau indo-chinois, le courant se produit tantôt dans le sens sud-nord, tantôt dans la direction nord-sud.
Le voyage continua ainsi avec une écurante monotonie. Le jour, Mlle Ribor était claquemurée dans une chaumière quelconque ; la nuit, la pirogue lemportait toujours plus loin de ses amis.
Le 13 août, vers deux heures du matin, elle entrevit Oudong, avec ses quais bien entretenus, ses palais, ses pagodes ; le 14, Pnom-Peuh, capitale du Cambodge située au point de rencontre du canal du Thanle-Sap et du Mékong. Avec stupeur elle constata que lembarcation remontait le courant, se dirigeant vers les régions inconnues du Laos explorées par Francis Garnier.
Des forêts épaisses couvraient les rives. Palmiers, cocotiers, sapins, tecks, etc., mêlaient leurs branches. Des bandes de singes saluaient le passage de la barque de grands cris, interrompus parfois par le rauquement redouté des tigres.
Des crocodiles, des tortues énormes, dérangés dans leur repos, plongeaient brusquement, en faisant jaillir leau dans un éclaboussement formidable.
Le 15, la journée se passa dans une bonzerie dont les habitants, bonzes et bonzesses, vêtus uniformément dune robe monacale ornée dun capuchon, vinrent curieusement considérer la prisonnière. Elle essaya de leur parler, de leur expliquer sa situation. Peines perdues, ils nentendaient pas le français.
Leussent-ils compris dailleurs que le récit de la jeune fille ne les eût pas émus. Ces prêtres ignorants et cupides, qui sentent une ennemie dans la civilisation, se seraient réjouis du désespoir dYvonne. Elle appartenait à la race abhorrée des conquérants.
Le 21, nouvelle désillusion ; la pirogue atteignit les rapides de Khong ou de Khône, défendus par le fortin français établi dans lîle du même nom.
Il y avait là des tirailleurs annamites, coiffés du chapeau conique, sanglés dans la vareuse bleu-marine, le pantalon large flottant sur leurs pieds nus. Mlle Ribor les aperçut de loin, mais de loin seulement, car la pirogue aborda sur la rive droite, rive siamoise, et fut portée à dos par les pagayeurs jusquen amont des rapides. Et la navigation recommença.
Pourtant Yvonne ne désespérait pas. Elle était certaine que Simplet était sur ses traces, et une idée lui était venue : aider ses amis à la retrouver. Toutes les fois quelle pouvait laisser une trace de son passage, inscription sur un mur, lambeau de sa robe attaché à une branche, elle sempressait de le faire.
On était dans une région sauvage, inhabitée. Nazir avait cru sans danger de relâcher un peu sa surveillance. Les liens qui immobilisaient les membres dYvonne avaient été enlevés. Pourquoi ligotter la prisonnière, mieux gardée par les forêts désertes que par de vigilants geôliers ?
Le 30, la pirogue rencontra une flottille de bateaux de papier qui descendaient le cours du fleuve. Multicolores les légers esquifs glissaient au fil de leau. Ils indiquaient, ainsi que lexpliqua le Ramousi, quune épidémie sévissait sur les populations riveraines, qui, pour apaiser le fléau, ont coutume de lancer ainsi une escadrille de papier sur le Mékong. Yvonne feignit la curiosité. Elle réussit à capturer deux batelets, et le soir, sur chacun elle écrivit son nom, à laide dun charbon dérobé au foyer, où ses gardes avaient fait cuire le dîner. Puis quand la montée du fleuve fut reprise, elle abandonna les légers bateaux au courant.
Durant vingt et un jours encore continua la course nautique, et puis brusquement, à quelques kilomètres de Luang-Prabang, le Ramousi abandonna pirogue et pagayeurs. Il acheta dun fermier muong deux petits chevaux du pays, et sa captive étroitement garottée de nouveau, il senfonça avec elle dans les terres.
Où la conduisait-il ? Pourquoi ce long et pénible voyage ? Questions énervantes auxquelles Mlle Ribor ne trouvait aucune réponse acceptable. Le découragement la prenait. Ses compagnons avaient dû renoncer à la suivre. Quelle apparence quils eussent effectué le parcours de douze cents kilomètres qui sépare Pnom-Peuh de Luang-Prabang ? Peut-être quelle aurait eu plus de confiance si elle avait connu lâme de Marcel. Mais elle lignorait, et cétait une souffrance de plus, une agonie ajoutée à son agonie morale, de songer que, par sa seule faute, elle lavait éloigné delle.
Une semaine se passa. On galopait à travers une contrée montueuse hérissée de fourrés. À chaque instant on rencontrait des torrents écumant dans détroits couloirs rocheux. Alors il fallait suivre la berge jusquà ce que lon rencontrât un pont de bambous jeté en travers du courant. De loin en loin, un village composé de misérables paillottes, qui se pressaient autour dune pagode de bois, à peine aussi vaste que les chalets de la Compagnie des Omnibus de Paris.
Lasse au physique comme au moral, perdant tout espoir à mesure quelle senfonçait davantage dans le fourré, Yvonne sabandonnait au trot de sa monture. Lidée de la lutte séteignait en elle. Ce nétait point de la résignation, mais lhébétement de la victime traînée au supplice.
Le 29 septembre, comme elle suivait son guide dans un sentier bordé de cultures, le Ramousi arrêta brusquement les chevaux. À une centaine de mètres, un cavalier avait paru. Il allait croiser les voyageurs. En ce pays, tout homme peut être un ennemi ; lattitude de lHindou était donc justifiée. Mais Nazir se rassura vite :
Cest un missionnaire, fit-il, rien à craindre.
Seulement il déplia le kachmyr rayé quil portait roulé en bandoulière, et le jeta comme un voile sur la tête de sa captive, avec ces sinistres paroles :
Si tu appelles, jeune fille, je tuerai ce prêtre.
Celui qui approchait ne semblait pas se douter quun péril le menaçait ; monté sur un mulet à lallure douce, il passa près du groupe immobile et leva son casque colonial. Sauf le rabat, son costume, composé dune blouse et dun pantalon de toile, navait rien decclésiastique. La chaleur torride suffisait à justifier cette modification de luniforme sacerdotal.
Salut, frère, que la route vous soit facile ! Le Ramousi se découvrit :
Salut, père, je te remercie de ton souhait.
Vous allez vers la rivière Noire, reprit le missionnaire. Soyez prudents. La tribu des Muongs aux pavillons verts tient la campagne.
Un sourire distendit les lèvres de lHindou.
Je nai rien à craindre deux, père. Leur chef est un homme de ma caste ; Zourgriva me recevra en ami.
Zourgriva nest plus chef des Pavillons Verts.
Et comme le Ramousi esquissait un mouvement de surprise :
Il a été tué par Songoï, ex-sergent aux tirailleurs annamites, qui lui a succédé. Un brave ce Songoï. Il fait respecter notre mission, mais souvent, sous peine de se rendre impopulaire, il doit permettre les actes de piraterie des siens. Prenez donc garde !
Il étendit les mains dans un mouvement de bénédiction, comme pour éloigner le malheur de ces inconnus dont la route croisait la sienne, puis il poussa sa monture et sen fut au pas tranquille et lent du mulet habitué sans doute à nêtre pas surmené.
Un instant Nazir demeura immobile. Après lavertissement du missionnaire, il hésitait peut-être à aller plus loin. Mais il haussa les épaules. Lui, Hindou ramousi, bandit révolté contre le joug européen, il navait point à redouter les Muongs. Ses talons senfoncèrent dans les flancs de son cheval qui prit le galop, entraînant à sa suite le cheval dYvonne.
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le soir du même jour, cinq voyageurs demandèrent lhospitalité à la mission voisine, dont le supérieur avait rencontré Nazir. Leurs habits couverts de poussière, la fatigue de leurs chevaux dont la sueur avait moiré la robe, disaient la longue étape parcourue.
Cétait Simplet avec ses amis.
Depuis deux mois, ils poursuivaient le ravisseur de Mlle Ribor, découvrant un à un les signes de reconnaissance dont la jeune fille avait jalonné sa route, inscriptions sur les murailles, bandes détoffe attachées aux branches, bateaux en papier. En dernier lieu, ils avaient rencontré la pirogue qui retournait au Thanle-Sap, après avoir débarqué ses passagers. Moyennant quelques pièces de monnaie, les pagayeurs avaient désigné lendroit où lHindou avait quitté le fleuve avec sa prisonnière. À leur tour les Européens sétaient engagés dans la brousse. Claude, qui autrefois avait bataillé au Tonkin, sétait fait léclaireur de la caravane. Il avait relevé les traces des fugitifs. La veille, au bord dun ruisseau, il avait montré à Simplet lempreinte de deux petits pieds conservée par la terre humide. Sans une parole le sous-officier sétait baissé, et durant de longues minutes, il était resté penché sur ce coin de glaise où Yvonne avait passé.
À la mission, il interrogea les pères. Aux premiers mots, le supérieur, le révérend Eusèbe, linterrompit. Les voyageurs auxquels il avait parlé répondaient au signalement. Ils allaient vers la rivière Noire, mais lui se faisait fort darracher sa proie au voleur hindou. Au jour, il donnerait à Simplet un mot pour le chef Songoï, et à laide de ce dernier, Nazir serait bientôt découvert et sa captive rendue à ses amis.
Diana, Claude, sir William, le faux Giraud lui-même se réjouirent de ces déclarations. Le missionnaire indiqua la marche à suivre. Sans armes Simplet partirait de grand matin ; bientôt il serait arrêté par une patrouille muong et se ferait conduire à Songoï. Après, tout marcherait à souhait. Les autres attendraient à lhabitation le retour du jeune homme et de sa sur de lait.
Tout égayé de pouvoir être utile à ses hôtes, le père Eusèbe voulut leur offrir un verre deau-de-vie de riz, distillée à la mission même. Il contait en même temps les luttes quotidiennes pour adoucir les peuplades laotiennes, belliqueuses et méfiantes :
Jai soixante élèves actuellement, disait-il, et ce nombre ira sans cesse en augmentant. Du reste, quand ils travaillent bien, je leur donne une récompense à laquelle ils attachent un grand prix. Je vais vous montrer cela.
Et souriant, il ouvrit le tiroir dun vieux bahut. Les voyageurs ne purent retenir une exclamation étonnée : le tiroir était rempli de boîtes dallumettes bougies, illustrées en couleur.
Ces allumettes sont rares, expliqua le père Eusèbe, partant très appréciées. Et même, jy songe, monsieur Marcel ; mettez-en quelques-unes dans votre poche. Songoï est grand fumeur, il sera sensible à ce léger cadeau !
Bref, il était tard quand chacun gagna sa natte. Tous sendormirent bientôt bercés par lespoir darracher enfin Yvonne à son ennemi.
Seul Canetègne ne put trouver le sommeil. Mlle Ribor retrouvée, il allait falloir soccuper dAntonin, et il tremblait que lon ne découvrît les mensonges, grâce auxquels il avait voyagé avec ceux dont il complotait la perte.
Comment pourrait-il les entraîner à descendre la rivière Noire, puis le fleuve Rouge, à gagner les territoires où ladministration française agit efficacement, à se jeter enfin dans la « gueule du loup » ? La solution du problème lui parut laborieuse. Ignorant totalement le pays, ses compagnons sapercevraient vite quil les avait trompés, et alors
Les conséquences de sa ruse le faisaient frémir.
Aux clartés pâles de laube, lAvignonnais quitta sa chambre et sortit. Il lui semblait quen plein air, ses idées se feraient plus nettes. Dans cette contrée parcourue en tous sens par dinnombrables cours deau, les rosées nocturnes sont abondantes. Sous les premiers rayons du soleil, une vaporisation rapide se produisait, et de la terre montaient des vapeurs blanches.
Baigné par ce brouillard odorant, Canetègne-Giraud éprouva une sensation de bien-être. Avec la nuit, le trouble de son cerveau disparaissait. Et marchant à petits pas au milieu des cultures, il combina un plan fort dangereux pour ses adversaires. Il était tout guilleret maintenant. Les mains dans ses poches, le nez au vent, il allait dune allure conquérante. Il avait trouvé une canaillerie plus forte, plus complète que les précédentes, et une immense satisfaction lenvahissait. Des bouffées dorgueil lorgueil des hommes daffaires lui faisaient porter haut la tête et fixer son regard sur le ciel.
Pour avoir marché ainsi, les yeux en lair, lastrologue de la fable tomba dans un puits ; Canetègne buta simplement sur une souche qui dépassait le sol et sétala tout de son long à terre.
Mais ce qui le stupéfia, cest que soudain un corps opaque senroula autour de sa tête, quun réseau serré de liens emprisonna ses chevilles et ses poignets ; quil fut enlevé, jeté, comme un paquet sur le dos dun animal quà son allure il jugea être un cheval, et enfin, quil fut emporté ainsi vers une destination inconnue.
Dans cette position, il savoua quil était très mal. Décidément léquitation ne lui réussissait pas. Celui ou ceux qui lavaient capturé, lemmenaient à travers la brousse. Des craquements de branches, des contacts pénibles avec des lianes épineuses le lui démontraient surabondamment ; mais qui étaient ceux-là, et vers quel endroit se dirigeaient-ils ?
Voilà ce que le commissionnaire ne put sexpliquer.
Une heure environ il fut ballotté sur son cheval, puis la bête sarrêta. Un murmure confus parvint aux oreilles de Canetègne, qui fut descendu à terre et débarrassé de la couverture. Le passage brusque de lobscurité à la lumière léblouit. Il ferma les yeux, puis les rouvrit peu à peu. Il était au centre dune clairière environnée de taillis épais. En face de lui une rivière tumultueuse coulait, coupée de remous qui renvoyaient en gerbes déclairs, les rayons de soleil dont ils étaient frappés. Autour de la clairière des Muongs, à la haute coiffure de paille tressée, à la blouse serrée aux flancs par une corde, au pantalon large et court se groupaient de façon pittoresque. De loin en loin, un indigène nu jusquà la ceinture, un marteau à la main, demeurait immobile auprès dun gong attaché à un support recourbé. Cétaient les sentinelles des pirates.
En face du prisonnier, un chef, reconnaissable à létendard triangulaire vert quun guerrier tenait auprès de lui, considérait Canetègne. Celui-ci se sentit gêné par cet examen. Il détourna les yeux, et soudain son étonnement devint de lahurissement. Assis sur un tronc darbre renversé, entourés de pirates qui semblaient les garder, le commissionnaire venait de reconnaître Yvonne et le Ramousi Nazir, capturés comme lui-même par une patrouille muong.
Mais presque aussitôt un large rire disjoignit ses lèvres. Ce serait lui, et non Marcel Dalvan, qui tirerait la jeune fille des mains des écumeurs de la brousse. Et sadressant au chef silencieux :
Êtes-vous Songoï, demanda-t-il ?
Lindigène eut un geste de surprise, puis se maîtrisant, il fit oui de la tête.
Bien. Je sors de la mission du père Eusèbe.
Le visage du chef sadoucit.
Tu as vu le père ?
Oui. Et sur son conseil, je venais vers vous, lorsque vos soldats mont fait prisonnier.
Tu venais vers moi. Quel motif te guidait ?
Quel motif ?
Le négociant hésita un instant. En entendant parler français, Yvonne avait levé la tête ; ses regards sétaient fixés sur Canetègne, méconnaissable pour elle comme pour ses amis. Alors lAvignonnais lui adressa un signe de la main et dune voix forte :
Je voulais réclamer cette femme, que lHindou qui laccompagne a traîtreusement enlevée.
À ces paroles, Nazir et Mlle Ribor se dressèrent sur leurs pieds ; leurs gardiens firent mine de les saisir ; mais sur un geste de Songoï, ils laissèrent la jeune fille approcher des interlocuteurs.
Avec mon ami Marcel Dalvan, reprit le pseudo-Giraud, nous les suivons depuis plus de deux mois.
Tais-toi, ordonna le Muong, laisse-moi rassembler les chefs.
Il poussa une exclamation gutturale, et plusieurs guerriers savancèrent vers lui. Leurs armes plus belles, leurs vêtements détoffes plus fines indiquaient seuls leur rang. Tous se groupèrent auprès de Songoï. Celui-ci leur dit quelques mots en annamite, et après quils eurent répondu, il se tourna vers lAvignonnais :
Tu réclames cette prisonnière. À quel titre ? Est-elle donc ta femme ?
Canetègne et Yvonne se regardèrent. Lintonation du Muong semblait indiquer quil était disposé à accéder à la demande de lEuropéen.
Est-elle ta femme ? redit-il encore.
Oui, firent le négociant et Yvonne en même temps, poussés par la crainte de voir sévanouir une chance de salut.
Oui
et elle a été enlevée par lHindou qui est là-bas ?
Parfaitement !
Un court colloque sengagea entre les chefs, puis tous se mirent à rire et Songoï reprit :
Tu prétends que ta femme a été enlevée. Or, lorsque mes guerriers lont rencontrée, elle était montée sur un cheval, ses mains navaient pas dentraves ; et paisiblement elle suivait lHindou. Elle est donc aussi fautive que lui et tu serais obligé de la punir. Nous tépargnerons cette peine, tu verras comment les Muongs châtient lépouse fugitive et son complice.
Et comme le négociant stupéfait voulait se récrier, lancien tirailleur annamite fit entendre un sifflement strident. Aussitôt des guerriers saisirent Yvonne et Nazir, les garrottèrent étroitement et les couchèrent sur le sol.
Mais, sapristi ! hurla Canetègne, le père Eusèbe ma dit
Songoï ricana.
Elle sera punie plus cruellement que par toi. Chez nous, on crucifie la femme et celui quelle a suivi. Sur un radeau, les pieds et les mains traversés de fortes chevilles, ils sont abandonnés au cours du fleuve. Ceux qui les voient passer les injurient, car ils connaissent la justice du Laos ! Dailleurs cest le vu du conseil des chefs. Garde le silence, car tes protestations entraîneraient peut-être mes amis à te sacrifier. Tu es un blanc, de la race de leurs ennemis. Je nai pu encore leur faire comprendre que les Français sont les bienfaiteurs du pays.
Yvonne avait entendu. Elle eut une plainte déchirante, et le négociant terrifié, ne put que bredouiller :
Mille regrets
je voulais vous sauver
ces gens sont des sauvages.
Il était profondément troublé. Le supplice atroce qui se préparait le remplissait dépouvante. Certes, il eut ruiné sans scrupule vingt familles, réduit à la misère des femmes, des enfants ; mais de jongler avec le code, à crucifier quelquun, il y a un abîme. Un bourreau peut avoir plus de sensibilité vraie, plus de courage quun agent daffaires. Il est moins cruel de faire couler du sang que des larmes ; mais le procédé est plus brutal.
Pourtant une idée le calma. Ces Muongs en somme travaillaient dans son intérêt. Ils supprimaient Yvonne, si dangereuse pour sa tranquillité. Dans ce meurtre il nétait pour rien.
Morte la bête, murmura-t-il, mort le venin. Cest le hasard qui décide en ma faveur.
Sur cette réflexion, il sadossa à un arbre, à la limite de la clairière, et regarda les préparatifs du supplice.
Yvonne aussi, dun il avide, suivait les mouvements de ceux qui allaient la torturer. Déjà des guerriers avait abattu des arbres de moyenne taille. Ils les ébranchaient, puis les attachaient au moyen de lanières décorce. Le radeau qui emporterait les condamnés prenait forme. La jeune fille frissonnait de tout son être. La terreur faisait entrechoquer ses dents. Elle songeait que dans un instant, elle serait couchée sur le grossier esquif, que ses pieds, ses mains seraient déchirés par des clous, et puis le courant de la rivière lemporterait agonisante, appelant la mort qui, pendant des heures, se ferait attendre.
Et tout à coup, sa pensée retourna à Marcel ; Marcel qui était arrivé à quelques kilomètres delle ; Marcel qui sétait acharné à sa délivrance. Il avait donc pour elle autant daffection quelle en ressentait pour lui.
Mais à quel moment affreux lui venait cette idée heureuse ? Elle allait mourir ! À lheure où la vie lui semblait plus lumineuse, plus exquise, elle allait tomber sous les coups des indigènes, et durant sa longue souffrance, dans lhorreur de ses membres brisés, sous lardeur brûlante du soleil, au milieu du vol affamé des moustiques attirés par le sang, elle songeait, ironie amère de la fatalité, quelle aurait pu connaître le bonheur !
Son cur se contractait avec force révolte physique contre le destin ; des larmes roulaient sur ses joues blêmies. Elle avait la sensation dun brusque effondrement, et dans son crâne résonnaient les coups de maillet des sinistres ouvriers qui préparaient son supplice.
Le bruit cessa. Des guerriers la soulevèrent, la portèrent contre un arbre au tronc duquel ils lattachèrent. Soutenue seulement par ses liens, paralysée par lexcès même de sa terreur, elle assista comme en rêve, à un effroyable spectacle. Le Ramousi hurlant, écumant, fut jeté sur le radeau placé au bord de la rivière et quun faible effort mettrait à flot. Maintenu par les Muongs, les bras en croix, il fut réduit à limmobilité.
Puis lécho dun marteau frappant sur un coin de bois, un rugissement poussé par le patient, puis plus rien. Une main du Ramousi traversée, saignante, était fixée aux poutres du pilori flottant. Trois fois encore les mêmes sons parvinrent aux oreilles de Mlle Ribor. Les bourreaux se relevèrent, démasquant le crucifié, et dun pas lent marchèrent vers elle.
Son tour était venu. Malgré elle, sa bouche souvrit pour une clameur rauque, éperdue. Ses membres se tordirent pour briser les entraves, ses yeux cherchèrent un défenseur. Elle ne vit que les faces jaunes, diaboliques des Muongs, et à vingt pas delle, accroupi à terre, la figure cachée dans ses mains, linconnu qui avait tenté de la délivrer. Lun des exécuteurs lui appuya lourdement la main sur lépaule. Elle eut un soubresaut, et de nouveau, elle lança un cri faussé, déchirant, sinistre, extra humain de bête hurlant à la mort. Cette fois une voix répondit. Dans le taillis vibra un rauquement prolongé. Les Muongs sécartèrent, la frayeur peinte sur le visage :
Garou, dirent-ils, garou !
Le tigre, répondit Songoï.
Plus rapproché le terrible rauquement éclate de nouveau. Évidemment le fauve se hâte. Il a senti la proie assurée. Il accourt. Les pirates senfuient, plongent dans le taillis. Le faux Giraud veut les suivre, mais il est loin davoir leur agilité. Un ébénier est à sa portée, lançant des branches à portée du sol. Il grimpe, il grimpe toujours plus haut et disparaît dans le feuillage.
Yvonne liée, Nazir râlant sont seuls au milieu de la clairière désertée.
Des craquements éclatent sous bois, et des buissons brusquement éventrés jaillit un tigre royal aux yeux flamboyants, à la gueule formidable. Lanimal aperçoit Yvonne. Limmobilité de la jeune fille terrifiée linquiète. Il sarrête. Il se rase et lentement, le ventre contre terre, il rampe vers elle.
Les prunelles dilatées, Mlle Ribor ne perd pas un mouvement du félin. Elle voudrait détourner la tête, elle ne le peut pas. Le fauve la fascine. Elle contemple ses dents meurtrières, ses griffes acérées qui, à chaque pas, égratignent le sol. Le tigre se rapproche. Deux mètres le séparent à peine de sa victime ; il a un ronron terrible et joyeux, auquel la jeune fille répond, sans savoir ce quelle dit, par un appel étouffé :
Simplet ! Simplet !
Elle obéit à cet instinct qui, dans le péril, nous pousse à appeler ceux qui nous ont le plus chéris.
Mais que se passe-t-il ? Est-elle déjà folle ? Il lui semble que, tout près delle, les buissons sabattent brisés pour livrer passage à un homme, et cet homme au visage griffé par les ronces, aux vêtements déchirés, elle croit le reconnaître. Cest celui à qui elle demandait secours. Cest Marcel.
Non, elle ne se trompe pas. Son frère de lait, parti de la mission avec une lettre du père Eusèbe, a entendu ses plaintes. Il a foncé à travers le hallier. Il bondit dans la clairière. Il voit le péril et se jette entre Yvonne et le tigre. Surpris, le féroce animal recule, mais la colère brille en ses yeux, sa queue bat ses flancs.
Nom dun chien, murmure le jeune homme, je nai pas darmes. Ce satané père Eusèbe me les a fait laisser à la mission.
Fuis, ordonne Mlle Ribor qui a entendu, fuis, je ne veux pas que tu meures pour moi. Je ne le mérite pas.
Le tigre a fait un pas en avant. Il se ramasse. Il va bondir, renverser en tempête fauve ses ennemis désarmés.
Adieu, Simplet, pardonne-moi, gémit Yvonne.
Mais Dalvan a relevé la tête :
Je ny pensais pas, cest pourtant simple, tous les animaux sauvages ont peur du feu.
Tout en parlant il saisit une des boîtes dallumettes bougies que lui a confiées le père Eusèbe, enflamme dun coup son contenu et le jette à la face du tigre.
Un hurlement répond à son geste. Les allumettes retenues par les poils, flambent sur le mufle du carnassier. Aveuglé par la flamme, affolé par la brûlure cuisante du phosphore, lanimal tourne en cercle, avec des rauquements plaintifs. Il lance les pattes en avant pour se débarrasser de lennemi inconnu qui le torture.
Vite, reprend Simplet, filons.
En un tour de main il a détaché Mlle Ribor. Il lemporte dans ses bras.
Un radeau, sécrie-t-il, cest le salut.
Dun vigoureux effort, il pousse dans leau lesquif ou râle lHindou crucifié. Il y prend place avec Yvonne, et dune poussée le lance dans le courant, tandis que son fauve adversaire continue à bondir désespérément et à faire retentir la forêt deffroyables rugissements.
Saisi par les remous, le radeau séloigne en tournoyant. La clairière reste en arrière. Sur chaque rive la forêt élève un mur de verdure. Accroupie au milieu du plancher, Yvonne ne prononce pas une parole. Après tant de secousses, elle est comme hébétée. Une grande lassitude pèse sur elle. Elle ferme les yeux, elle dort. Et pendant ce temps, Marcel dispose à larrière une sorte de godille, afin de diriger un peu lembarcation ; cela fait, il songe au Ramousi qui vient de rendre le dernier soupir ; il ne veut pas quau réveil, Mlle Ribor aperçoive le cadavre de son ravisseur ; mais vainement il essaie darracher les coins enfoncés dans les pieds et les mains de Nazir. Il faudrait des outils spéciaux pour cette opération. Alors il va sasseoir à larrière, auprès du gouvernail quil a improvisé. Les heures passent. Nulle part, il ne voit une berge favorable à un débarquement. La rivière coule entre des rochers couronnés dépaisses végétations. Il semble même que son lit se resserre, que son courant saccélère.
Diable ! se dit le sous-officier, est-ce que nous arriverions à des « rapides ? »
À ce moment, Yvonne rouvre les yeux. Son regard étonné se fixe sur Marcel. Elle lui sourit. Il y a tant de tendresse dans ses prunelles que le jeune homme reste saisi. Lui aussi contemple sa sur de lait enfin reconquise. Ils demeurent ainsi, sans une parole, sans un geste, abîmés dans la joie de se revoir.
Un choc les rappelle à eux-mêmes. Le radeau sest engagé dans un étroit couloir rocheux où les eaux sengouffrent avec violence. Çà et là, au milieu de tourbillons décume, des pierres noires parsèment le lit de la rivière. Le plancher flottant file rapide comme une flèche. Sil se heurte contre un rocher, il se brisera.
Un rapide, murmure Simplet subitement pâli.
Yvonne a compris. La mort les guette au fond des eaux mugissantes. Soudain son visage séclaire, elle se traîne auprès de Simplet qui, cramponné à la godille, cherche à gouverner entre les écueils. Elle est près de lui maintenant, elle le regarde avec une larme dans les yeux.
Simplet, dit-elle dune voix tremblante.
Il se tourne vers elle :
Petite sur ?
La mort est autour de nous. Il faut que tu me pardonnes mes dédains ridicules, mon injustice. Simplet ! si nous échappons au péril, veux-tu de moi pour femme, pour servante ?
Marcel hésite à répondre. Il se souvient de laveu surpris sur la colline Fady, pendant le sommeil de sa compagne. Mais lattitude de la jeune fille, ses yeux humides implorent.
Toi, nas-tu jamais songé à un autre ?
Moi ?
oh ! le peux-tu penser. Sans savoir, jai été éprise par ton courage, ta bonté, ta gaieté. Déjà quand nous fuyions Antananarivo, à Madagascar, ma pensée tappartenait.
Il ferme les yeux. Cétait de lui quelle rêvait dans la nuit tiède ; cétait de lui-même quil sétait senti jaloux.
Une secousse épouvantable se produit. Le radeau a touché ; les madriers se disloquent. Les jeunes gens roulent dans leau bouillonnante, et les lames au panache décume senroulent autour deux ainsi que des linceuls, dans lassourdissant fracas du rapide.
XXXILA REVANCHE DE GIRAUD-CANETÈGNE
Sur la rive droite du canal de Song-Tam-Bac qui relie le port tonkinois dHaï-Phong à Hanoï, sélève, à peu de distance de la mer, un délicieux pavillon, dont chaque étage prolongé en véranda fait aux appartements une ceinture dombre. Des rampes de bois, ouvrées avec fantaisie, sétendent entre les colonnettes qui supportent les balcons. Des cocotiers, des bambous hauts de dix mètres, des manguiers croissent dans le jardin, mêlant leurs panaches, leurs tiges élancées, leurs dômes de verdure.
Dans laprès-midi du 12 octobre, sur le balcon du premier étage, doù lon découvre le canal bordé de docks, détablissements des messageries maritimes et fluviales, de comptoirs darmateurs, deux hommes étaient assis « à lannamite », cest-à-dire sur une grande table carrée aux pieds courts. Devant eux de minuscules tasses de porcelaine et une théière fumante. Lun était M. Corbin, suppléant du résident-maire dHaï-Phong ; lautre était M. Canetègne.
Comme je vous lexpliquais, fit ce dernier continuant une conversation commencée, je désire simplement « frimer une arrestation. ». Prise de peur, Mlle Yvonne Ribor consent à mépouser, et vous mavez rendu un immense service.
M. Corbin eut une moue dubitative.
Est-ce un service vraiment ?
Certes.
Pourtant le mariage, surtout avec une femme que lon contraint, me paraît la plus funeste des expériences.
Oh ! les jeunes filles, cela ne sait pas.
Du reste, monsieur Canetègne, je vous suis tout acquis. Ce soir même, ainsi que vous le désirez, cette personne et son compagnon, Marcel Dalvan, nest-ce pas ? seront arrêtés. Seulement si vous êtes malheureux en ménage, souvenez-vous que vous avez insisté.
Croyez à ma reconnaissance.
Sur ces mots, le commissionnaire descendit de la table, et après une vigoureuse poignée de mains, prit congé de M. le suppléant du Résident. Il était ravi.
À la mission du père Eusèbe, il avait apporté la nouvelle de la fuite de Marcel et dYvonne en radeau. Claude, Sagger et miss Diana avaient aussitôt gagné la rivière Noire, et à trois jours de marche, dans un poste avancé de tirailleurs tonkinois, ils avaient rejoint les jeunes gens miraculeusement tirés du rapide par les petits soldats jaunes.
Moyennant quelques pièces dor, Canetègne avait décidé un indigène à assurer à ses amis quil avait vu Antonin Ribor, et que celui-ci avait descendu le fleuve vers Haï-Phong. Voilà comment tous se trouvaient réunis à lhôtel français de la ville, attendant larrivée du Fortune, au capitaine duquel lAméricaine avait télégraphié à Saïgon. Car le pseudo-Giraud sétait procuré un second faux témoin, lequel avait juré que le frère dYvonne avait quitté le Tonkin, se dirigeant vers les possessions françaises du Pacifique. Maintenant, en déguisant quelque peu la vérité, il sétait assuré le concours de M. Corbin, chargé des fonctions de résident, en labsence du titulaire, et qui croyait tout bonnement faire une action louable.
À lhôtel, il trouva Yvonne et Simplet en grande conférence avec Sagger. Lintendant leur disait les murs tonkinoises, la famille unie, le respect du père, et surtout le culte des ancêtres. Il vantait la douceur, le courage des naturels aux formes frêles et gracieuses, que des voyageurs grincheux ont injustement appelés « bêtes jaunes. »
Aussi souriant que sil ne venait pas de commettre une trahison, lAvignonnais se mêla à la conversation, débita un certain nombre de lieux communs sur lopium, la cuisine, le théâtre, la musique indigènes et finit par senquérir de miss Diana.
Elle était sortie avec Claude Bérard. À cette heure, tous deux étaient assis sous un énorme banian, au bord de la rivière Cua-Cam, qui ferme le triangle formé par la côte et le canal Song-Tam-Bac, dans lequel est enfermée la ville. Ils gardaient le silence. Depuis que lactivité du « Marsouin » nétait plus occupée par les dangers sans cesse renaissants, il était triste, et par un phénomène bizarre, sa mélancolie se reflétait sur le visage de sa compagne. Tout à coup, Diana sembla prendre un parti :
Monsieur Claude, dit-elle.
Mademoiselle.
Bérard leva la tête. LAméricaine le regardait bien en face, de ses yeux clairs et francs.
Monsieur Claude, reprit-elle, si je vous ai proposé une promenade, cest que javais à vous dire des choses sérieuses. Ne minterrompez pas, je ne saurais plus. Mon courage ne demande quà séchapper. Ainsi écoutez-moi, sans parler
Vous répondrez après.
Il fit signe quil obéirait.
Bien. Ne me regardez pas non plus. Mes idées sembrouillent alors. Cest cela. Je commence. Cest vous qui mavez appris quil existe des gens dune autre race que les courtisans de largent. Ne faites pas de gestes, je vous en prie. Cest vous, je dis. Alors vous mavez paru un être rare. Je vous ai observé. Je vous ai vu sincère, bon, loyal. Si ! si ! ne protestez pas ; vos amis aussi, du reste. Et je suis devenue votre amie, ou du moins jai cru la devenir.
Il eut un mouvement brusque, mais elle larrêta :
Non, non. Je nai pas encore fini. Un jour, celui où nous avons visité Chandernagor, jai causé avec M. Marcel, et jai compris que la fortune, enviée de tant de gens, peut être un obstacle au bonheur.
Et avec un léger tremblement dans la voix, elle poursuivit :
Oui ; je lentretenais dun homme vers qui sen était allée toute mon affection, et lui me répondit : Faites-lui oublier que vous êtes riche, sans cela il a trop de fierté pour avouer sa tendresse.
Claude sétait penché en avant, les mains crispées sur son visage.
Jai essayé, continua lAméricaine, je nai pas pu, sans doute. Il mévite, il semble souffrir de ma présence, et pourtant il est injuste. Dois-je être punie parce que je suis riche ? Est-ce ma faute si mon père a amassé des millions ? Jai réfléchi, et jai pensé quun honnête homme ne pourrait me faire un crime de ce que les autres considèrent comme une vertu. Seulement il est fier, il se taira toujours. Alors, comme il ne viendra pas à moi, je me suis déclaré que jirais à lui. Cest pour cela, monsieur Claude que je vous demande si, vos amis revenus en France avec le papier quils cherchent, vous voudrez de moi pour femme.
Sa voix avait faibli sur ces derniers mots. Évidemment sa provision de courage était épuisée. Lui, avait relevé le front ; il la contemplait, et tout à coup il lui prit la main, la porta à ses lèvres et éclata en sanglots. Le soldat énergique était sans force devant la joie.
Lorsque les promeneurs rentrèrent à lhôtel, le rayonnement de leurs visages frappa tout le monde. Simplet les considéra avec attention, puis doucement :
Vous êtes heureux, aussi ?
Ils rougirent sans répondre.
À la bonne heure donc. Vous le voyez, miss Pretty, cétait bien simple, il suffisait de prouver que vous êtes un ange.
Puis changeant de ton :
Nous dînons au champagne, nest-ce pas ? Cest le seul vin qui convienne un jour de fiançailles.
Tandis quil allait donner les ordres nécessaires, les jeunes filles se retirèrent à lécart. Elles causaient à voix basse, mais à leurs yeux brillants, à leurs joues animées dune buée rose, il était facile de deviner quelles échangeaient de gracieuses confidences.
La petite Française oubliait ses soucis, lAméricaine sa misanthropie. Le soleil était sur elles, jetant son poudroiement dor sur les misères de la vie prosaïque. Un peu craintives encore, elles se disaient la poésie étrange du rêve.
Le dîner fut dune gaieté intense. Yvonne regardait Simplet, Claude regardait Diana, et tous riaient sans cause, ou plus exactement à cause de leur bonheur intime.
Giraud-Canetègne fit bien parfois la grimace, mais ces marques de mécontentement étaient trop fugitives pour être remarquées.
Rira bien qui rira le dernier, se déclarait-il à lui-même pour combattre sa méchante humeur, je vous tiens, mes tourtereaux ; que mimportent vos clignements dyeux attendris et vos vagues sourires.
Le repas touchait à sa fin. On venait de servir une délicieuse gelée dalgues marines, de gélidium spiriforme, plat exquis du pays, quand un bruit darmes se fit entendre dans le vestibule de lhôtel. Cétaient des froissements dacier, des chocs de crosses de fusils sur le plancher. Dans la salle commune, tous les dîneurs tournèrent la tête vers lentrée, et à leur grande surprise, virent apparaître un employé de la Résidence, accompagné par plusieurs miliciens indigènes, reconnaissables à leur chapeau rond en forme dassiette et aux parements jaunes de leurs vareuses bleues.
Que personne ne bouge, ordonna lemployé que suivait la troupe.
Et dune voix forte :
Monsieur Marcel Dalvan ; Mademoiselle Yvonne Ribor ; veuillez approcher.
Les jeunes gens obéirent. Aussitôt les miliciens les entourèrent.
Que signifie cette agression ? commença Simplet tout interloqué
Mais le commis de la Résidence lui coupa la parole :
Pas de scandale. Vous vous expliquerez devant le tribunal. À la requête de M. Canetègne et en exécution dun jugement de la Cour de Lyon (France), je vous arrête.
Canetègne ! répéta Simplet atterré.
Canetègne ! gémirent en écho ses amis.
Ce nom abhorré tombant au milieu de leur joie leur enlevait toute énergie, toute présence desprit. Cétait labîme ouvert tout à coup sous leurs pas, cétait la défaite, cétait peut-être la séparation éternelle pour ces êtres aimants et dévoués, qui avaient troqué leurs âmes dans le tourbillonnement des rapides de la rivière Noire.
Et quand ils eurent disparu, entraînés par les miliciens, Claude sadressant à Diana, à Sagger, au faux Giraud, sécria :
Mes amis, il faut que nous trouvions ce Canetègne, pour régler une bonne fois nos comptes avec lui.
Ce à quoi Canetègne répondit comme les autres :
Oui, il faut à tout prix se débarrasser de ce misérable !
On tint conseil. Giraud-Canetègne eut laudace ironique de faire la proposition suivante :
Mes amis, dit-il, votre ennemi vous connaît tous ; moi, il mignore. Je vais donc me mettre en faction aux environs de la Résidence. Il y viendra sûrement pour connaître leffet de ses manuvres. Il ne se défiera pas de moi, inconnu. Je le suivrai, je découvrirai sa retraite
Et nous lui rendrons visite, acheva Claude. Bravo !
Vous, de votre côté, obtenez la permission de voir les prisonniers. Il est bon de rester en relations avec eux.
Le soir du lendemain le « Marsouin » avait lautorisation demandée. Quant à Giraud, il rentra naturellement sans avoir aperçu Canetègne. Le négociant samusait énormément. Cette intrigue, où il jouait le double rôle dami et dennemi, lui plaisait. Dans le coquin sagitait une âme de vaudevilliste.
Le 14, Diana, appuyée au bras de Bérard, se rendit à la prison. On les conduisit dans la cellule dYvonne. La jeune fille pleurait. En les reconnaissant, elle se jeta dans leurs bras et dune voix douloureuse :
Mes chers et bons amis, je suis perdue !
Et comme ils essayaient de lui rendre le courage :
Vous ne savez pas, vous. Le directeur de la maison darrêt sort dici. Il ma déclaré que lon surseoirait cinq jours à me livrer à la justice.
Pourquoi ?
Pour me laisser le temps de réfléchir.
Réfléchir. Je ne comprends pas.
Elle se tordit les mains et rougissante, comme honteuse de ses paroles :
M. Canetègne est obstiné dans ses désirs. Il tient toujours à mépouser, et le répit que lon maccorde est destiné à me permettre daccepter.
Oh ! vous refuserez ! fit lAméricaine.
Yvonne courba la tête :
Je ne sais pas.
Du coup, miss Pretty eut un geste indigné. La prisonnière larrêta :
Certes ! Cela a été ma première pensée, mais en me donnant le temps de la réflexion, notre ennemi savait bien ce quil faisait. En refusant, je condamne Marcel ; je le déshonore, lui qui na pas hésité à me sacrifier sa vie et sa petite fortune.
Puis avec une résignation, dont ses auditeurs se sentirent profondément émus :
Cest mon tour de me dévouer. À moi maintenant le sacrifice. Je nai pas le droit de me soustraire au devoir. Lui, parmi des voleurs et des criminels. Lui, privé de lhonneur, le seul bien qui lui reste. Non, non, jamais. Au fond de sa pensée, une question funeste se dresserait si jhésitais : quelle affection égoïste était donc celle dYvonne, se dirait-il ? Et il aurait raison. Que mon rêve heureux senvole, que mon cur se brise, mais quil soit libre, honoré comme il mérite de lêtre.
À son tour, Diana courbait le front. Elle restait devant la captive muette, les yeux fixés à terre. Yvonne avait dit vrai ; il était juste quelle simmolât. Mlle Ribor devina ce qui se passait en elle :
Vous êtes de mon avis, nest-ce pas ? conclut-elle dune voix brisée.
Oui et non, gronda Claude. Il vous reste encore trois jours.
Trois jours !
Attendez quils soient écoulés pour prendre une décision. Qui sait si dici là, il ne se sera pas produit un miracle.
Yvonne secoua désespérément la tête :
Simplet nest pas libre. Aussi je nespère plus.
Nul ne releva ce que cette réponse pouvait avoir de blessant pour les visiteurs. Ils se rendaient compte de la situation de leur interlocutrice, et ma foi, ils lui donnaient raison. Marcel était lâme de la troupe. Toujours et partout, il avait trouvé la solution simple, pratique, des complications les plus dangereuses. Au départ, Yvonne le trouvait bien petit garçon ; mais aujourdhui elle ne comptait que sur lui. Et Claude traduisit limpression générale.
Cest positif ! Sil était avec nous, il aurait déjà trouvé un moyen de tout arranger. Enfin, reprenez courage. Il nest pas possible que les canailles réussissent à mettre les honnêtes gens dans la peine.
Mais en dépit de ces paroles, le « Marsouin », après une rapide visite à Dalvan, quitta la prison sans espoir de sortir de la trame ourdie par lAvignonnais. Très soucieux, il regagna lhôtel avec miss Pretty pensive et découragée comme lui. Mais en arrivant, ils se trouvèrent face à face avec le faux Giraud dont le visage était rayonnant :
Victoire ! leur dit celui-ci, je sais où est le Canetègne ?
Les yeux du « Marsouin » lancèrent des éclairs.
Allons-y !
Non.
Comment non ?
Asseyez-vous et écoutez-moi, répliqua le commissionnaire.
Ils obéirent, dominés par le ton net dont il avait parlé.
Ce matin, reprit-il, jétais en observation devant la Résidence. Soudain jen vois sortir un « petit lettré » de quinzième classe, à globule de laque. Je le reconnais. Cétait le secrétaire du mandarin, gouverneur du bourg de Thuy-Shang, avec lequel jai été en relations courtoises, lors dun voyage précédent, et qui ma offert le sel et le riz.
Le sel et le riz ? questionna miss Pretty.
Oui, cest ainsi que lon vous déclare hôte sacré et ami.
Bien, bien. Continuez.
Lanimal je parle du secrétaire est prétentieux en diable. Alors que les grands lettrés portent les ongles de dix centimètres en des étuis de bois, il enferme les siens en des dés dargent qui nont pas moins de deux décimètres.
Cela doit lui faire de jolies mains ?
Atroces, mais cela donne droit au respect des illettrés. Jaborde mon homme. Japprends quil est en mission à Haï-Phong pour le compte dun hôte de son mandarin, auquel il doit rapporter une réponse.
Ah ! firent les jeunes gens très intéressés par le récit.
Vous devinez. Lhôte est M. Canetègne.
Le coquin est à Thuy-Shang !
Bérard sétait levé.
Où allez-vous ? demanda Giraud.
À Thuy-Shang, donc.
Gardez-vous-en bien. Vous êtes tous signalés. Aucun de vous nentrerait dans le bourg.
Jour de Dieu ! gronda le sous-officier, que faire alors ?
Je vais vous le dire.
Giraud était souriant, ses yeux pétillaient de malice.
Je vais vous le dire, répéta-t-il. Vous savez que les mariages sont célébrés devant le Résident ou son suppléant, faisant fonctions de maire.
Oui.
Ce personnage na jamais vu M. Canetègne, puisque le secrétaire, que je vous ai portraicturé, a négocié seul toute laffaire dont nos amis sont victimes.
Compris ; allez, allez toujours.
Donc, le Résident unirait Mlle Ribor à quiconque se présenterait sous le nom de Canetègne. Il suffit de substituer à celui-ci une autre personne. Le mariage est nul, vu la substitution, mais les prisonniers sont libres.
Et comme les jeunes gens esquissaient un geste de surprise :
Demain, vous irez à la prison. Vous direz à Mlle Yvonne daccepter. Le secrétaire en sera avisé aussitôt et retournera à Thuy-Shang. Je partirai avec lui. Je ferai en sorte que M. Canetègne ne se rende pas à la cérémonie. Je le remplacerai, si vous y consentez et le tour sera joué.
Claude se mit à rire de bon cur. Mais Diana restait pensive :
Êtes-vous certain de retenir ce vilain homme ? demanda-t-elle enfin.
Absolument. Je veux bien vous dévoiler mon moyen. Il y a dans le pays une plante à larges feuilles que les indigènes nomment lara-poutra. On la fait infuser. Quelques gouttes de la liqueur ainsi obtenue, mélangées à la boisson dun homme, déterminent chez lui une fièvre violente accompagnée dune éruption cutanée.
Le visage de lAméricaine séclaira :
Il est fâcheux de plaisanter ainsi avec le mariage, déclara-t-elle, mais le but à atteindre est louable, et pour ma part, japprouve votre plan.
Moi aussi, sécria Bérard.
Alors, à demain louverture des hostilités ; dînons.
Giraud était dune humeur charmante et pour cause. Ses adversaires se mettaient eux-mêmes à sa merci. Grâce à sa combinaison, il épouserait Yvonne. Une fois le mariage célébré, il navait plus rien à craindre. Elle était bien et dûment sa femme. Il avait peine à contenir son envie de rire en songeant à la « tête » que feraient les voyageurs, lorsquils sapercevraient quils avaient été « roulés à fond ».
Tout se passa comme il avait été convenu. Yvonne, stylée par ses amis, déclara au Directeur de la prison quelle consentirait à épouser M. Canetègne ; le mariage lui paraissant préférable à la captivité.
Le Résident fixa au 26 octobre la date de lhymen, et le soir du 15, le négociant vint prendre congé de miss Pretty et de ses compagnons, sous couleur daccompagner le secrétaire du mandarin de Thuy-Shang, lequel, on la deviné, nexistait que dans son imagination. En réalité, il senferma dans une cahute du quartier indigène, attendant lheure de recueillir le fruit de sa ruse.
Le 16, le Fortune fit son entrée dans la baie dAlong, qui sert de port à Haï-Phong, et Diana donna lordre au capitaine Maulde dêtre prêt à partir le 26 dès la première heure.
Longues furent les journées qui suivirent. Chaque matin, Claude et miss Pretty, parfois aussi William Sagger, visitaient Yvonne et Marcel. Ceux-ci, dabord un peu inquiets, sétaient familiarisés avec lidée du faux Giraud. Simplet la déclarait excellente. Cette substitution de marié lui semblait une trouvaille. Vaincre Canetègne avec ses propres armes ; trouver la délivrance dans le moyen même qui devait enchaîner ses victimes, nétait-ce pas plaisant et bien propre à exciter la verve gouailleuse du sous-officier.
Enfin, le soleil se leva sur le vingt-sixième jour du mois. Yvonne et Marcel furent extraits de leur prison et conduits à la Résidence, où leurs amis les attendaient déjà. Giraud, en grande tenue, était arrivé bon premier.
Il avait annoncé à Claude que sa ruse avait complètement réussi, et quil était venu à Haï-Phong, chargé par Canetègne dinformer le Résident de son indisposition subite.
Je devais faire reculer le mariage, avait-il ajouté. Je trahis la confiance de ce pauvre homme. Je lui ai subtilisé tous ses papiers.
Sans doute la trahison ne pesait point à sa conscience, car il rayonnait. Claude, croyant à la sincérité de sa joie, lui serra la main avec effusion.
Monsieur Giraud, nous noublierons jamais ce que vous faites aujourdhui pour nous.
Jen suis sûr, monsieur Bérard, et cest ce qui double mon contentement.
Le « Marsouin » ne remarqua pas de quel ton étrange le commissionnaire avait prononcé ces mots, car au même instant, les prisonniers, entourés de gardes civils indigènes, faisaient leur apparition.
Presque aussitôt, le Résident prévenu de leur arrivée pénétra dans la salle. Dun ton monotone, il lut les obligations réciproques des époux, puis dune voix claire, il demanda :
M. Canetègne, Isidore, Louis, Fulcrand, consentez-vous à prendre pour épouse Mlle Ribor, Yvonne, ici présente ?
Oui, répondit le pseudo-Giraud.
Et vous, Mlle Ribor, consentez-vous à prendre pour époux M. Canetègne, ici présent ?
Avec un vague sourire, la jeune fille murmura :
Oui.
Je vous déclare donc unis en légitime mariage. Veuillez signer sur le registre.
Il y eut une minute de brouhaha. Les mariés, leurs témoins : Marcel et Claude pour Yvonne, William Sagger et le capitaine Maulde pour Canetègne, apposèrent leurs griffes sur le registre.
Le mariage était consommé.
LAvignonnais dut se tenir à quatre pour ne pas crier son triomphe. Yvonne était à lui. Désormais, il se souciait dAntonin Ribor, comme de sa « première culotte ». Ses adversaires étaient des quantités négligeables.
Séance tenante, tandis que les prisonniers rendus à la liberté quittaient la Résidence avec leurs amis, il se fit délivrer une copie de lacte de mariage, en même temps que le livret de ménage dont la municipalité dHaï-Phong a été pourvue. Ce qui, au reste, arracha au négociant cette exclamation :
Et on prétend que lAdministration ne fait rien pour les colonies.
Muni de ces papiers, il rejoignit la bande joyeuse qui se dirigeait vers le canal du Song-Tam-Bac. Avec tout le monde, il sembarqua sur un « sampang » que les rameurs tonkinois firent voler sur leau. On le plaisantait. Yvonne lappelait en riant : mon mari. Il laissait dire, samusant plus que personne. Comme le chat qui joue avec la souris, il lui plaisait de laisser les jeunes gens dans leur erreur. Il éprouvait un plaisir cruel à les voir gais, confiants, illusionnés de liberté, alors quil navait quà dire une parole pour les désespérer. Il comptait rester muet jusquau soir, et à lissue du dîner, il ménageait un coup de théâtre.
Des gardes civils entreraient dans la salle de lhôtel où le banquet aurait lieu. Il se démasquerait, et sous bonne escorte, sa femme serait conduite dans lhabitation quil avait louée à cet effet. Davance il sesbaudissait de la consternation des assistants. À part lui, il murmurait, reprenant pour une minute son accent méridional :
Té, les pitchouns verront quils ne sont pas de force !
Sa surprise fut vive lorsque le sampang déboucha dans la baie dAlong. À deux encablures se profilait le Fortune, prêt au départ, ses cheminées fumantes.
Où allons-nous ? demanda-t-il.
Au Fortune, répondit miss Pretty. Après notre équipée, le mieux est de fuir ce pays. M. Antonin Ribor, dailleurs, a pris le chemin des stations françaises du Pacifique, nous le suivrons.
Le négociant ne trouva pas un mot à dire. Il ignorait les disposions prises en son absence.
Je suis joué, murmura-t-il ?
Puis reprenant son sang-froid.
Joué
, pour le moment. Sur la première terre Française, je réclame, manu militari, mademoiselle ma femme.
Lembarcation accostait. Se contraignant à faire bon visage à mauvaise fortune, Canetègne monta sur le pont du yacht, et tandis que le sampang, vide de ses passagers, regagnait Haï-Phong, le capitaine Maulde, debout sur la passerelle, faisait entendre le commandement.
Go ahead !
Le steamer se mit aussitôt en marche. À larrière, Yvonne et Simplet regardaient fuir la terre.
Comme nous avons souffert là, dit-il doucement.
Oui, mais cest là, Simplet, que jai su ton affection. Aussi jai une tristesse à quitter ce pays.
Chère Yvonne !
À deux pas deux, Canetègne, masqué par une caisse, écoutait. Il eut un sourire rageur :
Flirtez, mes gaillards, gronda-t-il, flirtez. Bientôt vous aurez de mes nouvelles.
La côte disparut peu à peu à lhorizon, et le yacht fendit les flots courts du golfe du Tonkin, emportant à son bord cet étrange ménage composé dune épouse, ignorante de la réalité de son union, et dun mari, auquel les circonstances défendaient de prendre son titre.
XXXIIEN NOUVELLE-CALÉDONIE
Après vingt jours de navigation, ayant entrevu les îles Luçon, Bornéo, Nouvelle-Guinée et les groupes français des îles Loyauté et Nouvelles-Hébrides, le Fortune stoppa en dehors de la passe Dumbea qui coupe la chaîne de récifs qui entoure la Nouvelle-Calédonie, en face de Nouméa. Le navire nentrait pas dans le port. Les événements récents avaient démontré la nécessité de la prudence à ses passagers. Avec une amabilité dont tous lui avaient su gré, Giraud-Canetègne avait fait cette proposition :
Seul, je ne cours aucun risque. Aussi veuillez mettre le canot électrique à leau. Je me rendrai au Gouvernement, chez le directeur du service judiciaire, et je vous rapporterai les renseignements que jaurai recueillis.
La motion acceptée denthousiasme, Sagger avait déclaré que le steamer ne pouvait rester en panne à lendroit où il se trouvait ; cette manuvre devant forcément appeler lattention et
le soupçon. Le mieux, à son avis, était de remonter vers le nord en suivant le récif extérieur, et de gagner la passe du Bourail où lon attendrait le retour du messager. Celui-ci naviguerait entre la côte et le récif, le faible tirant deau de la chaloupe le permettant. Ainsi dit, ainsi fait. Giraud serra la main de ses confiants adversaires, sourit agréablement lorsquYvonne lui dit en riant :
Monsieur mon mari, vous le voyez, je vous laisse toute liberté, nen abusez pas !
Et le canot électrique déborda, se dirigeant sur Nouméa, dont la rade, abritée dun cercle de collines, se découpait dans la côte violacée par léloignement.
Alors le vapeur reprit sa route et, durant trois heures, prolongea la ceinture corallifère de lîle. Tantôt les côtes séloignaient jusquaux confins de lhorizon, tantôt elles se rapprochaient assez pour laisser distinguer les arbres des forêts. Tamanous, hêtres mouchetés, chênes-gomme, kohus, houps, milnéas, gaïacs, kaoris, araucarias, acacias, mêlaient leurs feuillages dans les plaines, et plus haut, sur les hauteurs, les bouquets de niaoulis, dont lécorce épaisse sert à confectionner des toitures, dressaient vers le ciel leurs troncs massifs.
Puis des plantations succédaient aux futaies : cannes à sucre, caféiers, cocotiers, mûriers, vignes, cotonniers, manioc, blé. Et William Sagger, toujours prêt à monter en chaire, disait les richesses minérales et végétales de lîle, sa salubrité, son importance militaire. Il décrivait les établissements pénitentiaires : lîle des Pins, lîle Nou avec son camp de Montravel, la presquîle Ducos, Koé-Nemba, Fonwhary, la Foa, Teremba, Bourail, Bacouya.
Si bien que le Fortune sarrêtant en face du village de Bourail, établi au fond dune anse, les voyageurs manifestèrent le désir de descendre à terre. Ils étaient loin de Nouméa, centre administratif de la colonie. La baie nest pas en eau profonde, par conséquent le navire ne faisait pas une chose extraordinaire en mouillant en dehors des récifs ! Limprudence, si elle existait, était de faible portée. Lintendant lui-même le reconnut.
Marcel et ses amis prirent place dans la chaloupe qui les conduisit à terre. Ravis de nêtre plus emprisonnés dans le steamer, de fouler le sol ferme, ils suivaient un sentier serpentant à travers un taillis de tamanous de plaine. Le sous-bois dégageait de subtils parfums quils aspiraient avec délices.
Tout à coup, Marcel qui marchait en avant sarrêta brusquement. Tous limitèrent. Un bruit de voix parvenait jusquà eux. Une voix dhomme, rauque, gutturale, menaçait ; une voix de femme semblait implorer.
Quest-ce ? demandèrent Yvonne et Diana prises de crainte.
La question fit cesser lhésitation de Simplet.
Nous allons le savoir, dit-il en sélançant dans la direction du son. Quelques pas lui suffirent à contourner les buissons qui masquaient les personnages inconnus. Une femme, une paysanne de race européenne était étendue sur le sol maintenue à la gorge par un Canaque, demi-nu, au torse couvert de tatouages bleus, aux cheveux ceints dune lanière, qui brandissait un casse-tête. Sans réfléchir Dalvan bondit, arrache larme des mains de lindigène quune poussée jette sur le gazon. Il aide la paysanne épouvantée à se remettre sur ses pieds.
Ah ! monsieur, bégaie-t-elle, vous mavez sauvé la vie.
Que voulait donc cet homme ?
Je ne sais. Il est ivre probablement, il revient dune fête, dun pilou-pilou, comme nous disons ici. Il a prétendu quil était insulté parce que je ne métais pas cachée à sa vue.
Et la surprise se peignant sur le visage des voyageurs.
Vous nêtes pas du pays, sans doute. Apprenez donc que la femme canaque est considérée par les naturels comme un être inférieur, à ce point que si elle rencontre un homme, fut-ce son fils, elle doit se dissimuler derrière un arbre, dans un fossé, jusquà ce que le guerrier se soit éloigné.
Cest exact, appuya lintendant, mais les Européennes ne sont pas soumises à ce régime.
Non certes, reprit la femme, cest ce qui me fait croire que ce sauvage est ivre.
Le Canaque était resté par terre. Dun il hébété, il considérait ceux qui lui avaient arraché sa victime.
Il en a bien lair, observa Marcel. Bah ! laissons-le où il est, et continuons notre route. Je confisque le casse-tête, ce sera sa punition.
Et souriant.
Vous habitez sans doute Bourail, madame ?
Je suis la femme dun colon. On doit même mattendre à la maison elle sattendrit soudain car mon mari maime bien, et jai deux amours denfants. Dire que sans vous, je ne les aurais pas revus.
Elle saisit les mains de Marcel.
Vous êtes tout de même un rude brave homme, vous, et pas poltron. Vous lui avez pris son arme comme si cétait un joujou. Faut que vous entriez chez nous, Dupré cest mon mari sera si heureux de vous remercier. Tenez voilà la maison.
Le sentier débouchait dun taillis et, à cinquante mètres à peine, une petite ferme entourée de grands arbres se montrait.
Tenez, voilà mon homme et mes crapauds, je vous le disais bien quils devaient être inquiets.
En effet, un homme dune quarantaine dannées, à la face brune, accourait, précédé par un gamin de dix à douze ans et par une fillette un peu plus jeune. Les enfants se jetèrent au cou de leur mère, tandis que M. Dupré regardait, dun air défiant, les inconnus qui accompagnaient sa ménagère. Celle-ci le mit au fait et désignant Marcel :
Va ! tu peux remercier monsieur. Sans lui, la mère Dupré, ni ni, fini !
Lhomme tendit la main au sous-officier, mais il la retira vivement :
Non, dit-il, vous ne me connaissez pas.
Bah ! riposta le jeune homme, nous ferons connaissance après.
Avant, monsieur. Après vous regretteriez peut-être.
Dupré baissa la tête. Et comme Dalvan demeurait devant lui, la main tendue, il murmura dune voix sourde :
Nous sommes des forçats libérés.
Tous eurent un mouvement, mais Simplet reprit :
Et vous vous réhabilitez par le travail, donnez-moi la main ?
Lhomme hésita encore.
Forçats libérés, redit-il, des criminels enfin. Si on avait su plus tôt, on serait venu ici comme colons libres. Cétait le bonheur ; mais voilà, le peuple ne sait pas. Il a fallu que la justice nous prenne. Pourquoi napprend-on pas aux pauvres quil y a des terres françaises où la vie est facile et bonne ?
Marcel ne retira pas sa main. Dupré leva sur lui son regard humide :
Alors, maintenant que je vous ai dit
vous voulez encore ?
Plus que jamais.
Merci, monsieur.
Et la main calleuse du libéré serra celle du sous-officier.
Alors, vous voulez bien entrer à la maison ? fit la femme.
Oui, répondirent les voyageurs.
Et lon se mit en marche vers la ferme. Marcel qui allait côte à côte avec Dupré, lui dit alors :
Vous vous accusez devant vos enfants, cest peut-être un tort.
Oh ! non, monsieur. Faut bien leur apprendre ce quils sauraient un jour ou lautre. Et puis ici, presque tous les colons sont dans notre cas. Le remords des parents, ça donne de lhonnêteté aux petits. Voyez-vous, on déteste la boue en se rendant compte par les autres que cest ennuyeux dêtre éclaboussé.
Cependant on entrait dans lhabitation. Tout était propre, bien rangé : la table de bois de tamanou, les sièges grossiers. Et la mère Dupré sempressait. Elle offrait « aux belles jeunes dames », ainsi quelle appelait Yvonne et Diana, du vin de ses vignes, des cocos frais, du beurre, des fruits savoureux.
En apprenant que les visiteurs étaient des passagers du Fortune, que le soir même ils regagneraient leur navire, Dupré voulut absolument leur offrir à dîner. De peur de mécontenter cet ancien forçat pour qui, malgré eux, ils éprouvaient une pitié sympathique, ils acceptèrent.
Toute la maisonnée fut en joie. Le libéré courut au village, ses poulets nétant pas assez beaux pour ses hôtes. La ménagère sexcusa et senferma dans la cuisine.
Nest-il pas étonnant, dit miss Pretty assise avec ses amis à lombre des arbres qui abritaient la maison, nest-il pas étonnant que des malfaiteurs fassent souche dhonnêtes gens ?
Eh non, répliqua Bérard, la somme du bien est toujours plus grande que ne le suppose le scepticisme humain. Cest la peine de votre misanthropie. Après avoir nié lexistence des braves gens, vous êtes condamnée à en rencontrer, même parmi ceux que la société repousse.
Oh ! maintenant, murmura lAméricaine en baissant les jeux, je crois à tout ce qui est bon, vous le savez bien, monsieur Claude. Et ma sur Yvonne le sait aussi, elle à qui je confie mes secrets.
Marcel linterrompit :
Je les connais, vos secrets.
Vraiment ! alors vous êtes magicien ?
Peut-être !
Faites voir.
Eh bien ! vous vous déclarez toutes deux quil nest pas surprenant que Claude et moi soyons un peu naïfs. Lhumanité nous semble bonne, que dis-je ? meilleure, parce que nous ne voyons que vous.
Un madrigal, plaisanta Yvonne, encore que sa rougeur décelât le plaisir que lui causait la réflexion de Simplet.
Un madrigal, oui, et daveugle, dit lAméricaine.
Daveugle ?
Sans doute ! puisque ces messieurs prétendent ne voir au monde que deux pauvres petites femmes quils sauveront, lune dun coquin, lautre delle-même.
À ce moment le petit garçon des Dupré qui, depuis un instant, était absorbé par la lecture dun journal froissé, ramassé par lui dans quelque coin, sapprocha des causeurs et demanda :
Est-ce que vous avez entendu parler de la bataille de Paknam contre les Siamois ?
Oui bien, répliqua Marcel en riant, nous en avons entendu parler. Nous étions dans le pays.
Le gamin parut prodigieusement intéressé.
Alors, vous avez peut-être connu Marcel, un héros qui sest éloigné, sans vouloir faire connaître de lui autre chose que son prénom.
Tous avaient tressailli. Un voile de pourpre avait monté dun jet aux joues de Mlle Ribor.
Pourquoi demandes-tu cela, mon enfant ?
Parce que le journal raconte le combat. Il dit comment Marcel, après avoir averti le commandant Bory, est allé voir le roi Chulalong, à qui il a fait si peur que, lui parti, le souverain a demandé la paix.
Et ses auditeurs demeurant silencieux, lenfant sanima :
Vous ne trouvez pas cela admirable et grand ? Lhomme qui brave la mort, qui donne la victoire à son pays
Après tout, vous nêtes peut-être pas Français ! Mais moi, je suis content du capitaine Bory, il a proposé ce brave pour la médaille militaire. Hein ! comme il doit être fier ? Quand je serai grand je ferai comme lui.
Dun geste brusque, Yvonne avait pris le journal. Dune voix tremblée elle lut :
« Le commandant Bory estime que la médaille militaire seule récompensera dignement ce courageux citoyen. Il a adressé un rapport dans ce sens au ministre de la Marine. M. Marcel a peut-être démérité le soin quil a pris de dissimuler son identité semblerait lindiquer mais il a si largement réparé que la France ne saurait lui garder rancune. Un fils prodigue lui revient ; que la médaille des soldats dévoués brille sur sa poitrine. La mère-patrie lui tend les bras. »
La jeune fille leva sur le sous-officier ses yeux suppliants. Il y avait dans son regard une émotion profonde. Dire quelle lavait traité avec légèreté ce « Simplet » qui, tout en lui sacrifiant sa vie, conquérait sans effort apparent, après la légion dhonneur, la médaille militaire.
Eh bien ! sécria le petit, est-ce assez beau ! Ah ! que je serais heureux de voir ce M. Marcel, pour lui serrer la main.
Puis avec tristesse :
Seulement, il ne voudrait peut-être pas
je suis de la Nouvelle, moi.
Brusquement, Dalvan attira le gamin dans ses bras :
Si, il voudrait, je men porte garant pour lui, car tu es un digne enfant, et plus tard, tu seras un honnête homme.
Je serai soldat, fit crânement le petit garçon.
Soudain un pas précipité retentit sur le chemin conduisant au village. Étreints par un pressentiment, tous se levèrent. Presque aussitôt, Dupré arrivait au milieu deux. Le libéré paraissait bouleversé :
Quel malheur, dit-il haletant, votre navire
Mon navire, interrogea Diana ?
Il vient dêtre saisi par un garde-côtes et conduit à Nouméa.
De quel droit ?
Je lignore. Le directeur de la justice a adressé un télégramme au poste de Bourail, on parle de contrebande. En effet, un vapeur portant pavillon américain ne saurait être saisi pour un autre motif.
Linanité de cette accusation tombera delle-même. Il suffira au capitaine Maulde de nommer la propriétaire du Fortune.
Un roulement de tambour lointain résonna dans la campagne.
Le rappel, murmura Dupré après avoir prêté loreille. Un forçat en cours de peine se sera évadé. On va organiser une battue. Il faut que je me rende au village.
Marcel lui saisit le bras :
Ce nest point un forçat que lon va poursuivre, cest nous.
Vous ?
Oui. Et si je vous le dis, M. Dupré, cest tout simplement parce que vous nous sauverez.
Je ferai mon possible, mais vous nêtes pas un malfaiteur, vous.
Ni moi, ni mes amis. La preuve, vous me garderez le secret, est que notre compagne miss Diana Gay Gold Pretty est quinze cents fois millionnaire.
Et devant ses amis surpris, le jeune homme conta brièvement leur histoire. Le libéré levait les bras au ciel.
Alors, je comprends, on a voulu vous mettre dans limpossibilité de quitter lîle. Dans trois ou quatre jours, on renverra le navire, avec des excuses, au Consulat américain ; seulement vous serez prisonniers vous et mademoiselle votre sur de lait.
Non, si dans quatre jours, nous sommes à bord du Fortune au moment où il recevra lautorisation de reprendre la mer.
À Nouméa, exclamèrent tous les assistants.
Eh ! sans doute. Ce nest pas là que lon nous cherchera. Cest donc le salut.
Mais pour y arriver ?
Simple comme bonjour.
Si cest simple, fit doucement Yvonne, nous sommes sauvés.
Parbleu !
Mais enfin ce moyen ?
Voici.
Le sous-officier regarda Dupré bien en face.
M. Dupré, il y a pour vous une bonne action et un joli bénéfice à réaliser.
La bonne action me suffit.
Sous le hangar, qui est derrière la maison, jai aperçu tout à lheure des caisses et des tonnes portant linscription « Nouméa. »
Jexpédie souvent des denrées dans cette ville. Un de mes amis me prête un coin de son magasin pour y déposer mes ballots, jusquà ce quun navire les charge. Vous concevez, ici la navigation nexiste pas.
Cest parfait ! Consentirez-vous à faire une expédition demain ?
Jai bien peu de chose à envoyer.
Vous vous trompez. Vous avez mes trois amis et moi.
Vous dites ?
Marcel se mit à rire :
Vous allez battre le pays avec les habitants ; nous passerons la nuit chez vous, où bien certainement on ne nous soupçonnera pas. Demain, nous nous installons dans des caisses, vous nous embarquez sur un des petits voiliers qui font le service de Bourail à Nouméa. Étant donnée sa destination, cette expédition nest pas remarquée. Nous sommes déposés dans le magasin de votre ami qui, grâce à un mot de vous, nous fournit une barque pour gagner de nuit le yacht de miss Pretty. Comme toutes les perquisitions ont été faites, nul ne se doute que nous sommes à bord, et tranquillement nous prenons le large à la barbe de lautorité.
Ah bien ! en voici une idée ! je ne laurais jamais eue, moi.
Ni nous non plus, fit doucement Yvonne en regardant Simplet. Lappel du tambour se faisait entendre de nouveau. Dupré sélança en courant dans la direction du village, tandis que Marcel et ses compagnons senfermaient dans lhabitation. Le colon ne rentra quau milieu de la nuit. Des patrouilles parcouraient le pays, et sur les hauteurs, des signaux de feux annonçaient aux tribus canaques quil y avait une prime à toucher pour larrestation détrangers. On supposait que les voyageurs sétaient engagés dans la brousse.
Ces nouvelles ôtèrent toute envie de dormir à ceux qui causaient ce remue-ménage. Ils employèrent les heures qui leur restaient à disposer les caisses où ils senfermeraient au moment du départ.
Au jour, tandis que Dupré allait traiter avec un entrepreneur de transport par eau, tous embrassèrent cordialement la mère Dupré et ses enfants, puis chacun, muni de provisions suffisantes, entra dans son emballage que la fermière referma soigneusement. Vers dix heures, les colis humains furent enlevés, portés à bord dun petit voilier qui fit aussitôt route vers Nouméa, sans que le poste de Bourail eût fait la moindre observation. Qui se serait douté, en effet, que privés de leur navire, les voyageurs dénoncés au directeur de la justice par Giraud-Canetègne, sévadaient tranquillement par mer, alors quon les cherchait dans lintérieur des terres.
Le 18 novembre, les colis étaient débarqués sans encombre et déposés dans les magasins de M. Boruc, situés auprès du marché qui termine la rue de lAima, large artère allant de la rade de Nouméa à la campagne.
M. Boruc, négociant modèle [café et coprah (coco pilé),], avait arrondi à force de travail, sa fortune et sa bedaine. Vers quatre heures du soir, il prit livraison de lexpédition Dupré, surveilla lui-même le placement des caisses dans un angle du hangar en planches qui lui servait de magasin, puis ayant renvoyé son personnel, il sinstalla dans une petite cabine, dont il avait fait son bureau, et se remit à sa comptabilité un instant abandonnée.
La nuit venait, il alluma sa lampe et continua à aligner des chiffres. Cette occupation amenait un sourire sur ses lèvres. Bien certainement les affaires étaient bonnes. Soudain il interrompit sa besogne. Sa plume qui calligraphiait un superbe 5 suivi de zéros, séloigne du papier. Il lui semble entendre un bruit étrange venant du magasin. Le commerçant hausse les épaules.
Quelque rat, murmure-t-il.
Et tranquillisé, il moule un dernier zéro. Mais le bruit se reproduit. On dirait que des planches grincent sous un effort violent. Boruc pâlit. Est-ce que des voleurs dévaliseraient son magasin ? Cette idée lui donne du courage. Il sarme dun revolver établi à demeure dans un de ses tiroirs, et séclairant de sa lampe, il rentre dans le magasin.
Il ne voit rien. À part lui, il se plaisante de sa crainte chimérique, et retrouvant tout son courage en labsence de tout danger, il clame, pour sa satisfaction personnelle :
Qui va là ? Je suis seul, mais armé, et le père Boruc ne badine pas.
À sa grande terreur, une voix étouffée sélève.
M. Boruc, vous êtes seul, alors jai une lettre pour vous.
Il tourne la tête de tous côtés. Personne ne se montre et pourtant la voix reprend :
Une lettre de votre ami Dupré, de Bourail.
Le pauvre homme tremble comme la feuille, son front ruisselle de sueur.
Cest un esprit, murmure-t-il, puis plus haut : Esprit, qui que tu sois, tu sais que je nai rien à me reprocher ; je suis un spirite convaincu et
Il nachève pas ; des rires éclatent. Ils partent des caisses expédiées par Dupré.
Les ballots sont hantés, gémit le commerçant.
Il fait mine de fuir, mais pour gagner la porte, il lui faudra passer près des terribles emballages. Il nose pas, et la voix se fait entendre de nouveau.
Prenez donc votre lettre, elle vous rassurera.
Où est-elle ?
Ici, regardez-donc.
Terrifié, Boruc promène autour de lui un regard anxieux, enfin ses yeux tombent sur une caisse. Entre les planches un papier glissé sagite. Le négociant sapproche, saisit la missive et la parcourt. Alors il éclata de rire, et des rires joyeux lui répondirent. Armé dun marteau, il décloue les caisses habitées et rend la liberté aux prisonniers.
Bientôt Marcel, Claude, Diana et Yvonne sont au mieux avec le marchand. Il les hébergera jusquà leur départ. Il les cachera sans peine.
Je suis veuf, dit-il. Jai perdu ma femme, une bonne et brave ménagère, mais bavarde. Elle parlait même en dormant. Je suis sûr que depuis son trépas, on ne sentend plus dans le paradis. Quelle langue
de son vivant, je naurais jamais pu vous être utile, mais grâce au ciel, elle nest plus. Je dis « grâce au ciel » vu la circonstance car pour moi, mes regrets seront éternels.
Tout en installant ses hôtes, il leur conta son histoire, ses travaux, ses espérances. À le voir pérorer ainsi sans permettre à ses auditeurs de placer une parole, on comprenait que ses regrets nétaient pas simulés. Lâme loquace de son épouse était en lui.
En somme, il apprit aux fugitifs des choses intéressantes. Le capitaine Maulde sétait réclamé du consul américain. On avait perquisitionné à bord du Fortune, et sur le rapport des agents chargés de ce soin, laccusation de contrebande était tombée à plat.
Le lendemain soir, le négociant informait ses hôtes que le steamer était autorisé à quitter le port, ce quil ferait de grand matin. Il avait lui-même amarré son canot à quai, à lextrémité de la rue de lAima, et vers minuit, il conduirait à bord les amis de Dupré.
À lheure dite, tous quittèrent la demeure du digne homme et parcoururent la rue déserte. De loin en loin, une villa éclairée, des accords de piano, des chants indiquaient que tous les habitants ne dormaient pas. Et les fugitifs frissonnaient, tremblant de faire quelque rencontre fâcheuse.
Cependant ils atteignirent le quai. Devant eux sétendait la rade, dont les contours étaient marqués par les feux de lîle Nou et de la presquîle Ducos. À cent mètres, se dessinait sur leau indigo la silhouette noire dun navire.
Le Fortune, dit Boruc à voix basse.
Le yacht était là. Les curs battirent violemment, et sans mot dire, en proie à un trouble délicieux, tous sassirent dans le canot du négociant. En vingt coups daviron, lembarcation aborda. On se fit reconnaître. Un adieu rapide mais ému à M. Boruc, puis les voyageurs escaladèrent le pont. Ils étaient libres.
Chacun regagna sa cabine. Les incidents des jours derniers avaient brisé les plus robustes. Ils dormirent à ce point quils ne saperçurent point que le yacht quittait son mouillage, se glissait entre les écueils de lîle Maître et de Laux-Goëlands, passait au pied du phare à feu fixe de lîlot Amédée et franchissait le récif de ceinture par les passes de Boulari en évitant les rochers de Tô, le Sournois et Toombo.
Vers onze heures pourtant, tous se retrouvèrent réunis dans le salon darrière. Ils se félicitaient de lheureux succès de leur ruse, quand un domestique parut. Sir William Sagger faisait demander si miss Pretty consentirait à le recevoir. Il sagissait dune communication urgente. Sur la réponse affirmative de lAméricaine, lintendant se présenta et dune voix grave :
Cette nuit, je nai pas voulu troubler votre repos, mesdemoiselles et messieurs, mais aujourdhui je dois vous aviser que ce navire emporte un traître et livrer le drôle à votre justice.
Un traître, répéta Diana, et qui donc ?
Lhomme qui a dénoncé Mlle Ribor au Directeur de la Justice, à Nouméa. Sa mauvaise action accomplie, se croyant sûr de limpunité, il sest vanté de son infamie. À tout hasard, je lai fait enlever par nos matelots. Il est aux fers.
Mais quel est cet homme enfin ?
Cest ce misérable dont vous avez eu pitié à Saïgon, qui vous a suivie depuis ce moment
Giraud !
Sagger secoua la tête :
Giraud est un nom demprunt. La variole lavait rendu méconnaissable, il a déguisé son nom, comme le mal avait déguisé son visage
Il nous a trompés pour mieux nous vaincre. Il sappelle Canetègne.
Lui !
Marcel sétait dressé, lil étincelant, mais un cri déchirant de sa sur de lait lui fit tourner la tête. La jeune fille sanglotait, et dans ses larmes, elle disait avec un accent dépouvante :
Canetègne ! alors je nai plus quà mourir.
Dun élan il fut près delle :
Mourir ! que dis-tu ?
Elle le regarda avec un désespoir farouche :
Tu ne comprends donc pas
Canetègne
je suis mariée à lui
mariée !
Cest vrai, murmura le sous-officier écrasé par ce nouveau malheur. Cest vrai, tu es sa femme.
Tous, le visage blême, entouraient les fiancés brusquement séparés à jamais.
Sa femme ! continua Mlle Ribor, je suis madame Canetègne. À jamais je dois traîner ce nom infâme.
Il y a eu surprise, hasarda Simplet.
Ai-je seulement le droit de protester. Me vois-tu faire appel à la justice qui me poursuit comme voleuse. Oh ! cet homme ne ma laissé quun moyen de reconquérir ma liberté
Un moyen, dis-tu, lequel ?
Mourir !
Ni Claude, ni Diana ne cherchèrent à consoler leurs amis. Que dire en présence de la douleur brutale qui souffletait leurs espérances.
Ils eurent un même geste étonné lorsque Marcel releva le front en sécriant :
Eh bien non, petite sur, il en est un autre.
Tu es fou.
Pas le moins du monde, cest simple.
Toujours avec toi ; mais parle.
Cest de retrouver ton frère. La machination du Canetègne est démontrée. Il est poursuivi, condamné comme faussaire. Et par ce fait seul quil subit une peine infamante, ton mariage est nul de plein droit.
Et reprenant toute sa bonne humeur :
Écoutez, amis. Maintenant nous allons aux îles Wallis, puis au groupe des îles Futuna et Alofi. Il est certain quAntonin ne sest pas arrêté dans ces archipels français peu importants et dépourvus de communications régulières, mais notre visite nous servira. À Ouvéa, nous débarquerons M. Canetègne. Avant plusieurs mois, il ne pourra quitter cette prison gardée par locéan. Comme les naturels, il se nourrira des tubercules de ligname, de bananes, de cocos. Il pêchera dexcellents poissons et apprendra la manuvre des pirogues doubles des Ouvéens. Sa douce captivité nous permettra de continuer notre voyage sans crainte de nouvelles trahisons
Nous retrouverons Antonin.
Et portant à ses lèvres la main dYvonne réconfortée par sa confiance :
Trouvez-vous mon plan bon à suivre, mademoiselle ?
Oui, Simplet.
Et vous, mes amis ?
Claude grommela :
Moi, jaimerais mieux jeter le Canetègne à leau de suite. Ce serait plus sûr. À ta place, il nhésiterait pas, va.
Cest ce qui lui sauve la vie. Voyons, mon cher Claude, des soldats nemploient pas les armes des coquins. Et puis ne faut-il pas quun jour il confesse ses mensonges. Il les confessera, je nen doute pas.
Pourquoi pas à linstant. Un papier écrit et signé de sa main.
Quil renierait ensuite, par la raison valable quil a été contraint.
Alors ?
Cherchons Antonin. Je me vengerai de mon ennemi en me dévouant à sa femme, toujours ma fiancée.
XXXIIIÀ TRAVERS LE PACIFIQUE
Le 29 novembre, à trois heures de laprès-midi, le Fortune stoppait en la ligne de brisants qui entoure lîle Ouvéa. Un canot était mis à la mer, et Canetègne, blême de colère, y était descendu. Mais avant que lembarcation se fut éloignée, Simplet avait eu le temps de crier à son ennemi :
M. Canetègne, nous vous faisons grâce, parce que vous appartenez à la justice française. Ne vous réjouissez donc pas. Songez à la Cour dassises. Cela charmera vos loisirs.
Une heure après, le misérable était mis à terre. Le canot rejoignit le steamer qui, virant de bord, fit route vers les autres îles du groupe Wallis. Futuna, Alofi, bouquets de cocotiers émergeant des eaux vertes de lOcéan, parurent. Nulle part, Antonin ne sétait présenté. Il fallait chercher ailleurs et le brave navire mit le cap sur Tahiti.
Le 13 décembre, il arrivait en rade de Papeete. Fut-ce la date qui lui porta malheur ? Qui sait ? Toujours est-il quen embouquant les passes qui accèdent à la baie, il heurta un banc de corail, et quil jeta lancre avec son bordage déchiré et sa cale inondée par le fait dune large voie deau. Laccident causa une consternation générale. En jetant Canetègne à la côte, Marcel et ses amis pensaient être débarrassés de lui pendant deux ou trois mois. Cétait suffisant pour prendre une avance telle que lAvignonnais ne pût les rejoindre et entraver leurs recherches. La fatalité se mettait de la partie. Pour radouber le steamer sérieusement endommagé, il allait falloir de longues semaines. Durant ce temps, le commissionnaire pourrait quitter Ouvéa et alors
Alors, gronda Bérard, mon conseil était le bon. Jeter notre ennemi à la mer avec un joli boulet aux pieds. Cela donne la vocation aux plus mauvais plongeurs. Et puis nous serions tranquilles.
Bah ! riposta Diana. Au lieu de récriminer, songeons à sortir de ce mauvais pas. Le Fortune ne peut plus nous porter, passons-nous de lui et cherchons un autre navire.
Sur cette réflexion, tous se rendirent à terre, tandis que le steamer se faisait remorquer à lest de la rade, où se trouve la cale de Fare-Ute pour la réparation des vaisseaux. Tous erraient dans les rues verdoyantes de la ville, où Pierre Loti évoqua la ravissante image de Rarahu, la tahitienne aux doux yeux, aux cheveux noirs couronnés de fleurs.
Le long des enclos des jardins qui entourent toutes les habitations, passaient des Maoris à lair grave, contemplatif, ayant sur le visage lexpression dimmobilité sereine empruntée à leur ciel pur, à lhorizon invariable de lOcéan qui enserre leur île.
Parfois des fillettes croisaient les voyageurs. Elles riaient, découvrant ainsi leurs dents blanches. Et Sagger, toujours enclin à professer, disait les murs des Maoris. Il contait leur religion bizarre, faite seulement de la crainte des mauvais génies Toupapahous, divinités étranges, aux formes indécises, issues de la nuit et de la tempête. Tout en lécoutant, les compagnons de miss Pretty sinformaient.
Au gouvernement dabord. Antonin Ribor y était inconnu. Bien que les courageux explorateurs sattendissent à cette réponse, ils en éprouvèrent une tristesse. Quétait donc devenu le frère dYvonne ? Sa trace semblait perdue depuis leur départ du Tonkin. Et tout bas, Simplet se demandait si celui quil cherchait ne restait pas en arrière, captif dune peuplade indépendante, alors que lui-même poursuivait sans relâche sa course en avant.
Mais bientôt cette pensée dut faire place à dautres. En interrogeant un négociant européen, Diana venait dapprendre que larchipel de Tahiti est en relation par des services réguliers de vapeurs avec lAustralie, la Nouvelle-Zélande, la Nouvelle-Calédonie ; mais quil nexiste aucun moyen de communication avec la Guyane, point vers lequel elle pensait se diriger.
Il faudrait gagner lAmérique par San-Francisco, et encore le départ mensuel pour ce port des États-Unis avait-il eu lieu trois jours auparavant. Les voyageurs furent atterrés par ces renseignements. Allaient-ils être immobilisés pendant un mois ?
Fatigués de leur inutile recherche, découragés en voyant les obstacles samonceler devant eux, ils gagnèrent la cale de Fare-Ute, poussés par lultime espoir que la réparation du Fortune serait rapidement conduite. Hélas ! une nouvelle désillusion les attendait ! On venait de radouber un bateau anglais qui prenait la mer le lendemain, mais la cale était occupée par la goélette Orohéna, attachée à la station navale de Tahiti, et le vapeur Fortune ne pouvait être mis « en travail » quaprès cette dernière.
Cest-à-dire dans six semaines ou deux mois, expliqua tranquillement un ouvrier.
Du coup, Claude Bérard se fâcha.
Chien de pays ! A-t-on jamais vu une île sauvage pareille ! On veut aller à la Guyane, paf ! On vous annonce que le pays nest en communication quavec louest.
Vo volez rendre vo même à le Guyane ? prononça une voix avec un fort accent anglo-saxon.
Tous regardèrent. À deux pas deux se tenait un homme de haute taille, dont le visage rosé, les favoris blonds tout autant que laccent trahissaient la nationalité.
Vo volez rendre vo même à le Guyane, répéta linconnu ?
Simplet toisa le nouveau venu, et avec un sourire :
Oui. Vous pouvez peut-être nous y conduire ?
À le Guyane
oh no !
Alors ?
commença le sous-officier, désappointé.
Je suis Robarts
Je commandais le brick Fancy qui venait dêtre radoubé et partait demain pour Panama, avec escales dans les îles françaises de Toubouaï, Gambier, Marquises, etc., pour charger du coprah. De Panama, vo prenez le railway pour Colon, où vous trouverez des steamboats pour le Guyane.
Le raisonnement était juste. Tous le comprirent, et cinq minutes après, ils avaient fait prix avec le capitaine du Fancy pour leur transport à Panama.
Dès le soir, ils occuperaient leurs cabines.
William Sagger fut aussitôt dépêché au Fortune, afin de faire transborder sur le Fancy les armes et bagages indispensables aux voyageurs. De plus, il devait donner lordre au capitaine Maulde de rallier, aussitôt que possible, le port de Colon sur lAtlantique.
Car, avait déclaré Diana, limportant pour nous est de gagner du temps ; à Colon nous nous diviserons. Les uns visiteront les Antilles, la Martinique, la Guadeloupe, Marie Galante, Saint-Thomas, puis Terre-Neuve, Saint-Pierre et Miquelon ; les autres descendront vers Cayenne. Nous nous retrouverons à Colon doù, si nos recherches ont été infructueuses, mon navire nous emmènera vers la côte africaine.
Simplet, après sêtre entendu avec le commandant du Fancy, sétait écarté du groupe formé par ses compagnons. Immobile, les yeux fixes, il semblait hypnotisé par la vue de deux personnages qui, debout sur un quai flottant, discutaient avec animation en désignant leau du geste.
Lun était un capitaine de vaisseau ; lautre un sous-officier dinfanterie de ligne. Ce dernier, un descendant de lillustre famille des Pomaré, qui fournissait jadis les rois absolus de lîle, avait adopté la tenue dont il était revêtu, lui trouvant je ne sais quelle grâce particulière. Or, la veille il avait laissé tomber son sabre-baïonnette à leau. Ne sachant pas nager, il avait conté sa mésaventure à des matelots, leur promettant un bon prix sils allaient chercher larme. Bref, le matin même, sept ou huit « mathurins » sétaient livrés à une baignade en règle. Pomaré était rentré en possession de sa baïonnette, mais la natation étant interdite en ce point de la rade, les sauveteurs de la lame dacier avaient été mis aux fers. Et le sergent par fashion sollicitait leur grâce du chef suprême de la station maritime de Papeete. La vue du pantalon rouge, des sardines dorées sur les manches de la vareuse avait ému Simplet. Il se souvenait que cet uniforme avait été le sien, et peut-être éprouvait-il un chagrin à comparer le temps où il le portait avec insouciance, au moment présent, gros de préoccupations et de menaces. Lentement, sans en avoir conscience, il se rapprochait des causeurs. Ceux-ci maintenant sétaient accroupis au bord du quai et le prince Maori montrait à lofficier de marine un point dans leau, invisible pour Marcel. Soudain le capitaine fit un faux mouvement. Il chancela, étendit les bras, chercha à reprendre son équilibre et finalement tomba en faisant jaillir en pluie les vagues qui berçaient le quai flottant.
Un cri séchappa de toutes les bouches. Pomaré stupéfait, regardait hébété. Et cependant lofficier ne reparaissait pas. Alors rapide comme la pensée, Marcel bondit en avant, traversa la grève en trois enjambées, le quai en deux et piqua une tête à lendroit même où sétait englouti le capitaine de vaisseau.
Quinze secondes sécoulent. Anxieux, Bérard, Sagger vont plonger à leur tour. Inutile, la surface de leau sagite, bouillonne. Une masse noire émerge des profondeurs. La tête de Simplet se montre, puis celle de lofficier que le vaillant garçon soutient de la main gauche.
Tous se précipitent sur le quai, et aident Dalvan à reprendre pied avec celui quil vient de sauver.
Ce dernier a perdu connaissance. Les courroies de son sabre, enroulées autour de ses jambes, montrent pourquoi il na pu se sauver lui-même. Mais limmersion a été courte. Bientôt il rouvre les yeux, et à Simplet que tous lui désignent du geste, il tend la main. Puis il se relève, sexcuse en souriant de sêtre évanoui comme une femmelette et devenant grave :
Monsieur, dit-il à Dalvan, nous autres marins sommes reconnaissants. Aussi nest-ce point à une banale curiosité que jobéis en vous demandant votre nom ?
Et comme le sous-officier hésite, troublé par la question inattendue, lofficier reprend :
Moi je me nomme Édouard Barbette, capitaine de vaisseau, votre obligé.
Et moi, je me nomme Marcel.
Marcel ?
Au fait ! pourquoi ne me confierais-je pas à votre honneur ? Je cache mon nom à tous parce que
Il a comme une hésitation, mais il se décide :
Ce nom est actuellement celui dun homme que cherche la justice française. Je le porterai de nouveau quand jaurai établi mon innocence et celle des autres.
Elle est établie pour moi, monsieur.
Jen suis assuré, commandant. Cest pourquoi je ne crains pas de vous livrer Marcel Dalvan, très heureux davoir pu vous être agréable.
Marcel Dalvan, redit lofficier comme pour graver ces mots dans sa mémoire, Marcel Dalvan. Je vous remercie.
Les deux hommes se serrèrent la main, et le marin séloigna suivi piteusement par le descendant de la race royale des Pomaré, cause involontaire de lincident.
Au soir, les voyageurs étaient réunis sur le pont du brick Fancy, qui allait les emporter vers la côte américaine, quand un canot, venu de terre, accosta. Un marin monta à bord, demanda M. Marcel, et remit au jeune homme une lettre et un petit paquet scellé dun cachet rouge. Après quoi, il regagna son embarcation qui disparut aussitôt dans la nuit. Très intrigué, Dalvan ouvrit la missive. Elle était ainsi conçue :
Monsieur,
Après une bonne action, le plaisir le plus doux est de sen souvenir. Jai donc obtenu du Gouverneur de remplir, à votre nom, le brevet ci-joint vous nommant titulaire dune médaille de sauvetage. Je suis honoré de la même décoration. Permettez-moi de vous offrir lemblème que jai porté moi-même. Il vous rappellera que vous comptez dans la marine française un ami, qui souhaite ardemment le succès de votre entreprise.
Édouard BARBETTE,
Capitaine de vaisseau.
Le paquet scellé de cire rouge contenait la médaille dargent au ruban tricolore.
Tout pour lui, remarqua Bérard en riant. La Légion dhonneur à Madagascar, la médaille militaire à Bangkok, celle de sauvetage à Tahiti. Quel accapareur !
Mais Yvonne avait saisi la main de son frère de lait, et immobile devant lui, les yeux troubles, elle le regardait.
Quas-tu donc, petite sur ? demanda Marcel.
Jai que je suis heureuse de voir que tous te rendent justice. Heureuse
et triste aussi, car seule jai été injuste avec toi ; si injuste que je ne me le pardonnerai jamais.
Il lui sourit doucement :
Veux-tu te pardonner une bonne fois, cest si simple. Ce que tu appelles ton injustice, a été mon stimulant. Si les récompenses pleuvent sur moi, je les dois à toi seule, à toi seule, entends-tu. Donc en te faisant un reproche, cest moi que tu désobliges.
Une larme glissa lentement sur la joue de Mlle Ribor. Sa petite main eut pour celle du sous-officier une étreinte plus vigoureuse.
Le lendemain au jour, le Fancy leva lancre, et bientôt le port de Papeete, la cale de Fare-Ute devant laquelle se balançait le Fortune, la ville, disparurent à lhorizon. La traversée du Pacifique commençait. Elle fut longue. Durant trois semaines, le brick évolua entre les innombrables îles françaises des archipels de Tahiti, Toubouaï, Gambier, Marquises. Touchant à Eimeo, à Bora-Bora, etc., afin de remplir peu à peu sa cale de coprah destiné à la fabrication de lhuile de coco.
Un peu énervés par les incessantes stations du navire, Marcel et ses amis descendaient chaque fois à terre. Ils faisaient dintéressantes excursions en ces régions privilégiées dont le sol fertile ne nourrit ni reptiles, ni insectes venimeux.
Le 1er janvier, le Fancy étant en vue de Nzapa-Rahu, les voyageurs qui avaient commencé lannée 1894 par les souhaits les plus affectueux, résolurent de faire une longue promenade.
Le capitaine Robarts leur avait déclaré que son navire ne reprendrait la mer que le lendemain.
Nzapa-Rahu est une île volcanique qui affecte la forme dun immense cône posé à la surface des flots. De la côte au centre le terrain monte constamment.
Donc la petite troupe gravissait les pentes boisées. Au-dessus delle, les eucalyptus, les cocotiers aux palmes légères, les bananiers aux larges feuilles, entrecroisaient leurs branches. Autour du chemin, les buissons nés à labri des futaies étaient émaillés de fleurs multicolores, qui distillaient dans lair leur parfum capiteux. Tous allaient dans la tiédeur du sous-bois silencieux, respirant avec volupté les senteurs dont latmosphère était chargée. Soudain, à la forêt ombreuse succéda une zone découverte éclatante de lumière. Cétait un plateau herbeux sur lequel le soleil versait ses rayons de feu. Ils traversaient cette prairie, quand la voix de Sagger les arrêta.
Nous sommes sur un chemin du supplice, dit le géographe.
Un chemin du supplice ? interrogea miss Pretty.
Sans doute. Regardez en face de nous. Une ravine étroite souvre dans le rocher. À lentrée, voyez-vous deux piliers de corail affectant la forme de massues.
Oui, eh bien ?
Eh bien ! Cest là ce qui a motivé mon exclamation. Autrefois, les Maoris immolaient des victimes humaines sur des autels formés de blocs de coraux. Ces autels étaient cachés en des endroits inaccessibles, et les sentes, qui y donnaient accès, étaient indiquées aux fidèles par les massues rouges que vous apercevez.
Alors en suivant ce chemin creux, nous découvririons un autel ?
Sans aucun doute. Seulement, miss, nespérez pas assister à un sacrifice. Lannexion française a fait disparaître ces coutumes barbares
, quoique des gens malintentionnés, sans doute, prétendent que parfois les naturels reviennent au culte de leurs aïeux.
Marcel haussa les épaules.
Pure calomnie, sans doute.
Je le pense. En tout cas, nous pourrions visiter le temple sanglant des anciens dieux maoris.
La proposition fut adoptée à lunanimité. Tous sengagèrent dans le sentier sacré.
Cétait une fente déchirant le rocher. Parfois, le chemin sétranglait à ce point que les promeneurs avaient peine à se glisser entre les murailles de granit. Le sol accusait une pente raide. De loin en loin, une massue de corail, fichée dans la paroi du roc, assurait les touristes quils ne sétaient pas égarés. Ces sortes de poteaux indicateurs étaient indispensables, car la sente se ramifiait fréquemment, formant ainsi un dédale dans lequel une personne non prévenue eut eu peine à se diriger.
Lascension dura plus dune heure.
Essoufflés, exténués, les compagnons de Marcel sétaient arrêtés un moment.
Alors il leur sembla percevoir comme un chant lointain. Ils prêtèrent loreille. Ils ne se trompaient pas. Jusquà eux arrivait lécho affaibli dune mélodie large et simple, coupée parfois de cris douloureux ou de silences plus douloureux encore.
Quest cela ? murmurèrent-ils.
Sagger écoutait toujours.
Cest étrange ! fit-il enfin.
Quoi ! Que supposez-vous ? exclamèrent ses compagnons.
Je nose me prononcer, et pourtant
Tenez, vous savez tous quun missionnaire protestant sest amusé à recueillir les chants de mort de toutes les peuplades océaniennes. Il en a fait un livre qui a été édité avec succès à New-York.
Soit, mais cela ne nous dit pas
Ce livre, je lai eu entre les mains. Je crois reconnaître le chant du supplice des Maoris.
Tous sétaient dressés.
Le chant du supplice, répéta Marcel. Mais alors les indigènes sacrifieraient encore des victimes humaines ?
Daucuns le prétendent, fit paisiblement lintendant, je vous en ai prévenus.
Eh bien ! nous allons voir cela !
Déjà le sous-officier remontait le sentier. William larrêta :
Prenez garde, monsieur Dalvan ; si ce que nous croyons est vrai, les Maoris doivent être en nombre. Il est dangereux de les troubler.
Dangereux, cest possible ; mais sapristi ! on ne peut laisser massacrer une créature humaine sans essayer de lui porter secours
Et puis, avec un peu dadresse, cest bien simple de mettre en fuite des sauvages.
Cest bien simple, appuya Yvonne en souriant. Cela doit être simple, puisque Marcel laffirme.
Sans doute, reprit le jeune homme. Nous allons sortir de ce chemin creux et suivre la crête des talus. Lorsque nous apercevrons les Maoris, nous nous déploierons en tirailleurs de façon à leur faire croire quils sont entourés par une troupe nombreuse. Nos revolvers feront le reste.
Lintendant hasarda une dernière objection :
Mais Mlles Diana et Yvonne ?
Il ne put achever. Toutes deux sécrièrent :
Nous pensons quil faut suivre lavis de M. Dalvan.
Alors en route, consentit philosophiquement Sagger. Espérons que je me suis trompé dans mes suppositions.
Une minute plus tard, tous marchaient en file indienne sur la crête du talus de droite. Marcel et Bérard étaient en avant, les jeunes filles les suivaient, roses de plaisir et peut-être aussi de crainte. Enfin William formait larrière-garde. Le chant devenait plus distinct. Bientôt on put reconnaître les syllabes sonores du dialecte maori.
Non, non
grommelait lintendant tout en suivant ses amis, je ne me suis pas trompé. Cest le chant de mort. Le mieux aurait été de retourner à la côte et de laisser ces sauvages se débrouiller entre eux. Bah ! puisquils veulent tous sauver les victimes, allons-y ! Pourvu que ces demoiselles naillent pas récolter quelque blessure.
Il se tut. Marcel sétait arrêté et faisait signe à ses compagnons de le rejoindre. Avec précaution, ceux-ci sapprochèrent de Simplet. Un spectacle étrange soffrit à leurs yeux.
Les buissons, qui leur servaient dabri, croissaient à lextrême bord dun talus à pic qui se prolongeait à droite et à gauche, formant un cercle et dominant de deux mètres environ un plateau uni. Au centre du rond-point, dénormes blocs de corail sentassaient, figurant une sorte de « menhir », assez semblable aux anciens autels des Gaulois, dont la Bretagne conserve encore de nombreux spécimens.
Sur les pierres, un Maori de haute taille, que son manteau de plumes multicolores et sa tiare de coquillages désignaient comme prêtre, se tenait debout dans une attitude pensive, sa large main crispée sur lépaule dune jeune fille. La pauvre enfant pleurait. Un tremblement dépouvante secouait tout son être, et parfois, de sa gorge contractée, séchappait un cri éperdu.
La victime, fit tout bas Sagger.
Elle était jolie. Sa peau, de la couleur du lait légèrement teinté de café, était presque celle dune européenne. Seuls ses yeux noirs, énormes, quelle levait parfois vers le ciel, décelaient la fille des Maoris. Autour de lautel, une vingtaine dindigènes, portant les sandales et le bouclier de guerre peint en rouge, armés darcs, de flèches et de sagaies, chantaient en se balançant sur place dun mouvement rythmique.
Pauvre enfant, gémit Diana.
Simplet eut un sourire, et dans un souffle commanda :
En tirailleurs, et pas de bruit.
Sagger obéit comme les autres. Il ne murmurait plus. La vue de linnocente victime, vouée au trépas par les fanatiques sectateurs dune divinité sanglante, lavait rempli de colère. Prudent tout à lheure, une indignation généreuse le rendait maintenant capable de toutes les audaces.
Quelques minutes se passèrent. Le chant de mort séteignit lentement. Un silence menaçant succéda. Dun mouvement brusque, le sacrificateur saisit la victime par les cheveux et la renversa en arrière, la gorge tendue pour recevoir le coup mortel.
Elle eut un cri suprême, épouvantable ; râle dagonisante, insulte aux dieux sauvages et sourds, qui la laissaient périr ainsi dans tout lépanouissement de la jeunesse, et ce fut tout. Le bras du prêtre se leva, brandissant le couteau sacré, recourbé en forme de croissant, mais il nacheva pas le geste commencé. Un commandement énergique vibra dans lair, terrifiant les farouches Maoris.
Feu !
Des détonations sèches crépitèrent, auxquelles répondirent des hurlements de douleur, et comme des fauves surpris par les chasseurs, les indigènes senfuirent, laissant deux des leurs se tordant sur le sable.
Surpris, le prêtre avait lâché sa victime, et celle-ci comprenant quun secours lui arrivait, sétait laissé glisser de lautel à terre. Des yeux elle cherchait ses défenseurs, et tout à coup elle bondit dans la direction où une fumée légère, montant à travers les branches, trahissait la cachette des protecteurs mystérieux qui avaient déconfit ses ennemis.
Mais aussi prompt quelle, le sacrificateur avait abandonné son piédestal de coraux. Il la poursuivait avec rage, en fanatique prêt à donner sa vie, pour que son dieu sanguinaire ne fût pas frustré de la victime promise. Le gradin rocheux qui enceignait la clairière opposa son obstacle à la fuite de la fillette. Le prêtre latteignit, la jeta brutalement sur le sol. Il allait frapper lenfant de son redoutable couteau, quand William ny tenant plus, sauta du haut de lescarpement, et dune balle en plein front, étendit mort le féroce personnage. Si vite quil eut tiré cependant, son adversaire avait eu le temps de lui entailler profondément le bras avec son poignard. Le sang coulait, mais le brave géographe nen avait cure. Il relevait la fillette meurtrie, la rassurant par de douces paroles. Mais elle lui saisit la main, la posa sur sa tête en signe de soumission et dune voix musicale, chantante :
Tu as conservé la vie de Sourimari. La vie de Sourimari tappartient.
Elle parle français, exclama Marcel, qui à son tour avait sauté auprès de lAméricaine.
Oui, dit-elle. Jai été élevée à Papeete, à lécole des Francs. Cest pour cela quici, ils mont choisie pour victime.
Puis la terreur reparaissant sur ses traits :
Emmenez-moi. Emmenez-moi vite. Ils vont revenir. Ils vous tueront tous.
Lavis avait du bon. Aussi tout en sefforçant de calmer les transes de Sourimari, la petite troupe reprit le chemin de la côte. On arriva sans encombre au Fancy, où le capitaine Robarts ne fit aucune difficulté pour recevoir la maorie dont le passage lui fut dailleurs payé. Une bonne action oblige celui qui laccomplit. Après lavoir sauvée, les voyageurs ne pouvaient abandonner Sourimari dans lîle, où elle aurait été sûrement reprise par ceux aux mains desquels ils lavaient arrachée. Ils avaient ainsi gagné une compagne de plus, « une petite amie » disait William.
Le chargement du Fancy sétait dailleurs complété en leur absence. Ils apprirent avec joie que le brick allait enfin sélancer vers le but de son voyage.
La traversée eut lieu sans incident. Le 16 janvier seulement, William montra à bâbord un îlot escarpé.
Terre française, dit-il.
Et comme tous se récriaient, il ajouta :
Lîlot Clipperton, sentinelle avancée des possessions de la République française dans locéan Pacifique. Pays désert où quelques rares navires viennent récolter le guano, mais qui deviendrait une station importante, le jour où listhme de Panama serait traversé par le canal interocéanique.
Trente-six heures plus tard, le Fancy entrait dans le port de Panama. De rapides adieux au capitaine Robarts, et les amis dYvonne, suivis de Sourimari, sautèrent dans un train de la ligne dAspinvald. Le soir même ils atteignaient Colon, sur lAtlantique, et descendaient à Isthmuss hôtel.
Sur le livre des voyageurs, Simplet put constater combien peu se déplacent les français. Le dernier compatriote avait paru à lhôtel deux années auparavant. Le petit sous-officier lut avec plaisir sa signature hardie :
Armand Lavarède.
Mais le temps nétait pas aux réflexions plus ou moins philosophiques. Il fallait marcher, marcher vite, car tous avaient le pressentiment que déjà Canetègne, leur implacable ennemi, courait sur leurs traces protégé par les lois françaises qui, une fois de plus, nétaient point au service de la justice.
Donc, le dîner expédié, Marcel déclara à ses amis quil allait se mettre en quête dun navire à destination de la Guyane et les invita à faire route vers la Martinique, ainsi que lavait proposé naguère miss Pretty.
Moi, je taccompagne, interrompit Yvonne.
Toi, mais songe donc
Je songe que près de toi, je suis rassurée. Un malheur vient-il à fondre sur nous, avec toi je naurai pas peur. Je me dirai : nous sommes dans lembarras, mais en sortir doit être simple comme bonjour, Marcel va trouver le moyen. Tandis quéloignée de mon défenseur, je ne vivrais pas.
En vain Dalvan voulut combattre lidée de la jeune fille ; elle ne céda point. Et comme Diana, après un rapide regard à Claude, la soutint, Simplet se trouva avoir tout le monde contre lui. Il consentit à emmener sa sur de lait, tandis que Bérard, miss Pretty, Sagger et Sourimari visiteraient les Antilles et les établissements français de Terre-Neuve.
Le 20, tous deux sembarquaient sur lEloa, vapeur guatémaltèque qui se rendait de Colon à Bahia, avec de nombreuses escales dont lune à Cayenne.
Sur le quai, Diana et ses compagnons, qui le soir même devaient quitter la ville, agitaient leurs mouchoirs en signe dadieu. Simplet et Yvonne, debout sur le pont, répondaient à ces signaux affectueux. Ni les uns, ni les autres naperçurent dans la foule un homme au visage couturé, grimaçant, dont les yeux dardaient des flammes.
Cet homme était Canetègne, recueilli, après trois jours de captivité à Ouvéa, par une goélette à destination de la Nouvelle-Calédonie (les méchants ont de ces bonheurs). De Nouméa un courrier à marche rapide avait transporté le commissionnaire à San-Francisco, via Honolulu, et les chemins de fer des United-States et de la République mexicaine, en correspondance avec un bateau du service circulaire de la mer des Antilles, avaient permis à lodieux personnage datteindre Colon, à point nommé pour assister au départ de Mlle Ribor.
De ma femme, disait-il.
Et il avait raison, de par le contrat en bonne et due forme à lui délivré par ladministration dHanoï. Il senquit, fit parler les domestiques de Isthmuss hôtel, et apprit ainsi que Marcel et sa sur de lait se rendaient à Cayenne.
À Cayenne, grommela-t-il avec un hideux sourire. Le drôle ne pouvait mieux choisir. Eh ! Eh ! une fois en résidence là-bas, cest bien le diable sil se jette encore à la traverse de mes projets.
XXXIVAU PAYS DES FORÇATS
Le voyage dura près dun mois. LEloa faisait escale à tout instant. Affrété pour le petit factage et le service local côtier, il était à un transatlantique ce quest à un express un train de marchandises. Colombie, Venezuela, Guyanes anglaise et hollandaise défilèrent sous les yeux des impatients voyageurs.
Enfin ils eurent connaissance de lembouchure du Maroni, qui limite au nord le territoire de la Guyane française. Létablissement pénitentiaire de Saint-Laurent leur apparut, puis un rideau épais de palétuviers, aux racines énormes, poussant dans la mer même, leur cacha lintérieur du pays.
Sur une mer dure, coupée de courants rapides qui contrariaient sa marche, lEloa avançait lentement. Le 17 février, on eut connaissance des îles du Salut, où sont internés les déportés les plus dangereux et, vers le soir, le navire doubla le rocher de lEnfant Perdu, surmonté dun phare, et pénétra dans le port de Cayenne. Marcel et Yvonne se sentaient douloureusement impressionnés à lapproche de cette terre, où la fièvre jaune règne en maîtresse, où tant de braves soldats ont été dévorés par le fléau.
Une fois dans la ville, leur dit le capitaine, ne buvez que des eaux minérales et vous vous porterez bien. Mais malheur à vous, si vous vous désaltérez à une source ou dans le courant dun ruisseau !
La recommandation était nécessaire. Des forêts vierges de lintérieur, les eaux sécoulent vers lOcéan, charriant les séculaires pourritures dun sol que la main de lhomme na jamais défriché. Elles roulent aussi les paillettes dor des placers, comme si la nature prévoyante avait voulu mettre le remède auprès du mal. Car cest le désir du métal précieux qui dirigera tôt ou tard un courant démigration vers la Guyane, et apportera à cette riche colonie la main-duvre dont elle a besoin pour devenir florissante.
LEloa sétait rangée à quai. Marcel sapprocha du capitaine :
Señor, lui dit-il, vous repartez demain au jour ?
En effet.
Peut-être continuerons-nous le voyage avec vous. Je viens pour affaires, et il ny aurait rien détonnant à ce que je les termine ce soir-même. En ce cas, je ne me soucierais pas de séjourner dans ce pays malsain.
Ce me sera un plaisir et un honneur de vous conserver à mon bord.
Le jeune homme salua laimable officier et rejoignit Yvonne, à qui il répéta la conversation qui précède.
Pourquoi as-tu fait cela ? questionna Mlle Ribor.
Pour ne pas séjourner ici. Il nous suffit de nous assurer quAntonin nest pas dans la région. Si, ce que je crains, il ny est pas venu, nous partons pour Bahia sur lEloa. De là, les vapeurs français qui y font escale nous ramèneront vite et confortablement aux Antilles.
Elle baissa la tête, et les yeux humides :
Mais si nos amis nont trouvé de leur côté aucune trace de mon frère ?
Cest bien simple, nous reviendrons sur nos pas.
Tu voudrais ?
Je veux le retrouver, te débarrasser du nom de Canetègne que ce misérable ta infligé par surprise. Or, mon raisonnement est simple.
Comme toujours, remarqua la jeune fille en souriant à travers ses larmes.
Certes. Écoute. Antonin est allé à Madagascar ; les journaux en font foi. Au Tonkin, nous avons eu de ses nouvelles. Depuis, aucun indice. Il doit donc sêtre arrêté dans lune des îles du Pacifique.
Dalvan sinterrompit soudain. Deux hommes, que leurs pantalons de treillis, leurs vareuses et leurs képis bleu-marine à passepoils jaunes, désignaient comme gardiens des pénitenciers, sapprochaient. Dun même mouvement ils firent le salut militaire, et lun prit la parole :
Monsieur, mademoiselle, nous sommes chargés de vous conduire à lhôtel du Gouvernement.
Les voyageurs se regardèrent surpris, vaguement inquiets.
Êtes-vous sûrs de ce que vous dites ? demanda Marcel.
Oui, monsieur.
Vous ne nous connaissez pas, cependant.
Non, Mais le Gouverneur vous connaît.
Très pâle, car il comprenait quun danger menaçait Yvonne, le sous officier promena ses yeux autour de lui. Plusieurs gardes des pénitenciers étaient à peu de distance. Évidemment toute résistance était inutile. Il fallait obéir.
Conduisez-nous donc, messieurs.
Les hommes sinclinèrent, et se plaçant à droite et à gauche des jeunes gens, se mirent en marche. Simplet remarqua que les collègues de ceux qui les escortaient suivaient le groupe dun air indifférent. Son inquiétude augmenta. Mais il nen fit rien voir à Mlle Ribor. À quoi bon leffrayer ? Peut-être laventure allait-elle se terminer sans encombre.
Cependant, guidés par les gardiens, les jeunes gens sengageaient dans lallée des Palmistes, bordée de cocotiers aux troncs élancés, et arrivaient sur la place du Gouvernement. Préoccupés, ils neurent pas un regard pour la fontaine monumentale, qui versait en jets bouillonnants une onde claire dans son bassin de pierre. Ils passèrent entre les squares garnis de fleurs, et se trouvèrent devant le pavillon central donnant accès dans lhôtel du Gouverneur. Leurs compagnons les poussèrent sous le vestibule, échangèrent quelques paroles avec un employé, qui se réveilla à demi pour leur répondre, et pénétrèrent dans une salle située à gauche de lentrée. Ils avaient fait passer les jeunes gens les premiers, et sétaient placés devant la porte comme pour leur enlever toute velléité de senfuir.
Eh bien, leur demanda Marcel, que faisons-nous là ?
Ils ricanèrent :
Vous allez le savoir.
Et soudain, en face deux, une autre porte souvrit sans bruit, livrant passage à un homme de figure joviale, complètement vêtu de blanc. Cétait le Gouverneur. Derrière lui marchait un individu dont la vue arracha à Mlle Ribor un gémissement :
Monsieur Canetègne.
Le négociant était là, plus laid, plus hideux que jamais, car une joie méchante brillait dans ses yeux, un rire cruel ridait son visage ravagé par la variole. Sans quitter du regard sa victime, il vint sasseoir à côté du Gouverneur. Celui-ci fit un effet de manchette, toussa pour éclaircir sa voix, et dun ton paterne :
Mademoiselle Yvonne Ribor, reconnaissez-vous M. Canetègne ici présent, votre époux ?
La jeune fille ferma les yeux. Il lui semblait quun abîme souvrait sous ses pas et que le vertige ly entraînait fatalement. Répondre, elle ne le put. De sa gorge contractée aucun son ne séchappa. Ce fut Dalvan qui parla pour elle :
En effet, M. Canetègne est le mari de ma sur de lait.
Sa voix calme rappela Yvonne à elle-même. Elle considéra le sous-officier. Elle le vit blême, les lèvres tremblantes, mais maître de lui.
Voici un point acquis, reprit le Gouverneur. Or, usant de son droit, M. Canetègne a fait appel à lautorité pour contraindre sa légitime épouse à réintégrer le domicile conjugal.
Réintégrer
, interrompit Yvonne.
Mais Dalvan larrêta, et doucement, avec un accent étrange dont la jeune fille fut dominée :
Certainement, petite sur. Tu naimes pas M. Canetègne qui ta épousée par surprise. Le procédé manque de délicatesse ; seulement ce monsieur est le plus fort, il faut céder.
Et rapidement, il ajouta si bas quelle lentendit à peine :
Ainsi je naurai quun ennemi à combattre. Sinon, il nous fait arrêter, et jai contre moi toute ladministration de la justice du pays.
Le Gouverneur ne soupçonna pas cette réflexion. Il se frotta les mains dun air satisfait :
Vous parlez sagement, monsieur. Et vous, mademoiselle, vous écouterez, jen suis sûr, les conseils de votre frère. Il nous en coûterait duser de violence avec vous, et cependant la loi est formelle. Sur la demande de votre mari, nous devons, de gré ou de force, vous reconduire en sa maison.
Yvonne frissonna. Son mari, ce misérable qui se trouvait en face delle ! Cétait donc vrai ! Elle était en son pouvoir, à sa merci. Elle, innocente, avait été condamnée par les juges. Aujourdhui ladministration française la livrait sans défense à son ennemi. Elle eut une pensée de révolte. Elle eut envie de mordre, de crier son désespoir, sa honte, son épouvante. Heureusement Simplet suivait sur ses traits mobiles ses diverses impressions. Il arrêta léclat qui allait se produire.
Petite sur, noblige pas M. le Gouverneur à te confier à ses agents. De bon gré, suis M. Canetègne.
Et avec ironie :
Il nest ni beau, ni honnête, ni digne. Son visage reflète la beauté de son âme, mais il est ton époux. Suis-le, M. le Gouverneur te permet de lui marcher sur les talons, ce sera ta vengeance.
À force dénergie, le courageux garçon avait ramené le sourire sur ses lèvres. Il plaisantait, et le Gouverneur, amusé par la scène, opinait du bonnet. Canetègne, qui ne samusait pas, se leva et sinclinant :
Alors, je puis emmener ma femme ?
À linstant.
Et selon votre promesse, M. le Gouverneur, vous ne rendrez la liberté à ce jeune homme
Quune demi-heure après votre départ.
Yvonne tourna les yeux vers son frère de lait. Celui-ci demeura impassible.
Va, petite sur, ordonna-t-il seulement.
Son calme donna du courage à la jeune fille. Elle eut la force de dire à Canetègne :
Monsieur, veuillez me montrer le chemin.
Celui-ci, étonné, mais triomphant, ne se fit pas répéter linvitation. Il salua le Gouverneur et se dirigea vers la sortie, non sans jeter à Marcel un coup dil narquois. Alors, Mlle Ribor hésita. Elle fit un pas vers Dalvan, les mains tendues, suppliante et désolée. Il lécarta du geste et redit dune voix ferme :
Va, petite sur.
Elle courba la tête, et dominée par la volonté du sous-officier, elle sortit lentement, accompagnée par le commissionnaire et les deux agents qui lavaient amenée. La porte se referma derrière eux.
Monsieur, fit alors le Gouverneur à Simplet immobile, monsieur, croyez que je regrette dêtre mêlé à tout ceci. Mon devoir hélas ! est de veiller à lapplication des lois. Tâche ingrate, monsieur. Enfin, vous êtes mon prisonnier pour trente minutes seulement. Laissez-moi vous offrir un grog comme vous nen trouverez pas dans toute la colonie. Du tafia première marque, du lait de coco frais et de la glace fabriquée chez moi.
Linvitation fut acceptée, et bientôt Dalvan pénétrait avec son hôte dans une autre pièce de lhôtel, ou des pankas se balançaient automatiquement donnant à lair une fraîcheur relative.
Le Gouverneur, très aimable homme, présenta son hôte à sa femme qui se trouvait là, étendue sur une chaise à bascule. Celle-ci, créole nonchalante et gracieuse, daigna tendre la main au visiteur. Bien plus, elle consentit à préparer elle-même la boisson promise par son mari. Ses yeux noirs ne quittaient pas le visage de Marcel. Évidemment le sous-officier lintéressait. Un greffier vint prier le Gouverneur de passer à son bureau pour recevoir un pli du commandant du port. La créole demeura seule avec Dalvan.
Alors son attitude changea. Elle courut à lui.
Le temps presse
Mon mari ne me pardonnerait pas sil savait
mais il le faut. Vous me plaisez, et cette jeune femme aussi. Mariée à un si vilain homme, si vilain que les maraïos (oiseaux du pays qui se terrent comme les lapins) en auraient peur. Il est arrivé huit jours avant vous. Il avait pris un bateau direct
Il a emmené la jeune dame à bord dun cutter à vapeur quil a loué. Maintenant il doit être sorti du port, mais il va relâcher le long de la côte, à quelques milles de Cayenne, près de la rivière Tanute. De là, les agents seront ramenés ici par le canot, qui ralliera ensuite le bateau. Joubliais de vous dire son nom : le Véloce. Puis il séloignera pour une destination inconnue.
Et comme le jeune homme voulait remercier la charmante créole :
Taisez-vous, dit-elle, mon mari revient. Pas un mot. Sauvez votre amie, jen serai heureuse.
Le gouverneur rentra et trouva sa femme très occupée à mélanger la glace et le lait de coco, opération délicate doù dépend la saveur du rafraîchissement guyannais.
Souriant, Marcel dégusta le breuvage, puis il prit congé du fonctionnaire qui ne le retint pas, la demi-heure étant écoulée. Seulement, avant de partir, le sous-officier serra doucement la main de la jolie créole qui lavait renseigné.
Madame, dit-il, jai lu jadis un roman de chevalerie. Un certain Amadis de Gaule était assuré du succès, lorsquau début de sa course il rencontrait une bonne fée. Je vous remercie de vous être trouvée sur mon chemin.
Quel madrigal ! exclama le gouverneur, ma femme, une fée !
Elle en a les yeux, cher monsieur. Et les yeux, vous le savez, sont des fenêtres où vient respirer lâme.
Sur ces mots, Dalvan salua derechef la créole, doucement émue et sortit. Le gouverneur éclata de rire, et se rapprochant de sa femme :
Eh bien ! Luina
tu le vois. Tu avais tort comme toujours, avec tes suppositions romanesques. Quand je tai parlé de ces jeunes gens quil me fallait séparer, tu as jeté les hauts cris : ils vont être malheureux ! Et pas du tout. Il rit, prend du tafia, et ma parole, il allait engager un flirt avec toi.
La gentille femme eut un sourire énigmatique et répondit :
Tu as raison comme toujours, toi. Les hommes sont décidément plus clairvoyants que nous autres, pauvres épouses.
Cependant Dalvan avait quitté lhôtel. Il gagna la rade. Sur le quai, un matelot fumait sa pipe dans létroite zone dombre dune pile de ballots. Le sous-officier alla vers lui :
Il fait chaud, hein ? commença-t-il.
Un peu. Chômage pour les calfats, monsieur. Le goudron coule comme de leau.
Chômage pour tout le monde. Je regarde autour de moi, tout semble dormir à terre et à bord des navires qui sont sur rade.
Bien sûr. Et cependant il y a des gens qui font trimer leur équipage malgré cette température de four !
Simplet tressaillit. Le matelot quil voulait interroger, venait au devant de ses questions :
De qui parlez-vous donc ? reprit-il dun air indifférent.
Dun satané terrien, soit dit sans vous offenser, qui vient de quitter le mouillage avec son bateau, le Véloce quil sappelle. En voilà un qui ne minscrira pas sur son rôle déquipage.
Le mathurin était lancé. Il aurait continué longtemps sur ce ton, si Dalvan ne lavait interrompu :
Est-ce que vous connaissez le pays ?
Lautre sursauta :
Si je le connais ? Tiens donc, je fais le cabotage. Bien sûr que je le connais !
Alors vous pourriez mindiquer le chemin à suivre pour arriver à la rivière Tanute.
Le chemin, répéta lhomme avec un gros rire, le chemin ? Bien sûr, quoique pour des braves gens, cela ne puisse pas se nommer un chemin.
Enfin par où dois-je me diriger ?
Tenez, vous voyez là-bas des maisons entourées dun mur
à votre droite sur le plateau qui domine la ville ?
Oui.
Cest le pénitencier. Un peu plus loin, il y a dautres constructions : la briqueterie et les écuries des travaux. Vous passerez entre les deux, et vous arriverez en face du bac qui fait la traversée entre lîle de Cayenne et la terre ferme. Une fois là, plus de route. Faudra marcher parallèlement à la mer, en vous écartant autant que possible des palétuviers qui la bordent ; car ces arbres là, ça pousse dans la vase, et dame, on sembourbe. La rivière Tanute est à quatre kilomètres.
Merci, mon ami, jy vais.
Et laissant le matelot, Marcel se mit en marche. Il longea lenceinte du pénitencier, trouva le bac, traversa le canal qui isole Cayenne de la terre, et prit pied sur le continent. Le marin ne lavait pas trompé.
Brusquement toute trace du travail des hommes disparaissait. En quittant les sentiers de lîle bien entretenus, le contraste était frappant. Devant lui, Dalvan apercevait une plaine couverte de hautes herbes, que dominaient quelques arbustes. À sa droite, des palétuviers au feuillage terne, dont la ligne sinueuse indiquait le tracé de la côte. À gauche, la muraille verte de la forêt vierge, qui sétend du rivage à la cordillère des Andes. Il éprouva un sentiment disolement, de tristesse, mais il le domina bientôt :
Mon chemin est tout tracé. Entre les palétuviers et la forêt, je ne risque pas de mégarer. Cest simple
Il sarrêta au milieu de sa locution favorite pour murmurer :
Pauvre chère Yvonne !
Et il se mit en route. Tout alla bien dabord. Le sol rocheux, sur lequel germaient quelques herbes déjà desséchées, se prêtait à lallure impatiente du jeune homme, mais bientôt, la pierre disparut, faisant place à une terre spongieuse, humide, couverte dune épaisse végétation herbacée. Le sous-officier dut ralentir sa marche. À chaque pas, il senlisait jusquà la cheville et il lui fallait un vigoureux effort pour débarrasser son pied de létreinte de la gangue boueuse. Puis un marigot, étang bourbeux, lui barra le chemin.
À la surface de leau, des formes noires, rigides se montraient. Des alligators, avertis par le bruit de lapproche du voyageur, attendaient la proie possible. Ils décrivaient des cercles, bruns dans leau jaunâtre, faisant claquer leurs formidables mâchoires. Des roseaux sélevait une nuée dinsectes dont le bourdonnement continu agaçait Simplet, dautant plus que, plusieurs moustiques, plus avisés ou plus affamés que les autres, le piquaient déjà.
Il dut battre en retraite et par un long détour contourner le marigot. Maintenant il suivait la lisière de la forêt, mais là dautres dangers se montraient à lui.
Tantôt une araignée monstrueuse, au corps velu gros comme une noix de coco, suspendue à son fil, oscillait en travers de la route, cherchant à latteindre au passage. Avec horreur, le sous-officier songeait que la piqûre de ces monstres est mortelle, et il pressait le pas, avide darriver au but de son voyage.
Plus loin, des bruissements étranges se produisaient dans les buissons et les corps cylindriques de serpents se montraient une seconde entre les branchages.
Durant cinq heures, Dalvan marcha ainsi, environné par la mort, suivant lénergique expression du poète portugais. Enfin la rivière Tanute se montra. Dans la crique où elle se jetait, le Véloce, affourché sur ses ancres, se balançait mollement. Simplet eut un cri de joie. Il était arrivé. La prison flottante de sa chère Yvonne était sous ses yeux.
Du haut dune butte rocheuse, parsemée de pierrailles, il regardait, accroupi derrière de maigres buissons. La pente de lélévation venait mourir dans la vase, où croissaient sur une profondeur de cent mètres les lugubres palétuviers.
Le jour baissait. Bientôt, à la nuit venue, le sous-officier gagnerait le rivage. En quelques brasses, il atteindrait le navire et alors
Alors, un point dinterrogation se posait en son esprit. Que ferait-il ? Emporté par le désir de rejoindre sa fiancée, de larracher au monstre quune union frelatée avait fait son mari, il était parti sans plan arrêté. Et maintenant il comprenait combien son entreprise était hasardeuse, combien elle avait chance déchouer.
Lombre sépaississait avec cette rapidité particulière aux pays intertropicaux. Déjà la crique était invisible, et Dalvan demeurait immobile, cherchant en vain lidée heureuse qui le conduirait au succès.
Tout à coup son attention fut appelée par un cliquetis bizarre. Il leva la tête. Le bruit continua. Il semblait venir du pied de lescarpement. Cétait comme un fourmillement dobjets métalliques. Le son se renforçait. Quels êtres le produisaient donc ? Le bruit augmentait. Cela approchait. On eut dit que cela gravissait le flanc de léminence.
Comme le voyageur inquiet se tenait loreille aux aguets, la lune, masquée jusque-là par la cime des arbres de la forêt, se montra, inondant de sa lumière claire la butte et les alentours. À vingt pas au-dessous de lui, le sous-officier aperçut quelque chose de monstrueux et de terrible.
Une armée de crabes bleus montait à lassaut du rocher. Ils étaient là par milliers, se pressant, se bousculant, enchevêtrant leurs pattes pour atteindre plus tôt la proie, dont leur instinct leur avait annoncé la présence.
Les cheveux de Marcel se hérissèrent sur sa tête. Il se souvenait des histoires de forçats évadés dévorés par les crabes. Il avait ri comme tout le monde à ces récits, mais à cette heure, devant cette légion de pinces ouvertes, de gueules avides, il comprenait la lutte impossible, désespérée, la défaite fatale de lhomme surpris par les redoutables crustacés.
Puis le sourire revint à ses lèvres.
Bien simple, murmura-il, je vais mettre le feu aux buissons.
Mais il sarrêta soudain :
Le feu !
Impossible. On lapercevrait du Véloce. Ce serait me trahir. Et pourtant, je ne puis me laisser dévorer par ces bêtes immondes.
De nouveau il vint à lextrémité du plateau. Les crabes sétaient rapprochés de dix mètres. Dans deux minutes, ils feraient irruption sur le sommet de léminence.
Effrayant était le tableau. Tout un côté de la butte était couvert par le flot mouvant, et tout en bas, des vases livides, entre les racines des palétuviers, émergeaient dautres ennemis.
Marcel était brave, et cependant, durant quelques secondes, il perdit la tête. Le danger qui se présentait à lui nétait pas de ceux auxquels on fait face. Il avait quelque chose de fantastique, de surnaturel. Le sous-officier avait limpression vague dêtre poursuivi par une bête apocalyptique aux pattes innombrables, aux bouches insatiables.
Fébrilement il marchait, les yeux hagards fixés sur les premiers rangs des assiégeants. À cet instant suprême son pied heurta une pierre. Celle-ci, sans doute en équilibre instable, pivota sur elle-même et dévala la pente à droite de la colonne effroyable des crabes.
Ô surprise ! Au lieu de continuer leur ascension en ligne droite, les crustacés obliquent dans la direction du bruit.
Simplet les a vus. Il a compris. Un moyen de salut soffre à lui. La bande affamée sétend entre lui et les palétuviers. Il lui faut la détourner de sa route. Et avec ardeur, il ramasse des pierres, les précipite sur le flanc du coteau, toujours plus loin sur la droite, des assiégeants. Comme une armée disciplinée, les crabes bleus font une conversion. Ils courent au son, laissant libre le chemin que doit suivre Dalvan.
Celui-ci ne perd pas de temps. En hâte, il emplit ses poches de cailloux. Qui sait ! il aura peut-être dautres ennemis à dépister. Dans une course éperdue, il descend léminence. Les crabes reviennent vers lui, mais ils ont beau se hâter, le jeune homme les distance. Il va, touchant à peine le sol, et tout à coup, la terre cède sous ses pieds. Il enfonce jusquaux genoux dans la vase.
Bah ! fait-il en riant, un bain de pieds, cest excellent.
À portée de sa main se recourbe une racine de palétuvier, il la saisit, se hisse sur elle et respire. Pour lheure, il est en sûreté. Le tronc des arbres singuliers qui lui donnent asile ne touche pas la vase. Il est supporté par dénormes racines, recourbées ainsi que les pattes dune araignée géante et senchevêtrant en arceaux au-dessus de leau.
Cest un pont improvisé par la nature. Avec précaution, Marcel sy hasarde. Il passe dune racine à lautre ; chancelant, se cramponnant aux branches. Sous ses pieds, la vase sagite, bouillonne. Des têtes hideuses, trouent sa surface jaunâtre, les monstres nés de lombre et de la pourriture grouillent, ils semblent indignés de voir un homme dans leur repaire inviolé.
Et Simplet avance toujours, défendu contre les farouches habitants du sous-bois par la hauteur des racines. Il va. Le rideau darbres devient moins épais. Entre les tiges rousses des palétuviers, la mer apparaît sur laquelle la lune plaque des taches lumineuses. Un dernier effort ! Le soldat atteint la première rangée darbres. Aucun obstacle narrête plus sa vue. À dix brasses de lui, le Véloce dessine sa silhouette sombre à la surface des flots.
Le cur palpitant, il songe quYvonne est là. Il a un irrésistible désir de se laisser glisser dans leau et de gagner le navire, mais il songe encore que Canetègne a sous ses ordres un équipage, et que lui, Simplet, est seul. Avant dagir, il lui faut trouver une idée.
Il cherche, les yeux fixés sur la mer. Détranges visions troublent ses pensées. Dans le clapotis des vagues, il croit voir passer des formes singulières. On dirait des triangles noirs qui vont, reviennent, décrivent des circonférences. Quest cela ? Ah ! il comprend et il frissonne. Les requins pullulent dans les parages de la Guyane. Ce quil aperçoit, cest la nageoire dorsale des monstres, laileron comme disent les marins.
Un péril écarté, un autre surgit. Entre le navire, prison dYvonne, et lui, une troupe de squales fait sentinelle. Ils attendent une proie : bête, chose ou homme.
Cette fois, une sueur froide perle aux tempes du sous-officier. Ce danger quil voit, il va devoir laffronter. Pour gagner le Véloce, il faut quil se mette à la nage, quil fasse une trouée au milieu des plus féroces, des plus dangereux des hôtes de lOcéan. Cest vraiment trop tenter la mort.
Le temps vole. Simplet demeure immobile, les yeux fixes, hypnotisé par les circuits incessants de ces ailerons dont il ne peut détacher ses regards. Mais que se passe-t-il donc ? À quelque distance, une masse noire glisse lentement sur leau. Cest le canot du Véloce. Il a ramené à Cayenne les gardiens qui ont escorté Mlle Ribor jusquà la rivière Tanute, et il rejoint son bord.
Marcel na pas le loisir de se demander doù vient lembarcation. Un nouvel incident appelle son attention. De la cheminée du Véloce séchappent des volutes de fumée piquées détincelles. Plus de doute, le steamer attendait son canot. Il va lever lancre, emporter la prisonnière vers une destination inconnue. À jamais elle sera perdue pour le brave garçon qui lui a dévoué sa vie. Alors, il nhésite plus. Il va se jeter à leau. Non, il sarrête encore. Pourquoi ?
Suis-je bête, se dit-il. Je ny songeais pas. Cest pourtant simple. Les requins ne sont pas plus malins que les crabes.
En hâte, tout en évitant de faire du bruit, il coupe quelques branches de grosseur moyenne, les réunit en un fagot. Comme il finit, le canot accoste. Les marins qui le conduisent, montent à bord, laissant lembarcation à la remorque. Des tourbillons de fumée noire senvolent de la cheminée du navire. Il va séloigner. Alors Simplet armé de son fagot, quitte son observatoire et se laisse couler dans la mer.
Il nage vigoureusement. Parfois sappuyant sur les branches quil entraîne, il sélève un moment au-dessus de leau. Il regarde autour de lui. Il est arrivé à mi-chemin. Soudain les ailerons des requins se montrent. Eux aussi se dirigent vers le bruit que fait le nageur. La situation est terrible, mais Simplet ne change pas de visage. Il prend un des morceaux de bois et le jette à quelque distance. Aussitôt les squales sélancent vers lendroit où leau a jailli sous la chute du projectile. Trois fois il répète cette manuvre et atteint le canot du Véloce. Avec peine il se hisse sur le bordage. Il est sauvé.
Mâtin, savoue-t-il, il était temps. Je ne sais pas si cétait lémotion qui me paralysait, mais jétais dun lourd. Je crois que, sans mon fagot, jaurais coulé à pic.
Il retient avec peine une exclamation. Il a porté la main à sa poche, et la raison de ce poids, qui le tirait vers le fond, lui est expliquée. Il est chargé des cailloux ramassés sur le rocher pour dépister les crabes bleus.
Un à un il les retire, et les dépose sans bruit dans le bateau. Un mouvement se produit. Il manque tomber. Avec peine il conserve léquilibre. Le Véloce sest mis en marche et prolonge la côte, entraînant dans le remous de son hélice, le canot qui porte le défenseur dYvonne.
XXXVPERDUS EN MER
Yvonne, gardée comme une criminelle par deux agents, avait été conduite à bord du Véloce. Enfermée dans sa cabine par lordre du misérable quelle ne pouvait se résoudre à appeler son mari, elle sétait assise sur sa couchette et était restée dans une immobilité désolée.
Où était Simplet ? Que faisait-il ? Parviendrait-il à la rejoindre ? Voilà ce que la pauvre enfant se demandait avec une épouvante sans cesse croissante. Car, sil ne réussissait pas, elle demeurerait la propriété de lAvignonnais, de ce fourbe auquel, de par les lois françaises, elle devait obéissance.
Obéissance !
Le mot était gros de conséquences. Le cur de la jeune fille se brisait à la pensée que, pour la vie entière, elle était indissolublement liée à ce gredin sans âme et sans scrupules, qui, après avoir ruiné le frère, désespérait la sur sans défense. Longtemps elle ressassa les mêmes pensers, puis le balancement du navire lui indiqua quil se remettait en marche.
Elle en éprouva comme un déchirement. Sil quittait les eaux de la Guyane, son dernier espoir sévanouissait ; comment Simplet retrouverait-il sa trace sur les vagues mobiles de locéan.
Simplet, sécria-t-elle en fondant en larmes, Simplet. Adieu !
Simplet, ce surnom ironique donné à son ami, alors quelle le méconnaissait, elle le redisait aujourdhui avec une tristesse profonde, un regret douloureux. En vain Simplet sétait dévoué ; en vain il avait bravé la mort pour elle. Il était vaincu par la ruse diabolique de Canetègne. Et son voyage épique, sa fidélité, son attachement, ne lui laisseraient quune amère désillusion. Le rêve un instant caressé dêtre lépoux dYvonne réhabilitée par lui, ne se réaliserait jamais.
Elle porterait ainsi quun boulet le nom de Canetègne, et Marcel vivrait seul, découragé, aigri, cherchant dans le ciel noir létoile néfaste qui présidait à ses tourments. Elle frissonna en entendant ouvrir la porte de sa cabine. Sur le seuil Canetègne se montra. À sa vue, elle ne put retenir un cri de frayeur :
Té, ma chère femme, fit lAvignonnais, nayez point de crainte. Je vous ai enfermée un peu pour vous soustraire aux moustiques guyanais, mais à présent, pécaïre, vous êtes libre.
Libre ! redit-elle amèrement.
Certainement. À preuve que si vous voulez faire un tour sur le pont
Elle secoua la tête.
Non. Tant mieux. Je préfère cela. Comme nous avons à causer.
Tout en parlant, le négociant faisait mine de sasseoir à côté de Mlle Ribor. Celle-ci se leva vivement.
Vous mavez dit que la promenade sur le pont mest permise.
Eh oui, donc !
Alors, nous causerons là-haut, ou plutôt vous causerez, car moi, je nai rien à vous dire.
Nous verrons bien, railla Canetègne en seffaçant pour laisser sortir la jeune fille.
Sur le pont, Yvonne se sentit plus à laise. Il lui semblait que dans le grand enlacement de la brise marine, à labri du ciel chamarré détoiles-soleils, elle avait moins à redouter son ennemi. Et puis lespoir lui était revenu. En regardant à bâbord, elle apercevait la ligne noire de la côte. Le Véloce ne gagnait donc pas la pleine mer. Marcel aurait ainsi plus de chances de la rejoindre.
Elle gagna larrière du navire, oubliant que lAvignonnais la suivait. Mais il nétait pas homme à la laisser longtemps à ses réflexions.
Là, fit-il, je crois que nous sommes bien ici pour nous expliquer.
Elle tressaillit, brusquement ramenée à lhorreur de sa position.
Tout dabord, ma chère femme
Sur un mouvement dYvonne, le coquin reprit :
Ma chère femme, vous lêtes ; que vous le vouliez ou non. Le plus sage serait den prendre votre parti.
Jamais ! dit-elle nettement.
Bon ! serments de fillette, on vous rendra raisonnable. Où est-il le bonheur sur la terre ? Dans la fortune, hé ! Vous serez riche, ma mie ; car pour votre bien, je suis un homme pratique. En voulez-vous la démonstration ?
Elle eut un geste vague qui signifiait : cela mest indifférent. Le rusé négociant feignit de se méprendre sur le sens de la réponse mimée et toujours souriant :
Oui. Cest gentil. Donc vous êtes venue à Cayenne avec ce galopin qui croyait avoir raison de mon expérience. Quavez-vous vu ? Quavez-vous fait ? Rien. Moi, jy suis arrivé il y a huit jours à peine, et jai jeté les bases dune superbe opération, sans risques aucun.
Il passa sa main dans son gilet, geste avantageux emprunté à Napoléon Ier et, baissant la voix :
Voilà la chose. En attendant que vous oubliiez vos petits rêves de jeune fille, vous êtes mon associée. Il faut donc que vous soyez informée de ce qui intéresse la communauté. Quelles sont les richesses de la Guyane ? Les bois débénisterie et lor des placers. Les exploiter soi-même, cest se condamner à des déboires, des fatigues et des dangers sans nombre. Eh bien ! moi malin, je nexploite pas.
Il respira. Le contentement de lui-même lessoufflait.
Jai signé un traité avec les nègres Bonis, ces hardis bateliers qui senfoncent dans lintérieur des terres en suivant le cours des rivières. Ils formeront des trains de bois, que le Véloce viendra attendre en des points désignés, lorsquil nous aura déposés dans le pays, où je compte séjourner jusquà ce que vous deveniez raisonnable.
Quel pays ? ne put sempêcher de dire Yvonne.
Peuh ! vous le verrez. Pour en revenir à mes bois flottés, je les prends à la côte presque sans frais, et je les vends ce que je veux. Lébénisterie manque de matière première. Ce nest pas tout. Jai embauché quelques indiens Roucouyennes employés sur les placers. Ceux-ci garderont une portion des pépites quils découvriront et les remettront, contre une somme dérisoire, à un homme que jai installé à Cayenne. Pour cent mille francs, jaurai bon an, mal an, quatre cent mille francs de pépites, et cela sans frais dexploitation, ce qui tue les entreprises minières.
Il triomphait, incapable de comprendre la malhonnêteté de ses procédés. Il ne vit pas la moue de dégoût par laquelle Mlle Ribor exprima sa pensée. Mais comme elle se taisait, il la crut ébranlée par rémunération de ses fructueuses affaires, et il voulut la gagner tout à fait.
Maintenant, poursuivit-il dun ton dégagé, maintenant, vous êtes assurée davoir le nécessaire ; laissez-moi aborder la question de sentiment.
À quoi bon, commença-t-elle
À vous montrer que je ne suis pas si mauvais diable que daucuns ont essayé de vous le faire croire.
Les sourcils dYvonne se froncèrent.
Daucuns
répéta-t-elle sèchement, ce sont mes amis, mes défenseurs que vous désignez ainsi. Vous avez tort de les accuser. Je me suis fait une opinion toute seule, et si elle est mauvaise, ne vous en prenez quà vous-même.
Le négociant continua de sourire :
Oui, oui, vous me gardez rancune, je sais, té ! et je comprends cela. Que voulez-vous ? on se défend comme on le peut. Je ne voulais pas que vous retrouviez votre frère
aujourdhui, je nai plus les mêmes raisons et
Vous savez où est Antonin ?
Mlle Ribor joignait les mains. À la pensée de revoir son frère, elle oubliait à quelles terribles épreuves lavait condamnée lAvignonnais. Celui-ci se dandinait dun air satisfait de lui-même.
Faitement ! je le sais.
Oh ! parlez. Dites-moi où il se tient, et je vous pardonnerai le mal que vous mavez fait.
Bon le mal
ça nest pas du mal, puisque cétait pour votre bien.
Mais Antonin ?
Un peu de patience donc. Vous le reverrez.
Quand ?
Dès que vous serez devenue une femme dévouée.
Les joues dYvonne prirent des tons de cire.
Une femme dévouée, redit-elle avec désespoir.
Un instant lespoir de retrouver le cher absent avait lui. Folle qui avait cru à la générosité de Canetègne. Cétait un marché quil lui proposait. Une terreur lenvahissait. Si elle refusait, quadviendrait-il du jeune voyageur ?
Mais, continua le négociant ravi de son « effet », comme vous êtes en mon pouvoir, que locéan vous isole de mes adversaires, rien ne soppose à ce que je vous apprenne sous quel ciel respire mon ex-associé. Du même coup, vous verrez que, pour lutter contre moi, il faut être dune jolie force.
Et après un temps :
Sachez, ma chère femme vous ne vous figurez pas combien il mest doux de vous donner ce nom sachez donc que jai joué vos amis par dessous la jambe. Vous men remercierez un jour, je suis tranquille. Antonin na jamais mis le pied sur le sol de Madagascar. La note des journaux avait été rédigée par moi.
Par vous !
Mais oui, comme je vous le dis.
Oh ! gémit Yvonne, mais alors nos peines étaient sans but, nous nous démenions pour rien.
Pour rien, gouailla Canetègne.
Cependant, reprit la jeune fille, au Tonkin ?
Pas davantage.
Cet annamite qui nous a déclaré lavoir accompagné ?
Un brave garçon, payé par moi.
Elle se tordit les mains dans un accès de rage impuissante. Le commissionnaire murmura :
Pas besoin de vous désoler. Ma femme retrouvera ce frère adoré, si elle consent à mécouter avec calme.
Elle fit oui de la tête, incapable de prononcer une parole. Son cur battait avec violence, ses yeux voyaient trouble. Instinctivement sa main se crispa sur une « bosse » agrès qui maintient à larrière les bouées de sauvetage. Elle ressentit une commotion. Il lui sembla que le cordage pendant à lextérieur du bastingage était brusquement secoué. Surprise, elle se pencha vivement et retint avec effort un cri. Une forme noire suspendue à la bosse se hissait lentement le long de la coque du steamer.
Yvonne regarda lAvignonnais. Celui-ci ne sétait aperçu de rien. Sans doute, il préparait ses dernières révélations. Elle quitta sa place, et obligeant aussi son ennemi à tourner le dos à la poupe, elle questionna :
Jécoute. Quavez-vous à mapprendre ?
Ceci. Antonin, mon beau-frère, est parti de Saint-Louis, au Sénégal. Il a remonté le fleuve, a gagné le Niger, puis Tombouctou.
Ah !
Là, les Touaregs lont capturé, dépouillé de tout ce quil possédait
De tout, gémit la jeune fille.
Oui, même dune certaine photographie que vous recherchiez, méchante
Je suis perdue. Cétait la preuve de mon innocence
Je vous en ai fourni une autre en vous épousant. Il faudra vous en contenter. Dernièrement Antonin a pu séchapper, fuir la tribu où il vivait
Et tirant une lettre froissée de sa poche.
Voici quelques lignes qui sont arrivées au magasin, à Lyon, et que Mlle Doctrovée, obéissant à un cablogramme que je lui ai envoyé de San Francisco, ma expédiées à Cayenne.
Mlle Ribor saisit avidement le papier et à la clarté dune allumette que M. Canetègne fit galamment flamber, elle lut :
« Bref, je leur ai échappé. Je marche vers le lac Tchad et de là, je descendrai vers le Gabon suivant litinéraire de nos explorateurs. Sans doute par cette voie, jéprouverai moins dhostilité de la part des tribus
»
Il ny avait pas de doute. Cétait bien Antonin qui avait tracé ces mots. Mais le commencement et la fin de lépître avaient été déchirés ; pourquoi ? La jeune fille ouvrait la bouche pour interroger le négociant, quand ses yeux se portèrent à larrière.
Une silhouette dhomme enjambait le bastingage. Plus que ses regards, son cur reconnut Simplet. Cétait lui, lui qui fidèle à sa promesse, venait au milieu de locéan au secours de sa sur de lait.
Eh bien ? fit Canetègne, que pensez-vous des nouvelles que je vous donne ?
Elle eut peur en lentendant parler. Elle avait oublié sa présence. Sil apercevait Marcel, le sous-officier serait arrêté par léquipage, mis aux fers, réduit à limpuissance. Tendant ses nerfs, elle réussit à sourire, et doucement :
Alors, vous me conduirez vers cette Afrique mystérieuse où mon frère souffre ?
Bé sans doute ; si vous êtes raisonnable.
Raisonnable, chuchota une voix à loreille du négociant. Voilà un mot grave, monsieur Canetègne, nous allons voir si vous prêchez dexemple.
Et empoignant lAvignonnais par le cou, Marcel, car cétait lui, appuya le canon de son revolver sur le front du coquin :
Si vous criez, je tire.
Hein ? quoi ? balbutia Canetègne faisant de vains efforts pour se dégager.
Immobile, ou je vous tue.
À cette recommandation, il cessa de sagiter, mais ses yeux écarquillés considéraient Marcel avec épouvante. Doù sortait-il ? Comment se trouvait-il là ? Le sous-officier lentraînait vers larrière. Il donnait des ordres à Yvonne :
Petite sur. Prends un filin. Bien ! Attache solidement les chevilles de ce bon M. Canetègne. Parfait ! Aux poignets maintenant. Tu as assez de corde ? Fixe-lui les bras le long du corps. Notre homme est transformé en saucisson. À présent, mets-lui ton mouchoir en bâillon sur la bouche. Elle obéissait sans savoir à quoi tendait Dalvan. Canetègne bâillonné et ficelé, le sous-officier lamarra par le milieu du corps à une des « bosses » et le descendit dans le canot, après ce simple avertissement :
Si quelquun vient à votre secours, je lâche tout.
Que fais-tu ? demanda la jeune fille.
Je lemmène avec nous. Ici, il ne manquerait pas de nous poursuivre, le vapeur rattraperait notre bateau. Tandis quen nous imposant sa société, désagréable jen conviens, nous navons rien à craindre de semblable.
Cest vrai, cest simple
Il rit silencieusement :
Petite sur. Tu me prends mes mots.
Non, cest toi qui me les donnes.
Tout en parlant, il ramenait le cordage et attachait Yvonne quil descendit à son tour dans la chaloupe. Pour lui il se laissa glisser le long de la « bosse » avec lagilité dun singe, et rejoignit sa compagne et son prisonnier. Sans prendre le temps de respirer, il trancha lamarre qui reliait le canot au Véloce, et le steamer continua sa route, abandonnant en arrière la frêle embarcation qui, saisie par un courant, dérivait lentement vers le sud.
Lun des bancs, arraché de son alvéole, fut disposé à larrière en manière de godille, et le soldat essaya de gagner la terre.
Durant une heure il lutta vainement. Le courant entraînait lesquif vers la pleine mer, avec une vitesse telle que Simplet ne réussit pas à gagner un mètre. Pour comble de malheur, la lune se voila de nuages. Un manteau opaque dobscurité sétendit sur les flots, cachant la terre, enlevant au rameur tout point de direction. Il ny avait plus quà se croiser les bras. Auprès dYvonne, Dalvan sassit.
Tu es fatigué, fit-elle.
Un peu.
Bah ! repose-toi. Au jour nous aborderons.
Au jour, murmura-t-il avec tristesse. Où serons-nous ?
Canetègne, étendu au fond du canot et débarrassé de son bâillon, supplia son vainqueur de le déficeler. Son vu exaucé, il se glissa à lavant et nen bougea plus. Toute la faconde du méridional sétait évanouie. En se trouvant aux mains de son adversaire, entre ciel et eau, la voix de la couardise sélevait seule en lui. La peur tenait ses paupières ouvertes.
Pas plus que lui, Marcel ne dormait. Yvonne seule reposait, la tête appuyée sur lépaule de son frère de lait. Et lui, assombri, songeait que chaque minute les écartait de la terre, les entraînait sans résistance possible vers un but inconnu. Longues furent les heures de la nuit. Le jour vint. Anxieusement Simplet scruta lhorizon. Plus aucune terre en vue.
Tiens, remarqua Yvonne en se réveillant, on ne voit plus la côte.
Canetègne sursauta. Il promena un il hagard autour de lui :
Cest vrai, monsieur Dalvan, ramenez-nous à terre. En pleine mer, dans une barque, je naime pas cela. Cest une mauvaise plaisanterie. Vite, mettez le cap sur le rivage, je prendrai laviron sil le faut.
Dalvan ne bougea pas. Mlle Ribor se pencha à son oreille :
Accepte donc. Ce sera la vengeance de le voir ramer
Mais elle sarrêta net. Il avait secoué la tête avec découragement, et comme lAvignonnais répétait :
Té
je saisis laviron.
Inutile, répondit-il.
Inutile ?
Oui. Nous sommes entraînés par un courant, et à cette heure, je ne sais plus dans quelle direction est le continent.
Ses interlocuteurs furent suffoqués par cette révélation. Canetègne devint très rouge, puis blême, puis vert
Entraînés par un courant !
Est-ce vrai ? murmura Yvonne.
Trop vrai. Je men suis aperçu cette nuit. Emportés vers la haute mer, nous navons quun espoir : être rencontrés par un navire.
Pécaïre ! cest exact, exclama le commissionnaire. Un navire. Eh ! il y en a beaucoup dans ces parages. Surtout des navires français.
Il riait, pensant que sur un steamer à la flamme tricolore il reprendrait lavantage. Il redevint grave en voyant Marcel se lever, les poings fermés.
Souhaitez, monsieur Canetègne, que nous ne soyons pas recueillis par un vaisseau français.
Pourquoi cela ?
Parce que je ne vous permettrai pas de monter à bord.
Vous ne permettrez pas ?
Non, monsieur. Regardez à la surface de leau, que voyez-vous ?
De grands poissons noirs-gris.
Ce sont des requins.
Des requins ? Sapristi, mais cest féroce !
Certes. Pensez-vous que lhomme qui tomberait à la mer pourrait songer à gagner un navire ?
Brrr ! vous me faites frémir avec vos suppositions.
Frémissement salutaire, monsieur Canetègne. Eh bien, si vous voyez les trois couleurs, frémissez encore plus. Car alors vous êtes certain de faire le plongeon.
Le commissionnaire poussa une exclamation désolée :
Mais ce serait un crime !
Non, une expiation.
Cela ne se fait pas. Cest de la sauvagerie. Je proteste.
À votre aise.
Le ton du sous-officier était si résolu que lAvignonnais murmura :
Que voulez-vous que je fasse ?
Simplet haussa les épaules.
Il est trop tard. Il ne fallait pas vous jeter en travers de notre route. Vous me proposeriez décrire le récit de vos infamies que je répondrais : Non, monsieur Canetègne, jaime mieux les requins.
Voyons, mon ami, supplia le misérable éperdu.
Je ne suis pas votre ami.
Soit
je reconnais quen effet
Mais enfin, vous êtes intelligent. Les affaires sont les affaires
Une petite transaction.
Taisez-vous ! Yvonne, votre victime doit recouvrer la liberté. Il faut que vous disparaissiez, ou que vous preniez, sur les bancs de la Cour dassises, la place que vous lui destiniez.
Réfléchissez, ma signature
Un nouveau chèque, nest-ce pas.
LAvignonnais ne trouva rien à répliquer. Le soldat avait raison. Sa signature non plus que sa parole, noffrait aucune garantie. Donc si un navire français apparaissait, il était irrémédiablement condamné. Les dents claquant deffroi, il regardait de côté les squales qui tournaient autour de lembarcation. Une sueur froide ruisselait sur son épiderme, à la pensée que lestomac de ces monstres pouvait être sa dernière demeure, et il suppliait les divinités des mers, décarter de la voie du canot tout steamer de France. Du reste, Neptune et Thétis semblèrent lexaucer. La journée sécoula sans que la moindre voile, la plus minuscule fumée rompissent la monotonie du paysage.
Un soleil de feu versait impitoyablement ses rayons ardents sur les malheureux, faisant bouillir leur sang, desséchant leurs lèvres. La soif commençait à les tourmenter.
À diverses reprises, Yvonne essaya de tromper sa souffrance en portant à sa bouche une gorgée deau de mer quelle rejetait ensuite. Mais le remède était pire que le mal. Un instant rafraîchie, elle se sentait plus altérée ensuite. La salure du liquide augmentait sa peine.
La nuit mit un terme à cette situation ; mais il restait aux voyageurs une lassitude profonde. La tête lourde, la langue gonflée par la soif, lestomac vide, ils demeuraient sans mouvement dans le canot, fatalement entraîné vers le Sud-Est. Ils ne dormaient pas. Mais une vague torpeur les engourdissait, brisant leur énergie. Les yeux grands ouverts dans le noir, ils commençaient ce rêve douloureux de ceux que la soif conduit à la mort.
Vers le matin, Yvonne se prit à gémir. Le son de sa voix tira Marcel de sa somnolence. Il sapprocha delle. Il la vit très rouge, lil parsemé de filaments sanguinolents :
Jai soif, dit-elle, soif. À boire.
Le cur du soldat se prit à battre avec violence. Était-ce lagonie qui commençait déjà. Et ne pouvoir rien faire !
À boire, dit-elle encore.
Attends, petite sur, je vais te donner ce que tu demandes.
Il tira son couteau, retroussa sa manche et il se préparait à se percer une veine quand Mlle Ribor retint sa main.
Que fais-tu ?
Je suis plus fort que toi ; je voulais te donner un peu de mon sang.
Non, supplia-t-elle, non, pas cela. Voyons nous navons pas de vivres, rien, mais ton revolver est chargé. Essaye de tirer lun des requins qui nous guettent.
Du doigt elle montrait les squales qui rétrécissaient leur cercle autour du canot.
Allons, dit-elle, essaie.
Il secoua la tête :
Je ne puis pas, petite sur.
Tu ne peux, et pourquoi ?
Parce que la poudre est mouillée, les cartouches hors de service. Quand je me suis mis à leau pour atteindre le Véloce, je nai pas songé à protéger larme
Un rugissement de Canetègne linterrompit :
Mais alors, à bord, votre revolver était inoffensif ?
Évidemment.
Et je me suis tu, alors que dun cri, je pouvais appeler mon équipage. Té je suis « oun potoflau ! »
Le désespoir comique de lAvignonnais ne réussit pas à dérider les jeunes gens. Lâpreté de la situation les tenait tout entiers.
Pécaïre ! continuait le négociant, et par ma faute, jai faim, jai soif. Non, cest à se casser la tête contre le bordage.
Il se démenait à ce point quil glissa de la banquette et tomba sur les cailloux déposés là par Dalvan, au moment où il atteignait le Véloce. En grommelant il se releva :
Quoi encore ? Des cailloux, mais cest linquisition, cest la torture. Il se tut soudain. Sous les premiers rayons du soleil, des paillettes brillantes se montraient sur le silex.
Té, murmura-t-il, mais cest de lor !
Il ramassa une pierre, puis une autre, puis une troisième :
Eh oui ! ce sont des pépites de toute beauté
Et celle-ci
té, du diamant !
Du diamant, répéta Simplet, mais alors il y a là une fortune.
Et repoussant lAvignonnais, il remit dans ses poches le trésor quil devait au hasard, La découverte causa une minute de joie aux jeunes gens, mais bientôt la soif les tortura de nouveau.
Vers le zénith uniformément bleu, le soleil montait, embrasant latmosphère. De brûlantes buées se formaient à la surface des flots. Trempés de sueur, haletants, la cervelle bouillant dans leurs crânes surchauffés, les passagers saffalèrent au fond de la chaloupe. Maintenant les requins venaient frôler le bordage, comme sils avaient conscience que le drame était près de sachever.
Tout le jour, les malheureux restèrent ainsi, brisés, anéantis, exhalant parfois une plainte. Puis à lhorizon, le soleil disparut. Personne ne bougea. Étaient-ils déjà morts ? Non. La brise fraîche du soir ranima Marcel. Avec effort, il parvint à sasseoir, et ses yeux errèrent autour de lui.
À lavant, Canetègne étendu tout de son long, semblait dormir. À larrière, Yvonne conservait la même immobilité. Dalvan voulut se rapprocher delle, mais ses jambes refusèrent de le porter. Dans la bouche, la gorge, lestomac, il éprouvait dintolérables douleurs. Il lui semblait que les muqueuses desséchées se crevassaient. Pourtant il se raidit et réussit avec peine à se traîner jusquà sa sur de lait.
Celle-ci toute blanche, les yeux ouverts, ne parut pas sapercevoir de sa présence. Un souffle pénible séchappait de ses lèvres gercées, accompagné dune plainte faible, continue, effrayante comme un râle.
Yvonne, sécria le sous-officier, Yvonne !
Elle ne répondit pas, ne fit pas un mouvement. Il se pencha sur elle. Les narines de la pauvre enfant se pinçaient, une teinte bleuâtre se répandait sur son visage.
Mais elle va mourir, gémit-il avec rage !
Et retrouvant une vigueur factice dans lénergie de son désespoir, il se redressa. Dun regard de fou, il scruta lhorizon. La plaine liquide était déserte. Le canot, point perdu dans limmensité, suivait toujours le courant, emportant vers la mort les passagers captifs en ses flancs.
Non, je veux quelle vive !
Ce cri eut une résonnance étrange. Il était sec, cassé, déchirant. Marcel reprit son couteau, se piqua le bras, et de la blessure coula lentement un sang épais, presque noir, quil fit glisser entre les lèvres de la jeune fille.
Quelques minutes se passèrent. Yvonne poussa un profond soupir. Ses paupières sabaissèrent et elle murmura :
Cest bon, merci.
Ranimée par le breuvage sanglant, inconsciente du genre de nourriture quelle venait dabsorber, elle sendormit.
Marcel la considérait avec tendresse. Cétait une part de sa vie quil avait donnée pour conserver celle de sa compagne. Sa surexcitation tomba subitement. Déjà affaibli, la saignée pratiquée avait épuisé le reste de ses forces. Tout ce qui lentourait lui parut se mettre en danse ; pris de vertige il chancela, chercha vainement à lutter et saffaissa aux pieds de la jeune fille.
Un silence de mort planait sur locéan, dont les longues lames se soulevaient paresseusement. Ainsi quun tombeau flottant, le canot berçait mollement son équipage agonisant.
La lune éclairait la scène de sa lumière blafarde. Rien ne remuait. Les lames succédèrent aux lames, les étoiles pâlirent au ciel, et pour la troisième fois le soleil reparut à lhorizon. Sous sa tiède caresse, Yvonne ouvrit les yeux. Reposée, elle se mit sur son séant, mais presque aussitôt elle poussa un cri deffroi. À ses pieds gisait son frère de lait dont le bras, découvert par la manche relevée, montrait une blessure autour de laquelle sétalait un caillot de sang.
Se baisser vers lui, lappeler, essayer de le soulever fut laffaire dune seconde. Mais Simplet demeura muet et son corps trop lourd, échappant aux mains débiles de Mlle Ribor, retomba avec un bruit mat au fond de lembarcation.
Alors lépouvante prit la pauvre enfant. Avec angoisse ses regards éperdus parcoururent lhorizon. Tout à coup ses yeux devinrent fixes. Sa main sétendit vers un point imperceptible de lespace.
Un navire !
Un navire !
Simplet reviens à toi ! nous sommes sauvés.
À ce cri, comme galvanisés, Dalvan et Canetègne se lèvent. Leurs faces livides interrogent avidement le lointain.
Yvonne ne sest pas trompée. Un steamer est là-bas. Mais il est à grande distance, verra-il le canot, coquille de noix roulée par le flot ? Anxieux, la poitrine contractée, tous regardent. Le vaisseau approche. On distingue sa coque élancée, les volutes de fumée que vomissent ses cheminées. Désolation ! Sa route croisera celle de la chaloupe, mais il ne passera pas assez prêt pour la remarquer.
Alors, Simplet se dépouille de sa vareuse blanche, il la fixe à la godille improvisée à larrière ; il lagite en lair. Ses compagnons épuisent leurs forces en cris, sans se rendre compte que du navire on ne peut les entendre.
Une heure se passe, une heure dangoisse effroyable, et le steamer stoppe. Il met une embarcation à la mer. Les passagers sont sauvés. Le Britannia, vapeur anglais de la ligne de Buenos-Ayres-Antilles-Liverpool, les prend à bord et continue sa route vers la Dominique, sa première escale.
Selon la version imaginée par Simplet, on crut que les Français se faisaient remorquer par un cutter ; que lamarre du canot sétait brisée à la nuit, et quun courant marin avait entraîné le frêle esquif vers la haute mer. En trois jours, ils avaient parcouru quatre cent milles. Le 4 mars, tous débarquaient à la Dominique, et Canetègne sempressait de quitter ses compagnons en formulant, à part lui, les plus terribles menaces.
Yvonne et Simplet senquirent des moyens de rejoindre le port de Colon, où leurs amis les attendaient déjà sans doute. Ils apprirent quil nexiste aucune communication directe entre lîle anglaise et le continent. Il leur fallut gagner la Pointe-à-Pitre, chef-lieu de notre colonie de la Guadeloupe, et après un rapide regard au volcan de la Soufrière, aux plantations de cannes à sucre où se cache le serpent fer-de-lance à la dent empoisonnée, ils prirent passage sur un voilier qui, se glissant entre Marie-Galante et les îles des Saintes, dépendances de la Guadeloupe, longea les côtes de la Dominique et transporta les voyageurs à la Martinique. Le 9 mars, ils mettaient le pied sur les quais de Fort-de-France.
Ils y attendirent deux fois quarante-huit heures la venue dun transatlantique de la ligne du Havre-Colon, sur lequel ils prirent passage, et le 17, à trois heures après midi, ils tombaient dans les bras de Diana, de Claude, de Sagger qui, à leur approche, sétaient précipités sous le vestibule dIsthmuss hôtel. Sourimari elle-même parut joyeuse de les revoir, et elle porta à plusieurs reprises la main dYvonne à ses lèvres ; ce qui lui valut de la part de Sagger une approbation, à laquelle elle répondit :
Tes amis à toi, Sourimari les aime.
Les premiers épanchements passés, on causa.
Nous navons trouvé aucune trace de sir Antonin Ribor, déclara miss Pretty. Nous avons parcouru les Antilles Françaises : la Martinique, la Guadeloupe, Saint-Barthélemy et Saint-Martin. Nous nous sommes rendus à Terre-Neuve, nous informant dans les îles Saint-Pierre et Miquelon, questionnant les pêcheurs. Nous avons même exploré le French Shore, cest-à-dire le rivage occidental de lîle de Terre-Neuve, attribué aux pêcheurs de morue Français pour y recueillir « la boëte » ou appât de pêche. Nulle part, le frère de mon amie Yvonne na été vu.
Marcel avait laissé parler lAméricaine. Il raconta alors son voyage, les angoisses éprouvées et conclut en répétant la conversation de Canetègne et dYvonne sur le tillac du Véloce ; conversation à laquelle il avait assisté invisible, accroché aux bosses des bouées.
Alors, fit Claude, Antonin est en Afrique ? Il descend du Nord vers le Congo ?
Oui.
Allons donc au Congo. Là-bas, les seuls chemins praticables sont les cours deau, nous sommes donc certains de le rencontrer.
Eh bien, sécrièrent tous les assistants dune seule voix, partons pour le Continent Noir.
Chez ces dévoués, aucune hésitation. Oublieux des dangers passés, ils allaient courir au devant de périls nouveaux. Et comme Yvonne voulait remercier ses fidèles défenseurs, Diana lui coupa la parole.
Non, pas de merci. Cela mamuse énormément.
Elle tendit la main à Claude et se rapprochant de Mlle Ribor :
Grâce à vous jai trouvé le bonheur, je serais ingrate de ne pas travailler au vôtre. À propos, joubliais de vous dire : Le Fortune, complètement réparé, est en route pour Colon. Nous lattendrons, mais nous utiliserons nos loisirs en cherchant un bateau, solide et de faible tonnage, pour remonter le fleuve Congo.
Et afin de lempêcher dexprimer sa reconnaissance, elle se lança dans une véritable conférence sur les qualités nécessaires à lembarcation.
XXXVIDANS LE BAGHIRMI
Eh bien ! Monsieur lExplorateur, avez-vous trouvé le moyen de fausser compagnie à nos geôliers ?
Hélas non ! Monsieur Simplet. Mais vous-même ?
Pas davantage. Pourtant quand on sennuie dans un endroit, cest simple comme bonjour, il faut le quitter.
Il le faudrait doublement. Car sans cela, la mission Allemande, partie du Cameroun, arrivera avant moi à Masena, capitale du sultan du Baghirmi. Si elle signe un traité avec lui, la France africaine est coupée en deux. La rive orientale du lac Tchad occupée par lAllemagne, le Gabon, lOubanghi sont séparés à jamais du Soudan, du Sénégal, du Dahomey et des territoires Algérien et Tunisien !
Saperlotte de sapristi !
Ces répliques séchangeaient au milieu dune vaste cour entourée dun mur épais et haut. Derrière les causeurs Marcel Dalvan et un jeune homme brun, à la tête énergique sélevaient des constructions étranges, aux ouvertures rares, aux portes en quadrilatère plus large du seuil que de la voûte, offrant en un mot une ressemblance lointaine avec les monuments égyptiens. La demeure tenait à la fois du fort et de la communauté religieuse. Les paroles des causeurs prouvent quils la considéraient comme une prison. Cen était une en effet.
Dalvan et ses amis, partis de Colon, avaient atteint lembouchure du Congo, à laide dune chaloupe démontable, ils avaient remonté le cours du fleuve. Au passage, ils avaient salué Brazzaville, fondée par linfatigable et pacifique conquérant de limmense territoire dénommé Congo Français. Un peu plus loin, sur la rive gauche du fleuve, Stanleypool sétait montré, puis les postes de Galois, dIbahu, de Bouza, de Mongo, Molombi, Saint-Louis. Là lembarcation avait cessé de troubler les eaux du Congo, pour glisser à la surface de celles de lOubanghi.
Voyage féerique, peu fatigant en somme, entre les rives couvertes de forêts de caoutchoucs, débéniers, de cèdres rouges, de dattiers, davocatiers ou arbres à beurre, de jacquiers ou arbres à pain. Parfois on rencontrait des espaces cultivés plantés de manioc, de bananiers, et puis la forêt se montrait de nouveau.
Tant que le canot fendit le courant du Congo, aucun incident fâcheux ne se produisit. Claude, Marcel, William Sagger chassaient lhippopotame, le crocodile. Ils tuèrent même un carnassier particulier au Gabon, le Potamogal à la tête de belette plantée sur un corps de loutre terminé par une queue de castor. Miss Pretty, Yvonne et Sourimari applaudissaient aux coups heureux. Mais une fois que lembarcation fut engagée sur lOubanghi, la maorie devint grave. Ses yeux inquiets fouillaient les rives.
Quas-tu donc ? lui demanda Sagger, qui prenait plaisir à causer avec elle.
Jai peur, répliqua-t-elle.
Peur ! et de quoi ?
Je flaire lennemi.
À toutes les questions, elle fit la même réponse. De quel ennemi sagissait-il ? Elle lignorait, mais elle était certaine quil était proche. Telle était sa conviction que les voyageuses furent à leur tour gagnées par une crainte vague. Elles exigèrent que lon tînt compte de son instinct sauvage, et à la nuit, la chaloupe, au lieu datterrir comme auparavant, jeta désormais lancre à distance de la rive.
Plusieurs fois cette manuvre avait été répétée. Rien navait confirmé les craintes de Sourimari. Mais vers la fin du huitième jour linquiétude de la polynésienne saccentua :
Cest étrange, dit-elle. Ici le fracas de leau me trouble. Si jétais dans mon pays jaffirmerais que lennemi nous suit le long du rivage, sous le fourré.
Encore lennemi, plaisanta Sagger.
Ne ris pas. Il y a beaucoup dhommes. Ils se savent forts et négligent les précautions des faibles. Ils brisent les branches sur leur passage. Cest la forêt qui mavertit.
Tous prêtèrent loreille, mais ils nentendirent rien. Les sens des blancs sont loin davoir la délicatesse de ceux des autres races humaines.
Ils se sont rapprochés, continua la jeune fille. Avant, ils étaient plus loin dans les terres. Lattaque aura lieu bientôt.
Lorsque lembarcation sarrêta à la nuit, la maorie vint prendre place à côté de Sagger, de façon à se trouver entre lui et la rive.
Et comme William protestait, à cause du danger auquel elle sexposait :
Ma vie tappartient. Laisse-moi la risquer pour toi. Si la flèche qui test destinée me frappe, Sourimari fermera les yeux avec bonheur. Elle sera fière daller retrouver les ancêtres au pays lointain que gardent les bleus toupapahous.
Le géographe haussa les épaules, et pour changer les idées assombries de ses compagnons, il se mit à leur conter les explorations françaises à travers le continent noir.
Il évoquait les noms héroïques de Paul de Chaillu, Braouzec, Serval, du docteur Griffon du Bellay, Genoyer, Ayniès, Lastours, Marche, de Compiègne, de Savorgnan de Brazza et de ses hardis compagnons, Ballay, Dibowski, Maistre, CrampeL qui tous concoururent à la reconnaissance du Congo, du Gabon, de lOubanghi. Puis il parla du capitaine Trivier, parti du Gabon pour la côte de Mozambique, du lieutenant Mizon qui remonta le Niger jusquà Lokodja, gagna Yola, capitale de lAdamaoua, et redescendant vers le sud, limita lInterland du Cameroun allemand, afin douvrir à notre colonie congolaise une voie dexpansion vers le nord. Et de lexpédition Marchand, du Gabon à la mer Rouge, qui nous a donné, à nous Français, des provinces dune superficie égale à trois fois celle de la France, dont lune, le Ouadai, contient dimmenses gisements dor.
Sa mémoire imperturbable lui permettait de citer des dates, de rappeler des menus faits, et ses auditeurs oubliaient les prédictions de la maorie. Soudain des sifflements passèrent dans lair. Sourimari se leva toute droite, et montrant son bras traversé dune flèche, prononça ce seul mot :
Lennemi !
Lénergie de sa race était en elle. Sa voix restait calme, et la douleur ne lui arrachait aucune plainte. En un instant, tous les hommes sautèrent sur leurs armes. Mais le rivage demeura désert. Nulle forme humaine ne se montra entre les grands arbres.
Longtemps on resta sur le qui-vive, attendant une seconde attaque qui ne se produisit pas. Fatigués, les voyageurs sendormirent sous la protection de deux marins, sentinelles vigilantes chargées de veiller pour tous. Seule, la maorie semblait enchantée ; William avait voulu la panser lui-même. Lhonnête géographe éprouvait une reconnaissance émue pour la frêle créature qui, ainsi quelle lavait promis, sétait faite son bouclier vivant. Les jours suivants, des îlots encombrèrent le cours de la rivière. Lembarcation filait sur le lacis de canaux ainsi formé ; on évitait de se rapprocher des rives, car lennemi continuait sa poursuite. De temps à autre, un coup de feu retentissait soudain, un projectile tombait près du canot, faisant rejaillir leau. Mais les tireurs ne paraissaient point.
Sans cesse harcelés par leurs mystérieux adversaires, les voyageurs avançaient toujours. Ils atteignirent les rapides de Longo, où la navigation cesse dêtre possible. Maintenant il fallait se lancer à travers la brousse, en suivant les traces de la mission Crampel, massacrée par les noirs. Personne nhésita. Dans un village, Marcel et ses amis achetèrent des bêtes de somme, chevaux et mulets, et la marche vers le lac Tchad commença.
Pénible est la route de terre. Le soleil ardent, les émanations pestilentielles des marais, les insectes, les reptiles, les fauves semblent sallier aux populations fétichistes et sanguinaires pour arrêter lexplorateur audacieux. Chose étrange, les ennemis qui avaient attaqué le canot semblaient sêtre dispersés. La petite caravane ne rencontrait pas de sérieux obstacles. Vers la fin de juin, elle arriva sur les bords du Chari, rivière importante quoique souvent à sec, qui finit dans le lac Tchad.
Là, elle rencontra trois hommes, le capitaine Fernet et deux laptots sénégalais, qui avaient suivi le même chemin quelle et cherchaient à atteindre au plus vite la ville de Masena, capitale du Baghirmi, afin de traiter avec le sultan et dempêcher ainsi une mission allemande, en provenance du Cameroun, de couper en deux tronçons lempire français dAfrique.
Ce nest pas sans un vif plaisir que des compatriotes se serrent la main au centre du continent noir. En quelques heures, le capitaine Fernet, Marcel, Claude et leurs compagnons furent amis. Puisque les deux troupes avaient le même objectif, il y aurait profit et satisfaction à voyager ensemble.
Aux questions dYvonne, soucieuse de navoir trouvé aucun indice du passage de son frère Antonin, lexplorateur affirma que le jeune homme devait être resté dans le nord, car aucun blanc navait été signalé dans les postes quil venait de franchir. Et fiévreusement la jeune fille pressa la marche de la caravane.
La route était toute tracée ; il suffisait de suivre le lit desséché du Chari. Sur le fond sableux, les chevaux avançaient facilement. Tous songeaient joyeusement que bientôt ils camperaient sur les rives du lac Tchad. Ils se figuraient, nul naurait pu dire pourquoi, que cétait là quils retrouveraient Antonin Ribor.
Mais tout à coup, les fléaux africains, qui jusque là avaient épargné les voyageurs, fondirent sur eux. Dabord, durant la traversée des marécages de Toubouri, qui couvrent une étendue considérable de pays, des mouches tsétsé se montrèrent.
Jolie bestiole que la tsétsé, avec son corselet doré, ses ailes vertes, mais terrible pour les bêtes de somme. Sa piqûre détermine chez ces animaux une sorte de vertige qui se termine généralement par la mort.
Plusieurs chevaux périrent ainsi. Trois seulement survécurent. Deux portaient Yvonne et Diana, le troisième était chargé des bagages. Les compagnons des jeunes filles, bien qualourdis par la chaleur incessante, durent sarmer de courage et poursuivre la route à pied.
Mais le désastre devait être plus complet. Un matin une nuée de fourmis ailées, les quissondes, sabattit sur les pauvres quadrupèdes encore vivants. Alors les voyageurs assistèrent à un horrible spectacle. Longues de quatre centimètres, armées de formidables mandibules, les quissondes pendaient par grappes sur le corps des chevaux. Affolés, ceux-ci couraient, ruaient, hennissaient de rage et de douleur, jusquau moment où, épuisés, ils tombaient à terre à demi-dépecés déjà.
Les jeunes filles durent marcher désormais. Mais la fatigue les terrassait vite, on navançait plus que lentement. Enfin, après deux semaines de souffrances inouïes, on pénétra dans la mission protestante de Bifara. Le capitaine Fernet, heureux de voir ses compatriotes en sûreté, leur annonça quil les quitterait le lendemain, les intérêts quil représentait ne lui permettant pas de sattarder davantage.
Projet vain. Lorsquil voulut séloigner de la mission, les pasteurs, parfaitement armés et escortés dun bataillon de nègres convertis fort bien disciplinés, le prévinrent sans ménagement quil était prisonnier ainsi que ses compagnons. Il ne serait libre que le jour où le détachement allemand du Cameroun aurait signé un traité de commerce avec le sultan du Baghirmi.
Depuis trois fois vingt-quatre heures durait la captivité des européens. Ainsi sexpliquent les paroles échangées dans la cour de la mission entre Simplet et le capitaine Fernet.
Quand un endroit déplaît, avait dit le sous-officier, cest bien simple ; il faut sen aller.
À ce moment deux hommes sortaient du bâtiment principal. Lun grand, blond, germain de type et dallure ; serré malgré la chaleur dans une longue redingote noire, dont les basques venaient battre ses chevilles ; lautre, arabe de visage et de costume.
Mon fils, dit le premier dun ton onctueux, tu as raison. Il est bon de quitter un endroit qui ne plaît plus. Mon désir est daccord avec le tien, et je te rendrai la liberté aussitôt quil me sera possible de le faire, sans aller à lencontre des intérêts de la sainte Allemagne.
Bien obligé, M. le pasteur Wercher.
Jai une proposition à te soumettre, continua celui auquel le sous-officier avait donné le titre de pasteur.
Proposez, je vous en prie.
Attends un instant. Jai fait prier ta sur de lait de nous joindre. Je parlerai devant elle.
Ah ! murmura Marcel non sans surprise ; mais le sourire reparut sur ses lèvres. Soit ! seulement, je profiterai de ce retard pour protester contre latteinte portée par vous à notre liberté.
Le pasteur inclina lentement la tête :
Cest ton droit, mon fils.
Mais vous navez pas celui de me retenir, de retenir le capitaine Fernet. À son retour en France, il réclamera justice, et le pays exigera quelle lui soit rendue pleine, entière.
Errare humanum est, susurra M. Wercher.
Du coup Dalvan bondit :
Comment ! je me trompe.
Absolument, mon fils. Pour réduire à rien la réclamation de celui quil te plaît dappeler capitaine
Il ne me plaît pas
je dois lappeler ainsi.
Tu le dis.
Oseriez-vous mettre en doute la qualité de M. Fernet ?
La logique me le conseille.
La logique ?
Sans doute, mon fils. Suis mon raisonnement. Un officier Français est un homme considéré, pour qui lhonneur est tout.
Eh bien ?
Eh bien ? Je répondrais à qui maccuserait davoir retenu M. Fernet : Un véritable capitaine ne voyage pas avec Mlle Yvonne Ribor, arrêtée en France comme voleuse, ni avec les malheureux qui lont aidée à sévader !
Voleuse ! rugit Simplet, mais il sapaisa soudain. Allons, je vois que M. Canetègne a passé par ici.
Juste à point pour menlever tout remords.
Oh ! cest un grand tueur de remords, lui.
Plaisante, pauvre brebis égarée, plaisante cet homme qui, joué, ridiculisé par toi, cherche pour toute vengeance à assurer le bonheur de ta sur.
Le bonheur ! jen frémis.
Tes yeux sont fermés à la lumière, tes oreilles sourdes à la vérité.
Ces paroles firent sourire le sous-officier :
Il me semble, M. le pasteur, que vos oreilles sont dans le même cas. Ne comptez-vous pas déclarer que vous navez arrêté le capitaine Fernet que parce que sa suite vous paraissait peu respectable ?
Si, mais je ne vois pas.
La vérité là-dedans ? Moi non plus.
Tu maccuses de mensonge, présomptueux ?
À ne vous rien cacher, oui.
Tu es encore dans lerreur. Le mensonge exprime une chose qui ne peut être.
Justement.
Or moi, jaffirme au contraire une chose qui peut être. Et dès lors, il ny a plus mensonge, puisque la possibilité de vérité existe.
Le jeune homme allait répondre. Le capitaine lui toucha le bras :
Ne discutez pas. Nous autres soldats ne sommes pas rompus aux joutes de la casuistique. Au surplus, voici venir Mlle Yvonne.
M. Wercher pâlit légèrement. Ses yeux bleus eurent un éclair. Évidemment la réflexion de lexplorateur lavait blessé. Mais il ne prononça pas une parole.
Mlle Ribor dailleurs arrivait auprès du groupe, et sadressant au pasteur :
Vous mavez fait appeler, monsieur ?
En effet, mon enfant. Jai à vous dire des nouvelles graves. Mais avant de commencer, permettez que je vous supplie de rentrer en vous même, de vous isoler des mauvais conseils afin de prendre le chemin tracé par le devoir, sans lequel il nest pas, sur terre, de bonheur vrai, point daffection durable, pas destime de soi-même.
Sapristi ! murmura Simplet. Que de préambules. Elle doit être effroyable la proposition de cet Allemand !
M. Wercher reprit après un silence :
Mon enfant. Je sais quégarée par de funestes amis, vous cherchez un frère tendrement aimé, avec lespoir quil rompra une union sérieuse, contre laquelle les rêveries légères de ladolescence seules pourraient formuler une critique.
Yvonne avait frissonné. Une rougeur ardente montait à ses joues.
Celui-ci, poursuivit lAllemand en désignant son compagnon, celui-ci est Ali-ben-Yusuf-Adjer, compagnon et ambassadeur de M. Canetègne.
Ah ! murmurèrent les Français avec un regard à lArabe.
Avec sa troupe composée de guerriers renommés, il vous a suivis pas à pas depuis votre arrivée en Afrique. Ils étaient les plus nombreux, les plus forts ; ils auraient pu de vive force vous réduire. Ils ne lont pas voulu. Cest à ce signe que se reconnaissent les justes. Dulcis est eis misericordia !
Marcel intervint :
Vous vous égarez, M. Wercher. Il sagit dArabes et non pas de latin.
Et sans faire attention au coup dil foudroyant du teuton :
Que veulent les bandits au nom desquels vous parlez ?
Ce fut à Yvonne que linterpellé répondit :
Mon enfant, arrachez-vous aux suggestions fatales ; fermez votre entendement aux avis lancés par les bouches qui soufflent le feu et la guerre. Écoutez la voix conciliatrice qui est en moi. Celui que les lois ont fait votre époux, celui auquel vous devez obéissance a envoyé son serviteur vers vous. Ali-ben-Yusuf-Adjer vous dit ceci : Le seigneur Canetègne fait savoir à sa compagne, quà trois jours de marche de la mission Bifara, il a rejoint Antonin Ribor.
Mon frère, sécria Yvonne incapable de se contenir.
Oui, ton frère. Ton frère qui ne possède pas les papiers dont tu as leurré le dévouement de tes défenseurs. Ton frère qui tordonne de le rejoindre, afin quil te ramène en France au bras de lépoux que tu as librement choisi.
LAllemand se tut. Personne ne songeait à répliquer. Tous étaient écrasés par cette révélation : Antonin na pas la preuve de linnocence dYvonne !
Eh bien ? jeune fille. Est-tu prête à suivre Ali ?
La question parut rendre sa présence desprit à Simplet :
Elle ne le suivra pas, fit-il. Nous avons reculé devant la lutte, parce que nous espérions triompher autrement. Mais à cette heure, hésiter serait folie et lâcheté.
Avant que le pasteur eût pu deviner sa pensée, il siffla deux fois, puis mettant son revolver à la main :
Appelez vos soldats, monsieur Wercher ; je viens davertir mes amis. Vous allez voir comment des Français courent à lennemi.
Déjà à lextrémité de la cour, Claude, Sagger, le capitaine Maulde et ses matelots se montraient, attirés par le signal de Dalvan. M. Wercher secoua la tête :
Il ny aura pas de sang versé inutilement dans cette maison. Ali, retourne auprès de celui qui ta envoyé. Rapporte-lui ce que tu as vu.
LArabe sinclina et gagna la porte percée dans la muraille de la cour. Les indigènes qui la gardaient le laissèrent passer sur un signe du pasteur Quant il eut disparu, celui-ci se tourna vers Yvonne :
Il a été fait selon votre bon plaisir, mon enfant. Puissiez-vous ne regretter jamais votre décision.
Et calme, redressant sa haute stature, il rentra dans les bâtiments de la mission. Sans doute, il pensait avoir agi au mieux, car son visage exprimait le contentement de lui-même. À son tour, miss Pretty vint se mêler au groupe. Mise au courant de laventure, elle unit ses malédictions à celles que Simplet grommelait à ladresse de lAvignonnais.
Mais comme ils restaient là, ébauchant des projets dévasion aussitôt reconnus inapplicables, une musique étrange se fit entendre. Le bruit venait de lextérieur de lenceinte. Des flûtes aux sons criards, les résonnances aiguës de la gaoupa, guitare indigène, se mariaient au bourdonnement monotone du babou, sorte de tambour formé dun tronc darbre creusé et garni à ses extrémités de peaux tendues.
Quest-ce donc ? demanda Marcel.
Une réjouissance quelconque, répondit Sagger. Peut-être un mariage.
Les hommes de garde à la porte avaient pris les armes. Lun deux regardait par le battant entrouvert. Le guetteur fit un signe. Aussitôt deux nègres se précipitèrent, firent sauter chaînes et verroux. Les vantaux massifs de la porte tournèrent sur leurs gonds, livrant passage à la plus bizarre procession qui se puisse imaginer.
En tête des griots, musiciens et sorciers des tribus noires, vêtus de manteaux de plumes ; le cou, les poignets, les chevilles surchargés de fétiches, dents danimaux, coquillages, parcelles de bois, de cailloux. Avec un entrain diabolique, ils soufflaient dans leurs flûtes, grattaient leurs guitares, frappaient leurs tambours, chacun selon un rythme différent, faisant preuve dune indépendance musicale dont le résultat était une cacophonie assourdissante.
Derrière ces forcenés venaient des Arabes, dont le bournous souvrait sur des vêtements de couleurs vives. Puis une file de mulets dont chacun portait une femme.
Des Européennes ! murmurèrent les voyageurs.
En effet, encore que les nouvelles venues eussent le visage caché par dépais voiles de gaze, leur costume ne laissait aucun doute. Elles étaient bel et bien de race blanche. Enfin, un blanc encore, monté sur un cheval bai, précédait un dernier groupe dArabes qui fermait la marche.
M. Wercher se montra. Il vint au cavalier européen, lui parla à voix basse et désigna les bâtiments situés à gauche de la cour. Lhomme donna aussitôt quelques ordres brefs. Et les amazones, quil semblait commander, sautèrent à terre pour gagner sous sa conduite le point de la mission indiqué par le pasteur. Un instant après, elles avaient disparu.
Les voyageurs entouraient William Sagger, le pressant de leur expliquer ce quils venaient de voir. Mais cette fois, la science du géographe se trouvait en défaut. La bizarre cavalcade ne rappelait aucun souvenir à son esprit
Bon, sécria Marcel impatienté, je vais trouver M. Wercher. Pour savoir, il est bon dinterroger même un ennemi.
Sur cette réflexion, il sapprocha dun pas délibéré du pasteur, qui confiait les Arabes, les griots, les chevaux et les mulets à divers membres de la mission accourus en hâte. Ceux-ci conduisaient les hommes dans la maison, les quadrupèdes aux écuries.
Ouf ! soupira lAllemand. Voici toute la caravane casée.
Sa face grasse rayonnait. Il semblait ravi. Linstant était favorable pour Marcel.
M. Wercher, questionna le sous-officier. Serai-je indiscret en vous demandant quelles sont ces dames qui se font escorter par des Maures et des noirs ?
Du tout, du tout. Ces dames sont un envoi de la maison Fritz et Fritz, de Genève.
Un envoi ? répéta Dalvan interloqué.
Oui. Mais vous paraissez ne pas comprendre. Vous ne connaissez pas la maison Fritz et Fritz ?
Javoue mon ignorance. Je ne la connais pas. Le pasteur leva les bras au ciel.
Cest singulier comme les Français sont peu informés !
Et avec une nuance de pitié :
Mais la maison Fritz et Fritz est une maison unique au monde. Elle jouit en Allemagne, en Autriche, en Scandinavie, voire même en Angleterre, dune réputation incontestée. Pas un pasteur ne part en mission en Afrique, sans être porteur dun certain nombre de feuilles signalétiques comme celle-ci.
Dune poche de son ample redingote, M. Wercher tira un carnet bourré de papiers. Il chercha un instant, puis mettant sous les yeux du sous-officier une feuille de teinte jaune, il lui dit avec un accent de triomphe :
Voici. Lisez.
Dalvan obéit. Il parcourut dun il effaré le tableau dont nous donnons ci-après le fac-similé.
Bon, lit-il après avoir lu, cest une agence matrimoniale.
Non, rectifia M. Wercher. Cette maison honorable est surtout une agence démigration. Les fiancées, quelle nous envoie, restent en correspondance avec elle. Si bien que, certaine des besoins de telle ou telle contrée, elle peut organiser des convois démigrants qui viennent se grouper autour de nos missions.
Simplet approuva de la tête :
Très ingénieux. Seulement une chose me taquine : un signalement reste toujours un peu vague, et bien certainement il doit y avoir, à larrivée dun lot de fiancées, des déceptions cruelles.
Vous raisonnez en Gaulois superficiel.
Vous trouvez ?
Certes ; nous nattachons pas tant dimportance aux avantages périssables de nos épouses. Au surplus, MM. Fritz et Fritz poussent la conscience à lexcès, et leurs efforts sont récompensés par lextension chaque jour plus grande que prennent leurs opérations. Ainsi tenez, ici à la mission, nous sommes vingt-cinq. Cinq étaient déjà nantis dépouses. Les vingt autres ont décidé de sadresser à Genève.
Et vous allez célébrer les vingt mariages.
Les yeux fermés. Le mot est dautant plus juste que nul dentre nous ne verra sa future compagne avant de la conduire à lautel.
Toujours le mépris des attraits périssables. Seulement comment reconnaîtrez-vous vos fiancées ?
À leur brassard.
Vous dites ?
Leur brassard. Chacune porte en effet, autour du bras gauche, une bande détoffe sur laquelle est brodé le nombre correspondant au folio de lun de nous.
Parfait ! Mes compliments, M. Wercher.
Que pensez-vous de ce que je viens de vous apprendre ?
Moi ? Jadmire, monsieur Wercher, jadmire positivement. En Europe, on se marie déjà en se connaissant à peine, vous réalisez le progrès attendu en vous unissant à des personnes que vous ne connaissez pas du tout.
Et laissant lAllemand, il rejoignit ses amis, auxquels il fit part de la curieuse découverte quil venait de faire. Tous riaient, oubliant pour un instant leur captivité. M. Wercher sétait retiré, avec le chef de la caravane et le représentant de la maison Fritz et Fritz, afin de régler les comptes. Ils devaient en avoir pour longtemps sans doute, car soudain Dalvan aperçut un jeune pasteur qui, une bouteille sous le bras, se glissait vers le bâtiment où se trouvaient les futures. Presquaussitôt un autre suivit, puis un troisième, un quatrième, un cinquième. Le sous-officier en compta dix-neuf.
Ah çà ! murmura-t-il, M. Wercher ma induit en erreur. Ils vont voir leurs fiancées !
Et curieux, il se glissa derrière les Allemands. La porte du pavillon était entre-bâillée. Le vestibule, sur lequel elle souvrait, désert. Marcel entra. Il traversa deux pièces sans rencontrer âme qui vive, guidé par un murmure de voix assourdies.
Dans la troisième, disposée comme un vaste dortoir, les jeunes Allemandes, qui venaient fonder le ménage et transplanter la choucroute en Afrique, se tenaient par la main, tandis que les époux à qui elles allaient appartenir, assis en face delles, leur parlaient à voix basse. Sur une longue table salignaient des verres à demi-remplis dun liquide orangé. Simplet reconnut le Caribo, liqueur spiritueuse extraite dun arbuste épineux. Cétait une politesse des futurs à leurs fiancées.
À un moment tous se levèrent et trinquèrent. Les verres vidés, les Allemands sapprêtèrent à prendre congé. Ils craignaient dêtre surpris par M. Wercher. Dalvan comprit leur intention et sempressa de séloigner. Mais quand il fut auprès de ses amis, ceux-ci senquirent des causes de la joie qui pétillait dans ses yeux.
Tu as trouvé quelque chose ? déclara Yvonne.
Peuh !
Si
et cela doit être simple
Comme bonjour. Tu as raison, petite sur. Jai retrouvé des vers de La Fontaine.
Avec un sourire railleur, il débita :
Deux coqs vivaient en paix, une poule survint
Et voilà la guerre allumée.
Eh bien, interrogèrent Diana, Mlle Ribor et Claude lui-même ?
Cela veut dire, continua le sous-officier, quil suffit dune femme pour faire battre deux hommes.
Et après ?
Après. Si lon a vingt femmes, on peut donc faire lutter quarante hommes. Or nos geôliers ne sont que vingt-cinq. Jai dans lidée que nous avons quelques chances dêtre libres demain.
À toutes les questions il se borna à répondre de cette façon. Quelle idée avait donc germé dans son cerveau inventif ? Le soir, il se retira ainsi que ses compagnons dans la partie de la mission qui leur était affectée. Mais vers le milieu de la nuit, il se glissa doucement dehors, après sêtre muni de ciseaux, daiguilles, de fil et dune tige de fer recourbée en crochet.
Parvenu dans la cour obscure, il longea le mur de façade et arriva sans encombre à la porte qui, dans la journée, lui avait livré passage. Elle était fermée. Cependant il ne montra aucun mécontentement. Il introduisit dans la serrure primitive le crochet quil portait, et après quelques prudentes pesées fit jouer le pêne.
À pas de loup il entre alors. Une nuit opaque emplit les salles quil traverse. Mais il se souvient du chemin parcouru dans laprès-midi. La main frôlant la muraille, il avance. Il atteint lentrée du dortoir.
Sous des moustiquaires de mousseline dorment les fiancées des Allemands. Leurs vêtements sont rangés sur des chaises grossières, placées auprès de chaque couchette. Au milieu de la table, une lanterne ; sur les faces de laquelle on a collé du papier, figure une veilleuse. Dans sa clarté pâlie bourdonnent des moustiques rouges, des tchékés, des mobés, des ngias, sanguinaires bestioles pourvues daiguillons aigus. Éloignés des dormeuses par le rempart des moustiquaires, les insectes se ruent sur Simplet dès quils laperçoivent. Les piqûres se succèdent, mais le jeune homme na pas une plainte. Il sest agenouillé auprès du premier lit quil a rencontré, et là, il découd le brassard attaché à la manche de celle qui sommeille. Vingt fois il pratique la même opération, puis il se met à coudre. Il substitue au brassard de chacune des jeunes Allemandes celui dune de ses compagnes. En une heure tout est terminé. Il a les mains, les joues douloureusement labourées par les aiguillons des moustiques, mais il est radieux. Sans encombre il regagne sa chambre, apaise sa souffrance au moyen dune lotion darnica et sendort.
Il était environ huit heures du matin, quand Yvonne fut réveillée par des cris tumultueux. On eut dit que la cour de la mission était le théâtre dune violente querelle. Elle se leva précipitamment, se vêtit, tandis que le tapage augmentait dinstant en instant, puis elle descendit.
À la porte, Sagger, Claude, le capitaine Maulde, ses matelots, miss Pretty et Simplet étaient déjà rassemblés, bientôt rejoints par le capitaine Fernet et ses laptots. Ils paraissaient suivre avec intérêt les mouvements dune foule bigarrée réunie dans la cour.
Yvonne ne vit rien dabord. Devant elle, sagitaient des noirs, des Arabes, des Allemands, des femmes ornées du brassard de la maison Fritz. Tous criaient, gesticulaient, semblaient en proie à une violente colère.
Que se passe-t-il donc ? demanda-t-elle à son frère de lait.
Regarde et tu lapprendras.
À ce moment un grand garçon, pasteur taillé en hercule, domina le tumulte.
Il ne sagit pas de tout cela, criait-il. Jai le folio 10954. Hier le 10954 était une jolie blonde. Aujourdhui cest une épouvantable rousse. Il y a tricherie ; on a, durant la nuit, démarqué ces demoiselles. Je réclame le 10954 dhier.
Mais moi, répondit un autre, je garde le 10953 daujourdhui, car cest une gentille épouse blonde que je préfère au laideron roux dhier.
Nous verrons bien.
Ah ! parbleu. Tu es fort, mais je nai pas peur de toi. Cest la compagne de toute mon existence que je défends.
La même altercation se produisait en dix endroits différents, et pour porter le vacarme à son comble, les nègres de garde, les domestiques, manifestant leur sympathie pour tel ou tel des blancs, sinvectivaient, se lançaient toutes les injures du vocabulaire noir, le plus riche du monde à cet égard.
M. Wercher écarlate, courait dun groupe à lautre. Il sefforçait de calmer les esprits. Peine perdue. La querelle renaissait derrière lui.
Soudain un coup de feu retentit. Qui lavait tiré ? Mystère ! Ce fut le signal dune bataille en règle. Allemands, nègres, griots, Maures, tout le monde se mit de la partie, tandis que les « futures » lançaient dans lair des cris si aigus quils dominèrent le fracas de la fusillade.
Vivement Simplet fit rentrer ses compagnons, et par la porte entrouverte suivit les phases du combat.
Bientôt lun des partis en présence, plus faible ou moins courageux, perdit du terrain. Le mouvement de retraite saccentua, devint une déroute. Vainqueurs et vaincus, fugitifs et poursuivants sengouffrèrent pêle-mêle dans les bâtiments de la mission, laissant dans la cour désertée quelques blessés gémissants et aussi des morts silencieux.
En route, ordonna Marcel dune voix brève.
Et comme tous linterrogeaient du regard :
Plus tard, je vous expliquerai. Pour lheure, lentrée nest plus gardée. Profitons-en.
Son accent ne souffrait pas de réplique. Sur ses pas, la cour fut traversée, la porte franchie. Les prisonniers étaient libres.
Aussi rapidement que possible, ils gagnèrent les bords de la rivière Chari, peu distante de la mission, et suivant ses rives basses et dénudées, remontèrent vers le nord, dans la direction du lac Tchad. Souvent lun ou lautre se retournait, craignant la poursuite des Allemands, et alors Dalvan, souriant, murmurait :
Pas de danger. Ils ont des blessés à soigner. Le temps de songer à nous leur manque.
Au soir, ils campèrent en face du confluent de la Likota et du Chari, situé à deux jours de marche de Masena, but du voyage du capitaine Fernet. Celui-ci, à qui Marcel avait raconté le stratagème, grâce auquel il avait mis en défaut la vigilance des Allemands, annonça son intention de se séparer de la caravane dès le lendemain. Il avait hâte datteindre Masena. Peut-être la mission allemande du Cameroun ny était-elle pas encore arrivée, et dans ce cas, quelle victoire pour lexpansion française en Afrique ! Ce fut avec une émotion profonde que lexplorateur serra la main du sous-officier.
Monsieur Dalvan, lui dit-il, si jaccomplis mon uvre jusquau bout, cest à vous seul que je le devrai. Soyez certain quà la direction des colonies, à la Société de Géographie de Paris, on le saura.
Et le jeune homme esquissant un geste dinsouciance :
Cest mon devoir, conclut M. Fernet, et je le remplirais alors même que mon amour-propre en devrait être blessé.
Je vous assure que vous allez trop loin. Changer des brassards, cest tellement simple.
Quau lieu dun étendard ennemi, cest peut-être le drapeau français qui flottera sur Masena.
Grâce à vous, capitaine, qui devancerez vos concurrents
Grâce à vous, monsieur Simplet, qui mavez tiré des mains de leurs amis.
Marcel allait encore protester. Yvonne savança :
Monsieur le capitaine, fit-elle en rougissant, au nom de tous, je tiens à vous souhaiter bonne chance. Tous ceux qui nous écoutent seront heureux de votre succès et moi plus que les autres, parce que
Parce que ? interrogea Dalvan.
Oh ! acheva la jeune fille avec un rire mutin. Je serai la plus satisfaite parce que cest bien simple tu es mon frère de lait !
XXXVIIUN ÉLÉPHANT
Le 3 septembre 1894, vers quatre heures, Marcel et ses compagnons aperçurent le lac Tchad. Dans la chaleur accablante, ils marchaient depuis le matin, Ils avaient fait la sieste au sommet dune éminence boisée, et tout à coup, en reprenant la route, le lac leur était apparu, à travers une éclaircie de la futaie.
Limmense nappe deau sétendait au loin ainsi quune mer. Ses rives vaseuses étaient couvertes de roseaux géants, parmi lesquels se produisaient de brusques ondulations, indiquant le passage des crocodiles qui pullulent dans ces marécages. Mais la terre ferme offrait un riant tableau.
Un village « Nioba » dressait là ses paillottes enfermées dans une palissade de bois. À lentour les champs de sorgho, de mil, de manise alternaient avec les plantations dorangers doux, de pommiers acajou, de goyaviers, dananas. Plus loin des bananiers se mêlaient aux caféiers. Puis venaient des plants de melons daspect étrange avec leur feuillage vert sombre où les fruits dessinaient des sphères dor.
Pour les voyageurs exténués, un pareil pays semblait une « nouvelle terre promise » ; aussi tous, retrouvant des forces, descendirent la hauteur avec rapidité.
Sans doute ils avaient été signalés, car en débouchant dans la plaine, ils virent venir à eux une troupe nombreuse. Cétaient des guerriers, des femmes, des enfants. Chose étrange ; les hommes étaient couverts de cuirasses de toutes provenances. Le léger bonnet dacier des Sarrazins se montrait auprès du heaume de lancien baron féodal ; la salade du hallebardier avait pour voisine un casque moderne de cuirassier.
Pour le reste il en était de même. Cottes de mailles, armures, brassards, jambières hétéroclites.
Mais malgré cet appareil belliqueux, les indigènes ne manifestèrent aucune intention hostile. Ils se bornèrent à entourer la petite troupe de loin et à la suivre jusquau village en chantant :
Kamé té balandri fagaï
Enna Kamé Rab Pharaun
Kamé Mouché ekbé Mohamé
Enta odé liassgatarbé Issa.
Ah ! remarqua Sagger dont lérudition avait décidément son bon côté, cest un chant de bienvenue. Et à sa forme, je crois pouvoir affirmer que nos hôtes sont des Peuhls ou Foulanis.
Des Foulanis, interrompit Claude. Mais alors cest une des peuplades de race blanche signalées par les explorateurs.
Précisément. On croit que ces tribus Peuhls sont danciennes émigrations Égyptiennes dont elles ont le type. Tenez, regardez ces femmes ; grandes, élancées, les membres fuselés et le visage brun mais régulier, noffrent-elles point une ressemblance parfaite avec les personnages des bas-reliefs de lantique Égypte.
Cétait vrai. Rien chez les indigènes ne rappelait le profil bestial du nègre. Dun rouge foncé, les hommes dont la tête nétait pas cachée par un casque, montraient leurs cheveux lisses, non laineux. Leurs barbes soyeuses étaient tressées en fines cordelettes ainsi que celle des sacrificateurs Isiaques.
Chez les femmes, lallure Égyptienne était encore plus frappante, grâce à des bandelettes détoffe tombant de chaque côté des joues, comme les parures symboliques des Sphinx de la vallée du Nil.
Mais enfin, reprit miss Diana, qua donc de si particulier leur chanson ?
Sagger réfléchit un instant :
Ceci, miss. Elle nous apprend quelle est la religion de la tribu, et comme elle contient les noms des quatre prophètes reconnus par les Peuhls, je pense que mon assertion est exacte. En effet ils disent à peu près ceci :
Toi qui marches vers nous, tu es le bienvenu.
Au nom du très grand Pharaon
Des prophètes Moïse et Mahomet
Tu es le bienvenu aussi au nom de Jésus.
Tous se récrièrent :
Quelle salade, dit Claude. Pharaon, Moïse, Mahomet, Jésus.
Les quatre prophètes Peuhls.
On arrivait au village. Les cases propres, bien entretenues, laissaient entre-elles une large rue dans laquelle les européens sengagèrent. À lextrémité une vaste place était ménagée. Une case plus grande que les autres, enceinte dune forte palissade, en occupait le centre.
À ce moment une partie de la palissade sabattit, à la façon dun pont-levis ; au milieu de louverture, droit dans une tunique blanche, le crâne couvert dun bonnet jaune, un indigène de haute taille apparut. Lentement il sapprocha des européens qui sétaient arrêtés à sa vue. Il les examina un instant en silence, puis sadressant à Simplet placé un peu en avant du groupe, dans un idiome bizarre composé de mots anglais, français, ou sabir :
Toi, réponds à Mokba, interprète et poète du chef Sokloto. Es-tu Doutschi, Ingli ou Franchi ?
Et comme le sous-officier exprimait par sa mimique quil ne comprenait pas la question, linterprète Mokba lui présenta une feuille de parchemin sur laquelle étaient figurés en couleur les drapeaux des trois grandes nations qui se partagent lAfrique : Allemagne, Angleterre, France.
Quel étendard est le tien ? fit-il.
Du doigt, Simplet désigna le pavillon tricolore à lombre duquel, petit soldat, il avait servi. Aussitôt le visage du Peuhl sépanouit :
Franchi. Étais-tu donc de ceux que les Doutschi retenaient prisonniers à leur établissement de Bifara ?
Comment sais-tu cela, demanda le jeune homme surpris ?
Comme nous savons tout au pays noir. Les nouvelles se communiquent vite chez nous. Nous savons même que les Doutschi se sont massacrés entre eux.
Cest à la faveur du combat que nous avons pu nous échapper.
Ils sont donc tes ennemis ? et avant que Simplet pût répondre :
Pardonne la question. Le bruit est venu jusquà nous dune guerre entre ta nation et la leur, où tant de guerriers furent engagés, quil semblait que les peuples du monde avaient pris les armes. Oui, il y eut de grandes batailles. Les champs paternels sont fertiles depuis, car ils ont bu le sang généreux des jeunes hommes.
Mokba parlait pour lui seul, oubliant la présence des Européens. Il sinterrompit soudain.
Fou que je suis. Jimprovise le chant de mort des générations disparues, et jomets de te transmettre les paroles du chef Sokloto. Doutschi, je taurais ordonné de quitter notre territoire. Ingli, je taurais permis de camper hors du village. Franchi, je tinvite à me suivre avec tes compagnons dans la case de mon maître. Il tattend.
Cinq minutes plus tard, les voyageurs pénétraient dans la case construite en pisé et recouverte dun toit de chaume. Le chef Sokloto, beau vieillard drapé majestueusement dans un manteau blanc rayé de bleu, les chevilles serrées par le touba pantalon flottant les reçut le sourire sur les lèvres. Il les fit asseoir sur les nattes qui composaient tout lameublement. Mais si les sièges faisaient défaut, le chef y suppléa à force damabilité.
À son appel des femmes parurent. Les unes apportèrent dans des vases de terre au col allongé, le dolo de bienvenue, boisson fermentée fabriquée avec le miel. Dautres déposèrent devant les voyageurs des calebasses remplies de lac-lalo, sorte de conserves, ou de mafé, ragoût composé de viande, de riz et dhuile darachides.
Tout en mangeant avec un appétit réjouissant, Sokloto interrogeait par lintermédiaire de Mokba. Sa curiosité nétait jamais satisfaite. Il voulait savoir doù venaient les européens ; où ils allaient ; comment Sourimari, jeune fille dune race inconnue de lui, se trouvait en leur compagnie.
Et sans se lasser Simplet, devenu lorateur de la caravane, répondait. Sa complaisance du reste devait être récompensée. Comme il expliquait que ses amis et lui voulaient rejoindre Antonin Ribor, Sokloto poussa une exclamation gutturale.
Quest-ce ? fit le sous-officier.
Le chef, répliqua Mokba, dit avoir vu celui que tu cherches.
Vu ! sécria Yvonne. Mon frère ! où est-il ?
Vers le Nord, déclara linterprète. Il a passé ici, il y a cinq jours. Avec lui marchaient des Maures trarzas et un homme de sa nation qui les commandait.
Canetègne, gémit Mlle Ribor !
Cest là en effet le nom que lui donnait son ami.
Son ami ?
Ne lest-il pas ? Ils semblaient au mieux ensemble. Ici ils ont loué des pirogues et des rameurs pour traverser le lac Tchad. Leur intention était demprunter ensuite la route des caravanes qui font le commerce entre le pays de Bornou et celui de Tripoli.
Tous écoutaient, le cur serré. Lémissaire, envoyé par Canetègne à la mission de Bifara, avait dit la vérité. LAvignonnais ramenait en Europe Antonin Ribor, privé de la preuve sur laquelle Yvonne comptait pour confondre son accusateur. La jeune fille devrait consentir à être madame Canetègne, à moins de sexiler à jamais de ce pays de France où elle avait rêvé dêtre heureuse.
Sokloto se taisait, étonné de lexpression désolée répandue sur le visage de ses hôtes. Dans le silence, Simplet murmura :
Cest bien simple
Oh ! la bonne parole ! Ce tic qui jadis agaçait Yvonne, rappela les couleurs à ses joues :
Parle, pria-t-elle. Parle, Marcel, car toi seul es capable de me sauver.
Le sous-officier lui adressa un doux regard :
Je songeais, petite sur, que laffirmation dAntonin, venant sajouter à la tienne, embarrasserait certainement M. Canetègne devant les juges de Lyon. Que dès lors, notre ennemi ne sera pas assez sot pour conduire ton frère en France.
Alors tu crois ?
Je crois que pour déjouer les projets de ce coquin, il faut le rejoindre. Il a traversé le lac, traversons-le. Notre hôte est bien disposé ; proposons-lui de nous louer les pirogues nécessaires.
La motion fut adoptée. Mais Sokloto, à qui Mokba avait transmis la demande des européens, avoua que ses pirogues, au nombre de cinq, avaient été à peine suffisantes pour M. Canetègne et sa suite. Les embarcations, conclut-il, rentreraient sans doute le lendemain. Dès le jour suivant elles seraient à la disposition des voyageurs.
Le chef Peuhl était décidément un brave homme. Voyant le désappointement de ses hôtes, il voulut les consoler de leur inaction forcée. Des hérauts parcoururent le village, enjoignant aux guerriers de se préparer à une chasse à léléphant, dont Sokloto donnerait le spectacle à nos voyageurs. Les traces dun animal de grande taille avaient été relevées aux environs. Et comme le sport annoncé ne les déridait pas assez au gré du Foulani :
La nature seule apaise les soucis des hommes, modula le poète Mokba. Étrangers, descendons au bord du lac et puisez le calme dans la vue de la terre qui sendort.
Tous obéirent à cette invitation. Linterprète avait dit vrai. Ils oublièrent leurs angoisses devant ladmirable décor qui se déroula devant leurs yeux.
Sur les rives du lac empourpré par le soleil couchant, de longs troupeaux de bufs venaient boire, sous la garde de pâtres qui poussaient des cris et lançaient des pierres dans les roseaux pour éloigner les caïmans. Dans les arbres proches du bord de leau, des myriades doiseaux, de perroquets faisaient entendre leur babil assourdissant, des singes sifflaient tout en exécutant les plus grotesques cabrioles. À la surface du lac, des bandes de pélicans tournoyaient lourdement, préludant ainsi à la pêche nocturne. Et au loin, dans la forêt obscure qui marquait la limite des cultures, des rauquements assourdis annonçaient, quaprès le repos de la journée, les fauves étiraient leurs membres nerveux, prêts à se mettre en quête dune proie impérieusement réclamée par leur estomac affamé.
Puis le soleil senfonça sous lhorizon. Le paysage se noya dune teinte grise dans laquelle sagitaient encore de vagues silhouettes. Enfin la nuit se fit complète, impénétrable, dans un formidable concert de rugissements. Les carnassiers saluaient la victoire de lobscurité, complice bienveillante de leurs sanglantes agapes.
On regagna le village, et malgré leur préoccupation, les compagnons dYvonne, comme elle-même, sendormirent dun profond sommeil dans les cases que le chef Peuhl leur avait attribuées.
Des hennissements de chevaux, des appels du fando, sorte de trompe faite dune corne de buf, annoncèrent laurore. Aussitôt chacun fut debout.
Dans la cour, les chasseurs étaient déjà rassemblés, les uns à pied, les autres montés sur de petits chevaux dont la taille égalait à peine ceux de nos « doubles-poneys ». Sokloto souhaita le bonjour aux européens, auxquels un certain nombre de montures avaient été réservées. Ceux-ci se mirent en selle.
Alors Mokba fit un signe. Les conversations cessèrent, hommes et bêtes devinrent immobiles. Le poète sourit et dune voix sonore fit entendre les strophes que voici :
« LÉléphant est fort et puissant Son large pied fait trembler la terre Qui craint de sentrouvrir sous son poids À son choc, larbre se brise.
« LÉléphant est fort et puissant Sa trompe est un bras vigoureux Que lui donnèrent les noirs génies Les génies noirs de la fatalité.
« LÉléphant est fort et puissant Plus que le granit sont dures ses défenses Et quand il charge un ennemi Il semble porté sur laile du cyclone.
« LÉléphant est fort et puissant Mais vaillant est le guerrier Peuhl Qui dune main sûre, dun cur altier Jette à terre le colosse expirant. »
Des cris frénétiques accueillirent limprovisation du poète. Les chasseurs brandissaient leurs armes, clamant à tue-tête :
Framana ! Framana !
Onomatopée qui correspond au hurrah ! anglais.
Aussitôt les rangs se disloquèrent, les fantassins sélancèrent au dehors, et se déployant en tirailleurs, marchèrent vers la forêt. Seuls les cavaliers, des chefs pour la plupart, restèrent auprès de Sokloto. Ce dernier frappa dans ses mains. Des femmes accoururent chargées de corbeilles emplies de galettes de manioc. À chacun des assistants elles remirent deux de ces « bagooé. »
Tiens ! on emporte des provisions, questionna Marcel en enfouissant les galettes dans sa poche?
Ce fut Sagger qui répondit :
Le bagooé, croient les peuplades du Soudan, a la propriété de dissiper les influences hostiles. Quand on en est muni, la chasse est toujours bonne.
Cest une sorte damulette en ce cas ?
Précisément !
À ce moment, les cavaliers indigènes se mettaient en mouvement. Dun temps de galop, ils dépassèrent les piétons et disparurent bientôt sous les arbres de la forêt. Sokloto et Mokba demeuraient seuls avec les européens.
Nous ne chassons donc pas, maugréa Bérard ?
Si, fit encore sir William, seulement, tous les rabatteurs partis en avant vont évoluer dans la forêt, de façon à pousser le gibier vers le point où nous lattendrons. Ayant moins de chemin à faire que les autres, rien ne nous presse.
Comment savez-vous tout cela ?
Jai lu lexploration du Soudan par le docteur Barth. Je me souviens, voilà tout.
Comme sil avait compris limpatience de ses hôtes, Sokloto donna le signal du départ. La petite troupe sortit du village, gagna la rive du lac et se trouva bientôt dans une plaine basse, humide, couverte de hautes herbes et de buissons épineux. Le sol se releva bientôt, et la caravane sengagea dans un ravin enserré entre deux pentes boisées.
Cest le chemin de léléphant, expliqua Mokba. Durant la saison des pluies une rivière le rend impraticable. Mais à cette époque de lannée, il offre à lanimal poursuivi une route facile, sans obstacles. Aussi est-on sûr dy voir déboucher le gibier.
La vallée sélargissait en un cirque à lautre extrémité duquel apparaissait louverture dun sentier encaissé.
Ici, reprit linterprète, existe un lac lorsque la rivière roule ses eaux vers le lac Tchad. Pour linstant cest une prairie nue. La bête traquée, blessée généralement, y épuise ses forces en charges furieuses. Les crêtes du pourtour sont occupées par nos guerriers qui, à labri du danger, lachèvent aisément.
Il parlait dune voix calme. À lentendre, on eut dit quil sagissait de forcer, non pas un des animaux les plus redoutables de la création, mais un simple et inoffensif lapin de garenne.
La prairie était presque traversée. Les chasseurs allaient sengager dans le sentier creux, dont les talus en pente assez douce leur permettraient de gagner les crêtes du cirque, quand un incident sans importance en lui-même les contraignit à sarrêter.
La selle de miss Diana, mal sanglée sans doute, tournait menaçant de faire glisser lAméricaine. William Sagger se précipita pour réparer le mal. Malheureusement pendant cette opération, le géographe aperçut un dôme de terre de deux mètres de haut qui se trouvait à peu de distance.
Un nid de termites, fit-il.
Ne sont-ce pas les fourmis blanches dAfrique, demanda Diana ?
Si, précisément. Ce nid placé dans le lit dune rivière a du être abandonné par ses habitants ; cest une occasion de lexaminer et si vous le permettez ?
Certainement !
Sokloto consulté déclara que ses hôtes étaient les maîtres. Linspection de la fourmilière réduirait toujours la durée de laffût. Car la battue commençant à peine, il était probable que léléphant ne paraîtrait pas avant plusieurs heures.
En un instant tout le monde mit pied à terre. Les chevaux furent remis à la garde des serviteurs et chacun courut à lédifice construit par la gent formique.
Cétait un cône presque régulier, dont la base mesurait environ six mètres de circonférence. Les parois, battues et tassées par les industrieux insectes, avaient la consistance du ciment. De place en place se voyaient des ouvertures circulaires, entrées des galeries souterraines toutes défendues par des sortes de chevaux de frise, formés des brindilles de bois, dépines, dherbes entrelacées.
William fit remarquer cette particularité à ses compagnons.
Singulières bestioles, déclara-t-il, qui ont une organisation guerrière et qui, bien avant nos ingénieurs, avaient atteint la perfection dans lart de la fortification. Si à laide de mon couteau, je pratique une coupe dune galerie, vous constaterez que des barricades sont ébauchées en prévision dune invasion possible. Bien plus, la galerie elle-même affecte la forme sinueuse dune tranchée-abri.
Des hennissements épouvantés arrêtèrent net lorateur. Les chevaux, tenus en main, se cabraient cherchant à senfuir. Un danger devait menacer les voyageurs. Vite ! il fallait se remettre en selle. Mais avant que ce projet fût mis à exécution, les quadrupèdes échappant à leurs gardiens, trop faibles pour résister, senfuirent au triple galop à travers la plaine, suivis par Sokloto et Mokba qui hurlaient avec épouvante :
Moussia fardo ! Un éléphant solitaire !
Les européens pâlirent. Un effroyable péril se dressait devant eux. Poursuivi, léléphant est toujours un adversaire terrible. Mais le solitaire, cest-à-dire lanimal qui, pour une raison quelconque, ne vit pas en troupe avec ses congénères, est certainement la rencontre la plus effroyable que puisse redouter le chasseur.
Et devant cet ennemi furieux, rapide comme la foudre, Marcel et ses amis se trouvaient seuls, livrés à eux-mêmes, privés de leurs montures dont le galop leur aurait donné chance de gagner le ravin, descalader les pentes raides impraticables pour le pachyderme.
Soudain, du sentier creux, en avant duquel la caravane avait fait halte, surgit une masse énorme, baritant lugubrement de colère et de douleur.
Léléphant accourait la tête baissée. Une flèche fichée dans lune de ses jambes de devant expliquait sa fureur. Il était à cinquante pas des européens. Il les aperçut et sarrêta net, soufflant avec la vigueur dun ventilateur de forge. Ses petits yeux brillaient de rage. Ses pieds impatients déchiraient le sol.
Pris de panique, tous senfuirent, cherchant à atteindre la rampe dont la plaine était bordée. Si le monstrueux quadrupède hésite quelques secondes à poursuivre les fugitifs, ceux-ci sont sauvés.
Espoir vain ! Le colosse lance dans lair un cri strident ainsi quun appel de trompette et fonce droit sur les européens.
Ceux-ci sont éparpillés dans la plaine. Devant Diana, Claude Bérard, le capitaine Maulde, les matelots forment un rempart de leurs corps à lAméricaine. Dalvan couvre la retraite dYvonne. Sagger court, précédé par Sourimari. Cest sur le géographe que se tourne la rage de léléphant.
Une course éperdue, désespérée commence. Lissue nen peut être douteuse. Le pachyderme gagne rapidement du terrain. Encore quelques bonds et il rejoindra lhomme, il le piétinera furieusement, faisant de laimable intendant une loque sanglante et sans forme.
La maorie voit le péril. Ses grands yeux noirs ont un regard désolé pour le ciel, les arbres, la terre, et elle sarrête, les bras croisés, soffrant en holocauste à la furie du colosse, afin de sauver celui qui jadis lui conserva la vie. William sent comme un déchirement à la pensée quelle va mourir. Lui aussi sarrête. Il veut entraîner la jeune fille. Trop tard hélas !
Ce temps darrêt, la bête farouche la mis à profit. Elle est tout près. Le drame va saccomplir.
Adieu ! murmurent en même temps lAméricain et la fille des Maoris en se tenant la main.
Adieu ! Vous êtes fous, fait une voix tranquille à côté deux !
Ils regardent. Marcel est là ; Marcel quune réflexion a arrêté dans sa fuite.
Amadouer un éléphant
Cest simple comme bonjour. Jai vu cela au Jardin des Plantes.
Tranquillement il savance vers le pachyderme. Surpris, celui-ci sarc-boute sur ses jambes. En son crâne épais, il doit se demander ce que signifie laction de ce frêle ennemi, quil briserait dun coup de trompe. Simplet sapproche toujours. Il tient à la main lune des galettes de manioc quon lui a données au départ. Il la tend à lanimal.
Et alors, les fugitifs terrifiés qui ne songent plus à se sauver assistent à une scène curieuse. Léléphant a allongé sa trompe vers la galette, il la flaire, il la saisit, la fait disparaître dans sa large bouche. Tandis quil la déguste avec une satisfaction évidente, Dalvan se rapproche encore. Il est presque entre les jambes du géant africain. Il lui offre le second bagooé, réclame ceux que portent Sagger et Sourimari, et tandis que le solitaire absorbe en fin gourmet les friandises du panetier improvisé, Simplet sassure que sa blessure est légère. La flèche a traversé la peau, formant séton. Il arrache larme de la plaie. La bête frissonne ; sa trompe se dresse menaçante, mais le sous-officier la flatte de la main. Il appelle ses compagnons. Un des matelots porte une gourde pleine deau. Grâce au précieux liquide, la blessure est lavée.
Maintenant le pachyderme semble comprendre. Il le témoigne par des gémissements très doux. On dirait quil remercie. Puis il suit Marcel, qui reprend le chemin du village avec ses amis, sans prêter la moindre attention aux rabatteurs foulanis, groupés sur les crêtes dans une attitude de stupéfaction.
XXXVIIISTRUGGLE FOR LIFE
Tandis que ses victimes partaient en chasse, M. Canetègne quittait Nwigmi, bourgade située à lextrême nord du lac Tchad. Juché sur un méhari, chameau de course, il écoutait dune oreille distraite Antonin Ribor, dont la monture réglait son pas sur celui de la sienne. En arrière une vingtaine de Maures Trarzas, escorte de lAvignonnais, maintenaient leurs méharis à distance respectueuse de ce dernier.
Ah ! disait le frère dYvonne sans doute dans une minute dexpansion, mon cher M. Canetègne, comment vous remercierai-je jamais, vous qui navez pas craint de me venir chercher jusquau centre du continent noir. Je suis pénétré de honte en songeant que je vous jugeais si mal autrefois.
Té, bougonna le commissionnaire. Vous me preniez pour un ogre, pas vrai ?
Je men excuse. Les débuts de nos relations avaient été pénibles. Plus expérimenté, je naurais accusé que moi, que mon ignorance des affaires.
À la bonne heure. Voilà qui est parler sagement.
Ah dame ! Deux années de Sahara vous forment un homme. Si vous saviez ! Quand je suis arrivé au Sénégal, à Saint-Louis, je pensais que jallais conquérir le monde. La montée du fleuve fut un enchantement. Je peinai bien un peu dans le trajet pédestre de Bammako, poste du Sénégal, à Ségou sur le Niger. Mais cétait trop peu pour me décourager. Je comptais suivre le Niger, passer à Timbouctou et non Tombouctou, comme vous dites en France gagner le golfe de Guinée, pousser une pointe au Dahomey, puis sur la côte dIvoire. Ah ! les jolis projets ! En amont de Timbouctou, je fus enlevé par les Touareg, qui, durant deux années, me gardèrent prisonnier. Tout en apprenant leur langue, comme le célèbre caporal Marthe des tirailleurs Sénégalais, qui fut soumis aux mêmes épreuves, jarrivai à une conception plus exacte des choses. Votre dévouement me prouve quainsi je me rapprochais de la sagesse.
Si endurci quil fut, Canetègne était gêné par la gratitude imméritée de son compagnon. Dun mouvement involontaire, il tira sur le licol de son méhari. Celui-ci sarrêta net, ce qui pensa faire perdre léquilibre au triste personnage. Lincident changea le cours des idées dAntonin. Maintenant il parlait des hardis pionniers qui avaient parcouru la portion du continent noir que lui-même connaissait.
Que de courage dépensé, faisait-il. Compagnon et Rubault explorent la Falémé. Mollien atteint les sources du Niger ; de Beaufort meurt à Bakel des fatigues endurées en reconnaissant la Gambie et le haut Sénégal. René Caillé atteint Timbouctou et meurt désespéré par les dénégations intéressées de rivaux envieux. Puis Anne Raffenel, séchappant par miracle de Foutobi dans le Kaarta, après une longue captivité, de Mage, Alioun-Sal, Paul Soleillet, Aimé Ollivier, Jacquemart, Piétri, Galliéni et tant dautres.
Sans sinquiéter du mutisme du commissionnaire, Antonin continuait, sémouvant à la pensée de ces éclaireurs de la civilisation. Son visage, qui offrait une ressemblance frappante avec celui dYvonne, sanimait, resplendissant de courage, de généreuses idées.
Il y a détranges coïncidences, déclara-t-il tout à coup. Vous savez que le commandant Monteil, parti de Saint-Louis, arriva au lac Tchad par Bakel, Bammako, Ségou, Sikkato, Moni, Sokoto et Kouka, pour remonter ensuite au Nord par Nwigmi, Agadem, Kaouar, Yat, Gatroun, Kotna, Tripoli. Eh bien, au départ, jai suivi son itinéraire jusquà Ségou, et notre rencontre me ramène vers lEurope par la voie quil a parcourue au retour.
Mais à parler seul, on se fatigue vite. Bientôt le jeune homme se tut et chevaucha silencieusement auprès de son co-associé.
Le soir on campa près dun ruisseau clair, lAoule. Canetègne prétexta la fatigue pour se retirer sous sa tente. Il y fut rejoint presque aussitôt par Ali, le maure quil avait envoyé en ambassadeur à la mission de Bifara.
Salut cheik, dit le Maure.
Salut Ali, que veux-tu ?
Te dire que jai accompli tes ordres.
Ah ! explique-toi.
Ce matin, je me suis rendu chez le chef de Nwigmi. Je lui ai enseigné dans quelle direction nous marchions, afin quil en instruise ceux que nous avons laissés à Bifara.
Cest bien, agis de même partout où nous nous arrêterons.
Ali tobéira, cheik.
Sur ces mots, le Trarza se retira. Canetègne resta seul. Mais au lieu de sendormir, comme il en avait manifesté lintention, il demeura assis, le visage enfoui dans ses mains. À quoi songeait lAvignonnais ? Certes ses pensées devaient être moroses à en juger par son attitude. Soudain il releva la tête.
Pécaïre ! grommela-t-il. Pas moyen den sortir autrement !
Et avec une rage concentrée :
Jai tout fait pour éviter ce parti extrême, mais les circonstances sont contre moi. Je parviens au Congo. Je recrute vingt bandits, chasseurs desclaves, avec lintention denlever de vive force cette petite sotte. Mes Arabes prennent peur en voyant le capitaine Maulde et ses matelots. Cest étonnant comme ces drôles respectent la marine. Tout ce que je puis obtenir, cest quils tirent de loin. De la poudre aux moineaux, cela ! Du bruit et pas de mal. À Bifara, je pense être plus heureux. Mes adversaires sont prisonniers. Désireux darrêter en même temps cet imbécile dexplorateur, le capitaine Fernet, lexcellent M. Wercher les garde. Que faire ? Un coup daudace. Jenvoie Ali réclamer ma femme. Sil la ramène, je suis sauvé. Mais cette canaille de Marcel Dalvan menace, le pasteur tremble. Mon émissaire revient seul.
Le visage grimaçant de colère, le négociant lança un coup de poing dans le vide :
Patatras ! Antonin, dont javais eu la malencontreuse idée dinvoquer le nom, me tombe sur les bras. Sil continue sa marche vers le Sud, il rencontrera sa sur. Les Africains sont si bavards et les promeneurs européens si rares dans ces parages. Il faut que je larrête.
Le scélérat eut un ricanement :
Heureusement il est bête à manger de lalfa, comme disent les Maures. Je lui raconte que jai entrepris le voyage pour le retrouver. Il me croit, le crétin ! Nous traversons le lac Tchad, nous allons entrer dans le désert. Je dois en sortir seul. Mes Arabes lui procureront le sommeil éternel. Sa bouche ne souvrira plus pour maccuser.
Canetègne fit une pause :
Un assassinat, bégaya-t-il en frissonnant. Un assassinat. Je ne croyais pas être contraint den arriver là !
Il regarda autour de lui dun air apeuré. De fait, lidée du crime le terrifiait. Sans trop dhésitation il avait autrefois confié au Ramousi Nazir le soin de poignarder Simplet. Mais alors il sagissait seulement de blesser le sous-officier, de le retarder, tandis quaujourdhui cétait à mort quil fallait frapper.
À mort ! Ces deux mots résonnaient sous son crâne avec une vibration dépouvante. Tuer paraissait effroyable à lhomme daffaires, expert en fourberies, habitué aux mouvements tournants qui échappent aux articles du Code. Canaille légale, malandrin embusqué dans la marge du droit commun, falsificateur habile des poids de la balance de Thémis, lAvignonnais manquait de vigueur pour le crime brutal. Conduire son semblable à la ruine, lécraser sous un faux serment, le condamner au désespoir, à la misère ; rien de mieux. Tout cela, cest « les affaires ». Mais verser le sang ; oh pouah !
Et cependant, la situation lacculait à cette dure nécessité. Il ne pouvait plus reculer. Ayant trompé Antonin, lui ayant laissé croire que sa sur attendait son retour à Lyon, il lui était interdit de ramener le jeune homme en pays civilisé. Fatigué par ces réflexions fâcheuses, M. Canetègne finit par sendormir.
Au matin, il se leva dispos. Il avait trouvé une raison sensée pour retarder le trépas du jeune explorateur.
Quest-ce que je demande, sétait-il dit ? Simplement de jouir en paix du fruit de mon travail. Eh bien, dans la traversée du désert, il peut se produire un incident qui supprime ce garçon, ou bien mon épouse, sans que jy sois pour rien. Il sera toujours temps daider le destin au dernier moment.
La route fut reprise. Le pays devenait déjà moins fertile. Lapproche du Sahara se faisait sentir.
Le 11 septembre, la caravane atteignit Belgadjijari, ksour de deux ou trois cents habitants qui marque la frontière septentrionale du Bornou.
Le 20, elle eut connaissance dAgadem, où elle apprit la prise de Tombouctou par les troupes françaises du Soudan.
Le 28, elle arrivait à Bilma.
Canetègne sassombrissait. Que le désert fut composé de dunes, et que le pied des méharis foulât le lit pierreux dune rivière desséchée, ou que des palmiers se montrassent autour dun puits, le négociant restait morose.
Les Touaregs du désert, sur lesquels il comptait pour sépargner un crime, ne paraissaient pas. Sans doute les Hoggars, les Ben-Aïr, les Adzjer, avaient envoyé leurs guerriers à Timbouctou la Sainte, pour combattre les Français.
Cependant Ali, dans chaque ksour village se présentait chez le mokhadem, secrétaire du cheik, et lui fournissait des renseignements suffisants pour que Marcel et ses amis, sils poursuivaient lAvignonnais, ne courussent pas le risque de ségarer.
Dans les premiers jours de novembre, la caravane bivouaqua au ksour de Yala.
Là, les voyageurs apprirent quil était impossible de poursuivre leur route vers Tripoli. Des vols de sauterelles sétaient abattus sur les oasis. Ils ny trouveraient plus ni aliments, ni fourrages pour leurs montures. Il leur fallait obliquer à lOuest et rejoindre les territoires de parcours des tribus Chambaa, naguère visités par le colonel Flatters.
Franchissant des dunes couvertes de drinn graminée haute de deux mètres, que les chameaux broutent avec plaisir et qui croît sur toute la surface sablonneuse du désert contournant les sebkas, rares étangs situés à de grandes distances les uns des autres ; tantôt grillés par le soleil du midi, tantôt transis sous les gelées blanches de la nuit, les voyageurs sarrêtèrent à la fin de décembre, auprès du puits de Bir-el-Gharama. Lieu sinistre que cache un effrayant chaos de roches entassées ! Cest là que, le 16 février 1880, le colonel Flatters et ses compagnons, partis pour reconnaître le tracé du chemin de fer Transsaharien, furent massacrés par les Touareg Hoggar.
Les tentes dressées, les Arabes préparèrent le repas. Assis à lécart sur un bloc de pierre, Canetègne promenait autour de lui un regard inquiet. Dans cette gorge sauvage, parmi les rochers calcinés par le soleil, ses yeux ne trouvaient à se reposer que sur quelques chétifs gommiers accrochés aux flancs de granit de la montagne.
Lidée de mort le hantait. Il savait Ali le lui avait conté le trépas affreux du colonel Flatters, et il considérait avec une sorte deffroi Antonin Ribor voluptueusement étendu auprès du puits. La vue de celui quil avait condamné avivait le souvenir de lofficier mort. Dans lair semblait planer une vague terreur.
Cheik, fit une voix assourdie.
Il tressauta. Ali se tenait debout devant lui :
Quest-ce encore ? demanda-t-il dun ton de mauvaise humeur.
LArabe ne sen émut pas. Dune voix tranquille il reprit :
Par le nom sacré dAbdallah, tu as promis cinq cents francs à chacun de nous, le jour où le roumi qui repose là-bas aura exhalé son âme.
Il désignait Antonin. Le négociant frissonna :
Certainement, je lai promis. Pourquoi me rappelles-tu cela ?
Parce que le moment de gagner la somme est venu.
Déjà !
LAvignonnais sétait levé, les mâchoires tremblottantes.
Nous sommes encore loin des territoires soumis à la France.
Assez loin aujourdhui. Tu as raison. Mais demain nous serons trop près.
Je ne comprends pas.
Je le vois. Nous allons entrer dans des pays non soumis directement aux Francs, mais dont les populations vont commercer à Ouargla, dont lagha est dévoué aux gens dEurope.
Ouargla ! Ah ça ! tu me trompais ce matin, alors que tu maffirmais que mille trois cents kilomètres nous séparent encore de ce ksour.
Non, cest exact. Mais cette distance représente douze ou quinze jours de voyage au plus pour le Targui monté sur son méhari de course.
Le Targui ? Quappelles-tu ainsi ?
LArabe eut un sourire.
Tu ne connais pas la langue berbère. Targui est le singulier de Touareg. Un Targui, des Touareg. Mais il ne sagit pas de cela. Ici il faut agir. Dans quelques jours, il sera trop tard. La tombe où dormira le roumi sera découverte par les nomades. Ils porteront la nouvelle à Ouargla, dans lespérance de recevoir un présent. Nous serons inquiétés.
Canetègne haussa les épaules :
Allons donc ! Dans le désert, aucune preuve contre nous.
Tu te trompes encore. Le désert parle à qui sait linterroger. Les champs de drinn conservent la trace de notre passage. Nos empreintes sont moulées dans le sol humide des Sebkas. Le lit de basalte des rivières desséchées a été égratigné par le sabot de nos méharis. Le jour lagha dOuargla questionnera, la dune, le rocher, le puits ombragé de palmiers témoigneront contre nous.
La tête basse, sentant peser sur lui linéluctable fatalité du crime, lAvignonnais garda le silence.
Eh bien ? poursuivit le Maure. Que décides-tu ?
Canetègne releva le front. Un instant son regard se riva sur celui de son interlocuteur. Puis dune voix sourde il murmura :
Fais ainsi que tu le juges utile.
Lentement le Trarza tourna sur ses talons et dune allure paisible se dirigea vers lendroit où Antonin reposait. Étendu sur le sol à dix pas du puits de Bir-el-Gharama, le jeune homme lassé par la rude étape de la journée, se laissait aller aux douceurs de la station horizontale. Les paupières closes, les membres alanguis par un engourdissement délicieux, il rêvait à lheure prochaine où il rejoindrait Yvonne, sa seule affection au monde. La main dAli, en sappuyant sur son épaule, le rappela brusquement au sentiment de la réalité.
Te plairait-il dabattre une gazelle ? demanda cauteleusement le. Maure.
Ribor fut aussitôt sur ses pieds.
Une gazelle ! je crois bien. Tu as relevé des traces ?
Oui. Un troupeau est sur le versant de la montagne. Jai entendu les appels des mères.
Allons. Si nous faisons bonne chasse, notre ordinaire y gagnera quelque variété.
Un instant après, le jeune homme, son fusil en bandoulière, sapprochait de Canetègne.
Vous nêtes pas des nôtres, mon cher Canetègne ?
Lhomme daffaires le considéra dun air égaré.
Des vôtres ? Je ne saisis pas.
Oh ! sécria Ribor en riant. Quelle figure vous faites ! Je suis sûr que vous songiez à quelque combinaison commerciale.
En effet
Le commerce, cest ma marotte. Et quand on a une marotte
Il bredouillait, mordu au cur par une émotion lâche devant ce loyal garçon quil envoyait à la mort. Mais Antonin était sans défiance :
Je vous laisse à vos combinaisons. Puisque nos affaires vous préoccupent à ce point, nous tâcherons à vous gâter. Une petite gazelle pour votre dîner, voilà qui vous ouvrira les idées.
Et se retournant :
Ali est prêt à ce que je vois, je vous quitte.
Le Trarza savançait en effet avec quatre Arabes de lescorte.
Au revoir, mon cher Canetègne, acheva Ribor en tendant la main au négociant.
Celui-ci y mit la sienne. Il tremblait.
Souhaitez-moi au moins : bonne chance. Vous êtes vraiment trop absorbé.
Dominant son trouble, Canetègne parvint à articuler :
Bonne chance !
Comme pétrifié il regarda son ex-associé séloigner avec les Maures.
Tous sengagèrent dans un sentier escarpé serpentant sur la pente de la montagne. Ils sélevaient lentement, décrivant des zigzags allongés. Ali marchait le premier, se dirigeant avec adresse parmi les blocs rocheux qui barraient la route à chaque instant. Lascension continuait. À mesure que les chasseurs montaient, ils semblaient rapetisser ; on eut dit maintenant des enfants. Soudain lAvignonnais ressentit une commotion. Ali, dont il suivait tous les mouvements, venait de sarrêter. LArabe se baissa, parut débarrasser sa chaussure dun objet gênant : caillou, épine, ronce. Antonin le dépassa. Alors, avec une épouvante folle, Canetègne vit le Trarza se relever, épauler son arme. Il poussa un cri rauque auquel répondit une détonation affaiblie.
Ribor, frappé par derrière, étendit les bras, tomba sur un roc placé en parapet au bord du sentier, bascula sur lobstacle et roula, masse inerte, le long de la pente.
Les Arabes se mirent en devoir de descendre, mais tout à coup ils demeurèrent immobiles. Puis une discussion sengagea sans doute entre eux. De leurs bras étendus, ils montraient le sud. Dans le campement, les Trarzas manifestèrent aussitôt une vive inquiétude, et sur un signe de lassassin de lexplorateur, ils abattirent les tentes, sellèrent les chameaux, comme si une cause impérieuse les forçait à lever le camp.
Ces préparatifs arrachèrent le commissionnaire à sa torpeur. Il interpella le premier Maure qui se trouva à sa portée :
Ah ça, que faites vous ?
Lindigène répliqua par ce seul mot :
Touareg !
Et il continua son paquetage. Mais Canetègne avait compris. De leur poste élevé, Ali et ses compagnons dominaient la plaine. Ils avaient aperçu un parti de Touareg. La caravane devait fuir pour nêtre pas rançonnée, voire massacrée par les farouches écumeurs du désert.
Comme par enchantement, ses appréhensions vagues disparurent devant le danger réel, imminent. Tout à lheure il frissonnait à la pensée que lombre dAntonin, nouveau spectre de Banco, viendrait, dans les nuits noires, sasseoir à son chevet et peupler son insomnie de cauchemars funèbres. À présent, sa victime était oubliée. Seul linstinct de la conservation criait en lui.
Sauve qui peut ! Les Touareg sont là !
Pour la première fois depuis le commencement du voyage, il se hissa sans aide sur son méhari. Ali et ses complices accouraient haletants. En quelques secondes chacun fut en selle, et les chameaux, stimulés par leurs conducteurs éperdus, contournèrent de toute la vitesse de leurs jambes le mont sanglant de Bir-el-Gharama, pour gagner les passes difficiles du massif dIkerremoïn. Une heure après, cinquante méharistes Hoggar faisaient halte autour du puits abandonné.
Ils avaient des faces hâves. Leurs montures étaient surmenées. Beaucoup de guerriers avaient perdu leurs armes. Tout décelait la défaite, la fuite précipitée. En effet, ces hommes étaient les débris dune troupe de quatre cents Hoggar. Ils arrivaient de Timbouctou. Après avoir coopéré à lanéantissement de la colonne Bonnier, ils avaient été surpris à leur tour et écrasés. À cette heure, ils rentraient dans leurs ksours, tremblants dêtre razziés par les Français, cherchant comment ils pourraient apaiser les vainqueurs et éviter de terribles représailles.
Cependant Marcel et ses compagnons avaient quitté Sokloto qui, après la capture de léléphant, sétait pris pour le sous-officier dune vénération énorme. Il le considérait comme un grand sorcier. La traversée du lac Tchad sétait effectuée, non sans difficulté ; car le pachyderme, baptisé par les voyageurs du nom de « Galette », en souvenir de laventure qui lavait mis en leur présence refusait obstinément de se séparer de Dalvan. Bon gré, mal gré, on avait dû longer le rivage ouest, afin que laffectueux animal put suivre sur la terre ferme.
À Nwigmi, on avait retrouvé les traces de Canetègne. En vain, les indigènes avaient fait observer que léléphant ne réussirait pas à traverser le désert. Galette sétait obstiné, avait démoli la case où il était enfermé, et avait rejoint la petite troupe à dix kilomètres de la ville. Le moyen de résister à une amitié aussi vive. On décida que la bonne bête ferait partie de lexpédition, mais afin quelle souffrit le moins possible de laridité du Sahara, on la chargea dune centaine de kilogrammes de betna plante fourragère qui porte des régimes analogues à ceux du maïs dont les graines contiennent, sous un petit volume, une grande quantité de substance nutritive.
On marchait vite, afin de rattraper la troupe Canetègne. À Yat, les Voyageurs apprirent que le commissionnaire navait plus que trois journées davance. Stimulés par cette bonne nouvelle, ils forcèrent les étapes et furent en vue du Bir-el-Gharama, quarante-huit heures seulement après le départ de lAvignonnais.
À leur approche, une bande de Touareg senfuit précipitamment. Les pillards étaient terrorisés, non par la troupe européenne elle-même, mais par lapparition de Galette. Jamais, de mémoire dhomme, un éléphant ne sétait montré dans ces solitudes.
Pourtant la pauvre bête nétait rien moins que menaçante. Habituée aux plaines verdoyantes, largement arrosées du Soudan, elle se traînait péniblement sur le sol calciné du désert, cherchant sans cesse des pointes deau trop rares pour ses besoins. Galette nétait plus que lombre du « solitaire vigoureux » conquis par Simplet. Sous la caresse brutale du soleil, sa peau se fendillait, se creusait en plis, chaque jour plus marqués, sur ses muscles amollis.
Auprès du puits de Bir-el-Gharama, il sétendit à terre, sans vouloir paître le drinn qui croissait aux environs. Un accès de fièvre le faisait grelotter. Encore quils fussent pressés de reprendre leur route, les amis dYvonne durent perdre une journée entière dans la montagne.
Une inquiétude sourde régnait dans la caravane. Quelle trame nouvelle avait donc ourdie Canetègne, quil ne craignît pas de ramener Antonin en Algérie ? Car aucun doute nétait permis à cet égard ; cétait bien vers ce pays quil conduisait le frère de Mlle Ribor.
Tandis que Claude, Simplet, Yvonne, miss Pretty se communiquaient leurs attristantes réflexions, William Sagger et Sourimari soignaient Galette. La jeune fille récoltait du drinn, et lAméricain, à laide dune corde et dun seau de toile, puisait de leau dont il arrosait la terre autour du colosse exténué. Chaque jour, du reste, ils se chargeaient de pareille besogne. Sans doute elle les amusait énormément, car lintendant avait repris lhabitude du sourire, et sa voix avait des inflexions gaies et tendres lorsque, arrivé à létape, il disait à la maorie :
Galette demande ses serviteurs.
Présent ! répondait la petite. Je vais aux provisions.
Et moi à la cave.
Car je suis la cuisinière.
Comme moi le sommelier.
Après une journée de repos, la poursuite ardente recommença. Le 2 janvier 1895, la caravane quitta le Bir-el-Gharama ; le 12, elle atteignit les salines dAmadghor ; le 16, elle était à Inziman Tikhsin (eau sous le sable) source située au milieu dun pays dont la sécheresse et la désolation sont encore augmentées par la présence de nombreux lits de rivières éternellement privées deau. Un à un, les voyageurs franchirent les obstacles accumulés en ces régions par la nature ennemie. Le 18, ils passent à loasis dAnguid, où Canetègne a été vu la veille. Le 30, ils traversent le plateau de Tadematt, puis ils sengagent dans la vallée basaltique de lIgarghar, fleuve aujourdhui souterrain, qui jadis avait limportance du Danube et arrosait une contrée peuplée et prospère. Le sable a bu leau, les plantations sont mortes ; les populations se sont dispersées. Il ne reste quune large dépression, pavée de basaltes bleuâtres qui prennent, amère ironie, sous la lumière du soleil, laspect dondes limpides et ruisselantes.
Le 27 février, à dix kilomètres dOuargla, Marcel et ses amis durent sarrêter au bord de lOued-Mia, rivière privilégiée qui coule cinq ou six jours tous les trois ans. Actuellement elle était à sec et Galette, à bout de forces, sétait affaissé sur le sable. Le colosse était vaincu par le désert. Il haletait péniblement. Sa trompe raidie exhalait un souffle rauque, grinçant, et sur sa peau racornie passaient, en ondes douloureuses, dincessants frissons. Quelques gouttes deau le sauveraient peut-être, lui permettraient datteindre loasis dOuargla humide et ombreuse, que masquent de hauts djebels de sable ; mais les jeunes gens attristés ont beau gravir les dunes, promener autour deux des regards aigus, tout est sec, aride, brûlé.
Le pachyderme pousse un gémissement, un râle. Ses yeux, voilés déjà, cherchent Simplet. Il semble lappeler. Le sous-officier sapproche de lanimal reconnaissant qui, dans un dernier effort, le flatte de sa trompe et retombe.
Une convulsion rapide secoue le corps du géant, ses pattes énormes se raidissent, puis il demeure immobile, insensible désormais à la terrible morsure du soleil.
Galette est mort.
Une tristesse point tous les curs. Il va falloir partir, abandonner le corps de cet ami fidèle aux insultes des grands vautours et des chacals affamés.
Jamais ! sécrie Dalvan répondant à la pensée de tous. Par sa présence il a éloigné les pirates du désert. Il serait injuste de le laisser ainsi.
Que prétends-tu faire ? interroge Yvonne.
Cest bien simple, petite sur, lui creuser la tombe à laquelle a droit tout ami dévoué.
Cest un travail considérable, mais le sol nest point compact. Tout le monde se met à luvre. Le trou se creuse autour du cadavre débarrassé des quelques plants de betna quil portait encore. Et soudain un cri de surprise séchappe de toutes les poitrines. La terre sest brusquement affaissée entraînant le corps de Galette, et une gerbe deau claire jaillit, inondant le lit de lOued-Mia. Sous leffort des travailleurs, la croûte solide, formant voûte au-dessus des eaux souterraines, a cédé. À linstar de plusieurs ingénieurs qui se consacrent à rendre la vie au désert, les compagnons dYvonne viennent de créer un point deau.
Au fond de lexcavation circule un courant rapide, tumultueux, qui déjà a entraîné la dépouille de léléphant. Pauvre Galette ! Mort de soif, tu dormiras le dernier sommeil dans ces flots limpides. Ta mémoire sera conservée, car le nouveau puits, autour duquel Simplet sème les graines du betna, portera désormais le nom de « Puits de lÉléphant ».
Les montures sabreuvent, les hommes aussi. Tout est prêt pour le départ. Un temps de trot et lon sera en vue dOuargla. Mais les dunes qui bordent le fleuve se couvrent de cavaliers arabes au long bournous flottant. Ce sont les goumiers de lagha dOuargla. Plus rapides que le vent, ils fondent sur la petite troupe, semparent des méharis, des chevaux, des armes, et ordonnent brutalement aux européens de les suivre à Ouargla. Aux questions des voyageurs, ils se bornent à répondre :
Lagha le veut ainsi.
La résistance est impossible, Marcel et ses amis se soumettent. Ils marchent comme des malfaiteurs, chacun surveillé par deux hommes du goum.
Durant deux heures on va ainsi. Yvonne, Diana sont lasses, elles se plaignent ; mais après avoir franchi une dune qui masque lhorizon, les premiers palmiers de loasis dOuargla apparaissent. Peu à peu leur nombre augmente. On chemine à labri dune véritable forêt. Partout des eaux jaillissantes, partout, protégés contre le soleil par le panache des dattiers, des cerisiers, des abricotiers, des grenadiers en fleurs. Au tronc des palmiers senroulent des vignes robustes. Cest labondance, le pays de cocagne au sortir du Sahara désolé.
Un instant les captifs nont plus conscience de leur situation. Ils aspirent à pleins poumons lair humide chargé de parfums. Mais la haute muraille du ksour se dresse devant eux, les rappelant à la réalité. Ils passent sous la porte Lacroix, voûte obscure que défend une tour, entrevoient le tombeau vénéré du marabout Si-Abder-Rhaman, parcourent avec leurs gardiens les ruelles sinueuses, traversent la place du marché et atteignent enfin la casbah citadelle demeure de lagha, chef suprême de loasis dOuargla.
Après avoir franchi deux portes gardées par des goumiers et traversé une cour intérieure, les captifs furent poussés par leurs gardiens dans une salle dune richesse incomparable. Des vitraux de couleur formaient le plafond, laissant filtrer un jour mystérieux. Les murs semblaient de dentelles, tant ils étaient surchargés de ciselures et darabesques. Des étoffes précieuses masquaient les portes. Et tout au fond se détachant sur une panoplie détendards verts du prophète, lagha, assis sur un tapis turc recouvrant une estrade élevée de trois marches, se détachait nettement en ses vêtements blancs constellés de broderies.
Le chef de lescorte sapprocha du puissant arabe et lui parla à voix basse. Alors, scandant bien les syllabes, lagha prononça en excellent français :
Serviteur dévoué de la France, je dois en toutes circonstances faire respecter ses lois. Marcel Dalvan, Claude Bérard, Yvonne Ribor approchez.
Les jeunes gens firent un pas en avant. Aussitôt des Arabes les saisirent et leur passèrent les menottes avec une dextérité quenvierait plus dun de nos bons gendarmes.
Vous êtes mes prisonniers, continua lagha. Dès demain vous serez dirigés vers le Nord, afin dêtre remis aux autorités françaises.
Puis sadressant à miss Diana, qui demeurait là, pétrifiée par ce coup de tonnerre :
Vous, mademoiselle, vous êtes libre ainsi que vos serviteurs. Excusez mes guerriers sils vous ont arrêtée en même temps que les coupables ; cest quils navaient point la faculté de discerner les bons des mauvais. Par mes soins, la diffa festin vous sera offerte, et vous quitterez la casbah, chargée de présents destinés à effacer même le souvenir de laventure fâcheuse dont vous fûtes victime.
Sur ces mots, lagha fit un signe. Yvonne et les sous-officiers furent entraînés au dehors, tandis quun secrétaire du chef dOuargla conduisait respectueusement lAméricaine à la salle du banquet. En traversant la cour, Diana se trouva face à face avec Canetègne. Elle eut un mouvement de répulsion, mais se dominant elle lui demanda :
Monsieur Canetègne, quavez-vous fait dAntonin Ribor ?
Sous lhorreur de la question, le commissionnaire chancela, ses traits se décomposèrent, et il répondit dune voix à peine intelligible :
Cétait une ruse de guerre. Je ne lai jamais rencontré.
Puis il séloigna, la tête basse, le dos courbé, murmurant avec lobstination des meurtriers à se trouver une excuse :
Après tout, je navais pas le choix. Lui ou moi. Jai pensé à moi, cest la lutte pour la vie, cest le struggle for life.
Indice de son trouble, lAvignonnais en arrivait à parler anglais.
XXXIXLA COUR DASSISES
La ville de Lyon était en rumeur. Une foule compacte stationnait aux abords du Palais de Justice, huant les privilégiés qui, munis de cartes, pouvaient entrer dans la salle où allait être rendu le jugement sur laffaire Canetègne-Ribor.
Oh ! cette affaire passionnait la population si indifférente dordinaire, aux menus faits procéduriers. La presse sen était emparée. Les reporters avaient interwievé miss Diana, Sagger, Sourimari, Canetègne. En articles sensationnels, ils avaient raconté ce que les voyageurs leur avaient appris, agrémentant le récit de leur fantaisie personnelle. Par une mixture savante, ils avaient orné les extraits du dictionnaire géographique de Vivien de Saint-Martin de rêveries fantastiques empruntées aux conteurs des Mille et une Nuits.
Puis chacun, selon ses impressions, son tempérament, avait pris parti.
Les uns avaient soutenu M. Canetègne, ce négociant austère et progressiste, en butte aux entreprises de maîtres chanteurs tellement habiles, quils avaient surpris la bonne foi de la richissime Américaine Gay-Gold-Pretty.
Dautres, au contraire, adoptant la version des sous-officiers, promettaient une prime exceptionnelle à qui trouverait trace du chèque photographié.
Les fausses nouvelles se croisaient. Les plaisantins des deux hémisphères confiaient aux télégraphes terrestres ou sous-marins les dépêches les plus contradictoires.
Antonin Ribor avait été vu le même jour à Calcutta, à Buenos-Ayres, au Cap et à Sydney.
Laffaire avait pris les proportions dun obsédant mystère. Le public sarrachait les éditions successives des feuilles quotidiennes, commentait les télégrammes, discutait les cablogrammes. Pas une feuille où lon ne sentretint de lissue probable du procès Canetègne contre Ribor. Celui-là éveillant les sympathies des notables, personnages influents, jugeant avec moins de logique que dautorité du haut de leur « fortune faite ». Ceux-ci défendus par la jeunesse et par le peuple, toujours disposés à accabler le capital. Bref, les cinq cent mille habitants du chef-lieu du Rhône se divisaient en deux fractions les Canetègnards et les Riboristes aussi ennemies que les Capulets et les Montaigus. Aussi ennemies nest pas une exagération, car des Juliettes, filles de Canetègnards, virent leur main inexorablement refusée à des Romeos Riboristes. Des rixes éclataient dans les rues. Pour un peu, les deux camps, dont lun ignorait tout et dont lautre ne savait rien, en seraient venus aux mains.
Devant cette effervescence, le tribunal sétait décidé à mettre les bouchées doubles.
Linstruction ancienne de M. Rennard fut reprise, rapidement complétée, et le samedi 18 mai 1895, les prisonniers Yvonne Ribor, Marcel Dalvan et Claude Bérard furent extraits de leur prison et conduits au Palais de Justice.
Lheure de lexpiation avait sonné, ainsi que lécrivait un publiciste dans lun des organes les plus importants de la cité.
On juge de lémotion de la population lyonnaise.
La salle était bondée. Tout ce que la ville comptait de notabilités se trouvait rassemblé dans létroit espace mis à la disposition du public. On se pressait, on se bousculait, démontrant ainsi jusquà létouffement la compressibilité du corps humain. Une rumeur sourde flottait dans lair. Négociants, fonctionnaires, membres du barreau au grand complet poursuivaient lirritante discussion, à laquelle le verdict du tribunal allait mettre fin.
Puis un grand silence plana sur lassemblée.
Escortés de gendarmes, les prévenus venaient sasseoir sur le banc dinfamie. Tous les regards se fixèrent sur eux avec une avide curiosité.
Yvonne était blême. Sa robe noire, très simple, faisait encore ressortir la pâleur de son teint. Ses yeux rougis indiquaient les larmes versées, les angoisses subies.
Claude aussi semblait abattu. Seul, Simplet conservait son air habituel. Une ride profonde entre les sourcils décelait seule sa préoccupation.
Du regard il fouilla la salle. Au premier rang des spectateurs il reconnut miss Diana Pretty, accompagnée de William Sagger et de la maorie Sourimari. Il leur adressa un sourire et les désigna à ses co-accusés.
Aux heures de désespoir, la plus légère marque dintérêt acquiert une valeur inestimable. La présence de lAméricaine réconforta Yvonne et Claude. Ils se souvenaient des mille preuves daffection quelle leur avait données tandis que prisonniers, traités ainsi que des malfaiteurs, ils revenaient dOuargla en France.
Des goumiers les avaient conduits, par la vallée de lOued Rihr et le Chott lac Melrirh, à Biskra. Là, ils avaient été remis aux mains des spahis qui sont les gendarmes algériens. À partir de ce point ils avaient été transportés par le chemin de fer. Par Batna, El-Guerrah, le Kroubs, Souk-Ahras, ils avaient atteint Tunis.
À travers les fenêtres du wagon, prison roulante, ils avaient aperçu les montagnes escarpées de lAurès, couvertes de forêts de chênes-liège ; sous les feuillées sombres résonnaient les rugissements des lions et des panthères. Plus loin, les plaines qui entourent Constantine étaient apparues un instant, puis la région montueuse du Kroubs, de Souk-Ahras, et enfin le convoi avait filé à toute vapeur au milieu des vallées fertiles de la Tunisie. À chaque halte, à chaque transbordement, miss Pretty était là. Aux prisonniers, elle envoyait des fruits, des fleurs ; plus que cela encore : la parcelle dâme affectueuse dont les vaincus sont avides.
À Tunis, elle avait visité ses amis dans leur prison. Elle avait pris passage sur le navire qui les emportait vers Marseille. Lembarquement avait eu lieu le matin, et dans léblouissement de la rade de la Goulette bordée de villas, de lancien port de Carthage qui faillit tuer notre civilisation latine, elle sétait montrée aux sous-officiers, à Yvonne, comme une fée bienfaisante, comme limage vivante de lespérance.
À Marseille, les voyageurs malgré eux étaient entrés dans le port du Commerce, le jour même où linventeur de génie qui a nom Goubet expérimentait devant une foule enthousiaste son nouveau torpilleur sous-marin. Profitant de laffluence des spectateurs, Diana avait réussi à joindre les captifs, à leur serrer la main.
Maintenant elle venait parmi le public hostile, en face des juges prévenus, dire à ceux qui allaient être condamnés :
Je suis là. Dans cette salle daudience il est quelquun qui jamais ne doutera de vous ; quelquun qui vous honore et vous aime.
La voix indifférente dun huissier annonça :
Messieurs de la Cour.
Les magistrats parurent et prirent place.
Les débats de laffaire sensationnelle allaient commencer. Le président, M. Lousteyrie, renommé pour son habileté à embrouiller les accusés, procéda rapidement à linterrogatoire des prévenus. Puis on passa à laudition des témoins. Lattention redoubla dans la salle. M. Canetègne fut introduit.
Dans une déposition filandreuse, lAvignonnais parut sévertuer à innocenter Yvonne. Elle avait volé, cétait vrai, il était bien obligé de lavouer ; mais il attribuait surtout son crime aux mauvais conseils. Depuis, du reste, il avait épousé la jeune fille à Haïphong. Elle était sa femme. Or, daprès la loi, entre conjoints le vol nexiste pas.
Des murmures approbateurs soulignèrent les principaux passages de ce discours. On savait gré au commissionnaire de plaider les circonstances atténuantes. Aussi la surprise fut-elle vive quand Yvonne se leva et interrompant le témoin :
Je naccepte pas la pitié de cet homme. À lépoque où il maccusa de vol, faussement, je le jure, je nétais pas sa femme. Mon mariage, conclu par ruse, par surprise, nétait pas célébré encore. Si je dois être punie dun crime que je nai pas commis, je sollicite la rigueur des lois. La prison est moins honteuse à mes yeux que lexistence aux côtés de cet homme qui, maintenant encore, avec une pitié hypocrite, maccable de son faux témoignage.
Le Président arrêta laccusée :
Asseyez-vous, mademoiselle. Songez que si vous repoussez lindulgence du tribunal, vous frappez du même coup vos complices : deux sous-officiers estimés de leurs chefs, bien notés, qui par une aberration étrange vous ont aidée à échapper à la justice.
Bah ! murmura Marcel assez haut pour être entendu. On ne peut pas condamner Bérard ; linstruction a établi quil navait pris aucune part à lévasion dYvonne.
Vous dites ? clama M. Lousteyrie furieux de rencontrer des prévenus qui semblaient tenir à obtenir le maximum.
Je dis, M. le Président, quil vaut mieux être nimporte où, quauprès dun être abhorré. Ma sur de lait sait que lhymen est annulé si lun des conjoints est frappé dune peine afflictive et infamante. Elle préfère la prison à la présence de M. Canetègne. Je lui donne raison. Je ferai même un peu de cellule, pour vous décider à obtempérer à son désir.
Le public riait. Vraiment laffaire prenait une tournure originale.
De son côté Canetègne, interloqué par la brusque sortie dYvonne, regagnait le banc des témoins en grommelant cette phrase à effet :
Vraiment ! Cest à dégoûter de faire le bien !
Bah ! M. Canetègne, riposta Simplet. Ce dégoût-là, vous laviez de naissance.
Pour couper court à lincident, le président ordonna de faire entrer le témoin suivant, Mlle Doctrovée, de la maison Canetègne et Cie.
Languleuse personne parut. Depuis le départ dYvonne, elle semblait encore avoir maigri, réalisant ainsi un tour de force réputé impossible. Son engelure nasale rutilait sous un chapeau dun bleu tendre. Pour se présenter devant le tribunal, la vieille fille avait soigné sa mise. Dazur vêtue, ses mains osseuses cachées par des gants gris perle, ses oreilles en « plats à barbe » allongées par de lourds pendants, tout en elle trahissait son désir de faire sensation. Elle dut être satisfaite, car un murmure salua son apparition. Il est vrai quil était ironique.
Invitée par M. Lousteyrie à dire ce quelle savait, Doctrovée paraphrasa de sa voix acide la déposition de lAvignonnais.
Marcel se pencha vers Mlle Ribor.
Ils se sont donné le mot, murmura-t-il, il faut la faire changer de ton.
Tu ne pourras pas. Elle est si fine.
Mais si. Cest simple comme bonjour. La colère dérange les combinaisons les mieux ourdies.
À ce moment, la sèche créature disait dun ton emphatique :
Certes, cette jeune personne a mal reconnu les bontés de M. Canetègne, mais ainsi que ce négociant dune probité éprouvée, je pense quelle a agi sous linfluence de conseils funestes
Mlle Doctrovée, fit Simplet en se levant.
Asseyez-vous ! rugit le Président.
Pardon, une simple question au témoin :
Et rééditant la plaisanterie qui naguère exaspérait le complice du commissionnaire, Marcel, le sourire sur les lèvres, la bouche en cur, demanda :
Mademoiselle Doctrovée, avez-vous vu le maréchal Ney ?
Un éclat de rire homérique secoua la salle. Non, jamais on navait vu accusés aussi joyeux.
Eh bien ! continua paisiblement Dalvan, il est avec son ami Pif de la Mirandole. Tous deux sétonnent quune demoiselle qui na pas pu trouver dépoux, se donne tant de peine pour river au poignet dune autre la chaîne du mariage.
Du coup les assistants se pâmèrent. Cen était trop. Mlle Doctrovée passa du blanc au rouge, du rouge au violet ; le bout de son nez prit une teinte incandescente.
Les yeux injectés, la voix sifflante, elle chargea Yvonne.
Certainement M. Canetègne avait bien tort de sapitoyer sur son ex-caissière. Il était impossible de rencontrer jeune fille plus fausse, plus autoritaire, plus revêche.
Impossible nest pas français, souligna Simplet. La preuve en est aisée. Quelquun veut-il prêter un miroir au témoin ?
Les rires redoublèrent, et M. Lousteyrie indigné, débordé, clama :
Je préviens les personnes présentes que je vais faire évacuer la salle.
Et le silence rétabli, le magistrat précipita le défilé des témoins. Les employés de Canetègne qui ignoraient tout, le gendarme Cobjois, qui se souvenait seulement davoir dormi deux jours lors de lévasion de Mlle Ribor, quelques autres comparses aussi peu intéressants, défilèrent devant le tribunal. Laudition de ces personnages terminée, la parole fut donnée au Ministère public.
Ah ! il ne fut pas tendre pour les prévenus. Après avoir fait une peinture émouvante de létat dâme de M. Canetègne, ce négociant modèle, portant haut le drapeau commercial de la France jusquau fond des colonies les plus éloignées, de ce commissionnaire, orgueil de la cité lyonnaise, si dévoué à Mlle Ribor, quil navait pas craint de lui donner son nom afin de lui éviter la juste punition de ses fautes, le magistrat conclut par cette éloquente péroraison :
Il est temps, messieurs, de réagir contre le scepticisme de cette fin de siècle, qui met une coquetterie, un dilettantisme dangereux à railler toutes les institutions sociales. Vous venez dassister au spectacle profondément décourageant daccusés narguant la répression légale. Il ne faut pas quils fassent école, ces nouvellistes à la main du crime. Frappez-les sans pitié. En pareil cas, lindulgence serait plus que de la faiblesse ; elle serait la négation du principe dautorité, la désorganisation de la magistrature ; elle préluderait à lagonie dune société que vous avez la mission glorieuse et ardue de protéger.
Après cette violente apostrophe, laffaire semblait entendue. Le défenseur des prévenus, désigné doffice par le tribunal, se leva dun air découragé. Il déclara que lattitude de ses clients le mettait dans limpossibilité de plaider en leur faveur.
Les juges, les jurés allaient se retirer pour délibérer, quand un huissier sapprocha de lavocat et lui remit un papier. À peine le défenseur y eut-il jeté les yeux que son visage sillumina. Comme mû par un ressort, il se dressa tout dune pièce et étendant le bras vers les juges qui déjà quittaient leurs sièges :
Messieurs, dit-il, un mot encore. Monsieur le Président, en vertu de votre pouvoir discrétionnaire, je vous demande dentendre un témoin qui na pas été cité.
Un silence de mort plana aussitôt sur lassistance. Lhuissier porta à M. Lousteyrie le billet reçu à linstant par la défense. Les traits du magistrat exprimèrent la surprise ; il conféra avec les autres membres du tribunal et enfin prononça ces mots :
Faites entrer le témoin.
Une minute sécoula. La porte qui avait successivement livré passage à Canetègne, Doctrovée, Cobjois, souvrit de nouveau, et sur le seuil parut un jeune homme pâle, marchant avec difficulté en sappuyant au bras dun robuste guerrier Targui, drapé dans son long burnous blanc.
Deux cris résonnèrent :
Mon frère !
Antonin !
Les accusés étaient debout, tendant les bras au témoin. Et presque aussitôt une voix chevrotante, affolée, inconsciente gémit :
Les morts reviennent !
Le spectre ! chassez le spectre !
Cétait Canetègne éperdu, hagard, qui saisi dune terreur superstitieuse se trahissait lui même. Antonin lentendit :
Oui, monsieur Canetègne. Antonin Ribor, que vous avez fait assassiner au Bir-el-Gharama, a été recueilli par le cheik Hoggar Mokhédem-el-Djebel ici présent. Il arrive à temps pour vous empêcher de déshonorer sa sur.
Puis dune voix vibrante dont la salle entière frissonnait, le jeune homme raconta le crime, la découverte de son corps par les Touareg, les soins grâce auxquels il avait pu triompher du mal. Ensuite son retour à Ouargla, sous lescorte de son sauveur, sa stupeur en apprenant de lagha larrestation dYvonne, de Marcel et dun inconnu du nom de Bérard.
Assassin, M. Canetègne lest, fit-il en terminant. Mais il est aussi faussaire, voleur, et il a menti à la justice en accusant ma sur. Oui, il mavait souscrit un chèque de soixante-dix-huit mille francs. Oui, je lai fait photographier au moment de mon départ. Seulement, arrivé à Marseille, sur le point de membarquer, je confiai lépreuve photographique à un ami chez qui je lai reprise au retour. Cette épreuve la voici.
Des applaudissements unanimes éclatèrent. Sur lordre de M. Lousteyrie, lAvignonnais fut arrêté séance tenante, tandis que, sans délibération préalable, les magistrats renvoyaient acquittés Yvonne et ses amis.
Alors Mlle Ribor se jeta dans les bras de son frère enfin retrouvé et Simplet sécria :
Si lun des époux est frappé dune peine afflictive et infamante, le mariage est déclaré nul de plein droit. Cest simple comme bonjour. Tu es libre, petite sur.
La jeune fille lui tendit la main et avec un accent impossible à rendre :
Non, Simplet, jai un maître. Il ma appris le dévouement, le courage, labnégation. Aussi je lui confie mon bonheur !
Quelques semaines plus tard, lAvignonnais était gratifié de vingt années de travaux forcés, et Mlle Doctrovée, sa complice en fuite, condamnée par défaut à huit ans de réclusion. Marcel, avec largent qui lui restait et le produit de la vente des pépites et diamants rapportés de la Guyane à bord du Fortune, rachetait la maison de commission qui prenait pour raison sociale A. Ribor, Marcel Dalvan et Cie.
Au bout dune année, attente légale imposée par le Code, trois mariages furent célébrés le même jour, à Lyon, au milieu dun immense concours damis et de curieux. Claude Bérard épousait Diana guérie de sa misanthropie ; Sagger, consolé du passé fatal, donnait son nom à la maorie Sourimari, charmante en ses vêtements de fiancée. Enfin Simplet devenait le mari dYvonne.
À sa boutonnière, on remarquait une brochette composée de toutes les décorations françaises.
En effet, à la Légion dhonneur obtenue à Madagascar, aux médailles militaire et de sauvetage conquises à Paknam et à Papeete, étaient venues se joindre la médaille coloniale et lordre du Mérite agricole. La première, sur la proposition du capitaine Fernet, qui, grâce au sous-officier, avait pu devancer les Allemands auprès du sultan du Baghirmi et traiter avec ce souverain ; la seconde, sur un rapport de lagha dOuargla, duquel il résultait que le jeune homme, en semant le betna autour du puits de lÉléphant avait doté le sud Algérien dune plante fourragère supérieure à toutes les espèces existantes.
Enfin, utilisant ses loisirs, le voyageur avait mis en ordre ses souvenirs dont ce livre est une adaptation.
Juste récompense de ce labeur littéraire, Simplet était officier dacadémie.
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Septembre 2008
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Le texte a été établi par le groupe Ebooks libres & gratuits à partir de lédition originale. Jen ai personnellement effectué la première lecture. Dautres membres actifs ont terminé la préparation de cet ouvrage.
La mise en page doit tout, plus que jamais, au travail du groupe Ebooks libres et gratuits (HYPERLINK "http://www.ebooksgratuits.com/"http://www.ebooksgratuits.com/) qui est un modèle du genre et sur le site duquel tous les volumes de la Bibliothèque malgache électronique sont disponibles, à lexception de celui-ci, puisquil existe dans une présentation légèrement différente. Je me suis contenté de modifier la « couverture » et quelques caractéristiques typographiques pour le faire entrer dans une collection dont cet ouvrage constitue le quarante-sixième volume. Sa vocation est de rendre disponibles des textes appartenant à la culture et à lhistoire malgaches.
Toute suggestion est la bienvenue, à ladresse suivante : HYPERLINK "mailto:bibliothequemalgache@bibliothequemalgache.com" bibliothequemalgache@bibliothequemalgache.com.
Tous les renseignements sur la collection et les divers travaux de la maison dédition, ainsi que les liens de téléchargements et les sites annexes se trouvent ici : HYPERLINK "http://www.bibliothequemalgache.com" www.bibliothequemalgache.com.
Pierre Maury, janvier 2008
Le chapitre XII est absent de lédition reproduite. (Note du correcteur ELG.)
Les résultats de cette aventure ont dépassé toutes les prévisions. Lîle de Madagascar conquise par la France, la suprématie hova détruite, le général Galliéni devenu gouverneur, traçant routes, chemins de fer, fondant des fermes, décuplant le rendement commercial et, plus que tout cela encore, enseignant aux Malgaches lamour profond de la France. À ce grand Français, à ses collaborateurs, il nous est doux denvoyer ce salut ému.
Sic. (Note du correcteur ELG.)
À la suite du forcement des passes de Paknam, la frontière de lAnnam a été reportée au Mékong. De plus, la France occupe le port siamois de Chantaboum et la province dAngkor. Les merveilleux monuments kmers sont aujourdhui en terre française.
Voir les Cinq Sous de Lavarède. Jouvet et Cie, éditeurs.
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Bibliothèque malgache / 46