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Mémoires en forme de lettres - Abbaye de Tamié

T.D. n°7? éléments rapides de correction La santé et l'EPS ... La page 304 avec son vocabulaire autour du corps, des pratiques corporelles, de l'hédonisme, ...




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Mémoires en forme de lettres

pour servir à l’histoire de la Réforme de la Trappe
établie par le Révérend dom Augustin ci-devant religieux et maître des novices
au monastère de la Trappe en France
réfugié à l’époque de la révolution dans la chartreuse
de la Valsainte au canton de Fribourg en Suisse
avec une douzaine de religieux du dit monastère

Par un religieux qui a vécu quinze ans dans la réforme
Présentation

Le manuscrit des archives de l’abbaye de Tamié, coté Ms 15, se présente comme un document relié, couverture cartonnée verte, 18 x 24 cm, paginé de 1 à 309, comprenant les Mémoires en forme de lettres et diverses pièces du même auteur, rédigées à des époques différentes, mais toutes ayant trait à la période de sa vie où il fut trappiste, de 1794 à 1808.
Les corrections dans le texte sont de la même main. L’écriture et la signature sont identiques à celles de lettres de Nicolas-Claude Dargnies, écrites alors que ce dernier était curé de Charmey en 1816, lettres conservées aux Archives de l’évêché de Fribourg, dossier de la paroisse de Charmey, pièces 15 et 17. Ces éléments laissent clairement supposer que le manuscrit de Tamié est l’original.
Des copies se trouvent dans les archives des abbayes de La Trappe et Thymadeuc ainsi que dans la famille Dargnies à Paris.













(Notation de la main de dom Alexis Presse, abbé de Tamié qui en a fait l’acquisition.)

Acheté à Paris chez Legay, 30 janvier 1926, 75 F.
(Document collé sur la page intérieure de la couverture, sans date)
Cet ouvrage a été publié partie en résumé par M. J. GREMAUD dans le Mémorial de Fribourg Nos de juillet 1856 à septembre 1857 — Fribourg, imp. J.T. PILLER. L’éditeur note qu’il publie ces mémoires d’après une copie formant un volume de 259 pages in-4° dont un des cahiers formant les pages 90 à 120 a disparu. Il ajoute : « L’original doit avoir passé entre les mains des frères de l’auteur et se trouver à Abbeville. »
Il est évident que le volume ci-contre est cet original. La copie dont s’est servi GREMAUD contenait également “La liste des morts enterrés à La Valsainte et Réflexion sur la nourriture des religieux”.
Après avoir exposé que DARGNIES a dû écrire ces mémoires alors qu’il était curé de CHARMAY, M. J. GREMAUD ajoute : « Quant à la véracité du récit, il est un trait du caractère de DARGNIES que nous devons faire connaître, c’est son penchant à la critique, défaut que lui reprochent ceux qui l’ont connu. Le lecteur se mettra donc en garde sous ce rapport. »
D’après la préface de l’ouvrage intitulé Odyssée monastique - Dom A. de Lestrange, il semble qu’une copie des Mémoires de Dargnies se trouve également à La Grande Trappe. Signé : illisible
Conventions pour la présente transcription

L’écriture de ce texte n’est pas toujours aisée à déchiffrer mais le sens ne présente pas de difficulté L’orthographe n’est pas exactement celle couramment utilisée de nos jours et il y a quelques fantaisies, ex page [66] : a l’effet d’etre aucthorisé a retirer en valleur réelle ou con content la somme qui lui appartenoit, ou encore caizercem pour Kaisersheim
• L’orthographe a parfois été corrigée d’une autre encre, par l’auteur.
• La ponctuation, les majuscules, les accents, la césure des mots ont été rendus selon l’usage actuel : au jour d’huy = aujourd’huy, r’amener = ramener… Les terminaisons verbales -ois, -oit, -oient… = -ais, -ait, aient…
• Les abréviations ont été résolues : la Val Ste = La Valsainte ; le dt = ledit… sauf : RP. = Révérend Père abbé dom Augustin de Lestrange, revenant treop fréquemment.
• Pour le reste, on s’est tenu aussi proche que possible du texte du manuscrit.
• Les notes placées en marge du texte manuscrit ont été placées en bas de page.
• Les numéros de pages du manuscrit ont été indiqués entre crochets, ex. : [2].
• Les mots mal défrichés sont suivis de ?, ex. (partir ?)
• Les expressions et citations latines ont été traduites et les références bibliques indiquées en notes.
Première lettre
[1] Il me sera bien difficile, Monsieur, de satisfaire votre curiosité selon vos désirs : vous voudrier que je vous mette au fait de tout ce qui s’est passé d’intéressant au monastère de La Valsainte depuis environs 15 ans que j’y ai habité. Il faudrait pour cela que j’eusse tenu un journal exact de tous les événemens et je n’ai absolument rien écrit. Il faut que je tire tout de ma mémoire. La vie silentieuse que nous menions, l’ignorance dans laquelle on nous laissait sur bien des choses qui pouvaient nous intéresser, la longueur du tems qui s’est écoulé, rien ne vous promet de trouver dans ma narration une grande exactitude. La plupart des époques m’ont échapé. Il y a bien des choses dont je n’ai entendu parler qu’imparfaitement et comme par hasard. Il y en a plus encore que j’ignore et qui cependant ont une connextion essentielle avec d’autres que je sais, de manière que mon travail ne peut être que très imparfait. Je ne laisse cependant pas de l’entreprendre. Comme mon intention est de laisser après moi quelque chose qui puisse servir à l’histoire de notre réforme en m’appliquant à la plus exacte vérité, je ne dissimulerai rien de tout ce que j’ai vue et observé, persuadé que vous saurez tirer parti de tout. Je perderais à votre égard le titre d’historien véridique si vous pouviez m’accuser de partialité. Vous trouverer sans doute dans ces mémoires bien des choses propres à vous édifier, comme vous en trouverer aussi qui vous feront voir ce que l’expérience vous a déjà suffisament appris, que l’homme se trouve [2] partout et que le sanctuaire de l’innocence, n’est pas toujours exempt des faiblesses de l’humanité. Ce sera plus particulièrement dans ma propre conduite que vous aurez lieu de les observer. Je ne craindrai cependant pas d’en faire l’aveu, trop heureux si mon exemple peut un jour être aux autres de quelqu’utilité. En nous laissant le tableau de ses égaremens, saint Augustin n’a pas été moins utile à l’Eglise que celui qui nous a donné l’histoire de ses vertus.
Voici à peu près l’ordre que je me propose de suivre dans ma narration.
1° - Les circonstances et les raisons qui m’ont déterminé à entrer à La Valsainte et l’état où j’ai trouvé cette maison en y arrivant.
2° - Les principeaux évennemens qui y ont eu lieu pendant les cinq premières années.
3° - L’époque de le révolution franco-hevétique et notre départ.
4° - Notre voyage en Souabe, en Hongrie et en Pologne.
5° - Notre arrivée et notre séjour en Russie.
6° - Notre départ de la Russie et notre voyage jusqu’à Dantzic.
7° - Notre départ de Dantzic et notre séjour à Hambourg.
8° - Mon voyage pour la Westephalie et mon séjour dans la maison de Darfeld.
9° - Mon retour à La Valsainte.
10° - Tout ce qui s’est passé de particulier pendant quatre ans depuis notre retour.
11° - Enfin l’histoire de ma sortie du monastère jusqu’aujourd’huy.
Je sens que déjà votre curiosité est picquée par ce petit apperçu. Déjà vous voudrier que mon entreprise fut terminée. Permetter-moi cependant de ne point encore entrer en matière aujourd’huy et de me contenter, en terminant cette lettre, de vous assurer du parfait dévouement avec lequel je suis…
Seconde lettre
[3] Je ne vous ferai point de détail, Monsieur, des circonstances malheureuses qui m’ont forcé de m’arracher à une famille chérie et au sein de laquelle, malgré les terribles et les inquiétudes inséparables d’une révolution je goûtais le seul véritable bonheur, celui de l’union et de l’amitié. Mon père, dont j’ai toujours respecté les volontés, me conseilla de me retirer en Suisse. Son intention était que je m’y établisse, soit en cherchant quelque place dans l’Eglise, soit en me servant des connaissances de médecine que mon goût pour cette science m’avait fait acquérir. En conséquence il n’épargna rien pour m’en faciliter les moyens. Peu content de m’avoir donné une somme assez considérable, de m’avoir formé une pacotille des plus honnettes, il m’assura que je pouvais recourir à lui en toute circonstance. Comme j’étais d’une très mauvaise santé, il me fit accompagner jusqu’aux frontières par un de mes frères et une de mes sœurs voulut payer seule les frais du voyage. Tant de bontés réunies me rendirent encore plus sensible ma séparation qui eut lieu dans le cours de février 1793.
Après un voyage fort pénible à cause de mes infirmités, j’arrivai à Fribourg en Suisse le 5 avril. Comme la ville était pleine d’émigrés de tous états et en particulier de prêtres, j’eus beaucoup de peine à trouver à me loger. J’eusse désiré me placer dans une chambre où il y en eut une cheminée, afin de me préparer moi-même ce qui m’était nécessaire pour ma nourriture. Mais quelque recherche que je fisse, la chose ne me fut pas possible. Il fallut me contenter d’une chambre à fourneau et aller tous les jours prendre mon repas dans une maison bourgeoise avec plusieurs ecclésiastiques. Il y a tout lieu de croire que si l’eusse fait mon ménage moi-même, je me serais fixé dans Fribourg, j’y aurais vécu économiquement, éloigné de toute compagnie et à la longue je me serais fait une manière [4] d’exister. Mais la nécessité de vivre avec le monde me mit bientôt dans le cas de le quitter. J’avais beau éviter de faire société avec qui que ce fut, j’étais souvent obligé, malgré moi, de me trouver avec différents ecclésiastiques qui, par désœuvrement, recherchaient ma compagnie. On m’engageait dans des promenades. Les discours ne roulaient le plus ordinairement que sur des nouvelles ou sur des matières au moins équivoques. Je fus d’ailleurs témoin de la conduite peu réglée d’un grand nombre, ce qui me donna un tel dégoût pour le monde et une telle apprenhension pour les dangers auxquels je me voyais exposé, que je résolus, à quelque prix que ce fut, de le quitter entièrement et de me retirer dans une communauté religieuse. Il y en a plusieurs à Fribourg où je pouvais m’aller présenter. Mais outre qu’elles ne m’offrayent pas pour la pluspart, un azile assez sûr contre les éceuilles que je voulais éviter, je craignais que dans peu la Suisse n’éprouvât une commotion et que je ne me visse exposé à des inconvéniens qui auraient été d’autant plus grands que j’étais en pays étranger.
Je m’informai alors où était située La Valsainte, communautée que me paraissait la plus propre à remplir mes vues, tant à cause de son austérité, que de l’influence que pouvait avoir sur elle une secousse révolutionaire : n’étant composée que d’émigrés et prévoyant bien qu’en cas d’événement, tous les membres se prêteraient un mutuel secours et comme d’ailleurs ma santé était des plus mauvaises, j’espérais qu’une mort prématurée viendrait, dans peu, me mettre à la brie de toutes catastrophes. Dans ces vues je me mis au-dessus de toutes mes répugnances, car la seule pensée du froid que l’on devait éprouver dans une habitation située au milieu d’une chaîne de montagnes qui étaient alors couvertes de nèges, me faisait frémir d’horreur. Je quittai Fribourg le lendemain de l’ascension 10° jour de mai sur [5] les 6 heures du matin, sans autre secours que mes jambes affaiblies par la maladie, un bâton à la main et quelques hardes dans un mouchoir. J’avais environs 8 lieux à faire. J’ignorais la route et l’asthme dont j’étais attaqué me menaçait d’éprouver les plus grandes difficultés, lorsqu’il s’agirait de gravir les montagnes. Je ne tardai pas à en faire l’épreuve. La montagne qui conduit à la porte de Bourguillon se présanta d’abord à moi. Ce ne fut qu’avec la plus grande peine que j’arrivai devant la chapelle dite de N-D. de Lorette. J’étais alors tout à fait sans respiration et incapable de continuer ma route. Que faire ? L’abandonner ? J’avais pris mon parti avec une trop forte résolution pour cela. Je me déterminai donc à entrer dans la chapelle pour y reprendre haleine et invoquer le secours de la très sainte Vierge. J’y récitai le chappellet tout entier, puis, me sentant ranimé et fortifié, je me remis en route et continuai de marcher jusqu’à La Valsainte sans éprouver aucune difficulté.
Il était environs 7 h 1/2 du soir lorsque j’y arrivai. On chantait le salve. J’y fus reçu avec les cérémonies accoutumées et laissé entre les mains du religieux hôtellier qui se nommait le père François de Sales. Il me fit l’accueil le plus gratieux et d’autant plus que j’avais déclaré au portier en arrivant que je venais pour me faire Trapiste. Cependant les effets de sa charité à mon égard ne s’étendirent pas fort loin. Il avait fait fort chaud pendant l’après-dîner et la chaleur, jointe à la difficulté que j’éprouvais à marcher, fut cause que j’étais tout trempé de sueur en arrivant. Il ne me fit aucune question sur les besoins que je pouvais avoir. Loin de m’offrir de me faire du feu, il me conduisit aussitôt dans une chambre toute en pierre (les archives), où il ne se trouve pas un poulce de bois, me montra mon lit et me dit d’attendre, qu’il allait me chercher à soupper. Je le vis revenir quelques minutes après, portant une souppe froide sur laquelle nageaient quelques [6] morceaux de pain noir qui n’étaient pas trempés, deux portions, dont l’une était de quelques graines farineuses mal cuites et l’autre des pois noirs et blancs aussi dures que des balles, noyés dans un brouet grisâtre, le tout à peine tiède. Il placea devant moi en silence ces mets délicieux, y ajouta une petite miche de pain noir plus que moisi, un petit pot d’une boisson dont l’odeur seule suffisait pour ôter la tentation d’en goûter puis il me dit d’une voix basse, mais toujours avec un air gratieux : « Je suis bien fâché de ne pouvoir vous entretenir plus longtems, nous sommes dans le grand silence. » Ces paroles à peine achevées il disparrut, sans seulement me proposer de me donner de la lumière, quoi que l’on vit à peine pour lire. Je ne pouvais revenir de mon étonnement. Volontier que j’aurais cru être servi par une main enchantée. Mais je n’attribuai point à l’enchantement la répugnance qui m’empêcha de toucher à mon souper. Le bénédicité et les grâces se suivirent de près et comme j’étais extrêmement fatigué, après une courte prière, je me préparais à me jetter tout habillé sur la couche, en me demandant à moi-même où j’étais venu me fourer, lorsque je vis entrer dans ma chambre un jeune homme d’une trentaine d’années qui, moins scrupuleux que l’hôtellier sur l’article du grand silence (qui était pour moi une énigme) (Il est deffendu de parler après les complies.), se mit à m’entretenir de la belle manière. Sur les réponses aux questions qu’il me fit de mon pays, de ma profession, etc… Il me dit que je ne pouvais pas, en conscience, songer à me faire Trapiste, étant curé, que je devais me réserver pour des tems plus favorables, que d’ailleurs si lui, qui était dominicain, avait besoin du consentement de son supérieur, comme on l’exigeait avant de le recevoir, à plus forte raison, moi avais-je besoin de celui de mon évêque à qui j’avais promis obéissance et que l’abbé ne pouvait me [7] donner l’entrée de sa maison si je n’étais muni de sa permission. Ces discours et bien d’autres sur le régime de la maison, joints à l’échantillon que j’en avais sous les yeux, surtout lorsqu’il me fit observer que c’étaient là les mets choisis et délicats, me découragèrent tellement que déjà j’avais formé en moi-même le projet de repartir le lendemain de grand matin. Et certes je l’eusse fait si je ne me fusse annoncé en arrivant, comme venant pour m’engager dans le monastère. Ce fut dans ces pensées que l’essayais, mais inutilement, de m’endormir, étant d’ailleurs tout transis de froid pendant la nuit.
Cependant après avoir pris un peu de repos sur le matin, des réflexions plus sérieuses me firent bientôt changer de résolution. Je me représentai à moi-même que je ne venais dans cette maison que pour y mourir. Ce qui ne pouvait se faire sans que j'eus beaucoup à souffrir de toute manière. En conséquence, je pris le parti ferme d’y rester à quelque prix que ce fut. Telles furent les résolutions dans lesquelles me trouva le religieux hôtellier lorsqu’il vint dans ma chambre le matin. La première chose que je fis, fut de demander à voir le R.P. et à lui parler. On me dit qu’il était à l’infirmerie pour cause d’une foulure qu’il s’était faite en revenant de Fribourg, que cela cependant ne l’empêcherait pas de venir. En attendant, le bon religieux m’instruisit de tout ce que j’avais à faire, il me donna de l’occupation et me présenta pour déjeuner le même pain que la veille auquelle il ne me fut pas possible de toucher malgré ses pressantes sollicitations et plus encore celles de mon estomac. Il me recommenda beaucoup le silence, ce qui me mit dans le cas de lui raconter la conversation que j’avais eue la veille avec le postulant dominicain. Je ne pus aussi m’empêcher de lui faire mes plaintes sur le froid de la chambre où il m’avais mis [8] dans un moment surtout où j’étais échauffé par le voyage. Le fruit de mes plaintes fut qu’il me changea d’appartement et m’interdit toute communication avec le dominicain que je ne vis plus et dont je n’entendis plus parler depuis.
L’usage de La Valsainte étant de servir les postulants pendant trois jours comme les étrangers c’est-à-dire avec une souppe, deux portions, un dessert et un petit pot de genevrette. On continua à en user envers moi de la même manière, mais quelque fut mon appétit, je mangeais à peine deux onces par chaque repas. Si le pain eut été bon, je me serais dédomagé de ce côté mais il était si dur et si moisi que je ne pouvais me résoudre à en manger un seul morceau. Je tâchais seulement de vaincre ma répugnance pour avaler précipitament quelques cuillerées des pulments que l’on me présentait ce qui contristait fort le père hôtellier et lui faisait pronostiquer que je ne resterais pas à la maison.
Chaque jour, je dirais presque à chaque instent, je demandais après le R.P. abbé que je voyais de tems en temps aller et venir par la cour avec son bâton, mais c’était inutillement. Ce délais faillit à me faire décamper car je me disais à moi-même : « Qu’as-tu besoin de venir dans une maison où le premier supérieur à si peu de zèle pour le salut des âmes ». Je communiquai même mes inquiétudes sur ce point au père hôtellier qui s’empressa d’en faire part au R.P. qui ne tarda plus alors à venir me visiter. C’était pendant le travail. L’hôtellier m’en avait avertit et en m’instruisant des cérémonies que j’avais à observer, il m’avait fait valloir cette entrevue comme une grande faveur. Pour moi qui n’y mettais pas tant de mistère, après m’être approché du R.P. et lui avoir demandé sa bénédiction, je lui dis que je venais lui demander une place dans son cimetière, étant d’une santé à ne pas me promettre de longs jours [9] dans sa maison, où, si j’y vivais, je ne pouvais jamais être qu’un pillier d’infirmerie. Je lui fis voir alors mes papiers et je lui exposai en peu de mots qui j’étais, à qui j’appartennais, etc… Il me répondit que si je ne craignais point la mort, je pouvais entrer et que mes infirmités n’étaient point dans le cas de mettre aucun obstacle à ma réception. Sur ce, je déposai ma montre, ma bourse et mon portefeuille entre ses mains et mon sacrifice fut dès ce moment aussi entièrement consommé que si j’eusse fait profession. Quelques jours après, on me fit faire ma pétition en chapitre et dès lors je fus admis à suivre tous les exercices de la communauté avec l’habit séculier et le premier jour qui suivit mon entrée où il eut sermon au chapitre, (le jour de la Pentecôte), on m’en dépouilla pour me revêtir de l’habit religieux.
C’est ainsi, Monsieur, que je suis entré à La Valsainte. J’aurais bien désiré, en quittant les habits séculiers, me dépouiller en même tems de toutes mes répugnances sur la nourriture mais il me fallut encore lutter au moins six semaines au péril de ma vie et cette grâce ne me vint qu’après les plus rudes combats. Je vous ferai part plus tard de la pieuse industrie que l’on employa pour me mettre au-dessus de moi-même sur ce point. Ce serait ici le lieu de vous décrire l’état où j’ai trouvé la maison en y entrant, mais comme je m’apperçois que j’ai déjà passé les bornes d’une simple lettre, j’en ferai le sujet de la suivante. En attendant, croyez-moi toujours avec les sentiments…
Troisième lettre
Comme vous pouvez, Monsieur, trouver au commencement des règlements de La Valsainte, l’histoire de l’établissement de la réforme, je ne vous en dirai rien ici. Elle existait. existait déjà depuis plus de deux ans sous le gouvernement de Dom Augustin de l’Etrange qu’au moment où j’y suis entré et l’on peut dire qu’elle était dans sa plus grande ferveur. La communauté était composée de tous les religieux de chœur et convers venus de La [10] Trappe, (si l’on en excepte deux qui étaient déjà parti pour l’Espagne afin de tenter un établissement). Il y en avait de plus un grand nombre d’autres, tant profès que novices et autant que je puis m’en rappeller, nous étions plus de 30 au chœur, sans compter les frères convers dont le nombre était très considérable. La raison d’une population si prompte n’était pas étonnante : l’établissement eut lieu au moment de l’émigration, où grand nombre de Français sans resource, se trouvaient fort heureux que La Valsainte voulut bien leur offrir un azile qui, en leur assurant la vie du corps, leur fournissait encore un moyen efficace pour sauver leurs âmes. Cependant ce grand nombre de religieux n’était pas conforme aux dispositions du gouvernement de Fribourg qui n’avait permis l’établissement de la réforme dans le canton qu’à condition que la maison ne serait composée que de 24 profès. Le R.P. avait accepté la condition mais il trouva moyen de l’éluder sans la transgresser : tous ceux qui se présentaient étaient reçus, de manière que le novitiat était souvent composé de plus de 20 novices, quoique le nombre de ceux qui persévéraient ne fut pas grand. Cependant il en restait toujours asser chaque année pour doubler et même tripler en peu de tems le nombre prescrit par le gouvernement. Or pour se tirer d’embarras, le R.P. plein de zèle pour le salut des âmes et persuadé que celui de tous ceux qui s’engageaient dans sa réforme était assuré, recevait, dans le chapitre seulement, la profession des candidats, après leur année d’épreuve. Ils étaient revêtus de la coule (c’est le nom de l’habit de chœur que les profès seuls ont droit de porter.) on leur donnait le nom de père et de congrégés, mais jusqu’à ce qu’ils eussent fait profession publiquement dans l’église, ils n’étaient point sensés religieux, et ainsi quand bien même le nombre en eut été porté jusqu’à 100, au cas que le gouvernement eut voulu inquiéter le R.P. sur ce point, il avait à répondre qu’il [11] s’en tenait aux conditions, n’ayant au vrai dans sa maison pas plus de 24 qui eussent fait la profession solennelle. Cette supercherie judaïque ne fut pas ignorée du gouvernement qui en a quelques fois témoigné de l’inquiétude, mais le R.P. ne s’en est jamais mis beaucoup en peine.
L’austérité de la vie était alors portée au nec plus ultra des forces humaines. La maison des chartreux étant divisée par cellulles n’était guère propre aux exercices de l’Ordre de Cîteaux, les religieux selon les constitutions de cet ordre devant être jours et nuits toujours réunis. On eut cependant pu, si on avait voulu, trouver deux à trois appartements sains pour en faire des dortoirs et il en serait encore resté suffisament pour les autres lieux réguliers. Mais non, pour affecter une plus grande mortification, au lieu de coucher dans les cellulles elles-mêmes, on couchait dans les souterrains dont l’humidité était telle que l’eau glacée autour des voûtes représentait des lustres que le moindre rayon de lumière faisait briller avec éclat. Les habits étaient faits d’une laine dure et piquante, plus grise que blanche. La nourriture était presque rebutante. On ne mangeait que très peu de pain et quoi qu’ayant, dans la maison, un moulin, un four et un boulanger et qu’on put le manger bon, on le faisait exprès longtems avant de s’en servir afin de le manger, je ne dirai pas seulement moisi, mais presque pourri. En place de pain on donnait quelque fois un morceau de ces fromages nouveaux de rebut parce qu’ils gonflent et le plus souvent on ne les avait pas encore salé. D’autrefois c’était quelques poignées de petits quartiers de pommes ou de petites poires sèches. Et dans le tems des pommes de terre, on ne connaissait alors ni les pois, ni les fèves, ni les lentilles etc… Ces mets étaient uniquement réservés aux infirmes. Mais la communauté avait tous les jours, avec une soupe si mauvaise que les animeaux la rebutaient, une portion d’orge mal grué, à peine cuit, sans autre assaisonnement que l’eau et le sel. Le lait étant alors très rare. On faisait du fromage pour vendre avec ce qu’on [12] en avait et le petit lait pur était la portion du soir les jours où il était permis de faire deux repas. Si le jardin fournissait quelques légumes, on s’en servait pour faire la souppe et la portion avec d’autres herbes communes que l’on allait ramasser dans les prés mais on se faisait gloire de ne les pas éplucher. On les lavait à peine et la terre était une des principales bases de l’assaisonnement. Les religieux et les novices, avides des humiliations ne se contentaient pas des pénitences mortifiantes qu’on leur donnait tous les jours au chapitre pour les moindres fautes mais on les voyait encore à toutes les heures du jour prosternés aux pieds des supérieurs pour s’accuser et demander encore de nouvelles pénitences qui leur étaient d’autant moins épargnées que l'on savait qu’ils les regardaient comme de bonnes fortunes. Le R.P. abbé n’attendait souvent pas que l’on s’accuse. Il éprouvait ses novices et ses religieux par des reproches de toutes manière et à la moindre résistance, que di-je, au moindre signe d’excuse ou même de mécontentement, il faisait sentir toute son aucthorité car je sais qu’il en a discipliné un grand nombre de sa propre main et qu’il les frappait jusqu’au sang. Un jour pour une légère contestation de la part d’un religieux de La Trappe qui voulait trop fortement une chose qui lui parraissait tenir à la régularité, le R.P. l’excommunia et il resta plus de 15 jours sous l’anathème, séparé du reste de la communauté Enfin l’austérité de la vie était aussi grande qu’il est possible de se l’imaginer.
Le R.P. résidait alors avec la plus grande exactitude, ou si des affaires indispensables l’obligeaient de s’absenter, ce n’était jamais que pour quelques jours. Il voyagait toujours à pieds et se faisait accompagner de quelqu’un de ses religieux. Lorsqu’il était au monastère, il en suivait exactement tous les exercices. On le voyait sous les cloîtres faire ses lectures avec les Frères. On assure même que la première année il y écrivait ses lettres. S’il n’était pas sous les cloîtres, il se tenait dans son cabinet, qui n’était qu’un petit refens ménagé près du chapitre, extrêmement humide, sans feu et sans aucune commodité quelconque. C’est là que dans tous les intervals libres [13] il écoutait tous ceux qui avaient quelque chose à lui communiquer. La porte en était toujours environée d’un grand nombre de religieux, novices, convers, etc… qui attendaient leur tour. Il était aimé et avait la confiance de tous. Tous s’adressaient à lui pour la confession, même les convers et les frères donnés. Il faisait lui-même la distribution du travail et y conduisait la communauté. Personne, même ceux qui avaient les emplois les plus nécessaires, n’était dispensé de s’y trouver. On le voyait à la tête de ses religieux s’exercer dans la compagne, dans les bois, à la lesciverie, etc… Après avoir travaillé un tems notable, il parcourrait les différents attelliers de la maison, il vacquait à ses affaires particulières, puis il revenait chercher la communauté au lieu du travail. Chaque jour il tenait lui-même le chapitre des coulpes. Les dimanches et fêtes il y faisait toujours lui-même les exhortations, à moins, ce qu’il faisait de tems en tems, qu’il ne lui plut d’en charger quelqu’un des prêtres mais alors il ne laissait pas de s’y trouver. Le point de la règle qui oblige le premier supérieur à prendre les avis de sa communauté toutes les fois qu’il se rencontre quelque chose d'importent à faire, était religieusement observé. Tous les mois il tenait, avec les plus anciens et les plus discrets religieux, un conseil pour le temporel et un autre pour le spirituel de la maison. Enfin il ne négligeait rien pour le bien et l’avancement de sa réforme et plut à Dieu que cette exactitude eut duré longtemps ! En combattant ainsi à la tête de ses religieux il les eut encouragé et soutenus par sa présence. En portant lui-même constament le joug il eut appris par son expérience, ce qu’il pouvait avoir de trop pesant par sa continuité, pour la faiblesse humaine et sans porter aucune brèche à l’esprit de mortification dont ils étaient animés, il eut apporté à certaines pratiques qu’une première ferveur à fait embrasser avec avidité, des modifications que la prudence et la religion rendaient nécessaires et l’on n’aurait pas la douleur aujourd’huy de voir plusieurs articles des constitutions qui ne s’observent pas et qui semblent n’y avoir été insérés que pour en imposer au publicq par une vaine ostentation d’austérité. C’est, Monsieur, l’inconvénien qui a dû nécessairement résulter de la précipitation avec laquelle le R.P., conjointement avec les religieux, ont formé et fait imprimer leurs règlements. Comme cet article demande un certain détail et que ma lettre passe déjà les bornes accoutumées, vous me permetterer de remettre à vous en entretenir dans la suivante. Croyer-moi…
Quatrième lettre
[14] Vous n’êtes pas sans doute, Monsieur, sans avoir entendu parler de la réforme de Cîteaux établie dans le monaster de Notre-Dame de La Trappe par Monsieur l’abbé de Rancé. Ce vénérable ecclésiastique, lié avec tout ce qu’il y avait de plus savent et de plus recommendable par la piété dans son tems, connaissait à fond les premiers instituts de l'Ordre qu’il embrassait. Et quand il ne les eut point connu, il est à croir que voulant en entreprendre la réforme il ne négligea rien et pour saisir le véritable sens de la règle de saint Benoît et pour s’instruire de la manière dont elle avait été entendue et pratiquée par les premiers Pères de Cîteaux et pour avoir une connaissance exacte de tous les usages et pratiques qui se trouvent détaillés dans les us, le nomasticum, les actes des chapitres généreaux de l’Ordre, etc, sa réforme eut pour but de se rapprocher autant qu’une sage discrétion pouvait le lui permettre, de la première institution. Mais comme il est des bornes que la faiblesse humaine ne peut transgresser sans témérité, instruit par l’exemple de ses prédécesseurs, en faisant refleurir la première ferveur des austérités de Cîteaux à La Trappe, il évita les excès qui avaient été la cause principale de leur chute. Sa réforme cependant, toute modérée qu’elle était, ne laissa pas de parraître singulièrement austère et la vie que l’on menait à La Trappe a toujours été regardée en France comme le plus haut point où l’homme puisse porter la mortification lorsqu’il s’agit de la pratiquer sans relâche.
Dom Augustin de L’Estrange et les religieux qui l’accompagnaient faisaient déjà depuis plusieurs années, profession de cette sainte réforme. Le Seigneur leur offrant un azile dans le monaster de La Valsainte, il parraissait tout naturel de continuer à y vivre dans les mêmes pratiques, mais déjà exacts observateurs de la règle et parvenus sans doute à la plus sublime perfection. Ce n’était plus asser pour eux, bientôt ils accusent leur vénérable réformateur d'avoir usé de trop d’indulgence. Ils s’accusent eux-mêmes de lâcheté et de paresse. « Il nous faut, ce disent-ils, remonter à la source, les pères de Cîteaux n’étaient pas différents de nous, pourquoi ne pourrions-nous pas ce qu’ils ont pu, Quid non poterimus quod isti etc… »
[15] Ce fut dans cet esprit qu’ils s’assemblèrent capitulairement et qu’ils procédèrent à l’examen de tous les points de la sainte règle, comme vous le pouver voir dans l’histoire de l’établissement de la réforme, à la tête des règlements. J’ignore si lorsque je suis entré à La Valsainte le code des règlemens était déjà composé, si l’on a soumis aux délibérations capitulaires d’autres articles que ceux dont il est parlé au lieu que je viens de citer ou si le R.P. en a été seul l’autheur. Tout ce que je sais, c’est qu’il n’y avait alors rien de fixe et qu’on n’observait pas encore bien des choses que nous avons observé depuis et dont nous n’en avions même aucune connaissance. Un jeune religieux, profès de La Valsainte inspiré par l’esprit d’enthousiasme du R.P. abbé et de ses compagnons, était occupé du matin au soir à compulser les us de Cîteaux, le nomasticum, etc, et à transcrir tout ce qui pouvait tendre à établir la plus stricte rigidité. Comme j’étais novice, je ne sais si le résultat de son travail était lu au chapitre des enciens et soumis à leur approbation avant qu’on en décréta l’exécution. Mais ce que je sais pertinament, c’est que ce travail n’était pas encore achevé qu’il fut question de le faire imprimer. C’est ce que j’appris du R.P. abbé lui-même qui vint un jour à la pharmacie où j’étais, en qualité de chirurgien, me communiquer son projet et me demander ce que j’en pensais. Je lui répondis que si les règlements étaient faits, il fallait commencer par bien les observer pendant une dixaine d’années, que l’expérience serait une approbation sûre, après laquelle on pourrait les faire imprimer, mais que sans cela, ce serait s’exposer à imprimer ce que l’on n’observerait pas. Et c’est ce qui n’est que trop arrivé, car on pourrait citer plusieurs articles qui ne s’observent pas aujourd’huy et qui ne servent qu’à en imposer au publiq. Mon avis, à ce qu’il parraît, ne fut point goûté car on procéda aussitôt à l’impression. Les frais devaient en être considérables, car il ne s’agissait pas d’un simple petit in-12°, mais de deux gros volumineux in-4°. Cependant on ne s’effraya pas. Comme c’était l’œuvre de Dieu, on compta sur son assistence et on était prêt à se réduir à la dernière nécessité, disait-on, pour le conduir à son terme. Mais n’y avait-il pas une petite spéculation d'intérêt ? Le R.P., plein de l’idée qu’un ouvrage de cette nature devait produire un grand effet, se persuada qu’il en tirerait un grand profit. En conséquence il ouvrit une souscription, fit tirer un nombre considérable d’exemplaires [16] et tout le fruit qu’il tira de son entreprise fut que presque tout lui resta entre les mains, que sans des secours extraordinaires il n’eut pas payer l’imprimeur, et encore réduisit-il sa communauté bien à l’étroit. Ce qui me fait croire que ces règlements ont été composés par le seul R.P., sans participation de la communauté, c’est l’avidité avec laquelle les religieux attendaient chaque semaine le cahier qui revenait de cher l’imprimeur, pour savoir ce qu’y était contenu et que nous réformions nos usages à mesure qu’ils parraissaient.
D’après ce petit exposé, Monsieur, vous ne serer pas sans doute surpris de voir si peu de correction et d’ordre dans les règlements de La Valsainte, d’y trouver bien des choses qui ne s’observent pas et plus encore qui s’observent mal, parce que l’expérience n’a pas suffisament appris auparavant les inconvéniens ou les avantages qu’il y avait à les observer. Mais ce pas une fois fait, il était difficile de reculer en arrière. Les règlements sont resté et resteront ce qu’ils sont jusqu’à ce qu’une authorité force à y apporter les corrections indispensablement nécessaires, ou que leur inobservance en procure l’anéantissement.
Obligé de les pratiquer, j’ai été dans la nécessité de les lire et de les étudier et je puis dire que jamais lecture ne m’a été plus coûteuse. Dans la première ferveur de mon noviciat, j’ai d’abord voulu les accomplir avec toute la fidélité dont j’étais capable. Mais la contrainte continuelle où me jetta la violence qu’il fallait que je me fisse pour ne manquer à aucune des pratiques multipliées que y sont prescrites, me fit bientôt abandonner la partie. Je me contentai d’observer fidèlement tout ce qui regardait la régularité et le bon ordre, et dans mon particulier je donnais à mon esprit le relâche que je croyais lui être nécessaire pour jouir de ses facultés. J’étais d’ailleurs chargé d’un emploi pénible et qui exigeait de moi que je fusse toujours prêt à répondre, ce qui ne m’eut pas été possible si je me fusse laissé accabler par la multitude des petites observances. Je ne cacherai pas cependant qu’il m’en a d’abord beaucoup coûté pour vaincre sur ce point les scrupules de ma conscience. D’un côté les moindres transgressions nous étaient représentés comme des crimes, de l’autre la violence que j’étais obligé de me faire pour être fidèle à tout était telle, que plusieurs fois j’ai crains d’en perdre la tête [17] et ce combat qui dura plusieurs années toutes entières, me fut plus pénible que toutes les austérités de la maison.
Ce n’est pas que je n’eus rien à souffrir de ce côté, car la répugnance que j’éprouvai d’abord pour la nourriture, me fut un supplice pendant plus de six semaines. Je sortais du réfectoir presque comme j’y étais entré, ce qui ne tarda pas à me jetter dans un état d’infirmité qui fit même craindre pour mes jours. Les jambes et les cuisses m’enflèrent considérablement, la respiration devint habituellement plus difficile et à ces symptômes il se joignit un dévoiement colliquatif qui ne m’annonçait qu’une fin prochaine. J’étais déjà au comble de ma joie car la mort était ce que j’ambitionais avec le plus d’ardeur. Je ne laissais cependant pas de suivre tous les exercices avec la communauté, de me lever la nuit, d’aller au travail où je pouvais à peine me traîner. La pauvreté où était alors la maison exigeant que l’on se servait de sabots, ce genre de chaussure auquel je n’étais pas accoutumé, était pour moi un supplice. Comme nous allions travailler hors du monastère, il ne m’était pas possible de suivre mes frères, je me laissais tomber à chaque moment. Je rentrais à la maison tout croté et le R.P. me faisait encore les plus sévères réprimandes sur ma lâcheté. Cependant il vit bien que l’état où je me trouvais ne pourrait avoir que de fâcheuses suites. Les connaissances que j’avais dans la médecine et la bonne volonté que j’avais fait parraître me rendaient un homme précieux pour la maison. Il ne négligea rien pour tâcher de me conserver. En vain me fit-il les plus fortes sollicitations de prendre de la nourriture. Jamais il ne me fut possible de lui obéir. Ma répugnence était à son comble et j’étais décidé à mourir plutôt que de me faire la moindre violence sur ce point. Pour m’y forcer il me fit mettre au soulagement avec injonction expresse de manger ce que l’on me présenterait. Ce soulagement consistait en une souppe le matin, qui était ordinairement au lait, trempée de meilleur pain, à midi l’on ajoutait à la [18] souppe et à la portion de la communauté, une portion d’infirme qui consistait en riz, œufs, grueaux et en légumes, le tout apprêté au beurre et au lait et l’on donnait de plus une livre de pain des infirmes qui était un peu plus blanc, de même le soir. Comme le jeûne m’était extrêmement pénible, cette souppe du matin me fit grand plaisir. Les premiers jours j’en mangeai un peu. Bientôt je la mangeai toute entière. Petit à petit mon estomach s’accoutuma à la nourriture. La portion extraordinaire du dîner ne me fut bientôt pas suffisante. Je commençai à goûter de celle de la communauté. Enfin, insensiblement, je parvins à manger tout ce qui m’était présenté, selon l’ordre que j’en avais reçu. Mes forces parrurent d’abord revenir. Le dévoiement s’arrêta et si j’eus su me modérer dans la quantité de la nourriture, j’eus jouis d’une santé passable car dans le régime que j’avais tenu pendant les premières semaines, l’asthme dont j’étais affligé depuis ma première jeunesse avait parru disparraître entièrement pour faire place à l’épuisement. Mais environé de gens que je voyais, non pas manger mais dévorer leur énorme pitance, m’entendant sans cesse répéter qu’il n’y avait de salut dans le régime de la maison que pour ceux qui mangeaient, et puis la faim excessive qui semblait me tourmenter en proportion de ce que je mangeais davantage et qui me harcela encore bien davantage lorsqu’on me retira le soulagement, toutes ces raisons firent que je donnai dans l’illusion comme les autres et que je ne sortais jamais de fois du réfectoir sans avoir à me reprocher d’avoir véritablement excédé dans la tempérence. Je ne tardai pas à éprouver les funestes effets de ce régime tout à fait contraire à la faiblesse de mon estomach et à la délicatesse de ma complexion. Les indigestions multipliées produisirent bientôt cher moi une surabondance d’humeurs excessive, une partie se porta vers la poitrine et m’occasionna, non des accès d’asthme proprement dit, mais une [19] toux continuelle, accompagnée d’une expectoration abondante de matières glaireuses. Une autre partie se porta vers les extrémités et je devins enflé des jambes, des mains et de la figure comme un hydropique et pour le coup je cru bien fermement que s’en était fait de moi. On le croyait aussi dans la communauté et le supérieur me fit mettre à l’infirmerie en me disant qu’il était tems de me préparer prochainement à la mort. Cette nouvelle ne m’effraya pas, j’y étais bien décidé et je n’eus jamais rien fait pour mon rétablissement si l’obéissance ne m’y eut forcé. J’étais le seul médecin de la maison. Il fallut donc, pour obéir, me traiter moi-même. Je connaissais parfaitement mon mal et sa cause. En peu de jours je me vis bientôt délivré de l’enflure qui était le symptôme le plus alarmant de ma situation et si les remèdes eussent été soutenus par un régime convenable, je serais sorti en pleine santé de l’infirmerie au bout de 15 jours. Mais comment aurai-je pu m’y rétablir ? A l’exception d’une ou deux portion d’œufs par semaine et de la souppe qui était un peu meilleure mais dont je mangeais bien peu pour ne pas augmenter la surabondance des humeurs qui m’obsédaient, les mets les plus délicats dont on me nourrissait était le plus ordinairement de grosses fèves de marais sèches cuites, des pois noirs des lentilles et du grueau d’orge mal préparé. Je vous avoue, Monsieur, que si ma résolution n’eut pas été aussi forte qu’elle l’était de mourir à La Valsainte, j’en serais sorti sans différer, aussitôt que je me vis tant soit peu rétabli. Cependant je n’en eu pas même la pensée, et rendu aux exercices de la communauté, quoiqu’encore bien faible, je les ai suivi avec autant d’exactitude que le religieux le plus fort et l’on était alors sur le pied de l’hyver, tems que j’appréhendais le plus à cause du froid continu et excessif que l’on éprouve dans une maison humide et dans laquelle, si l’on en excepte le chauffoir, où il ne se trouve qu’un poêle de [20] fer toujours échauffé jusqu’au rouge, or il n’est permis de rester qu’un quart d’heure dans laquelle, di-je, il n’y a aucun lieu qui ne soit une véritable glacière. Il ne m’est pas possible d’exprimer tout ce que j’eus à souffrir pendant cette saison toujours rigoureuse. L’enflure des jambes et des mains augmenta au point qu’elles se crevaient et que le sang éclatait au moindre mouvement et ma poitrine était devenue une espèce de fontaine de laquelle une toux presque continuelle faisait sans cesse ruisseler des matières comme purulentes, souvent mêlées de sang. A toutes ces infirmités se joignait une faim dévorante que rien ne pouvait contenter. Ma constance cependant n’en fut pas ébranlée et quoiqu’un pareil noviciat ne me promit qu’une mort prochaine ou tout au moins une vie misérable, jamais il ne m’est arrivé de m’aller plaindre au supérieur et de lui témoigner aucun désir de me retirer, quoique je fusse bien convaincu que c’eut été pour moi la seule voie de guérison.
Et certes ma sortie de la maison ne l’eut pas beaucoup amusé. En entrant dans le monaster j’avais apporté avec moi vingt-cinq louis en argent, quelques assignats dans mon portefeuille qui contenait mes papiers bien en règle, une bonne montre d’or et de plus une malle bien garnie de hardes, etc. Si j’eus été dans le cas de sortir du monaster, d’après les constitutions de l’Ordre, non seulement on ne pouvait rien me demander pour ma pension, mais on était encore obligé de me remettre tout avec la plus grande exactitude et le R.P. s’était mis, par sa négligeance, dans le cas de ne pouvoir le faire. Peu soigneux des affaires des autres comme des siennes propres, il avait laissé mon argent, mon portefeuille et ma montre sur une table de l’infirmerie où il était alors et un novice convers, qui couchait dans la même infirmerie que lui, trouva le moyen de s’en accomoder, sans que l’on s’en apperçoive et décampa le lendemain de grand matin avec permission, ce qui rendit le Val encore moins suspect. Le R.P., fort embarrassé, crut devoir m’en prévenir, en me disant d’être sans inquiétude, qu’il remetterait de l’argent en place, [21] qu’il me rendrait une autre montre, qu’il n’y avait que mes papiers auxquels il ne pouvait suppléer mais que cela ne devait point me gêner si Dieu ne m’appellait pas à rester dans la maison. Je lui répondis que je bénissais la divine Providence qui, en me privant des petites resources qui auraient peut-être pu être pour moi un occasion de tentation, fixait par là ma résolution, qu’en place de l’argent il pouvait mettre une pierre que j’étais aussi content.
C’est ainsi, Monsieur, que dépouillé de tout, détaché de moi-même, attendant la mort à chaque moment, je parcouru tout le tems de mon noviciat. Vous me pardonnerer la longeur de cette lettre qui, dans son début, parraissait ne devoir avoir pour objet que la manière dont ont été composés les règlements de La Valsainte et qui a fini par vous entretenir de moi-même. Il est bien difficile, quand l’on parle de soi, de se tenir dans de justes bornes.
Croyer-moi toujours avec les sentiments etc…
Cinquième lettre
Je ne saurais, Monsieur, me rappeler exactement de tout ce qui s’est passé de particulier à La Valsainte pendant le tems de mon novitiat. Toujours est-il certain qu’il n’y est rien arrivé de bien important et de bien saillant, car la mémoire m’en retracerait au moins quelque chose. Cependant je ne puis passer sous silence le départ d’une colonie de nos frères pour l’Hespagne. Vous vous souviendrez, sans doute, que dans une de mes lettres précédentes, je vous ai dit que deux des religieux venus de La Trappe étaient partis pour l’Hespagne avec intention d’y former un établissement. Ils eurent le bonheur de réussir et s’empressèrent d’en donner nouvelle au R.P. pour qu’il leur envoiat au plus tôt des compagnons. Leurs désirs ne tardèrent pas à être remplis. 4 religieux profès, deux novices, 4 convers et 2 frères donnés furent aussitôt choisis pour aller aider les deux apôtres à poser les fondements du nouvel [22] établissement. Leur pacotille ne fut pas longue à préparer : une serge, un calçon, une paire de chaussons, une paire de bas, un ou deux mouchoirs de poche pour changer au besoin, voilà en quoi consistait toute leur garde-robe, un bâton blanc à la main pour monture. C’est ainsi que, porté sur les ailes de la sainte pauvreté et se confiant uniquement en la divine Providence ils partirent pour se rendre au lieu de leur destination. Vous avez sans doute lue dans les règlements la description touchante que le R.P. fait lui même de l’instant de leur départ et je ne crois pas nécessaire de vous la répéter ici. Nous ne tardâmes pas à apprendre qu'ils étaient heureusement arrivés et qu’aidés de la protection de Sa Magesté catholique et des secours d’un grand nombre de personnes charitables, ils se voyaient déjà posesseurs d’un monastère ou reignait la ferveur et la régularité.
Encouragé par cette première réussite, le Révérend dom Augustin voyant que les novices abondaient à La Valsainte, car à cette époque un grand nombre de prêtres français émigrés et sans ressource, venaient s'y réfugier, et quoi que le nombre de ceux qui y restaient, comparativement à celui de ceux qui y entraient, fut très petit, il ne laissait pas cependant d’être fort considérable. Le R.P., dis-je, se voyant surchargé de sujets et la maison d’ailleurs étant très pauvre, il pensa à tenter ailleurs de nouveaux établissemens. Animé d’ailleurs par l’exemple du grand saint Bernard dont il se regardait comme le prototype, il voulut comme lui, en multipliant les maisons de sa réforme, offrir aux pécheurs, dans les différents parties du monde, des asiles sûrs pour faire pénitence et mettre leurs mœurs à la brie des dangers multipliés du siècle. Heureux si dans ses entreprises il eut toujours suivi la marche de ce grand saint, la réussite les eut toujours couronnés et il n’eut pas eu la douleur d’en voir échouer un grand nombre. Saint Bernard, à la vérité, comptait beaucoup plus sur les ressources de la divine Providence que sur celles des hommes. Cela cependant ne l’empêchait pas de prendre toutes les mesures que la prudence exigeait, pour donner à ses établissements [23] la plus grande solidité. Avant d’envoyer aucun religieux pour une fondation, elle était toujours déterminée. Il s’assurait de la protection des aucthorités ecclésiastiques et civiles et le nombre des nouveaux prosélites à qui il confiait sa mission était toujours proportionné à l’importance de leur entreprise. Le R.P., sans doute pour montrer encore plus de perfection et un abandon plus aveugle dans la Providence, crut devoir s’écarter de cette marche. Sur le simple apperçu de la possibilité d’un établissement dans une contrée, sans en avoir conféré avec les aucthoritées respectives, sans aucune concession préalable du lieu ou pourrait être situé le monastère et des fonds qui lui seraient assignés pour la subsistance, choisissait in petto deux à trois religieux, souvent tout nouveaux profès, autant de novices, deux ou trois convers, un frère donné et sans leur donner souvent d’autres instruction que l’ordre d’aller dans tel payis, avec quelques lettres de recommandation, pour y tenter un établissement, il les envoyait et il fallait partir sans raisonner, dépourvu de tout. La moindre résistance eut été une désobéissance, une preuve certaine que l’on n’avait pas l’esprit de son état. Ce fut ainsi que sur la seule observation que lui fit un chevallier de Malthe qu’une colonie de la réforme serait bien acceuillie dans cet isle, il fit partir précipitament plusieurs religieux sans avoir préalablement pris toutes les mesures nécessaires pour leur embarquement. Aussi ne purent-ils l’effectuer. Heureusement que ceux qu’il avait chargé de cet entreprise étaient gens de tête. Voyant qu’ils ne pouvaient remplir leur mission, après avoir attendu inutilement à Amsterdam ou aux environs que le R.P. leur procura quelque vaisseau à bord duquel ils pussent être reçus, ils se divisèrent en deux bandes. Une passa en Angleterre et une autre resta dans le Brabant qui n’était pas alors encore en proie aux désastres de la révolution.
Le projet d’un établissement de religieux trappistes en Angleterre, Monsieur, vous parraîtra sans doute une chimère. Il s’effectua cependant. Je voudrais pouvoir vous en donner ici tous les détails. Ils ne pourraient être que très intéressans et feraient honneur à la sagacité de celui qui en fit [24] l’entreprise mais ils ne sont pas venus à ma connaissance. Tout ce que j’ai pu savoir, c’est qu’un riche lord, catholique ou protestant, abandonna à nos frères une portion de terre considérable sur les rivages de l’océan, leur laissant le soin de la cultiver à leur profit, d’y faire tous les défrichement qu’ils jugeraient à propos et leur permettant de s’y bâtir une retraite analogue à leur profession. Le marcher fut accepté sans conteste, comme vous pouvez facilement vous le figurer. Des religieux furent envoyés de La Valsainte sans tarder pour aller aider les nouveaux colons et en peu de tems l’Angleterre fut toute étonnée de voir germer dans son sein une société d’hommes qu’elle avait si rigoureusement proscrit. Ils n’y jouirent cependant pas de tous les droits de la liberté car on les obligea à ne jamais parraître publiquement avec leur habit religieux et à s’acquitter secrètement des fonctions saintes de leur profession. Sans être tout à fait aucthorisés, ils furent tolérés et même protégés contre les mauvais procédés du peuple qui voulut en quelque rencontre se soulver contre eux. La culture des terres était leur principale occupation. Ils auraient pu acquérir une grande aisance par les fruits de leur travail mais le supérieur qui était à leur tête manquant d’ordre et d’économie, leurs affaires allèrent bientôt en dépérissant. Leur fondateur voyant ses terres négligées les retira et leur assigna des rentes en place. J’ignore si ces rentes sont à perpétuité et par conséquant quelle est la solidité de cet établissement qui dans un pays protestant, ennemi de l’état religieux, doit être regardé comme bien peu solide.
Les religieux qui restèrent dans le Brabant trouvèrent aussi à s’y établir et obtinrent aussi du renfort de La Valsainte mais la révolution ayant pénétré dans le pays, ils furent obligés de lâcher prise, se retirent dans le cercle de Westphalie. Le supérieur actif et insinuant obtint dans le village de Darfeld, d’un seigneur de l’électorat de Munster, une portion de bois à défricher dans ses terres, avec la permission d’y bâtir un monastère. Cet établissement coûta de grands travaux et des sueures abondantes aux religieux. Avec un peu d’ordre et d’intelligence ils eussent pu à la longue y élever un fort beau monastère mais sans avoir formé préalablement [25] aucun plan, ils bâtirent cabanes sur cabanes, démolissant une année ce qu’ils avaient construit l’année d’auparavant et ainsi en cinq à six ans ils dépensèrent plus d’argent pour ne rien avoir qui vaille, que s’ils eussent bâti un monastère selon toutes les règles de l’architecture. Ils ont été depuis transférés à Bourlos, ancien monastère de Cîteaux situé à 1 h de Darweld qui leur fut concédé pour 20 ans. Il y a eu sur cette maison une singulière protection de la Providence, car quoique le supérieur fut peu économe et peu intelligent dans la gestion du temporel, que d’ailleurs il fut presque continuellement absent elle n’a point laissé de prospérer d’une manière toute singulière. La régularité s’y est assez bien soutenue et elle était toujours fournie des meilleurs sujets, aussi le R.P. la regardait comme la pépinière et en tirait très souvent des religieux pour ses autres maisons et ce fut par la suite la cause en partie de la rupture qui eut lieu entre la maison de Bourlau et La Valsainte comme j’aurai occasion de vous le dire plus tard.
Vous comprener, Monsieur, que de si heureux succès ranimèrent dans le R.P. les désirs qu’il avait de s’étendre et de se multiplier pour le salut des âmes. Ces fondations effectuées sans même avoir été projetées lui firent concevoir mille projets qu’il se représentait comme déjà exécutés. Tel fut par exemple celui qu’il forma d’aller faire un établissement en Hongrie et en Russie. Il y avait trois mois que j'avais fait profession. Content d’avoir consommé mon sacrifice, je me réjouissais dans la pensée que La Valsainte serait bientôt mon tombeau, lorsque sur la fin de 7bre 1794 le R.P. me fit appeller pour me dire que je devais me préparer à partir pour la Russie, qu’il m’avait destiné pour y aller fonder une maison de notre Ordre. Je lui objectai la faiblesse de ma santé, le peu d’usage que j’avais du monde et surtout mon peu d’aptitude pour les affaires d’intérest que dans les voyages il était importent de savoir payer de sa personne, que je n’y entendais rien, n’étant jamais sorti de la maison parternelle que pour aller au séminaire et venir en Suisse, que d’ailleurs, nouveau profès, je craignais de reprendre trop [26] tôt l’air du monde, etc… Il me répondit de ne point m’inquiéter de tout cela, que s’il ne m’eut pas cru capable de l’entreprise, il n’aurait pas jetté les yeux sur moi, que je n’avais rien à faire qu’à obéir et que cette vertu pratiquée aveuglement supplérait à tout ce qui pourrait me manquer. Il fallut me soumettre sans répliquer et quoi que je ne pus me dissimuler mon incapacité phisique et morale, je me disposai à partir aussitôt qu’on m’en donnerait le signal.
Comme les détails de ce petit voyage, Monsieur me conduiraient un peu loin, vous voudrer bien me permettre de reprendre un peu haleine, et de remettre à vous en parler dans la lettre suivante. Croyer-moi toujours en attendant, etc…
Sixième lettre
Vous vous figurez sans doute, Monsieur, que destiné pour une entreprise aussi importente que celle d’aller faire l’établissement d’une maison de la réforme dans la Russie, le R.P. m’admettra dans les secrets de sa confidence pour me communiquer les mesures qu’il a prises et me tracer à moi même la marche que je dois suivre pour la faire réussir, qu’il m’assignera le lieu où je dois me fixer, l’évêque et le patron qui doivent me protéger. Mais cette marche toute naturelle a quelque chose de trop humain. C’est à la Providence seule que le R.P. veut être redevable de tout le succès. Depuis la proposition dont je vous ai parlé à la fin de la lettre précédente, il ne fut pas plus question de voyage et de fondation entre nous deux que si j’eusse du passer toute ma vie au monastère. La circonstance demandait qu’il me donna au moins quelques avis pour ma propre conduite, quelque bonne oppinion qu’il eut de moi, je n’étais pas un ange et à combien de dangers ne peut-on pas se trouver exposé dans de pareils voyages ? Tout se borna à me montrer sur une carte le pays où je devais aller, la route que je devais tenir en me disant qu il fallait faire diligence pour arriver avant l’hyver. Et vous notterez que nous touchions au mois d’octobre, que de la Suisse à [27] Peterbourg j’avais plus de deux cent lieux à faire, le tout à pied, chargé de pesants habits et affligé d’un asthme qui souvent ne me permettait pas même de faire cent pas dans l’intérieur de la maison. Le R.P. voulait sans doute me mettre dans le cas de pratiquer l’article de la règle : Si quando impossibilia injunguntur. Aussi m’y conformai-je avec la plus grande exactitude et voyant que ce que l’on exigeait de moi était absolument au-dessur de mes forces, je me mis aussi au-dessur de toutes mes répugnences pour faire parraître la soumission la plus entière. Cependant comme le commendement était tellement impossible qu’il fallait avoir perdu le bon sens pour la faire sérieusement l, je soupsçonai que ce voyage avait quelqu’autre but que celui qu’il présentait et je ne me trompai pas dans mes conjectures.
Je ne devais pas aller seul tenter cette bonne fortune. Le R.P. m’avait destiné deux compagnons : un religieux profès et un novice, qu’il me fit connaître peu de tems avant le départ. Je devais de plus marcher jusqu’en Hongrie avec deux autres religieux profès et un autre novice, de manière que nous devions voyager à six jusqu’à Vienne, et de là j’avais ordre de m’acheminer avec mes deux disciples, pour la Russie.
Cependant le jour que le R.P. avait fixé dans son conseil pour notre départ approchait. L’entreprise était importente et exigeait de lui, selon la règle, qu’il demanda auparavant l’avis de la communauté. C’est ce qu’il fit dans un chapitre où, après avoir exposé ses raisons, motivées principalement sur la réussite de nos frères en Angleterre et en Braban, sur le nombre considérable de sujets dont le monastère de La Valsainte se trouvait chargée, etc… il demanda à chacun son sentiment sur l’excursion qu’il projetait, disons mieux qu’il avait déjà statuée, car je crois que les plus fortes oppositions n’eussent pu lui faire changer de résolution. Chacun loua son zèle pour la propagation de son Ordre mais on lui objecta judicieusement, que quand il s’agissait de faire quelque fondation, on devait aller à coup sûr, que le lieu, les revenus, etc… devaient être déterminés, qu’en envoyant ainsi des religieux à l’avanture pour tenter fortune c’était les exposer, non seulemant à mille désagrémens, mais encore à des dangers certains de perdre leur vocation. Que quelque zélé que fut saint Bernard pour étendre son Ordre, jamais il n’en avait agi de la sorte et qu’il n’est personne qui ne l’eut taxé d’imprudence s’il se fut ainsi comporté . Il se trouva cependant quelques religieux qui approuvèrent en tout les déseins du R.P. et quoique, selon la règle, il n’eut besoin de l’approbation de qui que ce fut, cependant [28] il parrut s’appuier d’avantage sur l’avis de ces derniers et il termina le chapitre en priant ses religieux de recommander à Dieu le succès de son entreprise.
Le 1° d’octobre 1794 était le jour statué pour notre départ. J’en fus averti le matin, parce que l’on me fit donner une paire de guettres. Après le chapitre, le R.P. dit de se rendre à l’église que l’on chanterait la messe plus tôt que de coutume. Ce fut lui qui la célébrat. Il y bénit deux croix de bois sur chacune desquelles était inscrite notre destination. Il nous les remis solamnellement entre les mains et m’ayant fait ensuite passer à la sacristie, il me donna une pancarte en parchemin que je reçu sans en faire la lecture, une lettre pour l’impératrice de Russie, une autre lettre pour une personne de sa connaissance établie dans ce pays qui, dit-il, pouvait nous être utile et plusieurs pacquets de lettres addressés génériquement aux abbés, abbesses, chanoines, curés, etc… de tous les pays catholiques. Je lui demandai de m’indiquer l’usage que j’en devais faire, mais il remit à me donner plus tard ses instructions sur ce point. Le temps pressait, il fallait partir et son dessein était de nous accompagner.
Il était environs 11 h du matin lorsque nous sortîmes du monaster. Nous fûmes conduits processionellement jusqu’à la porte par toute la communauté. Le R.P., avant notre séparation, nous fit en pleurant ses adieux au nom de tous, puis après avoir donné à chacun le baiser de paix, le R.P. à notre tête, nous nous avancâmes en chantant le psaume Beati immaculati in via. Nous étions précédés par une méchante mule toute pelée, chargée de deux sacs percés en plusieurs endroits qui contenaient tout notre butin, consistant en un double des hardes de change, deux exemplaires de ce qu’il y avait d’imprimé des règlements, les parties de notre bréviaire dont nous ne nous servions pas, deux misselles et quelques livres indispensables de piété. La pauvre bête était chassée par un frère convers qui devait nous accompagner jusqu’à Soleure. Le R.P. avait résolu qu’elle passerait la montagne avec nous. Mais il n’avait pas auparavant mesuré les forces de l’animal. A peine eut-il fait quelques pas pour monter, que jamais il ne fut possible de le faire avancer. Le moindre bouriquet eut monté en courrant avec sa charge et ce pauvre mulet avait peine à se soutenir sans bouger de place. Le R.P. qui ne voulait point convenir du déficit de la monture, rejetta toute la faute sur notre imprudence. Nous seuls étions la cause parce que nous l’avions [29] trop chargé. En conséquence, ordre donné de déposer les sacs. Il s’approche. Il en fait l’inventaire. Il trouve bientôt du superflu dans les choses de première nécessité. Il réduit le bagage à peu près à moitié et fait reporter le reste au monastère. On recharge la bête bien persuadé qu’elle va, avec la rapidité du coursier le plus agile, nous frayer le chemin. Mais en vin l’on mit en œuvre les caresses, les coups, etc… Jamais il ne fut possible de la avancer d’un seul pas. Il fallut donc se résoudre à lui faire prendre le tour et nous ne laissâmes cependant pas nous autres de continuer notre route par la montagne.
Il y avait plus d’un an que je n’étais sorti du monaster, que pour suivre la communauté au travail, le plus souvent avec beaucoup de peine et me voilà aujourd’huy obligé de gravir, sans me reposer une montagne, de plus de trois quart d’heure d’élévation. Le R.P. accoutumé à ces petites excursions, sans considérer la faiblesse de ceux qui l’accompagnaient et en particulier la mienne, nous donna l’exemple d’une promptitude qu’il ne me fut pas possible d’imiter. Avant de se mettre en marche, il commença l’office de nonne que nous devions poursuivre à deux chœurs tout en montant. Mais comment aurai-je pu le faire ? Gêné de la respiration, je me vis bientôt plus de 20 pas derrière les autres et quelque fut ma bonne volonté, jamais il ne m’aurait été possible de psalmodier un seul verset. Le R.P. se retournant de tems en tems me reprochait ma lenteur mais ses reproches ne firent qu’aigrir mon esprit déjà trop irrité par l’épreuve à laquelle je me trouvais exposé. Je murmurais intérieurement contre lui et peu s’en fallut que je ne sois retourné sur le champ au monastère.
Cependant après bien des peines et des combats, j’arrivai enfin au haut de la montagne. Comme il n’y eut plus qu’à descendre, j’eus moins à souffrir et mon esprit se calma. Vers cinq heures du soir nous nous trouvâmes à Pras Roman, où nous devions faire la première halte. Vous noterez, Monsieur, que nous n’avions encore rien mangé de la journée et qu’il fallut encore attendre près de deux heures jusqu’à ce que notre dîner fut préparé. En attendant, on aluma un bon feu au R.P. dans une petite chambre particulière auprès duquel il se tint tout le tems fort à son aise. Pour nous, nous étions divisés çà et là dans un appartement où il nous dit de nous appliquer à la lecture. [30] Après avoir pris notre repas et récité notre office, j’aurais bien désiré prendre un peu de repos, mais il nous fit veiller jusqu’à 9 à 10 heures afin que nous puissions ne nous lever qu’avec le jour et que nous ne prissions pas plus de someil qu’au monastère, règle qu’il nous commanda de garder inviolablement pendant toute notre route. Nous eûmes donc près de quatre heures à passer dans l’inaction et pendant lesquelles mon esprit ne fut pas sans faire les plus sérieuses réflexions.
Le moment de nous coucher étant enfin arrivé, on nous apporta à chacun une couverture et un traversin pour nous en accomoder le mieux que nous pourrions sur le plancher. Chacun se mit à disposer sa couche le plus commodément qu’il put, mais cette petite opération ne put se faire sans faire voler une grande quantité de poussière qui, me prenant à la gorge, m’occasiona un accès d’oppression si considérable, qu’il ne me fut pas possible de me coucher et de fermer l’œil pendant toute la nuit. Cet accident me fut d’autant plus sensible que depuis plus d’un an que j’étais à La Valsainte, je n’avais rien éprouvé de semblabe et que je me croyais tout à fait délivré de ma maladie, au moins quant aux violents accès.
A la pointe du jour le R.P. donna le signal que j’attendais avec impatience, n’ayant pas ausé bouger dans la crainte de nuir au repos de mes frères. Je m’empressai de sortir tant pour prendre l’air que pour éviter le remuement des couvertures. Mais quelques précautions que je prisse, il ne me fut pas possible de vaincre l’oppression que j’éprouvais et ce qui me gênait encore le plus c’est que je ne pouvais rien prendre pour me soulager, attendu que l’R.P. nous avait averti que nous communirions à sa messe. Après avoir récité prime et tenu le chapitre, nous fûmes à l’église, où j’eus beaucoup à souffrir. Nous entendîmes la messe et y communiâmes et de l’église, sans rentrer dans la maison et sans même que le R.P. s’informa si nous n’avions besoin de rien, il nous fit mettre en marche pour reprendre notre route. Je vous laisse à juger, Monsieur, tout ce qui se passait intérieurement en moi. Je crois qu’une vertu plus éprouvée que la mienne aurait eu de la peine à y tenir. Ce n’était cependant ici qu’initium malorum. La lettre suivante vous mettera au fait des circonstances et des suites de cet agréable voyage. Croyer-moi…
Septième lettre
[31] Il était environs 9 h du matin lorsque nous sortîmes de Praz Roman, accompagné du R.P. et de Mr Colly et de son fils, riche particulier de l’endroit qui nous avait donné l’hospitalité. Leur secours nous était nécessaire pour nous mettre sur notre chemin car nous ne prîmes pas la grand-route de Fribourg mais autant qu’il peut m’en souvenir, nous sortîmes vers la droite du village du côté de l’est. Nous traversâmes le grand torrent qui passe à Marlis et nous montâmes comme pour aller à Chevril. Nous avions à peu près une demie-heure de chemin à faire jusqu’au lieu de notre séparation. Le R.P. ne m’avait encore donné aucune instruction sur mon voyage et sur l’usage que je devais faire des lettres qu’il m’avait confié. Il ne m’avait pas même lu la pancarte qu’il m’avait remise et moi, fort peu curieux de son contenu, je m’étais mis fort peu en peine d’en faire la lecture. Il profita de ces derniers moments pour me prendre en particulier tout en marchant et après m’avoir entretenu quelques instans du caractère du religieux et du novice qu’il confiait à mes soins et de la manière dont je devais les conduire, il me dit que toutes les lettres dont j’étais chargé, étaient des lettres de recommandation auprès des abbés, chanoines, etc…, que nous devions faire en sorte de n’en laisser passer aucuns sans les visiter, que ces lettres exposaient les besoins pressans où se trouvait La Valsainte, qu’il ne fallait rien négliger de notre côté pour solliciter des secours, que nous pourrions prendre dessus ce qui nous serait indispensablement nécessaire pour notre route mais que nous devions lui faire passer le reste fidèlement. Que c’était ainsi que s’étaient comportés nos frères qui étaient en Angleterre et dans le Brabant et que sans eux, La Valsainte aurait eu bien de la peine à subsister. Il m’ajouta que nous passerions par Ratisbonne où je trouverais mon oncle. Je l’interrompis aussitôt et lui demandai la permission de ne point le voir, parce que je ne doute pas que mon oncle n’eut été très mécontent de me voir chargé d’une entreprise aussi mal concertée. Mais il m’obligea de l’aller trouver et de prendre avec lui toutes les mesures nécessaires pour lui faire passer à La Valsainte l’argent que nous aurions ramasse. Le principal but de mon voyage ne fut plus, dès ce moment, une énigme pour moi. J’aurais eu certainement bien des objections à faire car comment concillier l’ordre qu’il m’avait [32] donné de faire toute diligence pour arriver en Russie avant l’hyver et celui de ne passer aucun monaster, aucun chapitre, pas même un curé, sans nous y présenter, je cru qu’il vallait mieux garder le silence et prendre tout pour argent contant. J’enrageais cependant intérieurement car j’avoue que je ne m’étais pas fait trappiste pour être capucin et j’étais bien résolu de ne faire le métier qu’autant que mes propres besoins l’exigeraient car la somme de quatre louis qu’il nous remit pour nous six n’était certes rien moins que suffisante avec toute l’économie possible, pour nous conduire au lieu de notre destination.
Pendant que le R.P. entretenait ainsi, en s’applaudissant sans doute intérieurement de trouver dans ses enfants une soumission aussi aveugle, nous arrivâmes au lieu fatal de notre séparation. C’était, s’il m’en souvient bien, au pied d’une croix plantée sur un tertre in bivio. L’un conduisait à Fribourg, et l’autre à la grand-route de Bernes. Le R.P. placé sur la monticule veut nous adresser la parole pour nous faire les derniers adieux mais sa voix étouffé par ses sanglots ne lui permet pas d’exprimer les sentiments de son cœur, tout ce qu’il peut faire c’est de nous embrasser et au même instant il disparraît en essuyant les larmes et nous laisse, je peux dire, au moins pour moi, dans des sentiments bien différens de ceux qu’il parraissait avoir car je ne vous dissimulerai pas, Monsieur, que je me regardais, moi et mes frères, comme des victimes de la cupidité du R.P. et que ses larmes n’étaient à mes yeux que fintise et hypocrisie. Dieu me pardonne cette faute qui a peut-être attiré sur moi sa malédiction et qui a peut-être été le plus grand obstacle à la réussite de notre voyage.
Nous voilà donc abandonnés à nous-mêmes. J’étais malade en sortant de Praz Roman et le voyage n’était pas propre à améliorer ma situation. Tracassé d’ailleurs par mille pensées qui se combattaient dans mon esprit, j’étais obligé de me faire violence continuelle pour ne pas éclater en plaintes et en murmures lorsque j’étais dans le cas de parler avec le religieux. (Ce religieux s'appelait Urbain. Il était venu de La Trappe à La Valsainte comme frère donné. Le R.P. le fit étudier et en moins de deux ans il fut ordonné prêtre. Il occupa la place de maître des novices et de prieur. Il fut chargé de confesser toute la communauté. Il avait toutes les qualités propres pour servir le R.P. dans les entreprises. Comme j’avais été sous lui pendant mon novitiat (il) persuada au R.P. que j’étais l’homme qu’il lui convenait pour aller en Russie… mais il se trompa, faute de me connaître. J’aurai encore occasion de reparler de lui en quelques circonstences. Je dois lui rendre ici la justice, que quoiqu’il fut peu instruit, il a été le meilleur maître des novices que j’ai connu tout le tems que j’ai demeuré à La Valsainte.) qui m’accompagnait. Cependant tout en rongeant mon frein, nous avancions [33] toujours à très petites journées, car j’avais bien de la peine à faire quatre lieux par jour. Je craignais d’être insulté aux environs et dans Bernes même. Mais grâces à Dieu, personne ne nous dit mot. Nous eûmes même la consolation de recevoir quelques aumônes avant d’entrer à Bernes. Nous traversâmes la ville et nous fûmes dans le cas d’aller coucher dans le faubourg afin de pouvoir partir le lendemain de grand matin. Nous fûmes fort mal reçu dans l’auberge parce que, étant dans le tems des jeûnes et ne faisant qu’un repas nous avions mangé avant d’arriver. Nous entreprîmes le lendemain d’aller à un jour de Berne à Soleure. La journée était bien forte pour moi, aussi succombai-je à la fatigue. Près d’une lieu avant Soleure le jour nous manqua tout à fait. Ne voyant ni ciel ni terre nous nous égarâmes et ce ne fut qu’après avoir erré inutilement près d’une heure que nous arrivâmes enfin aux portes de la ville.
Il n’est pas facile de décrir l’état pitoyable où je me trouvais alors je venais de tomber deux fois comme frappé d’appoplexie. Une petite bouteille d’eau-de-vie que je portais sur moi en cas d’accidens avait servi à me ranimer en m’en frottant le visage, de manière qu’à en juger par l’odeur que j’exhalais, ma démarche chancelente et les propos extravagans que je tenais, il n’est personne qui ne m’eût pris pour un homme yvre. Ce fut dans cet état que je me présentai au corps de garde de la ville, où l’on nous arrêta un certain tems pour viser nos papiers. Les soldats parurent s’amuser beaucoup de mes propos mais il n’en étais pas de même de mes compagnons de voyage qui auraient voulu me voir à cent lieux et qui se trouvaient fort embarassés de ma personne.
Du corps de garde l’on nous conduisit au couvent des Cordeliers. On eut toutes les peines du monde à m’empêcher de chanter et de parler dans les rues de la ville. Le père Urbain demanda en arrivant une chambre et s’empressa de m’y placer et de dérober aux révérends pères la connaissance de ma situation. Mais il eut beau faire, l’état violent dans lequel je passai la nuit, les cris, les chansons se firent entendre dans toute la maison et il n’y eut personne qui ne sût qu’il y avait un trappiste qui avait perdu la tête (Cet état n’était autre chose que l’effet de la fatigue, ajouté à la violence que j’avais été obligé de me faire pour combattre mille idées extravagantes qui me passaient par la tête contre le R.P. et sa manière de fonder les monastères et pendant mes délirs, tous mes discours ne roulent que sur cet objet.). A ce délire complet se joignait un état d’infirmité réelle ce qui mettait le père Urbain [34] dans le plus grand embarras.
Cependant un peu de someil que je pris sur le matin ayant rendu le calme aux esprits, je me trouvai plus maître de moi-même et j’en profitai pour écrir au R.P. ce qui m’était arrivé, en lui faisant sentir que c’était le fruit de son obéissance aveulgle, que cette épreuve devait lui être bien suffisante pour lui prouver que je n’étais nullement propre pour pratiquer cette vertu, qu’il m’avait fait faire un pas de clerc en me faisant trappiste et que s’il voulait user à mon égard du droit que lui donnait la règle de me renvoyer, j’acceptais volontier, plutôt que d’être mis par la suite à de pareilles épreuves. Le père Urbain écrivit de son côté ce qu’il voulut et nous étions en attendant tranquillement la réponse, lorsque nous vîmes arriver cher les Cordeliers le Rd dom Gérard, religieux de La Trappe, qui retiré avec quelques uns de ses frères dans une maison près de Soleure vivait avec son habit de religieux aussi trapistiquement qu’il pouvait. Il avait même aussi commencé un espèce d’établissement dans le Valais. Instruit de notre arrivé, il venait nous solliciter d’aller cher lui. Ce qui fit grand plaisir au père Urbain qui ne voulait pas être à charge aux Cordeliers et qui ne se fiait pas que je ne lui fis quelque farce auprès de ces RR. PP. Pour moi, je fus aussi très content et le soir même je fus transporté dans ladite maison de dom Gérard, où je reçu de sa part et de celle de ses frères tous les témoignages et les offices de la plus tendre et la plus prévenante charité. Rien ne fut épargné pour mon rétablissement. Ma tête se remit tout à fait en son bon sens mais ma santé resta toujours faible et chancelante. J’étais continuellement oppressé et j’avais les jambes et les cuisses considérablement enflées.
Un jour que je prenais l’air dans le clos de la maison, dom Gérard me fit l’amitié de m’aborder. Nous eûmes ensemble une conversation très sérieuse sur les entreprises du R.P. et sur la manière dont il s’y prenait pour les exécuter. Comme jusque là je n’avais été occupé qu’à combattre toutes les idées qu’il m’avait passé sur ce point, les regardant comme des tentations, je me rassurai beaucoup en voyant que sa manière de penser était tout à fait conforme à la mienne et je ne cache pas que si j’eus pu dès ce moment [35] rompre les liens qui me tenaient attaché à dom Augustin, je l’eus fait aussitôt pour me donner à dom Gérard. Il me demanda ensuite si j’avais des papiers pour aller faire la fondation projetée. Je tirai alors ma pancarte de mon port feuil et le priai de m’en faire la lecture car pour moi je n’avais pas encore eu la curiosité de la lire. Il ne peut s’empêcher de rire en voyant que le R.P. par ladite pancarte me constituait abbé d’un monaster dont il n’existait pas même encore le premier germe, etc… Pour moi, je fut fort surpris de me trouver tout d’un coup élevé à un grade auquel je n’avais jamais pensé et dont j’eus certainement très fort remercié le R.P. si j’eus prévu qu’il fallait l’acheter à un si haut prix.
Dans le même interval je connus par les communications intérieures de ceux qui m’étaient confiés, que je n’étais pas le seul en but aux peines et aux tracasseries sur le mode de la démarche que l’on nous faisait faire, que tout ce que j’éprouvais, ils l’éprouvaient aussi et que toute la différence qu’il se trouvait entre moi et eux, c’est qu’ils avaient une constitution phisique et morale plus forte que la mienne. On peut juger que la franchise de mon caractère ne me permit pas d’user de détours et de duplicité à leur égard pour leur faire voir en beau ce qui me répugnait tant à moi-même. Heureux encore s’il ne m’échapa rien, capable de les confirmer dans leur manière de voir.
Il y avait déjà 8 à 10 jours que nous étions dans la maison de dom Gérard où je commençais à fort bien m’y accomoder, lorsque le R. dom Augustin arriva avec une voiture pour me chercher. Notre départ fut fixé au lendemain matin. Il ne me dit rien du tout et ne s’occupa que de faire partir au plus tôt nos frères. Mes papiers (et par conséquent mon titre d’abbé) furent remis au religieux prêtre qui devait m’accompagner et dès le soir même ils furent coucher dans l’abbaye de Saint-Urbain Ils ont continué leur route jusque dans le milieu de l’Allemagne. Les difficultés qu’on leur fit sur leurs passeports les forcèrent de s’arrêter longtems dans une grosse abbaye. Pendant ce séjour mon substitue laissa tomber son portefeuil dans le feu. Tous ses papiers ayant été brûlés, le R.P. les rappela tous à La Valsainte. [36] Mais il n’y eut que 3 profès qui revinrent. Les deux novices qui eussent peut-être été deux excellens religieux, s’ils fussent resté au monaster, ayant repris l’air du monde aimèrent mieux y jouir de leur liberté. Cette équipée d’ailleurs n’avait rien de propre à leur donner une haute idée du gouvernement de la nouvelle réforme.
Le lendemain de grand matin, je montai en voiture avec le R.P. pour revenir à La Valsainte. Je ne laissai pas d’avoir beaucoup à souffrir dans ce petit voyage à cause de l’enflure considérable de mes jambes qui étaient fort mal à leur aise dans le cabriolet. Il fallut cependant aller ainsi jusqu’à Pras-Roman et là l’on me donna un cheval, ce qui me fit tant de bien en procurant l’écoulement des urines que les jambes étaient presqu’entièrement désenflées en arrivant. Pendant la route nous n’eûmes absolument aucune question avec le R.P. Je me rappelé seulement de lui avoir dit qu’il était bien fâcheux qu’à La Valsainte on ne s’attacha pas davantage à connaître ses sujets et que s’il m’eût bien connu, il ne se serait pas exposé à cette équipée. Il ne me répondit pas grand-chose et nous en restâmes là. Ce fut le jour de la saint Simon et saint Judes au soir que je rentrai à La Valsainte et plut à Dieu que j’en fus jamais sorti depuis.
Voilà encore une lettre fort longue, Monsieur, et toujours pour la même raison, parce que je n’y parle presque que de moi-même mais je compte sur votre indulgence, en vous priant de me croire toujours etc…
Huitième lettre
Autant j’avais eu de peine à quitter le monaster de La Valsainte, autant, Monsieur, j’éprouvai de satisfaction en y rentrant. Semblable à un poisson qui a été quelques instens hors de son élément et qu’on y replonge, il me parrut qu’on me rendait la vie. Quelques jours d’infirmerie suffirent pour me rétablir suffisament et me mettre en état de suivre les exercices de la communauté. On me rendit à mes fonctions de chirurgien d’autant plus volontier que celui à qui on les avait confié à mon défaut n’était point capable de les exercer, [37] tant par ignorance que parce que ce jeune homme avait déjà eu quelques accès de démense A cet emploi on joignit celui d’infirmier et comme le nombre des malades y était considérable à cause du mauvais régime, je me suis trouvé surchargé d’occupations.
Il ne faut pas croir, Monsieur, lorsque je dis que le nombre des malades était toujours fort grand à La Valsainte, que l’on y vit ordinairement reigner la plupart des maladies que l’on observe dans le monde. Non, et c’est ce qui vous surprendra peut-être beaucoup. Pendant 15 ans que j’ai exercé l’emploi de chirurgien, si j’en excepte une circonstante tout à fait extraordinaire d’une épidémie, je ne crois pas avoir eu quatre maladies bien déterminées à traiter. Jamais on n’y voit de fièvres quelconques, les fluxions de poitrine n’y sont jamais franches, l’apoplexie, la paralisie, la goutte y sont tout à fait inconnues Tout se réduit à une cachexie scorbutique qui conduit en peu de tems presque tous les jeunes gens à la pulmonie et à l’hydropisie putride. Je me suis singulièrement appliqué à connaître et à traiter cette maladie mais quelque moyen que j’ai pu employer pour la combattre, jamais il ne m’a été possible pendant les cinq premières années, d’en arrêter les progrès. Il eut fallu pour cela que le supérieur eut voulu concourir avec moi en apportant au régime les changements nécessaires, qu’on rendit la nourriture plus saine en en réglant mieux la qualité et la quantité. C’est ce que je me suis efforcé de faire par toutes sortes de moyens. Je n’ai épargné ni les raisonnemens ni les prières. J’ai présenté un mémoir très détaillé, mais on n’y eut aucun égard. Bien au contraire tout le fruit de mes représentations fut que l’on augmenta considérablement la quantité de nourriture sans la changer et que l’on obligea même les religieux, en vertu de l’obéissance, à manger tout ce qui leur était présenté. Je n’exagère rien ici car quelques jours après que j’eus présenté mon mémoire au R.P., dans un moment où nous venions de perdre plusieurs de nos frères, le résultat fut de faire mettre dans la souppe 12 onces de pain et comme je lui objectai qu’une pareille souppe était seule suffisante pour tuer un religieux, il me traita d’opiniâtre et m’ordonna de la manger toute entière. J’y essayai pour lui obéir mais j’eus une telle indigestion que dans les violents efforts que je fis pour débarasser mon estomac, je crachai le sang le lendemain. [38] On juge bien que je ne fus pas assez simple pour continuer ce manège. Mais combien d’autres qui se seraient cru coupables de manquer d’obéissance et qui en ont été les malheureuses victimes. Il y avait presque habituellement huit à dix malades à l’infirmerie dont trois et quatre étaient attaqués mortellement. C’était une chose assez réglée, nous en enterrions un tous les trente jours. Or, étant infirmier et chirurgien tout ensemble, que de peines et de travaux n’ai-je pas dû avoir à supporter. Outre les soins qu’exigeaient la pluspart des moribonds qui étaient extrêmement pénibles et dégoûtans, car j’en ai vu plusieurs languir des mois entiers rongés d’ulcères gangreneux qu’il fallait panser plusieurs fois le jour, d’autres qui par l’effet de la pourriture ne pouvaient pas retenir un seul instent leurs excréments, etc… Outre ces soins, dis-je, qui demandent jour et nuit de ma part un assugetissement continuel, il fallait que je prépare les remèdes, que je fournisse mon infirmerie du bois, de l’eau qui étaient nécessaires, il fallait que je serve les malades aux heures des repas et au milieu de tout cela, je n’étais exempt d’aucuns des exercices de la communauté. On me forçait même encore quelques fois de me trouver au travail commun. Ajouter encore à cela la nécessité où j’étais de répondre aux étrangers qui venaient de tems en tems me consulter. Voilà, Monsieur, comment j’ai passé les quatres années qui ont suivi mon voyage de Russie. Si j’eus encore joui au milieu de ce travail d’une bonne santé, mais j’étais moi-même dans un état d’infirmité habituelle. L’asthme, il est vrai, ne me faisait pas beaucoup la guerre, mais l’enflure des jambes, les douleurs de rehumatisme, la toux, un expectoration sanieuse et qui aurait dû mille fois m’épuiser, ne me donnait aucun relâche et chaque fois qu’après avoir enterré quelqu’un de mes frères, je traçais moi-même au cimetière la fosse pour celui qui devait le suivre, je le faisais toujours dans la confiance et même dans la persuasion que ce serait pour moi. Mais Dieu en avait décidé bien autrement.
[39] La mauvaise réussite de notre entreprise ne découragea pas le R.P. toujours occupé de projets de nouveaux établissements. Sa corresponeance commença à beaucoup se multiplier. Il lui fallait écrire grand nombre de lettres. Les voyages devinrent plus fréquens quoique toujours fort courts et bientôt il ne s’ocupa plus avec autant d’assiduité de l’intérieur de sa maison. Pour moi, accablé d’occupations, je ne m’inquiétais guère de ce qui pouvait s’y passer et si j’y ai remarqué quelque chose, ce ne furent que ces événements saillans qui viennent comme nécessairement à la connaissance de ceux qui s’appliquent le moins à les observer. Tels furent par exemple l’institution des enfants au monaster et l’érection des biens du monaster en titre abbatial et la nomination de dom Augustin. Comme ces deux intéressans articles, Monsieur, me conduiraient trop loin, vous me permetterez de terminer ici cette lettre en vous priant d’agréer mes sentiments…
Neuvième lettre
Pour prendre l’établissement des enfants au monastère de La Valsainte dès son berceau, vous saurez, Monsieur, qu’à l’époque de la révolution, de zélés catholiques français, voyant avec peine grand nombre d’enfants exposés à recevoir de mauvais principes dans leur éducation, s’employaient pour les y soustraire à les faire sortir du royaume et à les placer d’une manière conforme à leurs vues charitables. J’ignore si les parents étaient toujours consentants à ces sortes d’émigrations. Les bruits qui ont courru sur cet article pourraient en faire douter. Quoiqu’il en soit, une personne de Franche-Comté s’adressa au R.P. dont il connaissait le zèle et la charité et lui proposa de se charger de quelques uns de ces petits enfans pour les élever et les faire instruire. La bonne œuvre plut au R.P. Il accepta la proposition et l’on fut fort surpris de voir dans le monastère un petit garçon de 6 à 7 ans suivre les exercices avec les frères donnés. L’intention du R.P. n’était pas de s’en tenir là mais, prévoyant que la chose pourrait souffrir quelques difficultés de la part des religieux, il voullait, avant d’aller plus loin, prendre les avis de la communauté. Cependant il reçut encore deux autres enfants avant d’en parler en chapitre. Il leur appliqua un maître. Il leur fit faire à chacun un petit manteau de couleur brune et avait grand soin [40] qu’ils se trouvassent aux exercices communs. Ces pauvres petites créatures, éloignées de tous les objets de dissipation conformes à leur âge, obligés au plus strict silence, toujours sous les yeux de leur maître qui ne les quittait pas un seul instant, étaient d’une modestie et d’une sagesse qui surprenait. Le R.P. nous en parlait de tems en tems avec attendrissement et nous racontait les progrès qu’ils faisaient en nous faisant sentir combien ce serait une œuvre agréable à Dieu de soustraire aux dangers de l’erreur et à la perversité du siècle un plus grand nombre de ces enfants, que nous ne devions pas craindre de partager avec eux le peu de pain que le Providence voulait bien nous donner. Nous vîmes facilement où il en voulait venir. Après donc avoir ainsi suffisament préparé les esprits, il tint un chapitre extraordinaire et proposa la chose sérieusement : « Vous savez, nous dit-il, mes frères, que saint Benoît recevait des enfants pour être élevés dans son monastère, qu’il y a même dans sa règle plusieurs articles qui les concernent uniquement. Nous avons repris cette sainte règle à la lettre. L’occasion est des plus favorables pour reprendre ce point que je regarde comme un des plus importans et qui peut par la suite procurer d’excellens sujets au monastère, etc, etc… Je voudrais donc savoir là-dessus votre manière de penser. » Chacun parla à son tour et comme tous étaient édifiés de la sagesse de ces petits enfans et touchés des dangers auxquels ils étaient exposés, il n’y en eut aucun qui ne donna son consentement, en supposant que le R.P. metterait dans la réception de ces enfans toute la prudence qui seraient nécessaire. Bientôt le R.P. porposa une autre question, ce fut de déterminer le nombre que l’on en devait recevoir et à quelle âge. L’avis de presque tous les religieux fut que le nombre fut limité et qu’une fois réglé, pour quelque raison que ce fut l’on ne s’en écarta jamais. Pour ce qui regarde l’âge, ils demandèrent que l’on n’en reçut point au-delà de 12 ans afin de ne point s’exposer à admettre dans la maison des jeunes gens qui, déjà corrompus, pourraient devenir la perte des autres, mais tous demandèrent qu’on préféra les pauvres et les orphelins et que l’on exigea de pension de qui que ce fût. Le R.P. promit ces deux derniers articles qui furent statués comme constitutionels, de même que l’âge. Il s’engagea aussi à prendre toutes les précautions pour que la présence des enfans n’apporta aucun préjudice au bon ordre dans la maison et particulièrement à l’église où l’on exigea que jamais ils ne se fissent entendre, si ce n’est au salve, qui est ordinairement chanté par toute la communauté. [41] Rien ne fut décidé sur l’article du nombre. Le R.P. se réserva sur ce point à en agir selon sa volonté et sa prudence. Dans la crainte de parraître se méfier de la Providence il crut ne devoir suivre d’autre règle que l’impulsion de son ardente charité. En conséquence l’on vit en peu de tems dans le monastère plus d’enfants que les lieux qui leur étaient destinés n’en pouvaient contenir et l’on en comprendra facilement la raison. Si le R.P. se fut borné à ne recevoir que des français, jamais son nombre n’eut été fort considérable, mais il se serait alors rendu suspect. Il lui fallut donc céder aux instances des habitans du pays qui aussitôt qu’ils apprirent que l’on élevait des enfants à La Valsainte, s’empressèrent d’y trouver place pour les leurs. Par ce moyen, le R.P. recevait autant de français qu’il voulait, sans que le public put s’en appercevoir. On a remarqué qu’il n’a jamais eu fort à cœur le bien qu’il pouvait faire auprès des enfans du pays, ils n’ont jamais servi que de manteau pour favoriser les vues de son zèle à l’égard des étrangers.
Un si grand nombre d’enfants ne pouvant plus être gouvernés et instruits par un seul, il fallut songer à leur procurer des pédagogues. Mais comment faire ? Il n’y en avait aucun. Ce nouvel établissement qui était l’ouvrage de trois mois au plus, n’avait été nullement prévu. On se trouvait chargé d’enfans et personne pour les soigner et les instruire. Tout autre que le R.P. eut été sans doute très embarrassé. Cependant, sans sortir de son monastère, il trouva le moyen de pourvoir à tout. Quelques novices de chœur à qui les circonstances firent trouver qu’ils n’avaient point de vocation pour être religieux, quelques novices convers et des frères donnés lui fournirent en un instant, ce qui, selon bien d’autres, eut exigé plusieurs années de préparation. Tous les frais du doctorat consistèrent en un changement d’habit et ces bonnes gens se trouvèrent fort étonnés d’être devenus en un instant capables d’élever et d’instruire les enfants. Comme le nombre ne laissa pas d’en être assez considérable, ils formèrent une espèce de corporation à part dans l’ordre, à laquelle le R.P. voulut donner un nom et après une délibération capitulaire, il fut décidé qu’on les appellerait les frères du Tiers-Ordre de La Trappe. Et afin qu’ils fussent distingués des enfants, le R.P. voulut que tout maître en charge porta la couronne, que sur le scapulaire devant la poitrine, il eut un morceau d’étoffe rouge taillé en forme de cœur, de même que sur les parments des manches, avec cette inscription ou en latin ou en français : La Sainte Volonté de Dieu. On a depuis supprimé le cœur des manches, parce que il a sans doute parru trop militaire. Vous comprenez facilement, Monsieur, que cette création subite de nouveaux docteurs n’était qu’en attendant, le R.P. était bien persuadé qu’une fois que son établissement serait connu, ils ne manquerait pas de gens [42] instruits qui s’empresseraient de le venir aider à faire la bonne œuvre. Mais il compta devant son hôte et tout le tems que j’ai été au monaster je n’y ai jamais vu que deux à trois sujets capables d’enseigner ou s’il y en a eu quelqu’autres, ils y ont tenus si peu de tems qu’on peut les compter à peu près pour rien. Il a presque toujours été obligé de puiser dans la même source.
Dans les premiers tems on n’enseignait aux enfants que la doctrine chrétienne, la lecture, l’écriture et les chifres, parce qu’il manquait de maîtres et encore pour ce qui concernent ces objets, plusieurs enseignaient-ils ce qu’ils ignoraient. Aussitôt que les deux sujets dont je viens de parler y furent, on voulut tout enseigner : le latin, la géographie, l’histoire, les mathématiques, etc… et au bout du compte en voulant trop faire on ne faisait rien.
Ce nouvel établissement fut en but à la malignité et à la critique, particulièrement en France où l’on disait que le R.P. achetait des enfants et qu’ils les faisait enlever contre le gré de leurs parents. Dans la Suisse, tout se termina à quelques propos, mais tous les honnêtes gens étaient contents. On ne savait assez louer la charité du R.P. C’était à qui pourrait obtenir place pour ses enfants et on s’empressait d’autant plus que le R.P. avait fait circuler plusieurs imprimés dans lesquels il relevait les avantages de son éducation et faisait au publique les plus belles promesses qu’il n’a jamais tenu.
Cependant, ces pauvres enfants, si vous retirez l’instruction chrétienne, ne trouvaient au monaster qu’un fond inépuisable de misère. Couchés sur la paille, revêtus d’habits grossiers qu’ils ne quittaient jamais, même pendant la nuit, rongés de vermine, mal nourris, couverts de dartres et de teignes, dans la contrainte du matin au soir, obligés au silence le plus rigoureux, forcés de donner la plus grande partie du jour à un travail pénible et par-dessus tout cela, soumis pour la moindre faute à des corrections douloureuses et humiliantes, la pluspart ne pouvant soutenir un tel genre de vie demandaient à se retirer. D’autres plus impatiens, craignant qu’on leur refusa cette grâce, s’évadaient par dessus les murs avec leurs habits et de retour chez eux ils ne manquaient pas de raconter tout ce qu’ils avaient eu à souffrir. Si quelques uns attribuaient la grièveté de leurs plaintes à l’effet du mécontentement, d’autres savaient les apprécier de manière qu’on ne laissa pas de murmurer beaucoup dans le publique. Et j’ai toujours été bien étonné que le gouvernement s’en soit toujours rapporté aux belles parolles du R.P. et n’ait point cherché à s’assurer par lui-même de la vérité.
Mais un si grand nombre ne portaient le joug qu’avec peine, quelques uns, d’un plus heureux caractère, s’y soumettaient avec joie et j’en ai vu à qui l’on [43] aurait plutôt ôté la vie que de les faire consentir à retourner chez leurs parents. Ils profitaient de toutes les leçons qu’on leur donnait et comme de petits perroquets, ils retenaient par cœur les maximes de haute spiritualité au-dessus de leur âge qu’on leur débitait et qu’ils ne comprenaient pas. C’est ce qui donna lieu à certaines conversations d’un enfants avec le R.P. abbé de La Trappe qui furent imprimées et dont celui qui en fut le personage est sorti peu de tems après de la maison pour retourner dans son village ou il s’est comporté en mauvais sujet, tenant les propos les plus horribles sur le R.P. et sur le monastère.
Le R.P. n’ayant pas voulu limiter le nombre des enfans que l’on receverait et sa charité lui faisant toujours trouver des raisons suffisantes pour n’en refuser aucun, la maison se trouva bientôt pleine. Il fallut alors penser à les loger. Le chapitre grand et vaste bâtiment ayant parru propre pour cela, le R.P. s’en empara, le divisa en entresol, il fit à la même époque ouvrir la muraille sur l’église pour former une tribune, ouvrage périlleux qui pensa coûter la vie à ceux qui l’entreprirent. Bientôt on s’apperçut que cette multitude d’enfants chaussés de sabots occasionait un bruit effroyable dans la maison, que leur mouvement continuel ne faisait que dissiper et distraire les religieux dans les moments où ils étaient sous les cloîtres pour vaquer à la lecture. Comme ils se trouvaient avec nous à différens exercices, toute la communauté ne tarda pas à être infectée de la vermine dont ils étaient rongés et qu’ils semaient partout. Pour le R.P. qui depuis le matin jusqu’au soir était au milieu d’eux, il en avait tant qu’on les voyait courir sur ses habits. Tant et de si grands désagrémens contristèrent les religieux qui d’ailleurs voyaient avec peine que depuis que le R.P. avait introduit des enfants au monastère, il leur donnait la plus grande partie de son tems et qu’on ne pouvait presque plus avoir d’accès auprès de lui. Plusieurs fois il lui témoignèrent leur mécontentement ; mais il ne vit dans leurs plaintes qu’un esprit de murmure, que des efforts du démon pour l’empêcher d’opérer le bien qu’il voulait faire, mais qu'il ne faisait réelement pas, car à l’exception de trois ou quatre qui ont persévéré jusqu’au terme de leur éducation, la pluspart n’ont fait que passer dans la maison et n’y sont resté tout au plus que le tems nécessaire pour bien apprendre leur catéchisme.
Voilà à peu près, Monsieur, tout ce dont je puis me souvenir relativement à l’établissement des enfants à La Valsainte et à son existence pendant quatre ans. J’aurais bien désiré avoir quelques renseignements [44] sur le pensionnat dirigé par le Tiers-Ordre et que le R.P. établit à Romont, grosse bourgade du canton de Fribourg et qui a subsisté jusqu’à l’époque de la révolution franco-helvétique. Mais je n’en ai jamais eu aucune connaissance. Il est tout à croire que là comme ailleurs, l’on ne pouvait y enseigner que ce que l’on savait, c’est-à-dire pas grand chose. Mais voilà assez parler des enfants. Laissons les un instant pour nous occuper du père qui fera seul le sujet de la prochaine lettre. En attendant, soyez convaincu que je suis toujours etc…
Dixième lettre
Vous n’ignorez pas, sans doute, Monsieur, que le monastère de La Valsainte situé dans les montagnes du canton de Fribourg, était autrefois habité par les RR.PP. chartreux. Que tout le pays à plusieurs lieux à la ronde qui leur avait été concédé, avant l’année 1100 par les comtes de Corbières pour le défricher, leur appartenait, que leurs possessions y étaient en conséquence très considérables. Ces vénérables religieux avaient à peine fini de rebâtir leur maison qui avait été incendiée par le feu du ciel, lorsque le gouvernement crut devoir les faire transférer dans un autre monastère du même Ordre, situé à 4 heures de La Valsainte dans le même canton. La principale raison de cette translation fut le petit nombres de sujets auquel ces maisons étaient réduites. Les choses furent faites avec toutes les formalités requises. La cour de Rome donna son consentement et l’Etat fut authorisé à appliquer utilement les biens qui appartenait au monastère. Dans la disposition de ces biens, il ne fut point question de la maison qui resta toujours entre les mains de l’Etat avec quelques portions de terrain suffisantes pour pourvoir à son entretien. Or ce fut cette maison et les terres libres qui en dépendaient, que l’auguste Sénat de Fribourg concéda au R.P. et à ses religieux à leur arrivée en Suisse. Elle ne leur fut pas accordée gratuitement mais j’ai entendu dire qu’elle leur fut vendue sur la modique estimation de 25 000 F que le R.P. trouva auprès d’une personne charitable. C’était une somme considérable à lever pour des gens qui n’avaient rien, cependant [45] cependant il est certain que la vente ne pouvait être faite à un plus modique prix. Voilà donc, Monsieur, en quoi ont consisté et consistent encore les revenus du monastère de la réforme à La Valsainte. Prenez que dans ce marcher la maison ait été donnée pour rien, reste alors un fond de terre de 25 000 F, c’est sur ce modique capital qu’il fallut établir le titre abbatial et assurer la subsistance de l’abbé et de ses religieux. Mais, ce qui n’aurait pas pu suffir pour bien d’autres, était une richesse pour des religieux dévoués à la pauvreté et à la mortification. J’ignore les formalités qui ont été observées dans les pétitions qui ont été faites en cour de Rome à ce sujet et à quelle époque elles furent faites. Il y avait déjà près d’une année que j’avais fait profession lorsqu’un jour le R.P. nous dit au chapitre qu’il avait reçu des lettres de Rome qui accordaient la demande que l’on avait faite d’ériger les biens du monastère en abbaye. Il nous fit même lecture d’une lettre du Souverain Pontif et nous ajouta que sous peu de tems l’on procéderait à l’élection d’un abbé. Il semblait tout naturel qu’il nous dit alors quelque chose du droit que nous avions de nous élire nous-mêmes notre premier supérieur, de l’esprit qui devait nous animer dans cette élection et de la préparation que nous y devions apporter, mais il ne nous dit absolument rien et nous vivions dans l’attente du moment où devait se consommer ce grand ouvrage, lorsqu’il vint en chapitre nous annoncer que ce serait pour tel jour qu’il nous détermina.
Le jour fixé étant arrivé, après une messe du Saint-Esprit chantée par Mr le grand preuvot de Fribourg, on nous fit assembler en chapitre et placer selon notre rang. Après avoir attendu quelque tems, nous vîmes entrer ledit seigneur preuvot comme représentant sa Grandeur Mgr l’évêque de Lausanne, Mr Gottofrey secrétaire, un chanoine, deux députés du Conseil, leur appariteur et Mr le R. doyen et curé de Charmay avec Mr le Rd curé de Cerniat comme témoins. suivi du R.P. qui, après avoir fait asseoir le seigneur preuvot sur son siège de préséance, se placea lui-même à son rang d’ancienneté après de ses religieux. Une table était dressée au milieu du chapitre, près de laquelle les autres messieurs prirent séance. Le seigneur preuvot ayant déclaré l’objet de sa mission et les pouvoirs dont il était fondé, les députés du Conseil firent connaître le consentement de leurs hautes puissances à ce que l’on procéda à l’élection, après toutefois que l’on aurait lu à haute et intelligible voix l’acte des conditions auxquelles les religieux avaient été reçus à La Valsainte. A l’instant, moi qui n’en avait aucune connaissance, je redoublai mon attention, mais j’attendis en vain cette lecture, sans doute pour ne point perdre de tems [45 bis] elle fut omise. Ce qui me fâcha fort et si je n’eus pas craint de me faire trop remarquer et de passer pour un esprit brouillon, je me serais levé pour la demander . Après les premières formalités, le seigneur preuvot proposa d’aller aux voix pour élir des scrutateurs parmi les religieux. Mais un des plus anciens. se levant aussitôt pris la parole et dit : « Monsieur, il n’est point nécessaire de scrutateur ni de scrutain, les obligations que nous avons tous à dom Augustin de Lestrange notre libérateur et notre père, son rare mérite, nous nécessitent tous de lui donner notre suffrage. J’ose donc me rendre ici garent de la volonté de mes frères et je proclame dom Augustin de L’Estrange pour abbé de ce monaster. Si cependant quelqu’un est d’un avis contraire, qu’il se lève et l’on ira aussitôt aux voix. » Personne ne bougea ou plutôt tous se levèrent pour appuyer la proclamation. Alors le seigneur preuvot adressant la parole à dom Augustin lui demanda s’il acceptait le vœu de ses frères. Celui-ci consterné, répondit en pleurant qu’il ne se soumettait à ce fardeau qu’en tremblant et qu’à condition que ses frères voudraient bien accepter sa démission quand il en serait tems. Aussitôt le seigneur preuvot se leva de sa place et en y faisant asseoir le nouvel élu, il le mit en possession de sa nouvelle dignité. Cependant le secrétaire dressait le procès-verbal de l’élection qui, après avoir été lu à haute et intelligible voix, fut signé de tous les membres qui composaient le chapitre et des assistans.
On se fut aussitôt retiré à l’église pour y rendre grâces à Dieu en chantant le Te Deum., si certains bruits qui avaient courru peu de temps avant sur notre réforme n’eussent donné lieu à un incident. Voici le fait. On faisait courrir le bruit que tous les religieux étaient malheureux, qu’ils ne supportaient que malgré eux les austérités. On assure même que ces bruits étaient parvenus jusqu’aux oreilles du Souverain Pontif. On eut dû mépriser ces propos qui tombaient d’eux-mêmes puisque ceux qui embrassaient la réforme le faisaient librement après une année de probation. Mais le R. dom Augustin, autheur de la réforme, croyant son honneur intressé dans ces inculpations, voulu profiter de la présence des commissaires ecclésiastiques et civiles pour faire déclarer publiquement à ses religieux leur véritable manière de penser sur sa réforme. Il avait prévu la chose de longue main et avait ordonné à chacun de dresser un acte de ses sentiments sur le régime de la maison. [46] La cérémonie de l’élection étant donc terminée, il pria ces messieurs de différer encore quelques instems et de vouloir bien se rendre attentifs aux déclarations que les religieux allaient faire pour se laver des inculpations hodieuses dont un publiq mal instruit les avait chargé. Chacun donc lut à haute voix par rang d’ancienneté, le R. dom Augustin le 1er, sa déclaration, telles qu’on les trouve à la fin des règlements de la maison. Cette petite cérémonie ne laissa pas de durer encore au moins une bonne demie-heure et il était tems qu’elle finisse, car la monotonie de ces petites pièces d’éloquence commençait à faire bâiller les auditeurs et les eut infalliblement endormis. Dès qu’elle fut terminé on se transporta à l’église pour y chanter le Te Deum.
Cette élection, Monsieur, ne devait nécessairement apporter aucun changement dans le monaster puisque le chef et les membres étaient toujours les mêmes. Cependant elle y en apporta un très considérable car il fut la première occasion des voyages de long cours du R.P. qui bientôt se multiplièrent au point qu’il se vit forcé d’abandonner presque entièrement à d’autres le gouvernement spirituel de la maison. D’abord il se déchargea entièrement pour les confessions des frères convers sur leur père maître, après cela des novices. Pour les anciens, accoutumés à s’adresser au prieur dans les absenses, il en est très peu qui allassent se confesser à lui lorsqu’il revenait et le tems d’ailleurs qu’il donnait à la direction de ses enfants ne lui aurait pas permis de les entendre.
Le premier voyage qu’il fit fut pour aller se faire bénir. Je n’ai jamais su au juste dans quelle abbaye. J’ai seulement entendu dire que la cérémonie s’était faite à Cîteaux. Je ne me rappelé pas qu’à son retour nous ayons observé aucune cérémonie particulière. Il me semble qu’il eut été convenable que nous eussions tous été renouveller entre ses mains notre vœu d’obéissance. Quelques tems après sa bénédiction il envoya des religieux dans le Piémont, ce qui lui occasiona plusieurs voyages asser long. Ensuit dom Gérard de Soleur, dont je vous ai déjà parlé, étant venu à mourir et ayant laissé le R. dom Augustin légatair de tout ce qu’il pouvait avoir tant à Soleur que dans le Valais, où j’ai dit qu’il avait commencé un espèce d’établissement, il falut encore sortir souvent pour arranger toutes ses affaires. Il ne voulut pas laisser imparfait ce qui était commencé dans le Valais. [47] Il y envoya des religieux. Il y battit une maison, une église. Il y établit des enfans, etc… Tout cela ne put se faire sans multiplier les courses. Sollicité depuis longtems par plusieurs religieuses émigrées et par d’autres qui gémissaient en France sous le joug de l’oppression, de leur fournir un azile, il crut l’occasion favorable de se rendre à leurs désirs. Il les appella dans le Valais, leur fit élever une maison asser près de celle des religieux pour en pouvoir recevoir les secours qui leur étaient nécessaires et ce fut alors que le détail de la direction de ces bonnes filles l’entraîna dans des absences de plus de deux et trois mois. Lorsqu’il revenait à La Valsainte il était rare qu’il y passat une semaine franche : ou il allait à Romont pour y visiter ses enfants ou bien à Fribourg pour ses affaires. Déjà depuis son élection il cessa de voyager à pied. Lorsque les sorties furent plus fréquente il ne prit plus de religieux pour l’accompagner. Pendant son séjour au monaster on le voyait rarement ou seulement en passant aux exercices réguliers. Ses entreprises se multipliant chaque jour, il ne lui fut plus possible d’écrire toutes ses lettres lui-même, il se choisit un secrétaire. Le petit refens près du chapitre qui lui servait de cabinet fut changé en une chambre bien chaude où il se tenait habituellement et on ne le vit plus sous les cloîtres où les frères étaient obligés de se tenir pour faire leurs lectures dans les plus grands froids de l’hiver. Ce cabinet fit peine à plusieurs religieux qui prévirent non sans raison qu’ils seraient par là privés de la présence de leur abbé dans bien des exercices où il avait coutume de se trouver. On lui en témoigna son mécontentement, de même que de la fréquence de ses voyages et de leur mode. Comme aussi de ce que la nécessité où il était de parraître plus proprement vêtu dans le monde, était cause que l’on employait pour tous des étoffes plus fines et plus blanches, etc.. Ces plaintes qui ne partaient que d’un véritable attachement à sa personne et aux premiers usages de la maison furent regardées comme des murmures, des fautes graves contre la charité et en particulier comme un manque de soumission envers son supérieur dont aucun religieux ne doit jamais s’ingérer d’examiner et de juger les actions et les volontés. Il fallut [48] donc plier, se taire et laisser couler l’eau.
J’aurais bien désiré, Monsieur, pouvoir vous donner des détails un peu plus circonstanciés sur tout qui s’est passé dans le Valais mais jamais je n’ai rien su de bien positif. Il parraît cependant que cet l’établissement des religieux ainsi que celui des femmes eurent toute la solidité que les circonstance pouvaient permettre car on y recevait des novices qui y étaient légalement admis à la profession religieuse. Les deux établissement on subsisté jusqu’à notre départ de Suisse.
D’après le petit détail que je viens de vous donner, figurez-vous le R.P. abbé partagé entre sa maison de La Valsainte, celle du Piémont et les deux communautés du Valais, voyer-le tantôt dans l’une, tantôt dans l’autre et dans chaque, plus occupé de ses enfants et de ses religieuses que de ses religieux et vous aurer, Monsieur, une idée du gouvernement sous lequel j’ai gémis pendant les trois dernières années que nous sommes restés à La Valsainte, jusqu’à l’époque de la révolution franco-helvétique. C’est ce dont il me reste à vous entretenir. Comme j’ai besoin ici de toute ma mémoire pour n’omettre rien de ce qui pourra vous intéresser, permettez-moi de prendre quelques tems pour m’en occuper. En attendant, croyez-moi toujours avec…
Onzième lettre
Enseveli depuis cinq ans dans la retraite la plus profonde, condamné volontairement au plus rigoureux silence, n’ayant à lutter que contre quelques désagrémens domestiques, goûtant le bonheur de pratiquer librement les exercices de ma sainte religion, j’avais oublié jusqu’au nom même de révolution et volontiers que j’eus demandé comme le père des anachorètes s’il existait encore des hommes, s’ils bâtissaient encore des maisons et des villes et si la diversité des intérêts leur mettait encore les armes en main pour s’entredéchirer et se détruire, lorsqu’un cri soudain se fait entendre jusque dans le fond de notre solitude : « Les Français armés vont entrer en Suisse. » Le R.P. abbé était alors absent. Nous ne crûmes pas devoir nous alarmer parce que plus au fait que nous des affaires [49] politiques, il était le premier intéressé à parer les coups dont nous pouvions être menacés. En effet l’on m’a assuré qu’il s’y attendait déjà depuis quelque temps. Le grand nombre d’enfants français qu’il avait, tant à La Valsainte qu’à Romont, le bruit que ses différentes entreprises faisaient, même en France depuis quelque tems, lui faisait craindre d’être un des premiers objets qui fixerait l’attention de patriotes, s’ils pénétraient dans le pays. En conséquence il avait apposté une sentinelle pour l’avertir au moindre signal de révolution. Il était donc déjà instruit de tout lorsque nous en apprîmes la première nouvelle. Déjà il avait en secret fait sortir deux religieux profès de La Valsainte, avec plusieurs enfants français et les ayant réunis avec d’autres qui se trouvaient à Romont, il leur avait fait prendre la route de l’Allemagne et gagner du côté de Constance.
Cependant vers la fin de janvier 1798 les coups étant devenus plus pressans, il vint secrètement à Romont quelques instans avant que la commotion révolutionaire s’y fit sentir. Il eut le bonheur d’en pouvoir faire prendre le large promptement et sans qu’on s’en apperçut, à ceux des siens qui y étaient encore et qui déjà avaient été menacés et même insultés. Puis sans perdre de tems, il partit pour La Valsainte où il arriva sur les 9 à 10 h du soir au moment où toute la communauté était ensevelie dans un profond someil. Sur l’assurence que lui avait donné son susdit entreméteur, qu’il suffisait qu’il s’évada, lui, quelques religieux et tout ce qu’il pouvait avoir de suspect aux français, et que le reste pouvait rester au monastère, qu’il lui en répondait et même de toutes les appartenances et dépendances dudit monastère. Le R.P. avait déjà dressé son plan avant d’entrer à la maison. En conséquence sans faire aucun bruit, il se contenta de faire éveiller ceux qu’il destinait à l’accompagner. Après leur avoir déclaré qu’il fallait partir et pourquoi, il leur donna ses ordres pour emballer au plus tôt tout ce qu’il crut le plus indispensablement nécessaire dans une émigration monastique. [50] et toute la nuit se passa à ce travail.
Pour moi, fatigué du travail de la veille, je dormais profondément. Le bruit des marteaux qui fermaient les caisses vint quelque fois retentir à mes oreilles et troubler passagèrement mon repos mais j’y fis si peu d’attention que si je n’en eusse connu la cause depuis, je ne me serais seulement pas souvenu de les avoir entendu. Bientôt la cloche plus impérieuse me force à faire trêve avec le someil. Je cherche mes souliers où j’avais coutume de les placer. Il n’y sont plus. Je porte la main un peu plus loin et j’en trouve une paire de vieux que l’on avait substitué aux miens qui étaient neufs. Qu'est-ce que cela veut dire ? Voilà une énigme qui commence à me troubler. Je m’en accomode cependant comme je peux et je m’avance vers la porte du dortoir qui je trouve fermée. Autre énigme. Je regarde autour de moi, je n’apperçois personne. Une lumière placée dans le fond de la chambre du sacristain dont la porte était entr’ouverte m’invite à porter mes pas de ce côté. J’entre et j’y trouve le R.P. environné de plusieurs religieux qui m’arrête. J’attens en silence pour savoir quel serait le dénouement de cette scène nocturne qui ne me présageait rien que de sinistre. « Mes enfants, nous dit-il, les Français sont entrés en Suisse. Vous savez les raisons que nous avons de les redouter. Je part avec quelques uns de nos frères. Je vous laisse dans le monastère. Notre frère N. en sera le supérieur. Comme il est étranger, si l’on vient pour vous inquiéter, il faudra qu’il réponde que vous n’êtes point français, qu’ils sont partis avec le R.P. abbé qui, en s’en allant, vous a laissé les maîtres absolus de la maison. Enfin il faut être fermes et payer de votre personne. Cependant soyer sans inquiétude. Si je vois qu’il y ait quelque chose à craindre pour vous, je viendrai vous chercher. » Cela dit, il nous fit entrer à l’église pour y chanter matines comme nous pourrions et Dieu sait comment je m’acquittai de cet office. Né d’un tempérament extrêmement sensible et d’un caractère pusillanime, un tremblement s’empara de tous mes membres. Il se fit dans tout mon corps une révolution qu’il me serait difficile d’exprimer. Je me trouvai dans le même état que si j’eusse pris la plus forte médecine. En peu de tems je fus [51] si faible que le soir même il fallut me rendre à l’infirmerie où je suis resté jusqu’à notre départ. Après une telle précipitation de la part du R.P. abbé je croyais qu’en sortant de matines je ne verrais plus aucuns de ceux qui étaient destinés à le suivre, que déjà depuis longtems ils avaient devancé par leur départ le lever du soleil. Mais quel fut mon étonnement de les trouver encore tous et de ne les voir partir que sur la fin de la matinée dans l’incognito le plus authentique car le bruit de cette algarade s’était déjà répandu dans tout le voisinage. Il avait d’ailleurs été nécessaire de faire des démarches pour se procurer des chevaux et des voitures pour conduire le bagage, de manière que toute la cour était pleine d’étrangers au moment du départ et à plus de quatre lieux à la ronde on les disait partis qu’ils ne l’étaient pas encore. Mais en cela le R.P. abbé obéissait à une inclination qui lui est comme naturelle et dont il ne s’apperçoit probablement pas, c’est de faire tout avec éclat.
N’ayant point suivi cette caravane, je ne saurais, Monsieur, vous dire par quelle route elle se mit en marche. Vous l’eussier rencontrée et curieux de savoir le terme de son voyage, vous eussier interrogé quelques uns de ces bons religieux, (en supposant que l’amour du silence ne leur aurait point interdit de vous répondre) aucun n’eut été capable de vous satisfaire. Tout ce qu’ils eussent pu vous dire : « Le R.P. abbé nous a ordonné de partir, nous avons obéi, mais où allons-nous ? Où veut-il nous conduire ? C’est ce que nous ignorons. C’est ainsi, Monsieur, que l’on pratique l’obéissance. Et après tout, un général d’armée dit-il à ses soldats où il veut les conduire quand il fait battre la générale ? » Autant qu’il m’a été possible d’en juger, parce que je leur ai entendu raconter depuis, de la charité que les prêtres français émigrés du côté de Constance, ont exercé à leur égard, je crois que les environs de Constance furent leur première retraite. Quoi qu’il en soit, nous fûmes fort longtems sans entendre parler d’eux et au vrai, cela n’était pas nécessaire car nous en eûmes bien asser à nous occuper de nous-mêmes.
Privés de notre chef, croyant à chaque instent voir les français entrer dans le monastère, nous n’avions pas un seul instant de repos. Nous ignorions si le R.P. abbé avait emporté tous ses papiers. Nous appréhendions qu’à cause de la grande correspondance qu’il avait en France, il n’en fut resté quelque capable de nous faire inquiéter si l’on venait à y pénétrer. Ce fut pour obvier à cet inconvénien que je demandai à entrer dans le cabinet et à faire une recherche exacte [52] de tout, afin de brûler tout ce qui pouvait être suspect. La première lettre sur laquelle je mis la main fut une lettre de mon oncle qui m’était écrite depuis près de 5 ans qui ne contenait rien que de propre à m’encourager et me fortifier dans ma vocation et que cependant l’on n’avait pas alors jugé à propos de me montrer, pendant qu’on m’aurait ordonné de l’aller voir au péril peut-être de ma vocation, mais pour favoriser les intérests de la maison. Je regardai cette lettre comme un présent du ciel dans la circonstance. Je la baisai plusieurs fois avec respect et la conservai longtems comme une précieuse relique car cet oncle qui m’a élevé et à qui je dois le bonheur du sacerdoce était mort alors. Le R.P. abbé en reçut la nouvelle dans le tems mais il ne me la communiqua pas. Ce ne fut que deux années après, un jour que dans la conversation, je lui parlais de mon oncle, il me dit d’une manière fort leste et qui me perça le cœur : « Bon ! Il y a longtems que vous n’avez plus d’oncle. » Je n’ajouterai ici aucune réflexion, Monsieur. Vous senter aussi bien que moi tout ce qu’un pareil procédé a de choquant et de rebutant. Pardonnez-moi cette digression qui n’a guère de rapport avec mon sujet.
Après avoir fini mon travail et brûlé tout ce que je crus prudent de dérober à la connaissance, pour entrer dans l’esprit du R.P. qui nous avait recommandé de nous faire passer pour les maîtres de la maison sans qu’il fut plus en aucune manière question de lui, je proposai de soustraire du chapitre et du chœur sa crosse qui était la marque extérieure de son gouvernement mais jamais il ne me fut possible de faire entendre raison aux religieux. Sur ce point peu s’en fallut qu’on ne me regarda comme un moine révolté qui voulait anéantir l’authorité de son supérieur légitime. J’eus beau dire que c’était agir conformément aux vues du R.P., on n’en voulut rien croire et il fallut obéir et se taire pour ne point scandaliser les esprits. Mais nous nous inquiétions pour rien. Les français n’avaient pas envie de venir cher nous et quand il y seraient venus, nous avions moins à craindre d’eux que des gens du pays.
Dès qu’en effet on eut appris à Charmay le départ précipité du révérend père, on commença à former des soupçons sur nous et dans la crainte que quelqu’un de nous vint à s’évader ou a entretenir quelqu’intelligence secrète au-dehors ou à enlever de l’argent et des effets, etc… la commune de Charmay délibéra d’envoyer une grade composée de 12 hommes qui seraient à la charge de la maison. La plupart étaient ou anciens domestiques ou des ouvriers qui avaient été [53] qui avaient été à nos gages. Mais l’espérance qu’ils avaient fondés sur de mauvais propos, de trouver leur fortune faites cher nous fut cause qu’ils usèrent à notre égard des plus mauvais procédés. Ils cherchaient à s’y aucthoriser en faisant courir le bruit que le R.P. abbé était détenu prisonier à Fribourg et que nous ne devions plus avoir d’espérance de le revoir jamais. La crainte,- en effet, qu’il avait d’être insulté par ces rustauds, était bien suffisante pour l’empêcher de reparraître au monastère.
Ce fut sans doute la connaissance qu’on lui donna de la manière dont nous étions traités qui le détermina à nous écrire d’emballer au plus tôt ce qui nous était le plus indispensablement nécessaire et en particulier tout ce qui regardait la pharmacie et de partir en diligence en prenant la route de Fribourg sur laquelle il se proposait de nous joindre. Pour le reste des effets que nous ne pouvions emporter, il chargeait Mr l’abbé de Fonteuil, chanoine qui demeurait alors au monastère, d’en prendre le soin conjointement avec le nommé Théodule Blanc de Corbières dont j’ai déjà parlé.
Cet ordre était général et n’excluait absolument personne. Chacun se mit donc à travailler de son côté et à disposer ses pacquets avec le plus d’économie possible pour ne point se trop charger de bagages. Pour moi, me tenant aux termes exprès du R.P., j’avais ramasser très exactement le peu que j’avais pour l’usage de la pharmacie et l’avais mis en état d’être emporté. Mais le cellérier m’ayant refusé ce qui était nécessaire pour fermer mes caisses, dans la crainte que les drogues ne tombassent entre les mains de gens qui en auraient abusé, voyant qu’il ne voulait pas les emporter, je m’arangeai de manière à les faire prendre après notre départ par un jeune homme sorti de La Valsainte, qui demeurait à Charmay comme chirurgien et je ne me réservai que ce que je pus facilement porter sur le dos dans une petite gipsière. J’ai depuis bien regrèté cette perte, mais le Providence, comme on le verra, y a abondament pourvu.
Trois jours se passèrent à peine entre l’ordre et le départ, religieux, convers, frères donnés, enfans, car sans les y forcer on leur laissa la liberté de nous suivre. Quelques uns retournèrent cher [54] leurs parents, les uns de bonne volonté, les autres parce qu’ils en furent requis. Plusieurs nous suivirent parce qu’ils n’avaient ni l’âge ni le discernement suffisant pour opter. Le plus grand nombre ne demanda pas mieux que de venir avec nous parce qu’à cet âge on aime à courir et que ce voyage d’ailleurs, qu’ils croyaient peut-être n’être que de quelque jours, leur offrait la perspective d’une vie beaucou plus dissipée et plus agréable que celle qu’ils menaient à La Valsainte. Tous donc se trouvèrent prêts à partir de beau matin le 10 février 1798. Pendant que l’on chargeait les traîneaux, seul devant la porte, je me livrai au plus tristes réflexions. Je ne pouvais m’empêcher de verser des larmes en fixant cette maison que je croyais devoir être le lieu de ma sépulture. Je ne pouvais, sans frémir dans l’état d’infirmité où je me trouvais, envisager les maux sans nombre qui allaient fondre sur ma tête. Cette émigration ne m’offrait qu’une algarade mal concertée par l’effet d’une terreur panique à laquelle j’aurais bien voulu pouvoir me soustraire. Je ne cacherai pas même que dans les trois derniers jours, j’ai fait en secret des démarches pour me faire authoriser à vivre en trappiste solitaire dans le pays. Mes démarches ayant avorté, je me trouvais forcé de m’attacher à la fortune de mes frères aussi ignorants que moi sur le lieu où on allait les conduire, mais plus obéissans et plus soumis aux ordres de leur supérieur. En vain au moment du départ jetai-je les yeux ça et là pour voir s’il ne me serait pas possible de me sauver quelque part sans que l’on m’apperçut. Il me fallut suivre l’équipage au milieu des neiges et des glaces, ayant à peine la force de me soutenir et en faisant dans mon cœur mes adieux au monastère. J’y formai en même tems le plus vif désir d’y revenir mourir un jour.
Le détail de mes cinq premières années de religion, Monsieur, vous ont fait voir un moine tracassé dans son cloître. Vous aller maintenant le voir en route. Il y sera toujours le même. Mais comme nous avons beaucoup de chemin à faire, permetter-moi de prendre un peu de repos et croyer-moi toujours…
Douzième lettre
[55] Il était environ 10 h du matin, vers le milieu de février de l’année 1798 lorsque nous sortîmes du monastère. Vous savez, Monsieur, que c’est l’époque où l’hyver fait sentir toutes ses rigueurs dans nos montagnes. Il n’y avait eu cette année que fort peu de neiges, que des dégels importants avaient convertis en glace et elles étaient telles dans tous les chemins que nous fûmes obligés de nous faire précéder par un pionnier, qui en traçant la glace facilita aux chevaux le moyen d’acrocher leurs pieds. En qualité de chirurgien je tins l’arrière-garde, étant obligé de surveiller quelques infirmes étendus sur des traîneaux et plus encore à cause de mes propres infirmités car quelque lentement que s’avançat la caravane, obligé de la suivre à pied, j’avais beaucoup de peine de la faire alongé. Heureusement je n’étais pas le seul, trois ou quatre de mes frères, non moins infirmes que moi, me servirent de consolation et sans fort nous embarasser du silence, comme plus ancien j’étais d’ailleurs supérieur de la bande, tout en nous entretenant de notre malheur, nous arrivâmes non sans peine, après une très courte halte à Villar-Volar, à l’auberge du Mouret, sur les cinq à six heures du soir. On voyait à peine clair. Notre trouppe était composée au moins de 35 à 40 personnes, sans compter les voituriers. Il n’y avait que le cabaret pour nous héberger. Encore était-il plein de buveurs, parmi lesquels je me rappelé qu’un prêtre à moitié yvre me fit bien pester en ne cessant de me présenter le verre pour me forcer à boire. J’avais bien autre chose à penser. Fort peu en peine des religieux et des enfants bien portants, je bornai mes soins à mes infirmes que je plaçai le mieux qu’il me fut possible après leur avoir fait donner quelque chose. Puis, sans rien prendre moi-même, je me jettai sur un banc dans la chambre du cabaret au milieu de tous les yvrognes et là j’attendis sans fermer l’œil que le jour vint nous donner le signal du départ. Un voyage commencé sous de si heureux auspices ne m’augurait pas fortune, au moins pour ce monde.
A peine le cellérier, conducteur de notre caravane, vit-il poindre l’aurore qu’il se mit en devoir d’éveiller tout son monde. Nos chartiers qui, profitant de l’occasion, s’étaient occupés à riboter jusqu’à près de minuit et qui n’avaient pas coutume de devancer le jour comme les trappistes, se firent exciter plus d’une fois. Pleins de mauvaise humeur de se voir interrompre au plus beau moment de leur someil, ils faillirent nous mettre dans le plus grand embarras. Tous parlaient de s’en retourner chez eux. Aucun ne voulait nous conduir plus loin, alléguant pour [56] raison qu’ils étaient bien convenus de nous voiturer jusqu’au Mouret parce qu’on leur avait dit que le R.P. abbé devait s’y trouver pour nous prendre, mais que n’y étant pas ils n’étaient pas obligés d’avancer d’avantage et que nous n’avions qu’à nous pourvoir. D’ailleurs les faux bruits que l’on débitait sur la situation du R.P. que l’on disait être détenu prisonier à Fribourg ne servaient qu’à les fortifier encore d’avantage dans leur résolution. Cependant le cellérier, qui sans doute les avait trompé, ne négligea rien pour les adoucir et les gagner. Il leur paya bouteille, les fit bien déjeuner et moyenen quelques pièces de 20 bts il vint à bout de les déterminer. Quid non mortalia pectora cogis etc…
Comme nous n’avions rien déchargé de nos bagages, il n’y eut qu’à atteller et dès la pointe du jour, par le plus épais brouillard, accompagné d’un givre picquant, nous prîmes la route de Fribourg. Après avoir disposé mes infirmes sur leur traîneau le mieux qu’il me fut possible pour les garentir du froid, n’ayant point à craindre de m’égarer, je pris seul les devants. Je marchais ainsi triste et enfoncé dans les plus sinistres pensées, lorsqu’à la descente du bois de Marly, à quelques pas de la carrière, j’apperçois le R.P. abbé monté sur son cheval. Les inquiétudes que l’on avait cherché à nous inspirer sur son compte me rendirent sa rencontre doublement prétieuse. Je m’empressai de lui en témoigner ma joie. Il m’accueillit avec bonté, s’informa de mes frères, etc… Je lui dis que dans peu il allait les voir parraître. Mais m’engageant à suivre tranquillement ma route, il picqua et s’empressa d’avancer à leur rencontre, semblable à un général d’armée qui vient à la découverte, il ne lui fallut qu’un instant pour reconnaître ses gens et après les avoir ranimé par sa présence je le vis bientôt repasser ventre à terre pour nous devancer jusqu’au pont de Marly où des chevaux et des voitures nous attendaient déjà depuis le grand matin. Les chevaux étaient attelés quand nous y arrivâmes. On ne prit que le tems nécessaire pour décharger et recharger. Chacun monta sur la voiture qui lui fut assignée par le R.P. Ceux qui en étaient en état continuèrent la route à pied et nous partîmes en prenant des chemins détournés pour gagner la grande route de Berne sans être obligés de passer par Fribourg. Tout ce que je me rappelle c’est que les chemins étaient horriblement [57] mauvais et que nous faillîmes verser plusieurs fois avant que d’arriver à la grand-route.
Avant, Monsieur, d’entrer dans le détail des particularités que ma mémoire me fournira sur notre voyage, vous me serer peut-être pas fâché d’avoir une idée de l’ordre que nous avons observé pendant notre route, de la manière dont nous accordions l’austérité de notre règle avec la circonstance où nous nous trouvions. Nous logions ou dans des auberges ou dans les monastères On se couchait toujours vers les dix ou onze heurs selon que le soleil se levait plus ou moins vite parce que c’était son lever qui nous donnait le signal du réveil et que nous ne dormions jamais plus de six à sept heures. Chacun était pourvu de sa couche qui consistait en une couverture de laine, un traversin rempli des hardes de change. Ainsi il n’y avait nulle part d’embarras pour les lits car le plancher nous offrait partout la facilité de nous y étendre. Quand nous rencontrions des granges avec de la paille ou du foin nous en profitions. L’on partait toujours au point du jour, sans rien prendre à l’exclusion des enfants et des infirmes que l’on faisait déjeuner. Tous ceux qui se portaient bien et croyaient en avoir la force, allaient à pied. Gardant le plus grand silence, il n’était pas permis de répondre aux interrogations d’un étranger. Nous marchions jusqu’à midi. A midi l’on s’arrêtait dans quelqu’auberge pour faire raffraîchir les chevaux, pour faire dîner les enfants et les infirmes. Après environs 2 h de halte que les religieux employaient à dire leurs offices, on se remettait en route jusqu’à la chute du jour. Alors on arrêtait pour passer la nuit. Après avoir déchargé pendant qu’on préparait le déjeuner, le dîner et le souper, car ces trois ouvrages, malgré les fatigues du voyage étaient reliés en seul volume, les religieux récitaient leur office. Puis on se mettait à table pour manger la première fois de la journée. Il était souvent 8 et même 9 h du soir. Si c’était dans une auberge, on avait grand soin de ne rien demander qui ne fut conforme à la Règle. Ainsi tout le repas consistait en une souppe et un seul plat de légumes si l’on pouvait en avoir, ou le plus souvent des pâtes cuites ou frites et de l’eau pour toute boisson. On avait soin [58] de recommander aux aubergistes de faire d’amples portions. Mais les gens peu accoutumés à servir des trappistes ne donnaient le plus souvent aux pauvres religieux que la moitié leur soul. Ce qui les contristait fort et les forçait de se rejetter sur le pain, au risque souvent de s’incommoder. C’était bien pis lorsque nous mangions dans quelque monastère. Nous avions alors une nourriture plus choisie et mieux préparée, il est vrai, mais elle était si modique pour des gens affamés et accoutumés à se remplir jusqu’à la gorge, que la plupart mouraient de faim en sortant de table et surtout ceux qui se tenant strictement à la lettre du règlement, refusaient de manger plus d’un seul met après la souppe ou qui ne voulaient point y toucher parce que ces mets étaient le plus souvent ou des œufs ou du poisson. On nous servait du vin. Mais jamais dans les premiers tems de nos voyages nous ne bûmes que de l’eau. Tous les jours avant de partir nous tenions le chapitre des coulpes où l’on s’accusait de toutes les fautes commises dans la route et où l’on en recevait pénitence. Tous les vendredis, en quelqu’endroit que l’on fut on prenait la discipline tous ensemble avant le jour. Enfin on tâchait de ne rien négliger de ce que l’on pouvait absolument pratiquer. Les jours de dimanches et de fêtes on s’arrangeait de manière à pouvoir dire la messe. Toute la communauté y communiait. Pendant la messe on chantait les litanies du Sacré-Cœur et après la messe les enfants chantaient le salve. Souvent les religieux de chœur psalmodiaient les petites heures avant ou après. Tel est l’ordre, Monsieur, que nous avons constament observé réunis ou divisés, dans notre voyage jusqu’à notre entrée en Russie. Vous comprenez ce qu’il a dû en coûter, surtout à ceux qui voyageaient à pied quelque tems qu’il pût faire. Pour moi, chargé des infirmes et infirme moi-même, quoi que toujours enfermé et porté dans une bonne voiture, je n’ai pas laissé que d’avoir beaucoup à endurer. Heureux si je l’ai fait comme je le devais pour l’amour de Dieu et en esprit de pénitence. Mais hélas ! je ne pouvais me tirer de l’esprit que nous ne faisions qu’une course inutile et mon mécontentement diminua au moins de beaucoup mon mérite.
[59] Quoique nous eussions pu aller le même soir coucher à Berne, cependant le R.P. aima mieux nous faire arrêter à moitié chemin pour que nous n’eussions qu’à passer dans cette ville ou tout nous donnait sujet de craindre de recevoir quelques insultes. La nouveauté du spectacle que nous y donnâmes le lendemain matin nous attira les regards d’un grand nombre de spectateurs, quelques brocards, mais aucune avanie, tellement qu’en voyant la paix et la tranquillité qui régnait dans la ville je m’imaginais qu’on nous avait trompé en se servant du prétexte d’une révolution instante pour nous faire abandonner notre monastère. Cependant nous ne fûmes pas plutôt sortis des portes de Berne qu’un bataillon de troupes marchant en bon ordre, bien armé et suivi de toutes les munitions de guerre qui s’avançait pour s’opposer à l’entrée des français et que nous fûmes obligés de laisser défiler devant nous, ne nous fit que trop connaître la vérité et en bons soldats du pape, peu amis des mousquets, des canons et des armes, nous bénissions Dieu intérieurement de nous voir soustraits aux dangers que courrent ceux qui s’y trouvent exposés. C’est en faisant ces salutaires réflexions que nous arrivâmes sur le soir à Saint-Urbain, grand et magnifique monastère de bernardins, situé sur la droite à quelques distances de Soleur. Nous le trouvâmes investis de gardes ce qui nous inspira d’abord une certaine frayeur, craignant d’être venus nous jetter entre les mains de nos ennemis. Mais nous eûmes bientôt lieu de nous rassurer lorsque nous apprîmes que ces troupes étaient à la solde de l’abbé qui les avait demandé pour sa sûreté. Nous y fûmes reçus avec la plus compatissante charité. Le R.P. en emporta quelques secours pour nous aider à faire notre route. Un ancien frère convers de La Trappe, natif d’Abbeville ou environs, qui s’était réfugié dans cette maison, se joignit à nous pour éviter de courrir seul les dangers d’une seconde révolution. Si notre genre de vie eut été un peu plus à la portée de la faiblesse humaine nous n’eussions pas manqué [60] d’autres prosélites qui seraient venu tenter fortune avec nous car les esprits étaient effrayés et on ne cessait de louer la prudence du R.P. abbé et son activité pour nous soustraire aux coups dont le pays et en particulier l’état monastique paraissait menacé. Ce furent au moins les adieux que nous reçûmes de presque toute la communauté rassemblée au moment où nous montâmes en voiture pour reprendre notre route. Quoi qu’ils en ayent dit cependant, je ne crois pas qu’il y en eut beaucoup qui fussent tentés de nous suivre.
Vous n’attendez pas sans doute de moi, Monsieur, que j’entre dans le détail des moindres circonstances de notre voyage. Ce serait demander de moi l’impossible puisque j’ignore jusqu’au nom de la plupart des lieux par où nous avons passé, le silence rigoureux que nous observions ne nous laissant pas la liberté de nous en informer et pour vous faire voir jusqu’à quel point nous portions la pratique du silence, je terminerai cette lettre par une petite anecdote qui me concerne personnellement. Voici le fait.
Nous approchions d’une petite ville que je crois avoir entendu nommée Linsberg. Pendant que les chevaux étaient arrêtés pour rafraîchir, j’avais pris les devants à pied. Je marchai seul lentement le long d’un petit bois lorsque je vois arriver au grand galop deux cavalliers dont l’un parraissait un bon fermier et l’autre un soldat. Dès qu’ils me virent ils ralentirent leur marche et le fermier qui parlait français m’addressant la parole me demanda qui j’étais et où j’allais. L’on m’avait deffendu de parler à qui que ce soit et j’aurais cru me rendre coupable de désobéissance en répondant. Le fermier insista en élevant la voix. Toujours même silence de mon côté. Je parrus même ne faire aucune attention à ce que l’on me demandait. Le soldat qui je crois avait plus d’un coup dans la tête s’arrêta tout court et se mit à me parler allemand. Voyant que je ne lui répondais pas, il ne tarda pas à se mettre en colère puis, tirant son sabre, il s’avance vers moi en disant en mauvais [61] français que si je ne me hâtais de lui répondre, il allait me couper mon tête. Il était déjà sur moi, sabre levé. Vous sentez que je ne délibérai pas longtems. Quelqu’amateur que je fusse du silence, je ne crus pas devoir le garder au péril de ma vie. Je répondis à mon agresseur que j’étais religieux de l’Ordre de saint Bernard, voyageant avec plusieurs autres qu’il avait dû rencontrer et que si je ne lui avais pas répondu aussitôt, c’est qu’il nous était deffendu de parler à qui que ce soit. « Hé ! Marant, me répondit-il, que ne le disait-tu tout de suite ? Dieu ne t’a-t-il pas donné une langue pour en faire usage comme le reste des hommes ? Je t’assure que si tu ne m’avais pas répondu je te mettais la tête en bas. » Puis remettant son sabre dans le fourreau, il continuèrent leur route sans m’inquiéter davantage. Cette petite aventure fut pour moi un avis au lecteur qui m’apprit que les lois les plus sages doivent être entendues et observées avec les modifications que les circonstances et la prudence exigent. Aussi dans tout le reste du voyage ne me suis-je jamais fait le moindre scrupule de répondre toutes les fois que j’ai été interrogé, nonobstant toute pratique et réclamation contraire, une conduite différente me parraissant un judaïsme plus propre à faire mépriser la religion qu’à la faire respecter. Comme nos voyageurs différèrent encore assez longtems je m’assis au coin du bois pour les attendre. Vous voudrez bien me permettre d’y rester encore un peu enfoncé, dans mes réflexions, pour me reposer. Je reprendrai le fil de ma narration quand ils seront arrivés, trop heureux si elle peut contribuer à vous faire passer quelques instans agréablement. J’ai l’honneur d’être…
Treizième lettre
Vous êtes sans doute impatient, Monsieur, de me voir continuer ma route. Vous croyez peut-être que les avantures vont se multiplier à chaque pas. Mais nous traversâmes ainsi [62] toute la Suisse sans qu’il nous soit arrivé la moindre chose. Sur le point d'entrer dans Lensberg où nous devions passer la nuit, le bruit que nous entendions dans la ville, les cris dont retentissaient les bois et les campagnes d’alentour, plusieurs coups de fusil tirés de côtés et d’autres, tout nous faisait craindre d’y être inquiétés. Mais nous n’avions pas à choisir. Il fallait y descendre ou coucher à la belle étoile. L’aubergiste auquel nous nous addressâmes ne fit aucune difficulté de nous loger. Le bruit de notre arrivée se répandit bientôt dans toute la ville et en un instant l’auberge se trouva remplie de gens qui vinrent pour satisfaire leur curiosité. S’il y en eut qui rirent et badinèrent sur notre compte, sans cependant nous insulter en aucune manière, d’autres nous firent parraître des sentiments bien différens. Un des principaux de la ville, touché de compassion, voulut pourvoir à notre subsistance et sur les ordres qu’il en donna à l’aubergiste, nous fûmes servis avec abondance, je dirais même presque avec profusion et le R.P. en partant reçut encore des aumônes considérables. C’est ainsi, Monsieur, que la divine Providence qui veillait sur nous à presque partout suscité des âmes charitables pour pourvoir à tous nos besoins.
Nous en fîmes encore l’épreuve d’une manière bien sensible en entrant dans la Suabe. Le R.P. abbé nous fit arrêter sur la frontière dans un bourg assez considérable et nous plaça dans une auberge où nous fûmes obligés de séjourner plus d’une semaine jusqu’à ce qu’il eut pu nous trouver un endroit propre à passer le reste de l’hyver. Comme nous étions dans le tems des jours gras, notre présence dans cette auberge ne pouvait qu’être très à charge au maître de la maison, puisque remplissant presque tous les appartements il se trouvait dans l’impossibilité de favoriser les divertissements de la jeunesse et qu’il se trouvait par là même privé du profit qui devait lui en revenir. Cependant il n’en témoigna absolument aucun mécontentement. Il prit de nous tous les soins imaginables. Notre nourriture était toujours préparée avec soin et avec abondance. Ces bonnes gens [63] venaient souvent s’édifier en assistant à nos exercices de piété, ce qu’ils faisaient encore plus particullièrement en nous suivant à l’église où nous allions régullièrement matin et soir pour y chanter la messe, les vêpres et le salve et où nous étions toujours accompagnés d’un grand concours de peuple. Lorsque nous fûmes sur notre départ, jamais il ne nous fut possible de faire accepter le moindre argent à l’aubergiste. Toute sa réponse fut qu’il s’estimait trop heureux d’avoir pu loger des saints dans sa maison et qu’il serait suffisament payé par le secours de nos prières. Comme je m’étais munis de quelques croix-reliquaires, etc… je leur présentai au moins ces petits présens qu’ils reçurent avec reconnaissance. Une telle libéralité de la part d’un homme d’auberge nous eut singulièrement surpris si nous n’eussions été visités deux à trois fois pendant notre séjour par un homme de distinction qui parraissaît être le seigneur du village et que nous avons toujours cru avoir caché sa charité en en donnant tout l’honneur à notre hôte. Mais quelqu’en ait été l’autheur, des traits semblables ne sont pas communs dans le siècle où nous sommes.
Si j’étais édifié et souvent touché jusqu’aux larmes en voyant la charité des fidèles à notre égard, j’étais indigné du peu d’attention que l’on avait pour ne payer ses bienfaits que par les plus grands désagrémens. Je crois, Monsieur, que vous mettant dans la place des gens, vous en penserez comme moi. Toute notre troupe, et particulièrement les enfants, était rongée de vermine. Comme nous couchions par terre et dans nos propres couvertures, nous n’étions pas dans le cas d’occasioner sur ce point de préjudice considérable, mais il n’en était pas ainsi des enfants, quoiqu’ils eussent leur couche avec eux comme les religieux. Le R.P. voulait toujours dans les auberges qu’on leur procure des lits, les beaux, les bons et les mauvais, tous lui étaient indifférens. Ces enfants infectaient tout et quels désagréments pour les gens obligés de loger le publiq, lorsqu’après notre sortie ils venaient à s’en [64] appercevoir, dans quelle dépense la nécessité de laver et de changer toutes leurs couches ne devait-elle pas les jetter ? Pour moi si j’eus été le maître, par charité pour mon prochain uniquement fondé sur ce principe de la loi naturelle, de ne point faire à autrui ce que nous ne voulons point qui nous soit fait à nous-même, je me serais fait un devoir de ne faire coucher les enfants que dans les granges. On en a parlé plusieurs fois très sérieusement au R.P. abbé qui ne crut devoir faire aucun cas de l’observation, sans doute parce que jugeant des autres par lui-même, il les croyait aussi peu délicats que lui sur l’article de la vermine dont il était ordinairement toujours couvert.
Je vous ai dit, Monsieur, que le R.P. abbé nous avait fait arrêter dans cette auberge pendant qu’il irait nous chercher un lieu où nous pussions passer le reste de l’hyver. Ce que je vais vous raconter je le tiens d’un ecclésiastique qui en a été lui-même le témoin. A 7 lieux environs du bourg où le R.P. nous avait laissé, se trouve une grosse abbaye de femmes de l’Ordre de Cîteaux connue sous le nom de Clautre-Val. Le R.P. crut qu’à raison de la confraternité, en frappant à cette porte on la lui ouvrirait et puis, la sensibilité et la compassion, vertus plus naturelles au sexe… tout lui donnait lieu d’espérer une heureuse réussite. Il s’addresse directement à l’abbesse, personne très respectable. Si elle eut suivi l’inclination de son cœur l’affaire eut été terminée sur le champ. Mais elle ne voulut rien faire sans en avoir auparavant conféré avec le directeur de la maison qui était un bernardin de la maison de Fenebac dans le Briseaut. Cet homme s’y opposa fortement et ne négligea rien pour empêcher l’abbesse de consentir aux vives sollicitations du R.P. abbé. En vain revint-il plusieurs fois à la charge. Il eut beau faire, il ne put rien obtenir. Il fallut donc prendre son parti et il résolut de se retirer le lendemain matin en s’abandonnant à la Providence. Mais heureusement il n’avait pas fait ses adieux à l’abbesse. Voulant donc la saluer avant de partir et l’ayant fait appeller au parloir, quelle fut sa surprise de la trouver entièrement changée à son égard. Nonobstant toutes les oppositions du directeur de la maison, ne suivant que l’impulsion de sa charité, elle avait pris la nuit la résolution de faire appeller le R.P. et de lui accorder sa demande. Celui-ci [65] adorant la bonté de Dieu dans les dispositions de l’abbesse lui en témoigna sa vive reconnaissance. Il ne lui laissa pas ignorer qu’il ne s’agissait pas de loger et nourrir seulement cinq à six personnes, mais 30 à 40, tant religieux qu’enfants. L’abbesse ne s’en sentit que plus touchée et plus portée à le tirer d’embarras et non seulement elle l’exhorta à partir promptement pour nous venir chercher, mais elle lui fournit encore les chevaux et les voitures nécessaires.
Il vint donc sans différer et nous sortîmes de notre auberge le jour des Cendres. Les chemins étant affreux il ne nous fallut pas moins de toute la journée pour faire nos sept lieux. Il était presque nuit quand nous arrivâmes. Comme nous y étions attendus, nous trouvâmes tout disposé pour nous recevoir. On nous logea dans un petit bâtiment séparé du monastère qui parraissait avoir été destiné autrefois à la réception des hôtes et qui était alors occupé par des personnes séculières qui ne furent pas fort contents d’être obligé de se resserer dans le même logement pour nous procurer de la place. Bientôt nous y vîmes arriver la plus grande partie de ceux de nos frères qui étaient du côté de Constance, avec les enfants qui les accompagnaient et nous nous trouvâmes une communauté de plus de 75 personnes qui vécurent pendant plus de cinq semaines à la charge entière du monastère, car on nous fournissait la nourriture, le bois, la lumière, tout ce qui était nécessaire pour blanchir nos hardes. On prit un soin particulier de nos infirmes à l’égard desquels on n’épargna ni les remèdes ni les adoucissements que leur situation exigeait. Enfin il est impossible d’exprimer jusqu’où ces vertueuses dames ont porté leur charité à notre égard. Elles eussent cependant peut-être encore été plus loin si Mr leur directeur ne se fut pas toujours tenu ferme dans sa manière de penser. Il voyait avec peine tout ce que l’on faisait pour nous. Il n’est pas venu une seule fois nous visiter et quoique nous allassions plusieurs fois par jour à l’église, il ne nous est jamais arrivé de l’y rencontrer.
Comme nous n’étions pas seuls les objets de la sollicitude du R.P. abbé, dès qu’il nous vit placer dans cette maison selon ses désirs et qu’il fut sûr que rien ne nous manquait, il s’occupa de nos frères du Valais que la révolution avait aussi chassé de leur monastère ainsi que des religieuses. Ce qui l’obligea de faire plusieurs voyages. Mme l’abbesse lui en facilita les moyens en lui prêtant chevaux et voiture et peut-être même encore lui fournit-elle de l’argent.
[66] Je ne dois pas omettre ici un petit incident qui me regarde plus particulièrement et qui eut lieu avant son départ, mais pour y donner plus de jour il faut que je reprenne les choses de plus haut. Dans les derniers tems que nous demeurâmes à La Valsainte, les absences du R.P. abbé étant devenues très fréquentes, les prieurs se trouvèrent seuls chargés d’entendre les confessions et par interim la maladie ayant mis un ou deux desdits prieurs dans l’impossibilité de remplir ce ministère, je fus souvent dans le cas de les suppléer, ce qui m’attira la confiance de plusieurs de la communauté. A l’époque de la révolution, après le départ du premier détachement, je me trouvai seul dans le cas d’entendre les confessions des religieux, des novices et des convers. Or à cette époque, il y avait dans le monastère depuis 15 mois environ un ancien religieux de La Trappe qui à la mort de dom Gérard, chez qui il demeurait près de Soleur, vint se retirer à La Valsainte, ayant avec lui 7 à 800 £ d’argent, sans compter bien des petits effets. Ce religieux entièrement faible de tempérament ne pouvait se résoudre d’embrasser notre réforme et je savais qu’il méditait le projet de se retirer en Italie dans une maison réformée de Cîteaux. Je crus qu’il était de mon devoir (ce religieux n’ayant contracté cher nous aucun engagement) de l’avertir de tout ce qui se passait, car il ignorait tout, de lui faire connaître que le R.P. abbé devait au premier jour nous venir enlever pour nous conduire où il ne savait pas lui-même, afin qu’il put délibérer sur le parti qu’il avait à prendre ou de nous suivre ou de se retirer quelque part. Loin d’être disposé à nous suivre, je trouvais un homme qui me remerciat du bon office que je lui rendais en l’avertissant et crut l’occasion favorable pour se retirer où il avait projeté. Mais l’embarras était de ravoir au moins son argent. Comment faire ? Le R.P. avait tout emporté avec lui et il ne restait pas un sol à la maison. Je lui conseillai que s’il était bien décidé à ne nous pas suivre, il eut à présenter une requette au plus prochain district à l’effet d’être aucthorisé à retirer en valleur réelle ou au content la somme qui lui appartenait, n’étant point profès de la maison et qu’il fournirait en même tems toutes les preuves qu’il pourrait de la propriété de cette somme. Nous étions en devoir d’exécuter ce projet, lorsque l’ordre de partir arriva et le pauvre religieux sans resource quelconque fut obligé de nous suivre, nonobstant toutes ses répugnances, parce que n’étant pas sûr de réussir, il aima encore mieux éprouver notre sort que de se trouver exposé à languir, accablé de misères et réduit aux dernières nécessité. Je n’avais certainement rien [67] foncièrement à me reprocher dans cette affaire et je crois avoir agi conséquament aux principes de la religion et de la probité. Cependant à notre première entrevue avec le R.P. abbé comme je savais qu’il ne m’approuverait pas, je voulus le prévenir moi-même de ce qui s’était passé. Il m’écouta avec beaucoup d’attention et me fit un grand crime de ma conduite à l’égard du religieux que j’avais exposé, disait-il, à manquer la vocation. Il me dit qu’il fallait au plus tôt m’en confesser, ce que je fis à lui-même dans le premier moment libre que je trouvai aussitôt après notre arrivée à Claustreval. Ma confession finie, il me demanda la permission de se servir de ce que je venais de lui dire. Je lui répondis que je la lui donnais dès que cela pouvait servir à mon bien et à la gloire de Dieu. Je rentrai aussitôt avec lui dans la chambre où toute la communauté était rassemblée et quelle fut ma surprise lorsque je l’entendis addresser la parole à mes frères en ces termes : « Le Frère François de Paule ne confessera plus, ce sera le Frère Philippe. » Et vous notterer que ce Frère Philippe était un novice, très peu instruit de nos règlements et qui avait à peine quelque teinture du saint ministère. Je n’étais pas fâché d’être déchargé de cette besogne, cependant le mode de mon interdiction me fit une impression qu’il m’est difficile d’exprimer. Je tombai dans une tristesse et une mélancholie qu’il ne me fut pas possible de vaincre et qui fut pour moi le germe d’une maladie des plus sérieuses qui faillit à m’emporter.
Le R.P. abbé nous laissa donc à Claustreval pour s’occuper des religieux et religieuses du Valais, de l’émigration desquels je n’ai eu aucuns détails. Tout ce que j’ai su c’est qu’ils ont eu grandement à souffrir aux passages des montagnes et qu’ils ont été exposés plusieurs fois à être inquiétés par les troupes. Je n’ai rien su non plus de positif sur les endroits où le R.P. abbé les plaça. Je me rappelle seulement que quelques jours avant que je tombasse malade, il me fit monter à cheval avec lui et que nous fûmes dans une petite ville à quatre lieux environs de Claustreval, visiter un détachement de ses religieuses qu’il avait logé dans une maison particulière. Les autres, à ce que j’ai ouï dire, avaient pris la route de la Bavière. Pour les religieux, ils nous joignirent plus tard par détachements sans que j’ai jamais su où ils avaient été.
Cependant la saison s’avançait. Nous étions déjà au milieu du carême et le tems devenu plus doux invitait à se mettre en voyage. Le R.P. d’ailleurs avait ramassé tout son monde. Il s’occupa donc de notre départ. Il se proposait de nous faire tous embarquer sur le Danube pour [68] gagner l’Autriche où il avait résolu de solliciter auprès de l’empereur les moyens de s’établir dans ses états. Le chemin qu’il y avait à faire jusqu’au Danube était assez considérable. Son monde était trop nombreux pour n’en former qu’une seule bande, attendu qu’il fallait voyager au frais du publiq. Il prit donc le parti de former plusieurs divisions dans chacune desquelles il y avait religieux de chœur, novices, convers et enfants. Il leur était très strictement enjoint de n’aller dans les auberges que dans des cas absolument indispensables mais de s’addresser toujours dans les communautés religieuses qu’ils rencontrerayent. Chaque division, par différents chemins, tendaient au même but qui était de s’approcher des rives du Danube, pour s’embarquer ensemble. Je ne puis absolument rien dire de ce qui s’est passé dans leur voyage, étant resté malade à toute extrémité au moment de leur départ. Vous me permetterez donc, Monsieur, de les laisser voyager et de ne vous en plus rien dire jusqu’à ce que ma santé me permette de me rejoindre à eux. En attendant, sauf à vous ennuyer un peu, je vais vous faire le détail de tout ce qui m’est arrivé pendant ma maladie. J’en ferai le sujet de la lettre suivante. Croyez-moi toujours avec les sentiments de la plus parfaite considération.
Quatorzième lettre
J’étais parti plus d’à moitié malade de La Valsainte. Les premières fatigues du voyage, loin de me rétablir, ne firent que m’affaiblir. La nourriture dont nous faisions habituellement usage à Claustreval, quoique exellente pour des gens de bon appétit et pourvus d’un bon estomach, ne me convenait nullement. Avec une souppe épaisse à la farine grillée, on nous donnait presqu’à chaques repas des pâtes fort peu délicates, cuites à l’eau et passées ensuite au beurre noir. Le pain était de seconde farine d’épautre, extrêmement dur et sec. Je mangeais par nécessité mais chaque repas était ordinairement suivi de pesanteurs, d’aigreurs, de manière que la plus grande partie de mes nuits se passaient à tousser et à vomir des glaires avec une partie de la nourriture. Je tombai chaque jour à vue d’œil. Ma poitrine irritée par les secousses a toux me faisait beaucoup souffrir et il ne se passait guère de jour que je ne visse [69] quelques filets de sang dans mes crachats. J’exposai ma situation au supérieur. Je lui en fis connaître la cause. Je reçu pour toute réponse de faire pour moi ce que je ferai pour un autre. Ce n’était pas des remèdes qu’il me fallait mais un changement de régime qu’il ne m'était pas possible d’effectuer par moi-même et auquel la charité du supérieur pouvait seule pourvoir. Je me fis cependant quelques pots de tisanne qui ne détournèrent point le coup dont j’étais menacé. Après une nuit passée comme de coutume, m’étant endormi accablé de fatigues vers les minuit, le signal du réveil donné à une heure et demie me trouva dans un someil profond agité des rêves les plus effrayants. Je me jettai en sursaut à bas du banc qui me servait de couche et voulant me disposer à réciter l’office avec mes frères, je me trouvai assailli d’un tremblement universel, accompagné d’une douleur de tête attroce qui m’obligèrent à m’aller jetter dans le coin du fourneau pour tâcher d’y trouver un peu de chaleur. Un engourdissement mortel s’empara bientôt de tous mes membres et je tombai dans un assoupissement presque léthargique qui fit croire que j’étais tranquillement endormi. L’office étant récité, comme l’on vit qu’il n’y avait en moi d’autre mouvement que celui d’une respiration extrêmement laborieuse, on essaya doucement de m’éveiller. Quelle fut leur surprise lorsqu’ouvrant aussitôt deux grands yeux égarés, je me mis à chanter de toutes mes forces la Marche des Patriottes : “Allons enfans de la patrie, le jour de gloire, etc…” On peut juger de l’impression que fit cet événement sur tous les esprits. En vin l’on efforça de m’imposer silence. On me tempona la bouche avec des mouchoirs au risque de m’étouffer, mais les arrachant avec violence, je jurais après ceux qui m’approchaient, je les menaçais et continuais toujours à chanter autant que j’en avais de force. On me menaça du R.P. abbé que je ne respectai pas plus qu’un autre dans mes réponses. Enfin, après avoir employé inutilement tous les moyens de me calmer, on jugea qu’il fallait au plus tôt soustraire aux yeux de la communauté un objet aussi scandaleux et l’on me fit préparer un lit dans une chambre voisine où l’on me transporta non sans beaucoup de peines. Je n’y fus pas plutôt couché que je fus saisi d’un point violent au côté droit, accompagné d’une toux continuelle qui ne me donnait aucun [70] relâche et qui à chaque fois était suivie d’un crachat mousseux tout ensanglanté. A cette vue mes gardes, quoique fort peu savants en médecine, virent bien qu’il n’était pas ici question d’un simple dérangement d’esprit comme on l’avait cru d’abord mais bien d’une maladie très sérieuse. Comme l’on me croyait sans connaissance et incapable de me conduire moi-même dans ce pays périlleux, l’on s’empressa d’aller demander un homme de l’art dans la communauté. Le médecin ordinaire demeurait à quatre lieux de là et les secours que ma situation demandait étaient urgens. La dame pharmacienne de la maison, après s’être fait rendre compte de mon état, crut pouvoir ordonner sans même m’avoir vu et s’empressa de me préparer une forte médecine de sené, etc, qu’elle me fit envoyer, avec ordre de la prendre sur le champ et promesse d’une prompte guérison. Heureusement dans mon délire Dieu m’avait encore conservé asser de présence d’esprit pour juger ma maladie et me mettre en garde contre ce qui me pouvait être contraire. Lorsqu’on vint me présenter le fatal breuvage et qu’à l’odeur j’eus reconnu que c’était une potion purgative, je dis que l’on pouvait ouvrir la fenêtre et la jetter, que jamais je ne consentirais à la prendre. On insista en me disant que c’était par ordre de la religieuse de la maison qui avait soin des malades, que la maladie dont j’étais attaqué était la même que celles qui avaient régnées pendant l’automne et qu’on les avait toutes guéries par ce moyen. Je répondis que l’on pouvait aussi jetter toutes les religieuses par les fenêtres, que je ne me souciais pas plus d’être tué par leurs mains que par celles des autres et qu’étant certain que cette médecine me donnerait la mort, je ne la pouvais prendre en conscience. On me parrut très scandalisé de ma conduite que l’on disait être bien peu religieuse, que je devais avoir plus de détachement de la vie et me laisser conduire par la seule obéissance. Mais on eut beau faire, je demeurai ferme et bien m’en a pris car je crois que si j’eusse avalé cette malheureuse médecine dans l’état d’inflammation et d’érétisme où était ma poitrine, je n’aurais pas survécu 24 h. Cependant le supérieur s’approcha de mon lit et me demanda ce que je croyais qu’il y avait à faire pour me soulager, puisque je ne voulais pas en croire les autres. Je répondis [71] qu’il fallait au plus tôt me tirer du sang largement pour sauver ma tête et ma poitrine. Personne de nos frères ne savait saigner. On ne voulait pas prendre sur soi d’envoyer chercher un chirurgien. Le R.P. ne devait arriver que le soir, encore on n’en était pas certain. Bref on délibéra qu’on ne me ferait rien jusqu’à l’arrivée du R.P. Il me fallut donc passer toute la journée dans l’état le plus violent, ne pouvant exécuter aucune respiration sans tousser et sans pousser les hauts cris et inondant ma couche de crachats ensanglantés que je n’avais pas la force de pousser dehors. Pendant mon délire qui continuait toujours, tantôt je chantais, tantôt je criais qu’on me tire du sang, qu’on m’égorge, j’étouffe.
Enfin arrive le R.P. sur les 6 h du soir. On lui raconte tout ce qui s’est passé, puis il s’approche de ma couche et commence à me tancer d’importance sur le scandale de ma conduite et en particulier mon défaut d’obéissance. « Vous avez beau dire, lui répondi-je, jamais je ne me suis engagé à me tuer de gaîté de cœur par obéissance. Je demande à être saigné, il n’y a que ce moyen de me sauver. Voyez si vous y voulez consentir. » Alors il commenda qu’on partit aussitôt pour aller quérir le chirurgien. Il me fallut donc encore attendre 4 à 6 heures que l’on vint dire qu’on ne l’avait pas trouvé et qu’il ne pourrait venir que le lendemain. « Demain je n’y serai plus, répondi-je aussitôt. Il y a des religieuses qui saignent dans la maison, qu’on en fasse venir une. » Le R.P. me voyant parler d’une manière aussi décidée, se transporta aussitôt chez l’abbesse, obtint la permission et revint en un instant accompagné de la pharmacienne et d’une sœur converse pour m’accorder ce que je désirais depuis si longtems. Mais malheureusement pour moi, j’avais à faire à des femmes peu instruites, entichées de leur sentiment. Elles étaient persuadées que la saignée me tuerait et elles ne voulaient pas, disaient-elles, contribuer à ma mort. Cependant, pour me contenter, après avoir péroré asser longtems contre la saignée, elles se mirent en devoir d’obéir. Etant enfin venus à bout de m’ouvrir la veine par deux ou trois coups de [72] pistolet réitérées, elles laissèrent à peine couler une pailette de sang et s’empressèrent d’appliquer la ligature. Voyant que je contesterais inutilement avec elles, je les laissai finir leur opération sans mot dire et leur témoignait ma reconnaissance. Mais à peine furent-elles sorties, comme je n’avais pas permis qu’on me remit le bras dans l’habit, j’appellai aussitôt un de mes frères, je lui fis apporter une assiette et me débandant le bras, je laissai couler le sang jusqu’à ce qu’un commencement de faiblesse me fit éprouver un relâche notable de tous les symptômes. Alors je fis remettre la ligature et toute la nuit se passa avec beaucoup plus de clame et de tranquillité. Je crachai plus facilement et je recouvrai au moins le plein usage de ma raison. J’en profitai pour faire appeler le R.P. de grand matin afin de me confesser car quoi qu’il y eut un mieux notable dans ma situation, les douleurs internes que je continuais d’éprouver ne me prognostiquaient rien de bon. Il vint donc et m’entendit avec beaucoup de précipitation car il était et toute sa communauté sur son départ. A peine eu-je le tems de faire ma confession ordinaire. Comme les enfants ne devaient pas partir ce jour-là, il convint avec le prêtre qui les accompagnait, que si mon état empirait, il m’administrerait le lendemain avant de partir soi-même. Je reçu ses tendres adieux en son nom et au nom de toute la communauté, que selon toutes les apparences je ne devais plus revoir. Cependant dans le moment où il sortait de ma chambre, un religieux se présenta à la porte et lui demanda en grâce la permission de me venir embrasser pour la dernière fois. C’était celui dont j’ai parlé et qui aurait bien voulu n’être pas dans nécessité de nous suivre lorsque nous sortîmes de La Valsainte. Le R.P. fit d’abord quelques difficultés de le laisser entrer mais ayant vu que je m’étais apperçu de ce que lui demandait ce religieux et que je lui tendait même les bras, dans la crainte de me faire de la peine, il le laissa entrer, lui laissant à peine le tems de m’embrasser et de se recommander à mes prières. Sur le soir, me sentant plus pressé par les douleurs et par la violence de la fièvre, je demandai les divins sacrements que l’on m’apporta aussitôt Je ne songai plus, après cela, qu’à attendre tranquillement la mort. Un hocquet presque continuel [73] qui à chaque secousses m’occasionit les plus attroces douleurs dans le côté, une fièvre ardente avec redoublement, pas un instant de repos ni de someil, les extrémités froides, avec une sueur mortelle sur le front, tout m’annonçait qu’elle n’était pas éloignée. Enfin un râle considérable, l’obscurcissement presque total de la vue étant venus se joindre à tous ces symptômes, je crus devoir profiter de la connaissance qui me restait encore pour me faire dire les prières des agonisans. Ce fut un respectable prêtre français, retiré dans un des appartements de l’hospice, qui voulut bien me rendre ce dernier office de religion et de charité car il n’y avait plus personne des nôtres au monastère, j’étais resté seul avec un frère convers qui a eu bien du mal après de moi et qui m’a rendu des services que je n’oublierai jamais.
Cependant auprès cette crise, j’eus une nuit assez tranquille et je fus fort surpris de me trouver le lendemain matin presque sans fièvre, crachant assez facilement, mais éprouvant toujours une douleur sourde et profonde dans le côté droit. Quelques bouillon, un peu d’oximel pour boisson, de tems en tems une cuillerée de lait d’amande furent les seuls remèdes que j’employai. Les dames qui avaient bien voulu me venir saigner continuèrent, avec la permission de l’abbesse, à me venir visiter tous les jours. Si j’eusse voulu les croire, toute leur pharmacie me serait passée par le corps, mais persuadé que la nature à de grandes ressources, je préférai de m’y abandonner entièrement en m’appliquant à ne la pas contredire.
Un jour que quelques une de nos frères du Valais passèrent pour s’aller joindre aux autres, je voulus me lever mais l’éprouvai alors que j’étais bien loin d’être guéri, la douleur de côté se fit sentir avec une telle force que je n’eus que le tems de me remettre sur la couche où je souffrais moins, surtout lorsque j’étais couché du côté de la douleur, ce qui me fit juger que j’étais attaqué d’un dépôt purulent considérable dans le poumon. Depuis ce moment je ne quittai plus la couche sur laquelle je passai 6 semaines entières sans fermer l’œil un seul moment, sans rien prendre absolument de nourritures solides et sans aussi qu’il me soit sorti pendant tout ce tems la moindre chose du corps que des urines en [74] petite quantité et une évacuation abondante de glaires par l’expectoration qui avait lieu trois ou quatre fois le jour, dans des quintes de toux qui duraient souvent plus d’un quart d’heure, ajouter à tout cela l’espèce d’impossibilité où j’étais de changer les habits dont j’étais toujours couverts et qui étaient remplis de vermine, ce qui me fit souffrir un supplice plus grand que toutes les douleurs de ma maladie réunies. Je devins bientôt si maigre que je n’avais plus que la peau sur les os. Les jambes m’enflèrent d’une grosseur prodigieuse. Enfin tout m’annonçait une mort certaine mais qui ne venait pas assez vite à mon gré. J’en parlais à tous ceux qui me visitaient car chaque jour quelque personne charitable venait passer quelques instans au près de moi. Outre les deux religieuses dont j’ai parlé, qui ne manquèrent pas un seul jour, il y avait dans la communauté une dame polonaise qui s’était faite comme ma servante et qui me fatiguait par ses soins et son assiduité, Mme l’abbesse est venue plusieurs fois dans ma chambre, un brave chevallier de Saint-Louis venait aussi souvent m’édifier, quelques ecclésiastiques, etc… Mais toutes ces visites m’étaient souvent à charge, tout mon plaisir était de rester enfoncé dans les idées les plus sombres et surtout de me repaître de l’espérance d’une mort prochaine.
Pendant le cours de cette fâcheuse maladie, le R.P. vint une fois en passant me rendre une petite visite. Après lui avoir exposé ce que ma situation avait de pénible et surtout ce dégoût affreux pour toute nourriture, je lui dis que je ne désirais qu’une seule chose, un verre de bière, mais que l’usage des boissons nous étant deffendu, je ne le voulais pas faire sans sa permission. Sans doute que la haute idée qu’il avait de ma vertu le porta à me mettre à l’épreuve. Il me refusa ce petit adoucissement. Jamais, je crois, refus ne me fut plus pénible. Je ne le lui fis cependant pas parraître. Je parrus me soumettre, mais à peine fut-il parti que je m’en fis apporter, une pareille deffense me parraissant contraire à tous les principes de la raison, de l’humanité et même de la religion. Dieu me pardonne cette désobéissance.
[75] Je fus aussi visité par un curé de mon pays, mon voisin et mon contemporain et comme j’étais presqu’assuré de ma mort, je le chargeai d’écrire dans mon pays pour instruire mes parents de l’état où je me trouvais et du sort qui m’attendait prochainement. Le supérieur des religieux du Valais ayant entendu dire que le R.P. était venu à Claustreval, vint pour l’y rencontrer et passer une soirée avec moi. Si je n’eusse été si mal, j’aurais trouvé dans ces visites un peu de dissipation, mais elles me fatiguaient au possible et je n’avais pas de plus grande peine que quand le frère m’annonçait que quelqu’un allait me venir voir.
Telle était, Monsieur, ma situation depuis près de deux mois lorsque le R.P. abbé arriva et me dit qu’il avait résolu de m’amener avec lui, mort ou vif. Le triste état où j’étais réduit n’ayant pas empêché le R.P. de me faire cette proposition, je crus que toutes les observations que je pourrais y opposer seraient inutiles. En conséquence je ne lui répondis que par mon silence et en lui témoignant la plus entière soumission à ses volontés.
Vous me permetterer, Monsieur, d’interrompre ici ma narration pour me préparer à ce pénible voyage et vous réitérer en attendant l’assurance des sentiments…
Quinzième lettre
Ce n’était pas une petite entreprise, Monsieur, que de me mettre en route dans le triste état où j’étais et il ne fallut rien moins que l’obéissance pour m’y déterminer. Lorsque je considérais mon excessive faiblesse qui ne me permettait pas même de faire un seul pas, les douleurs que j’éprouvais dans le corps au moindre mouvement, je frissonais à la seule idée d’avoir 75 lieux d’Allemagne à faire en poste. Mais enfin il fallut bien s’y résoudre. Le moment du départ arrivé, on me porta dans une des chambres de l’hospice où se trouvaient réunies presque toutes les personnes qui s’étaient intéressées à moi et m’avaient rendu service pendant tout le tems de ma maladie. Elles ne pouvaient s’empêcher d’être attendries en me voyant sur le point de partir dans un si pitoyable état et conjuraient le R.P. de me laisser encore quelque tems, s’offrant de me faire conduire avec les autres à leurs frais lorsque je serais [76] entièrement rétabli. Le R.P. inflexible dans sa résolution, pressait le moment de notre départ et volontiers qu’il eut trouvé long celui que je mis à essayer de manger une petite souppe que l’on me présenta et dont je pris à peine quelques cuillerées. Je ne pus moi-même retenir mes larmes en faisant mes adieux et en témoignant ma reconnaissance à ceux et celles qui me témoignaient tant de sensibilité et après m’avoir comblé de tant de bontés. Bientôt deux hommes me prirent et me placèrent dans la voiture et le R.P. abbé y étant monté lui-même avec son compagnon de voyage, je me vis enlevé, contre toute probabilité, à un lieu que je croyais bien devoir être celui de ma sépulture et le terme de toutes mes misères. Mais Dieu me réservait encore pour d’autres traveaux.
Je ne m’arrêterai pas ici, Monsieur, à vous faire le détail de tout ce que j’ai eu à souffrir des secousses de la voiture. Le postillon ne ralenti pas le pas pour moi. On ne lui donna pas non plus l’ordre de choisir les chemins les plus doux. A chaque cahots il me semblait que l’on m’enfonçait un couteau dans le côté. Je poussais un cri malgré moi. Les larmes même me venaient souvent aux yeux. Le R.P. en parrut d’abord un peu inquiet, mais voyant après tout que tout se bornait à de la douleur, il n’y fit plus d’attention et me laissa crier. Sa conduite à mon égard était bien foncièrement imprudente et cependant, sans le savoir, il prenait pour me guérir un moyen que la médecine prescrit tous les jours en pareil car, car il est hors de doute que j’étais attaqué d’une vomique et que les secousses réitérées de la voiture pouvaient très bien en hâter et en favoriser la rupture . Quoi qu’il en soit, il est certain qu’avant la fin du jour les douleurs devinrent plus supportables, le suc purulent, à ce qu’il parraît, s’étendit, la matière se trouvant moins à l’étroit, agit avec moins de force sur les parties environantes et les sensations devinrent moins vives. Le R.P. voyant que je ne criais plus, me dit en badinant : « Hé bien ! vous n’êtes pas encore mort ? » — « Non ; lui di-je, et qui plus est, je ne crois pas que je meure encore pour cette fois-ci, car il me semble que je puis dire comme Saul : “Tota anima mea in me est” à la faiblesse près. » A la première auberge où nous descendîmes vers le milieu de la journée, on m’étendit sur le plancher, ayant sous ma tête pour oreiller le portemanteau du R.P. Lorsque je fus déposé, il me demanda [77] si ne j’avais besoin de rien. J’abhorrais toute nourriture et je lui dis que je prendrais volontiers un petit bouillon gras. J’ignore pour quelle raison il ne me fut pas accordé. J’aime me persuader qu’il n’y en avait pas ou peut-être était-ce un jour maigre mais je n’y regardais pas de si près. Quoique nous voyageassions en poste et qu’en conséquence nous eussions toujours dû suivre la grande route, cependant le R.P. qui visait toujours à l’économie nous faisait prendre souvent des détours pour aller loger dans des abbayes ou autres communautés religieuses. Alors il laissait la poste qu’il faisait remplacer par les chevaux du monastère dont il se servait pour se faire conduire gratis à une ou deux postes plus loin. Je ne redoutais rien tant que les couchées. J’aurais toujours voulu rester dans la voiture parce que toutes les fois qu’il fallait me remuer, c’était pour moi un véritable supplice et puis il n’y avait rien de plus ennuyant. On me portait dans une chambre où je restais seul avec le frère convers qui me gardait jusqu’à ce qu’il plut au R.P. de partir. A peine venait-il me visiter une fois pendant la journée entière car il nous est arrivé de séjourner. Jamais voyage ne me parru plus long et ne m’a été plus pénible que celui-ci. Mais enfin il se termina comme tous les autres et le R.P. me rendit dans une grande et vaste abbaye d’Allemagne dont l’abbé est souverain, située au milieu des bois, que j’ai entendu nommer Caizerceur où grand nombre de nos frères se trouvaient déjà réunis pour être logés dans de grands et beaux appartements. Ils n’en étaient pas mieux pour cela. Comme on les voyait avec peine dans la maison, on ne leur donnait pour vivre que ce qui était indispensablement nécessaire pour ne pas mourir. Le pain d’ailleurs y était mauvais. Mais après tout on n’avait pas droit de se plaindre. Rien ne nous était dû. Quel droit avions-nous pour mettre les gens à contribution pendant des semaines entières ? On eut peut-être pu obtenir un meilleur traitement par la résignation et la patience mais les mécontentements que l’on témoignait, les murmures auxquels on se laissait aller ne faisaient qu’irriter d’avantage. Il sied bien mal en effet à des pauvres de se plaindre lorsqu’on leur donne ce qu’on pourrait leur refuser sans injustice. [78] Cette boutique ne m’offrit pas une belle perspective pour mon rétablissement mais le Bon Dieu su y pourvoir. Lorsque mes frères me virent arriver dans le pitoyable état où j’étais réduit, ils me regardèrent tous comme perdu. On m’étendit par terre sur une paillasse. Le religieux qui faisait les fonctions de supérieur mit en œuvre toutes les ressources de la plus tendre et de la plus ardente charité pour mon soulagement. Il se privait de tout pour moi, etc. En deux ou trois jours je me vis capable de me lever et de me traîner dans les appartements pour y visiter plusieurs de nos frères qui étaient malades et dont la maladie embarrassait fort le médecin. Cette petite occupation me donnant de la distraction, il parrut un mieux sensible dans ma situation, mais il ne fut pas de longue durée. Un matin que l’on m’avait porté à l’église pour y communier, je faillis y expirer dans une défaillance considérable accompagnée d’une sueur froide de tout le corps. Heureusement, j’avais reçu la sainte communion. On me rapporta à la chambre et le reste de la journée se passa entre la vie et la mort. Cependant vers le milieu de la nuit, il me prit une quinte de toux dans laquelle je rendis plein un crachoir de matières purulentes mêlées de sang. Après cette évacuation, je m’endormis, ce qui ne m’était pas arrivé depuis longtems et à mon réveil je me trouvai notablement soulagé. L’expectoration continua ainsi plusieurs jours. Une petite fièvre, le dévoiement vinrent se mettre de la partie et pour le coup je crus bien que je n’en reviendrais pas. Le médecin étant venu selon sa coutume pour visiter nos malades, s’approcha de moi et me dit que je devais songer à faire quelque chose, qu’à la vérité ma situation était critique mais que si l’on aidait la nature qui parraissait forte cher moi, il ne la croyait pas sans ressources. Je lui répondis que je n’y attendais pas grand-chose, que cependant j’étais prêt à faire ce qu’il m’indiquerait. Il me prescrivit une potion à prendre par cuillerée composée de kinkina et une poudre de vulnéraire. A ces remèdes il joignit une ordonnance qu’il fit au cuisiner des [79] religieux de la maison de m’envoyer tous les jours : une souppe grasse au riz ou au grueau d’orge, une portion de viande rôtie, un morceau de pain blanc et une bouteille de bière. Ce petit régime tenu pendant 15 jours suffit seul pour me remettre. La fièvre se coupa, le dévoiement s’arrêta. Je repris de la chair et en moins de 8 jours je me vis en état de dire la messe et d’aller et venir facilement à l’aide d’un bâton.
Interim. Il arrivait chaques jours quelques de nos frères soit en bande soit séparément et nous trouvant tous bientôt réunis, nous étions sur le point de notre départ, au grand contentement de la maison qui nous donnait l’hospitalité, à qui nous devenions chaque jour un fardeau de plus en plus insupportable. Ce fut pour nous y disposer qu’arriva le R.P. abbé. Il divisa tout son monde en deux bandes et comme il avait reçu de l’argent, probablement de La Valsainte pour les effets que l’on avait vendu, et qu’il ne devait pas venir avec nous mais qu’il tournait ses pas vers la Bavière où était la plus grande partie de ses religieuses qu’il voulait rassembler et réunir avec nous. Il divisa aussi cet argent et donna à chaque chef de bande cent louis avec ordre de n’y toucher que dans la plus urgente nécessité. Hors ce cas, de dire partout que l’on n’avait rien et faire en sorte de vivre partout aux dépens du publiq. Cela fait et les jours de nos départs respectifs étant statués, il disparut pour aller lui-même à sa destination. J’aurais bien désiré pendant tout ce voyage pouvoir accompagner cet homme , en supposant qu’il m’ eut mis dans la confidence de tous ses projets et du but de toutes ses démarches. J’aurais certainement aujourd’huy des mémoires très curieux et très intéressans car je ne crois pas qu’il y ait eu de général d’armée qui ait employé plus d’adresse et d’industrie, qui ait fait jouer plus de ressorts pour conduire et faire subsister ses troupes que le R.P. abbé pour l’entretien de sa communauté qui composée de plus de deux cent personnes n’a, pendant près de trois ans, eu d’autres ressources que son industrie à solliciter les secours du publiq. [80] Au moins s’il avait lui-même écrit quelque chose et que l’on eut l’espérance de trouver après lui ne fut-ce qu’un journal abrégé de toutes les démarches et de ses entreprises, avec un état exact de toutes les ressources que la Providence lui a fait trouver dans la charité des fidèles et de l’emploi qu’il en a fait, on pourrait espérer de pouvoir par la suite travailler à sa vie qui bien différente des autres réformateurs de son genre, n’offrirait pas un tableau moins intéressant, quoique pas tout à fait aussi édifiant quand aux détails de la vie monastique. Car au vrai, et c’est une justice que l’on doit rendre à dom Augustin de l’Etrange, que tout ce qu’il a fait et entrepris n’a eu d’autre principe que le désir de procurer la gloire de Dieu. Il a pu se tromper dans les moyens qu’il a pris pour y parvenir, mais son but a toujours été pur et désintéressé. Le peu d’ordre qu’il met ordinairement dans toutes ses affaires ne nous laisse absolument rien à espérer après lui. L’impossibilité où on sera de recueillir tout ce que sa vie aura pu offrir d’intéressant, empêchera d’en entreprendre le travail et après s’être donné beaucoup de fatigues et avoir fait beaucoup de bruit dans le monde pour des entreprises qui auront presque toutes échouées, il sera vrai de dire de lui ce que dit le prophète : Periit memoria illius cum sonitu.
Pardonnez-moi, Monsieur, cette petite digression, quoique je me soits interdit les longues réflexions qui conviennent si peu à celui qui ne veut être qu’historien. Cependant j’ai cru que celles-ci s’étant présentées toutes naturellement, ne vous déplairaient pas. Elles m’ont d’ailleurs servies pour remplir à peu près la tâche que je me suis imposé dans mes lettres, ne voulant point commencer dans celle-ci à vous entretenir du nouveau voyage que nous allons entreprendre et dont je me propose de faire la matière de la lettre suivante. Croyez-moi toujours, etc…
Seizième lettre
[81] J’aurais bien désiré, Monsieur, loger quelques jours de plus à cette auberge qui, toute mauvaise qu’elle était pour les autres, grâces aux soins de la divine Providence, par l’entremise du médecin était asser bonne pour moi. Encore quinze jours du même régime, je crois que je me serais rétabli parfaitement. Mais j’étais attaché à un char qu’il fallait suivre et l’incident d’une petite santé comme la mienne n’était point dans le cas de ralentir sa course. Déjà la première bande nous avait devancé de quelques jours pour aller à Passaw attendre l’arrivée du R.P. abbé et c’était aussi dans cette ville que nous avions ordre de nous rendre. Nous partîmes donc le 1er jour de mai pour descendre vers les rives du Danube où nous devions nous embarquer. Après trois ou quatre heures de marche dans une voiture, car je n’eus pas été en état de faire un quart d’heure à pied, nous traversâmes une petite ville dont le nom m’est inconnu, au bas de laquelle coule le fleuve, qui dans cet endroit n’est pas fort considérable. C’était là le lieu destiné pour l’embarquement. Vous croyez sans doute que pour un départ projeté depuis si longtems l’on s’était pourvu d’avance, que si nous n’avons pas quelque galliot un peu commode, l’on aura au moins fait disposer d’avance un bateau plat où les voyageurs pussent être à la brie des ardeurs du soleil qui était déjà très vif et des injures de la saison. Mais vous vous trompez, ce n’est pas ainsi que l’on agit quand l’on se confie uniquement dans le Providence. La première chose que fit le cellérier en arrivant fut de s’informer s’il y avait quelqu un de ces bateaux qui portent du sel et qui s’en retournent ordinairement à vide. Heureusement, il s’en rencontra un. Il fallut ensuite faire marché avec le patron qui disputa longtems avant de s’accorder et pendant tout ce tems nous attendions avec patience dans un mauvais cabaret. Enfin l’accord étant fait que moyennant telle somme et une petite cabane que l’on bâtirait à la hâte dans un coin du bateau pour les infirmes, nous serions rendus sans répondre des accidens dans la ville de Passaw. Nous nous embarquâmes au nombre au moins de 25 à 30. Je me nichai dans une cabanne qui était ouverte de toutes parts avec un vieillard infirme et le reste de la communauté prit place sur des bancs que l’on avait pratiqué sans beaucoup de façon tout autour de la gondole, n’ayant en cas de mauvais temps d’autre abri que le ciel, mais à brebis tondues Dieu mesure le vent. Il fit fort beau pendant tout le voyage et nous eûmes plus à souffrir de la chaleur que de la pluie.
[82] Tout notre approvisionnement consistait en une pièce de fromage pourri que l’on avait réservé avec soin pour les cas de nécessité, quelques miches de pain grossier qui nous furent donné par le monastère que nous quittions et de l’eau du fleuve à boire non à discrétion, mais aux heures de repas seulement. Un peu de pain blanc et quelques œufs durs étaient toute la ressource des infirmes qui pouvaient, en guise de tisanne hors des repas participer plus librement au soulagement que la nature leur offrait en abondance. Comme nous descendions et que le Danube, sans être impétueux, ne laisse pas cependant que d’avoir un cours assez rapide, nous n’avions besoin d’autre manœuvre que de la tenue du gouvernail, en nous laissant entraîner par le courant. Le vent contraire vint cependant quelques fois ralentir notre course et nous força longtems à louvoyer, même à nous arrêter. Mais bon ou mauvais vent, nous nous arrêtions tous les soirs et toujours dans quelque ville ou village à la proximité du rivage, pour que les voyageurs pussent trouver à passer la nuit commodément et se ravitailler, et en cela nous eûmes grandement lieu d’admirer les soins de la divine Providence à notre égard. Comme j’ai ignoré les noms de presque tous les lieux par où nous avons passé, j’ai aussi perdu de vue beaucoup de petites aventures qui pourraient ici trouver leur place. Mais la mémoire ne me fournissant les choses que confusément, je me contenterai, Monsieur, de vous raconter quelques unes des anecdotes les plus remarquables qui cependant n’auront peut-être pas pour vous le même intérêt que pour ceux qu’elles concernaient personnellement.
Un soir que le vent contraire nous avait singulièrement retardés et empêché d’arriver où nous nous étions proposés, nous fûmes obligés d’arrêter vis-à-vis un village distant de plus d’un quart d’heure de la rive. Il n’y avait pas à choisir ou d’y aller demander l’hospitalité ou de rester dans notre bateau. L’endroit parraissait fort pauvre et ne nous prommettait pas fortune. Le supérieur cependant ne laissa pas d’y députer deux des plus raisonnables pour aller reconnaître les lieux et se recommander à la charité des habitants. Ils s’addressent d’abord au curé à qui ils exposèrent notre situation. Le curé fut trouver le maire ou sindic de la paroisse, celui-ci fit aussitôt battre la caisse et assembler les principaux du lieu. Il proposa de nous recevoir chez eux, chacun au prorata de leurs familles. En un instant tous les logements furent marqués. Celui-ci en prit un, l’autre en voulut avoir deux, un autre quatre, etc… et ils finirent par se disputer entre eux à qui aurait [83] l’avantage de nous loger. On vint rendre cette agréable nouvelle à notre supérieur qui fit débarquer tout son monde, se mit à leur tête et vint au village où on lui fit la meilleure réception, surtout lorsque les femmes virent les enfants. C’était à qui pourrait en avoir. Il ne resta personne au bateau que le bon viellard infirme et moi pour avoir soin de lui, car à l’aide de mon bâton j’eus encore pu me traîner jusqu’au village. On peut juger l’agréable accueil que les bonnes gens firent sans façon à leurs hôtes qu’ils regardaient dans leur simplicité comme des envoyés de Dieu. Le lait, la crème, le beurre, le fromage, les œufs, rien ne leur fut épargné. On s’empressa de nous apporter au bateau tout ce dont nous avions besoin et peu contents d’avoir pourvu aux nécessités du moment, ces braves gens remplirent encore les poches des enfants de tout ce qu’ils purent et firent pour nous selon leur pauvreté beaucoup au-delà de ce que nous aurions pu espérer. Plusieurs mêmes vinrent jusqu’au bateau reconduire nos frères, portant avec eux des pains et autres victuvailles pour notre approvisionnement. Après leur avoir témoigné de notre mieux notre reconnaissance et plus encore à celui qui leur avait inspiré une si compatissante charité, nous nous remîmes en route et nous arrivâmes vers le milieu du jour au lieu où nous aurions dû coucher la veille.
C’était une petite ville. Comme il était de bonne heure, le supérieur jugea à propos d’y faire descendre toute la communauté pour lui procurer l’avantage d’y pouvoir entendre la sainte messe. Il y avait un trajet assez long à faire pour aller jusqu’à l’église Je restai donc encore au bateau avec notre pauvre vieillard. Le curé reçut notre supérieur avec toutes sortes d’honnêtetés, le conduisit à l’église, fit sonner la messe à laquelle la nouveauté du spectacle attira un grand concours de peuple. Pendant que le prêtre se préparait, les religieux et les enfants chantèrent le salve Regina qui fit la plus grande impression. Le curé après cela, exposa en deux mots notre situation aux fidèles et nous reçommanda à leur charité, puis il fit pendant la messe la quette lui-même. Elle fut très abondante, tellement que la bourse de notre supérieur qui contenait à peine quelques modiques pièces de monaies, se trouva presque entièrement remplie. On fit tous les efforts possibles pour retenir la communauté et lui donner à dîner, mais comme le jour avançait, pour ne point retarder et faire murmurer nos conducteurs, le supérieur, après avoir témoigné sa reconnaissance, fit revenir tout [84] son monde vers la barque. Il y fut suivi d’une grande foule de peuple dont plusieurs portaient du pain et autres nourritures qu’ils distribuaient particulièrement aux enfants. Ce spectacle d’une si ardente charité me toucha jusqu’aux larmes et me fit bien fort regréter de n’avoir pu être le témoin de ce qui s’était passé à la ville.
Un autre jour nous arrivâmes sur le soir près d’une petite ville qui ne laissait pas d’être encore assez éloignée du rivage, où nous devions passer la nuit. Notre bon vieillard qui souffrait avec peine qu’on le fit toujours ainsi rester au bateau, (car quelque soin que je prise de lui, il aimait encore mieux cependant se trouver à table avec les autres) témoigna au supérieur le désir qu’il avait de suivre la communauté et il lui dit qu’à quelque prix que ce fut, il fallait l’y faire conduire. La chose n’était pas facile car il n’était pas capable de faire un seul pas sans trébucher. Le supérieur le paya de belles paroles mais il ne s’en contenta pas. Lorsque tous furent descendus pour gagner la ville, il se mit à pleurer comme un enfant et me força avec l’aide des battelliers à le mettre sur le rivage. Alors appuïé sur ses deux crosses il se mit en devoir de suivre la communauté mais il lui fallait s’arrêter à chaque pas. Pour moi qui avais encore bien de la peine à porter mon cadavre, il ne me fut pas possible de lui prêter le moindre secours, de manière que c’était la chose du monde la plus pitoyable de nous voir tous les deux au milieu du chemin, faisant tous nos efforts sans pouvoir avancer ni reculer. Les bonnes femmes qui nous voyaient en pleuraient de compassion et n’osaient cependant par respect venir à notre aide mais bientôt un brave homme, soit de son propre mouvement, soit qu’il y ait été incité par quelqu’une de ces femmes, vint nous tirer d’embarras car ayant apperçu notre bon vieillard, il courrut chercher sa brouette et vint avec empressement au-devant de nous. A la vue de cette nouvelle et étrange voiture, le Père Jean-François (c’est le nom du vieillard) recula deux pas en arrière car comment consentir à s’y laisser traîner, lui que l’on ne pouvait pas même toucher sans qu’il jetta les hauts cris ? Cependant il ne pouvait pas refuser sans faire peine à cet homme. Il lui fallut donc obéir sans mot dire. Il se laissa placer sur la brouette et s’y tenant accroché le mieux qu’il put, n’osant crier, mais faisant la grimace à chaques secousses [85] qu’il éprouvait, il faut ainsi conduit par le milieu de la ville, offrant à tous ceux qui nous suivaient et dont la troupe grossissait à chaque pas, le plus singulier et peut-être l’unique spectacle en ce genre que l’on eut jamais vu dans cette ville, celui d’un moine traîné dans une brouette. Le supérieur ne fut pas peu surpris de nous voir arriver à l’auberge. Je lui contai notre aventure qui le divertit beaucoup. Il ne laissa cependant pas d’affecter un air de mécontentement et de gronder le pauvre Père Jean-François de ce qu’il avait suivi sa volonté. Mais le bon vieillard en recevant la réprimande selon sa coutume avec une simplicité d’enfant et sans mot dire, n’en était pas moins intérieurement bien content d’être parvenu à se tirer du bateau et à pouvoir soupper avec les autres qui est ce qui lui tenait le plus à cœur et il eut ce soir lieu d’être satisfait et de se louer de sa bonne fortune car on servit un excellent soupper et tel que nos frères n’en avaient encore eu nulle part. Pendant tout le tems du repas la chambre ne désemplit pas de spectateurs. Les enfants qui étaient dans une auberge séparée ne furent pas moins bien traités. Notre supérieur cependant, tremblant pour sa bourse, ne disait pas ce qu’il en pensait et se plaignait à l’aubergiste de ne point avoir exécuté ses ordres. Mais quelle ne fut sa surprise lorsque voulant le satisfaire avant de partir, on refusa de rien recevoir tant pour les religieux que pour les enfants. Il insista et comme pour le contenter, l’aubergiste accepta trois livres pour les domestiques. Jamais nous n’avons su qui nous avait fait cette charité et pour y mettre le comble, on reconduisit le bon Père Jean-François jusqu’au bateau, non plus dans une vile et méchante brouette, mais dans une bonne voiture où je trouvai aussi ma place.
Ce vénérable veillard, quoiqu’à peine âgé de 66 ans, était si cassé par les infirmités et les austérités que le peuple en le voyant, était persuadé qu’il avait plus de cent ans. On venait le voir par curiosité et l’on ne pouvait se lasser d’admirer que dans un Ordre aussi austère que le nôtre, on put arriver à une si grande viellesse. Après le coup d’essai qu’il venait de faire, il ne fut plus possible de le retenir au bateau. Il fallait chaque fois l’en retirer à la couchée pour suivre la communauté. Un de nos frères, fort et vigoureux, le chargeait sur ses épaules et quoique dans ce pénible transport il eut à endurer de si grandes [86] douleurs qu’elles lui faisaient jetter les hauts cris, il croyait cependant encore acheter à bon marché le plaisir d’être avec ses frères et de partager leur bonne fortune. Je me rappelle que dans une ville plusieurs personnes distinguées et en particulier un médecin, nous suivit à l’auberge pour le voir et le questionner parce que le publiq disait qu’il avait cent vingt ans. Nous nous gardions bien de les dissuader, sans cependant chercher à les confirmer dans leur opinion, parce que cette innocente erreur, en excitant je ne sais quelle pitié pour le bon père, nous attirait toujours quelques aumônes.
A quelques distance de là, dans une autre ville, je reconnus d’une manière bien singulière un de mes compatriotes. Tous nos frères étaient descendus dans la ville où ils eurent beaucoup de peine à se loger parce que, comme il passait un régiment ce jour-là, toutes les auberges étaient pleines de soldats. Je les y avais suivis mais le bruit, l’odeur de la fumée de tabac et du vin, etc… me mirent bientôt en fuite et je revins au bateau pour y passer tranquillement et fraîchement la nuit. Le ciel étant des plus serein, j’en employai la plus grande partie à contempler les astres et à goûter la fraîcheur. Sur le matin, après quelques heures de someil, faisant selon ma coutume l’inventaire de mon petit butin, je m’apperçu que je n’avais plus mes instruments de chirurgie. C’était pour moi une perte considérable et que j’aurais eu bien de la peine à réparer. Je me mis à penser où j’aurais pu les égarer et m’étant souvenu que l la veille je m’en étais servi à la ville dans le cabaret pour panser un de mes frères, sans perdre de tems je me mis en chemin pour y aller, mais je trouvai toutes les portes fermées et comme je faisais le tour des murs pour voir si je ne trouverais pas quelqu’issue, je fis rencontre d’un jeune homme fort bien mis qui m’abordant d’un air gratieux me demanda où j’allais si matin et ce que je voulais ? Je lui répondis que je désirais entrer dans la ville. « Suivez-moi, me dit-il, je connais une petite porte qui reste toujours ouverte. » Chemin faisant, il me fit plusieurs questions, entre autres, il me demanda qui j’étais et de quel pays. « Nous n’avons pas coutume, lui dis-je, de faire connaître notre patrie, mais moi, Monsieur, je puis vous dire d’où vous êtes, car si je ne me trompe, vous êtes picard et même natif de la ville d'Amiens. » Il fut fort surpris de m’entendre affirmer si positivement [87] « Et d’où le savez-vous, me dit-il ? ». « Votre accent seul, lui répondis-je, vous fait connaître. » « Est-il possible, me dit-il ? Voilà 25 ans que je suis sorti de mon pays et j’en aurais conservé l’accent au point de pouvoir être reconnu ? ». Alors sur la question que je lui en fis, il me dit qu’il était fils de Mr de Longrue, un des principaux de la ville. Je n’en voulus pas savoir davantage. Je me gardai bien de lui faire connaître que je savais son histoire. C’était un jeune homme qui ayant eu le malheur de se trouver dans de mauvaises compagnies, avait mis sa signature sur de faux billets et qu’une sentence juridique avait obligé de sortir du royaume pour en éviter les suites. Cependant j’arrivai à l’auberge où je retrouvai mes instruments que la servante avait eu la fidélité de mettre de côté.
Voilà, Monsieur, tout ce que ma mémoire a pu me fournir de ce qui nous est arrivé pendant ce petit trajet sur le Danube qui, à ce que je crois, à été de cinq à six jours, au bout desquels nous approchions de Passaw, lieu du rendez-vous général. Vous me pardonnerez la prolixité de ma narration et le tems que je vous ai fait perdre à lire des anecdotes qui vous ont peut-être ennuyé au lieu de vous intéresser. Je tâcherai de réparer ma faute dans la prochaine lettre. En attendant, croyez-moi toujours avec les sentiments…
Dix-septième lettre
Les rives du Danube, Monsieur, ne nous avaient offert jusqu’ici rien de bien saillant et de propre à piquer la curiosité des voyageurs. On n’appercevait de côté et d’autre que d’immenses prairies ou des collines très basses parsemées de quelques habitations presque toutes fort éloignées du rivage. Mais quelques lieux avant Passaw, le paysage change entièrement. Des coteaux fertiles plus ou moins élevés, tout couverts d'arbres fruitiers et autres de toutes espèces et cultivés avec le plus grand soin prennent la place de ces prairies à perte de vue. On y voit des châteaux magnifiquement bâtis, des maisons de plaisance entourées de jardins tracés et plantés avec art, [88] le sommet de quelques unes de ces collines couronné en plusieurs endroits par des tours et des places de fortification présentent souvent aux yeux avides de se satisfaire, les points de vue les plus intéressants et en paraissant et disparaissant selon les différents détours du fleuve semblent se multiplier pour multiplier aussi les satisfactions du voyageur.
Je me réjouissais déjà d’être sur le point d’entrer dans une ville dont les environs nous offrayent tant et de si grands agréments, lorsque, je ne sais par quelle voie, nous apprîmes que ceux de nos frères qui nous avaient précédés en avaient été repoussés et qu’à peine leur avait-on permis de s’arrêter dans le faubourg où ils étaient logés, partie à l’auberge, partie chez le paysan. On ajouta même que si nous avancions, nous courrions risque d’être insultés ou tout au moins de ne pouvoir trouver à nous loger, ayant eu eux-mêmes toutes les peines du monde à y parvenir. Sur cette nouvelle, sans perdre de temps à délibérer, comme nous nous trouvions devant un petit village éloigné à peu près de trois-quart d’heures de la ville, nous crûmes devoir y débarquer. En conséquence, tout notre bagage fut en un instant déchargé sur la grève et notre pilote payé continua sa route vers Passaw en nous laissant bien embarassés de savoir où et comment nous viendrions à bout de nous placer. La chose n’était pas facile car la mauvaise réception que l’on avait faite aux frères était déjà publique et l’on ne parraîssait pas fort soucieux de nous donner l’hospitalité. Cependant notre supérieur ne perdit pas courage. Accompagné de quelques religieux il s’avança à la découverte et ayant apperçu quelques grosses granges dispersées çà et là dans les prairies qui ne contenaient plus que très peu de foin, il ne crut pas devoir nous chercher de logements ailleurs. Un particulier, propriétaire d’une desdites granges, à qui il s’adressa, voyant combien nous étions modérés dans nos prétentions, accorda sans peine la permission de nous y établir. Un autre voulut bien nous prêter son foier et sa marmite pour y faire notre souppe. Ils vinrent même nous aider avec leurs voitures à retirer notre butin qui était resté sur le rivage et par ce moyen, toute notre petite communauté se trouva en un instant logée sans beaucoup de frais [89] et comme, grâce à la charité des fidèles, nos petites provisions en pain et en fromage, etc, étaient encore fort abondantes, nous pouvions facilement rester là plusieurs jours pour attendre des nouvelles plus positives de nos frères et aviser au parti que nous avions à prendre. Les infirmités de notre pauvre vieillard ne lui permettant pas de se pouvoir accomoder dans la grange, il fut transféré dans une méchante auberge où je le suivi, ce dont je ne fus pas fâché car nous y fûmes toujours au moins un peu mieux nourris que dans la grange.
Deux à trois jours se passèrent pendant lesquels on fit donner nouvelle de notre arrivée et de notre situation au supérieur de ceux de nos frères qui nous avaient précédé, ce qui l’engagea à faire de nouvelles tentatives pour avoir entrée dans la ville. Il y parvint enfin avec la protection de quelques personnes charitables. Il trouva les esprits un peu revenus sur le compte des trappistes et s’il ne put obtenir que l’on voulut bien nous y recevoir tous jusqu’à l’arrivée du R.P., il obtint au moins que l’on nous procura des logements honnêtes comme dans le faubourg, que l’on pourvut à notre subsistance et que l’on nous facilita les moyens de célébrer le saint sacrifice de la messe. Il s’empressa de nous en faire donner avis, ce qui nous remplit de joie et de consolations.
Cependant nous ne nous trouvions pas encore trop mal dans notre habitation champêtre. Il commençait à faire chaud et la grange fournissait pendant la nuit un abri suffisant, quoique les habitans du lieu, qui vinrent d’abord en grand nombre pour nous visiter, ne parussent pas fort portés à nous rendre service. Ils ne nous ont cependant laissé manquer de rien de ce qui nous était nécessaire. Nos journées se passaient à coudre, à lire et à prier et les soirs tous les religieux et les enfants réunis faisaient retentir au loin les rives du Danube en chantant à pleine gorge l’antienne salve Regina. Nous nous serions volontier accoutumés à ce genre de vie tranquille et solitaire, au moins était-il de beaucoup préférable aux sollicitudes et aux agitations continuelles des voyages.
Bientôt il nous vint ordre de partir pour nous rendre dans une ferme appartenant à l’hôpital, située dans un des faubourgs où [90] l’on nous avait assigné un logement. Notre obéissance fut prompte et avant le noir nous nous vîmes en possession d’une vaste chambre et de deux cabinets et ce qui nous fit le plus de plaisir, sous l’intendance d’une bonne vieille servante, pleine de charité qui prit de nous un soin tout particulier. Une petite chapelle, éloignée de deux à trois portées de fusil de la ferme, où nous allions dire la messe, etc, était pour nous un but agréable de promenade. Enfin nous n’avions rien à y désirer et nous eussions pu attendre l’arrivée du R.P. abbé dans cette auberge pendant une année toute entière.
Il ne se fit cependant pas attendre si longtems. Comme il était l’objet unique de nos vœux, du haut de nos fenêtres qui donnaient sur le Danube, nous ne cessions d’y promener nos regards. Il n’arrivait pas un bateau sur lequel nous ne crussions l’appercevoir. Mais nous avions beau faire, l’ardeur de nos désirs ne put accélérer sa marche. Huit à dix jours se passèrent dans ce continuel exercice, lorsqu’un beau matin, dès la pointe du jour, une voix se fait entendre : « Le voilà ! » Je m’approche de l’observateur, je regarde et j’apperçois deux immenses radeaux arborés de petits pavillons blancs sur l’un desquels je distinguai très facilement le R.P. abbé. Dès l’instant, sans attendre ses ordres, afin de les pouvoir exécuter plus promptement, notre supérieur nous fit emballer tous nos effets et nous nous tînmes prêts à partir au premier signal. Il ne tarda pas à nous être donné et nous ne diférâmes pas non plus à l’exécuter, de manière qu’avant midi nous nous trouvâmes au bas des murs de Passeau sur la rive du fleuve où les radeaux étaient arrêtés. Nous y montâmes à la vue d’une foule immense de spectateurs de toute condition. Dès que j’apperçu le R.P., je fus me jetter à ses pieds en me recommendant à sa charité, car j’étais encore bien faible et dévoré par une faim continuelle. Il fut fort surpris de me revoir encore sur mes pieds après l’état pitoyable où il m’avait laissé à Caizercem. L’embarras où il était pour recevoir et placer tout son monde qui arrivait de toute part, ne lui permetait pas de me donner une longue audience. Il me fit entrer dans une petite cabanne qui lui était destinée où je trouvais Monsieur Fay, prêtre français dont j’ai déjà eu l’honneur de vous parler. Je fus d’autant plus ravis de le retrouver là que je le croyais bien éloigné et exposé à tous les dangers de la révolution. Comme j’étais en possession de pouvoir lui parler, après nous être tendrement embrassés nous nous mîmes à nous raconter respectivement et somairement nos avantures. Le R.P. abbé l’avait envoyé dans le Valais pour y [91] chercher une partie de ses religieuses et l’avait chargé de leur conduite temporelle et spirituelle. Si le tems me l’eut permis j’aurais pu apprendre de lui en cette occasion bien des particularités en l’émigration du Valais qui eussent pu trouver ici place, mais s’il me dit quelques choses, ce fut si rapidement et j’y apportai si peu d’attention que ma mémoire ne peut rien m’en fournir de positif en ce moment . Comme j’étais d’ailleurs alors pressé par la faim, je mis plus d’application à manger un morceau de pain et à boire quelques verres de bierre qu’il me donna sur ma demande, à l’insu du R.P., qu’à tout ce qu’il pouvait me dire. Je ne me serais certainement jamais permis cette infraction à la règle, si nous ne fussions partis à jeun et si ne j’eusse vu que le R.P., malgré que je me fusse instament recommandé à sa charité, était bien loin de s’occuper de moi et que je courrais grand risque d’avoir à attendre jusqu’au soir. Mr Fay me fit alors considéré les radeaux dont l’un était pour les religieux et l’autre pour les religieuses. Ils avaient été équipés en Bavière par l’archiduchesse, en considération de la princesse de Bourbon-Condé, à qui il avait pris envie de se faire trappiste. Au milieu de chaque était une grande cabane bâtie en planches où les voyageurs devaient rester habituellement, la nuit et le jour. Aux quatre angles étaient la cuisine, le magasin, les lieux d’aisance et la hûte des nautonniers. Chaqune de ces hutes étaient surmontées d’un petit pavillon blanc. Rien ne manquait à notre approvisionnement, soit pour les ustensils de cuisine, etc, soit pour les munitions de bouche, nous eussions pu faire le tour du monde. Je remarquai sur ces radeaux plusieurs religieux qui m’étaient inconnus. Je priai Mr Fay de me dire qui ils étaient et j’appris de lui qu’il y en avait deux venus de Darfeld en Westphalie, quelques uns du Valais, et que les autres étaient des aventuriers qui s’étaient présentés au R.P. pour être trappistes à qui il avait aussitôt fait endosser l’habit religieux et qu’il faisait passer pour tels.
Cependant l’instant de notre départ arrivait. Tranquille dans ma cabanne, je croyais que le R.P. abbé, par considération pour ma faiblesse, voudrait bien m’y souffrir pendant toute la route mais je comptais devant mon hôte. Il m’en fallut sortir aussitôt sur son ordre pour me joindre à un grand nombre de religieux, qui, je ne sais pour quelle raison, ne prirent point place pour le moment sur le radeaux mais furent obligés de voyager jusqu’au soir sur un bateau. Ce fut alors que je me félicitai d’avoir pris un acompte en mangeant le pain et buvant la bière de Mr Fay (que j’ai su par la suite avoir été obligé de jeûner) car la communauté ne prit aucune nourriture avant les cinq à six heures du soir.
[92] Il était environ 2 h. lorsqu’on détacha les radeaux qui, se trouvant libres et se laissant majestueusement entraîner par la rapidité du fleuve, disparrurent en un instant aux yeux des spectateurs. La barque qui nous portait avait déjà pris l’avance depuis plus d’un quart d’heure et comme aucun abrit ne s’opposait à la liberté de mes regards j’eus la satisfaction de contempler à loisir le ravissant spectacle que nous offrayent les rives enchantées du Danube. Jamais je n’ai rien vu de plus agréable et de plus pittoresque depuis Passeau jusqu’à Vienne. Je ne parle pas seulement de ces beautés factices, de ces édifices somptueux et magnifiques, de ces parcs antiques, de ces jardins de plaisance, de ces plantations régulières qui forment l’enceinte de la ville à plus d’une lieu de distance, mais je parle des simples bautés de la nature. Nous étions au mois de may, tous les arbres étaient en fleur, les feuilles verdoyantes commençaient à éclore, le gazouillement des oiseaux se faisait entendre de toutes parts. Le ciel était pur et serein pendant le jour et la nuit une fraîcheur agréable nous dédomageait des trop grandes ardeurs du soleil. Tantôt nous voyagions ressérés entre deux chaînes de rochers escarpés tout couverts de mille buissons fleuris, tantôt d’un côté ces rochers à pic semblaient nous menacer de leur chute, pendant que de l’autre une vaste plaine nous offrait la perpective des plus riches campagnes… Mais j’épuiserais en vain mon petit feu d’éloquence, Monsieur, pour vous faire la peinture des scènes variées que la nature semblait prendre plaisir d’offrir à nos regards. Tout ce que je puis vous dire, c’est que je voudrais encore y être pour goûter et savourer le plaisir pur que j’y ai éprouvé et si j’ai regrété quelque chose dans nos voyages, ce sont particulièrement les rives du Danube.
Le Révérend Père abbé nous ayant tous réunis sur les radeaux, les religieux et les religieuses séparément, s’avisa de nous faire chanter l’office à deux chœurs, l’un composé par les religieux et l’autre par les religieuses. A cette fin il fit accoler leur radeau au nôtre et nous ayant tous fait sortir de notre loge, nous commençâmes à psalmodier alternativement et à haute voix. Ce fut je crois la première fois que les rives du Danube retentirent des louanges du Seigneur en cet endroit mais heureusement la multitude des fautes que l’on fit dans le cours de cet office ayant occasioné plus de distractions que d’édification, ce fut aussi pour la dernière fois. Le R.P. ne jugea pas à propos de continuer. Ce qui me fit beaucoup de plaisir car [93] outre que notre charge serait devenue par là beaucoup plus pénible, la chose n’était pas sans quelques inconvéniens à raison du rapprochement des deux sexes, quelqu’éloigné qu’il fut, les Syrènes, pour ne chanter que de loin, n’en étaient pas moins souvent funestes au Nautonniers.
Vous ne serez peut-être pas fâché, Monsieur, que je vous fasse ici le détail de notre manière de vivre sur ce monastère ambulant car c’est ainsi que nous pouvions appeller nos radeaux, puisque nous y observions exactement les mêmes régularités qu’au monastère. Comme nous étions pourvus de toutes les choses nécessaires à la vie, nous ne descendions que rarement, même pour coucher et nous prenions presque toujours nos repas sur nos radeaux. Nous voyagions les jours de dimanche et de fête comme les autres jours, excepté que ces jours-là nous nous arrangions toujours de manière à trouver quelque église à la proximité du rivage pour y aller dire la messe, ce que nous faisions même quelques fois dans la semaine. Voici à peu près l’ordre que nous gardions dans ces sortes d’occasion.
Arrivés au lieu destiné, le R.P. ou descendait lui-même et se transportait cher le curé ou y députait deux des prêtres pour demander la permission de célébrer, ce qui n’était jamais refusée et une chose digne de remarque et dont nous ne saurions assez remercier Dieu, c’est que dans tous nos voyages, même en pays protestant, les prêtres n’ont jamais été privés du bonheur de dire la sainte messe au moins les dimanches et fêtes et la communauté de celui de participer à la sainte communion. De même que jamais nous n’avons manqué un seul jour du pain nécessaire pour notre honnête subsistance. Le R.P. avertissait que l’on allait descendre, quelques instans auparavant, afin que chacun fut prêt au signal. Alors on sortait des radeaux selon son rang et le R.P. à la tête on s’avançait gravement deux à deux, d’abord les religieux, les convers et les enfants qui étaient suivis des religieuses dans le même ordre. A mesure que nous avancions la nouveauté du spectacle attirait une foule de monde incroyable. [94] l’on nous devançait à l’église où souvent nous avions de la peine à entrer tant elle était remplie. Après avoir satisfait à notre dévotion, nous sortions dans le même ordre et nous revenions à nos radeaux toujours reconduits par une grande foule de peuple. Ce que je n’ai pu m’empêcher d’admirer et d’attribuer à une protection marquée de la très sainte Vierge, en l’honneur de laquelle nous n’avons pas manqué un seul jour de chanter le salve, c’est que dans de grandes villes où souvent il y a si peu de religion, même parmi des protestants, exposés à une nombreuse populace, jamais nous n’ayons été insultés. Bien au contraire, le plus grand nombre nous a toujours marqué beaucoup de sensibilité et les enfants rentraient toujours aux radeaux chargés de pains et d’argent. J’ai bien, il est vrai, entendu tenir quelques propos, mais à demi voix et sans éclat. Encore était-ce plutôt des plaisanteries auxquelles on peut dire que notre manière de voyager, je veux dire notre réunion d’hommes, de femmes et d’enfants, ne prêtait que trop.
Voilà, Monsieur, de quelle manière nous avons voyagé jusqu’à Vienne. Je ne me rappelle pas qu’il nous soit rien arrivé de bien considérable. Je vais cependant y penser et si je me souviens de quelque chose, je vous en ferai part dans la prochaine lettre. Croyez-moi toujours en attendant avec les mêmes sentiments…
Dix-huitième lettre
Pendant les premiers jours de notre embarquement (si toute fois, Monsieur, l’on peut se servir de ce terme pour exprimer l’action de voyager sur des radeaux), nous ne faisions que de très petites journées. Le R.P. trouvait chaque jour de nouveaux prétextes pour s’arrêter et pour descendre la nuit dans les auberges d’où souvent nous ne partions que dans le milieu du jour, ce qui nous étonnait fort et qui mettait de mauvaise humeur nos conducteurs. Nos frères n’étaient pas fâchés de ces petits séjours dans les auberges parce qu’alors ils y prenaient une meilleure nourriture car sur nos radeaux tout se bornait à quelques graines cuites à l’eau et [95] au sel auxquelles on ajoutait un peu de pain souvent moisi et de mauvais fromage. Pour moi, plus jaloux du bon air et de la tranquillité et surtout ennemi de la poussière que l’on faisait ordinairement lorsqu’il s’agissait d’étendre ses couvertures sur le plancher, je préférais rester au radeau où je m’accommodais de ce que j’y pouvais trouver, préférant mon repos et ma santé aux mets les pus délicieux.
Nous ne fûmes cependant pas longtems sans découvrir la raison de notre retardement : toutes les religieuses que le R.P. abbé attendait, n’étaient pas encore arrivées et il voulait leur laisser le tems de nous joindre. Quelque lenteur que nous missions dans notre marche, elles eussent encore eu bien de la peine à le faire sans un incident qui parrut comme ménagé par la divine Providence. A cet effet, un de nos enfants, attaqué d’une hémorragie de poitrine, vint à mourir sur le radeau, ce qui nous obligea d’en aller faire la déclaration au premier endroit qui se rencontra et d’y attendre que le tems assigné selon les loix du pays pour la sépulture fut écoulé. Comme il était prescrit d’attendre deux fois 24 h à datter du moment de la mort, cet espace se trouva justement être celui qui était nécessaire aux voyageuses pour nous attindre. Il y eut encore plus d’un demi jour de grâce car il fallut prendre le tems nécessaire pour l’inhumation qui se fit avec la plus grande pompe, au milieu d’une foule incroyable de spectateurs. Dès que le R.P. vit tout son monde réuni, bien loin de mettre le moindre retardement dans notre marche, il ne cessait de la presser et il ne fut plus question de nous faire descendre que pour la nécessité.
Ce fut en voyageant ainsi que nous arrivâmes à une ville considérable où il fit mettre pied à terre . Nous restâmes un jour entier à l’auberge pendant lequel il s’occupa à partager son monde ne voulant pas arriver à Vienne avec un cortège trop nombreux pour ne pas indisposer les esprits contre lui. Il avait déjà fait la division des religieuses en envoyant une partie à Léopold, sous la conduite de Mr l’abbé Faye. Pour les religieux et les enfants, il se trouvaient tous rassemblés et le nombre pouvait bien monter au moins à 150. Je crois pouvoir évaluer au tiers la troupe qu’il en forma sous la direction du Père Urbain, pour prendre la route de la Bohême et là attendre de ses nouvelles. Cette division faite il leur laissa le soin [96] de se pourvoir des chariots et des provisions nécessaires pour leur voyage. Depuis ce moment nous les avons perdu de vue et jusqu’a notre réunion, je n’ai su que bien imparfaitement ce qui leur était arrivé, mais comme leur sort dépendait de l’empereur et de la régence d’Autriche, comme le nôtre, il est à croire qu’ils ont éprouvé les mêmes vicissitudes.
Cette expédition faite, nous remontâmes sur nos radeaux d’où nous ne sommes descendus qu’environ à une lieue de Vienne. C’était, si je ne me trompe, la veille ou le jour de la Pentecôte. Le R.P. nous plaça dans une auberge près d’une église où nous eûmes la satisfaction d’aller célébrer les fêtes et pendant ce tems, il partit pour Vienne avec la princesse de Bourbon-Condé dont il avait heureusement fait l’acquisition pour nous servir de recommandation et de passeport auprès des grands. Il y passa deux jours en négociations puis il revint le mardi de grand matin et après que nous eûmes entendu la messe, il nous fit remonter nos radeaux pour nous avancer vers la ville. Nous y arrivâmes vers le milieu du jour et comme il était fête, le rivage ne tarda pas à se trouver garni d’une foule considérable de spectateurs. Les formalités que l’on mit à notre réception ne laissèrent pas de nous retenir fort longtems. On vint demander les papiers du R.P. qui furent portés à viser à ceux qui en avaient la compétence. Pendant cela on aposta des sentinelles sur nos radeaux. Il y eut beaucoup d’allées et venues et le R.P. fut même obligé de sortir plusieurs fois. Enfin l’on nous permit de descendre et escortés de gens d’armes nous procédâmes selon l’ordre que nous avions coutume de garder, ayant à notre suite toute la populace. Nous laissâmes la ville à droite pour prendre par les boulvards qui nous conduisirent, après plus de trois-quart d’heure de marche dans un grand faubourg où est situé le monastère des Dames de la Visitation de Sainte-Marie. C’était là que l’R.P. abbé nous avait obtenu un logement. Mais avant d’en prendre possession, nous fûmes reçus à la porte de l’église par Mr l’évêque de Nanci et y étant entré, nous chantâmes le salve, une antienne au très Saint-Sacrement et le R.P. donna la bénédiction avec le saint ciboire. Après cela nous fûmes conduits dans un corps de logis externe. Les religieux occupèrent le haut et les religieuses le bas. Cette proximité me déplaisait parce qu’elle donnait singulièrement à jaser au publiq. J’en parlai plusieurs fois au R.P. qui se mettait fort en peine de tous les propos. Mais heureusement nous fûmes obligés d’en déloger après y avoir à peine passé un mois.
[97] Les Dames de la Visitation avaient loué ce corps de logis à un princesse française qui ne devait l’habiter qu’à telle époque à laquelle un architecte avait promis de le livrer après y avoir fait les réparations convenables. Cet homme crut d’abord que notre séjour pendant quelques mois dans ces appartemens ne nuirait point à sa convention, mais bientôt il se servit de prétextes, en alléguant que les dégradations que nous occasionions augmenteraient de beaucoup les frais, etc. En conséquence nous en fûmes exclus et obligés de chercher un gîte ailleurs. Les Dames de la Visitation étaient trop contentes de pouvoir exercer la charité à notre égard pour nous laisser aller hors de chez elles. Tout ce dont elles pouvaient disposer consistait en un vaste grenier situé au quatrième étage, pour les religieux et deux à trois chambres que les tourières voulaient bien céder, pour les religieuses, en se réduisant fort à l’étroit. Mais comment faire une pareille proposition à un corps pour lequel elles avaient conçu le plus grand respect ? Elles hasardèrent cependant et le R.P. abbé reçut avec reconnaissance des offres qui le tiraient du plus grand embarras. La translation fut bientôt faite. Ce ne fut cependant pas sans beaucoup de peine que l’on parvint à transporter tous les bagages à une si grande élévation. Ce qu’il y eut de plus embarrassant fut de trouver où loger les infirmes que l’on ne pouvait placer au grenier sans les mettre dans l’impossibilité d’aller à l’église. Pour moi en particulier, il est certain que c’était une chose tout à fait au-dessus de mes forces. La charité des Dames de la Visitation y pourvut encore en abandonnant pour cette fin le grand parloir des penssionaires qui sert ordinairement aux maîtres externes pour y donner leurs leçons. Par ce moyen, tous furent placés. On ne nous laissa manquer de rien pour la nourriture qui nous était fournie toute préparée par la maison. Nous avions l’église à notre disposition où nous pouvions aller chanter nos offices pendant le jour quand nous voulions. Tout notre tems se passait comme au monastère, partagé entre la prière, la lecture et le travail. Et nous nous serions volontiers abonés à vivre en trappiste de cette sorte pendant toute notre vie. Mais nous n’étions pas là pour y rester. Le grand ennemi du repos, le R.P. travaillait sérieusement à nous en tirer. Heureux encore s’il y fut parvenu aussi vite qu’il l’aurait désiré.
Déjà il était allé se jetter aux pieds de l’empereur pour lui exposer notre situation et le désir que nous avions de nous fixer dans ses Etats sous [98] sa protection. Sa Majesté impériale le reçut avec bonté, lui témoigna tout le désir qu’il avait de s’obliger, lui fit même concevoir les plus grandes espérances, mais il lui fit observer qu’il n’était pas le maître, qu’étant encore sous la Régence, il ne pouvait rien faire sans en conférer avec elle et sans son agrément, qu’il lui promettait cependant de ne rien négliger pour s’engager à lui être favorable. Cet accueil du prince, que le R.P. s’empressa de nous communiquer, nous remplit de joie en nous faisant espérer que nous touchions au terme de notre voyage. Ce que nous ambitionions le plus.
A quelques jours de là la Régence fit passer au R.P. abbé au nom de l’empereur un grande feuille portant plusieurs questions auxquelles il était prié de répondre exactement. Interim. On lui annonçait que Sa Majesté accordait provisoirement en Boêhme une maison à nos frères pour s’y tenir, jusqu’à ce que la Régence eut pris un parti définitif à notre égard. Les questions contenues sur la pancarte concernant notre Ordre et nos prétentions, étaient claires et précises et les réponses pouvaient être faites de même, en peu de mots. Le R.P. crut devoir prendre conseil de quelques uns de ses plus anciens religieux pour savoir ce qu’il devait répondre. Il me fit la grâce de me mettre du nombre. Notre avis fut de répondre le plus simplement et le plus véridiquement possible. Nous indiquâmes même sur chaque article ce que le bon sens et l’amour de la vérité nous inspirait. Heureux si le R.P. s’en fut tenu à notre avis. Il pris aussitôt la plume et se mit en devoir de répondre. Mais au lieu de le faire brièvement, il s’étendit beaucoup, il parrut même donner des avis en prenant le ton prédicateur. Sur la question qui demandait à quoi pouvait se monter ce dont nous aurions besoin en argent, ustensiles, etc, jusqu’à ce que nous puissions jouir des revenus qui nous seraient assignés, il fit des demandes exorbitantes, etc. Son travail fini il voulut nous le communiquer. Voyant que nous l’improuvions presqu’à chaque article, il n’en continua pas la lecture mais il ne laissa pas de le faire passer à la Régence. En attendant la réponse il partit pour la Bohême visiter le monastère que l’on avait donné à nos frères. Mais il est bon de dire ici qu’en arrivant à Vienne, il s’était ouvert à quelques personnes du projet qu’il conservait toujours d’aller s’établir en Russie avec au moins une partie de son monde. On lui fit concevoir de grandes espérances de ce côté. En conséquence il avait déjà écrit une requette à Sa Majesté impériale pour lui exposer le désir qu’il avait d’aller s’employer dans [99] dans son royaume à l’éducation de la jeunesse et l’on m’a assuré que la certitude qu’il avait de réussir de ce côté, jointe à ce que le gouvernement autrichien ne lui plaisait pas, a été une des principales causes pour lesquelles il a si peu ménagé l’empereur d’Allemagne et la Régence.
A son retour de Bohême, il apprit que l’empereur avait désigné deux maisons pour nous placer, toujours sous le bon plaisir de la Régence, qui selon l’usage, ne s’empressait pas de décider dans cette affaire. Le R.P. voulut voir ces maisons, ce qui lui occasiona plusieurs voyages qui n’aboutirent qu’à dépenser de l’argent. Lorsqu’il revenait à Vienne, il ne manquait pas de s’aller présenter chez l’empereur qui lui réitérait toujours les mêmes promesses. Il allait à la Régence où il ne recevait que des paroles en l’air. Il est même tout à croire qu’il y a eu bien des désagrémens. Cependant le tems s’avançait et déjà depuis plus de six semaines nous attendions, sans que rien se terminat, lorsque le R.P. reçut réponse à la requette qu’il avait présenté à l’empereur de Russie. Elle était en tout conforme à ses désirs. Sa Majesté l’assurait qu’il pouvait venir quand il voudrait, conduire avec lui tout son monde, qu’il trouverait moyen de placer tout et il lui assignait même pour le moment une maison à Orcha pour ceux qui arriveraient les premiers. Une réponse aussi satisfaisante remplit de joie le cœur du R.P. Il ne pensa plus dès lors qu’à nous conduire tous en Russie parce qu’il ne craignait rien tant que de dépendre de la Régence et s’il n’y eut eu qu’elle à ménager, je crois qu’il nous eut tous fait partir sur le champ. Mais il s’était avancé du côté de l’empereur dont il avait reçu tant de bontés et de promesses qu’il ne pouvait pas déçament les rejetter sans avoir eu de sa part aucun sujet de mécontentement. Il se détermina e donc à se contenter de prendre pour le moment une partie de ses religieuses et de ses religieux et des enfants, et à partir avec eux pour la Russie, faisant entendre à l’empereur que son intention était de le décharger et qu’il n’en comptait que plus sur sa protection pour ceux qu'il laissait dans ses Etats.
Son choix fixé sur ceux qui devaient l’accompagner, il fit sans différer faire tous les préparatifs nécessaires pour le voyage. Les Dames de la Visitation, peu contentes de ce qu’elles faisaient pour nous chaque jour, se mirent encore volontairement elles-mêmes à contribution en fournissant une infinité de choses pour la sacristie et pour la décoration des autels, etc. En moins de 8 jours tout fut prêt pour le départ. Il y a tout lieu de croire que le R.P. qui n’avait encore reçu de la Régence aucune réponse définitive, y fut avant de partir pour recommander son affaire et qu’il n’y reçut que des reproches sur sa conduite peu respectueuses et en particulier sur [100] sur l’excès de ses prétentions. C’est au moins ce que nous avons eu lieu de conclure plus tard. Il ne nous en fit cependant rien connaître, bien au contraire. Il donna au supérieur, sous la conduite duquel il nous laissait, les plus belles espérances que nous serions placés sous peu de jours. Il lui dit qu’il pouvait s’addresser à l’empereur et à la Régence et que l’affaire ne tarderait point à être terminée.
Il ne fallait rien moins, Monsieur, que des promesses aussi positives pour calmer les inquiétudes dans lesquelles le R.P. nous jettait par son départ. Mais si elles tranquillisèrent les autres, elles ne purent me délivrer du secret pressentiment que j’avais de tout ce qui allait nous arriver. En embrassant le R.P. je ne pus m’empêcher de lui témoigner en pleurant mes craintes. Je n’eux de lui qu’une réponse vague et indéterminée. Il monta en voiture en nous laissant dans le bourbier et disant sans doute en lui-même : « Tirez-vous-en comme vous pourrer. » Vous verrez par la suite que je ne me suis pas trompé. Laissons-le voyager à grandes journées vers la Russie pour nous occuper maintenant de ce qui nous est arrivé de particulier pendant notre séjour à Vienne. J’ai l’honneur d’être…
Dix-neuvième lettre
J’ai hésité longtems, Monsieur, si je vous raconterais une petite aventure qui m’est particulière, dont la singularité pourra vous intéresser, mais qui n’est pas de nature à vous édifier. Voici le fait.
A peine arrivés de quelques jours au monastère de la Visitation, le R.P. abbé me vint dire qu’il était chargé de me faire de la part de ces Dames tous les offres de services possibles relativement à mes malades, que je pouvais demander tout ce dont j’aurais besoin, qu’il y avait une pharmacie bien montée à la maison et que je serais servi promptement. Sur ce, je formulai aussitôt une ordonnance que l’on fit passer aux sœurs pharmaciennes. Au bout de quelques heures, au lieu de recevoir les drogues demandées, arrive la tourière avec l’ordonnance pour demander explication de cetaines expressions. Je tâchai d’y satisfaire de mon mieux de vive voix. Mais soit que la tourière se soit mal acquittée de sa commission ou autrement, mon explication ne contenta pas ces Dames. Il fut résolu que le frère chirurgien serait demandé à la grille pour donner lui-même l’explication qu’on lui demandait. La supérieur interpellée à ces fins y ayant consenti, [101] nouveau message de la tourrière au R.P. abbé pour obtenir de lui, de la part de la R supérieure, que le frère chirurgien voulut bien se transporter au parloir à l’effet de s’expliquer lui-même. Le R.P. abbé m’appelle aussitôt et me communiquant le désir de ces Dames, me dit d’aller au parloir. Cette proposition ne me surprit pas car je ne sais quel pressentiment m’avait déjà dit que les choses en viendraient là et me disait de plus qu’elles iraient encore plus loin. Mais ce qui me surprit ce fut la facilité avec laquelle le R.P. donna dans ce panneau. Je lui fis observer que ces communications n’étaient pas sans inconvéniens et qu’il me ferait le plus grand plaisir, tant pour moi que pour la communauté, de vouloir bien m’en dispenser. Il insista. Je lui dis tout court que je n’irais pas. — « Quoi, me dit-il : vous me désobéirez ? Je vous l’ordonne. Allez » — « Hé bien !, lui dis-je, mon R.P., puisqu’il parrait que vous vous chargez de ce qui peut en résulter, j’irai pour vous obéir. » On me donna un religieux qui m’accompagna jusqu’à la porte du parloir où il ne crut pas devoir entrer, dans la crainte, comme il s’agissait d’affaire de médecine, de commettre une indiscrétion. J’entre donc seul et j’y trouve déjà réunies cinq religieuses toutes voilées que je ne pouvais par conséquent pas voir, mais qui me voyaient bien. La plus âgée de toutes, addressant la parole à la jeune pharmacienne. « Voilà, lui dit-elle, le père chirurgien. Qu’avez-vous à lui demander ? » L’explication fut bientôt donnée et la jeune sœur paraissait chercher de nouvelles difficultés pour me retenir mais on lui dit de se retirer, qu’elle devait être contente. Ce qu’elle parut ne faire qu’avec peine. Je voulus me retirer moi-même, l’objet de ma mission étant rempli, mais on me pria en grâce de rester un instant. Une des 4 était la sœur de dom Gérard, mort à Soleur, qui voulait m’interroger et savoir quelques particularités sur la vie et la mort de son frère et les autres avaient profité de l’occasion pour satisfaire leur curiosité, comme celle-ci avait profité de l’occasion de la pharmacienne, avec qui elle était fort liée, pour avoir quelques renseignements sur son frère.
Jusqu’ici, Monsieur, tout parait aller assez droit et vous êtes sans doute bien éloigné de soupçonner le moindre dessous de cartes. Cependant je n’en pensais pas ainsi et restai persuadé que cet entrevue n’était que le commencement [102] d’une aventure qui aurait pour moi d’autres suites.
Nous étions, comme j’ai eu l’honneur de vous dire, logés dans le grand parloir des penssionaires. Les volets des grilles en étaient exactement fermés, mais chaque jour j’entendais roder dans l’intérieur de ce parloir et je distinguais très bien qu’il n’y avait qu’une personne seule qui s’approchait de la grille et qui se retirait au bout de quelques instans. Ce manège me donna encore plus à penser. Bientôt on ne se conta pas d’exécuter les ordonnances que je faisais passer pour mes malades, on me pria de manipuler certaines drogues pour la pharmacie de la maison. Il ne se passait pas de jours que je ne reçusse plusieurs boëttes, etc, pour ces petits ouvrages. On en joignit d’autres comme présens faits à notre pharmacie. On s’accoutuma tellement à ce manège journallier de côté et d’autre que les supérieurs recpectifs n’y attachèrent aucune conséquence, qu’on ne prenait pas même la peine de lire les billets d’ordonnance, etc. Les choses en étaient là, sans que j’ai donné de mon côté occasion à aucune fraude lorsqu’un jour on me fit passer une boëte remplie de drogues, en me priant d’en faire au plus tôt des pilulles. C’était un instant avant le tems où nous avions coutume d’aller à l’église pour chanter la gra[nd] -messe. J’obtins donc permission de rester et de travailler pour contenter ces Dames. Quoi que toujours plein de mon pressentiment, j’étais cependant bien loin de croire pour cette fois qu’il y eut du mistère dans ce message. Je travaillais avec toute l’activité dont j’étais capable, lorsque, venant à vider la boëtte, je trouve dans le fond un billet découpé avec élégance, en forme de cœur enflammé, tout couvert d’écriture. Croyant d’abord que ce ne pouvait être que quelques sentences pieuses et édifiantes, je m’empressai de les lire. Ce que je fis avec beaucoup de peine car, outre que l’écriture était difficile, l’idiome était en mauvais français. Mais quelle fut m’a surprise de ne trouver sur ce papier que les expressions d’un amour effréné. La personne me sollicitait de lui faire connaître par la même voie si sa déclaration avait trouvé mon cœur insensible, etc, etc… Dans mon premier étonnement je déchirai le fatal billet, (que je voudrais bien encore avoir aujourd’huy pour la singularité du fait) et je pris la résolution de n’y faire aucune réponse.
Je me mis cependant à faire mes pilulles et Dieu sait de combien de pensées extravagantes je fus agité pendant ce travail. De ma vie je ne m’étais trouvé exposé à pareille épreuve. Jamais l’amour n’avait attint mon cœur d’aucun de ses traits et jamais je n’aurais pu croire [103] qu’âgé de 39 ans, exténué par les infirmités et revêtu du froc, j’eusse donné dans les yeux de personne. J’ignorais d’ailleurs toutes les menées des intrigues galantes qui m’étaient interdites par la sainteté de ma profession. Tout en un mot me semblait m’éloigner du piège qui m’était tendu. Cependant je ne sais quoi intérieurement me faisait trouver une certaine satisfaction dans cette aventure. Je revins sur la résolution que j’avais prise de ne pas répondre au billet dont les expressions, toutes inconcevables et déplacées qu’elles étaient, avaient malgré cela, quelque chose qui me flatait. Je vis bientôt des inconvéniens considérables dans mon silence. « Si je ne répond pas, me disais-je à moi-même, la personne, incertaine du succès de sa tentative, enploiera d’autres moyens pour parvenir à me découvrir ses sentiments. L’amour n’est pas toujours prudent. On n’a qu’à découvrir quelque chose et voilà une affaire majeure qui peut produire bien du mal et puis, sans avoir envie d’abuser cette personne, j’étais curieux de la connaître, etc… » Je me résolus donc à lui répondre par la même voie, c’est-à-dire en lui renvoyant la boëte de pilulles. Comme je couchais seul dans un espèce de petit cabinet dont j’avais fait ma pharmacie, il me fut possible de le faire sans donner rien à soupçonner à personne. Le moment de la méridienne fut celui que je choisis pour cela (et par la suite, toutes mes méridiennes y furent employées). Après lui avoir témoigné en deux mots ma surprise sur son inconcevable démarche, je lui dis que je crois avoir trouvé le nœud de l’énigme, que sa déclaration amoureuse n’est qu’un jeu concerté entre plusieurs d’entre elles qui veulent s’amuser d’un pauvre trappiste en le mettant à l’épreuve et voir comment il s’en tirera mais que je n’en serai pas dupe et qu’il y a longtems que je connais de quoi les religieuses sont capables, que si cependant elle parle sérieusement, je ne vois pas comment elle a pu se prendre subitement d’un amour aussi ardent pour quelqu’un qu’elle ne connaît pas et qu’elle n’a fait qu’appercevoir en passant au parloir, que sur la demande qu’elle me fait de lui faire connaître si je l’aime, ce serait à moi la plus grande de toutes les imprudences en mettant [104] de côté toutes les raisons qui me défendent de l’aimer, de lui dire que je l’aime, ne la connaissant en aucune manière, l’amour n’étant fondé que sur les perfections connues de l’objet que l’on désire, que cependant puisqu’elle veut absolument de moi une réponse sur ce point, je puis l’assurer que même sans la connaître, je l’aime bien sincèrement et plus qu’elle ne m’aime car en qualité de chrétien, je me pique d’aimer mon prochain de l’amour dont Jésus Christ nous a aimé, que je lui veux et lui désire le même bien qu’à moi-même et que la faiblesse qu’elle vient de me faire paraître me remplit pour elle d’une compassion véritable qui me portera à prier plus ardemment pour sa conversion, vu le grand besoin qu’elle en a que pour toute autre.
Il me semblait que cette réponse devait tout arrêter. Je le désirais et ne le désirais pas, étant curieux de voir où pourrait aboutir une intrigue de cette nature. Quoi qu’il en soit, je me tins sur mes gardes et au prochain message j’eus soin d’examiner exactement toutes les boëtes que l’on m’envoya. Charmée de sa première réussite, ma religieuse s’était empressée de profiter de la même voie pour me faire connaître, disait-elle, ses véritables sentiments. Après s’être disculpée sur l’imputation que je lui faisais du complot malin formé contre moi, elle me demande excuse de n’avoir pas assez mesuré ses expressions et en rejette la faute sur ce qu’elle m’a écrit en une langue qui ne lui est pas naturelle, qu’elle est bien loin d’avoir conçu pour moi une passion dont la seule pensée la ferait rougir, que tout se borne à une affection dont elle n’est pas la maîtresse, qu’elle croit bien être selon Dieu et ne pas passer les bornes de la pureté et de la modestie chrétienne, qu’au reste elle espère pouvoir venir à bout de me voir et de m’entretenir seule à seul au parloir et que là elle me fera connaître ses véritables sentiments, qu’en attendant, pour le soulagement de son cœur, elle me demande la permission de ne laisser passer aucune occasion de m’écrire, comme elle espère que je n’en laisserai passer aucune moi-même sans le faire et l’aider de mes charitables avis parce que, disait-elle, elle voyait bien que quand il serait vrai qu’il y ait eu mauvaise intention se son côté, Dieu la traitait mieux qu’elle méritait en l’adressant à quelqu’un qui pouvait lui être si utile pour son âme, enfin elle [105] finit par me parler en personne instruite de tout ce qui se tramait relativement à nos affaires et afin de me faciliter les moyens de lui écrire sans pouvoir être découvert, elle m’envoyait par le même ordinaire une composition avec laquelle je pouvais lui marquer tout ce que je voulais sur le papier, sans que rien y parraisse, en m’enseignant le moyen de faire revivre l’écriture, moyen qu’elle se proposait d’employer à l’avenir à mon égard et que je devais, en conséquence, mettre dorénavant à l’épreuve tous les morceaux de papiers blancs, comme étiquets, cornets, etc, que je recevrais de sa main.
Un pareil commerce était bien contraire à mon état, m’exposait beaucoup et pouvait me conduire bien loin. Cependant, emporté par je ne sais quel ensorcellement, désirant d’ailleurs profiter de cette occasion pour me mettre au fait de tout ce qui se faisait et disait au parloir, relativement à nos affaires. J’imposai silence, non sans beaucoup de peine, à toutes les raisons de ma conscience et je m’embarquai dans une correspondance journalière qui dura plus de quatre mois pendant lesquels je n’ai pas passé un seul jour sans écrire ou sans recevoir quelque billet. Les expressions trop tendres et même passionnées dont la pauvre fille se servait souvent, ne me faisaient que trop connaître combien son cœur était malade. Cette raison seule eut dû suffire pour m’interdire toute communication avec elle, mais en me contentant de l’en reprendre à chaque fois, je ne laissais pas d’y prendre un certain plaisir, et ce qui me flatait encore d’avantage, c’était la satisfaction d’être exactement instruit de tout ce qui se passait. Une imprudence de sa part ayant fait suspecter notre manière d’écrire, il n’est pas de stratagème que nous n’ayons employés pour nous faire parvenir nos lettres, les boëttes, les pots, les cataplasmes, etc, étaient visités avec la plus grande promptitude aussitôt qu’ils m’étaient remis et il était rare qu’ils ne fussent les messagers de quelque nouvelle missive. Enfin pour ne pas être toujours ainsi dans l’inquiétude, pour découvrir où était [106] niché le poulet, nous convînmes qu’une bouteille d’un verre très foncé, qui allait et venait tous les jours pour une tisanne et dont le cul était très enfoncé serait le messager ordinaire. C’était exposer ses secrets à un confident bien fragile. Il fut cependant fidel pendant bien longtemps et ne nous manqua que vers les derniers jours où, par la maladresse du porteur, toutes le bouteilles ayant été cassées, le billet dont elle était le porteur se trouva heureusement perdu et jetté avec les débris dans un lieu d’où il ne put jamais sortir. De ma vie je crois, je n’ai eu d’inquiétudes pareilles à celles que j’éprouvai ce jour-là, jusqu’à ce que je me fus assuré que nous ne pouvions être découverts.
Cependant si les angoisses ne furent pas habituellement si vives, je puis dire qu’elles ont été continuelles pendant tout le tems qu’a duré ce petit commerce. Les peines de ma conscience, cette attention, cette sollicitude sans relâche pour éviter jusqu’à la moindre apparence de tout ce qui aurait pu trahir notre secret, me faisait acheter bien cher la petite satisfaction que j’avais à contenter ma curiosité et à m’entendre répéter que j’étais aimé. Ma pauvre tête n’était pas à moi un seul moment. De ma vie je crois, je ne me suis si mal acquitté de mes devoirs de religion, quoiqu’en apparence je parrusse ne manquer à rien. Il n’est point de stratagème que cette fille n’ait employé pour parvenir à me voir. Elle prit le prétexte de certaines drogues dont elle ignorait, disait-elle, la manipulation et obtint de sa supérieure que je viendrais au parloir la lui montrer en présence de sa compagne d’office. Une autre fois, c’était une infirmité sur laquelle elle voulait seule me consulter. La permission lui fut encore accordée et j’eus ordre de me transporter au parloir. Comme j’avais lieu de craindre qu’elle ne s’oubliat dans cette circonstance délicate et que j’avais autant lieu de redouter ma propre faiblesse, aussitôt que je la vis entrer, je lui ordonnai de se mettre à genoux et de réciter un ave Maria en l’honneur de l’Immaculée Conception, ce que je fis aussi moi-même. Après cela, sans lui laisser le tems de m’adresser la parole, je lui demandai ce [107] qu’elle voulait de moi. Elle resta interdite, se mit à pleurer et se contenta de me dire qu’elle m’aimait. Je lui répétai ce que je lui avais déjà écrit la première fois, en lui disant qu’elle était folle et qu’en se berçant l’imagination de mille idées chimériques elle devait bien voir qu’elle se ménageait par la suite les plus grands chagrins. Elle convint de tout, me promit de profiter de la retraite qu’elle était sur le point de faire, de brûler toutes mes lettres et de faire une bonne confession générale. Je m’informai alors comment et pourquoi elle s’était ainsi prise pour moi d’une si belle et si prompte amitié et voici ce qu’elle me répondit :
« Je suis, me dit-elle, native de la Suabe. Mon père m’a abandonnée à l’âge de 12 ans. Depuis ce tems je n’ai jamais entendu parler de lui mais sa figure m’est toujours restée profondément gravée dans l’esprit. Des personnes charitables ont pris soin de mon éducation. On m’a mise encore jeune dans cette maison. Mon goût pour la piété m’ayant donné de l’attrait pour la vie religieuse. N’ayant d’ailleurs aucune connaissance du monde et de ses dangers, j’y ai été reçue. Une personne riche a payé ma dotte qui n’a pas été fort considérable, à cause de mes talens pour la pharmacie qui me rendaient précieuse au monastère. J’y ai toujours vécue contente, sans aucun désir d’en sortir, mais jamais je n’ai pu oublier mon père, ni me dépouiller du désir de le revoir. Lorsque votre communauté est entrée dans notre église, le mardi de la Pentecôte, j’étais à la grande tribune avec les autres pour vous voir entrer. Vous ayant tous considéré avec attention, j’ai cru voir dans votre visage tous les traits de mon père. Cette idée ne m’a pas quittée un seul moment. Je me suis informé de vous et je suis parvenue à savoir que vous étiez le chirurgien de la maison. L’occasion de communiquer avec vous pour les drogues pour m’assurer si vous n’étiez pas mon père m’a parru trop favorable pour la laisser échaper. Voilà pourquoi je vous ai fait mander afin de m’expliquer ce que je comprenais très bien. Alors je vous ai considéré à mon aise. J’ai bien vu que je m’étais trompée mais, tout en vous considérant, je ne sais quoi passait dans mon âme. Je me disais à moi-même : “Voilà un être malheureux que le Bon Dieu envoie ici peut-être pour mon bonheur. Il est la victime d’une révolution dont je [108] suis menacée moi-même. Hélas ! Si demain j’étais obligé de sortir du monastère seule et sans appui, que deviendrai-je ? Il faut que je m’attache à lui. Nous travaillerons ensemble. Nous ferons valoir nos talens. Nous nous prêterons un secours mutuel pour ne pas tomber dans la misère, etc…” J’observai d’ailleurs, me dit-elle, dans votre gaîté, je ne sais quoi qui me plaisait et qui semblait me dire que nous étions fais l’un pour l’autre. Loin de combattre ces idées, je les ai nourries et entretenues en moi-même et je n’ai pas été tranquille que je ne vous ais fait la déclaration que je vous ai envoyé. Elle était, j’en conviens, bien peu mesurée et bien imprudente. Mais, que voulez-vous, je ne me possédais pas et dans le moment où je vous parle, il me semble que quelque chose que je puisse faire, jamais je ne cesserai de penser à vous et de vous aimer. Vous êtes le premier qui ayez jamais fait impression sur mon cœur et je vous proteste bien que vous serez le dernier car je vous aimerai jusqu’à mon dernier soupir. »
J’essayai en vain de lui faire sentir l’extravagance de ces dernières paroles. Après une conversation assez longue, nous nous séparâmes et toute sa peine, me dit-elle en me quittant, était de voir que je ne l’aimais pas. « Aimez-moi comme je vous aime, lui dis-je, et vous ne serez pas si misérable que vous êtes. »
Cette entrevue ne fit que l’enflammer davantage. Elle en ménagea encore deux autres dont il ne me fut pas possible de me défendre, qui se passèrent toujours, de son côté en vaines protestations d’amitié, et du mien à essayer de la combattre par tous les motifs de la raison et de la religion. Elle fit sa retraite, sa confession, etc, mais cela ne la corrigea pas. Le lendemain qu’elle en sortie, je reçus encore une de ses lettres. Comme nous étions sur le point de partir, je crus devoir prévenir sa supérieure de tout ce qui s’était passé entre nous deux, afin que si, dans notre éloignement, il arrivait quelque chose, elle put la surveiller et y mettre ordre. Si je ne l’ai pas fait auparavant, c’est que j’ai craint que les précautions que ladite supérieure aurait pris pour arrêter le mal n’eussent été pire que le mal même, en nous exposant à être compromis. Tout cela ne l’a pas empêché de m’écrire encore à Cracovie. Elle m’a même encore écrit depuis des lettres qui sont tombées entre les mains du R.P. pour qui d’abord elles furent des énigmes parce qu’elle étaient écrites d’une écriture cachée et ne contenaient en apparence que quelques phrases [109] indifférentes. Depuis ce tems je n’ai plus entendu parler d’elle et je prie Dieu qu’il m’ait à jamais effacé de son souvenir ;
Jamais, je crois, Monsieur, vous ne vous seriez imaginé que les trappistes fussent des gens à conquêtes. Il n’y a certainement rien dans leur accoutrement et dans leur mine desséchée par la pénitence qui soit bien attrayant. Cependant vous aurez peut-être peine à le croire, la religieuse qui est le sujet de l’anecdote que je viens de vous raconter, n’était pas la seule dont le cœur fut blessée à mon occasion, sans m’en douter. Une autre jeune personne de l’Alsace vive comme la poudre, pour avoir eu occasion de me voir et de m’entendre au parloir, conçut pour moi une si vive affection qu’elle était sans cesse aux aguets pour me considérer. Elle me prévenait à l’église ou chaque jour je la voyais avant même le lever de la communauté, attendre avec patience à la fenêtre d’une tribune que j’entre pour dire la messe. Pendant le tems de nos offices, on la voyait à une grille qui dominait sur le chœur. Plusieurs fois elle me fit remettre par les tourières des pacquets de vieux linges pour mes malades dans lesquels je trouvais toujours un petit billet écrit avec la plus délicate et la plus honnête sensibilité et toutes les protestations de la pureté des sentiments dont elle était pénétré pour moi. Elle me fit passer en diverses occasions des instruments de chirurgie et si la nécessité me conduisait quelque fois au parloir pour quelque personne de la communauté, j’étais toujours sûr de l’y trouver. Elle crut s’appercevoir des communications que la pharmacienne avait avec moi, elle lui en fit des reproches. La rivalité se mit de la partie et peu s’en fallut qu’elles ne faillissent à se brouiller et que notre alsacienne dans son dépit, ne découvrit ou ne mit sur les voies pour découvrir le ressort secret de toutes nos intrigues. Pour moi qui avais intérêt à ménager tout le monde, je me comportais à l’égard de cette dernière avec toute la circonspection possible et sans parraître l’écouter, je me gardais bien cependant de montrer de l’insensibilité à l’intérêt qu’elle voulait bien prendre à tout ce qui me regardait.
Ces deux femmes, Monsieur, pendant cinq mois que nous avons demeuré à Vienne, ont été pour moi un exercice continuel [110] La conduite que j’ai tenue à leur égard n’a certainement pas été des plus prudentes et tout autre religieux en ma place se serait sans doute comporté bien différemment, y aurait-il beaucoup gagné ? Hélas ! peut-être aurait-il occasion une esclandre capable de déshonorer et les trappistes et les Visitandines. Je ne prétens cependant pas m’attribuer à moi-même l’heureuse issue de cette intrigue. Je sais que je me suis beaucoup exposé et que si Dieu ne m’eut protégé d’une manière toute particulière, je pouvais y commettre les fautes les plus graves et de la plus grande conséquence.
Mais en voilà bien assez sur une matière aussi peu importante et qui quadre si mal avec la gravité de mon sujet. Revenons aux affaires de notre communauté que je ne perdrais point de vue et sur lesquelles même j'acquerrais chaque jour de nouvelles connaissances par le moyen de ce qui parraissait devoir m’en distraire d’avantage. J’espère que la mauvaise idée que je viens de vous donner de moi, Monsieur, ne diminuera en rien l’intérêt que vous avez bien voulu prendre jusqu’ici à ma narration et que la lettre qui suivra celle-ci ne sera point reçue de vous avec moins d’avidité que les précédentes. J’ai l’honneur d’être etc…
Vingtième lettre
J’ai terminé ma dix-huitième lettre, Monsieur, par le départ du R.P. pour la Russie, après qu’il eut fait au supérieur qu’il laissait à notre tête les plus belles promesses sur le succès qu’il aurait auprès de Sa Majesté impériale de la Régence, relativement à notre prochain établissement dans l’Autriche. Ce fut dans cette confiance que ce digne supérieur encore jeune, mais capable par sa prudence de commander à de beaucoup plus âgés que lui, s’empressa après quelques jours d'aller chez l’empereur pour savoir de lui-même quels étaient les arrangemens que nous avions à prendre pour nous rendre au lieu qu’il avait la bonté de nous destiner. Mais quelle fut sa surprise de ne trouver en lui que froideur et indifférence. Il ne nia point les promesses qu’il avait faites, mais il s’excusa sur les oppositions de la Régence avec un air qui fit bien connaître au Père Colomban (c’est le nom du supérieur) qu’il [111] était indisposé contre nous. Celui-ci, plus mort que vif, déjà plus qu’intimidé par la présence de l’empereur, ne sachant d’où pouvait venir cette disgrâce, se hasarda à lui demander s’il avait quelque chose à nous reprocher. « Non, lui dit l’empereur, je vous estime tous, vous êtes l’édification de la ville, mais votre abbé… mais votre abb酠! » Il ne lui en dit pas d’avantage et le supérieur contristé, n’ayant rien à répondre, ne pensa qu’à se retirer. A la Régence où il crut devoir hasarder de se présenter, il trouva moins de politique. On lui dit nettement qu’il n’avait rien à attendre des promesses de l’empereur. On s’étendit en reproches sur le R.P. et on alla jusqu’à lui dire qu’il n’était qu’un polisson. Je tiens tout ceci du Père Colomban lui-même qui me le raconta le même soir. Il en était tellement affecté que déjà infirme, il en tomba malade et faillit en mourir. A peine remis de sa maladie, il fit de nouvelles tentatives, mais toujours inutilement et bien plus encore, car de mauvais bruits répandus sur notre compte avaient aigris les esprits à un point étonnant. On était allé nous dénoncer à l’empereur et à la Régence comme ayant parmi nous des gens sans aveux, des espions, des ennemis de l’Etat, des traîtres, de manière que nous vîmes s’évanouir en un instant toutes les espérances que le R.P. abbé nous avait laissé en partant, d’être bientôt placés en Autriche Cependant comme l’empereur, avant tout ce tripotage, s’était engagé à nous donner de ses propres deniers une somme assez considérable de gratification pour les premières dépenses de notre établissement, le Père Colomban, espérant tout de la bonté de l’empereur, fut lui en rappeller le souvenir. Il trouva Sa Majesté toujours dans les mêmes dispositions de nous l’accorder en tout cas d’évennement, mais la Régence n’y consentit qu’après avoir fait les plus grandes difficultés et encore ne délivra-t-elle d’abord qu’une très petite partie de cet argent.
Si nous éprouvions tant de désagrémens du côté de la Cour, nous étions bien dédomagés par la compatissante charité des Dames de la Visitation. Déjà depuis quatre mois nous étions entièrement à leur charge : logement, nourriture, chauffage, lumière, drogues et soulagement pour les malades. Elles pourvoyaient à tout et comme si ce n’eut pas été assez, dans la vue de notre prochain établissement, elles préparaient de leur bourse des ornements d’église, des reliquaires et autres objets de décoration. Chaque jour notre pharmacie se trouvait augmenté de quelque nouvelle drogue et de différents instruments [112] pour leur manipulation. On m’a assuré que la modicité de leurs revenus ne suffisant pas pour contenter leur charité à notre égard, elles se retranchèrent sur plusieurs objets et même qu’elles furent obligés d’emprunter.
Pendant que nous étions placés entre deux extrémités si opposées, les rebuts de la Régence et les libéralités des Dames de la Visitation, le R.P. abbé, à la tête de son détachement d’hommes et de femmes, arriva à Terespol, (c’est lui-même qui nous l’écrivit) où il trouva un ambassadeur de Sa Majesté l’empereur de Russie chargé de dépêches adressées au R.P., contenant le titre de son établissement dans le pays d’Orea, avec ordre de ne les remettre qu’à lui seul et de le conduire, lui et tout son monde aux frais de Sa Majesté, dans la maison qui lui était destinée, pour l’en mettre en possession. Des ordres aussi précis ne souffrirent aucune difficulté, ni aucun retard dans l’exécution. Le voyage fut des plus heureux et le R.P., après avoir eu la consolation d’installer ses frères dans leur nouveau monastère, partit aussitôt pour Petersbourg, accompagné d’un religieux et de deux enfants pour aller baiser les mains à l’empereur lui témoigner sa reconnaissance et lui recommander ceux qu’il avait laissé en Autriche. Dans l’audience particulière que Sa Majesté lui accorda (chose très rare à cette Cour), il en reçut tous les témoignages d’amitié et de confiance et même de respect. Sa Majesté s’engagea à nous procurer à tous un asile si nous ne pouvions nous établir en Autriche. L’impératrice ne reçut pas le R.P. avec moins de bonté. Il ausa lui présenter une imitation de Jésus Christ qu’elle voulut bien accepter et pour témoignage de sa reconnaissance, elle obligea le R.P. a accepter lui-même un présent de sa main.
La lettre qui nous donnait ces détails arriva à Vienne au moment où nous étions le plus tracassés. Elle nous consola beaucoup car déjà nous avions perdu toute espérance de réussir à la Cour d’Allemagne. Il ne restait plus qu’à attendre que le R.P. abbé revint nous chercher, mais nous craignions que la charité des Dames de la Visitation se refroidit à notre égard et qu’elle ne retirassent tout ce qu’elles avaient dessein de nous donner si nous nous fussions fixés dans le pays. Bien au contraire, elles n’en firent parraître encore que plus d’empressement pour nous obliger. La considération que la Russie n’est point féconde [113] en ressources, leur fit encore ajouter à leurs libéralités. Pour moi, en mon particulier, je me vis tellement accablé de toutes les choses nécessaires à la pharmacie que je fus obligé d’en refuser presque la moitié. Dans la pensée que le R.P. ne tarderait pas à venir et en nous enlevant, leur enlevant aussi le plaisir d’exercer leur charité, elles mirent dans l’apprêt de notre nourriture et dans toutes les autres choses nécessaires que nous recevions journellement une attention toute particulière. Enfin il est impossible d’exprimer jusqu’où elles ont porté pour nous en tout genre leurs soins et leur prévoyance et l’on peut dire qu’elles ont vérifié à la lettre à notre égard ce distique de Gresset dans son Vert vert :
Les petits soins, les attentions fines,
Sont nés, dit-on, cher les Visitandines.
Mais si l’ardente charité de ces bonnes filles les empêchait de sentir la pesanteur du fardeau qu’elles s’étaient imposé, nous le sentions pour elles et nous désirions ardemment de les en pouvoir décharger. Ce fut dans cette vue que le Père Colomban ne crut pas devoir attendre le retour du R.P. abbé et résolut de prendre toujours le chemin de la Russie qui était devenue notre unique ressource pour aller à sa rencontre. Il était nécessaire pour cela de s’addresser à la Régence à qui la proposition de notre départ semblait ne pouvoir être qu’agréable, pour en obtenir des passeports. Mais il fut fort surpris lorsqu’on lui en refusa, en lui disant que l’on n’avait pas coutume d’en accorder aux vagabonds, que l’on ne nous empêchait pas de rester dans le pays, qu’on nous y souffrirait même volontier, pourvu que nous n’y restions pas réunis. N’ayant rien à répliquer il se retira pour implorer la même grâce des ambassadeurs des provinces limitrophes d’Allemagne, mais il les trouva tous dans les mêmes dispositions à notre égard. C’était une espèce de ligue que l’on avait formé contre nous pour nous forcer enfin à nous désunir. Il fallut donc recourir à d’autres expédiens pour tâcher de nous tirer d’embarras.
Dans cette extrémité la Providence parrut nous offrir un moyen de subsistance honnête et même avantageux pour le gouvernement : un particulier, homme extrêmement pieux, conduisait dans un des faux-bourgs de Vienne, une manufacture de soies dont il était en partie comptable au gouvernement depuis le dévidage de dessus [114] les cocons jusqu’à la mise en œuvre inclusivement. Tout se faisait chez lui. Il était pourvu de toutes les pièces de mékaniques, etc, propres pour ce genre de travail. Il lui vint en pensée de nous confier le tout et de nous en abandonner le profit et selon son projet, lorsque nous aurions été suffisament formés à ce genre de travail, il se serait uni à nous en se faisant trappiste et sa femme devait s’engager chez nos religieuses. Il en fit lui-même la proposition au Gouvernement qui parrut l’accepter. Les enfants eussent été occupés au dévidage, les femmes à la filature et au doublage et les religieux auraient travaillés sur les métiers. Jamais projet ne parrut mieux conçu pour rendre plus sensible la possibilité de son exécution. Des religieux et des enfants se transportèrent pendant plusieurs jours dans la manufacture, on fournit des matières aux religieuses et le résultat de leur travail fut mis sous les yeux de la Régence. La maison était vaste et contenait plus de bâtiments qu’il n’en fallait pour nous loger séparément. Le profit que nous eussions fait par un travail assidu, sans préjudice à nos exercices réguliers, eut été plus que suffisant pour notre honnette subsistance, nous nous fussions même engagés à le partager avec le Gouvernement. Si le marché était avantageux pour nous, il ne l’était pas moins pour lui. L’empereur en fut instruit. Il en pressa même l’exécution mais la Régence qui voulait nous désunir, aima mieux sacrifier l’intérêt publiq que de procurer notre avantage particulier. En conséquence elle fit naître des incidens et ne manqua pas de prétextes pour faire échouer le projet.
Que faire alors ? De nouvelles tentatives pour obtenir des passeports ? Elles étaient inutiles. Toutes les puissances semblayent s’être liguées pour nous empêcher de sortir. Sur ces entrefaites arrive une lettre du R.P. abbé qui nous ordonnait de nous mettre au plus tôt en marche mais sans nous désigner le terme de notre voyage. Pour le coup nous crûmes que la Régence n’aurait plus rien à nous objecter lorsque nous lui communiquerions des ordres aussi précis. Mais on ne fit que rire de la lettre du R.P. On dit au Père Colomban qu’il ne voyait pas que le R.P. voulait nous faire tomber dans le piège où il s’était laissé prendre lui-même, que la Russie était un royaume d’où, une fois entré, l’on ne sortait pas quand on voulait, que la preuve en était claire puisque le R.P. abbé qui aimait tant à voyager, en était réduit à nous écrire de l’aller joindre, que nous avions grand tort de nous mettre en peine de lui, car nous ne le reverrions [115] jamais. Enfin l’on ajouta que nous n’avions pas besoin de courrir si loin pour chercher un sort au moins incertain pendant que nous pouvions rester à Vienne où l’on promettait de nous fournir à tous, les moyens de vivre chacun en notre particulier ou dans différentes communautés, qu’on se chargerait de tous les enfants que nous avions, que le Gouvernement les ferait élever dans les maisons d’éducation, etc. Quoiqu’il y eut bien des choses à répondre à toutes ces propositions, le pauvre Père Colomban aima mieux se retirer en silence, délibérant en lui-même sur le parti qu’il avait à prendre pour se tirer d’un si cruel embarras. Mais ce qui l’augmentait encore, c’est que les intentions de la Régence à notre égard étant devenues publiques, chacun s’ingérait de lui donner son avis. Tous et les personnes les plus respectables elles-mêmes, tant ecclésiastiques que laïques, pensaient que, vue l’impossibilité où le Gouvernement nous mettait d’obéir aux ordres du R.P., nous ne devions nous faire aucune peine de rester et de profiter des offres que l’on nous faisait. Les Dames religieuses de la Visitation, au parloir desquelles le Père Colomban n’allait que trop souvent parce qu’il était comme le rendez-vous de tous ceux et celles qui paraissaient s’intéresser au sort des trappistes, ces bonnes Dames, di-je, contentes de pouvoir nous retenir, appuïèrent fortement cet avis et vaincu par leurs sollicitations, il se laissa gagner et parut consentir à accepter les propositions de la Régence.
Il ne voulut cependant rien faire sans prendre auparavant l’avis de ses religieux qui pour la plupart étaient dans la plus parfaite ignorance de tout ce qui se tramait contre eux. Nous ayant donc tous assemblés, il nous fit en peu de mots l’exposé de la situation critique de nos affaires et nous demanda ce que nous en pensions. L’avis général fut que dans une circonstance aussi épineuse, pour mettre notre conscience en sûreté et qu’on n’eut rien à nous reprocher, nous ne devions absolument rien faire de notre propre mouvement, qu’étant privés de notre supérieur dont la volonté connue nous était impossible et que nous ne pouvions consulter pour le moment, nous devions recourir au seul supérieur que nous avions alors et dont la décision aurait pour nous d’autant plus d’authorité qu’il était supérieur de notre supérieur lui-même : Son Excellence. Mgr le nonce résident alors à Vienne. Un seul religieux s’opposa à cet avis et dit que nonobstant toutes les oppositions de la Régence, il fallait se mettre en devoir de partir pour mettre en pratique l’article de la sainte règle qui nous impose l’obligation d’obéir même lorsque l’ordre est impossible. Si cui impossibilia injunguntur… [116] Sans s’arrêter à son opposition on dressa aussitôt une requette en forme de consultation qui fut signée de tous, par laquelle nous exposions à Son Excellence, d’un côté les oppositions invincibles que la Régence mettait à notre départ, de l’autre les ordres strictes et précis du R.P. abbé, ensuite le mode d’existence que l’on nous proposait, soit pour nos enfants, soit pour chacun de nous en particulier et nous le conjurions de prononcer sur le parti que nous avions à prendre dans une occurrence aussi délicate, sa décision étant la seule règle qui put tranquilliser nos consciences. En attendant la réponse, le supérieur indiqua le lendemain comme jour de jeûne général et nous imposa à tous quelques prières particulières pour demander à Dieu de nous faire connaître sa volonté par la décision de Son Excellence.
Nous n’attendîmes pas longtems après la réponse qui fut que dans l’état présent des choses, l’obéissance à notre supérieur nous étant devenue impossible par les obstacles qu’une authorité légitime, quoique peu raisonable dans ses volontés y apportait, elle ne nous obligeait pas, que nous devions en conséquence profiter des moyens que la Providence nous offrait pour pourvoir à notre propre subsistance et celle de ceux dont nous étions chargés, que sans quitter notre état et sans perdre même l’espérance de pouvoir nous réunir un jour, l’on nous placerait dans les différentes communautés de la ville et qu’il en serait de même pour les religieuses, que pour ce qui regardait les enfants, dès que le Gouvernement se chargeait de leur éducation nous devions être sans inquiétude à leur égard.
Comme les Dames de la Visitation s’étaient chargé de faire parvenir promptement et sûrement notre requette, ce fut aussi par la même voie que parvint la réponse et le parloir tout le (discrétoire ?), assemblé, fut le lieu où le Père Colomban en fit la première lecture. Les bonnes Visitandines furent au comble de leur joie, et ne négligèrent rien pour engager notre supérieur à se conformer en tout à la décision du nonce. Et c’est ce qui m’a toujours fait soupçonner que ce projet avait été conçu chez elles, que les oppositions que la Régence mettait à notre départ auraient très bien pu être le fruit de leurs intrigues car l’affection que l’on faisait parraître pour le Père Colomban passait un peu les bornes de la charité chrétienne. J’ai su de bonne part que son appartement était déjà marqué dans le corps de logis externe de la maison, que l’on avait des vues sur lui pour en faire le directeur de la communauté en cas que celui qui occupait cette place et dont la santé était très chancelante vint à manquer. D’autres religieux qui pouvaient être utiles avaient aussi l’assurance des secours et de la protection de ces Dames. Quoi qu’il en soit, qu’elles ayent [117] influé ou non dans la décision du nonce, il est certain qu’elles ne négligèrent rien pour la faire exécuter promptement et que le Père Colomban y mit une activité qui ne pouvait lui être inspirée que par la vivacité de leurs désirs.
En conséquence on dressa un état exact et circonstancié de tous les religieux et religieuses et de tous les enfants. On ouvrait pour asile à ceux-ci les maisons d’éducation militaire nous et les autres devaient être dispersés deux à deux dans les différentes maisons religieuses de la ville. Là nous devions conserver nos habits, accommoder nos règles et nos usages autant que nous le pourrions à ceux des maisons où nous serions, et du reste le nonce nous dispensait de ce que nous ne pouvions observer tant que les circonstances l’exigeraient car nous devions toujours conserver le désir de nous réunir un jour et ne rien négliger pour cela. Ce fut à cette fin que le Père Colomban nous demanda à tous nos observations par écrit sur les moyens que nous avions à prendre pour conserver dans cette fâcheuse position, autant que nous en pouvions être capables une union parfaite et une grande fidélité aux principales observances, seul fondement de l’espérance que nous pouvions avoir de nous réunir un jour. Enfin le projet était fait, il n’y manquait que l’exécution. Déjà plusieurs de nous avaient été présentés aux supérieurs des maisons où ils devaient habiter. En mon particulier, je fus présenté aux prieur des Carmes dans le grand parloir de la Visitation. Nous n'attendions que l’ordre d’un départ général. Heureusement le Père Colomban prit encore quelque tems pour réfléchir. Il vit qu’il allait un peu trop vite, que le pas qu’il allait nous faire faire était un pas décisif car une fois désunis, nous perdions notre force et c’en était fiat de notre état. Mais le Seigneur qui veillait sur nous, nous préserva du danger.
L’opposition que le religieux avait témoigné pour l’avis général, le jour où notre supérieur nous demanda nos avis lui revint à l’esprit et comme il avait résolu de ne rien faire qui ne fut approuvé de tous, il crut que c'en était assez, afin que personne n’eût rien à lui reprocher pour suspendre l’exécution d’un projet en apparence si bien concerté. Il réitéra ses tentatives auprès de la Régence et des Cours étrangères. Mais ce fut inutilement. Toujours on lui répondit que tant qu’il ne pourrait assigner le lieu fixe où il voulait nous conduire, nous ne devions être regardés que comme des vagabonds et que comme tels nous ne devions jamais nous attendre à rien obtenir. Il fallut donc se tourner d’un autre et chercher dans la charité des particuliers ce que [118] les authorités constituées lui refusaient avec tant d’opiniâtreté. Une dame de Franconie qui demeurait à Vienne et qui venait de tems en tems au parloir de la Visitation, ayant entendu parler de l’extrême perplexité où nous nous trouvions, crut pouvoir nous tirer d’embarras en nous proposant d’aller demeurer dans son château. Par ce moyen nous devenions maîtres des derniers retranchements de la Régence, puisque dès lors elle ne pouvait plus nous objecter que nous n’avions point d’endroit déterminé pour nous retirer. Ladite dame s’employa même pour nous auprès de l’ambassadeur prussien et nous obtint des passeports pour passer par la Prusse. Le Père Colomban n’hésita pas un seul instant à accepter la proposition, quoique le voyage nous éloigna beaucoup de la Russie où nous espérions toujours pouvoir rejoindre le R.P. abbé, nonobstant tout ce que l’on pouvait nous dire de contraire, et muni des passeports de l’ambassadeur prussien qui déterminaient précisément le but de notre voyage, il fut à la Régence pour en obtenir à l’effet de sortir de l’Allemagne. Ne sachant plus sur quoi se retrancher, le Conseil parut révoquer en doute la parole de cette dame et exigea qu’elle se transporterait à la Régence à l’effet de savoir la vérité de sa propre bouche . Elle y fut interrogée en présence du Père Colomban. Sa réponse fut conforme à notre exposé. On lui fit une très mauvaise réception. On ne négligea rien pour la détourner de son pieux dessein mais enfin voyant que l’on ne pouvait rien gagner sur elle et que sa résolution était prise, on consentit à nous accorder des passeports avec lesquels nous irions partout où bon nous semblerait, mais à ces conditions : qu’aucun de nous, absolument quel qu’il fut, ne pourrait rester dans les Etats de l’empereur, ce que nous désirions le plus ardament, et que lesdits passeports ne nous seraient remis par le capitaine de la place que quand il nous aurait tous vu monter en voiture. Nous n’en demandions pas davantage. Le Père Colomban, de retour de la Régence, s’empressa de nous communiquer l’heureuse réussite de sa négociation et nous ordonna de commencer dès le même jour à faire tous les préparatifs nécessaires pour le départ.
Il restait cependant une affaire bien importante pour nous à terminer. L’empereur nous avait promis une somme assez considérable dont sa volonté était que nous jouissions en tous cas d'évennements. La Régence qui n’avait consenti qu’avec peine à cette libéralité de Sa Majesté, ne nous en avait encore délivré qu’une très modique partie [119] et même fit assez connaître, en accordant les passeports, que son intention n’était pas de délivrer le reste. On avait même dit formellement que nous n’avions rien à en espérer. Le peu d’argent que nous avions aurait bien pu suffire pour nous conduire jusqu’à Cracovie et après cela nous nous fussions trouvés dans la plus affreuse misère. Nous n’eûmes d’autre ressource que d’avoir recours à la bonté de l’empereur à qui le Père Colomban exposa notre situation et en même tems ce qui avait été dit à la Régence. Sa Majesté qui nous avait toujours honnoré de sa bienveillance, fut indignée que l’on voulut ainsi le faire manquer à sa parole et ordonna que ce qui restait à payer sur la gratification qu’elle nous avait accordée, serait employé à nous conduire jusqu’à Cracovie dans les voitures du gouvernement et que nous serions accompagnés d’un commissaire jusqu’aux frontières. Cette disposition de l’empereur nous fit d’autant plus de plaisir qu’elle nous épargnait l’embarras de nous pourvoir de voitures par nous-mêmes. Comme depuis plusieurs jours nous étions occupés à embâler tous nos effets, le départ ne souffrit aucun retard de notre côté. Le 22 novembre 1798 de grand matin les voitures étant arrivées dans la cour de la Visitation, tout fut chargé en un instant. Lorsque nous fûmes montés le commissaire fit l’appel de tous les individus, le capitaine de la place vint remettre les passeports au supérieur. Tout ceci se passait à la vue des religieuses et des penssionaires qui toutes étaient placées aux grilles des fenêtres de la grande fasçade, ce qui faisait pour le peuple qui était accouru pour nous voir partir, un spectacle plus divertissant que celui qu’il était venu chercher. Les présens dont elles nous avaient comblé et que nous emportions avec nous, nous étaient un sur garant de la sensibilité de leurs cœurs à notre égard et s’il en est quelques unes qui nous ont vu partir avec plaisir (et ce ne furent certainement pas les moins raisonables), je suis bien convaincu que la plupart nous ont donné des larmes. Au moins je suis bien sûr d’en avoir fait répandre et tout content que j’étais de partir, je n’ai pas laissé d’être sensible à tout ce que la charité, etc, nous avait prodigué dans cette maison dont jamais je ne perderai le souvenir.
Avant d’entrer dans les détails de ce nouveau voyage, vous me permetterer, Monsieur, de m’arrêter un peu pour vous renouveller l’assurance des sentiments…
Vingt-et-unième lettre
[120] Il était grand tems, Monsieur, que nous sortions de Vienne car cette ville aurait pu devenir le tombeau de notre état. Ce que je dis non seulement à cause des tracasseries qui nous étaient suscitées par le Gouvernement, mais encore à cause de la tentation où chacun de nous se trouvait exposé de pourvoir à sa sûreté particulière, et des moyens que l’on se plaisait à nous fournir pour cela. La proximité du nonce et la facilité que nous avions de l’approcher, est peut-être un des plus grands éceuils auquel nous ayons été exposés. J’ai su qu’un de nos religieux en a obtenu un bref de sécularisation qu’il a tenu caché jusqu’à ce que l’occasion favorable de l’effectuer se soit présentée. Quoiqu’il en soit nous eûmes toujours grand sujet de remercier le Bon Dieu en partant, de ce qu’il nous avait fait échaper à de si grands périls.
De Vienne à Cracovie nous avions cent lieues à faire qui ne nous donnèrent pas beaucoup d’embarras parce que le commissaire qui nous accompagnait pourvoyait aux relais et payait partout. Nous n’avions que notre dépense à payer dans les auberges car nous ne pûmes que très rarement fréquenter les grosses abbayes, nos hospices ordinaires. Nous eûmes pendant toute cette route un tems affreux. Le vent et la nège nous forcèrent de rester bien étroitement enfermés dans nos voitures, ce qui m’empêcha de contenter ma curiosité autant que je l’aurais désiré. Nous n’eûmes d’autres aventures dans tout ce voyage que quelques renversements de voitures, ce qui arrivait assez fréquament, parce que, comme j’ai eu l’honneur de vous dire, nous étions portés dans les voitures publiques, fort mal entretenues. Ce qu’il y eut de plus fâcheux, c’est que ces sortes d’accidents arrivèrent aux religieuses plus qu’à tout autres. Heureusement il n’y eut personne de blessé. J’étais cependant appellé à chaque fois pour porter secours en cas de besoin, ce qui me fâchait fort à cause du mauvais tems. Tout se bornait ordinairement à la frayeur et quelques fois un peu de foulure ou d’écorchure. Je leur faisais prendre une goutte d’eau-de-vie pour les remettre de leur saisissement et je retournais à ma voiture, leur laissant le soin de se tirer d’embarras comme elles pouvaient. Malgré tous ces petits accidens, nous ne laissions pas cependant d’aller encore assez vite et nous serions arrivés avant dix jours à Cracovie si nous n’eussions été rencontrés par un détachement de l’armée russe qui nous obligea de rester deux à trois jours à l’auberge parce qu’on ne pouvait nous procurer des chevaux. Ces braves soldats, loin de nous faire aucune insulte, eurent pour nous beaucoup de complaisances, parurent prendre beaucoup d’intérêt à [121] notre situation et nous promirent que bientôt, par le succès de leurs armes, nous pourrions retourner librement et sans inquiétude dans notre patrie. Mais hélas ils furent bien trompés dans leurs espérances !
Vous savez, Monsieur, que je vous ai dit qu’une partie de nos frères avait pris la route de la Bohême où l’empereur leur avait assigné provisoirement une retraite dans un ancien monastère de bénédictins. Comme leur sort était attaché au nôtre et qu’il dépendait entièrement des dispositions de la Régence, ils éprouvèrent les mêmes vicissitudes que nous, à l’exception qu’étant parvenus à avoir des passeports aux bureaux de leur arrondissement, voyant qu’ils n’avaient plus d’établissement à espérer en Allemagne, ils prirent les devants, aussitôt qu’ils reçurent les ordres du R.P., se divisèrent en différentes petites bandes pour pouvoir mettre le publiq plus facilement à contribution et voyager à moins de frais et prirent la route de la Pologne. A 15 lieues environs de Cracovie, dans un bourg appellé Kenti, nous trouvâmes une de ces divisions qui déjà depuis plusieurs jours, était logée chez de bon pères récolets qui ne les laissaient manquer de rien selon leur pauvreté et c’est ici un témoignage que je dois rendre à la charité des enfants de saint François : pendant tout le cours de nos voyages, quoique nous ayons habité dans de grandes et superbes abbayes, jamais nous n’avons été reçu avec la cordialité, je dirais presque avec la profusion, que les R.P. capucins et récolets ont fait paraître en nous donnant l’hospitalité. Aussi toutes les fois que nous avons rencontré quelqu’un de leurs monastères, nous nous y sommes toujours adressés préférablement aux maisons les plus riches et nous y avons toujours été très bien acceuillis. Le supérieur qui gouvernait cette petite division de nos frères était un jeune homme fort actif qui pendant son séjour dans cette maison ne négligea rien auprès des personnes riches des environs pour se procurer des secours, afin de soulager les bons pères récolets et de s’assurer quelques ressources pour l’avenir. Il resta dans cette maison jusqu’à notre départ général de Cracovie, époque à laquelle il remit au R.P. une somme assez considérable de ses épargnes, et toute la récompense qu’il en eut, ce fut des reproches de ce qu’il ne s’était pas fait défrayer de tout dans la maison où il était, pour avoir plus d’argent à lui remettre, en conséquence il fut cassé de sa supériorité pour le punir de sa malversation.
[122] En arrivant à Cracovie, ce qui eut lieu vers les premiers jours de décembre, le commissaire nous fit assigner nos logements dans différentes communautés religieuses. Nous étions divisés en trois bandes égales, composées de religieux, convers et enfants, y compris ceux qui ne tardèrent pas à arriver de la Bohême. Pour les religieuses elles ne furent pas divisées mais habitèrent toutes dans la même communauté. Comme la plupart de ces maisons étaient pauvres, elles souffraient avec peine une contribution aussi onéreuse et souvent l’on nous refusait le nécessaire. Au reste c’était bien de notre faute car ayant de l’argent, qu’avions-nous besoin de nous faire nourrir par charité par des gens qui étaient presqu’aussi pauvres que nous, mais tel était l’ordre du R.P. et ce ne fut qu’après avoir éprouvé une foule de désagrémens que nous y avons enfin dérogé. Nous ne restâmes cependant pas à la charge des mêmes maisons pendant les cinq mois que nous avons passé à Cracovie. Le Gouvernement crut devoir faire partager le fardeau en nous transférant dans d’autres. Quoique je sortisse souvent en qualité de chirurgien, pour aller visiter nos frères et les religieuses dans leurs infirmités, je n’ai cependant jamais rien su de bien particulier relativement à ces différentes bandes, mais il est à croire que leur position étant la même que la nôtre, ils ont été aussi sujets aux mêmes vicissitudes. Je me bornerai donc, Monsieur, à vous entretenir de ce qui concerne la bande à laquelle j’étais attaché et vous pourrez, par analogie, juger de ce qui regarde les autres.
Nous eûmes d’abord pour supérieur le Père Colomban. L’on nous plaça dans une maison de chanoines réguliers où nous fûmes si mal reçus de toutes manières, qu’au bout de deux jours nous fûmes obligés, avec l’aucthorisation du Gouvernement, d’en sortir, sans quoi nous y serions morts de faim et de froid. L’on nous transféra de là dans la maison des R.P. dominicains, sous la conduite du Père Louis de Gonzague car le Père Colomban étant poitrinaire, il eut eu trop à souffrir dans cette auberge et comme d’ailleurs les dominicains n’étaient pas riches, pour les décharger en partie, il fut placé aux capucins avec deux de ses religieux et tous les enfants attachés à notre division. Les RR. PP. dominicains nous reçurent avec bonté et nous traitèrent honnêtement pour des gens qui eussent fait deux repas, en supposant que l’on nous aurait donné matin et soir pareille quantité de nourriture, mais nous étions dans le tems des jeûnes, nos frères mouraient de faim en [123] en sortant de table et nous fûmes obligés de suppléer à ce déficit en leur fournissant du pain après leur repas. Pour moi je n’étais pas fâché en mon particulier de ce régime parce que, si nous avions à souffrir un peu de la faim, au moins nous n’avions point de malades. Le froid excessif qu’il fit cet hiver nous mit dans le cas de souffrir beaucoup. La pauvreté ne permettant pas aux dominicains de se fournir de bois qui était très rare, on allumait à peine une fois notre fourneau en 24 heures. Pendant tout l’hiver nos vitres dans l’intérieur de la chambre n’ont pas été un seul jour sans être couvertes d’un givre glacé de l’épaisseur de deux à trois lignes. En vain nous chargions-nous pendant toute la journée de nos couvertures, nous étions sans cesse pénétrés par le froid. Obligés de laver nous-mêmes nos hardes, notre chambre était le seul endroit où nous puissions les étendre pour les faire sécher et comme nous en avions continuellement, nous n’étions pas un seul instant sans être plongés dans un atmosphère humide qui contribua beaucoup à altérer notre santé. Mais ce qui acheva de la ruiner ce fut la mauvaise nourriture. Nos frères ne pouvant tenir à la modicité des portions des RR.PP. dominicains et lassés de faire du pain sec la base principale de leur réfection, demandèrent qu’on leur fournit la matière, un vaisseau propre et un foyer et qu’ils prépareraient eux-mêmes leur nourriture et comme les RR.PP. devaient gagner à ce marché, ils espéraient que l’on augmenterait la portion du pain en conséquence. La proposition ayant été acceptée, nous vîmes tous les jours paraître à l’heure du repas un immense chaudron rempli de grueau d’avoine cuit à l’eau et au sel dont toute la communauté se remplit le ventre à discrétion. Mais le fruit de ce manège de gourmandise ne fut pas longtems à éclore. En peu de tems tous devinrent bouffis et enflés de la tête aux pieds, quelques uns furent même dans le plus grand danger et j’eus toutes les peines du monde à les en tirer. Pour moi, réduit à contempler cette mortelle nourriture, bornant tous mes repas à un petit morceau de pain sec, je tombai dans une faiblesse et un dépérissement si considérable que je pouvais à peine me traîner. Dans cette extrémité je crus que le seul remède était de recourir au Père Colomban, de lui exposer notre situation et de nous en rapporter à sa discrétion et à sa prudence car il ne [124] m’eut jamais été possible de faire entendre raison au Père Louis de Gonzague qui, amateur de la mortification, ne voyait dans ce genre de vie, et pour lui et pour ses frères, qu’un moyen de la pratiquer davantage. En conséquence je me transportai, non sans beaucoup de peine, chez les R.P. capucins, je n’eus pas besoin de m’étendre en longs discours pour prouver au Père Colomban l’état pitoyable où nous nous trouvions. Ma figure décharnée et mon excessive faiblesse lui en dirent assez. Il me suffit de lui en exposer la cause et j’en obtins facilement la permission de prendre tous les moyens convenables pour y remédier. D’abord pour ce qui me regardait personnellement, je lui demandai, quoique nous fussions dans le carême, qu’on voulut bien me donner, matin et soir, un petit pain blanc d’une demie livre, avec une chopine de lait et à midi une petite souppe et deux œufs frais. Ce petit régime, suivi pendant près d’un mois, suffit seul pour me rétablir parfaitement. Pour ce qui concernait nos frères, je lui fis comprendre que nous ne pouvions, sans une espèce d’injustice, pendant que nous avions de l’argent, rester entièrement à la charge des RR.PP. dominicains qui étaient vraiment dans l’impossibilité de nous mieux traiter, que l’unique moyen de remédier au mal était de partager le fardeau avec eux. Ainsi, s’il voulait m’en croire, je ferais un accomodement avec le R. prieur des dominicains, qui nous serait un peu coûteux à la vérité, mais qui seul suffirait pour rendre en peu de tems la santé à mes frères. Il me laissa maître de tout et de retour à notre boutique, je ne différai pas à aller trouver le prieur avec qui je fis le traité suivant par lequel il s’engageait à nous donner chaque jour, à notre seul repas, une bonne souppe trempée et une portions bien accomodée et d’une quantité raisonable puis les lumières suffisantes pour nous éclairer. Du reste, nous nous obligions à nous fournir le pain et le bois nécessaire pour notre chauffage. Je lui ajoutai que comme nous avions parmi nos frères plusieurs qui étaient fort adroits en beaucoup d’ouvrages, nous lui offrions nos services et que nous nous ferions un plaisir d’employer gratis le tems qui serait à notre disposition pour l’utilité de sa communauté. [125] Ma proposition fut écoutée et reçue comme je m’y attendais car je savais que le bois et le pain était ce que le prieur avait le plus à cœur. La Providence d’ailleurs ayant fait naître plusieurs occasions dans lesquelles nous lui avons rendu de vrais services. Nous passâmes bientôt de la misère dans une espèce d’opulence. Au moins notre souppe et notre portion étant régulièrement saine et suffisante, le pain que nous nous procurions étant bon, etc, notre appartement se trouvant à un degré de chaleur convenable, nous vîmes en peu de jours toutes les infirmités disparaître, au grand contentement de tous mes frères qui ne savaient à quoi attribuer cet heureux changement. Mais ce ne fut pas sans une grande peine pour le Père Louis de Gonzague qui n’y voyait qu’à perdre pour sa mortification.
Plus de deux mois se passèrent de la sorte en attendant le R.P. abbé qui ne nous donnait pas même de ses nouvelles. Les blessures que nous avions reçu à Vienne étaient trop récentes pour ne pas s’ouvrir facilement. On nous répéta ce qui nous avait été déjà dit à la Régence, que le R.P. était enfermé en Russie, qu’il n’en sortirait jamais, que nous n’avions aucune espérance de le revoir, que nous ne pouvions toujours exister ainsi à la charge du publiq et que le meilleur parti que nous eussions à prendre était de nous séparer et de chercher à nous placer chacun de notre côté, que nous ne manquerions pas de personnes charitables qui s’intéresseraient à nous. Ces discours et mille autres, tenus par gens de distinction et de mérite, joints à ce que nous avions à souffrir, firent impression sur nous. Plusieurs firent des démarches auprès du Gouvernement pour parvenir à se placer dans quelque communauté ou autrement. En mon particulier, je présentai une requette pour rester cher les dominicains, avec la permission d’y exercer dans la ville auprès des pauvres, les fonctions de médecin et de chirurgien. Le Père Colomban n’ignora aucunes de ces démarches et ne s’y opposa pas. Il laissa à chacun la liberté de faire selon sa conscience tout ce qu’il voulut pour pourvoir à sa sûreté en cas que la désunion dont nous étions menacés arriva. On m’a assuré que lui-même s’était pourvu de tous les passeports nécessaires pour retourner à Vienne s’il nous arrivait quelque chose. Enfin nous [126] nous ne tenions à rien et si dans cette circonstance le Gouvernement eut agit directement pour nous dissoudre, nous courrions un plus grand risque qu’à Vienne parce que notre désunion alors étant l’effet du désespoir, jamais nous n’eussions pu ni voulu nous réunir . Chacun aurait été de son côté où il aurait pu. Le plus grand nombre aurait repris la route de Vienne pour y retrouver les espérances qu’il y avait laissé et alors comment eut-il jamais été possible de nous rassembler ? Comme l’on ne nous proposa à Cracovie aucune ressource pour nos enfants, je crois qu’ils ont été un des plus grands obstacles à notre désunion et que si nous eussions pu nous en débarasser, nous n’eussions pas hésité à nous séparer. Tous nous étions las de notre situation. La Providence qui ne cessait de veiller sur nous, se servit de toutes sortes de moyens pour nous retenir dans notre état. Aussi nous pouvons bien dire que si nous avons eu le bonheur de le conserver, c’est bien uniquement son ouvrage.
Vous ne serez peut-être pas fâché, Monsieur, que je vous dise quelque chose des polonais, ayant demeuré assez de tems chez eux pour les observer. Cracovie est une ville assez grande. Il y a de grands et beaux édifices. Particulièrement les églises, les palais et les maisons communes sont magnifiquement batties mais les maisons particulières sont écrasées, maussades, sans ordre et sans alignement. Les polonais ont l’abord très doux mais ils sont faciles à iriter et leur colère est terrible. Ils paraissent singulièrement attachés à tout ce qui concerne le culte extérieur de la religion. Leurs églises sont bien ornées, ils les fréquentent beaucoup. On les voit faire des prostrations, se frapper la tête contre le pavé et faire d’autres démonstrations de piété qui seraient ridicules parmi nous. Ils chantent presque toutes leurs prières et l’on est tout surpris hors du tems des offices d’entendre trois ou quatre personnages réunis dans un coin qui chantent leur chappellet. Quoi que le vin soit rare et cher, les polonais en boivent beaucoup et lorsqu’il s’y mettent, ils ne quittent guère qu’ils ne soyent ivres. Ce défaut est assez général chez les moines de ce pays sur le principe que le liquide ne rompt point le jeûne, ils ne se font aucun scrupule de se saouler même [127] le jour du Vendredi-Saint. Les gens du peuple qui n’ont pas moyen d’acheter du vin, le remplacent par le mulsum qui est un espèce d’hydromel fermenté dont ils boivent jusqu’à s’enyvrer, yvresse dangereuse qui les rend furieux. Ce n’est pas sans raison que nous appellons polacres, en France, ceux qui sont malpropres car on peut dire que ce vice est général en Pologne. Jamais ils ne se servent de mouchoir pour se moucher. Les prêtres même à l’autel se mouchent avec leurs doigts et n’employent leur mouchoir que pour s’essuyer les doigts. Encore sont-ce les plus polis. Les Juifs retirés dans ces contrés forment presqu’un tiers de la population et ces gueux monopoleurs sont la ruine des particuliers. Ils sont par leurs usures, un des plus grands obstacles à l’industrie des habitans et surtout au commerce dont ils se sont emparés presque exclusivement. Il y a peu de gens savants et habiles dans les différentes professions, ce qui fait que l’on passe facilement pour docteur dès qu’on a l’air de savoir quelque chose. Les riches et les pauvres désiraient ardament les français lorsque nous y avons passé et certes, ils en avayent bien besoin ne fust-ce que pour les dégourdir et les policer un peu. Toutes les plaines de ce pays, presque toutes d’argile sablonneuse, sont très fertiles. Le bled qui y croît est très bon et meurit vite mais le peuple est si paresseux que la moitié des terres reste inculte et ils préfèrent jeter leur fumier dans la rivière plutôt que de se donner la peine de l’aller répandre dans leurs champs. L’industrie française rendrait ce pais trop riche s’il ne devenait pas plus peuplé . Si quelque jour, Monsieur, ces mémoires tombent entre les mains d un polonais, il ne sera pas fort content de moi, mais je ne trahirai pas la vérité pour lui plaire.
Revenons maintenant chez les dominicains où nous ne demeurâmes que jusqu’à Pâque, le gouvernement voulant faire porter par d’autres un fardeau qu’ils ne portaient que depuis trop longtems. Mais comme cette sortie fut accompagnée et suivie de circonstances toutes particulières, qui me conduiraient dans des détails plus long que ne le permettent les bornes ordinaires d’une lettre, et que celle-ci passe déjà l celles que j’ai accoutume, je remettrai à vous en parler au premier courrier. Croyez-moi toujours en attendant votre…
Vingt-deuxième lettre
[128] J’avais présenté ma requette au Gouvernement à l’effet d’obtenir la permission de rester chez les religieux dominicains. J’en attendais la réponse qui devait venir de Vienne, lorsqu’on vint nous avertir de déloger, pour nous en aller dans une communauté de bernardins située à quelques lieues de Cracovie, sur la Vistule. Le supérieur de ce monastère vint même chez les dominicains nous voir et prendre avec nous les arrangements nécessaires. Cet homme tout séculier dans son accoutrement, ses manières et ses propos ne m’inspira pas un grand désir d’aller dans sa maison et d’ailleurs j’avais pris mon parti : je voulais rester chez les dominicains. Il s’agissait de savoir comment je réussirais et comment je viendrais à bout d’éviter de partir avec les autres. Déjà l’on m’avait assigné une chambre dans laquelle je m’étais réservé quelques petits objets relatifs à la médecine, le tout sans faire tort à notre pharmacie qui contenait bien des objets doubles ou qui ne pouvait être utiles qu’à moi et d’ailleurs je me proposais d’en donner par la suite une connaissance exacte. Mais je ne pouvais y rester sans m’exposer à être inquiété par le Gouvernement, si je n’avais au moins un consentement provisoire. Le moment du départ pressait et vous jugez, Monsieur, que je me trouvais fort embarrassé. Je pris conseil et l’on me dit de m’aller addresser au capitaine de la place qui seul pouvait prendre sur lui de me donner cette permission, mais que le tout était de le trouver dans le bon moment car s’il était yvre, ce qui lui arrivait souvent, je n’aurais de lui que des sotises. Je me hasardai et comme l’on ne devait partir que dans l’après-midi, je crus avoir assez de tems pour faire mon affaire dans la matinée. Je prévins le lever du soleil afin d’arriver chez le capitaine de bonne heure car il demeurait fort loin. On me fit attendre assez longtems. Enfin j’eus audience. Je lui exposai ma requette en deux mots : « Avez-vous, me dit-il, le consentement de votre supérieur ? Un bon soldat ne fait rien sans l’ordre de son capitaine. » Je lui répondis que mon supérieur ne s’y opposait pas. « Ce n’est pas assez, me dit-il, apportez-moi son consentement par écrit, sinon suivez les autres. » Jusque là j’avais les yeux obscurcis et je ne voyais pas l’incompétence de ma conduite, mais cette réponse du capitaine, que le Bon Dieu permit dans sa miséricorde, me fit rentrer en moi-même et au lieu de retourner chez les dominicains, je m’en fus aux capucins trouver le Père Colomban à qui je racontai tout ce que je roulais dans ma tête et ce qui venait de se passer. Je lui promis de ne point me séparer de mes frères, mais je lui demandai [129] en grâce de ne me point envoyer chez les bernardins : qu’autant que je pouvais en juger par le prieur qui nous était venu voir, je trouverais encore là de plus grands dangers qu’ailleurs. Il me le promit et me dit que je pouvais venir le trouver aux capucins, qu’il me garderait avec lui. Je fus au comble de ma joie et je m’empressai de retourner chez les dominicains où, sans perdre de tems, je retirai et emballai les petits objets que j’avais mis de côté, pour les emporter avec moi aux capucins et je me tins prêt à partir, ce que nous fîmes sur les deux heures, au grand contentement des dominicains qui se trouvèrent déchargés d’un pesant fardeau. Cependant ils nous témoignèrent à notre départ beaucoup de sensibilité et comme nous avons été dans le cas de leur rendre sur la fin plusieurs petits services, ils ont fait tout ce qu’ils ont pu pour nous en témoigner leur reconnaissance, tellement que loin d’avoir à nous plaindre de la nourriture qu’ils nous donnaient, comme dans le commencement, ils nous ont donné souvent au-delà des choses qui nous étaient nécessaires et des mets plus recherchés et plus délicats que ceux que nous avions droit d’attendre d’après nos conventions.
Pendant que mes frères s’acheminaient vers le lieu de leur destination, je pris le chemin des capucins où le Père Colomban me reçut avec toutes sortes de bontés. Le respect dont j’ai toujours été pénétré pour cet Ordre, la piété et la propreté qui régnaient dans leur maisons, m’avaient fait désirer depuis longtems d’y pouvoir demeurer et rien ne pouvait égaler mon contentement de m’y voir enfin placer, surtout dans un moment aussi orageux pour nous. Et comme d’ailleurs ma santé était encore bien délabrée, j’espérais pouvoir là me rétablir entièrement. Mais il est rare dans ce monde que les choses se succèdent toujours selon nos désirs. A trois lieue environs de Cracovie il est une maison de religieux camaldules où l’on avait placé une division de nos frères. Le Père Colomban ayant appris que celui qui était chargé comme supérieur ne s’acquittait point fidèlement de ses devoirs, me pria de l’aller supplier. Il y avait à peine trois jours que je goûtais le bonheur de la paix et de la solitude, cet ordre me fut des plus pénibles. Je ne négligeai aucune des observations les plus propres à l’en détourner. En vain lui dis-je que le R.P. abbé ne serait pas content, que jamais il n’avait voulu se servir de moi et qu’il devait effectivement bien voir par la conduite que j’avais tenu et par la facilité avec laquelle je perdais la tête dans toutes les affaires un peu délicates [130] que je n’étais bon à rien et surtout que je n’étais nullement propre à la conduite des autres. « C’est, me dit-il, ce qui vous trompe. Vous ferez des sotises toute votre vie tant qu’il ne s’agira que de vous personellement. Mais si vous étiez chargé des autres, votre conduite serait bien différente. Depuis que je suis dans l’Ordre, le tems où j’ai été le plus content de moi-même a été celui que j’ai passé sous votre charitable direction et je voudrais avoir une communauté de 100 religieux à conduire, je vous la donnerais en ce moment. Le R.P. abbé en dira tout ce qu’il voudra, je vous l’ordonne. Allez où je vous envoie et que le Bon Dieu soit avec vous. Je suis sûr que vous y ferez du bien. » Je n’eus rien à répliquer. Une voiture m’attendait à la porte. Il me fallut partir, emportant avec moi quelques boëttes de pharmacie qui ne me quittaient jamais, pour le soulagement des malades.
Comme je n’avais jamais entendu parler des camaldules qui, je crois n’ont que très peu de maisons en France, je ne fus pas fâché de trouver l’occasion de m’instruire par moi-même de leur genre de vie. Ils vivent dans une solitude encore plus exacte que les Chartereux : leurs célulles étant batties séparément, sans être réunies par un cloître. Dans cette célulle, ils y ont tout ce qui leur est nécessaire, même une chappelle pourvue de tout ce qu’il faut pour dire la messe. Il ne se réunissent que pour chanter les louanges de Dieu et pour leurs assemblées capitulaires. Hors de cela ils sont toujours seuls. Autrefois ils préparaient eux-mêmes leur nourriture mais les inconvéniens qui résultaient de cette pratique ont obligé à la leur porter toute préparée aux heures des repas. Ils vivent dans une abstinence continuelle et observent des jeûnes très rigoureux. Cependant ils ajoutent toujours dans les 24 h quelque chose à leurs repas. Toute leur vie est partagée entre la prière, la lecture et le travail des mains. Ils sont très stricts sur l’article des femmes qui, selon leurs constitutions, ne doivent approcher de leur habitation qu’à un éloignement déterminé. Une fois l’année cependant on leur permet l’entrée de l’église mais alors le lendemain les novices passent leur matinée à en laver le pavé. La collection de leurs célulles dispersées s’appelle laure. Il y en a deux séparées qui contiennent chacune 20 à 24 célulles, l’une est pour les profès et l’autre pour les novices. Elles sont situées [131] sur une petite montagne au milieu d’une sombre et antique forêt. Les arbres y périssent de viellesse. Outre le jardin attenant à chaque célulle, il y en a de très vastes et bien cultivés pour les besoins de la communauté. On y voit les plus belles plantations en toutes sortes d’arbres fruitiers. L’église est magnifique, presque toute en marbre, l’architecture en est très délicate et les ornemens de tous genres n’y sont pas épargnés. Un grand bâtiment destiné pour les hôtes fait face à une vaste cour qui, environée d’une balustre, forme une terrasse où les étrangers en respirant un air pur, trouvent encore l’avantage de jouir de tout ce qui peut contenter les yeux dans une vue aussi étendue qu’il est possible. Dans un quartier séparé, à quelques pas de l’église, se trouve un petit bâtiment uniquement destiné pour les infirmes. Un vaste corridor qui le traverse forme un espèce de cloître auquel aboutissent une cuisine, un réfectoire, une chambre d’exercices, un dortoir, et deux cabinets et au bout du corridor se trouve une chappelle. C’est dans ce petit monastère que je trouvai nos frères. Ils pouvaient être au nombre de 30, tant religieux qu’enfants. Ils avaient reçu l’accueil le plus gratieux de la part du prieur qui, en leur laissant la liberté de vivre entièrement selon leurs usages, leur fournissait abondament toutes les graines et les légumes dont ils avaient besoin, donnait même de la bière et du poisson aux enfants. Il n’y avait que le pain dont ils étaient fort pauvres qu’ils ne pouvaient donner qu’ad mensuram. Cette maison me parut un paradis terrestre en y entrant et je bénis le Bon Dieu de ce qu’il me fournissait les moyens de vivre en religieux, au moins pour quelques jours, dans cette charmante solitude. Rien en effet ne s’opposait à ce que nous y observions nos règles avec la plus scrupuleuse fidélité. Aussi ce fut là ce à quoi je m’appliquai pendant tout le tems que j’ai été commis à la garde de ce petit troupeau et je puis dire que les deux mois que j’ai passé dans cette maison ont été pendant mes 15 années de religion le seul tems où j’ai vraiment vécu en religieux, dans une retraite absolue du monde et uniquement occupé à remplir les devoirs de ma profession. La confiance d’ailleurs que mes frères me témoignèrent, la [132] facilité avec laquelle je les conduisais le plaisir de les voir servir Dieu avec ferveur me remplissait des plus abondantes consolations. Les religieux de la maison me comblayent de toutes sortes de témoignages d’amitié, de confiance et même de respect. Il suffisait que je fisse paraître un désir pour quelque chose, on s’empressait de me l’accorder. Mais je n’en usais qu’avec réserve je mettais toute mon application à être le moins à charge qu’il m’était possible. Je m’appliquais à rendre et à faire rendre par mes frères, à la maison tous les services qui dépendaient de nous. Par ce moyen loin de nous souffrir avec peine, ils ne purent voir sans douleur le moment de notre départ et si j’eusse voulu, il ne tenait qu’à moi, en faisant les démarches nécessaires, de me fixer dans leur maison. Ils m’y ont sollicité bien des fois. Notre bonheur ne fut pas ignoré du Père Colomban qui envoya plusieurs fois de nos frères nous visiter et qui, à chaque fois, s’en retournèrent édifiés et portant envie à notre sort.
Mais hélas ! Il n’y a malheureusement rien de stable en ce monde. Au moment où nous nous y attendions le moins, le R.P. abbé arriva à Cracovie. J’en eux aussitôt nouvelles et je ne fus pas longtems à le voir chez les camaldules où il vint nous visiter. Il parut assez content de m’y trouver. Je lui rendis compte de la manière dont nous étions traités dans cette maison et du genre de vie que nous y observions. Il me parla avec confiance de bien des choses. Nous nous étendîmes beaucoup sur l’affaire de Vienne, ce qui me donna occasion de lui parler de ce qui m’était arrivé avec la pharmacienne pour lui faire comprendre que les choses les moins conséquentes en apparence peuvent souvent avoir de grandes suites. Je l’avertis qu’il en recevrait peut-être encore des lettres, que j’en avais reçu moi-même depuis que nous étions à Cracovie. Il m’engagea d’écrire à la supérieure de la Visitation pour l’en prévenir et la prier d’y mettre ordre. Enfin après une conférence assez longue, il me quitta en me disant de me tenir prêt à partir au premier signal. Je l’engageai de tout mon pouvoir à saluer au moins le supérieur de la maison qui avait pour nous tant de bontés, mais il prétexta qu’il n’avait pas le tems et partit aussitôt
Le signal annoncé ne se fit pas longtems attendre. Deux à trois jours s’écoulèrent à peine qu’un de nos frères vint nous dire, de la part du R.P. que nous devions partir le lendemain de grand matin pour nous transporter avec nos bagages sur les bords de la Vistule au-delà de [133] la ville où nous trouverions les bateaux préparés pour notre embarquement. Je n’avais point de tems à perdre. Toute mon après-dîner se passa à faire emballer nos effets et à prendre, avec le prieur de la maison, les arrangemens nécessaires pour les transporter. Sur le soir je fus lui rendre visite dans sa célulle pour lui témoigner, tant en mon nom qu’au nom de tous mes frères, la reconnaissance dont nous étions pénétrés pour ses bienfaits. Mais peu content de ce que la charité lui avait fait faire pour nous, ce digne religieux voulut encore y ajouter en nous faisant donner deux sacs pleins de provisions de bouche pour notre voyage. Le lendemain de grand matin, après avoir célébré la sainte messe, nous partîmes, accompagnés du R.P. vicaire de la maison, homme très respectable et d’une singulière piété. Dans l’intention de s’édifier, il voulut être témoin de notre départ car, à en juger par la manière dont on nous pressait, il semblait qu’il n’y avait pas un seul instant à perdre, que nous aurions même peine d’arriver assez tôt et que le moment de notre arrivée aux bateaux serait celui du départ général. Mais quelle fut notre surprise lorsqu’ayant mis pied à terre dans un monastère de filles, située près de la porte de la ville, où je savais que logeaient nos religieuses, pendant qu’un grand nombre de nos frères réunis occupaient les bâtiments extérieurs, quelle fut, dis-je, ma surprise, lorsque demandant où était le R.P. abbé et si l’on allait partir, l’on me répondit que le R.P. confessait les religieuses, que pour le départ, il n’en était pas encore question, que l’on attendait des ordres et effectivement, je vis nos frères occupés à leurs travaux ordinaire et l’on n’avait encore commencé aucun préparatifs pour se mettre en marche. Je priai quelqu’un de lui aller dire que j’étais arrivé. Il ne tarda pas à venir. Il me fit presque des reproches de ce que je m’étais arrêté. Il me dit de remonter aussitôt sur la voiture qui m’avait amenée pour conduire notre bagage jusqu’aux bateaux, dont il ne put nous indiquer l’endroit que très confusément, que mes frères pouvaient rester et que tous ne tarderaient pas à me suivre. Je voulus lui présenter le R.P. vicaire qui nous avait suivi, en rappellant en deux mots les obligations que nous avions à ces RR. PP., mais il était si préoccupé de mon départ qu’il parut à peine y faire quelqu’attention et ce bon religieux, qui s’était formé du R.P. la plus haute idée, se retira doucement dans la crainte de lui être à charge et bien surpris d’une conduite aussi extraordinaire à laquelle il n’avait certainement aucun [134] lieu de s’attendre. Pour moi, j’en ressentis une peine qu’il ne me serait guère possible d’exprimer, rien ne m’étant plus sensible que de voir manquer à la reconnaissance. Au reste, pour quiconque connaissaient le R.P., il n’y avait pas de quoi s’étonner car il était si accoutumé à être à charge aux autres et à en recevoir les secours dont il avait besoin, qu’il lui semblait qu’en les lui accordant, l’on ne faisait que son devoir. Il nous en donna sur le champ une preuve bien sensible car, après tout ce que nous avions reçu de la maison des camaldules, je ne crus pas devoir demander que le fermier qui s’était offert à nous conduire le fit gratis mais j’avais convenu avec lui d’une modique somme. Lorsqu’il fut question de lui proposer de nous voiturer nos effets jusqu’aux bateaux, il fallut entrer de nouveau en marché avec lui pour savoir d’abord s’il y consentait et ce qu’il exigeait de surplus. Le R.P. abbé s’en apperçut et ne put s’empêcher de me témoigner son mécontentement, en présence même du R.P. vicaire, de ce que je m’étais engagé à payer quelque chose, disant que ces messieurs n’auraient pas dû regarder à une pareille bagatelle. Cependant comme le fermier qui par cet incident, se trouvait dérouté dans ses projets de rentrer chez lui de bonne heure, nous menaçait de décharger tous nos effets et de s’en aller, le R.P. fut obligé de payer lui-même l’argent convenu et d’y ajouter ce que cet homme demandait pour sa journée. Cette scène me couvrit de honte. J’aurais voulu être partout ailleurs.
Il était environs 9 h du matin lorsque nous prîmes la route de Cracovie, que nous laissâmes sur notre gauche. Puis, à force de tours et de détours, après nous être perdu plusieurs fois, demandant à chaque instant où étaient les bateaux des trappistes, dont personne ne paraissait avoir entendu parler, nous arrivâmes vers les 12 heures au lieu du rivage désigné et d’abord je cherchai des yeux avec avidité ces bateaux que l’on disait équipés et déjà tous disposés pour le départ, mais je ne vis devant moi que deux barques à moitié couvertes, dans lesquelles il n’y avait ni bancs ni tables ni cuisine, etc. J’interrogeai les ouvriers qui m’assurèrent que ces barques nous étaient destinées. Ma surprise était si grande que j’avais peine à les croire. Le bon religieux qui m’accompagnait ne pouvait revenir de son étonnement et peu s’en fallut que je ne sois retourné avec lui d’où je sortais pour n’en plus jamais sortir. Mais la crainte du scandale m’arrêta. Je fis contre mauvaise fortune [135] bon cœur et après avoir tendrement embrassé le R.P. vicaire qui se retira, payé de sa curiosité, car son grand désir était de nous voir tous partir, je fis décharger tout notre bagage sur la rive et m’étendant sur un coffre, je me livrai aux plus sinistres réflexions et certes si le R.P. voulut dans cette occasion me faire payer le bien-être que je venais d’éprouver, il y a certainement très bien réussi. Mais loin de moi toute supposition maligne de la part de mon supérieur. Non, il paraît clair que sa conduite n’a eu ici d’autre principe que l’économie. Nos bagages étaient tout chargés et pour éviter de les remanier et de payer un nouveau transport, il s’est mis fort peu en peine des désagrémens qu’il pourrait occasioner à un religieux en l’obligeant à rester trois jours et trois nuits sur le bord d’une rivière, occupé à garder des pacquets. Il ne pensa même pas aux dangers auxquels il l’exposait. Heureusement le second jour je vis arriver nos frères de Kinti qui eurent le même sort que moi et qui, par leur compagnie, ne servirent pas peu à me consoler. Ils ne restèrent cependant pas tous sur le rivage, car plusieurs ennuïés furent à la ville se réunir au corps de la troupe. Pour moi je restai fidèlement à mon poste. Je vous demandrai, Monsieur, la permission d’y rester encore aujourd’huy jusqu’à ce que la communauté arrive pour le départ général. Croyez-moi toujours en attendant…
Vingt-troisième lettre
Trois jours s’étaient déjà écoulés. Les barques n’étaient pas encore tout à fait équipées lorsque dès la pointe du jour on vit approcher du rivage grand nombre de voitures chargées de coffres et de pacquets de toutes espèces. Comme nous nous trouvions tous réunis, notre bagage était considérable car, outre une quantité énorme de vieilles hardes dont nous ne pouvions cependant pas nous passer, nous portions avec nous de grandes caisses pleines de livres d’église et autres, dont le poids énorme nous faisait passer dans l’esprit du peuple pour avoir des trhésors. Nous avions de plus une quantité considérable d’objets concernant le service divin et outre cela, bien des choses tout à fait inutile, le supérieur ayant laissé à chacun la liberté d’emporter pour son emploi en outils, etc, ce qu’il croirait lui être nécessaire. J’avais pour mon employ de pharmacie seule trois grandes malles. On peut juger par là de l’énorme quantité de bagages qui fut déposé sur le rivage et placé dans les barques pour [136] y servir de bancs et de tables. Les religieux et les enfants ne tardèrent pas à suivre. Bientôt l’arrivée des religieuses traînées dans deux grandes calaiches fut annoncée par celle du R.P. abbé qui, dans un instant, fit placer tout son monde sur les barques pour le soustraire aux importunités d’une foule de peuple que la curiosité avait conduit sur le rivage. Dès que le capitaine de la place nous vit tous placés, il vint faire l’appel nominal de tous les individus pour s’assurer s’il n’en restait aucun dans le pays. Il n’y eut qu’un novice convers qui ne comparut pas à l’appel. On voulut en rendre le R.P. responsable mais il répondit que les novices étaient libres, qu’il ne s’en rendait pas garant, qu’on pouvait le chercher, le prendre et en faire ce que l’on voudrait. Cette formalité remplie, le capitaine remit sa liste au commissaire chargé de nous accompagner, car nous en eûmes un constament jusqu’à notre arrivée en Russie. Ils veillaient à ce que personne de nous ne s’échappe et pourvoyaient de plus à notre sûreté. Ces messieurs ont toujours été très honnêtes à notre égard et nous ont rendu de grands services. Enfin tout étant terminé, lorsque nous étions sur le point de partir, vers les 12 heures, je m’entends appeller par le R.P. abbé qui me dit de répondre à deux des RR. PP dominicains, envoyés de la part de leur prieur pour me souhaiter un bon voyage et me remercier de tous les services que j’avais rendu à leur maison. Tout trappiste que j’étais, je ne pus m’empêcher d’être flaté de leur démarche. J’y répondis le plus obligeament qu’il me fut possible et je reçus cette marque d’attention des mains de la divine Providence comme un petit dédomagement des désagrémens que je venais d’essuyer. Le R.P. ne recevait pas souvent pour lui de semblables messages.
Après avoir récité tous ensemble la prière des voyageurs, les premiers moments de notre embarquement se passèrent à reconnaître nos effets. Mais comme tout était en confusion, que l’on avait placé dans notre barque bien des choses qui appartenaient aux religieuses et vice-versa, nous remîmes à rétablir l’ordre à la première halte que nous ferions. Notre manière de voyager devint un peu différente. Nous n’étions plus sur le Danube dont toutes les rives sont bordées de villes ou de village, où nous trouvions abondament toutes les choses nécessaires à la vie. Nous étions sur la Vistule, fleuve qui roule ses eaux tranquilles dans une immense vallée pleine de sable. Les bors en sont très peu élevés, ce qui fait qu’à la moindre crue d’eau il se déborde, remplit toute la vallée et paraît alors comme une mer d’une étendue considérable. C’est pour cette raison que les habitations sont presque partout très éloignées du rivage, à peine même y apperçoit-on quelques arbres épars çà et là et dans les endroits les plus fertiles en apparence, le sable y est à peine couvert d’un peu d’herbe à [137] à demi brûlée par les ardeurs du soleil. Nous fûmes en conséquence dans la nécessité d’avoir sur nos barques toutes les choses nécessaires à la vie. L’on y avait pratiqué une cuisine où nous préparions notre nourriture. Il était très rare que nous couchions à terre. Nous ne descendions ordinairement que les jours de dimanche et de fêtes pour célébrer la sainte messe et souvent nous étions obligés de faire plus d’une demie heure de chemin pour gagner l’église. Nous nous arrêtions cependant de tems en tems pour donner du relâche aux nautonniers car ces gens avaient bien du mal. Il ne se passait pas de jours que nous n’engravions trois ou quatre fois et pour nous en retirer, ils étaient obligés de se mettre dans l’eau jusqu’à la ceinture. Je profitais des moments où l’on s’arrêtait pour me dégourdir de l’état d’inaction où nous étions habituellement en parcourant les sables et en observant les curiosités naturelles. J’y ai trouvé bien des plantes qui m’étaient inconnues et j’ai bien regrèté de ne m’être pas muni de livres propres à me les faire connaître ou de me trouver dépourvu des moyens propres pour les conserver. Les différentes natures de sable, de cailloux, etc, ne laissèrent pas de m’intéresser et je trouvais toujours trop courts les instans que je donnais à cette récréation. C’était ordinairement dans ces moments de halte que nous prennions nos repas. Notre nourriture ordinaire consistait en millet, bled, zarasin, grueau d’orge ou d’avoine. Nous avons aussi mangé souvent des œufs car on les avait presque pour rien dans les villages. où l’on avait soin de se ravitailler et de se fournir de pain dont nous faisions une grande consommation. Du reste nous observions sur nos bateaux les mêmes exercices et les mêmes régularités qu’au monastère, excepté que nous ne nous levions pas au milieu de la nuit pour réciter matines mais nous n’en dormions pas un quart d’heure de plus car nous nous couchions plus tard.
Je ne me souviens pas que pendant tout ce voyage qui a été au moins de trois semaines, il nous soit arrivé aucune avanture. Vers le milieu de notre route, en arrivant dans un gros endroit qui, si je ne me trompe, s’appelait Kazimières, nous fûmes joints par un détachement de nos frères du Piedmont. Ce pays étant menacé de la révolution, le supérieur instruit du succès du R.P. abbé et de ses espérances en Russie, avait proposé [138] à ses religieux de se détacher un certain nombre pour nous venir joindre et courrir fortune avec nous. Il s’en trouva douze bien déterminés qui, sous la conduite du Père Jean de la Croix, entreprirent le voyage. Il n’était pas sans dangers car il leur fallait passer au milieu de l’armée française pour venir habiter un climat bien opposé à celui du Piedmont. Il ne leur arriva cependant bien en route. Ils eurent même beaucoup à se louer de la conduite des officiers français à leur égard, mais il n’en fut pas de même du climat de la Russie qui leur donna presqu’à tous le coup de la mort. De 12 qu’ils étaient, en 4 ans il en est mort neuf et on en comprend facilement la raison, car vouloir que des Italliens puissent vivre en Russie, c’est comme si l’on voulait que des arbres, pris dans une pépinière grasse et fertile, réussissent dans un terrein sec et pierreux.
J’aurais bien désiré, Monsieur, pouvoir vous dire quelque chose de particulier sur les différens endroits par où nous avons passé, mais comme je n’en connaissais aucun et qu’il ne m’était pas même permis d’en demander les noms, ils ont fait si peu d’impression sur mon esprit qu’à peine m’en reste-t-il aujourd’huy un léger souvenir. Or tout en voyageant ainsi nous arrivâmes à l’endroit où la Vistule avoisine le plus la Lithuanie. Ce fut là que nous débarquâmes dans un endroit où nous n’apperçûmes aucune apparence de ville ou de village. On se mit en devoir de vider entièrement les barques et de déposer tout le bagage sur le rivage, lorsque j’entendis le R.P. abbé s’écrier qu’on l’avait volé. On fit de grandes perquisitions. Il voulut attaquer les batteliers et les rendre responsables du larcin. Mais après bien des paroles, je crois que tout a abouti pour cette fois comme dans un grand nombre d’autres, à ce qu’il a été dupe du peu de soin qu’il prend ordinairement de ses affaires. Il en était au bateau comme partout ailleurs : son argent et ses papiers étaient toute la journée et toute la nuit sur sa table et le premier venu, pendant les nuits et les méridiennes, pouvait facilement s’en accomoder. Nous attendîmes une demie journée sur le rivage jusqu’à ce que le cellérier qui avait pris le devant, vint nous chercher avec des voitures. On nous conduisit à deux ou trois lieues de là dans un village assez considérable où l’on nous donna pour logement une grange immense bien battie qui aurait pu contenir un régiment tout entier. Nous y passâmes au moins dix jours. C’était dans le tems de la fête du Très-Saint-Sacrement. Nous fûmes à l’église et nous assistâmes à la procession. De ma vie je n’ai jamais rien vu et entendu de plus burlesque que les [139] cérémonies et la musique de ces bonnes gens. Nous eûmes tout le tems de nous ennuyer dans cette habitation, pendant que le R.P. abbé agissait fortement pour trouver les moyens de nous faire voiturer, car il fallait désormais toujours voyager par terre et nous n’avions à nous ni chevaux ni voitures, qu’un attelage de deux chevaux entiers à nos frères du Piedmont qui faillirent en plusieurs occasions à nous mettre dans de grands embarras. Comme nous étions toujours accompagnés d’un commissaire du Gouvernement, il fit en sorte d’obtenir par son moyen que nous serions voiturés par covées. Dans ce pays tous les gens du peuple sont comme esclaves. Ils reçoivent de leur seigneur leur maison et une petite portion de terre à cultiver, à charge de devoir par semaines tant de journées pour ledit seigneur et le reste de leur tems est à eux. Quoiqu’ils soient très pauvres, si la plupart voulaient mettre à profit le tems qu’on leur laisse pour faire valoir leurs possessions, ils pourraient vivre très à leur aise, mais non, ils ne remplissent que malgré eux et à coups de fouets les journées qu’ils doivent et ils passent le reste de leur tems à boire et à dormir. S’ils ensemencent leur petit quartier de terre, la récolte en est presque toujours engagée d’avance à quelque juif qui leur donne dessus ce qu’il veut d’eau-de-vie, etc…
Vous jugez, Monsieur, que de pareils messagers ne doivent pas être montés de chevaux bien vigoureux et que les vaches et bœufs qui servent à leur labourage ne doivent pas être en fort bon état. Ce fut cependant par leur moyen que nous fûmes voiturés jusqu’au lieu de notre destination. Encore si ces gens nourrissaient un peu leurs bêtes, on en pourrait encore tirer quelques services, mais lorsqu’ils vont ainsi en corvée, jamais ils ne prennent avec eux ni foin ni avoine. Ils s’arrêtent seulement deux à trois fois dans le jour et lâchant leurs bêtes attachées deux à deux, dans de grands et vastes marais couverts de joncs, de mousses et de roseaux et ces pauvres animeaux sont si affamés qu’ils dévorent tout cela avec une avidité incroyable. Lorsqu’il s’agit de les rassembler, l’on est quelque fois obligé d’attendre un tems considérable, ce qui ajoute beaucoup à la lenteur de la marche, dans un pays où les chemins sont si sabloneux que les roues des voitures sont souvent enfoncées jusqu’à l’essieux. Mais ce qui me fit une véritable peine, ce fut de voir que l’on forçait ces pauvres malheureux de prendre sur leurs voitures des charges évidament hors de la portée de leurs montures, qu’on les maltraitait lorsqu’ils se plaignaient. J’en ai vu dont le bœuf ou la vache tombèrent morts d’épuisement et de fatigue au milieu du chemin, que l’on accabla encore d’injures et de coups de bâton. Ils recevaient tout cela le chapeau à la main, sans [140] oser répondre une seule parole. Je vous avoue que si l’eusse pu les aller venger, je l’eusse fait bien volontier. Une pareille inhumanité me mettait hors de moi-même.
Le jour où nous devions quitter notre grange étant arrivé, nous vîmes défiler devant nous un grand nombre de voitures et de chariots, tous attelés comme je viens de vous le dire. On se mit à les charger et comme nous étions beaucoup de monde, la chose fut bientôt faite. Puis les uns à pied, les autres montés sur les pacquets et les infirmes dans de méchantes voitures, nous partîmes sur les dix heures du matin pour nous rapprocher de la Vistule que nous devions passer dans des barques. Quoi qu’à l’endroit destiné pour le passage, le lit de ce fleuve soit beaucoup plus resserré, il ne laissait pas cependant d’être encore assez large pour exiger au moins un quart d’heure de trajet. Le nombre de nos voitures était au moins de cinquante, il en pouvait passer deux à trois par voyages et si nous eussions eu des chevaux forts et vigoureux, la chose eut encore été assez vite, mais les pauvres bêtes n’étaient pas capables de faire les efforts nécessaires pour faire entrer les voitures dans le baque. On avait beau les exciter par des cris et les assomer de coups, on était obligé de les y porter par la force du levier, ce qui ne se faisait pas en un instant. Il était une heure après midi lorsque nous commençâmes cette grande opération. Elle n’était pas encore terminée à 8 h du soir et il en restait encore à passer le lendemain matin.
Si j’avais pu receuillir, Monsieur, ce qui est arrivé de particulier à chacun de nous dans cette circonstance, j’aurais, je crois, une collection d'anecdotes assez intéressantes. Vous en jugerez par ce qui m’est arrivé à moi-même. J’étais monté sur un mauvais avant-train, avec deux enfants malades et un vieux frère convers infirme. Notre attelage consistait en deux petits chevaux maigres, dont vous n’eussiez pas voulu pour le prix de leurs peaux. Il était environs 7 h du soir lorsqu’on se mit en devoir de nous faire passer. On y réussit, mais ce ne fut pas sans peine. Tout ce que nos chevaux purent faire, fut, avec beaucoup d’efforts, de nous sortir du baque et de remonter la rive qui à cet endroit n’était cependant pas fort élevée. Ils jurèrent alors, malgré les coups et les imprécations du voiturier, qu’ils n’iraient pas plus loin. J’avais mis pied à terre avec le bon frère convers, pour les soulager, celui-ci me dit qu’il allait toujours s’avancer et que nous le rejoindrions facilement. Je le laissai faire mais il se trompa dans son calcul car il ne nous fut pas possible d’avancer un seul pas. Le voiturier, voyant que ses chevaux ne voulaient pas marcher, sans s’émouvoir, s’étendit sous la voiture et se mit à dormir. Ses pauvres bêtes n’avaient pas mangé une poignée de foin depuis le matin, lui-même n’avait [141] pas un seul morceau de pain pour vivre. Tout cela ne parrut ni l’inquiéter ni le troubler et en peu de tems je l’entendis ronfler comme s’il se fut endormi après le meilleur dîner. Je n’étais pas aussi tranquille que lui, voyant que nous allions être obligés de passer la nuit à la belle étoile et fort heureusement il faisait beau. Je commençai à m’inquiéter de ce qui pourrait arriver à notre bon vieux convers qui m’a dit depuis avoir passé toute la nuit au pied d’un arbre, en se recommandant au Bon Dieu, à la sainte Vierge et aux saints. Mais comme toutes mes inquiétudes n’aboutissaient à rien, je crus devoir m’occuper des deux enfants qui étaient dans la voiture, qui n’avaient rien pris depuis fort longtems. On ne voyait déjà plus clair. Je battis le briquet et à l’aide d’une bougie, je leur distribuai un peu de pain et de fromage que j’avais eu soin de prendre et lorsqu’ils furent suffisament rassasiés, je partageai le reste entre moi et le voiturier qui ne savait comment me témoigner sa reconnaissance. Comme on entendait encore du monde de loin j’espérais qu’il pourrait passer quelqu’un qui nous tirerait d’embarras. En conséquence, je voulus m’arranger de manière à ne pas m’endormir. Après avoir bien enveloppés les deux enfants dans une couverture pour les garantir du froid, je m’assis après d’eux dans la voiture et tenant la bougie alumée d’une main et un livre de l’autre, je voulus m’occuper à lire mais j’étais si harrassé de fatigue que le someil me prit malgré moi. La bougie continuant à brûler mit bientôt le feu à mon mouchoir et à mon livre et m’éveillant en sursault, ne sachant où j’étais, effrayé par les flammes qui m’environaient, j’étais comme un homme hors de lui-même et il me serait difficile de rendre l’impression que fit sur moi cet accident. Cependant je me reconnus et je n’eus que le tems de me jetter en bas de la voiture pour étouffer le feu qui gagnait toujours. J’en vins heureusement à bout et je rendis aussitôt à Dieu mille actions de grâces d’avoir échapé à un si grand danger car s’il eut fait du vent et qu’avant que je me fusse éveillé, le feu eut gagné les deux enfants, nous eussions courru tous les trois le risque d’être brûlés dans la voiture, sans pouvoir nous sauver.
A la pointe du jour nos chevaux qui n’avaient pas mangé depuis 24 heures et qui étaient resté attelés toute la nuit, ne se trouvèrent pas plus en état de marcher. Heureusement que sur les quatre heures, le commissaire vint à passer pour aller voir sur le rivage s’il y était encore resté quelqu’un. Nous ayant demandé ce que nous faisions là, nous lui exposâmes notre situation. Il y parut sensible et nous procura deux chevaux qui nous conduisirent promptement au lieu du rendez-vous général.
[142] Or ce lieu était une grange et dans tout ce pays nous n’avons jamais eu d’autre logement. On n’y rencontre pas une seule auberge. Ce ne sont que de mauvais cabarets malpropres, tenus par les juifs, qui consistent en une grande chambre et une grande écurie. On n’y trouve pour vivre que du mauvais pain en petite quantité, quelques œufs, du lait caillé et de la bière qu’ils vendent fort cher. Le foin en proportion coûte plus cher que la nourriture. Nous fûmes donc obligés pour pouvoir subsister pendant le cours de ce voyage, de faire toujours marcher en avant le cellérier, suivi des cuisiniers avec leur batterie de cuisine. Ils achetaient en arrivant tout ce qu’ils pouvaient trouver, ils choisissaient un lieu propre pour établir leur marmite et lorsque tout le monde était réuni, l’on prenait son repas assis sur le gazon ou dans quelque grange, lorsque le tems ne le permettait pas et c’était toujours dans les granges que nous couchions. Personne n’en était excepté, les religieuses elles-mêmes. Cependant comme la poussière de la paille m’incommodait, il m’arrivait souvent de passer la nuit dans une voiture ou étendu sur un banc dans la chambre du cabaret, ainsi à moins que nous n’ayons rencontré quelque château considérable, nous n’avons jamais eu d’autre auberge dans toute la Pologne.
J’arrivai donc dans la grange, lieu du rendez-vous général, vers les 7 h du matin. J’y trouvai tout dans le plus grand désordre : les uns dormaient, les autres mangeaient, ceux-ci reconnaissaient leurs bagages, ceux-là priaient, et la plus grande partie errants çà et là, s’ennuyaient. En abordant le R.P. je lui contai notre avanture et lui demandai des nouvelles de notre frère convers. « On ne l’a pas vu, me dit-il. Il se sera sans doute égaré. C’est votre faute. Il faut sans perdre de tems que vous retourniez sur vos pas pour le chercher. » J’eus beau employer toute ma réthorique pour lui faire sentir toute l’inutilité de cette démarche, à peine me laissa-t-il le tems de prendre un morceau de pain, puis m’ayant fait procurer une voiture par une dame du pays, il me fallut partir pour chercher le bon frère partout où je le pourrais trouver. Je remontai jusqu’à la Vistule en prenant des chemins différens. Je parcourus les bois en criant de tous côtés à pleine gorge, je m’arrêtais en toutes les maisons pour m’informer si l’on n’avait pas vu celui que je cherchais. J’interrogeais tous les passans. Je le recommandais dans les villages. Enfin, vers les 2 h après-midi, voyant que nous nous fatiguions inutilement, ayant fait ce que l’obéissance exigeait de moi, je revins à la grange où je trouvai les chariots attelés [143] et chargés et toute la communauté sur son départ. J’aurais eu bien besoin de repos et plus encore d’un bon repas, mais il fallut me contenter de manger à la hâte un morceau de pain bis avec un peu de lait caillé, puis montant en voiture, je me mis de nouveau en route avec les autres.
Vous êtes sans doute surpris, Monsieur, comment la faiblesse de mon tempérament pouvait s’accomoder de tout ceci. Je puis vous dire cependant que dans toutes ces avantures ce n’est pas ce qui m’a coûté le plus car grâce à Dieu je me portais asser bien, mais les peines et les tracasseries d’esprit ont été pour moi un exercice continuel. Heureux si cette circonstance eux été la dernière où ma patience fut mise à l’épreuve. Ce qui me consolait cependant c’est que je n’étais pas le seul et que tous ceux qui avaient tant soit peu de bon sens avaient dix fois par jour souvent autant à souffrir que moi. Quoi qu’il ne nous reste que peu de chemin à faire pour arriver dans la Russie polonaise, vous me permetterez cependant d’en rester là aujourd’huy. Croyez-moi toujours dans les sentiments, etc…
Vingt-quatrième lettre
Notre route, Monsieur, était dirigée vers Terespol, petite ville frontière de la Russie polonaise. Si j’en juge par la carte, le chemin que nous avions à faire ne laissait pas encore d’être fort long. Combien de tems y avons-nous mis ? C’est ce dont il ne me reste aucun souvenir. Tout ce que je sais, c’est qu’obligés de changer de voitures et par conséquent de charger et décharger tous les jours, attellés toujours de la même manière, ayant à parcourir des chemins affreux, tantôt en traversant d’immenses forêts pleines de trous où nos voitures versaient les unes après les autres, tantôt de vastes plaines remplies d’un sable mouvant d’où nous ne pouvions faire sortir les roues qu’à force de bras. D’autrefois ayant à passer dans des marais fangeux dont les chemins étaient jochés de branches d’arbres pour empêcher les voitures de s’embourber, etc, tout ce que je sais, dis-je, c’est qu’avec de tels embargots nous ne pouvions aller bien vite et que nous eûmes du mal au-delà de toute expression. Pour moi c’est la partie de notre voyage où j’en ai eu le plus car un soir que nous étions arrêtés dans un de ces superbes et immenses châteaux, restes de l’aristocratie polonaise et qui semblent n’avoir été élevés que pour écraser les humbles et simples habitations des meilleurs particuliers, arriva le Père Urbain avec quelques uns de ses frères pour se joindre à nous. Sa première destination avait été au partage qui fut fait avant d’arriver à [144] Vienne, d’aller en Bohême. Mais il parraît qu’il n’y resta pas longtems. Le désir de tenter fortune lui fit prendre, avec l’agrément sans doute du R.P. abbé, la route de la Prusse. Il y fut mal reçu lui et ses compagnons et quelque chose qu’il ait pu faire, il n’a éprouvé partout que de mauvais traitement. Leur santé était dans le plus grand délabrement et de six qu’ils étaient, trois étaient frappés à mort. Le R.P. abbé me les remit entre les mains. Il eut fallu au moins séjourner quelques jours, mais on ne ralentit pas la marche un seul instant. Ce qui me donna un surcroît d’ouvrage qui était au-dessus de mes forces car outre les soins qu’ils exigeaient dans la route, il me fallait à chaque fois que l’on descendait, les coucher, leur préparer moi-même ce qui leur était nécessaire, soit pour la nourriture, soit pour les remèdes qui étaient compatibles avec le voyage. Je n’avais le tems ni de manger ni de dormir. Me voyant prêt à succomber, je demandai un aide qui me fut accordé et avec ce petit secours je pus, non sans beaucoup de difficultés, terminer ce pénible voyage, qui, s’il fut tel pour moi, ne le fut pas moins pour tous les autres.
Nous arrivâmes enfin, vers le milieu de juin, à Terespol. Le R.P. abbé descendit au corps de garde. Il y resta un tems fort considérable pendant lequel nous attendîmes patiamant à la porte. En étant sortis, il remonta en voiture et la garde nous conduisit dans un vaste et antique château, environé de fossés, pleins d’une eau croupissante et du fond desquels le sifflement des crapauds et le croacement des grenouilles ne cessait de se faire entendre le jour et la nuit. Heureusement nous n’y étions qu’en passant, mais nous y restâmes encore assez pour en ressentir toutes les incommodités. Comme j’avais assez d’ouvrage avec mes infirmes dont le nombre était fort considérable, je ne m’occupai guère du reste de la communauté. Je ne négligeai rien pour leur rétablissement et si je n’eus pas le bonheur de leur sauver à tous la vie, j’eus au moins la consolation de la prolonger à plusieurs qui, quoi qu’évidament en danger, ne laissèrent pas cependant de faire le voyage entièrement avec nous et revinrent mourir en Allemagne. Comme nous étions arrivés au terme de nos fatigues, au moins en apparence et que nous nous trouvions tous réunis, le R.P. abbé crut que l’occasion était favorable de faire un discours à la communauté capable de ranimer les esprits et les exciter à la reconnaissance et surtout à reprendre les exercices de la vie religieuse avec une nouvelle ferveur. C’était à lui seul qu’il appartenait de remplir cette tâche. Dans toute autre bouche que la sienne, les paroles les plus énergiques ne pouvaient être que bien faibles. Cependant ses nombreuses occupations ne lui permettant pas de prendre le tems nécessaire pour s’y préparer, il avait jetté les yeux sur moi lorsque nous débarquâmes de la Vistule et m’avait (imparé ?) l’obligation de m’en occuper. [145] dans les moments que je pourrais avoir de libre. Les représentations eussent été inutiles. Je me soumis à l’ordre quoi que je sentisse bien et mon incapacité et l’espèce d’impossibilité. Tant bien que mal mon discours se trouva terminé lorsque nous fûmes à Terespol mais il m’était impossible de l’apprendre. Je lui en fis la lecture, après laquelle il voulut que je me transporte au chapitre pour le lire moi-même à toute la communauté assemblée. Après avoir exposé tous les dangers que nous avions courru et fait sentir combien nous étions redevables à la divine Providence d’avoir pu conserver notre état et de nous trouver tous réunis, je faisais voir que le seul moyen de nous acquitter envers Dieu était de profiter de la grâce qu’il nous faisait en nous accordant un azile pour le servir à l’avenir avec plus de fidélité de régularité et de ferveur. Que n’ai-je prévu alors tout ce qui est arrivé depuis, j’eusse certainement parlé bien différament ou plutôt j’aurais gardé le silence et rien n’eut été capable de me le faire rompre.
La communauté passa environs huit jours dans ce château, occupée de ses exercices ordinaires et se reposant un peu de ses fatigues, pendant que le R.P. abbé s’ pensait sérieusement à nous placer, en attendant que l’empereur le fit d’une manière définitive. Outre un nombre considérable de religieux et d’enfants, il avait encore une communauté nombreuse de religieuses accompagnée de petites filles qui n’étaient pas pour lui les moins embarassantes. J’ai toujours ignoré par quelle voix il se fit toujours assigner provisoirement des maisons religieuses qui comme à Cracovie eurent ordre de nous loger et de pourvoir même à notre subsistance. Quoiqu’il en soit, les religieux furent divisés en deux bandes ayant chacune partie égale des enfants. L’une fut destinée pour aller à 15 à 20 lieues de là habiter dans un monastère de chartreux, l’autre à six à sept lieues environs dans un monastère de bernardins cistertiens de la dernière réforme et les religieuses furent toutes placées à Breck dans deux communautés de filles, sous la direction de Mr l’abbé Fay qui avait ramené de Léopold la division qui lui était confiée, pour se joindre avec les autres et partager leur sort. En conséquence de ce partage, il fallut aussi procéder à la division égale de tous les livres, hardes et effets que nous avions, ce qui s’exécuta encore assez promptement et nous nous trouvâmes bientôt prêts à nous rendre au lieu qui nous était [146] désigné. Comme ceux qui devaient aller cher les chartreux avaient plus de chemin à faire, ils partirent les premiers et depuis ce jour, jusqu’à ce qu’ils vinrent nous rejoindre, je n’ai plus entendu parlé d’eux. Pour nous, n’ayant que peu de chemin à faire, nous ne partîmes guère que vers les 10 heures du matin. Notre bande était d’un tiers plus nombreuse que l’autre parce que le R.P. se proposait de la diviser et d’ailleurs moi y étant, tous les infirmes s’y trouvaient aussi et nous en avions un bon nombre. Un de nos enfants était à toute extrémité et deux autres poitrinaires dans la plus grand danger. La prudence eut exigé qu’on différa au moins leur départ, pour les conduire plus doucement et plus commodément, mais le R.P. ne voulut point entendre raison sur ce point. Il me sollicita de leur donner quelque chose pour les empêcher de trop sentir leurs douleurs, ce que je ne pus m’empêcher de faire à l’égard de l’enfant qui souffrait des douleurs de tête si attroces au moindre mouvement, qu’il poussait des hurlements plutôt que des cris. J’assoupis ses douleurs par quelques gouttes de laudanum, en avertissant cependant le R.P. que ce moyen pourrait très bien, conjointement avec le voyage, abréger ses jours.
Il était environs cinq heures du soir lorsque nous arrivâmes à Vitrice, nom de l’abbaye où nous devions loger. Le R.P. abbé ne nous y avait pas suivi, étant resté pour pourvoir à ses religieuses qui seules l’occupaient plus que toute sa communauté. Nous trouvâmes toutes les portes du monastère fermées et les religieux à leurs fenêtres avaient l’air de se moquer de nous. Cependant les chariots arrivaient à chaque instant les uns sur les autres, la cour en fut bientôt remplie et personne ne faisait mine de nous ouvrir. Les religieux, parlant polonais, affectaient de ne pas nous comprendre. Nous n’avions pas de commissaire avec nous pour faire exécuter les ordres que l’on avait sans doute donné à ces messieurs car il est probable qu’on ne nous envoyat pas ainsi sans les prévenir et nous nous trouvions dans le plus grand embarras et moi en particulier car le petit dont j’ai parlé était prêt à rendre les derniers soupirs. Un des poitrinaires, attaqué d’un dévoiment continuel, venait de laisser aller sous lui tous ses excréments, l’autre placé dans la même voiture était prêt [147] à tomber en deffaillance par l’effet de l’odeur insupportable qui résultait de cet accident. Voyant que rien n’avançait et que notre supérieur n’osait pas porter la parole à ces Messieurs, je pris avec moi un de mes frères et me transportant du côté de la porte intérieure du monastère, je demandai à parler au prieur qui ne tarda pas à venir avec deux ou trois de ces religieux. Alors je lui dit en latin que j’ignorais s’il avait ou non reçu des ordres pour nous donner l’hospitalité ou quelles étaient les raisons qu’il pouvait avoir pour s’y refuser, qu’en me présentant devant lui je ne venais pas pour exiger de lui ce qu’il était peut-être bien fondé à ne pas nous accorder, qu’il pouvait n’avoir aucun égard pour ce grand nombre qu’il voyait sous ses fenêtres qui se portaient bien, mais que je le conjurais, par la charité chrétienne, de ne point rejetter Jésus Christ dans la personne de trois ou quatre malades dont l’un était à toute extrémité et les autres dans le plus grand danger, que comme chirurgien, j’étais chargé de leur procurer les secours dont ils avaient besoin et que c’était ce qui m’avait inspiré la hardiesse de le venir trouver, espérant tout de sa bonté et de sa religion. Il ne me répondit que peu de mots en balbutiant et donna ordre que l’on nous ouvrit la porte de la maison abbatiale qui était le lieu que l’on nous avait destiné.
Aussitôt, sans s’informer à qui le R.P. bornait sa charité, chacun se mit en devoir de descendre des voitures. Les chariots furent déchargés en un instant et toutes les places du bâtiment se trouvèrent occupés. J’avais cependant eu soin d’y entrer auparavant et de me réserver une chambre pour mes malades. Lorsque nous y voulûmes transporter notre petit moribond, il expira entre nos mains. Les autres me donnèrent plus d’embarras mais enfin, avec l’aide de mes frères, je serais venu à bout de tout encore assez facilement et assez promptement sans un incident auquel je ne m’attendais pas. On vint me dire qu’un des élèves, arrivant sur une des dernières voitures, venait de se casser la jambe en se laissant prendre imprudemment le pied dans les rayons de la roue. Je me contentai de terminer à la hâte auprès de mes infirmes pour voler au secours de ce malheureux. Jamais je n’avais vu de fracture de ma vie et encore moins en avoir remise. Il me fallut donc opérer pour la première fois. La fracture était complète mais elle n’était pas compliquée et en y mettant le tems et en prenant les précautions nécessaires j’eus le bonheur de très bien réussir. Cette opération [148] heureusement terminée, je revins à mes autres malades qui se trouvaient tous avoir grand besoin de prendre quelque chose. La communauté s’était jetée sur une petite quantité d’une nourriture grossière qu’on lui avait présentée et n’était pas encore à moitié rassasiée lorsque je vins demander quelque chose pour mes malades mais je ne trouvai absolument plus rien. Il me fallut de nouveau présenter requette au prieur qui me fit faire une souppe dont tous mangèrent selo leur besoin. Pour moi qui étais harrassé et qui mourait de faim, il fallut me contenter sur les 9 h du soir d’un morceau de pain sec et d’un peu de fromage. Nous jugeâmes par ce prélude que nous ne serions pas fort bien dans cette maison et de fait nous n’avons été nulle part aussi mal. Comme nous vîmes qu’ils étaient décidés à ne pas nous nourrir, nous fîmes un accord avec eux en vertu duquel ils se chargeraient de nous fournir le pain, leur vaisselle et leur foyer avec la permission d’entrer chez eux pour préparer nous-même notre nourriture. Ils y consentirent mais ils réglèrent notre pitance d’un mauvais pain de seigle mal moulu, à une si modique quantité que nous fûmes encore obligés de nous en fournir nous-mêmes. Du reste nous ne vivions que de millet et de bled zarasin et nous faisions la souppe avec des feuilles de chicorée sauvage. La seule douceur que nous avions de tems en tems, c’était du lait caillé que l’on nous donnait par charité ou que nous achetions à vil prix. On nous donnait aussi quelques fois des espèces de fromages blancs faits dans le pays qui sont si durs qu’on ne peut les rompre qu’à coups de marteau. La nécessité seule nous forçait quelque fois d’en manger. Nos pauvres infirmes eurent aussi beaucoup à souffrir car, outre que la maison ne leur fournissait presque rien, il fallait tout faire venir de la ville éloignée de trois à quatre lieux. Tous les adoucissements que nous pûmes leur donner se bornèrent à quelques œufs un peu de riz et du pain plus blanc. Quoiqu’il nous fut expressément défendu de donner du poisson à manger à nos malades, je crus cependant que la nécessité ne connaissait point de loi. Les voyant dégoûtés des œufs et du riz, j’obtins du prieur de la maison la permission de m’amuser à pêcher dans un petit étang où ils ne croyaient pas qu’il y eut du poisson et chaque jours j’en rapportais deux à trois livres de tanches dont je régalais mes malades.
Cependant le R.P. vint nous visiter. Il passa 24 h avec nous et ne fut pas mieux traité que nous. Il nous exhorta beaucoup à la patience dans le chapitre qu’il nous tint et nous dit qu’il avait mandé notre arrivée à l’empereur, qu’il en attendait incessament réponse et que d’après ses promesses, elles ne pouvaient être que satisfaisantes. Cependant qu’il se croyait obligé de nous faire connaître [148 bis] lui-même la voie que Sa Majesté avait pris pour nous placer, de peur que plusieurs d’entre nous venant à l’apprendre par d’autres, n’en eussent de la peine. Il nous dit donc qu’il y avait dans ce pays comme en France un grand nombre de monastère très riches, réduits à un très petit nombre de sujet, que l’empereur était résolu d’en réunir et d’en supprimer beaucoup mais qu’il trouvait un moyen de les laisser subsister en leur assignant sur leurs revenus de quoi vivre honnêtement et en nous donnant le reste en propre pour notre subsistance. Nous devions être principal propriétaire de la maison et les religieux étaient relégués ou dans la mense abbatiale ou dans quelque corps de logis séparé, que c’était ainsi que nos frères d’Orcha étaient placés, que nous ne devions pas avoir la moindre inquiétude de conscience sur cet arrangement puisque, loin de nuir à ces religieux, nous leur étions encore utiles attendu que sans nous ils seraient supprimés. Comme il n’est point d’usage que personne prenne la parole dans nos chapitres, tout le monde écouta en silence mais on n’en pensait pas moins et cette conduite de l’empereur à l’égard des religieux de son royaume, qui approchait beaucoup de celle que l’on avait tenue en France et qui était regardée comme illégitime, surtout sans l’intervention du Souverain Pontife, nous répugnait beaucoup. Enfin il finit par nous dire qu’il allait à Orcha visiter nos frères, que là il aurait infailliblement des nouvelles de l’empereur et qu’il nous en instruirait à son retour, il se recommanda à nos prières et disparut.
Pendant notre séjour dans cette maison, il ne s’y passa rien de fort considérable. J’étais obligé d’en sortir souvent pour aller à Bresch visiter nos sœurs, parmi lesquelles il y eut un grand nombre de malade. Comme ce pays n’est pas fort abondant en hommes savants, ma petite science me valut bientôt le titre de docteur. Je fus consulté et appellé de tous les côtés et ces consultations ne laissaient pas de nous être fort utiles, en nous procurant quelques roubles, d’autres fois du pain et autres denrées. Bientôt les Messieurs de la maison, qui d’abord s’étaient moqués de mon titre de chirurgien, virent que je savais quelque chose. Ils eurent recours à moi. Je rendis des services dans la maison. J’en devins l’ami. L’on commença à faire meilleure mine à nos frères. Je tâchai de profiter de la bonne disposition où l’on était à notre égard pour procurer quelques secours à nos pauvres infirmes. Pour la communauté son sort ne s’améliora pas beaucoup et au vrai la chose n’était pas trop possible vu notre grand nombre et le peu d’aisance de la maison car elle [149] n’était vraiment pas riche. Avant la dernière révolution de la Pologne, c’était une abbaye opulente mais à cette époque, après avoir décapité l’abbé qui fut le dernier, on s’empara de la plus grande partie des biens du bénéfice et les religieux, conduits par un prieur, se trouvèrent réduits à une très modique subistance. Ils ont, à la vérité, par leur économie accru de beaucoup leurs possessions mais, outre que les terres sont de peu de valeur, le défaut de bras et d’industrie en diminue de beaucoup le produit. Le seigle, le millet, le sarasin ; le bled de mays y meurissent assez ordinairement bien, quoique la végétation ne soit guère que de trois mois. Il y croît même de très beaux haricots et qui parviennent à une parfaite maturité. La maison n’était alors composée que de six religieux et deux novices profès. Ils sont sous la dépendance de l’évêque et obligés d’exercer le ministère. Ils remplissent les fonctions curiales mais comme cela ne suffit pas pour les occuper tous, ils tombent nécessairement dans tous les inconvéniens et les défauts où conduit le désœuvrement. Cette maison cependant est une des plus régulières que j’ai vu car on y garde une clauture exacte, on n’y sort que deux fois la semaine pour aller promener ensemble. Si la bière et le vin ne se buvaient qu’au réfectoire, on n’aurait rien à leur reprocher car ils y sont très sobres. Ils se lèvent régulièrement à deux heures de la nuit pour chanter l’office et les autres heures de la journées sont toutes séparées, tellement que si leur bréviaire n’eut pas été en quelque chose différent du nôtre, nous nous serions joins à eux dans tous leurs offices. Nous ne laissions cependant pas d’aller toujours à l’église pour les chanter . Nous avions soin seulement de choisir des heures différentes des leurs. Ils usent de la viande par dispense selon qu’il est maintenant usage dans tout l’Ordre, pour ceux qui ne sont pas de la Stricte Observance de Cîteaux. Notre genre de vie leur parut d’abord un peu raide, mais venant à l’approfondir et à le comparer avec celui de nos Pères, ils ne purent s’empêcher de nous dire : « Vere estis cistercienses : Vous êtes de vrais cisterciens. » Un des deux novices désirait ardemment passer parmi nous et si le R.P. abbé s’y était pris comme il faut dans cette maison, je n’aurais pas été surpris de voir tous les religieux embrasser notre réforme. C’eut été là une manière de nous établir bien précieuse et qui, sans être à charge à personne, nous eut procuré une subsistance honnête car nous eussions, par notre travail, doublé les revenus du monastère qui déjà étaient bien suffisans pour nous faire vivre et nous entretenir comme trappistes mais il avait bien [150] d’autres projets en tête auxquels, certes nous ne nous attendions pas.
Prenez, je vous prie, Monsieur, encore un peu de patience, il ne tardera pas à revenir d’Orcha et il nous en instruira lui-même. Je demeure toujours en attendant, votre tout dévoué serviteur.
Vingt-cinquième lettre
Quoique notre séjour à Wistrice ne fut pas pour nous fort agréable, cependant, Monsieur, comme nous y étions tranquils, fort bien vus des Messieurs de la maison, nous préférions encore notre situation à tous nos voyages. Nous n’eussions même rien désiré de mieux si le R.P. abbé ne nous eut fait concevoir les plus flateuses espérences d’être dans peu de tems avantageusement placé. Dans cette pensée nous soupirions sans cesse après son retour et jamais aucune de ses absences ne nous a parrue plus longue. Elle eut cependant son terme comme toutes ces choses de ce monde. Quelques jours avant la Saint-Bernard, il arriva sur le soir et il ne fut question de rien jusqu’au lendemain matin qu’il tint lui-même le chapitre Alors il nous dit, mais d’un air assez froid, que l’empereur lui avait assigné deux maisons dans la Volinie, pour en jouir aux conditions susdites et que nous devions nous tenir prêts à partir le lendemain de la Saint-Bernard. Il n’entra pas dans de plus grands détails et termina le chapitre par les accusations des fautes à la manière accoutumée. Le chapitre fini il passa dans la chambre de l’infirmerie où était le Père Colomban malade. Il en fit sortir tous ceux qui pouvaient le gêner et me commanda d’appeler le Père Urbain qui faisait les fonctions de supérieur et plusieurs autres anciens. Alors, les portes fermées, il nous adressa la parole et nous dit que quelques flateuses que fussent les propositions de l'empereur, il ne pouvait les accepter, que dans son voyage, il s’était apperçu que l’archevêque de Petesbourg voulait avoir sur nous, et en particulier sur les religieuses, une pleine et entière juridiction, qu’en venant en Russie pour s’y établir il avait mis pour condition spéciale avec Sa Majesté, que nous jouirions dans ses Etats de toutes nos exemptions, droits et privilèges, que puisqu’on ne voulait plus aujourd’huy remplir cette condition, il était bien résolu de quitter la Russie, plutôt que d’y être soumis aux ordinaires, ce qui ferait infailliblement notre perte. Il ajouta [151] que nous ne laisserions pas de partir pour nous rendre en Volinie, parce que cela nous approchait de la frontière, mais qu’en attendant, il avait délibéré avec nos frères d’Orcha, d’écrire à l’empereur de lui témoigner notre reconnaissance pour toutes ses bontés, de lui dire que nous ne pouvions les accepter au prix qu’il y mettait et contre la parole qu’il nous avait formellement donné et qu’en conséquence nous le conjurions de ne pas nous refuser de nous permettre la sortie de ses Etats, ou tout au moins de nous rapprocher de la frontière de la France où nous espérions que ses armes victorieuses nous donneraient bientôt la liberté de rentrer. Il tira à l’instant la lettre de sa poche qui était signée de tous nos frères d’Orcha. Il nous dit que nous ne pouvions nous dispenser de la signer nous-mêmes, qu’en agir autrement ce serait mal-entendre nos véritables intérêts. Puis mettant la lettre sur la table il nous fit approcher chacun selon notre rang pour y mettre notre signature. Personne ne répondit un seul mot. A peine eut-on le tems de la réflexion. Chacun signa et le R.P. content monta aussitôt en voiture et partit pour Bresch.
Une revirade aussi inopinée me jeta dans un abattement incroyable. Je ne pouvais comprendre comment aucun de nous frères et en particulier les supérieurs, n’avaient ausé ouvrir la bouche pour faire quelque représentations. Je m’accusais moi-même de lâcheté et ne pouvant garder au-dedans de moi toutes celles qui se présentèrent en foule à mon imagination, je m’empressai de les communiquer aux plus sensés et en particulier aux Pères Colomban et Urbain. Il faut notter que pour nous consoler, le R.P., avant de partir, nous avait dit que nous ne devions pas nous mettre en peine où nous irions en sortant de Russie, que son parti était pris de nous conduire tous en Amérique, que d’après le nouvelles qu’il en recevait de tems en tems, c’était le seul endroit où nous puissions nous réfugier avec sûreté. Je ne voyais dans la conduite du R.P. qu’une inconstance rebutante, une envie démesurée de prolonger les voyages. Je ne concevais pas comment, pour la conservation de droits et de privilèges qui ne se sont introduits qu’abusivement dans l’état religieux, au préjudice de l’aucthorité ecclésiastique et civile, il voulait en un instant rendre inutiles des dépenses immenses qu’il avait faites, les travaux et les fatigues qu’il nous avait fait supporter, pour nous forcer, après un pareil voyage [152] à le suivre en Amérique. Cette idée seule me révoltait et il me semblait qu’il ne pouvait, en vertu de l’obéissance que nous lui avions promise, nous y obliger. Ces raisons et bien d’autres firent impression sur l’esprit de nos pères. Ils me dirent même de les mettre par écrit, que le Père Urbain ne tarderait pas à partir pour Brecque, qu’il les remetterait au R.P., peut-être avant qu’il eut mis sa lettre à la poste. Je ne perdis pas un instant. Je dressai un mémoire et dans l’instant où je le confiais au Père Urbain, arriva un exprès qui m’ordonnait de partir sans différer pour aller visiter à Bresch une de nos sœurs dangereusement malade. Je me réservais alors de le présenter moi-même. Je me mis en route avec le Père Urbain dans l’espérance qu’instruit lui-même de tout ce qui y était contenu, il appuirait mes observations, auprès du R.P.
Arrivés à Bresch, je remis mon mémoire au R.P. qui n’eut d’autre effet que de produire une vive contestation entre nous deux, dans laquelle les épithètes de brouillon, de murmurateur, de désobéissant, d’entêté, de mauvais religieux, etc, ne me furent pas épargnés. Le Père Urbain, témoin de cette scène, car quoique le R.P. m’eut tiré à l’écart, je parlai de manière à me faire entendre de tout le monde, le Père Urbain, di-je, garda prudement la neutralité et malgré ses promesses, me laissa débattre avec le R.P. sans dire une seule parole. Enfin cette scène scandaleuse se termina par la protestation que je fis de ne point le suivre en Amérique, ne m’en sentant les forces ni phisiques ni morales et ne croyant pas qu’il put m’y forcer en vertu du vœu d’obéissance que je lui avais fait et dont j’étais prêt à me faire délier par une authorité légitime s’il était nécessaire. Il ne me poussa pas plus loin. Nous descendîmes chez la malade. Ma visite faite, il fut vaquer à ses affaires. Je restai pendant ce tems ou livré à mes propres réflexions ou bien dans la compagnie de Mr l’abbé Fay, homme droit et plein de bon sens, dans la conversation duquel je fus bien loin de trouver des raisons propres à me désabuser. Il parlait librement au R.P. mais il n’avait pas plus d’empire que moi sur son esprit. Enfin il me ramena sur le soir à Wistrice. Dans la voiture il voulut quelques fois remettre la question sur le tapis, mais mon parti étant pris, je trouvait toujours le moyen de l’éluder.
[153] Pendant son séjour à Wistrice le R.P. abbé ne s’occupa qu’à régler tout ce qui était nécessaire pour le départ qui devait avoir lieu deux jours après. Déjà il avait fait avertir ceux de nos frères qui étaient chez les Chartereux de Bréda de nous venir joindre et ils arrivèrent effectivement la veille de Saint-Bernard. Le R.P. n’avait point prévenu les Messieurs de la maison, pour les prier de vouloir bien leur accorder l’hospitalité en passant. Ils se présentèrent pour occuper les écuries par leurs chevaux et pour coucher eux-mêmes dans les granges mais les portes leur en demeurent constament fermées. Le R.P. était mécontent. Il envoya de nos frères parler au prieur mais il ne voulut pas y aller lui-même. Tous les messages furent inutiles. Enfin comme je m’étais transporté au lieu où nos frères descendirent de voiture, pour y voir un malade qui avait besoin de mes secours, je le rencontrai. Il se plaignit à moi très amèrement de la conduite du prieur et me dit que puisque j’étais si bien dans la maison, je devais y aller, qu’il se faisait déjà tard et qu’il fallait que les religieux et les chevaux passassent la nuit quelque part. Je lui répondis que je ne doutais pas un seul instant que s’il eut prévenu le prieur ou que du moins s’il eut été lui-même lui parler, il n’en eut obtenu tout ce qu’il t désirait, que pour moi, lui étant dans l’endroit, cela ne me regardait pas. Comme j’étais pressé, je passai mon chemin et j’ai toujours ignoré depuis les moyens qu’il prit pour parvenir à ses fins. Rentré dans mon infirmerie, où la proximité du départ me donnait beaucoup d’occupation, je vois arriver le Père Urbain qui me dit qu’il venait de la part du R.P. me prier de faire le lendemain au chapitre, l’exhortation à toute la communauté sur la fête de saint Bernard. Je lui répondis que je ne doutais pas que les grands embarras qu’avait le R.P. ne fussent bien de nature à l’empêcher de nous donner la satisfaction de l’entendre mais que mes occupations n’étaient pas moindres et ne me permettaient pas de donner jusqu’au lendemain matin un tems suffisant pour une commission aussi sérieuse et aussi importante, que d’ailleurs j’étais bien surpris que, connaissant les dispositions où j’étais à son égard, il me fit faire cette proposition, que je n’étais pas encore changé de manière de penser et qu’en l’acceptant c’était m’exposer à dire quelque chose qui pourrait lui faire de la peine et qu’ainsi je le priais d’en charger un autre.
[154] Cependant au milieu de mes occupations, depuis mon retour à Wistrice, je ne perdais pas de vue la lettre que nous avions écrite à l’empereur. Elle était l’objet de mes continuelles réflexions. Je tremblais sur les suites qu’elle pouvait avoir car une pareille démarche de notre part, pouvait être regardée comme un mépris des bontés du monarque, une résistance à ses volontés et certes jamais on n’a résisté à un empereur de Russie impunément. Ses moindres désirs sont des ordres et le plus petit retard dans l’exécution, un crime souvent punit avec la dernière rigeur. Je m’attendais que l’empereur irrité sévirait contre le R.P. abbé et que nous en serions les malheureuses victimes, tout au moins par une dispersion désastreuse. Afin donc d’assurer autant que je pouvais mon existence et de voir de loin les coups qui pourraient nous fraper, il me vint en pensée de laisser partir mes frères et de demeurer caché dans le monastère de Wistrice jusqu’au dénouement de l’affaire qui ne devait pas être fort long. En conséquence je fus trouver le prieur de la maison et après lui avoir exposé la situation de nos affaires, je le priai de me permettre de demeurer dans son monastère, en continuant de vivre selon mon état, jusqu’à la réponse de l’empereur, bien résolu, si elle nous était favorable, de me réunir aussitôt à mes frères, sinon de prendre tous les moyens pour me fixer dans le monastère de Wistrice où je le prierais de vouloir bien me recevoir au nombre de ses religieux. J’écrivis même dès lors à Mgr l’évêque de Vilna par Mr son neveu qui était vicaire général à Bresch. Le prieur y consentit et il ne me resta plus qu’à prendre mes arrangemens pour éviter adroitement le moment du départ et faire le moins d’esclandre possible.
Le lendemain de la Saint-Bernard, jour fixé pour le départ, je m’empressai de tout disposer dans la voiture destinée pour les infirmes et dans laquelle je devais avoir place moi-même, comme si j’eusse du partir avec eux. Au lieu d’y placer ma couche, je l’avais jetté par une fenêtre dans une des cours du monastère dont l’herbe était fort haute. J’avais eu soin aussi de cacher dans un fourneau une grande boëte qui contenait plusieurs petits objets dont je ne pouvais me passer. L’instant de partir arrivé j’aidai les infirmes à monter dans leur voiture puis prétentant un besoin, je disparu et vins dans l’intérieur du monastère où je me retirai dans la célulle d’un des deux novices qui relevait alors de maladie. Voyant que je n’arrivais pas, on se douta bientôt de ce qui était arrivé. On vint faire des perquisitions [155] [156] chez ces Messieurs qui prirent cause d’ignorance de tout, se doutant que j’étais dans la célulle du novice. On vint y frapper pendant longtems. On me pressa de la part du R.P. abbé de revenir, qu’il me pardonnerait, etc, mais mon parti était pris, je fis semblant de ne rien entendre. Je persistai dans ma résolution et toute la communauté partit sans moi, à l’exception d’un religieux de chœur et d’un frère convers qui restèrent pour garder les bagages.
Car le R.P. étant devenu propriétaire, il ne fut plus question de voyager aux frais du publiq. En conséquence il ne prit de voitures que ce qui était indispensablement nécessaire, tant pour les plus essentiels besoins de la communauté, que pour le transport des vieillards et des infirmes et il avait fait voyager tout son monde, hommes et enfants à pied, car pour les religieuses, elles restèrent où elles étaient jusqu’à la dissolution générale. D’après cet arrangement, il y eut nécessairement une grande quantité de bagages qui ne put être transporté et qu’on fut obligé de laisser à Wistrice et voilà pourquoi on y laissa deux religieux pour les garder. J’aurais pu me joindre à eux en troisième, aussitôt après le départ de la communauté. J’aurais par là évité un espèce de scandale, bien des peines et des tracasseries de conscience qui, joints au tems affreux qu’il fit, me jettèrent dans un accès d’asthme tel que je n’avais eu depuis longtems et qui me rendit bien pénible le séjour que je fis dans le monastère. Mais ma résolution était prise d’y attendre la réponse de l’empereur. Je tins bons jusqu’à ce que j’en fus instruit . En attendant je continuai, en suivant tous les exercices de la communauté, de vivre en trappiste autant qu’il me fut possible. Je ne manquais pas d'occupation car j’étais consulté du matin au soir pour la médecine. L’on venait même me chercher en voiture des châteaux voisins pour des personnes de haute condition, ce qui me procurait de l’argent. Un jour que l’on vint d’un des villages dépendants du monastère pour le spirituel, demander un prêtre pour porter les sacrements, je voulus l’accompagner pour avoir une idée et de la manière dont on remplit les fonctions du ministère en ce pays et de la misère qui y règne. De ma vie je n’ai jamais rien vu qui fut plus digne de pitié.
[157] Le village était au moins à 3 heures d’éloignement. Le prêtre emporta avec lui les divins sacrements et se munit de plusieurs hosties en cas qu’il s’y trouva plusieurs malades, afin, disait-il, de n’être pas obligé d’y retourner sitôt. En entrant dans le village, il fit donner connaissance de son service pour que ceux qui avaient besoin de son ministère le fissent appeller, puis nous allâmes directement dans la maison du malade où il s’acquitta de son service. En moins d’un quart d’heure il fut confessé et administré de tous les sacrements, quoique véritablement il ne fut pas dans le cas de l’être car il s’agissait d’une jeune fille de 18 ans attaquée de vapeurs et qui était bien loin d’être dans le moindre danger. J’en fis l’observation au ministre qui n’était pas ignorant en médecine. « Je le sais bien, me répondit-il, mais que voulez-vous, ils sont éloignés. Si je ne leur donne pas aujourd’huy ce qu’ils demandent, ils me seront encore courir demain ou bien ils finiront pas ne plus nous appeller, même dans des cas graves et seront exposés à mourir sans sacrements. » Il se trouva encore une autre malade dans l’endroit chez qui il se transporté pendant que je m’occupai à considérer ce village. C’était la chose du monde la plus pitoyable. Il paraissait composé d’une trentaine de cabannes mal bâties, ouvertes de tous les côtés, à peine couvertes d’un peu de paille. Dans l’intérieur il n’y a qu’une seule chambre où se tient toute la famille. Quelques planches assemblées et posées sur deux traiteaux leur servent de lit et à peine y ont-ils un méchant loudier pour se couvrir Un fourneau de terre glaise tout crevassé sert à échauffer toute la maison. Jamais ils ne se donne la peine de préparer un seul morceau de bois pendant l’été. Lorsque l’hyver arrive ils commencent par brûler les branches dont sont formées les hayes de leurs jardins. Après cela ils vont dans la forêt voisine y couper des sapins à mesure qu’ils en ont besoin. Ils les traînent cher eux et les brûlent tout verts dans leurs fourneaux, de manière qu’ils sont continuellement dans un tourbillon de fumée capable de les suffoquer, s’ils n’en avaient pas l’habitude. Lorsque le froid commence à se faire sentir, ils logent leurs [158] bestiaux dans cette même chambre de manière qu’il n’est guère possible de se rien figurer de plus misérable et de plus malpropre que les habitations des pauvres de ce pays qui, à la vérité, sont bien paresseux mais aussi bien abandonnés et dépourvus de toutes sortes de secours. Dès que le religieux eut fini sa besogne, nous remontâmes en voiture pour revenir. Il était déjà tard. Le tems était mauvais, les chemins affreux et il était nuit quand nous arrivâmes. Comme nous avions besoin de prendre quelque chose nous fûmes au réfectoire où nous trouvâmes la collation du vendredi consistant en un morceau de pain, quelques fruits ou légumes cuits et un grand verre de mulsum (environ une chopine). J’eus l’imprudence de boire cette potion tout d’un trait en mangeant à la hâte quelques bouchée de pain. Je n’eus que le tems de m’aller coucher car je devins yvre à ne plus pouvoir me soutenir. Je dormis bien cette nuit et le lendemain il n’y parraissait plus.
Telles étaient, Monsieur, mes occupations, lorsque Mr l’évêque de Willena vint au monastère de Wistrice pour en faire la visite car en ce pays on ne connait point les exemptions et les religieux, tout cisterciens qu’ils étaient, n’en étaient pas moins soumis à l’Ordinaire et c’est ce qui rendait les prétentions du R.P. abbé hodieuses à ces monastères, ayant autant de raisons que lui pour jouir des privilèges de l’Ordre. Comme j’avais écrit à ce prélat pour lui communiquer mes projets et me recommander à sa protection et qu’il ne m’avait fait aucune réponse, il s’informa de moi et demanda à me parler. J’étais incommodé. Il voulut bien prendre la peine de venir lui-même me trouver dans la cellule. Je m’empressai, après les témoignages de respect que je lui devais, de lui demander s’il n’avait point reçu de lettres de l’empereur. « Je suis, me répondit-il, porteur de sa réponse. Il ne veut pas absolument que vous sortiez de ses Etats. Il vous confirme la promesse qu’il a faite à votre R.P. de vous laisser jouir de tous vos droits et privilèges et il assigne deux maisons pour vos religieuses, etc » A cette nouvelle, que j’étais bien loin d’espérer, je ne pus contenir ma joie. Sa Grandeur voulut me parler du projet que je lui avais communiqué de me fixer à Wistrice. Il voulut me faire envisager que, vue ma mauvaise santé, j’y serais mieux que dans notre réforme, que d’ailleurs mon caractère et ma manière de voir et de penser ne parraissaient pas beaucoup sympathiser avec celle du R.P. abbé, qu’il se proposait de le voir et qu’il arrangerait tout avec lui. « Non, lui dis-je, Mgr. Je vous en dispense, tout est arrangé. Jamais mon intention n’a été de me séparer de mes frères. J’ai voulu seulement, me sentant dans l’impossibilité de les suivre, surtout en Amérique, m’assurer un asile dans ce pays ; ici, étant venu l’y chercher de si loin et avec tant de peines, mais puisque mes frères restent, j’y resterai avec eux. J’y vivrai et j’y mourrai avec eux dans mon état et demain (car il était 7 h du soir) je me réunis aux deux religieux qui sont resté ici pour y garder les bagages. » Il n’insista pas d’avantage et le lendemain la chose fut exécutée. [159] Si ce ne fut pas sans peine que les religieux de la maison me virent sortir de chez eux car ils espéraient bien me garder, mes deux frères au contraire, en me voyant revenir, furent au comble de leur joie, ma séparation ayant été pour eux un grand sujet de peines. Libre et débarrassé de toute inquiétude, ma santé commença à s’améliorer. Il m’en était une cependant, c’était de savoir comment je m’arrangerais avec le R.P. abbé. Je ne fus pas longtems en suspens sur ce point car il y avait à peine trois jours que j’étais réunis à mes frères qu’un beau soir l’on vint nous dire que le R.P. arrivait. Je m’empressai aussitôt de courrir à sa rencontre et me jetant à ses pieds, je lui dis : « Erravi sicut ovis, quæ periit ; quære servum tuum, quia mandata tua non sum oblitus. » Il se mit à rire, puis descendant de cheval il me releva avec bonté, m’embrassa et nous entrâmes ensemble dans la chambre. Au lieu de me faire des reproches comme j’avais tout lieu de m’y attendre, il me demanda s’il y avait quelque chose de nouveau. « Oui, lui di-je, Mr l’évêque de Vilna était hier ici. Il a en poche la réponse de l’empereur à notre lettre. » — « Et encore, me dit-il, quel en est le contenu ? » — « Sa Majesté vous oblige à rester et vous accorde tout ce que vous demandez. » Il parrut singulièrement surpris. « Auriez-vous pu, lui dis-je, vous attendre à une pareille réponse ? » — « Non certes, me dit-il, car il était tout à craindre que l’empereur irrité ne me fit passer en Sybérie et qu’en conséquence vous ayez été tous dispersés. » — « Mais, poursuivis-je, si vous entrevoyez de si mauvaises suites dans cette affaire, pouvez-vous trouver mauvais qu’un de vos religieux voyant aussi claire que vous, prenne de son côté les voies qu’il juge les plus propres pour le mettre en sûreté ? » Il ne me répondit rien et nous passâmes à autre chose. Enfin, après plus d’une heure de conversation sur toutes nos affaires, il finit par me demander quand était parti l’évêque, de quel côté il était allé. Je lui dis ce que j’en savais mais pour le plus sûr, je l’engageai à aller le lendemain matin chez le prieur de la maison qui lui donnerait des renseignements plus positifs. Nous y fûmes ensemble. L’entrevue se passa très honnêtement de part et d’autre. Il n’y fut question de moi en aucune manière et lorsque le R.P. abbé se fut suffisament instruit sur ce qu’il désirait il se retira et partit sans perdre de tems, pour aller trouver l’évêque et s’assurer par lui-même de la vérité de ce que je lui avais dit. Était-il content, était-il fâché de cette nouvelle ? C’est [160] sur quoi je n’auserais prononcer. Cependant s’il m’était permis de juger d’après les circonstances et dépendances, je crois qu’elle le dérouta un peu car il parraissait déjà bien las de la Russie.
Quoi qu’il en soit, après s’être assuré lui-même des dispositions de l’empereur, il vint quelques jours après avec voitures et chevaux pour enlever les bagages, pour les conduire en Volinie et si la réponse eut été différente, il leur aurait fait prendre une autre route et aurait encore par là évité des frais. Lorsqu’il vit tout en train d’être chargé il me fit monter dans sa voiture et me conduisit à Bresch avec lui. J’y passai deux à trois jours pendant lesquels il m’obligea à faire une confession générale de tout ce qui m’était arrivé, me désigna pour confesseur le père cellérier qui était resté pour pourvoir aux besoins des religieuses à qui il donna tous les pouvoirs pour m’absoudre de toutes les censures que j’avais pu encourir en cette occasion. J’avoue que ce n’était pas ce qui m’inquiétait le plus. M’étant donc bien réconcilié avec le Bon Dieu et avec les hommes, content de pouvoir bientôt me réunir à mes frères et de jouir bientôt avec eux de l’azile que la Providence voulait bien nous offrir, je partis à la suite des bagages pour les aller trouver. Mais avant de vous rendre compte de ce petit voyage, vous me permettrez de suspendre le plaisir que j’ai à m’entretenir avec vous et de vous réitérer en finissant cette lettre, l’assurance des sentiments avec lesquels…
Vingt-sixième lettre
Vous ne perderer pas de vue, Monsieur, que l’empereur avait accordé deux maisons qui je crois toutes deux étaient située dans la Volinie, partie la plus méridionale de la Russie polonaise. L’une était située à Zidizine, généralité de la Lucko et l’autre à Derman. Je n’ai jamais eu aucune notion de ce qui s’est passé dans celle-ci. J’ai su seulement que le Père Urbain y avait été envoyé comme supérieur avec un nombre compétent de religieux et d’enfans. Comme Zidizine fut le lieu de ma résidence, il me sera plus facile de contenter votre curiosité sur tout ce qui a pu s’y passer pendant le peu de tems que nous y avons demeuré. Le voyage qu’il m’a fallu faire pour y arriver a été un des plus pénible que j’eus encore fait. Nous étions sur la fin de 7bre, le tems étais affreux. J’étais vexé par l’asthme [161] de la belle manière. Les chemins étaient horriblement mauvais. Il nous fallait tous les jours traverser d’immenses marais tout inondés ou des prés mouvants qui n‘étaient rendus praticables qu’à force de branches et de troncs d’arbres. Le plus souvent nos voituriers étaient obligés de marcher dans l’eau jusqu’à mi-jambes. Les voitures s’enfonçaient quelques fois au point qu’il était impossible de les faire avancer sans les décharger entièrement. Nous fûmes un soir pris par la nuit dans un de ces chemins affreux. Une des premières voitures se renversa. On ne put, malgré tous les efforts, la relever. Il fallut dételler tous les chevaux et les conduire dans un village encore éloigné de près d’une lieue, pendant que trois ou quatre de nos frères restèrent sur le chemin pour faire la sentinelle, jusqu’à ce qu’on put les aller délivrer le lendemain matin. Nous n’arrivâmes que vers le milieu de la nuit dans l’auberge où nous fûmes très mal reçus car on ne trouve dans ce pays pas plus de commodités pour les voyageurs que dans le reste de la Russie polonaise. Ce ne sont partout que mauvais cabarets de juifs où un simple particulier a souvent bien de la peine à trouver de quoi vivre pour son argent. Heureusement que nous avions pour conducteur un respectable ecclésiastique français qui, sachant le polonais, s’était attaché au R.P. abbé par le pur motif de la charité, pour nous aider dans nos voyages, en nous servant de truchement. Il prit de moi, dans la situation souffrante où je me trouvais, tout le soin dont il fut capable. Il allait dans les châteaux et autres maisons opulentes réclamer des secours et j’étais toujours le premier en part. Il me procura même l’occasion d’aller dans quelques unes de ces maisons où je fus très bien reçu. Un jour particulièrement, s’étant addressé dans un monastère de Baziliens pour y demander un renfort de quelques chevaux pour nous soulager pendant une journée qui devait être très pénible, il trouva l’abbé malade de la goute. Il lui parla de moi. Celui-ci voulut qu’on me vint aussitôt chercher, me fit servir un fort bon dîner pendant lequel j’eus l’honneur d’être entretenu par l’évêque de la communion grecque qui s’informa beaucoup du R.P. abbé, de nos usages, des différents endroits où nous avions passé, etc. Je satisfis à toutes ces questions le mieux qu’il me fut possible mais ma plus grande peine était de me mal porter et de ne pas satisfaire au bon dîner que j’avais devant moi aussi bien que je l’aurais voulu. Je me trouvai cependant toujours mieux que les autres qui étaient restés au cabaret où ils n’eurent pour toute nourriture que du mauvais pain avec du lait caillé en abondance. [162] notre voyage fut à peu près de 8 à 10 jours pendant lesquels nous en eûmes plus de mauvais que de bons, mais qui bons ou mauvais ne laissèrent pas de nous conduire à Zidizin, lieu de notre destination, dans la principauté de Lucko en Volinie, village éloigné environs d’une heure et demie de cette ville dans lequel se trouve le monastère de Baziliens. Or c’est cette maison que l’empereur avait accordé à nos frères. Voici l’état où je trouvai les choses en y arrivant.
L’abbé des Baziliens demeurait dans sa maison abbatiale. Quatre ou cinq religieux composant toute la communauté étaient relégués dans un corps de logis destiné autrefois à ce qu'il parraît pour les hôtes et séparé du monastère. Nos frères habitaient la maison conventuelle. L’église était commune c’est-à-dire que les Basiliens y faisaient leurs offices qui ne consistaient guère que dans la célébration de la sainte messe et quelques fois la récitation des vêpres à des heures libres. Du reste ils remplissaient les fonctions curiales et administraient les divins sacrements, le tout en rit grec et nous n’étions gênés en rien, la nuit comme le jour, pour la disposition des heures de nos offices. Nous étions propriétaires des jardins attenants à la clôture, d’une grande partie des terres labourables et de tous les bâtiments de basse-cour. L’abbé était tenu pour le première année de pourvoir à la plus grande partie de notre subsistance, jusqu’à la récolte, conjointement avec les religieux. Vous comprenez facilement, Monsieur, l’impression que devait produire un pareil arrangement sur l’esprit de l’abbé et des religieux de cette maison. Cependant ils exécutèrent sans mot dire les ordres de l’empereur parce que quand Sa Majesté parle, il n’y a pas à reculer et que la moindre résistance de leur part les eut fait aussitôt supprimer. Nous eûmes cependant quelques fois un peu de peine à obtenir de l’abbé ce qu’il nous devait mais ceci était de nous à lui. Ce monastère est fort agréablement situé sur une colline au pied de laquelle coule une rivière assez considérable, très poissoneuse et abondante en tortues. Les jardins et les terres sont de nature à bien produire. Si le froid y est excessif en hyver, la chaleur qui y commence de bonne heure, ne l’est pas moins en été. J’y ai arraché moi-même de petites raves bien formées sur la fin d’avril. Lorsque l’on considère les marais immenses de ce pays tous remplis de neiges, les rivières les plus étendues en largeur glacées à plus de six pieds de profondeur, on ne croirait pas que l’hyver dut jamais finir et l’on est tout étonné de voir tout disparraître vers la fin de mars, souvent en une [163] seule nuit par l’effet de vents doux venant du midi. Vous vous serez couché la veille que toutes les rivières étaient glacées depuis trois mois au point qu’il serait difficile de distinguer où elles doivent avoir leur cours et en vous levant le matin, vous les voyez circuler partout comme si elles n’avaient pas laissé un seul instant de le faire. Mais ces dégels subits sont pour le pays de terribles calamités car les glaçons entraînent par leur fracas tout ce qu’ils rencontrent et il n’y a aucun pont quelque solide qu’il soit qui ne cède à leur impulsion. Il en résulte aussi souvent des inondations considérables mais peu domageables pour les villages qui sont toujours assez éloignés des rivières et d’ailleurs la vaste étendue des marais laisse aux eaux une grande liberté de s’épandre. Nos chasseurs français trouveraient là de quoi s’amuser car de ma vie je n’ai vu tant de cygnes, oies, canards sauvages, etc mais les habitans du pays n’y font pas seulement la moindre attention. Il est vrai que pour la plupart ils n’ont point d’armes à feu chez eux mais ils pourraient prendre de ces oiseaux de mille manière et s’en servir pour leur nourriture mais l’on m’a assuré qu’ils n’en faisaient aucun cas. Ils s’occupent beaucoup de la pêche. La rigeur de l’hyver même ne les en empêche pas. Ils font des trous à la glace et par ces trous il laissent filer une cordelette au bout de laquelle est attaché avec un gros hameçon un petit poisson de fer blanc. De gros brochets pesant souvent 15 à 20 livres, trompés par ce leurre, se laissent souvent prendre par ce moyen. En été ils pêchent avec toute sorte de filets. On prétend que le poisson y est si commun qu’ils en engraissent leurs pourceaux. Les bois y sont abondans. La maison avait en propre plusieurs forêts considérables, plantées de sapins, mélèze, chênes, hêtres, etc. En général le terrein de la Volinie est excellent. Il produit la plus grande partie de ce petit bled connu sous le nom de blé de Dantzic parce que c’est là qu’on le transporte pour l’exporter. Mais malheureusement par la paresse des habitans, la moitié des terres ne sont pas cultivées. Avec un peu de peine et de travail nous y eussions trouvé l’abondance.
Le monastère est une maison antique dont la distribution n’était [164] nullement disposé pour nos régularités, nous eussions été obligés d’y faire de grands changements mais le R.P. abbé, qui avait de bonnes raisons pour ne pas le regarder encore comme fixé dans ce pays, ne voulut point que l’on y commence la moindre chose. On se contenta d’y construire des latrines à proximité du cloître, chose indispensablement nécessaire. Du reste nous nous servîmes de la maison telle qu’elle était. Les religieux couchaient quatre à cinq dans chaque cellules. Le réfectoire était le lieu commun de tous les exercices à cause du fourneau, étant indispensable dans un pays aussi froid que l’on se tint habituellement dans un endroit un peu échauffé. Ne pouvant placer les enfants dans l’intérieur de la maison, on les avait logé dans un corps de bâtiment asser vaste, situé au bout du grand jardin de l’abbatial, auprès des serres chaudes. Cette disposition nous fit le plus grand plaisir parce que nous étions par ce moyen, délivré de leur importunité. Ils y trouvaient d’ailleurs eux-mêmes de très grands avantages. L’exercice que leur procurait la nécessité de venir à l’église matin et soir, car ils avaient plus d’un quart d’heure de chemin à faire, le régime de vivre qui vu leur séparation d’avec nous devint différent, attendu qu’on pouvait alors leur faire manger de la viande, ce qui était plus salutaire pour eux, moins dispendieux et moins embarassant pour nous. Ce qui nous fut le plus difficile ce fut d’allier nos pratiques et nos usages avec le froid rigoureux de ces contrées. Nous voulûmes d’abord demeurer au chœur la tête découverte mais il fallut y renoncer, plusieurs de nous seraient devenus fols. On permit donc de se couvrir à moitié. Nous y avons observé le carême sans rien déroger à notre usage, de ne manger qu’à 4 h et quart, mais je ne crois pas de ma vie avoir jamais plus souffert de la faim et je suis persuadé que la santé de plusieurs de nos frères en a éprouvé des atteintes mortelles. Je ne doute pas, si nous y fussions resté, que l’on n’eût apporté les modifications indispensablement nécessaires pour rendre ces austérités praticables et avec cela nous eussions vécu nous nous estimions contents, trop heureux qu’après un si long et si pénible voyage que le Bon Dieu voulut bien nous accorder cet azile. Pour moi, là comme ailleurs et encore plus là qu’ailleurs, j’y ai eu bien du mal car le changement de climat fit impression sur plusieurs de nos frères. Il y en eut un grand nombre de malades, nous en perdîmes même plusieurs, ce qui ne me laissa pas le tems de me reposer beaucoup.
[165] Aussitôt que les glaces et les nèges furent fondues, nous nous mîmes à cultiver fortement nos terres (tout notre travail pendant l’hyver avait été de scier et de fendre du bois). Déjà nous avions presque tout ensemencé, nous avions planté force pommes de terre, nous n’avions rien négligé pour bien remuer et fumer nos jardins et nous y avions répandu avec ordre les semences de toutes sortes de légumes. Nous nous réjouissions dans notre travail par l’espérance de faire, avec l’aide de Dieu, une abondante récolte lorsqu’on vint nous dire que nous ne serions pas longtems dans le pays, que l’empereur ne voulait plus nous y souffrir. Cette nouvelle nous jeta dans la consternation mais elle ne me surprit pas car que je restais toujours persuadé que le R.P. abbé se trouvait gêné en Russie et qu’il ne négligeait rien pour s’en faire renvoyer. J’avais eu quelques jours auparavant un secret pressentiment de ce qui devait prochainement nous arriver. Je l’avais même communiquer au supérieur. Quelques jours se passèrent sans qu’on entendit parler de rien mais ce ne fut pas sans trouble et sans inquiétudes de mon côté. Je méditais en moi-même comment je pourrais me tirer de la dure nécessité de me remettre de nouveau en route, ayant des voyages par-dessus la tête. On commençait même à se rassurer et à regarder ce bruit comme supposé lorsque Mgr l’évêque de Lucko vint lui-même en grand cortège nous intimer les ordres de Sa Majesté. Il avait ordre de dresser un catalogue exact de tous ceux qui étaient entrés dans ses états comme trappistes ou comme leur appartenants et tous à telle époque, qui était de trois semaines au plus, devaient partir sans qu’il en put demeurer aucuns. Que faire dans une telle perplexité ? L’idée du voyage de l’Amérique que je savais tenir au cœur du R.P. abbé, me revint à l’esprit. Je n’en pus même soutenir la pensée et je ne voulus rien négliger pour m’y soustraire s’il était possible. Comme pendant notre séjour Mgr l’évêque de Lucko m’avait fait un jour appeller pour me consulter parce qu’il avait mal aux yeux, je crus que je ne pouvais mieux faire que d’aller m’adresser directement à lui pour lui exposer ma situation et les dangers en tout genre auxquels je me trouvais exposé en suivant le R.P. abbé. Mais je crus auparavant devoir me faire préparer les voies par un ecclésiastique qui avait été novice chez nous et qui par sa belle voix avait trouvé moyen de se placer dans la cathédrale. Je lui écrivis donc de parler à Sa Grandeur, de la sonder pour savoir si par sa protection je ne pourrais pas obtenir de rester dans le pays, que je m’abandonnerais entre [166] ses mains pour disposer de moi selon ma capacité comme elle le jugerait à propos. Je ne tardai pas à recevoir une réponse qui me fit concevoir les plus grandes espérances car il y avait à l’évêché une pharmacie à l’usage des ecclésiastiques des communautés et des pauvres et il était question de m’en donner l’intendance en même tems que j’aurais été constitué le médecin des ecclésiastiques et des pauvres. Rien certainement n’était plus de mon goût et plus capable de m’animer. Il ajoutait dans sa lettre que si je faisais bien je me transporterais moi-même au plus tôt à Lucko pour en conférer avec Sa Grandeur. Il ne fallut pas me le faire dire deux fois. Je regardai même déjà l’affaire comme conclue. Le grand point était de pouvoir obtenir la permission d’aller à Lucko, ce qui n’était pas facile, surtout dans une circonstance aussi épineuse. Je me hasardai cependant et prétextant le besoin de consulter l’évêque, je priai le supérieur de me permettre d’y aller. Il me refusa en me disant que nous n’avions dans notre Ordre aucun raport avec les évêques, qu’il y avait chez nous des gens que je pouvais consulter. Je lui répondis que les évêques étant placés de Dieu dans son Église pour la conduire et que me faisant gloire d’appartenir à une des plus noble portion de cette Église, je croyais par là même avoir droit à profiter de leurs lumières comme le reste des fidèls, que la confiance ne se commandait pas et que pour le cas dont il s’agissait, la mienne était exclusivement bornée à Sa Grandeur. Il persista dans son refus et moi, sans persister dans ma demande, je lui dis que je prendrais de moi-même la permission qu’il ne pouvait raisonablement me refuser. En conséquence, sans perdre de tems, et dans la crainte que l’on ne mit des entraves à ma résolution, je partis sur le champ et je me rendis à Lucko chez l’ecclésiastique qui m’avait écrit qui, après m’avoir confirmé de vive voix ce qu’il m’avait mandé, me conduisit lui-même à l’évêché. Sa Grandeur m’ayant donné audience, je lui exposai tout ce qui se passait en moi et le désir que j’avais d’éviter les tracasseries et les dangers auxquels je me voyais exposé dans un nouveau voyage. Il me répondit avec bonté que notre situation le touchait sensiblement, que lorsqu’il reçut la fatale nouvelle, il avait sérieusement pensé à s’attacher plusieurs de nous mais que les tentatives qu’il avait fait auprès du Gouvernement ayant été inutiles, il était forcé d’y renoncer, qu’il était d’autant plus fâché pour moi en particulier qu’il voyait que j’aurais pu lui être très utile et pour le spirituel et pour le temporel, mais enfin puisque [167] les ordres de l’empereur étaient si précis, nous devions les regarder comme les desseins de la Providence, nous soumettre et aller où il lui plairait de nous conduire. Je n’eus rien à répondre. Je remerciai Sa Grandeur de l’intérest qu’elle avait bien voulu prendre à notre situation et je me retirai chez l’ecclésiastique en question qui lui-même se trouvait fort embarrasé étant obligé de quitter sa place parce qu’il était entré en Russie avec nous comme novice. Il me donna à soupper et à coucher et le lendemain dès quatre heures du matin, je partis pour revenir au monastère où mon absence avait déjà produit certaine émotion.
Il était environs 7 h du matin lorsque j’arrivai. On allait commencer la messe matutinale car c’était un dimanche. J’entrai au chœur et je me mis à ma place comme s’il n’eut été question de rien. Je suivis ensuite les exercices avec les autres. Je me mis à visiter mes malades et à travailler à la pharmacie et j’attendis que le supérieur me fit appeller, ce qui ne différa pas longtems. J’en reçus les reproches les plus vifs. Il me déclara que j’étais excommunié et me deffendit d’exercer aucune fonction ecclésiastique jusqu’à ce que j’eus mis ordre à ma conscience. Je tombai bien d’accord avec lui que je m’étais rendu coupable en lui manquant d’obéissance mais pour ce qui était de l’excommunication qui ne pouvait être que celle que l’on encoure pour avoir rompu la clôture, je lui dis que je ne croyais certainement pas l’avoir encourue, attendu que notre existence n’étant que précaire, dans les différens endroits où nous séjournions, je ne pouvais pas être sensé avoir manqué à mon vœu de stabilité, qu’autrement il faudrait dire que pendant tout le cours de nos voyages un religieux qui serait sorti d’une auberge ou d’une grange où la communauté aurait été logé, aurait encouru l’excommunication, etc. Nous nous séparâmes fort mécontens l’un de l’autre, lui de mon peu d’humilité et moi de la fausse application qu’il faisait de ses principes. Je restai sous l’anathème pendant quelques jours mais enfin je mis de l’eau dans mon vin. En bon picard qui se ravise, je compris que je n’avais rien à gagner en gardant rancune, qu’excommunié ou nous je ne risquais rien de recevoir toujours ad cautelam l’absolution de ma censure. Ayant donc témoigné mon regret, on me désigna un confesseur qui, approuvé ad hoc, me lava abondament de mon iniquité et ce fut encore fait pour cette fois.
Cependant chacun politiquait sur la revirade que nous éprouvions. [168] Les uns la regardaient comme une vengeance de l’archevêque de Petersbourg qui peu amis des moines et mécontent de ce que le R.P. avait obtenu de Sa Majesté impériale de pouvoir demeurer en Russie exempt de sa juridiction, avait employé toutes les manœuvres de l’intrigue pour nous faire chasser. D’autres mettaient l’affaire sur le dos de la princesse Bourbon-Condé que le R.P. abbé avait congédiée parce que d’accord avec l’archevêque, elle avait cherché à se faire nommer supérieure des religieuses, qu’elle aurait voulu gouverner et mitiger à son gré sous la direction et aucthorité de ce prélat et l’on disait qu’elle s’était servie de son crédit que lui donnait sa naissance aurprès de l’empereur et de l’archevêque pour brouiller les cartes et nous expulser. Le plus grand nombre n’a pu s’empêcher de voir que le R.P. pour de bonnes raisons sans doute et à lui seul connues, avait fait lui-même auprès de l’empereur tout ce qu’il a pu pour se faire chasser. Voyant que sa première tentative n’avait pas réussi et qu’il était forcé d’accepter les maisons qu’on lui offrait tant pour ses religieux que pour ses religieuses, il feignit de n’être pas content des libéralités de Sa Majesté. Il écrivit des lettres, il présenta requettes sur requettes pour obtenir jardins, terres, gratification, etc. L’empereur vexé et fatigué de ses importunités, ne put s’empêcher de faire éclater son mécontentement. « Ces gens-là, dit-il, sont bien difficiles à contenter. Qu’on ne me parle plus d’eux. Ils m’ont demandé à se retirer, j’ai voulu les retenir. Aujourd’huy je veux qu’ils s’en aillent. Je ne veux pas qu’à telle époque il en reste dans mes Etats un seul de tous ceux qui leur ont appartenu. » Celui qui m’a rapporté ceci, presque mot pour mot, comme le tenant du R.P. abbé lui-même m’a assuré qu’il fut au comble de sa joie en recevant cette nouvelle parce qu’il ne désirait rien tant que de recevoir l’ordre de notre expulsion, lui étant impossible de sortir autrement. Quoiqu’il en soit, il est certain qu’il ne vallait pas la peine de faire faire un si long voyage à tant de monde, de dépenser tant d’argent, pour le terminer par un affront aussi signalé.
A peine eûmes-nous le tems d’embaler toutes nos affaires, de régler nos comptes et de nous défaire, à notre perte, de biens des outils et ustensiles que nous avions été obligés d’acheter. Un commissaire nommé par le Gouvernement urgeait notre départ. Toute la grâce que l’on nous fit fut de nous défrayer jusqu’aux frontières en nous y faisant conduire par corvées. Ce fut ainsi, Monsieur, que les premiers jours de mai 1799 nous sortîmes ignominieusement de Zidizin et que nous vîmes en un instant échouer toutes nos espérances. La peine que j’en ressentis et [169] que je ressens encore de ce triste évennement me force d’interrompre ici ma narration. Mes idées se confondent et tout ce que je puis faire en ce moment c’est de vous réitérer l’assurance des sentiments avec lesquels je suis…
Vingt-septième lettre
Si nous pleurions en sortant de Zidizin, Monsieur, tout le monde ne pleurait pas, l’abbé et ses bons religieux je crois, se mirent à table ce jour-là en signe de réjouissance et si la Providence leur a conservé la stabilité dans leur état, ils l’ont inscrit sur le calendrier de leur monastère, pour en faire un jour de fête solennelle à perpétuité. Quoi qu’il en soit cependant, nous ne pouvions qu’admirer leur vertu et certainement nous autres français ne serions pas capables de nous comporter avec la tranquillité et la modération qu’ils ont fait parraître en cette circonstance à note égard.
Figurez-vous donc maintenant, nous voir avancer tristement vers les frontiers de la Russie polonaise sans savoir où nous allions, ne pouvant nous attendre qu’aux rebuts et aux mauvaises façons de tous ceux qui seraient instruits de notre histoire. Figurez-vous voir partir dans le même équipage tous les religieux d’Orcha, accompagnés de leurs religieuses, tous ceux de Derman, toutes les religieuses de Terespol, ayant tous comme nous derière eux un commissaire exécuteur des volontés de l’empereur pour les pousser par le cul et vous aurez l’idée de la déroute la plus complette et la plus humiliante que l’état monastique ait jamais éprouvé. Heureux encore si l’on eut pu dire de nous ce qu’on disait des Apôtres : Ibant gaudentes quoniam digni habiti sunt pro nomine Jesu contumeliam pati. Et certes je ne doute pas que si le nom de Jésus eut été la seule cause de notre disgrâce nous n’eussions tous été remplis d’une véritable joie mais je vous avoue qu’il nous était bien difficile de nous réjouir en nous voyant les dupes et les victimes pour ne rien dire de trop, des inconsidérations et des inconséquences d’un seul homme. Mais laissons là des réflexions que je me suis interdites et que vous pouvez faire aussi bien et beaucoup mieux que moi-même.
La Providence qui veillait toujours sur nous compensa pour le moment tous nos désagréments par un tems des plus agréables et de très beaux chemins. La saison d’ailleurs était favorable et si nous eussions été capables [170] de goûter quelques satisfactions dans ce voyage, je puis dire que ce fut un des plus agréables que nous fîmes dans ces contrées. Par surcroît il eut pour terme une maison respectable de RR.PP. capucins qui selon leur louable coutume, ne consultant que les règles de la charité chrétienne, nous reçurent avec toutes sortes de bontés. Ce fut, si ne je me trompe, à Valdzimieres, bourg assez considérable qui se trouve situé tout à fait à la frontière, sur les rives du Bug, fleuve qui sépare la Pologne allemande de la Pologne russe. Mais le commissaire n’avait pas seulement ordre de nous conduire jusqu’aux frontières, il avait encore reçu celui de nous les voir franchir et de ne laisser aucuns de nous sur les terres de Sa Majesté. En conséquence dès que nous fûmes descendus chez les RR. PP. capucins ils se transporta avec notre supérieur jusques au corps de garde autrichien pour y montrer nos passeports et y déclarer les volontés de l’empereur de Russie. L’on répondit que l’empereur était bien le maître de ne pas nous souffrir chez lui mais qu’il ne pouvait forcer l’Autriche à nous donner le passage et que très certainement on ne le ferait pas sans en avoir préalablement écrit à Cracovie, qui sans doute ne voudrait rien faire sans en avoir informé le Gouvernement de Vienne. Il eurent beau presser et solliciter, jamais ils ne purent rien obtenir et ainsi poussés et repoussés de part et d’autres nous fûmes obligés de rester près de quinze jours chez les RR.PP. qui compatirent beaucoup à notre position en en adoucirent les désagréments autant qu’il leur fut possible.
Interim. Le commissaire et notre supérieur retournèrent à Lucko où le Gouvernement fort embarassé fut sur le point de députer un courrier à Petersbourg. Ils prirent ensuite leur route par Derman pour retarder la marche de nos frères qui nous eussent beaucoup embarassés s’ils fussent venus nous joindre avant la réponse définitive. Puis ils revinrent sur les frontières de l’Autriche pour tâcher de négocier cette affaire le plus promptement possible sans avoir besoin d’attendre la réponse des coures respectives, ce qui aurait entraîné des longeurs considérables. J’ai toujours ignoré ce qu'ils ont fait pour y parvenir mais ce que je [171] n’ai pu ignorer c’est que nous voyant dans une position aussi critique ma pauvre tête faillit à se démonter encore une fois et qu’il n’a tenu à rien que je ne fisse encore une sotise. Dans la crainte que toutes ces menées n’aboutissent pour nous à une dispersion dont les suites me paraissaient on ne saurait plus funestes pour moi, je méditais sans cesse où je pourrais me sauver. Le premier trou où j’aurais été sûr de trouver la tranquillité eut été pour moi un paradis. Si j’eus pu espérer de pouvoir rester cher les RR.PP. capucins, je n’aurais certainement point cherché d’azile ailleurs, mais quand ils y eussent consenti la chose n’était pas possible et pas même proposable d’après les ordres précis de l’empereur. Je crus cependant entrevoir un moyen de me tirer d’embarras. Le R.P. visiteur des capucins étant venu à passer et étant resté quelques jours au monastère pendant que nous y étions, je demandai à lui parler. Après lui avoir fait envisager ce que notre position avait de critique, je lui dis que j’étais résolu, à quelque prix que ce fut, de ne plus rester exposé à tant de tracasseries et que je le priais de me fournir les moyens de me retirer dans quelque communauté de son Ordre et que quand j’y serais, je ferais ce qu’il faut pour légitimer ma démarche. Il parrut entrer dans mes vues et me dit qu’il y penserait, que je pouvais le revenir voir le lendemain. Je n’y manquai pas. Alors il me dit que toutes réflexions faites, il voyait un moyen bien simple, c’était de m’amener avec lui dans sa voiture en habit de capucin et qu’il me ferait passer pour son compagnon, que cela lui était très facile, qu’il s’en retournait à Cracovie où certainement je ne serais pas inquiété, qu’il partait dans deux jours et que je pouvais disposer mes affaires en conséquence. Pour le coup je crus que j’allais tout de bon me tirer du margouillis. Le désir que j’en avais ne me permettait pas de voir les difficultés qu’il y avait dans l’exécution de ce projet, que probablement le R.P. visiteur ne m’avait proposé que pour m’éprouver ou pour s’amuser. Je fus le trouver la veille de son départ sur le soir mais je ne trouvai plus le même homme. Il avait fait des réflexions, me dit-il, la chose n’était pas possible sans s’exposer et m’exposer moi-même, etc. Si cependant je persistais dans mon dessein, il me conseillait, puisque nous allions à Warsovie, de patienter jusques là, qu’il devait écrire au gardien, qu’il lui parlerait de moi et qu’il ne doutait pas que ce R.P. ne fit en sa considération tout ce qui dépendrait de [172] lui pour m’obliger. Je vis bien que ce langage n’était qu’une honnête défaite. Je le remerciai et me retirai. Dès ce moment je perdis toute espérance de me détacher du char auquel j’étais attelé et je vis bien qu’il fallait me résoudre à le tirer jusqu’au bout avec les autres. Ce que je dis, non par rapport à mon état, mais relativement aux circonstances pénibles et épineuses où nous nous trouvions exposés chaque jour, qui me faisaient oublier mon état.
Pendant que je me tracassais ainsi, au lieu de me tranquilliser et de vivre au jour la journée, en me confiant dans la Providence, notre supérieur et le commissaire firent tant qu’ils obtinrent enfin des autrichiens que l’on nous laisserait passer le Bug pour obéir aux ordres de l’empereur de Russie mais aussi pour ne point aller contre les volontés de celui d’Allemagne, que nous ne pénétrerions pas dans le pays mais que nous nous contenterions de cotoyer le fleuve jusqu’aux frontières de la Prusse parce que nous avions des passeports qui nous permettaient d’y voyager librement. Quoique cet accomodement nous obligeat de faire 30 à 40 lieues de plus que nous n’eussions eu à faire en passant par le milieu de la Pologne autrichienne, nous le préférâmes encore à l’inconvénient d’attendre les réponses des deux coures, ce qui eut entraîné des longeurs interminables, mais afin que nous ne pénétrions point dans les terres de Sa Majesté autrichienne plus avant qu’il ne nous était enjoint, on eut grand soin de nous donner aussi un commissaire, ce qui nous faisait plaisir parce que, étant sensés alors voyager sous la sauvegarde du Gouvernement, nous trouvions bien plus facilement les voitures et les logements dont nous avions besoin.
Notre voyage du Bug ne fut ni aussi long ni aussi périlleux que celui de la Wistule. Deux barques réunis et tenant à bord de chaque côté en firent l’affaire mais il se fit avec tout l’appareil et avec toute l’authenticité de la chose la plus importante. Les gardes furent doublées et triplées et les commissaires respectifs n’omirent aucune précautions pour s’assurer du côté de la Russie que personne de nous n’était resté dans le pays, du côté de l’Autriche pour avoir une connaissance exacte de tous ceux qui passèrent et ne leur permettre de prendre aucun autre chemin que celui dont on était convenu. Nous fûmes toujours dans la nécessité d'observer le [173] même mode dans notre manière de voyager, c’est-à-dire de coucher dans les granges et de préparer notre nourriture nous-mêmes en plein air à la manière des soldats parce que les juifs plus que partout ailleurs étaient les seuls aubergistes de ces contrée. Nous ne pouvions cependant le plus souvent nous dispenser de passer par leurs mains. Ne sachant à qui s’adresser pour acheter ce qui était nécessaire pour notre subsistance, le cellérier était obligé de se servir de leur médiation et ils trouvaient souvent le moyen de nous faire payer les choses beaucoup plus qu’elles ne vallaient. Nous nous sommes trouvés plusieurs fois bien embarassés pour avoir les choses de première nécessité même avec notre argent et d’autres fois de pauvres gens nous en apportaient dans nos granges au-delà de ce que nous en avions besoin, et ainsi nous pouvions dire comme saint Paul : Scio et abondare, scio et penuriam pati. Comme les religieux de Derman étaient en route pour nous joindre et que vivants à nos frais, il était beaucoup moins dispendieux pour nous de nous trouver réunis, nous fûmes obligés de nous arrêter dès la seconde journée pendant plusieurs jours pour les attendre. Dès qu’ils nous eurent joint nous nous remîmes en route et nous marchâmes à petites journées sans discontinuer jusqu’à Terespol qui était l’endroit où nous devions tous nous réunir encore si nous n’eussions point été retardés.
Je n’ai, Monsieur, aucune anectode bien intéressante à vous raconter relative à ce petit voyage. Ce pays m’a parru plus beau et plus agréable que la Russie polonaise. Il est habité par un nombre très considérable de juifs. Il y a même des villages qui, je crois, en sont presque entièrement composés. Je me rappelle qu’étant un soir descendu dans un de ces villages, endroit fort considérable, plusieurs que la curiosité avait amené dans la grange où j’avais couché mes malades, s’apperçurent que j’étais médecin. Le lendemain de grand matin je me trouvai assailli de plusieurs juifs qui, accompagnés d’un truchemand, vinrent me consulter. Bientôt on me sollicita d’aller visiter des malades dans les maisons. Le supérieur y consentit et m’y accompagna. Ces gens essentiellement avares, voyant que je faisais cela gratis, que je donnais même de l’onguent et des drogues, accoururent en foule et quand il me fallut partir jamais [174] il ne me fut possible de m’en débarasser. Toute la communauté était déjà loin, qu’ils tenaient la bride des chevaux de notre voiture pour les empêcher d’avancer. Je ne laissai cependant pas d’y monter et eux d’en assiéger la portière et de m’obséder par leurs questions auxquelles le plus souvent il ne m’était pas possible de répondre. Ce fut en ce moment qu’une femme juive vint me faire demander comment elle devait s’y prendre pour avoir des enfants avec son marit parce que sa stérilité était cause qu’il la maltraitait continuellement. Je lui fis répondre que si elle voulait me promettre de faire baptiser au nom du Christ l’enfant qu’elle aurait, je lui en prometterais un. Ma solution ne lui plut pas, fit même certaine impression sur les auditeurs qui se retirèrent et nous profitâmes de ce relâche pour partir et rejoindre la communauté qui était déjà fort avancée. Ils ne se découragèrent cependant pas car il y en eut qui prirent une voiture et nous suivirent plus d’une lieue loin. Mais voyant que je ne voulais pas les écouter, ils furent forcés de s’en retourner. Ce malheureux peuple est bien toujours le même. C’était ainsi que par le seul appas d’un avantage temporel, il suivait N[otre] D[ivin] Sauveur partout pour obtenir la guérison de ses malades. Dès qu’il voit quelque guain, quelque profit à faire, il n’est pas de difficultés qu’il ne soit prêt à surmonter. Mais ce que j’ai surtout admiré, c’est l’attachement que ce peuple a conservé pour toutes les pratiques de sa Loi. J’ai eu souvent dans ce voyage occasion de l’observer. Au lieu de m’aller coucher dans les granges où la poussière m’incommodait, je restais le plus ordinairement dans la chambre du cabaret et là je les voyais souvent passer les nuits entières, hommes et femmes réunis, ayant leurs rabins à leur tête, récitant des psaumes ou autres passages de leurs Ecritures avec mille grimaces et cérémonies les plus extraordinaires. Je n’y ai jamais rien remarqué qui ne fut dans la plus grande décence. Les principeaux d’entre les hommes avaient sur la tête de grands voiles de soie, mais les femmes y étaient toujours la tête découverte dans un lieu séparé des hommes qui n’avaient alors avec elles aucune communication. C’est une chose admirable de voir que ce peuple infortuné, errant depuis si longtems, privé de ses prêtres, de son temple et de ses sacrifices, ait conservé tant d’amour et de fidélité pour sa religion. [175] Il sera un jour un terrible sujet de condamnation pour une infinité de chrétiens qui ayant en mains les moyens de s’acquitter de leurs devoirs semblent se faire un jeu de les négliger.
Déjà le R.P. abbé était arrivé à Terespol avec les religieux d’Orcha pour nous y joindre et nous conduire avec lui. Comme on refusa de l’y recevoir, il s’embarqua sur le Bug résolu de nous y attendre. Voyant que nous n’arrivions pas et qu’il y était vexé car on ne lui permettait de s’arrêter ni sur un rivage ni sur l’autre, attaqué d’ailleurs, lui et plusieurs de ses religieux de la fièvre intermittente et de la dyssenterie, il prit les devants. Quelques jours après lui arrivèrent les religieuses d'Orcha sur un bateau. On les empêcha de descendre à terre et lorsque nous arrivâmes nous-mêmes à Terespol elles étaient reléguées dans une petite île du Bug où un officier français leur avait procuré des tentes pour se coucher et où elles vivaient comme elles pouvaient. Nous ne fûmes pas mieux reçus que les autres. On nous fit beaucoup de difficultés pour nous laisser entrer enfin. Cependant après bien des débats l’on nous accorda une grande maison bien suffisante pour tout notre monde et par la même occasion les religieuses descendirent aussi et furent logées dans une maison où les religieuses de Bresch vinrent les joindre. Elles ne tardèrent pas alors à remonter sur leur bateau et poursuivirent leur voyage sur le Bug à la suite du R.P. abbé. Pour nous, persuadés qu’il nous en coûterait moins à voyager par terre que par eau et pour éviter d’ailleurs le retardement qu’aurait exigé l’équipement d’une barque capable de contenir tout notre monde et nos bagages, nous nous décidâmes à le faire mais nous étions sans argent et le R.P. seul pouvait remédier à cet inconvénient. Il était parti depuis plusieurs jours et il était difficile de l’attindre. Cependant comme le Bug est très tortueux nous prîmes le parti d’envoyer directement par terre un exprès en toute diligence pour l’attendre dans un des endroits où il devait passer, ce qui retarda beaucoup notre départ que nous ne pouvions effectuer sans cela. Heureusement l’exprès l’atteignit encore à tems. Sur nos lettres il ne différa pas un seul instant et nous envoya François qui lui tenait alors lieu de domestique pour nous apporter tout ce qu’il pouvait nous donner d’argent. [176] Munis de ce secours nous ne différâmes pas à nous remettre en marche toujours en cautoyant les frontières de la Russie polonaise, ce qui nous obligea à faire de grands détours et nous retarda encore beaucoup. Pendant ce petit séjour à Terespol je trouvai Mr l’abbé Fay chez les dominicains, qui se disposait à partir pour retourner à Léopold où il avait demeuré pendant quelques tems avec les religieuses. J’appris de lui que las et fatigué des voyages et ne se sentant point capable de suivre les nonnes jusqu’en Amérique où le R.P. abbé lui avait dit qu’il les voulait conduire (car c’était toujours son projet) que d’ailleurs ne s’étant pas accordé avec ledit R.P. à cause de plusieurs représentations qu’il avait cru devoir lui faire, il s’était démis de sa charge de directeur spirituel et temporel et que pour tout payement des peines qu’il avait prises il lui avait fallu disputer longtems pour obtenir enfin la soutanne que je lui voyais sur le dos. Il vint nous voir au moment de notre départ. Je remis à ses soins un de nos frères qui était à toute extrémité et que nous étions forcés d’abandonner et nous nous embrassâmes comme deux amis bien convaincus qu’ils ne devaient jamais se revoir.
Notre manière de voyager dans ces contrées ne fut pas différente : toujours mêmes voitures, même manière de vivre et mêmes auberges. A mesure cependant que nous approchions de la Prusse, les villes et les villages avaient quelque chose de plus apparent, ils étaient plus peuplés et notre arrivée y faisait plus de sensation. Nous ne descendions jamais sur les places publiques sans y être environés d’une nombreuse populace et lorsque nous prenions nos repas c’était toujours sous les yeux d’une multitude de spectateurs. Le peuple ne pouvait trop admirer l’immensité de notre bagage qui était au moins aussi considérable que celui de tout un régiment et ils étaient convaincus que toutes nos caisses étaient remplies des plus prétieux trhésors et s’ils en eussent fait l’inventaire ils eussent été bien surpris de ne trouver dans la plupart que des vieux bouquins, des vieilles savattes et des chaussons percés, etc. Si nous n’avions pas le profit, nous en avions l’honneur mais cela ne nous rendait pas plus riches. Cette persuasion du peuple aurait dû nous exposer ou a des vols ou a des insultes. Cependant quoique souvent nous ayons passé des nuits exposés à la belle étoile sur les places, nous ne nous sommes jamais apperçu qu’on nous ait rien volé.
[177] Comme en arrivant à Warsovie nous eûmes certaines aventures dont le détail m’entraînerait hors des bornes accoutumées de mes lettres, je prendrai, si vous voulez bien, Monsieur, le tems de m’en raffraîchir un peu la mémoire et je continuerai en finissant celle-ci de vous assurer des sentiments avec lesquels etc…
Vingt-huitième lettre
Comme nous ne devions pas séjourner à Warsovie mais nous embarquer aussitôt sur la Vistule, le R.P. abbé s’était chargé de nous faire préparer des bateaux en passant. Cependant pour nous assurer d’avantage et éviter tous retardement, notre supérieur jugea à propos, lorsque nous approchâmes de la ville, de députer le cellérier à l’effet de pourvoir à ce qui serait nécessaire pour notre embarquement. Il parrait que la nouvelle de notre prochaine arrivée fit bruit car à mesure que nous avancions vers la ville les curieux et le peuple venaient à notre rencontre. Nous vîmes aussi venir des officiers militaires et des gens de police à cheval qui nous ayant atteints nous suivirent comme pour nous escorter. Arrivés à une barrière encore assez éloignée de la ville ils nous firent tous arrêter et toutes nos males et nos pacquets furent visiter avec la plus grande exactitude. N’ayant rien trouvé de contraire aux loix après un tems considérable consumé à pure perte on nous laissa passer pour nous avancer vers Warsovie et plus nous avancions, plus le monde augmentait. La ville du côté où nous y arrivions présente un coup d’œil des plus intéressans. Elle est placée en amphithéâtre sur une grande colline au bas de laquelle coule la Vistule. N’y étant venu que pour nous embarquer, nous n’eûmes pas besoin de monter à la ville. Il s’agissait de nous trouver près de la rivière un logement assez grand pour y passer la nuit. Un vaste chantier bâti quarrément au milieu duquel était une belle cour parrut au capitaine de la place un endroit propre pour remplir nos vues. A la vérité les galleries n’étaient point fermées mais nous étions dans la belle saison et les planchers propres et bien unis nous offraient des couches qui ne le cédaient en rien à beaucoup de celles que nous avions déjà trouvé en route dans ce genre. Il en fit la proposition à notre supérieur qui l’accepta avec d’autant plus de reconnaissance que nous nous [178] trouvions à la proximité des bateaux sur lesquels nous devions nous embarquer le lendemain et qui n’étaient pas encore tout à fait équipés. Nous faisons donc entrer tous nos chariots dans la cour du chantier. En un instant nos bagages sont déchargés, chacun a déjà choisi sa place, le couvert est même déjà dressé car nous n’avions encore rien mangé de la journée et nous étions tranquillement occupés à prendre notre pauvre réfection sous les yeux d’une foule incroyable de spectateurs, lorsqu’arrive tout en colère le locataire du chantier, jurant et protestant qu’il ne nous y souffrirait pas pendant la nuit, qu’il ne nous connaissait pas, que nous étions peut-être des malfaiteurs, que nous pouvions mettre le feu à ses bâtiments, etc et qu’il s’en trouverait responsable. Le capitaine de la place qui arrivait dans le moment pour parler à notre supérieur, eut toutes les peines du monde à l’appaiser. C’était lui qui était en faute parce qu’il aurait dû prévenir cet homme auparavant. Il lui promit donc de lui faire justice sur sa demande après qu’il aurait conféré avec le supérieur. A peine lui laissa-t-il le tems de manger, il le conduisit dans la petite maison du concierge et là je vis qu’il y eut entre eux deux de grands débats. Le supérieur demanda à aller à la ville, il y fut même plusieurs fois dans l’après-dîner. J’ai su que d’abord on l’avait beaucoup chicané sur la validité de ses passeports, ensuite que voyant que l’on ne pouvait l’attaquer de ce côté, on lui avait reproché que dans nos voyages en Allemagne nous avions mis tout le pays à contribution, en lui disant que l’on ne souffrirait pas que nous voyagions en Prusse de cette manière et que l’on ne confirmerait nos passeports qu’à condition qu’il pourrait prouver qu’il avait en main l’argent nécessaire pour son voyage, ce qu’il fit car il avait encore les 100 louis que le R.P. avait donné à Caisersem auxquels il n’avait pas touché. D’après cela les passeports furent visés. On statua que nous serions toujours accompagnés d’un commissaire afin qu’aucun de nous ne pusse s’échaper et demeurer dans le pays. Il ne restait plus que l’affaire du gîte à terminer. Le locataire du chantier était toujours aussi intraitable. Il ne voulut pas même entendre parler de propositions pécuniaires. Seulement il accorda aux enfants la permission de passer la nuit dans le coin d’une gallerie qu’il leur assigna, en exigeant encore que toute la nuit il y aurait deux sentinelles préposés aux frais de qui il appartiendrait. Pour nous il nous fallut [179] emporter avec nos couches et une partie de nos effets et aller dormir sur nos bateaux qui n’étaient pas encore tout à fait finis mais qui se trouvaient placés à deux portées de fusil du chantier. Pendant tous ces débats un émigré français vint pour voir son fils qui était parmi nos enfants. Il voulut s’approcher du supérieur pour lui parler mais aussitôt un officier prussien lui tomba dessus et lui appliqua cinq à six coups de cane de toute sa force. Jamais je n’en ai pu savoir la raison. Cet homme reçut cette aubaine avec une tranquillité qui me surprit de la part d’un français. On peut juger par là de quel œil nous étions vus dans ce pays.
Toute notre soirée se passa à transporter tout ce que nous pûmes sur nos bateaux et sur le soir nous nous y accomodâmes le mieux qu’il nous fut possible pour y passer la nuit. Nous étions accoutumés à ces sortes de bivaquages et je puis certifier que la plus grande partie de nos frères n’en perdirent pas une heure de someil, au moins est-il certain que la manière dont je les entendis ronfler n’était pas un signe d’insomnie. Pour moi je passai presque toute ma nuit ou sur le rivage ou sur le bateau occupé à contempler les astres ou bien à m’entretenir avec une des sentinelles qui parlait très bien français et qui avait été en France, car sur chacun de nos bateaux on en avait aposté deux. Le jour commençait à peine à poindre lorsqu’on vint en grande hâte de chez les enfants me prier d'y aller sans différer parce qu’un d’entre eux venait de se casser la jambe, s’étant pris le pied entre deux planches, en voulant pendant la nuit se lever pour satisfaire à quelque besoin. Heureusement que j’étais toujours muni de bandes compresses, etc et de tout ce qui était nécessaire en cas d’accident. Les soldats qui étaient en sentinelle me prêtèrent secours dans mon opération qui fut promptement terminée. Je fis porter le malade en bateau. Tous les autres enfants ne tardèrent pas à le suivre avec tout leur bagage et nous trouvant tous réunis, on détacha les barques qui se laissèrent entraîner par le cours de la Vistule pour nous rendre à Dantzick où le R.P. abbé qui nous avait précédé, nous attendait.
Nous voilà donc, Monsieur, encore une fois sur la Vistule. Ce fleuve est à peu près partout le même, c’est-à-dire très large et très spatieux peu profond en plusieurs endroits. Les rives cependant sont dans ces contrées un peu moins désertes que dans la Pologne. Depuis Warsovie jusqu’à Dantzick on compte à peu près 100 lieues que nous avons faites sans nous arrêter [180] sinon pour nous ravitailler et pour célébrer la sainte messe les jours de fêtes et le dimanche. Nous couchions sur nos bateaux et nous y faisions notre cuisine. Il ne me reste dans la tête presqu'aucune idée des villes et des villages par où nous sommes passé et je n’ai receuilli aucune anecdote que je puisse rapporter. Il me souvient seulement d’avoir eu beaucoup à souffrir de la chaleur qui était excessive. J’étais las de voyager au superlatif et je ne voyais l’heure et le moment où nous serions arrivés quelque part. Mais tous mes désirs ne précipitaient en rien notre marche et ne servaient au contraire qu’à me la rendre plus pénible.
Cependant nous connûmes que nous approchions de Dantzick parce que les rives de la Vistule commençaient à être plus élevées, plus resserrées et plus peuplées. Nous remarquâmes de distances en distances des granges immenses, ouvertes de tous côtés, toutes remplies de bled que les hommes remuaient continuellement avec des pelles et sur le rivage des bateaux plats sur lesquels on en chargeait pour porter vers la ville. Bientôt elle se fit appercevoir et présenta de loin un coup d’œil assez intéressant. On y remarque plusieurs grandes édifices, les maisons en paraissent fort élevées. Cette ville gagne beaucoup plus à être vue de loin que de près car presque tous les battiments sont en briques, sans presqu’aucune architecture. Ce sont de grands magasins pour les marchandises que l’on prendrait pour des prisons. Telles étaient au moins toutes les maisons qui bordaient les quais que nous cotoyâmes en arrivant. On nous conduisit jusqu’à la chambre du commerce pour y présenter nos papiers. Le R.P. abbé nous y attendait et avait déjà fait préparer des chariots et des voitures pour porter les infirmes et les choses les plus nécessaires. Nous n’attendîmes pas longtems notre débarquement. On nous fit passer des bateaux dans des voitures qui nous portèrent dans la ville haute où les RR.PP. brigitins voulurent bien nous donner le logement et comme ils avaient une communauté de religieuses de leur Ordre adjacente à leur monastère, le R.P. abbé y plaça ses religieuses. Par ce moyen il avait tout son monde sous ses ailes. Nous avons passé plus d’un mois dans cette maison où l’on ne nous donnait que le gîte. Du reste nous étions obligés de nous nourrir nous-mêmes. Nos religieuses furent chargées d’apprêter notre nourriture. Jamais nous n’avons été ni plus malproprement ni plus mal. Déjà le R.P. abbé et quelques uns de ses religieux avaient eu la dyssenterie. Quelques uns mêmes en étaient encore attaqués. La maladie ne tarda pas à devenir générale. On s’en prit aux eaux du pays et l’on nous fit boire de la bière. Nous ne nous en trouvâmes pas mal mais cela ne suffit pas pour nous guérir. Il eut fallut changer nos cuisinières et même [181] choisir nos aliments et c’est ce que l’on ne fit pas. Nous tombâmes malades les uns sur les autres, les religieuses elles-mêmes. Nous ne perdîmes cependant qu’un vieux frère convers, celui qui s’était joint à nous à Soleure et qui se perdit à notre passage de la Vistule. Comme j’étais fatigué au dernier point et que j’avais moi-même la dyssenterie, je fis tant par mes instances auprès du R.P. que j’obtins qu’il me déchargea de mon emploi de chirurgien. Il n’y consentit qu’avec peine et se vit forcé d’avoir recours au ministère d’un médecin de la ville qui rendit de grands services à plusieurs de nos frères attaqués d’hydropisie. Il nous soulagea beaucoup dans notre dyssenterie mais il ne pouvait guérir le R.P. abbé d’une fièvre intermittente opiniâtre qui le réduisit bientôt à la plus grande faiblesse et nous fit craindre pour ses jours. Il me fit appeller pour me consulter. Je lui dis qu’en sa considération, je voulais bien encore exercer la médecine mais pour lui seulement et que s’il voulait se mettre entre mes mains je promettais de le guérir en deux jours. Je lui tins parole. J’empêchai la fièvre de revenir dès le premier jour et depuis ce tems il ne l’a plus revue. Le médecin qui continuait à le visiter n’en eut aucune connaissance et attribua cet heureux succès à la force de ses remèdes. Quoiqu’on m’eut fait la promesse de ne plus m’inquiéter pour les malades, cependant sous le moindre prétexte l’on m’appellait tous les jours en consultation. Je ne pouvais m’en deffendre, la charité exigeant que je rendisse service quand je le pouvais. Cependant comme je n’avais plus l’embarras des malades je tâchais de récupérer pour la nourriture de mon âme tout le tems que les occupations multipliées de mon emploi m’avaient empêché jusque là d’y donner et je donnais aussi chaque jours quelques instans à l’étude. Dans ce genre de vie plus tranquille ma santé n’en devint pas meilleure car le mouvement et la dissipation m’ont toujours été nécessaires pour me bien porter. L’asthme vint se mettre de la partie et je me trouvai dans le cas de ne pouvoir suivre qu’avec la plus grande peine les exercices de la communauté que nous tâchions d’observer avec autant d’exactitude que si nous eussions été au monastère, attendu que nous en avions toutes les commodités, pouvant disposer de l’église la nuit comme le jour.
Quoique la religion dominante de Dantzic soit la protestante, il règne cependant sur cet article une grande liberté. La ville contient [182] un grand nombre de bons et de fervens catholiques. Les jours de dimanche et de fête, l’église des Brigitins en était remplie. Je me plaisais à me trouver à leurs offices et à considérer la dévotion dont ils étaient animés. J’avais surtout un singulier plaisir à entendre les religieuses brigitinnes chanter. Elles le faisaient avec une ferveur capable de nous confondre. Enfin tout mon tems était employé à méditer par tout ce qui pouvait animer ma piété, ce qui m’a fait beaucoup regretter le petit séjour que nous avons fait dans cette maison. Mais les douceurs et la tranquillité que j’y goûtais malgré mes infirmités devaient me faire craindre que bientôt je serais exposé à de plus grandes épreuves. En effet pendant ce tems, le R.P. abbé ne se donnait aucun repos. Il ne savait encore où définitivement il nous conduirait. Son projet de nous faire passer en Amérique ne lui était pas encore sorti de l’esprit mais il y trouvait tant d’oppositions de la part d’un grand nombre de ses religieux qu’il n’osait même en parler. Pour moi je lui dis formellement que si je pouvais seulement soupçonner qu’il y pensat encore, dès le moment je l’abandonnerais et chercherais à me placer quelque part, que j’aimais mieux mourir tranquille dans quelque coin que de m’exposer à périr au milieu de toutes les peines et les tracasseries qui seraient inséparables d’un pareil voyage, de manière qu’il n’en parla plus et il ne fut question que de gagner Hambourg, se proposant, lorsque nous y serions arrivés de laisser là à chacun une espèce de liberté de favoriser ses projets ou de rentrer dans l’Allemagne. Deux voies se présentaient pour aller à Hambourg : la terre et la mer. Le chemin par terre était long et très dispendieux. Le trajet de mer ne laissait pas d’être assez considérable mais avec un bon vent nous devions être rendus à Lubeck en moins de 6 jours et sans beaucoup de frais. Il préféra donc d’embarquer tout son monde mais il avait un grand nombre d’infirmes, tous n’étaient pas capables, et surtout parmi les religieuses, de supporter la mer. Il fut donc obligé d’y pourvoir et fit faire les préparatifs nécessaires pour voiturer ceux et celles que la prudence et la charité ne permettaient pas d’exposer à l’air de la mer [183] quoique la manière dont je m’étais conduit envers lui ne méritait guère qu’il eut des égards pour moi, il eut cependant la bonté, par condescendance pour ma faiblesse, de me donner l’option. Je n’ignorais pas combien la mer me serait contraire. Cependant pour des raisons particulières que je lui fis connaître et qu’il approuva, je préférai m’exposer aux dangers que je devais courir dans cette petite navigation plutôt que de voyager par terre et puis je n’avais jamais vu la mer, j’étais curieux de pouvoir dire que j’y avais voyagé.
Deux choses nous étaient indispensablement nécessaires pour notre navigation : des vaisseaux et un vent favorable. Il ne manquait pas de vaisseaux de toutes les grandeurs dans le port de Dantzick dont un seul eut été plus que suffisant pour nous porter tous, mais le R.P. voulait que dans cette traversée nous voyagassions tout séparément, c’est-à-dire les religieux, les enfants, et les religieuses. Il était donc nécessaire pour cela de trouver trois petits vaisseaux partant de Dantzick sans carguaison, ce qui ne se rencontre pas toujours facilement. Cependant il s’en trouva trois de trois à quatre cent tonneaux qui devaient sous peu faire voile vers Lubeck. Ce sont plutôt de grosses gribannes que des vaisseaux et si je ne me trompe c’est ce que nous appellions en France des bellandes hollandaises. Il n’y a point d’entrepont, tout consiste en une cale, la chambre du capitaine, une cuisine et une loge pour l’équipage qui n’est guère de plus de quatre à cinq hommes. Il n’y a que trois mats. Du reste le pont ressemble en tout aux petits vaisseaux marchands. Comme nous devions partir les premiers, la disposition de notre vaisseau servit de model aux autres. Voici comme on l’avait distribué : toute la cale était divisée de part et d’autres en loges placées l’une sur l’autre. Chaque loge pouvait avoir deux pieds et demie d’élévation, de manière qu’on ne pouvait y rester que couché, six pieds de longeur et quatre à cinq le largeur et chaqune était destinée pour deux religieux. S’il y eut des grilles de fer à chaque loge, elles eurent parfaitement représenté ces ménageries dans lesquelles on renferme des animeaux pour satisfaire la [184] curiosité du publiq. Les places où l’on n’avait pas formé de loges contenaient nos bagages et notre approvisionnement qui ne laissait pas d’être considérable en viande, pain, bière, graines, etc car quoiqu’avec un bon vent nous ne dussions rester que 6 jours en mer, nous pouvions, comme il est arrivé y rester 3 semaines et plus.
Tout étant ainsi disposé, il ne manquait plus pour notre départ qu’un vent favorable. Afin de nous mettre à portée d’en profiter aussitôt qu’il plairait à Dieu de nous le donner, le R.P. abbé nous fit toujours quitter la maison des Brigitins, pour nous rapprocher du port qui se trouve situé derière la ville à un éloignement encore assez considérable. D’abord nous traversâmes la Vistule en bateaux puis ceux qui étaient capables de marcher, gagnèrent facilement le port à pied. Pour moi je restai sur un de ces bateaux chargé de nos bagages auquel l’on ne fit pas suivre le cours du fleuve parce qu’en cet endroit il est très impétueux mais nous voguâmes sur un canal pratiqué à quelques distances du fleuve dont les eaux clames et tranquilles ne nous menaçaient d’aucun danger. Sur le point d’arriver au port il fallut cependant entrer un instant dans la Vistule. Je crus alors que j’alais abîmer tant était violente l’agitation des flots. Nous ne tardâmes pas à entrer dans le bassin du port où nous étant approché du vaisseau qui nous était préparé, nous déposâmes tous nos bagages, jusqu’à ce que le moment d’y monter nous-mêmes fut arrivé. Ce moment se fit attendre longtems, ce qui nous obligea à nous loger sous des tentes pendant plus de 8 jours. S’il eut fait beau tems, ce petit campement eut été assez agréable mais il faisait un vent nord-ouest affreux qui, malgré que nous fussions au commencement du mois d'août, nous pénétrait de froid. Les premiers jours nous fûmes assaillis par une foule considérable de gens du peuple qui venaient pour contenter leur curiosité mais bientôt on s’accoutuma à nous voir et on nous laissa très tranquils. Nous avions consacré une tente pour le service divin. Nous y disions la sainte messe et y récitions nos offices et quoique dans un pays protestant, jamais nous n’y avons reçu la moindre insulte. Nous faisions notre cuisine en plein air et nous prennions nos repas assis sur le gazon. Quoi que je fusse déjà bien incommodé lorsque [185] nous arrivâmes en cet endroit, j’avais cependant encore assez de force et de respiration pour me traîner. J’en profitai pour contenter ma curiosité et visiter les différents endroits du port, pour aller sur les rivages de la mer y contempler les productions de la nature et les différens points de vue qui s’offraient à mes regards. J’avais abondament de quoi me satisfaire et si j’eusse eu de la santé, je n’aurais certainement pas regretté 15 jours passés dans cette position, mais deux à trois jours s’écoulèrent à peine que par l’effet des vents de mer qui m’ont toujours été contraires, je me vis dans l’impossibilité de faire même dix pas sans être en danger de suffoquer. Il me fallut quitter le rivage, entrer dans le vaisseau, me nicher dans ma loge et là attendre tristement le moment où il plairait à Dieu de nous donner un vent favorable pour mettre la voile. Ce qui me fit plus de peine dans cette circonstance, ce fut de voir le peu d’intérêt que notre supérieur prit à ma situation, soit insouciance, soit parce qu’on était accoutumé de m’entendre plaindre et de me voir souffrir. Si chaque fois que j’avais quelque besoin je n’eusse pas été les lui exposer, on m’eut laissé sans aucun secours et si dans cette circonstance je n’avais pas eu les soins charitables de notre Père Louis de Gonzague qui connaissait tout le pénible de ma situation, je crois que je serais mort dans le vaisseau sans que personne s’en fut mis en peine. Il semblait même que l’on fut convaincu que j’affectais de parraître malade, car un jour le supérieur vint me crier de dessus le bord qu’il fallait que je sortisse au plus tôt, que le vaisseau allait toujours avancer vers la mer et qu’on ne pourrait pas me donner à manger. J’eus beau représenter mon impossibilité et demander en grâces que l’on me donnat quelque chose pour le moment, que cela me suffirait, le supérieur insista en employant les invectives et les reproches. Pour moi, ne pouvant plus y tenir, je l’envoyais nettement promener et heureusement que le Père Louis de Gonzague qui survint, plaida ma cause et obtint de m’apporter ce qui m’était nécessaire. Ce petit prélude m’annonçait ce que j’allais avoir à souffrir. Hélas ! Combien d’autres auraient profité de ces prétieuses occasions pour augmenter leurs mérites par la patience. Quoi que j’en fis si mauvais usage, le Bon Dieu ne laissait pas de me les envoyer de les multiplier même. Plaise à la divine Bonté que si ç’a été pour ma confusion, ce ne soit pas pour ma condamnation. Avant de nous mettre en pleine mer, vous me permettrez, Monsieur, de m’arrêter un peu et de vous renouveller les assurances de la parfaite considération. Etc…
Vingt-neuvième lettre
[186] Dans ma dernière lettre, Monsieur, vous m’avez vu étendu dans la loge qui m’était destinée dans le vaisseau qui avançait doucement vers l’embouchure du port pour être prêt à partir aussitôt que le vent le permettrait. Notre pilote, aussi impatient que nous de mettre à la voile, crut devoir profiter d’un quart de vent qui parraissait le servir, dans l’espérance d’en rencontrer un meilleur lorsqu‘il aurait gagné le large. En conséquence il reçut tout son monde à bord, l’encre fut levé et nous partîmes. Si j’eusse joui d’une bonne santé cette petite navigation eut été une fête pour moi. Je me réjouissais dans la seule pensée de pouvoir considérer à mon aise le ravissant spectacle de la mer et d’observer avec soin jusqu’aux moindres choses capables de piquer ma curiosité, mais à peine pus-je me traîner trois fois sur le pont pendant quelques instans, le pitoyable état de ma santé ne me permettant pas de m’y exposer sans danger au milieu des bourasques affreuses que nous eûmes à essuyer continuellement car depuis le jour de notre embarquement, jusqu’à celui de notre arrivée, nous n’avons éprouvé qu’un tempête continuelle. Un vent affreux nous portait vers la pleine mer pendant que pour aller à Lubeck nous n’avions qu’à louvoyer. De tems à autres nous nous rapprochions à l’aide de quelques coups de vents favorables qui ne tenaient pas et nous étions bientôt rejettés plus loin, si notre pilote ne se fut laissé approcher d’une petite isle où il jetta l’encre pour attendre que la bourasque fut passée. Nous en avions d’ailleurs grand besoin car étant embarqués depuis 12 jours, nous avions besoin de renouveller notre eau qui manquait absolument. Nous demeurâmes deux à trois jours vis-à-vis cette île et j’eus grand mal au cœur de ne pouvoir monter sur le pont pour l’observer mais j’étais si mal de mon asthme qu’il ne m’était pas absolument possible de bouger sans courir les risques de périr suffoqué. Je n’étais pas le seul qui eut à souffrir car la plupart de nos frères furent attaqués du mal de mer et plusieurs en furent bien malades. D’autres avaient encore la dyssenterie et deux ou trois y firent des maladies très sérieuses. Aucun de nous cependant ne fut curieux de donner son cadavre aux marsoins qui abondent dans cette mer et qui sont continuellement à la suite des vaisseaux pour leur servir de pâture. Nous profitâmes d’abord du privilège que nous donnent les usages de notre Ordre de manger de la viande lorsque l’on s’embarque mais nos provisions en ce genre étant bientôt consumées, nous fûmes réduits au riz, aux grueaux, etc, nos nourritures ordinaires. [187] Mais ce qu’il y eut de plus fâcheux c’est que notre pain se moisit au point de n’être plus mangeable. Il fallut cependant s’en contenter. Pour moi cela m’était bien indifférent car je ne crois pas en avoir mangé une livre pendant toute la traversée. Notre cuisine se faisait sur le pont, dans la cheminée volante où les mattelots ont coutume de fondre leur goudron pour radouber le vaisseau. C’est là que nous avions établi notre marmite. Souvent il arrivait qu’au moment où le cuisinnier la découvrait, une vague venait la remplir et réparer les pertes occasionées par l’ébullition, de cette manière elle était toujours pleine. Il ne nous fut pas possible pendant trois semaines de célébrer une seule fois le très saint sacrifice de la messe, les mouvements du vaisseau étaient trop violents et nous auraient exposé à des accidens. Nous passions le tems comme nous pouvions. Lire, prier, souffrir étaient à peu près toute notre occupation. Heureux ceux qui avaient assez de santé pour pouvoir aller de tems en tems se désennuyer sur le pont. Jamais je crois le tems ne nous a paru plus long que pendant ces trois semaines. Encore si nous eussions eu quelque consolation de la part de notre supérieur, mais non, étendu lui-même dans sa loge, jamais je ne l’en ai vu sortir pour aller visiter même les plus souffrants. Jamais il ne nous dit rien qui fut propre à nous soutenir et nous encourager. Je ne pus m’empêcher, malgré le silence que nous observions toujours exactement, d’en murmurer hautement dans un jour où j’étais le plus vivement poussé. Je dit tout haut, de manière à être entendu, que j’espérais qu’on aurait au moins la charité de ne pas me laisser mourir comme un chien et qu’il était bien surprenant que le supérieur qui ne pouvait ignorer ma situation ne se donnât pas seulement la peine de me venir visiter. Il descendit en conséquence et vint me proposer de me confesser mais ce fut la première et dernière fois que je le vis.
Cependant la tempête parut se modérer un peu, un vent plus favorable sembla nous vouloir favoriser. Notre pilote fit lever l’encre et après 24 jours de peine et de travaux, nous abordâmes enfin à Lubeck. Nous étions dans le port que je l’ignorais encore car toujours et plus que jamais étendu dans ma loge. Il ne me fut pas possible d’aller sur le pont observer les approches de cette ville, ce qui me chagrina beaucoup car la première vue à une certaine distance est ordinairement ce qu’il y a de plus intéressant. Lorsqu’il fut question de me sortir du vaisseau il fallut avoir recours à une force étrangère car je n’étais plus capable [188] de me traîner. On m’en tira donc comme un sac de bled ou un toneau de marchandise, pour me jeter dans un voiture qui me conduisit en traversant la ville (dont les maisons me parrurent assez bien bâties et fort opulentes) dans un faubourg au-delà, où le R.P., déjà arrivé par terre, nous avait loué une maison. L’on me déposa dans une chambre destinée pour les infirmes qui étaient en grand nombre. Le R.P. instruit de ma situation y parut fort sensible. On peut dire que j’étais plus mort que vif : une fièvre lente, habituelle, un dévoiment dyssentrique qui ne m’avait pas quitté depuis 6 semaines, une oppression suffoquante et une faiblesse si grande qu’il m’était impossible de faire deux pas sans tomber. Le R.P. vint lui-même me demander ce que je croyais m’être nécessaire pour mon rétablissement. Il ne négligea rien et me fit donner tous les secours dont j’avais besoin. Enfin, avec l’aide de sa charité, en trois semaines je me vis à peu près rétabli et en état de faire les exercices de la communauté, mais je fus un tems assez considérable à reprendre mon équilibre. J’étais tout étourdi. Il me semblait toujours être dans le bateau et agité par les flots de la mer. Encore 15 jours de ménagement m’eussent parfaitement rétabli mais le R.P. abbé était absent et le prieur, homme dur et peu compatissant consentit à ce que je reprenne le train commun dès qu’il m’en vit capable, ce qui fut cause que j’éprouvais encore plusieurs incommodités très graves, en particulier je fus attaqué d’une crampe d’ectomach qui me mit à deux doigts de la mort et l’asthme ne me laissait pas un seul jour sans me tourmenter, ce qui pouvait un peu venir de notre proximité de la mer. Quelques jours après notre arrivée nous vîmes venir les enfants dont la navigation ne fut pas plus heureuse que la nôtre. Ils se réunirent à nous et furent logés dans le même bâtiment. Pour les religieuses il est probable qu’elles passèrent sans s’arrêter car nous les trouvâmes déjà placées à Hambourg lorsque nous y fûmes quelque tems après.
Lubeck étant un pays dont la religion protestante est la dominante, nous fûmes dans la nécessité de former une chappelle dans l’intérieur de notre habitation pour y pouvoir célébrer les saints mystères. Nous y établîmes même un petit tabernacle pour y conserver le très saint Sacrement qui était toute notre consolation. Nous y allions à nos heures réglées comme au monastère pour y réciter [189] nos offices car nous n’y chantions pas. Du reste pendant la journée tous nos exercices étaient les mêmes qu’au monastère. Pendant les premiers jours notre habitation fut le rendez-vous de toute la ville, mais petit à petit le nombre des curieux diminua et nous ne fûmes plus visités que par ceux qui voulaient véritablement s’édifier. Plusieurs protestans assistèrent à nos offices. Il s’en trouva sur l’esprit desquels l’ensemble de notre vie parrut faire impression, entre autre on a beaucoup parlé d’un ministre, chanoine de Lubeck qui devait faire son abjuration. J’ignore s’il a effectuée ce projet qu’il avait formé en venant nous visiter. En général nous n’avons pas eu lieu de nous plaindre soit des personnes en places, soit du peuple, dans ce pays si contraire à notre manière de penser. Notre séjour y fut au moins d’un mois pendant lequel le R.P. abbé était du côté de Hambourg, occupé de ses religieuses et cherchant un endroit favorable pour nous placer, en attendant qu’il eut pris un parti définitif sur notre dernière destination car je crois qu’il conservait toujours le dessein de nous conduire tous en Amérique. Vers le milieu d’octobre il revint nous trouver et donna ses ordres pour notre départ. Il avait sans doute des projets, car sans diviser alors son monde, il fit diviser également tous les livres et autres effets appartenant à la communauté. Nous avions environs deux jours de marche pour gagner Hambourg. Il ne prit donc que les chevaux et les voitures nécessaires pour les bagages et les infirmes et tous ceux qui en furent capable : religieux et enfant, firent le voyage à pied. Ils eurent bien du mal dans ce voyage car les chemins étaient affreux. Plusieurs même furent obligés de monter sur les voitures qui se trouvant surchargées, eurent bien du mal à avancer.
Nous ne laissâmes pas cependant d’arriver dans les bans lieux de la ville de Hambourg qui me parurent très agréablement bâtis et embelis de toutes sortes de plantations. Jamais je n’ai rien vu qui approche davantage des environs de Paris. Après avoir traversé un grand faux-bourg dans lequel on nous montra en passant la demeure de nos religieuses, nous laissâmes la ville à droite pour traverser une grande vallée coupée de plusieurs caneaux et agréablement plantée qui nous conduisit dans [190] un autre faubourg ou village situé sous les rives de l’Elbe, qui dans cet endroit sont formées par une digue très haute pour s’opposer aux inondations de ce fleuve impétueux. C’est là que parmi un grand nombre de maisons de plaisance, attenantes à des jardins bien cultivés, le R.P. abbé nous en avait loué une que nous eûmes bien de la peine à trouver. Il pleuvait à verse lorsque nous y arrivâmes et nous fûmes obligés d’y recevoir toute la pluie à la porte parce que le concierge ne voulut jamais nous l’ouvrir, s’excusant sur ce qu’il n’en avait reçu aucun ordre. Heureusement que quelques voisins touchés de compassion, eurent la charité de nous mettre à la brie jusqu’à l’arrivée du R.P. qui différa au moins encore une bonne heure. Quoique cette maison nous fut réellement destinée et que le R.P. sut bien que nous devions arriver ce jour-là, non seulement il n’en avait prévenu personne mais il n’y avait même absolument rien de préparé pour nous y recevoir. Quoique nos frères fussent extrêmement fatigués, il leur fallut cependant encore décharger et placer tous les paquets et puis attendre jusqu’à 8 h du soir pour prendre leur réfection car au moment de se mettre à table, l’on s’apperçut que l’on n’avait pas de pain et il fallut aller à la ville, c’est-à-dire à plus d’une demie heure, pour en acheter. Nous étions bien loin de murmurer contre le R.P. et de l’accuser de manquer de charité, en ayant déjà tant de fois éprouvé les effets mais la nature harrassée par la fatigue et pressée par la faim murmurait malgré nous. Après avoir mangé, chacun s’accomoda çà-et-là le mieux qu’il put sur le plancher et nous passâmes la nuit comme des gens bien fatigués.
Le lendemain la curiosité me fit faire l’iventaire de toute la maison qui me parut charmante, bien disposée et je jugeai, par les meubles de décoration tenant à cloux qui y étaient encore, qu’elle avait appartenu à gens opulents. Il n’y avait du reste pas un seul meuble d’usage, pas un banc, pas une chaise, pas même une table pour y placer un morceau de pain. Les jardins étaient vastes spatieux et en bon état. D’un côté était un [191] verger considérable, bien planté, un grand potager de l’autre, devant la maison l’on voyait un parterre fleuriste élégament dessiné, environné de compartiments en arbustes étrangers. Tour à tour s’élevaient de belles et hautes charmilles taillées avec art. Çà et là l’on avait ménagé de petites pièces d’eau qui se rapportaient à une principale assez considérable du milieu de laquelle sortait un roc dans lequel l’on avait taillé une statue représentant un personnage fabuleux. Enfin au bout de ce jardin délicieux était une vaste prairie coupée de plusieurs petits caneaux dont les bords étaient plantés de sauls, d’oziers et autres arbrisseaux aquatiques. L’endroit était charmant mais bien peu convenable à des trappistes. On peut bien dire que c’était pour eux margarita ante porcos. Ce fut cependant, Monsieur, dans ce lieu enchanté dans ce séjour du luxe et de l’opulence que le R.P. abbé voulut établir celui de la pénitence. Il divisa les logements, assigna aux enfants leur quartier et aux religieux le leur. Il détermina la place qui servirait pour le réfectoire, celle où l’on établirait la chappelle car les églises sont très rares en ce pays et celle dont la maison dépendait était fort éloignée, et ainsi séparés du monde et de toute ses folies, assis, si j’ose m’exprimer ainsi, sur ses débris nous nous remîmes à remplir tous nos exercices réguliers comme si nous eussions été dans notre monastère.
Pendant que nous vivions paisibles et tranquils, le R.P. abbé était dans un mouvement continuel. La nécessité de pourvoir à notre subsistance et à celle de ses religieux pendant l’absence qu’il méditait, l’obligeait à sortir tous les jours et souvent à faire des absences de plusieurs jours. Aussitôt que sa sollicitude paternelle eut suffisament pourvue à tout, il vint nous trouver et nous dit qu’il se trouvait dans la nécessité de passer en Angleterre avec plusieurs de nos frères. J’ignorais que je dusse être un de ses compagnons de voyage. Lorsqu’il vint m’en faire en particulier la proposition, je lui représentai l’état fâcheux où j’avais été réduit dans notre traversée de Dantzick à Lubeck et que certainement je serais exposé aux mêmes dangers dans ce voyage, que d’ailleurs je ne redoutais rien tant que l’air de [192] l’Angleterre qui était un air marin où je n’avais jamais pu jouir d’un seul jour de santé, qu’il pouvait en juger par l’état où je me trouvais depuis que nous étions à Hambourg, la plus grande partie de mes nuits se passant à souffrir des accès fréquents de mon asthme. Il insista en me disant que nos frères d’Angleterre étaient fort à leur aise, que j’y serais bien et que si je n’y voulais pas aller, il ne pouvait m’envoyer qu’à Darfeld où je n’aurais que de la misère. Je lui répondis que la misère ne m’avait jamais effrayé et que j’irais volontier dans cette maison où je préférais un peu plus de santé avec de la pauvreté, à l’opulence au milieu des infirmités. Me voyant résolu, il prit les arrangements en conséquence. Nous devions partir à quatre avec deux enfants. II nous obtint des passeports, nous fit fournir les hardes, etc dont nous avions besoin, nous donna un peu d’argent et peu de jours après il partit pour l’Angleterre. Le vent tout affreux qu’il était, lui étant favorable, pour nous comme il nous était contraire et qu’il nous empêchait de remonter l’Elbe sur lequel nous avions un petit trajet d’une bonne heure à faire pour aller joindre notre route, nous fûmes forcé de différer notre départ et d’attendre quelques jours jusqu’à ce que le plus fort de la bourasque fut passé.
Il était grand tems que je quitte ce pays car les vents de mer me rendaient si malade que je serais devenu tout à fait incapable de m’acquitter de mes moindres exercices. Les tempettes affreuses qu’il faisait depuis quinze jours sans discontinuer s’étant un peu modérées, les battelliers qui devaient nous conduire jugèrent que nous pouvions nous embarquer sans danger. Le vent cependant était encore bien violent et presque contraire et avec cela la pluie ne discontinuait pas. Nous ne laissâmes cependant pas de monter dans la barque qui n’était qu’une grande gondole dans laquelle nous n’avions absolument aucun abri mais le d[és]ir que nous avions de partir et de mettre enfin un terme à tant de voyages et de fatigues inutiles nous encourageait et nous disposait à tout souffrir pour y parvenir. A l’aide des couvertures de nos couches que nous étendîmes sur les rames nous nous fabriquâmes une espèce de cabanne qui nous garantit au moins [193] en partie du vent et de la pluie. La traversée que nous fîmes sur l’Elbe en lutant contre les flots et les vents fut au moins de trois heures. Je ne pouvais me lasser d’admirer avec quelle adresse les mattelots savaient profiter d’un vent presque contraire pour avancer et encore assez vite contre le courant d’un des fleuves les plus impétueux qui existent. Mais nous fûmes bientôt dédomagés de cette orageuse navigation par le plaisir que nous eûmes à parcourir un grand et beau canal aboutissant à un bassin considérable qui formait un port rempli de grands bateaux. J’eus un singulier plaisir à contempler ces merveilles de l’art. Ce fut dans ce port que l’on nous débarqua. Et comme c’était dans cet endroit que nous devions prendre la voiture publique où nos places étaient retenues, nous descendîmes à l’auberge pour attendre son départ qui ne devait être qu’au bout de deux jours. Pendant ce tems et le reste de la route qui fut de 15 jours environs, marchant jours et nuits, il ne nous arriva rien de bien remarquable. Les accès d’asthme me firent beaucoup souffrir et ce ne fut pas sans la plus grande peine que nous arrivâmes enfin à Munster, ville principale de la Westphalie.
Il était dix heures du soir lorsque nous mîmes pied à terre. Nous nous présentâmes à plusieurs auberges. On ne voulut nous recevoir nulle part. A minuit nous étions encore sur le pavé. Les polissons se moquaient de nous en nous criant : « Trappistes ! Trappistes ! » car ils n’étaient pas inconnus dans cette ville qui est très fréquentée par le supérieur de Darfeld. Nous jugeâmes par cette réception que quoique la ville fut catholique, les trappistes cependant n’y étaient pas en odeur de sainteté. Enfin cependant un aubergiste eut pitié de nous, nous fit entrer et nous donna à soupper. Nous y prîmes à peine deux à trois heures de someil. Dès qu’il se fit jour nous nous transportâmes chez les R.P. récolets où nous serions descendu en arrivant s’il n’eut pas été si tard. Ils nous reçurent avec bonté et nous permirent de passer toute la journée chez eux. Je profitai de ce petit séjour pour célébrer la sainte messe, ce que je n’avais pas fait depuis notre départ. Nous ne [194] l’avions pas même entendue, ayant toujours été en pays protestant. Nous prîmes aussi tous les arrangements nécessaires pour nous faire conduire le lendemain à Darfeld, village éloigné d’environs sept à huit lieux de la ville. Un particulier s’offrit à nous y voiturer moyenen quatre louis. Nous étions six et ne laissions pas d’avoir encore un certain bagage. Nous en donnâmes connaissance à notre voiturier, espérant qu’il s’arrangerait en conséquence. Les chemins d’ailleurs étant horriblement mauvais dans tous ce pays, nous fûmes bien surpris de le voir venir le lendemain sur les 7 h avec deux mauvais chevaux. Nous n’avions cependant pas à choisir, malgré toutes nos recherches il était le seul qui se fut présenté. Nous nous mîmes donc en route mais nous n’avancions pas. A 4 h après-midi nous avions encore 4 lieues à faire. La charrette embourbée jusqu’à l’essieux ne pouvait plus avancer et notre homme voulait nous faire coucher en route. Ce n’étaient pas là nos conventions. Nous étions la veille de la Tous-Saints et nous voulions arriver ce jour-là. Il fallut disputer longtems avec lui. Il consentait à ce que nous prissions d’autres chevaux mais il ne voulait rien rabattre des 4 louis dont nous étions convenu . Enfin après bien des pourparlers, il fut résolu qu’il nous laisserait sa voiture, qu’il se contenterait de 3 louis et qu’un paysan (attelé de deux forts chevaux) à qui nous donnerions le quatrième louis, viendrait nous conduire à Darfeld, pendant qu’il attendrait dans sa maison qu’il vint lui ramener la voiture. Par ce moyen nous nous trouvâmes voiturés au lieu de notre destination.
Je croyais bien, Monsieur, en arrivant à ce terme avoir atteint celui de toutes mes aventures. Au moins ce fut dans cette confiance que j’entai dans le monastère de Darfled en bénissant le Bon Dieu de nous avoir fait échaper à tant de dangers. Comme ce que j’ai à vous raconter à présent est d’un ordre bien différent, j’interromprai encore ici ma narration pour vous réitérer l’assurance des sentiments, etc…
Trentième lettre
[195] Voilà donc, Monsieur, toutes nos courses terminées. Je vais au moins me reposer pendant dix-huit mois de mes fatigues, dans la solitude de Darfeld, en y vaquant aux saints exercices de notre réforme. Il était environ 7 h du soir lorsque nous y arrivâmes. On chantait le salve à l’église. Nous y fûmes conduits aussitôt pour rendre nos devoirs au premier Maître de la maison. Dès qu’on eut fini de chanter, le supérieur, instruit probablement par le religieux qui m’avait accompagné ou par une lettre du R.P. de la faiblesse de ma santé, vint aussitôt me prendre et sans me dire mot, car c’était le tems du grand silence, il me conduisit dans la chambre de l’infirmerie où sans rien dire de plus il me remit entre les mains de l’infirmier. Vous notterer que ce jour étant un jour de jeûne, nous étions parti le matin sans rien prendre et que je n’avais absolument rien mangé de la journée. L’infirmier qui n’en savait rien, n’ayant reçu du supérieur aucune instruction, s’empresca de me préparer une couche par terre et me fit signe de m’y placer. C’était le moment de la retraite générale mais je ne trouvais pas mon compte à ce marché. Quelqu’amour que j’eusse pour la mortification, je n’en avais pas encore assez pour me passer entièrement de manger. Je lui fis donc signe que je n’avais rien pris. Il s’apperçut de sa faute, s’empressa de descendre à la cuisine où il trouva mon dîner tout préparé. Il me l’apporta en me faisant mille signes d’excuses. Je pris quelque chose et me couchai car j’en avais grand besoin. Un religieux plus vertueux que moi n’eut fait dans ce cas aucune observation à l’infirmier. Il se serait couché aussitôt qu’il lui en fit le signe et cet acte de simplicité, contraire au bon sens et à la volonté présumé du supérieur, eut été regardé comme un acte d’une vertu héroïque et consommée.
Je crois, Monsieur, vous avoir déjà parlé dans ma cinquième lettre de l’établissement de Darfeld. Je ne vois rien à ajouter ici à ce que je vous en ai dit. Lorsque j’y suis arrivé les religieux n’étaient pas encore transférés à Bourlos mais ils habitaient leurs cabannes de Darfeld où ils étaient encore aussi mal logés que les premiers jours de leur établissement [196] car tous les religieux, les infirmes eux-mêmes couchaient par terre, divisés dans deux ou trois endroits. La plus grande partie était logée au grenier. Notre réforme n’était pas pour eux assez sévère ils y ajoutaient encore dans bien des points quoiqu’il y en eût beaucoup de très essentiels qui étaient très mal observés. La maison était presque habituellement conduite par des prieurs néophites qui ne savaient pas les règlements ou qui les interprétaient à leur manière. Le R.P. supérieur, car il n’était pas abbé, ne résidait presque jamais au monastère, étant sans cesse obligé d’être en course pour trouver les moyens de faire subsister son monde, courses qu’il faisait souvent au péril de sa vie, courses dont s’il eut eu un peu plus d’économie, il eut pu souvent se dispenser mais cet homme était un panier percé qui dépensait l’argent avec autant de facilité qu’il le recevait. Dans les petites apparitions qu’il faisait au monastère on soumettait à sa décision tous les points des règlements qui avaient été contestés en son absence. Il avait une pente singulière à approuver tout ce qui portait les choses à outrance et s’écartait des règles de la discrétion. Cependant dans le particulier il était trop bon, on peut même dire qu’il excédait en charité. Il accordait à la première demande tous les soulagements qu’on pouvait lui demander. Il ne se méfiait de personne. Heureusement Dieu veillait sur cette maison car il était taillé pour être dupé depuis le matin jusqu’au soir, comme de fait il l’a été très souvent. Plein des principes du R.P. abbé de La Trappe, il eut cru se rendre coupable que de mettre des limites à son zèle dans l’admission des sujets qui se présentaient chez lui. Religieux et enfants tous étaient reçus sans examen, avait-on les moyens de nourrir d’habiller et d’entretenir tant de monde ? On ne s’en mettait pas en peine. Aussi excepté la nourriture qui était toujours abondante pour tous, la plus grande misère reignait dans tout le reste. Les enfants étaient couchés les uns sur les autres dans de mauvais greniers. Ils étaient couverts d’habits tout déchirés que l’on ne pouvait laver parce qu’ils n’avaient pas de quoi changer. En conséquence ces pauvres petits malheureux étaient couverts de teignes et rongés de vermine et par contre les religieux toujours mêlés et confondus avec eux en avaient leur bonne part.
Pour remédier en partie à ces désordres et procurer un peu de place à tant de monde, le supérieur résolut d’élever un petit bâtiment dont la destination en était de ne servir qu’aux enfants. La chose pressait et les moyens manquaient. Il fallut donc aller à la plus grande économie et au plus tôt fait. [197] En conséquence une charpente élevée à la hâte en fit tous les frais et les intervals des poutres furent remplis de la boue de la cour que l’on prit dans une fosse qui avoisinait les latrines. A peine ce monstrueux édifice fut-il achevé (il fut au plus l’espace de deux mois à bâtir) que l’on y logea tous les enfants, ayant soin d’établir dans tous les appartements des fourneaux de fer que l’on échauffait jusqu’au rouge pour sécher plus promptement les cloisons. Une si forte chaleur fit sortir toute l’humidité qui se répendit partout de telle manière que l’on aurait ramassé l’eau à la cuillière auprès des fenêtres et que les livres et tout ce qu’il y avait dans les chambres était comme si on l’eut mouillé. Ces exhalaisons putrides ne tardèrent pas à produire leur influence sur les corps. Les enfants tombèrent malades les uns sur les autres. Le religieux qui était chargé de veiller sur eux fut un des premiers attaqués et en mourut. Bientôt l’épidémie devint générale. La maladie avait tous les caractères d’une fièvre putride maligne. De 128 que nous étions dans la maison, 124 furent attaqués. Il en mourut 10, tant de la maladie elle-même que de la complication d’autres infirmités. J’ai fait moi-même mes 21 jours de maladie. Enfin je n’ai jamais vu rien de plus triste et de plus désastreux de ma vie. Si dans cette fâcheuse circonstance nous n’eussions été secourus par plusieurs de nos frères qui vinrent de Velda, je ne sais pas comment nous aurions fait. Or tout ceci ne fut que l’effet du défaut d’aptitude d’un seul homme pour le gouvernement.
Lorsque j’arrivai à Darfeld il n’y avait point de religieux qui eut en titre l’emploi de chirurgien. On mettait à la pharmacie le premier venu, sachant ou ignorant, pour exécuter les ordonnances d’un ecclésiastique alsacien émigré qui demeurait au monastère et qui ayant des connaissances assez étendues en médecine leur prescrivait les remèdes, etc. Ce prêtre était un jeune homme de 30-35 ans très vertueux. On lui avait bâti dans l’enclos du monastère un petit hermitage où il vivait seul, uniquement occupé des fonctions du saint ministère car il confessait beaucoup de monde et à soulager les malades qui venaient en foule le consulter de toutes parts. Il allait ordinairement prendre son repas chez le curé de la paroisse mais tous les vendredis de l’année il mangeait au pain et à l’eau dans sa cèlulle. Il passait [198] le tems du carême comme les trappistes, mangeant aux mêmes heures la même nourriture, une seule fois le jour. Il donnait chaque jour beaucoup de tems à l’oraison. Enfin il semblait que le Bon Dieu l’eût placé dans cette solitude pour ranimer la ferveur des religieux, s’ils eussent été tentés de se relâcher.
Quelqu’édifiante cependant que fut la conduite de ce vertueux ecclésiastique, l’on souffrait avec peine dans le monastère qu’il fut chargé de visiter les malades et l’on me vit arriver avec plaisir dans l’espérance que je me chargerais de cet emploi. Comme j’avais obtenu parole du R.P. abbé que jamais on ne m’obligerait à le reprendre, je voulus tenir bon et user de mon droit. Mais j’eus beau faire, il fallut céder aux importunités du supérieur et me trouver de nouveau chargé du soin des malades avec cette condition cependant que le susdit ecclésiastique continuerait à pourvoir aux enfants, parce qu’ils étaient presque tous allemands et que je ne connaissais pas la langue, ce qui me mit dans la nécessité de communiquer avec lui, ne fut-ce que pour l’exécution de ses ordonnances car je fus aussi en même tems chargé de la pharmacie. Outre cela, comme cet homme était consulté du matin au soir par un grand nombre d’étrangers, il était devenu si craintif, d’après quelques conversations que nous eûmes ensemble sur les dangers de la médecine empirique qui était la sienne, qu’il n’aurait plus rien ordonné sans m’avoir consulté, de manière que nous finîmes par être presque toujours ensemble. J’aimais outre cela l’entendre parler des choses spirituelles et du saint ministère car s’il exerçait beaucoup, il avait un grand zèle pour le salut des âmes qu’il portait même quelques fois trop loin et Dieu permit pour éprouver sa vertu que malgré la droiture et la pureté de son cœur il en fut la victime.
Appellé pour visiter une personne du sexe, française émigrée, qui était tombée malade dans un village des environs où elle était venue disait-elle dans l’intention de se présenter pour se faire religieuse chez les Dames trappistes, après avoir pourvu à son corps, il tourna tous ses soins vers son âme. Il parvint à gagner sa confiance et à connaître que cette femme menait une vie déréglée et courrait les plus grands risques de se perdre. Touché de compassion, il se sentit embrasé du désir de lui fournir tous les moyens d’exécuter son projet lorsqu’elle serait suffisament rétablie. Pour la soustraire aux dangers auxquels elle pouvait alors être exposée, il eut l’imprudence de lui faire changer d’habits, de la faire venir dans son hermitage, de l’y loger et de l’y nourrir pendant quelques semaines. Il lui fit faire une confession générale et lui procura les livres les plus propres à la toucher et à l’affermir dans la vertu. Mais le Diable qui ne dort jamais inspira à cette malheureuse des sentiments bien différens de ceux dont était [199] animé son libérateur. Elle eut même l’imprudence de les lui déclarer. Il eut dû sur le champ s’en débarasser et ne pas ajouter, en la gardant, une seconde imprudence à la première. Cependant il crut que ce n’était qu’une tentation qui se dissiperait, qu’une fois entrée chez les religieuses, tous les nuages s’évanouiraient et qu’elle serait à l’abri de tous les dangers. Il s’empressa donc de l’y conduire aussitôt qu’elle en fut capable mais en l’éloignant du feu il n’éteignit pas celui qui s’était allumé dans son cœur. Il n’eut plus, il est vrai, dès ce moment de communication avec elle. Son confesseur fut celui de la communauté et quelqu’efforts qu’elle fît, il lui était impossible de parvenir à lui parler, mais la passion contredite n’en fut que plus irritée et se croyant méprisée elle voulut se venger et le fit d’une manière bien exécrable car elle abusa du sacré tribunal. Elle ne craignit pas de se déhonnorer elle-même en déclarant qu’elle s’était souillée avec ce prêtre et qu’il ne l’avait retirée cher lui que pour se contenter et se satisfaire, etc. Son confesseur, conséquament au statut de Benoît XIV, l’obligea de dénoncer ce malheureux prêtre à l’évêque ou plutôt ne voulant pas prendre sur lui une démarche aussi délicate, il remit la chose à la décision du R.P. abbé lorsqu’il serait de retour. Celui-ci, sur une pareille déclaration, commença à concevoir des doutes sur la pureté des mœurs de ce saint ecclésiastique. Il interrogea à mots couverts ceux qui avaient des rapports avec lui et quoi qu’il n’ait certainement trouvé personne qui put lui rendre de sa conduite le témoignage le moins suspect, il aucthorisa et obligea même la soit-disante religieuse à en écrire à son évêque qui demeurait dans le pays. L’évêque, surpris d’une pareille délation sur le compte d’un prêtre qu’il honnorait et qu’il estimait, ne put cependant s’empêcher d’y ajouter foi en voyant qu’elle venait d’une pareille source. Il manda son diocésain, que j’avais déjà prévenu du coup fatal qui le menaçait, m’étant apperçu de la trame infernale que l’on ourdissait contre lui. Le sujet obéit et se transporta sans différer chez son prélat qui, au lieu de le recevoir avec bonté comme [200] il avait coutume de le faire, jetta sur lui un regard foudroyant en lui disant que jamais il n’aurait soupçonné pareille chose de lui, qu’il ne lui en dirait pas davantage, que sa conscience lui en disait asser, qu’il exigeait que sous huit jours non seulement il quitta Darfeld, mais même le pays et qu’il lui enjoignait d’aller sur les frontières de la France, dans le lieu où les ecclésiastiques étaient le plus persécutés, y travailler au salut des fidèles qui manquaient de secours et y expier, s’il était possible par l’effusion de son sang, les crimes détestables dont il s’était souillé.
Une pareille réception eut jetté tout autre dans la consternation mais notre vertueux prêtre, sans répondre un seul mot pour se justifier, dit à son évêque qu’il laissait à Dieu le soin de faire connaître son innocence, que pour lui, tout ce qu’il avait à faire c’était d’obéir aux ordres de Sa Grandeur et qu’il allait s’empresser de les exécuter. Une pareille réponse aurait dû édifier l’évêque et lui faire sentir que le trait lancé contre le ministre du Seigneur était parti de l’Enfer, mais il était si convaincu de la vérité de la déposition, qu’il lui tourna aussitôt le dos en ajoutant le plus sanglant de tous les reproches, celui de le traiter d’hyppochrite.
Après deux jours d’absence, il revint au monastère, toujours aussi guaï et aussi ouvert qu’à son ordinaire. Il ne donna à connaître à personne ce qui venait de lui arriver. Cependant, me doutant de tout ce qui se passait, je crus remarquer par instant dans sa figure les expressions de la tristesse et du chagrin. Il était pensif et distant de tems en tems. Je jugeai alors sans craindre de me tromper, qu’on lui avait porté quelque coup funeste. Me trouvant un jour seul à seul avec lui je lui dis ce que je pensais et lui, content de trouver cette occasion de décharger son cœur accablé dans le sein d’un ami, me raconta toute son aventure, telle, Monsieur, que je viens de vous la raconter. Je l’encourageai, le plus qu’il me fut possible, à supporter cette épreuve avec générosité et à ne mettre sa confiance qu’en Dieu qui pouvait seul le tirer de ce mauvais pas et en attendant de se mettre toujours en disposition d’obéir. Après quelques jours qu’il employa à régler ses petites affaires, à finir un grand nombre de confessions qu’il avait commencées, il partit au grand contentement du Diable à qui il ravissait chaque jour un grand nombre d’âmes.
[201] Mais bientôt la malheureuse recluse apprit le succès de sa malice. Sa conscience ne lui laissant aucun repos, contente d’un côté de s’être vengée mais de l’autre au désespoir d’avoir perdu celui que sa haine ne pouvait l’empêcher d’aimer, elle revint sur ses pas, confessa son crime et s’empressa par une rétractation en bonne forme de réparer auprès de l’évêque la réputation de celui qu’elle avait si indignement déchirée. L’évêque plein d’admiration pour la vertu de son diocésain, ne perdit pas de tems, sûr de le trouver ou l’obéissance l’avait envoyé, il le fait appeller, il lui demande pardon de sa trop prompte crédulité et pour compenser la peine qu’il lui a occasionée, il lui procure dans le pays une place de vicaire perpétuel dans une nombreuse paroisse où il trouva abondament de quoi exercer son zèle pour le salut des âmes et contenter le goût qu’il avait pour le soulagement des malheureux. Mais j’ai appris depuis que son zèle se trouvant encore trop à l’étroit dans cette place, il était allé en Russie se joindre aux jésuites qui ont eu le bonheur de pouvoir se réunir dans ces contrées pour travailler à la conversion des pécheurs. Quelque part qu'il soit, je ne l’oublierai jamais. Puisse le souvenir de ses vertus, exciter ma lâcheté et m’animer à mener une vie semblable à la sienne.
Cet ecclésiastique, Monsieur, m’eut été d’un grand secours s’il eut encore demeuré parmi nous au moment de l’épidémie dont je vous ai déjà parlé car étant tombé malade moi-même et n’y ayant que moi pour conduire la maladie, mes frères se trouvèrent pendant plusieurs jours que je fus sans connaissance, tout à fait abandonnés car tant que j’ai eu ma tête, non seulement je me conduisais moi-même mais je dirigeais encore de mon lit le traitement de tous les autres. On comprit alors au monastère la perte que l’on avait faite en perdant ce vertueux ecclésiastique, au départ duquel personne ne fit parraître la moindre sensibilité et à qui même je ne crois pas qu’on ait offert la moindre récompense pour tous [202] les importants services qu’il avait rendu à la maison. On lui écrivit et malgré le nombre de ses occupations, mettant sous les pieds tous ressentiment il s’empressa de voler à notre secours. J’eus encore assez de présence d’esprit pour le reconnaître lorsqu’il vint se présenter à mon lit. Je lui serrai la main en pleurant et en lui disant que je n’attendais rien moins de sa vertu que la démarche qu’il faisait aujourd’huy pour une maison qui ne l’avait payé que d’ingratitude mais que Dieu serait sa récompense. Il me témoigna de son côté la plus grande sensibilité. Ce fut la seule et dernière fois que j’eus la consolation de lui parler, soit qu’il soit reparti tout de suite soit que l’absence de mon esprit ne m’ait pas permis de m’appercevoir des soins charitables qu’il nous prodigua dans cette épineuse circonstence.
Cette affreuse maladie, Monsieur, dura plus de trois mois pendant lesquels, si vous en exceptez les 21 jours que j’eus moi-même la fièvre et pendant lesquels cependant je ne fus pas toujours sans sollicitude, je n’ai pas eu un seul moment de relâche. Seul et sans autre secours pendant les premières six semaines que les soins d’infirmiers négligents, j’étais obligé de pourvoir à tout et si Dieu n’eut pas permis que je tombasse malade moi-même, nous n’eussions pas je crois perdu 10 de nos frères car il en mourut cinq pendant le tems que je fus attaqué. Le premier de tous qui mourut, fut le religieux supérieur des enfants. Jusques là plusieurs avaient été poussés jusqu’à la dernière extrémité mais ils étaient la plupart en convalescence. Celui-ci était le mignon du supérieur qui était lui-même attaqué de la même maladie à Munster, car cette maladie reignait aussi dans le canton, quoiqu’il soit vrai qu’elle ait été déterminée chez nous par l’imprudence dont j’ai eu l’honneur de vous parler. Tous les jours il me faisait écrire que les médecins ne voulaient pas que l’on saigne, qu’il fallait faire telle telle chose, etc. Je me trouvai contrecaré dans mon traitement. La crainte que l’on m’attribuat les accidents qui pourraient arriver me fit lâchement [203] rester spectateur oisif dans une scène où je devais être le principal acteur et puis mon malade peu raisonable, ne voulut pas même se soumettre au régime que je lui traçais. Il mourut noir et gangrèné depuis les pieds jusqu’à la tête. Personne ne se présentant pour l’ensevelir car la frayeur commença à s’emparer de tous les esprits, je me gardai bien de reculer dans une aussi prétieuse occasion d’exercer la charité. J’ensevelis le cadavre. Je ne pris imprudament aucune précaution et le lendemain je fus attaqué de la maladie. J’étais sans connaissance lorsque les médecins de Munster ayant appris que l’épidémie régnait chez nous depuis plus de six semaines et que nous n’avions encore presque personne de morts, écrivirent pour connaître le traitement que j’avais suivi jusques là. On répondit que j’étais moi-même attaqué dans le moment et incapable de satisfaire la curiosité de ces messieurs mais qu’ayant coutume d’écrire chaque jour tout ce que je faisais et les remèdes que je donnais, ils trouveraient dans mon journal la réponse à leur demande. Il leur fut donc envoyé. Ils en firent l’examen et en le faisant repasser au monastère ils y joignirent la réponse suivante : « Nous ne pouvons qu’approuver le traitement mais nous sommes bien surpris qu’avec des moyens aussi simples vous ayez un si grand succès, pendant qu’employant les armes les plus fortes de la médecine grand nombre de malades nous périssent chaque jour entre les mains. » On ne peut, au vrai, de traitement plus simple que celui que j’ai suivi dans la cure de cette maladie. Tout consistait à tenir le ventre libre par une décoction de pruneaux avec la crème de tartre éguisée d’un peu d’hémétique et lorsque la tête se prenait, ce qui a toujours eu lieu plus ou moins, je n’épargnais pas le camphre. Je n’étais pas encore rétabli que je me faisais traîner auprès du lit des malades pour leur administrer les [204] secours que je croyais nécessaires car convaincu que je ne pouvais attendre de secours véritables que de l’application prudente des remèdes généraux dès l’invasion de la maladie, je me mettais peu en peine des clabaudages des médecins. L’état de mon malade était ma seule boussole et lorsqu’on venait à m’objecter leurs principes, je répondais que j’étais prêt à obéir à un médecin qui m’ordonnerait quelque chose étant auprès du lit du malade, mais qu’hors de là, moi y étant, j’avais encore plus de confiance en mes propres lumières et bien m’en a pris car je crois que si je me fusse laissé conduire par tout ce que l’on me disait, nous eussions perdu plus de 20 sujets. De 70 enfants qui furent tous attaqués, il n’en mourut qu’un seul des reliquats de la maladie et des neuf grandes personnes, il y en eut quatre dont deux poitrinaires et deux autres attaqués depuis longtems du scorbut qui rend presque toutes les maladies putrides mortelles. Pendant tout le tems que j’ai été couché, il en a coûté plus de 50 écus à la maison en drogues inutiles que l’on envoyait de la ville, et moi pendant tout mon traitement, calculs faits, il n’en a pas coûté 10 écus. La convalescence des malades fut ce qu’il y eut de plus dispendieux car elle était longue et ils avaient besoin de nourritures choisies et succulentes. Je fis présenter requette au supérieur à l’effet d’obtenir le monastère de Bourleau, situé à une petite heure de la maison, pour y transporter les enfants à qui un bon air et l’exercice était nécessaire après cet accident. Plusieurs religieux y furent aussi pour achever de s’y rétablir et ce fut par ce moyen que l’on obtint petit-à-petit une espèce de possession de cette maison abandonnée. Aujourd’huy nos frères en jouissent pour 20 ans et probablement qu’ils parviendront à la posséder à perpétuité. J’ai trouvé moi-même un grand avantage dans cette division de mes malades parce que cela m’obligea à aller et venir plusieurs fois la semaine de Darfeld à Bourleau, ce qui ne contribua pas peu à mon parfait rétablissement.
Vous voyez, Monsieur, que je n’ai pas eu le tems de beaucoup [205] me reposer dans cette maison et que je suis fort heureux de n’avoir pas succombé à la besogne dans cette fâcheuse circonstance, je crois vous l’avoir déjà dit, grâces aux secours charitables que vinrent nous donner plusieurs de nos frères qui demeuraient à Velda et en particulier au Père Louis de Gonzague avec qui, seul pendant plus de six semaines j’ai soutenu tout ce que le travail et la sollicitude peuvent avoir de plus pénible car tous les autres finirent aussi par tomber presque tous malades.
A ce mot de frères de Velda votre curiosité, Monsieur, se trouve sans doute piquée. Je vais donc vous dire brièvement ce que j’en sais. Leur histoire d’ailleurs a une connexion essentielle avec la nôtre.
Vous savez qu’en partant de Hambourg j’ai laissé nos frères dans une maison de plaisance située près de la ville, nos religieuses dans un des fauxbourg et le R.P. abbé en Angleterre. Il ne tarda pas à en revenir. C’est sans doute dans ce voyage qu’il prit des mesures pour y faire passer des religieuses qui y sont encore. J’ignore comment elles y sont, ce qu’elles y font et comment elles y vivent. A-t-il eu le dessein de se fixer à Hambourg ou tout au moins d’y établir une partie de son monde ? On pourrait le croire puisqu’il fit l’acquisition de la maison et des jardins où nous étions logés, acquisition qui lui vallut un bon procès dont il ne se tira qu’avec une perte fort considérable. Il lui fallut donc en déloger. En conséquence il vint en Westphalie chercher place tant pour ses religieux que pour ses religieuses. Il plaça une partie de celle-ci dans une maison de Paderbornn et l’autre fut envoyée à Darfeld. Pour les religieux ils leur loua un grand château dans un village de la généralité de Paderbornn, appelé Velda. Il y en fit d’abord venir la plus grande partie et en laissa un certain nombre à Hambourg pour soutenir les intérêts de la maison, jusqu’à ce que le procès fut terminé. Alors il se réunirent tous à Velda où ils ont vécu au moins un an, accommodant leurs exercices et leur régularité à leur position, comme nous étions dans l’habitude de faire depuis près de trois ans. [206] Ce fut donc de cette maison que nous vint le renfort de religieux qui nous aida à soutenir la terrible épreuve où il plut à Dieu de nous mettre. Tel était l’état des affaires du R.P. lorsque sur la fin de 1802 il vint à Darfeld pour visiter les religieuses et régler ce qui les concernait. Il y resta environs 8 jours. Comme en sortant de Hambourg je l’ai entièrement perdu de vue, je ne puis, Monsieur, vous rendre ici aucun compte de toutes ses démarches mais on se figure facilement qu’il n’a pu demeurer longtems tranquilles et que de Hambourg à Velda, de Velda à Paderbornn et vice-versa, il n’a fait qu’un chemin car ces différens déplacements ne pouvaient se faire sans beaucoup d’activités et de sollicitudes dès à part lorsqu’on fait partout attention au goût qu’il a pour les voyages.
Il y avait à peine un an que j’étais à Darfeld, assez content de mon sort car après tout j’y trouvais, là comme ailleurs, ce que j’étais venu trouver en entrant dans l’Ordre, l’éloignement des dangers et des misères du monde dans un genre de vie, il est vrai pénible à la nature mais que j’avais embrassé de bon cœur et avec toute connaissance de cause, lorsque le bruit se répandit que le R.P. abbé faisait des démarches pour rentrer en Suisse et qu’il n'était pas sans espérances. A cette nouvelle je senti renaître en moi le désir que j’avais toujours conservé de revenir mourir à La Valsainte et je crus devoir lui écrire que s’il réussissait, je me recommandais à lui pour être un des premiers qu’il voulut bien rappeller, qu’outre la raison d’attachement que j’avais pour La Valsainte que je regardais comme ma mère, j’espérais y retrouver la santé que j’avais perdu ou tout au moins qui s’était grandement altérée pendant tous nos voyages. Je ne reçus de lui aucune réponse mais dans son voyage il me dit qu’à la vérité il avait eu quelques espérances mais qu’elles s’étaient plus que jamais évanouies, que la Suisse était entièrement boulversée et que jamais nous n’y pourrions rentrer. D’après une réponse aussi positive, j’avais déjà pris mon parti et je ne songeais plus qu’à finir mes jours à Darfeld. Ce que j’ambitionais le plus c’était de les finir tranquillement. Mais je ne [207] je ne suis pas né plus qu’un autre homme pour le repos et telle a toujours été la disposition de la divine Providence à mon égard que quand je n’ai pas été agité par les circonstances extérieures, ma mauvaise santé a toujours été alors pour moi un sujet d’épreuve mais au milieu de tout cela je n’ai, grâces à Dieu, jamais eu aucune de ces peines et aucuns de ces désagrémens personels qui seuls sont capables d’empoisoner la vie. Partout où j’ai été, je puis me flatter d’avoir eu l’amitié et la confiance de tout le monde et si nous n’avons pas toujours été d’accord avec le R.P. abbé dans notre manière de voir et de penser sur bien des chose, je suis sûr d’avoir toujours eu son cœur, comme je puis l’assurer qu’il n’a jamais été un seul instant sans poscéder le mien et si je ne lui eusse pas été autant attaché, je ne me serais pas souvent fait tant de peines de bien des choses qui après tout l’intéressaient beaucoup plus que moi. Vous me pardonnerez, Monsieur, cette digression qui ne vous paraîtra peut-être pas trop bien placée mais comme dans le cours de ces mémoires il m’est souvent échapé bien des choses qui pourraient vous donner à soupçonner sur la pureté de mes sentiments à l’égard du R.P. abbé, j’ai saisi avec avidité cette occasion de vous faire connaître, en bon picard, le vrai de ma manière de penser à son égard.
Mon parti était pris de rester le reste de mes jours en Westphalie. Nous commencions à respirer après la fâcheuse épidémie que nous avions éprouvé lorsque nous apprîmes que le R.P. abbé était parti pour la Suisse avec deux religieux et deux enfants. Cette nouvelle fit revivre mes désirs et je méditais sur les moyens de faire auprès du R.P. de nouvelles instances, lorsqu’il arriva lui-même à Darfeld. Je m’empressai de l’aller trouver. Il me confirma la nouvelle et sans me laisser le tems de lui faire aucune demande, il me dit qu’il venait me chercher, que les suisses en le voyant arriver avec deux religieux qui leur étaient inconnus parce qu’il n’étaient pas profès de La Valsainte, avaient demandé ce que nous étions devenus et avait exigé qu’il revint nous chercher et moi, nomément. Je fus au comble de ma joie et quoique j’eusse toujours eu une telle horreur des voyages que jamais je ne m’y suis mis qu’avec peine et malgré moi, cependant je me disposai à partir avec un contentement qu’il ne [208] me serait guère possible d’exprimer. Ma joie n’avait certainement rien de naturel et d’humain car outre que mon sort n’était point dans le cas de s’améliorer à La Valsainte en le considérant du côté de la règle et des observances religieuses qui à raison du froid, etc y sont beaucoup plus pénibles qu’ailleurs. En quittant Darfeld je quittais une maison où si j’eusse voulu profiter de l’indulgence et de la bonhomie des supérieurs je pouvais faire tout ce que je voulais car il ne tenait qu’à moi d’entretenir correspondance de lettres avec ma famille, le supérieur voulant m’y engager, d’avoir des communications avec tous les étrangers, de sortir et rentrer quand je voulais, etc, etc… Cependant j’aimais mieux rentrer à La Valsainte avec un vrai désir d’y vivre dans la plus exacte et scrupuleuse exactitude à remplir tous mes devoirs. Ce fut dans cet esprit, Monsieur, que je me disposai à partir. Comme je me suis déjà beaucoup plus étendu dans cette lettre que je n’ai coutume de faire, je remettrai, s’il vous plaît, à vous faire la description de notre voyage dans la lettre suivante. Croyez-moi toujours en attendant, votre etc…
Trente-et-unième lettre
Jusqu’ici, Monsieur, je ne m’étais jamais mis en route de fois que ce ne fut malgré moi et chaque fois qu’il fallait déloger, ne fut-ce que des granges où nous hébergions en Pologne, c’était toujours de mauvaise humeur et à contrecœur, mais aujourd’huy je parts, je vous l’avoue, avec un vrai plaisir. Le R.P. abbé nous avait donné rendez-vous à Bourleau car il y était allé dès la veille pour y choisir deux enfants qu’il voulait amener avec lui. En conséquence je sortîs de grand matin du monastère pour m’y rendre. Personne n’ignorait ma destination dans la maison. Je fis mes adieux à tous ceux que je rencontrai mais je n’en reçu que les témoignages de l’indiférence monastique. J’espérais que dans ce moment on se souviendrait des services que j’avais rendu à la maison et qu’on me ferait parraître un peu de reconnaissance mais probablement la crainte de diminuer par cette petite satisfaction, le mérite que je pouvais en attendre fit qu’on en usa à mon égard avec un froid qui me fut des plus sensible. Je fus cependant un peu dédomagé en arrivant à Bourleau car pendant que nous attendions le R.P., un des frères du Tiers-Ordre qui fut deux [209] fois à toute extrémité et à qui je n’avais point épargné mes soins, me voyant sur le point de partir, vint se jetter à mon col et me serrant entre ses bras, me donna par ses pleurs une marque qui me fut bien prétieuse de sa reconnaissance. J’y fus d’autant plus sensible que je ne m’y attendais pas et je ne pus m’empêcher de lui dire en la présence même du supérieur : « Mon ami, vous me payer pour tous les autres. » Nous montâmes aussitôt en dans une voiture qui était traînée par nos propres chevaux et conduite par le Frère Nicolas, famillier de La Valsainte. Nous prîmes notre route par Dribourg, petit village à 4 à 5 lieux de Paderbornn où le supérieur de Darfeld avait obtenu un petit terrin et où il fit élever un espèce de monastère dans le goût de celui de Darfeld. Il était fort agréablement situé, d’un côté sur le bord d’une épaisse forêt et de l’autre il dominait sur une immense vallée environée de très hautes montagnes. Nous y passâmes la nuit. Le R.P. y avait déjà fait venir plusieurs des religieux de Hambourg, en particulier les plus infirmes. Le supérieur de cette maison était obligé d’aller toutes les semaines à la ville confesser les religieuses. Le lendemain de grand matin nous nous remîmes en route et nous arrivâmes de bonne heure à Paderbornn. Le R.P. m’y fit visiter ses religieuses que je trouvai abîmées d’infirmités et de misère. Il passa toute sa journée à mettre ordre à ses affaires et s’il ne m’eut donné quelques lettres à écrire je me serais grandement ennuyé. De Paderbornn nous vîmes à Velda où nos frères étaient en pocession d’un grand et vaste château avec jardins et terres adjacentes que le R.P. avait loué bien cher d’une dame. Nous y avons passé les fêtes de la Pentecôte. Nous eûmes la douleur d’y voir mourir un de ceux qui étaient venus à Darfeld nous assister dans notre épidémie. Il avait remporté avec lui le germe de la maladie qui étant venu à se déveloper, l’emporta en 14 jours. Il était déjà à l’extrémité quand nous arrivâmes. Heureusement l’on s’apperçut que c’était cette même maladie. On prit des précautions et elle ne fit aucuns ravage. Cette circonstance précipita le départ du R.P. abbé car il avait peur et cette frayeur n’était sans doute fondée sur aucune considération personelle mais sur le malheur qu’il y eut eu pour nous si, dans ces circonstances aussi délicates, nous eussions eu le malheur de le perdre. Quoi qu’il en soit, il nous fit partir précipitament pour prendre cette fois tout de bon le chemin de la Suisse. Nous étions six dans la voiture et bien chargés de bagages. Elle était attelée de [210] quatre chevaux à nous appartenants et le R.P. ne voulait pas que l’on fit moins de 15 à 18 lieux par jour, nonobstant tous les accidens qui pouvaient arriver aux chevaux, ce qui contristait fort le pauvre Frère Nicolas. C’est une chose bien difficile à concilier dans le R.P. que l’amour qu’il a pour les chevaux et le peu de soin qu’il a de les ménager. Nous voyagions en habits religieux ce qui nous obligeait à nous cacher lorsque nous passions quelque ville, aussi nous n’arrêtions jamais. Nous avons eu mêmes dans certaines auberges de village de la peine à trouver à nous loger. Le Frère Nicolas s’étant endormi sur ses chevaux, nous faillîmes un jour à verser dans un fossé assez profond. Une roue commençait déjà à s’y engager lorsqu’un voyageur qui passait, heureusement s’en apperçut. Nous en fûmes quittes pour la peur. Nous ne sommes descendus pendant tout notre voyage que deux fois dans une communauté religieuse. Je ne me rappelle point du nom du premier endroit qui quelques jours auparavant avait éprouvé un ouragan des plus affreux. Une grande partie des arbres des forêts étaient renversés. On n’y voyait ni n’y entendait plus un seul oiseau qui tous avaient été tués par la grêle. Les arbres fruitiers étaient dépouillés de leurs feuilles comme en hiver et la terre battue ne présentait nulle part aucune marque de culture. Je n’ai jamais rien vu d’aussi désastreux de ma vie. Toutes les dépendances de l’abbaye où nous descendîmes avaient essuyées les ravages de ce terrible fléau et la maison elle-même n’avait pas été épargnée. Un bâtiment tout entier était ébranlé et la plus grande partie des vitres y furent cassées. Nous ne laissâmes cependant pas d’y être fort splendidement reçu. On nous y servit un très beau dîner en table ronde auquel se trouva l’abbé avec toute sa communauté, un colonel de hussards à qui l’on fit grand honneur et plusieurs étrangers. Comme jusque là nous ne nous étions pas encore trouvé exposés à semblable occasion, nous ne savions trop comment nous comporter. Suivre les règlement à la lettre à une si bonne table, la chose était bien difficile tant à cause de la multiplicité des mets que des sollicitations des convives. Nous crûmes que nous n’avions rien de mieux à faire que de suivre ce principe : regis ad exemplar. En conséquence nous considérâmes ce que ferait le R.P. abbé et voyant qu’il mangeait et [211] buvait de tout sans scrupule, nous ne crûmes pas devoir suivre d’autre exemple. En conséquence nous dînâmes et bûmes fort bien ce jour-là. Cette petite circonstance nous a fait comprendre que le R.P. abbé n’est pas toujours aussi à plaindre que l’on pourrait se l’imaginer dans tous ses voyages. Je ne me souviens pas que nous ayons couché dans cette abbaye. Après en avoir considéré toutes les bautés nous reprîmes notre route. Nous étions dans le tems de l’octave du Très-Saint-Sacrement que nous célébrâmes le mieux qu’il nous fut possible. Le jour de la fête nous pûmes assister à la procession dans un village et j’y fus très édifié de l’ordre, de la décence et du chant. Tout le peuple y fit paraître une grande dévotion. Le mercredi de l’octave nous couchâmes dans un prieuré de bénédictins dépendant de la grosse abbaye dont je viens de parler. Un de nos compagnons de voyage y tomba malade, avec tous les symptômes d’une fluxion de poitrine. Je fus obligé de lui tirer du sang, ce qui nous obligea à partir le lendemain aussitôt après l’office, pour gagner au plus tôt un monastère de bernardins, appellé Jenebac, dans le Briscaut. Je fis coucher mon malade en arrivant mais je ne voulus lui rien faire jusqu’à ce que le R.P. eut déterminé le parti qu’il prendrait. Il me demanda mon avis et lui ayant dit que je croyais que la prudence et la charité exigeraient que nous nous arrêtions pour voir au moins le tour que prendrait la maladie qui se présentait d’une manière alarmante. Il obtint de l’abbé de la maison que j’y resterais avec mon malade pour pourvoir à son rétablissement et sans perdre de tems il partit le lendemain en nous laissant l’argent dont nous avions besoin pour notre route.
Dès qu’il fut statué que nous resterions dans cette maison, je ne perdis pas de tems auprès de mon malades pour lui administrer les secours que sa situation exigeait. On voulait absolument dans la maison faire venir un médecin mais je suppliai en grâce ces messieurs de me laisser faire et de vouloir bien seulement me donner ce que je demanderais. En trois jours de tems mon malade fut hors de danger. 7 jours terminèrent la maladie et nous restâmes encore une semaine pour le rétablir. Pendant ce tems je donnais tous les moments que j’avais de libre à me promener dans les environs du monastère. Je n’ai jamais rien vu qui m’ait plu autant que sa position. Il est placé dans un cercle de montagnes. Tout l’espace qu’il occupe est employé en bâtiments, jardins, prés, étangs, vergers, etc formant un espace parfaitement unis [212] mais rien au-delà, que des montagnes escarpées. Qui n’en connaît pas le chemin aurait bien de la peine à y parvenir. La maison est grande et bien bâtie. Tous les arts et métiers nécessaires à la vie y sont réunis et pour cela leur avant-cour est bordée de plusieurs édifices en forme de casernes où habitent plus de cent personnes de différents sexes qui travaillent pour le monastère et vivent du fruits de leur industrie. Cette petite société instruite et gouvernée par ces saints religieux menne une vie presque monastique. On leur accorde de tems en tems des divertissements honnêtes mais les folies et les plaisirs dangereux du monde leur sont interdits. Ils parraissent heureux et contents et ne cessent de bénir ceux qui leur procurent leur subsistance. Il n’est point de témoignages d’amitié et de confiance que je n’aie reçu dans cette maison. On aurait bien désiré pouvoir m’y retenir. Chaque jour je mangeais à la table de l’abbé lorsqu’il y avait des hôtes ou au réfectoire à ses côtés et j’étais toujours servi en maigre avec toute l’attention possible. Mais la vie que je menais là était trop douce pour un trappiste. Mon malade étant en état de supporter les fatigues du voyage, je pris les arrangemens nécessaire avec l’abbé pour partir. Il nous donna de l’argent et nous fournit encore sa voiture pour nous conduire à une bonne journée du monastère. En passant par Fribourg-en-Briscaut, nous trouvâmes à l’auberge un excellent dîner préparé par les ordres de l’abbé. Comme j’avais pris quelque chose le matin avant de partir, ne m’attendant pas à cette bonne aubaine, et que nous étions dans le tems des jeûnes, je laissai tout le dîner à mon malade. J’aurais cependant bien mangé quelque chose mais l’amour de la régularité l’emporta sur mon appétit pour le moment, sans en avoir de regret. Toutes les fois que j’y ai pensé depuis, j’en avais mal au cœur car le dîner était bon et meilleur que le souper que nous eûmes chez un prieur bénédictin à cinq à six lieux de là qui voulut bien nous donner le gîte. Cependant je m’en contentai. Nous eussions pris la poste dès le lendemain matin mais l’endroit n’était point de passage et le prieur voulut bien nous faire conduire à une demie journée avec sa voiture. Après un petit dîner qui nous coûta fort cher, nous prîmes la poste jusqu’à Saint-Urbain où nous arrivâmes la veille de la fête des Apôtres saint Pierre et saint Paul sur le soir. Il n’y avait que très peu de tems que l’abbé et ses religieux était rentré dans leur monastère. Tout y était encore en désordre et se sentait de la révolution. [213] Nous y fûmes cependant très bien reçu. On nous proposa de nous faire à soupper. Je ne sais comment nous avions fait notre compte mais nous ne croyons pas être à la veille de la fête et nous acceptâmes le soupper. Ce ne fut que le matin en entendant sonner toutes les cloches et voyant le peuple venir aux offices que nous nous apperçumes de notre méprise. L’abbé fit tout ce qu’il put pour nous retenir pendant plusieurs jours mais le désir que nous avions d’être enfin rendu au lieu de notre repos ne nous permettait pas de différer plus longtems et les positions les plus agréables nous étaient pénibles. Il n’attendit pas que nous lui demandions ses chevaux et voyant que nous étions déterminés à partir le lendemain de la fête il donna ses ordres en conséquence. Nous fûmes donc encore voiturés gratis jusqu’à Bernes où nous descendîmes à l’auberge. Un officier français vint nous y visiter, s’informa beaucoup de notre Ordre et nous parla avec bonté. Comme il était de bonne heure et que les jours étaient longs, nous fîmes chercher un voiturier pour nous conduire le même soir à Fribourg. Comme nous n’avions pas dépensé beaucoup d’argent, nous crûmes pouvoir payer quelque chose de plus pour cette course qui devait être notre dernière. Nous fûmes si bien servis qu’avant six heures nous étions à Fribourg. Nous descendîmes à l’auberge de l’Ecu sur la place de la Basse-Ville où je me proposais de laisser mon malade et partir le même soir aller coucher à La Roche pour de là, en passant la montagne, aller à La Valsainte avertir de notre arrivée, lorsque sortant de l’auberge je vis Mr le directeur du séminaire qui venait nous solliciter d’aller passer la nuit chez lui, se chargeant de nous fournir dans peu les moyens de gagner La Valsainte. Nous étions en route avec le malade pour aller au séminaire et voilà que le R.P. abbé se présente sur son cheval. Cette vue nous tira de toute inquiétude et nous lui laissâmes le soin de nous faire terminer notre route. Après avoir raconté au R.P. comment notre petit voyage s’était passé et les obligations que nous avions à la maison de Jenebac, nous nous retirâmes dans le logement qui nous était destiné, soupirant après le jour suivant que nous croyons devoir couroner nos désirs. Le R.P. avait dit que nous partirions dès le matin. Un chariot devait porter notre malade et quelques enfants car le [214] R.P. commençait à recruter fortement. J’aurais pu aussi en profiter mais me sentant bien disposé, je demandai à prendre toujours les devants à pied avec un enfant d’une douzaine d’années que le R.P. m’avait confié, espérant que la voiture ne tarderait pas à nous suivre. Dans cette confiance je me mis en marche et sans presser le pas, m’asseiant presque tous les quarts d’heure, j’arrivai à La Roche à midi sans voir paraître ni R.P. abbé ni voiture. Je crus devoir entrer dans la première maison où je fis donner à l’enfant un peu de pain et de lait de chèvre et j’attendis avec patience l’arrivée de nos voyageurs. Enfin entre une heure et deux heures, ils arrivèrent et le R.P. nous conduisit chez Mr le curé. Déjà il avait proposé à ce zélé ecclésiastique d’établir dans sa paroisse une échole du Tiers-Ordre en forme de penssionat. Celui-ci avait pris la chose avec la plus grande chaleur. Il avait déjà donné toutes les chambres de son presbitaire, il fournissait tout ce qui était nécessaire pour vivre en attendant, enfin il se jettait, si j’ause m’exprimer ainsi, à la tête du R.P. abbé et je jugeai dès lors que cette première entreprise en réussirait pas. Il était près de trois heures lorsque nous partîmes de La Roche pour aller coucher à La Valsainte. La chose n’était pas facile ayant besoin de nous arrêter en passant à Villard-Volar. Lorsque le R.P. y eut terminé ce qu’il avait à faire, quoiqu’il fut déjà près de 6 h., il ne laissa pas de faire atteller la voiture et de nous faire partir mais à quelques cent pas du village il nous fit retourner, ce qui nous occasiona bien de la peine lorsqu’il fallut faire rebrousser chemin à notre char dans un chemin très étroit. Nous en vînmes cependant à bout et de retour à l’auberge de Villars-Volar nous y passâmes la nuit. Elle fut pour moi ce qu’elle a coutume d’être dans ce cabaret, c’est-à-dire horriblement mauvaise. Je la passai presque tout entière dans la cour à fumer des pipes et à boire de l’eau-de-vie. Cependant sur le matin me sentant un peu soulagé, je pris ma route doucement à pied. Je gravis la montagne le mieux qu’il me fut possible et j’arrivai enfin vers les onze heures du matin, 2 juillet, jour de la Visitation de la très sainte Vierge, à La Valsainte. Le contentement que j’éprouvai en y entrant fut d’autant plus grand qu’en en sortant j’avais presque perdu toute espérance de la revoir jamais. Je m’empressai d’aller devant le Très-Saint-Sacrement remercier Dieu de cette grâce et lui demander celle de n’en point abuser.
[215] Vous ne pouvez sans doute, Monsieur, après avoir lu le récit de tout ce que nous avons eu à souffrir dans ce pénible pèlerinage, vous empêcher de vous réjouir avec moi de nous voir enfin rendu dans ce lieu de notre repos. Il me reste maintenant à vous entretenir de ce qui s’y est passé de plus remarquable depuis 6 ans que nous avons le bonheur d’y être. C’est ce qui fera la matière des lettres suivantes. Quoique les tems soient plus près et qu’il semble que la mémoire aurrait dû me servir d’avantage, cependant je n’ai dans la tête que des idées confuses sur bien des choses. Je vais tâcher de les ramasser. En attendant, croyez-moi toujours, etc…
Trente-deuxième lettre
L’état pitoyable où la licence populaire avait réduit notre pauvre maison de La Valsainte, Monsieur, me fit saigner le cœur en y entrant. Les vitres, les bancs, les lambris, les stalles de l’église, les portes et les ferremens tout était arraché. La cupidité n’avait rien épargné. On eut dit qu’elle avait été livrée au pillage. Cependant comme on en avait respecté les murailles, nous nous consolâmes encore et je ne vis en mon particulier dans cet évennement qu’une chose à laquelle nous devions bien nous attendre. Heureux encore que le peuple dans sa démence n’eut point employé le feu pour signaler la haine qu’on ne cherchait que trop à lui inspirer contre l’état religieux. Ce dépouillement après tout ne faisait que nous offrir une occasion d’employer utilement les secours que la Providence voulait bien nous envoyer et plut à Dieu que l’on n’en eut jamais fait un usage plus déplacé. Le R.P. abbé fit parraître en cette occasion toute son activité car lorsque nous arrivâmes dans le monastère la plupart des principaux lieux réguliers étaient déjà rendus habitables et six mois ne se passèrent pas, qu’à l’exception de deux ou trois objets moins nécessaires, tout fut à peu près remis dans le même état qu’auparavant.
Comme l’établissement de l’éducation des enfants au monastère avait été ce qui fit le plus regréter au peuple notre départ, le rétablissement de ce même avantage fut ce qui lui rendit notre retour plus agréable. Comme le R.P. avait ramené avec lui deux enfants du pays, toujours dans le même coustume, on ne douta pas qu’il ne fut toujours dans le dessein de continuer la bonne œuvre. En conséquence chacun s’empressa de lui présenter ses enfants et la maison en était déjà presque pleine lorsque nous arrivâmes. Le nombre en fut bientôt [216] augmenté par une vingtaine d’élèves qui partirent de Velda presqu’en même tems que nous mais qui ne purent arriver que plus tard parce que leur voiture ayant cassée, ils furent obligés de faire le chemin à pied. Dès que le R.P. les eut vu arriver il ne différa pas à repartir pour la Westphalie pour faire encore venir une partie de son monde. Nous nous trouvions alors cinq religieux, deux ou trois convers et au moins une quarantaine d’enfants dont le nombre grossissait chaque jour car le supérieur avait ordre de n’en refuser aucun. C’était déjà une petite communauté. J’aurais bien désiré vivre tranquille au monastère, n’ayant d’autre occupation qu’un peu de ministère et les exercices de ma profession mais j’eus beau faire, il me fallut être infirmier, chirurgien, confesseur, prédicateur et donner encore des conseils aux étrangers depuis le matin jusqu’au soir.
Notre rentrée dans le canton devint la nouvelle du jour. J’ai toujours ignorée comment elle avait été cimentée par le R.P. abbé. Chacun en parlait comme il était affecté. Les bons chrétiens en bénissaient Dieu et n’y voyaient pour le pays qu’une grande resource du côté de l’éducation, une grande édification pour le public. Les révolutionaires au contraire en furent contristés et n’omirent rien pour opérer notre destruction. Comme nous avions perdu beaucoup de ceux qui étaient partis avec nous de La Valsainte, le R.P. se vit obligé de les remplacer par d’autres de différentes maisons qui arrivaient de tems en tems. On commença par prendre ombrage de ce changement de visage. On soupçona que sous l’habit religieux le R.P. faisait entrer dans le canton qui il voulait, etc et comme il était alors absent, l’affire fut mise en délibération au Conseil. On réunit contre nous les armes que l’on crut les plus propres à nous térasser et le 26 août il en sortit un arrêté qui nous enjoignait non seulement de renvoyer au plus tôt tous les enfants chez leurs parents mais de sortir nous-mêmes à telle époque du canton.
Vous pouvez juger, Monsieur, d’après la poltronerie que vous avez dû remarquer en moi dans tous le cours de ces mémoires, de l’impression que fit sur moi ce coup imprévu. Le R.P. abbé était absent. Nous ignorions les conditions auxquelles on lui avait permis de rentrer dans sa maison, si même, l’on devait en croire les motifs de l’arrêté, il n’y en avait aucune car on y disait équivalament qu’il s’était remis en possession de sa pleine aucthorité, qu’en supposant qu’il eut conservé un droit de propriété sur le monastère et les biens, par sa fuite volontaire et illégale, il [217] avait parru se dépouiller de ses droits de citoyen qu’il ne pouvait au moins y rentrer de lui-même, etc, etc… Comment nous, combattre toutes ces raisons et par qui ? Notre embarras fut extrême. Nous ne vîmes d’autre parti à prendre que d’écrire promptement au R.P. pour l’en informer, en attendant, de temporiser et de paraître obéir au moins en partie en renvoyant toujours quelques uns des enfants du pays les plus éloignés du monastère, qui paraissaient avoir le moins de bonne volonté. Ce dernier parti qui ne fut pas approuvé du R.P. à son retour, fut cependant ce qui nous sauva. L’arrêté du Gouvernement devint bientôt public. Ceux qui l’avaient sollicité triomphèrent mais tout ce qu’il y eut d’honnêtes gens dans le pays en furent contristés. Ce fut bien pis lorsque chaque jour on vit sortir du monastère quelques uns de ces petits qui en passant par les villages avec leurs cheveux tondus y étaient facilement remarqués. On les interrogeait. Ils disaient qu’on les renvoyait tous de La Valsainte parce que le Gouvernement l’ordonnait. Beaucoup de gens qui y avaient leurs enfants eux-mêmes craignant de les voir sortir, témoignèrent leur mécontentement. Ceux dont les enfants étaient renvoyés encore davantage. On ne parlait que de cela dans les villages des environs. Bientôt celui de Charmay se signala par une pétition qui fut rédigée avec autant de force que d’éloquence par Mr Léon Pettolas, notaire audit Charmay et qui fut imprimée et répandue partout, en même tems qu’elle fut présentée au Gouvernement. Chaque commune voulut en faire autant et bientôt le Conseil se vit tellement accablé de ces pétitions en faveur des trappistes et de tout l’Ordre religieux qu’il fut obligé de dissimuler et de laisser comme non avenu l’arrêté qu’il avait rendu contre nous. Ainsi nous cessâmes de renvoyer les enfants. Nous rouvrîmes même notre porte à ceux qui étaient déjà sortis et nous demeurâmes paisiblement dans notre monastère sans que personne nous inquiette. On nous attribua ce soulèvement général du peuple. C’était bien à tort car Dieu sait si jamais nous avons employé ni argent ni autres voies pour capter sa bienveillance. Eh ! comment l’eussions-nous pu faire ? C’était cependant à bon droit qu’on nous faisait cette imputation car on met toujours le peuple de son côté toutes les fois qu’on lui fait du bien, quoi qu’on ne le fasse pas dans cette vue.
[218] Cependant le R.P. abbé reçut la nouvelle de cette algarade. On juge bien qu’il ne perdit pas une seule minute. Il fit arrêter en Suabe plusieurs religieux et enfants qui devaient revenir avec lui et rentra seul pour prendre auparavant lui-même connaissance de l’état des choses. D’après les lettres qu’on lui avait écrites il croyait tout perdu sans aucune ressource et quelle fut sa surprise lorsqu’il vit qu’il n’était revenu que pour avoir la satisfaction de se voir soutenu par un concours unanime qui le rendait plus fort que jamais et qui ne lui laissait rien à faire que d’être paisible spectateur de ceux qui combattaient pour lui. Il sentit alors toutes les obligations qu’il avait au canton et aux personnes honnêtes qui avaient bien voulu s’intéresser en sa faveur et il eut été bien à désirer que sa conduite ait depuis un peu plus signalé sa reconnaissance. Voyant donc que l’orage était appaisé il fit venir ceux de nos frères qui étaient restés à Claustreval pour attendre ses ordres. Chaque jour on voyait arriver quelque religieux qui s’étaient trouvés capables d'entreprendre la route à pied. Il en était de même des enfants qui arrivaient par petits détachements de 4 et de 6, de manière qu’en peu de tems nous nous vîmes une communauté plus nombreuse qu’elle ne devait l’être d’après les premières volontés exprimées de leurs hautes puissances et ce fut une des premières imprudences du R.P. abbé qui, ignorant ce que c’est que de se borner quand il s’agit de faire le bien qu’il croit tel, aurait dû cependant dans cette circonstance agir avec beaucoup de circonspection.
Comme le Gouvernement ne l’avait pas limité dans le nombre de ses élèves et que chaque jour il était sollicité par les habitants du canton qui désiraient lui confier leurs enfants, il crut devoir témoigner sa reconnaissance au public en n’en refusant aucun. La maison se vit donc en peu de tems chargée de plus de 150 enfants de tout âge. Comme son intention était de contenter les pères et mères et d’éviter les reproches que l’on aurait pu lui faire de ne point entrer dans les vues pour lesquelles on s’était intéressé pour lui, il se mettait fort peu en peine que tous ces enfants restassent à la maison. Il saisissait même le moindre mécontentement de leur part pour les renvoyer ou plutôt leur permettre de se retirer au bout de quelques jours. D’autres étaient bientôt reçus à leur place et ne persévéraient pas plus longtemps. Par ce manège qui dura près de deux ans il crut contenter tout le monde et ne contenta personne et il constitua de plus dans une dépense exorbitante qui était à pure perte car ces enfants qui ne tiraient aucune avantage du séjour [219] momentané qu’ils faisaient dans la maison, outre la dissipation et le désordre qu’ils y causaient, y occasionaient encore une dépense considérable, en nourriture, en habillement, etc qui allait de toute manière au détriment de la communauté. Puisque nous sommes sur le compte des enfants je vais, Monsieur, vous dire à peu près tout ce qui peut les regarder pendant les six années qui se sont écoulées depuis notre retour à La Valsainte. Dès que le R.P. abbé se vit ainsi accablé au monastère, il crut servir le public en multipliant les établissement du Tiers-Ordre dans le canton. Déjà il en avait formé un à La Roche. Bientôt on en vit se former à Bulle, à Raumont, à Gruyères, à Estavayer-le-Lac. Il eut fallu à la tête de chacun des sujets instruits et capables d’enseigner, mais il n’y en avait aucun et je puis dire que je n’en ai jamais connu aucun qui fit capable d’enseigner qui eut ces qualités. Aussi tous ces différens établissements, après avoir occasioné des frais très considérables, finirent tous par échouer entièrement. Il n’y eut que celui d’Estavayer-le-Lac qui subsista parce qu’il y avait un frère vraiment propre pour l’instruction de la jeunesse. Le R.P. après beaucoup de dépenses inutiles, fut donc obligé de rappeller au bout d’une année tous les maîtres et les élèves qu'il avait envoyé dans ces différents endroits et de se borner à sa seule maison de La Valsainte où, malgré toutes les promesses qu’il faisait au public dans les différens imprimés qu’il faisait circuler, ceux qui avaient quelques dispositions n’y prenaient que des connaissances très superficielles. Il lui vint en pensés de choisir les meilleurs sujets qu’il avait au monastère de les envoyer à Fribourg et de leur faire suivre les classes au collège, en les tenant sous une discipline exacte et en leur préposant ce qu’il avait de mieux parmi ceux qui étaient en état d’enseigner. Il forma en conséquence donc cette ville une petite communauté de ses élèves qui se distingua d’une manière toute particulière, remporta tous les prix et excita bientôt la jalousie des écholiers de la ville. Ce n’eut été là que le moindre des inconvéniens mais cet établissement était dispendieux. Les jeunes gens étaient exposés à voir et à entendre des choses qui les éloignaient beaucoup des principes dans lesquels on voulait les élever. Bientôt on chercha à attirer les meilleurs sujets et à les dégoûter de La Valsainte. Toutes ces raisons firent que le R.P. abbé ne laissa pas subsister son établissement plus de deux ans et prenant le prétexte de la guerre dont on était menacé en 1805, il les fit tous revenir au monastère de manière qu’à l’exception d'Estavayer- [220] le-Lac où il existe toujours un pensionnat dirigé par le Tiers-Ordre de La Trappe, La Valsainte est aujourd’huy le seul endroit où il y ait des élèves. Je me servirai de ce nom d’élève dorénavant car ce serait à tort que l’on emploierait celui d’enfant, attendu que ceux que l’on y reçoît aujourd’huy ne sont pour la plupart que de grands garçons de 15 à 18 ans et plus, presque tous français, qui sous le prétexte de venir étudier, n’ont d’autre intention que de se soustraire aux réquisitions. Comme malgré l’espèce d’engagement que l’on a contracté avec le public, de recevoir tous les élèves gratis, les étrangers payent pension, les habitants du pays ne peuvent plus aujourd’huy trouver place dans la maison que très difficilement et encore plusieurs d’entr’eux sont-ils obligés de payer. Il n’est plus question comme dans le commencement, de préférer les pauvres et les orphelins à tous autres. On ne les y reçoît que sur fortes recommandations et quand on ne peut pas faire autrement, encore s’en débarasse-t-on le plus vite que l’on peut. Deux maîtres enseignent seuls depuis les premiers éléments de la latinité jusqu’à la réthorique, sans parler de l’artihmètrique, la géographie et l’histoire. D’où il résulte que même ceux qui ont les meilleures dispositions n’y peuvent faire que des études tronquées. En moins de deux ans j’en ai vu passer des principes à la philosophie et même à la prêtrise. C’est cependant sur de pareilles études que le R.P. se flate de voir sortir de ses élèves des restaurateurs du clergé, des colonnes de l’Église. De tous les sujets que j’ai vu à la maison, je n’en ai connu que deux qui ont fait de véritables progrès parce que doués des plus heureuses dispositions. Il y ont appris l’art d’étudier seuls de manière que ce qu’ils ont acquis, c’est à eux seulement qu’ils le doivent. Mais encore ces sujets lorsqu’ils sont formés que deviennent-ils ? Élevés trop près du monastère pour n’en pas connaître tous les inconvéniens, ils sont bien loin de s’y attacher et on a la douleur de les voir porter à d’autres le fruit des dépenses que l’on a faites et des peines que l’on a prises pour leur éducation. J’en pourrais citer un bon nombre de manière que l’on peut appliquer au R.P. abbé malgré toutes ses belles espérances, le Sic vos non vobis du poëte de Mantoue Ainsi le plus grand nombre ne tire presque aucun profit de l’éducation de la maison ou s’il en est qui en profitent, c’est à pure perte pour elle. Voilà, Monsieur, en deux mots l’analise des succès du R.P. dans toutes les peines qu’il prend pour élever à grands frais des jeunes gens dans son monastère. Cela cependant ne le dégoûte pas d’en recevoir autant qu’il peut tous les jours parce qu’il est convaincu qu’il fait le plus grand bien. [221] possible quoi qu’il voie qu’il n’a point de maître suffisament pour les surveiller. Il en a encore moins pour les instruire. L’expérience devrait seule suffire pour le convaincre que tant qu’il ne mettra pas des bornes à son zèle, en s’imposant à lui-même la loi de ne recevoir qu’un nombre déterminé de sujets et proportionné à ses moyens, il ne fera qu’introduire dans son monastère une dissipation continuelle qui empêche les élèves de profiter autant qu’ils le devraient pour la piété et pour les sciences, ce qui est cause que très peu restent assez de tems pour terminer leur éducation. Ils sortent pour la plupart au bout de quinze à dix-huit mois sans rien savoir. Loin d’y avoir acquis de la piété, ils en sont dégoûtés et en rentrant dans le monde ils en négligent souvent encore plus que les autres les exercices. Aussi ai-je entendu dire par des curés de campagnes qu’on distinguait facilement dans leur paroisse les enfants qui avaient été à La Trappe par leur indévotion. Ce qu’ils ne prétendaient pas étendre à tous mais à un très grand nombre. En voilà assez je crois sur cette matière. J’aurais bien voulu pouvoir la traiter d’une manière plus satisfaisante mais à qui a vu les choses de près il est impossible de la traiter autrement. Reprenons maintenant le fil de notre histoire.
Aussitôt que le R.P. abbé vit son monastère de La Valsainte à la brie de toutes inquiétudes il songea à partir pour la Westphalie qui en tombant sous la domination du roi de Prusse était devenue un lieu dangereux pour les religieux et les religieuses qu’il y avait laissé et afin de s’assurer d’un logement pour ses religieuses qu’il projetait d’établir dans le canton. Il loua avant de partir la maison d’un particulier de Villar-Volard. Arrivé à Velda il ne songea qu’à évacuer entièrement la maison mais deux difficultés se présentèrent : le bail n’était pas encore fini et la dame propriétaire objectait des dégradations considérables pour lesquelles elle demandait des dédommagements, ce qui fut matière à des contestations assez vives, même à un commencement de procédure, enfin à un accommodement qui selon la coutume fut au détriment du R.P. Comme le monde qu’il avait dans cette maison était assez considérable, qu’il en eut été embarassé à La Valsainte et que d’ailleurs il n’avait pas perdu de vue le projet de faire des tentatives pour s’établir en Amérique, il proposa à ceux qui en auraient la bonne volonté de s’en aller de ce côté. Il trouva, dit-on, huit, tant religieux que convers et tertiaires et quelques enfants qui sont effectivement parvenus à s’embarquer et qui sont heureusement arrivés dans la partie occidentale du Canada. [222] Il fit partir tous les autres pour La Valsainte et nous les y vîmes arriver l’un après l’autre sans ordre et comme à la débandade, cette manière de voyager lui ayant paru moins dispendieuse parce que les pèlerins attrapaient ce qu’ils pouvaient de côté et d’autre, de la charité des fidèles. Il n’en réserva que ceux qui étaient nécessaires pour pourvoir à la vente des effets que l’on ne pouvait pas transporter et faire voiturer le reste. Il passa de là à Paderbornn où il avait encore une partie de ses religieuses et se mettant à leur tête il les ramena à Villad-Volar où elles vécurent en communauté jusqu’à ce qu’il put leur former un établissement dans le canton.
Étant tous ainsi réunis à La Valsainte nous formions une nombreuse communauté qui avait bien quelque chose d’excédent du côté des enfants dont le nombre était si considérable que l’on ne savait où les loger dans la maison et qu’outre les bâtiments qui leur étaient destinés, où ils couchaient les uns sur les autres, on fut encore obligé de prendre tous ceux qui étaient pour les hôtes. Le remède était bien simple. Il n’y avait qu’à renvoyer la moitié de cette canaille chez eux. Mais comment le faire ? Presque tous ceux qui étaient venus de Velda étaient des allemands, des paysan de la du Rhin. Pour les renvoyer il eut fallu payer leur voyage une seconde fois. Le R.P. s’en trouva fort embarassé, ce qui lui fit prendre l’expédient de tenter encore un établissement dans le Valais. En conséquence, nouveaux voyages dans ce pays qui se terminèrent non seulement par la mission de tous les enfans allemands avec leurs maîtres mais encore par celle de six religieux qui furent députés pour tenter une nouvelle fondation dans les environs de Sion, car il ne fut pas possible au R.P. de rentrer dans ses possession de Saint-Marquot et de Saint-Maurice. J’ai toujours ignoré si ce qu’on leur accorda fut en compensation de ce que l’on avait pris à l’époque de la révolution, de même que je n’ai jamais rien su de ce qu’ils y ont fait. Ils n’y demeurèrent pas longtems. Deux ans s’écoulèrent à peine que nous les vîmes revenir les uns et les autres à La Valsainte, aussi avancés que quand ils étaient partis mais non sans avoir dépensé beaucoup d’argent inutilement et occasionné bien des courses non moins inutiles au R.P.
Cependant les religieuses étaient à Villard-Volar et n’y étaient qu’en attendant. Le R.P. ne les perdait pas de vue. Tout son tems, lorsqu’il était dans le pays, était employé à leur chercher un gîte stable. Il fit pour cela une infinité de démarches, fut en marché pour faire l’acquisition de plusieurs châteaux. Enfin il se détermina et acheta la Petite-Riedra et toutes les terres qui en dépendent. Les [223] bâtiments n’étant pas assez grands, il fut dans la nécessité de bâtir. Ce qui ne se fit pas en un jour. Il ne laissa cependant pas de tirer ses religieuses de Villars-Volar pour les rapprocher du lieu de leur résidence. Ce qu’il fit en les logeant dans le château de La Grande-Riedra où elles passèrent plus de 18 mois, très mal et accablées d’infirmités, jusqu’à ce que leur maison fut achevée. Lorsqu’il fut question de sortir de Villars-Volars, le propriétaire mécontent intenta un espèce de procès au R.P. dont il fut encore le dindon. On mit sans perdre de tems la main à l’œuvre pour bâtir le nouveau monastère. L’ancien bâtiment fut conservé dans son entier. On se contenta d’élever un grand édifice carré qui contient la chappelle et tous les lieux réguliers, le tout construit à la hâte, sans épargner l’argent, car j’ai entendu dire que cet édifice avait coûté considérablement. Il était à peine terminé que les religieuses en prirent possession. Ne pourrait-on pas attribuer à cette précipitation d’habiter une maison aussi nouvellement bâtie l’état de dépérissement et de langueur où elles sont habituellement ? Comme ces bonnes filles obligées à la plus exacte clôture n’étant pas dans le cas de gérer leur bien par elles-mêmes, le R.P. a fait bâtir à deux portées de fusil de leur maison une espèce de ferme dans laquelle demeurent le directeur , un cellérier et 12 à 15 enfants et des domestiques pour l’exploitation des terres. Lorsqu’il vit ces bonnes filles établies chez elles, il leur donna les revenus des terres dépendantes de leur maison pour vivre, avec permission de chercher ailleurs ce qui leur manquerait. Elles auraient bien suffisament de quoi subsister honnêtement si, conformément aux volontés manifestées du Gouvernement, elles se bornaient au nombre déterminé de religieuses dans leurs lettres d’admission qui, si je ne me trompe, leur permet d’être 24 à 30 personnes. Mais plus obéissantes au R.P. qu’aux loix de l’Etat, elles croiraient se rendre coupables que de mettre des bornes à leur zèle. Leur porte est ouverte à toutes les personnes qui s’y veullent réfugier et leur communauté se trouve composée de plus de 60 individus, ce qui fait qu’elles ont la plus grande peine à vivre misérablement et qu’elles sont obligées d’avoir une personne continuellement en quête pour elles car le R.P. ne leur ajoute pas un sol de ses deniers à leurs revenus. Elles ont un Tiers-Ordre comme les religieux dont l’occupation est de vaquer à l’éducation des petites filles. [224] Le R.P. abbé en arrivant s’en trouvant un peu embarassé, parce qu’elles augmentaient de beaucoup la communauté de ses religieuses, en avait placé une partie à La Roche et une partie à Gruyère, dans le même tems qu’il y avait des frères du Tiers-Ordre pour l’instruction des garçons. La prudence eut dû interdire toute communication des hommes avec les femmes sous les plus spécieux prétextes de bien mais le R.P. abbé toujours très confiant, ne porta pas ses vues si loin. Bientôt à La Roche le premier maître des garçons contracta une liaison avec la 1ère maîtresse des filles déjà d’un certain âge et qui n’était rien moins que jolie. On s’en apperçut. On donna des avertissements qui ne furent pas écoutés. La chose éclata et devint d’une publicité à n’en plus pouvoir douter. L’un et l’autre s’étaient ménagé des amis dans La Roche. On leur avait promis les écoles et ils devaient se marier ensemble. Déjà ils s’étaient nantis de bien des petits objets appartenant à La Valsainte, etc. Le R.P. en l’absence de qui se tramait cette intrigue, revint. On l’en avertit. Il n’en voulut rien croire. Le désaveu du coupable lui fut une preuve suffisante. Mais à peine le R.P. fut-il parti de nouveau que la chose éclata. Le cher frère et la chère sœur quittèrent leur habit, se retirèrent en maison bourgeoise. Heureusement qu’on eut des raisons suffisantes pour actionner contre eux comme coupables de fraude. Ils furent obligés de s’éloigner et ne purent pour le moment accomplir le dessein qu’il avaient formé de rester à La Roche en qualité l’un et l’autre de maîtres d’échole et ils en seraient venus à bout car ils avaient pour eux le curé et les premiers du village. Ils ne manquèrent pas pour cela leur vocation car j’ai su depuis qu’ils se sont rejoints et unis par le mariage.
Cette aventure cependant fit ouvrir les yeux et engagea à porter un œil attentif sur ce qui se passait à Gruyère. Il était tems car le maître des enfants était déjà en très bonne intelligence avec la maîtresse, petite bossue qui avait su si bien capter le bon frère, qu’il ne passait pas de jour sans trouver les moyens de l’aller visiter au moins trois ou quatre fois. Le R.P. abbé comprit enfin le danger de ces sortes d’approximations. Il fit rentrer toutes des demie-nonnes à La Riedra avec les autres. Les frères revinrent à La Valsainte avec leurs enfants et tout fut tranquille mais le public qui aime à s'amuser fut quelques tems à l’être.
Vous croiriez sans doute, Monsieur, en voyant le R.P. abbé tout occupé de ses religieuses, de ses enfants, de différents établissemens dans le Valais et dans le pays, qu’il peut à peine suffire à tant de [225] besogne, que chacune de ces choses demandant sa présence, il se fixe au moins dans un centre d’où il puisse facilement correspondre. Mais c’est ce qui vous trompe. Pendant les deux années où il a fait ces différentes entreprises, il est allé successivement de Rome, en Espagne, en Portugal et est encore retourné une fois à Darfeld. Son voyage à Rome avait pour objet principal de faire approuver son Tiers-Ordre et en particulier une règle qu’il leur avait composée lui-même en tentant de se rapprocher autant qu’il pouvait de la règle de saint Benoît et des usages de Cîteaux. Il n’eut d’autre réponse sur ce point qu’un bref d’encouragement de Sa Sainteté qu’il fit imprimer et le fond de l’affaire est encore pendant. Par la même occasion il obtint à Rome une maison pour y établir une communauté de notre réforme. Il y envoya depuis un religieux avec le titre de supérieur ad tempus et celui-ci profita des bonnes grâces de plusieurs cardinaux pour se faire confirmer par le pape, nommé et bénir abbé avec exemption de toute juridiction du R.P. Il établit aussi en passant à Gêne le Père François de Sales supérieur du Piémont comme supérieur d’un nouvel établissement qui lui était offert. Son voyage d’Espagne avait pour but de chercher dans ce pays des ressources pécunières pour fonder son Tiers-Ordre et de visiter ceux de nos frères qui y sont établis. Il espéra trouver en Portugal les moyens d’y former quelqu’établissement ou tout au moins d’y trouver de l’argent. Enfin il retourna à Darfeld pour voir si parmi les religieux, il n’y en aurait pas quelques uns de bonne volonté qui voulussent aller en Amérique. Chacun de ces voyages a été intercallé d’une apparition à La Valsainte pendant laquelle il allait encore de côté et d’autres donner ses ordres et quelques jours après il disparaissait, de manière que pendant près de trois années consécutives tant à cause de ces grands voyages que des allées et venues continuelles qu’il a été dans le cas de faire pour ses enfants et ses religieuses, il n’a pas résidé 15 jours de suite dans son monastère et que pendant ces courtes résidences il n’a pas suivit un seul jour exactement les exercices de la communauté.
Cependant, Monsieur, il ne s’est pas passé un seul jour que, présent ou absent il n’ait tenu seul les rennes du gouvernement car les prieurs ne sont dans la réforme que des êtres passifs. Rien ne se fait, pas même la moindre chose sans les ordres connus de l’abbé. Ce qui fait que quelque part qu’il aille, on est dans la nécessité d’entretenir avec lui une correspondance suivie par laquelle il faut qu’il soit instruit de tout, comme s’il était présent. On laisse à juger la dépense exorbitante dans laquelle les ports de lettres multipliées, une pareille correspondance [226] entraîne la maison et s’il est possible qu’un homme qui n’est pas près des objets, (quelque soit l’exactitude avec laquelle on lui fasse le rapport des différentes affaires) puisse les régler aussi sereinement et avec autant de promptitude que s’il était sur les lieux.
Les religieux de La Valsainte qui aiment véritablement leur abbé gémissent de ces absences et désireraient ardament le voir au milieu d’eux les édifier par son exactitude à remplir toutes les obligations de sa réforme. Il n’en est aucun qui ne soit disposé à mettre en lui toute sa confiance mais son éloignement continuel y met obstacle. Leur unique ressource est de lui faire sur ce point leurs respectueuses observations mais il n’y fait aucune attention ou les regarde comme des murmures, comme une ligue de l’Enfer contre lui pour mettre des entraves au bien que son zèle veut opérer. Comme il ne se tient plus de chapitres généraux dans l’Ordre, qui est affranchi de toute juridiction des Ordinaires, il ne leur reste d’autre voie pour remédier à cet abus que de s’adresser directement au Souverain Pontife ou à son nonce. Mais les avenues sont si bien gardées que quand ils le voudraient, il leur serait impossible de le faire. Rien cependant ne serait plus avantageux pour le bien de la réforme que de donner de tems en tems aux religieux les facilités de proposer à un supérieur suprême leurs observations. Quelques bonnes intentions qu’ait un réformateur, il est un homme comme les autres qui peut se tromper et se fourvoyer dans ses voies et il devrait être le premier, pour la sûreté et la tranquillité de sa conscience, à procurer cet avantage à ses religieux. Mais quoi que le R.P. abbé de La Valsainte gouverne sa réforme avec une autorité absolue depuis plus de 15 ans, il semble ne rien tant appréhender que l’inspection d’une autorité supérieure à la sienne car vers le milieu de 1805 son Excellence Mgr le nonce de Lucerne nous ayant fait avertir qu’il se proposait de venir s’édifier en visitant notre monastère, plusieurs religieux s’en réjouirent, dans l’espérance de pouvoir lui communiquer des réflexions qu’ils croyaient avantageuses à la réforme. Le R.P. était alors absent. Aussitôt qu’il en fut instruit, il s’empressa de revenir. Il commença par retirer l’emploi d’hôtellier à un religieux qui, par la facilité qu’il aurait de parler au nonce, aurait pu lui dire bien des choses dont il ne voulait pas qu’il fut instruit. Cette visite dont nous nous tenions très honnorés parut l’inquiéter beaucoup. Il s’informa, de plusieurs personne, du but [227] que se proposait Son Excellence. Il fit plusieurs voyages à Fribourg, à Lucerne même. Le nonce ne vint pas et nous avons toujours été convaincus qu’il l’en avait détourné. Or une pareille crainte de la part du R.P. n’est-elle pas la preuve la plus certaine du besoin que la maison aurait de cette visite ?
Les religieux cependant, Monsieur, se consoleraient encore des longues absences du R.P. s’ils voyaient un succès marqué dans toutes ses entreprises, mais en analisant tout ce qui s’est fait dans la réforme depuis son établissement, on ne voit d’aucun côté rien de solide. Pendant que s’il sut borné tous ses soins à La Valsainte comme à sa maison principale et titulaire, il aurait aujourd’huy un des plus édifiants et des plus célèbres monastères de la chrétienté. Il y trouverait aujourd’huy une pépinière d’excellents sujets avec lesquels il pourrait entreprendre à coup sûr tout ce qu’il voudrait. Bien au contraire, par toutes ses entreprises prématurées, il n’a nulle part aucun établissement solide. Il a dépensé des sommes incalculables en voyages, en acquisition, en bâtiments, en habillements, etc, etc et aujourd’huy il ne lui en reste presque rien. Que d’argent il a tiré d’Angleterre dont il aurait pu former un fond permanent qui dispenserait aujourd’huy d’avoir (contre les statuts de l’Ordre) un religieux continuellement en quête pour les besoins de la maison ! Je me suis permis de lui en faire la représentation lorsqu’il était encore tems. Voici la réponse qu’il me fit par écrit : « Vous voudriez, me dit-il, que je place des secours que nous recevons. Oh ! je m’en garderais bien. N’aurions-nous pas alors lieu de craindre que la Providence nous abandonne ? Ces gens-là, dirait-elle, se défient de moi, laissons-les à leur soins et à leur prévoyance. » Tels étaient, Monsieur, les sentiments du R.P. abbé dans le tems où l’on peut dire qu’il regorgeait. Aujourd’huy que malgré sa prodigalité les sources de la Providence paraissent se tarir pour lui, on dit qu’il a changé entièrement de manière de voir. Il recommade l’économie. S’il fait passer quelque peu d’argent, il ne veut pas qu’on y touche parce qu’il le destine à être placé. Cependant comme nous sommes dans le besoin, nonobstant ses vues économique, cet argent se mange tous les jours et ainsi, après avoir consumé des sommes immenses, La Valsainte se trouvera réduite à la nécessité. Je [228] ne crois pas qu’il existe au monde une conduite plus inconséquente. Si dans le tems où tout abondait c’eut été un crime que de paraître seulement nous méfier de la Providence, pourquoi n’en serait-il pas un aujourd’huy qu’elle paraît vouloir nous manquer ? N’est-ce pas au contraire lorsque tout manque que la Providence doit être alors notre unique ressource ? Et le patriarche Joseph, par sa sage prévoyance, ne sera-t-il pas regardé dans tous les âges comme le sauveur de l’Egypte ?
Mais je m’apperçois, Monsieur, que je m’enfile dans des considérations à perte de vue un peu trop forts pour moi. Si je m’en tire mal, j’espère que vous rendrez justice aux motifs qui me font parler. J’aime La Valsainte et je ne puis voir sans peine que le R.P. abbé, que le Bon Dieu avait placé pour la faire fleurir, soit le premier auteur de sa ruine par un zèle mal entendu. Jusqu’ici cependant les choses n’étaient pas encore sans remède mais de nouveaux incidens viennent nous enlever toute espérance de voir jamais s’opérer dans les affaires du monastère d’autre changement qu’une décadence de plus en plus certaine. Vous en jugerez par les détails que je vous donnerai dans la prochaine lettre.
J’ai l’honneur d’être…
Trente-troisième lettre
Il ne tenait, Monsieur, qu’au R.P. abbé de mettre enfin un terme à toutes ses entreprises, de se condamner à une résidence exacte. Nous lui pardonnions bien volontier toutes ses dépenses inutiles, notre pauvreté nous suffisait et nous étions contents. Tout semblait nous promettre cette heureuse révolution. L’établissement de l’éducation était bornée à La Valsainte. Les religieuses étaient placées chez elles. L’appauvrissement de sujets où il avait réduit le monastère en envoyant à Rome et à Gênes, tout nous donnait lieu de croire qu’il ne penserait pas même à en envoyer désormais ailleurs et qu’il allait enfin se fixer avec nous mais une nouvelle carrière vient tout à coup s’ouvrir au désir qu’il a de s’étendre pour procurer aux âmes les moyens de se sanctifier, car je suis bien convaincu qu’il n’a point d’autre but dans tout ce qu’il fait. Voici le fait.
Les religieux envoyés à Gênes occupaient une ancienne maison de bénédictins qui n’avait pour annexe qu’une cour et un médiocre jardin. [229] N’ayant rien autre chose pour subsister, ils avaient déjà présenté requète pour obtenir une portion de bois à défricher, lorsque la principauté de Gêne passa sous la domination de l’empereur des français. La requête lui fut envoyée. Il ne l’entérina pas selon sa forme et teneur mais il accorda beaucoup au-delà de ce que les pétionaires désiraient, en leur donnant une maison fondée et bien dotée qui serait (ce sont ses propres expressions) la pépinière des sujets qui seraient envoyés au Mont-Genèvre où il projettait un établissement. Cette réponse de l’empereur ayant été communiqué au R.P., ranima les espérances qu’il avait toujours conservé de retourner en France. Regardant comme fait à lui-même ce que Sa Majesté venait de faire à l’égard de ses frères, il en écrivit au ministre du Culte pour lui témoigner sa reconnaissance et dans cette lettre il eut grand soin de faire un grand détail des avantages que l’Etat pouvait trouver dans son institution, tant pour la culture des terres, que pour l’éducation de la jeunesse et conclut à demander qu’il lui fut permis de s’aller établir en France. Le ministre dans sa réponse lui répéta les intentions de Sa Majesté impériale relativement à nos frères de Gênes et ses projets sur le Mont-Genèvre. Il finit par lui dire de la part, de l’empereur de partir au plus tôt pour se rendre sur les lieux afin d’aviser au moyen à prendre, pour former le nouvel établissement et lui envoya sous la même enveloppe tous les passeports et pouvoirs nécessaires à cet effet.
Il aurait fallu, Monsieur, une vertu à l’épreuve pour résister à une pareille occasion. Le R.P. gros d’une pareille commission nous la fit valloir en chapitre de la belle manière. En supposant que l’établissement projeté ne dut pas réussir, il ne pouvait faire autrement que de l’accepter, ne fut-ce que pour ménager la protection de l’empereur et puis il se voyait par là déjà un pied en France. Il ne pensa pas même à mettre la chose en délibération. Il nous recommanda de beaucoup prier pour Sa Majesté, etc et se disposa à partir. Ce fut, si je ne me trompe, au mois de 7bre 1805. Je fus lui faire mes adieux lorsqu’il mettait ses guêtres. Je lui recommandai bien fort de ne pas se laisser séduire par toutes les belles promesses qu’on pourrait lui faire, d’avoir surtout et avant toute chose à cœur le bien véritable de sa réforme, qui ne me paraissait pas compatible avec des établissements de ce genre, enfin qu’il prit bien garde, qu’en voulant beaucoup avoir, il n’eut rien du tout et qu’il ne prit encore un gros rat par la queue. [230] J’étais bien loin de penser que mes observations pussent le faire changer de sentiments, mais j’étais bien aise qu’il sut que tout le monde n’était pas aussi enthousiasme que lui. Il partit donc, fut très bien reçu à Gap et dans les autres villes par lesquelles il passa. Après avoir été au Mont-Genèvre, il vint dans le Piémont pour y prendre possession des terres assignées pour les revenus de l’établissement, puis il revint à Lion et de là il est allé à Paris pour y traiter avec Sa Majesté et ses ministres, de la construction du monastère et de l’hospice qu’il veut y faire élever.
Ce premier voyage, Monsieur, ne fut pas de moins de six mois, après lesquels il vint faire une apparition de huit à dix jours à La Valsainte. On ne le vit pendant tout ce tems à aucun des exercices de la communauté parce qu’il s’était fait une petite contusion à la jambe en descendant de voiture. Il reprit bientôt la route du Mont-Genèvre accompagné de quatre religieux et de plusieurs élèves avec deux maîtres, pour commencer son établissement. Je n’entreprendrai pas de vous rien dire ici de particulier sur cet établissement. Tout ce que j’en sais c’est que selon les intentions de l’empereur il devait être sur le modèle de celui du Mont-SaintBernard.. Maintenant quelles furent les conventions du R.P. avec Sa Majesté, combien de revenus furent assignés à la maison, qui est-ce qui devait entreprendre les bâtiments, etc ? Comme je n’ai rien su de précis là-dessus, je ne vous en dirai rien. Je puis assurer seulement parce que je le tiens d’un des quatre religieux partis avec le R.P., c’est qu’au moment où je vous écris ceci, il n’y a pas encore une seule pierre de posée pour le nouvel édifice, deux ou trois religieux qui ne s’entendent pas composent toute la communauté, il y a encore quelques enfants qui sont sans maîtres et qui ne tiennent à rien et l’on assure que l’empereur a décidé que l’hospice serait situé ailleurs que sur le Mont-Genèvre. Interim. Comme il y a déjà beaucoup d’argent dépensé, il faut que le R.P. abbé en rende compte par sols et deniers. Voilà, Monsieur, où ont aboutis jusqu’aujourd’huy tant de voyages très dispendieux depuis plus de deux ans et autant qu’il peut m’en souvenir, je crois que nous avons eu en tout quatre fois la satisfaction de revoir le R.P. abbé à La Valsainte et à chaque fois s’il y a séjourné huit jours, l’un portant l’autre, [231] c’est beaucoup. Il est vrai que son entreprise du Mont-Genèvre n’a pas été la seule chose qui l’ait occupée pendant tout ce tems. Il a été obligé de retourner en Westphalie deux fois pour des affaires importantes de l’Ordre. Il lui a fallu revenir plusieurs fois dans la Franche-Comté pour y receuillir une espèce de restitution qui lui fut faite par un viellard qui, sur le point de mourir, ne se crut pas en sûreté de conscience en possédant des biens nationaux qu’il avait acheté et dont il voulut gratifier le R.P. Il eut aussi fort à faire à Paris, tant pour courtiser Sa Majesté impériale que pour se mettre en possession du monastère de Senard et y établir sa réforme dans sa pureté. Enfin tous les mouvements qu’il se donna pour tâcher de sauver de la conscription un grand nombre d’élèves français qu’il avait, tant au monastère de La Valsainte, qu’au Mont-Genèvre, circonstance qui lui fit faire plusieurs voyages et sans laquelle nous ne l’eussions certainement pas vu si souvent à La Valsainte. D’après ce petit exposé, vous n’êtes pas surpris sans doute, Monsieur, que nous ayons été si longtems privés de sa présence et La Valsainte ne doit pas s’attendre à en jouir davantage désormais car il m’a écrit lui-même que l’intention de Sa Majesté impériale était qu’il fut sensé toujours présent à son monastère de Senard et que ce n’était qu’à cette condition qu’il en tolérait l’existence. Voilà donc un empereur qui dispense un prélat de l’obligation de résider dans le lieu titulaire de son bénéfice. C’est un droit que je ne connaissais point encore dans la puissance civile.
A l’occasion de la conscription militaire nous avons eu de grandes tracasseries à La Valsainte dans l’absence du R.P. abbé par sa faute et qui auraient pu nous coûter bien cher si le Gouvernement eut agi avec nous en toute rigueur. Le R.P. prévoyant tout ce qui allait arriver, était venu en grande hâte à La Valsainte, évacuer sa maison de tous ceux qui pouvaient être mis en réquisition. Il leur fit prendre les devant en leur donnant rendez-vous à tel endroit, pour ensuite les conduire avec lui au Mont-Genèvre et là mettre en œuvre toutes les ressources de son industrie pour les sauver. Cela le regardait uniquement. Il était bien libre de s’exposer, mais ce qui nous regardait et nous importait beaucoup, c’est qu’au lieu de les faire tous partir il en laissa trois ou quatre qu’il commença à soustraire à la connaissance du lieutenant du Gouvernement [232] dans la visite qu’il vint faire au monastère le jour même de son départ. Il crut avoir remporté la victoire. Cependant il eut soin d’avertir le prieur en partant que si l’on venait faire une seconde visite, il devait faire cacher tels et tels et ne les point présenter. En la place du prieur je n’eusse certainement pas promis d’obéir. Le Gouvernement ne tarda pas à entrer en méfiance sur l’exactitude de la déclaration du R.P. abbé. En conséquence, au moment où l’on s’y attendait le moins, arrivent au monastère une députation de quelques membres du Conseil, chargée de vérifier la première visite. Ce fut, s’il m’en souvient bien, le 16 avril 1807. Ces messieurs ne donnèrent pas un quart d’heure de délais, ordre en arrivant d’assembler tous les membres composant la communauté quels qu’ils fussent dans la plus grande place de la maison. J’étais à la pharmacie occupé pour un étranger, lorsqu’on vint me dire que tout le monde était réunit et que l’on n’attendait plus qu’après moi. Après avoir terminé, je m’empresse de me rendre. Je rencontre le prieur à la porte du réfectoire où s’était faite la réunion. Je l’appelle et lui dit : « J’ignore, mon Père, ce que veulent ces messieurs, mais il est probable que c’est pour vérifier la déclaration du R.P. relativement aux conscrits. Si avant de procéder à l’exercice on allait vous dire (et je vous assure que je le ferais en leur place) que ne pouvant aller visiter la maison depuis la cave jusqu’aux greniers, on croit devoir vous prendre par votre serment pour certifier que tous sont là présents, que diriez-vous ? » Le prieur commença à pâlir et à balbutier. « Prenez-y bien garde, lui di-je, ce n’est pas ici un jeu d’enfant. L’auctorité qui vous somme de lui faire une déclaration exacte est légitime et vous ne pouvez, en conscience, vous y soustraire et tout ordre contraire que vous auriez reçu est nul de plein droit. D’ailleurs si le R.P. s’est rendu coupable de quelque malversation, qu’avez-vous besoin, vous, de vous compromettre et de nous compromettre tous nous-même aujourd’huy, en nous faisant regarder comme complices et à quels peines ne devons-nous pas nous attendre si cela arrive ? Pensez-y sérieusement. La chose n’est pas d’une aussi petite conséquence que vous pouvez l’imaginer. » Je lui ajoutai ensuite [233] que je lui conseillais ensuite avant que l’on procéda à aucun examen, de faire exhiber aux députés leurs pouvoirs, puisqu’il ne l’avaient pas encore fait. Là-dessus je le quittai et entrai au réfectoire avec les autres. N’y voyant aucun de ceux dont on voulait dérober la connaissance, j’avais pris le parti de protester hautement avant toute chose contre tout ce qui pourrait être contraire aux ordres du Gouvernement, prétextant cause d’ignorance de tout ce qui pouvait être fait. Mais heureusement le prieur, pour suivre mon second avis, commença par demander à ces messieurs, en vertu de quelle autorité ils venaient. Le conseiller à qui il s’adressa, se tenant injustement offensé de cette proposition, commença à élever la voix et à se plaindre qu’on leur faisait injure. Puis il ajouta qu’il avait des ordres précis et que si nous étions trouvés en contravention, nous ne serions certainement pas épargnés. Le prieur commença à avoir peur. Je le vis faire signe au cellérier d’aller chercher les trois qui étaient cachés et quelques instans après ils entrèrent au réfectoire et se mirent à leur rang. Cependant l’on procéda à la vérification des listes et les trois susdits ne se trouvèrent pas sur la dernière donnée par le lieutenant du Gouvernement. La fraude était trop manifeste pour n’être pas apperçue. Le prieur répondit ce qu’il voulut et s’en tira de son mieux. Pour moi, indigné, je les laissai en opération et je me retirai à mon travail, non sans inquiétude sur l’issue que pouvait avoir pour nous une aussi mauvaise affaire. Heureusement nous fûmes traités mieux que nous ne méritions car tout se termina par envoyer des passeports aux jeunes gens découverts et à les forcer de partir sans délais, avec un ordre précis au monastère de ne promouvoir à l’avenir aux ordres sacrés, de n’admettre à la profession religieuse aucun français sans le consentement des départements respectifs, injonction à tous ceux qui veulent demeurer au monastère d’aller présenter eux-mêmes leurs papiers au département de la police de Fribourg et parce que l’on reprochait au R.P. d’avoir gardé dans [234] sa maison des enfants contre le gré de leurs parents, défense d’en recevoir à l’avenir qui ne soient munis d’un consentement des parents en bonne forme par devant notaire et signé du préfet de son district. Règlements sages qui, s’ils eussent été en vigueur dès le commencement de notre établissement, auraient mis La Valsainte à l’abri de bien des soupçons et lui eussent évité bien des peines, en supposant qu’elle s’y soit soumise.
On ne tarda pas à donner nouvelles de cette visite au R.P. qui, de son côté, ne différa pas à partir et arriva subitement le 15 mai en habit séculier, croyant par là dérober au public la connaissance de son arrivée mais il fut reconnu à Cerniat en passant. Comme il était en faute il n’ausa se montrer et resta pendant 10 jours caché dans la maison, ne paraissant nulle part, ne disant pas même la messe, ce qui lui est assez ordinaire à présent quand il revient au monastère. On ne sait pas même s’il l’entend. Tout son tems fut employé à tripoter avec ses élèves. Ses religieux firent semblant d’ignorer qu’il fut à la maison. Il témoigna tout son mécontentement au prieur, blâma sa timidité. Je craignais qu’il ne fit sourdement quelque démarche auprès du Gouvernement, soit par écrit, soit autrement, capable de lui nuire et à nous tous mais heureusement il sentit qu’il serait mal reçu et n’en fit rien. Enfin il sortit de sa réclusion pour tenir un chapitre extraordinaire à l’occasion d’un de nos frères qui tendait à sa fin et à qui il voulait faire faire profession avant de mourir. Il n’y fut question de rien autre chose. Après le chapitre il chanta la messe, reçut ledit Frère à la profession et disparut. Cette affaire, Monsieur, ne laissa pas de me donner beaucoup de casse-tête et quoique le R.P. abbé ait crié à la tirannie sur la conduite du Gouvernement à son égard, je n’ai pu m’empêcher d’admirer sa modération car, étant certain que la maison était en faute, nous ne pouvions nous attendre qu’à une punition justement mérité. Il n’eut pas été juste cependant que cinquante innocens payassent pour un seul coupable. D’après tous ces tripotages, je vous laisse à penser de quel œil nous pouvions voir dans la maison tous ces élèves français qui étaient pour nous une source intarissable de tracasseries et d’inquiétude.
Maintenant, Monsieur, j’ai beau me mettre la tête à la torture pour me souvenir de quelque chose arrivé pendant les 6 années écoulées [235] depuis notre retour, qui puisse vous intéresser, je n’y vois absolument rien qu’une ritournelle continuelle d’allées et de venues de la part du R.P. abbé, au grand mécontentement de sa petite communauté qui, cependant, n’en a jamais rien fait paraître et n’a pas cessé pendant tout ce tems de s’acquitter avec toute l’exactitude possible de tous les devoirs pénible de sa profession. J’aurais pu faire revenir dans le cours de ma narration bien des anecdotes qui regardent les autres maisons de notre Ordre mais pour éviter la confusion, j’ai mieux aimé, avant de terminer ces mémoires, vous donner un état de ces différentes maisons et y rapporter tout ce que j’en puis savoir et dont je n’ai pas encore eu occasion de vous parler jusqu’ici. C’est ce qui fera le sujet de la lettre suivante. Croyez-moi toujours en attendant etc…
Trente-quatrième lettre
Si vous connaissez, Monsieur, la maison de La Valsainte et la pénurie de sujets où elle se trouve réduite aujourd’huy, n’étant plus composée que d’une dixaine de religieux de chœur, la plupart infirmes, sans presque de novices, vous ne pourriez croire que ce soit là cette mère si féconde qui a déjà produit tant d’enfants car c’est de son sein que sont sortis les communautés aujourd’huy existantes de l’Espagne, de l’Angleterre, de la Westphalie, , d’Amérique, de Rome, de Gênes, du Mont-Genèvre et indirectement celle de la forêt de Senard. Il est vrai que votre étonnement diminuera lorsque vous saurez que la plupart de ces filles ressemblent à leur mère et c’est là tout le fruit que le R.P. abbé a retiré de l’espèce de manie qu'il a eu de s’étendre et se multiplier. Il a des établissements partout et il n’en a aucun de florissant et de solide. On peut bien dire de lui : Multiplicasti gentem, non magnificasti lætitiam.
[236] Je crois vous avoir déjà dit un mot de la fondation d’Espagne. Elle eut pour premier supérieur un religieux de La Trappe qui passait pour être plein de vertus et de mérite. Cette maison n’est pas restée longtems sous la juridiction du R.P. abbé. Je crois même avoir entendu dire que l’exclusion de son autorité avait été une des clauses sine qua non de leur admission dans le pays. Quoi qu’il en soit, ils n’ont conservé et ne conservent encore que très peu de relations avec La Valsainte. Les biens du monastère ont été érigés au titre abbatial et le supérieur a été bénit abbé. Le R.P. a fait tout ce qu’il a pu pour l’engager à élever des enfants dans sa maison mais il n’a jamais pu l’y déterminer et lui a même protesté que tant qu’il viverait, rien ne pourrait le faire consentir à une chose aussi contraire aux statuts des chapitres généraux de l’Ordre. Ce qui a mis entre eux deux une division qui a apporté de nouveaux obstacles aux communications que nous devions avoir. De plus l’on m’a assuré que sans abandonner entièrement les règlements de la nouvelle réforme, ils s’en sont cependant écarté en beaucoup de points pour se rapprocher davantage de ceux de Mr l’abbé de Rancé. Dans les troubles révolutionaires ils ont eu à souffrir comme les autres mais nous n’avons pas encore entendu dire qu’il leur soit rien arrivé de fâcheux. Il vivent à leur aise mais sont bien loin d’être dans l’opulence. Les sujets ne leur manquent pas mais ils savent se borner. On peut considérer cette maison comme une petite réforme particulière de La Trappe qui n’appartient plus en rien à La Valsainte.
La fondation de l’Angleterre, Monsieur, n’offre rien de beaucoup plus satisfaisant Je ne vois rien à ajouter à ce que je vous en ai dit dans ma cinquième lettre. Tout le tems que j’ai passé au monastère, nous n’avons pas eu plus de relations avec cette maison qu’avec celle d’Espagne.
Je vous ai déjà parlé dans la même lettre de l’établissement de Darfeld en Westphalie. Cette maison toute singulière et mal gouvernée qu’elle était, ne laissait pas de prospérer et le R.P. abbé en tirait de tems en tems des secours considérables en argent, religieux, [237] chevaux, etc et le tout en usant de sa pleine aucthorité. Le supérieur, bon et rempli d’obéissance, n’apportait jamais d’oppositions. Les religieux ne purent voir ces espèces de vexations sans impatience et voulurent lever l’étendart de la rébellion mais le R.P. arriva au monastère et les mit à la raison, ou parut les y mettre, en employant contre eux les armes de l’excommunication. Quoi que victorieux, il aurait au moins dû par la suite être plus réservé mais il continua sur le même pied jusqu’à ce qu’ayant voulu disposer du supérieur de la maison pour l’envoyer en Angleterre et en substituer un autre en sa place, il trouva une opposition formelle, car le supérieur envoyé par le R.P. fut rejetté et la communauté ayant à sa tête le seigneur fondateur de la maison et un notaire, s’assembla capitulairement et procéda à l’élection d’un supérieur, dans laquelle leur premier supérieur fut confirmé. Sans perdre de tems ils députèrent à Rome pour faire approuver leur nomination, pour demander l’érection des terres de leur maison en titre abbatial et le pouvoir de faire bénir leur abbé. Ils obtinrent tout avec la clause d’exemption de toute juridiction du R.P. abbé et la subjection provisoire à l’autorité de l’Ordinaire, jusqu’à ce que le R.P. lui-même aille lui-même à Rome ou par procureur, pour y faire valloir ses droits. Ce jugement, provisoire en apparence mais bien définitif, fut exécuté dans tous ses points à l’exception que le R.P. abbé ne s’est pas encore transporté à Rome, n’étant pas je crois, fort curieux d’aller plaider cette cause qui, jointe à d’autres, pourrait fort bien ne pas tourner à son avantage, de manière que les religieux de Darfeld, aujourd’huy Bourlos ou Bourleau, sont maintenant indépendans et que par conséquent ils ne sont plus rien pour La Valsainte et forment aussi une réforme particulière de La Trappe. Si le R.P. a perdu cette maison, c’est bien sa faute, c’est bien en abusant ou, disons mieux, en s’arrogeant sur elle une aucthorité qu’il n’avait pas. Le supérieur qu’il y avait mis lui-même d’après ses pouvoirs, y était à perpétuité. On ne pouvait l’en déplacer. Comme Père-immédiat de la maison, il n’avait que le droit de surveillance sur elle et non celui de disposer [238] de ses propriétés. Il peut bien s’attribuer à lui-même la perte qu’il a faite en la perdant. J’ai entendu dire que la maison était rentrée dans les biens du Brabant et qu’elle y avait envoyé des religieux. Le R.P. a voulu prendre cette maison sous sa protection mais je ne crois pas que les religieux de Darfeld la lui ayent lâchée. Je n’ai su et ne sais sur elle aucune particularité. Il paraît aussi qu’une des principales cause de rupture entre le R.P. abbé et Darfeld a été la disposition qu’il faisait de l’argent d’Angleterre, non sans leur en faire part, mais aussi non pas au prorata de ce qu’ils en devaient avoir. Quoi qu’il en soit, quelque besoin qu’il ait aujourd’huy d’argent, de religieux et de chevaux, je crois qu’il attendra longtems avant que cette maison lui en fournisse.
Pour ce qui regarde, Monsieur, la fondation de l’Amérique, dans le Canada, je vous en ai dit à peu près tout ce que j’en sais. Je crois qu’ils n’ont pas encore de maison bâtie mais de la terre, on dit qu’ils en ont plus qu’il ne leur en faut. Les communications du Père Urbain avec le R.P. abbé ne manquent pas. On reçoit assez souvent de ses lettres mais on ne nous en donne pas connaissance. Il y a près de 15 mois cependant que nous apprîmes la mort de deux des religieux, ce qui engagea le R.P. abbé à faire faire deux prêtres au plus tôt pour les envoyer à leur place. Ils sont effectivement partis et arrivés à bon port. Le détail qu’ils ont donné depuis, de la manière dont ils sont dans ce pays, n’est pas fort propre à engager d’y aller.
Je ne crois pas, Monsieur, que vous ayez encore perdu de vue ce que je vous ai dit de la fondation de Rome qui, formant une maison exempte de la juridiction du R.P. abbé, ne peut pas être regardée comme lui appartenant. Quelqu’un revenant de Rome l’année dernière, m’a assuré que l’austérité et la manière de vivre étant un obstacle à ce qu’il se présente des novices, le supérieur de cette maison était très disposé à demander des mitigations au Souverain Pontife, qu’il aura infailliblement obtenu car les italiens ne sont pas fort amis du régime et de la morale sévère. Depuis leur établissement, nous n’avons pas entendu parler d’eux une seule fois ex professo à La Valsainte. Leur existence est pour le monastère comme si elle n’était pas. Si cependant elle eut bien réussi, cette maison n’aurait pas été une des moins utiles à l’Ordre.
Je vous ai dit, Monsieur, que le R.P. avait envoyé des religieux [239] à Gênes pour y former un établissement, que l’empereur des français leur avait donné une belle maison avec terres et dépendances en leur promettant de faire de leur maison la pépinière d’où l’on tirerait les sujets pour le Mont-Genèvre. Il aurait bien dû leur donner en même tems la fécondité car c’est ce qui leur manque. La même personne revenant de Rome dont je viens de vous parler et qui a séjourné dans le monastère en passant, m’a assuré que c’était la plus pitoyable chose du monde. Il n’y a aucun novice ni espérance d’en avoir. Ils ont des enfants sans maîtres pour les conduire et un religieux de chœur est obligé de se charger de leur surveillance et de leur éducation. Cette maison est parfaitement soumise au R.P. abbé qui sans doute sait faire un bon usage du surplus de ses revenus si elle en a. Comme elle doit en avoir, ne se trouvant point fournir de sujets comme elle devrait l’être.
Je ne sais si l’on peut, Monsieur, mettre déçament au nombre des nouveaux établissements, le Mont-Genèvre puisqu’il n’y a encore ni apparence de monastère ni un nombre compétent de religieux pour former une communauté. On dit que le R.P. a voulu y suppléer en faisant habiller en religieux quelques uns de ses plus grands élèves mais là comme ailleurs ce stratagème ne lui a pas réussi et de ces novices d’industrie, je n’en ai guère vu tenir. Il y a cependant un prêtre qui a le titre de supérieur, un autre que l’on appelle le maître des novices, un religieux qui fait les fonctions de cellérier et toute la communauté est représentée par quelques frères convers et une poignée d’enfants. Le R.P. avait espéré d’abord de faire de cette maison un lieu de franchise contre la tirannie des réquisitions. Il s’en était même vanté mais l’évennement a prouvé le contraire car j’ai su de bonne part que l’aucthorité ne l’y avait pas moins poursuivi qu’à La Valsainte et que voulant cependant toujours soustraire à ce fléau certains sujets à qui il était plus attaché, il avait été cause qu’ils étaient tombés entre les mains de la puissance séculière, qu’ils n’avaient été lâchés que sous caution et j’ai ignoré depuis ce qu’était devenue cette affaire. Cependant il paraît qu’aujourd’huy il a obtenu de l’empereur des exemptions particulières pour cette maison puisqu’il a écrit depuis peu à La Valsainte de lui envoyer au Mont-Genèvre tous ceux qui [240] pourraient être dans le cas de la réquisition
Enfin, Monsieur, la maison de Senard près Paris est le dernier établissement de la réforme dont le R.P. abbé puisse se glorifier et qui l’occupe aujourd’huy tout entier. Je ne sais si je vous en ai parlé dans quelqu’une des lettres précédente. Si je l’ai fait ce n’a pu être que très superficiellement. Je vais donc vous donner en peu de mot les détails qui sont parvenus à ma connaissance sur cette maison.
Vous saurez donc qu’avant la révolution il y avait dans la forêt de Senard près Paris une maison habitée par des hermites de même institution que ceux du Mont-Valérien dont toute la vie était partagée entre la prière et le travail des mains. Ils eurent à l’époque de la révolution le même sort que tous les autres religieux et leur maison fut probablement pour un prix modique au primo occupanti pendant le tems de la révolution. Lorsque les règlement de La Valsainte commencèrent à circuler, des personnes ci-devant religieuses et autres de différens sexe, entreprirent de les pratiquer et de former pour cela au milieu même de Paris une espèce de société, le tout sous le voile de l’incognito. Cependant il n’a jamais été tel qu’on n’en fut instruit même assez loin car j’en entendis parler dans le tems à La Valsainte. Le R.P. abbé était alors regardé comme le Père de cette congrégation. J’ai su qu’on lui écrivait souvent et qu’on prenait ses avis et c’est ce qui lui fit toujours espérer de voir sa réforme s’établir en France. Lorsque le tems de la Terreur fut passé, les affaires de l’Église ayant paru s’arranger, des individus de cette secte trappistique firent l’acquisition de la maison de Senard. Je ne sais comment, ni quand ils parvinrent à s’y loger, les hommes habitant un pavillon et les femmes l’autre et à y pratiquer sans bruit, mais non sans qu’on le sut, tous les exercices de la réforme de La Trappe. Quelqu’un qui y a été et qui a postulé même pour y entrer, m’a assuré que les hommes et les femmes chantaient l’office ensemble dans la même église, le jour et la nuit et que cette communauté était singulièrement protégée par Mr l’évêque de Versailles. Ceci paraîtra sans doute incroyable à la postérité que dans un moment où tous les Ordres religieux sont proscrits, où l’on ne veut souffrir aucune réunion sous quelque titre que ce puisse être, l’on voie tranquillement aux portes de Paris une réunion inouïe jusque là [240 bis] en France. Quoiqu’il en soit elle subsista ainsi fort longtems mais dépourvu d’un chef capable de le conduire, le troupeau a dû nécessairement donner dans des égarements. Ils accomodèrent les règlements de La Valsainte à leur manière. Le défaut d’économie dans leurs finances les exposa à échouer dans leur entreprise, etc. A cette époque le religieux de La Trappe qui avait été en Angleterre le premier instrument de la fondation, ayant mal géré les affaires et s’étant brouillé avec le R.P. abbé, s’était retiré de son monastère, muni d’un bref de sécularisation. Il vint à Senard prit les rennes du gouvernement de la nouvelle communauté, y établit une régularité à sa mode et loin d’y remettre les finances en bon état, il n’y mit que plus de désordres et constitua la maison dans des dettes considérables. Or cette pauvre maison était sur le point de faillir lorsque le R.P. abbé de La Valsainte, conduit à Paris pour ses affaires du Mont-Genèvre, en prit connaissance. Il s’y introduisit. Il promit de payer les dettes si l’on voulait embrasser la réforme dans toute son étendue, sans restriction quelconque. On lui promit tout. Il fit faire une retraite, reçut à l’émission des vœux les hommes et les femmes et avec le secours de personnes charitables, parvint à payer toutes les dettes de la maison et comme cette réunion des deux sexes était une chose tout à fait insoutenable, il trouva de plus les moyens de se procurer une maison pour y placer les religieuses. Il fut dans tout ce travail aidé de la protection de Sa Majesté impériale. On n’en saurait douter, mais quelque sorte que soit cette protection, il n’a encore pu obtenir pour ces deux communautés qu’une tolérance, les religieux et religieuses ne peuvant paraître publiquement dans leur costume et leurs vœux n’ayant aucun effet civil.
Je vous laisse maintenant à juger, Monsieur, si le R.P. abbé a lieu de se regarder comme bien récompensé de toutes les peines qu’il a prises et de tous les voyages qu’il a fait depuis six ans, puisqu’à l’exception de La Valsainte qui est la seule maison solide qu’il ait, et celle seule où il pourrait, s’il voulait y résider, faire un véritable bien. Il n’en a aucune sur laquelle il puisse compter. J’oubliais de vous parler de ses religieuses dont il compte en [241] ce moment trois communautés, une en Angleterre sur l’existence de laquelle je n’ai aucuns renseignements, une à Darfeld où les pauvres filles, enfermées dans de mauvais bâtiments, vivent misérablement et accablées d’infirmités, par les secours qu’elles tirent de la charité des fidèles et des religieux de Bourlau, une troisième à la Petite-Riedra où comme j’ai eu l’honneur de vous dire, elles sont aux expédiens pour pouvoir subsister en luttant sans cesse contre les maladies qui leur font une guerre sans relâche. Pendant que j’étais à La Valsainte, j’ai fait ce que j’ai pu auprès du R.P. abbé pour tâcher d’obtenir en leur faveur quelques mitigations. Je lui ai même présenté un mémoire à cet effet, parce que je regarde comme une barbarie que des femmes soient astreintes aux mêmes règles et aux mêmes austérités que les hommes. Je n’en ai eu aucune réponse et tout ce que j’ai pu dire ne leur a procuré aucun adoucissement. Je parlais cependant avec connaissance de cause, ayant exercé à leur égard les fonctions de médecin en mille circonstances. Vous trouverez à la fin de ces mémoires celui que je lui ai présenté à ce sujet. J’aurais bien désiré que le Gouvernement eut ouvert les yeux là-dessus. Je ne conçois pas même qu’il ait pu aucthoriser l’établissement de ces filles dans le Canton sans s’être préalablement assuré que la règle n’était pas au-dessus de la portée de leur faiblesse. Dernièrement il n’y en avait qu’une qui fut capable de chanter au chœur, toutes les autres étaient hors de combat.
Je ne vois rien à ajouter, Monsieur, pour vous mettre au fait de tout ce qui regarde la réforme. J’aurais bien désiré qu’une mémoire plus heureuse m’eut permis de vous donner un précis plus exact et plus circonstantié de tout ce qui s’est passé au monastère de La Valsainte depuis plus de quinze ans et en particulier depuis les six dernières années. Je crois cependant vous en avoir assez dit pour vous mettre à portée de porter votre jugement. Mais comme je m’apperçois que dans le détail que je viens de vous faire de tout ce qui la concerne depuis six ans, je ne vous ai pas dit un mot de moi, je vais tâcher d’y suppléer pour ne pas laisser mon histoire tronquée en vous faisant le récit abrégé de ce qui m’est particulier, depuis ma rentrée dans le monastère, jusqu’au jour où j’en suis sorti. Vous voudrez bien me permettre, en attendant que j’entreprenne cette petite tâche, de vous réitérer l’assurance des sentiments…
Trente-cinquième lettre
[242] Sans entrer, Monsieur, dans le détail de tout ce qui a pu m’arriver pendant les six dernières années que j’ai passé à La Valsainte, ce qui me serait d’ailleurs impossible, je me contenterai de vous dire que toute ma vie s’est passée dans une distraction continuelle à raison de mon emploi de chirurgien qui ne fut pas borné à la maison où je ne manquais cependant pas d’ouvrage, mais qui s’étendit même aux séculiers qui me prenaient la plus grande partie de mon tems, particulièrement les dernières années, ce qui me força d’abandonner l’exercice du confessionnal me bornant à quelques personnes qui m’avaient donné leur confiance. Je continuai aussi de faire, les dimanches et les fêtes, les instructions aux séculiers dans la chappelle claustrale. Du reste la médecine prenait tout mon tems et souvent même celui des saints offices. Il m’en coûta beaucoup à prendre mon parti là-dessus car j’aimais mon état et c’était un plaisir pour moi d’en suivre les exercices. Mais enfin je m’accoutumais si bien à cette vie extérieure et toute séculière que, tout en désirant d’en être retiré, j’aurais peut-être été fort embarassé de ma personne si on l’eut fait. Ma réputation s’étendit bientôt dans tout le pays et je fus consulté de plusieurs lieues à la ronde. Des occasions de rendre services à plusieurs personnes, même de ceux qui nous avaient été le plus contraires, s’étant présenté, je l’ai fait avec empressement. Ce qui ne contribua pas peu à notre tranquillité en imposant silence à bien du monde. Le R.P. abbé n’était pas d’avis que je sortisse pour visiter des malades hors du monastère. Je ne m’en souciais pas moi-même beaucoup et lorsqu’il était à la maison, il refusait ordinairement les permissions qu’on lui demandait sur ce point, ce qui faisait crier et murmurer mais cela ne retombait pas sur moi parce que mon devoir était d’obéir. Ce qui faisait plus mauvaise impression c’est qu’en me deffendant d’aller chez des pauvres, il m’ordonnait d’aller chez des personnes riches ou à qui nous avions des obligations. Souvent il m’a conduit lui-même à Fribourg. Comme les séances qu’il faisait au monastère [243] n’étaient pas fort longues, le public n’avait pas longtems à souffrir de ses prohibitions et puis dans les voyages qu’il me faisait faire l’on m’accrochait de tous les côtés. Alors il me permettait de descendre chez les malades. De même que quand je sortais pour aller ceuillir des plantes parce qu’il ne refusait pas que je rendisse service mais seulement il ne voulait pas que je sortisse exprès. Pendant ses longues absences, le prieur, bon et compatissant, se voyant obsédé de toutes parts, accordait facilement les permissions qu’on lui demandait, encore plus pour les pauvres que pour les riches. Pour moi, je n’examinais rien.. J'allais lorsqu’on me commandait d’aller, de manière que la moitié de mes semaines étaient le plus ordinairement employées à ces petits voyages que je ne faisais pas de fois sans un détriment notable de ma santé surtout lorsqu’il me fallait découcher. Je partais ordinairement avec une santé passable de La Valsainte et j’étais sûr la nuit d’être attaqué d’un accès d’asthme et de revenir malade au monastère. Heureusement ces incommodités ne duraient pas fort longtems et à l’exception d’un ou deux paroxismes par chaque année, soit d’asthme, soit de rhumatisme, qui me retenaient à l’infirmerie une quinzaine de jours, je jouissais d’une santé assez passable. Je travaillais des mains particulièrement à la culture d’un petit jardin de botanique que j’avais formé. Je manipulais mes drogues. J’allais même passer deux à trois jours sur les plus hautes montagnes pour y ceuillir des simples. Je me serais contenté pour toute ma vie de la santé dont je jouissais alors, quoique ma vie ne fût en rien différente de celle de la communauté et même j’ai remarqué que la meilleure nourriture que je rencontrais dans mes petits voyages était le plus ordinairement ce qui m’incommodait. Tout infirme que je suis, je suis né pour une vie dure, pénible et laborieuse. Ce ne fut donc pas, Monsieur, dans les austérités de la maison que je trouvai le plus à souffrir ni dans les fonctions de mon emploi, toutes fatigantes et rebutantes qu’elle étaient, [244] puisqu’elles étaient selon mon goût mais ce fut dans l’éloignement continuel du R.P. abbé dans ses entreprises mal concertées, dans les voyages de long cours multipliés et dans toutes ses dépenses inutiles. J’en étais tellement affecté que j’y pensais sans cesse. Comme par ma place j’étais dans le cas de parler depuis le matin jusqu’au soir avec tout le monde, supérieur, frères, domestiques, séculiers, tout en donnant mes consultations, je retombais toujours malgré moi sur cette matière et je disais hautement ma manière de penser. Le R.P. abbé ne l’ignorait pas et m’en fit même plusieurs fois des reproches mais afin qu’il ne crût pas que je disais en son absence, ce que je n’aurais pas voulu dire en sa présence, je lui ai présenté plusieurs fois mes observations par écrit. Il m’a répondu en convenant avec moi de la vérité de mes réflexions. Il m’a même fait espérer un changement prochain. Je l’ai attendu inutilement et voyant qu’il ne se corrigeait pas je ne me suis pas corrigé non plus, c’est-à-dire qu’en toute occurence j’ai bavardé hors du monastère comme dans le monastère mais je n’ai pas cru devoir m’en tenir là. Tous mes discours n’étant pas capable d’arrêter un mal que je voyais chaque jour faire de nouveaux progrès, j’ai cru devoir en écrire à Mgr le nonce de Lucerne, en le priant de solliciter auprès du Souverain Pontife une visite apostolique de notre réforme. Ma lettre motivée sommairement, fut prise en mauvaise part, c’est-à-dire qu’on la regarda comme une délation de griefs contre le R.P. abbé et le monastère. Le nonce en écrivit à l’évêque en le chargeant d’informer. L’évêque par les mains duquel avait passé ma lettre n’en fit rien et répondit que la lettre avait été écrite par personne prudente, après mûre délibération et qu’il croyait aussi une visite nécessaire. Cependant ne voyant aucun effet de ma démarche auprès du nonce et dans la crainte que ma lettre ne lui eut laissé quelque mauvaise impression, je crus devoir lui donner l’explication des motifs sommaires de ma lettre, en lui envoyant un petit mémoire détaillé que je fis encore passer par les mains de l’évêque. Son Excellence [245] l’a reçue, je le sais mais quel usage en a-t-elle fait ? En attendant, les choses ont toujours été leur train et j’ai continué à me morfondre et à me tracasser. Tout cela cependant ne m’empêchait pas d’aller toujours mon train pour le service des malades, tant internes qu’externes et ceux-ci plus que jamais. Il ne se passait guère de semaine que je ne vinsse à Charmai pour en visiter quelqu’un, quelque tems qu’il fasse. Les braves gens pleins de reconnaissance pour les services que je leur rendais, me comblaient de bénédictions. Partout l’on me promettait une assistance certaine en cas qu’il nous arriva encore quelque chose, car de tems en tems on jettait encore quelques doutes sur la stabilité de notre état. L’on parlait de la suppression totale des moines, de manière que sans avoir en vue de me concilier l’esprit du peuple, tout en lui rendant service, je me disais quelque fois en moi-même : Facite vobis amicos… ut, cum deficeritis, recipiant vos…J’avais d’ailleurs un secret pressentiment que j’occuperais la cure de Charmay et que le doyen ne serait pas longtems du monde car outre la pensée fréquente que j’en avais, dans laquelle je cherchais à concilier mon genre de vie de trappiste avec celui d’un curé, j’étais vexé par des rêves fréquens dans lesquels je me figurais ou être sur le point de rentrer ou être déjà rentré dans la cure que j’occupais en France. Depuis plus de six mois je ne passais pas une semaine que je n’eusse un de ces rêves. J’étais bien éloigné d’y ajouter foi, cependant cela me paraissait tout à fait extraordinaire et semblait m’annoncer quelque chose. J’en parlai au prieur avec qui je me plaisais de m’entretenir du saint ministère et qui me disait que j’étais plus propre pour cela que pour être moine. J’étais cependant bien éloigné de penser que toutes les folies de mon imagination fussent sur le point de se réaliser, lorsque le 6 janvier sur les 8 h du soir l’on vint me dire que le R. doyen de Charmay venait de mourir subitement. Cette nouvelle m’étonna mais ne me surprit pas. Il me semblait que je m’y attendais. Je partis sur le champ. La mort trop certaine constatée, les scellés mis sur tous les effets, je revins au monastère. L’inhumation devait se faire deux jours après. Je proposai au prieur comme une chose de décence en raison des obligations que nous avions au défunt et de sa dignité, d’y [246] députer un religieux. Il entra dans mes vues et me chargea de cette députation qui ne fut pas approuvée généralement dans la maison. Après les obsèques l’on me dit qu’on avait été trouvé Monseigneur dont la réponse avait été que, manquant de sujet, il se proposait d’écrire à La Valsainte pour faire desservir la cure et que l’on espérait que ce serait moi. Je rapportai la chose au prieur, sans lui rien dire absolument de ce que j’en pensais. « Si cela est, me dit-il, je ne vois que vous à y envoyer et si je le fais, ils vous feront leur curé. Au reste, en la place de Monseigneur, j’en ferais bien autant. Vous y ferez plus de bien qu’un autre. » Je vous donne à penser, Monsieur, avec les idées qui me trotaient déjà dans la tête involontairement, l’impression que fit sur moi ce discours. J’avais beau en chasser la pensée, il me semblait que la chose était déjà faite. Arrive la lettre de Monseigneur. Le prieur, après quelques délibérations, ne croit pas pouvoir refuser. Je suis le seul qui ait idée du ministère. Il me députe. Me voilà donc desservant de la cure, obligé d’y aller tous les dimanches et fêtes, d’y prêcher, d’y confesser, etc. La confiance que l’on avait en moi pour la médecine, l’habitude que l’on avait de me voir dans la paroisse disposèrent les esprit tellement en ma faveur que tous parurent me désirer pour leur curé. J’étais bien éloigné de faire paraître le moindre désir et de communiquer même à qui que ce fut mes pressentiments. Un obstacle se présentait et empêchait les paroissiens de faire aucune avance parce qu’ils le regardaient comme insurmontable : mes liens de religion. On m’en parla et je me gardai bien de les désabuser mais déjà Monsieur le R. chappelain avait manifesté ses désirs à Monseigneur sans avoir sondé mes dispositions. Une occasion s’étant présentée de le faire, je lui répondis qu’étant religieux, je ne pouvais dans cette affaire avoir d’autre volonté que celle de mes supérieurs qui serait pour moi celle de Dieu, que si je consultais mon goût, je ne serais pas éloigné de la chose, vu qu’à présent je ne ferais que revenir à ma première vocation, qu’au reste j’étais résolu à ne faire aucun pas, ni en avant, ni en arrière mais à laisser agir en tout le Providence. [247] Sur cette réponse il crut devoir aussitôt en écrire à Monseigneur pour lui manifester ma manière de penser et les désirs de la paroisse. Monseigneur répondit qu’il me verrait en place avec le plus grand plaisir, qu’il me donnait volontier son placet, en me laissant à m’arranger avec mon Ordre comme je pourrais et que la paroisse n’avait toujours qu’à faire toutes les démarches nécessaires auprès du Gouvernement à qui la nomination appartenait. Aussitôt la paroisse assemblée forma une pétition qui fut envoyée à Fribourg par un député de la commune. Tous les membres du Conseil promirent leur consentement mais avant de procéder à l’élection on statua que l’on attendrait que la paroisse eut écrit à Rome pour demander ma sécularisation car je n’y voulus intervenir en aucune manière. En conséquence la chose fut remise entre les mains de Mr Léon Cettoley, membre du Conseil et greffier du Tribunal. Il dressa une requête pleine de raisons exposées avec toute la force et l’éloquence dont il est capable. Monseigneur l’évêque voulut bien y ajouter son approbation et en solliciter l’exécution. Elle fut même, je crois, visée par le Conseil. On l’envoya au nonce qui y joignit une lettre pour en presser l’expédition et en attendant la réponse je continuai à exercer dans la paroisse les fonctions de desservant, dans une circonstance qui ne laissa pas d’être fort pénible et de me donner beaucoup d’occupation, celle du saint tems du carême jointe au jubilé que Sa Sainteté voulut bien accorder au diocèse, en compensation de celui de l’année sainte et de celui de son glorieux avènement auxquels il n’avait pas eu le bonheur de participer.
Interim Le R.P. abbé étant absent, ignorait tout ce qui se passait ou n’en était instruit que par gens qui lui faisaient entendre les choses à leur mode. Je crus donc devoir lui écrire moi-même une lettre par laquelle, après lui avoir simplement exposé l’état de l’affaire, je lui demande simplement ce qu’il juge à propos que je fasse si l’on vient à me signifier une nomination jointe à un bref de sécularisation, bien résolu de ne faire que ce qu’il m’ordonnerait, mais je voulais que sa volonté, tant pour ma conscience que vis-à-vis du public, fut la seule règle de ma conduite et je disais [248] hautement que s’il y consentait, j’y consentais, mais que je n’y consentirais pas s’il refusait de le faire. Sa réponse se fit un peu attendre. Enfin elle arriva. Prévoyant bien que son refus lui mettrait à dos le Gouvernement et le canton, il m’envoya sans que je le lui demande un consentement en bonne forme et bien motivé. Sous la même enveloppe était une lettre pleine des raisons les plus propres à me détourner d’en faire usage qui finissait par me dire que de deux choses l’une, ou j’avais bonne volonté ou je ne l’avais pas. Si j’avais bonne volonté, je prendrais son consentement d’une main pour le brûler, et de l’autre ma plume pour révoquer tout ce que l’on avait pu faire jusque là. Si je n’avais pas bonne volonté, j’étais incorrigible et que ce n’était pas un mal pour son Ordre qu’il fut débarassé de moi. Ainsi que si je voulais me retirer, je le pouvais, si vult discedere, discedat. Il était clair que le R.P., par cette réponse, voulait que j’eusse seul l’odieux du refus et me mettait même dans l’impossibilité de me couvrir du défaut de consentement formel qu’il me manifestait d’après la manière dont je m’étais présenté. C’eut été une inconséquence de ma part de refuser de mon propre mouvement puisque j’avais dit que la seule volonté de mon supérieur me servirait de guide. J’étais dans l’impossibilité de manifester cette volonté qu’il eut aussitôt contredite en opposant le consentement qu’il m’avait donné. Dans cette perplexité j’envoyai le tout sous enveloppe à Monseigneur, avec quelques observations que je crus nécessaire, pour lui donner une connaissance suffisante de mes vrais dispositions et je le priai de me décider. Sa réponse fut que je devais attendre en paix la décision du Souverain Pontife, à qui on avait présenté une requête pleine de vérités que je n’avais en rien sollicité et que cette décision devait seule me servir de boussole. Dès ce moment mon parti fut pris. Le bref de Sa Sainteté arriva conforme en tout aux vœux de Sa Grandeur et de la paroisse. Monseigneur me manda à Fribourg pour me le communiquer. Avant de l’accepter je lui fit toutes les plus fortes objections possibles. Enfin, après y avoir pensé sérieusement, il me dit qu’il croyait voir dans cette affaire la volonté de Dieu. J’acceptai sur sa parole sans hésiter. A quelques jours de là ma nomination eut lieu au Conseil, d’une voix unanime et le 29 avril 1808 j’ai été pourvu de la cure de Charmay où je prie Dieu de me conserver pour mon salut et celui des autres.
[248 bis] Je ne vous dirai rien ici, Monsieur, de la réception que me firent les honnorables habitans de cette commune, le jour où j’arrivai muni de tous mes titres et dans le costume ecclésiastique, de l’empressement que chacun fit paraître pour me rendre tous les services que ma pauvreté exigeait. Cela se comprend assez, après l’ardeur qu’ils avaient témoigné pour m’avoir. Je passerais d’ailleurs les bornes que je me suis imposé. Vous m’aver demandé quelques détails sur ma vie monastique. Je crois avoir suffisament satisfait votre curiosité. Au moins je n’ai rien négligé pour le faire. Si j’ai omis quelque chose qui pourrait vous intéresser, c’est à ma mémoire et non à ma mauvaise volonté qu’il faut vous en prendre. Je suis content si j’ai pu vous procurer l’occasion de passer quelques instans agréablement. Je compte sur votre indulgence pour toutes les fautes et les sotises que vous avez trouvé dans ce petit ouvrage qui n’est rien moins que limé et si vous voulez bien l’avoir en quelque considération, je vous prie que ce ne soit qu’autant qu’il est le témoignage de la confiance et de l’amitié sincère avec lesquels je suis, Monsieur,
Votre très humble et très obéissant serviteur.
N[icolas] D[ARGNIES] xx ci-devant Fr[ère] Fr[ançois] d[e] P[aule]
R[eligieux] de La Valsainte
Réflexions ou mémoire sur la nourriture des religieux de la réforme de La Trappe établie à La Valsainte.
[249] Pendant les cinq premières années de la réforme il est mort à La Valsainte au moins 30 personnes qui ont évidament été les victimes du pain corrompu et d’une nourriture plus que grossière, mal préparée et prise en trop grande quantité. Je l’ai prouvé dans le tems par un mémoire détaillé que j’ai présenté au R.P. abbé, qui n’a produit aucun effet, mais si l’on ne s’est pas rendu dans le tems à mes raisons, l’on a enfin été forcé de se rendre à l’expérience et en regrettant les malheureuses victimes d’un régime destructeur, on a enfin prêté l’oreille à la voix de la raison et de la religion. Aujourd’huy le pain qui fait la base de la nourriture des religieux est bon, les aliments qui composent les pulments sont plus choisis et mieux préparés, aussi les morts ne sont pas à beaucoup près aussi fréquentes. Cependant le même germe de maladie existe toujours parce qu’il y a toujours un vice dans l’administration de la nourriture.
Car il ne faut pas croire, comme on se l’imagine faussement dans le monde, que ce qui fait la base de la nourriture des religieux de La Valsainte soit peu subtantiel de sa nature. C’est une erreur qu’il est facile de démontrer. De quelques substances en effet est-elle composée ? Le pain, les graines farineuses et légumineuse, les racines, les herbes, les fruits, en un mot tout ce qui est le produit du règne végétale commestible. Or est-il quelque chose de plus nourrissant et de plus analogue à la constitution de l’homme ? Ne sont-ce pas les premiers aliments que Dieu a donné à l’homme dans l’état d’innocence ? Voilà, lui dit-il, que je vous ai donné toute herbe produisant sa semence et tous les arbres qui portent leur fruit pour que vous en fassiez votre nourriture. Ecce dedi vobis omnem herbam afferentem semen super terram et universa ligna, quæ habent in semetipsis sementem generis sui, ut sint vobis in escam. Rien dans la nature ne contient des principes nourriciers plus abondans que les graines. Ces principes sont tout neuf et n’ont encore subi aucune altération. Outre la preuve que j’en pourrais fournir par la décomposition chimique dont le résultat m’offre une partie sucrée abondante, une gélatine forte et compacte [250] une partie terreuse amidacée et visqueuse des plus déliée, etc… qui sont les premiers agens de la nutrition animale. Qu’il me suffise de faire attention à ce qui se passe dans les animaux même les plus forts et les plus vigoureux tels que le porc, le cheval, le bœuf, etc… Quel moyen prenons-nous pour les engraisser ? Par quel moyen trouvons-nous dans les chaires de la plupart les sucs fins et délicats qui font les délices de nos tables ? N’est-ce pas par le secours des graines dont on les nourit ? On ne leur épargne point le son de froment, l’avoine, l’orge, etc… Quand ils aimeraient la viande, on se garde bien de leur en donner parce que l’expérience nous a fait connaître que les carnivores ont pour la plupart la chair d’un goût fort et insupportable, vu qu’elle approche davantage de la putridité. Mais sans nous arrêter aux animaux, dont on pourrait dire, quoiqu’à tort, que la nature est différente de la nôtre, puisqu’il sont doués des mêmes organes et que la nutrition s’exécute chez eux de la même manière que chez nous. Parmi les hommes, les deux tiers des individus qui composent la société ne se nourrissent-il pas de végéteaux ? La plupart de nos paysans en France ne mangent de viande que trois à quatre fois dans l’année et cependant ces gens , les arcs-boutans de la société, sont forts et vigoureux. Ils travaillent du matin au soir et jouissent d’une santé bien préférable à celle de ceux qui dans les villes s’engraissent de la chair des animaux.
C'est donc à tort que l’on voudrait accuser la nourriture des trappistes d’être trop faible et d'être par là même la cause de leurs infirmités. Cependant il est constant qu’elle en est la principale source parce que cette nourriture toute bonne et excellente qu’elle est de sa nature, exige pour être profitable que l’on suive des règles dont les trappistes s’écartent dans leur régime, ce qui la rend c comme nécessairement nuisible.
Rien qui soit susceptible d’un plus grand dévelopement que les graines et qui fournisse un sang plus riche et plus abondant. Mais il faut pour cela qu’elles soyent prises dans une quantité tellement proportionnée que ce dévelopement puisse facilement s’opérer dans l’estomach, sans cela au lieu de nourrir, elles tuent en passant sans être suffisament digérées et ne laissant que des sucs épais et visqueux ou aigris par la fermentation. Il faudrait au lieu de 8 à 9 livres pesant de bouillie épaisse et mal cuite que l’on donne aux religieux dans un repas, on ne lui en donne que quatre et comme la digestion s’en ferait alors plus facilement et plus promptement, il faudrait qu’on leur en donnat plus souvent, alors il seraient [251] vraiment nouris parce que les humeurs seraient réparées, au lieu qu’en accablant leur estomach en prenant dans une seule réfection ce qui suffirait pour deux et même trois, tout se précipite par son propre poids, sans avoir éprouvé presqu’aucune élaboration et sans presque rien laisser au corps pour sa réparation qu’un chil épais et grossier d’où résultent les cachexies, les hydropisies, les pulmonies scorbutiques, seules maladies dont ils sont les victimes. Je ne crains pas de le dire : si la nourriture était bien réglée, qu’on en prit moins et plus souvent, l’on pourrait vivre cent ans dans la réforme de La Trappe parce qu’il n’y existe aucune cause des autres maladies qui immolent chaque jour tant de victimes dans le monde. Pendant quinze ans que j’y ai exercé la médecine, si vous en exceptez la circonstance extraordinaire d’une épidémie, je n’y ai pas eu à traiter quatre maladies inflammatoires ou putrides, toutes n’ont été et ne sont encore que des cachexies dépendantes, non de la qualité de la nourriture mais de l’erreur que l’on commet dans le régime en en prenant en une seule fois une quantité qui excède de beaucoup les facultés concoctrices de l’estomach.
Le remède serait facile. Il s’agirait, sans rien ajouter, de donner en deux fois dans les vingt-quatre heures, ce que l’on donne en une. Mais on ferait inutilement cette proposition : ce serait faire deux repas et comme l’on a statué que l’on n’en ferait qu’un seul, on ne reviendra pas sur ce qui est écrit. On se croira plus en sûreté de conscience de s’altérer la santé en prenant un double repas en une seule fois, que de se la conserver en le divisant, car je ne voudrais pas que l’on ajouta une once de plus à la quantité accoutumée. Nous ne sommes pas venus, dira-t-on, en religion pour suivre les règles d’Hyppocrate. J’en demeure d’accord mais nous devons partout obéir à celle de la raison qui nous dit que nous devons manger pour nous soutenir et non pour nous détruire. Mais si par respect pour la règle, l’on ne veut pas diviser son repas, j’y consens. Qu’on la suivre donc cette règle et qu’on la suive à la lettre car en disant qu’on ne prendra qu’une seule réfection, elle ne dit pas que l’on compensera son abstinence par un repas qui en vaudra autant que deux. La règle dit bien à la vérité que dans chaque repas l’on donnera deux pulments suffisants chacuns pour la réfection mais loin de dire qu’on les mangera tous les deux, elle dit formellement que ce sera pour laisser la liberté de choisir, afin que celui qui, pour quelque cause d’infirmité, ne pourra se nourrir de l’un, se nourrisse [252] de l’autre. Elle ne pouvait pas mieux faire comprendre la modération qu’elle veut que l’on mette dans les repas. Mais où sont ceux qui obéissent à ce point de la règle ? Presque tous ne sacrifient-ils pas tous les jours les deux portions et les 12 onces de pain à leur voracité ? Cependant il est de fait, et je ne crains pas de l’avancer fondé sur l’expérience, qu’une seule des deux portion telles qu’on les donne, mangée avec le pain est bien suffisante pour soutenir un individu pendant les 24 heures (je suppose un homme dont le tempérament est formé) et que ce que l’on mange en sus, loin d’être au profit du corps, ne sert qu’à lui nuire.
Mais s’il est des points de la règle faciles à observer, je conçois que pour des gens affamés par un jeûne de 24 heures, celui-ci est un des plus difficiles. Si donc la nature l’emporte sur la raison, c’est à la sagesse du supérieur à lui imposer des bornes. S’il ne croit pas pouvoir en conscience diviser en deux repas la trop grande quantité de nourriture que l’on donne en un seul, il faut qu’elle soit tellement réglée, qu’aucun des frères ne puisse s'incommoder en la prenant toute entière. Or pour cela il faut qu’il en diminue notablement la quantité et qu’il en règle bien la qualité. Fondé sur ce que l’expérience nous a fait connaître qu’une seule des deux portions avec le pain est suffisante, pour la subsistance de chaque religieux, il n’en doit donner qu’une ou s’il en donne deux, elle ne doit équivaloir qu’à une. Ainsi la souppe qui n’est ordinairement qu’une bouillie épaisse chargé de pain et de légume sera coulante pour fournir au reste du repas un liquide qui puisse faciliter et perfectionner la digestion et la quantité ne doit jamais excéder le poids de 24 à 30 onces. La portion sera toujours aussi consistante que la nature des choses pourra le permettre afin que, comme elle doit être mangée avec le pain, l’on soit forcé de la mâcher et bien triturer et qu’on n’en avale pas les cuillerées sans aucune mastication, comme il n’arrive que trop souvent, mais alors il en faut diminuer la quantité au moins de moitié de manière que la souppe étant plus claire et la portion plus épaisse, l’une et l’autre puissent être évaluées en totalité à la quantité d’une seule portion telle qu’on a coutume de la donner. Par ce moyen l’estomach n’étant pas surchargé fera ses fonctions librement. Le fluide de la souppe aidera le développement de la portion et l’on pourrait encore d’ailleurs boire quelques gorgées d’eau, (qui est la boisson la plus analogue dans l’usage des végétaux), ce qui ne se peut faire sans s’incommoder lorsque l’estomach est rempli outre mesure par une trop grande quantité d’aliments visqueux.
[253] A la vérité, l’on ne remédierait pas à la faim qui se ferait sentir d’autant plus vite que la digestion se ferait mieux et plus promptement, mais le corps étant réparé par un chile bien élaboré, elle serait beaucoup plus supportable que celle qui, en mangeant beaucoup, ne laisse cependant pas d’avoir lieu, sans aucun profit pour le corps, parce que le résultat des digestions est presque tout pour les commodités. Est-il possible d’ailleurs de jeûner sans être tourmenté par la faim ? Et n’est-ce pas pour souffrir de la faim que l’on jeûne ? Ne serait-ce pas une prétention chimérique que de vouloir ne manger qu’une fois en 24 h, sur des montagnes toutes couvertes de neiges, sans être dévoré par la faim ? Quoi de plus incompatible que le froid et le jeûne ? Certes si saint Benoît eut composé sa règle sur les montagnes de la Suisse, avec l’esprit de charité qui l’animait, je suis convaincu qu’il eut disposé les choses tout autrement. Si les travaux d’été l’eussent obligé d’accorder aux frères deux réfections dans ce tems, la longueur et la nature du froid l’eussent engagé à modérer au moins la rigueur des jeûnes d’hyver, ou s’il eut été forcé de choisir entre ces deux saisons pour placer les jeûnes, il eut préféré celle de l’été où ils sont beaucoup plus supportables, même avec le travail.
Je ne doute pas de la charité des religieux qui ont concouru à l’établissement de la réforme mais il me semble que s’ils eussent eu un peu plus de discrétion, sans s’écarter de l’esprit de leur saint législateur et sans cependant qu’on eut pour cela à leur reprocher d’être sectateurs d'Hyppocrates, mais en entrant seulement dans les vues du Créateur qui en nous donnant la vie nous a imposé l’obligation de l’entretenir, qui pour que nous en négligions pas de le faire, nous à soumis à un besoin irrésistible auquel il a même attaché un plaisir qu’il n’est pas en notre pouvoir de goûter ou de ne pas goûter, il me semble, dis-je, que ces fervens religieux eussent agi avec plus de prudence et qu’ils n’eussent pas moins donné à la mortification si pendant toute l’année ils eussent divisé en deux repas la nourriture qu’ils accordent pour un seul. Il est certainement nécessaire de mortifier la nature mais cette mortification doit être tellement réglée qu’en soumettant par son moyen la chair à l’esprit, l’on se mette en garde contre la sensualité et la gourmandise, sans cependant s’écarter des vues de Dieu qui sont de faire subsister l’animal et non de lui nuire, et c’est cependant tout le contraire que l’on fait dans la réforme. Après avoir jeûné 24 h., on donne une heure à la gourmandise, souvent même à la sensualité, parce que les sensations sont d’autant plus aiguës que le besoin est plus grand. On devrait trouver la réparation de son corps dans les aliments et le corps [254] surchargé n’y trouve que sa destruction. Il est vrai que dans cette division du repas, la gourmandise n’eut pas trouvé son compte parce qu’on serait toujours sorti de table sans être rassasié. Il y eut donc eu une véritable et continuelle mortification. La santé s’en fut mieux trouvée parce que, par ce moyen, on eut fait de meilleures digestions et le corps eut été réparé.
Mais quoi que j’en dise, je ne prétens pas que l’on s’écarte de la règle. On l’a embrassé sciament. Il est juste que l’on s’y tienne. Mais je demande qu’on règle seulement comme il faut la manière de préparer la nourriture et la quantité qu’il en faut donner et à un peu de faim près l’on banira bien vite les infirmités du monastère et l’on verra les religieux de la réforme au milieu des austérités parvenir à la viellesse la plus décrépite.
Cependant ce que je ne crains pas de proposer et de demander même, c’est que l’on fasse sur ce point quelque changement pour les religieuses. Vouloir qu’elles soyent astreintes à ne faire qu’un seul repas par jour, c’est vouloir nécessairement ruiner leur santé. Personne n’ignore que les femmes mangent peu à la fois. Si on les force par un jeûne trop longtems continué à se charger l’estomach outre mesure, elles ne tarderont pas à tomber dans des maladies qui, comme l’expérience ne l’a déjà que trop prouvé, les conduiront à une mort qui préviendra de beaucoup le terme que, selon l’ordre de Dieu, la nature leur avait destiné. Il est donc de la sagesse du R.P. abbé, qui seul commande en législateur à ces victimes de la pénitence, d’apporter sur ce point les modifications que leur faiblesse exige. Pour qu’un homme puisse faire des loix sages et discrètes aux femmes, il faudrait qu’il ait lui-même passé par les infirmités de leur sexe. Mais non, le R.P. n’a pas besoin de cela. Il suffit qu’il fasse seulement attention à ce qu’il a lui-même éprouvé lorsqu’il a suivi pendant un tems un peu notable le régime de sa réforme. Qu’il se rappelle ces premières années dans lesquelles il a quelques fois passé deux à trois mois, assidu au monastère. Résidence que je ne lui ai jamais vu faire, sans éprouver quelqu’infirmité plus ou moins grave, dépendant, de son propre aveu, de la nourriture. Qu’il fasse attention à la pesanteur du fardeau qu’il a porté et je ne doute pas que sa charité ne le presse de l’alléger, surtout à des individus faibles de leur nature.
Observations présentées au R.P. abbé pour obtenir quelqu’adoucissements pour les religieuses (qui n’ont eu aucun effet quoiqu’il me les eût demandé lui-même)
[254 a] Tous les médecins conviennent que rien n’influe plus sur la santé des personnes du sexe que l’évacuation mestruelle à laquelle elles sont soumises par les loix du Créateur. Chez une personne saine et bien portante, cette évacuation dure ordinairement six jours pendant lesquels elle perd, selon la force de son tempérament ou la constitution de ses organes, au moins dix à douze onces d’un sang qui n’est point, comme on se l’est faussement imaginé, un sang vitié et corrompu, mais un sang qui n’a d’autre qualité que celles de la masse générale d’où il prend sa source. Si l’évacuation excède notablement ou si elle pèche aussi noblement par défaut, alors la santé en est nécessairement troublée. .
Les évacuations trop abondantes sont rares dans le régime de vie des religieuses de La Trappe, mais les suppressions sont très communes et la fille la mieux constituée ne tarde pas en moins de trois ou quatre mois, à observer dans ses ordinaires, sinon une suppression totale, au moins une diminution considérable, qui la conduit à une foule d’autres infirmités. Il me semble qu’il est de la plus grande importance de chercher la cause de ce dérangement et d’y apporter le remède. Me tromperai-je en disant que le jeûne trop longtems prolongé, particulièrement aux époques de la menstruation, est une des principales causes ? Comment en effet la nature, affaissée par le besoin, affaiblie par les pertes qu’elle fait du fluide le plus essentiel à la vie, déjà languissante par les efforts qu’elle est souvent obligée de faire (car combien n’en est-il pas qui sont vraiment malades à l’époque de leurs règles ?) comment, dis-je, la nature pourra-t-elle parvenir à son but si au lieu d’être soutenue, aidée et réparée, elle est au contraire exténuée par une abstinence que des hommes forts et vigoureux qui ne font aucune perte, ont souvent bien de la peine à supporter. Lorsqu’on [254 b] saigne un religieux, on croit que pour réparer les 8 à 10 onces de sang qu’on lui a tiré, il est de la prudence et de la charité de lui accorder une augmentation de nourriture et de repos pendant quelques jours, et des personnes faibles et délicates perdront tous les mois une quantité de sang au moins égale, sans qu’on leur donne rien à cette époque qui puisse les fortifier et réparer leurs pertes, on ne les dispensera en rien de la rigueur des jeûnes et de la longueur des veilles ? Est-il surprenant après cela, que la nature succombe, que ses efforts deviennent inutiles et que les filles les mieux constituées se voient en peu de tems, privées de ce qui était la source de leur santé ?
En conséquence de ces réflexions, je crois devoir proposer qu’il soit statué dans le coutumier de la maison, que toute personne religieuse, converse, novice ou postulante, soit obligée, en vertu de l’obéissance, de déclarer à sa supérieure, le jour où elle s’appercevra des signes avant coureurs de ses règles, laissant entièrement à sa prudence et à sa charité de lui accorder les soulag[em]ents qu’elle croira lui être nécessaires.
La supérieure de son côté considérera avec attention le tempérament et les forces de chacune de ses filles. En particulier elle leur fera toutes les questions qu’elle croira nécessaires pour connaître ce qu’elles ont à souffrir dans ces circonstances et elle dirigera en conséquence les secours qu’elle croira devoir leur procurer.
Par exemple aux plus fortes et aux plus robustes, chez lesquelles les digestions s’exécutent ordinairement bien, il suffira de leur donner, pendant leur tems que l’on peut fixer à 8 jours, pour toutes, un morceau de pain le matin, aux heures régulières et dans la journée quelques tasses d’infusion de mélisse, armoise, camomille ou autre.
[254 c] A celles qui sont d’un tempérament plus faible et plus délicat, on leur donnera une souppe d’infirme bien préparée avec du bon pain dans laquelle on fera entrer des racines de persil, de celleris, des carottes et autres de ce genre. Si le supérieur le permettait, on pourrait y mettre un oignon picqué de quelques cloux de girofle.
A celles qui sont extrêmement faibles et pour lesquelles chaque époque est une véritable maladie, on accorderait le repos du matin avec le soulagement régulier de la communauté et on y joindrait l’usage d’une potion fortifiante et échauffante dont on ferait pendre un verre le matin, à midi et le soir. On pourrait composer cette potion de la manière suivante.
Prenez quatre onces d’eau bouillante. Versez-les dans un petit pot où vous aurez mis un gros de canelle, un demi-gros de girofle, et deux gros de racines d’accluée et une pincée d’absinthe. Fermez bien le pot et laissez infuser au moins une heure. Coulez l’infusion. Ajoutez-y demie once de sucre et huit onces de vin. On divisera cette dose en trois fois pour prendre aux heures prescrites et on en continuera l’usage pendant six jours selon le besoin.
Les jours de jeûnes d’Eglise on tâchera, en satisfaisant au précepte autant que la santé de la malade pourra le permettre, de trouver le moyen de ne la point laisser manquer du secours qui lui est nécessaire, comme par exemple en lui faisant prendre à 12 h ce qu’en un autre tems elle eut pris dès le matin. Ce que je dis pour celles qui ne sont pas évidament faibles et valétudinaires, car pour celles-ci je ne crains pas de les regarder dans ces circonstances comme dispensées même des jeûnes d’Eglise.
[254 d] Quand à celles à qui il surviendrait quelques pertes, elles mérite, bien plus que toutes autres, qu’on vienne à leur secours, 1° dans le tems des accidents, par une diète qui consiste à ne manger que très peu à la fois et plus souvent de nourritures légères et encrassantes telles que le riz, les œufs frais, les panades de bon pain blanc. 2° après les accidents, par une nourriture plus succulente et plus abondante pour réparer les pertes qu’elles ont éprouvées.
Je suis convaincu que cette médecine préservative bien observée (si surtout on y joint selon les forces et le tempérament de chacune un exercice convenable) garantira les religieuses de la réforme de La Trappe d’un grand nombre d’infirmités. Au moins c’est ce que demande au bon D[ieu], de tout son cœur, pour sa plus grande gloire son très indigne serviteur.
Observations sur ce qui peut et doit occasionner tôt ou tard la chute de la réforme de La Trappe si on ne la réforme pas (Ces observations ont été écrites dans le temps où l’on attendait le nonce apostolique à La Valsainte)
[255] Comme l’on pourrait croire que les observations suivantes sont le fruit d’un esprit dégoûté des observations de la réforme et qui soupire après des mitigations, je dois prévenir que celui qui les a écrites a éprouvé et senti tous les inconvéniens qu’il relève ici avant d’embrasser la-dite réforme, qu’il n’a point cependant laissé de le faire, que s’il était à recommencer, il le ferait encore, même quand ces inconvéniens seraient dix fois plus grands parce que (à l’époque de son émigration) voulant trouver un azile où il put mettre ses mœurs à l’a brie de la corruption et le monastère de La Valsainte lui ayant paru le seul propre à remplir ses vues, il n’a pas cru pouvoir acheter trop cher sa sécurité. Ce n’est cependant pas qu’il n’eut été content s’il y eut trouvé un peu plus de modération mais, n’ayant pas à choisir, il n’a pas hésité de se charger d’un fardeau qu’il a bien senti être au-dessus de ses forces, sauf à ne faire que selon leur portée, persuadé que Dieu qui voit le but principal qu’il s’est proposé, n’exigera rien de lui qui ne soit proportionné à sa faiblesse.
Lorsque l’on se consacre au Seigneur dans un monastère exact, l’on se propose ordinairement deux fins ; la première de satisfaire pour ses péchés par les austérités du genre de vie que l’on embrasse, la seconde en se retirant du monde et de toutes ses sollicitudes, de trouver plus de liberté et plus de facilité pour vaquer à l’unique nécessaire et s’occuper plus assiduement et plus sérieusement des choses de Dieu. Tel a toujours été le but qu’un grand nombre de saints prélats se sont proposé en quittant les fonctions redoutables et dissipantes du saint ministère, pour se réfugier dans les cloîtres et les solitudes. Le genre de vie doit donc être tellement disposé, qu’en mortifiant le corps par la pénitence, il laisse cependant à l’âme la pleine liberté de toutes ses facultés. Nous devons à Dieu ces deux parties de nous-mêmes en lui disant tous les jours avec le roi-prophète : Propter te mortificamur tota die. Nous devons aussi pouvoir lui dire avec le même, tous les jours de notre vie : Tibi sacrificabo hostiam laudis et nomen Domini invocabo et si nous en croyons saint Jérôme et tous les maîtres de la vie spirituelle, les austérités du corps doivent être réglées de manière à ce que l’âme en devienne plus active et plus libre pour penser à Dieu et s’élever vers lui.
[256] Si donc je puis prouver que dans la réforme de La Trappe, établie à La Valsainte, la plupart de ceux qui la professent sont privés de cette prétieuse liberté de l’âme, que la contrainte dans laquelle les jettent certains points de leurs observances affaiblit tellement leurs facultés intellectuelles, que lorsqu’ils sont livrés à eux-mêmes ils sont incapables de s’occuper sérieusement des choses de Dieu, j’aurai par là même prouvé qu’il existe un vice dans cette réforme et qu’elle aurait besoin elle-même d’être réformée si l’on ne veut pas que tôt ou tard cet état violent n’entraîne nécessairement sa ruine totale parce que selon le proverbe commun : Volentum non durat.
Or je ne veux pour le prouver, employer aucun raisonnement. Je n’aurai recours qu’à l’expérience. J’exposerai simplement ce qui se passe en moi lorsque je suis fidèle à remplir ce que les règlements me prescrivent. Je me suppose être dans le tems des jeûnes que l’on sait être, selon la règle, depuis le 14 7bre jusqu’à Pâques. Je me lève au son de la cloche et je vais au chœur pour y chanter les louanges de Dieu. Le sommeil que je viens de prendre a rendu à mon corps sa chaleur naturelle et réparé mes sens. J’en jouis pleinement. Je chante de bouche et de cœur. Mais il est statué que l’office, qui pourrait ne durer qu’une heure et demie, deux heures au plus, sera prolongé jusqu’à trois et quatre heures, que j’y assisterai immobile, la tête entièrement découverte, les deux bras pendans et croisés les uns sur les autres. Bientôt mon attention fatiguée, lorsque le tems de sa portée est écoulé, ne peut plus se soutenir. Le froid glaçant qui me frappe sur la tête et qui semble me déchirer les mains sans qu’il me soit permis de rien faire pour le repousser, m’ôte toute ma présence d’esprit. Je ne suis plus occuppé que de ce que je souffre et j’attens avec impatience la fin de l’office pour y apporter remède. Je sors donc de l’église gelé et morfondu. Je m’empresse de m’approcher d’un fourneau échauffé jusqu’au rouge, où je ne puis rester qu’un quart d’heure. Je m’y brûle plutôt que je ne m’y réchauffe et en en sortant, la grande chaleur que j’y ai éprouvé ne sert qu’à me faire sentir encore plus vivement le contraste du froid excessif auquel je vais être [257] exposé, car la règle n’est pas de s’aller reposer mais je dois aller sous des cloîtres vastes et spacieux, bâtis en pierre, mal fermés, où le vent circule de toutes parts, ou bien dans la salle du chapitre qui est aussi froide qu’une glacière. C’est là que je dois m’occuper à la lecture ou à la méditation. Le faire partout ailleurs serait une immortification, une désobéissance. Mais qu’arrive-t-il ? C’est qu’au lieu de profiter comme il faut du tems prétieux qui m’est accordé pour ces saints exercices, à peine ai-je ouvert le livre ou me suis-je mis à genoux pour prier, qu’un sommeil irrésistible, accompagné des plus inconcevables rêvasseries, s’empare de moi. Mes frères qui s’en apperçoivent, ont la charité de m’exciter. Je m’excite moi-même et tout l’intervalle se passe dans ce pénible travail, sans que j’ai lu une seule page dont je puisse me rendre compte à moi-même, sans qu’il soit sorti de mon cœur un seul sentiment qui puisse mériter le nom de prière. Si je n’y suis pas accablé par le sommeil, l’impression vive du froid qui me pénètre, m’occupe tout entier et me détourne de l’attention que je voudrais avoir. D’où il suit que j’ai été sous les cloîtres, j’ai été dans le chapitre pour obéir à ma règle, non pour y lire et y prier comme elle le veut, mais bien pour y combattre le sommeil et y être transis par le froid. Je retourne à l’église pour y faire oraison avec la communauté. Je n’en ai qu’un quart d’heure. Il sera sans doute bien employé. Mais hélas, j’y suis dans un tel assoupissement qu’il ne m’est pas possible de posséder mon esprit une seule minute et souvent je me trouve à la fin sans l’avoir commencée. Si pour ne pas perdre le tems, je veux l’employer en prière vocale, je suis quelque fois obligé de reprendre un psaume, jusqu’à dix et vingt fois, sans pouvoir, pendant tout le quart d’heure, conserver assez de présence d’esprit pour le terminer. Il m’arrive même souvent d’être surpris par le sommeil avec une telle promptitude que perdant l’équilibre, je vais mesurer la terre. L’oraison est suivie de primes. Comme l’on chante, le chant me soutient. L’office d’ailleurs n’étant pas long, je m’encourage facilement contre [258] le froid qui me presse. De primes je vais au chapitre où le sommeil me fait encore la guerre. Si après cet exercice je reste sous les cloîtres pour m’y occuper à la lecture en attendant la messe, j’y suis toujours aux prises avec les mêmes ennemis et bien plus encore car la faim qui commence déjà à se faire sentir, me rend bien plus sensible au froid et plus porté à l’assoupissement et les idées de nourriture qu’elle excite dans mon imagination affaiblie, deviennent pour moi une nouvelle source de distractions. Ces idées me suivent à la messe pendant laquelle, si je ne chante, pas au lieu de m’unir au prêtre, le plus souvent je dors debout. J’ai l’air d’un homme yvre. Je chancelle et suis prêt à chaque instant à tomber. Je dors même quelque fois en chantant. Qui pourra me tirer d’un état aussi pénible ? Le travail ? Oui s’il est un peu actif car s’il s’agit d’écrire ou de coudre, j’y dormirai encore. Mais pendant le travail actif au moins je soutiendrai mon attention vers Dieu, je pourrai m’unir à Lui. Hélas ! A peine pourrai-je avec efforts le faire dans les instans où on donnera le signal pour lui élever mon cœur. Le reste du tems, la faim qui me presse et qui abbat mes forces, m’occupe tout entier et me fait souvent, malgré moi, compter les quarts d’heure qu’il me reste à attendre jusqu’au moment du repas. C’est ainsi que se passe tout mon tems jusqu’à ce que l’on sonne l’office qui précède le dîner. Alors mes forces qui semblaient m’avoir totalement abandonné, se raniment parce que dans peu je pourrai satisfaire enfin les cris impérieux de la nature. En entrant au réfectoire j’offre ma réfection à Celui de la main duquel je la tiens. Je voudrais me posséder en la prenant, y joindre quelque mortification, mais le besoin qui me presse l’emporte sur toutes les considérations et souvent en sortant de table j’ai à me reprocher d’avoir pris mon pauvre repas avec plus de sensualité et de gourmandise que celui qui a été assis à une table chargée des mets les plus choisis. Au moins je vais à présent pouvoir m’occuper de mon Dieu. La nourriture a ramené la chaleur dans mes membres glacés. La faim n’excitera plus de pensées importunes dans mon imagination. Je reste donc à l’église pour y adorer le très saint Sacrement et qu’y fais-je ? Mon [259] estomach tendu par une trop grande quantité de nourriture (car ayant été vingt-quatre heures sans en prendre, j’ai cru qu’il m’était permis de le contenter), mon estomach, dis-je, envoie à mon cerveau des vapeurs qui l’obscurcissent, ou je tombe dans l’assoupissement, ou incapable d’aucune réflexion sérieuse, je sors pour chercher à me distraire. Cet état d’engourdissement me dure jusqu’au moment où je vais me coucher, moment que j’attens avec impatience car je suis tellement fatigué et harrassé que l’instant qui m’est donné pour faire l’examen des fautes de la journée se passe à luter contre le sommeil. Souvent même lorsque je vais au chapitre réciter le misere, la face prosternée contre terre, je m’y endors et j’y resterais jusqu’au lendemain si le bruit de mes frères qui se relèvent ne me faisait sortir de mon assoupissement.
Voilà ce que j’éprouve dans les tems des jeûnes et particulièrement en hyver, en pratiquant les observances de la réforme. En été j’aurais plus de facilité pour vaquer aux choses de Dieu mais alors on ne m’en laisse pas le tems. On n’accorde que des intervalles très cours pour les lectures et prières particulières, pendant lesquels la fatigue d’un travail pénible dont la plus grande partie se fait à jeun, ne me rend pas capable d’une grande application et tout le tems que dure ce travail que puis-je faire, que de dire avec le prophète : Vide humilitatem meam et laborem meum? Jamais avant de me faire religieux je n’avais éprouvé un pareil combat. Je lisais quand je voulais lire, je priais quand je voulais prier, je méditais quand je voulais méditer. La pensée de Dieu ne me quittait jamais pendant mon travail ou au moins je me tournais vers Lui avec une douce facilité. J’ignorais même, dans les jours consacrés aux jeûnes, ce que c’était que de m’occuper de la nourriture. Je voyais avec peine arriver le moment de prendre mon repos. J’aurais voulu prolonger mes journées. D’où peut donc venir aujourd’huy un pareil désordre ? Doi-je ne l’attribuer qu’à ma tièdeur et à mon peu de foi ? Et certes ce serait bien avec raison, car je n’ai guère de courage et de ferveur et la foi est bien languissante dans mon cœur.
Mais si je regarde autour de moi et que je considère ceux qui vivent avec moi sous la même discipline, sans [260] en excepter même les supérieurs, tout m’indique qu’ils sont soumis aux mêmes épreuves que moi. Si je les considère à l’oraison, je les vois presque tous chanceler, souvent même mon voisin me tombe sur le corps et faillit à me renverser. Il n’est pas rare de voir un prêtre s’endormir à l’autel pendant que l’on change au chœur. Combien de fois n’est-il pas arrivé que dans le cours de l’office l’hebdomadaire, après avoir dit le Dominus vobiscum s’est trouvé saisi par le sommeil et à laissé le chœur dans le silence ? Si lorsque je suis sous le cloître, au lieu de m’appliquer à la lecture, je regarde ceux qui m’environnent, je vois celui-ci se lever, faire des mouvements et des grimaces pour se réveiller, celui-là frappé comme d’une attaque d’apoplexie, presque au même instant où il s’assied, laisse tomber son livre avec bruit, un autre plus indulgent, ronfle, en accordant à la nature ce qu’elle lui demande. N’avons-nous pas vu le R.P. lui-même dans la dernière retraite qu’il fit avec nous, s’endormir en lisant à haute voix le sujet de la méditation et cela non pas une fois seulement, mais tous les jours de la retraite ? S’il se retire le matin dans son cabinet pour y écrire, on le voit tomber la tête sur le papier, pendant que sa main y trace des pieds de mouches qu’il est obligé de déchirer. Est-il rare de voir le lecteur s’endormir en lisant pendant le repas ? Enfin l’expérience prouve qu’en tout tems, dès que les trappistes de la nouvelle réforme ne sont pas en action ou pour chanter ou pour travailler, ils sont incapables de soutenir leur attention pour lire, réfléchir ou méditer. Certes je me garderai bien de les accuser tous de tiédeur et de lâcheté. Mais s’ils sont comme moi vexés par le sommeil, la faim qui les presse ne leur donne pas plus de relâche qu’à moi. J’entends le R.P. me dire que s’il lui arrive de s’assoupir le matin avant l’heure du repas, sa bouche, pendant ce léger sommeil, semble s’ouvrir comme pour saisir une portion de nourriture et c’est ce qui m’est arrivé cent fois à moi-même, surtout pendant les méridiennes des jours de jeûnes qui se prennent avant la réfection, preuve la plus certaine de l’emprise de la nature sur nos sens et notre imagination. Voici ce que me dit un jour un de nos frères. Il était alors prieur : « Depuis que je suis dans cette maison, me dit-il, je suis devenu comme une bête de charge, incapable de m’occuper de Dieu et avec Dieu. Si je vais me [261] présenter devant Lui le matin, il m’est impossible de me receuillir. Il me vient aussitôt en pensée que l’heure du dîner est encore bien éloignée et je sens naître en moi un désir presqu'irrésistible de le voir arriver. Mon imagination me représente ce coton de choux que je dois trouver dans notre souppe et le plaisir que j’aurai à le croquer. Si j’y vais après le dîner, je suis lourd et comme abruti, incapable de la moindre réflexion, de manière que tirez le tems des offices et du travail où souvent je suis pourchassé par le sommeil, toute ma vie se passe dans un abrutissement continuel. » C’était cependant un homme plein de science et de piété, un directeur de Saint-Sulpice, un homme qui avant d’entrer chez nous, passait plusieurs heures en oraison chaque jours. Je demandais un jour à un autre qui se trouvait à l’infirmerie sur le point de mourir et que je connaissais pour avoir mené dans le monde une vie intérieure et de la plus haute oraison, je lui demandais, di-je, ce qu’il avait gagné chez nous. « Je suis, me répondit-il, devenu comme une bûche, tout enfoncé dans la matière, sans aucuns sentiments lorsque je veux prier, mais au moins je puis obéir et me sacrifier. » Combien n’en ai-je pas vu tellement pressés par la faim qu’on pouvait dire d’eux ce que dit le prophète : Circuibunt civitatem et famem patientur ut canes. Ils allaient de côté et d’autre dans la maison pour voir s’ils ne trouveraient rien quelque part pour se rassasier. Étaient-ils fort capables dans ces moments de rage, de s’occuper à lire et à méditer ? Un novice me dit un jour, en présence du supérieur, qu’allant pour satisfaire ses besoins, il avait été tenté de manger ses excréments, tant était grande la faim qui le dévorait, que la pensée de la nourriture le suivait partout, sans lui donner aucun relâche. Ainsi du reste, car je ne finirais pas si je voulais rapporter ici tout ce que j’ai vu et entendu et d’où j’ai nécessairement conclu que ce que j’éprouvais en pratiquant les observances de la réforme, la plupart de ceux qui les pratiquaient avec moi, l’éprouvaient [262] aussi eux-mêmes, qu’ils ne jouissaient pas plus que moi des facultés de leur âme, que presque tout le jour elle était comme abatardie et abrutie et que tout au plus ils étaient capables de faire de tems en tems au Seigneur, par un effort violent, l’offrande d’un état aussi pénible, en lui disant avec le prophète : Domine, ante te omne desiderium meum, et gemitus meus ad te non est absconditus
Mais peut-être, dira-t-on, que c’est là tout ce que Dieu demande d’un trappiste, , qu’il se plaît à le voir dans un dépouillement absolu, tant pour les satisfactions du corps que pour les facultés de l’âme. Comme si Dieu pouvait avoir pour agréable qu’une créature raisonnable se mette dans l’impossibilité de faire usage de sa raison ! Si je savais qu’en prenant un seul verre de boisson je vais m’obnubiler l’esprit au point d’être incapable d’apporter à mes exercices de piété l’attention que j’y dois avoir, ne me rendrai-je pas coupable en le prenant ? Et je ne le serai pas en embrassant volontairement un genre de vie qui me réduit dans une espèce d’impossibilité de vaquer avec liberté à la prière et à la lecture ? Quoi ? Je dois m’imputer les distractions que j’éprouve lorsque j’y donne librement occasion, même par les causes les plus innocentes et je ne m’imputerai pas des distraction continuel que je me donne par la contrainte excessive où je me réduit ? C’est ce qui me paraît tout à fait inconséquent. Je dois me mortifier en tout, dans mon sommeil, dans mes repas, dans la jouissance de la chaleur, etc… j’en conviens. Mais je n’en dois pas porter la privation au point de me jeter dans un état de distaction continuel, de me mettre dans une espèce d’impossibilité d’user du plus précieux de tous les dons que j’ai reçu de mon Créateur : des facultés de ma raison.
Cet état cependant, d’après l’expérience, est comme une suite nécessaire des observances de la réforme de La Trappe établie à La Valsainte puisque presque tous ceux qui les pratiquent l’éprouvent et que s’il en est quelques uns qui conservent plus de liberté d’esprit, ce sont ceux qui savent profiter des occasions pour accorder quelque relâche à la nature. Il est indubitable qu’il faudrait bien peu de chose pour y remédier : un peu plus de sommeil, une très petite quantité de nourriture entre les repas, un endroit, je ne dirai pas chaud, mais un peu tempéré, pour se tenir habituellement dans les tems consacrés aux lectures et à la prière, les moyens de garantir la tête et les mains [263] de la trop grande impression du froid au chœur, suffiraient pour, sans anéantir la mortification, rendre au moins les individus capables de profiter des instans que les offices et le travail leur laissent pour nourrir leur âme. Sans cela toute leur vie se passe dans une lutte continuelle, dans laquelle s’ils veulent persévérer avec fidélité, ils ruinent en peu de tems leur santé et en sont bientôt les victimes, comme je pourrais ici en citer un grand nombre. S’ils n’y persévèrent pas, s’ils se lassent et alors finissent par en prendre et en laisser, ou ils accordent à la nature ce qu’elle leur demande contre le cris de leur conscience, ou bien, peu souciants de donner à leur âme l’aliment dont elle aurait besoin pour se soutenir, ils ne font plus aucun effort pour surmonter les difficultés et leur âme affaiblie, tombe dans une langueur cent fois plus dangereuse que s’ils fussent restés dans le monde où souvent ils vivaient d’une manière beaucoup plus spirituelle et plus intérieure.
Qu’on y fasse cependant bien attention, car je crois que si la réforme de La Valsainte tombe, il n’y aura jamais d’autre cause de sa chute que celle que je viens d’indiquer et que le seul moyen de la conserver longtems serait de faire en sorte que les religieux pussent, au milieu des austérités de la pénitence, jouir de toute la plénitude des facultés de leurs âmes pour pouvoir facilement s’occuper de Dieu dans tous leurs exercices et dans les tems qu’ils peuvent librement employer selon l’attrait de leur dévotion.`
C’est sans doute ce qu’avait parfaitement senti le vénérable Réformateur de La Trappe. Il connaissait le nomasticum, les us de Cîteaux aussi bien que le Révérend dom Augustin et cependant il n’en a pas repris toute la rigueur parce qu’il a vu que cette rigueur n’était propre qu’à dessécher le cœur de ses religieux et qu’elle était incompatible avec l’esprit intérieur de dévotion dont il voulait qu’ils fussent animés. Ceux qui vinrent de La Trappe en Suisse l’y ont encore apporté. J’en ai vu moi-même plusieurs, pendant l’année de mon noviciat, qui étaient pénétrés de la plus tendre et la plus affectueuse dévotion. J’en ai vu qui répandaient des larmes en allant à la sainte Communion et pendant tout le tems de leur action de grâces. Mais cet esprit n’a pas duré longtems, il n’a pas tardé à se dessécher par les observances de la nouvelle réforme [264] et aujourd’huy on aurait peine à trouver dans tout l’Ordre un seul religieux animé d’une ferveur et d’une dévotion affectueuse. Si au contraire on les interrogeait tous en particulier, je ne doute pas qu’il n’y en ait aucun qui ne confesse qu’il n’a tiré d’autre fruit des exercices bons et excellens de la nouvelle réforme que la stérilité de son âme et qui ne dise avec le prophète : Retribuebant mihi mala pro bonis, sterilitatem animæ meæ.
De manière que le révérend dom Augustin a bien au-dessus de Mr de Rancé d’avoir établi une réforme plus stricte qui, comme un arbre stérile, ne produit que des fruits secs et arides, au lieu que le vénérable Réformateur par sa prudente discrétion a eu la consolation de faire des saints et le bonheur de se sanctifier lui-même en la pratiquant avec la plus grande exactitude, jusqu’au dernier soupir de sa vie.
Le respect dû à la mémoire d’un si grand homme n’aurait-il pas semblé exiger que l’on s’en tint à sa réforme en s’appliquant comme lui à la pratiquer dans tous ses points et à en rendre par là la pratique plus douce et plus facile aux autres ? Il me semble que Dieu en eut tiré au moins autant de gloire.
Que de sujets faits pour vivre et mourir à La Trappe dont la perte est presque certaine dans le monde, se présentent tous les jours chez nous, qui y persévéreraient infailliblement jusqu’à leur dernier soupir et qui rebutés par les inconvéniens dont je viens de parler, abandonnent leur entreprise après quelques mois d’épreuve, Dieu en connaît le nombre. Mais n’est-il pas à craindre qu’un jour il en demande compte à la discrétion des premiers instituteurs ? Si les autres maisons religieuses offrayent aux faibles des asiles sûrs, ils pourraient trouver une excuse en disant que ceux qui ne se sentent pas la force de vivre dans la réforme peuvent trouver ailleurs un lieu de sûreté. Mais une malheureuse expérience ne prouvant que trop que pour des pécheurs enracinés dans le vice, il ne faut rien moins qu’un genre de vie comme le nôtre, il faut donc qu’il soit disposé de manière, selon l’esprit de saint Benoît à ce que les forts et les faibles pussent facilement en embrasser et en suivre toutes les pratiques.
[265] Qu’il me soit permis d’ajouter encore ici une courte réflexion. Si les précédentes observations paraissent mériter quelque considération relativement aux religieux, que sera-ce si l’on en fait l’application aux religieuses. Ces généreuses filles, malgré la faiblesse de leur sexe, sont astreintes à toutes les observances de la réforme sans en excepter aucune. On peut dire qu’elles le font avec un zèle et une générosité héroïque et bien capable de nous confondre. Mais comment le font-elles ? C’est ce que je puis certifier, étant chirurgien et ayant été appellé plusieurs fois pour elles en consultation. Elles ne traînent, pour la plupart, qu’une vie misérable et languissante. A peine ont-elles suivi pendant quelques mois le genre de vie de la réforme, que la nature, perdant chez elle entièrement tous ses droits, elles tombent dans une infirmité qui devient pour elles la source d’une infinité d’autres et dont un grand nombre ont déjà été les victimes. Or, en supposant que la réforme de La Trappe n’exigerait aucune réformation pour les religieux, la charité, la saine raison n’exige-t-elle pas qu’on en modère les rigueurs envers un sexe faible et qui dans l’ardeur de sa dévotion n’est que trop porté à s’écarter des règles de la prudence ?
Je déclare en finissant qu’en présentant ces observations, mon but n’est pas de me procurer à moi-même les adoucissements qui en pourraient être le fruit. Je les fais après y avoir mûrement réfléchi, après plus de douze années de profession, étant attaqué d’une infirmité qui terminera peut-être dans peu ma misérable vie. Je les fais uniquement pour l’acquit de ma conscience. Tout ce que je demande à Dieu pour moi, c’est de mourir les armes en main, en m’acquittant selon mes forces des obligations que j’ai librement contracté.
Frère François de Paule, Religieux de La Valsainte
Mémoire présenté à Mgr le nonce de Lucerne
[266] Lorsque l’on considère la réforme de La Trappe établie à La Valsainte dans sa constitution et son gouvernement, lorsqu’on fait attention au défaut de résidence presque habituel de son premier supérieur et au peu d’union qui règne entre les différentes maisons, il semble, et Dieu veuille que ce soit une vaine imagination, qu’elle ne peut subsister longtems.
La solidité des Ordres religieux dépend de la sanction du Saint-Siège qui les met par là à l’abri des changements que les premiers instituteurs ou les supérieurs subséquens pourraient apporter. Si donc la réforme de La Valsainte est dépourvue de cette sanction, il est évident qu’elle pèche dans sa constitution, qu’elle est exposée à une versatilité continuelle et par là même à une chute nécessaire. Or il est certain que les règlements qui composent la constitution de la réforme n’ont été ni avant ni depuis leur impression, soumis à l’examen ni à l’approbation du Souverain Pontife, qu’ils n’ont donc d’autre sanction que celle que leur a donné le Réformateur, qui peut, sans que rien s’y oppose, ajouter ou retrancher selon sa volonté. La réforme manque donc de solidité dans sa constitution.
Je sais que l’on répond qu’ayant repris les observances de la règle de saint Benoît à la lettre et les premières pratiques de l’Ordre de Cîteaux déjà approuvées par tant de Souverains Pontifes, les règlements n’ont par là même besoin d’aucune nouvelle approbation. Mais tenir ce langage n’est-ce pas se contredire soi-même, puisqu’il est écrit à la page 80° de ces mêmes règlements : « Qu’ils sont tirés de ce qu’il y a dans la règle de saint Benoît de plus clair et de plus conforme à son esprit, de plus certain et de plus pur dans le Nomasticum ou receuil des premiers usages de Cîteaux, de plus antique et de plus vénérable dans le Rituel, de plus régulier et de plus exact dans les règlements de Mr l’abbé de Rancé… enfin de plus prudent dans nos délibérations, etc… » Qui ne voit, d’après ce passage, que les règlements de La Valsainte, ne sont [267] qu’une compilation de ces différentes sources parce que malgré les approbations dont ils jouissent dans leur ensemble, les religieux réformateurs ne les ont pas encore trouvé assez purs et qu’ils ont encore cru devoir y ajouter un grand nombre de pratiques particulières, d’où il résulte un ouvrage nouveau qui, malgré la rectitude des pièces qui ont servi à le composer, peut être très défectueux et qui par conséquent, ne fusse au moins pour les nouvelles observances, aurait besoin d’être soumis à l’examen et de recevoir une sanction particulière du Saint-Siège pour qu’il ait une force de loi stable et permanente.
Le tems et l’expérience eussent pu suppléer en partie à l’approbation, si avant de faire imprimer les règlements, l’on se fut appliqué à les observer pendant un nombre d’années suffisantes, pour s’assurer de ce qui était ou n’était pas praticable. Mais non, le code n’en était pas encore formé entièrement qu’on les imprimait déjà. Par ce moyen l’on s’est en quelque façon imposé à soi-même l’obligation de ne pas reculer en arrière et quoique l’expérience prouve peut-être aujourd’huy combien il serait important d’apporter certaines modifications à différents points de pratique, la crainte de paraître revenir sur ses pas fait qu’on se contente de dire comme Pilate : « Quod scripsi scripsi. »
Les zélés réformateurs de La Valsainte, trop en garde contre tout ce qui pouvait sentir le relâchement, ne s’étant appliqués à reprendre dans les différentes sources dont nous avons parlé, que ce qu’ils y ont trouvé de plus strict, en rejettant comme indigne de leur ferveur certains adoucissemens que la charité de nos Pères leur avait fait regarder comme nécessaire pour alléger le poids des austérités, leurs constitutions ne doivent nécessairement offrir qu’un genre de vie au-dessus de la portée phisique de la morale partie des hommes. L’expérience seule en est une preuve suffisante puisque la morale partie de ceux qui, poussés par le désir de faire pénitence, vient avec toute la bonne volonté possible pour l’embrasser, est forcée de se retirer après quelques jours d’épreuves en gémissant sur son impuissance, puisque de tous les jeunes gens dont le tempérament n’est pas encore formé, qui s’y engagent, il en est peu qui ne succombent dans les deux ou trois premières années, en payant à la nature, malgré la force de leur tempérament, le tribut qu’ils pouvaient se promettre [268] selon le coût ordinaire, de ne payer que dans un âge beaucoup plus avancé. De ce vice de constitution suit nécessairement la pénurie de sujets, pénurie qui augmente chaque jour, qui augmentera même encore de plus en plus et qui ne promet pas à la réforme une longue existence.
Si au moins elle offrait dans l’ensemble de ses constitutions au petit nombre qui à la force et le courage de l’embrasser, les moyens de remplir le but que l’on se propose en se consacrant à Dieu dans une religion réformée, qui est en lui satisfaisant par la pénitence de s’occuper de lui avec plus de ferveur et de facilité ? Mais hélas ! il n’en est aucun s’il veut être de bonne foi qui ne soit forcé d’avouer, qu’accablé par le sommeil, vexé par la faim, fatigué en été par les travaux, tourmenté en hyver par le froid, etc… Son esprit comme abruti, ne jouit pas de la liberté nécessaire pour faire usage de ses facultés. Il n’en est aucuns qui ne puissent dire avec le prophète que la stérilité de leur âme est le fruit qu’ils retirent des observances de la réforme toutes bonnes qu’elles sont : « Retribuebant mihi mala pro bonis, sterilitatem animæ meæ. » Dans les premiers tems que l’on a éprouvé un état aussi pénible, on se l’est d’abord imputé à soi-même, à son peu de ferveur. Chacun a cru qu’il lui était particulier mais bientôt on s’apperçoit que c’est un mal général. On ne tarde pas à voir qu’il prend sa force dans les constitutions que l’on a embrassé. A cette vue l’estime que l’on avait conçu pour elle diminue et l’estime des constitutions une fois perdue qu’en peut-il résulter ? Qu’une chute presque nécessaire de la réforme dont elles sont la base.
Son gouvernement n’offre pas un gage plus assuré de sa solidité. On existait à peine que contre toute bonne politique l’on a voulu exister partout, au lieu de se fortifier pour pouvoir l’étendre par la suite en formant une maison solide, une pépinière de sujets nourris dans l’esprit de la nouvelle réforme et solidement attachés à ses pratiques. L’on s’est affaibli en dispersant en Angleterre, en Espagne, en Allemagne, en Italie, en Piémont, etc… ceux sur lesquels on pouvait le plus compter. En laissant La Valsainte dépourvue de sujets, ils n’ont formé de côté et d’autres que des [269] établissements imparfaits dont la plupart sont dépourvus de sujets comme nous. Instruits par l’expérience, ne devrait-on pas au moins aujourd’huy mettre des bornes aux désirs que l’on a de se multiplier ? Bien au contraire, non seulement on accepte de nouveaux établissemens, quoiqu’on manque de religieux pour les occuper et qu’on soit obligé d’en confier les premières places à des néophites, mais on forme encore de nouveaux projets. On conçoit facilement que cette conduite, réglée par un zèle peu politique, ne présage que l’affaiblissement et l’extinction totale de la réforme.
Un autre vice du gouvernement c’est le défaut d’économie. Nos revenus sont très modiques. Nous ne subsistons presque que d’aumônes depuis notre retour de Russie par la pieuse industrie de notre R.P. abbé. Elles ont été très considérables, je dirais même presqu’incalculables. On aurait pu, pour obéir aux anciens statuts de l’Ordre qui veulent que toutes les maisons soient suffisamment dotées pour n’être point à charge au public, on aurait pu, di-je, par une sage économie, profiter des secours que la Providence envoyait pour former des fonds et s’assurer un revenu annuel suffisant. Mais non. Sous le prétexte de ne se point méfier de la Providence, on n’a pas craint de la tenter, l’on a dépensé l’argent avec la même facilité qu’on l’avait reçu et s’il fallait aujourd’huy en rendre un compte exact l’on serait peut-être fort embarassé, peut-être même trouverait-on des dettes. Je dis peut-être, car tout se fait sans que les religieux en ayent aucune connaissance. La communauté n’est jamais consultée pour aucune affaire d’intérêt, quoique souvent ce soit en son nom ou au nom de la maison que tout se fait. Si demain les ressources venaient à manquer, si la mort venait à enlever inopinément le R.P. abbé, sauf un miracle, il faut que tout son édifice s’écroule avec lui.
Les élèves que l’on reçoit au monastère ont été presque les objets de tant de dépenses et je dois le dire ici, malgré toutes les bonnes intentions du R.P. abbé, dépenses presqu’à pure perte car sans parler des différens établissemens que l’on a voulu former à La Roche, Gruyère, Raumont, Bulle, etc… qui ont tous échoué après avoir occasionné des frais considérables. Que n’a-t-il pas dû coûter à la maison pour ce nombre prodigieux d’enfants qui y ont été reçus depuis cinq ans. On en a vu jusqu’à 140 à la fois et je ne crains pas d’exagérer en [270] faisant monter à plus de 1 500 le nombre de tous ceux qui y ont été admis. A peine aujourd’huy en reste-t-il quelques uns des premiers reçus, les autres, n’ont fait que passer, les uns plus, les autres moins et s’il en est qui y soient resté un tems assez considérable pour compléter leur éducation, ils n’en ont remporté que des connaissances très superficielles parce que, outre qu’il manque de maîtres pour les instruire, on les fait trop légèrement passer sur tout. Ce peu de fruit effectif de tant de dépenses fait d’autant plus gémir les religieux que ce grand nombre d’élèves que l’on reçoit au monastère y amène une dissipation et un bruit tout à fait opposés au receuillement et au silence qui doivent règner dans la maison de manière qu’ils n’y voyent qu’une consommation considérable, peu d’avantages réels pour les élèves et de très grands inconvéniens pour eux. A Dieu ne plaise que je veuille ici condamner la bonne œuvre ! Non, certes, je sais qu’il y a un grand bien à faire, mais il faut prendre garde qu’en en voulant trop faire l’on n’en fasse aucun. Mais le R.P. s’était imposé à lui-même des loix sages dans ses règlements au ch. 3° de la 2° partie du 2° vol, p. 446 et suivantes. Pourquoi donc les transgresse-t-il aujourd’huy sans craindre de voir se vérifier la prédiction qu’il y fait lui-même : Ou de la perte des enfants ou de la ruine du monastère ?
L’on remédierait, ce me semble, à tous ces inconvéniens si l’on remédiait à un vice radical qui, par circonstance, se trouve dans le gouvernement de la réforme. Saint Benoît, en accordant au premier supérieur une pleine autorité pour la régie du spirituel et du temporel dans son monastère, n’a pas prétendu le soustraire à la surveillance d’une autorité supérieure. Il le suppose au contraire soumis aux Ordinaires. Des privilèges spécialement accordés à l’ordre de Cîteaux (sans doute pour de bonnes raisons) l’en ont rendu, il est vrai, par la suite tout à fait indépendant, mais cette indépendance se trouvait alors abondamment compensée par la tenue des chapitres généraux de l’Ordre dans lesquels la conduite des premiers supérieurs était examinée, l’étendue de leurs pouvoirs réglée, les plaintes et les observations des religieux écoutées et dont les différens étaient presque toujours terminés par la décision des Souverains [271] Pontifes. Aujourd’huy notre réforme jouit bien de tous les privilèges et exemptions de Cîteaux mais les chapitres généraux n’ayant plus lieu, le premier supérieur ne connaît au-dessus de lui que le Pape qui outre l’espèce d’impossibilité où son éloignement le met d’avoir une connaissance suffisante de ce qui concerne la réforme, est en quelque façon inaccessible aux religieux, d’où il suit que sa surveillance sur eux doit être regardée comme nulle et que le premier supérieur gouverne, non seulement selon toute l’étendue des pouvoirs que lui donne la règle mais avec une espèce d’indépendance absolue, indépendance qui amènera tôt ou tard l’abus d’autorité, l’abus d’autorité occasionnera la révolte, l’insubordination et l’insubordination, la ruine totale de la réforme. Son gouvernement a donc par circonstances un vice qui pourrait nuire à sa solidité.
Le défaut presqu’absolu de résidence du premier supérieur, malgré toutes les bonnes intentions, ne doit pas être regardé comme une des moindres causes de la future décadence de la réforme. Son zèle fait qu’il veut être partout et par le fait, il n’est nulle part. En voulant gagner la confiance de tous il n’a celle de personne. Nous serions soutenus, encouragés par sa présence si nous l’avions habituellement à notre tête. Son absence au contraire porte au relâchement. On est tenté de murmurer contre la pesanteur d’un fardeau lorsque celui qui l’a imposé n’en porte qu’une faible partie car quelque pénibles que soyent les voyages et les sollicitudes qu’ils entraînent, nous savons par notre expérience qu’ils n’ont rien de comparable à l’austérité d’une vie régulière telle qu’elle celle de la réforme constamment soutenue dans un cloître. C’est ce que l’on pense si on n’ose le dire ou au moins c’est ce que l’on est tenté de penser et que ne peuvent pas produire tôt ou tard dans les esprits de pareilles pensées contre le supérieur.
Je sais que quoi qu’absent, le R.P. abbé veut que tout aille comme s’il était présent, que rien absolument ne doit se faire au monastère sans son ordre et c’est ce qui nous console en partie de son éloignement, mais qu’en résulte-t-il ? Qu’on est obligé d’entretenir avec lui, même des pays les plus éloignés, une correspondance fréquente et dispendieuse par laquelle quelque bien qu’on l’instruire des affaires du monastère, il ne saurait jamais en juger comme s’il était sur les lieux, que pour avoir ses décisions, l’on est obligé de mettre des délais considérables dans des choses qui souvent exigeraient une exécution prompte. Peut-il d’ailleurs par lettres veiller à la garde de son troupeau, former ses novices, perfectionner ses religieux [272] comme saint Benoît lui en fait un devoir ? C’est cependant de là que dépend toute la solidité de sa réforme, comme aussi de l’union entre les différentes maisons.
Quoiqu’on laisse tout ignorer aux religieux, même les choses qui devraient le plus les intéresser, cependant ils en savent assez par des voies indirectes pour croire que plusieurs maisons de la filiation de La Valsainte (par des raisons qu’il n’appartient pas de pénétrer), soit qu’elles s’y soyent soustraites elles-mêmes ou autrement, ne sont plus sous la dépendance du R.P. abbé. Au moins est-il certain que, malgré qu’il soit préscrit dans les règlements, que toutes les maisons de l’Ordre auront chaque année des rapports directs avec la maison principale, il est rare que l’on entende parler des maisons d’Italie, d’HEspagne, d’Angleterre, de Westphalie. Ces maisons sont pour La Valsainte presque comme si elles n’étaient pas. Ce silence, joint aux bruits publics, fait justement soupçonner que ces maisons, quoique sorties de son sein, ne lui appartiennent plus, que bientôt (si toute fois la chose n’a pas encore lieu) chacune apportera aux observances de la réforme les modifications qu’elle croira convenable, n’y ayant aucune sanction qui les en empêche et qu’il y aura bientôt autant de réformes de La Trappe qu’il y aura de maisons. Un pareil désordre ne tend-il pas directement à l’anéantissement de la réforme, puisqu’il est écrit que toute maison divisée tombera en ruine ?
Je ne proposerai aucun remède aux maux que je viens de découvrir. Il faut d’abord que l’on convienne que ce sont des maux véritables car il est très possible que je me trompe. Je prie le Seigneur d’éclairer de ses lumières celui entre les mains duquel sa Providence conduira ces observations et de lui inspirer ce qui sera le plus avantageux pour sa gloire et pour la solidité de la réforme.
La Valsainte ce 6 février 1807
Liste avec des nottes des morts enterrés dans le cimetière de La Valsainte depuis l’établissement de la réforme jusqu’à notre départ pour la Russie
Lorsque j’arrivai à La Valsainte, c’est-à-dire le 10 mai 1793, il y avait 4 religieux enterrés au cimetière sur lesquels je n’ai rien appris de bien particulier.

Le 1er, mort en 1792, s’appellait Frère Pacôme, novice convers, appellé dans le monde Louis (Régis ?).

Le 2d, mort la même année s’appellait Frère Pacôme, prêtre, curé français, novice de chœur. On m’a dit qu’un jour, épuisé de faiblesse, ayant les jambes toutes enflées et ne pouvant se soutenir, cet homme déjà fort âgé, en sortant du réfectoir pour aller réciter les grâces à l’église, tomba la tête contre le mur, qu’on fit peu d’attention à cette chute qui fut cependant la cause de sa mort dans les six semaines, par le dépôt qui se forma au cerveau.

Le 3°, Frère Louis de Gonzague, novice de chœur, dit dans le monde Louis Tranquille Tranchant, natif de la paroisse de Houquetot, diocèse de Rouen âgé de 23 ans, entré au monastère le 3 juillet 1791 et mort le 8 juillet 1792. Il prononça ses vœux sur la paille. La piété et la ferveur qu’il fit parraître pendant son noviciat et sa patience pendant sa dernière maladie ont laissé sa mémoire en bénédiction. On trouve même écrit sur les registres : mort en odeur de sainteté.

Le 4°, Frère Nil dit Alexis Peaumier, ancien convers de La Trappe, mort en 1793.

Le 5°, Frère Palémon dit Jacques Antoine Mangola, piémontais, entré à l’âge de 24 ans le 6 Xbr 1791, mort le 12 juin 1793. C’est le premier que j’ai vu mourir. Il était à l’infirmerie lorsque je suis arrivé au monastère. Dès que je fus établis chirurgien, le R.P. me conduisit pour l’y visiter. Je le trouvai assis devant une table, occupé à trier des graines que l’on mêlait ensemble pour l’occuper à les séparer pendant le travail car les infirmes sont obligés de travailler comme les autres et il ne leur est pas permis de vaquer à la lecture pendant ce tems. Je vis en lui l’échantillon de ce que je devais voir par la suite dans un grand nombre d’autres. Il avait la figure, les jambes et les cuisses énormément enflées. Toute sa peau était d’une couleur verdâtre. Il toussait sans presque discontinuer et rendait par les crachats une matière purulente sanieuse, d’une fétidité insupportable. Son pouls était petit, serré, vite et presqu’agonisant. On me dit qu’il s’était tué à travailler du métier de menuisier, pour faire les stalles du chœur. Je n’en voulus rien croire mais je ne vis dans sa situation qu’une cachexie scorbutique portée au suprême degré qui n’était que le fruit d’une nourriture plus que grossière, prise en trop grande quantité, après un jeûne trop longtems prolongé. Comme l’on attribuait sa maladie à la faiblesse et à l’épuisement, on lui donnait abondament de la nourriture. On l’obligeait même de manger, ce qu’il faisait par obéissance et ce qui, bien loin de le rétablir, ne faisait qu’accélérer sa fin. On ne la regardait pas encore comme fort prochaine mais jugeant par l’état du pouls qu’il ne pouvait aller loin, j’engageai le R.P. à l’administrer au plus tôt, ce qui fut fait le 6 juin. On le descendit à l’église où il reçut les derniers sacrements. De retour à l’infirmerie il tomba dans un véritable délire. Il disait voir des anges, etc… On attribua bien son état à quelque grâce particulière mais comme le malade n’avait plus aucune suite [274] dans ses raisonnements, je vis bien que tout venait de la faiblesse de son esprit. Il vécut encore six jours pendant lesquels je n’eus aucune relation avec lui. On le mit sur la paille à ses derniers moments et il rendit son esprit au Seigneur le 12 juin 1793. Son amour pour le travail, pour la régularité et pour l’obéissance ont rendu sa mémoire vénérable. On a écrit une relation des traits les plus édifiants de sa vie et de sa mort. C’est le P. Urbain, fondateur de la maison de l’Amérique, qui en est auteur.

6 - Frère François dit Labarthe, convers de La Trappe. Il avait occupé à La Trappe l’emploi de la pharmacie. Plus que sexagénaire, son expérience, l’étude et du bon sens l’avaient rendu fort entendu pour le soulagement des malades et en particulier pour le traitement des plaies. Il était chirurgien de La Valsainte lorsque j’y arrivai, mais comme il pouvait être utile à la maison de bien d’autres manières, en particulier pour le moulin et la boulangerie, le R.P. ne tarda pas à me substituer en sa place. Il me fit donner une ou deux leçons pour apprendre à saigner et dès ce moment le Frère François ne parut plus à la pharmacie mais s’occupa uniquement de la boulangerie. Il était d’un fort tempérament et grand mangeur, aussi mettait-il tout le salut des religieux, lorsqu’ils tombaient malades, dans l’augmentation de la nourriture, prétendant qu’ils ne mouraient que d’épuisement et de faiblesse. Mais la violence de son appétit et son indulgence pour le contenter, fut pour lui, comme pour bien d’autres, la cause de sa perte. Il devint enflé des jambes, des mains et de la figure. Il négligea cette enflure à laquelle se joignirent bientôt des taches violettes, etc… Le R.P. me le présenta. Je déclarai qu’indubitablement le cher Frère était attaqué d’une cachexie scorbutique. Je proposai des remèdes au R.P. qui les lui fit prendre quelques jours par obéissance. Mais il ne tarda pas à s’en lasser et il se borna au soulagement qui consiste à prendre la souppe le matin et à avoir aux repas une pitance extraordinaire. Il lui eut fallu de la diette, au lieu de ce régime qui n’était propre qu’à le tuer plus promptement. Vers le milieu de l’hyver de l’année 1794, en découvrant la chaudière de la boulangerie, ayant le bras nud, la vapeur de l’eau le frappa sur le bras et il y vint incontinent une cloche considérable et ce qu’il y a de surprenant, c’est que l’eau n’était pas bouillante car on sait que jamais les boulangers n’emploient l’eau bouillante pour pétrir. Aussitôt cet accident, il vint selon l’usage s’en accuser au R.P. qui le conduisit à l’infirmerie pour me le faire voir. Je crus d’abord, sur son exposé et à l’inspection, que c’était une simple brûlure. Je me mis en devoir de le panser. Pendant que je lui bandais le bras, il tombe à la renverse sur sa chaise en tournant la bouche et en déraisonant. J’étais bien sûr que ce n’était pas la douleur que pouvait lui causer sa playe qui occasionait cet accident et je le regardai comme un véritable coup d’apoplexie. On le transporta à l’instant dans une infirmerie voisine. Son état d’œdématie presque universelle ne permettant pas d’employer la saignée, je lui fis tremper les pieds dans l’eau, pendant que j’essayai de lui faire passer quelques graines d’émétique. Mais rien ne fut capable de lui rendre une pleine connaissance. Après un tems suffisant, lui ayant retiré les pieds de l’eau, comme je les essuyais doucement avec une serviette, je fus fort surpris que toutes les ongles des pieds me restaient dans la serviette et que toute la peau des jambes était parsemée de cloches comme les bras. [275] Je crus d’abord que je lui avais donné le bain trop chaud, que je l’avais brûlé et que j’étais cause de cet accident, ce qui me jeta dans de grandes inquiétudes mais quelques instans de réflexion me rassurent bientôt et me firent voir dans ce cher frère une dissolution putride scorbutique universelle qui était même la cause de l’apoplexie dont il était frappé. Alors pour profiter de la demie connaissance qui lui restait encore, je le fis confesser et administrer sur le champ, ce qui fut fait à l’infirmerie. Il vécut encore neuf jours. Toutes les parties de son corps se gangrénèrent les unes après les autres. Pendant les premiers jours il ne parlait que pour demander à manger et disait que c’était le seul moyen de le guérir. On lui en donna pour le contenter mais bientôt il ne lui fut plus possible de rien prendre. Il perdit la connaissance et la parole. Il fut mis sur la paille et y rendit les derniers soupirs. Il fut fort regretté des séculiers à qui il rendait de grands services pour leurs plaies, etc… Il ne le fut pas moins de la communauté et il méritait de l’être. Le R.P. avait en lui beaucoup de confiance mais il eut été à souhaiter qu’il ne l’eut pas tant écouté sur l’article de la nourriture, nous aurions encore aujourd’huy plusieurs de nos frères qui ont été les victimes de ses mauvais principes. Heureusement le R.P. a ouvert les yeux depuis et on laisse au moins à chacun, sains ou malades, la liberté de ne manger que selon ses véritables besoins, ce qui n’eut pas lieu pendant les cinq premières années de la réforme.

7 - Frère Joachim Brulé, religieux convers de La Trappe, mort en 1794 d’une pulmonie scorbutique. Je ne me rappelle absolument rien de particulier sur ce cher frère, sinon qu’il m’a toujours beaucoup édifié et qu’à la fin de sa vie, ne pouvant plus marcher, il se faisait porter tous les soirs à la tribune des infirmes pour y assister au Salve. Il reçut ses sacrements à l’église et mourut sur la paille.

8 - Frère Athanase dit Philippe Théodore Armand Ferret, prêtre du diocèse de Lysieux, entré à La Valsainte le 16 mai 1794 âgé de 47 ans. Au bout de quelques mois de noviciat il commença, comme les autres à enfler, des jambes et sentant d’ailleurs sa santé s’altérer notablement, il avait pris la résolution de sortir du monastère lorsque vers le mois de 9bre, à l’enflure se joignit une inflammation considérable dans une jambe. Le R.P. le conduisit à l’infirmerie. Je jugeai le cas d’autant plus grave que la leucophlegmatie universelle ne me permettait pas d’employer la saignée pour opérer la résolution. Je lui administrai un purgatif. Le lendemain le remède fit un effet considérable. L’enflure de toutes les parties du corps disparut mais la jambe resta engorgée et enflammée. En peu de tems la gangrenne s’y établit. Le malade se croyait hors de danger et espérait pouvoir bientôt remplir son projet, lorsqu’on l’avertit de se disposer à mourir par la réception des sacrements qui lui furent administrés à l’infirmerie. La gangrenne faisant tous les jours de nouveaux progrès, il mourut sans s’en appercevoir, au bout de neuf jours, pendant la récitation de l’office de la nuit. C’était un homme d’un excellent caractère en qui on remarquait particulièrement une grande douceur, quoi qu’il soit vrai de dire que [276] dans l’ordre de la divine Providence, Dieu lui a peut-être fait une grande grâce en le faisant mourir à La Valsainte. Cependant on peut dire généralement parlant qu’il est toujours fâcheux de mourir où l’on n’a pas dessein de vivre. Sa mort est arrivée le 14 9bre 1794.

9 - Frère Bernard dit Christophe Etienne Landré, orléanais, entré au monastère le 27 mai 1792 âgé de 20 ans, mort le 27 avril 1795. Il était novice lorsque j’entrai au monastère. Il prononça ses vœux peu de tems après mon arrivée, ce qu’il fit en répandant beaucoup de larmes. Ce jeune homme était d’une grande ferveur et d’une singulière exactitude pour toutes les observances religieuses. Jamais je ne l’ai vu regarder personne, ni même fixer quoique ce soit, à peine lui échapait-il un sourir, bien loin de se laisser aller à aucune légèreté. Son amour pour le silence était porté si loin que même avec les supérieurs à qui il pouvait parler, il n’employait jamais que les signes et ne se servait de la parole qu’autant qu’il y était indispensablement obligé. Il avait tant d’humilité et un si grand désir de son avancement spirituelle qu’à tout instant, lorsqu’il rencontrait un supérieur, il avait toujours quelque chose à s’accuser, de manière qu’on le voyais presque toujours aux pieds de ses supérieurs qu’il fatiguait en les sollicitant de lui accorder des pénitences. Il a occupé les emplois de maître des cérémonies, de père maître de nos frères convers, de sous-prieur et de gardien de l’ordre. Dans tous, malgré sa scrupuleuse exactitude, il a fait paraître à l’égard de ses frères la plus grande douceur et la plus tendre charité. Le Seigneur l’a visité par de longues infirmités qu’il supporta avec une invincible patience, ne cessant de suivre, autant qu’il en fut capable, les exercices de la communauté. Il souffrait habituellement d’une douleur au côté gauche et était sans cesse fatigué par une toux accompagnée d’une expectoration considérable. Il tomba en peu de tems dans un épuisement total. Un dévoiment opiniâtre lui étant survenu, il ne lui fut plus possible de suivre les exercices. Le R.P. le fit mettre à l’infirmerie. Pendant 4 mois il n’y fut nourri que de riz cuit à l’eau, nourriture que le R.P. lui avait ordonné pour son dévoiement. S’il eut témoigné pendant tout ce tems le moindre dégoût, on se serait empressé de la lui changer, mais quoi qu’il en eut une extrême répugnance, comme il me l’a avoué depuis, jamais il n’en a dit le moindre mot et il mangeait à tous ses repas selon son faible appétit comme si le met qui lui était présenté eut été le plus conforme à son goût. Ce ne fut que sur la fin de sa vie que ne pouvant absolument plus en supporter même la vue, il se soumit à la volonté de son supérieur pour lui accorder ce que sa charité jugerait à propos. Au dévoiment, la toux et l’expectoration se joignit l’hydropisie et ses derniers moments approchant, les douleurs de côté qui l’avaient habituellement tourmentée pendant sa vie s’augmentèrent au point de lui faire jetter les hauts cris et verser des larmes, mais ce n’était que l’expression de la nature car son âme était dans une résignation parfaite. Il fut porté à l’église pour y recevoir ses derniers sacrements, ce qu’il fit avec beaucoup d’édification pour la communauté. Enfin il mourut sur la paille au milieu des plus grandes souffrances le 27 avril 1795. Je le regarde comme un des plus grand serviteurs de Dieu qui ayent vécus au monastère de La Valsainte.

[277] 10 - Frère Benoît dit L’Eculée, novice convers, mort en 1795, quelques jours avant le précédent. Ce bon frère travaillait à la forge. Il devint enflé comme les autres et continua toujours d’aller avec son enflure. Il s’y joignit une toux à laquelle on ne fit point d’attention. Allant un jour au dortoir de nos frères convers chercher une couche, j’apperçu une énorme quantité de crachats purulents et sanieux contre la muraille, près d’une couche. J’en avertis le R.P. qui fut à la recherche de celui que ce pouvait être. Ayant trouvé que c’était notre frère Bernard, on le fit venir à l’infirmerie. Il avait la fièvre, le dévoiement et pouvait à peine se traîner. Je jugeai son état mortel, sans cependant croire que sa fin fut encore aussi prochaine. Le R.P. avait décidé qu’on lui ferait un cautère auquel je répugnais parce que je le regardais comme inutile. Un jour comme nous venions à l’infirmerie pour le lui faire, accompagné du R.P., nous le trouvâmes sur sa couche sans connaissance. Il ne la recouvra pas. Tout ce que l’on put faire fut de lui administrer le sacrement de l’extrèm’onction et il mourut quelques heures après.

11 - Frère Jean-Marie dit Robert Louis de Gonzague Tassin, orléanais, ancien directeur de Saint-Sulpice, entré le 8 avril 1793 âgé de 35 ans, mort le 23 avril 1795. Comme on a écrit la relation de sa vie et de sa mort, je me contenterai d’y renvoyer. Cet homme qui a été parmi nous un modèle de douceur, de patience, de simplicité et d’humilité, sera à jamais regrété. Il avait une mauvaise poitrine quand il est entré au monastère. Le régime de la maison ne l’améliora pas. Il ne se ménageait pas et on ne le ménageait pas non plus. Comme tout son désir était de mourir promptement, il fut bientôt satisfait. Des infirmités multipliées le jetèrent en peu de tems dans un épuisement absolu, malgré lequel il ne laissait pas de suivre toutes les régularités de l’infirmerie où il était depuis quelque mois. Nous venions d’enterrer notre frère Bernard et il avait assisté aux funérailles, lorsque rentrant dans l’infirmerie je lui tâtai le pouls que je trouvai mortel. Alors je lui proposai de recevoir le soir même ses derniers sacrements. J’y déterminai le R.P. qui eut peine à y consentir. Il descendit tout seul à l’église. De retour à l’infirmerie il se mit sur sa couche. Vers les 10 h du soir on vint nous avertir qu’il était sans connaissance. On assembla la communauté. On le mit sur la paille et il mourut quelques heures après. Ce que j’ai le plus admiré dans ce respectable religieux qui avait été, avant de se faire trappiste, un homme vraiement intérieur et de la plus haute oraison, fut son détachement pour toutes les satisfactions spirituelles car il me dit, qu’en entrant chez nous, il avait perdu absolument cette douce facilité qu’il avait à s’occuper de Dieu et des choses de Dieu, qu’il était devenu, selon l’expression du prophète, comme une bête de charge en sa présence : ut jumentum , mais que ce qui le consolait, c’est que souffrant ce pénible état pour Dieu, il croyait pouvoir dire avec le même prophète qu’il était toujours avec Dieu : et ego semper tecum.

12 - Frère Jérôme dit Clet, Marie de Pententenio Bas-breton, entré le 25 7bre 1794 âgé de 23 ans, mort le 4 juin 1795, après avoir prononcé ses vœux sur la paille. La mémoire ne me fournit rien sur ce cher frère, sinon qu’étant sur la paille il me demandait souvent s’il mourrait bientôt. Il mourut comme les autres de la cachexie scorbutique, malgré la force de sa constitution.

[278] 13 - Frère Jean l’Evangéliste dit Louis Etienne Richard, clercq, lorrain, entré le 13 7bre 1794 âgé de 25 ans, mort le 8 juillet 1795. Ce jeune homme fort et vigoureux, d’une constitution à vivre pendant de longues années, embrassa avec la plus grande ferveur, toutes les austérités de la maison. Il ne tarda pas à éprouver le même sort que les autres. A l’enflure des jambes et de toutes les extrémités se joignit une toux opiniâtre. Les crachats furent purulents presqu’aussitôt qu’ils se déclarèrent. La fièvre continue, les sueurs nocturnes, tout indiqua en très peu de tems qu’il était attaqué sans ressource. On le mit à l’infirmerie où on lui fit plusieurs remèdes sans aucun succès. Ayant demandé à reprendre les exercices de la communauté, on accorda à sa ferveur ce que ses forces ne lui permettaient pas, aussi il n’y tint pas longtems et il fut bientôt obligé de revenir à l’infirmerie. Il ne pensa plus dès lors qu’à se disposer à la mort. Ce qu’il fit par la plus exacte régularité. Comme je voyais qu’il approchait de sa fin, quoi qu’il suivit tous les exercices de la communauté, j’en prévins le R.P. un jour avant d’entrer au chapitre et comme je lui dis que je croyais qu’il n’y avait pas de tems à perdre, il résolut de l’administrer en sortant du chapitre. Le malade y était et n’était nullement prévenu. Quelle fut sa surprise lorsqu’avant de sortir le R.P. dit à la communauté de passer à l’église parce qu’on allait donner les derniers sacrements à notre frère Jean l’Evangéliste. Cependant cette nouvelle, bien loin de le frapper, le remplit de joie. Sans remonter à l’infirmerie, il entra à l’église avec les autres où il fut administré. Quelques jours après, comme il était fort tranquillement assis à l’infirmerie occupé à coudre, un secret pressentiment me faisant connaître qu’il n’avait plus longtems à vivre, je fus solliciter le R.P. d’assembler la communauté et de le mettre sur la paille. Il y consentit. Je revins à l’infirmerie où, après avoir tout disposé en sa présence sans lui rien dire, je le fis venir et lui dis de s’asseoir sur le lit que je venais de préparer. Il obéit et monta lui-même sur le bûcher. Il avait bonne mine, rien n’annonçait en lui, extérieurement qu’il fut près de sa fin. La communauté en entrant fut fort surprise qu’on la fit venir pour réciter les prières de l’agonie à un malade qui paraissait encore tout entier. Il y en eut même qui insinuèrent au R.P. de s’en retourner, mais j’insistai. Il prononça ses vœux. Il reçut les embrassements de tous ses frères. On lui dit les prières. La communauté se retira et deux heures après, il était mort. Je n’ai jamais pu m’empêcher d’admirer en ceci quelque chose de merveilleux.

14 - Frère Nicolas dit Balthasar Jungo, de Berg, Canton de Fribourg, entré le 3 juillet 1791 âgé de 23 ans, mort le 18 août 1795. Il avait fait profession quand je suis entré au monastère et il prit la prêtrise quelques tems après mon arrivée. Comme il aimait la décoration des églises, qu’il avait de l’ordre, qu’il était propre et [279] industrieux, on lui donna l’emploi de sacristain. Outre cela il travaillait à la menuiserie. Il allait sur le pré attraper les taupes. Son caractère était singulièrement sensible. Il fallait peu de chose pour le faire pleurer, ce qui lui arrivait assez souvent, surtout au chapitre où on le grondait fréquemment de l’attache qu’il avait à ses petites idées dans ses ouvrages. Il a été jusqu’à sa mort le confesseur du R.P. Il tomba malade du même genre de maladie que les autres, c’est-à-dire qu’il commença à enfler des jambes, la figure devint bouffie. Il se fit une étape d’humeurs sur les poumons qui se termina par la supuration. On s’en apperçut lorsqu’il ne fut plus tems d’y apporter remède. Aussitôt qu’il fut à l’infirmerie, il donna tout son tems pour se disposer à la mort par une confession générale. Pendant tout ce tems il suspendit la célébration des saints mistères. Le soir qu’il finit sa confession il me dit qu’il était bien content, qu’il avait enfin terminé et qu’il était prêt à mourir quand il plaira au Bon Dieu. « Hé bien ! lui dis-je, puisque vous êtes rentré en grâces avec le Bon Dieu, il faut que demain vous le receviez. On ne sait pas ce qui peut arriver. » C’était 7 h du soir. Le R.P. était alors malade à l’infirmerie, n’ayant pu parvenir à lui parler avant la retraite, au réveil de la nuit, je lui présentai un billet par lequel je lui demandais la permission de dire la messe aussitôt que j’aurais récité l’office et d’y communier notre frère Nicolas, parce que je croyais qu’il n’avait plus longtems à vivre. Il me refusa d’abord. J’insistai et lui ayant demandé la parole, je lui dis que j’en chargeais sa conscience. Alors il me dit de faire ce que je voudrais. Sans perdre de tems, dès que j’eus récité l’office, je descendis avec mon malade, je célébrai la sainte messe, je l’y communiai. De retour à l’infirmerie, je le fis coucher et pendant que nous étions au chapitre, on vint dire qu’il était sans parole et sans connaissance. On n’eut que le tems de lui donner l’extrêm’onction et d’assembler la communauté. Il fut mis sur la paille et expira quelque tems après. Ce trait de la divine Bonté envers son serviteur n’est pas sans doute moins admirable que le précédent.

15 - Frère Gérard dit Louis Antoine de Larnage, bourguignon, entré le 13 8bre 1793 âgé de 20 ans, mort en 7bre 1795. Ce jeune homme d’un caractère très doux et d’une grande simplicité, eut le sort de tous les autres. Il ne fit que languir pendant tout le tems de son noviciat. Dès qu’il eut fait profession on lui donna l’emploi d’infirmier. Il ne l’exerça pas longtems. On fut bientôt obligé de le mettre lui-même comme infirme à l’infirmerie. Outre la cachexie et la pulmonie, il s’établit chez lui une corruption si universelle des humeurs qu’il devint grangréné dans plusieurs parties du corps. Il demeura plus de six semaines dans l'état le plus déplorable. Le sphincter de l’anus, noir et corrompu, ne pouvant plus retenir les excréments, il les laissait continuellement aller sans le sentir, ce qui le rendait insupportable et à lui-même et aux autres. Sa patience cependant, sa paix et sa douceur dans une infirmité aussi humiliante, fut toujours inaltérable. Il fut porté à l’église pour recevoir ses sacrements et mourut sur sa couche au moment où on s’y attendait le moins, sans qu’on eut le tems d’assembler la communauté.

[280] 16 - Frère Jean-Baptiste, religieux, convers de La Trappe, mort en 8bre 1795. Il état serrurier et remplissait l’emploi de portier. C’est lui qui me reçut lorsque j’arrivai au monastère. Sa douceur et son air riant me plurent alors singulièrement. Il avait près de 60 ans, s’il ne les passait pas. De tems en tems il enflait des jambes et de la figure, il était sujet à des douleurs d’entrailles, tous symptômes d’affection scorbutique, ce qui rendit mortelle la maladie dont il mourrut. Il fut attaqué au mois d’octobre d’une dyssenterie qui devint bientôt gangréneuse et qui l’emporta en 9 à 10 jours. Il reçut ses derniers sacrements à l’église dès le commencement de sa maladie mais on n’assembla pas la communauté pour le moment de l’agonie à cause du danger de la contagion.

17 - Frère Augustin Petel, bourguignon, novice convers, jardinier de son métier. Il mourut huit à 15 jours après le précédent de la même maladie et pour la même raison, car il était aussi depuis quelque tems attaqué du scorbut qui rend toujours la dyssenterie mortelle. Il fut administré mais je ne se souviens pas si ce fut à l’église.

18 - Frère Fiacre, religieux convers de La Trappe. Ce bon frère s’était retiré à Soleure avec dom Gérard. Celui-ci étant mort de la dyssenterie et ayant laissé toutes ses affaires temporelles et spirituelles entre les mains du R.P., le frère Fiacre crut qu’il n’avait rien de mieux à faire que de venir à La Valsainte pour y finir ses jours. Il était asthmatique et plus que sexagénaire. L’air froid et humide de la maison, le changement de régime firent en lui une si grande révolution qu’il ne put suivre la communauté que quelques jours. On le mit à l’infirmerie où il languit pendant un mois ou six semaines. Le voyant tomber tous les jours et le croyant près de sa fin, je proposai un soir au supérieur de l’administrer. Il jugea à propos de différer jusqu’au lendemain mais il mourut cette nuit la même subitement en descendant de sa couche pour satisfaire à ses besoins. On n’eut pas même le tems de lui administrer le sacrement de l’extrême-onction.

19 - Frère Urbain dit Perrin, religieux de Sept-Fonts, profès de La Valsainte, mort en 1796. Il était novice lorsque j’arrivai au monastère. J’ai remarqué en lui une grande piété et surtout une tendre dévotion envers le très saint Sacrement. Il communiait plusieurs fois par semaines. Il était d’un caractère doux et paisible. Il occupa presque jusqu’à la fin de sa vie l’emploi de vestiaire. Son tempérament était faible et délicat. Son mauvais estomach ne pouvant digérer [281] la nourriture grossière dont on usait alors. Il passait toutes les nuits à tousser et à cracher, ce qui le conduisit insensiblement à la pulmonie dont il mourut, après avoir reçu tous les secours que l’Eglise accorde aux mourants selon l’usage de l’Ordre.

20 - Frère Dorothée dit Trogost, prêtre, religieux de La Trappe. Il vint en Suisse avec le R.P. et ses compagnons. Il resta à La Valsainte où il se comporta en bon religieux jusqu’au départ du frère François de Sales, pour aller s’établir en Piémont. Après avoir demeuré environ deux ans dans cette maison, il revint à La Valsainte où il fut emporté dans l’octave de l’Ascension de l’année 1796, par une fluxion de poitrine billieuse. Il nous édifia beaucoup dans ses derniers moments par les paroles qu’il nous dit étant sur la paille.

21 - Frère Pierre dit Jean-Baptiste Boillon, prêtre francontois, entré le 1° août 1794 âgé de 53 ans, mort en 1796. Le bon ecclésiastique était vicaire dans le diocèse de Besançon à l’époque de la révolution. Les affaires du tems lui avaient fait une telle impression qu’il en avait presque perdu l’esprit. Cela cependant ne l’empêcha pas de faire son année d’épreuve, pendant laquelle il fit paraître une simplicité au-delà de toute expression à laquelle on pouvait bien donner le nom de bêtise. Les infirmités ne l’épargnèrent pas pendant son noviciat. Il devint hydropique, pulmonique, toujours par la même cause que les autres. La communauté par le pur motif de la charité, lui accorda ses suffrages pour prononcer ses vœux mais il n’y survécut pas longtems. Il tomba bientôt dans un épuisement absolu par l’expectoration purulente qui le minait et termina ainsi sa carrière après quelques jours d’infirmerie.

22 - Frère Charles dit George Jacques de Hallay, lieutenant-colonel d’infanterie, du diocèse de Bayeux, entré le 28 juin 1794 âgé de 47 ans, mort le 14 9bre 1796. Ce religieux d’autant plus respectable que la vie qu’il avait mené dans le monde était plus opposée à celle qu’il embrassa en se faisant trappiste et dont il remplit tous les devoirs avec toute la fidélité dont il fut capable, apporta au monastère de grandes infirmités qui ne firent que s’y augmenter et qu’il souffrit avec une patience vraiement édifiante. En moins de deux années elles le conduisirent au marasme le plus complet qui en lui laissant une pleine connaissance, lui fournit en même tems l’avantage de se disposer à la mort à laquelle il se soumit avec la résignation la plus entière, après avoir participé à tous les sacrements de l’Eglise et muni de tous les secours de l’Ordre. La vertu qu’il eut plus de peine à pratiquer fut la patience et le silence lorsque ses supérieurs avaient la charité de le reprendre de ses fautes pour l’éprouver. Le point d’honneur se faisait toujours [282] sentir comme malgré lui mais s’il eut en cela un sujet de combat, il n’y a pas de doute qu’il y a trouvé une source de mérite.

23 - Frère Pacôme, dit Claude Etienne Bechez, prêtre, francontois, entré le 25 mars 1795 âgé de 28 ans, mort en 1796. Ce jeune ecclésiastique qui avait adhéré aux principes constitutionnels, comme il paraît par la rétractation imprimée des religieux errans de La Valsainte, où l’on trouve sa signature, vint au monastère pour faire pénitence de ses égaremens. Il ne la fit pas longue, car à peine eut-il fait profession que les infirmités qu’il avait éprouvé pendant son novitiat s’étant augmentées, étant tombé comme les autres dans la cachexie et la pulmonie scorbutique, il mourut enflé depuis les pieds jusqu’à la tête et crachant ses poulmons, après avoir été muni de tous ses sacrements. Toute sa consolation en mourant était que le Seigneur voulut bien se contenter du peu de pénitence qu’il avait fait.

24 - Frère Antoine Guy de L’Arnage dit Jean Antoine Philippe, etc, entré le 25 8bre 1795 âgé de 25 ans, mort en 1796. Il était frère du frère Gérard et d’une plus faible constitution que lui. Il était de plus estropié. Cela ne l’empêcha pas d’entreprendre son novitiat avec courage et quoi qu’il l’ait passé dans des infirmités continuelles, lorsqu’il fut terminé il fit profession avec la certitude d’une mort qui ne pouvait pas être éloignée. La dissolution scorbutique putride du sang lui occasionna un dépôt dans la jambe qu’il fallut ouvrir par plusieurs incisions. Aussitôt qu'il fut guéris l’humeur se porta sur la poitrine et y occasionna un abcès dont la rupture l’étouffa au milieu de la nuit, sans qu’on eut le tems d’appeller la communauté. Heureusement que la veille on avait pressenti le danger et qu’on lui avait administré tous ses sacrements. C’était une belle âme, d’une grande piété, douceur et simplicité.

25 - Frère Cassien dit Antoine Bourret, novice convers, ancien religieux de Sept-fonts. Il est mort comme tous les autres d’une dissolution putride du sang qui fit ses principaux ravages dans la poitrine. Ses crachats avaient une odeur insupportable. Il ne fut gère que 15 jours à l’infirmerie. Comme il mangeait toujours, il ne pouvait se persuader qu’il dut mourir, mais enfin l’appétit lui ayant manqué, il dit qu’il était perdu. En effet, il mourut dans les 24 h., après avoir reçu ses sacrements. Il avait à peu près 60 ans.

[283] 26 - Frère Antoine dit George André Gérard, diacre, de Strasbourg, mort en 1796 âgé d’environ 22 ans. Comme son nom ne se trouve pas sur les registres des réceptions, il y a lieu de croire qu’il fut reçu au Valais où il demeura, avant de venir à La Valsainte. Je crois même qu’il y fit profession. C’est ce dont je ne me souviens nullement. Cependant il me semble qu’il partit de La Valsainte pour aller au Valais et qu’il en revint malade avec une vomique scorbutique dont il parut guérir pendant quelques mois, mais bientôt il devint enflé de toutes les extrémités. Il fut saisi d’une toux sèche qui annonça une nouvelle explosion. On le mit à l’infirmerie et au bout de quelques jours l’abcès de la poitrine creva de nouveau, pendant la nuit. Je le trouai au réveil sans connaissance. Il parlait sans aucune suite dans ses discours et crachait une écume ensanglanté qui me fit présager une mort prochaine. La connaissance lui étant revenue un peu, il fut conduit à l’église et administré le soir même et trois jours après, il était mort. Ce jeune homme fut un des religieux les plus exacts que j’ai connu. Il poussait même souvent, par simplicité, son exactitude trop loin, ce qui était cause que souvent dans les chapitres il faisait des observations et des proclamations en mauvais français qui divertissaient beaucoup la communauté et qui lui attirait des humiliations qu’il supportait avec un air de contentement vraiment édifiant.

27 - Frère Jean-Marie dit Pierre Joachim de Sachy, clerq, de la paroisse d’Harbonnières en Picardie, entré le 20 avril 1795 âgé de 26 ans, mort en 1797. Ce jeune homme qui par sa grande piété, donnait les plus grandes espérances à l’état ecclésiastique, fut obligé de sortir de chez lui à cause de la révolution. Il vint à La Valsainte, non pour y faire pénitence des excès d’une première jeunesse, car il avait toujours vécu en saint dans le monde, communiant presque tous les jours et donnant la plus grande partie de son tems à l’oraison, mais pour y favoriser dans la retraite son attrait pour les choses de Dieu. Il fut pendant tout le tems de son noviciat un modèle de ferveur et d’obéissance. Sa santé, quoi que faible, s’y soutint assez bien mais à peine eut-il fait profession que la grande contention où il était continuellement pour allier l’esprit intérieur d’oraison avec les pratiques extérieures de l’Ordre, altéra tellement son tempérament que sa poitrine ne tarda pas à s’attaquer. Un léger crachement de sang, une toux habituelle, une voix enrouée, l’enflure et l’inflammation des jambes, tout indiqua qu’il ne tarderait pas à éprouver le sort de ceux qui l’avaient précédé. Après un certain tems passé à l’infirmerie sans éprouver grand soulagement, il reprit les exercices de la communauté. Il remplit l’emploi d’hôtellier et y persévéra jusqu’à ce que, vaincu par la faiblesse, ne pouvant plus remplir ses obligations il fut remis à l’infirmerie. [284] où il se disposa à la mort par la plus scrupuleuse exactitude à accomplir toutes les régularités et par le plus profond receuillement. I Mais quoi qu’il put faire, il me dit, quelques jours avant sa mort, que depuis qu’il était entré au monastère, il avait presqu’entièrement perdu la facilité qu’il avait dans le monde à s’occuper de Dieu et avec Dieu dans l’oraison, que c’était là sa plus grande pénitence mais que ce qui le consolait, c’est qu’il avait remplacé cet avantage par celui de l’abnégation de soi-même et de sa propre volonté. Il reçut ses derniers sacrements à l’église. Il fut mis sur la paille quelques jours après, mais son heure n’étant pas encore arrivée, il vécut encore près d’une semaine. Lorsque ses derniers moments approchèrent, il y fut remis de nouveau sur la demande qu’il en fit et comme il y avait plus de dix jours qu’il avait reçu le saint viatique, ayant désiré qu’on le lui apportat de nouveau, il le reçut sur la paille. Dès ce moment il ne fut plus absolument occupé que de Dieu. Il entra dans un espèce de délire spirituel, prononçant continuellement avec la plus vive ardeur, des versets de l’Ecriture analogues à sa situation. Je l’assistais dans ce moment et afin de l’aider dans ce pieux exercices je lui en suggérais auxquels il me répondait par d’autres versets toujours plus enflammés. Après deux heures passées dans ce saint exercice, il rendit, en parlant, son esprit au Seigneur. Tout le tems qu’il fut à l’infirmerie, il avait obtenu du supérieur la permission de communier à toutes les fêtes de douze leçons, ce à quoi il n’a jamais manqué.

28 - Frère Michel dit Jean-Baptiste Renaud, franc-comtois, entré le 27 avril 1793 âgé de 29 ans, mort en 1797. Après avoir fait son novitiat et fait profession à La Valsainte, comme il était d’une très faible santé, le R.P. l’envoya au Valais comme cellérier pour essayer si le changement d’air ne le rétablirait pas. Mais ses infirmités ne firent qu’y prendre de nouveaux accroissements. Le rhumatisme fixé sur la hanche gauche doit il était attaqué, augmenta considérablement. Il s’y établit même un dépôt froid considérable. Les jambes enflèrent, la poitrine s’attaqua et le R.P. le fit revenir à La Valsainte. Je crus le soulager en évacuant l’humeur du dépôt par un coup de trocart mais ce fut inutilement. L’écoulement continuel qui s’y établit le fit bientôt tomber dans l’épuisement et le marasme. Les chaleurs étant survenues, la gangrenne se mit dans les téguments. Il se forma un escare considérable qui mit à découvert une partie des muscles de la fesse. Il devint tout à fait impotent et forcé de rester sur la couche, ce qui dura plus de [285] six semaines. Pendant tout ce tems il fit paraître des sentiments vraiement héroïque de soumission à la volonté de Dieu, protestant souvent hautement qu’il était content d’être dans l’état où il était et de mourir pour honorer le souverain domaine de Dieu sur ses créatures et qu’à cette fin il lui faisait bien volontier le sacrifice de sa vie. Il reçut ses sacrements à l’infirmerie et mourut sur la paille en pleine connaissance. Ses deux petits frères ont été les premiers enfants que l’on ait reçu au monastère, mais ils n’y sont pas restés.

29 - Frère Louis Benoît dit Louis Benoît Brielle, prêtre, lyonnais, entré le 16 avril 1796 âgé de 32 ans, mort en mai 1797. Il finissait son novitiat avec beaucoup de ferveur sans se plaindre de ses infirmités, lorsqu’un jour j’entendis tousser au réfectoire d’une manière à me faire croire que celui qui toussait était dans un danger prochain. J’en fus, sur le champ, avertir le R.P. qui se mit à la recherche du malade. On trouva que c’était notre frère Louis Benoît qui, étant venu en la présence du R.P., confessa qu’il éprouvait depuis plusieurs semaines une douleur profonde sous la clavicule gauche, qu’il avait les jambes enflées et que toutes ses nuits se passaient à tousser, dans un insomnie presque continuelle. Il fut envoyé dès le même moment à l’infirmerie. Les remèdes qu’on lui fit étaient inutiles. Il y fut à peine de quelques jours que le dépôt qui s’était formé dans la poitrine, creva. Il s’établit une expectoration purulente qui l’épuisa et l’emporta en moins de trois semaines. J’ai vu peu de malades mourir aussi contents que lui. Il était d’un caractère gai qui se soutint jusqu’à ses derniers moments et en nous parlant de la mort, il le faisait avec un air de satisfaction propre à la faire désirer. Il fut administré de tous ses sacrements et je doute si on lui fit prononcer ses vœux sur la paille avant de mourir.

30 - Frère Jean-Marie dit Jean Pierre Bullet de Bezançon, entré le 17 7bre 1794 âgé de 24 ans, mort le 20 juin 1797. Il fut successivement novice de chœur, frère donné, frère du Tiers-Ordre, enfin il revint au chœur vers le commencement de l’année 1797. Il s’était épuisé auprès des enfants. Sa santé était faible et sa poitrine fut bientôt attaquée. Il lui survint un crachement de sang qui le conduisit à la pulmonie. En deux à trois mois de tems sa carrière fut terminée. Je crois qu’il fit profession sur la paille avant de mourir. Ce jeune homme était singulièrement mortifié et travaillait fortement pour acquérir la vertu. Il fut le 2d maître des enfants que l’on reçut au monastère.

[286] 31 - Frère Joseph dit Antoine François Pérache, normand, entré le 10 mars 1796 âgé de 32 ans, mort vers la fin de l’année 1797. Il vint au monastère poursuivi par les cris d’une conscience chargée de crimes, pour y faire pénitence, sur les vives sollicitations de sa sœur qui avait été carmélite à Amiens en Picardie et qui était une fille de grande vertu, laquelle vint se faire trappiste parmi les religieuses et mourut à Hambourg. Il fit presque tout son noviciat avec assez de courage et de fidélité mais à la fin, sa santé commençant à se détériorer, il commença à chanceler. Il quitta l’habit pour se faire frère donné, de là il passa aux familliers mais n’étant pas tranquille, il reprit l’habit du chœur, bien résolu de recommencer à nouveaux frais une seconde année de noviciat. Sa ferveur ne dura pas longtems. Il se laissa abattre par de nouvelles tentations et prit enfin la résolution de sortir du monastère. Cependant comme c'était sa sœur qui l’avait envoyé, il ne voulut rien faire sans l’en prévenir. Il se mit donc en devoir de lui écrire mais lorsqu’il le faisait la main lui refusa le service. Cet accident lui fit impression. Il le regarda comme une marque de la volonté de Dieu sur lui. Il renonça à sortir et il prit la résolution de mourir au monastère. Il était alors à l’infirmerie pour y rétablir sa santé afin de prendre des forces pour faire son voyage. Il y resta parce qu’il devint dès le moment véritablement malade. L’engourdissement de la main se prolongea sur tout le côté et il fut comme frappé d’une espèce de paralisie. Insensiblement il tomba dans un état d’infirmité qui ne lui permit plus de sortir de la couche. Il y fut administré et après de longues et cruelles douleurs, il mourut dans des sentimens vraiment héroïques de pénitence de tous les péchés de sa vie qu’il ne cessait de repasser dans sa mémoire. Il avait pour les mortifications et les souffrances une opposition qu’il est difficile d’exprimer et il y a tout lieu de croire que la violence qu’il s’est faite jusqu’à son dernier moment a été pour lui une source abondante de mérites.

[32 - 33] 34 - Tel est le nombre des morts enterrés au cimetière de La Valsainte, jusqu’au mois de janvier 1798, auquel il faut ajouter trois enfants. Nous allons maintenant reprendre ceux qui sont morts depuis notre retour. Nous donnerons ailleurs la liste détaillée de ceux qui sont morts en route. On la trouvera à la fin de la narration de notre voyage.
[287] Morts enterrés au cimetière de La Valsainte depuis notre retour
35 - Frère André dit Philippe Reggio, piémontais, profès du Mont-Brach, âgé de trente ans, mort le 22 8bre 1803. Il vint nous rejoindre en route avec plusieurs de ses frères. Il fit le voyage de la Russie où il commença à être malade par l’effet du froid excessif auquel il n’était pas naturalisé. Comme il était fortement constitué il luta longtems. Sa poitrine ne se mina qu’insensiblement. De Hambourg il vint à Velda et de Velda le R.P. le fit venir à La Valsainte où ses infirmités s’augmentèrent en très peu de tems au point de ne laisser plus aucune espérance. Il tomba dans la phtisie pulmonaire qui le conduisit insensiblement à sa fin. Il reçut à tems tous ses sacrements mais son excessive faiblesse ne lui permit pas d’avoir la consolation d’expirer sur la cendre et la paille. C’était un bon religieux, d’un excellent caractère, très adroit à toutes sortes d’ouvrages.

36 - Frère Félix, convers, profès du Piémont, âgé de 30 ans, il est un de ceux qui vint se joindre à nous en route et qui firent tout le voyage avec nous. Il a presque partout exercé l’emploi de cuisinier, ce qui lui donna beaucoup de fatigues. Le froid de la Russie lui porta un coup mortel en attaquant sa poitrine. Il revint cependant à Velda avec les autres et ne laissait pas de remplir toujours son emploi. De Velda il suivit ses frères à La Valsainte où il fut occupé à la cuisine des domestiques mais il ne put résister longtems. Après avoir passé environs six semaines à l’infirmerie, il mourut de la phtisie pulmonaire, ayant reçu tous ses sacrements, le 18 mai 1804. On n’eut pas le tems de le mettre sur la paille car il expira au moment où il était à satisfaire les besoins de la nature. On remarquait en lui un grand amour pour la régularité et une grande fidélité à tous ses devoirs.

37 - Frère Charles Joseph, convers, profès du Piémont, âgé de 37 ans. Il fut aussi du nombre de ceux qui se joignirent à nous sur la Vistule et qui fit le voyage de la Russie. Ce bon religieux était hypocondriaque. Son estomach ne faisait que très difficilement ses fonctions. Les viscères s’obstruèrent insensiblement. Il eut beaucoup à souffrir en route, surtout lorsque nous avions de mauvaises nourritures. Arrivé à La Valsainte il ne fit que languir. L’enflure et l’hydropisie se mirent bientôt de la partie et il mourut muni de tous ses sacrements qu’il reçu à l’église le 26 juin 1804. Le genre de ses infirmités le rendit singulièrement sensible sur lui-même ce qui le faisait regarder comme un religieux peu mortifié. Mais si ceux qui en portaient ce jugement avaient souffert ce qu’il a souffert, ils eussent été peut-être pire que lui.

[288] 38 - Frère Palémon, donné, savoyard d’origine, vint du Valais à l’époque de notre émigration. Il prit l’habit de convers et le garda pendant un tems assez considérable, mais ses supérieurs n’ayant pas jugé à propos de l’admettre à la profession, il rentra parmi nos frères donnés. En revenant de la Russie il fut envoyé à Dribourg ou par indiscrétion de travail il se rompit un vaisseau dans la poitrine. Comme il était d’un très fort tempérament, il se mit au-dessus de cet accident mais depuis ce tems le vaisseau rompu se rouvrait de tems en tems et déterminait de nouvelles hémorragies. Il revint à La Valsainte où l’air lui fut très contraire. Les hémorragies revinrent plus fréquemment et le mirent plusieurs fois en danger d’en périr. Il y survécut cependant mais il ne put éviter la pulmonie, suite ordinaire de ces sortes d’accidents. Après avoir langui plusieurs mois dans l’infirmerie, il mourut âgé d’environ 38 ans, le 19 février 1805, ayant été plusieurs fois disposé à la mort par la réception des divins sacrements. Ce jeune homme fort et industrieux était d’une grande utilité au monaster. Si par imprudence il ne se ménageait pas assez, on eut pu, dans les premiers tems de sa maladie, le ménager davantage et il n’en eut pas été si tôt la victime.

39 - Frère Laurent, religieux de chœur, du canton de Fribourg, mort le 30 juin 1805 âgé d’environ 22 ans. Il vint au monastère vers l’an 1802 et passa une année parmi les élèves, quoi qu’il n’eut aucune teinture des lettres, ne sachant pas même lire correctement. Il : avait un si grand désir de se faire religieux que le R.P. ne crut pas devoir le lui refuser. Il avait de la voix, une grande piété et une simplicité admirable. Le tems de ses épreuves écoulé, il fut admis à la profession. Sa santé forte et vigoureuse ne laissa pas de recevoir des atteintes considérables pendant son année de novitiat. La rigueur des jeûnes et le chant ruinèrent en peu de tems sa poitrine. On lui donna pour le distraire et dans l’espérance de le rétablir, l’emploi de cellérier dont il n’était pas capable. Il s’en acquitta de son mieux mais il n’y trouva pas le rétablissement que l’on désirait. L’enflure des extrémités se joignit bientôt à la pulmonie. Une expectoration purulente le consuma en moins de trois mois Il fut administré de tous ses sacrements et mourut sur son fauteuil au moment où on s’y attendait le moins, pendant l’office de nuit, sans qu’on eut le tems d’assembler la communauté et de lui dire les prières de l’agonie.

[289] 40 - Frère Etienne, donné, mort le 27 8bre 1805 âgé de 50 ans. Cet homme natif de Bourgogne vint au monastère pour se faire convers. Il en prit même l’habit, mais sa santé ne lui permettant pas de suivre le genre de vie de la communauté, il passa aux frères donnés. Plusieurs fluxions de poitrine qu’il eut dans l’espace de deux ans, ruinèrent tout à fait son tempérament. Il fut envoyé à La Riedra pour y faire les gros ouvrages des religieuses. Il y fut pris d’un rhume considérable avec point de côté qu’il négligea et qui fut mal traité. Il revint au monastère vers le milieu de l’été. Après avoir passé quelques tems à l’infirmerie où les remèdes ne lui apportèrent qu’un bien faible soulagement, il reprit les exercices de la communauté et fut appliqué, comme il était auparavant, au service des pourceaux. Ce dégoûtant et pénible emploi dont il s’acquittait avec zèle, acheva de le ruiner en peu de tems. Il rentra à l’infirmerie vers le milieu d’octobre avec la fièvre et une expectoration purulente. En moins de neuf jours il devint complètement hydropique. Il fut administré à tems de tous ses sacrements et mourut dans une parfaite résignation à la volonté du Bon Dieu à qui, je ne doute pas que sa grande simplicité n’ait été très agréable.

41 - Frère Gabriel, mort âgé de 19 ans, le 30 janvier 1806. Ce jeune homme fut d’abord reçu parmi les élèves. Après y avoir passé un an, le R.P. lui fit prendre l’habit de novice de chœur en le dispensant des jeûnes et des veilles. Sa santé ne laissa cependant pas de s’altérer en peu de tems. Il enfla des jambes. Des douleurs vagues de poitrine, jointes à un enrouement et une expectoration continuelle, annoncèrent chez lui une disposition scorbutique qui ne pouvait que lui être funeste. J’avertis du danger lorsqu’il eut encore été tems d’y apporter remède mais sans doute pour de très bonnes raisons, on jugea à propos de lui laisser poursuivre son entreprise. Il continua à suivre les exercices de la communauté. Bientôt il tomba dans une hydropisie formée. Plusieurs remèdes, la ponction même, ne lui apportèrent qu’un très faible soulagement. Toutes les humeurs en stagnation tombèrent bientôt en corruption. Épuisé par une expectoration purulente, il mourut après avoir langui environ trois mois à l’infirmerie, ayant été administré plusieurs fois.

[290] 42 - Frère Jean de la Croix, allemand, maître du Tiers-Ordre, venu de Velda, mort de pulmonie par suite de crachements de sang le 27 février 1806. Le R.P. le fit venir de Darfeld à Velda et de Velda, il vint avec les enfants à La Valsainte. Ce jeune homme, d’un caractère doux et tranquille, mourut à l’infirmerie des religieux où on le mit pour pouvoir lui rendre les services assidus que son état exigeait et qu’il méritait à tous égards. Il nous a beaucoup édifié pendant toute sa maladie.

[43] 49 - Nous avons aussi enterré dans notre cimetière, depuis notre retour, sept de nos élèves. La notice sur la mort de nos Frères Pierre, convers et Pierre Marie se trouve dans la suite de ces mémoires, selon l’époque de leur mort. (Voyez à la fin, page 304)
Je dois aussi dire un mot de quelques religieux profès de La Valsainte qui sont morts dans d’autres maisons (Comme j’en ai perdu plusieurs de vue je ne parlerai que de ceux dont je me souviens)
1° - Frère Augustin dit Jean Baptiste Tousse, orléanais, entré le 27 mars 1792 âgé de 22 ans, mort en Piémont où il fut envoyé à l’époque de la fondation, environ vers l’an 1797. Sa santé était déjà altérée considérablement par les jeûnes lorsqu’il partit. Je me souviens qu’il était tellement tourmenté par la faim qu’il tombait quelques fois de faiblesse et ne cessait de solliciter le R.P. de lui accorder de la nourriture. L’avidité avec laquelle il contentait le besoin de la nature, après qu'elle avait longtems souffert, fut, je n’en doute pas, la seule cause de sa mort prématurée car il était fort et constitué de manière à vivre longtems. Cependant j’ai su qu’il était mort comme les autres de la cachexie et de la pulmonie scorbutique.

2 - Frère Hillarion, profès de La Trappe, venu à La Valsainte avec le R.P. abbé, fut envoyé en Piémont dans le tems de la fondation. Il avait apporté de La Trappe une disposition scorbutique qui ne fit que s’accroître à La Valsainte et qui fut la cause de sa mort car on m’a dit qu’il lui était survenu un dépôt considérable à la hanche avec carie des os innominés. La supuration le conduisit à la phtisie et la phtisie à la mort. C’était un religieux qui paraissait avoir reçu une excellente éducation. Il était d’une grande sensibilité et à eu certainement à souffrir infiniment plus que les autres dans les premiers tems des exercices de la réforme dont je l’ai toujours vu s’acquitter avec beaucoup de régularité. Il remplissait à La Valsainte l’employ de second chantre et fut premier chantre dans le Piémont.

3 - Frère Gérasime, profès de La Trappe, venu à La Valsainte avec le R.P., fut envoyé en 1792 en Espagne pour y former un établissement. Il eut le bonheur d’y réussir et obtint toutes les facilités d’établir une maison de notre réforme qui fut érigée en abbaye et dont il fut le 1er abbé. Cette maison fut déclarée indépendante du R.P. abbé de La Valsainte. J’ai toujours ignoré la raison de cette [291] indépendance. Lorsque le R.P. commença à avoir des enfants au monastère, il fit tout ce qu’il put pour engager dom Gérasime à en prendre mais celui-ci n’y voulut jamais consentir, ce qui indisposa le R.P. contre lui. On a dit outre cela qu’il s’était introduit dans ce monastère des mitigations de la réforme. C’est sur quoi nous n’avons rien de bien positif. Seulement ce qui peut faire croire que les choses n’y vont pas au goût du R.P. c’est que jamais on ne nous parle de cette maison, ni en bien ni en mal. Quoi qu’il en soit, j’ai su par un officier espagnol qui connaissait beaucoup dom Gérasime, que le roi d’Espagne avait une grande estime pour lui et pour toute la communauté et que la régularité qui y régnait la rendait respectable à tout le pays. Il est mort abbé vers l’an 1804 et a été remplacé par un sujet du pays.

4 - Frère Arsène, religieux profès de La Trappe, cofondateur de La Valsainte. Il était père maître des novices lorsque j’arrivai à La Valsainte. Il occupa ensuite l’emploi de cellérier avec beaucoup d’édification car c’était un religieux d’une grande piété, simplicité et obéissance. Il fut envoyé pour passer à Malthe et fut obligé de rester dans le Brabant où Dieu lui offrit la facilité de commencer un établissement dont il fut le premier supérieur. De là il passa en Angleterre où il fut attaqué de rhumatismes universels pour avoir habité un nouveau bâtiment. Le R.P., à son retour d’Angleterre, nous dit que, quoi qu’il fut presque tout à fait impotent, il ne laissait pas de se traîner à tous les exercices et d’y assister autant qu’il pouvait. Cette cruelle maladie fut la cause de sa mort qui arriva vers l’an 1804.

5 - Frère Achard, convers, profès de Sept-Font et puis de La Valsainte, mort au Valais dans les premiers tems de cet établissement avant notre émigration.

7 - Frère Dominique, religieux, prêtre, de la Grande-Chartreuse, entré à La Valsainte le 5 janvier 1796 âgé de 48 ans, mort en Amérique le 1° ou 26 août 1804. A l’époque de la révolution en France il fut vivement persécuté et eut beaucoup à souffrir, ayant été exporté sur un vaisseau où on leur fit les plus mauvais traitements. Dieu ayant permis qu’il soit échappé à ce danger, il vint à La Valsainte ou, après avoir fait son noviciat, il fit profession. Il sortit de la Suisse avec nous et fit tout le voyage . Il fut un de ceux qui partirent les premiers de Vienne pour aller à Oresca en Russie et le R.P. abbé le prit avec lui pour l’accompagner dans le voyage qu’il fit à Petersbourg. Il était sujet à une infirmité très douloureuse. Lorsque nous fûmes sur le point de sortir de la Russie elle s’augmenta à un point considérable ce qui lui fit prendre la résolution de s’arrêter et de se fixer dans un monastère de chartreux. Mais dès que le R.P. l’eut appris, il en fut très mécontent et l’envoya chercher. Il revint donc se joindre à nous et suivit la communauté. Étant à Velda [292] il s’offrit au R.P. pour accompagner le Père Urbain en Amérique, ce qui fut exécuté. J’ignore ce qu’il y a fait. Nous avons reçu le billet de sa mort vers le mois de mars 1806. Il fut beaucoup regretté de tous ceux qui l’avaient connu. Il le méritait à tous égards à cause de sa grande piété et de la bonté de son caractère.

8 - Frère Sébastien, religieux profès de La Trappe, venu à La Valsainte avec le R.P. après avoir passé environ deux ans et demi au monastère et y avoir été exercé de toutes façons car il était souvent en contradiction avec le R.P. qui lui donnait de fortes pénitences et même le frappa une fois d’excommunication, fut envoyé avec les religieux qui se fixèrent dans le Brabant. Je le trouvai à Darfeld lorsque j’y arrivai à notre retour de la Russie. Il était chargé de conduire les ouvriers et comme il molestait toujours les supérieurs on ne cessait aussi de le molester. Il ne se passait guère de semaines qu’on ne lui fit prendre la discipline au chapitre. Au reste il ne faut pas croire qu’il y eut la moindre méchanceté dans ce bon frère. Il voulait le bien et il le voulait quelques fois à tout outrance et quand il avait une idée chaussée dans la tête, il avait de la peine à en démordre et il aurait cru offenser le Bon Dieu s’il n’agissait pas ainsi car il était singulièrement scrupuleux et ses confesseurs avaient toutes les peines du monde à le faire approcher des sacrements. Il tomba malade pendant l’épidémie qui régna au monastère en 1801. Comme il avait un vice scorbutique dans le sang qu’il avait apporté de La Trappe, la maladie qui était de nature putride, devint nécessairement mortelle pour lui. Il fut administré à tems de tous ses sacrements et mourut vers le mois de janvier 1801.

9 - Frère Malachie dit Pierre Hanty, franc-comtois, entré à La Valsainte le 22 8bre 1795 âgé de 30 ans. Il avait été capucin et avait eu la faiblesse de se laisser ordonner prêtre par un évêque constitutionnel à l’époque de la révolution. Il vint à La Valsainte pour en faire pénitence et se condamna lui-même librement à n’exercer de sa vie aucune fonction sacerdotale. De La Valsainte il passa au Valais. Il fit avec nous le voyage de Russie et en revint. Il était sujet à des infirmités qui lui rendirent très pénibles les austérités de la réforme. De retours à La Valsainte il sollicita le R.P. de ne pas l’y laisser parce qu’il croyait que le climat lui était funeste. En conséquence il fut envoyé à Gêne à l’époque de l’établissement mais le climat tempéré ne lui fut pas plus favorable. Il n’y fit que languir et vers le afin de 1805 nous reçûmes la nouvelle de sa mort.

10 - Frère Hylaire, ancien militaire, plus que sexagénaire. Comme son nom ne se trouve pas dans le registre des postulans, je crois qu’il fut reçu au Valais. Cependant autant qu’il peut m’en souvenir, il me semble qu’il fit profession à La Valsainte. Il fit avec nous le voyage de la Russie. Ce bon religieux, malgré son grand âge, nous a toujours édifié par sa régularité. De retours à La Valsainte le R.P. l’envoya au Valais où il tenta de former de nouveau un établissement et il y est mort. Je n’ai là aucune renseignement sur sa maladie ni sur sa mort.
[293] Notice de ce que je sais sur ceux de nos Frères qui sont morts pendant notre migration de la Russie
1° - Frère Richard dit Nicolas Richard Morin, religieux, prêtre, de Sept-Fonts, normand, âgé de 66 ans, entré le 29 7bre 1797, mort à Bibrach, novice, en 1798. Il ne fit que paraître à La Valsainte et partit pour le Valais presqu’aussitôt qu’il eut pris l’habit. Je n’ai rien su de particulier sur lui.

2 - Frère Grégoire dit Jean Charles Mont-Grand, religieux, prêtre, chartreux, du diocèse de Saintes, entré le 22 août 1797 âgé de 48 ans, mort à Goldlach en 1798. Il était déjà attaqué de la cachexie scorbutique lorsqu’il partit avec nous et ne put supporter longtems les fatigues du voyage. Je l’ai peu connu. Je crois qu’il fut aussi envoyé au Valais.

3 - Frère Edmond dit Joseph Brachotte, franc-comtois, religieux profès de La Trappe, entré le 16 9bre 1795 âgé de 67 ans, mort dans un monastère de bernardins près d'Ausbourg en 1798. Ce bon viellard embrassa avec courage les exercices de la réforme, en fit profession et nous édifia beaucoup par sa régularité.

4 - Frère Louis, prêtre, ancien religieux de Clairvaux, profès de La Valsainte, mort chez les filles de la Charité de Prague en Bohême en 1798. Il ne me reste absolument aucun souvenir de cet homme. Je n’en ai pas trouvé le nom dans les registres de réception.

5 - Frère François, diacre, profès du Vallais, mort en Bohême au château de Prague en 1799. Il pouvait bien avoir 24 ans. Je le vis en passant à Kaizercem. Il était déjà malade, enflé de toutes les parties du corps, pulmonique et couvert de vermine. C’était un religieux d’une grande régularité et d’une grande patience.`

6 - Frère Louis de Gonzague, profès convers, âgé d’environs 20 ans, venu du Piémont avec ceux qui vinrent se joindre à nous. Il était attaqué de la pulmonie scorbutique lorsqu’il arriva, ne fit que languir pendant toute la route et mourut presque aussitôt que nous fûmes arrivés à Vistrice dans un monastère de bernardins en Lithuanie, en 1799. Il eut beaucoup à souffrir pendant tout le voyage et fit toujours paraître une invincible patience. Autant que je puis m’en souvenir, il fut administré en route dans un monastère de capucins, bien avant notre arrivée en Russie.

7 - Frère François, Joseph Letondal, prêtre, religieux de chœur, mort à Dirnast en Bavière en 1799. Je n’ai point trouvé son nom sur le registre des postulants, ce qui me fait croir qu’il vint du Valais. Il me semble cependant l’avoir vu à La Valsainte avant notre départ. Le R.P. en faisait le plus grand cas et lui avait confié la direction de ses religieuses. Il est mort d’hydropisie de poitrine, âgé d’environs 54 ans.

8 - Frère Bernard Petit, religieux profès de La Trappe. Il s’était retiré avec dom Gérard dans le voisinage de Soleure. A la mort de ce religieux il vint à La Valsainte et y apporta tout son petit avoir, ce fut vers la fin de l’année 1795. La différence de la réforme de La Valsainte avec celle de La Trappe faisait dans son esprit un contraste auquel il ne pouvait s’accoutumer. Il était d’ailleurs accablé d’infirmités qui lui rendaient les exercices infiniment pénibles, ce qui fit que jamais il ne put se résoudre à faire le vœu de stabilité dans la réforme. Il aurait bien voulu pouvoir se retirer en son particulier ou dans quelque maison religieuse. [294] lorsque nous sortîmes de Suisse mais l’impossibilité de ravoir et l’argent et les effets qu’il avait apporté l’empêcha de satisfaire ses désirs. Il fallut se mettre en route avec ses infirmités qui n’étaient pas petites car il avait eu un dépôt rhumatismale au sacro-lombaire auquel on avait été obligé de faire plusieurs incisions et qui était resté fistuleux avec carie au sacrum. Comme je lui avait montré du zèle pour le soulager dans cette infirmité, il me témoigna aussi une vive reconnaissance. Lorsque j’étais à la mort à Claustreval, étant sur le point de partir avec la communauté, il ne voulut point le faire qu’il n’eut obtenu du R.P. la permission de venir m’embrasser, ce qui me touchat d’autant plus qu’il est rare de trouver des cœurs sensibles dans les communautés ou au moins s’ils le sont, ils ne le font pas paraître. Arrivé à Vienne, le R.P. le conduisit en Russie avec le premier détachement qui y était destiné. Il est mort à Orcha en 1799 de froid et d’épuisement presque subitement, parce qu’il n’y avait personne dans cette communauté qui se connut aux malades et qui fut capable de les conduire. Cependant il méritait à tous égards toutes sortes de soins et d’attention, tant à cause de sa grande sensibilité jointe à ses infirmités habituelles, qu’à cause de l’esprit de bonté et de charité dont il était animé pour les autres. Il pouvait avoir environ 45 à 50 ans. S’il avait des défauts, ils étaient bien compensés par les bonnes qualités de son cœur.

9 - Frère Jean Girardin, frère donné, âgé d’environ 40 ans. Il demeura d’abord à La Valsainte pendant une couple d’années où il exerça le métier de menuisier. J’étais alors père maître des frères donnés et j’ai admiré plusieurs fois en lui des traits de vertu qui m’ont beaucoup édifié. Le R.P. l’envoya au Valais. Il en sortit au moment de notre émigration et suivit sa communauté. Lorsque le Père Urbain fut de Bohême en Prusse pour chercher à s’établir, il l’y accompagna. Il y eut tant à souffrir qu’il en revint avec une santé tout à fait ruinée. Lorsqu’il nous rejoignit en route avant d’entrer en Russie, il était hydropique et je crus bien qu’il n’en reviendrais pas. Mais ayant séjourné quelques tems à Terespol, à l’aide de quelques remèdes, son état changea et laissa au moins des espérances de guérison. Cependant elle ne fut jamais complette. Il lui vint des dépôts, sa poitrine s’attaqua et après avoir langui quelque tems, il mourut à Zidyezin en Volhinie.

10 - Frère Meinrad du Tiers-Ordre, prêtre, curé, mort à Zidyzeine en Volhinie en 1799. Il était mort avant que j’arrive en ce monastère. Je l’ai très peu connu.

11 - Frère Colomban dit Jean Baptiste Morogue, entré le 9 avril 1792 âgé de 20 ans, franc-comtois, mort à Zidyzein en 1799. Il était nouveau profès lorsque j’arrivai au monastère. Ce jeune religieux plein des plus grandes dispositions pour la piété et pour les sciences fut sans cesse occupé par le R.P. dans le cabinet. Le premier travail qu’il fit fut la rédaction des règlements, ce qui lui demanda au moins deux ans d’assiduité, n’assistant presque à aucun office, passant du lit au bureau, du bureau à la table et de la table au bureau. Sa santé ne tarda pas à en être notablement altérée. Pour le guérir on le mettait au soulagement mais on ne diminuait rien de sa besogne. C’est-à-dire que l’on augmentait [295] la cause de son mal., car au lieu de lui donner plus de nourriture on eut dû la lui diminuer, rien n’étant plus contraire aux gens de cabinet que d’avoir l’estomach chargé. Cependant le R.P. qui croyait procurer son bien, le forçait souvent par obéissance de manger tout ce qu’on lui présentait. Dès qu’il fut en âge on lui fit recevoir les Ordres. Il fut fait prêtre et après la mort de notre Frère Jean Marie Tassin, il occupa la place de prieur. Il ne cessa cependant de s’occuper toujours à des choses très applicantes. Il composa l’office du Sacré-Cœur, celui de la Sainte Volonté de Dieu. Il travailla aussi à faire un nouveau bréviaire de l’Ordre qui était presque fini lorsque nous sortîmes de la Suisse. Les sollicitudes de sa place, jointes à ce genre d’occupation peu compatible avec nos exercices, le ruinèrent entièrement et s’il n’eut pas été aussi fortement constitué, il eut bientôt succombé. Vers la fin de l’année 1797 il fut obligé de garder l’infirmerie sans cependant rien relâcher de ses occupations. Le R.P. le fit enlever sur un traîneau le jour qu’il fit sortir une partie de ses religieux du monastère, pour éviter les inconvéniens de la révolution. Il serait impossible d’exprimer tout ce qu’il eut à souffrir dans le voyage où il fut toujours contfirmé dans son emploi de prieur. Il eut à Vienne et à Cracovie des désagrémens sans nombre qui, joints à la fièvre qui ne lui laissait pas un jour de libre, achevèrent de ruiner entièrement sa santé. Lorsque nous fûmes sur le point d’entrer en Russie, le R.P. ayant cru appercevoir de l’affaiblissement dans son esprit, mit un autre prieur en sa place, ce qui lui fit un grand plaisir et lui laissa ce qu’il désirait depuis longtems, la liberté d’employer ses moments pour penser à son éternité. Après avoir demeuré six semaines à Vistrice en Lithuanie, pendant lesquelles il fut toujours à l’infirmerie, il vint à Zindysein en Volhinie où je le trouvai à toute extrémité lorsque j’y arrivai. Je m’empressai de le secourir et de tâcher au moins de lui prolonger la vie car étant dans le dernier degré de la pthisie pulmonaire, il n’y avait pas moyen de lui rendre la santé. Il vécut encore près de six semaines et mourut dans les sentiments de la joie la plus grande de se voir enfin délivré de toutes les tracasseries auxquelles il avait plu à la divine Providence de l’exposer, et en gémissant sur les dangers que courrent ceux qui sont en place. La veille de sa mort il me dit qu’il voulait que je reçoive ses derniers soupirs. Je lui dis que j’étais fatigué, que j’allais me coucher et qu’il n’avait qu’à m’avertir lorsqu’il voudrait partir. Il n’y manqua pas. Sur les 10 h du soir, sentant son heure approcher, il me fit éveiller. Je vins près de lui. Je lui dis quelques mots de consolation et il expira en pleine connaissance, au commencement de l’hyver 1799, âgé à peu près de 26 ans mais on peut bien dire que par sa maturité, ses vertus et par tout ce qu’il a fait dans le peu d’années qu’il a vécu parmi nous, il en avait plus de 40. Il n’est personne de ceux qui l’ont connu qui ne l’ait regrété et ne le regrète encore et certainement si on ne l’eut point surchargé, nous l’aurions encore et certes il nous serait en ce moment d’une grande utilité.

[296] 12 - Frère Jean François, religieux, prêtre, venu de La Trappe en Suisse avec le R.P., mort à Zidisein âgé de 72 à 73 ans. Ce respectable religieux, d’une constitution extrêmement délicate eut beaucoup à souffrir à La Valsainte dans les exercices de la réforme car outre les infirmités habituelles dont il était affligé, il en éprouva encore de très graves et de très douloureuses. Si sa grande sensibilité ne lui permit pas de souffrir sans se plaindre, elle ne l’empêcha pas au moins de le faire avec la résignation la plus entière à la volonté de Dieu et la plus grande soumission à ses supérieurs, entre les mains desquels il était, malgré son grand âge, comme un enfant. Ce fut pour lui une terrible pénitence que d’être obligé de partir à l’époque de notre émigration. Impotent de tous ses membres il est difficile d’exprimer tout ce qu’il eut à souffrir dans le voyage. Toutes les fois qu’il fallait ou monter en voiture ou en descendre c’était pour lui de nouveaux supplices. Et que n’eut-il pas à endurer encore par les secousses des voitures ? Cependant il arriva en Russie. Son courage le soutint pendant toute la route mais ce courage ne put rien contre le froid excessif de cette région qui ne tarda pas à lui porter un coup mortel. Le scorbut dont il était attaqué depuis longtems se manifesta de nouveau par les plus alarmans symptômes. Les jambes énormément enflées se couvrirent de taches qui se communiquèrent bientôt à toutes les parties du corps et annoncèrent la corruption générale des humeurs. Les viscères ne tardèrent pas à participer à cette dissolution. Il se fit un épanchement d’eau dans la poitrine qui rendit bientôt son état désespéré. Vers les derniers jours de sa vie il se trouva couvert de vermine sur toutes les parties du corps. On eut dit que les poux sortaient de la peau et je le croirais assez, car il est impossible de concevoir comment ces insectes auraient pu naturellement se multiplier aussi promptement et en aussi grande quantité. Il fut administré de tous ses sacrements et rendit à Dieu son âme vers le commencement de l’année 1800, regrété de tous ceux qui l’avaient connu.

13 - Frère Jean B. Laviera, novice convers du Piémont, un de ceux qui vinrent se joindre à nous pour partager nos travaux et notre infortune. Je n’ai plus absolument aucune idée de ce cher frère. Il est mort à Zidysein en 1800.

[297] 14 - Frère Bernard dit Victor Antoine de Vese de Beronne, diacre, profès du Piémont. Il vint se joindre à nous avec les autres piémontais. C’était un religieux d’une grande douceur et plein de charité. Il la fit singulièrement paraître dans l’emploi d’infirmier qu’il exerça pendant une partie de la route. Quoique grand et bien constitué en apparence, il était d’une santé délicate. Les fatigues qu’il se donna auprès des malades, la disposition scorbutique de ses humeurs, le froid de la Russie, furent les causes de sa mort. Il fut attaqué d’enflure inflammatoire aux jambes. L’humeur remonta sur la poitrine. Il s’établit en peu de tems une expectoration purulente qui le jeta dans la phtisie et termina sa carrière à peu près à l’âge de 32 à 33 ans vers le commencement de l’année 1800 dans le monastère de Zidizein en Volinie.

15 - Frère Antoine, religieux convers dit Ignace Hauser, autrichien, âgé d’environs 34 ans. Ce brave garçon nous fut d’une grande utilité pendant la route. Il servait de truchement au R.P. qui, pour en tirer plus de parti, l’avait fait revêtir de la coule. Comme il avait tout plein de bon sens, de zèle, de charité et d‘activité, on ne lui donnait pas un moment de repos. Dès que nous fûmes arrivés à Zidizein en Volhinie, on lui fit quitter l’habit de religieux de chœur pour reprendre celui de convers et il se remit à son métier de cordonnier. Mais ce ne fut pas la seule occupation à laquelle il fut appliqué. Nous demeurions à plus d’une lieue de la ville de Lucko, capitale de la Volhinie. Il fallait y aller deux à trois fois par semaines et quelques fois tous les jours pour y chercher les provisions, etc… Il en fut chargé. La pluie, la neige, le froid excessif, rien ne l’arrêtait. Il partait dès le matin à jeun et revenait quelques fois fort tard, sans avoir rien pris car il était singulièrement mortifié et très exact observateur de toutes les observances. Sa santé en fut bientôt altéré. Parce qu’il était d’un tempérament vigoureux et que jamais il ne se plaignait, le supérieur ne fit pas attention à une toux violente et continuelle dont il fut attaqué. Il ne demanda aucune soulagement. On ne lui en offrit aucun. La fièvre se mit bientôt de la partie et une expectoration purulente l’emporta en moins de 15 jours aux grands regrets de toute la communauté, vers le commencement de l’année 1800.

[299] 16 - Frère Marie Joseph Lessur, religieux convers. Autant que je puis m‘en rappeller, il était profès de La Valsainte et fut envoyé au Valais. Il vint jusqu’en Russie. C’était un religieux extrêmement silencieux et mortifié, d’une dévotion très grande envers le très saint Sacrement devant lequel il passait presque tout le tems qu’il avait de libre. Étant à Zidysein, le grand froid ne fut point pour lui un obstacle à satisfaire sa dévotion. Il restait dans l’église des heures entières les saints jours de dimanche et servait de suite plusieurs messes. Comme il avait déjà une grande disposition au scorbut, en ayant déjà été atteint avant de sortir de La Valsainte, la rigueur du froid en renouvella bientôt les accidens. Les jambes lui enflèrent prodigieusement, avec des taches de mauvais genre. Les humeurs entrèrent en stagnation dans la poitrine. Bientôt la purulence se déclara. On lui appliqua les vessicatoires aux bras pour essayer de le soulager, mais la gangrenne s’y mit et il mourut en très peu de tems, après avoir reçu tous ses sacrements, sur le commencement de l’année 1800, âgé d’à peu près 25 ans.

17 - Frère Valentin dit Jaques Pallius, lyonnais, ex-chartreux, entré à La Valsainte le 24 juillet 1797 âgé de 54 ans. Il fit son noviciat et sa profession à La Valsainte et fut aussitôt après envoyé dans le Valais. Il était d’un caractère extrêmement gai et actif. Il nous édifia beaucoup pendant le peu de tems qu’il resta au monastère, par son exactitude à s'acquitter de tous ses devoirs. Il partit de Vienne pour aller à Oresca en Russie, avec la première colonie et il y est mort en 1800. Le R.P. abbé en faisait beaucoup de cas et tous ceux qui l’ont connu l’ont regrété. Il pouvait bien avoir 50 à 54 ans.

18 - Frère Raphaël dit Silvestre Petit, de Dunkerque, entré le 26 avril 1797 âgé de 24 ans. Après avoir fait son noviciat à La Valsainte. Il me semble même qu’il n’était pas tout à fait terminé lorsqu’il fut envoyé au Valais. Il fit avec nous le voyage de Russie et mourut à Derman en Volhinie, en 1800, d’une dissolution putride scorbutique des humeurs à laquelle il avait comme naturellement une disposition car en état de santé il exhalait sans cesse une odeur cadavéreuse. Il nous a beaucoup édifié par sa piété, son exactitude, son amour pour la régularité et son obéissance. Le R.P. l’occupa pendant la route à l’instruction des enfants allemands.

19 - Frère Joseph Marie, religieux convers, mort à Derman en 1800. Je n’ai absolument aucune idée de ce cher frère.

20 - Frère Sérapion, picard d’origine, ancien religieux de La Trappe. Il était retiré dans l’abbaye de Saint-Urbain près de Soleure où il vivait tranquillement lorsque nous y passâmes à notre sortie de la Suisse. Malgré son grand âge qui était de plus de 60 ans, il eut le courage de se joindre à nous pour courir avec nous les dangers et les travaux de notre voyage. On peut dire de lui que c’était bonus israelita, in quo dolus non est. Il y allait tout [300] bonnement. Le Bon Dieu le soutint pendant toute la route et dans le petit séjour que nous fîmes en Russie où il eut grandement à souffrir à cause du froid. Il en sortit avec nous et vint jusqu’à Dantzick où il mourut de la dyssenterie, après avoir reçu les derniers sacrements, vers la fin de juillet 1800, étant âgé de 70 à 72 ans.

21 - Frère Alexis dit François Maire Gabriel Hedin, prêtre, novice, âgé d’environ 40 à 45 ans. Il est entré parmi nous pendant notre voyage. La première fois que je le vie, ce fut à Kenty près de Cracovie, chez les Récolets où il était avec notre Frère Paul Augustin. Depuis je ne le revis qu’à Dantzick où il était attaqué de la pulmonie scorbutique. Il faisait paraître une grande paix et un grand contentement dans son infirmité et désirait ardemment de mourir. Lorsque nous partîmes, comme il était hors d’état de nous suivre, nous le laissâmes dans l’hôpital des Frères de la Charité où il mourut peu de tems après, vers le mois de 7bre 1800.

22 - Frère Joseph Antoine Bessolo, religieux profès du Piémont, un de ceux qui vinrent se joindre à nous dans la route. Il prit sa maladie en Russie. Le froid lui procura des douleurs rhumatismales scorbutiques universelles qui le réduisirent dans un état de perclusion. C’est l’état dans lequel je le laissai à Hambourg lorsque j’en suis parti. Il y est mort quelque tems après, c’est-à-dire pendant l’hyver 1801. Il pouvait avoir 24 à 25 ans.

23 - Frère Hyacinte, religieux profès du Piémont, dit Reverelli. C’était le chirurgien de la bande qui se joignit à nous pour aller en Russie. Le froid de cette contrée lui fit aussi beaucoup de mal. Étant à Zidisein il commença à se plaindre de la poitrine qu’il avait très délicate. Le mal ne fit qu’augmenter. En arrivant à Hambourg il se trouva tout à fait infirme. Je le laissai dans cet état et il y est mort de la pulmonie, âgé d’à peu près 26 à 30 ans dans l’hyver 1801.

24 - Frère Marie Joseph dit René, Gervais Morin, d’Amboise, entré le 15 8bre 1791 âgé de 21 ans. Ce jeune homme fut d’abord frère donné à La Valsainte, ensuite il prit l’habit du chœur. Il était novice lorsque j’y arrivai. On lui donna la coule au bout de son tems d’épreuves mais il ne fit pas profession parce que comme il était extrêmement scrupuleux sur son bréviaire, s’il se fut vu obligé de le réciter, la tête lui aurait tourné. Comme il était bon enfant d’ailleurs, plein de piété et de charité, le R.P. ne jugea pas à propos de le priver de la consolation de vivre dans l’état religieux où, à [301] quelques singularités près, il nous a toujours édifié. Tout le tems qu’il a demeuré à La Valsainte il a rempli l’emploi de réfectorier. C'en était assez pour occuper toute sa journée, avec la récitation de son bréviaire et de ses prières car il était habituellement infirme des membres et ne marchait qu’avec la plus grande peine, cependant il s’acquittait fidellement de toutes les observances. Quelque tems avant notre émigration il fut envoyé au Valais. Il en est parti avec les autres pour nous suivre en Russie d’où étant revenu, il fut envoyé à Dribourg dans la Westphalie où il est mort en 1801.

25 - Frère Philippe de Néry, religieux profès du Piémont, venu avec la bande qui se vint joindre à nous pendant notre route. Ce bon frère, d’un caractère tout à fait original, se présenta à La Valsainte le 9 8bre 1792 âgé de 35 ans. Il entreprit son novitiat et n’eut pas le courage de le finir. Il passa aux frères donnés où l’amour qu’il avait pour sa petite personne lui fit encore trouver à souffrir plus qu’il ne pouvait porter. Il fut envoyé en Piémont avec les religieux qui furent chargés d’y aller faire la fondation. Après y avoir demeuré pendant quelque tems comme frère donné, il y reprit l’habit de chœur, fit son noviciat et fut admis à la profession. La révolution menaçant le Piémont, il accompagna ceux qui pour l’éviter vinrent pour se réfugier avec nous en Russie. Je n’ai pas eu grands rapports avec lui dans le voyage. A notre retour il fut envoyé à Dribourg où il est mort d’une hémorragie des entrailles presque subitement, par suite d’une purgation trop violente, environs vers l’année 1801.

26 - Frère François, de la ville de Fribourg. Je l’ai peu connu. Il fit sont novitiat et sa profession à Darfeld et est mort de la poitrine à Dribourg en 1801, âgé d’environs 21 à 22 ans.

27 - Frère Marie Bernard dit Joseph Marie de Larnage, entré le 13 8bre 1793 âgé de 22 ans. Ce parfait religieux a été en tout et partout un modèl de douceur, de charité, de silence, d'obéissance, de mortification, etc, etc… Il ne resta pas toujours à La Valsainte. Avant notre sortie de la Suisse il fut, je crois, envoyé au Valais et je pense aussi que ce fut pendant le séjour qu’il y fit qu’il fut promu aux Ordres. Quoiqu’il en soit, il le méritait à tous égards. [302] Il ne s’est pas démenti un seul instant pendant tout notre voyage de retour de la Russie. Il fut envoyé à Dribourg où il est mort en 1801.

28 - Frère Bruno, religieux convers. Ce bon frère était convers à La Grande-Chartreuse. Obligé d’en sortir à l’époque de la révolution, il dirigea ses pas vers La Valsainte dans l’intention d’y terminer ses jours. Étant sur le point d’y arriver, il fut pris par la nuit dans un moment où il pleuvait à verse. Une pauvre femme lui donna azile dans sa chétive cabanne dont le toit était tout dépenaillé et lui fit bon feu pour le réchauffer. En quittant son hôtesse le lendemain matin, il lui demanda son nom et fut, en passant par le village de Cerniat, trouver le curé à qui il remit sa bourse qui était assez bien garnie, en lui disant de faire raccommoder le toit de cette bonne femme, tout à neuf et que s’il ne venait pas rechercher lui-même le reste de son argent, il lui ferait donner de ses nouvelles en tems et lieux, qu’il le gardat toujours en attendant. Cela dit, il quitta le curé qui ne manqua pas d’exercer fidèlement ses ordres et vint, sous les auspices de la charité se donner au Bon Dieu dans notre monastère. Une vocation appuyée sur un tel fondement ne pouvait être que très solide. Aussi fit-il son noviciat avec courage. Il fut admis à la profession et vécut en bon religieux à La Valsainte jusqu’à notre départ. Son occupation était le soin des moutons. Il faillit un jour y perdre la vie. C’était en carême. Il y avait beaucoup de neige. Vers les 3 h d’après-dîner, dévoré par la faim, transi de froid, il se laissa tomber dans un tas de neige et y resta jusqu’à cinq h du soir, que par le plus grand des hasard il fut trouvé à demi-mort. Nous eûmes bien de la peine à le réchauffer et il se sentit de cet accident toute sa vie. Il fit cependant avec nous tout le voyage de la Russie et est mort à Dribourg en 1801.

29 - Frère Ciprien, religieux convers. Il était religieux de La Trappe. Je crois qu’il vint à La Valsainte avec le R.P. abbé. C’était un garçon fort tranquille qui s’acquittait de tous ses devoirs sans beaucoup de bruit. Il avait une santé faible qui ne lui permettait pas de grands travaux. Il accompagna le Père Urbain en Prusse et en revint dans un état qui fit craindre pour sa vie. Il ne se remit même jamais comme il faut de cet échec. Il continua de tousser de cracher continuellement, ce qui le conduisit à la pulmonie. Il put cependant encore revenir [303] avec la communauté. Après avoir séjourné quelque tems à Velda il fut envoyé à Dribourg où il mourut de consomption, âgé d’environs 38 ans, en l’année 1801.

30 - Frère Célestin, convers. Je crois que c’était un des piémontais. Je n’en ai plus absolument aucun souvenir. Il est mort à Darfeld pendant que j’y ai demeuré. Autant que je puis m’en rappeller, il est mort de la pulmonie. Il était tout jeune.

31 - Frère Vincent Ferrier, religieux, profès du Piémont, venu aussi avec les autres. Ce jeune garçon d’un esprit borné prit tant à cœur d’être fidèle aux moindres petites observances de l’Ordre qu’il devint scrupuleux jusqu’à la folie. Il tomba ensuite dans une espèce de stupidité qui le conduisit à n’être plus capable de s’acquitter de ses principaux devoirs. En retour de notre voyage il fut envoyé avec nous à Darfeld où sa santé s’altéra autant que son esprit. Il devint pulmonique. Vers la fin de sa vie il ne savait plus du tout ce qu’il faisait. Sa manie était de dérober de la nourriture partout où il en pouvait trouver, pour manger en secret. Après avoir traîné pendant une couple de mois à l’infirmerie, il mourut âgé d’environ 24 ans, en l’année 1801.

Nous avons en outre perdu en route : • le petit frère Bruno, âgé de 7 ans, à Dirnast en Bavière • deux enfants à Vistrice en Lithuanie • un enfant à Dantzick • deux frères du Tiers-Ordre et deux enfants à Hambourg • un frère du Tiers-Ordre : Frère Antoine, à Terespol en Lithuanie • Un frère du Tiers-Ordre à Velda et un enfant • deux enfants à Cracovie • trois à Zidizyne.
Requiescant in pace.
Suite des morts depuis le retour des trappistes à La Valsainte
[304] 42 - Le 2d jour de mars 1806 est mort le Frère Pierre, convers. Il vint au monaster pour se faire religieux de chœur. J’eus occasion de le voir aux hôtes à son arrivée parce qu’il se trouvai incommodé. Je jugeai, par ce que je lui entendis dire au R.P. et par son extérieur, qu’il était français et qu’il avait reçu de l’éducation. Il prit l’habit malgré ses infirmités et passa plusieurs jours à l’infirmerie. Il fit voir dès lors beaucoup de patience et un grand amour pour sa vocation. Au bout de deux mois environs de novitiat, voyant qu’il ne pouvait se former pour le chœur, n’ayant pas de voix, peu de mémoire et ne sachant pas le latin, il prit l’habit de frère convers. Il fit son année d’épreuve avec beaucoup de ferveur. On remarqua surtout en lui un grand attrait pour la mortification et les souffrances, une simplicité et une obéissance rare. Comme il n’était pas fort adroit, on l’occupait dans les forts travaux extérieurs. Au milieu de l’hyver, quoi qu’il eut les mains toutes remplies de crevasses, il ne s’en plaignit jamais et ne demanda rien pour adoucir les douleurs qu’elles lui faisaient éprouver et ne relâchait en rien de son ardeur pour le travail, quelque pœnible qu’il fut. Son année d’épreuves écoulée, il prononça son vœu d’obéissance et fut aussi fervent religieux qu’il avait été fervent novice. Le frère donné qui était chargé du soin des pourceaux étant mort vers la fin de l’année 1805, on lui donna cet emploi. Il s’en acquita avec joie et quoiqu’il fut au-dessus de ses forces, jamais il n’en murmura et ne fit paraître le moindre mécontentement. Dieu seul connut tout ce qu’il eut à souffrir dans ce pénible exercice. II fut attaqué pendant l’hyver de douleurs d’entrailles très vives qu’il supporta avec une invincible patience, sans refuser cependant aucuns des soulagements qu’on voulut bien lui accorder. On le vit depuis ce tems maigrir considérablement, mais comme il allait toujours et qu’il ne laissait pas de s’acquitter de toute sa besogne, on n’y prit pas beaucoup garde. Cependant vers le commencement d’avril, il fut pris d’une toux sèche et fréquente qui fit ouvrir les yeux sur sa situation. On le mit à l’infirmerie. Les crachats qu’il rendait n’étaient qu’une sanie fœtide. Son haleine exhalait une odeur cadavéreuse insupportable. On fut obligé pour cette raison de le séparer des autres infirmes et comme d’ailleurs son état fut jugé mortel, on le plaça dans la chambre destinée aux mourants. [305] En l’y faisant entrer, on ne lui cacha pas le danger où il était, ce qui le remplit de consolation. Il y resta environs 15 jours, s’occupant au travail et remplissant exactement toutes les régularités. On ne le croyait pas encore à sa fin, lorsque le 2 mai il tomba le matin près de sa couche en disant qu’il se trouvait mal. On n’eut que le tems de lui donner l’extrême-onction et il expira âgé d’environs 36 ans. Sa mort a bien été subite mais elle n’a point été imprévue car il s’y préparait sans cesse ou plutôt, depuis son entrée au monastère, la vie édifiante qu’il y a mené n’a été qu’une préparation continuelle.

43 - Le cinq mai 1806 est mort le Frère Pierre Marie, prêtre, âgé d’environs 54 ans. Il était flamand d’origine. J’ai entendu dire qu’il occupait une place dans le chapitre de Valancienne où je crois il avait été élevé comme enfant de chœur. Au moins ce qu’il y a de certain, c’est qu’il avait été formé dès son bas âge à la science de la musique qu’il possédait parfaitement. Il se fit religieux de notre réforme à Darfeld en Westphalie, dans le tems de la révolution. J’ai commencé à le connaître pendant le séjour que je fis dans cette maison après notre voyage de Russie. Il était profès quand j’y suis arrivé et n’occupait aucun emploi dans le monastère, la faiblesse de sa complexion ne le rendant pas capable de grand-chose. Tout faible qu’il paraissait il était cependant d’un bon tempérament. Né sanguin, il contracta dans le régime de la maison, par suite de l’épaississement du sang, une disposition scorbutique qui le rendit sujet à des douleurs et à des engourdissemens de membre qui furent sa seule maladie, car pour le reste tout chez lui faisait parfaitement bien ses fonctions. Il eut fallu à cet homme beaucoup d’exercice pour empêcher la stagnation des humeurs, mais comme il était nerveux et très sensible, la violence qu’il lui eut fallu se faire pour cela était au-dessus de ses forces. Je le laissai à Darfeld lorsque j’en suis parti. Ce ne fut que quelques tems après notre arrivée en Suisse que le R.P. abbé le fit venir à La Valsainte où sa principale occupation, pendant plus de deux ans a été d’enseigner la musique aux élèves du monastère. Sur la fin cependant, ils ne se livra plus avec autant d’assiduité à cet emploi, [306] ayant formé un certain nombre d’élèves suffisamment pour pouvoir s’enseigner les uns les autres. Alors il consacra son tems à quelques ouvrages relatifs au chant plus utiles pour la maison. On le fit maître des cérémonies ou sous-maître des novices. Comme il aimait beaucoup à parler, cet emploi lui suscita plusieurs tracasseries. L’air froid et humide de La Valsainte, la vie sédentaire qu’il menait habituellement augmentèrent beaucoup ses infirmités, de manière qu’il ne marchait plus qu’avec peine. Toutes les austérités de la maison, à raison de son excessive sensibilité, lui furent beaucoup plus pénibles qu’à tout autre. Il s’en acquitta autant que ses forces le lui permirent sans surcharger la nature. On remarquait en lui une piété tendre surtout lorsqu’il célébrait les saints mystères. Vers la fin du carême de l’année 1806 il se trouva beaucoup plus impotent de ses membres que de coutume. On le mit à l’infirmerie pour lui adoucir les rigueurs de ce tems de pénitence. On l’en fit sortir à Pâque, espérant que le changement de régime de la communauté serait suffisant pour le soutenir comme auparavant, mais il n’en put suivre les exercices. Aux douleurs des membres, ce qui ne lui était jamais arrivé, se joignit un défaut absolu d’appétit, avec une grande et continuelle douleur de tête. On tenta en vain plusieurs moyens de le soulager. Insensiblement il perdit l’usage de toutes ses facultés. Il tomba dans un état apoplectique qui fut suivi d’une demie paralisie des principaux organes les plus nécessaires à la vie. Lorsque nous ne pouvions nous persuader que les choses en viendraient là, il pressentit le danger dont il était menacé. Aussitôt qu’il se vit à l’infirmerie pour la seconde fois, il commença une confession générale, il eut à peine le tems de la terminer car le 2 mars, ayant apperçu dans ce cher frère des symptômes mortels, je pressai fortement le supérieur de terminer avec lui. Il fut porté le 3 à l’église pour y recevoir les derniers sacrements, ce qu’il fit en pleine connaissance et avec une tendre dévotion. Une heure après, il perdit la connaissance et la parole. On assembla la communauté pour lui réciter les prières de l’agonie. Depuis ce moment il alla toujours en empirant et le cinq [307] sur les huit heures du soir il rendit son âme entre les mains de Dieu, après sept à huit ans de profession dans la réforme.

44 - Le 18 juin 1807 est mort le Frère Jacques Etienne, religieux de chœur, âgé d’environs 24 ans. Ce jeune homme de la paroisse de Sales, canton de Fribourg en Suisse, vint au monastère dans le cours de l’année 1805. Il y fut reçu au nombre des élèves et s’y comporta d’une manière édifiante. Au printems 1806, ayant demandé à passer parmi les religieux de chœur, il y fut admis et fit son noviciat avec une exactitude minutieuse à tous les articles du règlement. La pratique des austérités, dans un âge où le tempérament n’est pas encore entièrement formé, jointe à la contention continuelle où il vivait pour ne manquer absolument à rien, ne tarda pas à altérer sa santé, ce qui se fit cependant insensiblement, sans que le fervent novice fortement constitué eut aucune notable infirmité qui l’obligea de suspendre un seul jour les exercices de la communauté. Vers le milieu de l‘hyver l’on s’apperçut qu’il toussait. On crut devoir y faire attention. Interrogé, il répondit qu’il ne souffrait nullement et qu’il avait assez d’amour pour lui-même pour se plaindre, si ce qu’il éprouvait lui apportait un préjudice notable. En conséquence on ne poussa pas plus loin l’examen. Mais je le regardai dès lors comme perdu. Il maigrissait à vue d’œil. Le R.P. abbé revint au monastère au commencement du carême. Plus expérimenté que les autres sur ces sortes de maladies, il m’en parla. Je lui dis ma manière de penser. Il fit donc appeler le novice en ma présence et l’interrogea sur tout ce qu’il éprouvait. Celui-ci répondit à peu près de la même manière que la première fois, paraissant surpris que l’on voulut lui persuader qu’il était malade. Enfin le R.P. abbé insistant pour qu’il eut à déclarer au juste l’état où il se trouvait, il répondit en homme de bon sens : « Mon R.P., je ne suis pas à proprement parler malades, mais puisque vous voulez que je vous le dise, je vous avoue que je sens que mon corps s’use tous les jours par la pénitence, quoique je ne souffre nulle part. » (Est-il possible en effet que le tempérament d’un [308] jeune homme qui n’est pas encore formé tienne à une privation habituelle de sommeil, à ne prendre de la nourriture qu’une seule fois en 24 h, dans une quantité qui excède évidemment la capacité de son estomach ?) Il n’en fallut pas d’avantage au R.P. pour, sur notre avis, lui ordonner de rester à l’infirmerie où il me prescrivit de ne rien négliger de tout ce que je croirais propre à opérer son rétablissement. Mais je déclarai au R.P. qu’il était trop tard et que je n’y attendais plus rien. Il fut donc mis à l’infirmerie au commencement du carême, où malgré tous les secours que l’on a pu lui procurer, son état n’ayant fait que se détériorer chaque jour de plus en plus, il est parvenu au terme d’une carrière qui, a en juger par sa constitution, aurait été très longue si le genre de vie de la réforme évidemment au-dessus de la portée des jeunes gens qui en veullent suivre scrupuleusement toutes les pratiques, ne lui eut entièrement ruiné la santé.
Environ six semaines avant sa mort il me demanda si en se retirant chez lui il ne pourrait pas, par un meilleur régime, parvenir à se rétablir. S’il n’eut pas été si fort avancé, je n’eusse certainement pas hésité à le lui conseiller comme je l’avais fait à l’égard de plusieurs autres qui s’en sont très bien trouvé mais dans la crainte qu’en cherchant une santé très incertaine, pour ne rien dire de plus, il ne perdit les biens spirituels qu’il avait acquis avec beaucoup de travail depuis qu’il était dans la maison, je lui répondis qu’une pareille démarche demandait de sa part de très sérieuses réflexions, qu’il en devait conférer avec son directeur et que je croyais que dans une affaire aussi importante que celle où il s’agissait du salut de son âme, il devait préférer le certain à l’incertain. Il prit en conséquence la généreuse résolution de faire au Seigneur son sacrifice et pour le consommer doublement et écarter toutes les tentations qu’il pourrait avoir de sortir pour pourvoir à un rétablissement chimérique, comme il était sur la fin de son noviciat, il demanda à faire profession avant de mourir. Ce qui lui fut accordé avec d’autant plus de plaisir que la communauté n’avait jamais rien remarqué en lui que [309] d’édifiant et capable de confondre les plus anciens. Dès qu’il eut fait profession il ne se regarda plus que comme une victime dévouée à la mort. On le plaça dans la chambre destinée pour ceux qui approchent de leurs derniers moments et la dans la plus parfaite solitude, uniquement occupé de ses fins dernières, il attendit en paix et dans la plus parfaite résignation, en continuant de suivre les exercices de la communauté selon ses forces, le moment que le Seigneur lui avait marqué. Comme l’on vit que ce moment approchait, il fut descendu à l’église pour y être administré de ses derniers sacrements, le 13° de juin. Depuis ce moment sa faiblesse ne faisant qu’augmenter, il fut réduit à garder la couche la plus grande partie du jour. Enfin le 16, lorsqu’on commençait à chanter l’office de tierce, il entra dans une espèce d’agonie qui ne laissa que le tems de lui donner l’absolution de l’Ordre, de lui réciter les prières des agonisants, sans qu’il fut possible de le mettre sur la cendre et la paille pour y expirer selon l’usage de l’Ordre. Mais s’il fut privé de cette consolation, il n’en a pas perdu le mérite car depuis le jours où il fut administré, il l’avait demandé plusieurs fois.
45 - 46 - Il est encore mort au printems 1808 un religieux et un novice convers mais comme je ne demeurais plus alors à la maison, je ne puis donner ici aucun détail de leur mort. Le religieux était malade lorsque je quittai . C’était le cuisinier de la maison. Je le crois mort d’obstructions au foie. Il pouvait avoir 40 ans. J’ai toujours remarqué en lui un homme très attaché à tous les devoirs de son état, très laborieux et très obéissant. Je n’ai point connu du tout le novice.
Requiescant in pace

















Transcription Frère Jean-Bénilde Tamié 25 février 1992
 Cette boisson était faite avec une mesure d’orge, une mesure de poires sèches, une demie mesure de poires sèches que l’on mettait dans un toneau, on le remplissait d’eau et après 6 semaines d’infusion on s’en servait pour les malades et pour les étrangers.
 Ce fut bien pis lorsqu’au bout de trois jours l’on m’apporta la souppe la portion et le pain de la communauté, la première fois, il ne me fut pas possible d’y toucher.
 Ce nom annonce quelque chose. Je ne sais rien de précis sur l’origine de dom Augustin de l’étrange. J’ai seulement entendu dire qu’il était issu d’une famille noble du Dauphiné, que dans sa première jeunesse il a été a la cour cher les pages. C’est la sans doute qu’il a pris le goût pour les chevaux, qu’il conserve encore malgré le sérieux de ses occupations, ayant pris le parti de l’Eglise il a fait son séminaire sous les Mrs de Saint-Sulpice, il fut grand vicaire de…, il se retira a La Trappe en France peu de temps après sa prêtrise, il y a joui d’une particulière considération, puis qu’il a été maître des novices. A l’époque de la révolution il s’est mis a la tête d’un parti de moines et est venu en Suisse réformer la reforme que Mr l’abbé de Rancé avait établi avec beaucoup de peine, et qui s'était maintenue jus qu’a la fin dans sa ferveur.
 Dom Gérasime principal acteur de cette légation était un homme du premier mérite et qui eut certainement bien pu par la suite entrer en concurrence avec le R. dom Augustin pour l’abbaye de La Valsainte. Il a été premier abbé de la fondation d'Hespagne. Sa manière de voir ne s’est pas toujours accordée avec celle de dom Augustin.
 Ne pourrions-nous ce qu'ont pu ceux-ci ? (Conf. s. Augustin 1, VIII, c 11)
 Ce jeune homme, français de nation, élevé cher les Bénédictins, avait beaucoup de mérite. Il prit la prêtrise à La Valsainte avant son âge. Il fut fait presque aussitôt prieur. Il est mort en Russie. Voyer à la fin de ces mémoirs la notice de sa mort.
 Il y a à Fribourg une chambre toute pleine.
 De toutes les austérités de la maison, le travail a été ce qui m’a le plus coûté dans les premières années. On le portait chaque jour beaucoup au-delà de ce que prescrit la règle et nous faisions toujours ce qu’il y avait de plus pénible, comme de défricher les terres, de les purger d'énormes pierres qui empêchaient de les cultiver, de creuser des fosses, de fendre, de porter du bois, etc… Rammasser le foin, faire la moisson était pour nous des amusemens. Mais ce qui rendait les travaux plus insupportables, c’est que nous les faisons à jeûn. Je ne souffrais cependant pas moins dans ceux qui avaient lieu après le dîner : mon etomach rempli outre mesure ne me permettait ordinairement aucun mouvement qui ne fut accompagné de toux et de vomissement. C’est ainsi que j’ai passé les premières années car dans les commencements on ne me faisait aucune grâce, mes emplois ne me dispensaient de rien.
 Lorsque le R.P. tient ses assises quelque part, il est dans l’usage de laisser tous ses papiers sur sa table, souvent plusieurs montres, de l’argent, etc… et s’il sort, quoique ce soit souvent pour longtems, jamais il ne ferme sa porte.
 Personne n’ignore les précautions que l’on prend dans toutes les maisons religieuses avant d’admettre les novices à la profession. Avertissements, instructions, retraites rien n’est négligé pour faire faire au candidat les plus sérieuses réflexions sur l’état dans le quel il va irrévocablement s’engager. iI n’en est pas ainsi à La Valsainte, au moins si je juge de la conduite que l’on tient à l’égard des autres par celle que l’on tint à mon égard. J’étais occupé à la pharmacie lorsque le maître des novices, qui jamais ne m’avait dit un mot sur mes engagements, vint me dire que l’on avait demandé les voix en chapitre pour m’admettre à la profession. 15 jours après, on me présenta avant la grand-messe la formule de mes vœux pour la signer. J’étais occupé. Je n’eus pas même le tems de la lire. Le même jour je la prononçai pendant la grand-messe et ce fut là pour la première fois que j’appris que les vœux ne consistaient que dans l’obéissance et la stabilité.
 Si des ordres impossibles sont donnés (Règle de saint Benoît, abrégé : RB 68, 1).
 Heureux sont qui sont purs sur leur route (Ps 119, 1).
 Ce frère était un espèce de fol qui avait été à La Trappe en France et qui ne pouvant s’accomoder avec dom Augustin, lui avait demandé à (partir ?) à Soleur chez dom Gérard, dont nous aurons occasion de parler plus tard.
 Le frère ne savait pas plus le chemin que sa mule. Il s’égara et nous mit dans de grandes inquiétudes. Il ne nous joignit que deux jours après.
 Il ne faut pas être surpris de ce que je dis ici après avoir dit plus haut que j’éprouvais de la difficulté de respirer, c’est que l’asthme dont je suis attaqué est convulsif et humoral. Il me tient habituellement comme humoral et m’incommode peu, mais comme convulsif, il me prend par accès violents qui me font beaucoup souffrir.
 Le commencement des malheurs.
 Au carrefour.
 Cet état n’était autre chose que l’effet de la fatigue, ajouté à la violence que j’avais été obligé de me faire pour combattre mille idées extravagantes qui me passaient par la tête contre le R.P. et sa manière de fonder les monastères et pendant mes délirs, tous mes discours ne roulent que sur cet objet.
 Ce religieux s'appelait Benoît, il était français. Je l’ai trouvé à La Valsainte en y arrivant. Ce jeune homme avait bien du bon mais il avait une imagination bouillante et prenait les choses aux extrêmes. Il n’était que diacre qu’il fut fait prieur de la maison. Le R.P. ne s’en accomoda pas longtems parce qu’il ne démordait pas facilement de sa manière de voir quand il croyait vouloir le bien. Il fut fait prêtre avec précipitation pour partir avec moi. A peine savait-il ses sérémonies lorsque nous partîmes. Il a dit sa première messe à Soleur. J’aurai ocasion d’en dire encore un mot plus tard.
 Ce jour est un jour de foire à la Roche. Nous passâmes au milieu du marcher. Il y avait plusieurs de nos voisins de La Valsainte qui aussitôt qu’ils me revirent, s’empressèrent de me venir serrer la main pour me témoigner la joie qu’ils avaient de me revoir car j’étais aimé à cause de mon emploi de chirurgien et mon départ avait occasioné de la peine dans le pays.
 Quoi qu’il n’y ait point d’emploi plus important que celui de chirurgien, il n’y en a point cependant sur l’exercice duquel on soit moins délicat dans l’Ordre. Fondé sur ce principe que les religieux doivent être dans un détachement absolu de la vie, on ne craint pas de la mettre entre les mains de gens ignorans et sans aucune expérience et les pauvres religieux sont obligés de prendre aveuglément de leur mains tous les remèdes qui leur sont présentés, dès qu’ils sont approuvés par le supérieur qui n’y regarde pas de fort près et qui le plus souvent n’est nullement en état de juger. C’est une des plus grande mortifications qu’il y ait à pratiquer dans la réforme.
 On trouvera la copie de ce mémoir à la fin de cet ouvrage.
 On trouvera à la fin de ces mémoires une notice de tous les morts dont j’ai eu connaissance.
 Ce petit enfant fut nommé Placide, a persévéré constament. Né avec d’heureuses dispositions, il profita des leçons qu’il reçut au monaster et termina seul son éducation . J’aurai occasion d’en parler encore plus tard.
 Un seul frère des deux petits enfants que l’on venait de recevoir fut d’avis contraire.
 Ces maîtres persuadaient à ces pauvres petits enfants que tous ceux qui étaient dans le monde, leurs pères et mères mêmes, étaient damnés.
 C’est à raison de la modicité du retenu que l’auguste Sénat de Fribourg, en admettant les trappistes, ne leur permit d’être que 24 religieux dans la maison.
 C'était un des plus anciens religieux de La Trappe, nommé Père Prosper. Je le croyais alors profès de la réforme, mais j’ai appris depuis qu’il n’avait jamais pu se résoudre à s’y astreindre aussi nous quitta-t-il à Dantzic dans le cours de nos voyages.
 Je suppose que l’on n’a pas fait pour les déclarations comme pour la mienne qui a été tronquée.
 Il est écrit dans les règlements que le cellérier conservera un échantillon des 1ères étoffes dont les religieux se sont habillés, pour que l’on ne soit pas tentés de les changer.
 Le nommé Théodule Blanc de Corbière, homme intriguant, avec qui le R.P. fit une espèce de vente simulée de tous les biens et effets du monastère, accomodement qui, à notre retour, n’a enfenté que des disputes.
 C’était un italien venu du Piémont qui n’était pas prêtre. Il nous a suivi quelques tems dans notre émigration. Puis nous ayant quitté, il est retourné dans son pays où j’ai appris depuis qu’il s’est marié. L’établissement du Piémont est un de ceux qui s’est présenté le mieux. Ils ont eu deux maisons, une au Mont-Brac dans une ancienne chartreuse, une autre dite de Sordevolo près de Turin. Ils ont joui de toute la protection du roi de Sardaigne et particulièrement de la reine qui était une femme de la plus haute vertu. La révolution qui s’est fait sentir en ce pays dans toute sa force les a forcé de tout abandonner. Une partie a émigré et s’est venue joindre à nous, l’autre est rentrée dans le monde et ont joui des penssions qu’on leur a donné. Plusieurs se sont mariés.
 Il y avait aussi à La Valsainte un curé de Limoge qui y demeurait depuis longtem. J’ignore quand il est parti mais il nous a rejoint en route. J’aurai occasion d’en parler plus bas.
 Ce jeune homme était lorain, possesseur d’une colonie en Amérique. Il en fut chassé par ses propres nègres. Il s’embarqua, aborda sur les côtes de France sans resource et vint à La Valsainte où ne pouvant s’engager parmi les religieux de chœur il se fit frère donné, m’aida pendant 15 mois dans les emplois de chirurgien et d’infirmier avec beaucoup de zèle. Ne pouvant supporter la malpropreté de la maison, il profita des connaissances qu’il avait acquises auprès de moi pour s’aller établir à Charmay comme chirurgien. Je l’y laissai au moment de la révolution. Il s’y faisait passer pour américain sous le nom de Roux. Lorsque nous fûmes partis il fit une faute avec une fille de la paroisse qu’il répara par le mariage mais sans changer de nom. Il sut s’établir pharmacien à Saint-Maurice en Valais, puis il abandonna sa femme avec deux enfans, se mit vivandier dans les armées et depuis on n’a plus entendu parlé de lui. Il se nommait Willemo.
 Cette émigration des enfans fit de la peine au gouvernement qui le regarda comme un attentat contre le droit des parents, au moins pour ceux qui n’avaient pas été prévenus, à qui par conséquent on avait ôté la faculté de les retirer cher eux.
 Que ne fait pas … avec des cœurs d'hommes ?
 C’est-à-dire réunis dans un même lieu dont les fenêtres étaient bien fermées et où il n’y avait aucune lumière.
 J’ai su que du côté de Constance on a chassé les trapistes d’une auberge pour cette raison et qu’ils eurent ensuite bien de la peine à trouver à se loger.
 Cf Tb 4, 15.
 Plusieurs abcès qu’il avait eu lui avaient laissé des trous fistuleux avec carie à l’os sacrum.
 Ajoutez à ces causes la mélancholie où me jetta le désagrément dont j’ai parlé plus haut.
 Comme j’avais pris beaucoup de peine auprès de lui dans ses infirmités il voulait me donner une marque de sa reconnaissance. Il fut le seul, pendant tout le tems que j’ai passé en religion, qui m’ait parru sensible à tout ce que j’avais fait pour lui.
 C’était un prêtre français nommé Bida que le R.P. s’était attaché presque. Sachant l’allemand il lui servait de truchement dans les auberges et dans les monastères. Cet homme extrêmement intriguant avait su capter la confiance du R.P. qu’il l’employait dans toutes ses entreprises et que souvent même il le faisait porteur de ses intentions et de ses ordres aux religieux. S’il s’en fut tenu là on l’eut peut-être supporté avec patience, mais il en vint au point de vouloir gouverner et parler en maître à la communauté. On fit de vives représentations au R.P. qui ne furent pas beaucoup écoutées, jusqu’à ce qu’ayant reconnu par lui-même que cet homme n’était qu’un intriguant qui le trompait du matin au soir, il s’en débarassa mais ce ne fut pas sans qu’il lui en coûta quelque louis. Pendant notre voyage il voulut raisoner devant moi spiritualité avec le R.P., impatient de s’entendre débiter à tort et à travers toutes sortes de principes qu’il ne comprenait pas lui-même. Je pris la parole et en peu de mots je le forçai au silence, ce qui parrut faire une certaine impression au R.P. qui affectait de rester neutre dans la dispute et qui cependant finit par se ranger de mon côté.
 Toute mon âme est en moi.
 La manière dont il s’y prenais pour obtenir ces relais était souvent des plus originale. Je n’oublierai jamais qu’un jour nous arrivâmes près d’un monastère de femmes. Il ne voulut point descendre de voiture mais ayant fait sonner à la porte et déclaré qu’il était abbé de La Trappe, il fit demander la supérieure. La première chose qu’il lui dit fut : « Madame avez-vous des chevaux pour nous conduire après dîner à tel endroit ? Si vous en avez, nous descendrons chez vous et vous voudrez bien nous donner à dîner. Si vous n’en avez pas, nous allons passer et relayer à la poste. » La réponse de cette bonne fille à une pareille proposition était toute simple. Elle devait lui dire que puisqu’il avait bien moyen de voyager en poste, il n’était pas nécessaire de lui faire la charité en lui donnant des chevaux, qu’il pouvait continuer sa route. Mais non, après plusieurs difficultés, vaincues je crois par la curiosité de savoir ce que c’était que cet abbé de La Trappe, elle se laissa gagner et promit des chevaux avec lesquels le R.P. ne se contenta pas de finir sa journée mais qu’il employa encore une partie de la suivante. Nous eûmes encore à dîner par dessus le marché et les bonnes religieuses informées de mon état m’accablèrent de bonbons, etc…
 Le Père Louis de Gonzague, hermite de la forêt de Sénard près Paris, ce parfait religieux m’a toujours singulièrement édifié par son désintéressement et sa charité et surtout par son attention à soulager les malades. Il était extrêmement mortifié et économe. Quoiqu’il ne fut pas prêtre, tout le monde le respectait et lui obéissait à cause de ses vertus. Il a été dans cette circonstance très utile en tenant les religieux dans la soumission et l’obéissance.
 La maladie dont était attaqués ces religieux était une salivation excessive avec ulcération de la langue et des gencives. Le médecin ne soupçonnant point l’usage du mercure chez des religieux trappistes, n’avait pas même ausé en faire la question et était très embarrassé. J’arrivai et je lui dis que je pariais que ces bons frères ayant voulu se délivrer de la vermine, s’étaient servi d’onguent gris. Nous en vînmes à la vérification et nous trouvâmes que pour être plus tôt quittes, ils avaient mis 4 fois plus de mercure qu’il ne fallait dans l’onguent et qu’ils en avaient usé sans règle et sans discrétion. Le mal connu, nous y apportâmes bientôt le remède.
 Leur souvenir a disparu avec leur vie (Ps 9,8, eorum au lieu de illus).
 Pour moi, je m’étais muni d’une bouteille et chaque fois que l’on mettait pied à terre, je priais le supérieur de me la faire remplir de bière. Ce petit soulagement m’a valu plus que les plus puissants remèdes.
 Pendant presque tout notre voyage le R.P. abbé recevait ainsi hommes et femmes qui venaient se présenter. Son motif était celui de la charité. Il voulait par là rendre service à bien des gens qui se trouvaient dans l’embarras, mais aussi combien ne s’exposait-il pas à s’y mettre lui-même en se chargeant et se rendant responsable de gens qu’il ne connaissait pas. C’est ce qui nous a partout rendu suspects. Par rapport aux femmes il avait des inconvéniens d’un autre genre et non moins délicats à encourir et une preuve qu’il s’y est trouvé exposé, c’est qu’une fois que j’étais endormi, il vint me réveiller pour me demander à quelle marque on connaissait qu’une fille était grosse. Je lui répondis que les plus fins y étaient tous les jours trompés et que le plus sûr était de se méfier toujours de ce genre d’oiseau et de s’en défaire au moindre soupçon sans plus ample informé et encore qu’avec toutes ces précautions il lui arriverait infailliblement quelque jour d’y être encore trompé.
 Notre supérieur y était du matin au soir. C’était là le rendez-vous de toutes les personnes laïques et ecclésiastiques qui s’intéressaient à nous et comme parmi les religieuses de la Visitation il y avait des dames de la plus haute condition, on y savait exactement tout ce qui se faisait et se disait à la Cour et à la Régence et ma religieuse, dans les récréations, venait à bout de tout découvrir et m’instruisait de tout.
 Le billet était toujours écrit sur papier fin plié en boule, enfoncé dans le cul de la bouteille où il ne tenait pas la place d’un pouce de profondeur, et pour qu’on ne s’apperçut de rien, il était recouvert d’un morceau de tafetas gommé)
 Elle s’était persuadée que la révolution allait venir à Vienne, les chasser de leur couvent et elle voulait que je lui servisse de protecteur, etc…
Les Dames de la Visitation s’empressèrent de faire venir un médecin sur ma demande. J’eus une conférence assez étendue avec lui sur la situation du malade et nous ne le revîmes plus. Comme on lui en fit des reproches chez ces Dames, il répondit que je pouvais sans inquiétude conduire seul le malade. Il ne se contenta pas de leur faire mon éloge, il parla de moi dans la ville en plusieurs endroits, de manière que j’eus bientôt dans Vienne la réputation du plus habile médecin et que je fus obligé de répondre à plusieurs consultations. J’avoue que l’humilité monastique fut ici à une épreuve un peu forte.
 Si des ordres impossibles sont donnés (RB 68, 1).
 Un des religieux les plus considérés de la maison étant tombé dangereusement malade, nous avons passé des nuits auprès de lui. Le médecin même se déchargea sur moi pendant son absence, du soin de le conduire. Je n’ai rien négligé de tout ce qui dépendait de moi. Les médecins appellés en consultation approuvèrent ma conduite, ce qui me donna grande réputation dans le pays, mais tout en m’approuvant, ils ne voulurent rien démordre de leur pratique meurtrière malgré toutes mes observations et le malade en fut la victime)
 Avec mesure.
 Ce jeune homme était un convers ex-trapiste, très inconstant qui n’avait pas encore fait vœux dans la réforme. Il retourna chez les Récolets à Kenty. Il y resta fort longtems. Je l’ai revu depuis à Darfeld. Il était très misérable et fort embarassé de sa personne.
 La chaleur de ce pays est si considérable que le lait n’est pas tiré de deux heures qu’il est caillé. A peine peut-on en séparer un peu de crème dont on fait de mauvais beurre. Le reste se mange aussitôt ou bien on le presse dans des nouets de linges que l’on suspend au soleil. Il y devient sec et dur comme une pierre et c’est ce qui fait le fromage dont les pauvres se nourrissent en hyver en le faisant tremper longtems dans l’eau chaude.
 Le R.P. abbé à son retour l’ayant appris, me gronda et me défendit de continuer.
 J'ai erré comme une brebis perdue. Viens chercher ton serviteur (Ps 119, 176).
 J’ai su très pertinament que le R.P. s’était déjà muni des papiers et habits nécessaires pour sortir déguisé de la Russie.
 Ce religieux nommé Ambroise était venu pour embrasser la réforme à La Valsainte. Environs un an avant la révolution il était bernardin d’une communauté d’Allemagne. Son but était de tendre à une vie parfaite. Comme c’était un excellent sujet, le R.P., quelques jours avant qu’il vint nous enlever de La Valsainte, écrivit au prieur de recueillir les suffrages dans un chapitre extraordinaires, pour l’admettre à la profession et de la lui faire faire le lendemain, sans le prévenir de ce qui allait arriver. La chose fut exécutée et par ce moyen il fut forcé de rester avec nous et de nous suivre. Il eut un mal inexplicable pendant toute notre route. La manière dont il avait été reçu à la profession lui revenait souvent. Il y croyait voir une nullité frapante. Lorsque nous fûmes à Hambourg, il consulta des personnes éclairées qui lui dirent qu’on l’avait trompé et que son engagement était nul. Comme son abbé n’avait jamais voulu lui donner son consentement d’ailleurs, il profita de ce qu’il se trouvait près de son ancien monastère pour s’y retirer, dans l’espérance d’établir dans cette maison la réforme de La Trappe Je n’ai pas entendu parlé de lui depuis.
 Ce fut le R.P. abbé qui en fut cause. Nous le rencontrâmes en route et nous lui demandâmes si nous pouvions arriver avant la nuit. Voyageant à cheval toujours au grand trop, il mesura le tems que nous devions mettre pour arriver au seul endroit où nous pouvions coucher sur celui qu’il avait mis lui-même à faire le chemin. Il nous assura que nous y serions encore à bonne heure. Sur sa foi nous partîmes de l’auberge où nous nous étions arrêtés pour rafraîchir et la nuit nous prit à peu près à moitié chemin.
 Il y a dans ce pays quelques églises de la communion grec qui est divisée en grecs chismatiques et grecs catholiques. Les premiers ont leur patriarche, les seconds ont leur évêque réuni au pape.
 Ils s'en allaient joyeux d'avoir souffert l'opprobre pour le Nom (de Jésus) (Ac 5, 41).
 Je sais être dans l'abondance et supporter le manque (Ph 4, 12). Abondare au lieu de abundare.
 Jeune homme qui savait l’allemand. Il aurait désiré se faire religieux mais le R.P. préféra s’en servir pour ses affaires.
 C’est un petit bled d’une espèce particulière qui n’est guère plus gros que du seigle. Il se tire presque tout de la Volinie et fait le principal objet du commerce de Dantzick
 Il faut mentionner que selon les règlements, tout infirme qui se sent près de sa rétablissement doit témoigner au supérieur le désir de sortir de l’infirmerie, mais ordinairement un supérieur charitable se contente de la bonne volonté du religieux et le laisse un tems suffisant pour réparer ses forces.
 Ce fut dans cette maison que mourut Mlle Perache, religieuse carmélite de la ville d’Amien
 Ne jetez pas les perles aux porcs (Mt 7, 6). Margarita au lieu de margaritas.
 Je dis qu’il voulut établir car j’ai su depuis qu’il fit l’acquisition de cette maison et que son dessein était d’y fixer au moins un détachement de son monde mais le projet n’aboutit qu’à un bon procès dont il fut dupe.
 Lorsque j’y arrivai je trouvai déjà un commencement d’établissement consistant en quelques baraques dans le goût du monastère des hommes et un petit oratoire, le tout attenant à la maison des religieuses. Les pauvres filles y vivaient misérablement en plus grand nombre que les bâtiments ne pouvaient en contenir. Ce fut encore bien pis lorsqu’il leur arriva du renfort. On travailla alors pour augmenter leur habitation. Le tout se fit à la hâte et sans ordre. Elles y ont eu considérablement à souffrir. Elles ne furent pas exemptes de l’épidémie et perdirent un très grand nombre de sujets.
 Ce Frère Nicolas était un jeune francontois qui n’ayant pu tenir comme convers, resta avec nous en qualité de frère donné. Le R.P. mit en lui toutes sa confiance pour les commissions et il la méritait. Il quitta alors les frères donnés pour être famillier ou domestique. Il nous a suivi dans tous nos voyages et nous a rendu les plus importans services, souvent au péril de sa vie. De retour à La Valsainte il demanda quelques adoucissemens qui lui étaient dus. Ne recevant aucuns gages, on les lui refusa. Il se présenta une place avantageuse dans une maison de chartreux. On l’y laissa aller en lui refusant même une pièce de 3 F pour faire son voyage)
 A l'exemple du roi.
 Ainsi vous (travaillez) et ce n'est pas pour vous.
 Ce ministère employa toutes sortes de voies pour détourner les religieux et les religieuses de leur état, mais ils ne put parvenir à en corrompre un seul
 Village du canton de Fribourg à 4 lieux de La Valsainte)
 Lieux de son établissement avant la révolution.
 Ferme située sur le chemin de Fribourg, à 6 lieux de La Valsainte
 L’on m’a assuré qu’il était parvenu à se faire regarder en Angleterre, lui, tous ses religieux et les enfants, y compris ceux de Darfeld ; comme émigrés, en conséquence à se faire assigner des pensions annuelles par tête, ce qui lui procure des sommes immenses. Ces secours ont cessé d’avoir lieu en 1808.
 Il faut noter que ces biens sont des revenus nationaux envahis ou sur l’Église ou sur les seigneurs
 Les religieux du Mont-Saint-Bernard sont tenus d’exercer l’hospitalité envers tous les voyageurs de toute condition et de tout sexe. On y est toujours traité très honnorablement.
 Tu as multiplié la population ; tu n'as pas eu une joie plus grande (Is 9, 3).
 On m’a assuré que Madame de Sully, seul reste de cette illustre famille y a beaucoup contribué, que le R.P. abbé a su gagner toute sa confiance et qu’elle se confessait même au prieur de la maison de Senard.
 Une chose qu’il est encore bon de remarquer, c’est que le R.P. qui avait voulu absolument quitter la Russie parce qu'il était exposé à être sous la juridiction des évêques, est venu s’y mettre volontairement en France où l’on ne reconnaît plus à présent aucun privilège ni exemption quelconque)
 Faites-vous des amis … ainsi, quand vous serez dans la misère, ils vous accueilleront (Lc 16, 9).
 S'il veut partir, qu'il parte !
 Voici, je vous donne toute herbe qui porte sa semence sur toute la surface de la terre et tout arbre dont le fruit porte sa semence ; ce sera votre nourriture (Gn 1, 29).
 C'est à cause de toi que nous sommes mortifiés tout le jour (Ps 44, 23).
 Je t'offrirai un sacrifice de louange et j'invoquerai le nom du Seigneur (Ps 116, 17).
 Ce qui est violent ne dure pas. Volentum au lieu de violentum.
 Qu’on ne croit pas que j’exagère en rien l’activité du froid dans l’intérieur de la maison de La Valsainte. Quand à moi je puis dire qu’il m’est impossible d’exprimer ce qu’il me fait souffrir car depuis trois heures du matin jusqu’à ce que j’ai pris ma réfection. Il semble que l’on me serve sans discontinuer de l’eau glacée entre les épaules et le long des bras. Un pareil supplice qui se renouvelle tous les jours, doit-il laisser beaucoup de présence d’esprit ? Jusqu’à quel point ne doit-il pas exalter l’imagination pour peu qu’elle soit vive et sensible ?
 En été c’est-à-dire depuis Pâques jusqu’au 1° octobre, le travail commence à 4 h du matin et se fait sans avoir rien pris, jusqu’à 8 h 1/2, le plus souvent 9 h et quart. Après cela on a quelques instans pour lire ou prier, puis l’oraison et la grande messe. Pendant ces différens exercices, la fatigue et le besoin qui se font sentir ne laissent à l’esprit aucun relâche. En chantant la messe dès le matin avant le travail, les religieux y eussent trouvé l’avantage de pouvoir y donner toute leur attention mais il semble que c’est ce dont on a pris à tâche de les priver. Il faut qu’après cinq heures de travail à jeun ils restent debout pendant deux heures. On comprend qu’il est bien difficile, de quelque dévotion que l’on soit animé, d’être pendant tout ce tems parfaitement maître de soi-même.
 Vois ma petitesse et ma misère (Ps 25, 18).
 Ils parcouriront la ville et souffriront de la faim comme des chiens (Ps 59, 7).
 Seigneur, tout mon désir est devant toi et mon soupir ne t'est pas caché (Ps 38, 10. Ad au lieu de a).
 A cette proposition, j’entends crier au relâchement et de dire que ce serait s’écarter de la route que nos Pères nous ont tracée, route que nous nous sommes proposés de suivre inviolablement. J’en demeure d’accord. Hé bien ! Qu’on la suive. Mais qu'arrivera-t-il ? Qu’on la suivra comme ils l’ont suivie, c’est-à-dire qu’on se lassera comme eux de la suivre, qu’on l’abandonnera comme ils l’ont abandonnée. Leur exemple devrait nous instruire. Leur chute devrait être pour nous une leçon. Ils se sont précipités pour s’être trop élevés. Si nous voulons nous maintenir, prenons un juste milieu. Sans cela attentons-nous à éprouver le même sort. Descendons un peu par prudence et n’attendons pas que, forcés de lâcher prise par l’épuisement de nos forces, nous nous précipitions dans un abîme de relâchements dont nous ne nous relèverions jamais.
 Ils me rendaient le mal pour le bien, mon âme devient stérile (Ps 35, 12).
 Ce qui est écrit est écrit (Jn 19, 22).
 Ils me rendaient le mal pour le bien, mon âme devient stérile (Ps 35, 12).
 Comme une bête (Ps 73, 22).
 Et je suis toujours avec toi (Ps 73, 23).
 Un bon israélite en qui il n'y a pas de ruse (Jn 1, 47).





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