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Métamorphoses du poème en prose - Universitatea din Craiova

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ANNALES DE L'UNIVERSITÉ DE CRAÏOVA
ANNALS OF THE UNIVERSITY OF CRAIOVA








ANALELE UNIVERSITbII
DIN CRAIOVA







SERIA ^TIINbE FILOLOGICE
LANGUES ET LITTÉRATURES ROMANES





AN XI, Nr.1, 2007







EDITURA UNIVERSITARIA
ANNALES DE L'UNIVERSITÉ DE CRAÏOVA
13-15, Rue A.I. Cuza
Craïova, Roumanie
Tél./fax: 00-40-251-41 44 68
E-mail: litere@central.ucv.ro

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La revue s’inscrit dans les publications prévues dans les échanges en Roumanie et à l'étranger
Double Blind Review
Sheer Peer Review
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Directeur de publication: TROCAN Lelia

Coordination scientifique:

AISSAOUI Driss (Université Dalhousie - Halifax - Canada) 
CHAUVIN Danièle (Université de Paris 4 - Sorbonne - France)
FRERIS Georges (Université Aristote de Thessalonique - Grèce)
GONTARD Marc (Université Rennes 2 - France)
GRANNIER Danièle Marcelle (Université de Brasilia - Brésil)
ILIESCU Maria (Leopold-Franzens-Universitat - Innsbruck - Autriche)
INAL Tugrul (Université Hacetteppe - Ankara - Turquie)
IOANNOU Yiannis (Université de Nicosie - Chypre)
KERBRAT - ORECCHIONI Catherine (Université Lyon 2 – France)
MONTANDON Alain (Université de Clermont-Ferrand - France)
PEYLET Gérard (Université Montaigne 3 - Bordeaux - France)
PETEGEM van, Marleen (Charles de Gaulle - Lille 3 - France)
SIEWIERSKI Henryk (Université de Brasilia - Brésil)
STREHLER René (Université de Brasilia - Brésil)
TROCAN Lelia (Université de Craiova - Roumanie)
 
 
Comité de rédaction: COSTCHESCU Adriana
COMAN             Marinella
DINC                Daniela
MANOLESCU    Camelia
TEODORESCU   Cristiana-Nicola
 
Responsable du numéro: RDULESCU Valentina





ISSN 1224  8150

SOMMAIRE

DOSSIER LITTÉRATURE

Driss AISSAOUI, Métamorphoses du poème en prose. De l’aube des Lumières à nos jours 9
Florentina ANGHEL, A Portrait of the Artist de James Joyce – un roman
autoréflexif 19
Felicia BURDESCU, Remarques sur le Pragmatisme américain 24
George FRERIS, La littérature d’émigration ou le transculturel métissé 29
Marius GHICA, Le jeu et l’écriture deridienne 35
Marc GONTARD, Écritures du discontinu en contexte postmoderne.
Collages et fragments chez Michel Butor et Georges Perros 44
Turul INAL, Une proposition de méthode de lecture : l approche empathique 55
Ioan LASCU, Roland Giguère  « le poète du paysage intérieur » 68
Camelia MANOLESCU, L art du monochrome. Le défilé de la Hache 73
Maria ORPHANIDOU  FRERIS, Le langage « métissé » en traduction littéraire 78
Elena RDUCANU, Interférences littérature  image 83
Lelia TROCAN, La nouvelle critique et l équilibre mobile 89
Lelia TROCAN, Le baroque et les beaux-arts 97

DOSSIER LINGUISTIQUE

Doina BUTIURC, De la quête identitaire à la super-couche européenne dans les langues nationales (avec application à la langue roumaine) 104
Cecilia CONDEI, Les variétés du français dans les manuels roumains de FLE 114
Adriana COSTCHESCU, Verbes à cible mobile 121
Daniela DINC, L opposition sujet vs. Objet direct dans la classe du nom propre (domaine français  roumain) 135
Ancuca GUb, Collision des discours en droit 141
Dorina PNCULESCU, La sémantique lexicale et l enseignement des noms. Applications didactiques 149
Ileana-Camelia POPA, Les verbes de confession 165
Mihaela POPESCU, Encore une fois sur le système conditionnel du français 170
Anda RDULESCU, Constructions roumaines à valeur possessive : aspects
syntactico-sémantiques 179
Anda RDULESCU, Remarques sur les traductions successives de Une charogne de Charles Baudelaire en roumain 191
Daniela SCORbAN, L importance de la compétence de communication orale
en classe de FLE 200
René G. STREHLER, Régionalismes et lexicographie :
le français comparé au portugais 206
Titela VÂLCEANU, Évolution linguistique et traduction 213
Abstracts 218




Les études publiées dans le présent numéro des Annales de l’Université de Craiova illustrent la recherche scientifique soutenue des enseignants et des chercheurs roumains et étrangers, des personnalités du monde universitaire, dans les domaines de la littérature, de la linguistique et de la didactique. Les ouvrages ont, à la fois, un caractère théorique et applicatif, révélant les nouvelles tendances dans des domaines de pointe de la recherche (morphosyntaxe, sémantique, pragmatique, théories et pratiques discursives, sociolinguistique, linguistique contrastive et traduction, didactique, discours littéraire francophone, théorie et critique littéraires, poétique et poïétique, production et analyse du texte).
Une large place est également dévolue aux littératures d’expression française contemporaine, à la littérature migrante, les auteurs interrogeant le foyer de la création littéraire : l’acte de l’écriture en son origine, en ses pratiques, en ses enjeux. Ce sont ces aspects que les présentes études déclinent tour à tour : les explications du phénomène littéraire (inspiration, expérience et génie littéraire) ; les techniques de la création et leur spécificité ; le pouvoir de la littérature à refigurer et donc à réinventer le monde, en procurant à la fois plaisir et connaissance.
Quant aux recherches visées, on y trouve des repères pour que chacun, selon sa curiosité et son goût, puisse mieux situer ses lectures par rapport à l’évolution des relations entre la littérature, la linguistique, les sciences, les beaux-arts, la sociologie, la religion, la société en général, l’état de la langue et l’évolution politique.
Le volume essaie, par conséquent, d’offrir des perspectives permettant au lecteur d’appliquer certaines théories et méthodologies dans la littérature et la linguistique en relation avec les influences et les problèmes qui n’ont cessé de faire vivre, donc, se renouveler, les domaines abordés par les chercheurs.
En raison de la variété et de la profondeur des sujets abordés, ce numéro des Annales offre la chance d’un dialogue fervent et d’un échange fructueux. Il nous reste à remercier tous les chercheurs d’avoir mis au centre de leurs débats les possibilités et les limites ouvertes à la recherche par la diversité littéraire et linguistique actuelle, autant d’apports pertinents, créatifs et novateurs.

Lelia Trocan









DOSSIER
LITTÉRATURE
MÉTAMORPHOSES DU POÈME EN PROSE. DE L’AUBE DES LUMIÈRES À NOS JOURS

Driss AISSAOUI
University of Technology Sydneytc \l 3 "Driss Aïssaoui"

MOTS-CLÉ
poème en prose, métamorphose, conscience créatrice, glissement, poétisation de la prose, hybridité.

INTRODUCTION
Le poème en prose «porte jusque dans son nom la marque d'une double nature» (Molino, 1990 : 59). Il tient à la fois de la poésie et de la prose. L'une lui assure une assise organisatrice qui lui permet de se construire comme un tout poétique. L'autre le dote d'une puissance anarchique ou destructrice qui le porte à nier les formes existantes. L'alliance des termes dont résulte son appellation n'est pas arbitraire; elle témoigne d'une dualité qui lui permet de jouer sur plusieurs registres et de passer d'un clavier à l'autre.
Né d'une révolte contre les lois de la métrique et de la prosodie, le poème en prose remet en question la notion même de clôtures génériques. Mais comme toute révolte contre les lois préétablies est toujours obligée de remplacer ces lois par d'autres, ce genre «rebelle», finit par conditionner ses formes d'existence et par devenir un genre littéraire catalogué. C'est justement ce mouvement qui conduit le poème en prose d'un refus des règles à une forme d'organisation artistique qui constituera l'objet de la présente étude.

1. PROTOHISTOIRE DU POÈME EN PROSE
L’apparition du poème en prose est intimement liée à une crise des consciences créatrices qui a secoué la scène littéraire depuis la fin de l’âge classique jusqu’à l’aube de l’ère romantique. La période de gestation qui s’en suit et la recherche de nouvelles valeurs esthétiques constituent un terrain fertile pour l’élaboration d’un nouvel art poétique. Le poème en prose est l’un des résultats de la volonté qui portait quantité d’esprits illustres à vouloir soustraire la poésie française aux contraintes qui la rendaient peu fructueuse.
Au sortir de la période classique, s’est développé un sentiment selon lequel les règles esthétiques, léguées par une période dont la tyrannie normative laissait peu de place à l’invention et à l’inspiration, étouffaient l'esprit créateur dans la mesure où elles ne permettaient de produire rien de neuf dans les formes préétablies. Les propos de S. Bernard sont significatifs à cet égard : «La poésie française, emprisonnée dans le corset des règles étroites, desséchée par le goût de l'abstraction, appauvrie par la superstition du langage 'noble', n'était plus guère qu'un fantôme sans couleur» (Bernard, 1959 : 23). Le déclin poétique qu'a connu la France pendant la première moitié du XVIIIe siècle est perçu par Diderot comme la conséquence de l'impertinence des règles régissant la création littéraire. Il estime que «les règles ont fait de l'art une routine» (Diderot, 1876 : 76). Il ajoute: «je ne sais pas si elles n’ont pas été plus nuisibles qu'utiles. Entendons-nous: elles ont servi à l'homme ordinaire; elles ont nui à l'homme de génie» (Diderot, 1876 : 77). Il paraît donc évident que le poème en prose constitue une réponse à des besoins profonds d’un XVIIIe siècle inquiet et avide d'évasion. À une sensibilité nouvelle, à une autre façon d’être, doit correspondre un moule scripturaire mieux adapté à l’air du temps.

1. 1. Glissement de la poésie vers la prose
Au début du XVIIIe siècle, la prosodie française était, de par les obstacles excessifs qu’elle opposait à l'inspiration, considérée comme la cause directe de la décadence profonde où se trouvait la poésie. Au nom d’un mouvement de contestation visant à libérer l'esprit créateur des contraintes et des entraves qui freinent son élan, un procès est engagé contre les procédés formels qui, disait-on, rendaient la poésie imperméable aux vivacités nécessaires à toute expression poétique. C’est en particulier la poésie traditionnelle qui constitue la cible de cette hostilité manifeste à l’endroit des normes classiques. La raison à cela est que la versification française était peu souple. Parmi les voix qui s’élèvent alors pour sortir la poésie de son impasse figure Voltaire qui, dans son Essai sur le Poème épique, déplore la condition du poète français: «J'ose affirmer, dit-il, qu'il n'est pas de langue dans laquelle la versification ait plus d'entraves» (Voltaire, 1723). En condamnant les difficultés imposées par la versification, Voltaire considère que la poésie devrait être calquée sur le modèle de la prose afin qu’elle puisse aspirer à plus de transparence et de précision. Il s’en explique: «tout vers qui n'a pas la netteté et la précision de la prose ne vaut rien» (Voltaire, 1723). Les propos de Voltaire bénéficient du soutien d’autres esprits illustres du XVIIIe siècle tels que Fénelon, Perrault et La Motte qui, à leur tour, condamnent les artifices du vers et militent en faveur d’une poésie qui serait aussi souple que la prose.
Cette réticence à l’endroit du moule poétique traditionnel, qualifié à la fois de rigide, d’uniforme et de contraignant, se traduit au niveau de la création littéraire par l'apparition d’œuvres rebelles à toute classification générique. Déjà à l’époque classique, Molière a voulu se soustraire aux normes établies en opérant une alternance de mètres différents, en ayant recours au vers libre ou en introduisant carrément la prose dans des pièces écrites en vers. Le vers libre et le recours à la prose lui fournissent une plus grande facilité métrique et lui permettent, par la même occasion, d’exprimer sa pensée plus facilement grâce à un moule moins uniforme et moins contraignant que celui du vers régulier.
L’un des éléments qui favorisent ce jumelage de la poésie avec la prose consiste en l’esprit rationaliste qui s’affirme à la charnière des deux derniers siècles de l’Ancien Régime. Le progrès réalisé pendant cette époque dans le domaine des sciences exactes exerce une influence notable sur le milieu littéraire. L’émergence d'un «discours scientifique» ayant comme attributs formels la souplesse et la simplicité ne manque pas de séduire un public désirant se soustraire aux conventions esthétiques admises et se lancer à la conquête de nouveaux horizons. Ce discours scientifique ou savant fournit à la poésie un modèle lui permettant de survivre au «triomphe» de la prose. Les propos suivants de Vaugelas décrivent cette réalité: «vous savez, Messieurs, que la poésie est la servitude des poètes; qu'ils sont esclaves des mots et des syllabes et qu'ils sont resserrés et contraints dans certaines règles gênantes, dont ils ne peuvent se dispenser sans honte et sans reproche. N'avouerez-vous pas que la prose libre est une souveraine et que la poésie contrainte est une esclave»? (Ranscelot, 1926 : 498) Vaugelas exprime bien la tendance qui, de son temps, vise à assouplir la poésie en la modelant sur certaines formes prosaïques. Il est à noter, par ailleurs, que parallèlement à ce mouvement qui fait glisser la poésie dans le domaine littéraire placé sous le patronage de monsieur Jourdain, un procédé inverse tend à rapprocher la prose de l'expression poétique. Aux efforts ayant pour objectif la libération du vers, répond, en parfait effet de miroir, une ascension de la prose vers le vers.


1. 2. Poétisation de la prose
La première moitié du XVIIIe siècle connaît la coexistence de deux types de prose. D'un côté la forme oratoire héritée du XVIIe siècle et qui tend à devenir poétique; d'un autre côté, la prose dite concise qui refuse toute ornementation poétique. Avec l'influence de grands auteurs comme Diderot et Rousseau, la première forme triomphe au détriment de la seconde. Deux facteurs expliquent la supériorité de la prose oratoire : d’une part, certains procédés rhétoriques qu’elle emprunte à la poésie; d’autre part, la portée lyrique dont elle tend à se charger. Selon Diderot, la prose doit être en mesure de concilier entre une beauté formelle et un fond lyrique. Ainsi, le rythme, le mouvement des phrases, la musicalité ne doivent pas ménager une harmonie purement esthétique, mais doivent également s'accorder avec les mouvements de l'être et s'adresser à sa sensibilité. Le rythme doit, selon lui, être «inspiré par un goût naturel, par la mobilité de l'âme» (Diderot, 1767 : «Lauterbourg»). Il estime que «ce n'est pas à l'oreille seulement, c'est à l'âme d'où elle émane que la véritable harmonie s'adresse» (Diderot, 1767 : «Lauterbourg»).
Différents facteurs favorisent la poétisation de la prose. Le goût du retour à l'antique n’est pas le moindre. Le désir d’imiter la prose des Anciens se traduit par l'effort de créer un discours qui s’élève au-dessus du parler commun et échappe au vulgaire grâce au recours à des mots inconnus et à des tournures recherchées. L’usage d’un style peu usité a pour fonction de dépayser le vulgaire et de le rapprocher encore plus de l'expression poétique. Par ailleurs, l'influence exercée par la traduction de contes orientaux et l’engouement qu’elle suscite chez un public épris d’exotisme suggèrent un style plus fleuri et des jeux d'images étrangers à la prose ordinaire1.
Ce phénomène d'osmose qui s’opère entre la poésie et la prose donne lieu à une série d'œuvres __ plus ou moins brèves, plus ou moins poétiques __ qui établissent une certaine adéquation entre la souplesse de la prose et la tendance organisatrice de la poésie. Grâce à cette propriété, elles répondent partiellement au profil du poème en prose. Parmi les plus représentatives de ces œuvres, mentionnons comme exemple Joseph de Bitaubé (1767), Les Incas de Marmontel (1777), Télèphe de Pechmèjá (1784), Chansons Madécasses de Parny (1787), Numa Pompilius de Florion (1786) et Dernier Homme de Grainville (1805). À ce propos, S. Bernard estime que le XVIIIe siècle «fait lentement, à travers de nombreuses tentatives, l'acquisition des principes essentiels au poème en prose (resserrement, brièveté, intensité d'effet, unité organique)» (Bernard, 1959 : 19). À l’époque préromantique, cette forme littéraire a déjà acquis certaines composantes nécessaires à son développement. Mais étant donné que l'élaboration d'un genre proprement dit se fait selon des lois plus subtiles, le poème en prose est encore en quête de la forme singulière sous laquelle nous le connaissons et grâce à laquelle il accédera à l'«Olympe» des Belles Lettres. Mais ce qui comptait pour les premiers auteurs de poème en prose, c'était d'éviter de faire de lui un substitut, un dérivé du poème en vers. Ils voulaient créer un genre littéraire à part entière, jouissant d'une complète autonomie.

2. ÉMERGENCE DU POÈME EN PROSE
Aloysius Bertrand est généralement considéré comme le précurseur du genre littéraire en question. C’est dans son Gaspard de la Nuit (1842) qu’il aurait créé le poème en prose de toutes pièces. «Le poème en prose proprement dit, déclare Renée Riese Hubert, nous le devons, comme chacun sait, à Aloysius Bertrand» (Riese Hubert, 1966 : 169). Dans ce petit recueil, où sont «consignés divers procédés nouveaux d’harmonie et de couleur» (Bertrand, 1842), Bertrand met au point certaines modalités qu’il combine pour obtenir une technique nouvelle. Sa principale réalisation est d’avoir abandonné le principe d’un lyrisme spontané créant lui-même le rythme sans règles ni méthode, pour le remplacer par une technique précise et par une forme déterminée. La méthode de Bertrand consiste à travailler à partir d’un sujet puisé dans l’actualité qu’il s’agit de couler ensuite dans une formulation poétique. Cette façon de faire permet à Bertrand d’établir une adéquation entre l’élan lyrique que nécessite le poème en prose et l’organisation formelle. À ce propos, la Ballade (forme en six couplets, parfois en cinq ou sept) lui est d’un grand secours dans la mesure où elle lui fournit un moule plus ou moins fixe opère un resserrement du poème en l’articulant autour de son noyau poétique.
Mais si elle a permis à Bertrand de réussir une belle performance, la Ballade a rendu un mauvais service au poème en prose au sens où elle lui a imposé un cadre étroit et toujours semblable. S’il y a un reproche qu’on peut formuler à l’endroit de Bertrand est justement d’avoir réduit sa «ballade» en prose à un genre à forme fixe au même titre que le sonnet ou le rondeau2. Il faut reconnaître toutefois que Bertrand a quand même le mérite d’avoir donné l’autonomie à un genre encore mal défini en élaborant certaines lois qui seront reprises par ses continuateurs3.
Le premier de ceux-ci est Baudelaire. Dans la dédicace des Petits Poèmes en vers adressée à Arsène Hoursaye, il reconnaît sa dette envers son prédécesseur et expose ainsi son ambition : «C’est en feuilletant, pour la vingtième fois au moins, le fameux Gaspard de la Nuit d’Aloysius Bertrand, que l’idée m’est venue de tenter quelque chose d’analogue, et d’appliquer à la description de la vie moderne, ou plutôt d’une vie moderne et plus abstraite, le procédé qu’il avait appliqué à la peinture de la vie ancienne, si étrangement pittoresque» (Baudelaire, 1862). En effet, pour rendre compte de sa vision abstraite du monde, Baudelaire choisit un langage musical et imagé qui convient parfaitement à sa sensibilité de rêveur spleenétique. La réussite paraît complète. Les Petits Poèmes en prose fournissent la preuve que la prose se prête excellemment à l’expression des états poétiques les plus inusités.
Sous la plume de Baudelaire le poème en prose ménage un équilibre à la fois entre prose et poésie et entre expression et création. Se prononçant contre une conception purement formelle de la beauté, il se refuse à imposer à sa prose des cadres prédéterminés ou des ornements calqués. Grâce à des phrases transparentes et sans surcharge, il tente de traduire, le plus fidèlement possible, les mouvements du for intérieur. Par ailleurs, il veut que ses poèmes aient «une certaine somme de complexité» (Poe, : 516) qui puisse manifester l’intervention artistique du poète conférant à la matière à la fois une forme et une harmonie. Précisons, enfin, que Baudelaire a enrichi le poème en prose en utilisant des «tons» nouveaux comme l’humour, la bizarrerie et l’ironie. Son grand mérite est d’avoir donné au poème en prose toute la variété, toute la souplesse et toute l’intensité expressive qui dont il avait tant besoin.
Après Baudelaire, d’autres poètes, comme Rimbaud et Lautréamont, contribuent à la consécration du poème en prose en tant que genre littéraire reconnu. Le nombre considérable de poètes qui ont cultivé ce champ littéraire représente à la fois avantage et inconvénient. D’un côté, il confère au poème en prose une diversité formelle qui lui permet d’élargir ses possibles esthétiques; de l’autre, il le verrouille dans l’impossibilité de caser le genre à l’intérieur d’une grille fixe et définitive.

3. L’ÉLASTICITÉ PLASTIQUE DU POÈME EN PROSE4
Pour se constituer en genre littéraire proprement dit, le poème en prose a certes besoin de définir son esthétique propre, mais il a surtout besoin de se démarquer de certains arts du discours limitrophes. Sans cette distanciation par rapport aux genres voisins il pourrait se trouver sous la menace expansionniste de formes littéraires déjà établies comme le roman ou le conte avec lesquels il peut, à certains égards, être confondu.

3. 1. Risque de confusion avec le roman poétique
La volonté de rapprocher la prose de la poésie a conféré à plusieurs catégories de romans une parure poétique. Cette ressemblance avec la poésie est perceptible soit dans le sujet et dans le ton comme c’est le cas pour le roman féerique ou le roman lyrique, soit dans la structure thématique et musicale tel que l’illustrent assez bien les romans de Thomas Mann. Le roman, il est vrai, ne peut prétendre au statut de poème qu'en acquérant des qualités de brièveté et de concentration qui peuvent, de prime abord, paraître étrangères et même contraires à sa nature, puisque le roman s'organise dans la durée. Pour remédier à cette incompatibilité, deux moyens paraissent théoriquement possibles: «l'un consistant à concentrer le récit, à le resserrer autour de son noyau poétique afin d'accroître l'unité et l'intensité d'effet; l'autre consistant à faire éclater le récit en chapitres, ou en fragments, dont chacun formera un tout autonome: le roman sera formé alors d'une série de courts poèmes en prose» (Bernard, 1959 : 514). Sur le plan de la pratique, en revanche, on s'aperçoit qu'un roman à forme très brève, tel que le voulait Huysmans, perd très vite sa nature romanesque. Ceci s’applique également au Centaure de M. de Guérin qui peut donner une idée de structure réduite, mais qui est en réalité plus long. S. Bernard remarque que «si l'on admet comme ligne de démarcation le Centaure, qui est encore poème en prose par son extrême homogénéité, par son unité «cyclique» et par sa richesse symbolique, aussi bien que par un certain «ton» poétique, mais qui confine au roman parce qu'il est le «déroulement» dans le temps d'une existence, on pourra poser en principe que nulle œuvre en prose, si poétique soit-elle, qui excède les dimensions du Centaure ne peut plus être dénommée poème en prose; et inversement que nulle œuvre restant en deçà de ces dimensions, même si la «durée représentée» est très longue ne peut, par la-même, être un roman» (Bernard, 1959 : 514-515). La seconde formule, quant à elle, se révèle féconde. Le XIXe siècle est particulièrement fécond en romans formés de fragments dont le regroupement constitue un récit suggéré plutôt que raconté. Le fonctionnement de ce genre de textes repose sur une complicité du lecteur dont l’exercice de déchiffrement rétablit la continuité narrative en reliant les différents tableaux qui se succèdent. Mais si l’exemple de ces écrits ouvre la voie à une possible métamorphose du roman en poème, il existe différents éléments qui oppose une résistance à cette confusion. Nous reviendrons plus tard sur le problème des rapports entre le roman et le poème en prose, et sur les procédés qui permettent de distinguer entre les deux. Le passage du conte au poème, par contre, peut se faire par transitions insensibles.

3. 2. Risque de confusion avec le conte
Étant plus court, le conte conserve mieux que le roman son unité d'impression. Lorsque des conditions supplémentaires telles la brièveté et la concentration sont réunies, le conte peut facilement se confondre avec le poème en prose et les frontières entre les deux genres deviennent encore plus perméables. Nombreux sont les textes possédant certains procédés poétiques reçoivent indifféremment le nom de contes ou de poèmes. En commentant le recueil de Rachilde, Le Démon de l'Absurde, P. Quillard qualifie les Vendanges de Sodome et La Panthère de «riches poèmes en prose». Plus significative encore est la tentative de Gourmont qui a aussi pratiqué le poème en prose. Dans Les Nouvelles des îles infortunées, il propose un bon exemple de conte-poème. Ce texte se rapproche du poème en prose grâce à une technique fondée sur des répétitions, des leitmotivs, et une recherche de musicalité dans le style.
À partir de 1891, l'Ermitage publie des «contes» qui acquièrent un caractère poétique soit par le renvoi à un passé historique et légendaire, soit par l'usage d’éléments fantastiques qui génèrent un sentiment de dépaysement, ou alors par l’exploitation de la dimension poétique d'un symbole qui, comme par un effet de contagion, confère au texte où il est inséré le statut de poème. Dans certains cas aussi, le conte prend l’allure d’un poème en prose grâce à son aspect statique ou synthétique. Il est donc évident que la notion de poème en prose jouit d’une élasticité plastique qui la porte à s'élargir et à s'étendre au domaine de certains genres voisins. Le roman et le conte ne sont pas les seuls à subir cette tendance «expansionniste» du poème en prose. D'autres genres tels que la nouvelle et le verset subissent les mêmes assauts.

4. ASPECT HYBRIDE DU POÈME EN PROSE
S’il un élément qui puisse former une composante générique propre au poème en prose et susceptible de distinguer cet art de discours comme genre à part, c’est sans conteste cette tension permanente entre les deux formes discursives dont le mariage donne naissance au substantif qui désigne la pratique scripturaire en question. Expression oxymoron traduisant une coexistence forcée entre deux réalités antinomiques, l’appellation poème en prose fournit, au-delà de son caractère pédant, une description juste et exacte de cette dialectique constitutive du genre à savoir le rapport entre la forme indépendante et indéterminée de la prose et la forme rigoureuse et contrainte du vers.

4. 1. Caractère désordonné de la prose
Par opposition à la poésie, la prose tend à se soustraire aux contraintes formelles et aux impératifs rythmiques dictés par des considérations extérieures. Le poème en prose jouit d’une forme libre, non seulement parce qu’il évite les «vers dans la prose» (Souriau, 1893 : 331), mais aussi parce qu’il répugne aux structures oratoires, aux grandes ordonnances logiques et au style périodique. La prose permet, de par sa plasticité, une grande variété formelle. Dans cette perspective, il est permis d’affirmer que le poème en prose conférer à l'idée poétique «le droit de se créer sa forme en se développant» (Verhaeren, 1909 : 36). Sans chercher à rendre compte des différentes formes qu’elle peut prendre, il est possible de reconnaître à la prose certaines caractéristiques. Comme pour affirmer son élasticité, la prose se singularise par «la recherche du dynamisme, par des effets d'asymétrie ou de rupture et par des dislocations expressives de la phrase» (Bernard, 1959 : 435). Avec Rimbaud, par exemple, est né le «style de notation» caractérisé par le recours aux énumérations et aux phrases sans verbes. Apparaît aussi sous sa plume le goût de la discontinuité. Ce sont là les traits qui caractériseront la poésie en prose moderne. Tant par le vocabulaire que par la structure de la phrase, la forme prosée se prête mieux que le vers à exprimer tous les aspects de la réalité contemporaine.
Cependant, la poésie du XXe siècle restreint son champ. Elle s'oriente davantage vers le vers libre et le poème en prose; seuls modes d'expression qui peuvent accueillir un vocabulaire réaliste en appelant les choses par leur nom. L'emploi du terme précis, réaliste, vulgaire, peut être utilisé comme un moyen d'effet poétique original (les poèmes de Baudelaire et de Laforgue sont représentatifs à cet égard). Le lieu commun et le cliché peuvent aussi être pris comme éléments poétiques. Cette tendance à utiliser le banal et le vulgaire comme matériaux poétiques comporte le danger de conduire la poésie vers la facilité et la platitude.

Toutefois, le poème en prose, justement parce qu'écrit en prose, enrichit le lyrisme de certains modes nouveaux, difficilement admissibles dans la versification classique, tels que l'ironie, la bizarrerie (Bertrand et Baudelaire sont les premiers à avoir élargi le nombre des «tons» poétiques). Il y introduit surtout une forme particulière d'humour qui tiendra une place de plus en plus importante dans la poésie du XXe siècle. L'usage de cette diversité de tons est lié surtout à une certaine attitude d'individualisme génératrice d'anarchie et de désordre.

4. 2. Restriction du désordre formel
À cette prose si libre dans le choix des sujets, dans le vocabulaire et la syntaxe, dans le ton, le poème va imposer ses exigences, ses lois organiques. Ce rejet des conventions n'est pas rejet de toute loi; cette liberté de forme n'est pas une absence de forme. Au premier degré la prose s'organise en prose rythmée obéissant à des lois autres que celles qui régissent la simple prose pure et brute. Il s'agit maintenant de voir comment le poème, forme du second degré, impose à son tour à la prose plus ou moins libre, plus ou moins rythmée, une organisation d'ensemble et en fait un «être» artistique.
Il est peut-être utile, avant de continuer, de nous poser la question suivante: qu’est-ce qu'un poème? Il importe de rendre ici au mot tout son sens étymologique d'œuvre construite, «parfaite». Trop souvent on confond le poème avec la poésie, et l'on dénomme poème tout œuvre où se rencontre de la poésie. Or le poème en prose, qui ne doit pas être confondu avec la prose rythmée, ne doit pas être confondu davantage avec la poésie. Il sera nécessaire de reprendre ici cette notion de poème pour la préciser, et pour voir ce qu'elle comporte et ce qu'elle exclut. La définition de poème comme un tout, dont les caractères essentiels sont l'unité et la concentration, pourrait dans une certaine mesure s'appliquer au poème en prose. N'ayant pas recours au pouvoir incantatoire des vers pour provoquer l'enchantement poétique, celui-ci doit agir par sa seule densité, par son intensité d'effet.
Par ailleurs, le poème en prose constitue un univers poétique complexe où des relations ou implications réciproques s'instituent constamment, d’une part, entre les réalités dépeintes et, d’autre part, entre ces réalités et le signifiant qui les représente. En utilisant des éléments de la réalité matérielle ou mentale, le poète construit un «objet» esthétique et crée pour ainsi dire un «microcosme» complexe. Les propos suivants de Francis Ponge sont significatifs à cet égard : «il faut, pour qu'un texte, quel qu'il soit, puisse avoir la prétention de rendre compte d'un objet du monde extérieur, il faut au moins qu'il atteigne, lui, à la réalité dans son monde propre, qu'il ait une réalité dans le monde des textes... qu'il y prenne une valeur de personne... que ça soit un complexe de qualités» (Ponge, 1961 : 282). Dans ce «microcosme» investi de résonances diverses, il s’agit de prendre en considération l’ensemble des aspects et des plans poétiques. Autrement dit, les images, les rythmes ainsi que les structures sonores ou idéelles doivent constituer des composantes impératives. Il est donc évident que le poème en prose est fondé sur un principe d’unité et de globalité. Tous les détails et tous les mots importent. Ils sont censés agir conjointement afin de créer un tout esthétique et produire une impression globale. Dans cet univers poétique à la fois homogène et complexe, le «contrepoint» doit être particulièrement serré, dans la mesure où il s'agit d'une œuvre brève où la densité et l'unité d'effet sont à la fois plus nécessaires et plus faciles à réaliser.
C'est par rapport aux autres variétés de la prose qu'il importe de définir le poème en prose comme poème, et tout particulièrement le roman. Car qu’il s’agisse du conte, du récit ou encore de la nouvelle, les formes brèves de ce genre narratif sont souvent confondues avec le poème en prose. Cette confusion est doublement explicable. D'une part, si le roman est commandé par le principe de devenir et que sa finalité est avant tout de raconter une histoire, le poème en prose n'est pas nécessairement et descriptif. Assez souvent il prend une allure narrative. D'autre part, il faut le souligner, «roman et poésie ne se présentent jamais à l'état absolument pur» (Bonnet, 1951 : 97). Étant donné que le poème et le roman sont des arts du temps et que la durée représentée ne peut pas, à elle seule, servir de trait distinctif entre les deux, il convient de chercher ailleurs ce qui fait du poème en prose un genre poétique distinct. À cet effet, une nuance doit être prise en considération : si le roman doit s'organiser dans la durée et de se présenter sous forme d'un devenir afin que la consigne de progression soit observée, le poème en prose fonctionne autrement dans la mesure où il se présente comme une entité synthétique indivisible. Intervient comme agent distinctif supplémentaire entre les deux genres le que le poème en prose, à l’inverse du roman, ne propose aucune fin en dehors de lui-même. Quand il exploite des éléments narratifs ou descriptifs, c'est pour les intégrer à un ensemble et les mettre au service d’une finalité proprement poétique.

5. POUR UNE POÉTIQUE DU POÈME EN PROSE
Si, de par le nombre de plumes qui le pratiquent, le poème en prose s’est imposé en tant que genre bien établi, il n’en demeure pas moins que sa définition reste toujours à forger. Le flou qui caractérise cette pratique littéraire est sans doute lié à la tradition de refus dont elle est tributaire. Le poème en prose se soustrait à la notion de clôture générique et reste fidèle à sa nature polymorphe qui échappe à toute définition parce qu’il émane d’expériences individuelles et expose des visions particulières du monde. «La multiplicité des écritures»5 ne permet pas de ramener le genre à un schème commun. Mais ce caractère fugitif du genre n’exclut pas tout de même l’existence de certains attributs qui lui confèrent une identité générique distincte. Une série d’éléments permettent de différencier une prose ordinaire d’une autre investie de poésie. Nous n’avons pas affaire ici, il faut bien le souligner, à des règles strictes, mais plutôt à quelques lois internes forgées, comme par effet de sédimentation, à partir d’expériences particulières. Il est possible de ramener ces lois à trois critères qui constituent le fondement même du genre en question. Au premier rang se trouve le principe de l'unité organique. Malgré sa complexité apparente, le poème en prose doit impérativement former un univers clos. Si cette qualité lui fait défaut, il perd son statut de poème. Le principe de gratuité, qui constitue le deuxième critère de base, stipule que le poème doit se suffire à lui-même en s’interdisant toute fonction didactique. Enfin, le troisième critère consiste en la brièveté : le poème en prose ne supporte pas les digressions ou les développements explicatifs.
Rappelons, par ailleurs, que la constitution générique du poème en prose repose sur deux conditions organiques fondamentales : «il est en effet à la fois la forme poétique d'une anarchie libératrice, en lutte contre toutes les contraintes formelles __ et l'effet d'une volonté d'organisation artistique, qui seul Ponge, Méthodes, Paris, Gallimard, coll. «Idées», 1961, p. 282e lui permet de prendre forme, de devenir un être, un objet artistique» (Bernard, 1959 : 768). Quand l'une de ces deux conditions ne se rencontre pas dans un texte, il n'est pas possible de le considérer comme un poème en prose.

CONCLUSION
Le poème en prose fait face à un dilemme : soit qu’il conditionne ses modalités d’existence pour se constituer en genre proprement dit, puis se retrouver déserté par tous ceux qui voient en lui la forme littéraire la plus souple et la plus adéquatement qualifiée à exprimer les préoccupations existentielles de l’homme moderne; soit qu’il continue à faire violence à la notion de clôture générique et refuser de s’attribuer une forme fixe et définitive, puis courir le risque de s’anéantir dans le cas où une crise semblable à celle qui a sévi à l'époque du dadaïsme venait à se reproduire. Le sort du poème en prose restera incertain tant que les principes de brièveté, d’intensité et de gratuité, qui forment le noyau de cet art de discours, ne sont pas renforcés par des composantes périphériques permettant de délimiter son territoire générique et de marquer sa spécificité par rapport aux genres voisins. En attendant que ces conditions soient réunies, la proposition de Georges May concernant le genre autobiographique constitue une solution immédiate à la situation du poème en prose : «À la notion de définition, dit-il, qui a quelque chose en soi de trop raide, de trop figé, et pour tout dire, de trop définitif, il conviendrait peut-être de substituer celle, plus souple, de tendance, voire de tentation. Ce qu'on perdrait d'un côté en précision, on le gagnerait peut-être de l'autre en exactitude» (May, 1984 : 209). De par son caractère insaisissable et sa nature imprévisible, le poème en prose pose un défi aux théoriciens et leur rappelle que leur exercice conceptuel demeure un travail de seconde main tant il est toujours à la remorque des textes littéraires.

NOTES 

 La publication, au XVIIIe siècle, de nombreuses traductions françaises de poèmes d'auteurs étrangers avait fait prendre conscience d'une chose capitale: la rime et la mesure ne sont pas tout dans un poème; celui-ci, même sans les rimes et la mesure de la version originale, peut avoir de la valeur. La prose avait réussi à intégrer des cadences et des thèmes poétiques de chansons et de ballades: la poésie pouvait donc exister hors des contraintes du vers.
2 Peut-être, était-ce là une étape obligatoire dans la mesure où il importait, pour commencer, de voir clairement la nécessité d'une structure et d'une forme. Et peut-être était-il besoin de fixer justement les limites d'un genre en s'appuyant sur des procédés précis et aisément dénombrables.
3 La période la plus stérile dans l'histoire du poème en prose est celle qui se situe entre la mort d'A. Bertrand et l'arrivée de Baudelaire. En possession d'un moule plus ou moins fixe, le poème en prose n'avait plus les moyens de faire concurrence à un vers romantique qui, lui, libéré des entraves les plus gênantes de la versification classique, continuait à viser au plus de variété possible. Par ailleurs, le fait même qu'on ait réalisé une certaine souplesse dans le cadre de la poésie a rendu inutiles les recherches du côté de la prose. «On voulait échapper à la tyrannie de règles strictes, de moules trop rigides, d'une langue poétique conventionnelle; tout cela a été réalisé dans le cadre même du vers: à quoi bon, dorénavant, chercher du côté de la prose?» Cf. S. Bernard, Le Poème en prose de Baudelaire jusqu'à nos jours, Paris, Nizet, 1959, p. 73.
4 L'expression d'élasticité plastique nous est inspirée par l'ouverture que manifeste le poème en prose à l'égard d'autres formes d'expression artistique, telles la peinture, la musique ou la sculpture. En réduisant cette notion au seul champ de la littérature, nous voudrions rendre compte des risques de confusion qui naissent des affinités qui existent entre le poème en prose et certains germes voisins.
5 L'expression est empruntée à R. Barthes (Barthes, 1953 : 121)
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ABSTRACT:

This paper deals with the evolution of the “poème en prose” from the beginning of the Enlightenment to present. It retraces the major phases trough which this kind of writing distinguished itself from neighbouring literary forms such as the short story and the count. Moreover, this study outlines the formal difficulties this type of expression overcame in order to better define its aesthetic configuration and gain its status as an independent genre.

A PORTRAIT OF THE ARTIST DE J. JOYCE – UN ROMAN AUTORÉFLEXIF

Florentina ANGHEL
Université de Craïova, Roumanie

MOTS-CLÉ
autoréflexivité, métatexte, hasard, impersonnalité, empathie

Même si James Joyce a décidé de ne pas fournir des informations sur le travail à son A Portrait of the Artist, ses essais critiques ne le démontrent pas, pourtant, et en outre l’œuvre même abonde en métatextes faisant ressortir ses idées théoriques. Le roman est une invitation à révéler le processus de création d’une œuvre d’art, qui permet au texte d’y inclure le lecteur grâce à sa polyvalence. Le point de départ de cette perspective, notre lecture aussi, est sous l’influence du hasard, car, pendant notre travail, nous avons été guidée par le texte de Joyce, ainsi que par le contexte bibliographique, dans le but de démontrer l’autoréflexivité du roman. Par conséquent, le texte a comme fondement la matière sur laquelle le lecteur travaille et la lecture possible de son propre code, il est chargé de symboles et de suggestions capables d’être déchiffrés, anticipant de la sorte toute interprétation.
L’artiste peut se découvrir soi-même et, dans sa quête de la découverte de sa vocation ou de son talent, il lui arrive de démontrer que toute évolution est supportée par le héros dans le but d’atteindre l’impersonnalité créatrice. En suivant le processus de création tel qu’il est reflété dans le roman, le lecteur peut observer le rôle du hasard et, en dehors des hypostases créatrices de ce dernier, il peut identifier les variantes dans des épiphanies, à travers les théories esthétiques reflétées dans le roman, de même que dans les réponses inattendues de Stephen concernant les sentiments et les émotions que l’œuvre d’art peut éventuellement engendrer. Tous ces aspects sont en relation directe, les uns avec les autres et arrivent à définir le point de départ de la création de l’œuvre comme une épiphanie accidentelle de l’objet, suivie d’une « réjouissance du cœur ».
Le lecteur est capable d’identifier les formes de l’impersonnalité créatrice qui impliquent une aliénation sensorielle, une aliénation au niveau de la conscience artistique à travers l’intertextualité et au niveau psychologique à travers le processus d’individualisation transformé en univers poïétique. Le concept central est représenté par l’impersonnalité créatrice ; le devenir artistique de Stephen peut être considéré un processus duratif à travers lequel l’artiste renonce graduellement à son ego. Les théories psychanalytiques et les symboles de C.G. Jung peuvent être utilisés pour démontrer la folie progressive de l’artiste à partir du contexte immédiat jusqu’à sa projection dans des archétypes et des mythes.
Une séquence de l’épiphanie, A Portrait of the Artist as a Young Man, présente la formation de l’artiste sous l’influence du hasard et perçoit la dernière intégration comme confirmation du pouvoir auctorial de l’artiste en devenir. Tout en présentant les déviations accidentelles à partir de la perception immédiate du monde, leur valeur pour la conscience artistique et surtout le développement du texte même s’accentue.
La première étape de la création de l’œuvre d’art est considérée comme une ouverture du monde du texte qui se prépare à communiquer à travers lui. Le rôle créateur du hasard est confirmé d’un côté par le texte lui-même – l’épiphanie est identifiée comme technique –, de l’autre par un élément qui assure la continuité du texte. James Joyce informe ses lecteurs sur la méthode employée par Stephen comme l’artiste qui attend l’arrivée de l’idée.
He told Cranly that the clock of the Ballast Office was capable of an epiphany ...'I will pass it time after time... It is only an item in the catalogue of Dublin's street furniture. Then all at once I see it and I know at once what it is: epiphany... Imagine my glimpses at that clock as the gropings of a spiritual eye which seeks to adjust its vision to an exact focus. The moment the focus is reached the object is epiphanised... After the analysis which discovers the second quality [symmetry, following wholeness] the mind makes the only possible synthesis and discovers the third quality [claritas or radiance]. This is the moment which I call epiphany. First we recognise that the object is one integral thing, then we recognise that it is an organised composite structure, a thing in fact: finally, when the relation of the parts is exquisite, when the parts are adjusted to the special point, we recognise that it is that thing which it is. Its soul, its whatness, leaps to us from the vestment of its appearance. The soul of the commonest object, the structure of which is so adjusted, seems to us radiant. The object achieves its epiphany. (Joyce, 1944 : 389)
Il est évident que le hasard, l’accident ou le risque acquièrent une grande importance pour Stephen qui se rend compte qu’il ne peut planifier ni la création, ni le moment, ni le lieu qui favorisent la naissance de cette création. “If I stumble on an idea once a fortnight, I am lucky”, dit Stephen et insiste sur l’idée que le monde communique par l’intermédiaire de l’artiste qui reconnait le message. S’il minimalise le rôle de l’artiste qui devient « l’artisan » qui donne une forme artistique à la matière du monde, “the sluggish matter”, Joyce rassure son lecteur sur l’unicité et l’importance de l’écrivain –soleil comme “catalyst” (Eliot, 2016) qui assure la transformation, mais qui reste inchangeable et extérieur, comme le Dieu de la création “God of creation”: “The artist, like the God of creation, remains within or behind or beyond or above his handiwork, invisible, refined out of existence, indifferent, paring his fingernails.” (Joyce, A Portrait : 256).
Le hasard intégré est la première étape vers l’impersonnalité auctoriale, tout comme on peut le voir dans le premier chapitre du roman. En dehors du hasard, il y a encore le labyrinthe de la forme possible de l’impersonnalité employée par l’auteur parce qu’il en a besoin pour sa création. L’artiste, dont la personnalité crée des formes qui lui assurent l’acception de sa condition, a réagi contre certains stimuli de l’extérieur à partir de son enfance. La réitération de certains moments, qui à cette époque-là n’ont pas été compris, mais qui peuvent être déchiffrés, en faisant appel à une grille de lecture, au dernier chapitre du roman, montre l’habilité avec laquelle l’artiste ne vient pas au monde, celle à travers laquelle il reconnaît le hasard créateur et le traduit dans l’œuvre d’art.
L’épiphanie est liée au hasard à cause de son caractère accidentel. Si Joyce est fasciné par une certaine phase de la création de l’œuvre, alors elle devient le point de départ de sa démarche. Les mots, les images, les gestes, les événements inattendus sont présentés ensemble en créant des accidents dans l’existence de Stephen. Le texte abonde en éléments qui lui assurent une nouvelle direction, un nouveau détour à l’aide des allusions et des répétitions apparemment orientées vers un même point, qui suivent une trajectoire en spirale et le conduisent vers le hasard.
La théorie esthétique dans le roman conduit finalement de nouveau au hasard, cette fois-ci considéré comme une empathie spontanée : celui qui s’empare de lui se sent à l’intérieur d’un objet ayant accès à l’essence. La possibilité de s’emparer d’un objet comprend quelques étapes : integritas, consonantia, claritas, la dernière est considérée “the enchantment of the heart”, un état d’extase qui révèle l’essence de l’objet vu par celui qui le regarde et conduit sa projection dans un espace et un temps créateurs.
L’analyse du roman de la perspective du processus de création implique une digestion de longue durée à partir de l’approche psychanalytique commune, en mettant en évidence l’idée du double dans le psyché humain, fondée sur les références timides aux homosexuels ou sur l’identité de l’auteur entre la création de la vie à l’aide des femmes et la création de l’œuvre d’art suggérée par des phrases telles “In the virgin womb of the imagination the word was made flesh” (Joyce, A Portrait : 259). Ce type de phrases peut avoir la valeur d’une métaphore pour l’intégration du hasard à l’imagination créatrice.
L’idée d’impersonnalité, reflétée dans les métatextes de Joyce, commence avec le saut dans l’espace de l’écriture de même que dans celui du temps de l’écriture, qui implique l’isolement, la métamorphose de la personnalité de l’artiste, sa transformation dans l’Autre. Étant impersonnel, il se perd en soi-même ou il se consomme dans le texte qui ne doit pas lui appartenir, mais qu’il découvre, après une transposition longue et douloureuse, dans la parole/le langage. L’artiste emploie une série de méthodes en vue de dépasser les conventions chronotopiques et de se placer lui-même dans l’espace et le temps de l’écriture. Dans le Héros Stephen le protagoniste raconte qu’il passe quelque temps auprès de l’objet, en attendant qu’il soit épiphanisé, que son essence soit mise en évidence. L’artiste du roman choisit une attitude passive envers l’objet qu’il croit être la source de l’image esthétique comme première variante de l’imagination de l’artiste : “The mind in that mysterious instant Shelley likened beautifully to a fading coal.” (Joyce, A Portrait : 254)
L’impersonnalité est considérée une altérité qui implique une double attitude, « occultation » de l’ego en faveur de celui artistique. L’épiphanie de l’objet est éventuellement un ensemble sujet – objet où le sujet croit que l’objet se montre lui-même. L’impersonnalité peut être rendue à travers les interférences des textes avec le roman qui cachent l’auteur derrière le texte. A partir de la signification du titre, on peut dire que le roman demande une analogie entre la peinture (le cubisme et même l’impressionnisme) et la littérature. L’intertextualité est aussi suivie au niveau du texte par la « mise en abyme » (prospective, rétrospective, dispersive) qui crée l’impression de jeux de miroirs en reflétant des fragments divers. La monotonie, le palimpseste, l’évolution en spirale du texte comme re-construction à partir des détails, assurent la dispersion auctoriale. La surface reflétée –en fait la conscience de l’artiste – rend le roman plus ambigu à travers son inconsistance due au devenir artistique. L’intertextualité apparaît au niveau du langage comme polysémantisme, plurilinguisme et interférence des genres.
L’impersonnalité suggère une aliénation qui peut être personnalisée selon la perspective de Jung, c’est-à-dire on parle du processus de maturation psychologique de l’artiste en relation avec certains archétypes : l’oiseau, le père, la femme, l’eau.
La projection du sous-conscient content de l’artiste sous forme d’archétypes est considérée une technique à travers laquelle l’artiste personnalise les images personnelles. Le premier archétype que Joyce emploie, nous conduit vers l’association avec le mythe d’Icare, un symbole ascendant et catamorphique de l’évolution artistique.
Si au commencement du roman le héros a peur des oiseaux et ne peut pas s’imaginer les oiseaux ailés (le ballon qui ne peut pas voler est son collègue Heron), à la fin, il réussit à s’identifier à l’aigle volant du dernier chapitre.
La quête du père est, en réalité, la quête de l’identité spirituelle qui le conduit vers l’impersonnalité à partir du moment où Stephen abandonne son père biologique (qui peut être l’image des relations de Stephen avec son propre ego) et choisit Daedalus comme père spirituel, qui lui permet de s’identifier à Icare.
Les femmes ont un rôle très important dans l’évolution de Stephen comme artiste, parce qu’elles déterminent son oscillation entre le corps et l’âme métamorphosés dans une trajectoire sinueuse entre la matière et l’esprit. Stephen choisit l’énergie émotionnelle qu’il appelle “enchantement of the heart” ; les femmes le font et le transforment en création artistique.
Le quatrième archétype jouit d’une évolution euphémistique en relation directe avec le héros, relation inhabituelle si le lecteur pense à l’œuvre de Bachelard, L’eau et les Rêves, à l’eau boueuse, humide des canaux jusqu’à l’eau la plus pure du dernier chapitre du roman. Cette évolution ascendante nous conduit à la réitération du handicap psychologique de l’ego de Stephen, à l’unité de l’élément primordial qui implique la vie et la création.
Notre étude essaie de démontrer que A Portrait of the Artist as a Young Man est un document poétique complet et complexe qui ne surprend pas seulement le devenir artistique en général, comme James Joyce le suggère dans le titre, ou le devenir artistique de l’auteur, comme certains critiques le soutiennent, malgré le texte même, mais son propre « faire », dans une surprenante évolution parallèle texte – métatexte. La valeur de ce roman réside dans sa structure autoréflexive, évidente aux niveaux idéel et linguistique, qui justifie l’évolution en spirale, que Brancusi a surprise en dressant le portrait de Joyce. A Portrait of the Artist as a Young Man a un puissant impact grâce à ses formes variées de « mise en abyme ». Celles-ci plongent le lecteur dans une confusion spécifique à la structure du palimpseste, qui lui propose des trajets de lecture linéaires ou cycliques illustrant, dans l’esprit de la coexistence des contraires, la fragmentarité du texte – l’interruption de l’histoire reflétée, mais aussi de l’histoire réflexive – aussi bien que sa continuité dans une déjà familière oscillation entre l’objet et son image reflétée, entre la réalité et l’œuvre d’art, entre le Moi biographique et le Moi auctorial.


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ABSTRACT

Although James Joyce decided not to give any information about the making of A Portrait of the Artist, his critical essays being far from such theories, the work itself abounds in metatexts which reveal its theoretical enclosure. Therefore, the novel is an invitation to a reading revealing the making of the work of art, which allows the text to open and draw the reader inside its overwhelming polyvalence. To support the above-mentioned perspective, my reading was under the hazard’s influence as, while I was working, I was directed by both Joyce’s text and my bibliographical context towards new possibilities to demonstrate the novel’s self-reflexivity. Thus, the text itself stands for both the matter on which the reader works and the possible reading of its own encoding, being a net of symbols and suggestions for their decipherment, seeming to anticipate any approach.

REMARQUES SUR LE PRAGMATISME AMÉRICAIN

Felicia BURDESCU
Université de Craïova, Roumanie

MOTS-CLÉ 
pragmatisme, libéralisme démocratique, fonctionnalité du Langage, tradition, mondialisation

Lorsqu’à la fin du siècle passé, les commentateurs des derniers essais signés par Rorty se penchaient sur sa théorie du Vrai subjectif/objectif, le philosophe a dû admettre et relativiser plus qu’il ne l’avait fait auparavant, des concepts philosophiques devenus inopérables par rapport à la réalité américaine, qu’il s’agît de la tradition ou des définitions des dictionnaires : Savoir, Monde, Immanent, Transcendent, Bien, Beau, Moral, Intellect, Art, Communication, etc. Le Pragmatisme – un sujet trop subtil aujourd’hui ou, peut-être, trop vaste, demeure controversé et ne trouvera pas, nous en sommes consciente, des conclusions dans le présent texte, tout comme la finitude de l’écriture n’en permet pas, elle non plus, tout comme la Philosophie attire de manière hypnotique et enlise l’auteur au moment où il a l’impression d’avoir débouché sur un « rien » significatif en quelque sorte.
Richard Rorty (1931 – 2007) s’avère, en tant que représentant remarquable dela pensée américaine postmoderne, le plus cité et analysé auteur dans l’Europe Occidentale et non seulement dans cet espace (v. Doctor Honoris Causa – Université « Babes-Bolyai » de Cluj, 2000). Les biographes de Rorty continuent à se demander pourquoi le petit-fils du grand théologien Walter Rauschenbusch, fils de James et Winifred, trotskystes et antistaliniens, ensuite professeur universitaire à Chicago et à Harvard, doctorant à Yale, déclare, en parlant de soi, être gauchiste, appartient plus précisément au Libéralisme social américain… L’explication en est simple, soutient l’auteur, c’est parce que The Left/La Gauche représente en fait le Libéralisme démocratique dans l’Amérique postmoderne, courant qui offre des solutions à tous les problèmes de la réalité, aux blocages de la société américaine, de manière consciente, engagée. Critique perceptif du Pragmatisme de Rorty, A. Marga interprète les essais philosophiques de ce dernier dans deux directions majeures : la reconsidération de la tradition plus éloignée ou plus plus proche des écoles de philosophie, et le dialogue avec ses contemporains des Etats-Unis, de l’Europe Occidentale (voir Essais philosophiques, trois tomes, Bucarest, Univers, 2000).
Richard Rorty s’est formé sous l’influence de l’école des pragmatiques qui va de Richard McKeon (Chicago) à Paul Weiss, s’est initié à la recherche scientifique dans le labyrinthe des théories américaines, forgées, entre autres, par Peirce, Quince, Dewey, Sellars. Rorty publie des ouvrages détaillés après 1961, époque où Heidegger et Wittgenstein étaient déjà englobés au monde philosophique américain, comme presque toute la Philosophie linguistique, en fait, et surtout les jeux de langage, repris instantanément après leur production. Les Américains ne s’intéressaient pas tellement à l’Être de Heidegger, celui qui jette le sujet créateur dans le Logos, en assurant son éternité grâce à la téléologie de l’œuvre d’art, ils adoptaient plutôt la syntaxe du texte pragmatique, manipulée par des language games de la théorie de Wittgenstein, car le langage est fonctionnel aussi au niveau pragmatique fonctionnel, pas seulement en tant que représentation, tandis que les textes sont interprétables comme ayant une finalité, par conséquent ils sont générateurs de pouvoir. Pourquoi Pragmatisme ? Une étiquette highly specific, less imitable pour ce courant philosophique représentatif des Américains, en plein déroulement et qui est tellement en accord avec les réalités du pays aux dimensions d’un continent… William James (frère de Henry James) et John Dewey forgent ensemble le terme de Pragmatisme, directement inspirés par leur prédécesseur Charles Peirce (celui-ci s’inspirant, à son tour, de la tradition anglo-saxonne, idéaliste allemande, ouest-européenne, greffées sur la tradition américaine dans le domaine du Pragmatisme).
Ceux qui donnent son nom au courant philosophique réexaminent, d’abord, le concept de Vérité, qui semble ne plus correspondre ni aux définitions proposées par les dictionnaires, ni à la légitimité de la Constitution, écrite pat Thomas Jefferson, qui semble aussi inapplicable à la réalité postmoderne américaine. La fonctionnalité des textes pragmatiques désigne en fait le courant, car l’insertion de la Vérité dans l’épistémologie n’est à présent qu’une voie vers la Liberté, vers ce que nous avons constaté être le Libéralisme démocratique, la Gauche américaine. Les premiers pragmatiques ont théorisé les concepts dans des thèses à la confluence de la foi, du comportement et de la disponibilité des individus à une situation particulière, à un moment donné. La religiosité behaviouriste est commentée par les pragmatiques au nom d’un activisme qui a caractérisé depuis les débuts et caractérisera à jamais l’ardeur spécifique aux étourdissants rythmes de pratique/travail/des jobs américains, quel que soit le domaine : « La Foi est une proposition par laquelle une personne est prête à agir dans des conditions spécifiques » devient la devise du Pragmatisme américain (voir aussi les sources dans le Puritanisme).
Rorty identifie les sources du Pragmatisme américain dans a) la pratique politico – sociale, l’activité de succès, en groupe, en Amérique et b) les textes pragmatiques – philosophiques américains, qui commentent la recette américaine du succès dans toute activité (il ne s’agit donc pas seulement de l’analyse des théories d’économie politique). L’auteur insiste sur l’originalité du courant manifestée dans la manière de poser et de résoudre un problème, car les textes philosophiques américains commentent la réalité et/ou le particulier, provoquant une mutation, aboutissant même à une révolution, niant soit la tradition locale, soit la tradition européenne, au nom d’un succès à venir et en faveur de ce succès.
En tant que pragmatique américain authentique, Rorty pourrait-il écrire autrement qu’en clamant son appartenance au Pragmatisme – le courant philosophique de son pays, qu’en agissant, comme tout autre co-national, au nom de l’efficacité future, de la facilitation des voies politiques et économiques de la Démocratie, de la garantie de la sacralité de la Constitution – Loi dont le nom est plus sacré que tout autre nom qu’on donnerait à une divinité périmée ? Admettons que les Américains gardent les concepts de Démocratie et le texte de la Constitution dans l’esprit d’une sacralité au-delà de la religion, d’une prospérité matérielle qui leur est propre, mais où l’athéisme s’insinue quand même discrètement. Les premiers essais notables de Rorty sont : Introduction à l’anthologie Metaphilosophical Difficulties of Linguistic Philosophy (1967), The World Well Lost (1972), Overcoming the Tradition : Heidegger and Dewey (1971), Dewey’s Metaphysics (1975), Keeping Philosophy Pure. An Essay on Wittgenstein (1976), où il échange des répliques avec les historiens des idées contemporains ou de l’Europe Occidentale, tels : Habermas, Lyotard, Foucault, Derrida. En ce qui concerne la spécificité du Pragmatisme philosophique américain (déjà envisagé comme discipline académique), remarque Rorty, le syntagme la définissant est a self correcting enterprise/action autocorrective ; cela s’applique parallèlement autant dans ses essais que dans les actions de la communauté ; il s’agit, par conséquent, d’une attitude engagée, d’un activisme plus évident que dans d’autres philosophies européennes où, en s’appuyant sur la tradition, les concepts s’approfondissent à l’infini, par des commentaires rapportés à la tradition du passé.
In The World Well Lost (1972) Rorty rejoint Dewey et rejette le concept de Monde/Univers comme entité fabriquée, en proposant celui typiquement américain de Monde comme espace alternatif de référence conceptuelle. En reprenant le Tractatus et les Investigations philosophiques de Wittgenstein, Rorty combine les idées du Juif pragmatiste avec le néo-christianisme britannique, avec le néoplatonisme d’Iris Murdoch, pour tirer une conclusion aussi courageuse qu’étonnamment responsable. Il déclare l’Amérique postmoderne objectivation finale du cours universel de l’esprit occidental (voir aussi Santayana, 1913). Le Pragmatisme philosophique américain constitue pour l’académique Rorty une philosophie postmoderne culturellement appliquée et non pas un commentaire théorique en soi. À partir des essais sur la théorie de J. Derrida, Rorty décentre la Philosophie du langage même, car il nie, pareillement à l’auteur de la Déconstruction, tout ce qui est hors-texte et même le texte, justement parce qu’il confronte Langage et dernier bastion de l’idéalisme kantien. On débouche de la sorte une nouvelle fois sur la fonctionnalité pragmatique du Langage et non pas sur celle du reflet eidétique de la réalité dans l’intellect, soutenue par la tradition.
Rorty propose une vision et un texte pragmatique holiste dans Philosophy and The Mirror of Nature (1979), où il commente les conclusions des écrits tardifs de Heidegger, Wittgenstein et Dewey. Philosophe expérimenté, il traverse la tradition pragmatique américaine par les textes, combine le l’historicisme de la recherche de Hegel, et aboutit au positivisme logique américain : « Les tableaux, plutôt que les propositions, les métaphores, plutôt que les assertions, dominent la plupart de nos convictions philosophiques » (commentaires Princeton, 1979). L’épistémologie englobe à présent la Conscience, et le Savoir devient possible pour Rorty par la pratique sociale, et non pas par des textes où l’on dissèque à l’infini les concepts en passant par le tribunal de la raison pure kantienne. Rorty nie, de manière subversive, confrontant des attitudes et des concepts considérés tabou avant ses textes – d’ailleurs, ce n’est pas pour rien que les Français l’ont appelé le destructeur de la philosophie occidentale. Il fait preuve d’anti-essentialisme par rapport à l’axiologie fondamentale : Vérité, Savoir, Langage, Moralité, etc. Il nie également la différence épistémologique entre faits et valeurs, ainsi que la différence méthodologique entre moralité et science, pour soutenir finalement une liberté totale dans la recherche, les seules limites ou contraintes étant les limites et les contraintes conversationnelles de nos co-investigateurs. En plein processus de globalisation/mondialisation, Rorty affirme qu’il n’y a pas de contraintes globales, dérivées de la nature des objets, de l’intellect ou du langage sauf les remarques des interlocuteurs analysant le problème. Nous en déduisons que les systèmes philosophiques de grande extension, bien articulés et écrasants par leur majesté et leur originalité sont passés de mode dans la Philosophie, c’est pourquoi Rorty continue, pendant ses trois dernières décennies créatrices, à illustrer l’essai pragmatique typiquement américain, ainsi que le dialogue overseas.
Dans les textes créés en pleine maturité philosophico-pragmatique, l’auteur donne une nouvelle interprétation de l’historicisme. Il écrit à présent stories within History/des histoires dans l’Histoire, avec la même intention de radiographier du point de vue holistique la tradition et d’offrir des solutions pragmatiques pour l’avenir. Dans les textes : Pragmatism without Method (1993), Deconstruction and Circumvention (1983), The Priority of Democracy to Philosophy (1994), Habermas and Lyotard on Past Modernity (1984), Solidarity or Objectivity (1985) Texts and Lumps (1985) Is Natural Science a Natural Kind ? (1998), Truth and Progress (essais écrits entre 1992-1998), Rorty commente de préférence la spécificité du Pragmatisme philosophique américain, en l’opposant cette fois-ci à la Démocratie (le nouveau concept américain mis en pratique), ainsi qu’à la Littérature ou à la Science. On remarque sa préoccupation de mettre toujours plus en relation le texte pragmatique et le composant socio-politique, soit sous l’empire de la réalité at home, soit en réponse au dialogue avec les penseurs ouest-européens.
La recette américaine du succès (voir les textes de Putnam et l’influence de Lyotard), proposée pour résoudre les tensions entre la liberté individuelle et l’intérêt public, est complétée par l’idée de la continuité dans l’institution, de coopérer pour aboutir à la vérité objective sans affecter la vérité d’aucune subjectivité. Le Pragmatisme philosophico-américain s’avère maintenant trop original et trop anti-européen, car à Rorty manquent les commentaires Philosophie vs Littérature/Science auxquels il s’était rapporté initialement en s’appuyant sur la tradition pas trop lointaine de la Philosophie Linguistique du début du siècle. En ce sens, à la fin de sa création, (voir aussi A. Marga) l’auteur ne dépasse pas l’Illuminisme et ses concepts, les institutions libérales telles l’Amour du semblable ou la Justice, empruntés à la tradition plus ancienne. Rorty critique l’ethnocentrisme occidental en général et craint ce que l’avenir apportera aux Américains. Difficile de dire pourquoi l’Occident a dû éterniser des règles générales afin de résoudre des pratiques d’intérêt local, immédiat, sans appliquer, en fait, la règle de la tradition dans l’évolution historique.
En réponse à Lyotard et Geertz (1985), Rorty critique l’ethnocentrisme pratiquement appliqué par les États occidentaux toutes les fois où, sur le plan politico-social, on ne trouve pas de solution neutre. On transcend tout ce qui est donné comme réalité de l’Occident, on pratique des anti-utopies et Rorty attire l’attention sur les suites des expériences – limite (l’Auschwitz, par exemple) recommandant des textes utopiques pragmatiques, plus persuasifs, pour débloquer tout problème concernant la mondialisation, le multiculturalisme ou la communication globale. Ensuite, en rapportant la Philosophie à la Science sous l’influence de la thèse de Kuhn (1987), Rorty prend position en faveur de la science, vu qu’elle représente le modèle exemplaire de solidarité humaine, d’objectivité, dont le final semble être dépourvu d’intérêt subjectif. La Science est exemplaire parce qu’elle représente la solidarité avec un communauté humaine. Ses derniers essais pragmatiques sont également marqués par l’influence de Dilthey, dans le sens du rejet de la dualité de la science.
Confronté aux événements qui se précipitent sur le plan international (la chute du Communisme en Europe Centrale et de l’Est, en Russie, au multiculturalisme, aux problèmes climatiques de la planète, au développement inégal des pays et à ses conséquences politico-économiques, etc.), Rorty s’avère un grand humaniste et le même libéral démocrate qui achève harmonieusement son œuvre, recommandant dans ses essais la solution du Compromis dans une pragmatique scientifique future. En 1998, dans Achieving Our Country. Leftist Thought in Twentieth-Century America, il fonde théoriquement le Pragmatisme philosophique/démocratique et approfondit, encore une fois, l’analyse du déplacement permanent de la gauche culturelle vers la gauche politique en Amérique, espace propice de l’épanouissement du courant philosophique – politique. C’est de la même manière que le spécifique national se construit à son tour.
À la fin de son parcours de créateur, de son passage dans ce monde, Rorty demeure, dans la galerie des philosophes contemporains, one of the best, l’auteur d’une œuvre relevante pour l’avenir… justement parce que le « rien » des textes, des jeux, chez lui veut dire « quelque chose » et crée des solutions.



RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

CULLER, Johnatan, 1988, On Puns, N. Y. Basil Blackwell, New York.
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HEIDEGGER, MARTIN, 1976, WEGMARKEN, V. KLOSTERMANN, FRANKFURT.
RORTY, Richard, 2000, Eseuri filosofice, Bucarest, Univers.
ULMER, Gregory, 1987, Applied Grammatology, Hopkins University Press.

ABSTRACT

This article presents American pragmatism as different and still responsive to the European social and political context and to European philosophy. Focusing on Richard Rorty’s philosophical works, the author explains that his leftist position constitutes the democratic liberalism in postmodern America. Rorty’s philosophical pragmatism, as debatable as it may be, finds its roots in his attitude towards a non-synchronic tradition and in his epistemologically shaping the truth which is contextualized from social and political perspectives. Rorty anchors American pragmatism in his contemporary reality and criticizes western ethnocentrism. Aiming at an example of human solidarity and objectivity, Rorty promotes science and recommends a future scientific pragmatics.
LA LITTÉRATURE D’ÉMIGRATION ŸU LE TRANSCULTUREL MÉTISSÉ*

George FRERIS
Université Aristote de Thessalonique, Grèce

MOTS  CLÉ
littérature d émigration, métissage, identité racine, entre-deux, écriture décentrée

Mon intervention porte sur un sujet assez actuel et pourtant si vieux. Sur la littérature d’émigration, notion hybride encore au monde des lettres, mais si présente depuis des siècles, en particulier dans un des berceaux de la culture actuelle qu’est la Méditerranée orientale et Chypre, vrai pont-levis entre l’Orient et l’Occident. Cette notion de littérature d’émigration porte encore les empreintes d’une peur incertaine, comme si un monde bien solide, bien déterminé, va s’écrouler. On a encore peur de l’Autre, en particulier si celui-ci matériellement est pauvre, donc inférieur. Mais parfois il se peut que culturellement s’exprime mieux que nous, donc il est supérieur.
On sait que depuis l’ère où l’homme a cessé d’être un sujet et est devenu citoyen, c’est-à-dire dès l’époque du nationalisme, que la littérature a été inclue au patrimoine de la culture et de l’idéologie nationales, parfois même axée et centrée à décrire les vertus de la nation et à valoriser certains comportements historiques, les rendant ainsi, non seulement symboles, mais également des « recettes » pour l’avenir. Cette conception de manipulation de la littérature par des idées centrées sur un espace restreint, l’espace national, au-delà de la difficulté de permettre à cette littérature de se renouveler, a créé des idéologèmes dangereux, dont les conséquences néfastes n’ont pas encore été dépassés. Au contraire, l’idée nationale dans le domaine littéraire, idée réelle jusqu’à un certain degré, a créé des utopies qui dépassent les fonctions imaginaires de la littérature touchant la sphère de l’irrationnel.
Or, nous savons aujourd’hui que la littérature naît de la littérature, que tout texte est le résultat d’une série d’éléments réceptifs que tout auteur combine pour fabriquer son texte, pour créer son œuvre, pour arriver à constituer une poéticité littéraire, une poéticité à partir d’une langue partagée aujourd’hui entre plusieurs partenaires de nationalité différente, où plusieurs cultures empruntent le même code langagier en l’ensemençant et en lui donnant des couleurs bariolées, exprimant dans le domaine culturel, un aspect équivalent de l’universalité économique actuelle.
Ce nouvel aspect littéraire qui apparut dans les années quatre-vingt sous l’appellation de « littérature beure » en France et qui a été conçue, non sans raison, comme une conséquence du phénomène post-colonial, occupe aujourd’hui encore une place importante dans les études francophones que certains critiques le présentent comme constituant un champ littéraire à part1. Dans cette dynamique critique, le phénomène de la littérature d’émigration s’est inscrite comme domaine de recherche et se focalise sur les enjeux sociaux et identitaires posés par cette littérature qu’on a d’abord confinée dans un registre ethnographique, puis on a mis l’accent sur ce thème littéraire le définissant comme « un discours qui produit ses propres modalités d’écriture qui ne prennent cependant tout leur sens que lorsqu’on les situe dans une perspective postcoloniale » (Albert, 2005: 19).
Cette littérature ne comprend pas les œuvres qui mettent en scène des travailleurs immigrés dans des autobiographies d’intellectuels venus en Europe pour la visiter ou poursuivre leurs études. Cette situation d’exil, vécue par les écrivains comme une manière « de refuser le statut marginal et excentré dans lequel les colonisateurs cherchaient à les cantonner à travers le secteur périphérique de la littérature coloniale, à la fois régionaliste et exotique » (Albert, 2005: 29)2 appartient à la littérature des grands espaces (francophone, anglophone, hispanophone etc.). Cette littérature ne comprend pas non plus les œuvres produites par des écrivains qui donnent une place centrale à la problématique de l’immigration puisque l’écriture de l’immigration est restée marginale dans l’institution littéraire jusqu’aux années ’80. Ce n’est qu’après ces années que les littératures de l’immigration  acquérront une certaine visibilité institutionnelle, soit en identifiant cette littérature par des traits à caractère ethnique (littérature beure) ou social (littérature de l’immigration). Le sort de ces nouvelles littératures métissées ou migrantes ou de l’immigration oblige les critiques à « questionner de manière nouvelle les critères qui fondent les littératures nationales en remettant en question la notion d’identité nationale comme un concept faisant référence à une population née dans un même pays et partageant un certain nombre de valeurs constitutives de son homogénéité » (Albert, 2005: 71).
Malgré l’ambiguïté de leur reconnaissance institutionnelle, les « écrivains beurs » p.ex. ont ouvert une brèche dans l’institution des littératures nationales. Ils ont contribué à l’émergence des écrivains qui, autour des années 1990, ont déployé une « écriture décentrée », déterritorialisée, mettant en scène la figure de l’écrivain migrant. Ils désancrent littérature et nation et récusent toute conception monolithique de l’identité, toute indentification avec une nation ou un pays où s’ancrerait une « identité racine » comme dirait Glissant, et revendique leur appartenance à des univers culturels différents et non exclusifs les uns des autres.
Cette problématique est traitée sous deux angles : celui des « traits constituants du personnage » et celui de la reconfiguration de la « quête identitaire », importante depuis l’époque coloniale. En ce qui concerne « les traits constituants du personnage », nous devons noter que depuis la colonisation jusqu’à nos jours, les romans de l’immigration mettent en scène des personnages victimes de l’exclusion ou de la précarité sociale, et « en délicatesse » avec la justice. De plus, ils sont souvent guettés par le piège ethniciste, consistant à « réduire [une] identité narrative singulière à un certain nombre de stéréotypes qui construisent un immigré “type” qui s’oppose à l’expression d’une parole singulière et d’une altérité authentique ». En ce qui concerne la « quête identitaire », nous constatons une évolution dans le sentiment d’appartenance identitaire du personnage immigré. Si, au départ, le « retour au pays natal » était un espoir certain, à partir des années quatre-vingt, l’immigré ne semble plus trop savoir quel est son lieu d’appartenance. L’identité devient problématique. De plus, les auteurs refusent les catégories collectives, notamment nationales, qui leur paraissent inutilement simplificatrices. Ils se présentent comme n’étant « ni français ni autre chose » ou, ce qui revient presque au même, comme étant « et français et autre chose à la fois ». L’absence d’ancrage identitaire dans un territoire produit un discours identitaire en rupture avec les discours nationalistes. Et ce phénomène on le constate un peu partout en Europe qui accueille pour des raisons économiques de la main d’œuvre.
Ces littératures de l’immigration déploient une « écriture de la démaîtrise » et du « hors-lieu ». La démaîtrise se traduit par la déconstruction du schéma initiatique, courant dans les romans de la première heure. Elle permet de rendre compte d’une nouvelle réalité, qui ne peut plus être appréhendée de façon rassurante et structurée. De plus, ne présentant plus une image valorisée, voire mythifiée, les récits de l’immigration sont plutôt marqués par le « sceau de l’hybridité, de la marginalité, du nomadisme littéraire et du syncrétisme », bref, par des caractéristiques de la condition postcoloniale. Enfin, par « écriture du hors-lieu », on entend une écriture « située sur une limite, une frontière renvoyant à une fondamentale précarité liée aux bouleversements coloniaux puis postcoloniaux et au climat de tension et d’inquiétude qu’ils ont produit pour l’artiste ». Élaborant « des espaces de médiation entre plusieurs langues, plusieurs histoires, plusieurs imaginaires », l’écriture de l’immigration peut être saisie comme une « écriture de l’entre-deux » et du « Tout-monde », à coup sûr comme un culturel ou un transculturel métissé.
Ces littératures et leurs effets agissent à deux niveaux : d’une part, ils obligent à repenser un certain nombre de catégories littéraires préétablies et notamment celles des littératures nationales, et d’autre part, ils opèrent un décentrement et un réaménagement des dispositifs identitaires permettant de fonder le sentiment d’appartenance à un territoire, un pays ou une nation. En somme, on pourrait dire que les littératures de l’émigration invitent à une complète réorganisation des études littéraires, qui ont encore comme assises des exemples des temps passés. Mais à voir comment critiques et théoriciens continuent à utiliser les notions de « littérature migrante » ou « littératures des immigrations » au moment même où ils en dénoncent les effets négatifs (réduction, exclusion, nationalisation), on peut dire que la mort du paradigme du long XIXe siècle n’est pas pour demain.
L'identité est un assemblage d'éléments culturels et anthropologiques tributaires de l'héritage ancestral et de la situation socio-historique. Elle est donc en mutation constante. Le regard pessimiste des écrivains émigrés contemporains n'est que le reflet d'une décadence politique et d’un malentendu historique. La plupart des œuvres d' « émigration » décrivent l'incompréhension qui marque la difficulté d'une rencontre tumultueuse entre le moi national et l'autre occidental et la littérature d’émigration, et ainsi la littérature d’émigration devient une alliance originale d’unité et de diversité, un métissage des cultures qui permet au lecteur d’élargir, d’approfondir et de diversifier l’idée de son identité. Utilisant et façonnant le code langagier, l’écrivain, et par extension le lecteur, fabrique à sa manière, à partir d’un sol et d’un mode de vie qui lui est propre, un univers par rapport à l’Autre, par rapport au contexte polyculturel, par rapport au monde polyvalent où il s’y reconnaît, malgré ses traits distincts qu’il présente sous une forme idéalisée.
Cette « nouveauté »  qui provoque une faille à la notion restreinte de la nation, oblige le nouveau public élargi à se pencher sur la création culturelle de l’Autre. Cet ensemble multiculturel, voire plurilingue, dans aucun cas ne signifie qu’une seule langue postule nécessairement une seule et unique culture. Au contraire cette forme de littérature de métissage devient une forme d’expression linguiste où se syncrétise une pluralité de cultures, un domaine linguiste où l’identité du moi se confronte avec l’Autre, à tel point qu’elle devient idéal et même utopie.
Ainsi s’établit le dialogue en tant que réflexion collective au service d’un monde à construire ensemble à partir d’une connaissance réciproque, pour répondre aux questions cruciales de nos jours: comment se comprendre au-delà des contradictions? comment entreprendre cette construction avec la diversité des cultures? et comment imaginer à le construire? Repenser le passé est un chemin vers la compréhension du présent et celle du futur. Comment l’histoire de l’Homme se transforme en l’expression d’un langage politico-poétique? Comment seront touchées l’écriture et l’oralité, avec la violence qui est celle de la domination et du pouvoir quasi mythique? L’écriture fortement liée à « sa » culture, comment arrive-t-elle à imaginer l’autre et à s’imposer pour construire « une identité »? Une réflexion à triple dimension (historique, philosophique et littéraire) semble nécessaire pour « tailler » cet espace de la rencontre des orientalistes et les spécialistes des sciences humaines, ainsi que les civilisationnistes et les littéraires. L’Orient s’entend au pluriel, proche, moyen, extrême, et il devrait, en retour, en être de même pour l’Occident, toujours à la fois proche, moyen et extrême.
L’identification qui est, pour certains, une conséquence grave de la mondialisation, et pour bien d’autres, un défaut de nature de l’Homme vis-à-vis de l’autre, provoque chez les spécialistes des sciences humaines, notamment, une réflexion acharnée sur le problème de l’identité, autour duquel se développent les études inter/transculturelles et toutes les théories sur l’expérience de l’Orient dans le contexte de l’Occident, ou sur l’expérience de l’Occident dans le contexte de l’Orient. A l’opposé de l’identité, le mélange ou le métissage, lui aussi controversé, souvent mal compris reste à son tour à définir.
Cet axe de recherche est conçu dans le cadre des études civilisationnistes et interdisciplinaires. Il vise à favoriser une rencontre entre orientalistes et spécialistes des sciences humaines par une série d’études thématiques opérant question par question,  ainsi qu’à mettre en œuvre  une approche commune du travail de chacun dans son champ de recherche respectif.
Comment trouver ou protéger son identité dans ce complexe processus d’identification? Comment ne pas se perdre, dans le tissage des cultures, leur continuel échange?  Il semble exister deux grandes approches de l’autre. La première  met l’accent sur la recherche du  « même » chez l’autre; la seconde sur les différences.  Le « même » semble plus « rassurant » pour le je face à l’autre, mais il devient finalement plus inquiétant et peut conduire à l’élimination de l’autre.
Or, les études de réception littéraire, mais aussi de réception des idées, des modes de pensées visent à constituer et / ou à reconstituer peu à peu une « morphologie de la volonté de savoir » (Michel Foucault) de l’autre, représentée principalement par l’imaginaire de l’autre et de soi dans le regard de l’autre. Nos études sur ce sujet pourront s’effectuer sur deux plans: en fonction de l’époque et en fonction du champ de réception.
Pour mieux démontrer tout ceci, je vais illustrer très brièvement cet aspect théorique par deux auteurs francophones grecs : l’un est Vassilis Alexakis3 qui écrit dans les deux langues, l’autre est Théo Crassas4, d’origine chypriote qui ne compose qu’en français. Le premier, utilise la prose et après s’être aventuré dans le récit romanesque, dans les années ’80 il s’est orienté vers la quête de l’identité. Une identité recherchée sur plusieurs niveaux, comme celui de l’autoconnaissance de soi ou de la prise de conscience du moi (Paris-Athènes), de la recherche de sa langue maternelle (La Langue maternelle), de la recherche chez l’Autre (Les Mots étrangers), de la recherche de son passé (Je t’oublierai tous les jours), de la recherche culturelle (Après J.-Ch.). Le second, cherche son identité à travers l’alliage culturel entre l’Orient et la Grèce antique, démontrant par ses plus de 40 recueils poétiques, tous composés en français, que sa quête d’identité est centrée sur une mystique de l’Amour qui prend source du néo-platonisme, se développe dans le soufisme persan et mûrit dans le tantrisme de l’Inde. Tous les deux expriment une littérature où le moi national s’est intégré au moi de l’autre. Une littérature où le transculturel est naturel, où le national est étrange, où le réel côtoie le surréel et le surréel exprime une réalité si simple. Une littérature où le métissage est norme, source de richesse et surtout point de départ d’une ouverture créatrice.


NOTES

 Voir les études de Laronde, 1993, 1996; Bonn, 1995; Cazenave, 2003; Albert, 2005.
2 Autour des années soixante, les récits plus ou moins autobiographiques qui mettent en scène des étudiants africains confrontés à la culture occidentale se multiplient à tel point que le recours à ce type de récits finit par apparaître comme une sorte de passage obligé pour tout apprenti écrivain africain. Parallèlement à ces récits autobiographiques, sont aussi publiés des récits qui sont une mise en littérature de l’importante migration économique des Maghrébins, des Africains et des Antillais qui se produisit à cette époque. On y dénonce dans cette production littéraire généralement l’utilisation faite par la France des Noirs ou des Maghrébins comme main-d’œuvre bon marché ou comme chair à canon pendant les différentes guerres aussi bien en Europe qu’en Asie.
3 Né à Athènes en 1944, il a publié les Romans et récits: Le Sandwich, HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Julliard&action=edit"Julliard, Paris, 1974, Les Girls du City-boum-boum , Paris, HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Julliard&action=edit"Julliard, 1975, La Tête du chat, Paris, HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Seuil"Le Seuil, 1978, Talgo, Paris, HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Seuil"Le Seuil, 1983, Contrôle d'identité, Paris, HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Seuil"Le Seuil, 1985, Paris-Athènes, Paris, HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Seuil"Le Seuil, 1989, Avant, Paris, HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Seuil"Le Seuil, 1992 (HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/Prix_Albert_Camus"Prix Albert Camus 1993), Le cœur de Marguerite, Paris, HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89ditions_Stock"Stock, 1999, La Langue maternelle, Paris, HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/Fayard"Fayard, 1995 (HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/Prix_M%C3%A9dicis"Prix Médicis 1995), Les Mots étrangers, Paris, HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89ditions_Stock"Stock, 2002, Je t'oublierai tous les jours, Paris, HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89ditions_Stock"Stock, 2005, Après J.-C., Paris Stock, 2007 (Prix du roman de l’Académie française 2007) ; les Nouvelles: Papa : et autres nouvelles, Paris, HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/Fayard"Fayard, 1997 (HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Prix_de_la_Nouvelle_de_l%27Acad%C3%A9mie_fran%C3%A7aise&action=edit"Prix de la Nouvelle de l'Académie française 1997), Le Colin d'Alaska, illustrations de Maxime Préaux, Paris, 1999; les Aphorismes : Le Fils de King Kong, 1987, L’Invention du baiser, illustrations de Thierry Bourquin, 1997; les Dessins humoristiques : Mon amour !, 1978 et le Guide de voyage: Les Grecs d'aujourd'hui, Paris, HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Balland&action=edit"Balland, 1979. 
4Né en 1947, à Bujumbura, capitale du Burundi, de père chypriote et de mère crétoise, après une enfance studieuse en Grèce, il s’est installé en 1965, à Aix-en Provence pour y accomplir des études juridiques mais il décida de se consacrer à la poésie. Sa décision d’écrire en français découle du fait qu’il avait fait ses études élémentaires et secondaires en français, et surtout sa longue maturation intellectuelle commencée en 1965. Rentré en Grèce, en 1993, après avoir écrit à Paris, ses premiers recueils, il reprend, son activité littéraire à Athènes où il vit, ayant publié jusqu’à présent 40 recueils poétiques, connaissant une grande intensité de création.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

ALBERT, Christiane, 2005, L’Immigration dans le roman francophone contemporain, Karthala.
BONN, Charles, 1995, Littératures des immigrations. Vol. 1. Un espace littéraire émergent, L’Harmattan.
CAZENAVE, Odile, 2003, Afrique sur Seine, une nouvelle génération des romanciers africains à Paris, L’Harmattan.
LARONDE, Michel, 1993, Autour du roman beur. Immigration et identité, L’Harmattan.
LARONDE, Michel, 1996, L’écriture décentrée, la langue de l’autre dans le roman contemporain, L’Harmattan.

ABSTRACT

Starting out from the definition that literature is a part of the national ideology, this presentation seeks to demonstrate that the idea of the nation is undoubtedly “real” but thoroughly utopian as well. On the contrary, the literature of emigration, when considered as a form of creative activity between multilingual partners and different cultures that adopt the same linguistic code, express, in the context of culture, a view equivalent to the current universalisation of economy.
This original combination of unity and diversity allows readers to diversify their idea of identity. By means of language, authors, and consequently readers, create a universe which is relevant to the Other, to the multicultural and versatile world in which they exist. This multicultural or even multilingual unity does not mean that a language signifies a unique culture, but it develops in a plurality of cultures and in a linguistic area in which the individual identity is confronted to the Other so that it becomes ideal or even utopian.
LE JEU ET L’ÉCRITURE DÉRIDIENNE

Marius GHICA
Université de Craïova, Roumanie

MOTS - CLÉ
jeu, écriture, déconstruction, signe, trace, différence, logos

Derrida interprète le déplacement de l’intérêt spéculatif du monde du réel vers celui du langage – un phénomène visible de nos jours dans presque tous les domaines de la pensée humaine – et l’ouverture vers le champ infini du sens comme des effets d’un «événement» historiel : l’absence d’un centre stabilisateur, d’un signifiant transcendental capable de fonder, d’orienter et de limiter le sens du discours. Le discours traditionnel précédant cette «rupture» se constituait dans une structure qui avait un fondement, une origine fixe, un centre qui pouvait se situer à l’intérieur ou à l’extérieur de cette structure. L’histoire de la métaphysique serait, selon Derrida (qui développe ici une idée nietzschéenne), l’histoire des transformations et des substitutions ou des «métaphores» de ce centre (désigné, tour à tour, «essence», «existence», «substance», «sujet», «vérité», «présence», «conscience», «divinité», etc.), un centre qui, en tant que arche ou telos, fondait ou orientait le sens du discours. «La rupture» sera survenue au moment où, en percevant ce processus de transformations et de substitutions perpétuelles du centre, on est venu à penser que «la loi» de la présence d’un centre qui institue cette suite de métonymies serait justement absence de tout centre, cherché tout le temps en dehors de lui-même, dans ses substituts.
C’est alors le moment – précise Derrida – où le langage envahit le champ problématique universel; c’est alors le moment où, en l’absence de centre ou d’origine, tout devient discours – à condition de s’entendre sur ce mot – c’est-à-dire système dans lequel le signifié central, originaire ou transcendantal, n’est jamais absolument présent hors d’un système de différences“ (L’écriture et la différence, Éditions du Seuil, Paris, 1967, p. 411).
Derrida constate ce glissement du champ référentiel des choses vers les mots et parle lui-même d’«inflation» du langage, en désignant ainsi le phénomène d’irruption de la problématique du langage dans les domaines les plus divers de la connaissance humaine. La crise du langage et du signe «indique comme malgré elle qu’une époque historico-métaphysique doit déterminer enfin comme langage la totalité de son horizon problématique» (De la grammatologie, Les Éditions de Minuit, Paris, Paris, 1967, p. 15).
L’effort spéculatif de Derrida dans De la grammatologie vise la condamnation du référentiel dans le discours phonocentriste. En désavouant la détermination de l’être comme présence (de la chose par la voix, comme détermination phonétique du langage), la grammatologie dénonce la référence même du discours classique. Elle ne peut plus accepter l’ancienne référence, puisque «la chose même est un signe». Le renversement du rapport entre parole et écriture est une manière de postuler que le sens est au-dessus de la référence extralinguistique. Dans la grammatologie, le sens même devient le but d’un discours dans lequel «le signifié fonctionne comme signifiant».
En réfléchissant sur l’écriture, Derrida pense en fait le langage, le statut du signe et de la signification. Pour circonscrire «l’objet» du discours, il suit deux voies qui se recoupent toujours. D’une part, le grammatologue entre en dialogue critique avec les catégories de la tradition métaphysique qu’il déconstruit, pour voir comment en fonctionnent les mécanismes et pour la «dépasser»; de l’autre, il propose de nouveaux concepts capables de désigner ce quelque chose d’occulté dans le logocentrisme et qu’il voudrait dévoiler. Ce jeu double, déconstruire l’appareil conceptuel hérité en commençant par valoriser ses ressources pour proposer au fur et à mesure un «nouveau langage», fait partie d’une stratégie dévoilée et justifiée de la façon suivante :
Les mouvements de déconstruction ne sollicitent pas les structures du dehors. Ils ne sont possibles et efficaces, ils n’ajustent leurs coups qu’en habitant ces structures. En les habitant d’une certaine manière, car on habite toujours et plus encore quand on ne s’en doute pas. Opérant nécessairement de l’intérieur, empruntant à la structure ancienne toutes les ressources stratégiques et économiques de la subversion; les lui empruntant structurellement, c’est-à-dire sans pouvoir en isoler des éléments et des atomes, l’entreprise de déconstruction est toujours d’une certaine manière emportée par son propre travail. (Ibid., p. 39.)
Puisque la déconstruction des concepts et des philosophèmes traditionnels va de pair avec la proposition d’autres nouveaux, les anciens et les nouveaux termes cohabitent dans un lexique mixte. C’est seulement au moment où le système qui mettait en jeu les vieux concepts est entièrement démonté, ceux-ci sont réévalués sémantiquement ou remplacés par d’autres concepts, nouveaux : écriture, archi-écriture, différence-différance, trace, archi-trace, gramme, greffe, supplément, etc. Les concepts et les néonymies établissent entre eux un rapport dialectique-herméneutique, font partie d’une chaîne perpétuelle de transformations métonymiques qui bloque leur coagulation dans une signification unique et les entraîne dans une recherche continuelle du sens.
Le choix du mot trace, un mot fondamental pour la grammatologie, est justifié de la façon suivante :
Pourquoi de la trace ? Qu’est-ce qui nous a guidé dans le choix de ce mot ? Nous avons commencé à répondre à cette question [...]. Si les mots et les concepts ne prennent sens que dans des enchaînements de différences, on ne peut justifier son langage, et le choix des termes, qu’à l’intérieur d’une topique et d’une stratégie historique. La justification ne peut donc jamais être absolue et définitive. Elle répond à un état des forces et traduit un calcul historique. Ainsi, outre celles que nous avons déjà définies, un certain nombre de données, appartenant au discours de l’époque, nous ont progressivement imposé ce choix. Le mot trace doit faire de lui même référence à un certain nombre de discours contemporains avec la force desquels nous entendons compter. Non que nous en acceptions la totalité. Mais le mot trace établit avec eux la communication qui nous paraît la plus sûre et nous permet défaire l’économie des développements qui ont chez eux démontré leur efficacité (Ibid., p. 102).
Pour Derrida, le processus de signification est un perpétuel «jeu formel de différences», car «rien, ni dans les éléments, ni dans le système n’est jamais purement et simplement présent ou absent. Il n’y a, de part en part, que des différences de différences et des traces de traces».
Bien des «figures» du discours philosophique contemporain proviennent de l’écriture derridienne et en sont illustrées de manière exemplaire par l’écriture derridienne, où l’on rencontre, par exemple, l’identité dans la différence, la disjonction négative, la mise en abîme ou le tiers inclus. Un système binaire fonctionnait également dans le discours traditionnel sous la forme du couple de concepts se trouvant en relation d’opposition et d’exclusion, mais il supposait une certaine hiérarchisation, dans laquelle l’un des termes prévalait. S’il y avait là une tension des choses ou des subsistances, ici elle est de l’ordre du langage. L’éternelle dispute entre la parole et l’écriture, dans laquelle le logocentrisme a mis sur la première place la détermination phonique du langage en excluant l’écriture comme « secondaire » est détournée chez Derrida de la forme de la disjonction négative : ni - ni (le langage n’est ni parole - ni écriture, ni dedans - ni dehors, ni idéal - ni réel, ni sensible - ni intelligible) vers la forme plus subtile de l’identité dans la différence : et - et, qui n’exclut, toutefois, un ni - ni (le langage est et parole - et écriture, et dedans - et dehors, et idéal - et réel, et sensible - et intelligible). L’identité dans la différence et le tiers inclus tendent à résoudre la tension des paires négatives classiques – il ne s’agit cependant pas d’une synthèse qui éteigne la tension des termes opposés mais d’une création nominale qui garde et revitalise l’alternative, se situant au centre d’un entre et faisant proliférer les suppléments et les néonymies. Le fondement, l’origine sans lesquels les termes classiques de l’opposition n’auraient pas pu exister sont à présent remplacés par cette position médiane. L’alternative aporétique (ou  ou) est transgressée par la révélation du lieu médian dans lequel les termes jusqu ’ici opposés se différencient, en communiquant à la fois. «Le chiasme» est la figure qui illustre le mieux cette circularité et réversibilité dans lesquelles sont entraînés les termes du couple. Ces figures n’apparaissent jamais toutes seules ; elles s’appellent et se complètent les unes les autres, dans un réseau très subtil et complexe.
La différence derridienne ne résout pas la tension du couple, ne vise même pas ce but; au contraire, elle se prolonge dans d’autres suppléments et répétitions. Le tiers inclus est le produit d’une captivante chaîne de transformations, dans laquelle les termes reprennent ou renouvellent des philosophèmes traditionnels («origine», «fondement», etc.), en fonctionnant cependant plutôt comme des prédicats qui peuvent être alternativement substitués qu’en guise de principes stabilisateurs. La différence originaire du grammatologue déconstructiviste (la différence) est justement la trace, dénommée «l’origine absolue du sens en général». Les prédicats changent ensuite réciproquement déplace : «La trace est la différence qui ouvre l’apparaître et la signification», pour que les deux soient après différenciés dans leur identité : «Articulant le vivant sur le non-vivant en général, origine de toute répétition, origine de l’idéalité, elle [la trace] n’est pas plus idéale que réelle, pas plus intelligible que sensible, pas plus une signification transparente qu’une énergie opaque et aucun concept de la métaphysique ne peut décrire» (Ibid., p. 95).
On n’a pas affaire, dans les écrits de Derrida, à un trajet unique, à une voie qui se développe progressivement, retraçant petit à petit un fil rouge de la pensée – voilà la réalité à laquelle nous confronte la tentative de les exposer ou thématiser. Son discours circonscrit son objet par cumul. Tout l’arsenal phénoménologique, herméneutique et dialectique de la déconstruction est mis au service de la détermination de « l’objet »du discours, qui n’est pas autre que le discours lui-même, sous la forme de l’écriture. L’ancienne thématisation qui fonctionnait dans le discours classique se transforme dans son cas, également comme chez Nietzsche, Heidegger, Wittgenstein, Gadamer ou Paul Ricœur, dans la recherche d’un hermeneuein. Le langage, l’écrit et l’écriture sont le «déjà-trouvé» que le philosophe vient à peine ensuite chercher, en développant dans le texte un réseau de relations dans lesquelles les éléments résonnent les uns par les autres, se retrouvent musicalisés, comme dans les accords d’une symphonie, changent de place ou fonctionnent dans des couples contradictoires, des différences qui nourissent la tension de la pensée et qui ne se «résolvent» dans un nouveau concept que pour plonger dans d’autres disjonctions, comme dans une mise en abîme dérapée, prolongeant à l’infini la recherche de ce quelque chose dont le Mot ne peut saisir l’essence. L’écriture est en même temps l’identique différent, l’agent déclenchant l’itinéraire dans l’empire du langage, le hermeneuein recherché et l’espace de la recherche, un Graal qui semble s’éloigner, mais dont on approche cependant en avançant progressivement de nom en nom, de rune en rune, dans un monde des mots.
À la différence du discours philosophique traditionnel où des rapports de spécification ou de subordination logique s’établissent entre les concepts fondamentaux, la prolifération des métamorphoses nominales de l’hermeneuein prend maintenant la forme d’une chaîne de suppléments. On comprend par «supplément » (un mot que l’on rencontre souvent chez Derrida) le signe qui vient suppléer, tenir la place d’un autre signe, qui est à la recherche de son «autre nom“, une apposition, une répétition de soi-même :
L’identique ici s’appelle supplément, l’autre nom de la différence». Les termes additionnels ne sont guère vicariants. Ce cumul engendre une augmentation du signifiant. «Texte», «écriture», «archi-écriture», «trace», «différence» sont des mots sans cesse à la recherche de leur supplément, dans une constellation de sens où «l’opération souveraine» consiste à suivre les traces des simulacres, des suppléments, «le changement et le choix de n’importe quel mot (L’écriture et la différence, ed. cit. p. 403).
Le mécanisme de l’écriture derridienne, en tant que suppression du sens, peut être saisi en partant de la relation dialectique entre le maître et l’esclave dans La Phénoménologie de l’esprit. Il nous paraît utile, dans notre tentative de suivre la pensée derridienne, de la résumer ici en nous assumant le risque de l’appauvrir dans ses subtiles et fines articulations. Au moment où, à l’intérieur de l’homme, s’éveille la conscience-de-soi et rencontre une autre conscience-de-soi, de l’autrui, du prochain, l’homme doit supprimer la dernière pour assurer l’indépendance de sa propre essence. Car en sortant de soi-même il se découvre comme étant quelque chose d’extérieur, une autre essence – au fait, sa propre essence dans l’altérité. Les deux consciences-de-soi engagent «une lutte à vie et à mort», dit Hegel. Le vainqueur qui a affronté la mort sera le maître ; le vaincu sera l’esclave car, par peur, il choisit de rester vivant à tout prix. En le supprimant, le maître se supprime pourtant soi-même, il obtient «la négation sans indépendance» puisqu’il n’y a plus un autre – l’esclave – qui le reconnaisse. L’action des deux accomplirait ainsi ce que Hegel appelle «la négation abstraite», c’est-à-dire la mort de l’autre, du négatif. A l’opposé se trouve «la négation absolue». La conscience nie toujours, elle supprime (aufhebt) mais dans le sens qu’elle «garde et préserve celui qui a été supprimé et par cela même survit à sa suppression“ (Hegel, La Phénoménologie de l’esprit, ed. cit., p. 111). Les deux consciences se trouvent donc en équilibre, chacune a besoin de l’autre pour être confirmée et reconnue. Le maître choisira de subjuguer l’esclave mais de lui laisser la vie pour avoir quelqu’un qui le reconnaisse comme maître. Mais maintenant c’était seulement le maître qui était reconnu par le vaincu; le dernier ne faisait que reconnaître. C’est là que réside l’inégalité des deux consciences-de-soi. Le maître, poussé par le désir et le plaisir, a besoin de l’esclave pour étendre son empire sur les choses, car celui-ci est le seul à pouvoir les travailler. Il s’apercevra qu’il n’a pas obtenu la conscience indépendante qu’il voulait. Celui qui le reconnaissait comme maître n’était plus, à son tour, une conscience indépendante, un semblable. La confirmation de son essence indépendante venait d’une conscience non-essentielle et dépendante. «La vérité de la conscience indépendante est donc la conscience servile.» (Ibid., p. 113.) Le maître n’est pourtant pas le seul à se rendre compte que son essence est le contraire de ce qu’il était. Dans sa condition de conscience «refoulée» et dépendante, la conscience de l’esclave obtiendra l’indépendance par l’intermédiaire du travail. Le maître ne domine pas le réel de manière directe et sans intermédiaire, car il a situé, entre lui et les choses, l’esclave. Celui-ci se libère cependant, par son travail et en agissant directement sur les choses, de la servitude face à «l’existence naturelle». Le travail le forme en le modelant, éveille en lui la conscience de l’être indépendant, même si ce changement restera au début complètement intérieur. Il s’apercevra qu’il est lui aussi capable, tel son maître, de dominer et de décider, ne fut-ce que pour ce qui est des choses – au début –, qu’il est donc lui aussi une conscience-pour-soi.
Ce n’est pas notre intention de suivre plus loin l’enchaînement des moments dans la dialectique hégélienne, la façon dont l’esprit agit au cadre du réel. Regardons plutôt en arrière, car ce qui intéresse Derrida c’est le prix que le maître doit payer pour s’assurer la domination. Le maître trouve donc sa confirmation dans l’esclave. Il n’est pas une conscience indépendante absolue; la conscience-de-soi, il ne l’obtient que par l’intermédiaire de son négatif, de la conscience servile, dans l’acte de la reconnaissance. Laisser la vie à l’esclave, le «supprimer en le préservant» – voilà la condition servile que le maître accepte à son tour pour dominer.
En marge de quelques textes de Georges Bataille dédiés à la dialectique hégélienne et interprétés par Derrida, le rapport dialectique entre le maître et l’esclave de La Phénoménologie de l’esprit est transféré au champ du discours: «Telle est la condition du sens, de l’histoire, du discours, de la philosophie, etc.» (L’écriture et la différence, ed. cit., p. 375). Cherchant à assurer la continuité du « processus », à obtenir un sens et à sauvegarder la connaissance, le discours perd sa souveraineté (souveraineté [en fr. dans le texte] vient remplacer la «domination» hégélienne, Herrschaft) ; car il doit accepter la condition servile. La nécessité de la continuité logique impose que le négatif et son «action» acquièrent un sens ; voilà, selon Derrida, la raison de l’Aufhebung hégélienne : suspendre le jeu. Mais est-il encore souverain, un discours qui consent à la servitude, à la soumission face à l’évidence du sens, qui permet «la complicité servile» entre le discours et le sens ? Une telle question réduit le grammatologue au silence, du moment qu’il a choisi de ne se soumettre à personne et aussi de ne soumettre personne et rien. Mais les mots nous sont encore nécessaires pour déclarer et expliquer le silence. On se voit donc inéluctablement contraint de dire, à l’aide du langage qui a accepté de se soumettre, ce qui n’est pas soumis. Toute tentative de dire le silence signifie déjà l’annuler. Et si «le silence» est «le plus pervers ou le plus poétique» de tous les mots, c’est parce que, sous l’apparence de cacher le sens, il «dit le non-sens, il glisse et s’efface lui-même, ne se maintient pas, se tait lui-même, non comme silence mais comme parole» (Ibid., pp. 385–386). Quelle est donc la solution ? «„Il faut trouver“ – dit Bataille et avec lui Derrida – en choisissant „silence“ comme „exemple de mot glissant“, des „mots“ et des „objets“ qui ainsi „nous fassent glisser...“ Vers quoi ? Vers d’autres mots, vers d’autres objets bien sûr qui annoncent la souveraineté» (Ibid., p. 386).
A lui seul, ce «glissement» présente cependant «le risque» d’aller vers un sens, de demeurer dans la même linéarité du discours de type hégélien qu’il faut transgresser : «Mais ainsi orienté, ce qu’il risque, c’est le sens, et de perdre la souveraineté dans la figure du discours. Risque, à faire sens, de donner raisons. A la raison. A la philosophie. A Hegel qui a toujours raison dès qu’on ouvre la bouche pour articuler le sens. Pour courir ce risque, dans le langage, pour sauver ce qui ne veut pas être sauvé – la possibilité du jeu et du risque absolus – il faut redoubler le langage, recourir aux ruses, aux stratagèmes, aux simulacres. Aux masques. [...] En parlant „à la limite du silence“, il faut organiser une stratégie et „trouver [des mots] qui réintroduisent – en un point-le souverain silence qu’interrompt le langage articulé“.» (Id. ibid.)
L’antihégelianisme de Georges Bataille que Derrida interprète en accentuant et nuançant certaines parties est assumé et théorisé par le grammatologue déconstructiviste. La transgression du discours est synonyme avec la transgression du sens. Nettement opposé à la tradition hégélienne, le paradigme de l’écriture derridienne n’est plus l’acheminement du concept vers un sens qui le parachève et l’orientation de la connaissance ; c’est le labyrinthe aux murs tapissés de miroirs engendrant d’innombrables réflexions. Il suffit de tomber sur un sentier latéral pour quitter le droit chemin et le sens se perd dans des bifurcations et des miroitements sans fin, dans un dérapage continuel et programmé du sens.
Derrida marche ici dans le sillage de Wittgenstein. Pour l’auteur du Traité..., en philosophie comme dans les mathématiques, le processus de la pensée et son résultat sont équivalents. La préface aux Investigations philosophiques nous fait voir que l’essentiel ne consiste pas à s’acheminer progressivement vers le but visé, mais à être toujours en route; à traverser le champ de la pensée en suivant autant de sentiers que possible, car il n’existe rien de plus important que l’itinéraire parcouru. Il ne faut pas prendre la philosophie pour une doctrine, mais pour activité (idée qui est considérée depuis comme l’une des thèses fondamentales du positivisme logique). Wittgenstein trouve illusoire la croyance que l’investigation philosophique aboutirait à des résultats philosophiques de la même manière dont la recherche scientifique peut conduire à des résultats scientifiques.
Dans la théorie/pratique de l’écriture derridienne, la transgression du discours se réalise par la réinterprétation de l’un des concepts fondamentaux de Hegel : Aufhebung, mot intraduisible dont le sens pourrait être approximé par le syntagme «supprimer en préservant». Le mécanisme de l’Aufhebung hégélienne est bien connu : une détermination est niée sans être pourtant annulée, mais préservée dans une autre détermination qui révèle la vérité. Cette confirmation qui n’annule pas les moments du processus mais le retrouve tout entier au bout du chemin a lieu, chez Hegel, dans la circularité du logos, dans l’horizon d’un projet du sens. Mais l’écriture derridienne, à la recherche d’un nouveau statut du discours, veut non seulement «renverser» la phénoménologie de l’esprit, mais aussi l’«englober». Dans cette écriture qu’il appelle majeure, le concept ne préserve plus tout le processus : la transgression du sens et avec lui du discours (de la vérité, de la connaissance) a lieu par la neutralisation de ses moments. L’Aufhebung n’est plus «une suppression qui préserve», mais un dépassement qui neutralise les moments enchaînant le discours et empêche de la sorte leur cristallisation dans un sens. La détermination se réalise par «le tissu des différences», dans une «précipitation rigoureuse» des concepts vers leur «sacrifice impitoyable» :
Ne pouvant ni ne devant s’inscrire dans le noyau du concept lui-même (car ce qui est ici découvert, c’est qu’il n’y a pas de noyau de sens, d’atome conceptuel, mais que le concept se produit dans le tissu des différences – s.n.), l’espace qui sépare la logique de maîtrise et, si l’on veut, la non-logique de souveraineté devra s’inscrire dans l’enchaînement ou le fonctionnement d’une écriture. Cette écriture – majeure – s’appellera écriture parce qu’elle excède le logos (du sens, de la maîtrise, de la présence, etc.). Dans cette écriture... les mêmes concepts, apparemment inchangés en eux-mêmes, subiront une mutation de sens, ou plutôt seront affectés, quoique apparemment impossibles, par la perte de sens vers laquelle ils glissent et s’allument démesurément. (Ibid., p. 392.)
L’honnêteté et la lucidité derridienne vont jusqu’à démasquer «la stratégie» et les effets des mécanismes raffinés dont le grammatologue nous fait part :
Cette écriture... se plie à enchaîner les concepts classiques en ce qu’ils ont d’inévitable..., de telle sorte qu’ils obéissent en apparence, par un certain tour, à leur loi habituelle, mais en se rapportant en un certain point au moment de la souveraineté, à la perte absolue de leurs sens, à la dépense sans réserve de ce qu’on ne peut même plus appeler négativité ou perte du sens que sur leur face philosophique; à un non-sens, donc, qui au-delà du sens absolu, audelà de la clôture ou de l’horizon du savoir absolu. Emportés dans ce glissement calculé [s.n.], les concepts deviennent des non-concepts, ils sont impensables, ils deviennent intenables. (Ibid., p. 393.)
Le jeu auquel nous invite l’écriture derridienne est justifié en tant qu’expression de la règle même. Et la «destruction» du discours qu’obtient de façon programmée une telle aventure de l’effondrement du logos nous est présentée comme une nécessité, un fatum qui ne peut être occulté, mais seulement assumé. La déconspiration derridienne est totale, mais justement pour nous attirer davantage dans les pièges du jeu :
Aussi la destruction du discours n’est-elle pas une simple neutralisation d’effacement. Elle multiplie les mots, les précipite les uns contre les autres, les engouffre aussi dans une substitution sans fin et sans fond dont la seule règle est l’affirmation souveraine du jeu hors sens. Non pas la réserve ou le retrait, le murmure infini d’une parole blanche effaçant les traces du discours classique mais une sorte de potlach des signes, brûlant, consumant, gaspillant les mots dans l’affirmation gaie de la mort: un sacrifice et un défi. [...] Que s’est-il passé ? On n’a en somme rien dit. On ne s’est arrêté à aucun mot; la scène ne repose sur rien; aucun des concepts ne satisfait à la demande, tous se déterminent les uns les autres et en même temps se détruisent ou se neutralisent. Mais on a affirmé la règle du jeu ou plutôt le jeu comme règle; et la nécessité de transgresser le discours et la négativité de l’ennui (d’employer quelque mot que se soit dans l’identité rassurante de son sens). (Ibid., p. 403.)
Dans la stratégie de la transgression du discours et du sens entre également l’opération d’une mise-entre-parenthèses du sens. Mais c’est une réduction qui agit au pôle opposé d’une époché phénoménologique, car la réduction phénoménologique est une réduction au sens et au nom du sens, cherchant à mettre en valeur une signification essentielle du concept. Le grammatologue cependant fait appel à une réduction du sens, à sa suspension, pour se conformer à la règle du jeu. Et comment peut-on rester souverain et obéir seulement aux règles de ce jeu sinon en empêchant à tout prix que le sens, fidèle à la raison, se cristallise ? La devise derridienne est «la destruction sans réserve du sens». Il faut donc pour cela recourir à des «suppléments», des «ruses», des «simulacres», en déconstruisant et en faisant «glisser tout le discours». Mais l’homme est un «animal» qui veut du sens, on l’a dit, et la philosophie a été depuis toujours une tentative de l’homme de se comprendre soi-même et de connaître le monde dans sa vérité, de mettre de l’ordre dans le désordre des choses. L’écriture derridienne veut sortir du cercle du logos et, cantonnée dans un ethos de l’in-différence, comme on pourrait le nommer, laisse le monde dans son indifférence malgré la promesse de tout affirmer dans la souveraineté qu’elle a désirée. Le grammatologue même affirmait cependant que l’examen critique et la déconstruction des concepts fondamentaux de la métaphysique seront réalisés grâce à «une sortie hors de la philosophie» (de la philosophie traditionnelle, bien sûr), car son but est la recherche d’un autre statut du discours. «Le principe» qui gouverne ici est cette opération souveraine par laquelle on obtient l’annulation même de tout principe ou fondement, de tout transcendantal du discours. Ce qui en résulte est un fascinant discours visant l’exploitation au maximum des ressources du sens, pour l’en vider.
La suppression du sens dans l’écriture derridienne produit parfois l’effet d’«inintelligible» que lui reprochait Etienne Gilson en lisant les textes de la grammatologie, sans avoir pu alors entrevoir que la destruction du sens entre dans l’économie d’une stratégie plus large de la grammatologie, de déconstruire et de miner le discours traditionnel des sciences humaines.
Le théorique est entretenu par une évolution coaxiale de l’écriture derridienne. Elle déconstruit – mettant en jeu des mécanismes de la phénoménologie, de l’herméneutique, de la dialectique – les discours de la métaphysique, des sciences humaines ou les textes littéraires en marge desquels elle théorise à la fois.
Le grammatologue Derrida excède cependant presque toujours l’herméneute. Dans sa lecture critique et interprétative (par laquelle il confesse une sortie délibérée «hors de la philosophie») la boucle ne se ferme jamais, elle ne s’ouvre pas, non plus, vers une direction quelconque, mais renvoie à l’infini, de néonymie en néonymie, de différence en différence, de supplément en supplément, jusqu’à l’éparpillement total, à la dissémination – c’est justement le mot que Derrida a choisi en guise de titre pour l’un de ses livres.
Dans le tissu textuel généré ici, seule la forme d’un scénario de spectacle (des sens) dans lequel le lecteur devient, de même que l’auteur, acteur et spectateur, crée encore l’illusion d’une voie. Dans l’océan de signes où il est voué au glissement perpétuel, l’herméneute se bâtit un navire de toute trace écrite, entraînée ensuite dans «une machinerie implacable» et poussée dans les eaux infinies des sens sursaturés et alternativement supprimés. La lecture des Nombres de Philippe Sollers, par exemple, produit un tissu de textes dans lesquels le monologue est greffé sur les extraits littéraires interprétés, eux-mêmes des greffes d’autres textes. On assiste à un mécanisme sophistiqué à fabriquer des textes. Le texte greffé se plie à la «chimère» de lettres qu’il reflète et en prend la forme, une ville-livre de Babylon, un espace illusoire et pourtant réel où les machines remplacent les gens, possèdent de la mémoire, savent lire, déchiffrer et même écrire. D’une part appellent des théorèmes ou des énoncés logico-mathématiques réécrits (Hilbert, Frege, Wittgenstein, Bourbaki, etc.), de l’autre nous font signe les livres de notre bibliothèque «domestique» (Tao Te King, le Zochar, les mythologies mexicaines, indiennes, islamiques, Empédocle, Nicolaus Cusanus, Bruno, Marx, Nietzsche, Lénine, Artaud, Bataille, etc.), dans un coin cherchent à nous séduire Lucrèce, Dante, Pascal, Leibniz, Hegel, Baudelaire, Rimbaud... Comment trouver une voie et qui choisir ? Une pluralité de voix et d’échos, un «simulacre généralisé», un jeu de miroirs où l’on ne sait plus quelle image est à l’origine des innombrables réflexions, où est embrouillée toute frontière entre l’intérieur et l’extérieur, entre le réel et le fictif, entre le texte réfléchi et celui qui est produit par la réflexion. Un miroir qui, même brisé, réfléchira la brisure même. Un art de la dérive en passant de la ressemblance à l’illusion, du naturel à l’artifice, du réel à l’illusion et aux effets. Un monde gouverné par le jeu infini des sens, un logos qui agonise mais qui est également porteur de sens : l’anarchie du logos et le triomphe du jeu de l’écriture.
Un logos (mot qui, chez les Grecs, dénommait à la fois la pensée et la parole) auquel la raison est refusée n’a plus que la moitié dépouillée, le clapotis d’une écriture pareille à un torrent qui, dépourvu de source et d’embouchure, est voué à un éternel et impétueux écoulement. Complètement insoumise, rejetant tout fondement, n’obéissant qu’à la règle du jeu, souveraine, triomphante – l’écriture. La métaphore derridienne du feu dévastateur de La carte postale de Socrate à Freud et au-delà est ici extrêmement révélatrice. A la suite des lettres, les sens sont brûlés dans un incendie universel des mots. L’écriture prend l’aspect d’une correspondance sans expéditeur ni destinataire. Des cartes postales vides de message et expédiées dans le néant : «Qui écrit ? A qui ? Et pour envoyer, destiner, expédier quoi ? A quelle adresse ? Sans aucun désir de surprendre, et par là de capter l’attention à force d’obscurité, je dois à ce qui me reste d’honnêteté de dire que finalement, je ne le sais pas» (La carte postale de Socrate à Freud et au-delà, Flamarion, Paris, 1980, p. 9). Des épures échappées au désastre, des débris d’une correspondance brûlée de l’humanité. «Feu», «cendre», «incinération», «l’extinction de la voix» – sont les derniers termes et syntagmes, d’une grande fréquence, qui soit désignent directement, soit connotent cette combustion dévorant en entier sens et logos, à la suite de laquelle ne reste plus qu’«une neige carbonisée» – la feuille de papier immaculée, percée par le deuil des lettres.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

DERRIDA, Jacques, La carte postale de Socrate à Freud et au-delà, Flammarion, Paris, 1980.
DERRIDA, Jacques, L’écriture et la différence, Éditions du Seuil, Paris, 1967.
DERRIDA, Jacques, De la grammatologie, Les Éditions de Minuit, Paris, Paris, 1967.
HEGEL, Georg Wilhelm Friederich, Phénoménologie de l’esprit, Gallimard, 1993.

ABSTRACT

In Derrida’s works we dont encounter a unique direction, which advances pregressively or enriches the lime of thought. His discourse is always brought together by means of cumulus. Hermeneutics and dialectic deconstruction are both employed to determine the “aim” of discourse, which is nothing else than discourse itself in written form. The old themes which used o work in the classical discourse as with Nietzsche, Heidegger, Wittgenstein, Gamader or Paul Ricoeur consist mainly in the search of a hermeneuein. The language, the written form and the “already-found” which the philosopher looks for only later, develop in the text a verb of relationships in which the elements have the same sounds, are musical and exchange place and function in contradictory couplets. Thes differences mentain the pressure on thought and become “reconciled” in a new concept just to once again become deepened in other disjunctions, in a “slippery chasm”, always looking for that something that cannot be expressed by the Word. The writing is also the different identic, the trigger of the itinerary, which takes place in the realm of language, the looked for hermeneuein, a space of everlasting search, a Holy Grail which seems to be out of touch but which also seems to closer, as one travels along a road filled with names and runes, a realm of the word.

ÉCRITURES DU DISCONTINU EN CONTEXTE POSTMODERNE
COLLAGES ET FRAGMENTS CHEZ MICHEL BUTOR ET GEORGES PERROS

Marc GONTARD
Université Rennes 2, France

MOTS-CLÉ
postmoderne, collage, fragmental, discontinuité, insularité

I – COLLAGES :

L’un des dispositifs qui, dans le champ romanesque produit un effet massif de discontinuité est le collage. D’abord utilisé dans les Arts Plastiques au début du siècle, le collage provoque des rapprochements inattendus en juxtaposant sur une même surface des éléments hétérogènes. Braque utilise cette technique dès 1912 en incorporant à sa toile des fragments de papiers collés, de carton, des imitations de bois, de marbre, des lettres…Il sera suivi par Picasso et la technique, qui se généralise dans la phase du Cubisme dit « synthétique », va devenir l’une des caractéristiques de l’avant-garde internationale. Toute l’œuvre de Kurt Schwitters procède du recyclage et du collage de matériaux usés et abandonnés : chiffons, tickets de transport, fragments de bois, de métal…Les Dadaïstes, Max Ernst, Juan Miró, utilisent abondamment cette technique ainsi que les artistes du Pop’Art américain, Jasper Johns ou Robert Rauschenberg qui, dans ses « Combine-Paintings » propose des tableaux-objets-agglomérats, témoins d’une surconsommation industrielle permise par le développement sans entrave de la modernité technologique à l’ère de l’épandage et du déchet .
Dans un premier temps, le collage appartient donc à l’expérimentation et aux avant-gardes issues du Simultanéisme dont le but était de représenter la simultanéité temporelle par un effet spatial de contiguïté. C’est dans cette perspective qu’il passe en littérature : en poésie, avec Cendrars, par exemple pour exprimer une dynamique où l’espace-temps subit les distorsions de la vitesse (La Prose du Transsibérien, 1913) ; dans le roman avec la tentative de Jules Romain pour rendre compte de la « vie unanime » (Les Hommes de bonne volonté, 27 tomes, 1932-1946). On retrouve des montages simultanéistes qui s’apparentent au collage chez Musil ou Döblin, en Allemagne, Galsworthy ou Dos Passos dans le domaine anglo-saxon. Chez ce dernier, on songe à un roman comme La Grosse Galette qui superpose à la trame narrative pluridimensionnelle des coupures de presse, textes de chansons, fragments de biographies historiques, pour rendre compte de la diversité complexe de la société américaine. Toutefois, l’expérience se limite le plus souvent à la juxtaposition de plusieurs récits simultanés, non reliés par des liens de causalité, mais unifiés par la présence de personnages communs. Aragon, dans son projet romanesque de Réalisme Socialiste utilise lui aussi des collages qui intègrent à la fiction des faits d’actualités et des événements historiques.
Si le collage apparaît donc comme une invention de la modernité, son utilisation dans un contexte postmoderne en modifie le sens et les techniques. En effet, le collage moderne ne contrevient pas à l’unité de l’œuvre. Bien qu’il désigne une certaine hétérogénéité de l’expérience liée à l’essor de la technologie, l’œuvre, plastique ou romanesque, reste le lieu où s’harmonisent et se résorbent les tensions. Ce que confirme par ailleurs la nature même du projet de Jules Romain qui s’inscrit explicitement dans une perspective « unanimiste » de l’être, de même que le « Monde réel » d’Aragon trouve sa cohérence dans la vision « communiste » d’une société en devenir. La définition du collage par le Groupe (, poéticiens structuralistes, insiste sur cette volonté d’homogénéiser, dans l’œuvre, le différent :
La technique du collage consiste à prélever un certain nombre d’éléments dans des œuvres, des objets, des messages déjà existants, et à les intégrer dans une création nouvelle pour produire une totalité originale où se manifestent des ruptures de types divers1.
Le collage postmoderne implique au contraire l’hétérogénéité radicale d’un monde rebelle à l’intention globalisante qui est la marque de tout système. Williams Burroughs dans Le Festin nu comme dans la trilogie Nova utilise ce type de procédé en prélevant des fragments hétéroclites (paroles de chanson, articles de magazine, extraits de récits de voyage ou de romans de science-fiction) détournés de leur contexte d’origine et assemblés de manière aléatoire par la technique du fold-in, qui consiste à plier et à relier des pages, ou par celle du cut-up dont il donne la définition suivante :
Prenez une page […] découpez la dans le sens de la longueur et de la largeur. Vous obtenez quatre fragments 1234…Maintenant réorganisez les fragments en plaçant la fragment quatre avec le fragment un et le fragment deux avec le fragment trois. Et vous obtenez une nouvelle page2.
Aujourd’hui la métaphore qui exprime le mieux la pratique postmoderne du collage est celle du zapping. Empruntée à la sphère médiatique, cette expression désigne, on le sait, l’acte de passer instantanément d’une chaîne de télévision à une autre au moyen de la télécommande. Le zapping apparaît donc comme une réponse individuelle à la saturation des choix, dans une technoculture marquée par le sur-développement de l’information et des canaux audio-visuels. En ce sens, le zappeur vit dans un univers superficiel et infini de collages dont le récit postmoderne surinvesti par la sphère médiatique offre l’équivalent dans certains dispositifs. Cette expérience nouvelle d’une réalité patch-work de clips et de séquences-flashes détermine un véritable cut-up mental dont Didier Daeninckx, par exemple, rend compte dans les nouvelles de Zapping3. Et la littérature rejoint ici l’univers sonore et visuel d’un film comme Tueurs nés, d’Olliver Stone.
Mais la vitesse comme opérateur de discontinuité travaille aussi notre perception de l’espace dans ce zapping d’un autre genre qu’est le voyage sous «l’horizon négatif » (Virilio). Et l’avion, notamment, dans l’ellipse temporelle du trajet à longue distance, superpose les continents et les cultures, dans une représentation du monde totalement discontinue. Ainsi le lieu où s’inscrivait le paysage comme cohérence et comme totalité s’est-il dissipé en espace de zapping, dans ce changement d’échelle qui signe à sa manière le passage de la modernité à la postmodernité.
C’est donc la culture de l’excès, telle que l’analyse Marc Augé4 : excès d’information, excès d’événements, excès d’espace, qui transforme notre vision de la réalité-paysage en plis d’espace où le diversel se manifeste sous l’apparence du collage. A la réalité linéaire que représentait le récit chronologique se substitue une expérience tabulaire qui, dans le même instant, nous confronte à une pluralité d’images discontinues

Michel Butor : Mobile5
Un exemple, précoce en France, de collage postmoderne en contexte narratif, apparaît dès 1962 avec Mobile de Michel Butor, dont Roland Barthes identifie immédiatement le discontinu textuel comme une atteinte à la linéarité rationnelle du Livre6. En fait, avec Mobile, Butor se détourne du Nouveau Roman dont il a été l’une des figures marquantes. Rappelons-nous : Passage de Milan (1954), L’Emploi du temps (1956), La Modification (1957), Degrés (1960), expérimentent des montages narratifs toujours plus complexes où une configuration temporelle de l’espace recoupe une configuration spatiale du temps dans un dispositif intertextuel à caractère subversif (le chant VI de L’Enéide, dans La Modification ; Le Livre des Merveilles, de Marco Polo, dans Degrés). A partir de Degrés, il prend conscience des limites de l’expérimentation néo-romanesque et s’engage dans une autre voie comme il l’a lui-même confié à Madeleine Santshi :
[…] Déjà auparavant la classification « Nouveau roman » ne collait pas, parce que j’étais un « Nouveau roman » spécial à moi tout seul et que la classification « romancier » ne collait pas non plus. Alors évidemment la parution de « Mobile » a tout fait éclater. Les gens ont dit « Qu’est-ce que c’est ? ». Ce n’était pas un poème au sens habituel, pas un essai non plus. En tout cas pas un roman. Donc c’était autre chose7.
Cette « autre chose » désigne une aventure narrative qui va se prolonger avec Le Génie du lieu (notamment, avec Boomerang et Transit8) et qui s’inscrit, par son projet formel, dans l’esthétique postmoderne.
En effet, Mobile peut apparaître comme une tentative pour saisir en simultané la diversité foisonnante du monde américain où l’Europe s’efface comme origine au profit d’un ensemble fractal, discontinu, mosaïque de peuples, de traditions et de pratiques, dont les éléments ne peuvent être représentés que par collage. D’où cette métaphore qui, par auto-référence renvoie au dispositif textuel :
Ce « Mobile » est composé un peu comme un « quilt ». (p. 45)
Tout récit linéaire étant inopérant face à une telle diversité, le livre s’ouvre sur une carte des Etats-Unis, assemblage tabulaire d’états qui défie tout itinéraire, c’est-à-dire toute possibilité de raconter. Quant au narrateur, un professeur de français dont la subjectivité ne se révèle qu’à une ou deux reprises, il disparaît dans une énonciation impersonnelle où se raconte l’histoire de l’Amérique sur la base d’un certain nombre de textes découpés et juxtaposés dans l’opération de collage.
Or tout collage suppose au préalable une fragmentation du matériau d’origine, les fragments étant prélevés de leur base pour être redistribués selon une combinatoire nouvelle. Ici, trois grands récits fondateurs de l’Amérique sont éclatés dans le texte et mêlés à des fragments multiples d’actualité, de sorte que deux principes contradictoires, dissémination et sérialité (qui sont les modes même de la turbulence) président à la distribution des fragments. Le premier ensemble thématique concerne l’histoire des Amérindiens dans leur contact violent et mortel avec les Européens. Outre leur contenu, un trait distinctif, permet de repérer ces fragments, c’est l’usage de l’italique. Le second ensemble raconte le procès de Susanna Martin, le 29 juin 1692 (les Sorcières de Salem). Témoignage historique du protestantisme puritain, que les analystes contemporains mettent en relation avec le développement du capitalisme, ce récit est lui-même distribué en fragments identifiables par leur ordre numérique, chaque séquence étant numérotée de 1 à 12 ; par l’indication déictique qui ouvre ou ferme la séquence : « Salem, 29 juin 1962 » ; par l’occurrence du nom propre Suzanna Martin ; par les guillemets et l’italiques qui constituent la double ponctuation distinctive de ce récit fragmenté. Le troisième ensemble relate l’histoire des immigrants européens, de la conquête de l’ouest à la ruée vers l’or, en passant par les guerres et par le génocide indien. Là encore, la combinaison des fragments fondée sur cette thématique permet de déceler, au-delà du collage disjonctif, un possible récit.
Entre ces trois ensembles, pas de structure unifiante ni d’hypo-texte commun. La mise en séries des fragments dans l’opération de collage évoque la technique d’un film de David W. Griffith, Intolérance, pour lequel Butor avoue son admiration :
Intolérance de Griffith, est une merveilleuse performance qui superpose quatre époques et raconte quatre histoires en même temps. Magnifique !9
Ces trois récits se trouvent eux-mêmes archipélisés au sein d’une mosaïque de fragments d’origine diverses issus de prélèvements effectués dans des traités, discours, notes, lettres, ouvrages d’histoire naturelle (Audubon), films, journaux, publicité (prospectus, panneaux, enseignes, marques, annonces), descriptions de la nature…Ces fragments, totalement hétérogènes quant à l’auteur, au genre, à l’époque, au support, proviennent d’une dissémination des messages dont l’excès même renvoie à l’hypertrophie de l’espace culturel américain. A l’exemple des mobiles de Calder, engrenages de formes brisées maintenues dans un équilibre dynamique, le texte de Butor fonctionne par fragmentation et dissémination du modèle, dans une discontinuité où les fragments de réalité se trouvent assemblés de manière contiguë selon le principe même du collage.
Le montage de ce patchwork obéit à un principe d’ordre apparent qui ne fait que renforcer l’effet de discontinuité du texte. En effet, contrairement à la technique du récit de voyage, on ne trouve pas ici d’itinéraire comme opérateur narratif mais une présentation tabulaire dans laquelle les 50 états se suivent alphabétiquement. Or comme l’a bien vu Roland Barthes, quoi de plus arbitraire que l’ordre alphabétique qui juxtapose, comme une addition d’ étoiles sur le drapeau américain, des états géographiquement disjoints et culturellement hétérogènes : Alabama/Alaska/Arizona…cet ordre étant lui-même perturbé par des similitudes toponymiques qui rapprochent sous le même titre-incipit des lieux aussi éloignés que Concord, en Caroline du Nord, où se trouve le restaurant Howard Johnson, Concord en Georgie et Concord en Floride. Dans l’opération de collage, la successivité alphabétique croisée avec une sérialité homonymique induit une turbulence textuelle qui nous renvoie au principe même des attracteurs étranges, courbes fractales où se révèle la complexité du mouvement chaotique.
Cette distribution turbulente des fragments dans l’espace américain entre en tension avec une successivité temporelle tout aussi arbitraire puisque dans chaque état il se passe une heure, de sorte qu’au défilement spatial correspond une durée de 50 heures, c’est-à-dire d’un peu plus de deux jours : « NUIT NOIRE à Cordoue, Alabama, le profond Sud, (p. 14) Vingt-deux heures à DANVILLE » Virginie, (p. 501)…L’effet de vitesse dans le défilement des lieux ajoute à la chaotisation narrative une nouvelle complexité, qui rend compte au plan formel de la diversalité du référent.
Enfin, le dispositif aléatoire du montage spatio-temporel se retrouve dans le montage syntaxique du texte puisqu’ au-delà de la dissémination turbulente des fragments, Mobile se présente comme une phrase immense sans incipit ni clausule où l’apposition infiniment renouvelée devient la figure grammaticale du collage. C’est ce que Butor lui-même confirme à Madeleine Santshi :
J’ai éprouvé le besoin de distendre la phrase le plus possible. On peut dire comme vous le faites qu’il s’agit d’une seule phrase, et même d’une phrase inachevée.10
A l’itinéraire géographique, mode de montage habituel du récit de voyage, se substitue donc cette représentation de l’Amérique en une phrase impossible, homologue à la multiplicité des discours et à leur concurrence dans cet intercontinent qui superpose les fragments du rêve américain : l’automobile, l’urbanisation, l’hypertrophie publicitaire et la sur-consommation, aux éléments d’un passé trouble : le massacre des Indiens, l’avidité et les souffrances des immigrants, les carences d’une justice puritaine…Le collage devient ici un dispositif de dérégulation du système narratif qui rend compte à la fois de l’hétérotopie et de l’hétérologie d’un continent dont le Libéralisme en excès apparaît comme un principe turbulent. D’où la dédicace « A la mémoire de Jackson Pollock » qui, par ses Drip paintings, a fait entrer l’aléatoire dans le geste pictural.
Mobile, en rompant avec les formes romanesques, ouvre la narrativité au discontinu dans une perspective qui s’apparente au projet postmoderne, ouvrant la voie à l’expérience de Philippe Sollers qui, dans L’Année du Tigre11, nous propose une forme plus immédiate d’écriture-zapping où le collage devient la seule forme possible de représentation de la réalité dans un contexte dominé par l’excès d’information et la surmédiatisation.

2 – ÉCRITURES FRAGMENTALES : Georges Perros

Si le collage peut apparaître comme un dispositif de discontinuité dans le récit postmoderne, une autre forme, proche par certains aspects de ce mode de turbulence est l’écriture en fragments. Il s’agit, bien entendu d’une pratique très ancienne puisque tous les modes de discours, depuis l’antiquité nous en offrent des exemples (en médecine : Hippocrate ; en histoire : Tacite ; en philosophie : Héraclite) et que la littérature française regorge d’œuvres de ce type : Pensées de Pascal, Maximes de la Rochefoucauld ou de Chamfort, Caractères de La Bruyère…Au XXème siècle, le genre prolifère dans tous les domaines et dans toutes les littératures : Valéry : Tel Quel (1941-1943) ; Georges Bataille : L’Expérience intérieure (1943) ; Cioran : Syllogismes de l’amertume (1952) ; Julien Gracq : Lettrines (1967-1974), Maurice Blanchot : L’Ecriture du désastre (1980) ; Roland Barthes : Fragments d’un discours amoureux (1977) ; Abdelkebir Khatibi : Par-dessus l’épaule (1988) ; Fernando Pessoa : Le Livre de l’intranquillité (1991) ; Jean Baudrillard : Fragments (1995) ; Michel Houellebecq : Rester vivant (1999)… et l’on pourrait citer bien d’autres titres. Bien entendu, il n’est pas question de considérer tous ces textes comme des produits du postmodernisme mais de voir dans quelles conditions le fragment peut devenir un dispositif d’hétérogénéité qui prédispose ce type d’écriture à un emploi postmoderne.
Une première chose est de différencier le texte fragmentaire du texte fragmental12. Dans le premier cas, ce qui est en cause c’est soit l’inachèvement (œuvre posthume) soit l’incomplétude (manuscrit endommagé ou partiellement perdu). Dans le second cas, l’adjectif fragmental désigne une écriture consciente d’elle-même, une esthétique concertée.
Comme l’a montré Jean-Louis Galay, l’une des meilleures analyses de la question du fragmental se trouve chez Paul Valéry, lorsqu’il questionne à contrario une pratique qui a souvent été la sienne, non seulement dans ses Cahiers, mais aussi dans Tel Quel, Mélange, Analecta… Le principal défaut du texte fragmental reste pour lui le désordre, le manque d’élaboration, alors que le concept d’œuvre implique l’idée d’une totalité achevée :
De telles productions ne peuvent correspondre qu’à un « état naissant », « embryonnaire » ou « provisoire » de la formulation de la pensée.13
Le fragment apparaît donc comme un produit de l’instant, c’est-à-dire du discontinu, soumis au hasard et non à l’effort de composition qui caractérise toute œuvre, « chose fermée ». Pour opposer à l’élaboration et à la clôture de l’œuvre le chaos et l’ouverture du texte fragmental, Valéry met en relation le travail littéraire avec l’activité psychique telle qu’elle se manifeste dans ce qu’il appelle le phénomène de « self-variance ». Le cerveau, à l’état de repos, se caractérise par son instabilité. Il est livré au désordre, à la diversité des impressions. L’état d’éveil, par l’exercice de la faculté d’attention, permet le passage du chaos de la self-variance à l’ordre de la pensée structurée.
Or pour Valéry, ce processus est celui même de l’œuvre. Si le fragment correspond à l’enregistrement des données les plus fortes de la self-variance, l’œuvre achevée manifeste un contrôle, un effort de construction, qui transforment le spontané en procès duratif, le discontinu en continu, l’ouvert en fermé, l’œuvre devenant système, structure close, totalité en fonctionnement. Dans la création littéraire, l’activité de relecture, de correction, de composition, caractérise l’économie du texte continu dont le modèle opératoire est celui de la dispositio rhétorique : intégration des petites unités dans des unités supérieures constituées en systèmes interdépendants au sein d’une structure commune. L’œuvre valéryenne, le texte clos, c’est en fait le texte-système du Structuralisme.
Cette vision de l’œuvre comme contrôle du désordre et de l’instabilité peut-être mise en relation avec la question plus générale de la maîtrise et du pouvoir de l’esprit sur la nature dans le projet rationaliste des Lumières. Mais, si la mise-en-œuvre correspond à une mise-en-ordre, le texte fragmental, inorganisé, hétérogène, apparaît au contraire comme ce qui échappe à la volonté de maîtrise en subvertissant le principe d’Unité et donc celui de Vérité issu du même rationalisme dialectique. L’écriture fragmentale apparaît au contraire comme une écriture spontanée, discontinue, qui ne délivre que des vérités provisoires. Deleuze et Guattari, dans L’Anti-Œdipe, ont montré que les fragments sont :
Sans référence à une totalité originelle même perdue, ni à une totalité résultante même à venir […] une somme qui ne réunit jamais les parties en un tout.14
C’est en ce sens que l’écriture fragmentale peut intéresser le postmodernisme au même titre que le cut-up ou le collage, c’est une écriture du chaos, du discontinu, qui introduit le vertige du particulaire et de l’aléatoire dans un contexte marqué par l’effondrement des méta-récits et par un horizon de crise.
Tout texte en fragments ne peut prétendre cependant relever d’une esthétique postmoderne et il y a fort à parier que des écrivains comme Blanchot ou Gracq récuseraient ce qualificatif. La difficulté principale vient de la confusion typologique qui règne au sein du genre fragmental et des différences de mise en œuvre de ce type d’écriture.
Dans son essai sur Les Formes brèves15, Alain Montandon, reconnaît cette difficulté taxinomique et dans son premier chapitre intitulé « Une étourdissante diversité » il insiste sur les chevauchements et les recoupements des différentes nomenclatures :
Citons seulement l’adage, l’anecdote, l’aperçu, l’aphorisme, l’apophtegme, l’axiome, l’énigme, l’emblème, l’épigramme, l’épigraphe, l’esquisse, l’essai, l’exergue, l’histoire drôle, l’impromptu, la thèse, l’improvisation, l’instantané, l’oracle, la bribe, la charade, la citation, la dédicace, la définition, la devinette, la devise, la gnômè, la maxime, la pensée, la parabole, la préface, la proposition, la réflexion, la remarque, la sentence, la similitude, le théorème, la xénie, le « mot », le cas, le concetto, le conseil, les criailleries, le dicton, le fragment, le madrigal, le monodistique, le mot d’esprit, le portrait, le précepte, le proverbe, le slogan, le trait, la pointe, le Witz, et ajoutons un et coetera […]16
Parmi ces formes brèves, recensées par la rhétorique et dont le sens évolue au cours des siècles, avec les changements de pratiques, j’en retiendrai trois qui me permettront de dégager les éléments d’une pratique postmoderne du fragment, il s’agit de la maxime, de l’aphorisme et de la note.
La maxime, souvent confondue avec sentence ou apophtegme, tire son étymologie de l’expression latine « maxima sententia ». Il s’agit d’un concept juridique désignant la « vérité la plus large », dont vont s’emparer les moralistes dans leur ambition d’énoncer un universel à propos de l’homme. Serge Meleuc qui a étudié les « Structures de la maxime »17 a montré comment cette forme brève tend vers un modèle formulaire dont les caractéristiques principales sont l’énonciation impersonnelle et généralisante soutenue par l’emploi d’absolutisants dans un énoncé fortement contraint qui peut revêtir une fonction définitoire, prendre une forme binaire, antithétique ou paradoxale, ou encore résulter d’une transformation négative. On retrouve ces caractéristiques chez La Rochefoucauld, par exemple :
Maxime 102 : L’esprit est toujours la dupe du cœur
Maxime 103 : Tous ceux qui connaissent leur esprit ne connaissent pas leur cœur.
Reconnaissons-le tout de suite, la maxime est un genre fragmental qui ne convient pas au postmodernisme à cause de sa visée didactique, de sa prétention à énoncer des vérités universelles et de son organisation en recueil. Certes, même si la composition en est souvent très lâche ou parfois posthume, comme on a pu le montrer avec les Maximes de La Rochefoucauld où les Pensées de Pascal, la présence d’une intentionnalité forte qui produit un effet d’ordre dans la succession des fragments et dans leur regroupement thématique, rapproche le recueil de maximes de l’œuvre valéryenne, surtout lorsque le style formulaire, mis au service d’une esthétique de la concision et de l’efficacité rhétorique, transfère au niveau de l’élémentarité du fragment le principe de clôture textuelle.
Autre type de fragment, l’aphorisme est, à l’origine, un procédé mnémotechnique utilisé dans le domaine médical et scientifique (les 400 aphorismes d’Hippocrate), avant de servir à exprimer des pensées historiques ou politiques et de se confondre parfois avec la maxime. Toutefois l’aphorisme s’en distingue fortement, surtout dans ses pratiques les plus récentes où les valeurs de vérité générale de la maxime se trouvent subverties dans une fragmentalité qui devient plutôt le support d’un discours alternatif. Si l’écriture relève toujours d’une rhétorique formulaire, l’énonciation subjective et la visée transgressive donnent à l’aphorisme cette frappe si particulière qui est la marque de Cioran, par exemple :
Besoin physique de déshonneur. J’aurais aimé être fils de bourreau.
Ma faculté d’être déçu dépasse l’entendement. C’est elle qui me fait comprendre le Bouddha, mais c’est elle qui m’empêche de le suivre.18
Telle quelle, cette forme d’écriture fragmentale se rapproche de l’esthétique postmoderne par son caractère provocateur qui cherche à faire réagir le lecteur et son pouvoir d’ébranlement du discours doxologique. La vitesse d’exécution de l’aphorisme accentue en outre son effet de fragmentation, de fracture, qui manifeste le refus de tout discours consensuel, de toute vérité unique et universelle. Pour Georges Perros, par exemple, l’aphorisme est un exemple d’écriture limite, lorsque toute autre est devenue impossible :
L’écartèlement, le saut, la tentation et la perte de la note, c’est l’aphorisme.
L’aphorisme est caillou. Inexplicable.
La prose d’Alain est pleine d’aphorismes. Mais aphorismes pour vivre. Aphorismes de bonne santé. Il les fabrique. Le véritable aphorisme, c’est mort et vie, endroit-envers, forme et fond défigurés. L’aphorisme est positivement fou […]19
Mais cet effet de déflagration de l’aphorisme en relation avec une certaine violence du discours peut également servir le projet moderne et les aphorismes de René Char dans les Feuillets d’Hypnos, par exemple, tout en constituant une écriture de l’urgence, à l’heure de l’action, témoignent d’une volonté de résistance, de justice et de liberté, dans la France occupée des années 40. La fragmentalité de l’œuvre reste clairement, dans ce cas, du côté de la modernité.
L’aphorisme postmoderne, dans la postérité de Nietzsche chez qui l’effet d’énonciation déconstruit tout énoncé de vérité, se retrouve plutôt dans la pratique de Baudrillard, par exemple. Non seulement Fragments20 cultive la discontinuité dans ce zapping permanent qui nous fait passer du cinéma à la médecine, de la psychanalyse à l’écologie, des médias aux chambres à gaz, des animaux aux intellectuels ou de Baudelaire aux hommes politiques… mais le caractère transgressif des énoncés formulaires est toujours tempéré par l’ironie et par le caractère ludique des jeux sur le langage qui tiennent à distance jusqu’au cynisme désespéré du discours :
Raconter n’importe quoi à quelqu’un, c’est le transformer en n’importe qui. C’est exactement le travail de l’information. (p. 16)
L’aphélie : nous sommes le plus loin possible du soleil. L’apogée : nous sommes le plus loin possible de la terre. L’apathie : nous sommes le plus loin possible de la souffrance. L’agonie : nous sommes le plus loin possible de la mort. (p. 56)
Plus besoin de s’en prendre à la classe politique. Elle pratique l’autodestruction spontanée. Tout ce qu’il faut faire, c’est pratiquer une non-assistance implacable à personne en danger. (p. 63)
Etre contre la guerre - raconter des histoires - chanter sous la douche – ce sont les signes d’un bon naturel. (p. 88)
La servilité est le combustible de la puissance et l’arrogance en est le lubrifiant.
(p. 138)
Ceci dit, l’aphorisme, y compris dans ses applications postmodernes, relève essentiellement du genre discursif. En contexte narratif c’est la note qui entre le mieux en résonance avec le principe archipélique de la postmodernité. En effet, la note révèle une écriture du quotidien qui substitue à l’intention diariste un discontinu d’instants saisis dans l’hétérogénéité même des formes fragmentales, puisque la note, rebelle à toute rhétorique, peut être tour à tour, pensée, anecdote, aphorisme, digression, souvenir, portrait, description, fait-divers…Il s’agit donc de la forme fragmentale la plus chaotique puisque la seule définition qu’on pourrait en donner rejoint celle des corpuscules de la physique de l’élémentaire dont Schrödinger nous dit qu’elles ne sont pas des « entités permanentes » issus de la fragmentation d’un substrat matériel mais des « événements instantanés » :
Nous n’avons plus affaire à des corpuscules dont l’identité est parfois douteuse, mais à des séries discontinues d’événements qu’il est parfois commode d’agglomérer en une trajectoire corpusculaire.21
Chez Georges Perros, notamment, la note, sous la forme du fragment libre, apparaît comme un pur événement, pris sur le vif, qui témoigne d’une « lecture » monde dans la conjonction du hasard et de la diversité. D’où la multiplication des supports qui l’accueillent et qui en traduisent l’instantanéité comme la vitesse de saisie : « Pour ne rien perdre de cette incessante lecture, tout m’est bon – bouts de papier, souvent hygiénique, tickets de métro, boîtes d’allumettes, pages de livres. J’en suis couvert. »22 Papiers collés présente ainsi une succession de lieux, d’impressions, de réflexions littéraires, de formules gnomiques, qui sont autant de points d’émergence d’une intériorité en état de self-variance dans une temporalisation totalement discontinue. C’est le monologue incessant d’un énonciateur kaléidoscopique, tour à tour, moraliste désabusé, autobiographe ironique, critique maniant le paradoxe, qui découpe dans une réalité complexe des notes-événements dont la trajectoire sur la page est totalement aléatoire :
La vie est une aveugle qui tient l’homme en laisse.
Il faisait d’elle ce qu’elle voulait.
Au café, à côté de moi, un monsieur riait en lisant l’Information financière.
Cours d’éducation moderne. Dites trois fois : Dieu est mort. La vie est absurde. Il faut une révolution, etc. C’est bien. Maintenant, allez jouer aux billes.
J’ai rencontré M. Teste. Et je ne l’ai pas reconnu. Donc c’était bien M. Teste.
Le Cimetière Marin. Je regarde. Je pense. Je me pense. Je me dépense.
Ecrire, c’est renoncer au monde en implorant le monde de ne pas renoncer à nous.
Parler, c’était pour lui prendre un temps.23
Si l’on examine, à titre d’échantillon, cette page de Papiers collés, on découvre à quel point la note devient chez Perros un principe turbulent. L’instabilité énonciative, tout d’abord, en modifiant sans cesse la focalisation, ouvre et ferme, de manière imprévisible le champ perceptif interne ou externe et l’on passe de l’impersonnel dans sa fonction généralisante à une subjectivité particularisante, qui transite par des formes mixtes mêlant l’impersonnel exprimé par la phrase nominale ou par l’infinitif aux modes personnels. Cette instabilité travaille ensuite la forme des énoncés qui oscille de la maxime à l’aphorisme en passant par des instantanés perçus ou pensés sur le mode paradoxal, dont la variabilité rhématique redouble les ruptures thématiques. Mais la discontinuité se manifeste également dans le rapport des fragments au blanc de la page qui les sépare et les isole. On voit ainsi se constituer un espace de tension (un champ de force) qui résulte du flux chaotique des particules de langage sur fond de vide ou d’impensé. D’où les deux caractéristiques majeures de ce mode d’écriture fragmentale : l’insularité et la dissémination.
Plus encore que tout autre fragment dont Pascal Quignard souligne « l’autarcie absolue »24, la note forme un isolat dans l’économie discontinue du texte particulaire. « La note est orpheline » écrit Perros dans la préface de Papiers collés et l’écrivain marocain de langue française, Abdelkebir Khatibi, à qui on doit un beau recueil de notes, insiste sur cet aspect :
Ces notes ne sont pas les fragments d’une totalité imaginaire. Elles se replient en leur insularité.25
Dès lors, comme on l’a vu plus haut, il n’y a plus d’élément de liaison d’une note à l’autre, le blanc fonctionne comme un interstice vide. Le seul procès de production des fragments est l’adjonction dans une successivité totalement aléatoire.
Cette insularité de la note entraîne sa dissémination en amas inorganisé dont la fractalité contredit toute conception unitaire de l’œuvre. De même que l’amas se substitue au système, le composite remplace le composé dans l’économie discontinue du texte. La note apparaît ainsi comme un déni de la totalité, comme une manière de subvertir les ensembles structurés, les machines textuelles, les grandes constructions narratives ou discursives. D’où l’allergie de Perros aux formes littéraires continues :
Je n’ai pas envie « d’écrire un livre », j’aurai le temps lorsque je serai mort (…) Le goût de l’entreprise m’est totalement étranger. (P.C., p. 7)
Dès lors, le statut même d’écrivain, en rapport avec l’idéologie de l’œuvre comme poiêsis, se voit contesté par cette pratique à la fois marginale et déviante qui transforme les « faiseurs de notes » en « contrebandiers de la littérature » :
Donc j’écris pour un écrivain qui sera peut-être moi, mais je n’y tiens pas exagérément. (P.C., p. 10)
Chez Khatibi également la note est une écriture de l’immédiat qui s’oppose aussi bien au journal comme forme linéaire de l’autobiographie qu’au discours conceptuel, de sorte que le livre devient « plus un mode de notation-clip qu’une volonté de penser coûte que coûte. »26 Ce plaisir du zapping textuel qui fait du fragment libre une écriture résiduelle soumis au principe de désordre, se trouve exprimée de manière analogue chez Perros :
La littérature commence le jour où pour mettre en valeur ce déchet, on se trouve le génie, on prend le temps d’écrire un roman, une lettre, d’entretenir un Journal. C’est justement ce dont je me sens incapable, sans pour autant me résoudre à tuer tous mes spartiates. (P.C., p. 11)
En ce sens, la note peut devenir un mode d’écriture postmoderne, refusant le principe d’unité et de construction mais aussi l’autorité, la hiérarchie, pour le désordre, la self-variance l’archipélité.
Cette dimension « fractale » du fragment libre dont l’irrégularité apparaît autant dans l’effet de discontinuité du texte que dans l’hétérogénéité des particules-événements, tout comme la pratique du collage lorsqu’elle traduit la discontinuité de notre expérience du réel, apparaissent clairement aujourd’hui comme des formes possible d’écriture postmoderne dans la mesure où ce sont des écritures du discontinu qui coïncident dans leur principe avec les pensées de la différence qui activent la condition postmoderne. Certes ce ne sont pas les seuls dispositifs possibles d’écriture27, mais ce sont sans nul doute les plus « turbulents »…

NOTES

1 « Douze bribes pour décoller  (en 40.000 signes », in Collages, Revue d’Esthétique 3-4, Paris, U.G.E. 10/18, 1978, p. 13.
2 William Burroughs et Brion Gysin, Œuvre croisée, Paris Flammarion, 1976, pour la trad., p. 42.
3 Paris, Denoël, 1992.
4 Non-Lieux, op. cit.
5 Mobile : Etude pour une représentation des Etats-Unis, Paris, Gallimard, 1962.
6  « Littérature et dicontinu » paru dans la revue Critique en 1962, repris dans Essais critiques, Paris, Le Seuil, 1964.
7 Madeleine Santshi : Voyage avec Michel Butor, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1980, P. 40-41.
8 Le Génie du lieu 3, Paris, Gallimard, 1978 ; Le Génie du lieu 4, ibid., 1992.
9  « Leurs Filmes cultes » in L’Evénement du Jeudi, N° 236, 11-17 mai 1989.
10 Voyage avec Michel Butor, op. cit., p. 42-53.
11 éd. du Seuil, coll . Points, 2000.
12 Cf. Jean-Louis Galay : « Problèmes de l’œuvre fragmentale : Valéry » in Poétique, N° 31, Le Seuil, Sept. 1977.
13 Ibid., p. 337.
14 Gilles Deleuze et Félix Guattari : L’Anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972.
15 Paris, Hachette, 1992.
16 Ibid., p. 5.
17 in Langages, 13 mars 1968.
18 De l’inconvénient d’être né, Paris, Gallimard, 1973, coll. Folio, pp. 11, 13.
19 Papiers collés (« Notes pour une préface »), Paris, Gallimard, 1960, pp. 13, 14, 16.
20 Paris, Galilée, 1995.
21 Michel Bitbol in Erwin Schödinger : Physique quantique et représentation du monde, op. cit., p. 12.
22 Papiers collés, Paris, Gallimard, 1960, p. 8.
23 Ibid., p. 67.
24 Une gêne technique à l’égard du fragment, Fata Morgana, 1986.
25  « Notes de mémoire » in Par-dessus l’épaule, éd. Aubier, 1988, p. 70, repris sous le titre Le Livre de l’aimance, Rabat, éd. Marsam, 1995.
26 Ibid., p. 10.
27 Cf. Marc Gontard : Le Postmodernisme en France, définition, critère, périodisation in Le Temps des Lettres : « Quelles périodisations pour l’histoire de la littérature française au XXème siècle ? » dir. Michèle Touret et Francine Dugast-Porte, Rennes, Presses Universitaires, 2001, pp. 283-294.



RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

AUGÉ, Marc, 1992, Non-lieux, Paris, Éditions du Seuil.
BURROUGHS, William et GYSIN, Brion, 1976, Œuvre croisée, Paris Flammarion.
BARTHES, Roland, 1962, 1964, « Littérature et dicontinu » paru dans la revue Critique en 1962, repris dans Essais critiques, Paris, Le Seuil, 1964.
DELEUZE, Gilles et GUATTARI, Félix, 1972, L’Anti-Œdipe, Paris, Minuit.
SANTSHI, Madeleine, 1980, Voyage avec Michel Butor, Lausanne, L’Âge d’Homme.
GALAY, Jean-Louis, 1977, « Problèmes de l Suvre fragmentale : Valéry » in Poétique, N° 31, Le Seuil.
MONTANDON, Alain, 1992, Les formes brèves, Paris, Hachette.

UNE PROPOSITION DE MÉTHODE DE LECTURE : L APPROCHE EMPATHIQUE

Turul 0NAL
Université de Hacettepe, Turquie

MOTS-CLÉ
lecture, empathie, quiproquo, artiste, savoir artistique, savoir scientifique, imagination

Avec une dizaine de méthodes de lecture à sa disposition, le littéraire se réserve le droit de choisir celle qui lui convient. Mais ce choix engendre une problématique. Laquelle des méthodes doit-il choisir et appliquer? Doit-il adopter la plus objective, la plus scientifique ou bien doit-il opter pour la plus libre, la plus créative, et peut-être aussi la plus subjective possible dans quelque cadre artistique tel un metteur en scène qui monterait au gré de sa fantaisie une œuvre théâtrale? Il est certain qu’il se trouve, entre ces extrémités, plusieurs procédés adoptables mais le problème est de savoir lequel est / sera le plus approprié au but fixé.
Une diverse problématique à laquelle fait face le littéraire se rapporte à la définition des rapports entre l’artiste et le Literaturwissenshchaftler comme le nomme étrangement ceux de l’école germanique.
Voilà donc un questionnement d’ordre primordial: serait-il juste et possible de trouver des réponses simples à ces questions, et s’il faut y répondre, par où et comment y commencer?
Il me semble qu’il serait pertinent de définir au préalable un point commun et essentiel ou encore poser le fait tel: bien que l’artiste et le Literaturwissenshchaftler soient au début plus ou moins proches l’un de l’autre quant à la perception créative, ils se détachent nécessairement à un certain moment.
Le chemin que suit l’artiste est obscur, tortueux, jalonné de plusieurs arrêts, volontaires ou forcés, et dépourvu de code routier ; tandis que celui du scientiste est tout droit, n’a qu’un seul arrêt final et pourvu d’un code routier bien précis… Il en va de soi que le chemin de l’artiste et celui du scientiste mènent finalement à des villes différentes. Il est possible et tout aussi simple de définir ou situer la ville où mène le chemin de ce dernier à partir de critères rigoureux … Quant à la ville où mène le chemin de l’artiste, s’avèrerait-t-il possible de la définir scientifiquement? Supposons par exemple que le scientiste et l’artiste parviennent chacun à Istanbul, la ville au sept collines. Nous devons ici tout de suite poser cette question: l’Istanbul du scientiste et celle de l’artiste est-elle la même? On peut découvrir, accompagné d’un guide touristique, d’un architecte ou d’un archéologue chaque rue, chaque coin de l’Istanbul du scientiste… Cela ne présente aucun problème. Mais l’Istanbul de l’artiste est faite pour vivre et être vécue, percevoir et être perçue, créer et être créée dans les limites de l’imaginaire et de l’esthétique. A vrai dire, percevoir cette ville comme un simple paysage vulgaire de carte postale et la présenter ainsi au nom de l’histoire et de la culture ne dépasse nullement les limites de l’ordinaire.
Rassemblons les méthodes de critique actuellement utilisées, sans nous laisser distraire et sans forcer inutilement notre capacité de perception, sous trois groupes principaux. Essayons de distinguer nos sens et nos goûts. Je pense qu’il ne serait pas exagéré de dire que la méthode phénoménologique que l’on placerait dans le premier groupe, prétend que l’objectivité, valable pour chaque branche de la science, est aussi valable lorsqu’il s’agit de critique littéraire et qu’elle se revêt ainsi d’un caractère radicalement insistant. Il ne serait non plus trompeur de préciser les méthodes telle que reseption estetik que l’on mettrait dans le second groupe adoptent une approche quasi-insistante. Après avoir tracé des triangles scientifiques entre l’œuvre, le langage utilisé et le lecteur, cette méthode part du principe que c’est au lecteur d’attribuer un sens à l’œuvre. Quant au troisième groupe, il s’agit des méthodes non-insistantes comme par exemple la critique impressionniste qui ne s’avère pas de grande importance… Cette méthode prétend tout à fait l’inverse des méthodes radicalement insistantes. Les méthodes du troisième groupe ont pour devise critique pour critique et n’accordent pas d’intérêt au côté scientifique et à l’objectivité.

Le quiproquo

Le fait qu’on comprenne et accepte les diverses approches critiques dans le contexte d’objectivité / subjectivité comme valable / non valable et technique / non technique, provoque une confusion ou autrement dit, un quiproquo. Au niveau de la pensée, ce quiproquo force les limites du radical. En vérité cela paraît bien inutile. Le brouillard qui enveloppe l’univers de la critique n’est autre qu’une conséquence inéluctable des questions sur l’art et la valeur de l’art. Le plus important est de ne pas fléchir face à ce brouillard. Car, se frayer une voie dans ce brouillard demeure toujours possible. Le quiproquo provient en grande partie du fait que l’art qui est essentiellement multidimensionnel soit perçu comme une chose unidimensionnelle. Afin de rester dans les limites du concret et pour mieux être compris, je voudrais faire une comparaison. Prenons par exemple une chocolaterie et les chocolats qui y sont produits. Est-ce que la chocolaterie et les chocolats sont la même chose, est-ce qu’ils forment un tout indivisible? La réponse à cette question est simple et facile; il ne s’agit pas de la même chose. Si l’on transposait l’exemple de la chocolaterie – des chocolats à l’art, à l’univers artistique, qu’est-ce que ça donnerait? Un résultat tragi-comique. Posons-nous cette question: Qu’est-ce qu’une chocolaterie?... Qu’est-ce que le chocolat?... A qui appartient la chocolaterie?... Qui mange le chocolat?... C’est là que commence le soi-disant quiproquo, que s’épaissit le brouillard. Certaines théories accordent plus d’importance au chocolatier, l’acceptent comme valeur primordiale, et confondent alors le chocolatier et la chocolaterie. D’autres s’intéressent plutôt à la chocolaterie et confondent alors la chocolaterie et le chocolat. Quant à d’autres, elles se penchent sur le consommateur et s’imaginent alors que celui-ci mange la chocolaterie et non le chocolat. Dans chacun des cas, il s’agit là d’un quiproquo, d’une confusion. Pour être plus clair, adaptons ainsi notre exemple: l’artiste – le chocolatier – la chocolaterie et le produit – le chocolat – l’œuvre d’art. Cela ne résout point les problèmes que l’on rencontre dans le système de valeurs. Le nœud des problématiques se renoue sur la clé de voûte de ce système – le chocolat. Qu’est donc le chocolat en tant que symbole de production? C’est alors la confusion qui existe entre le chocolat et la chocolaterie qui engendre le quiproquo. Les objets les plus proches et donc ceux qu’on peut le plus confondre sont le chocolat et la chocolaterie. Mais nous n’avons pas encore pu répondre à la question de premier ordre. La question se pose toujours. Qu’est-ce que le chocolat?.. Ne serait-ce pas logique de se concentrer sur le chocolat afin de résoudre la cause du quiproquo? Ne devrait-on pas tourner autour des impressions et des pensées qu’éveillent en nous l’objet, comme Proust qui est à la recherche du temps perdu?
Le savoir artistique – le savoir scientifique

On n’a jamais manqué de gens prétendant que l’art devait informer… Il se peut que cette approche qui paraît toutefois sans base et incohérente se nourrisse de quelques réalités. Mais le phénomène est tout autre. Séparons le savoir général en deux groupes distincts, le savoir artistique et le savoir scientifique et concluons-en ceci: comme la science ne peut produire un savoir artistique, l’art ne peut non plus produire un savoir scientifique. N’oublions pas cette réalité bien simple en aboutissant à une conclusion juste et convenable: il est possible d’apprendre et d’enseigner le savoir scientifique; quant au savoir artistique, il ne peut être perçu et perceptible que grâce à un exercice spirituel de longue durée. Si on se permettait un brin de subjectivité, on pourrait dire sans hésiter que le savoir artistique est supérieur au savoir scientifique, qu’il est plus créatif, plus plaisant et plus riche. Il va sans dire que la question posée un peu plus haut sur le chocolat et les impressions, les illusions qui s’en sont émanées, à la manière de Proust, sont dans le cadre du savoir artistique.
Le savoir artistique traite l’homme universel. Le savoir artistique expose les catégories d’homme universel comme des paysages humains abstraits… Des paysages créés par des humains comme l’amour, la séparation, la liberté, la captivité, la chute-la transcendance, la vie, la mort, le bien-le mal qui n’existent pas concrètement dans le monde réel. Si nous faisions une fois de plus une comparaison: pourquoi La Joconde est-elle toujours acceptée communément comme un extraordinaire objet artistique. La raison en est bien simple. Le chocolat de La Joconde est un phénomène formidablement esthétisé et le savoir artistique qu’elle produit est extraordinaire. Une autre question: que contient cet extraordinaire savoir en tant qu’objet artistique?... Ce chocolat enrobe la catégorie d’homme universel qu’on nomme couramment, mélancolie: dans un tout bien proportionné, un brin de bonheur, de tristesse, de peur, de beauté, de purification spirituelle et juste un peu d’orgueil et de noblesse atteignant le niveau de transcendance. En un seul mot, un savoir artistique étincelant. Qu’est donc le savoir artistique si ce n’est cela? Le savoir scientifique pourrait-il traiter si profondément et si minutieusement la mélancolie universelle, une si extrême beauté?
Il me semble bien que la principale raison pour laquelle les méthodes radicalement insistantes ne parviennent pas, dans le respect de la clause qui les empêche de sortir des limites du scientifique, à des résultants satisfaisants et leurs recherches restent fades et maussades est qu’elles ignorent le savoir artistique – le chocolat – ou bien qu’elles le confondent avec la structure artistique – la chocolaterie – donc qu’elles proposent le chocolat, le savoir artistique comme s’il s’agissait d’un savoir scientifique. Il n’y a que l’usine, donc la structure de l’art qui est concrète et qui peut être traitée comme une source de savoir scientifique. Il va sans dire qu’étudier les figures de style d’un texte poétique ou faire un travail sur les types de mots utilisés ou encore analyser les structures morphologiques ou syntaxiques d’un roman peut être considéré comme une étude objective. D’autre part, une telle étude pourrait être de haute compétence, respectable et qui pourrait servir de référence. Mais il est clair que les résultats qui en ressortent peuvent difficilement être admise comme une interprétation valable et acceptable. Si le savoir artistique était un amalgame de savoir convertible en un savoir scientifique, nous n’aurions nullement besoin de l’art.



Vers l’approche empathique

Je pense que l’approche empathique qui fait partie des méthodes quasi-insistantes est une approche qui part du principe que l’interprétation doit avant tout viser le savoir artistique. Bien qu’applicable aux genres littéraires, voire à tous les arts plastiques, elle conviendrait mieux, selon moi, à la poésie et au théâtre. Il faudrait ici que j’éclaircisse un point. Le fait d’être quasi-insistant ne veut pas forcément dire que cette méthode est déboussolée. Il faut essentiellement préciser que pour atteindre le savoir artistique, cette méthode nécessite une longue durée et un patrimoine littéraire – intellectuel et qu’elle est dans ce cadre complexe et cohérente. Si par exemple l’interprète a comme matériel un texte de Baudelaire, le fait qu’il doit s’identifier à un comédien incarnant Baudelaire et parlant à la première personne du singulier est une condition préalable.

L’imagination

Dans ce cas l’interprète se lance tel un metteur en scène, tout en glorifiant l’imagination, dans un terrain tout nouveau, dans la création. Il s’agit là de transformer ce qui est objectif. On peut se poser cette question: comment ce savoir particulier va-t-il être acquis? On peut trouver la réponse à cette question dans le projet de la postface de la seconde édition des Fleurs du Mal: Comme un parfait chimiste et une âme sainte […] Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or. Baudelaire souligne deux éléments essentiels. Créer quelque chose de nouveau en dégageant la beauté du laid. L’important est de percevoir comme beau ce qui est laid et mal. Comme le dit Béatrice Lenoir,
ce n’est qu’ainsi que l’homme peut véritablement créer quelque chose et qu’il le fait en clamant son autonomie face aux œuvres créées par Dieu. Le savoir artistique devient alors inéluctablement une révolte métaphysique. Il se peut que la révolte métaphysique soit perçue telle une chose illogique. Cependant, tenter de dégager le beau du laid n’est autre que de comparer l’existence avec la non-existence. […]
Ce texte qui traite de l’imagination n’est bien sûr pas un texte purement théorique.
Il est préférable de s’intéresser plutôt au sens du texte; imaginer ne signifie pas organiser les éléments incohérents d’après une règle précise de l’imagination mais découvrir une nécessité que la nature ne nous offre pas et la dégager de l’œuvre réalisée.
En empruntant les mots de Baudelaire, l’imagination est la création. Quand on parle d’imagination, ce n’est pas en rapport avec l’art qui n’a de comptes à rendre à personne mais avec la création qui met au jour un « monde nouveau ». L’imagination est la reine du vrai. L’imagination créée un monde nouveau. – Salon de 1859, III, La reine des facultés. Le travail de l’interprète qui suit et sert l’artiste n’est autre que cela.
L’imagination est au dessus de tout. Il est indiscutable que l’interprète qui a cette force d’imagination a le droit de se lancer dans un tel travail. Le second texte qui est réécrit avec l’imagination est une copie du texte vu et ressenti. Il n’est bien sûr pas question d’emprunter les yeux et les sentiments de l’artiste. L’IMAGINATION est mystérieuse. L’IMAGINATION est stimulante. L’IMAGINATION est impressionnante. L’IMAGINATION est, comme le dit Baudelaire, la création. Toute création est forcément une nouveauté. L’IMAGINATION qui est une faculté est aussi une sensibilité. Toujours en citant Baudelaire,
c’est l’imagination qui a enseigné à l’homme le sens moral de la couleur, du contour, du son et du parfum. Elle a créé au commencement du monde, l’analogie et la métaphore. Elle décompose toute la création, et, avec les matériaux amassés et disposés suivant des règles dont on ne peut prouver l’origine que dans le plus profond de l’âme, elle créée un monde nouveau, elle produit la sensation du neuf. Comme elle a créé le monde […] il est juste qu’elle le gouverne. Que dit-on d’un guerrier sans imagination? […] Que dit-on d’un diplomate sans imagination? […] D’un savant sans imagination? Qu’il a appris tout ce qui, ayant été enseigné, pourrait être appris, mais qu’il ne trouvera pas les lois non encore devinées. L’imagination est la reine du vrai, et le possible est une des provinces du vrai. Elle est positivement apparentée avec l’infini. (Baudelaire – L’Imagination crée un monde nouveau – Salon de 1859, III, La Reine des facultés).

La vie artistique

Le savoir artistique est un amalgame complexe et abstrait de savoir composé des catégories d’homme universel. Pour que l’artiste puisse exprimer ce savoir par le biais d’une œuvre d’art, il faut absolument qu’il ait vécu dans une scène de son monde intérieur, intensément et brutalement, un résumé de ce savoir artistique. La conséquence à tirer est très simple ; l’artiste – l’interprète qui désire acquérir le savoir artistique doit d’une façon ou d’une autre comprendre et assimiler la vie artistique en question. La vie artistique est le monde intérieur de l’artiste. Dans ce monde, il existe des voyages, des va et vient entre les contradictions, des duels, des désirs, des insatisfactions, des dépressions et une quantité de sensations, de problématiques et de délicatesse.
Alors l’interprète doit absolument parvenir à la scène du monde intérieur de l’artiste. C’est un peu comme la fiction d’une pièce de théâtre. La fiction est, dans tous les sens, une force créatrice. Dès qu’il est question de fiction, on ne peut plus parler d’erreur ou d’exagération. La fiction est comme l’eau, l’essence, la pompe de l’artiste, de l’interprète. La fiction est liberté, voire un fait esthétique créatif. Ce n’est pas un travail simple, fade et objectif comme le fait de schématiser la structure d’un poème. C’est plutôt un voyage pénible offrant à chaque étape de nouvelles aventures. Ce travail nécessite une longue période de préparation durant laquelle il faut monter sur la scène du monde intérieur de l’artiste. Apprendre les mystères de la vie artistique. Encore une question : comment le faire, de plus, comment le faire avec succès ?

L’empathie

La notion d’empathie qui est couramment utilisée en psychanalyse correspond à un louable caractère de la sensibilité humaine qui avec la grande valeur lui étant attribuée s’élève au plus haut niveau parmi d’autres. La capacité à se mettre à la place d’un autre est une des plus fabuleuse attitude humaine que la nature ait offert à l’homme. Cette beauté est vécue partout où existe l’homme, dans toutes les ambiances sociales et artistiques où co-existent l’art, la poésie et le théâtre. Les sensations intimes de l’autre sont vues d’une fenêtre sensible et aimable… On entre dans le corps de l’autre, on va jusqu’à l’autre, on établit des identifications, des similitudes et des monologues intérieurs. Il s’agit là d’une merveilleuse intériorisation, d’une amitié et d’un voyage incroyables. Mais seulement, l’artiste avec lequel l’interprète établit une empathie n’est un pas un ami quelconque, une connaissance familière, c’est un formidable observateur qui du haut où il se trouve, regarde avec jalousie, attention et ironie ce qui se passe sur terre. Le seul lien existant entre l’artiste et l’interprète est l’œuvre d’art qui produit le savoir artistique. Une quantité de questions se posent encore une fois : quelle sort de fonction est l’empathie ? Comment entrer dans le monde intérieur de l’artiste ? Comment établir le lien entre l’œuvre, ici le texte à interpréter, et la vie artistique du monde intérieur de l’artiste ?

Le cadre théâtral

Il semble qu’il serait possible de répondre à ces questions en regroupant en trois les phases de l’empathie. A – Même si juste un texte va être interprété, la totalité de l’œuvre d’art et de la structure doivent être étudiées minutieusement. B – Avec l’aide des mots critiques et des utilisations métaphoriques et imagées, porteurs des catégories de l’homme universel cités plus haut et des oppositions de l’imagination, on pourrait essayer de définir le cadre et l’intensité de la vie artistique du monde intérieur de l’artiste. C – On porterait sur scène, dans un cadre théâtral, avec tous ses détails, très attentivement et très sensiblement le savoir linguistique et le cadre artistique reçus. On réaliserait dans cet objectif, une mise en scène fictive. Cette scène théâtrale adaptée au texte est une analogie de la scène intime vécue par l’artiste. L’interprète serait à ce stade non seulement un comédien mais aussi un metteur en scène qui décide de tout et auquel toute liberté est attribuée. Il incarnera dans l’instant l’artiste. Cependant le maximum d’attention et de sensibilité est nécessaire à cette phase.
Puisque c’est de Baudelaire qu’il est question ici, adaptons cette phase à sa poésie. On parle de délivrance, de résurrection, des duels avec le Diable, de l’immortalité, parfois de la mort, du paradis et de l’enfer, on met en scène l’implacable bataille du bien et du mal, on cherche dans cet espace fictif et théâtral ce qui est impossible à trouver. On se retourne vers le paradis terrestre, on cherche parfois en vain l’image d’une belle femme dans les profondeurs de la lumière du jour. On y accorde toute notre attention. On analyse avec une grande passion ce monde profond et aux chemins tortueux dans les dédales duquel on perd son chemin, le ciel vers lequel se tournent les yeux des apôtres et des saints. Cette sensibilité maladive qui se nourrit d’une même source – érotisme, exotisme et nostalgie, les extraordinaires visions mystérieuses, les rêves – memorabilio – marginalia – et cet extrême attrait pour la solitude se transforment en une passion captivante, obsédante et ensorcelante. La tentation pour le rêve est plus forte que jamais. A partir de cet instant, les rêves, les songes, les sentiments infinis, les choses vécues n’importe où hors du monde – Any where out of the word – s’entremêlent avec le temps présent. Ce fait de former un tout, ce formidable enlacement est porté, nourri d’une richesse poétique sous le ciel bleu, dans un temps infini, indéterminé et indéfini et dans un espace inconnu. Les sens sont secoués par des perceptions inconnues. On goûte aux plus grandes jouissances indéfinissables, inexplicables. Les sens se munissent chacun d’une extrême sensibilité. Par exemple les cheveux d’une belle femme desquels émanent une odeur de goudron, de musc et de l’huile de coco enivrent et le metteur en scène, et l’interprète en tant que comédien de la scène. Face aux nourritures terrestres, on se pare avec de tout nouveaux masques. Mais parfois les choses ne se passent pas comme on s’y attend. Les désirs comme les bonheurs sont un par un entravés. Des nourritures, des boissons sont offertes au Diable pour atténuer l’inassouvissement. Les illusions et les sortilèges envahissent la scène. Et là où les sens se munissent d’une extrême sensibilité, on a besoin de savoir, de connaître les forces de la nature, les signes mystérieux descendant du ciel sur le monde. Les regards critiques, les cris qui s’élèvent jusqu’aux étoiles les plus éloignées du cosmos remplissent la scène. On atteint dans les chambres dont les portes sont verrouillées, où rôdent les esprits et s’entassent les pages jaunies une accumulation sensorielle. Dans cette arène théâtrale où combattent le bonheur et le malheur, on regarde des cieux les hommes insignifiants et sans éclat quittant ce monde le jour venu. On retourne au temps passé avec les plus rapides ailes, on découvre accompagné de la très chère, la très belle, la très bonne, tous les sens mystérieux du cosmos. On devient parfois un roi sur son trône ; et parfois un roi sans divertissement démuni de sa couronne mais son sceptre en main alors que le Temps mange la vie ; Et l’obscur Ennemi qui nous ronge le cœur du sang que nous perdons croît et se fortifie ! Il faut utiliser au mieux le temps. La logique – collegium Logicum – arrive au secours. Mais on entend sonner, implacablement, les cloches. La navette se déplace à toute vitesse, en un seul mouvement des milliers de fils sont tissés, les nœuds sont noués. Tout d’un coup une lune purifiée s’élève devant les yeux troublés. Il est un pays superbe, un pays de Cocagne, […] où la cuisine, elle-même est poétique, grasse et excitante à la fois. On va et vient en trébuchant du désir à l’assouvissement et de l’assouvissement au désir. Les songes rôdent autour; chaque homme porte en lui sa dose d’opium naturel, incessamment sécrétée et renouvelée, et, de la naissance à la mort, combien comptons-nous d’heures remplies par la jouissance positive, par l’action réussie et décidée? Et on redemande avec fureur: qui donc possède le bonheur éternel ? On envie avec amertume les sentiments de beauté, de plaisir, d’existence. Le monde est comme une tombe silencieuse. De ce monde émanent la terreur, la détresse. D’étranges pièges sont montés sur le chemin. Des livres enfermant des milliers de rats, des lits sur lesquels sont recroquevillés des créatures à longues jambes et au ventre gonflé. Ils nous épouvantent, soufflent dans nos nuques et lèchent nos corps. Tout s’arrête, tout grandit démesurément, les murs craquent. On entend des fentes le vent souffler. Le monde coule. Si le monde ne coule pas tout de suite en emportant tous les hommes avec lui, une nouvelle pièce va recommencer dans quelques instants. Dès que la pièce commence, l’artiste se lance et se jette dans l’enfer. Pour en finir, il présente ses voeux, avec son épée bien tranchante, au Diable. La pièce se termine. Les cieux s’illuminent. Les nuages et le brouillard se dispersent. Un vent bien frais commence à souffler. Un nouveau jour commence, cachant les amours, négligeant le temps.
L’empathie et l’aspect poétique

C’est maintenant l’empathie poétique qui commence. L’interprète a pris sa place dans l’espace théâtral du monde intérieur de l’artiste. En utilisant le savoir général et linguistique dont il s’est approprié et a intériorisé à la suite d’une longue phase préalable, il se met à la réécriture du texte en l’installant dans sa propre fiction comme l’artiste lui-même. Ce nouveau texte prend parfois la forme de la tirade d’un comédien qui est seul sur scène. Ce nouveau texte est tantôt composé sous forme de vers et tantôt de prose. Mais le plus important est qu’il devient une interprétation significative et esthétisée produite pas l’empathie poétique. Toutefois, il faut éviter de confondre cette interprétation théâtrale avec la coopération artistique ou la critique créative qui offrent à l’interprète une liberté et une créativité presque infinies.
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La scène est prête, tout est prêt, tout le monde est prêt. La pièce intitulée Une lecture dramatique pour Baudelaire peut enfin commencer1.
Une lecture dramatique pour Baudelaire

Je suis comme le roi d’un pays pluvieux,
Riche, mais impuissant, jeune et pourtant très vieux

Spleen

Ne suis-je pas un faux-accord
Dans la divine symphonie.
L’Héautontimorouménos

Le monde est mon champ de jeux. Les mots sont mes jouets. J’ai vu que dans cet espace désert où j’agis à ma guise, le beau, la bien-aimée, le bien que de vains espoirs et des plaintes incessantes accompagnent, ne sont qu’un doux rêve qui finit trop tôt. Mes folies parfois plaisantes, parfois douloureuses qui m’entraînent de tous les côtés doivent être le fruit de mes rêves. Vous qui savez très bien les rêves de mes folies qui nourrissent mon cœur, vous devez très bien savoir aussi les femmes que j’ai appelées d’une voix vibrante venant des profondeurs de mon cœur, les jeux d’amour que j’ai goûtés, qui ont ravivé mes blessures. Vous savez bien que les brides et éperons ne peuvent me retenir. Mon beau destin, mon implacable destin. Parfois je perds mon chemin. Je ne ressens ni regret, ni amertume. Je n’écoute personne, je suis un vieux cheval dont le pied à chaque obstacle butte [...] esprit vaincu, fourbu ! [...] vieux maraudeur. (« Le Goût du néant ») je crie d’une voix qui m’est trop chère. Qu’Apollon m’en veuille s’il le désire, j’inscris le nom de ma très belle bien-aimée aux hémisphères nord et sud, de l’Est à l’Ouest, du Nord au Sud. La plus belle femme de mes rêves, maîtresse des cieux de mon champ de jeux. Comme il est bon de partager avec toi, sous l’effet d’un vin magique, tout instant dans ta majestueuse, chaude et excitante chambre à coucher. Comme tu sais si bien m’emplir de la lumière de tes yeux, traîtres même dans les coins les plus sombres. Je recrée l’amour et la volupté. Mais, après des pleines journées librement vécues, cet amour et cette volupté même ne suffisent à nous sauver de ce sombre, impitoyable monde mortel auquel nous sommes attachés par une épaisse chaîne. Je ne me suis pas encore vengé de celui qui m’a mis dans cet état. Mes pensées d’amour et de volupté, mon cœur débordant d’amour me privent parfois de la femme que j’aime tant. Ton visage devient imperceptible à cause du soleil et de l’ombre. Ton beau visage, ta voix, ton haleine, ta marche harmonieuse semblent se voiler. Le soleil s’est couvert d’un crêpe. Emmitoufle-toi d’ombre. Je sais que mes paroles sont vaines, mais je vais tout de même les prononcer. Sois muette, sois sombre [...] plonge au gouffre de l’Ennui. Je t’aime ainsi ! Pourtant si tu veux aujourd’hui, comme un astre éclipsé qui sort de la pénombre, te pavaner aux lieux que la folie encombre, c’est bien ! [...] jaillis de ton étui.
Toi la déesse des cieux ! Ta peau est encore plus blanche que le lait. Tes joues sont flambantes. O mon cher Belzébuth, je t’adore. Allume ta prunelle à la flamme des lustres ! Allume le désir dans les regards des lustres. Tout de toi m’est plaisir, morbide ou pétulant. Sois ce que tu voudras, nuit noire. Rouge aurore. (« Le Possédé »)
Tes regards amoureux que je ne pouvais oublier nuit et jour s’effacent de mes yeux fatigués. Tu n’épingles plus des fleurs sur ta belle poitrine alors que je me meurs. Je ne ressens que pitié. Je comprends maintenant que la colère de Zeus empêche que soit éternel notre amour. Mais je vais quand même reprendre mes forces. Je vais construire des palais, des châteaux. Je vais raconter de tout cœur mes craintes et mes soupirs. C’est ainsi que l’a voulu le destin. Je vais sauter sur mon cheval. Tu tiendras les brides et moi une épée et un bouclier. Je ne suis pas encore mort. Je reprends mes forces. La madone est encore en vie. J’avance sur mon cheval, la tête haute. J’aperçois une lumière sur les collines lointaines qui ravive mes yeux de passion et de joie. Je ne sais qui l’a ainsi désiré. Mais mes yeux sont maintenant tristes, larmoyants. Vous voyez bien que le monde est mensonger et lâche. Je cache dans mon cœur tous les espoirs éphémères et toutes les folies. Je ne fais que penser, je vieillis, ce me semble. Qui sait où elle est à présent ? Sous quel déguisement se trouve son beau corps ? Dans ce monde trompeur, ainsi je parle aujourd’hui, je parlerai autrement demain. Comme il me plaît. Ne vous indignez donc pas. Même si on se moque de moi, je ne regretterai rien trop longtemps. Je n’aurai point honte d’avoir été trompé par le diable. Est-ce que j’ai vraiment honte de moi-même dans ce monde ? Mes incohérences, mes folies, mes regrets, mes peurs, et le pire, mes obsessions, mes incessantes questions, mon angoisse. D’où est-ce que je viens ? Où m’entraîne mon destin? Qui suis-je ? Je me rappelle maintenant bien: je gagnais auparavant toutes les courses. C’était moi qui lançais les flèches le plus loin. C’était moi qui maniais le mieux l’épée. Malgré la douce fraîcheur du matin je ne participerai pas au concours d’épée aujourd’hui. D’ailleurs je n’arrive pas à voir le loin. L’odeur des fleurs qui poussent au pied de la montagne ne m’enivre plus. Que c’est triste. Tout est en désordre. J’ai jeté gauchement à la mer telles des statues maudites tous les trésors en argent et en or qui m’ont été offerts, quand moi j’étais en bonne santé, quand l’amour me donnait encore des forces. Que cela aurait été beau de mourir à cette période de ma vie. Tout le temps que j’ai passé agissait donc contre moi. La sottise, l’erreur, le péché de la lésine, occupent nos esprits et travaillent nos corps et nous alimentons nos [...] remords, comme les mendiants nourrissent leur vermine. D’après moi, il s’agit bel et bien du Diable qui est en nous; ou bien d’une bande de diables qui ronge notre cervelle comme des millions de vers. C’est toujours ce Diable qui tient les brides. Nous sommes facilement piégés. Nous descendons chaque jour une marche vers l’Enfer. Nous descendons sans aucune peur du gouffre et des gémissements étouffés. Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents, les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants. [...] Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde ! […] dans un bâillement avalerait le monde. C’est l’Ennui ! L’œil chargé d’un pleur involontaire. (...) Tu le connais lecteur, ce monstre délicat, - Hypocrite lecteur, - mon semblable, - mon frère ! (« Au Lecteur »)
Toi mon frère, mon semblable; toi lecteur hypocrite ! Sache bien que j’ai certaines habitudes, parfois d’incroyables bonheurs, d’immensurables satisfactions. Je ne demande pas pardon à ceux qui lisent mes poèmes, des adolescents, des vieux, des vertueuses femmes, de tous les protestants et des curés au nom du Christ. Je ne sais pourquoi, d’ailleurs je ne le dirai pas même si je le savais, les extrêmes m’ont toujours attiré. Il est une chose que je sais très bien. Vous riez de mes états misérables. Mais moi, je suis résolu comme un lion qui se jette dans une troupe de taureaux même si les ténèbres et les cruelles vagues m’attendent. L’Inde, l’Afrique, Madagascar sont parmi mes amis. Les eaux rouges du Nil, son sable doré est mon champ de jeux. Je suis parfois le roi, parfois le maître seul, sans divertissement de ces terres. La solitude est mon univers. Noir et lumineux tout à la fois.
Le destin a joué son vilain tour. Dans les caveaux d’insondable tristesse où le destin m’a relégué. Où jamais, n’entre un rayon rose et gaie, [...] maussade hôtesse. Où seul avec la nuit. Je suis comme un peintre qu’un Dieu moqueur condamne à peindre. […] Un spectre fait de grâce et de splendeur, à sa rêveuse allure orientale. Ma bien-aimée est maintenant en pleine maturité. Ma belle visiteuse vient me voir dans les dédales où règne la tristesse. Cette image est la tienne, noire et pourtant lumineuse. (« Un Fantôme I » – "Les Ténèbres"). Elle dégage une odeur. De ses cheveux élastiques et lourds, vivant sachet, encensoir de l’alcôve. Et des habits, mousseline ou velours, tout imprégnés de sa jeunesse pure, se dégageait un parfum de fourrure. (« Un Fantôme II » – "Le Parfum"). C’est une image étrange et impressionnante. Elle m’enivre et me séduit. Je ne sais pourquoi: j’ai d’indescriptibles inquiétudes et peurs. J’ai des souhaits par milliers. Quant à mes questions je ne peux les compter. Ô le temps qui passe et qui trompe nous les pauvres mortels. Voilà donc une question: Ô beauté ! viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l’abîme ? Sors-tu du gouffre noir ou descend-tu des astres ? Le destin charmé suit tes jupons comme un chien. Que tu viennes du ciel ou de l’enfer, qu’importe, Ô Beauté ! monstre énorme, effrayant, ingénu ! Si ton œil, ton sourire, ton pied, m’ouvrent la porte d’un infini que j’aime et n’ai jamais connu ? De Satan ou de Dieu, qu’importe ? Ange ou Sirène, qu’importe, si tu rends, - fée aux yeux de velours, rythme, parfum, lueur, ô mon unique reine! – l’univers moins hideux et les instants moins lourds ? (Hymne à la Beauté)
Vous voulez savoir pourquoi je dis cela ? Je reporte la mort durant cette longue guerre. Je suis venu sur ces terres avec d’incroyables désirs. J’y suis venu avec des navires sans gouvernail afin de trouver le paradis perdu. J’ai organisé des expéditions. J’ai traversé les eaux mystérieuses, les plus lâches mers. J’ai franchi le tropique du Capricorne. Je me suis rafraîchi avec l’alizé soufflant des terres inatteignables de l’Eldorado vers l’Alexandrie. Je me suis ravitaillé avec le fruit exotique. Je viens de le dire, je suis parfois le maître de ces terres et parfois le roi sans divertissement. Pourquoi ne dirais-je pas franchement la vérité ? Ici, je ne suis pas seul. Le rhum, les palmiers, Baracuda, les mouettes géantes et moi. Pourquoi ne proclamerais-je pas mon royaume ? Pourquoi ne pas boire à pleine gorgée le rhum que j’aime tant ? Quelque chose brûle en moi. Je deviens parfois un idiot ivre. Mais la plupart du temps je suis lucide. Même si j’ai mal aux yeux quand une femme, plus belle encore que le soleil appuie contre moi sa gorge, même si je pleure de tant de désir, même si les lâches rochers, les immenses vagues barrent mon chemin, je mets les voiles, les mers sont à moi. Mon navire avancera même si le vent s’arrête. Les vents ne mentent pas. Je suis entraîné vers une île plus lumineuse, plus belle que le soleil. Ô belle femme hautaine à la peau blanche que j’ai trouvée au bout de toutes les mers que j’ai franchies, de tous les chemins que j’ai parcourus. J’ai oublié mon maudit destin rien que pour toi. C’est parce que j’ai vu de près tes beaux yeux qui m’ont donné la force de tout oublier. Bien sûr que je vais atteindre ce port, bien qu’on me croit mort ou épuisé. Je désire que comprennent tous les marins, les habitants de la capitale, les snobs, les grands maîtres comment je vis, comment je brûle. Je brûle comme toujours, je me laisse emporter par les alizés, par les moussons.
Vous voyez bien, je le dis franchement, rien n’a changé dans ma vie. J’ai emporté mes larmes avec moi. Les dieux m’ont dit de faire attention. Parfois modeste, parfois orgueilleux, parfois bon et parfois furieux. Parfois calme et parfois nerveux. L’amour m’a occupé jour et nuit avec ces idées. Et soudainement tu m’es apparue, tu as transpercé mon cœur de tes regards. Pour montrer mon respect, je me suis incliné devant toi, le corps fatigué, le visage pâle.
La vie est une ombre ambulante. La vie est un conte de fée. Ecoutons ce que dit le conteur: Je vois une île au loin. Une île paresseuse où la nature donne des arbres singuliers et des fruits savoureux; des hommes dont le corps est mince et vigoureux, et des femmes dont l’œil par sa franchise étonne. Le conteur rend immortel le feu qui me brûle le cœur. Je dois retourner dans cette île qui rend immortel le feu de mon cœur. Tout le monde doit m’entendre. J’y retrouverai le calme, le matin, l’après-midi, le soir et la nuit. Un vent très doux me parvient, émanant de la lumière de ton visage, de la belle odeur de ta peau. On entend gronder le tonnerre, puis paraissent les éclairs apportant le salut d’une humble âme sortant du paradis. Guidé par ton odeur vers de charmants climats, je vois un port rempli de voiles et de mâts, encore tout fatigués par la vague marine. Combien elle a de la chance cette terre au milieu des eaux limpides de l’océan. Je ne bouge plus. Cette île est unique sur le monde. J’étais seul ici auparavant, cet ange doit être descendu du ciel sur ces rivages mouillés. Il n’y avait personne d’autre que moi, pas d’amis, pas de belles femmes. Je me promenais seul à travers les bois. Seul et sans femme, suivant mon destin. J’ai perdu la tête. Il n’y a qu’elle dans mes souvenirs et mes sentiments. Elle a pointé sa lumière sacrée vers moi. Une douce lumière émanait de ses yeux. Son image s’était tellement répandue qu’on dirait que ses yeux m’avait déclaré la guerre. Pendant que le parfum des verts tamariniers, qui circule dans l’air et m’enfle la narine, se mêle dans mon âme au chant des mariniers. (« Parfum exotique »)
Je n’ai plus d’armes pour étancher ma soif, rien que mon amour et mon amitié. Je peux être orgueilleux et arrogant, je peux perdre mon chemin. Mais je suivrai mon destin, tant qu’il m’appellera. Je suis reconnaissant à l’amour et aux habitants de l’île. Je rie des peines qui m’ont fait mal auparavant. Je me suis installé sur une belle île en compagnie d’une noble femme. Je me réjouis de tant de plaisirs. Autant qu’un roi je suis heureux; l’air est pur, le ciel admirable. (« Le vin de l’Assassin ») Ici disparaît la honte. J’ai fui le monde des peines pour vivre ici longuement avec la femme de ma vie. Ici l’air est pur et doux. Les tempêtes ont cessé, on n’entendra plus jamais le tonnerre.
C’était un bonheur incroyable mais ne serait-ce l’ironie du sort, deux puissants éperons et un licou m’éloignent de l’île. De ce terrible paysage, tel que jamais mortel n’en vit, ce matin encore l’image vague et lointaine, me ravit. [...] Nul astre d’ailleurs, nul vestiges de soleil, même au bas du ciel, […] tout pour l’œil, rien pour les oreilles ! un silence d’éternité. [...] En ouvrant mes yeux pleins de flammes, j’ai vu l’horreur de mon taudis, et senti, rentrant dans mon âme, la pointe des soucis maudits; la pendule aux accents funèbres sonnait brutalement midi, et le ciel versait des ténèbres sur le triste monde engourdi. (« Rêve parisien »)
De mauvaises pensées chevauchent dans mon esprit. Je suis sur une mer houleuse. Il y a de géantes vagues, la tempête a éclaté. Tout dépend désormais du vent. Viens et sois mon témoin. Tu sais combien je suis attaché à la vie, à la foi, à ma bien-aimée. Mes pensées n’ont pas changé. J’ai un peu tendance à croire au destin, ou peut être beaucoup. Des aigles, des milans volent au dessus de ma tête. J’ai peur de ce qui va m’arriver, assis au coin du poêle où on entend craquer le feu. J’entends sonner les cloches au milieu du brouillard alors que les rayons rouges se perdent dans les ténèbres de la nuit. Mon soleil s’est couché, ma journée s’est terminée. Nuages, brouillard, hyènes, venez sur moi. Je n’ai plus rien à faire. J’ai perdu la bataille. L’ennemi m’a vaincu. Il a bien vite préparé ma tombe. Qu’est-ce que j’attends ? Pourquoi donc j’attends? Qu’il me pousse dans la fosse ? Ne devrais-je m’y jeter moi-même ? L’ennemi a eu de la chance, il aura ce qu’il voudra. J’attends et je me trompe. Je vois bien que je me trompe. Mes journées sont effrayantes comme les cathédrales. Je suis pensif dans ces chambres de deuil, mes larmes lavent mes nuits sous le vacarme des vagues. Personne dans ce monde ne peut être si triste que moi à voir la nuit tomber. Les larmes coulent de mes yeux, les soupirs soulèvent ma poitrine. Les larmes que je verse coulent tel un fleuve. Elles s’étendent comme les noires idées qui font souffrir mon cœur. Mes désirs sont brûlants. Mon univers est ébranlé. Un immense feu me brûle de l’intérieur. Les flèches empoisonnées seraient innocentes à côté des paroles qui traduisent ma peine. Tandis que la peine s’aggrave, la raison ne montre plus le droit chemin, croyez-moi. La raison a perdu face à la peine. Quel maudit univers ! Quelle maudite saison ! Pluviôse, irrité contre la ville entière, de son urne à grands flots verse un froid ténébreux [...] et la mortalité sur les faubourgs brumeux. (« Spleen ») Je regarde, soupirant, du haut des rudes collines le temps désastreux qui règne en bas sur la ville. J’étais pourtant né là-bas. J’y ai passé ma jeunesse, mes années mâtures et je regarde maintenant de mes yeux fatigués cette froide et sordide ville. D’ailleurs mes larmes ont tout mouillé. Vous ne pouvez savoir combien je souffre. Dans cet endroit il n’y a ni lumière, ni remède. Je suis maintenant éveillé, je sais et je vois que la force du destin a voulu m’achever en m’enlevant mon amour. Héritage fatal d’une vieille hydropique, le beau valet de cœur et la dame de pique. Ce n’est pas tout. Le destin, le Diable peut-être, nommez-le comme vous voulez, a sournoisement fait parler le valet de cœur et la dame de pique. Le Diable éclatait de rire de sa voix striante jusqu’au petit matin alors que le beau valet de cœur et la dame de pique causent sinistrement de leurs amours défunts. (« Spleen »)
Mes bras, mes mains, mes pieds m’ont laissé tomber. Je suis devenu un poète ténébreux [...], veuf, incosolé, à la tour abolie (Nerval, El Desdichado), à la voix étouffée qui tremble de froid. Le temps m’a donc emporté loin de moi. Je suis un navire que les vagues ont chaviré. Je suis une pauvre âme dépourvue. L’âme d’un vieux poète erre dans la gouttière avec la triste voix d’un fantôme frileux. (« Spleen »)
Le feu s’est éteint. J’ai très froid. J’ai vu la fin de la paix, le départ de l’amour. Je vis le deuil et la peur en même temps. Ô destin, ô mort ! C’est aujourd’hui un jour cruel. Jour où vous m’avez mis dans une bien pénible situation. Le temps est passé et m’a laissé peine et larmes. Le beau visage s’est effacé. Ses doux yeux ont transpercé mon cœur en passant. La mort a été jalouse, elle m’a pris mon bonheur tel un ennemi. Mais cette femme a enveloppé mon âme, l’a élevée au ciel dans des branches de lauriers. Quant à mon corps, à cause du mauvais jeu qu’a joué le destin, il est resté prisonnier dans ce pays pluvieux. Je suis comme le roi d’un pays pluvieux, riche, mais impuissant, jeune et pourtant très vieux. (« Spleen »)
Je rêve d’être avec tous ceux qui s’aiment, loin de ce spleen, parmi les âmes heureuses. Mort fatale, mort cruelle, monstre sans pitié! Tu es prêt à m’enlever tout ce que j’ai gagné jusqu’aujourd’hui. Tu es maintenant encore plus fort qu’avant. Ma très belle bien-aimée s’est fanée, ma lumière s’est éteinte toujours à cause de toi. Tu l’as enfermée dans une fosse. Je suis sûr que jamais tu n’en avais enseveli de si belle.
C’est la fin de la tragédie, je ne parle plus, je pense. Ne suis-je pas un faux accord dans la divine symphonie ? Je suis de mon cœur le vampire, un de ces grands abandonnés. Tiens, ces paroles qui briseraient les pierres sont adressés à toi: Je suis la plaie et le couteau ! Je suis le soufflet et la joie ! Je suis les membres et la roue, et la victime et le bourreau ! [...] Au rire éternel condamné,s,et qui ne peut -peuvent plus sourire ! (« L’Héautontimorouménos ») – L’amour et la beauté ne mourront jamais, tu n’auras pas la force de les éteindre. Un jour, tu verras gros lâche, cette noble âme dont la place est le ciel, me rendra éternellement heureux. Gare à toi assassin ! Les larmes ne coulent plus sur mes lettres d’amour, mes notes, mes déclarations. J’ai la tête inclinée. C’est vrai. Qu’un peuple muet d’infâmes araignées vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux [...] et de longs corbillards, sans tambours ni musique, défilent lentement dans mon âme; l’Espoir, vaincu, pleure, et l’Angoisse atroce, despotique, sur mon crâne incliné plante son drapeau noir. (« Spleen ») Je me suis penché devant les peines de ce monde mortel. C’est vrai aussi ! Mais la belle et heureuse âme des cieux, la préférée de Dieu, ma bien-aimée m’envoie de son bonheur, oriente mes vers. Elle tend la lumière à mes noires pensées que rien ne peut calmer. Même si brûle mon âme, j arrive tout de même à trouver mon soleil. O destin ! Je n ai plus peur de tes funestes menaces. La mort ne peut enlaidir son beau visage. Tout au contraire, son noble visage adoucit à mes yeux celui de la mort.

NOTES

1 Turul Inal. Une lecture dramatique pour Baudelaire IV.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

BAUDELAIRE, Charles, 1975, Oeuvres complètes, Tome 1, Paris, Éditions Gallimard, Collection Bibliothèque de la Pléiade, 1603 p.
BAUDELAIRE, Charles, 1976, Oeuvres complètes, Tome 2, Paris, Éditions Gallimard, Collection Bibliothèque de la Pléiade, 1691 p.

ABSTRACT

It would be possible to add to the diverse methods of criticism an approach that consists of examining a work within the framework of artistic empathy by identifying oneself with the author trough the use of the first person singular. Such empathy would require first and foremost that the interpreter – the essayist – have complete and profound knowledge of the personal and universal aspects of the literary world of the author studied.
Professor Inal uses this approach particularly for the texts of Baudelaire who, in a spirit of rebellion, always maintains his delicate position between the extremes of good and bad, sincerity and artificiality, beauty and ugliness, extraordinary and ordinary, heaven and hell all through the wonderful creative magic of imagination.


ROLAND GIGUÈRE – « LE POÈTE DU PAYSAGE INTÉRIEUR »

Ioan LASCU
Université de Craïova, Roumanie

MOTS-CLÉ
surréalisme fraternel, univers intérieur, geste symbolique, main, double nature, sensoriel, esthétique

À côté de Rina Lasnier, Anne Hébert, Yves Préfontaine, Paul-Marie Lapointe, Gilles Hénault et d’autres, Roland Giguère se rattache à la deuxième génération (dit aussi la génération moyenne) de la poésie du Québec, au 20e siècle. Il compte, sans aucun doute, parmi les plus importants écrivains francophones du Canada. Roland Giguère est né en 1929, à Montréal, dans un quartier populaire. Typographe, graveur et peintre, Roland Giguère a été aussi un poète très sensible, de la discrétion et du silence. Il s’affirme comme tel dès très tôt, dès l’âge de vingt ans. De la sorte, en 1949, il débute en tant que poète, en publiant le recueil Faire naître, et fonde les Éditions Erta qui consacrent une activité intense à l’impression des recueils de vers et des livres d’artistes. Roland Giguère y fait rassembler de nombreux écrivains et artistes, parmi lesquels on rencontre les noms de Gilles Hénault, Claude Gauvreau, Gérard Tremblay, Léon Bellefleur, Claude Haeffely et Théodor Koenig. Un vrai noyau des lettres et des arts des francophones canadiens y vit longuement en tant que groupe d’avant-garde de la conscience nationale, politique, artistique, littéraire et linguistique. De 1954 à 1963, Roland Giguère séjourne à Paris, où il va faire la connaissance d’André Breton et prendre part au mouvement surréaliste d’après-guerre. Quoique ce soit la troisième étape de l’histoire du mouvement, lorsque les élans de la fureur s’étaient assoupis depuis une vingtaine d’années, quoique Breton lui-même soit entouré d’une poignée de disciples, qui arrivent et quittent le maître à leur aise, Roland Giguère s’y attache étroitement de sorte qu’il reste le seul poète québécois abrité sous le signe du surréalisme pour tout le reste de sa vie. Il ajoute une nouvelle dimension au surréalisme et c’est le surréalisme fraternel, car il joint l’esprit de révolte et celui de solidarité nationale.
« Surréaliste, Roland Giguère fut donc un humaniste et un homme de convergence, capable de signifier le pays sans le nommer, comme lieu et temps de la parole – et tous s’y sont retrouvés. C’est que son pays avait la vertu native du monde enfant. » (André Brochu, Un surréalisme fraternel in Liberté no. 265 / 2004).
De retour au Québec, il met au jour l’un de ses recueils essentiels, L’âge de la parole, une rétrospective des vers publiés de 1949 à 1960, à l’Héxagone. C’est un premier succès révélateur de l’écrivain, vu que l’année suivante (1966) il reçoit le Prix France-Canada et le Grand Prix littéraire de la ville de Montréal. Dans l’ensemble de sa poésie, L’âge de la parole est un point de repère, de même que Terre Québec l’est dans l’œuvre de Paul Chamberland. Ensuite, d’autres titres suivront, chez le même éditeur : La main au feu (1973), Forêt vierge folle (1978), Temps et lieux (1988) et Illuminures (1997). Entre temps, en 1981, les Éditions Noroît font paraître l’ouvrage À l’orée de l’œil, qui rassemble une cinquantaine de dessins d’une remarquable diversité qui représentent bien l’univers abondant de l’art graphique de Giguère. En reconnaissance de sa valeur d’artiste, toujours l’année suivante (1982), il est couronné de prix Paul-Émile-Borduas, qui évoque le nom de l’un des plus célèbres plasticiens québécois du siècle passé. Quatre ans avant sa mort, en 1999, on lui accorde le prix Athanase-David pour son œuvre littéraire en son ensemble. Par cela, il est le seul artiste du Québec, avec Fernand Dumont, qui reçoive ces deux prix, les plus importants de la région, pour des disciplines différentes – peinture et poésie.
« Poète ‘naturel’, selon Gaston Miron, Roland Giguère écrivait spontanément et retouchait peu, comme dans son œuvre picturale. Il a pourtant produit une œuvre empreinte de profondeur et d’élans universels, riche en même temps de clins d’œil et de séductions, de gravités et de plaisirs de la langue. Œuvre d’un enlumineur suprême, amoureux du papier, de l’encre et des couleurs. »
Voilà donc l’image complète d’un artiste du 20e siècle, vivant au Québec, Canada, et ce n’est personne d’autre que Roland Giguère !
Pour certains de ses contemporains, Roland Giguère fut « un homme secret », qui ne se fit intelligible que par l’exploration de son univers intérieur, celui qui n’est donné que « par le poème et le tableau». Sa « discrétion légendaire » se fait à peine sentir par la tendresse dont le geste symbolique est d’abord celui de tendre la main. Mais la tendresse de la main tendue se retourne même vers la main, celle qui est l’outil gentil et habile ainsi de l’art que de tout l’intérieur humain. De cette façon, le poète dédie tout un poème à ce qu’il appelle Main d’œuvre :
« La main saigne au cœur du faire
la main traverse l’épreuve
la main signe à l’encre noire
et creuse sa ligne de vie sur le cuivre verni.

Main de gloire couronnée d’agates
main de taille et de coupe
main de cisaille et de burin
main de berceau
main de plomb pour suivre l’œil vif
main pour prendre et donner à voir
main de pierre calcaire où s’inscrit la mémoire
main forte d’ombres et d’éclairs
main à la roue libre
main à l’étoile
main ferme sur la gouge cherchant
dans le fil du poirier le fruit du hasard
main d’écarts et d’estompes
main d’oubli sur l’établi où reposent les outils fatigués
main de repentirs
main de retouches et de rehauts
main haute sur la feuille vierge
main de belles lettres
main de chiffres et de signatures
main de maître.

La main suit la vie à la trace
la main trace la vie et modèle sa face
rien ne s’efface aujourd’hui. »
Dans cet hymne à la main écrit en février 1997, Roland Giguère qui avait aussi le plaisir de la mise en page – il avait été typographe et maquettiste de la vraie passion, n’est-ce pas ? – fait encore une fois, haut et fort, la preuve de sa double nature : le poète prône la main de laquelle le graphiste et le peintre tracent les lignes et les touches de la beauté des contours et du coloris. Cette glorification sobre et solennelle s’achève par suite d’une énumération triomphante des atouts, des fonctions et des sens poétiques de la main. Tout comme instrument et intermédiaire de la sensibilité et de l’univers intérieur, la main exprime l’âme profonde par laquelle l’homme est plus humain que jamais. La cascade de définitions sentencieuses et de métaphores en viennent à leur comble en fin du poème, où le poète relève le sens ontologique de la main modeleuse dont les traces sur la face de la vie sont tout à fait ineffaçables.
Mais la main est l’intermédiaire entre l’intérieur (sensible) et l’extérieur (sensoriel et esthétique), entre l’œuvre, plastique ou poétique, en train d’être instaurée et la réalité des images poétiques, elle est donc l’instrument de l’écrit et du dessin, du travail de l’artisan ou de l’employé. De cette façon, la main d’œuvre est aussi l’intermédiaire dans un processus poïétique qui instaure la poétique de l’œuvre d’art. C’est justement pourquoi elle est poétiquement appelée main d’œuvre. Et pourtant, ce n’est pas tout. Rolland Giguère a été nommé « poète du paysage intérieur » et cette formule nous rappelle, de nouveau, le surréalisme, dont les adeptes étaient tant préoccupés du « paysage intérieur » ou des « continents intérieurs », ayant leur source dans l’imagination sensible, féconde et libre face à toutes sortes d’innovations et de drôleries. Le poète québécois rapproche, quand même, bon gré, mal gré, cette idée de son surréalisme « naturalisé », plus humain et bien approprié de la culture et de la sensibilité du Québec des années 60.
Le paysage intérieur de Roland Giguère n’est ni une surface lisse, ni une oasis de lumière et de verdure. Il est vrai que ce tableau panoramique se puise à l’ « amour délice et orgue », comme on l’entend d’un titre de ses poèmes. C’est un poème qui commence à la manière du Dada :
« pieds nus dans un jardin d’hélices
hier j’écrivais pour en arriver au sang
aujourd’hui j’écris amour délice et orgue
pour en arriver au cœur »
Il nous évoque, par le truchement de certaines images dont l’occurence semble aléatoire – « jardin d’hélices », « en arriver au sang », « délice et orgue » – quelques poèmes de Tristan Tzara entre autres Sage danse deux de son premier recueil Vingt-cinq et un poèmes. Malgré cela, on doit s’arrêter un instant sur l’homophonie « d’hélices » et « délice », ce qui saurait simplifier un peu la démarche d’interprétation. Mais ce jeu de mots institue une ambiguïté, parce qu’au lieu d’écrire « le jardin des délices », ce qui nous ferait penser à l’allégorie de Jérôme Bosch, par exemple, il nous suggère, par son « jardin d’hélices », une zone de danger et de supplice. D’autre part, la démarche intime du poète aspire vers un but moral et, pour cela, le chemin en haut est « le plus tortueux / noueux noué / chemin des pierres trouées. » Ce n’est tout autant un chemin initiatique qu’une montée purificatrice qui porte le pèlerin vers la connaissance de la nature duale de l’homme et vers l’antidote du crime :
« un peu à gauche de la vertu
à droite du crime
qui a laissée une large tache de rouille
sur nos linges propres tendus au soleil ».
L’arrivée à l’anti-rouille c’est, tout simplement, « arriver au cœur », car Roland Giguère prouve, encore une fois son humanisme. Il faut que ce chemin long s’achève uniquement par la traversée de la nuit, tandis que « la mémoire chante sur la plage noircie. » (v. Forêt vierge folle, l’Hexagone, coll. « Parcours », 1978). Le pèlerinage intérieur dure, sans soulagement, une vingtaine d’années, car en Illuminures (l’Hexagone, 1997) l’avenir n’a pas encore atteint à sa plénitude. Les mêmes images temporelles figurent une pâle solitude et une discrète désolation – le soir, la nuit, le matin muet, les heures à venir :
« Un soir inutile et sans espoir
une nuit pourtant de tous repos
et ce matin qui ne dit rien
que des heures à venir. »
L’atmosphère crépusculaire persiste par-dessus une existence marquée par des actes manqués :
« Un beau coucher du soleil
entre nous deux
la nuit tarde un peu
et la vie passe à côté
d’un grand moment. » (ibid.)
À travers des textes tels La rose future et Histoire naturelle l’atmosphère reste toujours assombrie parce que « le retour aux transparences premières » est encore lointain, et, « aux fenêtres d’exil » guette « l’ombre de la sentinelle [qui] est son ennemie » ; en même temps la nuit demeure « vorace » et « veille toujours / les ailes déployées au-dessus de la proie heureuse. » (v. L’Âge de la parole, poèmes 1949-1960, l’Hexagone, 1965). En Histoire naturelle « la mer est seule », « si seule et vide », « la lune […] se lève veuve » et « les étoiles sont orphelines », « le fruit » est écorcé « au centre de la blessure » et « la plaine est triste. » En dépit de tout cela, le paysage intérieur scintille sous la lumière des éclairs, à l’éveil du volcan qui « crache mille soleils / qui retombent dans mille champs déserts. » De même, la plaine cherche son relief « et appelle le vallon », alors que « le fleuve majestueux dans la défaite / refait ses vagues et fait l’amour au lit / comme aux plus beaux jours de la jeunesse. » On saisit souvent un repli à un passé vigoureux et rassurant qui paraît engendrer un avenir libéré de l’ombre et de l’obscurité du présent. La poésie de Roland Giguère est aussi une œuvre des contrastes, comme le prouvent même des titres des recueils Femme des neiges (1959) et Nuits abat-jour, Pouvoir du noir (1966) et Les armes blanches (1954). De la sorte, le regard du poète est bifocal tandis que sa marche est sinueuse mais difficilement ascendante. Au fond et après tout, le soulagement et l’illumination des belles aspirations finalement accomplies s’incarnent dans « nos amours », « notre liberté » et les fulgurations de la poésie, tel que Rolland Giguère s’adresse à la postérité dans ce message :

« Nous étions fous aussi
nous fous de nos amours
fous de notre liberté
et pour ne pas crier
nous écrivions sur nos murs
des lettres voyantes en capitales éclairées ».

(J’imagine, in Possibles, vol. 1, no. 1, automne 1976)



RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

BROCHU, André, 2004, Un surréalisme fraternel in Liberté no. 265.
GIGUERE, Roland, 1965, L’âge de la parole, poèmes 1949-1960, l’Héxagone, Montréal.
MAILHOT, Laurent, 2003, La littérature québécoise depuis ses origines, TYPO Essais, Montréal.

ABSTRACT

Roland Giguère gives, once again, the proof of his double nature: a poet whose hand is used by the painter and the artist in order to create the beauty and the colours. The hand, with its powerful functions is, in the same time, the instrument and the man’s soul that create a human being more profound then ever existed.






L’ART DU MONOCHROME. LE DÉFILÉ DE LA HACHE

Camelia MANOLESCU
Université de Craïova, Roumanie

MOTS-CLÉ
monochrome, couleur, re-créer, peindre, image

Peindre d’après nature, c’est le moyen habituel de créer d’un peintre. Présenter des événements qui se sont passés des siècles avant J.C. suppose une période de longue gestation. Flaubert n’a comme source que la documentation historique, son imagination débordante et son voyage aux ruines de la célèbre Carthage et de ses alentours. Il doit re-créer l’image et la couleur avec les moyens du XIX-e siècle. Il s’agit de re-créer l’image à l’aide de l’imagination, de l’anticipation et de la cinématographie du XXI-e siècle. A l’aide du sable du désert africain Flaubert obtient la couleur par l’utilisation d’une lumière adéquate à la situation. Tout comme les Impressionnistes qui aimaient peindre par touches de couleur, Flaubert s’efforce de rendre le tremblement de la lumière-couleur du moment et il le fait au prix d’un labeur acharné. Sa couleur naît de la puissance de la lumière, de Moloch dévorateur qui continue, une fois de plus, la lutte avec Tanit. Le rouge est situé au milieu du rayon qui, sur un cercle chromatique, va du blanc au noir. Cette place lui assure le maximum de saturation, de puissance, de beauté.
Le thème obsessionnel, l’image de la mort qui sous-tend tout le roman Salammbô1, atteint son paroxysme dans l’épisode du défilé de la Hache où l’accent est mis sur le contraste violent entre, d’une part, le feu et l’eau qui détruisent, et, d’autre part, la pierre qui enferme. Le piège que les Carthaginois tendent aux Barbares est monstrueux. La plume de Flaubert trouve les nuances les plus criardes, les plus aiguës dans le tableau imaginant le défilé bloqué par Hamilcar.
Le rapport entre l’eau et la chaleur est suggéré par la lutte acharnée entre Tanit et Moloch. Ainsi, au commencement de l’épisode de la vallée de la Hache, le sein trop plein de Tanit verse ses eaux tandis que les Barbares trouvent leur fin sous la lumière cruelle de Moloch. Les massacres des batailles sont dépassés par leur rouge violent qui détruit peu à peu l’image du rouge clair associé plus tôt à la chaleur, au feu, au sang et au cadavre.
Les combats d’avant l’entrée dans le défilé ne font qu’augmenter la puissance du rouge. Flaubert n’emploie pas la force d’un déroulement d’armes de guerres, mais la puissance du regard qui perce et tue comme l’acier:
« tout à coup une grosse ligne de poussière montait à l’horizon; des galops accouraient et du sein d’un nuage plein de prunelles flamboyantes, une pluie de dards se précipitaient » (p.389).
Une fois le défilé terminé c’est le grand cauchemar des Barbares qui commence:
« à peine les Barbares étaient-ils descendus, que les hommes, tapis derrière les roches, en les soulevant avec des poutres, les avaient renversées; et comme la pente était rapide, ces blocs énormes, roulant pêle-mêle, avaient bouché l’étroit orifice, complètement (p.390-391).
Dans les descriptions flaubertiennes le visuel complète l’auditif, tout comme Moloch complète Tanit dans l’écoulement de l’histoire. La matière dure de la pierre devient aussi forte que le feu, mais plus difficile à vaincre: “le feu ne pouvait brûler la montagne“ (p.392).
S’acharnant contre la montagne, les Mercenaires ne font que perdre leurs forces:
« et tout retomba, en laissant à ces horribles branches des lambeaux humains et des chevelures ensanglantées » (p.392).
Le défilé de la Hache prend les proportions d’un défilé de la faim, de la soif et de la mort. D’abord c’est la faim qui est leur principal problème. Pris comme dans un cercle, les Mercenaires se sentent dépourvus de puissance et de volonté. La lumière du soleil détruit en eux le sens, la raison, devenant le symbole de la folie. Effrayés, les Barbares tuent leurs animaux pour retrouver leur confiance dans leurs forces: « ils tuèrent à coups de lances » les taureaux qui vagabondaient, « ils égorgèrent tous les mulets, une quarantaine environ » (p.393). Les pensées lugubres disparaissent, une fois les estomacs remplis. Le sang des animaux sacrifiés représente le symbole d’un espoir possible dont la réalisation dépend d’Hamilcar dont la figure hante les rêves et les âmes des Barbares, autrefois à son service.
La faim s’accentue de sorte qu’ils mangent « les baudriers des glaives et les petites éponges bordant le fond des casques » (p.393). Le cauchemar continue pendant que l’homme retourne au cannibalisme. Ce retour au rouge primitif, aux ténèbres de l’humanité-animalité, tord l’estomac du lecteur, mais Flaubert sait bien manier sa plume pour que l’image prenne du contour, pour qu’on soit plongé dans le noir des époques où la nécessité de survivre est plus accrue que la signification des symboles. Flaubert surprend nos sens avec des phrases courtes telles:
« ils mangeaient »,
« ils la dévoraient avec délices » (p.395).
Le rouge n’est plus répandu ou contenu. Il n’est ni source de vie, ni source de mort, mais un hermaphrodite qui choque le naturel, l’humain. Le choc continue avec d’autres images où la réalité et l’imagination abominable se rejoignent:
« Ils faisaient cuire les morceaux sur des charbons à la pointe d’une épée; on les salait avec de la poussière et l’on se disputait les meilleurs » (p.395).
Le rouge rendu par la lumière des charbons et l’éclat de l’épée fausse les nuances. Même les syntagmes: « les charbons » et « à la pointe d’une épée » engagent le lecteur à se sentir mal à l’aise à cause du rouge des matériaux incandescents sur lequel se greffe le noir de la matière cuite – la chair humaine – signe d’une finalité destructrice sous la lumière puissante du feu. Le sacrilège continue avec les Carthaginois captifs, les valets des Mercenaires, les blessés et les malades : « Chaque jour on en tuait » (p.396) comme si chaque lever du soleil représente une augmentation de leur folie sous la lumière du jour. Cette pratique du besoin de subsistance: « Quelques-uns mangeaient beaucoup, reprenaient des forces et n’étaient plus tristes » devient « férocité […] pour assouvir leur fureur » et les malades ou les agonisants arrivent à avoir peur de sommeiller, se réveillant « au contact d’une lame ébréchée qui leur sciait un membre » (p.396). La scène est pleine de monstruosité, tout est imprégné d’un sang gluant qui pénètre nos sens. La lame qui scie, en reflétant les rayons du soleil, devient signe du mal et de la violence. Si autrefois les Mercenaires s’interrogeaient sur les habitudes des gens qui crucifiaient les lions, maintenant leur comportement leur assure une place privilégiée. Leur folie dépasse les limites du possible. Ils sont vraiment des Barbares, tout comme montre le nom que les Carthaginois leur attribuent.
Après la chair humaine avalée dans la folie de la faim, les Mercenaires se purifient avec des bourgeons et des fèves:
« Au haut de la gorge s’étalait une prairie claire -semée d’arbustes; les Barbares en dévorèrent les bourgeons. Ensuite ils trouvèrent un champ de fèves; et tout disparut comme si un nuage de sauterelles eût passé par là » (p.406).
Mais comme un blasphème, la pourriture s’empare d’eux. « Les vapeurs blanchâtres » qui flottaient au-dessus et « piquaient les narines pénétraient la peau, troublaient les yeux » sont pour eux de véritables fantômes. « Les âmes de leurs compagnons » accompagnent leur désastre physique et mental, plus grand qu’on puisse s’imaginer:
« Un dégoût immense les accabla. Ils n’en voulaient plus, ils aimaient mieux mourir » (p.397).
La bataille entre le feu et l’eau continue celle entre la faim et la soif. La soif dans le roman carthaginois prend, elle aussi, les valeurs du rouge car les Mercenaires, bloqués entre les murailles du défilé n’avalent pas de l’eau mais des substituts. Tout est présenté graduellement chez Flaubert: la guerre, l’amour et même cette soif qui tourmente les gens ont leur propre échelle de valeurs:
« La soif les tourmentait encore plus, car ils n’avaient pas une goutte d’eau » (p.397).
L’organisme doit être trompé, son circuit rougeâtre doit être guidé vers d’autres ressources. De l’extérieur, la soif est plus profonde:
« Pour tromper le besoin, ils s’appliquaient sur la langue les écailles métalliques des ceinturons, les pommeaux en ivoire, les fers des glaives. D’anciens conducteurs de caravanes se comprimaient le ventre avec des cordes. D’autres suçaient un caillou. On buvait de l’urine, refroidie dans les casques d’airain » (p.397).
Le rouge de l’intérieur surgit à l’extérieur avec ce ventre où mort et vie deviennent interchangeables. Les Barbares sont effrayés à la vue d’Hamilcar. Dans leur tentative de subsister, de continuer à espérer, les Barbares ne sont que des spectres. Sous la lumière accablante du feu dévastateur, sous l’influence de la faim et de la soif, les hommes deviennent des cadavres vivants encore, un mélange de rouge, symbole de la vie, de jaune, source de la pourriture, et de noir, image de la mort prochaine.
L’imagination flaubertienne, doublée d’une lecture attentive et instructive des traités de médecine sur les effets de la faim et de la soif sur les hommes, surprend de nouveau le lecteur par ses nuances de couleurs:
« Ils avaient les pupilles extraordinairement dilatées, avec un grand cercle noir autour des yeux […] leurs nez bleuâtres salissaient entre leurs joues creuses […]; la peau de leur corps […] disparaissait sous une poussière de couleur ardoise; leurs lèvres se collaient contre leurs dents jaunes » (p.403).
On observe quand même que les couleurs perdent dans leur intensité. Le rouge devient couleur ardoise et le bleu devient bleuâtre, même si la lumière qui les accompagne a la même force destructrice.
La guerre a été toujours présentée comme sous le signe du rouge et du noir. Les corbeaux annoncent la mort avec leur mélange de noir – à cause de leur plumage – et de rouge – car leur bec est toujours plongé dans des cadavres:
« Quelquefois, lorsqu’un gypaète, posé sur un cadavre, le déchiquetait depuis longtemps déjà, un homme se mettait à ramper vers lui avec un javelot entre les dents. […] La bête aux plumes blanches, troublée par le bruit, s’interrompait, regardait à l’entour d’un air tranquille […] puis elle replongeait son hideux bec jaune » (p.398).
L’étendue de la plaine est une surface saturée du rouge des cadavres et de la géométrie variable des corbeaux.
La prise de Mâtho clôt les terreurs de la guerre, sous l’image métaphorique d’une « pyramide qui peu à peu grandissait à mesure que les morts tombaient » (p.434). A cause de « l’auréole » faite autour de lui par son épée, Mâtho prend la dimension incalculable d’un dieu sur la Terre:
« Complètement nu, plus livide que les morts ».
Les cheveux tout droits, deux plaques d’écume au coin des lèvres, il rôde dans le cercle des Carthaginois comme une bête sauvage dans sa cage. L’éclat de son épée et la lumière dure du soleil lui donnent du pouvoir. Le rouge de sa rage est plus fort que jamais mais il succombe à cause du filet de Narr’Havas. L’image parle par une seule couleur dominante, le rouge, et la monochromie tape sur les nerfs du lecteur. C’est une couleur qui occupe tout le champ visuel du récit. Elle se superpose sur l’image, elle devient elle-même image:
« Mâtho rouvrit les yeux. Il y avait tant de lumières sur les maisons que la ville paraissait toute en flammes » (p.435).
Du mouvement circulaire qu’il décrit de son épée, on ne voit qu’un seul point: un rouge dominant, luisant sous la lumière âpre du jour.
Tout comme les Impressionnistes de l’époque, Flaubert rend la couleur par ses vibrations colorées. Signe de la maîtrise de l’artiste, le rouge impressionne si bien dans le récit de la guerre carthaginoise qu’il devient palpable, et équivaut, en quelque sorte, à la matière modelée par les peintres. Il sort de la fiction visuelle pour entrer dans la réalité picturale.
Carthage d’ailleurs, inconnue et inaccessible, appartenant autant à l’Orient qu’à l’Occident et à l’Afrique qu’à la Méditerranée, rivale et égale de la source même de la civilisation européenne, s’offre d’avance comme le modèle pur, presque abstrait de la civilisation « en soi ». Les Mercenaires forment un no man’s land historique. Sans patrie, sans société, sans culture, sans religion, déliés de tout, ils ne peuvent désigner rien d’autre au-delà d’eux-mêmes que l’entité, complémentaire le plus souvent mais parfois virtuellement adverse, de la civilisation telle qu’elle définie au XX-e siècle.
Flaubert choisit l’épisode inconnu et sans issue historique de la révolte des Mercenaires contre Carthage pour y représenter la civilisation et l’humanité. La condamnation portée sur Carthage est profonde, constante et sans partage. Elle ressort du contraste entre, d’une part, les liens qui unissent la communauté des Barbares malgré son hétérogénéité et, d’autre part, l’égoïsme entamant l’altérité intérieure du moi qui commande l’horreur et l’absence totale, dans la ville, des sentiments humains.
Flaubert est l’écrivain qui construit son roman comme « une série » de centres qui permettent un développement d’objets et une irradiation temporelle et spatiale. Le roman suit, jusqu’à l’infini, le vol des sensations et des souvenirs car il est centre et cercle à la fois, en exprimant la densité de la substance humaine. Le roman devient le rapport constant à travers lequel la variété désordonnée de l’univers s’ordonne, sans cesse, autour de l’objet central qui est le rouge. Reconstruisant les métamorphoses du rapport entre le moi de l’auteur et son monde extérieur, Flaubert met en évidence le regard qui voit le rouge et le regard qui découvre l’œuvre. 

NOTES

1Toutes les citations du roman Salammbô renvoient à l’édition Flammarion, col. G.F. Paris, 1986.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

AUMONT, J., 1994, Introduction à la couleur: des discours aux images, Paris, Armand Colin Editeur.
BOWMAN, K.P., 1975, Flaubert et le syncrétisme religieux in “Revue d’histoire littéraire de la France, Flaubert”, juillet/octobre, 81-e année, no.4/5, Paris, Armand Colin.
DANILA, N., 1939, Le voyage en Orient de Gustave Flaubert (1849-1851), Paris, Armand Colin.
DEMOREST, D.L., 1977, L’expression figuré et symbolique dans l’œuvre de Gustave Flaubert, Genève, Slatkine Reprints.
MÉREDIEU, F., 1994, Histoire matérielle et immatérielle de l’Art moderne, Paris, Bordas, Cultures. POULET, G., 1961, Les métamorphoses du cercle, Paris, Plon.
STAROBINSKI, J. 1970, L’oeil vivant. La relation critique, Paris, Gallimard.
TODOROV, T., 1977, Théories du symbole, Paris, Seuil.
VERBRAEKEN, R., 1995, Termes de couleur et lexicographie artistique, recueil d’essais suivi de quelques articles sur la critique d’art, Paris, Les éditions du Panthéon.

ABSTRACT

In his well-known novel, Salammbô, Flaubert deals with his conception of writer and painter in the same time. He re-creates an ancient atmosphere by means of a very modern conception about colour and the human sensation about it.
In the episode of the Ax Defile Flaubert gives us the chance, by using our imagination, to anticipate the cinema of the XXI-st century and, in this way, to re-crate the violent contrast between fire, water and stone. The colour rules, it is the real instrument used by Flaubert. The red colour demands its victims: the reader impressed by its power of suggestion. This unique colour lives by the means of the powerful light, the symbol of a male god, Moloch in a longlasting war with a goddess, Tanit, the night symbol. Their war and union in the same time give birth to a colour, the red one and to a sensation, the novel changed into a painting.

LE LANGAGE « MÉTISSÉ » EN TRADUCTION LITTÉRAIRE*

Maria ORPHANIDOU – FRERIS
Université Aristote de Thessalonique, Grèce

MOTS – CLÉ
métissage, réécriture, code langagier, re-faire, re-créer

Le titre de mon exposé peut paraître à première vue un peu étrange à cause des deux entités langagières contradictoires entre elles. Soit, d’une part, de la traduction littéraire qui est avant tout une réécriture dans un autre code langagier à partir d’un texte donné et bien défini, et d’autre part, du « langage métissé », expression utilisée dès le XIXe siècle pour exprimer ce qui résulte à la suite d’un croisement d’individus, de races, de choses bien différentes. Or, j’envisage ici, à démontrer que toute traduction littéraire est un langage métissé, soit un langage constitué de différents éléments. Et pour ce, je partirai du principe fondamental que la traduction littéraire, dans la plupart des cas nous donne une partie du contexte source.
Dans son ouvrage, Après Babel, G. Steiner insiste sur la nécessité du traducteur de s’approprier le texte, sur l’intimité qui se crée entre l’écrivain et le traducteur:
« S’emparer d’un texte en le pénétrant à fond, en découvrir et recréer les forces vives en un même mouvement (prise de conscience), représente une démarche qu’on ressent dans sa chair mais qu’on peut pour ainsi dire ni expliciter ni systématiser » (Steiner, 1998: 61).
Henri Meschonnic de son côté place la présence du traducteur dans un texte comme une condition indispensable à la réussite d’une traduction:
«Plus le traducteur s’inscrit comme sujet dans la traduction, plus, paradoxalement, traduire peut continuer le texte. C’est-à-dire dans un autre temps et une autre langue, en faire un texte. Poétique pour poétique» (Meschonnic, 1999: 27).
Toute œuvre traduite révèle en effet l’attitude du traducteur par rapport au texte source, par rapport à son auteur. Traduire devient donc écouter tout ce que le texte dit, soit directement, soit entre et derrière les lignes, assumer avec patience le dialogue particulier qui s'instaure entre un auteur et son traducteur et l’immense solitude face au texte : de l’auteur quand il l’écrit; du traducteur, quand il le traduit, quand il le réécrit dans un autre code langagier; c'est aussi prendre ses responsabilités face aux choix qu’il doit prendre, qu’il doit les défendre tout en sachant qu'ils ne sont bien souvent qu’ une des solutions possibles; c'est aussi apprendre à savoir se placer: recréer la musique et les images d'un discours dans une autre langue, telles qu'on les a perçues, avec sa propre sensibilité, en respectant l'auteur et l'altérité qu'il manifeste dans son discours.
Uniquement par ces tâches, le traducteur devient un médiateur, un excellent fabriquant qui doit utiliser tous les atouts de sa langue maternelle et ceux de la langue du texte source, du texte de l’autre. Et pendant cette opération, il doit équilibrer entre le texte source et les multiples possibilités que la langue cible, sa langue maternelle en principe, lui procure. Dans le contexte, en particulier littéraire, le processus traductif vise avant tout à adapter – pour être compris – le contexte de la langue source à la langue cible. C’est pourquoi le traducteur « imagine » souvent des images, des tournures, des styles, autres que ceux du contexte du départ. Ainsi le lecteur du contexte d’arrivée reçoit un message non pas « infidèle », mais « différent », voire « métissé ». Et l’image perçue du code langagier traduit est une image « falsifiée/métissée » pour des raisons de compréhension. D’où le besoin d’envisager la traduction non pas comme une simple opération de transcodage d’éléments ou de transfert de sens équivalents, mais comme une forme d’acte langagier dont les variétés des mécanismes discursifs qui le structurent peuvent se restituer dans leur totalité. En fait, il s’agit de redéfinir les notions « parasites » de la traduction, voire de l’adaptation, notions qui modifient et transforment l’altérité traduite.
Mais ne dit-on pas aussi qu’ « écrire c'est aussi traduire »? Donc, convertir du vécu en langage? La même métaphore peut s'appliquer à l'écrivain et au traducteur: les mots de l'un changent, transforment le vécu; ceux de l’autre le texte. Dans les deux cas, l'activité semble, sinon identique, du moins analogue. Ce point de vue est fondé sur un présupposé qui paraît aller de soi: la réalité que l'acte d'écriture a pour fonction de faire passer dans les mots est déterminée et préexiste, tout comme le texte à traduire précède l'acte de traduction. Sous cet aspect se dissimule un mode de pensée qui, tout en donnant l'impression de valoriser la traduction, il la réduit à une activité subalterne. Si écrire est un reflet du réel, traduire est le reflet d'une autre réalité. Écriture et traduction ne sont, finalement, que des ersatz, que des produits de remplacement.
L’histoire de la traduction nous enseigne que, pour des raisons à la fois culturelles, linguistiques, sociales mais aussi politiques, cette attitude de l’écrivain et du traducteur, assumée librement et spontanément ou au contraire imposée et dictée, a varié autour de deux pôles; du « beau langage » classique et de la tendance de la traduction vers le « ciblisme ».
Ces pôles – dichotomies, qu’Henri Meschonnic nous invite à dépasser (Meschonnic, 1999: 22-23)1 paraissent naturelles en « traductologie », mais sont absentes de la critique littéraire. Alors qu’il semble que tout va de soi en littérature, que tout est admis et que tout est possible au nom de la création littéraire, quand il s’agit de traduction, le traducteur subit encore trop souvent de multiples pressions qui visent à l’obsession du correct, de l’admis, du connu. On oublie que les langues se sont aussi enrichies – et continuent de s’enrichir – grâce aussi aux hardiesses des traducteurs qui façonnent, travaillent, produisent, à leur manière l’usage à venir, tout comme les écrivains.
La lecture de textes contemporains écrits en français par des écrivains francophones, édités par des maisons d’édition prestigieuses en France, suscite pour le moins la réflexion: ces textes sont beaux, poignants, criants, émouvants et vivants par leurs images et leur rythme souvent abrupts, parce qu’ils font violence au rythme et à la syntaxe du français « standard », réputés « naturels ». Ces discours trouvent donc leur éditeur et leur public, qui, ouverts et tolérants, savent en goûter l’étrangeté, se laissent émouvoir et emporter par la force d’un verbe « malmené » au regard de la langue « classique».
Mais laisse-t-on aussi de la même manière un traducteur agir? Pas du tout, car celui-ci est victime d’une double violence: l’une, intérieure, provenant de sa propre représentation du beau, du bien, du correct, de l’euphonique, bref « de ce qui est correct en langue maternelle » et de ce qui ne l’est pas. Issue du bain culturel qui est le nôtre depuis que nous apprenons à parler, cette violence fait naître à notre insu des « tics » de traduction qui nous font préférer systématiquement telle ou telle construction, tels ou tels ordre des mots, images, expressions, à d’autres.2 En ce sens, la traduction devient le lieu où s'observent les tendances d'une collectivité en matière linguistique. D’où la nécessité, pour le traducteur d’accompagner sa pratique par une réflexion lui permettant d’opérer de véritables choix, conscients et motivés.
La seconde violence est extérieure et beaucoup de traducteurs y sont, à un moment ou à un autre, confrontés: c’est celle que peuvent exercer sur eux éditeurs, correcteurs et « préparateurs » de textes au nom du goût « intouchable » du public (bien que souvent le public fasse preuve d’ouverture). Cette violence en fait est dirigée contre le texte originel auquel il n’est pas fait référence: en criant aux contresens, faux-sens, maladresses, ordre des mots malmené, en exigeant du traducteur qu’il lisse le texte, remplace des images originales, abruptes dans la culture originale, pour le moins étonnantes, par des clichés linguistiques (« ce qu’on dit en-bon-français, en-bon-grec, en-bon-anglais ») qui neutralisent un discours et lui enlèvent sa force et son pouvoir agissant, ce que l’on vise, ce n’est pas de la traduction, c’est de l’adaptation et je ferais volontiers mienne la définition qu’en donne Henri Meschonnic (1999:185):
«Je définirais la traduction, la version qui privilégie en elle le texte à traduire et l’adaptation, celle qui privilégie (volontairement ou à son insu, peu importe) tout ce hors-texte fait des idées du traducteur sur le langage et sur la littérature, sur le possible et l’impossible (par quoi il se situe) et dont il fait le sous-texte qui envahit le texte à traduire.»
Pourquoi ce fossé criant entre d’une part une lecture ouverte, tolérante, acceptant une forme d’étrangeté dans sa propre langue et, de l’autre, une lecture fermée à l’étrangeté du discours étranger, accusant le traducteur de contresens ou de violence à l’encontre du rythme prétendu naturel du français? Or, c’est du statut et du rôle du traducteur qu’il s’agit: encore considéré comme un passeur, et non un créateur, on lui refuse la liberté de sa langue maternelle qu’on accorde généreusement à l’écrivain: car en refusant cette liberté au traducteur, inéluctablement, on la refuse également à l’écrivain étranger traduit.
Nous avons à faire à une simple stratégie littéraire comparatiste sur un plan culturel, à une tactique qui note les éléments arbitraires et superficiels de chaque côté, projetant surtout la méthode avec laquelle le traducteur vit la logique de deux ou plusieurs traditions culturelles d’où les éléments prennent leur sens réel et leur relation évidente se décrit. C’est-à-dire que nous avons à faire, à une position anti-nationaliste, à une vraie attitude post-moderne, non pas parce que la manière, dont le traducteur combine ses préférences aboutit à un élément d’une importance déterminante de sa personnalité, ni parce qu’il a tendance de tout niveler, mais parce que de sa traduction ressort un immense respect vers l’autonomie et la logique interne des traditions civilisatrices. Ainsi, des ponts à deux sens se jettent et une mentalité sur un niveau personnel et social se forme. Ceux-ci se fondent sur la connaissance consciente et profonde que la coexistence pacifique et créatrice de divers aires culturels, présuppose l’existence d’une liberté politique et d’une autonomie civilisatrice, une écriture polyculturelle et polyvalente.
Il y a un danger, dans cet état de fait: les lecteurs étant, dans la grande majorité, des « monolingues » ne peuvent avoir accès au texte original, au rythme et à la musique originels; or une traduction écrite dans la tradition du XVIIe siècle français, sera saluée comme excellente, alors qu’une traduction qui laissera entrevoir la musique et les images étrangères et s’efforcera de faire entendre la voix d’un auteur et ressortir ses images, peut être sera rejetée. On est loin de la définition d’Antoine Berman, qui affirmait que « l’essence de la traduction est d’être ouverture, dialogue, métissage, décentrement. Elle est mise en rapport ou elle n’est rien » (Berman, 1984: 76).
Loin d’être quelque chose d’éloigné, la traduction est au cœur de l'expérience littéraire. Autrement dit, au lieu d'être ce pâle reflet d'une inaccessible plénitude, la traduction peut être une origine. C'est ce qu' Herder3, à la fin du XVIIIe siècle, affirmait quand il soutenait que pour lui, une langue était maternelle non pas si elle était pure, mais fécondée  par des œuvres de l’étranger. Fécondation qui n'a évidemment lieu que par la traduction qui ne peut donc pas être « seconde mais au moins aussi originelle que l'origine ». Traduire n’est donc plus imiter, copier servilement, mais écrire, transcrire du réel, du vécu. Dans ces conditions, l’acte littéraire ne consiste plus à traduire, c’est-à-dire à reproduire une réalité connue d’avance, mais à la produire.
Sous ce rapport, la traduction est une démarche très différente, puisque l'objet du travail est connu d'avance. Il est même nécessaire qu'il le soit. Comment traduire ce qu'on ignore? Les choses semblent donc, là, beaucoup plus simples. Elles le seraient, si traduire était effectivement « faire passer », c'est-à-dire transporter des mots d'une langue à l'autre. On s’aperçoit qu’à un mot d'une langue ne correspond pas celui d’une autre, que le sens ne passe pas sans être altéré d’une langue à l’autre. A plus forte raison quand s’il s'agit d’un texte littéraire, lequel constitue une langue à l’intérieur de sa propre langue. Puisqu’il y modifie le sens courant des mots pour le transformer en « valeur », comme dirait Saussure, selon une systématicité relevant de tout une organisation d’ensemble. Ce système tient au mouvement de l'énonciation4. De même que le sens du discours parlé, ne tient pas seulement aux mots, mais à l’intonation, au timbre de voix, aux mimiques, aux gestes, c’est-à-dire à la présence de celui qui parle, de même le sens du texte ne tient pas seulement au lexique mais à une configuration syntaxique, métaphorique, phonématique, prosodique – en un mot, à un rythme  – qui manifeste, ici aussi le passage d’une présence. Or, ce passage, dans ce qu’il a de totalement spécifique, est intraduisible. Le traducteur ne peut donc être ni un « passeur » ni un expert d'importation-exportation. Il doit tuer, changer, transformer, trahir le texte original pour le faire ressusciter dans un autre texte. Traduire donc c’est aussi re-susciter, re-faire un texte. Mais attention: dans ce cas-là, le texte ressuscité n’est plus le même. Il est transformé, changé, métissé, Souvent même son sens. Et alors on a une nouvelle œuvre, aussi originale que celle de l’œuvre-source. La littérature est là pour le confirmer.

NOTES

 Pour l’auteur, « il n’y a qu’une source, c’est ce que fait le texte ; il n’y a qu’une cible, faire dans l’autre langue ce qu’il fait ».
2 C’est ce que Jean-Claude Chevalier et Marie-France Delport nomment « figures de la traduction », soutenant que le traducteur découvre qu’il obéit, sans le vouloir, « à l'orthonymie, l'orthologie et l'orthosyntaxie, à tout ce que l'on croit être la norme, la manière la plus naturelle d'exprimer les choses dans la langue maternelle, dans les domaines lexical, référentiel et syntaxique ».
3 Johan Herder : Écrivain allemand (1744-1803) un des initiateurs du mouvement Sturm und Drang (mouvement littéraire créé en Allemagne vers 1770, par réaction contre le rationalisme et le classicisme. Gœthe et Schiller à leurs débuts participeront.
4 « Chaque texte, écrit Valéry Larbaud, a un son, une couleur, un mouvement, une atmosphère qui lui sont propres. En dehors de son sens matériel et littéral, tout morceau de littérature a, comme tout morceau de musique, un sens moins apparent, et qui seul crée en nous l'impression esthétique voulue par le poète. Eh bien, c'est ce sens là qu'il s'agit de rendre, et c'est en cela surtout que consiste la tâche du traducteur » in HYPERLINK "http://www.blogg.org/blog-55642-billet-israel_eliraz__ao%C3%BBt_a_la_limite_des_choses_perdues-692740.html"Israël Eliraz, « Août à la limite des choses perdues », http://www.blogg.org/blog-55642-billet-la_separation-695840.html.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

STEINER, George, 1998, Après Babel, 3e édition, Albin Michel.
MESCHONNIC, Henri, 1998, Poétique du traduire, Verdier.
CHEVALIER, Jean-Claude Chevalier et DERPONT, Marie-France, 1995, L'Horlogerie de Saint Jérôme, Problèmes linguistiques de la traduction, L'Harmattan.
BERMAN, Antoine, 1984, L’Épreuve de l’étranger, Culture et traduction dans l’Allemagne romantique, Gallimard.
ELIRAZ, HYPERLINK "http://www.blogg.org/blog-55642-billet-israel_eliraz__ao%C3%BBt_a_la_limite_des_choses_perdues-692740.html"Israël Eliraz, «Août à la limite des choses perdues»,  HYPERLINK "http://www.blogg.org/blog-55642-billet-la_separation-695840.html" http://www.blogg.org/blog-55642-billet-la_separation-695840.html.

ABSTRACT

Considering the translation as a cultural activity which in most cases provides a partial notion of the source context, we shall demonstrate how the sense of a language renders in the context of the target language a different image than that of the source language. Particularly in literary contexts, the translation process aims at adapting the context of the source language in the target language and the reader of the target context accepts a message which is not “unfaithful”, but "different", or even "mixed".
We have to develop a simple literary strategy based on a cultural plan, which highlights the arbitrary and superficial elements on each side, stressing mostly on the cultural traditions, where elements take their real sense. That is an anti-nationalist position, a real post-modern attitude founding the translation on a huge respect towards on the peaceful and creative co-existence of various cultural domains which presuppose the existence of a political freedom and a civilizing autonomy as well as of a multicultural and versatile writing.

INTERFÉRENCES LITTÉRATURE  IMAGE

Elena RDUCANU
Université de Craïova, Roumanie

MOTS-CLÉ
poésie de roman, poésie graphique, poésie cinématographique

La modernité littéraire est liée à l image, quelle qu elle soit, picturale, photographique, cinématographique. L’image et le mot entretissent leurs langages spécifiques. Les interférences entre les idées – images en littérature et les formes – traits – couleurs dans les arts visuels sont évidentes.
À ce propos, le cas d’Apollinaire est très révélateur. Calligrammes (1918) est une tentative d’expression poétique mise en valeur par le symbole du dessin. Dans sa quête de l’extraordinaire, Apollinaire a tenté de tirer des vers des possibilités figuratives dans ses « idéogrammes lyriques ».
Plus tard, le surréalisme a ouvert à la peinture des domaines nouveaux et y a trouvé même une grande source d’inspiration poétique. Pour André Breton et ses collaborateurs, la poésie ne se limite pas au seul domaine du verbe, elle pénètre dans tous les arts et transfigure le banal quotidien. Le tableau, le dessin, est aussi une écriture qui se veut déchiffrée, lue. Les signes, les formes, les couleurs peuvent souvent exprimer mieux que les paroles, l’espace intérieur. Littérature et peinture ont conjugué leurs efforts car il s’agissait toujours de mise en fiction, de production d’un récit, que le support fût visuel ou verbal. Les peintres surréalistes (Max Ernst, Mio, Dali, Tanguy etc.) sont ainsi inséparables des poètes. Pour tous, la poésie est une activité de l’esprit avant d’être un moyen d’expression, et, pour se manifester, ils peuvent choisir aussi bien la page blanche que la toile.
Jean Cocteau classera lui-même son œuvre en «poésie», «poésie de roman», «poésie graphique», «poésie cinématographique». Dans le programme du ballet – spectacle Parodie, Apollinaire présente:
De cette alliance nouvelle (décor – costumes – chorégraphie), il est résulté une sorte de surréalisme où je vois le point de départ d’une série de manifestations de cet Esprit Nouveau qui, trouvant aujourd’hui l’occasion de se montrer, ne manquera jamais de séduire l’élite et se promet de modifier de fond en comble les arts et les moeurs.
L’originalité de chaque artiste vient parfois de ces interférences, dosées et dominées, sans renier pour autant la technique et les exercices traditionnels propres à chaque art.
Le dialogue texte – image, quelle que soit sa nature, connaît diverses formes.
Marguerite Duras utilise ainsi le cinéma dans sa démarche propre qu’est celle d’un écrivain. Elle plie le cinéma à la rapidité de son écriture. Cette écriture « silencieuse » inaugurée par Moderato cantabile, introduit une coupure entre les mots et les choses, entre le sens et le fait et tait la logique. On ne s’étonne pas que l’écrivain ait été attiré par le cinéma, cet art dont les matériaux sont le visible et la parole. Le trait distinctif de ses films est le divorce entre image visuelle et image sonore.
Le Je est un Autre de Rimbaud, « la vraie vie est absente », ouvrent des perspectives insoupçonnées et lui inspirent des films célèbres. L’écriture la plus dépouillée conduit ainsi à l’image. Les textes écrits disparaissent au profit de l’image. Ce qui caractérise ses films (Hiroshima mon amour, Détruire, dit-elle, La femme du Gange, Iondia Song, L’amant, etc.) est justement le divorce entre image visuelle et image sonore.
Plus tard, Marguerite Duras introduit les procédés découverts dans son expérience de cinéaste dans les romans écrits après 1980. Elle écrit un texte d’un type nouveau, remarquable par une sorte de pureté et de rigueur. Mais son œuvre peut être lue aussi comme une immense poésie. Il y a d’abord la poésie qui se dégage de l’atmosphère onirique qui enveloppe les silhouettes énigmatiques des personnages, l’absence de précision. Les personnages du Square, de Savannah Bay ne sont désignés que par des périphrases les situant vaguement dans leur appartenance au genre humain (« l’homme », « la jeune fille », « la jeune femme »). Marguerite Duras tente d’écrire directement ce qu’elle est en train de vivre, le présent de l’écriture rejoignant le présent de la vie. Il n’est pas seulement question d’une intrusion de l’auteur dans son livre, mais d’une fusion totale entre le texte et l’existence de celui qui écrit. De l’acte d’écrire, il émane des sensations, des états, des sentiments. C’est pourquoi, dans un face-à-face Duras – Godard, le cinéaste exprime son admiration pour l’écriture particulière de Marguerite Duras, dans ses livres et ses films, en soulignant leurs interférences:
« Jean – Luc Godard : [...] Et c’est pour cela qu’on a toujours été très sensible à la nouvelle vague, à des gens comme toi, auxquels j’associe ce que j’appelle « la bande des quatre: Pagnol, Guitry, Cocteau et Duras. Ce sont des écrivains qui ont fait du cinéma, qui ont fait des films presque à égalité avec les cinéastes et ils nous ont aidé à croire au cinéma parce qu’il y avait une grandeur et une puissance dans leurs films. »1
Mais un autre art de l’image occupe un statut particulier dans l’œuvre de Marguerite Duras : c’est la photographie. Les photos qui accompagnent son œuvre, ses films, ses romans forment un ensemble inséparable, indissociable. Le volume Les yeux verts comprend un album photographique très particulier où sont mêlées des photos personnelles de sa famille, de ses films et même d’autres cinéastes. Mais toutes ces photos n’ont pas d’identité, pas de légende, elles sont plutôt anonymes:
Tandis que la photographie témoigne d’un visage, du plus irremplaçable de son identité, elle témoigne du même coup de la fragilité de celle-ci et de son ordre mortel, de ce qui n’est pas remplaçable et qui se perd dans une morphologie universelle.2
En fait, par la découverte de la photographie, la mimésis disparaît. La photographie reproduit fidèlement la nature, elle ne la mime plus. Comme duplication du réel, la photographie ne représente pas, ce qui suppose un écart, elle est plutôt une présentation morte. C’est ce que remarque Roland Barthes dans un article sur la photographie:
Si on veut vraiment parler de la photographie à un niveau sérieux, il faut la mettre en rapport avec la mort. C’est vrai que la photo est un témoin, mais un témoin de ce qui n’est plus. Et ça, c’est un traumatisme énorme pour l’humanité et un traumatisme renouvelé. Chaque acte de lecture d’une photo, et il y en a des milliards dans une journée du monde, chaque acte de capture et de lecture d’une photo est implicitement, d’une façon refoulé, un contact avec ce qui n’est plus, c’est-à-dire avec la mort. Je crois que c’est comme ça qu’il faudrait aborder l’énigme de la photo, c’est du moins comme ça que je vis la photographie : comme une énigme fascinante et funèbre.3
Pour Marguerite Duras la photographie n’est rien d’autre qu’une plongée matérielle vers l’oubli :
« Je crois qu’au contraire de ce qu’auraient cru les gens et de ce qu’on croit encore, la photo aide à l’oubli. Elle a plutôt cette fonction dans le monde moderne. »4
Jérôme Beaujour, coréalisateur avec Jean Mascolo de Duras films (1982) et de Edition vidéographique critique des œuvres de Marguerite Duras a fait quelques remarques subtiles sur le rôle et l’influence de la photographie dans la technique cinématographique des films de Marguerite Duras. Il évoque la scène où dans India Song, un domestique indien vient devant la photo d’Anne – Marie Stretter rallumer l’encens et renouveler les roses. C’est comme une commémoration et une célébration de l’oubli. La photo rappelle qu’Anne – Marie Stretter est morte au début du film, et que son histoire commence avec sa mort. Mais le film est la contemporanéité de sa vie et de sa mort :
« C’est le « Je meurs de ne pas mourir » de Sainte Thérèse d’Avila que Marguerite Duras traduit ici. »5
La fonction de la photographie dans ce cas est de pallier l’oubli en donnant l’illusion du vivant.
La position de Roland Barthes sur la photographie est précisée dans plusieurs textes : Sur la photographie (propos recueillis par Angelo Schwartz, Le grain de la voix), Le message photographique (L’obvie et l’obus), La chambre claire.
Il y parle du langage photographique, de l’identité de travail entre celui qui écrit et celui qui photographie mais aussi de leurs différences, du message photographique, de la possibilité de reconnaître la photographie comme un art.
Barthes considère que le statut particulier de l’image photographique est que c’est un message sans code, comme toutes les reproductions analogiques de la réalité : dessins, peinture, cinéma, théâtre. Mais tandis que ces images développent un message supplémentaire qui est le style de la reproduction, le message connoté, la photographie de presse n’est jamais une photographie artistique.
Pourtant, et c’est là le paradoxe, il y a une forte probabilité pour que le message photographique soit lui aussi connoté, rattaché plus ou moins consciemment par le public à une « réserve traditionnelle de signes », à un code. On pourra ainsi envisager la photographie d’une manière objective, naturelle et investie, culturelle, à la fois.
Mais la description d’une photo de sa mère récemment morte établit le lien fondamental entre la photographie et la mort (La chambre claire). C’est peut-être une des plus belles pages de Roland Barthes, où il ressuscite l’essence, l’esprit, l’image de l’être aimé à travers le visage perdu dans le temps.
L’image photographique devient souvent sujet de récit et même de poème, où l’auteur sollicite des souvenirs autour d’une photo. C’est le cas du poème d’Apollinaire Photographie, inclus dans le volume des Calligrammes. Ce poème annonce clairement le surréalisme, bien qu’Apollinaire n’appartienne pas à cette école, mais c’est le début d’une nouvelle poésie.
L’idée de la photo qui se superpose à la femme aimée rappelle le rôle du tableau de Botticelli dans l’amour que porte Swann à Odette. Mais dans le roman de Proust, c’est une image que le héros aime à travers une femme et chez Apollinaire c’est plutôt la femme qui serait le pâle reflet de l’image. L’amour crée une confession permanente entre un être et son reflet, la femme et la photo.
Cette idée d’image et de reflet ou de double est fréquente en poésie, elle est particulièrement développée chez Eluard, qui laisse souvent ignorer la frontière entre le rêve et la réalité. Le poème d’Apollinaire suggère, de façon nouvelle pour son époque, la transfiguration de la femme aimée par la photographie. Il appartient à une époque où l’on ne cherche plus à comprendre la poésie de façon rationnelle mais plutôt à éprouver des impressions. C’est une tendance parallèle à celle de la peinture de l’époque.
Comme dans le cas de Marguerite Duras, pour Alain Robbe–Grillet le cinéma devient un partenaire pour l’écriture. Selon lui, la vision du monde en tant que surface se réalise par l’école du regard, l’adjectif optique étant le seul indiqué à reconstituer cette image géométrique de l’univers. L’année dernière à Marienbad (1961), qui est un authentique cinéroman, se justifie par la nécessité de surprendre un flux mental matérialisé dans le regard. La réalité en plein mouvement, avec des objets qui se font et se défont par la dynamique de la description, projetée comme une interrogation déroutante sur l’existence, est particulièrement éloquente dans ce ciné-roman.
La structure filmique de certains romans d’Alain Robbe–Grillet était déjà évidente dans La jalousie et Dans le labyrinthe. Le caractère particulier d’une œuvre littéraire ayant une telle structure est discutée par l’auteur lui-même dans son essai Temps de description (1963), après sa collaboration avec Alain Resnais dans la réalisation de certains films qui ont provoqué d’amples débats dans la critique littéraire et cinématographique.
Alain Robbe–Grillet démontre que l’attraction exercée par une certaine création cinématographique sur les nouveaux romanciers ne doit pas être cherchée dans l’intérêt pour l’objectivité de la caméra mais dans les possibilités qu’elle offre dans le domaine du monde subjectif, imaginaire. Ce qui est passionnant dans ce cas c’est la réalisation d’une apparence d’objectivité dans la représentation d’un monde imaginaire, onirique. L’auteur considère que ces nouvelles structures filmiques sont plus fortes que celles offertes par la littérature et précise que le film ne connaît qu’un seul mode grammatical : le présent de l’indicatif.
L’année dernière à Marienbad a comme personnage principal le temps. Dans le cadre d’un présent continu, « l’instant nie la continuité, l’espace détruit le temps et le temps sabote l’espace »6. Au fond, c’est un roman d’amour avec de puissants accents lyriques. Le dialogue, extrêmement réduit, est remplacé par des descriptions faites à l’aide de la caméra et par les interventions du narrateur. La technique de la composition est celle d’un ciné-roman mais réalisé de telle manière que le narrateur semble s’identifier au spectateur. Le couple des deux amoureux est celui qui éveille la capacité de fabulation de l’élément récepteur de l’œuvre. Celui-ci reconstitue par sa propre imagination le décor somptueux de l’hôtel, où deux inconnus unissent leurs destins par l’amour, dans un présent qui dure autant que les séquences du film. Même si le film a provoqué de vifs affrontements, il a obtenu le Lion d’or et a bénéficié d’un puissant effet de mode, partout à travers le monde. Dans une lettre adressée à l’auteur, Michel Leiris exprime son admiration pour la création d’Alain Robbe–Grillet :
Ce qui, finalement, me frappe le plus dans tout cela, c’est le côté « mallarméen » : vos trois personnages sont comme trois Igitur qui s’affronteraient avec une froide passion et le décor lui-même ... évoque irrésistiblement cette prose merveilleuse...
Dans votre texte simple et efficace, j’admire l’effet d’imprégnation produit avec le lecteur ou spectateur par le ressassement de quelques thèmes qu’on dirait musicaux.7
Dans l’itinéraire de la création littéraire d’Alain Robbe–Grillet, ce scénario de film ainsi que L’immortelle (1963) ne constituent qu’un acte dérivé de l’expérience d’un prosateur, projeté dans un autre domaine de l’art, celui de l’image. Sa vision cinétique de la réalité peut nous intéresser par ses conséquences complexes sur l’art du roman, surtout à notre époque quand d’autres arts sont influencés aussi par la technique filmique.
Jean Cocteau admire, lui aussi, dans une lettre adressé à l’auteur, ces interférences entre l’art du prosateur et l’art de l’image :
« Votre film est un film d’écrivain, en ce sens que l’encre s’y change avec une grâce et une puissance mythologiques... Votre Jean Cocteau. »8
Mais l’œuvre la plus illustrative de la manière ingénieuse dont Alain Robbe–Grillet a essayé d’accorder l’intrigue d’un roman policier de facture classique avec la technique filmique moderne de la dislocation du temps est La maison de rendez-vous (1965). La structure filmique moderne du roman est réalisée par l’ambiguïté, l’incertitude, les mouvements interrompus, les mots qui ne sont pas articulés entièrement, les gestes sans finalité. Tout cela mène à une suite d’images relativement similaires, juxtaposées, sans avoir la force d’une réunion dans un plan supérieur.
Les films suivants d’Alain Robbe–Grillet proposent toujours de nombreuses trouvailles. On peut rappeler : Trans – Europe – Express (1966), L’homme qui ment (1968), L’Eden et après (1971), Glissements progressifs du plaisir (1974), Le jeu avec le feu (1975), La belle captive (1982), Un bruit qui rend fou (1995).
L’œuvre cinématographique d’Alain Robbe–Grillet suscite de nouvelles approches réconciliant la cinéphilie et la recherche universitaire. Petit à petit ces analyses ont attiré l’attention de la critique qui a enfin légitimé l’œuvre au colloque de Cérisy, par la recherche universitaire ou par des éditions savantes. Alain Robbe–Grillet fut reconnu ainsi comme cinéaste au même titre que romancier et la bibliographie critique devint importante.
Il résulte de ces interférences littérature – image, qu’une culture littéraire authentique est parfaitement compatible avec l’œuvre au monde des images. Notre société moderne, dans son exigence vitale d’imaginaire, ne doit pas rejeter les expressions nouvelles d’une culture qui fait appel à des structures de l’intelligence et du sentiment totalement remaniées. La civilisation de l’image est un fait inéluctable qui implique de multiples questions.

NOTES

1 « Magazine littéraire Marguerite Duras » n° 278/juin 1990, p. 46.
2 Marguerite Duras, Les yeux verts, Ed. Cahiers du cinéma, 1980.
3 Roland Barthes, Le grain de la voix, entretiens, Seuil, 1979, p. 331.
4 Marguerite Duras, La vie matérielle, Ed. POL.
5 « Magazine littéraire Marguerite Duras » n° 278/juin 1990, p. 51.
6 Alain Robbe–Grillet, Pour le nouveau roman, Gallimard, 1963, p. 168.
7 « Magazine littéraire » n° 402/octobre 2001, p. 58.
8 Ibid., p. 60.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

ROBBE–GRILLET, Alain, 1963, Pour le nouveau roman, Gallimard.
BARTHES, Roland, 1979, Le grain de la voix, entretiens, Seuil.
DURAS, Marguerite, 1980, Les yeux verts, Ed. Cahiers du cinéma.
DURAS, Marguerite, 1983, La vie matérielle, Ed. POL.
xxx « Magazine littéraire Marguerite Duras » n° 278/juin 1990.
xxx « Magazine littéraire Marguerite Duras » n° 278/juin 1990.
xxx « Magazine littéraire » n° 402/octobre 2001.

ABSTRACT

Even if image and word have specific languages, their interferences are evident. This article sets up to explore different forms of dialogue between text and image. Literary modernity is connected to any kind of image, pictorial, photographical, cinematographical. The originality of every artist emerges sometimes from these defined and dominated interferences. I am going to analyze the connection between literature and painting during the surrealistic period, between writing and cinematographical image, in Marguerite Duras and Alain Robbe–Grillet’s works and the photo carrying a message in Roland Barthes’s studies. Therefore the civilization of image is an inevitable fact which reveals the vital exigency for imaginary in our modern society.

LA NOUVELLE CRITIQUE ET L’ÉQUILIBRE MOBILE

Lelia TROCAN
Université de Craïova, Roumanie

MOTS-CLÉ
critique, structure, équilibre, mobile, intentionnalité, ontologique

Toute la critique moderne se propose de dégager des structures et, de cette manière, elle rapproche des écrivains très différents.
La pensée structurale extrémiste présente certaines fissures, parmi lesquelles le danger d’un nouveau type de positivisme, le postulat hypothétique incontrôlé, anticipatif, qui frôle la pensée idéaliste, le caractère statique, l’antihistorisme, le bricolage.
Sartre affirmait que le structuralisme était la conséquence philosophique de la technocratie. Mais, le structuralisme ne se refuse pas à des alliances avec d’autres modes de pensée, ce qui fait qu’on ne saurait nullement parler d’une philosophie structuraliste unitaire ou d’une critique littéraire structuraliste proprement dite. La méthode n’exclut donc pas la réflexion philosophique et, de plus, elle n’est pas univoque. De l’idéalisme pur au structuralisme marxiste, ce registre de la pensée offre un large éventail d’interprétations des phénomènes de la vie et de la culture.
On a parlé au colloque de Cérisy d’une deuxième tendance – la critique sartrienne. Pour celle-ci, ayant les racines dans la psychanalyse existentielle, tout est indice, signe, symptôme mais symptôme d’un choix libre, d’un projet originel qui se fixe et se traduit dans l’expérience littéraire, en variant selon chaque individu. L’homme se définit ainsi par rapport à un avenir sur lequel se projette une intention très personnelle, très décelable du dehors mais pas toujours exactement connue par son porteur. Elle diffère de la critique psychanalytique où tout acte est expliqué par un fait du propre passé. L’intérêt de cette méthode est d’élargir à l’infini le champ des interprétations possibles : façons d’agir, d’être, d’aimer, de percevoir. Les qualités sont révélatrices de l’être, comme Jean-Paul Sartre l’a montré dans ses analyses du mou, du visqueux, du neigeux et Barthes dans l’analyse de l’œuvre de Michelet. Le choix qu’un auteur fait de certaines qualités est révélateur de ce qu’il est, de ce qu’il voudrait être.
Une conception critique dérivée de l’existentialisme sartrien (« à rebours ») et de la phénoménologie heideggérienne est professée par Maurice Blanchot. Ils sont poussés jusqu’à leurs conséquences dernières, du fait que la dialectique avec laquelle il opère a un caractère négatif. Aussi sa terminologie, de même que son mode d’argumentation sont-ils fondés sur des paradoxes qui relèvent du spécifique même de la dialectique négative. L’œuvre critique de Blanchot dresse un édifice imposant de pensée négative, représentant la poésie des excès subjectivistes et l’inquiétude d’une réflexion qui, ontologiquement, semble être destinée à se nier continuellement.
D’autre part, le sartrien Serge Doubrovsky affirme que toute œuvre a un sens impliqué, sens qui dépasserait également l’auteur et l’œuvre. Toute œuvre implique une visée sur le monde, s’adresse aux hommes, exprime un projet historique. Pour restituer ce sens à l’œuvre, il faut utiliser toutes les méthodes possibles, car l’œuvre est une “totalité” de significations. Dans l’ample chapitre "Critique et philosophie" de Pourquoi la nouvelle critique ?, Doubrovsky plaide pour une critique philosophique, fondée sur l’idée de la destinée conjuguée de la critique et de la philosophie, de même que sur l’idée d’intentionnalité première mais surtout d’intentionnalité inconsciente. Cette dernière suppose que nous puissions accomplir des gestes intentionnels (voulus, dotés d’un sens personnel) mais qui n’éveillent pas en nous une conscience (connaissance claire) de ce sens. C’est pourquoi Sartre faisait distinction entre le conscient et le connu. Le premier accompagne toutes les opérations de la psyché (de la conscience morale, imaginaire, amoureuse). Le « conscient » peut fort bien ne pas être accompagné par le « connu », qui suppose un détachement de soi et un ressaisissement, une compréhension d’ordre réflexif.
C’est un peu la même distinction établie par Merleau-Ponty, qui sépare la conscience de soi athéique, qui se forme naturellement en nous (au contact de l’autre ou de l’objet), de la conscience théique ou réflexive, celle par laquelle nous avons la conscience autonome de nous-mêmes. Du « conscient » au « connu », de « l’athéique » au « théique » s’étend l’espace herméneutique d’un possible déchiffrement de l’obscur, des profondeurs qui sera réalisé par la psychanalyse.
Revenant à Doubrovsky, il est intéressant de saisir que le critique s’appuie, dans sa théorie, sur un argument convaincant, qui ressemble fortement à celui des formalistes, le langage, celui qui exprime l’existence de l’auteur mais aussi du lecteur. Il élargit la vision de la critique et s’oppose à la simplification du rapport œuvre – écrivain. Selon Doubrovsky, la critique commence à partir du moment où, cessant de prendre la littérature pour objet de jouissance, elle y découvre l’expression la plus riche et la plus complète d’une expérience métaphysique, c’est-à-dire du sens total que prend pour l’homme l’expérience humaine.
« La critique tire de la littérature un sens qu’elle transforme dans sa propre vision sur le monde ; la conscience du lecteur se nourrit de ce sens double, dans la confrontation toujours sans fin avec soi-même, par les autres. »1
La troisième tendance de la critique actuelle est représentée par la critique thématique, qui est d’inspiration bachelardienne. Voisine de la psychanalyse existentielle et cependant très attachée au phénomène proprement littéraire, la psychanalyse de l’imagination professée par Gaston Bachelard lie chaque image à un archétype. Si cette image n’est pas l’écho d’un passé personnel, elle est à la fois création toute neuve et toute résonnante de primitivité. Bachelard a choisi de décrire ces archétypes par rapport aux quatre éléments : terre, eau, feu, air, se livrant ainsi à une psychanalyse de la matière.
Les titres de ses œuvres sont très suggestifs : La Psychanalyse du feu, L’Eau et les rêves, essai sur l’imagination de la matière, L’air et les songes, essai sur l’imagination du mouvement, La Terre et les rêveries de la volonté, essai sur l’imagination des forces, La Terre et les rêveries du repos, essai sur les images de l’intimité, La Poétique de l’espace, etc.
Bachelard y suggère également l’interprétation des formes et de leur résonance sur le poète. Chez Mallarmé, les feux d’artifice, les jets d’eau, les fleurs, les éventails sont formes de l’épanouissement éclaté, relié au centre, qui est le poète.
Avançant une conception similaire sur la corrélation de la psyché et de la matière, Roland Barthes montre que toute l’Histoire de France, loin d’être pour Michelet un développement objectif, forme en réalité une projection fantasmagorique de ses cauchemars, de ses obsessions, de ses humeurs secrètes. La critique moderne est par là une critique abyssale.
L’appellation de « critique thématique » recouvre en fait des conceptions et des pratiques variées. Elle se situe à mi-chemin entre la critique formaliste et la critique sartrienne. Elle se rapproche de la première par le penchant à ne considérer que « l’œuvre en soi », sans faire appel aux explications extérieures à l’œuvre. Mais elle s’en écarte par l’intention de découvrir (tout comme les sartriens), au centre de l’œuvre, une conscience, qui serait le foyer, l’axe central qui relie toutes les façons d’être et de créer.
Georges Poulet, pour sa part, la considère comme une critique d’identification et de remémoration. Le lecteur (le critique en tant que « bon lecteur »), passionné de la vie des œuvres, repère, rassemble, par le souvenir, des thèmes communs à toutes les œuvres d’un même auteur. Il découvre ainsi « l’unité ultérieure entre les parties qui se rejoignent ». Excellent essayiste de bonne tradition, Poulet s’oppose pourtant à la critique traditionnelle par sa position proustienne, qui cherche l’identification avec le « Moi profond » et repousse la recherche extérieure du « Moi biographique ».
Il tend à définir un Cogito de l’œuvre, un « je pense » ou « je suis », situés au coeur même de toute création. Le critique doit orienter sa démarche en fonction du « Cogito » de l’écrivain, qu’il doit intérioriser pour retrouver sa façon de sentir et de penser, pour redécouvrir le sens d’une vie qui s’organise à partir de ce « Cogito ». Pour pouvoir découvrir le vrai « Cogito » des écrivains, il faudra étudier la temporalité des auteurs, la dialectique de la durée (selon la leçon bergsonienne), engendrée chez eux par les moments de la conscience.
C’est une critique qui ne considère pas l’œuvre comme objet (ce qui est propre à la critique structurale) mais comme sujet, c’est une critique qui « re-pense », « re-imagine » l’œuvre, à partir de l’intérieur. Georges Poulet met en évidence la fonction créatrice de la critique littéraire qu’il nomme « pensée sur une autre pensée », « mot sur un autre mot », « signifiant d’un signifiant », ou encore, dans l’esprit de sa thèse fondamentale, « la conscience d’une conscience ». Ce grand critique aborde l’œuvre par référence aux catégories philosophiques et aux formes : le temps et l’espace dans Études sur le temps humain, le cercle dans Les métamorphoses du cercle. Cela lui permet de définir en même temps les écrivains et les « épistémès » de toute époque. La conscience critique de Georges Poulet s’impose en tant qu’œuvre et modèle de pensée, car l’auteur réussit à saisir l’œuvre dans son unité, selon sa devise et celle de tous les nouveaux critiques. La mise en évidence de la signification globale lui permet de retrouver la cohérence entière de l’œuvre, but suprême de la critique qui se veut « totalitaire ».
Considérant que la création littéraire aussi bien que la critique sont des phénomènes purement subjectifs, Georges Poulet fonde sa méthode sur l’intuition et l’affect, éléments qui nous introduisent dans un espace captivant mais indéfini, étant l’espace des approximations.
L’un de ses disciples, Jean-Pierre Richard, fonde sa critique sur l’exigence de saisir l’architecture intérieure de l’œuvre. Il se propose d’éprouver comment “dans un beau poème” l’émotion du lecteur naît à la fois d’un relief de la parole, d’une modulation des images, d’une inflexion de sentiment, d’une liaison d’idées. Il explore l’univers imaginaire des écrivains à l’aide des sensations, rêveries fournies par des lettres, brouillons et des œuvres proprement dites. Littérature et sensation et L’univers imaginaire de Mallarmé représentent le mieux sa démarche. Prenant comme point de départ l’acte individuel de création, Jean-Pierre Richard avance pas à pas vers l’intimité de l’œuvre d’une démarche qui, telle celle de Starobinski, rattache l’événement biographique d’ordre intellectuel à ses retentissements dans le processus de création, réalisant ainsi une double approche : de critique littéraire et de psychologue des profondeurs.
Des analyses fort différentes, qui ne témoignent pas d’une véritable “école” thématique mais d’idées de préoccupations et de prédispositions similaires, existent dans des ouvrages tels Michelet par lui-même de Barthes, Corneille ou la dialectique du héros de Serge Doubrovsky, Rousseau : la transparence et l’obstacle et L’Oeil vivant de Starobinski. Alors que pour Georges Poulet la conscience critique entre de façon immédiate en contact avec la conscience latente de l’œuvre littéraire, pour Starobinski, la relation critique est médiatisée par le regard. Sa conception sur le « regard » acquiert une acception beaucoup plus large que d’habitude. C’est moins la faculté de recueillir des images que celle d’établir des relations.
Comme l’on peut remarquer, la définition de « critique thématique » se justifie surtout par la tentative de découvrir au-delà des sens immédiats, « obsessions constantes », plus profondes, qui sont essentielles pour la démarche critique.
Ces orientations, prises au sens très large, font voir l’abîme qui sépare le structuralisme de l’existentialisme, la philosophie de Lacan de celle de Sartre. Les formalistes parlent de système, de structures, de synchronie, de forme. Le structuraliste Michel Foucault se rapporte à un système sans sujet. Le célèbre psychiatre et psychanalyste Lacan considère l’inconscient comme une structure autonome, qui fonctionne comme un langage, le moi étant seulement un aspect limité, fragile, artificiel. Les existentialistes invoquent l’histoire, la conscience, le sens, la dialectique, la responsabilité sociale ; l’énumération des distinctions entre les orientations de la nouvelle critique pourraient continuer.
Il ne faut pas limiter la nouvelle critique à ces trois orientations. Ces divisions sont assez arbitraires et laissent de côté des tendances (des préoccupations) importantes, telles la psychocritique et la sociocritique qui, d’ailleurs, s’apparentent beaucoup aux courants mentionnés. La première est intimement liée à la critique thématique et la seconde, à la critique sartrienne.
Si l’on parle de la psychanalyse, on doit avoir en vue trois aspects. Premièrement, la psychologie traditionnelle de Freud et de Jung, qui pousse à une lecture entièrement symbolique de l’œuvre. Ces symboles sont connus et catalogués d’avance et il ne s’agit que de les repérer dans le texte littéraire à éclairer et de les réduire à leurs significations psychologiques. Tout renvoie, par divers relais obsessionnels, à une même cause initiale, qui est un refoulement infantile. C’est la méthode de la psychanalyse littéraire représentée par Charles Baudouin, auteur d’une étude sur Hugo, de Jean-Paul Weber et surtout par Charles Mauron qui a écrit d’excellents travaux sur Mallarmé, Nerval et Racine. Ils partent de l’œuvre, comparent les textes pour déceler les répétitions obsédantes, tentent à formuler un schéma explicatif et reviennent à l’œuvre en se demandant si elle accepte l’explication suggérée. C’est ce que Charles Mauron propose dans des études très connues, telles L’Inconscient dans l’œuvre et la vie de Racine, Introduction à la psychanalyse de Mallarmé ou Des Métaphores obsédantes au mythe personnel. Cette méthode, surtout lorsqu’elle s’étend sur tout un genre (Psychologie du genre comique), risque de confondre la structure inconsciente d’une œuvre avec ce qui n’est en fait que le langage du temps. Elle a tort de mettre entre parenthèses l’histoire et de rattacher à un inconscient collectif une structure dramatique commune à plusieurs écrivains, structure qu’une perspective sociologique expliquerait mieux.
Jean-Paul Weber s’intéresse à la psychologie de l’art et affirme que l’objectif fondamental du chercheur littéraire consiste à expliquer le processus de création et de réception de l’œuvre. Il pratique une thématique psychanalytique subtile mais ce qui surprend toutefois c’est qu’à une époque où tant de critiques de la nouvelle vague insistent sur le caractère plurivoque de l’œuvre et sur les sens multiples du mot, le critique se décide à opter pour un procédé de réduction qui mène à la découverte d’un thème unique ou duel. De cette manière, on ne peut pas s’empêcher de penser que la lecture des ouvrages de Vigny, Poe ou Baudelaire – susceptibles de plusieurs niveaux d’interprétation – révèle un message beaucoup plus complexe que celui mis au jour par cette méthode.
Un autre aspect, la psychanalyse existentielle, dont Sartre a défini les principales règles, les illustrant par ses études sur Baudelaire, Genêt ou Flaubert, a beaucoup élargi le champ des interprétations possibles. L’œuvre est considérée une création du langage qui présente une multitude de sens possibles.
La troisième, la psychanalyse de l’imagination, dont on a parlé lors de la critique thématique, s’avoisine aussi à la critique sartrienne.
Initiée par Gaston Bachelard, empruntée par endroits par Starobinski et Barthes, elle a lancé l’idée de « l’univers imaginaire » de l’écrivain, qui n’est pas à confondre avec son univers biographique. Très intéressante par la façon de mettre en lumière certains aspects des œuvres et des personnalités des auteurs (moins explorés par la critique traditionnelle), la psychocritique apparaît comme une méthode partielle, dont on ne pourrait accroître l’efficacité qu’en la conjuguant à d’autres modalités d’investigation.
Loin d’être une réalité en soi, se suffisant à elle-même, l’œuvre est un reflet, écho ou produit des structures sociales ; c’est un lieu singulier où s’universalisent les conflits historiques d’une époque. L’histoire de la société devient implicitement l’histoire de l’œuvre, ce que Barthes a bien remarqué. La LITTÉRATURE se présente comme « institution » et comme « œuvre ». En tant qu’institution, elle rassemble tous les usages et toutes les pratiques qui règlent le circuit de la chose écrite dans une société donnée : statut social et idéologique de l’écrivain, modes de diffusion, conditions de consommation, réactions de la critique. Comme œuvre, elle est constituée par le message verbal écrit d’un certain type. La LITTÉRATURE en tant qu’institution devient l’objet de l’histoire littéraire qui ne peut être que sociologique car, selon Barthes, elle doit être préoccupée par les institutions et non par les individus. À ce sujet, on peut re-marquer l’influence décisive de la pensée marxiste qui, faisant la chasse à tous les idéalismes, se propose d’expliquer l’idéologie et toutes les formes de conscience à partir de l’activité concrète des hommes. Car l’idéologie (juridique, philosophique ou artistique) constitue une superstructure qui dépend de la base économique, des rapports sociaux. Comme l’ont fortement souligné Marx et Engels dans L’Idéologie allemande, l’évolution des rapports économiques est le facteur déterminant de l’histoire des idées, les idées réagissant également sur les rapports sociaux. La relation qui unit la base à la superstructure n’est pas à sens unique, elle est dialectique.
L’évolution spirituelle de Louis Aragon et de Roger Garaudi (L’Itinéraire d’Aragon et, surtout, D’un réalisme sans rivages) est marquée par la pensée marxiste.
Le sociologue marxiste (d’origine roumaine) Lucien Goldmann se définit comme représentant du structuralisme génétique qui ne se confond pas avec la sociologie littéraire positiviste. Il combine harmonieusement les notions de structure et d’histoire, la synchronie et la diachronie. Il considère l’œuvre littéraire un objet esthétique enraciné dans la vie sociale comme partie intégrante, qui re-présente un comportement humain privilégié et exprime le but vers lequel tendent tous les membres d’un groupe social. Il essaie d’élaborer une typologie, une homologie à la fois des visions du monde et des structures de l’œuvre. Dans Le Dieu caché ou Pour une sociologie du roman, il fait la théorie du groupe social qui a une certaine « vision du monde ». Le groupe est envisagé dans l’esprit de la dialectique marxiste tel un réseau complexe de relations interindividuelles. Il va de soi que l’individu ne peut pas créer à lui seul une vision du monde. C’est le groupe social qui a élaboré dans la conscience de ses membres des tendances affectives, intellectuelles et pratiques. Mais celles-ci sont vagues, diffuses. Il revient alors à l’écrivain, en tant que personnalité exceptionnelle du groupe, de parachever ce processus.
Pour définir sa méthode, Goldmann utilise les concepts de compréhension et d’explication, leur prêtant un sens spécial. La « compréhension » n’est pas un processus intuitif (comme chez les thématiciens) mais un processus rigoureusement intellectuel, signifiant la description des relations essentielles qui lient les éléments d’une structure. « L’explication » est l’insertion d’une structure significative dans une autre structure plus vaste. Cette corrélation organique entre « l’explication » et la « compréhension » essaie d’ouvrir une large perspective sur tous les faits humains.
Les années soixante, à cause des incidences de la linguistique et du structuralisme sur la critique littéraire, ont contesté la méthode marxiste (comme d’ailleurs toutes les méthodes qui rapportaient l’œuvre à l’extérieur), la considérant trop « positiviste ».
Cependant, certains théoriciens de la revue "Tel Quel" parlent du travail de production sur le langage qui, même s’il ne s’asservit pas à un but extérieur, reste conditionné à la fois par l’ensemble de la tradition littéraire et par la situation historique du « scripteur ». Ils se rapprochent ainsi de la conception marxiste. C’est ce que reconnaissent Julia Kristeva, Roland Barthes et Philippe Sollers par le concept d’intertextualité. Le texte ne peut être jamais totalement isolé d’autres textes, auxquels il renvoie, ni même de l’histoire, laquelle est un texte, une certaine manière de discours que le « scripteur » ne peut pas ignorer. Ainsi, réapparaissent certaines préoccupations fondamentales du marxisme que le groupe "Tel Quel" semblait d’abord avoir refusées.
La critique marxiste ne rejette pas d’autres moyens d’approche. Son souci permanent est de mettre en valeur le rôle déterminant des combats idéologiques, du mouvement qui, par des contradictions et par des négations, porte la société humaine vers son avenir.
La « nouvelle critique » française n’est donc pas unitaire. Solidaire, elle ne l’a été que dans sa dispute avec « l’ancienne critique », pour des raisons stratégiques. Lors du colloque de Cerisy-la-Salle, elle-même était déchirée par maintes contradictions. Une « nouvelle nouvelle critique » faisait déjà son apparition, délimitée par sa position concernant les problèmes fondamentaux : subjectivité ou objectivité de l’acte critique, les rapports critique – œuvre et critique – auteur, structuralisme – non-structuralisme. On décidait également l’obligativité du critique de s’assumer le système théorique qu’il pratiquait, parfois, implicitement. Au-delà des méthodes et conceptions divergentes, on séparait la classe des « praticiens », encore vénérés par la plus nouvelle critique, de la classe des « théoriciens », c’est-à-dire on séparait les « critiques » des « métacritiques ».
Tout de même, la critique actuelle a quelques traits communs. Son souci le plus évident est le retour au texte. Ces critiques préfèrent l’œuvre à l’auteur, à l’individu. Ils cherchent d’abord à pénétrer le sens de l’œuvre elle-même ; c’est à partir seulement de l’œuvre qu’ils se permettent de revenir à l’auteur. Cette critique n’est pas explicative (d’une cause à effet) mais compréhensive. Cela ne se confond pas avec l’explication traditionnelle du texte. Elle a pour devise l’analyse des profondeurs de l’œuvre qui se donne pour but la détermination d’un sens ou même de plusieurs. L’interprète transpose l’œuvre dans un commentaire, il réalise un « double » de l’œuvre et retrouve dans une miraculeuse réciprocité ce dont elle est elle-même le double (tel S/Z de Barthes). L’interprète défait l’œuvre pour pouvoir la refaire à l’image de son/ses sens. Le critique d’interprétation établit entre l’œuvre et le commentaire un rapport d’intériorité. Il s’installe au coeur de l’œuvre et livre son secret.
Étant en premier lieu structurale, la nouvelle critique se caractérise par la tendance à dégager les structures, phénomène qui suppose que les éléments de l’œuvre ne peuvent pas être compris qu’en rapport avec le tout. Il faut déceler l’architecture interne dont on étudie le sens. Accordée aux sciences humaines (linguistique, anthropologie, psychologie, philosophie), la critique moderne considère que les éléments de l’œuvre ne peuvent pas être conçus (compris) qu’à condition de les mettre en rapport avec le tout dont il font partie. Le « tout » n’est pas la somme des parties, il est sa synthèse. Entre les parties et le tout il y a une interdépendance, une réciprocité. La lecture de chaque mot, de chaque phrase, de chaque morceau fera résonner le sens global de l’œuvre. Par une telle lecture, toutes les parties s’éclairent les unes par les autres. Cela combine l’analyse et la synthèse, l’examen sympathique, quasi tactile du petit détail, et la vision des plus vastes perspectives. L’utilité de la notion de structure réside en effet dans les isomorphismes qu’elle permet de découvrir. Grâce à elle, on peut mettre en rapport des domaines de l’expérience que l’on jugeait incommunicables. Comme l’observe Serge Doubrovsky,
« l’œuvre médiatise toute une série de relations biographiques, psychologiques, historiques, sociologiques, que les différentes études positives avaient découvertes et saisies au niveau de la pensée analytique ; il s’agit à présent non de les refuser ou de les ignorer, mais de les penser de façon synthétique, de les regrouper et de les relier dialectiquement entre elles, de les intégrer au projet d’une existence »2.
C’est à un tel projet que répond Barthes par sa critique plurielle.
Soucieuse de ne rien négliger, la nouvelle critique s’efforce de saisir les structures en mouvement, les architectures tendues vers un but. C’est pourquoi elle se veut synchronique et diachronique à la fois, voulant gagner un équilibre mobile. Du fait qu’elle cherche à travers toute œuvre un « être », une existence (que ce soit un « Moi », une conscience, un langage), elle est fondamentalement ontologique.
Le trajet critique comporte trois moments coordonnés : la sympathie spontanée, l’étude objective et la réflexion libre. Il se situe entre tout accepter par la sympathie et tout situer par la compréhension. Pour répondre à sa vocation plénière, pour être discours compréhensif sur les œuvres (« métadiscours »), la critique ne peut pas demeurer dans les limites d’un savoir vérifiable. Elle doit se faire œuvre et, à son tour, courir les risques de l’œuvre. Le plaisir de la lecture entraîne le plaisir de l’écriture et, de ce fait, la littérature est infinie.

NOTES

1. Doubrovsky, S., 1963, Pourquoi la nouvelle critique ?, Mercure de France, Paris, p. 287.
2. Idem, p.184.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Barthes, R., 1982, L’Obvie et l’Obtus, Paris, Seuil.
Doubrovsky, S., 1965, Pourquoi la nouvelle critique?, Paris, Mercure de France.
Genette, G., 1987, Palimpsestes, Paris, Seuil.
Picard, R., 1965, Nouvelle critique ou nouvelle imposture, Paris, Pauvert.
Ricardou, J., 1971, Pour une théorie du nouveau roman, Paris, Seuil.
Sollers, Ph., 1968, “Niveaux sémantiques d’un texte moderne”, in Tel Quel. Théorie d’ensemble, Paris, Seuil.
Starobinsky, J., 1970, La relation critique, Paris, Gallimard.
Todorov, Tz., 1985, Critique de la critique, Paris, Seuil.




ABSTRACT

The new critics try not to neglect anything and show the structures during their movement, the architectures having an aim. For this reason they want to be synchronic and diachronic in the same time, in order to gain the mobile balance. They try to find a being in every work, an existence (we can say a self conscience, a language), they are fundamentally ontological.





LE BAROQUE ET LES BEAUX-ARTS

Lelia TROCAN
Université de Craïova, Roumanie

MOTS-CLÉ
baroque, arts, structure, variete, mouvement

À la fin du XVI-e siècle, il faut reconnaître l’irruption d’une sensibilité nouvelle qui reprend les formes antérieures, les développe dans son climat propre et les adapte à ses fins jusqu’à les rendre neuves.
Certains historiens de l’art ont vu dans l’architecture religieuse baroque, telle qu’elle s’élabore dès la fin du XVI-e siècle, une continuation ou une reprise selon les cas, du Moyen Âge et, principalement, du gothique : c’est au gothique que l’église baroque devrait son plan, ainsi que nombre de ses éléments ( contrefort, arête, tribune, rose, pinacle, clocher, pignon, etc. ; leur ossature est semblable parce que certaines de leurs aspirations profondes sont semblables. Mais, cette continuité n’empêche pas l’ÉGLISE BAROQUE de se présenter, en même temps, comme une nouveauté ; des structures identiques à l’origine sont bouleversées au contact d’un monde nouveau, qui imagine selon des lois nouvelles. Un exemple :
« le pinacle, hérité du gothique, finit par perdre toute valeur de fonction, qui le justifiait dans le gothique, pour n’être plus, selon l’une des constantes du baroque, qu’un élément de décor; une flamme mouvante qui tournoie autour de la corniche ».1
L’ARCHITECTURE révèle dans le baroque amalgamé un répertoire renaissant, un gothique continué, mais bouleversé. Ne peut-on concevoir en d’autres domaines des développements analogues ? Et discerner dans le théâtre macabre quelques éléments des mystères repris et transformés ? Jean Rousset opère, d’ailleurs, dans son étude, un « transfert légitime » des beaux-arts aux arts de littérature.
C'est à l'architecture romaine de Bernin, de Borromini et de Pierre de Cortone que Rousset pose la question parce que
« c'est d'elle seule qu'on peut attendre une définition pure et indiscutable du Baroque, c'est elle qui est chargée de fournir les critères de l'œuvre baroque idéale ».2
Jean Rousset se prononce pour l'origine romaine du baroque qui s'étale, en Italie, sur une période d'une quarantaine d'années, entre 1630–1670.
C'est le Plein-Baroque, précédé d'un Pré-Baroque (du Gésú), trop rattaché à la première Contre-Réforme, moralisante et militante, pour pouvoir libérer toutes les virtualités et suivi d'un Post-Baroque qui serait le « Baroque du Baroque », selon la terminologie d'un Focillon; ce Baroque suprême s'incarne en des artistes comme Guarini, Juvara, Sardi et tous ceux qui essaiment à l'extérieur, principalement, en Allemagne du Sud et en Europe Centrale.
Et la France ? Comment réagit-elle ? De l'art baroque italien elle ne retient que les formes qui s'adaptent mieux aux mentalités françaises de l'époque. Pour ce qui est de la première moitié du XVII-e siècle, il s'agit moins d'édifices que de mobilier ou de constructions purement décoratifs : des rétables, des autels ou des gloires dans les églises, les travaux d'un Bernin sur les scènes et dans les salons.
« [...] très en gros on peut distinguer un baroque plus monumental sous Louis XIII, mais qui ne s'épanouit pas; un Baroque de décorateurs sous Louis XIV, mais sporadique ».3
Les ensembles architecturaux pleinement baroques sont rares en France : Saint-Paul et le Val-de-Grâce mis à part, les plus achevés se rencontrent dans des régions frontières, plus ouvertes à l'influence flamande, italienne ou espagnole. À première vue, le Baroque architectural s'épanouit plus librement dans les marches, Provence, Pyrénées, Flandres, Lorraine, patrie aussi des graveurs et dessinateurs Callot et Bellange. N'est-il, donc, que périphérique ? L'édifice le plus baroque de Paris, à la fin du XVII-e siècle, était probablement l'église des Théatins, œuvre de Guarini. Il y a donc une certaine évolution du baroque architectural en France, qui va du début du XVII-e siècle jusqu'à sa fin. Ce qui demeure, de l'un à l'autre, c'est l'éclat, le grandiose, le fort accent décoratif; ce qui tend à disparaître c'est le jeu de courbes et de contre-courbes qui marque profondément le premier projet du Louvre par Bernin, c'est le mouvement.
Pourquoi la COURBE et le mouvement ? Parce que plus le temps passe plus on entre dans le royaume de la raison, déesse suprême du classicisme français. Pourtant, les défenseurs du baroque ont leur raison. Leibniz (dans Essais de Théodicée) fait une apologie de la ligne courbe à laquelle il lui rend sa raison mathématique :
« ...une ligne peut avoir des tours et des retours, des hauts et des bas, des points de rebroussement et des points d'inflexion, des interruptions et d'autres variétés, de sorte qu'on n'y voie ni rime ni raison, sur tout, en ne considérant qu'une partie de la ligne; et, cependant, il se peut qu'on en puisse donner l'équation de la construction dans laquelle un Géomètre trouverait la raison et la convenance de toutes ces prétendues irrégularités ».4
Ainsi, la SPIRALE forme l’un des tracés favoris du baroque; on la retrouve chez Guarini, chez Tintoret et Rubens, dans les anges de Bernin, dans le faune de Puget. La spirale, qui est la courbe propulsée par elle-même, c’est le ressort qui se détend, c’est le mouvement sans fin, le mouvement pour le mouvement, le regard qui tente de la suivre dans sa fuite et, toujours, rejeté plus loin, ne trouvant aucun point d’arrêt. Jean Rousset dit qu’elle « suggère une métaphore souvent rencontrée : la flamme qui s’élève, le tourbillonnement ascensionnel ».5 La courbe, la spirale, les mouvements de torsion et de giration dominent quelques œuvres de Tintoret : Christ en croix, la Manne, la Création des animaux, la Sainte Catherine rouée. Gréco, avec ses spires flammées, Rubens avec les rythmes tourbillonnants, voilà, donc, le trio des grands peintres baroques.
Le baroque invente l’OVALE, un autre face de la courbe, où il n’y a plus de centre, où il y en a plusieurs, où le point de vue se déplace. En témoignent les œuvres de Bernin, la Colonnade de Saint-Pierre –, Rainaldi – salles ovales dans un de ses projets pour le Louvre –, Borromini – Saint-Charles aux Quatre Fontaines –, Guarini, Mansart, Le Vau, Puget, Zimmermann.
Le déplacement de point de vue trouve son expression philosophique dans la Monadologie de Leibniz. Chaque substance ou « Monade » est une représentation de l’univers suivant son point de vue. L’URBANISME est bien là. Dieu, la « Monade Suprême », « est le centre universel, et il voit le monde comme je verrais la ville d’une cour qui y est, c’est-à-dire, bien ».6 Vers la fin du XVII-e siècle, à Paris, à Rome, par l’œuvre des architectes, l’opposition politique contre le Roi-Soleil se traduira par des rivalités en architecture.
C’est le moment où les multiples perspectives de l’urbanisme s’épanouissent de sorte que chaque palais ou capitale, récemment construits, peuvent rivaliser, au point de vue architectural, au modèle français de Louis XIV. Louis XIV voit ainsi sa position s’ébranler. Dorénavant, il ne peut être la « Monade Suprême », d’où partent toutes les perspectives, car chaque ville, palais peut, à son tour, être un centre suivant ce concept philosophique de la perspective. En témoigne la construction du palais Schönbrunn, tout près de Vienne.
Ce changement de perspective conduit à la mise en mouvement de l’ESPACE et des LIGNES. Pour le baroque, « l’espace... c’est le fondement de l’ordre des choses, mais autant qu’on les conçoit exister ensemble » ... « l’espace n’est rien du tout dans le corps, que la possibilité d’en mettre », car « s’il n’y avait point de créatures, il n’y aurait ni temps, ni lieu et, par conséquent, point d’espace actuel ».7 D’où la tendance du baroque à l’éclatement des structures, à l’évanescence des formes et l’instabilité des équilibres.
Qu’est-ce qu’en effet qu’une FAÇADE BAROQUE ? Jean Rousset dirait :
« C’est une façade renaissante plongée dans l’eau; ...les surfaces se gonflent et se creusent, les frontons se cassent ou s’enroulent, les colonnes droites deviennent des colonnes torses, les saints et les anges se mettent à danser, tout l’édifice ondule au rythme des vagues. L’eau en mouvement nous porte au coeur du Baroque ».8
Bien loin de s’ajuster à la structure, la façade baroque tend à n’exprimer qu’elle même; “de servante elle est devenue indépendante, quand elle n’est pas maîtresse. La servante-maîtresse c’est un de ces retournements chers au théâtre de l’époque ».9
À la limite, tout se passe comme si la façade, dans l’édifice baroque, devenait l’essentiel, comme si l’édifice existait pour elle.
Le baroque introduit, donc, dans la relation DÉCOR(FONCTION une proportion particulière qui peut aboutir à un renversement des rapports habituels, la façade se libère pour se vouer à des fonctions qui lui sont propres; au lieu de s’attacher à mettre en valeur les vérités organiques, le décor se prend à vivre pour lui-même. Le décor est, pour l’architecture, ce que c’est la « pointe » pour la littérature. La prolifération du décor vient à dresser une véritable composition autonome. Il y a un perpétuel DÉDOUBLEMENT en architecture, la construction et le paysage n’en font qu’un.
Le résultat c’est que, pour la première fois, grâce au baroque, les JARDINS feront leur apparition. Ils sont la matérialisation de la spiritualité baroque. L’architecture transforme en réalité ce que le peintre et le poète réunissent dans leur fantaisie : inerte en soi, la nature n’est qu’une grande pierre d’où l’art tirera sa noblesse et sa beauté. L’architecture emploie les mêmes techniques de l’imagination littéraire : l’accumulation d’effets, la présence des éléments hétéroclites pour évoquer des paysages fort différents dans un monde anthropomorphe à l’aide du caractère mythologique des statues, des groupes monumentaux.
Le même dédoublement préoccupe les sculpteurs. Le buste de Louis XIV, par Bernin, est le symbole d’une des constantes de l’art baroque qui exige que chaque objet soit accompagné de quelque chose, qu’il s’agisse d’un fond, d’une ombre ou de sa propre intériorité. Louis XIV symbolise deux chemins à la fois, un jeune homme dont le visage est facile à identifier et sa Majesté, le Roi, devenu homme. Tout cela nous conduit, d’une manière plus générale, aux moments de l’architecture baroque, où se déploie le même goût de l’illusion, le même trompe-l’oeil qui confond la pierre et l’image de la pierre, la feinte et la réalité, en vue des hallucinations enivrées sous des voûtes qui s’envolent, entre les murs qui s’ouvrent, s’évanouissent, tournoient, pour la vérité et le vertige d’un spectateur livré au plaisir de perdre pied.
C’est que le monde n’est que VARIÉTÉ et DISSEMBLANCE. Quand Montaigne fait son autoportrait, il ne le fait pas en une fois, dans un tissu d’un seul tenant comme La Rochefoucauld ou Montesquieu; il n’en a jamais fini; non seulement il déplace l’objectif, se présentant de tous les côtés devant et derrière, de gauche et de droite, mais l’objet se dérobe toujours et se trouve entraîné dans une perpétuelle mutation : il ne donne pas un portrait, mais une multitude d’esquisses, car le peintre et le modèle sont mobiles. Pascal aurait cependant accordé à Bernin ce seul point, mais d’importance, que « l’homme n’est jamais semblale à lui-même que lorsqu’il est en mouvement ».10
En peinture, de même qu’en littérature, la vision n’est plus contemplative, mais reconstructive, parce que l’objet artistique oblige le sujet à un effort de re-composer et de re-penser tous les détails visuels pour les concevoir dans leur unité et leur interférence. Analysant les toiles de Velazquez, Ortega Y. Gasset dégage quelques traits de la peinture baroque : la peinture de l’inquiétude, du mouvement matériel des corps qui confère à tout le tableau un mouvement formel comme si, à l’intérieur, il y avait du vent, du tourbillon; des tableaux mouvants, « tourmentés » par l’image de la MORT. On voit la peinture et la sculpture européennes multiplier, dès la fin du XVI-e siècle, les images de martyre et de mort; Germain Pilon et le cadavre décharné de Valentine Balbiani, si loin des nymphes de Goujon, si près des transis du XVI-e siècle, Callot, Vouet, Poussin lui-même, avant Poussin, Ribera et ses saints Barthélémy écartelés, Valdes Léal qui détient « les secrets de la mort et de la sépulture », Caravage, bientôt Bernin enrôlant le squelette dans la parade des tombeaux. On voit même la « commedia del’arte », vouée pourtant aux rires et aux jeux, recourir, lorsqu’elle exploite un scénario tragique, aux têtes coupées et aux cœurs arrachés. Un profond changement suit donc le Concile de Trente à partir de 1570 : la tête de mort, puis, le squelette vont envahir le monument funéraire, comme ils vont hanter l’oraison de ceux qui suivent les retraites des Jésuites et méditent sur les Exercices spirituels dont la Compagnie répand l’usage et les commentaires. La mort devient ornement habituel, donc, de la peinture, et plus qu’un ornement : le foyer central de ces tableaux de saints de la Contre-Réforme que Montanès, Zurbaran, Gréco, Latour, Dolci, Van Dyck représentent, ont une tête de mort entre les mains. En France, la reine Louise, veuve d’Henri III, avait fait peindre à Chenonceau sa chambre et son cabinet d’un fond noir, semé d’os de morts et de tombeaux, la même image dans la cour du Collège de la Flèche. C’est un foisonnement du spectacle de l’homme déchiré dans les convulsions qui le transforment sous nos yeux. On a noté que, chez les peintres, les martyres ne sont pas morts, mais en train de mourir; ils luttent devant nous, ils nous invitent au spectacle de leurs tourments. L’image de la mort foisonne dans tous les domaines de l’art, avec des accents nouveaux. La mort s’organise elle-même en décor, ensemble macabre et enjoué.
Dans la littérature, les poètes sont les annonciateurs d’un mouvement de plus large participation, qui va marquer fortement la première moitié du XVII-e siècle; loin de projeter sur la mort des images de vie, les hommes de ce temps se plaisent à s’entourer vivants des images de leurs morts; leur regard s’exerce à deviner le squelette sous la chair; la tête de mort se multiplie dans les sombres paysages de leurs délires, sur la scène de leurs théâtres, dans leurs méditations, les toiles de leurs peintres, et jusque dans la décoration. C’est que l’ÂME BAROQUE a pour la première fois la conscience de la grandeur et du TRAGIQUE DE L’HOMME. Le mérite de l’homme baroque c’est qu’il descend les dualités d’un monde extérieur jusqu’à son monde intérieur. Il a une disponibilité à mieux se connaître. Mais, cette connaissance révèle, le plus souvent, de la succession de l’ÊTRE et du PARAÎTRE, car, de la pensée baroque, il retient que tout tourne autour de uno omnia, de « Dieu Architecte » qui « par un art merveilleux tourne les défauts de ces petits mondes au plus grand ornement de son grand monde ».11 L’homme devient, à son tour, “un petit Dieu » dans son propre monde qu’il gouverne à son gré. Aussi l’homme baroque se place-t-il au centre du spectacle universel où il est, à la fois, acteur et spectateur.
L’architecture théâtrale baroque souligne à merveille cette tendance. Elle veut tout changer. Dans les théâtres baroques, chaque spectateur a sa place bien établie selon sa position sociale ; il se représente et il jouit en même temps de sa propre représentation incluse, à son tour, dans la grande représentation où il n’en était qu’une partie, à côté des autres. Cette perspective du THEATRUM MUNDI se prolonge de la salle sur la scène où tout est sous le signe de la métamorphose, du mouvement, du déguisement et du trompe-l’oeil. La scène change maintes fois. Il n’en est question que de cela dans les relations comme dans les indications de scène : nuées mouvantes, châteaux qui s’effondrent ou surgissent, ciels qui s’ouvrent, forêts cédant brusquement la place aux jardins, vagues de la mer qui envahissent le plateau. On insiste tantôt sur la soudaineté du changement, tantôt sur sa progression, car ce qui fait la beauté de ces spectacles c’est moins la raison que la surprise scénique. En analysant les ballets de cour, Jean Rousset fait même un rapprochement aux façades de Bernin, « c’est la même danse sur les nuages et le même geste d’envol”.12 On voit sur la scène une infinité de mondes possibles grâce au décor de Bernin, Burnacini, Borgonio, Galli-Bibbiena, Torelli, Juvarra, Galliari.
L’architecture baroque semble exprimer, la première, l’esprit de toute une époque où le monde, même l’univers, étaient pris pour un théâtre.

NOTES

 Rousset, 1954 : 91
2 Idem : 8.
3 Ibidem : 177.
4 Leibniz, 1983, in Essais de Théodicée, cité par R. Assunto dans son livre Universul ca spectacol : 37.
5 Rousset, 1954 : 167.
6 Leibniz, La Monadologie, cité par R. Assunto, dans son livre déjà mentionné : 56.
7 Leibniz, cité par R. Assunto, in Universul ca spectacol, idem : 33.
8 Rousset, 1954 : 157.
9 Idem, 168.
10 Rousset reproduit dans son livre, déjà cité, les paroles de Bernin : 141.
11 Leibniz, cité par R. Assunto dans son livre déjà mentionné : 82.
2 Rousset, 1954 : 20.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

ASSUNTO, R., 1983, Universul ca spectacol, Bucure_ti, Meridiane.
ROUSSET, J., 1954, La littérature de l'âge baroque en France, Paris José Corti, 1954.
1968, L'intérieur et l'extérieur, Paris, José Corti.
1986, Le lecteur intime, Paris, José Corti.
1993, Narcisse romancier, Paris, José Corti.

ABSTRACT

In the end of the XVI-th century we have to admit the presence of a new sensitiveness that resume the old forms, develop them in its own atmosphere and adjust them to its goals transforming them into new ones.
The baroque architecture seems to express the spirit of the whole period where the world, even the universe, were taken for a theater.

















DOSSIER
LINGUISTIQUE
DE LA QUÊTE IDENTITAIRE À LA SUPER-COUCHE LINGUISTIQUE EUROPÉENNE DANS LES LANGUES NATIONALES (AVEC APPLICATION À LA LANGUE ROUMAINE)

Doina BUTIURC
Universitatea  Petru- Maior Târgu-Mure_

MOTS-CLÉ
influence française, néologisme, adaptation, super-couche linguistique européenne

L influence de la France est reconnue comme un élément déterminant dans l histoire de la culture et de la littérature roumaine. Dès la fin du XIX-e siècle, les historiens Pompiliu Eliade (par sa thèse soutenue à Sorbonne, De l`influence française sur l`esprit public en Roumanie) et Nicolae Iorga familiarisèrent l’idée d’une influence française prépondérante au sein de l’esprit public roumain. Comme l’a démontré Pompiliu Eliade, cette influence se développe depuis la seconde moitié du XVIII-e siècle jusqu’à la proclamation du Premier Empire français, grâce à plusieurs intermédiaires.
Le contact avec la langue et la littérature françaises commence en même temps avec l’arrivée des princes Phanariotes en Munténie et en Moldavie (Cazacu et al., 1971). En Transylvanie, l`influence latine, soutenue par les philologues latinistes, a été dominante, à côté de l’influence allemande mais, après 1918, l’influence française devient prédominante dans la langue des intellectuels transylvains.
La période phanariote est le premier intermédiaire du développement de l’influence française dans les Principautés. Durant cette période de domination grecque, la langue française est introduite dans les Principautés. Les interprètes grecs voulaient connaître un nombre de plus en plus grand de langues étrangères auxquelles les Turcs n’avaient pas accès (à cause du Coran). Certains connaissent les principales langues de l’Europe et en particulier l’italien et le français, langues de rédaction des traités. Par exemple, Nicolas Mavrocordat (il ouvre l’ère phanariote) parle et écrit couramment le français.
En 1775, Alexandru Ipsilante réorganise l’enseignement de la Valachie selon le modèle français, en introduisant l’étude obligatoire de la langue française, à côté du grec, du latin, du slave et du roumain. Pour approfondir la langue française on constitue les premières grammaires : Nicolae Caragea a réalisé une grammaire de la langue française, écrite en grec (1785). Une autre grammaire a été constituée par Gheorghe Vendoti (1786). Alexandru Mavrocordat réalise le premier dictionnaire français - grec et grec - français et, sur son ordre, on constitue aussi le premier dictionnaire polyglotte français – grec - italien. À la fin du XVIII-e siècle et au début du XIX-e siècle, les manuels français d’histoire, de philosophie et de mathématiques sont traduits du français en grec, langue mieux comprise par les Roumains.
En temps de guerre, l’influence française est apportée par d`autres intermédiaires: les armées russes. On connaît le fait que les Russes ont subi l’influence française pendant tout le XVIII-e siècle, et surtout à partir du règne d’Elisabeth (1741-1762) puis sous Catherine II (1762-1796). Les officiers russes cohabitent avec des militaires d`origine française, grecque, polonaise, anglaise, allemande, ils communiquent en français entre eux. Pompiliu Eliade nous fait remarquer le fait que «si les Phanariotes donnèrent les premières leçons de français à l’aristocratie moldo-valaque, ce furent certainement les Russes qui leur enseignèrent à le bien prononcer». Par leur arrivée, le français devient la langue des salons, la langue des jeunes. L`aristocratie de la Moldavie est séduite par la politesse des Russes, qu`elle appelle la «politesse française».
Mais le renouvellement du roumain par l’assimilation et l’inclusion des éléments lexicaux occidentaux est un phénomène complexe, commencé longtemps avant l’apparition des premières traductions, de la fin du XVII -e siècle. Les humanistes de la fin du XVII-e siècle et du début du XVIII-e siècle, connaisseurs des langues classiques et romanes occidentales, ont enrichi le vocabulaire par des néologismes latino-romans, quelques-uns entrés par filière polonaise, russe ou grecque. On cite seulement quelques exemples: fantezie, parad, neant chez I. Neculce ou avocat, activitate, argument, chez D. Cantemir.
Je pense que le renouvellement de la langue roumaine littéraire par l’assimilation et l’inclusion des éléments lexicaux occidentaux est devenu au XVIII-e siècle un phénomène de discontinuité en continuité, dans le sens que la réorganisation linguistique a signifié le remplacement des vieux éléments turcs et néogrecs par de nouvelles structures, qui correspondaient aux aspirations d’une époque de grands troubles sociaux, politiques et culturels.
Les influences occidentales ont été reçues différemment dans la culture roumaine. Dans l`introduction de sa thèse, Pompiliu Eliade affirme que, pour les principautés roumaines de la Valachie et de la Moldavie, la France a fait naître la civilisation et la conscience historique moderne.
Alexandru Niculescu (1978) a observé qu’en Valachie et en Moldavie les récepteurs de la culture occidentale appartiennent à d’autres classes sociales et orientations culturelles qu’en Transylvanie, où la lutte pour l’émancipation nationale avait trouvé un allié fidèle dans la philosophie des lumières, dans des travaux historiques et philosophiques.
L’influence française a eu un rôle décisif dans l’achèvement du caractère moderne de la langue roumaine littéraire, pour deux raisons. La première a en vue la conscience de l’origine romaine commune aux deux peuples et leur parenté linguistique. La deuxième raison (cf. Niculescu, 1978) valorise le prestige culturel de la France au début du XIX -e siècle, les relations d’ordre politique et économique existantes entre la France et la Roumanie. Le moment est venu pour en déchiffrer les lignes de force, capables d’orienter la culture et la littérature roumaine, pour en dégager le sens.
À partir de ce moment, beaucoup de jeunes commencent à faire leurs études en France afin de devenir de hauts fonctionnaires et de célèbres hommes d’état dans leurs pays (Ion Heliade Rdulescu, Vasile Alecsandri, les frères Ion et Dumitru Brtianu, les frères Nicolae et ^tefan Golescu). Toutes les personnalités roumaines marquantes se sont formées en France. La langue française devient un moyen de communication par excellence.
L’atmosphère de ces années a été décrite par plusieurs personnalités. Alexandru Odobescu (après avoir passé son baccalauréat à la Sorbonne, il a été ministre des cultes en Roumanie, chargé de mission pour la mise en place de l’Exposition universelle de Paris, chargé de mission diplomatique à Paris) écrivait : « nous, jeunes étudiants à l’étranger, étions heureux de nous trouver à Paris, surtout parce que nous y trouvions plus de liberté pour aimer sans crainte notre patrie, pour apprendre avec ardeur son histoire et sa langue, pour tailler et adapter à sa mesure toutes les connaissances que, grâce à notre patriotisme roumain sans réserves, nous avions l’occasion et l’enthousiasme d’acquérir en ce centre de libres lumières ».
La Bibliothèque Nationale de France a maintenu plus de mille thèses en lettres, en sciences, soutenues par des étudiants roumains qui ont contribué à l`image et au développement de la Roumanie moderne.
Vasile Alecsandri a été le premier ambassadeur roumain à l’Occident, mais aussi la grande voix de la Latinité. Il a dédié des poèmes à la gente latine. Il écrira ses premiers vers en français. Pour la poésie Chant de la gent latine en 1878, Vasile Alecsandri est couronné aux Fêtes du Félibrige à Montpellier. Le prix attribué par la Société des Langues Romanes de Montpellier pouvait contribuer à une meilleure connaissance de la Roumanie dans le monde. Alecsandri a écrit aussi des comédies - vaudevilles comme Kiritza. Tout au long de sa vie, il se servira du français dans sa correspondance personnelle. La littérature de la seconde moitié du XIX -e siècle comprit aussi une centaine de romans écrits en français, mais aussi de vastes poèmes en prose comme celui écrit par Alecu Russo, Le Chant de Roumanie. Les écrits historiques ou sociologiques de Mihai Kogalniceanu, ministre du premier prince des Principautés roumaines, sont, dans un autre registre, les signes d’un nouvel esprit.
Un rôle important dans le mouvement littéraire franco-roumain ont joué les anthologies franco-roumaines d Antonin Roque (Leçons et modèles de littérature française suivis par Modèles de littérature roumaine, augmentés de Légendes et DoWnes, chants roumains, imités des recueils de Vasile Alecsandri). Les traductions de Vasile Alecsandri ont été publiées à Paris et ont connu plusieurs éditions.
Dans le mouvement culturel franco-roumain, la plupart des termes sont nouveaux. L’insertion des termes néologiques s’est réalisée en étapes, au niveau des langages, des concepts, sur des aires variées de l’activité scientifique, politique et culturelle.
La terminologie juridique a un caractère français, le droit roumain étant fondé sur le modèle juridique français. La terminologie juridique reproduit en roumain la variante écrite de l’étymon néologique: roum. criminologie (< fr. criminologie) ; roum. incident (< fr. incident) ; roum. mandat (< fr. mandat). Dans le même registre, on peut signaler qu’il y a des termes qui ont été romanisés après la forme orale du français : roum. cazier (< fr. casier) ; roum. ancheta (< fr. enquête) ; roum. replica (< fr. réplique). D’autres termes, comme : roum. apel (< fr. appel) et roum. pledoarie (< fr. plaidoirie) reproduisent partiellement la forme écrite et orale.
Du point de vue étymologique, la terminologie juridique actuelle maintient les termes d’origine latine et romane, surtout française. Dans le contexte actuel de l’intégration européenne, il y a de nombreuses difficultés concernant l’adaptation des termes de droit communautaire. Le terme acquis communautaire (acquis < vb. acquérir „a dobândi”) n’est pas traduit en roumain, par comparaison avec l’espagnol et l’italien. En espagnol et en italien, acquis communautaire a été remplacé par acervo comunitario. Je pense que la catégorie des néologismes comme : acquis communautaire, road map, two- tier, Common Law etc., pénétrés par la voie de l’intégration européenne, forment aujourd`hui la super-couche linguistique européenne. C`est un nouveau terme qui contribuera au développement d`un phénomène paneuropéen, au niveau des langues nationales.
L’étymon français fondamente une grande partie du langage philosophique roumain, à partir de l’année 1850 jusqu’à nos jours. En 1846, A.T.Laurian traduit le manuel de philosophie de A. Delavigne. Dans l’absence d’un langage philosophique, le traducteur introduit un nombre considérable de néologismes français pour définir les rapports entre les notions et les réalités représentées. Laurian recourt «à une parole nouvelle pour chaque idée nouvelle», avec le but avoué de «former une langue philosophique pour la pensée philosophique». Les termes survivent même aujourd’hui par leurs valeurs sémantiques innovatrices: roum. analogie < fr. analogie ; roum. eroare < fr. erreur; roum. filozofie < fr. philosophie; roum. form l>Ä>Æ>Ú>Ü>$?„?†?ˆ?½I¾I™MšM-W/W@WBW`bab£u¤uÞußu#w0w\wpw‘w£wxxÕzïÝξ®¾ž¾ŽÎ~Î~ÎoÎoÎ~Î~Î~Î]Î]Î]Î]Î"hüe$hŽZ6CJ]aJmH sH hüe$h»
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Dans sa missive, le président de la République indique, « vous fixerez chaque année des plafonds d’immigration selon les différents motifs d’installation en France et vous viserez l’objectif que l’immigration économique représente 50 % du flux total des entrées à fin d’installation durable en France ». La France « doit accueillir des étrangers auxquels (elle) peut donner un travail, qui ont besoin de se former en France ou qui répondent à ses besoins économiques », avance le président, renouant ainsi avec les accents de sa campagne présidentielle quand il prônait une politique d’« immigration choisie ». Pour ce faire, le « contrat d’accueil et d’intégration » doit devenir « un instrument plus contraignant et dont le contenu sera plus dense ».
S’appuyant sur les exemples anglais et canadien, il appelle à examiner « les candidatures à l’immigration au regard d’un certain nombre de critères, y compris d’origine géographique »..
Concernant les étudiants, Nicolas Sarkozy souhaite « diversifier leur origine et recruter davantage d’étudiants dans les disciplines scientifiques ». Pillage de cerveaux organisé. Enfin, il suggère la création d’une « carte permanente de séjour » pour « les étrangers qui séjournent depuis très longtemps chez nous et qui respectent nos valeurs », ainsi que des visas permanents pour certains anciens étudiants étrangers. Indispensable pour parvenir à ses fins, le président prône le renforcement des moyens « pour lutter contre l’immigration clandestine, en particulier la biométrie ».
Pour les associations de défense des immigrés, cette volonté se heurte au droit, en rendant quasiment impossible tout regroupement familial. L’association SOS Racisme a immédiatement exprimé sa « plus vive inquiétude » : « Nous rappelons que la France, par son droit et à travers les conventions internationales qui la lient, reconnaît le droit de chacun à vivre en famille. Le rôle de l’État et de ceux qui le représentent n’est pas de flatter le repli identitaire mais de rendre confiance au pays. »
(adaptation d’après L’Humanité, article paru le 11 juillet 2007)

Activité 2 :
Mettez-vous à la place des journalistes en préparant un journal parlé : présentez clairement les opinions concernant l’immigration économique telles qu’elles apparaissent dans les deux articles de La Croix et de L’Humanité, mettez en évidence les points d’accord et de désaccord (en insistant sur la vision de Sarkozy qui est d’accord d’accueillir des étrangers en France s’ils répondent aux besoins économiques de celle-ci en fixant un pourcentage de 50% pour l’immigration économique mais en durcissant les conditions du regroupement familial et la vision des associations de défense des immigrés qui affirment que la volonté de Sarkozy se heurte au droit des immigrés de vivre en famille.

Activité 3 :
Organisez un débat où vous exprimez vos propres points de vue concernant le problème de l’immigration économique. Vous pouvez étendre la sphère de votre discussion à d’autres pays, par exemple les États-Unis ou le Canada.

5. CONCLUSIONS
En conclusion, il faut souligner que les étudiants devront leur succès professionnel à leur compétence de communication orale, à leurs capacités de faire de bonnes présentations orales et de participer avec confiance à des discussions. Comme avec n’importe quelle compétence, il y a des étudiants qui sont plus communicatifs et pour eux ce sera plus facile d’assimiler toutes les techniques destinées à renforcer la communication orale, mais les autres étudiants ne doivent pas être découragés car ces techniques peuvent être apprises en faisant de nombreux exercices.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

BÉRARD, Evelyne, 1991, L’approche communicative. Théories et pratiques, techniques de classe, Paris, Clé International
CORNAIRE, Claudette, 1998, La compréhension orale, Paris, Clé International
LEBRE PEYTARD, Monique, 1990, Situations d’oral, documents authentiques : analyse et utilisation, Paris, Clé International
LHOTE, Elisabeth, 1995, Enseigner l’oral en intéraction, Paris, Hachette
MOIRAND, Sophie, 1982, Enseigner à communiquer en langue étrangère, Paris, Hachette
PEYTARD, Jean, MOIRAND, Sophie, 1992, Discours et enseignement du français, Paris, Hachette

ABSTRACT

Our society is based mainly on the interpersonal oral communication and in particular on the exchange of information. To control the competence of oral communication students must respect the following criteria: to have a well-defined object of what they will say, to express original thoughts, to connect the information in a logical way, with few transitions. We provided in this article several types of activities (comment of a visual document, how to explain instructions, a receipt, to speak about his hobby, to explain a technique related to his speciality) used to stimulate the development of the students’ competence of oral communication.
RÉGIONALISMES ET LEXICOGRAPHIE : LE FRANÇAIS COMPARÉ AU PORTUGAIS

René G. STREHLER
Université de Brasilia, Brésil
MOTS-CLÉ
variation diatopique, lexicographie, régionalisme, conceptualisation, usage, norme, langue de référence

0. INTRODUCTION
Pour le français, aussi bien que pour le portugais, nous sommes confrontés à des communautés linguistiques réparties sur plusieurs continents. En se limitant aux continents américain et européen, nous notons que le portugais est la langue officielle du Brésil et du Portugal, où elle est aussi la langue maternelle de la presque totalité de la population. En appliquant la même restriction géographique au français, nous constatons que cet idiome jouit du statut de langue officielle en France et de coofficielle en Belgique, en Suisse et au Canada. Bien entendu, le français est la langue maternelle de la population des régions géographiques ainsi délimitées ; ce qui ne serait pas forcément le cas si l’on étendrait l’analyse à l’Afrique, par exemple, où, selon le pays considéré, le français ou le portugais pourrait avoir le statut de langue officielle sans être la langue maternelle d’une grande partie des habitants.
Les aires francophone et lusophones ne se caractérisent pas par une continuité géographique (Europe, Amérique...), ni par une continuité politique, étant donnée l’indépendance du Brésil et du Canada. Pour ce dernier pays il faudrait encore mentionner que la communauté francophone se divise essentiellement en Québécois et Acadiens. Dans ce contexte il est un truisme de constater l’existence de la variété diatopique, le problème est plutôt de savoir comment les deux communautés linguistiques abordent cette réalité et, pour le lexicographe, aborder cette réalité revient à conceptualiser un certain nombre de notions, comme régionalisme ou norme de référence, par exemple.
Dans un premier temps nous allons examiner comment la variation diatopique a été conceptualisée par les deux communautés pour, ensuite, pouvoir comparer la pratique lexicographique de deux dictionnaires. Cette comparaison se fera avec le Dicionário Houaiss da língua portuguesa (Houaiss, 2001), dorénavant DHLP, pour le portugais et avec le nouveau Petit Robert de la langue française (Rey-Debove et Rey, 2007), désormais NPR, pour le français.
1. CONCEPTUALISATION DE LA VARIATION DIATOPIQUE
Le français et le portugais sont des langues institutionnalisées dans ce sens qu’elles sont normalisées par des institutions (Académie française, Academia Brasileira de Letras, etc.), enseignées à l’école et imposées dans un certain nombre d’usages. L’activité de normalisation provoque, bien entendu, une réduction en ce qui concerne la diversité et complexité réelles des langues. Ceci est vrai par rapport à tous les constituants de la langue : lexique, morphosyntaxe et phonétique. Des dénominations comme français standard et língua padrão pour le portugais correspondent à cette réduction.
Français standard. On pourrait caractériser le français standard comme la variété de français élaborée par le classicisme qui sert de variante de prestige, ou norme. Cette norme a été généralement acceptée même hors France. Ainsi au XVIIIème et au XIXème siècles la Suisse romande a suivi le même mouvement de « dédialectisation » que la France et ceci sans jamais avoir appartenue à la France. Le prestige de la variété hexagonale du français se voit aussi confirmé par la publication de recueils aux titres évocateurs, comme Chasse aux belgicismes par exemple. Souvent, dans ces ouvrages, prédomine la volonté de mettre en garde l’usager contre des vices de langage. Il apparaît donc que des mots comme belgicisme, helvétisme ou québécisme ne servent pas seulement à désigner l’origine d’un phénomène constaté, mais aussi à appliquer un jugement de valeur souvent négatif. À ce niveau il convient de mentionner que les lexicographes étaient à l’avance sur la société civile. Ainsi observons-nous que Littré a déjà traité bon nombre d’helvétismes ou autres régionalismes sans les soumettre à un jugement négatif, au contraire :
CLÉDAL [...] Terme suisse. Clôture de pré ou de verger [...]
FÖHN (feûn’), s.m. Nom donné, dans la Suisse romande, à un vent chaud du sud-est. [...]
NONANTE [...] remarque. Nonante a vieilli, et c’est dommage1 ; il est resté très usité en Suisse, en Savoie et dans le midi de la France.
De même, les dictionnaires français usuels, comme le Petit Robert ou le Petit Larousse, commencent à accueillir, à partir des années 70, des unités lexicales ou particularités sémantiques provenant d’autres pays que la France. L’unité lexicale, ou une acception particulière reçoit alors une marque d’usage indiquant uniquement l’origine géographique.
Les locuteurs des diverses régions de la francophonie ne partage pas toujours la vision neutre adoptée par la lexicographie supranationale, mais une reconceptualisation est observable. Effectivement, si une langue est idiome officiel dans plus d’un pays, parlée sur plus d’un continent, il n’est plus possible de se baser sur un standard unique pour constituer une norme unique. Canadiens, Français et Suisse, pour ne parler que d’eux, ne sont pas confrontés à une réalité extralinguistique comparable en tout point, leurs États respectifs ne s’organisent pas de la même manière, le centralisme et le fédéralisme ne génèrent pas le même vocabulaire institutionnel. Avec le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui (Boulanger, 1992) on a vu une manière inhabituelle de marquer l’extension territoriale réduite des unités lexicales ou acceptions. Observons une transcription partielle du mot football de ce dictionnaire :
football [...] Mot angl. 1. Sport [...] où des points sont marqués lorsqu’un joueur traverse la ligne des buts adverse en portant un ballon ovale [...] 2. (France) Sport [...] où il faut faire pénétrer un ballon rond [...] ( mot angl. soccer [...].
Le NPR traite cette même unité lexicale de la manière suivante :
football [...] 2. mod. Sport d’équipe [...] où il faut faire pénétrer un ballon rond [...] 3. Amérique du Nord. Sport [...] qui doivent porter un ballon ovale [...].
La comparaison montre que le mot football ne désigne pas le même jeu des deux cotés de l’Atlantique. L’originalité du Dictionnaire québécois réside dans le fait qu’il n’attribue pas de marque géographique aux unités usuelles au Québec, même si celles-ci ne sont pas employées de la même manière en Europe. En contrepartie, une unité usuelle en France, et seulement en France, reçoit une marque géographique spécifique. Cet usage est perçu comme normal par les anglophones de l’Amérique du Nord, mais il n’était pas accepté par la société québécoise. Le résultat en est que le dictionnaire n’a pas pu être utilisé en milieu scolaire, malgré sa qualité indiscutable, et que, ainsi, il a perdu les bases économiques pour perdurer. Néanmoins, on constate que la notion de « français standard » n’est plus opérationnelle pour élaborer une description sérieuse et scientifique du lexique en usage dans la francophonie. Il existe plusieurs raisons à ce fait. D’abord, tout usage observé en France ne correspond pas au « français standard » : le mot froidure reçoit par le NPR la marque « Vx ou littér. » (vieux ou littéraire), pute est considéré par ce même dictionnaire comme péjoratif et vulgaire. En d’autres termes, le concept de « français standard » n’englobe pas la variation verticale. Une autre raison découle de cette première. Une description panfrancophone ne peut se limiter à un usage strictement normatif, puisque un Français, aussi bien qu’un Suisse ou un Québécois peut fuir d’un niveau stylistiquement non marqué.
La lexicographie francophone actuelle recourt au concept de « français de référence » pour décrire la variation diatopique. Ce nouveau paramètre a l’avantage de ne pas se limiter à la variété normative. Ce qui est utile par rapport à des mots comme copain, par exemple, perçu comme « familier » en France et « soutenu » au Québec. Dans la lexicographie différentielle, le Trésor de la Langue Française (version informatisée : http://atilf.atilf.fr/tlf.htm) a conquis, à juste titre, le statut de « français de référence ». En effet, ce dictionnaire est sans doute la description la plus complète du français de France des XIXème et XXème siècles. Ainsi les auteurs du Dictionnaire des régionalismes de France (Rézeau, 2001) ou du Dictionnaire du suisse romand (Thibault, 1997), entre autres, ont pu faire un travail lexicographique sérieux et avec des bases scientifiques, contrairement à ce qu’on a dû malheureusement observer auparavant dans beaucoup d’ouvrages de lexicographie différentielle.
Língua padrão. Lorsqu’on compare la situation actuelle de la lusophonie à celle de la francophonie, on observe une divergence assez intéressante. Contrairement à la francophonie, il n’existe pas une orthographie unifiée pour la CPLP (Comunidade de Países de Língua Portuguesa), le Brésil dispose de son orthographe officielle qui diverge en un certain nombre de points de celle du Portugal. Quant aux autres pays, ils suivent la norme portugaise. Cette situation pourrait changer, puisque une réforme de l’orthographe a déjà été entérinée par plusieurs instances politiques des deux côtés de l’Atlantique, mais ni le Brésil ni le Portugal n’ont démontré jusqu’à présent un empressement pour unifier le système de l’écrit. On peut estimer que cette réforme touche à peu près 1,5% du vocabulaire du Portugal et 0,5% du vocabulaire du Brésil. On se gardera de conclure, en vue de ces chiffres peu élevés, que les variétés brésilienne et portugaise seraient très proches. En se limitant aux faits lexicaux, plus de 5% des unités lexicales répertoriés dans un dictionnaire comportent une ou plusieurs particularités brésiliennes et ceci par rapport à des mots à fréquence élevée.
Des livres comme O Português no Brasil (Houaiss, 1985) font écho de discussions où il était même question à savoir si l’on pouvait déjà parler de deux langues distinctes, le portugais et le brésilien. À l’instar d’Houaiss, il semble régner un consensus selon lequel les éléments convergents sont bien plus nombreux que les éléments divergent et des recherches variationnistes actuelles, d’inspiration labovienne, semblent plutôt interroger la « norma culta » enseignée par rapport à la réalité linguistique brésilienne. L’appartenance de la variété brésilienne au portugais ou la nécessité de conformer l’usage brésilien à l’usage portugais n’est actuellement que rarement en question. Cette observation nous semble vraie même pour un livre comme Português ou brasileiro ? (Bagno, 2001) où l’auteur analyse des divergences de la grammaire normative d’avec la pratique réelle de la langue.
La notion de brésilianisme que l’on trouve parfois dans la littérature linguistique est souvent mal définie et ambiguë, mais, en général, on désigne par ce terme tout ce qui distingue l’usage brésilien de l’usage du Portugal, que ce soit sur le plan de la prosodie, de la signification ou de la syntaxe. Pour Lessa (1976 : 46) le brésilianisme est associé à des termes populaires qui, selon lui, « sont des termes et des expressions que, habituellement, nous employons seul dans la langue non surveillée et dont nous sentons bien qu’il font partie, d’une manière caractéristique, de la langue courante […] des termes et des expressions qui, selon le consensus unanime de ceux qui parlent le portugais du Brésil, sont le produit de la langue parlée, courante ou populaire2 ». Aujourd’hui cette vision n’est plus acceptée, à l’instar du français, des usages géographiquement limités peuvent être populaires, mais aussi soutenu, les particularités du portugais du Brésil peuvent tout-à-fait appartenir à une norme, et ceci depuis longtemps. En fait, dans les livres didactiques et à la télévision semblent régner une « língua padrão » formatée sur l’usage de Rio de Janeiro et de Sao Paulo.
*
Ces observations sur le français standard, devenu français de référence pour les lexicographes, et la língua padrão montrent que les deux communautés linguistiques, francophonie et lusophonie, ne semblent pas conceptualiser tout à fait de la même manière leurs aires linguistiques respectives. Il convient d’examiner si la pratique lexicographique reflète cette différence.
La variation diatopique dans le dictionnaire de langue
Pour analyser la variation diatopique nous recourons à deux dictionnaires de langue générale, le DHLP pour le portugais et le NPR pour le français. Dans les deux cas il s’agit de dictionnaires de langue (par opposition à « dictionnaire encyclopédique ») qui se proposent la description générale de la langue (par opposition à la description d’un usage particulier, argot ou littéraire, par exemple). Le NPR affirme disposer d’une nomenclature de quelques 60 000 entrés qui correspondent à 300 000 acceptions, alors que le DHLP, selon ses auteurs, dispose de 228 000 entrées et de 380 000 acceptions. En termes de volume, le DHLP est donc légèrement plus grand que le NPR ; mais contrairement au NPR, le DHLP n’est pas complété par un « Grand Houaiss ». Le deux dictionnaires, DHLP et NPR, jouissent d’une réputation certaine dans leur communauté linguistique respective, réputation justifiée en vue de la qualité lexicographique des œuvres en question. Le DHLP est une particularité dans le paysage dictionnaristique brésilien par le fait qu’il a pu être élaboré grâce au soutien financier provenant du Portugal et du Brésil.
Si l’on admet l’existence d’un standard international par rapport à une langue donnée, on peut observer quatre genres d’écarts diatopiques, des archaïsmes, innovations, emprunts aux dialectes et emprunts à d’autres langues, mais ces distinctions n’apparaissent pas forcément dans les articles de dictionnaire. Selon la langue traitée, un type d’écart peut être plus important qu’un autre ; ou, les emprunts à des langues étrangères peuvent varier à l’intérieur d’une même langue. Ainsi a-t-il sans doute plus d’emprunts à l’allemand en français de Suisse qu’en français du Québec ; les Brésiliens n’emploient pas les mêmes anglicismes que les Portugais. Si l’on assimile l’orthographe non unifiée du portugais à la variation diatopique, le NDA se voit confronté à un cinquième tipe de variation, mais ce dernier a été négligé, car une version spécifique pour le Portugal a été prévue. Pourtant, on trouve quelques cas comme :
indemne adj.2g. (1759 cf. MS6) frm. m.q. indene
L’orthographe –mn– est inhabituelle au Brésil et le dictionnaire revoit le lecteur à consulter ce mot sous son orthographe habituelle au Brésil, à indene. Les trois articles extraits du DHLP nous montrent comment ce dictionnaire traite la variation diatopique :
banheiro s.m. (1871 cf. DV) 1 B [...]; toalete, sanitário 2 B [...] banheira e/ou o chuveiro, vaso sanitário, pia e, às vezes, bidê [...] 4 (1891) P pessoa encarregada de preparar banhos e ajudar a tomá-los [...] 6 P aquele que auxilia os banhistas [...].
banzo s.m. (1871 cf. DV) 1 processo psicológico causado pela desculturação, que levava os negros africanos escravizados [...] adj. 2 (1899) p.ext. [...] 3 B N. tomado pelo fortuito ou pelo inesperado; [...] 4 MG sem jeito, sem graça; [...].
abinhadeira s.f. psc BEI (Póvoa do Varzim) utensílio com que a pescadeira ou peixeira torce fios de rede
Pour l’article « banheiro » on observe que les acceptions 1 à 3 sont marquées par un B et les acceptions 4 à 6 par un P. Ce marquage signifie que les acceptions 1, 2 et 3 sont le propre du portugais du Brésil (B), alors que le P des acceptions indique l’usage du Portugal. Dans l’autre article, « banzo », l’absence de marque d’usage géographique dans les acceptions 1 et 2 indique leur validité supranationale. Les acceptions 3 et 4, par contre, sont considérés comme des régionalismes même à l’intérieur du Brésil, car B N signifie Brésil Nord et MG indique l’État fédéral Minas Gerais. Quant à l’article « abinhadeira », il montre que la marque géographique est compatible avec d’autres marques, comme PSC pour « pêche » ; en plus BEI (Póvoa do Varzim) montre que la délimitation géographique peut aller assez loin, même si l’on traite une acception en provenance du Portugal.
Ces quelques extraits font penser que le dictionnaire brésilien en question conceptualise la lusophonie de la manière suivante :

’! Brésil ’! Régions du Brésil ’! Localité
Portugais général ’! Portugal ’! Régions du Portugal ’! Localité
’! Mozambique ’! ’!

’! etc. ’! ’!

La désignation « Portugais général » correspond d une certaine manière à un cadre de référence permettent la description de la langue portugaise sans empêcher l’existence de normes régionales au Brésil ou au Portugal.
Dans le cas du français, l’orthographe n’est pas un problème, du moine en ce qui concerne la variation diatopique. Par rapport à cette dernière, la politique du NPR est assez claire, puisqu’il écrit dons son introduction (version électronique) ce qui suit :
« Le Nouveau Petit Robert, bien qu’il décrive fondamentalement une norme du français de France, inclut certains régionalismes, de France et d’ailleurs, pour souligner qu’il existe plusieurs « bons usages », définis non par un décret venu de Paris, mais par autant de réglages spontanés ou de décisions collectives qu’il existe de communautés vivant leur identité en français. C’est pourquoi les helvétismes ont été choisis par des Suisses, [...] les québécismes par des Québécois, et ainsi pour chaque sélection de vocabulaire. »
Cette citation laisse déjà apercevoir que le NDA et le NPR ne recourent pas à une même norme dictionnaristique pour marquer les différences géographiques en usage dans les deux phonies. Le dictionnaire brésilien adopte un cadre supranational pour marquer les différences géographiques, alors que le NPR se fixe comme cadre de référence la France et les régionalismes sont marqués par rapport à cette entité. Dans le dictionnaire cette attitude se traduit de la manière suivante :
bleuet [...] 1  Centaurée à fleur bleue, [...] 2. barbeau. [...]  II  [...] Région. (Canada) Baie bleue de l'airelle des bois, ou myrtille d'Amérique.
bourgmestre [...] Premier magistrat des communes belges, néerlandaises, allemandes, luxembourgeoises. Le bourgmestre est l'équivalent du maire.
fayard [...] ou foyard [...] Région. (Centre, Est; Suisse) Hêtre. [...]
imperdable [...] 1  Se dit d'un procès, [...] qu'on ne pense pas pouvoir perdre. 2  N. f. (1956) Région. (Suisse) Épingle de sûreté, de nourrice.

Dans les articles « bleuet » et « imperdable » il y a des acceptions sans aucune marque géographique et on peut se demander quelle est leur extension territoriale – leur sens est usuel en France, mais on ne sait pas si ce sens est aussi usuel en-dehors de la France. L’article « bourgmestre » illustre le cas des unités lexicales désignant des realias typiques de certaines régions. Dans ce cas, le NPR ne recourt pas forcément à des marques d’usage, mais insère dans la définition des tournures comme « au Canada » ou « en Suisse ». Quant à l’article « fayard », il montre que, dans le cadre descriptif adopté par le NDA, des régions de la France se situent sur le même plan hiérarchique que les autres pays francophones.
En pratique la stratégie du NPR consiste à présenter le français de France comme la langue de référence par rapport à laquelle les autres usages sont décrits. Cette démarche ne délégitime pas les usages des autres francophones, mais limite la description de ces dernier, car des régionalismes à l’intérieur du Québec ou à l’intérieur de la Belgique n’apparaissent normalement pas dans ce dictionnaire. C’est peut-être une des raisons pourquoi il existe pour le français une lexicographie différentielle d’une qualité remarquable, alors que pour le portugais ce genre de production lexicographique a encore des difficultés pour s’imposer.
Considérations finales
Le portugais et le français sont des langues présentes sur plusieurs continents. En limitant l’analyse à l’Europe et à l’Amérique, nous avons constaté que les deux communautés linguistiques n’ont pas conceptualisé de la même manière des notions comme « langue standard » ou « langue de référence ». Pendant longtemps assumer sa propre norme tout en acceptant l’existence d’une norme supranationale n’allait pas de soi pour un francophone originaire d’autres pays que la France, alors que pour le Brésilien la « norma culta » existe depuis longtemps au Brésil. Cette situation s’explique, au moins en partie, par le poids démographique respectif des différents représentants de ces deux phonies, ainsi les Québécois (8 000 000) ou les suisses romands (1 500 000) sont très minoritaires face aux soixante millions de Français, alors que nous avons 190 000 000 de Brésilien contre seulement 8 000 000 de portugais.
L’approbation de « l’Accord orthographique » par les différents de pays de langue portugaise permettra sans doute une réflexion plus affinée par rapport à des concepts comme « língua cult » et langue de référence. En effet, une description satisfaisante du portugais exige-t-elle que chaque pays fixe sa propre norme pour mesurer les écarts, ou peut-on construire une langue de référence qui servira au travail de description du lexicographe ?
Quant à la communauté francophone, elle a adopté un français de référence, entité censé ne pas constituer une norme, pour décrire le français dans toute sa diversité. Ceci est vrai pour le Québec et pour la Suisse, entre autres, mais aussi pour la France elle-même lorsqu’il s’agit de décrire des normes régionales (Rézeau, 2001). C’est dans ce contexte qu’on a vu apparaître une lexicographie différentielle3 de haute qualité, presque inexistante en portugais.

NOTES

1 C’est nous qui soulignons.
2 Traduit par l’auteur de cet article.
3 Des bases de données concernant plusieurs pays et régions francophones sont consultables sur http://www.tlfq.ulaval.ca/bdlp

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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ZUSAMMENFASSUNG 

Wörterbücher beschreiben allgemein eine Varietät, den sogenannten Standard. Die Wahl des Standards begründet sich auf ideologischen und kulturellen Kriterien. Im Falle des Französischen und des Portugiesischen, beide präsent auf dem amerikanischen und auf dem europäischen Kontinent, beobachtet man verschiedene Strategien um die regionale Varietät zu behandeln. Konzepte, wie ‚regionale Norm’ oder ‚français de référence’, statt ‚français standard’, sind in der respektiven Lexikografie immer mehr diskutiert.
ÉVOLUTION LINGUISTIQUE ET TRADUCTION

Titela VÎLCEANU
Université de Craïova, Roumanie

MOTS-CLÉ 
évolution linguistique, traduction, variabilité, synonymie, emprunts

L'évolution de la langue est l'un des facteurs expliquant la variabilité de la traduction. Dans cette perspective, cet article analyse certains des choix linguistiques faits par trois traducteurs différents du roman «Le rouge et le noir» en anglais (il y a un espace temporel significatif entre les trois traductions). Les emprunts du français à l’anglais ne gardent pas toujours leur description sémantique originale et les traducteurs doivent faire attention aux nuances de la signification en recherchant des hétéronymes ou des équivalents pertinents en anglais. Dès le début, nous pouvons supposer que les termes, dans les textes source, peuvent être, le plus souvent, des termes anglais d'origine française dus aux importations massives de mots français en anglais à différentes périodes. Néanmoins, nous devrions envisager n'importe quelle langue, et l'anglais en particulier, comme entité fortement cinétique.
La variation diachronique reflète les changements économiques, politiques et socioculturels. En général, l'histoire des langues anglaise et française peut être divisée en quatre périodes principales : Old English (avant 1066) / l’ancien français (842-1300), Middle English (1066-1500) / le français médieval (1300-1500), le français classique (le XVII-ème siècle), Modern English (la période d’Elizabeth – la première moitié du XX-ème siècle) / le français moderne (XVIII - XIX-èmes siècles) et Contemporary English / le français contemporain. Ces périodes peuvent être encore subdivisées en plus petites unités telles que le XIX-ème siècle anglais / français ou le XX-ème siècle anglais / français.
Il y a, dans l'évolution de l'anglais, plusieurs points de repère correspondant aux périodes où l'influence étrangère a été fortement sentie et où des éléments étrangers ont été assimilés parallèlement à l'apparition des doublets et du rejet ou de la perte de mots indigènes. Les emprunts les plus anciens sont venus du latin et du grec à partir de l'année 43 avant J.-C et et jusqu'à la première moitié du V-ème siècle avant J.-C (la conquête romaine). La seconde période des emprunts massifs au latin est due aux missions chrétiennes (pendant presque 500 années, à partir de 597 avant J.-C).
La conquête normande (1066) et le règlement ont favorisé la croissance des emprunts au français car le français était, avec le latin, l'une des deux langues officielles en Angleterre. En outre, l'influence française a duré encore 200 ans après que les Normands avaient quitté l'Angleterre. Le français a continué à être employé par les classes aristocratiques car c'était la langue de l'administration, de l'armée, de l'éducation, de l'art et du service religieux tandis que 90% de la population parlait anglais quotidiennement. La distinction entre ceux qui ont parlé français et ceux qui ont continué à parler anglais n'était pas ethnique, mais en grande partie, sociale. C’est d’ailleurs la période où plus de 10.000 mots ont été empruntés au français, et 75% de ces emprunts sont encore en usage. Pendant la Renaissance (1500-1650), de nouveaux termes latins et grecs sont entrés dans la langue (environ 10.000-12.000 mots), et l’on dit que la plupart appartiennent au domaine scientifique.
Il est important de noter que l’influence française n’a jamais cessé, étant considérée comme le médiateur du transfert des mots latins en anglais. Aux XVIII-ème, XIX-ème et début du XX-ème siècles, le français a gagné une certaine autorité en Europe et son influence sur l'anglais a été renforcée. Assurément, le français a contribué, en grande partie, à l'enrichissement du vocabulaire anglais, bien qu'il soit difficile d'estimer le nombre des emprunts au français. Par exemple, Oxford English Dictionary (OED, 2ème eds.) enregistre 171. 476 mots d’usage courant et 47. 156 mots désuets, sans compter le nombre de dérivés comme sous entrées (environ 9.500).
Si nous prenons en considération qu'une entrée peut avoir différentes significations pour différentes parties du discours, alors le chiffre monte jusqu'à plus de 250.000 mots, indépendamment des termes techniques, des mots régionaux et d'autres mots qui ne sont pas enregistrés. Un aperçu automatisé d'un échantillon de 80.000 mots dans le vieux dictionnaire plus court d'Oxford (3ème eds.) a indiqué que plus de 28.3% des mots sont d'origine française (le vieux français et le vieux anglo-français) contre 28.24% mots d'origine latine (des termes scientifiques et techniques modernes). L'importance de l'influence française est évidente non seulement d'un point de vue numérique, mais aussi parce que les termes français ont été assimilés à un haut niveau et qu'ils sont fréquemment employés.
En ce qui concerne l'influence étrangère sur le français, nous pouvons mentionner d'abord l'anglomanie du XVIII-ème siècle, qui est la source d'un certain nombre d'emprunts du français à l’anglais. Ceux-ci ont été, en grande partie, naturalisés par l’adaptation de la prononciation et, dans certains cas, de l’orthographe aux modèles français. Par exemple : le boulingrin < bowling-green, la prononciation française du sterling (la devise), etc.
Plus tard, au XX-ème siècle, le nombre de mots anglais pénétrant en français s’est accru considérablement, et dans les années 60 les premiers règlements pour la gestion des emprunts sont entrés en vigueur. Que l'anglais ait été senti comme une vraie menace est prouvé par le fait que, entre 1970-1988, ont été adoptées 29 lois. Françoise Gadet (1999: 643, dans Chaurand, coord..) affirme que l'influence anglaise sur le vocabulaire est visible dans le grand nombre de noms et que leur fréquence est de 2.5% (et de 1% dans l'usage courant). L'auteur considère que le purisme (politique linguistique française) réagit contre une menace imaginaire car le français est une langue vivante, qui remplace souvent les emprunts par des éléments indigènes (par exemple, le préfixe anglais self- est rejeté en faveur du mot français libre). Néanmoins, il y a des formes plus subtiles des emprunts sémantiques à travers les traductions comme : réaliser < to realize, opportunité < opportunity, table ronde < round table, etc.
Gadet prend position contre le snobisme linguistique, c’est-à-dire la préférence marquée pour des mots étrangers alors que des mots indigènes y seraient parfaitement adaptés et elle fournit les exemples suivants : concert live vs. concert direct, news vs. hebdo, casting vs. distribution etc.
Sur une échelle chronologique plus courte, nous pouvons dire que chaque génération montre des préférences linguistiques, bien qu’il soit difficile de les définir. À cet égard, D.A. Cruse (1986 : 283) fournit les couples wireless vs. radio, swimming-bath vs. swimming-pool, où les premiers termes ne sont plus utilisés en anglais.
Évidemment, les réalités sociales imposent de nouveaux mots qui, il y a 50 ou 100 ans, ne pouvaient pas probablement être adaptés au monde extralinguistique: co-habitation (engl.) / cohabitation (fr.), computer (engl.) / ordinateur (Fr.), globalisation (engl.) / globalisation (fr.), unemployment (engl.) / chômage (fr.), etc.
Pour notre article, nous nous sommes concentrés sur certains aspects de la synonymie dans la traduction. L'analyse du corpus nous a permis de voir que les para-synonymes ne sont pas distribués d'une manière unitaire car les mêmes paires de synonymes peuvent appartenir simultanément à de différentes catégories, fonctionnant comme une structure hybride ou multifonctionnelle. Les para-synonymes peuvent être identifiés seulement s'il y a une identité conceptuelle globale, c’est-à-dire un tronc commun de signification et de quelques autres différents traits, au niveau de la dénotation ou de la connotation.
Notre scepticisme concernant l'existence même des synonymes absolus est entièrement justifié : hors des 170 paires ou des séries synonymiques, on peut dire que seulement 2 appartiennent aux synonymes absolus (cleric – clergyman; to attempt – to try). En conséquence, nous pouvons négliger cette catégorie et admettre exclusivement des para-synonymes et employer le terme de synonymes aléatoirement pour tous les types de quasi-identité sémantique.
Les critères de l'évolution de la langue dans la traduction sont mieux illustrés si nous considérons que des lexèmes composés sont fréquemment rencontrés dans les troisième et deuxième traductions (ordre décroissant) car la composition est un moyen productif de formation des mots en anglais contemporain. Nous exemplifions par fearful-looking, blue-green, tear-stained dans la troisième traduction (il y a plus d'exemples, mais ils n'ont pas été inclus dans le corpus). Nous aurions normalement estimé que la première traduction contienne le plus grand nombre de termes démodés, mais, à notre surprise, elle est la seconde qui emploie de tels termes plus souvent: hateful, godless, to vex, frightful, impudent, etc. Très probablement, le traducteur veut rendre la dimension temporelle de l’époque.
La plupart des termes de la série synonymique ont été empruntés au français ou au latin dans le moyen anglais et le français a fait le transfert dans beaucoup de cas. En outre, les hétéronymes sont en grande partie d'origine française. À cet égard, examinons l'exemple suivant :

découvrir - trouver, rencontrer à l'improviste quelqu'un ou quelque chose dont l'existence était inconnue, la présence insoupçonnée.

discover – to find or gain knowledge of, especially for the first time.
Le terme a été emprunté au français dans le moyen anglais < du descovrir.
find out about – to learn the truth concerning. Find out about (un verbe à particule) appartient au registre familier.
L’hétéronyme du découvrir est to discover. Le terme anglais a préservé sa signification originale et l'équivalence est complète.

Dans quelques autres exemples, les deux synonymes sont d'origine française, mais l'un d'entre eux a acquis une connotation différente :

vallée – dépression allongée, plus ou moins évasée, formée par un cours d'eau ou un glacier.

valley – a depression of the earth’s surface, as one through a stream flows; level or low land between mountains, hills, or high lands. 
Le terme a été emprunté au français pendant le moyen anglais < fr. valee.
vale- valley. Le lexème est un terme littéraire.
L’hétéronyme de vallée est valley, qui n'a subi aucun changement sémantique.

Nous devrions également noter qu'il y a des cas où le terme qui a été empruntée au français a restreint sa signification :

petit, -e - [dans l'ordre quantitatif] qui est d'une taille inférieure à la moyenne.
- [dans l'ordre qualitatif] qui implique un trait minoratif.

small – comparatively less than another or than a standard.
Le terme est d'origine anglo-saxonne ( OE smael.
petty - having little worth, importance, position, or rank; trifling; inferior. Le terme a été emprunté au français dans le moyen anglais < de petit, et porte seulement sur la qualité.
Les deux synonymes diffèrent au niveau de la dénotation, où small se rapporte à la quantité et à la qualité. Dans le contexte donné, petty est l’hétéronyme de petit.

Parfois, le terme qui a été emprunté par l'intermédiaire du français a changé sa signification d’origine et l’hétéronyme du mot français est un terme d'origine germanique :

décider - juger un point contesté, opter pour une conclusion définitive qui tranche, après délibération, un litige.
to decide – to determine; settle, as controversy, dispute, contest, etc. Le terme a été emprunté, dans le moyen anglais, au latin par l'intermédiaire du français < fr. déterminer < Lat. determinare.
to determine – to settle or decide, as an argument, question or debate Le terme a été emprunté, dans le moyen anglais, au latin par l'intermédiaire du français < Fr. déterminer < Lat. determinare.
to settle – to decide or determine finally, as an argument or difference. Le terme, d'origine germanique, appartient au vieil anglais.
L’hétéronyme du décider est to settle (bien qu'à la valeur nominale, to decide semble correspondre directement à décider).

Textes source
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Scarlet and Black, transl. C.K. Moncrieff [1927] 1938
Scarlet and Black, transl. Margaret R.B. Shaw [1953] 1976
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ABSTRACT

The paper discusses the linguistic choices of three translators of the novel “Le rouge et le noir” in English, at a significant temporal gap. The English loans from French do not always preserve the initial semantic description and the translators must pay attention to the connotations in order to find optimal equivalents. Even if English imported a large number of words of French origin during its evolution, they were adapted to the new extralinguistic reality; this is why the evolution of a language can explain the variability of translation.
ABSTRACTS

METAMORPHOSIS OF THE « POÈME EN PROSE » FROM THE BEGINING OF THE ENLIGHTENMENT TO PRESENT
Driss AISSAOUI
University of Technology Sydney, Australiatc \l 3 "Driss Aïssaoui"

This paper deals with the evolution of the “poème en prose” from the beginning of the Enlightenment to present. It retraces the major phases trough which this kind of writing distinguished itself from neighboring literary forms such as the short story and the count. Moreover, this study outlines the formal difficulties this type of expression overcame in order to better define its aesthetic configuration and gain its status as an independent genre.

J. JOYCE’S A PORTRAIT OF THE ARTIST – A SELF-REFLEXIVE WORK
Florentina ANGHEL
University of Craiova, Romania

Although James Joyce decided not to give any information about the making of A Portrait of the Artist, his critical essays being far from such theories, the work itself abounds in meta-texts which reveal its theoretical enclosure. Therefore, the novel is an invitation to a reading revealing the making of the work of art, which allows the text to open and draw the reader inside its overwhelming polyvalence. To support the above-mentioned perspective, my reading was under the hazard’s influence as, while I was working, I was directed by both Joyce’s text and my bibliographical context towards new possibilities to demonstrate the novel’s self-reflexivity. Thus, the text itself stands for both the matter on which the reader works and the possible reading of its own encoding, being a net of symbols and suggestions for their decipherment, seeming to anticipate any approach.

REMARQUES ON THE AMERICAN PRAGMATISM
Felicia BURDESCU
University of Craiova, Romania

This article presents American pragmatism as different and still responsive to the European social and political context and to European philosophy. Focusing on Richard Rorty’s philosophical works, the author explains that his leftist position constitutes the democratic liberalism in postmodern America. Rorty’s philosophical pragmatism, as debatable as it may be, finds its roots in his attitude towards a non-synchronic tradition and in his epistemologically shaping the truth which is contextualized from social and political perspectives. Rorty anchors American pragmatism in his contemporary reality and criticizes western ethnocentrism. Aiming at an example of human solidarity and objectivity, Rorty promotes science and recommends a future scientific pragmatics.

DERRIDA’S GAME AND WRITING
Marius GHICA
University of Craiova, Romania

In Derrida’s works we dont encounter a unique direction, which advances pregressively or enriches the lime of thought. His discourse is always brought together by means of cumulus. Hermeneutics and dialectic deconstruction are both employed to determine the “aim” of discourse, which is nothing else than discourse itself in written form. The old themes, which used to work in the classical discourse as with Nietzsche, Heidegger, Wittgenstein, Gamader or Paul Ricœur consist mainly in the search of a hermeneuein. The language, the written form and the “already-found” which the philosopher looks for only later, develop in the text a verb of relationships in which the elements have the same sounds, are musical and exchange place and function in contradictory couplets. Thes differences mentain the pressure on thought and become “reconciled” in a new concept just to become, once again, deepened in other disjunctions, in a “slippery chasm”, always looking for that something that cannot be expressed by the Word. The writing is also the different identic, the trigger of the itinerary, which takes place in the realm of language, the looked for hermeneuein, a space of everlasting search, a Holy Grail which seems to be out of touch but which also seems to closer, as one travels along a road filled with names and runes, a realm of the word.

THE LITERATURE OF EMIGRATION OR THE MIXED TRANSCULTURAL PERSPECTIVE
George FRERIS
“Aristote” University of Thessalonique, Greece

Starting out from the definition that literature is a part of the national ideology, this presentation seeks to demonstrate that the idea of the nation is undoubtedly “real” but thoroughly utopian as well. On the contrary, the literature of emigration, when considered as a form of creative activity between multilingual partners and different cultures that adopt the same linguistic code, express, in the context of culture, a view equivalent to the current universalisation of economy.
This original combination of unity and diversity allows readers to diversify their idea of identity. By means of language, authors, and consequently readers, create a universe which is relevant to the Other, to the multicultural and versatile world in which they exist. This multicultural or even multilingual unity does not mean that a language signifies a unique culture, but it develops in a plurality of cultures and in a linguistic area in which the individual identity is confronted to the Other so that it becomes ideal or even utopian.

WRITTINGS OF THE DISCONTINUITY IN POSTMODERN CONTEXT
COHABITATION AND FRAGMENTS IN
MICHEL BUTOR’S AND GEORGES PERROS’S WORKS
Marc GONTARD
Rennes 2 University, France

If postmodernism is primarily the expression of discontinuity and difference, one may call postmodern all type of narrative discourse which privileges heterogeneous techniques like collage or fragmentation. Indeed, if collage is a process which, at the beginning of the 20th century, designates modernity in painting or literature, with simultaneous mainly, today this process illustrates our heterogeneous experience of reality, where air transport creates contiguity between different cultures which entails an entirely discontinuous representation of the world.
The most interesting literary experience in this field is that of Michel Butor, when he stops experimenting with the form of the novel and finds, with Mobile (1962), a system in which narration dissolves into collage in an attempt to reproduce, on the tabular mode, the mosaic effect and the endless diversity of the North American continent. Another form of discontinuity in writing is the use of fragment, which, no more than collage, is specific to postmodernism, since it dates back to Antiquity.
But when fragmentation illustrates the chaos of self variance, when the note, in opposition to the narrative mode, becomes a writing process which privileges insularity and dissemination, then fragmental writing becomes coherent with the postmodern condition. This is what Georges Perros’s work, Papiers Collés (1960-1978) shows us.

THE ARTISTIC EMPATHY AS A READING METHOD
Turul 0NAL
 Hacettepe University of Ankara, Turkey

It would be possible to add to the diverse methods of criticism an approach that consists of examining a work within the framework of artistic empathy by identifying oneself with the author trough the use of the first person singular. Such empathy would require first and foremost that the interpreter – the essayist – have complete and profound knowledge of the personal and universal aspects of the literary world of the author studied.
Professor Inal uses this approach particularly for the texts of Baudelaire who, in a spirit of rebellion, always maintains his delicate position between the extremes of good and bad, sincerity and artificiality, beauty and ugliness, extraordinary and ordinary, heaven and hell all through the wonderful creative magic of imagination.

ROLAND GIGUÈRE – « THE POET OF THE INTERNAL LANDSCAPE »
Ioan LASCU
University of Craïova, Romania

Roland Giguère gives, once again, the proof of his double nature: a poet whose hand is used by the painter and the artist in order to create the beauty and the colours. The hand, with its powerful functions is, in the same time, the instrument and the man’s soul that create a human being more profound then ever existed.

THE MONOCHROMIC ART. THE AXE PASS
Camelia MANOLESCU
University of Craiova, Romania

In his well-known novel, Salammbô, Flaubert deals with his conception of writer and painter in the same time. He re-creates an ancient atmosphere by means of a very modern conception about colour and the human sensation about it.
In the episode of the Ax Defile Flaubert gives us the chance, by using our imagination, to anticipate the cinema of the XXI-st century and, in this way, to re-crate the violent contrast between fire, water and stone. The colour rules, it is the real instrument used by Flaubert. The red colour demands its victims: the reader impressed by its power of suggestion. This unique colour lives by the means of the powerful light, the symbol of a male god, Moloch in a longlasting war with a goddess, Tanit, the night symbol. Their war and union in the same time give birth to a colour, the red one and to a sensation, the novel changed into a painting.

THE « MIXED » LANGUAGE IN LITERARY TRANSLATION
Maria ORPHANIDOU – FRERIS
“Aristote” University of Thessalonique, Greece

Considering the translation as a cultural activity which in most cases provides a partial notion of the source context, we shall demonstrate how the sense of a language renders in the context of the target language a different image than that of the source language. Particularly in literary contexts, the translation process aims at adapting the context of the source language in the target language and the reader of the target context accepts a message which is not “unfaithful”, but "different", or even "mixed".
We have to develop a simple literary strategy based on a cultural plan, which highlights the arbitrary and superficial elements on each side, stressing mostly on the cultural traditions, where elements take their real sense. That is an anti-nationalist position, a real post-modern attitude founding the translation on a huge respect towards on the peaceful and creative co-existence of various cultural domains which presuppose the existence of a political freedom and a civilizing autonomy as well as of a multicultural and versatile writing.

INTERFERENCES LITERATURE-IMAGE
Elena RDUCANU
University of Craiova, Romania

Even if image and word have specific languages, their interferences are evident. This article sets up to explore different forms of dialogue between text and image. Literary modernity is connected to any kind of image, pictorial, photographical, cinematographically. The originality of every artist emerges sometimes from these defined and dominated interferences. I am going to analyze the connection between literature and painting during the surrealistic period, between writing and cinematographically image, in Marguerite Duras and Alain Robbe–Grillet’s works and the photo carrying a message in Roland Barthes’s studies. Therefore the civilization of image is an inevitable fact which reveals the vital exigency for imaginary in our modern society.

THE NEW CRITICS AND THE MOBILE EQUILIBRIUM
Lelia TROCAN
University of Craiova, Romania

The new critics try not to neglect anything and show the structures during their movement, the architectures having an aim. For this reason they want to be synchronic and diachronic in the same time, in order to gain the mobile balance. They try to find a being in every work, an existence (we can say a self conscience, a language), they are fundamentally ontological.

THE BAROQUE AND THE FINE ARTS
Lelia TROCAN
University of Craiova, Romania

In the end of the XVI-th century we have to admit the presence of a new sensitiveness that resume the old forms, develop them in its own atmosphere and adjust them to its goals transforming them into new ones.
The baroque architecture seems to express the spirit of the whole period where the world, even the universe, was taken for a theater.

FROM THE IDENTITY QUEST TO THE EUROPEAN LINGUISTIC SUPER-FIELD IN THE NATIONAL LANGUAGES (WITH APPLICATION ON THE ROMANIAN LANGUAGE)
Doina BUTIURC
 Petru-Maior University of Târgu-Mure_, Romania

The 18th and 19th centuries signified for the Romanian culture and, implicitly, for the Romanian language, a period of identity searching. The 20th century and especially the post December 1989 period, impose an intercultural and interdisciplinary approach of the European cultural and linguistic reports. The aspect we proposed ourselves to approach in our study refers to the relationships between the European superior linguistic layer and the national languages, the Romanian language in particular.

THE FACTS OF FRENCH LANGUAGE
IN ROMANIAN HANDBOOKS OF FLE
Cecilia CONDEI
University of Craiova, Romania

The prospect that we propose places in a large zone, observed and described by the linguistics variationnist which starts from “the assumption that the linguistic variation obeys regularities concerned with two orders: linguistic constraints on the one hand, historical and social factors (extralinguistic) of the other” (Gadet, 2003: 67). The facts of language which we will study belong to the didactic speech presented in the handbooks of FLE used for two periods, marked by the revolution of 1989.

MOBILE « CIBLE » VERBS
Adriana COSTCHESCU
University of Craiova, Romania

The paper is divided into two sections. The former is mainly dedicated to a discussion of the asymmetry of the linguistic relation between the figure and the ground (in French ‘cible’ and ‘site’). For items as in front vs. behind, left vs. right, this asymmetry, which does not exist in geometry, is due to material and cognitive factors: the ground is, usually, bigger, less mobile and better known than the figure.  The two main classes of spatial relations (topological and projective) are also presented in this part.
The latter section describes the dynamic verbs in French, characterized by the mobility of the figure. If the agent and the figure are identical, the predication is spatially defined as self-propelling (aller, marcher, voler, fuir, etc). For other verbs, it is the agent that guarantees the movement of a separate figure (mettre, placer, amener, jeter, etc). For a number of verbs belonging to either category, the occurrence of an inciter is possible (appeler, inviter, convoquer, conduire, etc). In this line of approach, observations concerning the aspectual values as well as the phase-structure of the predication are contributed by the author.


THE OPPOSITION SUBJECT VS DIRECT OBJECT IN THE PROPER NOUNS (FRANCH-ROMANIAN FIELD)
Daniela DINC
University of Craiova, Romania

This article proposes a comparison between the marks of the proper names of persons in French and Romanian used to express two essential syntactic functions, i.e. subject and direct object, in the Nominative and in the Accusative. In both languages, the marks of the cases depend on the verb, but the Romania Accusative displays a redundancy of marks: the use of the preposition pe and the anticipation of the direct object by using the atonic form of the personal pronoun.

COLLISION IN THE DISCOURSE OF THE LAW
Ancuca GUb
University of Craiova, Romania

Contemporary law is exposed to irreconcilable conflicts between different institutionalized discourses in society. The structure of the discourse in law is made of the incorporation of an independent, very high specialized and social institutionalized discourse in a systematical plurality.
The problem of the discourse collision occurs when these different and independent forms of the discourse, required by a specific logic, are rendered as translation in the law language and they have a free access to the law field. The law can, in this way, become the source of an upper social discourse whose purpose is that to integrate the stratification process of the society in general.

THE LEXICAL SEMANTICS AND THE TEACHING OF THE NOUNS. DIDACTIC APPLICATIONS
Dorina PNCULESCU
University of Craiova, Romania

This article proposes an analysis using the principles and methods of the lexical semantics in the study of semantic classes of Nouns in French. The hierarchical organization of the nominal vocabulary in common French is based on the main link of hyperonymy / hyponymy. The theoretical remarks we made allowed us to apprehend the teaching of the nominal vocabulary, by the exercises offered in the Appendix.

THE « CONFESSION »VERBS
Ileana-Camelia POPA
University of Craiova, Romania

Our paper is an analysis focused on the verbs expressing the act of confession, in a bilingual perspective, Romanian and French.
For the analysis, we took as staring point the model proposed by Anna Wierzbicka (1987), English Speech Acts Verbs. A semantic Dictionary. Our goal is to illustrate, as much as possible, all the aspects involved by the speech act, at syntactic, semantic and pragmatic level.

ONCE AGAIN ABOUT THE CONDITIONAL SYSTEM OF THE FRENCH
Mihaela POPESCU
University of Craiova, Romania

This article represents a study realized diachronically on the French conditional system, starting from Old French and up to modern days. The ensemble of the evolution of the French conditional system type si p, q (if p, q) allows us to observe the gradual decrease –starting from Old French – of the role played by the imperfect subjunctive and two very important aspects: (a) the emergence and consequently, the use of compound forms reinforce the formal system of expression of the hypothetical, which enable us to advance the idea of prevalence of the hypothetical by comparison to the potential; (b) even inside the potential, we can speak of the prevalence of the probable by comparison to the possible, situation determined explicitly by the use of the conditional mood.

ROMANIAN POSESIVE STRUCTURES: SYNTACTIC-SEMANTIC ASPECTS
Anda RDULESCU
University of Craiova, Romania

The present article deals with some syntactic and semantic aspects of Romanian possessive structures in comparison to French. The characteristic of Romanian is the presence of personal and reflexive pronouns in a so called «possessive Dative», the frequency of these structures being higher that in French, where there are other characteristics that should be taken into account, such as [(alienable] possession, referring mostly to the parts of the human body.
REMARKS ON SUCCESSIVE ROMANIAN TRANSLATIONS OF CHARLES BAUDELAIRE’S « THE DEAD BODY »
Anda RDULESCU
University of Craiova, Romania

Our goal is to examine some translation solutions of Baudelaire s well-known poem, Une Charogne, in the alternatives proposed by Philippide, Cerna-Rdulescu, Zeletin and Cârneci. These translations are separated by three decades (1965-1996). Our analysis focuses, in each case, on the translators’ preference for a particular word, for topical collapses, in order to keep the rhythm and the rhyme of the poem. We do not aim at carrying a value judgment on the quality of the translations, even though sometimes we have made some brief remarks. We are rather interested in the translation processes used by the four translators, as well as in the meaning and the origin of some key words used in the first five stanzas of nW"Z#Z0Z[[ [Z][]w]x]ï];^¶^ÿ^S_¯_°_¹_º_Db‡bˆb™bóóóóóóóóóóããããããóóóó×ËË $„7`„7a$gdX’ $„7`„7a$gdX’$„7„Éý^„7`„Éýa$gdp2 $„7`„7a$gdp2î]ï]
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