Td corrigé L'innovation Les clés de l'innovation. par Guillaume DUVAL ... pdf

L'innovation Les clés de l'innovation. par Guillaume DUVAL ...

La logique courante comme peur, faiblesse de la raison ? ...... La moindre employée va corriger la position d'une chaise un peu plus qu'il ne faut, pour .... de l'idée et sa sortie hors des neurones, l'accouchement à la pointe du stylo ? ...... qu'ils s'abstiennent de tout examen, de toute réflexion même sur la non-réflexion.




part of the document



L’innovation

Les clés de l'innovation. par Guillaume DUVAL.
Nouveaux produits ou services, mutations de produits existants, évolutions dans les processus de conception et de fabrication des produits ou dans l'organisation du travail, l'innovation présente de multiples facettes. Mais dans tous les cas, elle façonne l'économie de demain.
Dans une économie ouverte où les produits, les services, les capitaux et les informations s'échangent d'un bout à l'autre de la planète avec une rapidité croissante, la capacité d'innover joue un rôle déterminant. Il n'y a plus de positions acquises ni de forteresse inexpugnable. Dès qu'IBM s'endort sur ses lauriers, Microsoft lui souffle la première place ; dès que Ford relâche ses efforts, Toyota prend la relève.
En France, le débat économique de la présidentielle se concentre sur l'emploi, les salaires, les retraites..., bref sur la répartition des richesses. Mais sans innovation, sans création de nouveaux produits et services, la meilleure réforme de la Sécurité sociale et la plus radicale réduction du temps de travail ne nous sortiront pas d'affaire. Les problèmes écologiques notamment, effet de serre, accumulation des déchets et autre gestion de l'eau, nous obligent à refondre notre façon de consommer et de produire. Les activités de demain, celles qui assureront peut-être notre gagne-pain, mais en tout cas celui de nos enfants, ces activités n'existent pas encore aujourd'hui. Il faut d'abord les inventer.
Il y a de nombreuses façons d'inventer de nouveaux produits et services. La première et la plus spectaculaire consiste à créer de nouveaux marchés, réussir à concevoir, fabriquer et vendre des choses qui n'existaient pas jusque là pour des usages nouveaux : le courant électrique, le disque, le téléphone, la télévision, la vidéo... Ces innovations-là sont intimement liées à des découvertes techniques majeures. Ce sont ces nouvelles techniques qui seules permettent que le produit existe et soit vendu à un prix abordable sur le marché. Ces nouveautés déclenchent des débats de société vigoureux, comme hier le train et aujourd'hui la réalité virtuelle. Les uns y voient la promesse d'un nouveau paradis sur terre, les autres la menace d'une décadence finale. Et on finit le plus souvent par convenir qu'il s'agit avant tout d'outils qui peuvent être utilisés à de bonnes ou mauvaises fins.
Le deuxième type d'innovation consiste à proposer de nouveaux produits ou de nouvelles techniques pour un usage existant déjà. Exemple : le disque compact à la place du disque vinyle. Ce type d'innovation est bien moins controversé dans la société, puisque le produit est connu. L'amélioration sensible des performances pour l'usager et/ou un avantage économique palpable amènent le consommateur à changer ses habitudes. Bien sûr, comme toute classification, cette différenciation est arbitraire. Les frontières ne sont pas aussi nettes que cela : le micro-ordinateur s'est d'abord développé en substitution à la machine à écrire, mais la disponibilité de l'outil a permis, et permet encore, d'ouvrir de nouveaux marchés à de nouvelles applications. Inventer de nouveaux usages pour des produits existants est d'ailleurs une des formes les plus intéressantes d'innovation dans la mesure où elle est peu intensive en recherche et coûte peu cher. C'est la logique que suit aujourd'hui la diffusion de l'électronique dans les applications les plus diverses.
Les innovations de rupture, nouvelle technique ou nouveau produit, entretiennent un lien étroit avec la Recherche avec un grand R. Elles sont à l'origine de la confusion qu'on rencontre souvent entre ces deux notions. L'innovation recouvre en fait un champ beaucoup plus large que l'exploitation des résultats de la recherche. Elle fait appel à des ressorts psychologiques, sociaux et économiques qui n'ont rien de commun avec ceux qui caractérisent la recherche scientifique, un monde où la rigueur méthodologique et la spécialisation sont des valeurs dominantes alors que l'utilité sociale, la faisabilité économique ou la vision globale du couple produit/marché se retrouvent forcément au second plan. C'est la raison pour laquelle toutes les politiques qui, pour favoriser l'innovation, se contentent de renforcer la recherche et permettent d'afficher fièrement des pourcentages de PIB croissants consacrés à la R&D (Recherche et développement) ont une efficacité à court terme sans rapport avec leur coût, même si à moyen terme elles concourent à alimenter un vivier de technologies.
Encadré [Quand le capital risque préfère la sécurité.]
Quand le capital risque préfère la sécurité.
Les Etats-Unis jouent un rôle d'avant-garde en matière de financement+ privé de l'innovation+ dans les PME. Ils ont inventé pour ce faire un outil spécifique, les sociétés de capital risque. Ces sociétés collectent des fonds et les placent en capital et non sous forme de prêts dans des sociétés de hautes technologies innovantes. Ces sociétés de capital risque prennent en général une part active à leur gestion. Elles ne touchent pas d'intérêts sur ces sommes et se rémunèrent principalement en plus value quand l'entreprise a réussi à se développer. C'est ce mécanisme qui a permis de financer le décollage fulgurant d'entreprises telles Apple, Sun ou Microsoft.
Dans l'euphorie yuppie des années 80, nous nous sommes empressés d'importer ce concept. Les sociétés de capital risque ont poussé comme des champignons. Le capital risque français représente aujourd'hui 6 milliards de francs d'investissements par an et 23 % du volume d'investissement en capital risque européen, une position très honorable.
Seulement voilà, en important la structure, nous avons oublié d'importer l'état d'esprit qui l'accompagnait, cet esprit pionnier qui marque aujourd'hui encore profondément les Etats-Unis. Du coup, les filiales+ de capital risque du Crédit national, du Crédit lyonnais, de France Télécom, d'EDF... font ce que leurs sociétés mères ont l'habitude de faire : elles s'intéressent aux gens riches et installés. Elles réalisent ce qu'on appelle des opérations de capital développement, à savoir financer des sociétés qui ont déjà réussi à percer sur le marché et recherchent du capital pour leur croissance ultérieure. Il ne reste presque rien, et de moins en moins, pour les start up, les sociétés qui voudraient bien démarrer (98 millions de francs en 1993).
Le manque d'esprit pionnier n'est en fait pas la seule raison de ces difficultés. L'autre cause est l'absence de liquidité+ de ces investissements : les investisseurs engagés dans une start up sont dans l'incapacité d'en sortir, faute d'un marché sur lequel ils pourraient échanger avec d'autres acteurs leurs participations. Les start up ne peuvent bien sûr pas être cotées en bourse, compte tenu de leur taille. Là aussi, les Etats-Unis ont trouvé une solution en organisant un marché spécifique, le NASDAQ (National Association of Securities Dealers Automated Quotation), où des intermédiaires spécialisés échangent les participations dans des sociétés de haute technologie. Ce marché n'existe pas en France et ne pourrait d'ailleurs probablement pas fonctionner faute d'une taille suffisante. Les réflexions actuelles concernent la création d'un NASDAQ européen. C'est l'une des principales propositions contenues dans le rapport que Michel Cicurel, vice président de CERUS, vient de remettre aux ministres de l'Industrie et de l'Economie sur le financement+ des entreprises de haute technologie.
Il est des formes moins spectaculaires d'innovation qui, accumulées, transforment néanmoins notre environnement. Ce sont ce qu'on appelle les innovations incrémentales, celles qui font évoluer le produit sans le bouleverser. Depuis un siècle, une automobile a quatre roues, un châssis, une boîte de vitesse et un moteur à explosion. Pourtant la voiture d'aujourd'hui a peu à voir avec la De Dion Bouton 1905. Entre-temps le cuir a disparu au profit du tissu, le bois au profit du plastique, l'injection électronique, l'auto-radio, l'ABS se sont rajoutés...
Il est d'usage de considérer aujourd'hui que le client est roi, que c'est lui qui décide de ce qui doit se produire ou non. Si on suivait réellement cette logique, il n'y aurait pas souvent d'innovation : rien de plus conservateur qu'un client ! Il a ses petites habitudes, il sait à quoi s'en tenir et n'a a priori aucune envie de changer de produit. Quand on l'interroge, il peut suggérer de mettre le bouton marche/arrêt en haut à droite au lieu de le mettre en bas à gauche. Il peut être moteur pour l'innovation incrémentale, mais aucune innovation de rupture n'a vu le jour à la demande du marché.
Encadré [Comment mesurer l'innovation ?]
Comment mesurer l'innovation ?
Peut-on mesurer la capacité innovatrice d'un pays ou d'une firme ? La première approche consiste à mesurer les dépenses, mais le seul domaine où les dépenses pour l'innovation+ soient à peu près identifiées, c'est celui de la R&D (Recherche et développement+). Les dépenses d'innovation+ organisationnelle ou commerciale sont impossibles à isoler comptablement. Même dans le domaine de la R&D, l'exercice est périlleux car les frontières sont fluctuantes et les habitudes diverses malgré les efforts de l'OCDE+ pour normaliser les présentations. De toutes façons, la capacité innovatrice n'a qu'un rapport indirect avec l'argent dépensé. Encore faut-il l'utiliser efficacement !

Une deuxième approche consiste à comparer des indicateurs de résultats : le nombre de produits nouveaux, la part de chiffre d'affaires+ effectuée avec ces produits. Là-aussi, les pincettes s'imposent, car comment définir un produit nouveau ? Est-ce bien la même chose d'une firme à une autre ? Les seules données un peu consistantes concernent là-encore la R&D : le nombre de brevets déposés et d'articles publiés. Pourtant la capacité innovatrice ne peut pas non plus se mesurer au kilo de papier émis si personne ne les lit, ni aux brevets déposés s'ils ne sont pas mis en oeuvre.
Le vrai juge de paix, ce sont les parts de marché dix ans plus tard. Une situation un peu angoissante pour les responsables soucieux de rationalité dans la gestion. L'innovation reste un domaine où ce sont les tripes et l'instinct des dirigeants qui mènent la danse.




Graphique [La hausse des dépenses de recherche et de développement.]

Graphique [La part de la recherche et développement selon les branches.]

Graphique [Les dépenses comparées de recherche et développement.]

Graphique [Taux de couverture de la balance des paiements technologiques.]

Ces innovations résultent toujours d'un effet d'offre. Elles sont le fruit de l'opiniâtreté de techniciens compétents dans leur domaine, suffisamment ouverts aux problèmes commerciaux pour déceler des potentialités latentes sur le marché, suffisamment convaincants pour faire avaler à des financeurs, de banques ou de grands groupes, des études de marché bidons, et suffisamment accrocheurs pour supporter les avanies des années de traversée du désert. La probabilité est très faible de rassembler ces qualités en une seule personne ou en un groupe suffisamment stable pour résister aux turbulences du démarrage. C'est ce qui fait la rareté des réussites de ce type et justifie l'aura méritée des hommes qui ont traversé victorieusement ces épreuves.
Ces innovations sont directement sensibles au grand public parce qu'elles se traduisent par un changement des caractéristiques du produit. Il en est d'autres en coulisse qui concernent surtout la manière de produire. Là aussi les plus connues et les plus controversées sont les technologies nouvelles, les robots, les lasers, les XAO (technologies assistées par ordinateur) qui révolutionnent la manière de produire et sont, dans l'imaginaire collectif, la " cause principale du chômage ". Ces techniques nouvelles sont bien sûr importantes et leur maîtrise un enjeu décisif. L'enjeu central n'est d'ailleurs pas tant la maîtrise de leur mise en oeuvre que celui de leur conception, de leur production et de leur commercialisation. Un enjeu qui reste une des faiblesses traditionnelles principales du tissu industriel français.

Ceci dit, comme pour les produits, les nouveaux procédés de fabrication n'épuisent pas le sujet de l'innovation dans la façon de produire. Le moyen principal d'innover dans la production et d'effectuer un saut dans la productivité consiste à repenser complètement le produit en fonction des contraintes de fabrication. C'est cette approche qui a fait, par exemple, le succès de la montre Swatch ou qu'a suivi Fiat en concevant son moteur Fire avec un nombre de composants réduit de 25 %. Cette approche est beaucoup moins coûteuse en capital et, en fait, beaucoup plus rentable que l'achat de machines sophistiquées pour produire plus efficacement des produits mal fichus.

Encadré [Innover pour l'environnement.]
Innover pour l'environnement.
Effet de serre, trou de la couche d'ozone, désertification, inondations..., la terre va mal. Tout indique que de profondes transformations dans notre manière de vivre, de consommer et de produire sont indispensables. Pourtant, la France reste dans ce domaine une des lanternes rouges de l'innovation+ parmi les pays développés. Partagée entre des élites circonvenues de longue date par le lobby+ nucléaire ou le complexe militaro-industriel, et une population qui, confrontée au chômage, à l'insécurité ou au mal vivre des banlieues, n'a ni le temps ni l'énergie pour penser à demain, la France laisse à d'autres le soin d'innover en matière d'environnement.
Il ne s'agit pas seulement de faire sa B-A, de laisser à nos petits enfants une chance de pouvoir respirer à Paris dans 50 ans (ce qui ne serait d'ailleurs pas une motivation déshonorante), il s'agit aussi de gros sous, d'emploi et de l'avenir économique de l'Hexagone. Ceux qui maîtriseront les premiers la production d'électricité à grande échelle à partir d'énergies renouvelables, qui sauront valoriser les déchets les plus divers, ou qui auront développé le moyen de transport qui remplacera l'automobile et le poids lourd, ceux-là disposeront d'un avantage compétitif décisif dans un monde où tous seront confrontés aux mêmes problèmes.
L'Allemagne, par exemple, à travers une politique réglementaire stricte doublée d'aides publiques ciblées, est en train de créer une véritable industrie de l'environnement sur laquelle elle compte fermement pour prendre le relais de ses activités traditionnelles bien essoufflées.
A coté de l'innovation de conception, l'innovation organisationnelle joue elle aussi un rôle central méconnu dans les progrès des manières de produire. Quand Frédéric Taylor invente la tolérance et la chaîne de cote, il fait faire un bond à la productivité humaine. Plus besoin d'ajuster laborieusement chaque pièce avant d'assembler un produit. Quand Henri Ford décide de faire avancer les produits en cours d'assemblage au sein de ses ateliers devant des opérateurs fixes, il permet le développement de la production de masse. Quand Taïchi Ohno décide chez Toyota de mettre les composants par lots dans une boite équipée d'une étiquette, le Kan Ban, grâce à laquelle il gère le réapprovisionnement, il résout très simplement un problème complexe que même les ordinateurs modernes ont du mal à maîtriser autrement.
Bien sûr, dans l'innovation organisationnelle comme dans l'innovation produit, tout ce qui brille n'est pas d'or. Les consultants américains, en particulier, inventent chaque semaine des produits organisationnels nouveaux qui, quelques mois plus tard, retombent dans un oubli mérité. Les vrais innovations sont rares en la matière. Si les entreprises françaises ont redressé spectaculairement leur situation depuis dix ans, ce n'est pas, contrairement à une idée reçue, parce qu'elles ont mis des robots et des ordinateurs partout. Elles n'en en avaient pas les moyens financiers et le niveau des taux d'intérêts réels leur interdisait de les emprunter. La cause est plutôt à chercher du côté de l'innovation organisationnelle, de l'implantation rapide des techniques japonaises d'organisation industrielle et des outils modernes de gestion de la qualité.
A coté de ces formes déjà nombreuses d'innovations techniques et organisationnelles, il faut encore ajouter l'innovation en matière de look, par le biais du packaging notamment. L'importance de ces questions est naturellement très différente suivant les marchés concernés : ainsi, dans le cosmétique, la mode ou l'agro-alimentaire par exemple, c'est souvent là que se joue la bataille commerciale. La commercialisation elle-même et ses modes d'organisation font d'ailleurs eux-aussi place à l'innovation. Si Luciano Benetton s'est taillé une part significative du marché de la confection, ce n'est pas essentiellement grâce à ses publicités agressives ou à ses dons particuliers de créateur, mais d'abord lié à la façon, originale à l'époque, dont il a construit son réseau commercial de franchisés. Henry Ford ne s'est pas contenté de renouveler la manière de produire, il a aussi inventé le fait de vendre des voitures à des ouvriers. Il a ainsi trouvé un nouveau marché fantastique pour ce produit existant.
L'innovation est donc un phénomène complexe aux multiples facettes. Elle va bien au delà de la recherche scientifique et de ses applications. Comment, dans ce contexte, mener une politique publique qui favorise l'innovation ? L'essentiel dans ce domaine porte sur l'amont, l'aide à la R&D et au transfert de ses résultats vers le marché. La tradition colbertiste française a poussé longtemps l'Etat à choisir des innovations particulières, à les déclarer stratégiques et à les soutenir financièrement de façon massive. Malheureusement, il ne suffit pas que des énarques et des polytechniciens s'enthousiasment pour le Concorde ou les centrales nucléaires pour que ces choix se révèlent judicieux dix ans plus tard.
La France est lanterne rouge des pays de l'OCDE pour le financement de la recherche par les entreprises (46 % en 1992 contre 61 % en Allemagne et 57 % aux Etats-Unis). C'est d'abord la recherche militaire qui se taille aujourd'hui encore la part du lion dans le financement public de la recherche privée (17,1 milliards de francs sur 27 milliards en 1991). La recherche privée est très concentrée, les 184 entreprises qui emploient plus de 50 chercheurs ont réalisé 76 % de l'effort global du pays en 1991 et reçu 92 % du financement public hors crédit d'impôt sur la recherche.
Le CIR est le dispositif essentiel de la nouvelle politique publique, plus modeste en terme de choix technologiques, mise en place ces dernières années. Il autorise les entreprises à déduire de leurs impôts 50 % de l'augmentation de leurs dépenses de R&D d'une année sur l'autre. Cette mesure générale, à la mise en oeuvre simple, a représenté 3,3 milliards de francs en 1993 (après 3,9 milliards en 1992 et 4,8 milliards en 1991). Elle a permis aux PMI d'accéder au financement public de la recherche. A coté de cela, les avances remboursables de l'ANVAR, réservées aux PME-PMI, ont représenté 1,4 milliard de francs en 1993. Le reste revient essentiellement aux grands projets européens, Esprit, Jessi, Bioavenir...
Des efforts réels sont entrepris pour rapprocher les organismes publics de recherche et les entreprises et permettre la valorisation de la recherche universitaire. On note l'apparition, encore modeste en terme de flux financiers, des régions comme acteurs du financement public de l'innovation. La montée en puissance de mesures générales simples et non bureaucratiques, la diminution des financements militaires et la décentralisation des procédures d'attribution sont les pistes d'avenir. La question du financement public n'épuise pas pour autant le sujet : la mobilisation de l'épargne privée pour l'innovation dans les PME reste très difficile dans notre pays. L'exemple des Etats-Unis montre que cette question est essentielle pour le démarrage de nouveaux secteurs d'activité.
Au delà de toutes les questions financières et de toutes les politiques publiques, l'innovation met d'abord en jeu la capacité des hommes à abandonner leurs oeillères, à travailler avec des gens de culture et de milieux sociaux différents, et à voir dans un avenir transformé une chance et non une menace. La société française en sera-t-elle capable ?
Encadré [Dis, montre-moi une innovation.]
Dis, montre-moi une innovation.
L'ANVAR (Agence nationale de valorisation de la recherche) est chargé d'aider les PME à innover. L'Agence a dépensé pour ce faire 1,4 milliard de francs en 1994 à l'occasion de 4 200 interventions. Voici brièvement quelques projets soutenus. Bien sûr nous vous avons épargné les projets les plus " sérieux ", du style laser à saphir dopé par l'ion titane, multiplexage numérique multisignaux sur fibre optique... Avec un peu d'imagination, il existe encore des niches inexploitées et des produits à mettre sur le marché. Les crêpes au mètre et la bière à la châtaigne ne seront probablement pas de grandes success stories mondiales, mais en matière d'emploi et de richesses créées, les petits ruisseaux font aussi les grandes rivières.
* Société Les Gourmandises de Fanny Une bande de crêpes de différentes saveurs, épaisseurs et largeur pour la restauration. Processus de fabrication fortement innovateur : injection par électrovanne sur le rouleau de cuisson, automatisation+ de la découpe, thermomarquage laser.
* Société Icolo France Procédé d'impression en première mondiale d'un décor recto-verso en quadrichromie sur billes de verre. Reproduction de logos pour billes publicitaires ou de collection.
* Société Barangé Nez électronique, avec circuit neuronal pour détecter sur les bouchons de champagne les odeurs indésirables qui se transmettent au vin.
* Brasserie Pietra Une bière ambrée à la châtaigne, brassée en Corse. La farine de châtaigne est utilisée comme matière première et non comme arôme.
Pour tenter votre chance : ANVAR, 43 rue Caumartin 75436 Paris Cédex 09.
Cette enquête a été réalisée à l'occasion des Entretiens de la Villette, organisés du 30 mars au 1er avril 1995 sur le thème de l'Innovation par la Cité des Sciences et de l'Industrie, opération dont Alternatives Economiques est partenaire.
Alternatives économiques, n° 126 (04/1995) Auteur : Guillaume DUVAL.





L'innovation, ça s'organise par Eric Seulliet.
Eureka. L'innovation est devenue un processus de plus en plus complexe et collectif, qui implique aussi bien les différents services de l'entreprise que ses fournisseurs ou ses futurs clients.
On parle beaucoup d'innovation actuellement et des moyens de la développer au sein de l'économie française, mais le débat part souvent d'une vision dépassée de cette question. En effet, une approche romantique de l'innovation domine depuis longtemps : celle de l'entrepreneur individuel ou du génie (modèle Léonard de Vinci), créateur héroïque et solitaire. Cette vision est réactivée aujourd'hui par la façon dont les médias rendent souvent compte de la montée en puissance des start-up. L'innovation est en réalité devenue un processus de plus en plus complexe, qui implique nécessairement un nombre important d'acteurs. Un processus qui est aussi de plus en plus souvent, sinon totalement organisé, du moins efficacement stimulé selon des procédures et des techniques sophistiquées. Et les changements intervenus au cours des dernières décennies dans l'économie et la société ont amené de nouvelles façons de faire en la matière.
Même si la vision romantique reste dominante dans l'imaginaire collectif, la production d'innovations a en réalité cessé depuis longtemps de répondre à l'idéal de l'individu génial dans son garage. Dès le XIXe siècle, des centres de recherche s'étaient constitués, comme celui lancé en 1876 par Thomas Edison, l'inventeur de l'ampoule électrique. Il s'agissait alors de sortes d'usines, où le processus de production de l'innovation était piloté par l'amont : l'innovation découlait en quelque sorte mécaniquement de l'invention, issue elle-même de la recherche fondamentale et de la science. Elle était développée et mise sur le marché selon une démarche avant tout technicienne.

Après la Seconde Guerre mondiale, les processus d'innovations se complexifient, avec le développement des organisations en projets liées à l'introduction des méthodes de planification stratégique, très utilisées pendant la guerre. Il s'agit déjà de mieux faire prendre en compte par les techniciens les exigences des clients pour gagner en efficacité commerciale, en liaison avec les progrès du marketing. On traite ainsi à la fois des projets porteurs de ruptures technologiques (techno push), mais aussi des demandes à court terme d'amélioration des produits, issues des études clients des services marketing des unités d'affaires (market pull).

Boîte à idées nouvelle génération
Cependant, ces méthodes relativement lourdes et lentes, adaptées à la période fordiste, se heurtent à de plus en plus de difficultés dans des sociétés devenues plus individualistes et fluctuantes. C'est la raison pour laquelle de nouvelles approches se développent, qui cherchent à aller plus loin et plus vite dans les processus itératifs de création et de gestion de l'innovation. Ces démarches tournent toutes autour de l'innovation transversale. Elles consistent à faire collaborer dès le départ les équipes des différents services de l'entreprise (R&D, marketing, design) en introduisant coopération et transdisciplinarité entre celles-ci. Par exemple, la société Décathlon a créé en son sein une entité spécialisée, Décathlon Création, qui a pour vocation exclusive de faire collaborer designers, marketeurs et ingénieurs du groupe. Renault a également rassemblé toutes les fonctions associées à la création de nouveaux véhicules au sein d'un nouveau Technocentre à Guyancourt, dans les Yvelines, dont l'architecture est conçue pour encourager cette transversalité.
Il s'agit aussi de favoriser l'innovation participative en sollicitant les idées très largement au sein des entreprises. C'est la traditionnelle " boîte à idées ", mais elle est désormais assortie d'outils et de méthodes fondés sur la communication électronique qui la rendent beaucoup plus performante. Ces pratiques se professionnalisent de plus en plus et une association, Innov'Acteurs (www.innovacteurs.asso.fr), a même été créée pour réunir les entreprises qui ont recours à ces techniques et leur permettre d'échanger les bonnes pratiques.
Enfin, il s'agit d'une innovation ouverte (open innovation), qui implique non seulement l'interne mais tout l'écosystème des organisations (clients, fournisseurs, partenaires, etc.). Un exemple poussé d'une telle démarche est donné par Google : la firme encourage ses ingénieurs à consacrer jusqu'à 20 % de leur temps de travail à des projets personnels. Dans l'idée qu'il y aura forcément des retombées positives pour l'activité de l'entreprise elle-même si ses salariés sont en prise directe avec l'extérieur sur tous les champs possibles et imaginables.
De son côté, le groupe pharmaceutique Eli Lilly a développé Innocentive, une plate-forme qui permet à des entreprises de soumettre un problème de R&D à des chercheurs, ceux-ci gagnant des primes en le résolvant. Innocentive annonce 80 000 scientifiques inscrits, répartis dans plus de 170 pays. L'essentiel des problèmes posés relève de la chimie et de la biologie, et les primes commencent à 5 000 dollars pour monter jusqu'à 50 000 dollars et au-delà.

Le consommateur sollicité en amont
L'innovation ascendante constitue aujourd'hui le nec plus ultra dans ce domaine. Elle consiste à s'organiser pour que l'innovation prenne en compte dès le départ les usages effectifs du consommateur final, en l'introduisant au coeur même du processus d'innovation. Ce qui permet d'investir beaucoup plus de ressources dans la phase amont, en tests et en expérimentations, avec lui, lorsque les dépenses en matière de développements technologiques à proprement parler sont encore limitées. Ainsi, IBM a créé sur son centre de recherches de La Gaude (06) un dispositif (Industry Solution Center) où sont reconstitués des environnements professionnels divers (magasin du futur, chaîne logistique pharmaceutique, hôtel...). Ce qui permet à ses clients de réagir en direct à des offres et de faire des suggestions d'amélioration.
Encadré [Les fondamentaux de l'innovation]
Les fondamentaux de l'innovation
En matière d'innovation+, la référence principale reste l'économiste autrichien Joseph Schumpeter (1883-1950), avec son concept de " destruction créatrice " : davantage que la concurrence sur les prix, au sens classique du terme, c'est l'innovation+ qui permet de mettre en cause les rentes+ et les positions acquises. Toutes les innovations ne sont pas de même nature, ni de même ampleur. Schumpeter lui-même en distinguait cinq types : la fabrication d'un bien nouveau ; l'introduction d'une nouvelle méthode de production ; la réalisation d'une nouvelle organisation ; l'ouverture d'un nouveau débouché ; la conquête d'une nouvelle source de matières premières ou de produits semi-ouvrés.
On distingue également les différents types d'innovation+ en fonction de leur capacité à transformer les marchés. On parle d'innovations " incrémentales " pour celles qui améliorent de façon limitée les produits, les organisations ou les méthodes commerciales existantes. Par ailleurs, on trouve les innovations dites " de rupture " ou " stratégiques ", qui bouleversent la donne. L'apparition du téléviseur, d'Internet ou du téléphone mobile ont été des innovations de rupture. L'innovation+ " incrémentale " combinera ces produits à un autre, améliorera leurs fonctionnalités ou leurs performances : télévision couleur, Internet à haut débit, le SMS avec les téléphones mobiles.
Nombre de grands groupes mettent actuellement en place des dispositifs analogues. Danone et Thalès ont ainsi inauguré récemment des " laboratoires d'usages " sur le plateau de Saclay, dans l'Essonne. Le recours à des technologies de conception et de simulation numérique comme la 3D facilite et accélère ces pratiques de co-innovation, comme on peut déjà le pressentir avec l'engouement pour des environnements virtuels, tel Second Life. L'innovation devient alors véritablement pilotée par la connaissance que l'entreprise acquiert très en amont des désirs, des réactions ou des idées de leurs clients potentiels. Les représentations sur le produit ou le service encore en conception ne sont donc plus limitées à un imaginaire " fictif " des besoins potentiels du client, issu de l'entreprise ou de ses partenaires, mais elles intègrent autant que faire se peut la " réalité " de ses réactions face aux concepts qui lui sont proposés.

Résultat : l'innovation devient de plus en plus un phénomène collectif, complexe, long et itératif, associant non seulement les ingénieurs et les chercheurs, mais aussi l'ensemble de l'entreprise, ses partenaires et les utilisateurs finaux. Et ces derniers ne sont plus de simples réceptacles d'innovations conçues par d'autres pour eux, ils en deviennent des coacteurs.
Pour en savoir plus :
Fabriquer le futur, l'imaginaire au service de l'innovation, par Pierre Musso, Laurent Ponthou et Eric Seulliet, éd. Village Mondial, Pearson Education, février 2007.
www.lafabriquedufutur.org
www.e-mergences.net
Alternatives économiques, n° 259 (06/2007) Auteur : Eric Seulliet.

La dynamique de l'innovation par Jacques Brasseul.
Si l'innovation n'est pas circonscrite au système capitaliste, elle en est un attribut essentiel. Processus cumulatif, c'est surtout elle qui produit de la croissance.
Quels sont les liens entre innovations et capitalisme ? Une première réponse intuitive serait l'idée que l'abondance des découvertes passe par la liberté économique. Si celle-ci est établie, si une myriade d'initiatives individuelles peut se manifester, les chances de trouvailles heureuses seront favorisées. On n'imagine pas l'Etat monarchique anglais mettre au point dans ses ministères une machine à vapeur en 1765, pas plus qu'un métier à filer ou à tisser le coton efficace. Il fallait pour cela les esprits inventifs et entreprenants d'un James Watt, d'un Richard Arkwright ou d'un Edmund Cartwright, prototypes de ces premiers entrepreneurs-innovateurs vantés plus tard par Joseph Schumpeter ou Frank Knight. L'innovation majeure est avant tout une rupture, produite par des esprits excentriques, des individus dont l'histoire se confond avec celle du capitalisme, d'Abraham Darby à Bill Gates, en passant par Thomas Edison.

Innover pour ne pas disparaître
Mais la liberté économique suffit-elle à tout expliquer ? Son absence totale (ni liberté du marché ni liberté de créer et de posséder des entreprises), comme c'était le cas dans l'économie socialiste planifiée soviétique, n'a pas été synonyme de stagnation technique. En effet, un Etat qui détient tous les pouvoirs économiques peut investir massivement dans la recherche, les centres, les laboratoires, les projets et obtenir des résultats spectaculaires. Le premier Spoutnik et le premier vol humain dans l'espace ont bien montré cette possibilité. De même que la maîtrise soviétique en matière aéronautique ou nucléaire. Mais au niveau des progrès dans la vie courante, quand on quitte les grands projets où l'Etat peut " mettre le paquet " dans un domaine, force est de reconnaître la pauvreté des innovations fournies par l'URSS pendant ses quelque soixante-dix ans d'existence.
Aussi, pour William Baumol, l'innovation, plus que la concurrence sur les prix, est un attribut spécifique au capitalisme de marché. La concurrence oblige les firmes à investir dans la recherche, à innover, si elles ne veulent pas être éliminées. Comme Marx et Engels, et Schumpeter après eux, il considère que l'innovation est partie intégrante du système. Mais moins du fait de la volonté d'accumulation ou de la recherche du profit que de cette nécessité d'innover pour ne pas disparaître. La concurrence oligopolistique, plus que la concurrence parfaite, comme dans le cas de l'automobile ou de l'informatique, avec de grandes firmes équipées de labos de recherche et utilisant l'innovation comme arme principale dans la concurrence, est le régime le mieux adapté au progrès technique continu. L'évolution constante de nos modèles d'ordinateurs, de téléphones ou de voitures en est une illustration. Le processus de l'innovation est incorporé dans l'activité de la firme, il n'est plus seulement laissé au hasard des inventeurs isolés, il est devenu systématique, permanent et routinier.

Encadré [Innovations : le rythme s'accélère]
Innovations : le rythme s'accélère
Les coûts et les prix des nouvelles technologies ont régulièrement baissé. Selon Marc Giget, " le prix du transport ferroviaire a diminué de 4 % par an de 1850 à 1900, celui de l'électricité de 7 % par an de 1890 à 1920, celui des automobiles de 11 % par an de 1900 à 1925, celui du billet d'avion de 9 % par an de 1950 à 2000 et celui des ordinateurs de 30 % par an de 1970 à 2000 ". Il y a en outre une accélération de la diffusion des technologies ; le temps nécessaire pour qu'elles fassent partie du quotidien tend à diminuer : ainsi des données du Programme des Nations unies pour le développement (Pnud) montrent qu'il a fallu trente-huit années à la radio après son lancement pour atteindre le seuil des 50 millions d'utilisateurs, treize années pour le téléviseur, seize années pour le micro-ordinateur et quatre années pour le Web.
De plus, selon des données citées par William Baumol, le temps écoulé entre le lancement d'un nouveau produit par une firme et sa fabrication par des concurrents est passé de trente-trois ans au début du XXe siècle à treize ans vers le milieu du siècle et trois à la fin. Ce qui n'est pas un hasard : les entreprises tendent souvent à faciliter la diffusion de techniques qu'elles possèdent, afin de bénéficier de la croissance accrue qui en résulte. L'échec, pour les magnétoscopes, de la norme Betamax de Sony (pourtant supérieure) face au VHS est un bon exemple du risque encouru de ne pas diffuser une technologie.
Des institutions indispensables
Cependant, la liberté économique ne suffit pas à favoriser l'innovation. Tous les économistes savent, depuis Adam Smith, que des institutions adaptées à l'innovation et au développement économique sont nécessaires pour que la liberté ne soit pas la jungle, la loi du plus fort, le règne des mafias, du népotisme, du favoritisme ou du clientélisme, qui sont autant d'obstacles à l'innovation et à la croissance. L'histoire économique de l'Europe occidentale est, selon l'historien économique Douglass North, l'histoire de la mise en place progressive d'institutions adaptées, propres à contenir la montée des coûts de transaction, qui accompagne la division accrue du travail et donc la complexité croissante des sociétés.
Dans une communauté primitive, par exemple un village de l'an mille, les liens personnels limitent les coûts de transaction car les participants à l'échange se connaissent et sont donc obligés d'adopter des normes d'équité. Les coûts de production y sont en revanche élevés, car la société n'est pas spécialisée et dispose de peu de capital technique. Lorsque les marchés s'élargissent, les relations économiques deviennent impersonnelles. Il faut donc protéger les contractants des fraudes, abus et autres pratiques coûteuses ou dissuasives des échanges, par tout un arsenal institutionnel, notamment juridique.
Que faut-il donc entendre par institutions ? Il s'agit des règles écrites (le droit) et non écrites (les codes de conduite, les normes de comportement, les coutumes, les mentalités). Pour Walter C. Neale, ce sont " les comportements réguliers et codifiés des gens dans une société, ainsi que les idées et les valeurs associées à ces régularités ". Dans le domaine de l'innovation, l'institution déterminante est la mise au point de brevets qui ajoutaient, selon la formule célèbre de Lincoln, " le fuel de l'intérêt au feu du génie ". La propriété des inventeurs sur leur découverte, avec un système de protection du type monopole ou licence, signifie que le taux de rendement social de l'invention doit s'approcher du taux de rendement privé. En d'autres termes, non seulement la société dans son ensemble mais aussi l'inventeur lui-même doivent pouvoir en bénéficier. Ainsi les institutions favorisent le changement technique et le progrès économique. Le brevet a été mis en place en Angleterre dès 1624 par le Statute of Monopolies ; c'est le premier du genre. En France, sa création date de 1767, aux Etats-Unis de 1787 (par la Constitution) et 1836 (Patent Act).

Invention et innovation
Si inventions et capitalisme de marché semblent intimement liés, d'autres formes d'organisation économique en ont aussi connu à travers l'histoire. On peut citer le cas du Croissant fertile, avec l'écriture, la monnaie, la voile, la roue et l'architecture, ou bien la Chine, avec l'imprimerie, les hauts-fourneaux, le papier, la poudre, le gouvernail, la porcelaine, les horloges hydrauliques et les métiers à filer, sans compter des inventions plus triviales comme les allumettes, le parapluie, les cartes à jouer ou la brosse à dent ! Mais jamais les découvertes n'ont été aussi rapides, aussi nombreuses et rapprochées que depuis 1700. Et dans le cas de la Chine qui, avant la Renaissance, concentre l'essentiel des inventions durant des millénaires, on peut y voir une explication simple : lorsque les inventions dépendent du hasard d'une découverte par un génie isolé ou un artisan astucieux, il est logique qu'elles apparaissent là où l'on trouve le plus d'hommes, sous l'effet de la loi du grand nombre. Qu'elles aient eu lieu surtout en Chine, principal centre de peuplement de l'humanité depuis toujours, n'est donc guère surprenant. Mais lorsque l'invention est le résultat d'une méthode qui tend à expérimenter sans relâche dans le but d'atteindre un objectif, alors elle ne dépend plus seulement du hasard, ni donc du nombre des hommes.
Graphique [Croissance du PIB mondial par tête, selon les siècles, en %]

Une autre explication consiste à appliquer la distinction schumpétérienne entre invention et innovation, car le capitalisme est unique, non pas tant pour l'invention, mais bien pour l'innovation. La seconde est l'application pratique de la première, son développement et son exploitation au niveau de la production et du marché par l'entreprise, avec toutes les évolutions possibles, comme l'électricité et tous les produits qui marchent avec, du réfrigérateur à l'ordinateur.
Un autre exemple de la différence entre invention et innovation, et de leurs effets sur la croissance économique, est le cas des premières machines à vapeur. Denis Papin est habituellement considéré comme l'inventeur lorsqu'il présente à la cour de Louis XIV, en 1691, son prototype, une espèce de " grosse cocotte-minute ". Mais faute de tissu industriel assez développé en France, son invention n'aura pas de suite. En revanche, lorsque Thomas Savery reprend l'idée, en 1698, avec sa pompe actionnée par un engin à vapeur pour drainer l'eau des mines, et surtout Thomas Newcomen, en 1712, avec sa pompe à feu, ils innovent. Le dernier procédé sera un succès dans toute l'Europe, qui durera plus d'un siècle et permettra l'explosion de la production de charbon, sans laquelle la révolution industrielle aurait été impossible.
L'innovation est un processus cumulatif. Et c'est surtout elle qui produit de la croissance, comme nous le rappelle William Baumol : " Virtuellement, tout l'accroissement de la production survenu depuis le XVIIIe siècle peut en fin de compte être attribué à l'innovation. Sans elle, le processus de croissance aurait été insignifiant. "
Pour en savoir plus :
Histoire des faits économiques et sociaux (3 volumes), par Jacques Brasseul, éd. Armand Colin, 2001, 2003 et 2004.
The Free-Market InnovatioMachine. Analysing the Growth Miracle of Capitalism, par William Baumol, PrincetoUniversity Press, 2002.
" A Conversation with Will Baumol Capitalism, Innovatioand Growth ", par Antonio Guarino and Maurizio Iacopetta. Accessible sur www.prism.gatech.edu/~mi26/int_baumol.pdf
" Une démocratisation plus rapide ", par Marc Giget, Le Monde, 9 janvier 2001. The Lever of Riches, Technological Creativity aEconomic Progress, par Joel Mokyr, Oxford University Press, 1990.
The Gifts of Athena : Historical Origins of the Knowledge Economy, par Joel Mokyr, PrincetoUniversity Press, 2002.
Alternatives économiques, n° 065 (07/2005) Auteur : Jacques Brasseul.

Du mythe de la nécessité des brevets pour susciter l'innovation(1)
par Douglas Clement.

Ces dernières années, les capitaines de nombreuses industries - musique, cinéma, édition, logiciels, médicaments... - se sont répandus en imprécations contre le piratage de leurs profits. La protection du copyright et des licences est mise en échec par les nouvelles technologies, qui copient et distribuent rapidement leurs produits sur des marchés de masse. Et dès qu'un producteur découvre un moyen de crypter un DVD ou un logiciel afin d'en interdire la copie, il y a un hacker à Seattle, Reykjavik ou Manille qui trouve comment le contourner. L'industrie de la musique a tenté d'éradiquer la menace de la façon la plus ostensible possible, en attaquant devant les tribunaux Napster, le très populaire service Internet qui branchait ses clients sur les musiques qu'ils désiraient et leur permettait de les télécharger gratuitement sous forme de fichiers numériques. Napster a perdu le procès et a été liquidé, mais des services identiques subsistent.
Les empoignades à propos de tels services ont mis en valeur une question plus large : comment une économie encourage-t-elle le mieux l'innovation ? Les brevets et les copyrights la nourrissent-ils ou l'étouffent-ils ? Est-on allé trop loin dans la protection de la propriété intellectuelle ?
Dans un texte qui a été beaucoup remarqué (et sérieusement critiqué), car il remettait en question l'opinion traditionnelle, les économistes Michele Boldrin et David K. Levine répondent à cette question par un "oui" tonitruant. Dans un rapport publié par la Banque de réserve fédérale de Minneapolis intitulé "L'innovation en concurrence parfaite", ils écrivent que les copyrights, brevets et autres droits similaires accordés par le gouvernement ne servent qu'à renforcer un monopole, avec tous ses inconvénients, prix élevés et limitation des quantités produites, et qu'ils freinent les futures innovations. Si l'on va plus loin, avancent-ils, la théorie économique montre que des marchés parfaitement concurrentiels peuvent tout à fait récompenser (et par là même stimuler) l'innovation, rendant superflus et peu rentables les copyrights et les brevets.
Les réactions ont été diverses. Robert Solow, l'économiste du MIT qui a obtenu un prix Nobel en 1987 pour ses travaux sur la théorie de la croissance, a écrit à Boldrin et Levine qu'il considérait ce texte comme une "révélation" et leur a suggéré de nouveaux perfectionnements. Danny Quah, de la London School of Economics, estime que leur analyse est "un exposé important et profond" qui "cherche à renverser près d'un demi-siècle de pensée économique officielle sur la propriété intellectuelle". Mais Benjamin Klein, de UCLA, trouve leur travail "irréaliste", et Paul Romer, un économiste de Stanford dont la nouvelle - et révolutionnaire - théorie de la croissance est la cible de nombreuses critiques de la part de Boldrin et Levine, considère que leur logique est défectueuse et leurs hypothèses peu plausibles.
"En fait, nous n'affirmons pas que nous avons inventé quelque chose de nouveau, dit Boldrin. Nous décrivons ce qui, pensons-nous, existe depuis qu'il y a de l'innovation." Quoi qu'il en soit, ils travaillent à contre-courant d'une opinion bien établie qui approuve, voire épouse la cause des droits de propriété intellectuelle, et leur combat est décidément difficile.

L'opinion traditionnelle
Dans les années 1950, Solow a montré que le changement technologique était une des sources principales de la croissance, mais ses modèles considéraient que ce changement était déterminé par des éléments extérieurs aux forces purement économiques. Dans les années 1960, Kenneth Arrow, Karl Shell et William Nordhaus ont analysé la relation entre les marchés et le changement technologique. Ils ont conclu que les marchés libres pouvaient ne pas réussir à optimiser le niveau d'innovation.
Dans un célèbre article de 1962, Arrow explique pourquoi la concurrence parfaite risque de ne pas parvenir à une allocation optimale des ressources en matière d'invention. "Nous pensons qu'une économie libérale sous-investit en invention et en recherche (par rapport à un idéal), parce que c'est risqué, parce que le produit peut ne convenir que dans une certaine limite et à cause des rendements croissants." Ces risques paraissent bien être un obstacle à l'investissement dans le changement technologique. Toutes les heures et tous les dollars dépensés en recherche et développement (R&D) déboucheront-ils sur un produit profitable ? Le jeu en vaut-il la chandelle ? L'incertitude du succès diminue le désir d'essayer. La plus grande partie de l'article d'Arrow passe en revue les moyens économiques de gérer l'incertitude, aucun d'eux n'étant infaillible.
Un second problème, que les économistes appellent l'"inappropriabilité", est la divergence entre le bénéfice social et le bénéfice privé - dans ce cas, la différence entre l'avantage que la société va tirer d'une invention et le profit que va en tirer l'inventeur. Vais-je essayer d'inventer la roue, si l'humanité tout entière bénéficie immensément de mon invention mais que je ne touche que 1 000 euros ? Peut-être pas. Des droits de propriété bien définis vont permettre de régler le problème.
Le troisième obstacle est l'indivisibilité. L'invention implique une dépense préalable substantielle (en temps ou en argent) avant qu'un seul exemplaire de la chanson, de la formule ou du livre n'existe. Mais ensuite, on peut faire des copies pour un pourcentage infime de ce coût. Ces indivisibilités sont la conséquence d'économies d'échelle considérables. Si un investissement d'un million de dollars ne permet de produire qu'une unité d'une invention - le prototype -, avec deux millions, en revanche, on va produire le prototype, augmenté de milliers ou de millions de copies. La concurrence parfaite ne prend pas bien en compte ces économies d'échelle. Sur des marchés libres et sans barrière à l'entrée, le prix des produits tend à s'établir au coût marginal (dans le cas présent, le coût de la dernière copie), ce qui ne couvre pas l'énorme mise de fonds initiale - c'est-à-dire la grande indivisibilité nécessaire à la création du prototype. Les inventeurs n'auront aucune incitation financière à concrétiser leurs idées, et la société en sera privée.
Les rendements croissants semblent donc plaider en faveur d'une forme de monopole et, à la fin des années 1970, Joseph Stiglitz et Avinash Dixit développent un modèle de croissance avec concurrence monopolistique - c'est-à-dire une concurrence limitée avec économies d'échelle. C'est un modèle dans lequel de nombreuses firmes sont en concurrence sur un marché donné, mais dont aucune n'est strictement suiveuse en matière de prix : chacune a une certaine possibilité de réduire sa production et d'augmenter ses prix, comme un monopoleur. Autrement dit, c'est un modèle de croissance sans concurrence parfaite. Le modèle Dixit-Stiglitz est aujourd'hui très utilisé, avec l'hypothèse sous-jacente que la croissance économique nécessite des changements technologiques impliquant des rendements croissants, donc une concurrence imparfaite.
Paul Romer, de Stanford, a formalisé la plus grande partie de ces travaux dans les années 1980 et 1990, donnant naissance à ce qu'il a appelé la théorie de la croissance endogène. L'idée était que le changement technique - l'innovation - devait être traité comme une variable endogène, et non comme une variable exogène, comme le faisait Solow. Il en résultait que les variables économiques telles que les taux d'intérêt et l'impôt, tout comme les subventions à la recherche et à l'enseignement technique, pouvaient influencer le niveau d'innovation.
Romer développe les idées d'Arrow, Shell et Nordhaus, en créant de nouveaux termes, en intégrant l'économie de l'innovation et en étendant le modèle de croissance de Dixit-Stiglitz à ce qu'il appelle la "nouvelle théorie de la croissance". Parallèlement, Robert Lucas, de l'université de Chicago, prix Nobel 1995, a mis en évidence l'importance du capital humain dans la croissance économique. Et juste avant l'apparition de tout ce travail sur la théorie de la croissance, Paul Krugman, Elhanan Helpman et autres avaient intégré la théorie des rendements croissants à l'économie du commerce international, créant une "nouvelle théorie du commerce". Des théories semblables sont devenues la base de l'économie de l'organisation industrielle.
Au coeur de la théorie de Romer, on trouve l'idée de non-rivalité, une propriété qu'il considère comme inhérente à l'invention et à toutes les formes de création intellectuelle. "Un bien parfaitement non-rival, écrit-il, a la propriété que son usage par une firme ou une personne ne limite nullement son usage par une autre." Une formule, par exemple, peut être utilisée simultanément par 100 personnes, ce qui n'est pas possible pour une clé à molette. Les biens non-rivaux sont par nature sujets à économies d'échelle, dit Romer. En d'autres termes, la croissance économique et l'innovation technologique qu'ils requièrent ne sont pas possibles dans un régime de concurrence parfaite. Elles nécessitent un certain niveau de monopole.
Ebranler la convention
Les économistes attachent du prix à la croissance économique, mais se méfient du monopole ; aussi, accepter l'un pour obtenir l'autre est au mieux un marché faustien. Dans "L'innovation en concurrence parfaite", Boldrin et Levine repoussent vigoureusement ce pacte avec le diable. L'innovation, affirment-ils, a eu lieu dans le passé sans protection substantielle de la propriété intellectuelle. "Historiquement, des gens ont inventé, écrit des livres et de la musique, alors qu'il n'existait pas de copyright, note Boldrin. Mozart a écrit nombre de choses superbes sans être protégé par le copyright" (par ailleurs, les éditeurs de musique et de livres ont parfois des copyrights sur des oeuvres qu'ils ont achetées à leurs créateurs).
On peut également trouver des quantités d'exemples contemporains. Le monde de la mode - hautement concurrentiel, avec des modèles qui ne sont guère protégés - innove constamment avec profit. Un Gucci est un Gucci. Les contrefaçons ne sont que des imitations et valent moins que les originaux. Aussi Gucci - pour le meilleur ou pour le pire - est-il encore incité à créer. L'industrie des valeurs financières gagne des millions en développant et en vendant des titres et des options complexes, sans bénéficier d'une protection de la propriété intellectuelle. Les concurrents sont libres de copier une offre élaborée par une firme, mais cela prend du temps. Le développeur initial a l'avantage d'être arrivé le premier, ce qui lui assure un profit suffisant pour justifier qu'il ait fait l'effort d'"inventer" le titre.
Pour les logiciels, Boldrin fait référence à un document de travail de deux économistes du MIT. Eric Maskin et James Bessen écrivent que "certaines industries parmi les plus innovatrices - les logiciels, les ordinateurs et les semi-conducteurs - sont traditionnellement peu protégées par des brevets, et elles ont toujours été confrontées à une imitation rapide de leurs produits". En outre, aux Etats-Unis, dans les années 1980, les décisions judiciaires qui ont renforcé la protection par brevets des logiciels ont fait diminuer l'innovation. "Loin de déclencher une vague de nouvelle activité innovatrice, écrivent Maskin et Bessen, ces droits de propriété plus forts ont introduit une période de stagnation, voire de déclin de la R&D dans les industries et les firmes qui déposaient le plus de brevets." Ils considèrent que les industries qui reposent sur un développement séquentiel des produits - la version initiale est suivie par une deuxième version améliorée, etc. - risquent d'être bridées par un renforcement des régimes de propriété intellectuelle.
"Les exemples sont nombreux, dit Boldrin. La réalité, c'est que l'on observe que les innovateurs sont assez motivés pour innover." Mais lui et Levine ne sont pas, par formation, des chercheurs empiriques. Ils construisent des modèles mathématiques afin de décrire une théorie économique. Dans le cas de la propriété intellectuelle, prétendent-ils, la théorie actuelle est qu'il n'y a pas d'innovation si les innovateurs ne bénéficient pas de droits monopolistiques, mais l'observation montre qu'il en est autrement. "Nous développons donc la théorie pour expliquer l'observation", note Boldrin.

Rivalité ou non-rivalité ?
Le développement d'un prototype est toujours beaucoup plus coûteux que la production de toutes les copies suivantes. Mais copier demande du temps - une ressource rare - et des matériaux (du papier, de l'encre, de l'espace sur des disques) ; ce n'est donc pas complètement gratuit. "Considérons l'exemple paradigmatique de la roue, écrivent Boldrin et Levine. Une fois que la première roue a été fabriquée, on a pu l'imiter avec des coûts très inférieurs. Il n'empêche que même l'imitation ne peut générer des produits gratuits : pour faire une nouvelle roue, il faut passer du temps à examiner la première et à apprendre à la découper." La première roue vaut beaucoup plus que les autres, bien sûr, mais "cela n'implique pas que la roue, que ce soit la première ou la dernière, soit un produit non-rival. Cela signifie simplement que, pour certains biens, les coûts de reproduction sont très faibles".
Les théoriciens de l'économie supposent généralement que l'énorme différence entre les coûts de développement et ceux de reproduction peut être modélisée comme un processus unique avec des économies d'échelle : un coût fixe considérable (l'investissement initial), suivi par une reproduction sans frais. Boldrin et Levine disent que c'est une représentation inexacte de la réalité. Il y a deux processus distincts utilisant des technologies très différentes. Le processus de développement prend de longues heures, demande des litres de café, un génie en sueur, des caractères emportés et difficiles à gérer ! A la fin du processus initial, le prototype (avec un peu de chance) existe, et les efforts et l'argent qui ont permis de le produire sont des coûts irrécupérables, une dépense qui appartient au passé. Par la suite, un processus de production très différent se met en place. Les copieurs étudient l'original, rassemblent des pierres plates, arrondissent les angles, percent des trous au centre et coupent des branches pour en faire des essieux. Et ils lancent la chaîne de production antédiluvienne. Dans le second processus, l'économie de la production est la même que pour tout autre bien, avec d'ordinaire des économies d'échelle constantes.
Dans leur modèle mathématique, Boldrin et Levine font simplement l'hypothèse que, "comme dans la réalité", copier prend du temps et qu'il existe une limite (inférieure à l'infini) au nombre de copies pouvant être produites dans une unité de temps. Ces "hypothèses jumelles" introduisent un faible élément de rivalité. Une fois créé, le prototype peut être consommé, ou bien servir, au début, pour fabriquer des copies (techniquement, il pourrait avoir les deux usages, mais il est plus simple qu'il soit affecté à l'un ou à l'autre).
Alors que les autres théoriciens font l'hypothèse, comme Romer, que le prototype d'un produit intellectuel est non-rival, Boldrin et Levine soutiennent que le coût infime de reproduction remet en cause le modèle traditionnel, que la production n'est pas à rendement croissant et que la concurrence peut jouer. "Même une quantité infime de rivalité peut renverser les résultats classiques", écrivent-ils

Britney touche ce qu'on lui doit
La question centrale est donc de savoir si les innovateurs vont être suffisamment incités à se lancer dans le difficile et coûteux processus de l'invention. Depuis le XVe siècle, quand le premier système de brevets est apparu à Venise, les gouvernements ont essayé de motiver les inventeurs en leur accordant pour un temps limité des droits exclusifs sur leurs créations. La Constitution des Etats-Unis donne au Congrès le pouvoir d'"encourager le progrès des sciences et des arts utiles, en garantissant aux auteurs et inventeurs, pour une durée limitée, un droit exclusif sur leurs écrits et découvertes".
Depuis longtemps les économistes reconnaissent que de tels droits donnent aux créateurs un monopole qui leur permet de fixer des prix et des quantités produites pouvant ne pas être socialement optimaux. Mais, traditionnellement, on considère que ces coûts sont nécessaires pour stimuler le génie créatif. Aujourd'hui, les réalités légales et les conventions économiques acceptent cela comme un fait indiscutable. Si les inventeurs peuvent être "pillés" - aussitôt copiés -, pourquoi se donneraient-ils la peine de créer ?

Boldrin et Levine se défendent de vouloir nier tout droit aux créateurs. Ils affirment au contraire qu'il faudrait donner aux innovateurs "un droit bien défini de première vente" - ou, en des termes plus techniques, "nous prenons l'hypothèse de l'appropriabilité totale des biens produits par des agents privés". Les créateurs devraient toucher la totalité du prix de marché de leur invention pour le premier exemplaire du nouveau produit. Ce prix est "la valeur actualisée des flux futurs de biens et services consommables" générée par ce premier exemplaire, ce qui est la façon, pour des économistes, de dire qu'il est égal à tout ce qu'il permettra de gagner dans l'avenir.
Donc, si Britney Spears enregistre une nouvelle chanson, elle devrait pouvoir obtenir pour l'enregistrement initial la somme totale que les distributeurs de musique pensent faire payer à ses fans pour les copies de sa musique pendant le prochain siècle, ou à peu près. Les distributeurs savent que ses chansons sont très demandées, et elle sait qu'elle peut exiger un prix élevé. Comme sur n'importe quel marché, le vendeur et l'acheteur négocient. Les mêmes règles s'appliqueront à un romancier qui écrit un livre, à un programmeur de logiciels qui crée un code ou à un physicien qui met au point une formule utile. Ils vendront leur invention sur un marché concurrentiel et toucheront ce que le marché pourra leur donner. Si leur chanson, leur livre, leur code ou leur formule a une valeur marchande, le prototype sera précieux et ils seront bien payés.
En fait, dit Boldrin, "sur un marché concurrentiel, les tout premiers exemplaires ont beaucoup de valeur parce qu'ils vont servir aux imitateurs - les autres personnes qui publieront votre oeuvre - pour faire des copies. Ce sont des éléments de capital plutôt que des biens de consommation. Aussi, les premiers exemplaires seront vendus très cher, mais ensuite le prix diminuera rapidement". Ce que n'auront pas les créateurs, dans le monde de Boldrin et Levine, c'est le droit d'imposer, en aval, des contrats de licence interdisant aux clients de reproduire le produit, de le modifier ou de s'en servir de marchepied pour la prochaine innovation. Ils ne pourront pas empêcher leurs clients de les concurrencer.
Mais l'inventeur sera-t-il suffisamment payé par le marché ? Cela dépend de son coût d'opportunité. Si le prix qu'il peut obtenir pour la première vente d'une invention est supérieur à ce coût, il va créer. Si un écrivain passe un an sur un livre, année pendant laquelle il aurait pu, en faisant autre chose, gagner 30 000 euros, son coût d'opportunité sera de 30 000 euros. Il ne s'installera probablement à sa table pour écrire que s'il pense pouvoir vendre son livre au moins ce prix. "Ce que nous montrons dans notre étude est que la somme payée (par l'éditeur) est tangible, et peut en fait être importante, dit Boldrin. C'est ensuite à moi de calculer si ce que me donne la société est suffisant pour compenser mon année de travail."
Mais que se passe-t-il lorsque les technologies de reproduction progressent, que les presses impriment plus rapidement, ou qu'Internet permet aux adolescents de partager des fichiers de musique plus vite et à plus grande distance ? Est-ce que cela ne va pas plonger auteurs et musiciens dans une misère noire ? Au contraire, affirment Boldrin et Levine. Si la demande est élastique - si elle augmente dans une proportion plus grande que la baisse des prix -, le revenu total va s'accroître. Et puisque les créateurs ont des droits incontestables sur la première vente et perçoivent la valeur actuelle des futurs revenus, leur rémunération va suivre. "Ce que nous remarquons, c'est que des inventions comme Napster, l'édition électronique et autres offrent en fait plus d'occasions aux écrivains, aux musiciens, à tout le monde, de produire de la valeur intellectuelle, de vendre leur oeuvre et de gagner vraiment de l'argent, dit Boldrin. Les coûts que j'ai supportés pour écrire un de mes livres ou une de mes chansons ne changent pas, et j'ai donc globalement une incitation plus grande, et non plus faible."
L'opinion traditionnelle est que les droits monopolistiques font peser, à court terme, des coûts sur une économie. Ils donnent une part excessive du gâteau économique à ceux qui possèdent les copyrights et les brevets, ils allouent mal les ressources en permettant aux innovateurs d'exiger des prix trop élevés et de produire une quantité de leur nouvelle invention inférieure au niveau qui serait socialement optimal. Mais ces coûts sont considérés comme raisonnables parce que l'innovation crée de la croissance économique. Les coûts statiques sont éclipsés par le développement dynamique.
Boldrin et Levine considèrent que c'est un faux dilemme. Non seulement les droits monopolistiques ne sont pas nécessaires à l'innovation, mais ils peuvent même la freiner, en particulier lorsqu'une innovation réduit le coût d'une production en augmentation. "En règle générale, les monopoleurs n'aiment pas accroître leur production, écrivent-ils. Dans la mesure où l'avantage d'une innovation est de réduire le coût de production pour les unités supplémentaires, mais pas pour le niveau présent, elle ne présente pas une grande utilité pour un monopoleur." Les monopoleurs peuvent fixer les prix et les quantités qui maximisent leurs profits, et ne sont pas incités à trouver des technologies de reproduction plus rapides.
Plus généralement, les producteurs ont tendance à adopter un comportement de rentier - ils s'efforcent de préserver ou d'étendre leur territoire (et leurs profits) en se battant pour que le gouvernement protège leur monopole -, et ce comportement risque de freiner l'innovation. De coûteuses courses à la licence, des demandes de brevets défensives (les firmes créant une barrière de brevets pour empêcher les concurrents de se manifester avec quoi que ce soit qui ressemble vaguement à leur produit) et des combats coûteux contre les infractions constituent le pain quotidien des départements juridiques des entreprises. Une telle activité étouffe les efforts créatifs des autres, en particulier des PME, qui sont généralement plus innovatrices.

Les critiques
Comme toute innovation radicale, la thèse de Boldrin et Levine a ses critiques. "Nous l'avons présentée dans quelques endroits stratégiques, et je dois reconnaître qu'à chaque fois il y a eu une émeute, note Boldrin. Cela a été le cas à Stanford jeudi dernier. Ainsi qu'à Chicago il y a deux semaines. Je sais qu'il y a également eu une émeute à Toulouse lorsque David l'a présentée."
Une "émeute" parmi des économistes ne nécessite pas de contenir la foule, mais le texte suscite de fortes réactions. Benjamin Klein, de UCLA, estime que c'est "une modélisation irréaliste qui n'a pas grand-chose à voir avec la réalité". Dans un article écrit avec Kevin Murphy, de l'université de Chicago, et Andres Lerner, du cabinet Economic Analysis LLC, Klein montre que le modèle de Boldrin et Levine ne fonctionne qu'avec l'hypothèse arbitraire que la demande pour des copies du produit est élastique, avec pour conséquence que, au fur et à mesure que les prix baissent, la production augmente plus que proportionnellement et que le profit s'accroît. Dans le cas de Napster et de l'industrie musicale, ceci "est clairement contradictoire avec la politique de prix des éditeurs de disques. Si Boldrin et Levine avaient raison, pourquoi ne vendraient-ils pas les CD aussi bon marché que possible ?".
Romer a une liste encore plus longue d'objections. Il a signé des ouvrages avec Levine, qui fut son condisciple, et Boldrin a été un de ses étudiants à l'université de Rochester. Il n'a donc aucunement l'intention de se quereller avec des collègues qu'il respecte. De plus, il est d'accord sur le fait que les droits de propriété sur les biens intellectuels sont parfois trop contraignants, et que la société pourrait avoir avantage à ce que les restrictions soient plus légères. Le partage de fichiers musicaux, par exemple, pourrait accroître le bien-être social, même s'il nuit à l'industrie musicale actuelle. Et il souligne que des mécanismes alternatifs pour susciter l'innovation - l'aide du gouvernement à l'enseignement technologique, par exemple - pourraient se révéler supérieurs aux copyrights et aux brevets. Ce qui n'empêche pas Romer d'avoir de sérieux problèmes avec la nouvelle théorie.
En premier lieu, les droits de première vente que Boldrin et Levine attribueraient aux innovateurs "seraient réellement une promesse creuse". Dans leur modèle, si une firme pharmaceutique découvre une nouvelle formule, elle peut vendre les premières pilules, mais pas restreindre leur usage ultérieur. Un fabricant de médicaments génériques peut donc en acheter une, l'analyser, et lancer une fabrication en masse de copies. "Ce que Boldrin et Levine appellent la "non-brevetabilité en aval" équivaut à donner instantanément le statut de génériques aux médicaments", proteste Romer. Et quand ils affirment que l'inventeur "peut vendre quelques pilules pour des millions de dollars", ce n'est pas réaliste si n'importe qui achetant une pilule peut la copier. "Vous pouvez enchaîner des hypothèses mathématiques telles que tout cela se tient, explique Romer, mais ces hypothèses ne cadrent absolument pas avec ce qu'est l'industrie pharmaceutique."
Si Boldrin et Levine sont irréalistes sur le thème de l'appropriabilité, ils s'égarent encore plus lorsqu'ils traitent de rivalité, ajoute Romer. S'il est vrai qu'il faut mettre les idées en application pour qu'elles aient une utilité économique, il est faux de dire qu'il n'y a aucune différence entre l'idée et sa concrétisation. Une formule doit être mise par écrit, mais elle a infiniment plus de valeur que la feuille de papier sur laquelle elle est écrite. Sur un marché de grande taille, la formule peut avoir une valeur telle que "le coût de la feuille de papier supplémentaire est insignifiant - si petit que le considérer comme nul est une approximation raisonnable". Si l'approximation de Romer est correcte - s'il est raisonnable de négliger totalement ce coût "insignifiant" -, le mince élément de rivalité sur lequel repose l'argumentation de Boldrin et Levine disparaît.
Romer s'élève également contre l'affirmation que la concurrence peut fonctionner correctement avec des coûts irrécupérables. Il laisse entendre que Boldrin et Levine ont tort de s'opposer aux restrictions par copyright, puisque la concurrence parfaite permet aux vendeurs et aux acheteurs de passer des contrats qui imposent les mêmes restrictions. "Comment pourrait-on justifier d'interdire à des adultes consentants de rédiger des contrats qui limitent les utilisations postérieures ou en aval d'un bien ?" Boldrin n'a pas tardé à lui répondre : "Nous n'avons jamais dit cela ! Les brevets et les copyrights ne sont pas des contrats privés ; ce sont des droits monopolistiques donnés par des gouvernements." Réplique de Romer : "Le système légal donne la possibilité à un propriétaire de conclure des contrats qui limitent l'utilisation d'un bien très utile (...). La proposition de Boldrin et Levine priverait une société pharmaceutique ou le propriétaire d'une chanson de la possibilité de passer ce genre de contrat avec un acheteur."
D'après Lucas, de l'université de Chicago, "sans aucun doute, Boldrin et Levine ont élaboré correctement leur théorie. La question est de savoir quand elle s'applique et quand elle ne s'applique pas". Il estime que leurs exemples les plus solides sont ceux de Napster et de l'industrie musicale. "Si l'on ne fait pas respecter les copyrights pour la musique, les gens vont-ils cesser d'écrire et d'enregistrer des chansons ?, s'interroge-t-il pour la forme. Probablement pas, je suis d'accord. Dans ce cas, la protection contre le piratage se réduit à protéger des positions monopolistiques, que les économistes désapprouvent, habituellement, avec raison."
Mais Lucas met en garde : leur théorie ne peut s'appliquer partout. "Qu'en est-il des médicaments ?, demande-t-il, faisant écho à Romer. Des millions sont dépensés pour développer de nouveaux médicaments. Pourquoi le faire, si les bonnes idées peuvent être rapidement copiées ?"

Peaufiner la théorie
Solow propose à Boldrin et Levine d'enrichir leur "très bel article" en testant sa robustesse. Par exemple, que se passe-t-il si l'intervalle de temps entre l'invention et la copie diminue ? Et, reprenant la remarque d'Arrow, "que se passe-t-il si vous introduisez une certaine incertitude sur le résultat d'un investissement dans l'innovation ?".
Boldrin et Levine reconnaissent qu'il reste du travail à faire pour consolider leur théorie. Ils ont commencé à examiner les effets de l'incertitude sur leur modèle, comme le suggère Solow, et disent que, dans les grandes lignes, ils obtiennent encore les mêmes résultats. La différence est qu'un grand monopoleur a les moyens de s'assurer contre le risque, tandis que des concurrents auront besoin d'émettre des titres qui leur permettront de vendre un peu du risque et d'acheter un peu d'assurance.
Pour la recherche et développement pharmaceutique, Boldrin et Levine soutiennent que leurs critiques présentent une image inexacte de l'économie de cette branche. Une grande partie du coût élevé de sa R&D est due à la rémunération excessive des chercheurs, parce qu'ils sont employés par des monopoleurs. Les chercheurs sont beaucoup moins payés dans l'industrie pharmaceutique européenne, plus exposée à la concurrence.
De plus, selon Levine, les médicaments ne sont pas vendus sur un marché concurrentiel. "Ils sont généralement achetés par de grandes organisations, comme les gouvernements et les établissements de soins des systèmes d'assurance maladie." Si l'on considère de façon plus réaliste les prix excessifs des médicaments, soutiennent les économistes, les coûts de développement de nouvelles molécules ne sont pas aussi inaccessibles qu'on le croit ordinairement. En outre, copier un médicament demande du temps et de l'argent, ce qui donne à l'entreprise innovatrice l'avantage substantiel d'être la première sur le marché. "Il n'est pas évident que les autres puissent me copier du jour au lendemain, remarque Boldrin. Etre le premier et savoir faire mieux que les autres, cela peut constituer une protection considérable."
Ils admettent toutefois qu'il y a des cas où l'investissement initial peut tout simplement être trop important pour un marché de concurrence parfaite. "Nous soutenons que le jeu de la concurrence est viable, capable de produire un bon niveau d'innovation, écrivent-ils. Cela ne veut pas dire que la concurrence est le meilleur des systèmes dans toutes les circonstances." Les contraintes de l'indivisibilité peuvent empêcher la production de certaines innovations socialement désirables ; la situation est comparable à un problème de biens publics.
Quelques économistes ont commencé à travailler sur les étapes suivantes. Quah, à la London School of Economics, a poussé le modèle de Boldrin et Levine dans un certain nombre de directions, pour tester sa robustesse et son applicabilité. Dans un article, il trouve qu'il fonctionne correctement en modifiant les hypothèses sur la consommation et la production de biens intellectuels, et moins bien en changeant les contraintes de temps. Dans un autre texte, Quah soutient que les solutions envisagées par Boldrin et Levine ne peuvent pas vraiment régler le problème de l'indivisibilité. "Ce qu'il faut, écrit-il, c'est la capacité d'ajuster de façon continue la quantité d'un bien intellectuel effectivement concrétisée." Ce qu'on peut traduire à peu près par : on doit pouvoir énoncer la moitié d'une idée. Ce qui risque de poser problème.
Il faudra plus d'études comme celles de Quah pour pousser plus loin, remuer dans tous les sens, approfondir, réfuter et étendre la théorie de Boldrin et Levine. Ainsi que des travaux empiriques pour vérifier si c'est une description plus pertinente de l'innovation. La théorie fait partie d'un maquis intellectuel, et les économistes qui travaillent dans ce maquis ont tendance à le rendre impénétrable en adoptant des termes différents ou en donnant pour les mêmes termes des définitions différentes.
Ce qui est clair, c'est que Boldrin et Levine ont lancé une attaque d'envergure contre l'opinion traditionnelle sur l'innovation et la nécessité de protéger la propriété intellectuelle. On pouvait s'attendre à ce qu'ils rencontrent oppositions et incrédulité. Ce qui compte, c'est la suite.
"Jusqu'à présent, la réaction a été de surprise et d'incrédulité, dit Boldrin. Nous verrons. Dans ces domaines, l'intérêt est que les gens trouvent l'idée suffisamment intéressante pour que cela vaille le coup de pousser plus loin les recherches. Tout ce que nous avons fait est une simple contribution théorique."
Traduction de Marc Mousli
(1) La version originale de cet article est parue dans le numéro de septembre 2002 de la revue The Region, disponible sur le site http://minneapolisfed.org/pubs/region
L'Economie politique, n° 019 (07/2003) Auteur : Douglas Clement.

Innovation et croissance : je t'aime moi non plus
par Guillaume DUVAL.
Innovation technologique et croissance n'ont jamais eu de liens directs et mécaniques. Et la mondialisation de l'économie rend aujourd'hui ce lien encore plus difficile à concrétiser.
L'innovation technologique est le moteur principal de la croissance économique. Cette idée communément admise comporte une bonne part de vérité, mais, entre innovation et croissance, le lien n'est cependant ni direct ni mécanique. Pour que les potentialités théoriques de croissance que recèlent de nombreuses innovations puissent s'exprimer, il faut en effet des médiations économiques et sociales complexes. Les conditions politiques qui permettent de les mettre en place sont toujours difficiles à réunir. C'est encore plus vrai aujourd'hui, dans une économie mondialisée. D'où les désillusions qu'entraînent régulièrement les enthousiasmes prématurés sur les potentialités de telle ou telle innovation.
Un atout pour la croissance
Les raisons qui font que l'innovation technologique est potentiellement source de croissance sont de deux ordres. Tout d'abord, elle peut permettre de produire des biens ou des services déjà existants avec moins de travail humain. Cela a été le cas quand la presse de Gutenberg a remplacé le copiste, ou le métier à tisser Jacquart les métiers artisanaux antérieurs, quand le traitement de texte s'est substitué à la machine à écrire ou le courrier électronique au courrier papier...
Ces gains de productivité impliquent cependant généralement la mise en oeuvre d'outils plus sophistiqués qu'auparavant. D'où une période d'adaptation plus ou moins longue pendant laquelle la mise en oeuvre de ces outils n'entraîne pas les gains de productivité espérés. C'est ce qui explique, jusqu'à une période très récente, le fameux paradoxe du prix Nobel d'économie Robert Solow : " On voit des ordinateurs partout, sauf dans les statistiques. "
Quand ils sont au rendez-vous, ces gains de productivité sont, a priori, générateurs de croissance, puisqu'ils permettent avec autant de travail de produire davantage de biens et de services (les mêmes ou d'autres). Parallèlement, l'innovation technologique permet en effet également d'inventer des biens ou des services qui, jusque-là, n'existaient pas. La télévision, par exemple, s'est développée sans se substituer pour autant aux médias préexistants, journaux ou radios. Aujourd'hui, le génie génétique ouvre des possibilités totalement inconnues de " réparation " des corps, de création d'espèces nouvelles... Des perspectives tellement inédites pour l'activité humaine qu'elles suscitent (à juste titre) d'intenses débats sur les moyens d'encadrer sur le plan éthique ces usages nouveaux.

Une destruction créatrice
Mais entre ces gains de productivité, ou ces possibilités nouvelles offertes par telle ou telle innovation technologique, et la croissance, il y a un pas difficile à franchir. Tout d'abord, qui dit gain de productivité dit, au moins dans un premier temps, perte d'emplois. Les copistes ont tous perdu leur travail à cause de Gutenberg ; les progrès du tissage mécanique ont eu définitivement raison des canuts lyonnais, malgré leur révolte héroïque de 1831 ; le poinçonneur des Lilas a cédé la place à des tourniquets disgracieux ; et, dans les campagnes, les foules de moissonneurs ont été remplacées par des énormes engins conduits par un seul homme. C'est la " destruction créatrice ", décrite par l'économiste Joseph Schumpeter. Même si c'est la rançon du progrès, cette situation remplit rarement de joie ceux qui sont directement concernés. L'innovation menace aussi une partie des entrepreneurs : la mise en oeuvre de ces nouvelles technologies augmente en général l'intensité en capital des entreprises et ceux qui n'ont pas accès à cette ressource rare se retrouvent exclus du marché.
Salariés licenciés et entrepreneurs acculés à la faillite mènent régulièrement des batailles très dures contre les innovations techniques. Ned Ludd a ainsi donné son nom à un puissant mouvement populaire, le luddisme, en détruisant en Angleterre en 1779 des machines à fabriquer des bas en coton. On aurait tort de croire cependant que cette résistance acharnée relève uniquement d'un passé révolu. Même si elle s'exprime généralement de façon moins violente aujourd'hui, cette opposition à l'innovation reste encore le fondement des politiques qui visent à limiter la substitution capital-travail.




Graphique [Diffusion d'une invention : toujours plus vite]

Ceux qui défendent ces idées couvrent d'ailleurs un spectre politique étonnamment large. Il va de la gauche de la gauche, qui veut détaxer le travail pour, à la place, taxer les machines, jusqu'à la droite la plus libérale qui se contenterait, elle, d'abaisser le coût du travail, quitte à mettre la protection sociale en danger. Dans un contexte de chômage de masse, cette volonté de freiner le progrès de la productivité peut, dans une certaine mesure, se comprendre. Mais, outre qu'elle oblige des hommes et (surtout) des femmes à continuer de réaliser des tâches souvent pénibles et répétitives qui pourraient être assurées par des machines, elle empêche la société de profiter de l'avantage potentiel qu'offre l'innovation technologique en termes de croissance.


Un ajustement de plus en plus complexe
Les gains de productivité sont en effet en théorie le seul moyen d'accroître la rémunération du travail sans diminuer les profits des entreprises. Mais en déséquilibrant le marché du travail, ils concourent généralement, dans un premier temps, à abaisser les salaires dans les secteurs concernés. Le partage équilibré entre salaires et profits, entre offre et demande, des gains de productivité liés à l'innovation ne résulte que très rarement des ajustements spontanés des marchés. D'où, souvent, de graves crises de surproduction. Dans l'entre-deux-guerres, par exemple, c'est au moment où l'automobile, la pétrochimie, l'électricité, la téléphonie et la radiophonie commençaient à combiner de manière spectaculaire leurs effets pour transformer en profondeur les façons de vivre et de produire, que le monde développé a connu sa crise économique la plus grave et la plus durable. Il n'est parvenu à en sortir qu'à l'issue d'une guerre mondiale particulièrement meurtrière, en mettant en oeuvre de puissants mécanismes non marchands, à travers l'Etat-providence, afin de stabiliser le niveau de la demande globale.
Aujourd'hui encore, l'ampleur du fossé numérique et des inégalités de revenus au sein des pays du Nord, comme la faible solvabilité de nombreux pays du Sud freinent le déploiement des technologies nouvelles à l'échelle du monde (même si leur vitesse de diffusion au sein du monde développé est rapide). Et empêchent les potentialités fantastiques des révolutions technologiques en cours de se traduire par une croissance forte et durable à l'échelle de la planète.

L'impact territorial des innovations
Par rapport aux révolutions technologiques antérieures, l'ajustement entre une offre dopée par l'innovation et une demande suffisante est au contraire aujourd'hui encore compliqué par la mondialisation de l'économie. En effet, les innovations technologiques accompagnent de puissants déplacements de pouvoir et de richesses entre régions. Le métier Jacquart et la machine à vapeur sont indissolublement liés à la montée en puissance de l'Angleterre, tout comme l'automobile, la chimie et l'électricité ont permis à l'Allemagne de rattraper le peloton, tandis que l'électronique a contribué à placer le Japon dans le peloton de tête des pays développés.
L'innovation technologique a des effets très différenciés en termes territoriaux. Jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, le fait que l'économie mondiale soit fractionnée en économies nationales, certes interconnectées, mais malgré tout protégées, rendait cependant possible l'éclosion parallèle en différents points du globe d'entreprises exploitant les nouvelles technologies. L'industrie automobile s'est développée aux Etats-Unis, en Allemagne, en France, en Italie, au Japon... Il en a été de même pour le matériel électrique, la chimie... Aujourd'hui, rien de tel : dans l'économie mondialisée, il suffit d'un Intel, d'un Microsoft et d'une Silicon Valley. L'impact territorial inégalitaire de l'innovation se trouve démultiplié. Même si une nouvelle rupture technologique peut rapidement remettre en cause les positions acquises, la logique spontanée du marché est désormais celle du winner take all, le gagnant ramasse la mise. Pas facile, dans ces conditions d'instabilité et de polarisation, d'obtenir une croissance forte et durable à l'échelle de la planète.
Encadré [Les contradictions de l'innovation]
Les contradictions de l'innovation
Pour que l'innovation se répande, il faut trouver un équilibre entre deux exigences contradictoires. L'innovation technologique et son appropriation rapide par toute la société nécessitent un accès très large aux informations scientifiques les plus récentes. Pour ce faire, celles-ci ne doivent pas relever du domaine privé. De plus, la recherche fondamentale est par nature une activité tellement aléatoire quant à ses retombées économiques futures qu'elle peut difficilement être assurée dans des conditions raisonnables sur fonds privés. C'est ce qui a fondé le développement d'un secteur public de recherche important dans tous les pays industrialisés et donné aux résultats qu'il produit le caractère d'un bien public+ accessible à tous. Parallèlement cependant, et la chute de l'Union soviétique l'a rappelé, l'initiative privée aux fins de profit reste un moteur de diffusion de l'innovation+ qu'on n'a pas su remplacer pour l'instant.

Mais la recherche, même simplement appliquée, reste une activité lourde en investissements et risquée sur le plan économique. Elle ne peut se justifier que si l'entrepreneur est assuré de tirer une rente de l'innovation qu'il met au point. C'est le fondement du droit de la propriété intellectuelle, et particulièrement des brevets, qui ont connu un essor continu parallèle à celui de l'industrialisation.
Ces logiques contradictoires sont pourtant toutes deux indispensables pour que l'innovation irrigue le tissu économique. D'où la tension forte qui existe toujours à la frontière de ces deux mondes. Le développement des multinationales et l'affaiblissement des Etats poussent actuellement à un déplacement des frontières au profit de l'appropriation privée des résultats de la recherche. C'est l'arrière-fond, en particulier, des batailles autour de la brevetabilité du vivant. L'innovation et, à travers elle, la croissance gagneraient-elles à une privatisation+ accrue de la recherche ? Rien n'est moins sûr.
Alternatives économiques, n° 053 (07/2002) Auteur : Guillaume DUVAL.

L'innovation pour doper la croissance par Guillaume DUVAL.
L'innovation technologique est en panne en Europe, et en France en particulier. Pour la relancer, il faut faire baisser le chômage tout en favorisant l'apparition de PME innovantes.Une mécanique complexe où des marchés financiers spécialisés, comme le Nasdaq, joueront un rôle central.
Comment favoriser l'innovation technologique ? La question revient lancinante dans le débat public. Il faut dire que la comparaison entre l'Europe et l'Amérique du Nord en la matière est particulièrement cruelle. Non seulement les Etats-Unis ont connu depuis le début des années 90 une croissance supérieure à la nôtre, avec aujourd'hui une situation assez proche du plein-emploi (grâce notamment à une politique monétaire plus intelligente et à un partage de la valeur ajoutée plus favorable aux salariés), mais en plus les Américains ne se sont pas contentés de consommer. Les entreprises se sont remises sérieusement à investir et à innover. Au point qu'on se demande aujourd'hui s'il est encore temps d'espérer rattraper le retard pris par rapport aux Microsoft, Intel et autres Compaq sur le marché d'avenir des technologies et des services de la communication et de l'information. On est loin en tout cas du discours des années 80 sur l'inévitable déclin américain.

Le chômage bride l'innovation
Que faire pour redresser la barre ? Malheureusement, l'innovation ne se décrète pas. De Concorde en Plan calcul et en centrales nucléaires, les pouvoirs publics français ont fini par l'admettre : l'Etat n'est pas forcément le mieux placé pour choisir avec discernement les technologies d'avenir ni le meilleur maître d'oeuvre pour les développer. Et la leçon (cher payée) n'est pas encore oubliée. Il ne s'agit donc plus de lancer, avec force milliards, de grands plans mis en oeuvre par une poignée de polytechniciens à la tête d'entreprises publiques géantes, sous la houlette de leurs pairs du ministère de l'Industrie. Mais que peuvent donc faire les pouvoirs publics pour dynamiser la recherche et l'innovation ?


Encadré [Les dangers d'une innovation mal maîtrisée]
Les dangers d'une innovation mal maîtrisée
L'innovation est indispensable pour vivre mieux, pour corriger les bêtises faites par rapport à notre environnement, et disposer des biens et des services dont nous manquons encore, tout en travaillant moins pour les produire. Elle n'est pas pour autant bonne en soi. Favoriser l'innovation ne peut pas dispenser de se demander dans quel domaine et pour quoi faire. Au contraire. Après Hiroshima, Tchernobyl, Seveso et la crise de la vache folle, les hommes ne peuvent plus ignorer que l'innovation mal maîtrisée peut aussi comporter des risques graves. Serons-nous capables d'associer innovation et précaution ?
Une détente sur le marché du travail constituerait déjà une contribution directe et importante à la relance de l'innovation. Et pas seulement sous l'angle d'une relance de la demande des consommateurs. Les libéraux croient volontiers qu'un chômage élevé facilite l'innovation en permettant de briser les rigidités du marché du travail. C'est en fait l'inverse qui se produit. Dans le contexte actuel, comment en vouloir en effet aux salariés de freiner toute tentative de modernisation, que ce soit dans les ateliers ou dans les bureaux ? Cela fait des années, par exemple, que l'on parle d'informatiser la saisie des feuilles de soin chez les médecins pour éviter toute cette paperasse dans nos échanges avec la Sécurité sociale, les mutuelles, etc.
Graphique [Marchés financiers : un moyen privilégié de financer l'innovation]

D'autres pays, comme l'Allemagne, ont déjà mis en place de tels systèmes depuis longtemps, mais difficile de supprimer de gaieté de coeur plusieurs milliers d'emplois à la Sécurité sociale avec 3 millions de chômeurs. Et pourtant, demain, ce sera le savoir-faire lié à la mise en oeuvre de ces réseaux complexes qui sera indispensable à la compétitivité du territoire français et non la capacité à saisir des données sur un clavier à longueur de journée.
Il est de bon ton également de reprocher aux chercheurs du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et des laboratoires publics de rechigner à se mettre à leur compte ou à passer dans le privé pour exploiter les découvertes qu'ils ont pu faire. Mais, compte tenu de la situation des salariés du secteur privé, taillables et corvéables à merci, et de l'état du marché du travail, il faut être particulièrement sûr de soi ou complètement inconscient pour quitter le cocon de la recherche publique. Même si, comme le propose Henri Guillaume dans son récent rapport sur la recherche et l'innovation, un certain nombre de mesures peuvent être prises pour faciliter les transferts de compétences et développer les contacts entre chercheurs et entreprises. Et la même logique vaut pour les salariés des grands groupes : compte tenu de la difficulté de retrouver un emploi et de la probabilité non négligeable d'échouer quand on crée une entreprise, peu nombreux sont ceux qui sont prêts à lâcher la proie pour l'ombre en se mettant à leur compte. Une plus grande fluidité du marché du travail est la condition, le préalable, à une vague d'innovations. Les 35 heures ou les emplois-jeunes vont dans ce sens.
Il n'en va pas de même en revanche des politiques publiques en matière de coût du travail. La priorité donnée par le gouvernement actuel, comme par ses prédécesseurs, au développement du travail peu qualifié favorise une spécialisation internationale bas de gamme de la France et va à l'encontre du développement de petites et moyennes entreprises (PME) fortement innovantes. La baisse du coût du travail peu qualifié se traduit en effet par un renchérissement important du coût du travail qualifié. Résultat : il est très difficile d'attirer dans les PME créatives les spécialistes dont elles ont besoin. Au point que le gouvernement vient de faire adopter en catimini à l'Assemblée une disposition qui exonère de charges sociales les stock-options, c'est-à-dire les actions que les entreprises accordent comme rémunération aux salariés de jeunes PME dynamiques. Plutôt que de discrets cadeaux fiscaux de ce type, une politique globale du coût du travail moins défavorable au travail qualifié serait sans doute plus juste et plus efficace.
Mais, au-delà de ces politiques générales du marché du travail, faut-il relancer l'aide publique à la création d'entreprise, à la mode dans les années 80 ? Pas vraiment. Création d'entreprise et innovation technologique sont en fait deux mondes qui ont peu de choses en commun. Il se crée beaucoup d'entreprises en France : 270 000 en 1997. Sans doute trop puisqu'il en meurt aussi énormément, notamment parmi celles qui viennent d'être créées. Mais la grande majorité d'entre elles est constituée par des commerces, des coiffeurs et autres hôtels-restaurants. Rien à voir avec l'innovation. Quel est le pays où la proportion de non-salariés est la plus faible dans la population active ? Les Etats-Unis d'Amérique, le grand pays de la libre entreprise et de l'innovation.
Création d'entreprise et innovation sont deux mondes distincts
Ce dont nous manquons, ce n'est pas d'entreprises en général, mais de PME-PMI solides et innovantes. Pas forcément très nombreuses. Quelques Netscape et Microsoft français, quelques Infogrames, l'éditeur de multimédia lyonnais, quelques Sidel, un fabricant de machines très performant, et quelques Doublet, la société qui a vendu et réalisé les drapeaux des Jeux olympiques d'Atlanta, plutôt que des milliers de franchisés Plein Pot ou McDonald's. Dans les années 80, on incitait systématiquement les chômeurs à créer leur entreprise. Cette politique stupide les envoyait dans le mur. Elle a significativement contribué à la paupérisation et au surendettement d'une frange de la population.
Mais de quoi a besoin une PME innovante pour se développer ? D'une équipe et d'un réseau. Il n'existe que dans les livres, ce savant Cosinus qui invente seul dans son garage un concept révolutionnaire et parvient à bâtir en quelques années, toujours seul, une puissante multinationale. D'ailleurs, bien souvent, une PME créative ne se construit pas vraiment autour d'un inventeur ou d'une invention. Le savoir-faire de développement industriel et commercial, et l'intelligence stratégique sont plus importants que la créativité pure. Steve Jobs, fondateur d'Apple, en sait quelque chose : Bill Gates, le patron de Microsoft, qui lui, n'a jamais rien inventé, a su tirer à sa place les marrons du feu de l'explosion du micro-ordinateur. Une PME dynamique, c'est d'abord une équipe capable d'allier des compétences diverses.
L'individualisme exacerbé, le goût de la compétition, l'idéologie de la guerre économique, diffusés massivement en France depuis quinze ans, notamment dans l'enseignement supérieur, s'opposent en fait à l'esprit d'équipe indispensable au développement de PME innovantes. Et à la coopération interentreprises, tout aussi indispensable.

Les banques plombées par les PME
Une PME créative qui réussit, c'est fréquemment une entreprise qui bénéficie de la confiance de clients et de fournisseurs, avant même qu'elle ait fait ses preuves. Bien souvent d'ailleurs, elle se développe à l'ombre d'un grand groupe, comme Microsoft a su le faire avec IBM. Et ce sont souvent d'ex-salariés de ces groupes qui les créent, en se mettant à leur compte avec la bénédiction de leur ancien employeur. C'est pour cela qu'il est essentiel pour un Etat d'attirer et de conserver les centres de décisions, les centres de recherche et d'études des grands groupes, et pas seulement leurs usines d'assemblage ou leurs filiales de distribution. Favoriser l'innovation, ce n'est pas aider les petits contre les gros, mais plutôt faciliter leur travail en commun. Certaines grandes entreprises, comme France Télécom notamment, pratiquent de longue date ce type de partenariats.
Mais, pour développer une PME innovante, il faut disposer de gros moyens financiers, même si ce n'est pas forcément dès le démarrage. Autant pour créer un magasin en franchise on peut se contenter de 150 000 francs, autant pour développer et commercialiser un logiciel original il faut être capable de mobiliser quelques dizaines de millions de francs avant de commencer à voir rentrer le premier franc de chiffre d'affaires. Et là-dessus, ça coince sérieusement en France pour l'instant.
On a l'habitude de reprocher au système bancaire d'être trop frileux vis-à-vis des PME. Mais en réalité, c'est plutôt l'inverse qui s'est produit. Les banques françaises ont financé généreusement, trop généreusement, les petites entreprises dans les années 80. A côté de l'immobilier, une partie significative de leurs graves difficultés du début des années 90 provenait du crédit aux PME. Notamment quand celles-ci se sont mises à tomber comme des mouches avec la récession de 1993. En fait, il est très difficile pour une banque de soutenir une PME innovante. Car le risque d'échec est énorme et en même temps très difficile à évaluer a priori. On ne peut pas reprocher à la fois aux banquiers d'être trop prudents et trop imprudents. La solution est à trouver ailleurs.

Encadré [Innovation : la France à la traîne]
Innovation : la France à la traîne
Vue de loin, la situation des entreprises françaises paraît bonne : elles sont très rentables et bénéficient de coûts salariaux+ bas et stables depuis de longues années. La France a dégagé un excédent extérieur record en 1997, signe d'une compétitivité+ indiscutable, sanctionnée d'ailleurs par l'attraction qu'exerce notre territoire sur les entreprises étrangères. Une attractivité encore confirmée récemment par la décision de Toyota d'installer sa prochaine unité européenne dans le nord de la France. Alors pas de problème ? Si, car malgré ces bons résultats, nous avons du souci à nous faire pour l'avenir. " De fait, bon nombre d'entreprises ont peu entrepris depuis longtemps ", souligne Marc Giget, président d'Euroconsult et professeur d'économie de l'innovation+.
Evolution des demandes nationales de brevet (1986-1996)

Depuis plusieurs années déjà, les entreprises françaises n'investissent guère (bien qu'elles gagnent beaucoup d'argent). En 1996, elles se sont quasiment contentées de renouveler les machines usées. Il y a eu un léger frémissement l'an dernier, mais l'investissement des entreprises reste une des inconnues majeures de 1998. Les équipements de moins de cinq ans d'âge dépassaient 50 % de l'ensemble des machines dans les entreprises françaises au début des années 70. Cette part est tombée désormais à 40 %, alors qu'aux Etats-Unis elle est passée d'un peu moins de 40 % en 1984 à plus de 50 % aujourd'hui.
A ce train-là, le Vieux Continent méritera bientôt vraiment son surnom. Et rien n'indique que ce recul de l'investissement en machines soit lié à un développement spectaculaire d'un investissement immatériel qui s'y substituerait désormais. Au contraire : alors que les dépôts de brevets se sont accrus de plus de 90 % depuis 1986 aux Etats-Unis (mais aussi de 40 % en Allemagne), ils n'ont même pas grimpé de 10 % chez nous. La France se situe dans le peloton de queue des grands pays industriels sur ce plan. Elle attire certes les usines tournevis grâce à ses bas coûts de main-d'oeuvre, mais elle ne paraît guère capable d'inventer les produits et les services de demain. Le Royaume-Uni est encore plus mal parti : - 10 % en dix ans sur les brevets. Mince consolation.
Un appareil de production qui vieillit (1976-1998)



Probablement du côté des marchés financiers. Ceux-ci décourageraient l'innovation, entend-on souvent, c'est pourtant grâce au développement fantastique d'un marché financier spécifique, le Nasdacq, que les Américains sont parvenus à financer les Netscape et autres start up qui font aujourd'hui le succès de la technologie américaine. Pourquoi les marchés financiers réussissent-ils là où les banques échouent ? Parce qu'ils assurent deux fonctions essentielles : la répartition des risques entre de multiples acteurs et la possibilité pour chacun d'entre eux de se désengager à tout moment d'une affaire particulière.
Les risques sont effectivement tels dans ces métiers, par définition nouveaux, qu'il est très imprudent de s'engager financièrement sans marchés financiers. Au départ, les entreprises qui se créent font appel à des sociétés de capital-risque spécialisées ou à des personnes physiques, les business angels, pour financer leur démarrage sous la forme d'un apport en capital. Mais sociétés de capital-risque et business angels ne s'engagent volontiers à leurs côtés que parce qu'ils savent que, quelques mois plus tard, il sera possible de valoriser cet investissement sur un marché financier si la société décolle.
Les bourses traditionnelles ne peuvent pas jouer ce rôle : elles sont réservées aux très grandes sociétés capables de fournir en permanence des tonnes d'informations à des analystes sourcilleux. Il faut des marchés spécialisés permettant à de petites entreprises de se présenter, à moindres frais, aux investisseurs. C'est ce qu'assure le Nasdaq aux Etats-Unis, un marché entièrement électronique sans corbeille ni palais Brongniart. Deux projets sont en concurrence actuellement en Europe : l'EASDAQ, un marché financier entièrement nouveau créé en novembre 1996 sur le modèle du Nasdaq américain, et Euro NM, une tentative des différentes bourses européennes de fédérer les compartiments spécialisés qu'elles avaient créés - en France, le Nouveau Marché - pour accueillir les entreprises de haute technologie.
L'Europe à l'heure du Nasdaq
Partis de zéro, ces deux marchés ont eu une croissance impressionnante, mais les volumes restent encore faibles : 3 milliards de francs seulement ont été levés sur le Nouveau Marché français depuis sa création en 1996. Une chose est sûre : seule la dimension européenne est capable de donner à ces marchés la taille suffisante pour qu'ils rendent des services comparables au Nasdaq américain. On peut espérer que l'euro, en unifiant l'espace monétaire européen, favorisera leur développement. Le gouvernement vient en tout cas de prendre une décision qui devrait assurer l'essor de ces activités en France : le lancement des contrats d'assurance-vie qu'on qualifie déjà de DSK, des initiales du ministre des Finances, Dominique Strauss-Kahn.
De quoi s'agit-il ? Les contrats d'assurance-vie, dont la moitié des montants sera investie en actions françaises, seront dispensés de la taxe de 7,5 % sur les intérêts introduite l'an dernier. Grâce à ces marchés et à ces mesures, le financement des start-up, qui a permis le succès de la haute technologie américaine, devrait enfin décoller en Europe. " Le concept de business angels rencontre un écho très positif en France, souligne Walid Halabi, le patron de Venture Capital Report, à la surprise de mes collègues anglais, qui n'y croyaient pas trop. " Pas sûr en effet que les barrières culturelles soient aussi fortes qu'on l'imagine souvent.
Développer l'innovation technologique est une tâche complexe aux multiples facettes. Mais les Etats-Unis, qu'on donnait définitivement dépassés il y a quinze ans à peine, y sont parvenus de manière spectaculaire. Pourquoi les Européens n'en seraient-ils plus capables ?

Alternatives économiques, n° 159 (05/1998) Auteur : Guillaume DUVAL.



Introduction à Schumpeter par Odile Lakomski-Laguerre.
La pensée économique de Schumpeter a été abondamment discutée, commentée et critiquée, bien qu'elle apparaisse souvent éclipsée par la suprématie des idées de Keynes. Et pourtant, au risque de déplaire aux fervents admirateurs de ce dernier, Jean-Claude Casanova, qui dirigea par le passé la traduction française de l'Histoire de l'analyse économique, n'a pas hésité à désigner Schumpeter comme le "plus grand économiste du XXe siècle"(1). Assisterait-on aujourd'hui à une victoire de la théorie schumpétérienne? En tout cas, ses idées redeviennent à la mode, comme en témoignent la profusion d'articles qui lui ont été consacrés et les nombreuses références dont peuvent faire l'objet les concepts, désormais célèbres, d'innovation, d'entrepreneur ou même encore de "destruction créatrice". L'évolution contemporaine de nos économies y est peut-être pour beaucoup. La résurgence des crises à partir des années 1970, la redécouverte théorique des cycles, l'avènement d'une nouvelle "révolution technologique" annoncée avec le foisonnement des innovations dans le domaine de la communication et de l'information sont autant d'événements qui incitent à redécouvrir la théorie de Schumpeter. Le contexte idéologique n'y est pas non plus complètement étranger. Après une période dominée par la pensée keynésienne et par la conviction que la croissance et le plein-emploi pouvaient être atteints par des politiques économiques appropriées, c'est désormais l'initiative individuelle, la capacité d'innovation et la compétitivité des entreprises qui se trouvent valorisées.

Par-dessus tout, l'intérêt de Schumpeter réside dans une analyse économique qui prend en compte le caractère dynamique et systémique du capitalisme et qui souligne les interactions entre le fonctionnement des mécanismes purement économiques et des institutions qui l'encadrent. Cette démarche confère à sa réflexion théorique une dimension pluridisciplinaire, qui séduit encore aujourd'hui nombre de théoriciens venant d'horizons les plus divers. Ainsi, son analyse ne se résume pas à l'image de l'entrepreneur conduisant l'innovation et induisant une dynamique concurrentielle assimilée à un processus de sélection. Cette dimension réelle, exclusivement retenue par la plupart des commentateurs, manque l'essentiel: le capitalisme schumpétérien est défini avant tout par l'existence d'un système bancaire de crédit qui assure le financement de l'innovation, aussi l'oeuvre de Schumpeter doit-elle être comprise à la lumière de ses écrits sur la monnaie.

Schumpeter: théoricien des sciences sociales
Lire Schumpeter, tout comme lire Marx, c'est avant tout se replonger dans une analyse "macroscopique"(2) de l'économie qui tranche radicalement avec le confinement croissant de notre discipline. Cette vision élargie s'exprime de deux manières.
En premier lieu, l'oeuvre de Schumpeter impressionne par cette capacité à embrasser toute la réflexion économique. Cet universalisme est devenu impossible pour l'économiste contemporain, désormais confronté à une extrême spécialisation de l'approche théorique, à une fragmentation toujours plus étendue des connaissances et des problématiques. Par contraste, l'esprit et le savoir encyclopédiques de Schumpeter ne peuvent que laisser le lecteur admiratif. La meilleure illustration nous en est offerte dans son Histoire de l'analyse économique, grande fresque parue en 1950, qui retrace l'évolution des idées et la naissance d'une science: à chaque époque, les principaux concepts, les systèmes de pensée et les avancées analytiques de l'économie, parfaitement maîtrisés, sont toujours mis en perspective avec le contexte social, culturel et scientifique qui nourrissent le champ intellectuel. Schumpeter était plus qu'un grand économiste, il était véritablement un théoricien des sciences sociales. Manifestant une curiosité intellectuelle pour d'autres disciplines telles que la sociologie, la psychologie ou encore la science politique, il n'a pas hésité à nourrir son analyse économique des réflexions propres à ces autres domaines. L'aboutissement de cette démarche est sans doute cette autre oeuvre magistrale, Capitalisme, socialisme et démocratie, publiée pour la première fois en 1942, dans laquelle l'auteur dépasse largement les questions purement économiques pour réfléchir sur les aspects institutionnels, sociologiques et politiques du capitalisme et mettre en évidence l'influence de ces facteurs sur le fonctionnement à long terme de l'économie.
En second lieu, la démarche théorique de Schumpeter se caractérise par une approche globale des phénomènes économiques: c'est la logique d'ensemble de l'économie qu'il faut étudier, et non celle de ses éléments considérés isolément. C'est en ce sens que Schumpeter voue une grande admiration au modèle d'équilibre général de Walras, qu'il considérait comme la Magna Carta de la science économique, établissant pour la première fois l'interdépendance entre les variables et les marchés. Mais Schumpeter souligne néanmoins les limites du schéma théorique de Walras, affirmant son caractère essentiellement statique. Il pressent en effet que les lois de fonctionnement d'une économie capitaliste dépassent largement ce cadre restrictif qui, par ailleurs, n'explique ni l'existence du profit, ni le changement qualitatif. L'économie doit nécessairement contenir une force susceptible de rompre avec les équilibres établis, d'imposer des transformations radicales et durables et de créer des surplus de valeur.
Il s'agit donc, pour Schumpeter, de construire une nouvelle théorie économique, dynamique, qui serait capable d'expliquer aussi bien les mouvements cycliques et les transformations du capitalisme que ses périodes plus calmes de tendance vers l'équilibre. Cela suppose, bien sûr, de rompre avec la tradition néoclassique, qui se focalise sur les conditions d'obtention d'un équilibre général ou sur le problème de l'allocation optimale des ressources, considérant le déséquilibre comme une situation anormale. Chez Schumpeter, à l'inverse, le déséquilibre représente le mode de fonctionnement normal et nécessaire de l'économie. Cette vision dynamique a pour conséquence de proposer, dans la lignée des travaux de Marx et de ceux de l'école historique allemande, une réflexion sur l'évolution historique du capitalisme et sur les institutions qui en sont les piliers: l'entreprise, la concurrence, les rapports de pouvoir entre les classes sociales, le système politique, etc. Ainsi, l'angle d'analyse est clairement celui du long terme, incluant un questionnement sur le devenir de l'économie et des institutions capitalistes. Très proche de Max Weber, Schumpeter ambitionnait de construire une Sozialökonomie dépassant les frontières de la théorie pure inductive, nécessitant d'enrichir l'économie pure en lui conférant une épaisseur historique. Cette orientation méthodologique transparaît dans le projet de recherche qui animera Schumpeter tout au long de sa carrière, à partir de la publication de sa Théorie de l'évolution économique en 1911.
Il convient de noter cependant que, malgré son statut d'objet d'étude privilégié, le capitalisme ne renvoie, chez Schumpeter, à aucune considération idéologique. L'économiste a souligné à maintes reprises, notamment dans Capitalisme, socialisme et démocratie, qu'il ne cherchait pas à en faire l'apologie ou à le porter au rang d'idéal, détonnant ainsi par rapport aux positions libérales d'un Hayek, dont l'objectif était bien de démontrer la supériorité de la société de marché. Schumpeter n'avait pas plus l'intention d'en faire la critique radicale: s'il admirait Marx pour avoir vu dans le capitalisme un processus de transformation historique, il n'éprouvait aucune sympathie ni pour le "prophète", ni pour le caractère religieux de la pensée marxiste. Sa motivation était celle de décrire le système économique tel qu'il est et d'en exposer les lois de fonctionnement. A l'image du modèle de "savant" cher à Max Weber, Schumpeter voulait faire progresser la connaissance économique pour elle-même, indépendamment de l'idéologie et des querelles de chapelles. Pour lui, il n'y avait ni bonne ni mauvaise économie, mais seulement du bon ou du mauvais travail. Voilà sans doute l'une des raisons pour lesquelles il demeure un auteur inclassable.
Chez Schumpeter, le capitalisme prend tout son sens avec le concept d'"évolution", qui correspond mieux à une conception organique et complexe de la vie économique. Considérons l'organisme d'un chat: deux représentations sont possibles. Soit on s'attache à mettre en évidence l'état de cet animal à un moment donné, sa circulation sanguine, son appareil digestif, l'interdépendance entre ses différents organes, etc., soit on s'intéresse à une tout autre question: celle de savoir comment une forme telle que le chat a pu apparaître et ce qui la met en mouvement. C'est cette dernière attitude que prône Schumpeter pour l'analyse économique : le capitalisme est un organisme vivant et, comme tel, il est capable d'évolution, de mutation, de sélection. Ce serait pourtant une erreur d'assimiler trop rapidement la théorie schumpétérienne à une conception biologique de la vie économique. Certes, on trouve bien une analyse de la concurrence comme processus de sélection qui rappelle, d'une certaine manière, les thèses de Darwin. Mais ce n'est pas tant cet aspect qui l'emporte chez Schumpeter, qu'une volonté d'étudier la logique d'ensemble de l'économie, la connexion entre ses différents éléments, dans une perspective de changement historique.
La préoccupation première, c'est de trouver une explication unique aux phénomènes de l'évolution économique et des fluctuations cycliques. Pour Schumpeter, la source de ces bouleversements est l'innovation, définie comme l'exécution de nouvelles combinaisons productives. Conduite par l'entrepreneur, l'innovation modifie les structures de production existantes, crée la nouveauté en perturbant les équilibres des marchés et change en profondeur l'économie et la société tout entière. L'innovation n'est pas un processus continu: elle se produit par à-coups et apparaît toujours par grappes, car l'entrepreneur pionnier est rapidement et massivement imité. Par conséquent, le décollage économique qu'elle provoque se produit nécessairement sous une forme cyclique, et ces fluctuations, loin de signifier une pathologie du système économique, constituent plutôt la réponse normale de l'économie à l'absorption de la nouveauté. L'entrepreneur innovateur devient ainsi l'acteur central de l'économie capitaliste, assurant un taux de profit positif grâce à sa position de monopole. Mais c'est surtout l'esprit créatif et la capacité de cet agent économique à passer outre les résistances sociales au changement qui sont mis sur le devant de la scène par Schumpeter. Le capitalisme apparaît ainsi comme le siège d'une destruction incessante des structures productives existantes, au profit de nouvelles entités plus efficaces et porteuses de progrès technique: c'est le fameux processus de "destruction créatrice", version dynamique de la concurrence qui assure le renouvellement permanent et la reproduction du système capitaliste.
L'abondante littérature consacrée à l'oeuvre de Schumpeter, tout comme l'interprétation contemporaine de ses idées, n'ont retenu et souligné que la dimension réelle de sa théorie économique, alors que sa théorie monétaire est restée plus ou moins dans l'ombre. Cette négligence reflèterait presque le caractère dominant d'une tradition disciplinaire qui veut que les lois de l'économie se révèlent indépendamment des facteurs monétaires ou, plus radicalement, que la monnaie n'a pas beaucoup d'incidence sur le fonctionnement du système économique. Pourtant, Schumpeter est convaincu qu'une théorie du capitalisme doit nécessairement passer par une approche monétaire des phénomènes économiques: une lecture satisfaisante de sa pensée n'est donc possible qu'en portant une attention suffisante aux textes qu'il consacre à la monnaie, au crédit et aux banques. En quelque sorte, la dynamique marxiste typique reposant sur le conflit entre le salariat et les capitalistes est ici remplacée par un autre couple clé: l'entrepreneur et la banque.

Une analyse monétaire de la dynamique capitaliste
Schumpeter a consacré une part non négligeable de ses travaux et de sa carrière à une analyse approfondie de la monnaie. Dès 1917, il engage une démarche qui débouche, une dizaine d'années plus tard, sur un ouvrage de théorie pure, aujourd'hui disponible en français sous le titre Théorie de la monnaie et de la banque(3). Dans ce livre, il développe une conception de la monnaie très originale et plutôt novatrice pour l'époque, qui repose sur un concept essentiel, la comptabilité sociale(4). A travers cette institution centrale, deux notions constitutives de la monnaie sont introduites: l'unité de compte et la créance.
Dans une économie capitaliste soumise à la division du travail, les échanges donnent lieu à la formation de créances et de dettes individuelles, qui doivent être enregistrées, compensées et liquidées selon des règles spécifiques. Tous les agents économiques se trouvent ainsi reliés dans le cadre d'un réseau de paiements. C'est là que réside, selon Schumpeter, le caractère de la monnaie comme institution sociale. Au centre de cette comptabilité se tient le système bancaire, dont la fonction essentielle est de mettre à la disposition des individus des créances généralement acceptées dans le commerce des marchandises. Par conséquent, le capitalisme n'est pas réductible au marché et, chez Schumpeter, sa définition inclut également l'existence des institutions monétaires chargées d'organiser les paiements. Cette organisation est nécessairement centralisée : à un premier niveau, les banques commerciales centralisent, par la tenue des comptes courants, les créances et les dettes des unités économiques individuelles, tandis que la banque centrale représente la clé de voûte de ce système, en centralisant les comptes des banques de second rang.
Le pouvoir bancaire prend véritablement tout son sens dans la dynamique de l'évolution économique. Celle-ci s'appuie en effet sur ce que Schumpeter désigne comme la fonction typiquement capitaliste de la monnaie : le crédit, entendu comme la création d'un pouvoir d'achat nouveau. Dans ce cas, les banques sont encore chargées de mettre des créances à la disposition des individus. Mais deux critères distinguent le crédit d'un pouvoir d'achat " normal ". En premier lieu, la création monétaire est effectuée au seul profit de l'entrepreneur. C'est un moyen, pour Schumpeter, de souligner les limites essentielles à une conception traditionnelle du financement de la croissance et de l'innovation. L'épargne seule ne suffirait pas à fournir les moyens nécessaires à la réalisation de l'innovation conduite, par ailleurs, par un entrepreneur dont l'idéal type correspond à un individu sans fortune héréditaire. Et quand bien même le stock d'épargne serait suffisant, il ne serait pas forcément rendu disponible pour l'innovation, en raison de la frilosité des épargnants vis-à-vis du risque financier qu'implique tout projet d'innovation. En second lieu, la création d'un pouvoir d'achat nouveau suppose que le financement des investissements liés à l'innovation s'affranchit de la contrainte préalable de l'épargne ou d'une richesse matérielle préexistante. Les créances rendues disponibles pour l'entrepreneur le sont en contrepartie des richesses et profits que celui-ci réalisera dans l'avenir, une fois l'innovation réalisée. Dans ce contexte, c'est la banque qui, en contrepartie des intérêts prélevés sur les profits de l'entrepreneur, supporte le risque financier de l'innovation et apparaît comme le véritable capitaliste.

Schumpeter pose ainsi les fondements microéconomiques d'une théorie de la banque et du marché du crédit, soulignant notamment l'importance de l'information et du contrôle de la clientèle d'emprunteurs dans l'exercice du métier bancaire, ainsi que le lien existant entre l'activité de financement des innovations et le risque de défaut lié aux risques de ce type d'investissements. Schumpeter explicite également, conformément au caractère institutionnel de la comptabilité sociale, les contraintes organisationnelles par lesquelles les banques sont conduites à limiter leur offre de crédit. Clairement influencé par l'image d'un système financier allemand qui repose historiquement sur le pouvoir bancaire, le capitalisme tel que le conçoit Schumpeter n'est pas celui d'une économie de marchés financiers, mais apparaît beaucoup plus proche de ce que l'on qualifierait aujourd'hui volontiers de "modèle rhénan".
Le risque supporté par les banques dans le financement de l'innovation doit être contrôlé au sein d'une organisation monétaire porteuse de règles collectives et capable de fournir une assurance ultime en cas de défaillance des banques. Ainsi, offrant une vision très moderne du système bancaire, Schumpeter affirme que l'activité des banques prend nécessairement place dans une organisation hiérarchisée, impliquant une banque centrale dotée d'une responsabilité collective et agissant comme prêteur en dernier ressort. Critiquant la foi naïve de certains courants libéraux qui prônent la libre concurrence bancaire et réfutent la nécessité d'une centralisation monétaire, il montre que celle-ci est l'aboutissement logique de la comptabilité sociale. La banque centrale se voit ainsi confier une mission de service public: en tant que gardienne de la monnaie et du crédit, elle doit mener une politique différente de celle que suivent les banques commerciales privées et faire l'objet de prescriptions légales la situant en dehors du circuit concurrentiel des autres banques. Menant une politique active sur le marché monétaire, la banque centrale peut jouer sur l'offre de crédit des banques en resserrant ou en assouplissant leurs contraintes de liquidités par une modulation de l'offre de monnaie centrale et, ainsi, influencer la dynamique capitaliste. La question de la politique monétaire reste néanmoins une affaire politique pour Schumpeter, qui se garde bien d'émettre des prescriptions à ce sujet. Le rôle de l'économiste n'est pas de recommander telle ou telle politique, mais d'expliquer comment fonctionne le système capitaliste. C'est aux hommes politiques qu'il revient de proposer des choix en termes de politique publique, dans le cadre du débat démocratique.
Par ailleurs, la solidité du système financier repose sur le comportement adapté de ses acteurs clés, les banquiers. Personnage aussi important que l'entrepreneur dans la théorie schumpétérienne, la compétence et le sérieux constituent deux qualités irréductibles du métier de banquier, tout comme l'indépendance vis-à-vis des intérêts industriels mais aussi politiques. Si les erreurs et les défaillances de l'entrepreneur n'ont qu'une répercussion limitée, car localisée, sur le fonctionnement de l'économie, celles du banquier ont des implications plus sérieuses. L'analyse schumpétérienne ne s'arrête pas à cette vision tellement rebattue de la destruction créatrice. La finance capitaliste, si elle n'est pas contenue, peut se révéler aussi purement destructrice: pour Schumpeter, les désordres financiers, les faillites et les banqueroutes qui découlent d'une accumulation de créances douteuses et de positions spéculatives sont considérés comme des éléments parasitaires et indésirables, qui peuvent être évités au moyen de politiques appropriées.
En reliant l'action des entrepreneurs à une logique d'endettement et aux contraintes monétaires qui en découlent, Schumpeter propose une analyse aux tonalités très actuelles, qu'il est intéressant de mobiliser pour comprendre les évolutions contemporaines. Elle est utile, par exemple, pour souligner que les structures financières ne sont neutres ni par rapport aux choix des entreprises, ni par rapport à l'orientation générale du système économique. Chez Schumpeter, le développement économique n'est possible que s'il est porté et contrôlé par des institutions monétaires solides et stables. Voilà un message essentiel de la théorie schumpétérienne, et une source d'inspiration pour l'interprétation des transformations, notamment financières, qui sont à l'oeuvre aujourd'hui dans les économies capitalistes occidentales.

De l'instabilité économique à l'instabilité institutionnelle
Le thème de l'instabilité du capitalisme constitue le questionnement central de l'ouvrage Capitalisme, socialisme et démocratie publié en 1942, qui offre une belle illustration de la vision systémique de Schumpeter, soulignée dans les pages précédentes. En effet, l'auteur y développe une analyse de la dynamique historique du capitalisme qui articule la logique économique et les éléments institutionnels et met en évidence une tension inéluctable dans l'évolution de ces deux dimensions. L'aboutissement n'est autre que le déclin du modèle capitaliste et son basculement vers le socialisme. Le thème est très en vogue à l'époque, mais Schumpeter propose néanmoins une explication originale se distinguant, d'un côté, des thèses libérales qui affirment la supériorité du modèle de marché et, à terme, son universalisation, et d'un autre côté, d'une pensée marxiste qui voit dans les contradictions internes de l'économie capitaliste les germes de sa dégénérescence, et dans l'avènement du socialisme, une issue souhaitable.
La logique autodestructrice du capitalisme est pourtant une idée que Schumpeter reprend de Marx. Mais deux points les opposent. Tout d'abord, ce n'est pas en raison des contradictions de son seul système économique que le capitalisme est amené à s'effondrer, mais d'une incompatibilité grandissante entre le fonctionnement de son économie et la civilisation qu'il engendre. Ensuite, le théoricien de l'évolution et de l'innovation ne cache pas son dégoût pour le modèle socialiste, sans pour autant basculer dans l'apologie du capitalisme. Schumpeter se contente de tirer toutes les implications de son analyse dynamique, en s'efforçant, le plus possible, de mettre de côté les aspects idéologiques.

Pour Schumpeter, l'économie capitaliste gagne en efficacité. Le passage d'un capitalisme concurrentiel à un capitalisme monopolistique n'y est pas étranger. A une vision idéaliste de la concurrence pure et parfaite, très ancrée dans les milieux politiques et économiques américains de l'époque, Schumpeter oppose une conception qui tend à justifier la concurrence imparfaite. Elle peut même constituer un soutien privilégié pour l'expansion du capitalisme, dans la mesure où l'innovation exige, à la fois, des mises de fonds conséquentes et la garantie de perspectives de profits durables. Ainsi, la structure monopolistique peut présenter un avantage dans cette dynamique concurrentielle. En outre, l'efficacité croissante du système capitaliste est nourrie par un processus de rationalisation des esprits et des comportements. Phénomène typique de la culture moderne, Weber en avait lui aussi souligné l'ampleur. De ce dernier, Schumpeter retient l'importance du phénomène bureaucratique et d'une rationalisation dans la sphère de l'entreprise.
Dans le capitalisme monopolistique, l'innovation fait l'objet d'une organisation rationnelle et systématique mise en place par les entreprises. Elle devient ainsi plus mécanique, voire plus routinière, car elle est confiée à des équipes de spécialistes qui travaillent sur commande et dont les méthodes éprouvées permettent de prévoir les issues concrètes des efforts de recherche. D'un côté, la rationalisation rend l'innovation plus performante. D'un autre côté, la bureaucratisation et l'extension de l'actionnariat constituent, pour Schumpeter, des facteurs qui contribuent à dénaturer la fonction de l'entrepreneur et l'esprit même de l'innovation. Cette dernière devenant de moins en moins une question de leadership, c'est l'initiative individuelle qui risque d'en être affectée à long terme. Quant au développement de la société anonyme, il modifie les caractéristiques de la propriété privée, impose les règles bureaucratiques et achève la séparation symbolique entre l'acte d'innovation et la personnalité d'un individu. Mais ce n'est pas tant la menace sur l'efficacité de l'économie qui est soulignée ici, que la nostalgie manifestée par Schumpeter à l'égard d'un modèle de capitalisme jugé plus "romantique", fondé sur le comportement de chefs d'entreprise charismatiques guidés par leurs intuitions géniales. La bureaucratisation et la rationalisation ne rendent pas le système capitaliste moins efficace, ils le transforment en un processus mécanique et impersonnel d'accumulation.
Ce n'est donc pas dans le modèle économique qu'il faut trouver la faille, mais dans la civilisation qu'engendre le capitalisme. Car c'est sur elle que les effets pervers de la rationalisation se font le plus sentir. En effet, de par la pression économique, l'extension de la pensée rationnelle donne naissance à une mentalité et à un style de vie qui entrent en contradiction avec les valeurs et les attitudes qui étaient censées assurer la cohérence de l'économie capitaliste. Deux idées sont avancées par Schumpeter. Premièrement, la rationalisation des esprits produit une société contestataire et une mentalité collective qui conduisent à remettre en cause en permanence l'ordre établi. Cette attitude se trouve encore nourrie par les angoisses individuelles, occasionnées par le contexte déroutant d'une économie bouleversée périodiquement par les innovations et par la destruction créatrice. Deuxièmement, l'idéologie utilitariste véhiculée par l'idéal démocratique impose progressivement dans les esprits les notions d'égalitarisme, de service public, alimentant de ce fait une forme de volontarisme social manifesté par la bourgeoisie elle-même. Tandis que la première tendance met à mal la légitimité du modèle capitaliste, la seconde affaiblit considérablement les piliers qui permettaient de le soutenir et, en particulier, la classe bourgeoise.
Car l'idéal égalitaire n'est pas compatible avec la différenciation économique et sociale, qui constitue une motivation majeure de l'action économique: c'est l'accès à la condition bourgeoise autant que la perspective du profit qui animent les entrepreneurs, et donc la dynamique capitaliste. Le capitalisme consiste en un processus de destruction créatrice dont il est difficile d'asseoir la légitimité auprès de ceux qui en sont directement les victimes. Pour ceux qui sont directement menacés par la destruction créatrice, qu'il s'agisse du chômage ou de la faillite, l'adhésion au modèle économique capitaliste exigerait d'eux une abnégation inhumaine ou, ce qui revient au même, le recul improbable que seul le théoricien -dégagé par ailleurs de toute inquiétude quant à son avenir- serait susceptible d'afficher. Par conséquent, le système capitaliste produit avant tout du mécontentement et du ressentiment, sentiments négatifs qui se transforment tôt ou tard en contestation sociale. Chez Schumpeter, l'analyse des facteurs politiques constitue alors un moment phare de la dynamique de long terme du capitalisme.

Une théorie de la démocratie
La théorie de la démocratie élaborée par Schumpeter découle d'une application à la vie politique des idées qu'il développe dans le domaine économique. Il redéfinit la démocratie comme un système institutionnel dans lequel les décisions politiques sont le résultat d'une lutte concurrentielle portant sur le vote des électeurs. Cette compétition, menée par l'homme politique, offre une ressemblance frappante avec le modèle économique de la concurrence capitaliste: comme l'entrepreneur, le politicien est un innovateur qui cherche à créer un nouveau marché ou à gagner des parts de marché, soit pour accéder au pouvoir, soit pour s'y maintenir. Dès lors, le mythe d'un régime démocratique au service de la volonté générale et du bien commun s'écroule, au profit d'une conception de la vie politique comme terrain privilégié d'une fabrication et d'une manipulation de l'opinion publique par les professionnels de la politique. Sous cet angle, la vision schumpétérienne de la démocratie apparaît désormais, non seulement comme une référence incontournable pour la science politique, mais encore comme étant à l'origine d'un nouveau champ d'analyse en économie, aujourd'hui devenu l'important courant du Public Choice.
Partant d'une critique de la doctrine classique de la démocratie, Schumpeter dénonce le caractère erroné de ses hypothèses comportementales et propose un modèle de citoyen qu'il juge plus réaliste. Cela le conduit à intégrer une dimension cognitive, jusque-là négligée, et à souligner deux points. Premièrement, il insiste sur la diversité des représentations et des croyances individuelles, qui empêchent toute possibilité de définir objectivement et a priori une notion collective telle que le bien commun. La conception de ce qui est bien ou bon est quelque chose de fondamentalement subjectif. Deuxièmement, Schumpeter nie l'existence d'une volonté générale interprétée comme le résultat spontané de la convergence des volontés individuelles. Pour cela, il faudrait que ces mêmes volontés individuelles émanent de citoyens responsables et rationnels, c'est-à-dire d'individus capables de se forger une opinion politique sur la base d'un traitement raisonnable de l'information qui est à leur disposition.
Or, on ne peut attribuer au citoyen les mêmes propriétés comportementales que celles qui découlent de l'hypothèse standard de rationalité, et ceci pour deux raisons. D'une part, loin de se référer à son libre arbitre, le citoyen est particulièrement sensible à l'opinion du groupe: c'est un être que l'on qualifierait volontiers aujourd'hui de "mimétique", dominé par une pensée émotive et associative. D'autre part, le citoyen moyen ne raisonne pas au-delà de ses intérêts de court terme et il n'appréhende que des thèmes proches de ses préoccupations quotidiennes, alors que les débats publics sont très éloignés de sa sphère de perception. Autrement dit, malgré une information largement disponible, la majeure partie des citoyens restera totalement ignorante et déresponsabilisée, car désintéressée de la vie politique. Elle est ainsi d'autant plus sensible aux slogans et vulnérable aux manipulations des hommes politiques, tout comme le comportement du consommateur qui, d'une certaine manière, peut être modelé par les entreprises au moyen de la publicité. Ainsi s'effondre le mythe d'une volonté générale spontanée au service de laquelle les élus seraient censés oeuvrer. Il n'en est rien: cette volonté générale n'est que le produit des professionnels de la politique.
La démocratie ainsi théorisée peut alors aggraver l'affaiblissement de la légitimité des institutions capitalistes, amorcée par l'évolution même du capitalisme. On ne trouve pas directement une analyse des effets négatifs du jeu politique sur le système capitaliste dans l'ouvrage de Schumpeter, mais seulement un ensemble d'intuitions qui permettent d'aller dans ce sens. La méthode démocratique contient en effet une logique de production de décisions publiques qui est hostile aux valeurs bourgeoises et, par conséquent, aux piliers de l'ordre capitaliste. En effet, la démocratie sert de caisse de résonance à la critique rationaliste mise en évidence plus haut, cette critique pouvant être exploitée par la sphère politique. En faisant appel en outre à la pensée associative et affective des citoyens, les hommes politiques peuvent utiliser des impulsions liées aux ressentiments des perdants du capitalisme. Cela se traduit notamment par une demande d'intervention croissante de l'Etat, afin de soulager les souffrances occasionnées par la destruction créatrice. L'hostilité au capitalisme et la logique de court terme sont en outre renforcées par le fait que les perspectives de long terme, qui permettraient d'apprécier les bénéfices de l'économie, sont assimilées aux intérêts de la classe bourgeoise.
La "marche au socialisme" s'amorce dès lors que le barème de valeurs de la société capitaliste perd son emprise à la fois sur l'esprit public et sur la bourgeoisie elle-même, avec l'extension de l'idéal démocratique. C'est ainsi que Schumpeter observe la facilité avec laquelle les hommes d'affaires ou les économistes d'après-guerre -qui se déclarent pourtant ouvertement opposés au socialisme et dénient toute tendance orientée vers ce régime- ont approuvé les recommandations politiques directement héritées de la théorie keynésienne. C'est à ce niveau que l'opposition entre Schumpeter et Keynes apparaît de la façon la plus évidente. Alors que le théoricien de Cambridge voit dans l'intervention de l'Etat et dans la socialisation de l'investissement une issue favorable au chômage, et donc un remède aux défauts du capitalisme, Schumpeter y voit la possibilité que s'instaure durablement une attitude collective incompatible avec la pérennité de ce système économique. Cette marche au socialisme est d'autant plus inéluctable, selon Schumpeter, qu'elle est alimentée par l'idéal égalitaire et par l'existence d'un bien commun très ancrés dans les esprits.

L'actualité de la pensée de Schumpeter
Que retenir de la vision schumpétérienne aujourd'hui? La première chose qui pourrait sauter aux yeux est l'ambiguïté du diagnostic que Schumpeter a livré dans Capitalisme, socialisme et démocratie. Par une ironie du sort, le capitalisme occidental tient encore debout et c'est l'innovation, récemment dans le domaine des nouvelles technologies, qui a pu lui redonner un nouveau souffle. Sur ce point, Schumpeter avait raison: l'économie capitaliste est efficace et elle est capable de surmonter ses crises. Mais c'est la thèse d'un affaiblissement de ses soutiens qui semble plus bancale. Certes, le capitalisme occidental est à l'heure actuelle bien plus socialiste dans son esprit que ne l'était celui que Schumpeter décrit à son époque. Mais force est de constater que sa dynamique récente s'est accompagnée d'un renouveau de l'idéologie libérale et d'une série de déréglementations qui ont progressivement affranchi les marchés des contraintes de l'action et de l'intervention étatiques. Pour couronner le tout, les régimes socialistes -tout au moins ceux qui se trouvaient à l'est du mur de Berlin- se sont effondrés, confrontant ainsi leurs systèmes économiques à l'épreuve de la transition vers le marché et remettant définitivement en cause la viabilité économique du socialisme. Ainsi a-t-on pu croire, au cours de la dernière décennie, au triomphe du capitalisme et de la démocratie comme modèles universels qui réussiraient tôt ou tard à s'imposer à travers le monde. Pourtant, après une courte période d'euphorie qui s'est brusquement éteinte avec l'éclatement de la bulle spéculative liée aux valeurs des nouvelles technologies, il semblerait que la période contemporaine soit plus propice à une réflexion qui fait écho, d'une certaine manière, à la pensée schumpétérienne. En effet, de nombreux ouvrages, aux titres évocateurs autant qu'inquiétants, commencent à mettre en doute la viabilité à long terme d'un capitalisme américain dont les dérives financières sont accusées d'en saper les fondements.
L'enseignement de Schumpeter pourrait alors se résumer en deux points. D'une part, sa démarche méthodologique s'avère utile pour expliciter les hypothèses institutionnelles nécessaires à la mise en place et à la viabilité d'une économie capitaliste. Ainsi, mieux vaut un système capitaliste dominé par un système bancaire solide qu'une finance débridée pour porter la croissance. D'autre part, la thèse contenue dans Capitalisme, socialisme et démocratie n'est pas si aberrante, même aujourd'hui. Car l'analyse théorique sur laquelle elle s'appuie offre un contraste intéressant avec l'idéologie ambiante. Notamment, l'intérêt de la vision schumpétérienne, au-delà de ses "ratés", réside sans doute dans l'idée que ni la démocratie ni le capitalisme ne sont des modèles universels qui doivent nécessairement être couplés. La Chine en livre un exemple frappant. La démarche méthodologique de Schumpeter, insistant sur la prise en compte des institutions et de leur évolution historique, invite à réfléchir sur la pluralité des formes possibles de capitalisme, plutôt que sur un modèle universel.
Enfin, soulignons qu'il est rare aujourd'hui de trouver des économistes susceptibles d'offrir une analyse globale d'un système économique: Schumpeter est sans doute l'un des derniers à afficher cette volonté. En même temps, c'est souvent ce qui lui a valu de nombreuses critiques, portant surtout sur le manque de rigueur, sur une représentation théorique plus intuitive et approximative que solidement démontrée, et sur un sentiment général d'imperfection. A ces détracteurs, l'envie ne manque pas de répondre qu'il faut relire l'oeuvre de Schumpeter. Certes, son style ne rend pas toujours la tâche facile pour le lecteur. Mais derrière cela, on découvre une rare clairvoyance, une honnêteté intellectuelle et une grande rigueur dans la manière d'aborder les questionnements de notre discipline. Et cette impression de "flou" ne vient-elle pas plutôt des limites méthodologiques de l'analyse économique?
Car la pensée de Schumpeter pose de vrais défis à la discipline économique et à ses hypothèses de travail: elle suppose d'abandonner l'outillage traditionnel élaboré en statique et d'expliquer la dynamique de l'économie à partir d'une conceptualisation nouvelle. Or les difficultés sont de taille; elles sont assez bien illustrées par le plus économiste des économistes, John R. Hicks: "La plupart des problèmes économiques typiques sont des problèmes de changement, de croissance et de récession, et de fluctuations. La mesure dans laquelle cela peut être traduit en termes scientifiques est relativement limitée; car à chaque étape du processus économique de nouvelles choses se produisent, qui n'étaient pas advenues auparavant. Nous avons besoin d'une théorie qui nous aiderait à traiter ces problèmes; mais il est impossible de croire qu'elle pourra jamais être une théorie complète. Elle est vouée, par sa nature, à être fragmentaire. [...] Toutes les fois que l'économie sort de la statique, elle devient de moins en moins une question de science, et de plus en plus une question d'histoire" (5). Alors, pourquoi ne pas accepter l'inachèvement de l'oeuvre schumpétérienne et la considérer comme une voie de recherche souhaitable? Schumpeter le disait d'ailleurs lui-même: sa fonction n'était pas de fermer les portes, mais de les ouvrir.
(1) Les Echos, 13 avril 2004.
(2) Pour reprendre l'expression de Joël de Rosnay, dans Le Macroscope, Seuil, 1975.
(3) Deux volumes, L'Harmattan, 2005.
(4) Chez Schumpeter, la comptabilité sociale définit la monnaie comme un vaste système d'enregistrement et de compensation des créances et des dettes qui se forment au sein d'une société.
(5) Causality in Economics, Oxford, 1979.
L'Economie politique, n° 029 (01/2006) Auteur : Odile Lakomski-Laguerre.