Premiere partie - Hal-SHS
Certes, des hôtels disposant d'une gamme variée de confort et de prix
subsisteront assez longtemps, mais la première nouveauté, c'est l'invention d'un
habitat ..... En matière de records, une brochure publicitaire publiée en 1940 (2)
le présente comme le plus grand hôtel du monde, couvrant 81.337 m2, avec 200
pieds de ...
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par François Ascher, Jean-Louis Cohen et Jean-Claude Hauvuy.
Les contributions de chaque auteur sont repérées dans le sommaire par les initiales F.A., J.L.C. et J. C.H.
Ont également participé à cette recherche :
Joëlle Jacquin, ingénieur de recherche du CNRS (LTMU), qui a réalisé une partie des entretiens (en
particulier avec des clients des hôtels de luxe) et a établi les cartes de localisation des palaces au début du
XXe siècle ;
-Christine Plüss, qui a effectué une partie des travaux de recueil des matériaux historiques ;
-Marie-Françoise Bensaïd, documentaliste de l'Institut Français d'Urbanisme, qui a participé aux recherches
sur la règlementation actuelle en matière hôtelière.
L'équipe manifeste sa gratitude envers Henri Bresler, professeur à l'Ecole d'Architecture de Versailles,
qui l'a fait bénéficier des ressources de sa vaste bibliothèque et de ses connaissances exceptionnelles
sur l'histoire des techniques dans l'habitation.
Elle tient, enfin, à remercier les très nombreux responsables, employés et clients des hôtels étudiés
dans la recherche pour le temps qu'ils ont bien voulu consacrer à satisfaire sa curiosité.
Sommaire
Introduction p. 7
Première partie : l'invention du grand hôtel p. 15
Chapitre 1
De l'hôtel américain au Ritz (F.A.) p. 17
Chapitre 2
Du motel au jet-set palace (F.A.) p. 77
Chapitre 3
L'hôtel, la ville, le site (J.L.C.) p. 117
Seconde partie : Le palace et l'imaginaire du luxe p. 173
Chapitre 4
Eden, Eden, Eden. Le palace: spécificités d'un lieu (J.C.H.) p. 175
Chapitre 5
Snobisme bourgeois, dépense somptuaire et luxe (J.C.H.) p. 203
Chapitre 6
Billancourt-palace (J.C.H.) p. 243
Troisième partie :
Innovation hôtelière et transferts vers l'habitation
p. 275
Chapitre 7
Nouvelles techniques , nouveaux espaces (F.A.) p. 277
Chapitre 8
Dispositifs hôteliers et habitation collective
(J.L.C) p. 319
Conclusion p. 353
Annexes p. 359
Sommaire détaillé p. 385
Introduction
La recherche dont rend compte le présent rapport fait suite à une réponse à l'appel d'offre du Plan Construction et Architecture intitulé "Anthropologie de l'habitat, conception et techniques".
Cette consultation entendait inciter au développement de recherches qui renouvelleraient les "connaissances sur l'habiter" et formuleraient de nouvelles problématiques" susceptibles de déboucher sur des expérimentations. L'un des axes proposés aux chercheurs était l'analyse "des déterminations sociales et techniques dans la formation des espaces de l'habitat et dans ses représentations". Une large place était faite à des interrogations sur l'évolution des "normes" et des "standards", en rapport avec "l'évolution des techniques" comme avec les transformations des "représentations du confort" et des "standards d'habitabilité".
Les questions de cet appel d'offre s'inscrivent dans un contexte en matière de politique du logement sensiblement différent de celui qui a prédominé jusqu'au début des années 1970. Certes, les "besoins quantitatifs" restent importants ; nombre de problèmes sociaux sont toujours, de fait, ainsi des problèmes d'habitat et plusieurs groupes sociaux ne disposent pas d'un d'habitat satisfaisant : chômeurs de longue durée, populations immigrées à faibles revenus, personnes âgées à faibles ressources, etc.
Mais il s'agit de problèmes de plus en plus spécifiques. Et il est clair que l'on ne construira pas autant de logements dans les années à venir qu'il y a dix ou quinze ans. En revanche, le parc logement et, dans une certaine mesure, la production de logements neufs apparaissent de plus en plus nettement inadaptés à l'évolution de la demande et des modes de vie.
Ces changements expliquent que, dans une certaine mesure, les problématiques du confort succèdent à celles de l'inconfort. Au delà des urgences que l'inconfort continue de susciter, on s'interroge de plus en plus sur ce qu'il faudrait modifier, créer, pour obtenir un confort plus grand. Dans cette interrogation nouvelle, la définition de normes, de modèles-types, tels que ceux que l'on a employés dans un passé récent, n'est d'aucun secours.
C'est sans doute aussi, en partie, pourquoi la notion de confort est un peu partout remise à l'honneur, ainsi dans le cadre de séminaires et d'actions de la Délégation à la Recherche et à l'Innovation du Ministère de l'Equipement, du CNRS, du Plan Construction et Architecture, des industriels de l'équipement électrique, des professionnels du bâtiment, etc. On en est même maintenant à parler d'une nouvelle technologie : la "confortique"!
Tel est le contexte dans lequel s'inscrit notre projet de recherche, que nous avons intitulé Luxe, confort, habitat: les références hôtelières.
Avant de présenter ce que, sous ce titre, nous avons fait, il faut évoquer sommairement l'horizon des questions plus générales qui nous ont conduit à produire ce travail.
Les termes mêmes de l'appel d'offres, étaient relatifs à l'évolution des "normes" , des "standards d'habitabilité", qui, dans le domaine de l'habitat social s'expriment de nos jours en termes de "confort". Des trois notions corrélées et historiquement situées, inconfort, confort et luxe, c'est la première dont le contenu empirique est le mieux connu. Comment donc évoluent les exigences et les représentations du confort ? D'où viennent-elles ? Telle est la première, la plus générale de ces questions.
L'inconfort a fait l'objet de nombreux travaux, historiques et sociologiques, en particulier dans le domaine de l'habitat où l'Etat a, avec le financement du logement social, une responsabilité particulière.
Mais le luxe a été relativement ignoré. Peu de sociologues se sont penchés sur lui depuis Veblen. Seuls quelques historiens l'ont abordé en étudiant les aristocrates ou les bourgeois. Mais ils n'ont pas toujours accordé une place aux modes d'habiter et à l'architecture qui pouvait y correspondre.
Aussi, avons-nous fait l'hypothèse que l'analyse de l'évolution du luxe dans l'habitat et de ses rapports avec l'évolution du confort, pouvait apporter des informations intéressantes sur la généalogie du confort et de l'inconfort. Comment s'invente le luxe, comment se "diffuse"-t-il, comment se banalise-t-il, comment se transforme-t-il éventuellement en "norme", en standard", en indispensable ? A la limite, comment l'histoire du luxe modifie-t-elle les représentations de l'inconfort lui-même ? Une maison sans salle de bains et baignoire est de nos jours inconfortable ; or, il y a à peine cent ans, la quasi totalité des demeures bourgeoises et aristocratiques en était dépourvue.
Mais, à l'évidence, le thème du luxe dans l'habitat est immense. Aussi l'avons nous restreint en choisissant d'analyser un habitat particulier : l'hôtel de luxe.
L'intérêt du choix de l'hôtel de luxe était multiple. Cet habitat récent -il date du début du XIX° siècle ; il nous est apparu comme un secteur rendu très inventif par la concurrence capitaliste qui y a régné et qui y règne. D'autre part, il s'est avéré que l'hôtel avait eu un rôle majeur dans la diffusion du luxe ; à la fois lieu d'initiation à certaines façons de vivre et d'habiter , et espace d'apprentissage du maniement de nouveaux objets et de nouvelles techniques.
Notre projet de recherche conjugue donc deux thèmes : du luxe au confort et de l'hôtel au logement.
Nous avons procédé à des recherches sur le luxe dans l'histoire hôtelière, sur les façons de vivre et d'habiter dans les hôtels de luxe, sur la diffusion à d'autres secteurs de l'habitat et de la construction, de formes et d'objets inventés ou expérimentés dans les hôtels de luxe.
Notre corpus, dont on trouvera traces dans les notes, comporte des ouvrages historiques, des traités d'architecture et de gestion hôtelière, des guides de tourisme, des documents publicitaires et quelques textes de fiction. Nous avons par ailleurs réalisé une trentaine d'entretiens semi-directifs avec des clients de l'hôtellerie de luxe, et une vingtaine avec des membres du personnel de ces hôtels : directeurs, concierges et chef-gouvernantes, à Paris, Londres et sur la Côte d'Azur.
Le présent rapport de recherche est issu de ces travaux.
Une première partie, intitulée L'invention du grand hôtel, tente d'analyser sous quelles formes les hôtels de luxe sont apparus et en esquisse une typologie construite historiquement, à la fois en termes architecturaux (chapitres 1 et 2).
Il nous est apparu que l'hôtel était né au début du XIX° siècle, d'abord sous les formes de l'hôtel de luxe, ce qui est très intéressant du point de vue de nos hypothèses initiales. Trois modèles distincts s'élaborent : grand hôtel américain - véritable "morceau de ville"- qui a joué un rôle déterminant dans l'histoire hôtelière ; hôtel balnéaire ou thermal -"espace de mondanités"- ; hôtel métropolitain européen qui , en combinant des caractéristiques diverses des deux modèles précédents, en particulier la modernité et la mondanité, allait devenir à la fin du XIX° siècle le "palace".
De nos jours, dans un contexte différent (notamment celui des chaînes hôtelières internationales et des transports aériens), sous des formes modifiées, persistent ces trois principaux types d'hôtels de luxe .
Le troisième chapitre développe une investigation plus spécifique est proposée sur le bâtiment même de l'hôtel de luxe : sa place dans la ville et sa distribution interne.
La seconde partie, Le palace et l'imaginaire du luxe vise, par trois approches successives, à tracer quelques pistes relativement à la place du palace dans un imaginaire du luxe. Le quatrième chapitre, Eden,Eden,Eden, par l'analyse d'une transgression de l'ordre inaugural du palace, tente de caractériser les spécificités de ce lieu - conjonction originale d'un espace et d'une forme dominante de sociabilité. Les analogies manifestes et voulues que celle-ci offre avec l'ancienne société de cour sont interrogées pour discerner les enjeux symboliques et imaginaires que la clientèle du palace poursuit dans ces pratiques mimétiques d'un ordre social révolu.
Après un bref développement sur des facteurs hétéroclites ayant eu en commun de rendre possible la naissance du palace comme tenant-lieu capitaliste du palais et de la société de cour, le cinquième chapitre Snobisme bourgeois, dépense somptuaire et luxe travaille la figure du bourgeois snob, apparue précédemment comme le client idéal-typique du palace en son début. On s'efforce de montrer à quelles nécessités cette figure répond. Cette interrogation conduit à chercher à clarifier la notion de dépense somptuaire et ostentatoire sous laquelle la tradition sociologique range classiquement, presqu'automatiquement, le luxe. Les incohérences repérées à cette occasion conduisent enfin à critiquer ce qui les sous-tend: la réduction des pratiques sociales et des objets à des signes de distinction.
Le sixième chapitre, Billancourt-Palace, exploite essentiellement les informations recueillies dans une enquête auprès d'une trentaine d'usagers actuels de l'hôtellerie de luxe, pour la plupart des directeurs de sociétés ou des directeurs de services étrangers de sociétés.
Au terme de cette réflexion centrée sur le programme de l'hôtel de luxe, ses usages et ses régularités architecturales, les modalités de passage entre la sphère de l'hôtellerie et celle de l'habitation sont abordées dans la troisième partie, Dispositifs hôteliers et habitation collective.
Dans le septième chapitre, Nouvelles techniques, nouveaux espaces, est analysé le rôle des hôtels de luxe dans l'invention, l'expérimentation et la diffusion d'objets, de techniques et de procédés nouveaux.
Il apparaît ainsi que l'hôtel a joué un rôle de pointe dans des domaines très divers : ascenseurs, eau courante et salles de bains, réseaux de toute sorte, chauffage central, éclairage électrique et au gaz, téléphone, gestion centralisée, systèmes de prévention et de lutte automatique contre les incendies,climatisation , etc.
Les facteurs explicatifs de ce rôle sont multiples: l'émergence d'une industrie hôtelière appliquant à l'habitat une rationalité technico-économique, et l'existence d'un marché du haut de gamme où la concurrence se joue sur des performances et la modernité, ont de toute évidence favorisé une dynamique innovante dans les hôtels de luxe. La diffusion de ces innovations s'est opérée à la fois par des canaux techniques, les procédés et les technologies ayant fait leurs preuves, et par des canaux sociaux, les objets et leurs modes d'usages développés par et dans les hôtels de luxe jouant un rôle de référence, et constituant par ailleurs des modèles adaptés à l'évolution des modes de vie.
Le huitième chapitre, Dispositifs hôteliers et habitation collective, est consacré à l'analyse de plusieurs dispositifs de passage de l'architecture de l'hôtel à celle du logement, du XIXe siècle à nos jours, et fait apparaître la permanence concrète du laboratoire hôtelier dans la pensée des réformateurs, des entrepreneurs et des architectes.
La conception même de l'hôtel, comme système collectif d'habitat individuel, a ainsi développé des techniques, des équipements et des formes d'organisation qui se révèlent plutôt bien adaptés à l'évolution des modes de vie contemporains, et en particulier aux besoins spatiaux des groupes domestiques (notamment les "familles") qui tentent de concilier une demande plus forte d'autonomie de chacun des individus au sein du groupe et la permanence du groupe lui-même.
Ce nouveau mode d'organisation collective ne porte pas seulement sur l'espace intérieur du logement, mais tend à modifier la définition des espaces correspondant aux différents niveaux de socialisation et à leurs articulations.
Ainsi le modèle hôtelier se caractérise-t-il aussi par de nouvelles échelles du privé et du public, de la chambre à la ville, en passant par l'espace du "méga-groupe domestique" que constitue l'hôtel avec ses systèmes de service.
Première partie
L'invention du grand hôtel
Chapitre 1
De l'hôtel américain au Ritz
L'hôtel naît à la fin du XVIII° et au début du XIX° siècle avec l'apparition du tourisme, le développement des voyages et le développement de moyens spécifiques pour l'accueil et de l'hébergement des couches sociales les plus fortunées. L'hôtel de luxe apparaît ainsi clairement comme la forme initiale de l'hôtel.
Si l'hôtel a des origines multiples, l'auberge, le "meublé ", l'hôtel aristocratique, le monastère etc., il est aussi une véritable invention. Celle-ci se réalise à peu prés simultanément en Europe et aux Etats Unis. Mais, c'est dans ce dernier pays que se met au point dès la première moitié du XIX° siècle le modèle du grand hôtel, dont le luxe est défini par la taille et la modernité.
Les stations touristiques européennes, thermales et balnéaires, font émerger quelque temps plus tard un autre modèle, l'hôtel mondain, dont la clientèle et le style de vie constituent les éléments luxueux principaux. Puis, c'est à partir de la combinaison de ces deux modèles, qu'à la fin du XIX° siècle, s'élabore dans les capitales européennes l'hôtel "palace", d'échelle moyenne, moderne et mondain.
Depuis lors, l'histoire des hôtels de luxe est marquée par l'évolution de ces trois types principaux, les
grands hôtels équipements-urbains(modèle "américain"), les hôtels de station (centrés sur les loisirs, les jeux, les sports, les vacances), les palaces (tradition et service). Les éléments de base de ces trois types sont sans cesse combinés et recombinés, pour s'adapter le plus finement, ou le plus souplement, à la multiplication de ce que les "mercateurs" appellent la segmentation des marchés.
1 . L'invention de l'hôtel.
De l'auberge à l'hôtel
Les grands voyages n'étant pas chose nouvelle, on pourrait être tenté de construire une généalogie des hôtels à partir du xenodochium de l'Antiquité ou du caravansérail. Certains éléments architecturaux, comme les cours et les dessertes des chambres pourraient appuyer ce type de démarche.Pourtant Nikolaus Pevsner, qui est l'un des rares historiens de l'architecture à s'être penché sur l'histoire des hôtels et de leur architecture (1) récuse de fait cette approche ; pour lui l'hôtel procède certes des systèmes d'hébergement temporaires précédents et en particulier de l'auberge, mais s'en distingue par sa taille, par ses espaces publics et par un dispositif spécifique et autonome d'accueil.
Il s'attache alors à identifier les premiers hôtels.
La chose est complexe car le seuil entre auberge et hôtel n'est en aucun domaine évident. Quelques auberges de très grande taille, parfois avec des espaces publics importants, semblent avoir existé dès le Moyen Age, en particulier dans des villes d'eaux, dans le nord de l'Italie, en Allemagne .
Selon Pevsner, l'addition d'espaces collectifs, tels qu'une salle de bal par exemple, constitua souvent le premier élément de la transformation d'une auberge en hôtel. De fait, un certain nombre de grands hôtels ont leur origine dans des auberges. Pevsner cite des exemples britanniques. On peut aussi évoquer aussi le célèbre hôtel de La Cloche à Dijon, initialement auberge de la Cloche (2).
Il est vrai que dans un premier temps, au début du XIX° siècle, on assista en Europe au développement des auberges et à la croissance de leur taille. Ce phénomène est à mettre en rapport avec le développement des déplacements et des échanges, et en particulier avec le développement des transports par diligence. Un peu partout se créèrent en effet des lignes nouvelles et régulières qui générèrent tout un réseau d'auberge-relais, précédant de fait le futur réseau d'hôtels liés aux che-mins de fer (3) .
Ces auberges relais étaient conçues en correspondance avec le module de la diligence, sa capacité, c'est à dire généralement pour accueillir deux fois une quinzaine de passagers (4). On peut considérer qu'un certain nombre de ces auberges en s'agrandissant se sont progressivement modifiées et transformées en hôtels. Elles en ont pris l'appellation, se sont adjointes des chambres supplémentaires, quelques espaces collectifs, mais elles n'ont en fait que rarement changé d'échelle et de nature.
Car le passage de l'auberge à l'hôtel n'est pas caractérisé seulement par un changement de taille et l'adjonction d'espaces collectifs . L'auberge avait surtout une fonction d'étape. L'hôtel à son origine a des fonctions plus permamentes: de villégiature en Europe, puis, nous le verrons, de résidence en Amérique; enfin,l'hôtel fonctionnera aussi comme une sorte d'équipement urbain, comme un centre de services divers, en particulier pour la tenue de réunions de toute nature (pour le travail, pour les fêtes, pour la vie associative (1).
Car ce qui caractérise aussi et peut-être avant tout la différence entre l'auberge et l'hôtel, ce sont les changements de la clientèle et de son mode de traitement, ainsi que de ses pratiques touristiques. l'ensemble de ces changements engendre des modifications et de nouvelles fonctions dans l'accueil.
Le changement de la clientèle et de son mode de traitement.
Tout d'abord, dans les auberges traditionnelles, étapes de voyage, tous les voyageurs étaient "logés à la même enseigne". Certes ils n'étaient pas reçus de la même manière et ne mangeaient pas nécessairement les mêmes choses. La plupart des voyageurs dormaient dans des chambres collectives, et partageaient généralement de grands lits. Les plus modestes dormaient sur la paille. Les plus fortunés pouvaient dans certaines auberges bénéficier de chambres individuelles, voire d'appartements(2) .
L'hôtel de luxe, qui s'invente dès la fin du XVIII° et au début du XIX° siècle introduit une première différenciation. Certes, des hôtels disposant d'une gamme variée de confort et de prix subsisteront assez longtemps, mais la première nouveauté, c'est l'invention d'un habitat adapté aux riches voyageurs.
1. Le Grand Hôtel de l'Aigle d'or, Le Havre
2. La Cour de la pension Périer, Aix-les-Bains
Le changement des pratiques touristiques
A la fin du XVIII°, aristocrates et grands bourgeois voyagent de plus en plus. Mais le voyage change aussi de nature: il n'est plus seulement moment pénible entre deux destinations, il devient un but en lui-même, et tout doit donc être fait pour qu'il soit le plus agréable, voire pour que la qualité de l'étape devienne la justification du voyage (1). A cela, s'ajoute comme le note Louis Leospo des exigences nouvelles en matière de confort, à la différence des " riches de jadis, qui grelottaient dans leurs vastes châteaux, et se contentaient en cours de route d'une bonne auberge, pourvu que la table soit bien servie "(2).
Le tourisme qui se développe dès la fin du XVIII° siècle n'est plus seulement ce fameux "grand tour", véritable voyage initiatique des jeunes aristocrates anglais (qui a d'ailleurs donné son nom au mot tourisme). Des aristocrates de plus en plus nombreux visitent villes et monuments et séjournent dans les grandes villes. Toute une infrastructure résidentielle et de loisirs accompagne ce processus, dont les casinos pour des jeux de et des fêtes de toute sorte constituent un des éléments importants .
De l'hôtel particulier à l'hôtel de voyageurs
Liée aux déplacements des aristocrates, l'hôtel de luxe a certainement aussi pour origine les résidences où ils logeaient autrefois lors de leurs séjours hors de leurs terres ou loin de la cour, ainsi que les hôtels particuliers que l'on avait transformés pour accueillir ces riches voyageurs.
En effet, si à l'hôtel l'auberge apporte la dimension voyage, la résidence aristocratique temporaire apporte la dimension séjour.
Il y avait ainsi dès le XVII° siècle un nombre important de résidents temporaires aristocrates mais aussi marchands, étrangers ou provinciaux, notamment dans les grandes villes et les capitales. A Paris, ceux-ci logeaient selon Pierre Andrieu dans des "'hôtels meublés" , principalement sur le Boulevard Saint-Germain, pouvant accueillir jusqu'à 30.000 résidents temporaires! Plus tard, à la veille de la Révolution en 1788, on comptait "439 hôtels de ce genre, dont 308 sur la rive droite et 131 sur la rive gauche"(1).
Un certain nombre de ces hôtels garnis et, plus tard, d'hôtels de voyageurs furent aménagés dans des hôtels particuliers. Quel meilleur cadre en effet que celui des résidences aristocratiques pour accueillir les riches touristes en voyage ?
Les problèmes d'argent de quelques grandes familles aristocratiques et, en France, la Révolution, furent l'occasion de quelques unes de ces adaptations. Ainsi l'hôtel du comte Crillon, construit en 1765 par Trouard, élève de Gabriel, mis sous séquestre pendant le Révolution, fut transformé une première fois en "hôtel meublé" de 1803 à 1812; connu sous le nom d'hôtel de Courlande il était tenu par l'aubergiste Beauvarlet; il devint plus tard le café Plazza. Les appartements furent divisés en deux étages en hauteur. En 1820, le palais revint à la famille de Crillon à son retour d'Espagne et ne redevint hôtel de voyageurs qu'en 1903 quand il fut acheté et transformé par la Société des Grands Magasins et des Hôtels du Louvre.
De même, l'Hôtel Saint-James et d'Albany fut à l'origine une maison de plaisance construite par l'architecte Jean Marot pour la comtesse Marie-Claire de Foix en 1672. Plus tard hôtel de Noailles, il devint bien national et fut loué en 1802 au restaurateur Vonua qui y installa le Café de Vénus. A nouveau hôtel particulier, il changea plusieurs fois de propriétaires. En 1853, il fut transformé en hôtel à l'enseigne "de Lille et d'Albion" . Il sera le "Saint James" en 1895.
Dans le quartier Saint-Honoré, nombre d'hôtels particuliers se sont faits hôtels garnis, tel l'hôtel de la Vaupalière, ; l'hôtel Beaujon, devenu L'Elysée: un bal public; un tailleur de la reine a installé également un splendide hôtel garni dans le bel hôtel Pinon, rue Grange-Bâtelière; le restaurateur Roze a pris un autre hôtel de la même rue pour y dresser ses tables; rue de Clichy, le jardin Boutin devient Tivoli(1) .
Quelques palais italiens célèbres connurent le même sort, en particulier le Palais Dandolo de Venise, construit à la fin du XIV° siècle, qui fut transformé en hôtel dès 1822, et devint en 1840 avec l'adjonction d'un second palais le fameux Hôtel Danieli.
L' hôtel : une invention du début du XIX° siècle
Paris, quelques autres grandes villes et capitales, ainsi que des villes d'eaux, voient au début du XIX° siècle le tourisme se développer rapidement; en France surtout après la fin des guerres napoléoniennes. Mais les hôtels meublés et les quelques transformations d'hôtels aristocratiques ne sont pas à la mesure du phénomène.Ils ne sont pas non plus adaptés aux exigences de la clientèle anglaise qui en constitue le plus gros contingent.
Changement d'échelle, changement de nature, c'est quelque chose de véritablement nouveau qui s'invente. Le Badischer Hof de Baden-Baden, auquel plusieurs auteurs accordent une grande importance historique, semble en effet bien témoigner d'une véritable invention. A l'origine couvent de Capucins, il fut transformé en 1807-1809 en hôtel par Weinbrenner : hall avec immenses colonnades, grands et petits salons, luxueuse salle de bal avec balcon et scène mobile, salle-à-manger entourées de colonnes de 12 mètres, nombreuses galeries, bibliothèque, salon de lecture, établissement de bains, 48 chambres (dont certaines sont en fait des appartements accueillant de nombreux lits), 11 salles de bains, écuries et garages. Notons que ce premier grand hôtel européen, -par sa taille, par son luxe et par ses équipements- s'est inscrit dans le cadre d'un ancien couvent.
Cela n'est pas vraiment étonnant: d'une part les couvents constituaient de fait un modèle de grande habitation collective (avec les prisons, les hôpitaux et les casernes), d'autre part ils avaient été traditionnellement dès le Moyen-Age un lieu d'accueil pour les voyageurs. Certains couvents sur les chemins de grands pélerinage avaient parfoisfait de cet accueil une de leurs activités économiques.
3. Le Badischer Hof, Baden-Baden
4. La Maison de Gthe, Marienbad
Le développement des hôtels s'accélère dès les premières décennies du XIX° siècle, en Europe comme en Amérique. A Paris, le retour des Anglais est à l'origine des premiers véritables grands hôtels. Les Anglais souhaitent trouver le "comfort" que la location d'hôtels meublés ou d'appartements non meublés ne peut leur apporter.
En 1815 ouvre ainsi place Vendôme un hôtel auquel le marquis de Bristol donne son nom et qui accueille l'aristocratie britannique. C'est un endroit luxueux où descendra plus tard régulièrement le roi Edouard VII.
Mais l'on considère souvent que c'est l'Hôtel Meurice qui constitue le premier véritable hôtel parisien de luxe . Il fut construit en 1817, rue de Rivoli, par le maître de postes Monsieur Meurice, à l'endroit où s'arrêtait la diligence de Calais.
L'"annonce" de l'hôtel de 1819 indique clairement le public visé : Meurice se flatte qu'aucun hôtel en Europe n'est mieux réglé ni mieux organisé pour donner le plus grand confort aux Anglais, dont il a le souci constant de respecter les habitudes et les traditions... L'annonce de 1827 détaille ce confort : l'Hôtel est situé dans un endroit joli et agréable, près du palais et du jardin des Tuileries. On peut y avoir un appartement à la journée. Les petits déjeuners sont servis dans le café ou dans les chambres, et les voyageurs peuvent prendre leur repas à table d'hôte ou dans leurs appartements. Un tarif est présenté à chaque étranger, sur lequel sont inscrits tous les frais du service....Le linge est blanchi à trois milles de Paris, au savon, et ni battu ni brossé comme c'est l'habitude généralement en France. La plus grande régularité est observée pour la distribution des lettres, et les renseignements de toute nature sont fournis au bureau... Dans cet hôtel il y a aussi un bureau pour les changes, des courriers privés, des interprètes. On peut y retenir des voitures pour Calais, Boulogne et n'importe quel endroit du Continent. (1).
A peu prés à la même époque (1811) fut conçu à Plymouth dans le Devon, par l'architecte Foulston, le "Royal Hotel, Assembly Rooms and Theatre". Construit autour d'une cour avec une entrée
5. Une chambre de l'Hôtel Meurice, Paris
spectaculaire et un portique de huit colonnes, cet hôtel comprenait une cinquantaine de chambres, un théatre, une salle de bal de 25 mètres de long, des salles à manger (dont une de 20 mètres), des cafés, une salle de billard, une salle réservée aux voyageurs de commerce.
Un peu partout en Europe, dans les capitales et les villes "touristiques", on vit apparaître au début du XIX°, ce nouveau type d'accueil de luxe pour riches voyageurs .
Aux Etats Unis, les premiers hôtels datent à peu prés de la même époque. Mais dès l'origine, ils se sont caractérisés par leur taille et par des fonctions urbaines particulières ; en cela, ils constituent une innovation plus radicale et plus déterminante que les premiers grands hôtels européens. S'implantant dans des villes quasiment en cours de création, les grands hôtels américains intègrent dans une certaine mesure fonctions et équipements urbains, qui existaient déjà de façon autonome dans les villes européennes . Ils accueillent aussi une clientèle différente, composée notamment de voyageurs de commerces, et non d'aristocrates.
Parmi les précurseurs classiques, on cite généralement aussi le "City Hotel" à New-York, construit entre 1794 et 1796 qui offrait déjà soixante-treize chambres sur 5 étages. Pour David Watkin et Vincent Bouvet, ce premier hôtel "gigantesque", signé par Benjamin Henry Latrobe (l'un des pères de l'architecture classique au XIX° en Amérique), "est encore conçu sur le modèle de l'auberge européenne"(1) .
Avec l'"Exchange Coffee House" construit en 1806-1807 par Asher Benjamin, il semble que l'on passe véritablement à un type nouveau : sept étages, une pièce centrale de 30 mètres de diamètre recouverte d'un dôme, des galeries sur cinq niveaux portées par des colonnes doriques autour d'une salle des échanges de 18 mètres de côté, 200 appartements et chambres, une salle à manger de plus de 20 mètres de long, une salle de bal avec 12 piliers corinthiens et trois dômes. Le bâtiment a brûlé en 1818. D'autres hôtels de ce type furent construits les années suivantes à New-York, Philadelphie et Washington .
L'hôtel, sous la forme du grand hôtel, apparaît bien au tout début du XIX° siècle, avant même le
développement du chemin de fer (dont la première "ligne" date de 1825 en Angleterre). Il naît de plusieurs exigences : accueillir un flux croissant de voyageurs fortunés, les héberger pour des durées relativement longues et dans des conditions qui soient les moins éloignées possible de leur conditions normales de vie. Aux Etats-Unis, il est aussi une résidence urbaine, alors qu'en Europe il s'"appuie" plus sur les villes et n'est, en cas de longs séjours, qu'une étape avant la location d'un hôtel particulier, ou dans les villes d'eau, d'une villa.
Notons enfin, en marge de l'hôtellerie, l'apparition à la même époque du "restaurant" moderne. Comme Jean-Paul Aron l'a montré (1), c'est au moment de la Révolution Française qu'il a été "inventé". Avec l'émigration d'une grande partie de l'aristocratie, de nombreux grands cuisiniers se sont trouvés sans emploi. Ils se sont alors installés à leur compte, ouvrant la grande cuisine à de nouveaux groupes sociaux, mais également innovant sur la conception des repas : de la table d'hôte on est passé par la suite progressivement aux menus et aux repas à la carte.
Les restaurants se révélèrent évidemment des structures tout à fait adaptées à l'accueil des voyageurs . Ils coexistèrent d'abord avec les tables d'hôtes des hôtels. Ces tables d'hôtes correspondaient à des formes de sociabilité qui s'émoussèrent progressivement. Ainsi les tables d'hôtes disparurent peu à peu, d'abord dans les grandes villes puis plus tard dans les villes touristiques,remplacés par des restaurants de type moderne . A Paris les tables d'hôte ont ainsi coexisté avec les grands restaurants jusqu'à la fin du XIX° siècle. A l'Hôtel de Paris à Monaco, la table d'hôte fut assez longtemps le seul endroit où pouvaient diner les riches touristes. Aux USA, selon Jefferson Williamson (2), la table d'hôte des grands hôtels, où l'on servait traditionnellement une cuisine française (c'est toujours le cas si l'on en juge les publicités des grands hôtels américains) fut concurrencée par les "restaurants à la française" à partir de la moitié du XIX°, époque où les villes de l'Est américain sont devenues assez importantes pour fournir un potentiel varié et de qualité en ce domaine.
Bien qu'empruntant des éléments à l'auberge, à l'hôtel aristocratique, aux hôtels garnis, l'hôtel de tourisme constitue une véritable invention du début du XIX° siècle : il innove par sa conception d'ensemble, par sa taille, par les services qu'il propose, par la clientèle qui le fréquente. Contrairement à une idée reçue, l'hôtel précède donc le chemin de fer.
A l'origine, l'hôtel est d'abord un établissement de luxe .Les premiers hôtels prétendent satisfaire aux exigences de confort et de luxe des riches Anglais qui constituent le contingent le plus important des voyageurs et qui définissent en ce début de siècle les nouvelles façons de vivre, induisant des comportements d'imitation que l'on qualifia alors d 'anglomanie.
Mais en matière de luxe, ces riches Anglais s'approprient des références diverses, en particulier celle de l'aristocratie française qui avait dominé le XVIII°. C'est le cas de la grande cuisine, que l'apparition récente des restaurants va contribuer à diffuser jusque dans les hôtels.
Enfin, dès cette époque des origines de l'hôtellerie, l'hôtel américain joue un rôle déterminant . C'est en effet aux Etats Unis que s'invente le modèle du "grand hôtel", au tout début du XIX° siècle. Comme nous le verrons par la suite, ce modèle influencera très fortement l'hôtellerie européenne.Le grand hôtel américain est un hôtel d'une autre échelle, où équipements et services, luxe et confort se définissent différemment; c'est aussi ce que Willianson appelle l'hôtel "démocratique", parce que son accés n'est règlé que par les moyens dont disposent les clients.
A l'origine de l'hôtel il y a donc des luxes et des lieux divers ; mais, précisément, l'invention de l'hôtel consiste notamment en leur intégration dans un modèle nouveau. Les formes que prendront les hôtels varieront néanmoins, constituant progressivement un certain nombre de sous-types, que l'on retrouve plus ou moins de nos jours : le grand hôtel intégré américain, le palace de capitale ou de grande métropole européenne, l'hôtel de station balnéaire ou thermale.
2. Les trois principaux types initiaux de l'hôtel de luxe.
2.1. L'Hôtel américain.
Les très grands hôtels intégrant de multiples services et équipements, construits aux USA à la fin des années 1820, constituent les modèles fondateurs de "l'hôtel américain", mais aussi dans une certaine mesure, plus généralement du grand hôtel.
Sur la base de ce modèle, ont été construits tout au long du XIX° siècle aux Etats Unis des hôtels de plus en plus gigantesques, luxueux et fonctionnels, intégrant toutes les techniques nouvelles, développant toutes sortes de services individuels et urbains.
Ces hôtels ont été une référence majeure pour l'hôtellerie urbaine européenne dans la seconde moité du XIX° siècle.Suivant de peu l'Exchange Coffee House de Boston que nous évoquions précédemment, une série d'hôtels du même type fut construite aux Etats-Unis entre 1807 et les années 1820 : à Philadeplphie le Mansion House, en 1807, à New-York le Washington Hall en 1809, le Tammany en 1810, le Mansion House en 1821, le National en 1826, l'Adelphi en 1827 etc.
Une nouvelle étape fut franchie à la fin des années 1820 avec la réalisation d'hôtels dont non seulement la taille était encore plus grande, mais qui par leur conception d'ensemble et l'intégration de nombreux équipements et services, constituèrent véritablement les modèles fondateurs de "l'hôtel américain".
Selon Pevsner trois hôtels de cette époque sont particulièrement remarquables : le Barnum's city à Baltimore construit en 1825-1826, le Tremont à Boston en 1827-1830 et l'Astor House à New york en 1832-1836. Mais c'est le Tremont qui est probablement le plus marquant des trois ; construit comme un véritable monument architectural, il est innovant dans de nombreux domaines.
Le Tremont de Boston
Le Tremont de Boston, terminé en 1829, occupait un "bloc" entier; le bâtiment principal comprenait trois étages au-dessus d'un entresol, plus deux ailes de quatre étages. Conçu par Isaiah ROGERS, qui construisit de nombreux hôtels, il était selon Jefferson Willianson, d'apparence "chaste et simple, massif et pur"
La façade était en granit. L'entrée était constituée d'un portique grec dorique qui conduisait à une rotonde couverte d'un dôme et entourée de colonnes ioniques desservant d'un côté une série de grandes pièces (un salon de lecture, un salon pour les hommes, deux salles de réception, une salle à manger pour les dames, un salon pour les dames. Une galerie faisait le tour de cette rotonde - appelée "lobby" à partir de 1850 - permettant aux spectateurs d'y observer les événements. Au fond, deux ailes : dans l'une une salle à manger pour 200 convives(23 mètres sur 10 mètres, plafond à 4,50 mètres), dans l'autre des chambres et des salons individuels. En tout l'hôtel comportait 170 chambres.
Partout des plafonds hauts. Les sols du rez-de-chaussée en mosaïques de marbres, des tapis dans les halls et les chambres, des rideaux à toutes les fenêtres.Parmi les nombreuses innovations du Tremont il faut citer pour les chambres :
-l'existence seulement de chambres simples et doubles, avec des lits mixtes normaux (les chambres simples pouvant être transformées en chambres doubles); il ne reste que quelques chambres dites d'urgence avec plusieurs lits au cas où toutes les chambres sont occupées;
-des serrures sur les portes des chambres (avec de volumineux porte-clefs);
-un broc à eau et une bassine dans chaque chambre, ainsi qu'un morceau de savon à libre disposition (ce qui a l'époque était un vrai luxe);
-comme premiers usages de la plomberie moderne:
-huit water closet,
-de l'eau froide courante dans les cuisines,
-huit salles-de bains au sous-sol,
- l'éclairage au gaz dans les espaces publics (l'American House avait été en 1835 le premier à avoir de l'éclairage au gaz partout).
Il faut citer par ailleurs pour les services:
-les premiers bellboys, c'est à dire des garçons d'étages que l'on appelait par un système de sonnettes;
- la cuisine française.
Le Tremont a connu deux grandes modernisations en 65 ans (avant sa démolition en 1894) : en 1852, la plomberie amène l'eau et le gaz dans toutes les chambres, et en 1889 fut installée l'électricité.
Les nouveaux hôtels : toujours plus de tout
Le Tremont de Boston a joué un rôle d'entraînement pour les hôtels de toutes le villes américaines.
6. Le Tremont Hotel, Boston
7. L' American House, Boston
L'Astor de New-York reprit en 1836 toutes ces innovations à une échelle encore plus grande: 20 salons, 309 chambres, 17 salles de bains. Un peu plus tard, en 1837, ouvrait à la Nouvelle Orléans le Saint Charles qui comportait 600 lits.
Ce modèle d'hôtel se développa également quelque temps plus tard pour l'hôtellerie de "vacances", avec entre autres la réalisation du Mount Vernon Hotel à Cape May, ouvert en 1856 (mais détruit par un incendie en 1859), qui développait une façade de plus de 160 mètres, comprenait 482 chambres pouvant accueillir jusqu'à 2100 clients, et disposait d'une salle à manger de près de 150 mètres de long !
Tout au long du XIX° siècle ont donc fleuri dans les grandes villes américaines des hôtels de plus en plus grands, de plus en plus luxueux, intégrant toujours les dernières nouveautés techniques, et adaptés à cette société américaine, en mouvement, dans des villes où ne préexistaient aucun équipement et où les distinctions sociales passaient moins par les origines familiales que par l'argent dont chacun peut disposer.
Parmi les principales innovations introduites ou expérimentées très tôt dans les hôtels américains on peut encore citer:
-le chauffage central installé pour la première fois en 1846 à l'Eastern Exchange Hotel de Boston;
-les chambres avec salles de bains et eaux chaude et froide courantes à partir des années 1840-1850; le premier hôtel qui put se vanter de n'avoir que des chambres avec salles de bains fut selon J. Williamson le Victoria de Kansas City ouvert en 1888 et comptant "240 chambres, toutes avec parloir et chambre à coucher-suite, et une salle de bains pour chaque suite;
-le "chemin de fer vertical" ou ascenseur, installé dès 1859 au Fifth Avenue Hotel (une première expérience d'ascenseur pour les bagages avait eu lieu dès 1833 au Holt's Hotel de New York);
-l'éclairage électrique : 100 lampes à incandescence dès 1882 à l'Hôtel Everett et la première enseigne lumineuse de New York; en 1883 des ampoules électriques dans toutes les chambres au Sagamore Hotel de New York;
-en 1894 le téléphone dans toutes les chambres remplace les sonnettes à l'hôtel Netherland.
La taille des hôtels ne cessa de grandir, jusqu'à ce que la construction en acier et les ascenseurs fissent apparaître les premiers "gratte-ciels" : en1850 le Grand Central de New York comptait 650 chambres et s'élèvait à 38 mètres. Le Chelsea en 1883 monta à 42 mètres, puis le premier Waldorf-Astoria en 1893 atteignit 65 mètres; le Savoy-Plaza en 1927 dépassa les 150 mètres avec ses 36 étages, et le second Waldorf approcha les 200 mètres en 1931. De très grands hôtels se cdéveloppèrent également en Virginie, en Floride et en Californie dès les années 1860.
Les grands hôtels américains ont ainsi pris l'habitude de battre des records: les uns après les autres, au fil des ouvertures ou des transformations, ils furent les plus grands, les plus modernes, les plus luxueux.
Notons pourtant dans ce dernier domaine du luxe que ce n'est qu'en 1877 que le Gilsey House introduisit aux Etats-Unis l'habitude européenne d'habiller l'ensemble des personnels de l'hôtel en livrée. Il fut suivi rapidement par tous les grands hôtels...
Dans l'histoire de l'hôtel américain, le Waldorf Astoria de New York semble marquer une nouvelle étape dans cette course au gigantisme, à la modernité et au luxe.
Les Waldorf Astoria.
Résultant de la construction en 1893 du Waldorf et de sa réunion avec l'Astoria en 1897, le Waldorf-Astoria fut le premier hôtel à New York à comporter plus de 1000 chambres.Il fut démoli en 1929 et remplacé par l'Empire State Building . Mais un nouveau Waldorf Astoria fut reconstruit non loin qui s'efforça de battre également de nouveaux records.
Ces deux hôtels sont particulièrement significatifs de nouvelles étapes dans l'évolution des hôtels américains qui, passant à encore à une nouvelle échelle, deviennent de véritables condensés de villes, à la fois résidences et équipements urbains, s'organisant par ailleurs sur le modèle de la grande industrie.
Le premier Waldorf-Astoria comportait déjà 16 étages ( 65 mètres de haut ) desservis par 35 ascenseurs, comprenait 1500 chambres, communicants par un système pneumatique, et 1200 salles de bain. Il disposait également de nombreuses suites composées d'un dressoir, d'une bibliothèque, de chambres à coucher et de chambres pour le personnel. A chaque étage, il y avait un "clerk service" (service d'étage), avec un service complet de vaisselle, de linge, d'argenterie, d'armoires chaudes et de garde-mangers froids. Les repas servis dans les chambres étaient expédiés par des ascenseurs spéciaux. Les espaces publics étaient nombreux et immenses, la "salle de bal" principale mesurant 32 mètres de long, sur 32 mètres de large et 13 de haut !
Gigantisme et modernité en tout : la prépaation du café se faisait dans des alambics d'un mètre de hauteur et sa distribution dans des cafetières occupaient en permanence six personnes. La vaisselle et l'argenterie étaient lavées dans d'immenses cuves chauffées à la vapeur. Cent soixante cinq plongeurs y étaient occupés du matin au soir. Des chaudières hautes de huit mètres, des machines et des dynamos, fabriquaient l'électicité pour la lumière, les ascenseurs, la ventilation, la production de la glace, la vapeur pour le chauffage. La buandrie lavait et repassait 60.000 pièces de linge par jour, grace à des batteries de machines automatiques. 1600 personnes étaient employées en permanence, toutes nourries par l'hôtel; une partie d'entre elles était également logée à l'hôtel.
Avec le Waldorf-Astoria, le grand hôtel américain est aussi clairement passé au stade du machinisme et de la grande industrie. Il est organisé pratiquement comme une usine: matériels et machines sont conçus en fonction de la meilleure productivité. Et, plus tard, les méthodes tayloriennes y pénétreront(1) .
Le second Waldorf, terminé en 1931, poursuivit la course au gigantisme, en tous domaines: 2000 chambres et suites diverses,35 ascenseurs. En matière de records, une brochure publicitaire publiée en 1940 (2) le présente comme le plus grand hôtel du monde, couvrant 81.337 m2, avec 200 pieds de long sur 405 de large, 47 étages, les deux tours jumelles atteignant 625 pieds ( prés de 200 mètres). Sa construction aurait nécessité 2000 tonnes d'acier pour la structure, 25.000 tonnes d'acier pour l'ensemble, 3.000 m3 de granit, 80.000 m3 de pierre, 8 millions de briques.
Un traitement architectural globalement moderne, comme le soulignait cette brochure publicitaire, mais
8. Le Palmer House, Chicago
9. Le Waldorf Hotel, New York
qui retenait l'influence de détails classiques : de l'acier apparent, mais aussi des tapis de la Savonnerie, des marbres d'Italie, de France, de Belgique, des peintures anciennes authentiques, s'efforçait de conjuguer luxe et modernité.
Cinq "entreprises" étaient explicitées pour caractériser le projet hôtelier et en définissaient le programme.
Première entreprise : pourvoir au confort du client de passage. L'accent est mis sur la "privacy", c'est à dire l'intimité; le client doit avoir un sentiment de "sécurité" et de "bien-être".
Seconde entreprise : offrir une résidence pour une "vie urbaine ultramoderne", avec des suites qui combinent les qualités d'une maison privée et les services (facilities) d'un grand hôtel ... et le tout sans investissement personnel.
Troisième entreprise : une restauration de très haut niveau.
Quatrième entreprise : procurer des prestations spécifiques pour remplir des "fonctions publiques" telles que bals, banquets, expositions, conventions et congrés, réceptions, concerts, spectacle théatraux et autres réunions de grande taille.
Cinquième entreprise : fournir, principalement avec des suites, l'accueil le plus correct pour toute activité privée, d'affaires ou de divertissement.
L'hôtel américain : un lieu multi-fonctionnel
Il apparaît ainsi comme un véritablle équipement urbain, presque un centre-ville à lui seul. Le Waldorf de 1931 compte ainsi six restaurants différents, trois cafés, neuf salles de bal, de spectacle et de réunion (dont l'une peut accueillir 1700 participants), une vingtaine de grandes suites pour les réceptions, trois clubs, et un grand nombre de services :
-deux "départements" sont spécialisés dans l'accueil des étrangers ; on y parle toutes les langues, on peut s'y procurer des interprètes, on peut y régler des affaires partout dans le monde;
-un département médical avec médecin, dentiste et diététiciens ;
-une banque et des coffres particuliers;
-une agence pour les spectacles, théatres, opéras, concerts, compétitions sportives;
-une agence de voyage;
-un traiteur, relié au room-service (service de chambre);
-un service de nettoyage jour et nuit ;
10. Le Waldorf-Astoria sur son nouveau site, New York
-un service de secrétariat et de sténo-dactylographie.
Les commerces sont également nombreux : coiffeur, soins de beauté et massages, librairie, magasins de bougies (!), fleuriste, fourrures, habillement pour hommes, pour femmes, bijouterie, photographe.
Enfin,au niveau des équipements de l'hôtel et des chambres, il faut noter la radio dans les chambres, avec un système de réception central qui permet de capter en ondes courtes la plupart des capitales étrangères, un système d'isolation phonique pour en limiter les gênes, de l'éclairage indirect dans les chambres en plus des lampes habituelles, un système de communication complet (poste, cable, télégramme,téléphone automatique, télétype, messagers, distibution immédiate dans les chambres), eau courante "glacée", air conditionné (température et hygrométrie) dans les principaux espaces publics (et dans une partie des chambres dès 1939). Quant au mobilier, il n'est pas standardisé et est constitué de pièces originales de styles divers et de tous pays, dans le but de donner une "home-like character".
L'une des caractérisitique les plus intéressantes de ces grands hôtels américains c'est leur triple fonction : hôtel pour voyageur, équipement urbain pour activités collectives, mais aussi résidence urbaine "ultra-moderne" comme le soulignait la brochure du Waldorf-Astoria.
En effet, les villes américaines en croissance accélérée étaient nécessairement "en retard" sur les populations qui s'y précipitent; les fortunes s'y faisaient vite et il n'existait pas de parc résidentiel pré-existant susceptible d'accueillir ces arrivées massives de gens fortunés. Enfin, ucune histoire ne venait donner une valeur particulière à certains quartiers.
La population était également particulièrement jeune et mobile. Les grands hôtels se révèlèrent être des structures tout à fait adaptées aux jeunes fortunes . C'est ainsi que se développa un véritable mode de vie hôtelier . Les hôtels des grandes villes firent une grande place aux "suites". Ainsi selon Pevsner, on comptait en 1885 dans les hôtels new-yorkais, 300.000 clients, dont 100.000 résidents permanents. Parmi ceux-ci, il y avait beaucoup de jeunes couples mariés sans enfants. Dans certains hôtels il y avait une entrée spéciale pour les résidents permanents (notamment pour que l'on n'accuse pas certaines femmes de fréquenter des hôtels et préserver ainsileur réputation) . Car les hôtels, même les plus luxueux, restaient globalement considérés sinon comme des lieux de débauche, pour le moins comme des endroits équivoques. Longtemps dans certains grands hôtels il n'y eut de chambre individuelle que pour les hommes, les bars furent interdits aux femmes et des salles à manger spéciales leur étaient réservées.
Certains hôtels dits "apartment hotels with service" étaient exclusivcement réservés à des résidents permanents. Ce mode de vie intrigua beaucoup les Européens et apparut un temps comme très caractéristique de "l'american way of life". Ainsi Paul de Rousiers dans La vie Américaine se demande si la vie des Américains à l'hôtel n'était pas une légende, qui n'a qu'une apparence de vérité dans l'Est, et que colportent des européens peu soucieux d'aller voir ce qui se passe en dehors de New York . Il constae alors qu'effectivement beaucoup d'Américains vivent dans des immeubles qui ont l'apparence d'un hôtel, mais qu'ils y louent de véritables appartements, y employant leur propre personnel domestique. Il identifie toute une variété de "boarding houses" et en explique le développement par l'absence de maisons louées à l'étage, d'immeubles de rapport comme en France. Enfin, l'une des raisons du succés ce que nous pourrions maintenant appeler de la "para-hôtellerie permanente" est selon lui la rareté des domestiques : dans cette vaste contrée dont tant de richesses sont encore inexploitées, la tentation vient naturellement à tout le monde de travailler pour son propre compte, de profiter des avantages exceptionnels d'un pays neuf (1) .
Quelle que soit la valeur de cette analyse, il est clair que le grand hôtel américain développa une forme d'habitation collective permamente, qui perdure jusqu'à nos jours, mais sous des formes sensiblement modifiées. Les grands immeubles d'appartements américains ont ainsi gardé un certain nombre de services collectifs, dont le plus répandu est la salle de machines à laver collectives, mais dont certain signes sont également ces auvents qui marquent l'entrée de nombreux grands immeubles de luxe.
La fascination européenne pour l'hôtel américain
Les hôtels américains ne cessèrent, à partir de la seconde moitié du XIX° siècle, de fasciner les Européens. Ils constituèrent même un certain temps l'archétype de la vie américaine, avec selon les cas ses attraits et ses répulsions .
Claude Réal dans son Traité de l'industrie hôtelière mettait en garde le lecteur contre toute tentation d'imiter le modèle américain. Dans un chapitre consacré à l'hôtellerie américaine il écrivait :
Les Etats Unis ont eu le don d'émerveiller la vieille Europe par leur prodigieuse activité et le développement fantastique de leur agriculture et de leur industrie.
La première nous a fait connaître ses fruits secs, son saindoux et ses viandes de conserves.
La seconde nous a inondé de ses produits mécaniques les plus divers et voudrait imposer à notre admiration des monstres de fer et de ciment qui ne sont cependant que des représentants exceptionnels de l'hôtellerie américaine...
Puis après avoir longuement décrit le Waldorf-Astoria de New York il poursuit.
Nous avons bien soin, en France, de ne pas les imiter; notre clientèle élégante et raffinée, s'accomoderait mal d'une maison ouverte à tout venant, servant de lieu de rendez-vous aux gens d'affaires et aux flâneurs de la ville.
Elle n'apprécierait pas d'avantage le luxe tapageur de ces immenses caravansérails ni leur cuisine de café-concert !
Mais nous devons reconnaître, néanmoins, l'admirable organisation pratique, les efforts tentés et réalisés par les hôtels américains pour donner le maximum de bien-être au voyageur (1).
On voit toute l'ambiguïté du jugement de cet Européen traditionaliste. Mais, beaucoup d'autres étaient plus enthousiastes, et la grande hôtellerie européenne eût de plus en plus comme référence d'abord l'hôtel américain, puis plus tard au XX° siècle plus directement le touriste américain, c'est à dire un habitué de l'hôtel américain.
En attendant, les touristes européens qui revenaient des Etats Unis semblaient conquis par le modèle hôtelier américain, et plus généralement par la façon que les riches américains avaient de voyager.
Après avoir expliqué que si beaucoup d'Américains vivaient en permanence à l'hôtel, c'était parce que le système des appartements bourgeois était très peu développé dans les grandes villes américaine, et après avoir rappelé pourquoi les Américains voyageaient beaucoup, Paul de Rousiers soulignait l'excellente installation de leurs hôtels, de leurs wagons et de leurs bateaux. Dans le hall de tout hôtel un peu important, vous pouvez prendre un billet de chemin de fer, une place de théatre, une assurance contre les accidents; un notary public est là pour authentifier les contrats que vous avez conclus; un sténographe écrira vos lettre avec la machine à écrire; un marchand de livres vous vendra les timbres ;
11. Intérieur de l'Australia, voiture Pullman américaine
12. Voiture-lits n° 60 de la Compagnie Internationale des Wagons-Lits
enfin la boîte aux lettres, le télégraphe, le téléphone sont à votre disposition. Si vous avez des bagages le portier de l'hôtel les fera remettre à une compagnie d'express qui se chargera de les envoyer à votre prochaine destination, vous les trouverez en y arrivant; bref tout est organisé pour rendre les voyages faciles et, par-dessus tout, pour éviter les pertes de temps.
P. de Rousiers vantait ensuite les wagons de luxe Pullman, infiniment supérieurs aux sleeping cars européens, en particulier ceux de la ligne New York Chicago qui comportaient salons, appartements particuliers, restaurant, fumoir, terrasse pour examiner le paysage, renseignements financiers, sténographes, typewriters, salles de bains pour les deux sexes, femmes de chambre, coiffeur bibliothèque et toutes les commodités d'un home et d'un office, chauffage à la vapeur d'eau, éclairage électrique avec lampes fixes et lampes mobiles... Enfin un nègre, dressé à la politesse sous l'influence de M. Pullman, brosse vos habits, cire vos chaussures et reçoit votre pourboire d'un air souriant, P. de Rousiers explique alors :
Tout est combiné en vue des gens qui n'ont pas de temps à perdre, parce quecette sorte de gens fait le fond de la population; chez nous on en trouve à l'état d'exception dans l'industrie et le commerce, mais le propriétaire, le rentier, le fonctionnaire, n'ont pas besoin de se presser autant ..." (1) .
C'est précisément tout ce qui enthousiasmait P. de Rousiers, qui porté à un stade encore plus avancé, rebutera dans les années 1920 ce grand voyageur qu'était Paul Morand :
Il n'y a pas à New York, écrivait-il, quantité de bons vieux hôtels comme on en trouve à Paris ou à Londres; les plus récents et les plus chers sont les meilleurs... De même que nous nous plaignons de voir s'américaniser nos meilleures maisons, de même on entend les New-Yorkais regretter que leurs hôtels d'autrefois avec leur table d'hôte, leurs serres d'hiver, leurs prix fixes et leurs grands salons de réception tout dorés, aient disparus pour faire place à des caravansérails cosmopolites... Comme pour le Pennsylvania, le Belmont, le Mac Alpin ou l'Astor, la clientèle du Waldorf est faite de commerçants et de provinciaux, typiquement américains et, à cause de celà, fort amusants à observer....
...Ces maisons ont généralement un nombre prodigieux de chambres ... l'organisation est militaire ... elles ne brillent pas par la cuisine; la morale est sévère, ainsi qu'en témoignent des sous-maîtresses installées à chaque étage derrière des pupitres, qui surveillent toutes les portes du couloir. Les pièces de réception sont des palmeraies; des messieurs, le chapeau vissé sur la tête, y fument, dès le matin, de gros cigares, répartissent leur salive dans tous les crachoirs des environs et s'expriment en sonnant du nez; il y a des téléphones sur toutes les tables et les boys circulent en criant à tue-tête des numéros de chambre. On trouve dans les halls tout ce qu'on veut, sans avoir à sortir dans la rue; ce sont de petites villes à l'intérieur d'une grande...
Ces hôtels ne reçoivent pas seulement des résidents; ils s'ouvrent à tout le monde; ils sont le prolongement de la rue; on y entre sous tous les prétextes, pour y acheter des fleurs, un journal, manger un sandwich, donner un rendez-vous, prendre un café, sans parler de certains besoins qu'il est impossible de satisfaire ailleurs à New York...
Les hôtels modernes, ajoute Paul Morand, Saint-Régis, Savoy-Plaza, Plaza, Sherry Netherlands, Ritz carlton, Ambassador, se rapprochent davantage du type européen (le type de palace de la Belle Epoque en Europe que nous étudions dans la section suivante); ils sont plus silencieux que les précédents, beaucoup plus chers, les repas s'y prennent dans les chambres ou plutôt dans les appartements, car il n'est pas d'usage de recevoir en bas et il n'y a d'ailleurs presque plus de pièces communes.(1) .
De façon générale, il apparaît donc que c'est aux Etats Unis que se met au point le modèle du grand hôtel au même moment où s'invente l'hôtel européen. Mais le phénomène y est plus important et le grand hôtel américain se différencie des premiers hôtels européens non seulement par sa taille, mais par son rapport à la modernité et son intégration à la ville comme équipement urbain.
Ce modèle américain, comme nous allons le voir dans les paragraphes suivants, eût une forte influence sur l'hôtellerie européenne, qui à partir des années 1850-1860 en intégra certaines des caractéristiques.
Dans Les Hôtels modernes (2), l'un des premiers manuels d'architecture hôtelière l'auteur suisse Edouard Guyer accorde ainsi aux hôtels américains une place particulière dans chaque chapitre, essayant de faire la part entre ce qui relève des spécifités de la clientèle américaine, et ce qui peut être utilisé de façon plus générale dans l'hôtellerie européenne.
Cependant, évoquer l'influence de l'hôtellerie américaine sur hôtellerie de luxe européenne ne peut se faire qu'après avoir caractérisé cette dernière. Dès ses origines, elle releva d'au moins deux types principaux : les hôtels de stations (touristiques, thermales et balnéaires) et les hôtels métropolitains.
2.2. L'Hôtel de station touristique
Le tourisme de station se développe véritablement à partir de la fin du XVIII° siècle, en Angleterre, en Allemagne, puis sur la "Côte d'Azur", la Côte Normande, la Côte Basque, l'Italie.
Dans une large mesure, le modèle touristique général est d'origine anglaise et sa diffusion s'inscrit dans ce que l'on appellera dès les années 1750 l'"anglomanie". Les riches Anglais se déplacent beaucoup et "exportent" leur "mode de vie" : ils voyagent, ont beaucoup d'argent, jouent beaucoup à toutes sortes de jeux, et développent un nouveau rapport au corps, -dont le sport fait partie-, qui intègre l'exercice, les soins, l'hygiène et le plaisir. Ils visitent le Continent et ses antiquités, y cherchent les douceurs du climat (le sud en hiver, le nord en été), s'amusent et fréquentent les "casinos" ( nom d'origine italienne, introduit en France vers 1740, comme celui de "villégiature") . Ils diffusent enfin leurs pratiques auprès des continentaux, et ce d'autant que certains d'entre eux, lorsque leurs rentes le leur permettent, deviennent des résidents continentaux quasi permanents . T. Byron introduit ainsi en France le tir au pigeons puis crée en 1827 La société des Amateurs de Course; en 1833 Lord Seymour ("Milord l'Arsouille") fonde la Société d'Encouragement (hippisme). En 1836 est créé le "Jockey Club", etc.
Dès le XVIII° siècle, les Anglais jouent également un rôle important dans la relance du thermalisme sous une forme nouvelle,. Ce sont aussi des Anglais qui découvrent et "lancent" dès la fin des années 1700, Nice et Hyères et ce qui deviendra plus tard la Côte d'Azur.
Plus tard, Cook organise ses premiers voyages : en 184,1 en Grande-Bretagne, puis, à partir de 1855 sur le Continent. Le premier guide tourisitique est anglais, c'est le guide Murray en 1836; sa première édition pour la France date de 1854. Le British Alpine Club est créé dès 1857 ; le Club Alpin Français ne le sera qu'en 1874.
La plupart des sports auront la même origine, jusqu'au mot lui même bien qu'il ait son origine dans le vieux mot français "desport", qui signifiait amusement.
L'hôtel et le modèle de la station thermale
A l'origine de la station touristique, il y a la station thermale. Certes le thermalisme remonte à l'Antiquité, et il n'avait pas complètement disparu en Europe, bien qu'il fût devenu quelque chose de marginal et que les établissements thermaux aient eu la réputation d'être surtout des lieux de débauche. Mais il renaît en Angleterre sous une forme nouvelle, dès la fin du XVII° siècle. La ville de Bath, dont la conception et la qualité architecturales sont particulièrement marquantes en constitue en quelque sorte le prototype :
Bath, écrit Fernand Engerand, établit, en partie, les canons de l'élégance britannique, et aussi canlise la fureur de jouer si caractérisitique de l'Angleterre au XVIII° siècle : la ville d'eau devenait la ville du jeu mondain où les jeux d'argent, à l'opposé du tripot, s'intégraient dans la vie sociale. Bath créa la grande fonction sociale de la ville d'eaux qui permet la "promotion", qui éduque les nouveaux riches par les contacts avec l'aristocratie traditionnelle que la capitale ne permettait pas, qui favorise les fructueuses mésalliances. A Bath, enfin, naquit l'urbanisme fonctionnel de la ville d'eaux... la ville théatre (1) . Mais on n'y touve pas encore de véritable hôtel.
Spa semble avoir été ensuite l'une des premières stations à s'inspirer du modèle de Bath. Puis dès la fin du XVIII°, Vichy et Aix-les-Bains amorcent leur nouveau développement. En Bohême, Karlsbad et Marienbad connaissent à la même époque un grand succés.
Mais c'est surtout Baden Baden qui au début du XIX° siècle apparaît comme la grande station européenne, et c'est d'ailleurs là, avec le Badischer Hof de 1807-1809 (que nous avons évoqué précédemment), que l'on trouve la trace de ce qui semble bien avoir été le premier grand hôtel de station.
Le prétexte thermal de Bade, écrit R. Burnand, n'a guère plus de poids que celui d'Enghien où il est mince. Bade, c'est la villégiature rituelle pour tous ceux qui prétendent à la noblesse, à la fortune, à l'élégance. C'est le paradis à quoi rêvent ceux que leur état ou leurs faibles moyens retiennent chez eux. Quand vient l'été, l'implacable vie mondaine fait une obligation,
A tout être créé possédant équipage
De se précipiter vers ce petit village
Et de s'y bousculer impitoyablement.
Bade, sa Conversation, son Trente et Quarante, ses Promenades en break dans les bois de sapin, ses concerts, ses bals à la Résidence, dans une Allemenagne paisible et romantique, plus occupée des réceptions de la margrave que de la politique, où l'on parle toujours français, c'est en elle que se résument les joies de la villégiature. Où irait-on pour s'amuser, sinon à Bade ?
Dans les stations françaises, la cure, une cure sérieuse, occupe tous les soins, les plaisirs ne viennent qu'après. A Bagnères de Bigorre, aux Eaux-Bonnes, à Néris, au Mont-Dore, à Plombières, on va soigner son foie, ses poumons, sa gorge, ses nerfs ; on suit le traitement en conscience; mais on n'a guère l'occasion de se divertir. En 1826, l'établissement thermal de Vichy s'achève. La dauphine y traite sa bile, mais n'amène avec elle elle aucune gaieté. Aix, chez le roi de Sardaigne, est déjà plus animé. Bade, vous dis-je, et peut-être Spa, là seulement on peut oublier les ennuis de l'année écoulée, les menaces de l'année qui vient (1) .
Ce type de tourisme se développa beaucoup, s'émancipant en partie du thermalisme pour devenir plus généralement un tourisme de villégiature, à la mer notamment sur les bords de la côte normande ou sur la côte d'azur, à la montagne et aux bord des lacs, en particulier en Suisse. Pourtant, il ne déterminera que tardivement un réel développement de la grande hôtellerie. L'hôtel resta assez longtemps pour ce tourisme de villégiature, seulement un lieu de passage lors de déplacements, ou une résidence temporaire dans l'attente d'un autre type d'hébergement, villa ou chalet.
Parmi les premiers grands hôtels de station, thermale ou balnéaire, on peut citer en Angleterre le Saint-Léonard (devenu plus tard le Victoria), construit en 1819, le Bedford à Brighton (1820), le Sea-Hôtel à Worthing (1827), le Royal-Western à Bristol (1838) et surtout le Queen's à Cheltenham achevé en 1838, longtemps considéré comme le nec plus ultra . Comprenant une centaine de suites et de chambres (pour hommes seuls), le Queen's était un imposant bâtiment, construit par R.W. Jearrad, situé au coeur de la station, à côté des bains, dans une position dominante ouvrant sur un panorama pittoresque vanté par les réclames. Constitué de treize baies sur quatre niveaux et organisé autour d'un immense portique de colonnes corinthiennes, il comprenait un "Coffee-Room" de plus de 16 mètres sur 8 donnant sur le hall, de nombreux salons en enfilade, dont certains transformables en appartements, et une salle à manger pouvant accueillir à la table d'hôte une cinquantaine de convives.
Cette génération de l'hôtellerie de station anglaise atteignit probablement ses sommets avec le véritable monument qu'est le Grand Hôtel de Scarborough, construit entre 1863 et 1867, au sommet d'une petite colline en bord de mer, et comptant treize étages surmontés de dômes.
En Suisse, les premiers hôtels de quelque importance apparaissent dans les années 1830 : l'hôtel de Bergues à Genève en 1834, le Byron à Villeneuve en 1836, le Baur en Ville à Genève en 1836 également, puis l'Hôtel des Trois Couronnes à Vevey en 1842 (constitué seulement de suites), ou le Baur au Lac en 1844, le Schweizer Hof de Lucerne en 1845-1846.
En France, après une première stimulation liée au développement des chemins de fer, c'est avec le Second Empire et la volonté délibérée de Napoléon III de développer et de créer de nouvelles stations, que le tourisme de station connut son véritable essor, et qu'il prit des proportions inégalées en Europe.
Cette politique de création ou/et de développement touristique mise en place dans les années 1850-1860 est particulièrement intéressante à étudier du point de vue de l'urbanisme et des enjeux sociaux et économiques en matière urbaine. Comme le souligne Marie-Hélène Contal, par l'entremise des villes d'eaux, il (l'Empereur) illustre une politique qui réordonne la vieille trame de la cité à partir de ses institutions nouvelles, utilisées comme leviers de la modernisation.
(...) L'aménagement de stations thermales et balnéaires est pour Napoléon III un support de démonstration, une mise à l'essai des projets impériaux sur l'expansion économique et urbaine.
(...) L'organisation de ces villes n'est pas affaire de tracé régulateur, mais mise en place d'une économie urbaine, par l'entremise d'une administration urbaine (...) entreprise centralisée d'aménagement des ressources thermales (et balnéaires), dans le droit fil du projet saint-simonien (1) .
L'Etat encourage de diverses manières l'intervention des financiers privés qui se lancent dans ces nouvelles aventures. L'histoire d'Arcachon et des frères Péreire illustre particulièrement cette démarche. Par de nombreux aspects aussi, la conception et la réalisation des stations nouvelles évoque l'aventure coloniale : c'est un monde nouveau qui prétend s'inventer sur ces différents territoires considérés comme quasiment vierges de toute civilisation, et c'est ce qui leur donne leur dimension de modèle.
A l'origine des stations thermales il y a trois éléments de base : l'établissement thermal, le casino et l'hôtel. Au départ les stations sont petites. La Société des Bains est généralement propriétaire de ces trois principaux établissements. Quelques villas se construisent à leur périphérie. Puis est réalisé à partir de ce trio le parc autour duquel s'implantent de nouveaux hôtels. Un plan strict distribue les villas à proximité du parc. La gare arrive généralement dans cette seconde phase, mais reste un élément périphérique ou un centre de services par rapport au véritable centre de la station constitué autour du dispositif établissement thermal-casino-parc.
De fait on aboutit dans un certain nombre de cas à une ville double: la ville thermale touristique - de loisirs et de bains - et la ville de services, commerçante, où résident aussi les employés puis plus tard les touristes de "bas-de-gamme". Ce dualisme évoque celui des villes coloniales, avec leurs villes européenne et indigène. La reprise de certains thèmes exotiques dans l'architecture de casinos et de villa souligne cette parenté. Il faut noter d'ailleurs, que la clientèle coloniale a été un élément important des stations thermales, en particulier dans l'entre-deux-guerres.
Au début de ce tourisme, pendant la période du Second Empire, on assista peu à la construction de très grands hôtels, d'un luxe particulier. Comme dans bon nombre de villes d'eaux traditionnnelles en Angleterre, en Bohême ou plus tard sur la Riviera, les riches touristes et curistes, qui étaient souvent des habitués de ces stations, préfèraient louer des villas, et souvent ne descendaient à l'hôtel qu'un court moment, en attendant de disposer d'une villa.
Néanmoins un hôtel d'une certaine importance faisait génralement partie du dispositif initial. L'histoire du Grand Hôtel de Vittel (à l'origine "Hôtel de l'Etablissement") est de ce point de vue particulièrement intéressante.
13. Le Grand Hotel, Scarborough
14. Le Grand Hôtel, Vittel
A la saison de 1860, la vieille auberge de Vittel n'a plus suffi pour héberger les 159 curistes venus aux eaux. Louis Bouloumie, avocat de Rodez ayant acheté en 1854 la Fontaine de Gérémoy à Vittel et devenu entrepreneur thermal décide de construire un hôtel dans sa propriété. Il est, écrit-il dans un livre retraçant l'histoire de Vittel, au nombre des sacrifices qu'il faut savoir faire en temps utile: Contréxeville, Martigny même(...) menaçant de faire perdre à Vittel, par des installations nouvelles et luxueuses, dont on parle beaucoup, les avantages qu'il a déjà acquis et de ruiner sa jeune et encore fragile réputation; hésiter, retarder, serait une faute (...) L'hôtel sera donc construit ; les pièces d'eau seront grandes, bien éclairées, bien aérées. Quant à l'extérieur, il sera disposé de manière à recevoir ultérieurement, s'il y a lieu, les décorations et agrandissements utiles, mais pour le moment toute dépense d'ornemenatation extérieire sera évitée. L'emplacement choisi est le point culminant de la colline qui, dominant le jardin de l'etablissement, ménage une vue étendue (...) en même temps qu'il offre à la nouvelle construction des conditions particulièrement hygiéniques ; d'emblée on le fera assez grand pour qu'il puisse contenir 40 chambres, avec salons, salle à manger, salle de billard etc., et on le disposera de telle manière qu'il puisse recevoir les agrandissements et embellissements qui pourront devenir nécessaire. (1) .
Ce "gros chalet", note M.H. Contal, avant d'être un hôtel, est un rouage de l'entreprise thermale, dont il doit améliorer la production. Il n'échappe pas à ses contraintes financières, et quand il ouvre en 1860, il n'a rien d'un palace. Il le deviendra peu à peu, au fil des aménagements, des extensions et des décorations (en particulier par Charles Garnier en 1884), jusqu'à sa reconstruction complète en 1912 par Georges Walwein, au même emplacement, avec une façade pastiche Louis XIII.
La transformation des hôtels des stations thermales et le passage au grand hôtel est significative. Dans un premier temps les hôtels passeront de l'équipement d'accompagnement de l'établissement thermal, à l'hôtel de luxe, avec une décoration plus importante et un premier changement d'échelle.
Dans un second temps, on perçoit l'influence du modèle américain, dans les modes d'arbitrage entre luxe et rationalité moderniste, dans la distribution des chambres, dans le développement des équipements.Halls, salons, restaurants galeries sont "moins appendices fonctionnels" et plus "espaces de représentations autonomes, orientés par leurs rapports au parc ou au casino"(M.H.Contal) : l'hôtel devient un des éléments de la centralité urbaine et n'est plus seulement un équipement résidentiel.
Les hygiénistes marqueront également l'évolution hôtelière, soumettant l'hôtel à leurs préceptes:
L'hôtel et la maison meublée, dans une ville sanitaire, seront largement éclairés et ensoleillés, abondamment pourvus d'eau ...Les vestibules, escaliers, corridors seront pavés avec des matéraix permettant le lavage quotidien... Au devant de chaque chambre, une porte-fenêtre ouvrira sur une véritable galerie où le malade peut installer une chaise longue et une table comme dans une corte de section de sanatorium. Pour que ces balcons n'obscurcissent pas les chambres, leur plancher sera peint en blanc, les chambres un peu plus hautes de plafond, les fenêtres un peu plus larges... On ne tolèrera d'autres rideaux que blancs...couleur claire des meubles...On comprend avec quelle facilité de pareilles chambres peuvent être désinfectées ... En une heure, la chambre peut être prête à recevoir un nouvel occupant (1)
Salubrité, rationalité, lumière, résume M.H. Contal qui ajoute qu'il faudra trente ans pour que le Mouvement Moderne transforme ces préceptes en Vertus architecturales . Hôtels et villes d'eaux, écrit-elle, contribueront à puissamment à renouveler les moeurs urbaines. Erigé en règle de vie dans les stations, le "balnéaire" préfigure le culte solaire des années 1930. Les registres de Vittel et Contrexéville révèlent que Le Corbusier séjourna aux eaux; coïncidence ou inclination fort compréhensible ? (2) .
Mais dans certains cas, et particulièrement dans un pays comme la Suisse, c'est dès le XIX° siècle que l'hôtel semble joue un rôle important du point de vue de la diffusion de nouvelles normes sociales en matière d'hygiène et de confort.
Deux variantes : l'hôtel suisse et l'hôtel de Riviera
L'Hôtel Suisse
Le tourisme connut en Suisse à partir des années 1850 un véritable boom. La clientèle était en grande partie composée de riches anglais, cherchant entre autres repos et soins. (plus d'un millier d'hôtels et prés de 60.000 lits en 1880 (1) .
Les hôteliers suisses, orientèrent ainsi très tôt leurs efforts vers un surcroît d'hygiène et de confort. Certes en 1861, le propriétaire du Beau -Rivage à Ouchy, pourtant hôtel de luxe, faisait supprimer dans les plans les salles de bains attenantes aux chambres par souci d'économie! (2). Mais, dès les années 1870 les grands hôtels s'équipèrent en eau courante, en water-closets, en salles de bains, en chauffage central.
La localisation et l'orientation des hôtels jouèrent également un rôle important : ensoleillement et bonne aération des chambres débouchèrent d'ailleurs sur un modèle de palace peu différent d'un sanatorium.
D'un point de vue d'ensemble sur le rôle de l'hôtellerie suisse, il faut noter que le premier véritable traité d'hôtellerie Les Hôtels modernes, déjà cité, a été l'oeuvre d'un architecte suisse, Edouard Guyer .
L'ouvrage se compose de trois parties principales. Dans la première, intitulée "L'hôtel dans ses rapports avec les voyageurs", Guyer analyse le comportement général des clients ; il explique aux futurs hôteliers "les mobiles du voyage", "les préjugés des étrangers" toujours inquiets d'être plus ou moins escroqués, la manière dont ils choississent un hôtel, les services généraux de base etc. En quelque sorte, il s'agit d'une étude de marché assez générale, qui a pour but de permettre aux hôteliers de mieux satisfaire leur clientèle. De fait, la qualité du service devint avec la propreté l'une des grandes marques de l'hôtellerie suisse.
Dans la seconde partie, intitulée "La création d'un hôtel", après avoir défini les principaux critères de rentabilité d'un hôtel, Guyer analyse "la distribution" et l"ameublement". Cela va de la conception architecturale générale de l'hôtel à un inventaire des petites cuillères et des napperons nécessaires pour "un hôtel d'environ 200 lits de maîtres (300 personnes)". Cette partie est extrêmement intéressante. Outre que l'on y voit déjà très fortement l'influence de l'hôtel américain et les références anglaises, il y apparaît également une analyse relativement fine des goûts différents de la clientèle selon les origines nationales, et des suggestions pour y répondre tant dans la conception des chambres ou des espaces
15. L'Hôtel Beau-Rivage, Ouchy
16. L'Hôtel Beau-Rivage, Ouchy, plans des niveaux
collectifs que dans le type de service à lui apporter.
Taille des chambres, type d'espaces collectifs, nature des équipements, ameublement, sont passés au crible de la fonctionalité et des modes d'habiter de la clientèle .Le caractère national, écrit-il, se manifeste jusqu'à un certain point dans la coupe des meubles, dans la manière de les garnir et de les employer; aussi peut-on constater que, selon les pays, l'inventaire d'un hôtel sera différemment composé, autrement traité, et que la commodité y jouera un rôle plus ou moins important. Les Anglais et les Allemands feront moins de cas d'une riche garniture et d'un grand luxe que d'une forme essentiellement pratique, tandis que les Français et les Américains préfèrent généralement l'apparat et se laissent séduire par les dehors; ce n'est du reste que justice de rendre hommage au goût et à l'entente des formes élégantes dont font preuve sous bien des rapports les fabricants français (1) .
Ces goûts peuvent rejaillir sur la conception architecturale d'ensemble . Ainsi les alcoves, appréciées en Allemagne, en Autriche et dans certaines parties de la France et de la Belgique, le sont moins en Angleterre, en Amérique, en Italie, sur le Rhin et en Suisse . Mais Guyer souligne que si ce système a des avantages, notamment parce qu'il permet d'utiliser des pièces profondes, c'est au détriment de l'aération et de la lumière !
La troisième partie du traité étudie "l'exploitation de l'hôtel" c'est à dire d'abord la comptabilité, "l'économie étant à l'origine de tout", puis la formation et la gestion des personnels, comprenant le département extérieur - les personnels au contact direct de la clientèle (le portier et ses subordonnés, les "sommeliers" )- et le département intérieur (tenue des chambres, lingerie, cuisine, cave).
Toute l'hôtellerie suisse s'annonce et s'explicite dans cet ouvrage: la recherche de la rentabilité, fondée sur une organisation rigoureuse et une haute qualité de service, une très grande professionnalité.
Or être professionnel signifiait à cette époque pour les hôteliers suisses, bien identifier leur "créneau" : une clientèle cherchant avant tout le repos, le confort et, éventuellement les soins.
C'est ainsi que dès les années 1870-1880, le thème de la propreté joua un rôle majeur dans l'hôtellerie suisse. Le véritable luxe dans les bons hôtels anglais, écrit Guyer, consiste dans la plus scrupuleuse propreté. Le même principe, adopté par les hôtels de Suisse et par ceux du bord du Rhin a beaucoup contribué à leur renom . Cette propreté ne doit pas avoir de limite puisqu'il ajoute à propos de la conception et de l'entretien des écuries : le principe qui, ici encore doit prédominer, c'est que la propreté est le luxe par excellence. C'est un pur préjugé, ajoute-t-il, que de croire les animaux insensibles à ce bienfait..
Les exigences de propreté et d'hygiène, issues de l'hôtellerie, ont contribué de façon décisive selon Geneviève Heller (1) à la transformation de la société suisse et en particulier à la pénétration du modèle hygièniste dans les domaines du logement et de l'assainissement. Ainsi, très explicitement, l'un des membres d'une commission de salubrité du Conseil d'Etat vaudois, qui s'inquiétait en 1884 de la salubrité des logements et de la prévention des maladies contagieuses, expliquait que dans une contrée où tant d'étrangers viennent chercher la santé, il est plus que partout ailleurs du devoir des autorités de veiller aux règles élémentaires de l'hygiène publique, et de ne pas les exposer inutilement aux dangers des maladies infectieuses ... N'attendons pas les accidents pour agir mais tâchons de prévenir et épargnons-nous les justes reproches des étrangers qui n'ont pas toujours tort quand ils nous accusent de laisser-aller (2).
Cet argument a d'autant plus d'importance du point de vue des hôteliers, qu'une bonne partie de la clientèle des hôtels vient en partie en Suisse pour se soigner, envoyée par les médecins anglais et allemands adeptes de la médecine climatique. "Des demi-malades, des affections nerveuses, rhumatoîdes... des maladies peu graves du sexe, des fatigues par excès detravail, ou d'autres excés moins avouables... (3)
La Suisse devient en quelque sorte un vaste "sanatorium de l'Europe" et "le médecin suisse trouve de précieux auxiliaires dans les hôteliers" écrit un pharmacien de Montreux.
Les exigences de l'économie hôtelière contribuèrent donc à diffuser la culture du propre qui devint une caractéristique forte de la Suisse. Mais, selon Geneviève Heller, l'hôtel ne diffusa pas en Suisse seulement l'hygiène, mais aussi toute une série de composants de la modernité, chauffage central, ascenseurs, éclairage électrique etc. Nous y reviendrons un chapitre ultérieur, lors de l'analyse des équipements hôteliers . Notons néanmoins ce rôle d'ambassade culturelle joué par les hôtels voire leur dynamique quasiment colonisatrice par l'intermédiaire des exigences des clientèles étrangères et du rôle économique et politique joué par les hôteliers.
Dans quelle mesure, les grands hôtels d'Afrique, voire d'Asie, ne jouent-ils pas actuellement un rôle du même type, avec leur restauration internationale, leur air conditionnné, leur ascenseurs, qui induisent de multiples infrastructures, des importations, créent certains circuits économiques et deviennent les lieux de référence obligée des bourgeoises nationales ?
L'Hôtel de la Riviera française
Bien que la fréquentation anglaise de la Côte d'Azur ait commencé à se développer dès la fin du XVIII° siècle, la grande hôtellerie ne s'y est véritablement développée que dans le dernier quart du XIX° siècle . Jusque là, il s'agissait surtout d'une villégiature en villas. Il y avait néanmoins quelques hôtels relativement importants quelques années auparavant : en 1842, ouvre le Beausite à Cannes qui n'est alors qu'un petit village, "lancé" par Lord Brougham, ancien président de la Chambre des Lords qui s'y était fait construire une somptueuse villa en 1835 ; le Grand Hôtel de Cannes est construit prés de vingt ans plus tard, en 1864; le Grand Hôtel du Cap , appelé ultérieurement Eden Roc, fut précédemment une riche résidence transformée en hôtel en 1863. Mais, ces hôtels sont encore relativement modestes, par leur taille comme par leur luxe.
Aussi, comme le soulignent les auteurs de L'Hôtel-Palais en Riviera lorsque se produit la grande expansion hôtelière de la Côte d'Azur à partir des années 1880, l'hôtel est déjà un produit bien défini, non seulement en milieu urbain, dans les grandes capitales, mais également dans les nouvelles zones de villégiature, particulièrement sur les rives des lacs suisses. De fait, un certain nombre d'hôtels sont créés par des hôteliers suisses, après la guerre de 1870 qui a fortement perturbé le tourisme suisse.
A l'origine donc, l'hôtel de la Côte d'Azur ne semble pas innover particulièrement, ni constituer un modèle spécifique. Mais, peu à peu, surtout par la concentration des riches de toute l'Europe qui s'y agglomèreront, il devint une sorte d'archétype de l'hôtel de luxe symbole de leur mode de vie et de leurs loisirs. L'histoire de l'Hôtel de Paris à Monaco est de ce point de vue tout à fait significative(1).
Monaco n'était dans les années 1850 qu'un rocher pauvre avec un petit millier d'habitants. Le Prince Florestan, s'inspirant du Grand Duc Ferdinand qui, grâce à un équipement thermal et à un cercle de jeux pour étrangers, avait métamorphosé Hombourg, petite bourgade des bords du Rhin, en une cité florissante décide de créer une société des Bains, et de faire construire casino et hôtels. Le démarrage de la station est d'autant plus difficile que celle-ci est alors peu accessible. Un nouveau casino est construit en 1863 et le 14 janvier 1864, le "Journal de Nice" annonce l'ouverture d'un hôtel à
Monaco, l'Hôtel de Paris, organisé sur le modèle du Grand Hôtel du Boulevard des Capucines à Paris... Pour cinq francs, cinquante clients peuvent dîner à sa table d'hôte à cinq heures et demi du soir. Le personnel de l'hôtel a été formé à Hombourg et les publicités comparent Monaco à Hombourg et Wiesbaden.
Le succés vient rapidement. L'arrivée du chemin de fer en 1868 lance définitivement la station. L'Anglais le plus difficile, dit-on, croit être chez lui aussitôt qu'il y a mis les pieds . Dès 1866, l'hôtel est agrandi et la capacité de sa table d'hôte passe à 80 convives. On installe l'éclairage au gaz, alimenté par l'usine de Monaco. En 1868, ouverture dans l'hôtel d'un café, d'un billard et d'une parfumerie. Le tir aux pigeons est installé en 1872, l'hôtel est passe à 100 chambres.
Dès 1873, un nouveau programme d'extension est lancé, comprenant la construction de 60 chambres supplémentaires, et d'une salle à manger pouvant accueillir 200 personnes. En 1875, il n'y a encore que six salles de bains, installées au premier étage de l'hôtel, mais avec de luxueux salons d'attente! Pourtant le "beau monde" de toute l'Europe y défile : la grande bourgeoisie et l'aristocratie anglaise, russe, française et allemande, de nombreuses têtes couronnées, le monde du spectacle.
En 1885, on installe les deux premiers ascenseurs (un système à eau), mais il n'y a pas encore de chauffage central (rappelons que la saison d'ouverture de l'hôtel, et de toute la "French Riviera", est bien sûr l'hiver, tous les hôtels étant alors fermés en été).
En 1889-1890, de nouvelles extensions et modernisations permettent l'installation de salles de bains ... à tous les étages . La même année, on installe à l'hôtel les premiers courts de lawn tennis.
A partir de cette époque, on peut considérer qu'ont été mis en place les principaux éléments du dispositif de la villégiature en "Hôtel-Palais" sur la Côte d'Azur ( appelés "Palaces" - vers 1905) : Casino, Grand Hôtel, Théatre-Opéra-Concert, Sports.
Mais, ce n'est ni l'équipement, ni le luxe qui caractérisent alors particulièrement les hôtels de la Côte, c'est plus leur clientèle et son mode de vie. Non pas que cette clientèle soit en elle-même totalement différente de celle des autres hôtels de luxe dans le monde, mais, plus que ceux des capitales, les grands hôtels de la Riviera accueillaient en même temps des rois et des princes de toute l'Europe, des aristocrates anglais, des nobles russes (qui jouèrent un grand rôle sur l'évolution de la côte d'Azur), des grands bourgeois de toute les pays industriels, des hommes politiques, et les gens du spectacle qui viennent jouer et résider sur la Côte.
Autre différence, forte le phénomène saisonnier. Certes, l'essentiel du tourisme de villégiature est alors marqué par le rythme saisonnier, mais la Côte d'Azur opèra une concentration particulière sur sa saison d'hiver, alors que les touristes se répartissaient sur un territoire européen plus vaste pour la saison d'été.
Autour des années 1900, ouvrirent sur la Côte toute une série de nouveaux grands hôtels, notamment à Nice : en 1897 le Grand Hôtel Excelsior Régina, où descendait la reine Victoria ; en 1900 le Winter Palace, puis l'Imperial Palace ; en 1910 l'Hermitage. Tous ces hôtels de Nice étaient encore construits sur la colline de Cimiez. Mais, peu avant la guerre, les grands hôtels "descendent" aussi sur la Promenade des Anglais. L'un des plus célèbres de ces hôtels, le Négresco, fut construit en 1912 par l'architecte d'origine néerlandaise Edouard Niermans, grand constructeur de casinos, théatres, brasseries et hôtels . Faste, grandeur et modernité du Négresco: un immense tapis circulaire de la
17. L'Hôtel de Paris, Monte-Carlo, vue de la salle à manger
18. L'Hôtel Négresco, Nice
Savonnerie (coûtant le dixième de l'investissement total), 420 chambres, une coupole elliptique éclairée par une verrière de jour et par un lustre de Baccarat d'une tonne, des colonnades, une fresque de Gervais, mais aussi des nouveautés techniques comme des commutateurs électriques à portée de main, le nettoyage par un système central d'aspiration de l'air, un autoclave à vapeur et un service pneumatique de distribution du courrier par tube dans les appartements (1). Il n'y avait encore cependant que 300 salles de bains pour plus de 400 chambres (2) .
Autre archétype du palace méditerranéen, le Carlton de Cannes, qu'Henry Ruhl fit construire en 1911 par Charles Delmas, avec le concours financier de grand-duc Wladimir de Russie : 7 étages, 360 chambres et 40 salons, 228 salles de bains, 2 salles à manger, 6 salons de réception, 2 grands halls, un bar, des terrasses pour le restaurant et le grand salon, des boutiques de luxe, un salon de coiffure, une boutique de fleurs, un photographe, un club de bridge, 2 courts de squash, des tennis, une plage particulière et des garages.
Survint la guerre de 1914-1918, et la Côte d'Azur connut une crise d'autant plus grave que la révolution soviétique entraîna la quasi disparition d'une composante importante de sa clientèle, l'aristocratie russe. Pendant la guerre, certains hôtels fermèrent, d'autres furent transformés en hôpitaux. Puis après la guerre, la Côte d'Azur connût un nouvel essor, cette fois profondément marqué par l'arrivée des touristes américains. C'est une nouvelle période qui s'ouvrit, bien illustrée par la vie de F. Scott Fitzgerald et par son roman de 1934 Tendre est la nuit, qui contribua très certainement à former une image nouvelle de la Côte d'Azur.
De fait, on note à partir de cette époque une certaine influence du modèle du "resort hotel américain", version Floride du modèle américain évoqué précédemment, et qui, entre autre, cherche plutôt la chaleur du soleil que sa douceur.
Peu à peu, la Côte toute entière évolua. La saison, avant de se déplacer presque complètement après 1945, s'ouvrit sur l'été quelques années après la guerre.
Dès 1929, H. Ruhl inaugurait un casino d'été, déjà fortement inspiré par le modèle américain qui s'appelant inévitablement le Palm Beach. Le Carlton suivit en restant ouvert pour la première fois pendant l'été 1930, la mauvaise saison de l'hiver 1929 ayant contribué à cette décision ... Innovation assez radicale car jusqu'alors le Carlton, comme tous les autres grands hôtels, fermait dès les premières chaleurs, et son personnel était envoyé vers le Grand Hôtel de Cabourg ou celui de Dinard, gérés par la même société et où l'on retrouvait une partie de la même clientèle de rentiers.
Indice de cette même évolution, l'Hôtel de Paris à Monaco, sensible à la mode nouvelle des "cocktails" transforme en 1929 son salon de lecture en bar américain ...
L'hôtel de station touristique, avec ses diverses variantes thermales et balnéaires, représente ainsi comme un modèle particulier de la grande hôtellerie; il apparaît dès la première moitié du XIX° siècle, mais évolue considérablement jusqu'au début du XX° siècle .
Son développement est à l'origine très lié à celui du chemin de fer qui rend possible la création et la croissance de nombreuses stations, et au nouveau mode de vie qui se généralise dans les couches les plus fortunées de toute l'Europe, la fameuse "classe de loisisrs" de Thorstein Veblen.
Centré sur les loisirs et la détente, parfois le repos et les soins, à la différence de l'hôtel américain plus lié au voyage et au travail, ce type de grande hôtellerie est surtout caractérisé par sa clientèle, ses activités et sa sociabilité.
Le grand hôtel hôtel américain a joué le luxe par la taille, le confort, les équipements. l' hôtel de station a, lui, fait du grand hôtel un lieu mondain. Les grands hôtels métropolitains européens, en combinant ces deux modèles au coeur des grandes villes, donneront naissance à un type particulier, le palace.
2.3. Les grands hôtels métropolitains européens.
Les premières générations des hôtels métropolitains
Si les premiers hôtels apparaissent avant le chemin de fer, il est clair néanmoins que dans la plupart des villes européennes, à quelques exceptions prés, la grande hôtellerie n'a commencé véritablement qu'avec le développement des chemins de fer et s'est d'ailleurs installée à proximité des gares.
La première ligne de chemin de fer ouverte au public est celle de Darlington à Stockton en Angleterre en 1825; en France, c'est la ligne Lyon -Saint-Etienne en 1827.
Rapidement, les "terminus" s'équipent en hôtels. Selon David Watkin et Vincent Bouvet, les premiers grands hôtels de gare sont le Midland à Derby en 1840, puis le Victoria Station Hotel à Colchester (1843). Dès cette époque d'ailleurs, les compagnies de chemin de fer voient le parti qu'elles peuvent tirer de l'hôtellerie et elles se lancent dans des opérations de plus en plus importantes (1) .
A partir des années 1850, la construction de grands hôtels s'accélère en Angleterre. Les expositions et en particulier les expositions universelles, sont des occasions privilégiées pour la réalisation de ces grands hôtels. Non seulement elles attirent des quantités importantes de visiteurs qu'il faut héberger ( 6 millions pour la grande exposition du Crystal Palace à Hyde Park en 1851), mais les hôtels constituent aussi une vitrine nationale et internationale de la richesse et de la modernité.
C'est ainsi qu'est inauguré en 1851 le Great Western de Paddington, l'un des premiers "palace-terminus", qui compte 130 chambres et 20 suites, sur 3 étages encadrés de deux tours de 5 étages.
L'exposition internationale de Brompton de 1862 sera également l'occasion de la construction d'un hôtel, gigantesque pour l'époque, de 400 lits, 300 toilettes, 2 bibliothèques, 1 ascenseur hydraulique. Mais l'hôtel ne sera pas achevé à l'ouverture de l'exposition !
D'autres hôtels proches des gares ou même intégrés à leur dispositif architectural, s'ouvrent dans cette même période: le Great Northern en 1855, le Grosvenor à côté de Victoria Station en 1860 (qualifié par la presse de l'époque d'hôtel à "l'échelle américaine" parce qu'il s'élevait sur 8 étages, les deux
19. Le Midland Grand Central Hotel, Londres
premiers étant occupés exclusivement par des suites), puis le Westminster Palace Hotel qui comprenait 268 chambres, 70 "lavatories", 14 salles de bains.
Peu après l'Angleterre, on vit un peu partout en Europe apparaître des hôtels du même type, liés au développement des déplacements en chemin de fer.
Mais dès la fin des années 1850, en fait avec l'Hôtel du Louvre à Paris, appelé à l'époque "l'hôtel monstre", on passa à une échelle nouvelle, et à un type quelque peu différent.
Napoléon III, qui avait fréquenté les hôtels londoniens lors de ses voyages, décida de faire construire un immense hôtel à Paris pour l'exposition universelle de 1855. Il suggéra ce projet aux frères Péreire qui profitèrent du prolongement de la rue de Rivoli et créèrent pour l'occasion la Compagnie Immobilières des Hôtels et Immeubles de la rue de Rivoli. Un système d'exonération fiscale sur trente ans fut inventé à cette occasion pour encourager le projet.
L'hôtel construit innovait par sa taille et sa conception par rapport aux hôtels européens de l'époque, mais aussi différait des hôtels américains par son architecture et son organisation. Il comptait 700 chambres ( plus de 8000 mètres carrés construits) réparties autour d'une vaste cour couverte par une verrière, une galerie de 400 mètres faisant le tour de l'hôtel ; des machines y transportaient vaisselle et bagages entre les étages, un réseau de fils électriques alimentait des pendules : une "véritable petite ville avec une place publique en son centre, note un journal de l'époque qui ajoutait :les voyageurs qui se dirigeront à l'intérieur en passant sous ses hauts porches croiront que leur cocher est entré dans la résidence du baron Haussmann ou dans l'un des splendides palais nationaux, le Ministère des Affaires Etrangères par exemple" (1) .
Tout le programme et toute l'originalité de ce modèle de grand hôtel européen apparaît dans les quelques notations de cet article. L'hôtel est "américain" par sa taille, par sa conception d'ensemble, comme ensemble intégré d'équipements et d'hébergements, par sa gestion: le système américain de direction d'hôtel a été essayé pour la première fois... avec succés. L'affaire est aussi une expérience splendide digne en tous points de la ville dans laquelle elle est tentée (2) : l'hôtel présente en effet le nec plus ultra de la modernité technique ... et sociale, son luxe et son bon goût illustrent la grande classe
20. Le Grand Hôtel, Paris, plan du rez-de-chaussée
française et parisienne (un magasin de "nouveautés" était d'ailleurs installé au rez-de-chaussée). Mais il est aussi vitrine et modèle d'une ville et de sa tradition, et en cela il diffère des grands hôtels américains, qui tiennent lieu de ville plutôt qu'il n'en témoignent.
L'hôtel du Louvre est d'ailleurs tellement parisien qu'il peut devenir un objet tourisitique en lui-même, puisque selon le chroniqueur de l'époque, on peut s'y croire dans "un de ces splendides palais nationaux". C'est pourquoi tout dans l'architecture est tendu vers l'expression de cette qualité urbaine tradionnelle, jusqu'à l'intégration de l'hôtel dans l'alignenement de la rue de Rivoli (1) .
Un deuxième hôtel du même type suivit, le Grand Hôtel en 1862, sur le boulevard des Capucines . Cet hôtel qui devait initialement s'appeler l'Hôtel de la Paix (mais on appela Café de la Paix le café qui lui fut adjoint) devait à l'origine compter mille chambres. Finalement, on en construisit 800 avec 65 salons . Lors de l'ouverture, la presse insista sur les détails les plus marquants pour l'époque :
Le personnel est de 250 individus, la plupart allemands, bacheliers ou licenciés, parlant toutes les langues connues. A chaque étage, il y a trois postes d'agents desservant chacun quarante numéros et communiquant par des tuyaux acoustiques; à chaque porte du salon commun, des boîtes pour recevoir les réclamations; à chaque lit, bureau et cheminée, des boutons qu'il suffit de toucher pour déclencher une sonnnerie électrique continue. Toutes les pendules se règlent d'elles-mêmes et entre elles, à midi et à minuit, par un fil électrique introduit sous le socle et derrière la glace... L'hôtel a 2600 becs de gaz; la salle à manger, à elle seule, en a 1140; ces becs consomment une valeur de 100.000 francs de gaz par année.
Visitant le Grand Hôtel, Eugénie dit à Emile Péreire, financier de l'affaire : c'est absolument comme chez moi, et je me suis crue à Compiègne ou à Fontainebleau .
Un peu plus tard en 1878, à l'angle de la rue de Rivoli et de la rue de Castiglione s'ouvrit pour l'exposition universelle Le Continental, un nouvel hôtel encore plus luxueux, conçu par Henri Blondel (gendre de Charles Garnier), également architecte de La Belle Jardinère.
21, 22. Deux publicités pour l'Hôtel Continental, Paris
Des hôtels de ce type "équipèrent " progressivement toutes les capitales européennes. A Vienne, où la
"concurrence" avec Paris était forte, une série de grands hôtels s'ouvrit dès le début des années
1860 : le Wohnhaus Heinrich Hof en 1863, le Britannia et le Donau en 1870, le Métropole de 360 chambres en 1873, le Sacher en 1876.
A Berlin, le premier grand hôtel, le Kaiserhof, fut ouvert en 1875 ; il comprenait 230 chambres.
Londres connut aussi une sorte de seconde vague hôtelière à la fin des années 1870 et dans les années 1880, période durant laquelle s'ouvrit une série de grands hôtels de ce type métropolitain européen, intégrant diverses fonctions sur le modèle américain (bien qu'à une échelle moindre) mais fortement insérés dans leur contexte urbain et culturel. Parmi les plus grands et les plus luxueux, trois hôtels de 500 chambres se distinguent : le Victoria en 1876, le Grand en 1879 et le Metropole en 1885; ils appartenaient tous au même propriétaire, Frederik Gordon, et leur clientèle était décrite à cette époque comme " de grandes vieilles familles ou des dirigeants de grandes entreprises du Nord, de style Victoria, des Américains et des Australiens bien habillés et polis" (1) . Suivit en 1886 l'ouverture sur le Strand du Cecil, un hôtel de 800 chambres, et de fait le plus grand hôtel d'Europe à ce moment.
L'invention des palaces : Ritz, Fin de Siècle et Belle Epoque
La Belle Epoque vit naître un nouveau type d'hôtel de luxe : généralement de taille sensiblement plus réduite que les grands hôtels métropolitains, intégrant tous les équipements modernes disponibles, mais surtout axé sur une extrême qualité en tous domaines et intégrant les fonctions mondaines développées notamment par les hôtels de station.
Ce processus donna naissance à ce que l'on appela à partir du début des années 1900 les "palaces".
Un homme joua un grand rôle dans l'invention et la mise au point des palaces : César Ritz. Fils d'un petit propriétaire terrien suisse, il travailla tout d'abord comme serveur chez Voisin. Déjà dans la jeune tradition de service de l'hôtellerie suisse, dont témoigne le traité de Guyer cité plus haut, Ritz nota attentivement les besoins et les goûts des anciens et des nouveaux, que ce soit de l'eau glacée pour les Américains ou des cigarettes égyptiennes pour Albert-Edouard, prince de Galles (1) .
Ritz avant de créer ses propres maisons, dirigea une série d'hôtels ( Grand Hôtel National de Lucerne, Grand Hôtel de Monaco, Hôtel de Provence à Cannes) dont la clientèle lui était tellement attachée qu'elle le suivait. C'est ainsi qu'il fut recruté comme directeur du Savoy lorsqu'il ouvrit en 1889 . A l'origine principalement destiné à la clientèle américaine, le Savoy était construit sur la base des dernières techniques utilisées aux Etats Unis : matériaux à l'épreuve du feu, poutrelles d'acier coulées dans du béton, éclairage électrique omniprésent, six ascenseurs, mais seulement soixante-dix salles de bain pour 700 chambres.
Le succès de Ritz tient à une combinaison de plusieurs qualités : à la manière suisse il connaissait parfaitement sa clientèle, ses goûts et ses envies, était un partisan farouche de la propreté et de l'ordre, enfin il était un très bon gestionnaire.
Mais à ces qualités "suisses", il en ajoutait une autre: c'était un maître de cérémonie, sachant organiser des fêtes qui déclenchaient l'enthousiasme de la bonne société,. Pour assurer le succès de ces fêtes, il savait concevoir le décor et mettre en scène les gens qui y participaient, ce qui fait écrire à H. Montgomery que César Ritz était un homme de spectacle. La décoration des hôtels qu'il géra, puis la conception des hôtels qu'il fit construire, notamment par Mewès, intégrèrent toujours les objectifs de luxe, d'hygiène, de fonctionalité, de modernité, et, cela, dans une conception quasi théatrale.
Ritz contribua directement à modifier certains aspects des modes de vie de l'aristocratie européenne. A Londres, en particulier, le dîner au Savoy devint une obligation mondaine. Ainsi, sa clientèle n'était plus limitée aux seuls touristes et voyageurs, et il réalisait au Savoy plus de la moitié de son chiffre d'affaires en restauration ! Il faut dire aussi que, pour ce faire, il s'était associé le célèbre Auguste Escoffier qui dirigeait les cuisines du Savoy.
Sans conteste il contribua ou participa à la diffusion hors de l'hôtellerie, vers l'habitation de haut de gamme, de certaines innovations dans l'équipement de la maison (l'électricité, les salles de bains attenantes à toutes les chambres) et de quelques uns de ses propres principes, notamment dans l' ameublement (par exemple l'exclusion des lourdes tentures et des papiers peints attrape-poussière).
Une série d'hôtel fut construite ou réaménagée sur la base de ces conceptions entre 1890 et 1914. La société du Savoy acheta en 1893 le Claridge's de Brook street et le transforma de fond en comble; elle fit construire sous la direction de Ritz et d'Escoffier le Grand Hotel de la Via Vittorio Emanuele à Rome en 1894. Le Coburg (rebaptisé plus tard le Connaught) ouvrit à Mayfair en 1896, et le Carlton en 1899 qui pour la première fois offrait une salle de bains par chambre.
Ritz enfin ouvrit son premier hôtel personnel en 1898 place Vendôme à Paris, conçu par l'architecte Charles-Frédéric Mewes : 130 appartements, tous pourvus d'une salle de bains, d'un cabinet de toilette et d'un water-closet. Selon sa veuve, César Ritz aurait donné comme première consigne à Mewès:
Mon hôtel doit être le dernier cri de l'élégance ...le premier hôtel moderne à Paris. Je le veux hygiénique, confortable et beau.
Au mot "moderne", M. Mewès frissonna mais, en homme de tact, il ne leva pas les bras au ciel avec horreur... (1) .
Mais, cet hôtel s'était implanté dans un cadre ancien (la façade a été dessinée par Mansart en 1698) qui avait introduit un certain nombre de contraintes assez fortes. Le premier hôtel entièrement conçu par Ritz et Mewès fut donc le Ritz de Londres inauguré en 1905: distribué autour d'un jardin d'hiver, principe cher à Ritz, il allie une décoration et un ameublement tout entiers Louis XVI à des techniques de construction très modernes, en particulier l'emploi de charpentes métalliques, et un niveau de confort très développé pour l'Europe . L'influence du modèle américain y est très importante mais le luxe et le confort y sont traités sur un mode sensiblement différent, dans lequel esthétique, voire arts et culture tiennent un rôle important (2) . En 1909, Ritz ouvre un troisième hôtel, toujours conçu par Mewès, à Madrid.
23. Le Ritz Hotel, Londres
Suivant l'exemple de Ritz, d'autres palaces ouvrirent à cette époque : L'Elysée Palace en 1898 sur les Champs-Elysées (qui apporta quelques perfectionnements techniques comme le filtrage de l'eau), l'Hôtel Meurice qui fut complètement reconstruit entre 1905 et 1907 par Paul-Henri Nénot, Grand Prix de Rome, l'Hôtel de Crillon (classé monument historique en 1896) transformé en hôtel de très grand luxe en 1907-1909, pour le compte de la Société des grands Magasins et des Hôtels du Louvre. Parmi les hôtels de grande classe qui s'ouvrent à cette époque, il faut aussi citer le Lutétia qui accueillait surtout la grande bourgeoisie de province, les hommes politiques (proximité du Sénat et de la Chambre des Députés), le Majestic en 1905 (400 appartements ou chambres, tous avec antichambre et salle de bains, chaque pièce décorée et ameublée différemment, un "roof-garden, cinquante mètres de terrasses transformées l'été en restaurant), le Mercédès et l'Astoria en 1907 (1), le Plaza Athénée en 1913 (où fut arrêtée Mata-Hari).
La construction de ce type de palaces se répandit dans toute l'Europe, l'architecture étant investie de la mission d'exprimer ces nouvelles conceptions du luxe, de la mode et de la modernité. Parmi les exemples les plus remarquable on peut citer à Moscou l'Hôtel Métopole, ambassadeur de l'Art Nouveau, ou à Berlin en 1907 l'hôtel Adlon qui mêlait Art Nouveau et style néo-classique!
La guerre de 1914-1918 interrompit momentanément ce mouvement. Puis après guerre, malgré l'absence des Russes qui avaient représenté une part importante de la clientèle des hôtels de luxe, le mouvement hôtelier reprit et une nouvelle génération d'hôtels fut mise en chantier. La crise des années trente interrompit à nouveau ce phénomène pendant quelques années.
On peut considérer que les palaces construits en Europe dans les années 1920-1930 arrivent alors à maturité ; peu d'innovations marquantes, mais la généralisation des techniques modernes, de l'équipement sanitaire, et une recherche renouvelée dans l'architecture, la décoration et l'ameublement.
Parmi les principales réalisations de l'entre-deux-guerres, il faut noter :
-le George V, inauguré en 1928, (qui ouvrit sous la direction d'André Terrail, créateur en 1936 de La Tour d'Argent) disposait de salons qui devinrent vite le "must" des réceptions parisiennes, d'appartements avec terrasses, d'une cour toute en marbre, d'une collection de mobiliers anciens,
24. L'Hôtel Crillon, Paris
d'une cave de 250.000 bouteilles;
-le Royal-Monceau de 1925, dit le "Palace des familles" car il était occupé pour une bonne part par des résidents permanents, hommes politiques et grands avocats notamment;
-Le Scribe, ouvert en 1926 sur l'emplacement du Grand Café (205 chambres), occupé surtout par des hommes d'affaires.
Dans le même temps, les hôtels américains continuaient sur la route des records, de plus en plus grands, de plus en plus hauts.
Mais un nouveau type d'hôtel s'inventait aussi à la même époque aux USA : le motel. De l'hôtel de chemin de fer on passait peu à peu à celui de l'automobile...
Chapitre 2
Du motel au jet-set palace
1. L'hôtel et les réseaux modernes
L'évolution des hôtels a de tout temps été fortement liée à celles des moyens de transports.
Déjà les lignes régulières de diligence avaient fait naître un nouveau type d'auberge-relais ; le développement des hôtels au XIX° siècle accompagna celui des chemins de fer. Puis, ce fut la période des traversées transatlantiques, et, un rapport étroit s'établit, particulièrement en Europe, entre le modèle du grand hôtel et celui du paquebot.
Par la suite, surtout à partir des les années 1920-1930, le lien entre automobile et hôtel introduisit de nouvelles conceptions.
1. 1. De l'hôtel paquebot à l'hôtel automobile.
A la fin du XIX° siècle le développement des voyages transatlantiques fut considérable et l'on peut constater une forte parenté entre les paquebots de luxe mis en service sur l'Atlantique et les nouveaux palaces : les cabines étaient certes un peu plus petites que les chambres, mais il s'agissait des mêmes gens, habitués au même luxe, groupés de même dans un système d'habitat et de distraction commun (piscines couvertes, tennis sur le pont supérieur, tir à la carabine) . On a d'ailleurs souvent comparé les grands hôtels à des paquebots, car ils présentent en effet le même type d'autonomie et de synergies.
Et, dès les premières années 1900, Mewès, l'architecte de Ritz, a particip éeffectivement à la création de paquebots.
Ainsi à l'égal des palaces hôteliers, le Normandie lancé en 1935, immense navire qui pouvait prendre à son bord deux mille deux cent trente passagers et qui comptait mille trois cent vingt hommes d'équipage, présentait un luxe extraordinaire :
Laques, panneaux de glace peints, carrés de laque d'or décorant le fumoir et le grand escalier, feuilles
25. Le grand hall du paquebot Normandie
d'argent revêtant les murs du théatre, fer forgé, verre moulé, gravé, ciselé par Lalique et Labouret, émaux de La Chapelle, grés émaillés et porcelaines de Sèvres de la piscine, bois précieux des meubles de Ruhlman, soieries de Jean Beaumont : tout concourait à faire du paquebot un musée flottant des Arts Décoratifs. (1).
Le rythme des débarquements et des embarquements marquait aussi profondément le fonctionnement des grands hôtels de capitale. A Paris il fallait mettre en place une organisation spéciale pour faire face à l'arrivée massive ou au départ des clients du train du Havre, port où accostaient la plupart des transatlantiques. Type de problème qu'un certain nombre d'hôtels retrouveront plus tard avec le développement des voyages en groupe !
Paquebots et hôtels, parce qu'il sont de grands ensembles fonctionnels et interdépendants ont partagé aussi d'autres caractéristiques : leur sensiblité à l'incendie par exemple, ou encore leur transformation en période de guerre pour l'acceuil des militaires (navires-transports de troupes ou hôtels pour Etat-Major), pour l'hébergement des blessés (navire et hôtels fréquemment transformés en hôpitaux pendant les guerres).
A partir des années 1900, mais surtout après la première guerre mondiale, l'automobile détermina des évolutions importantes de la conception des hôtels et de leurs localisations.
L'automobile, permit d'abord une assez forte autonomisation par rapport aux transports collectifs, modifiant dans un premier temps à la fois les localisations possibles des hôtels, et dans une certaine mesure leur organisation interne.
Les hôtels purent s'éloigner des gares, et de nouveaux sites s'ouvrirent plus aisément hors des villes.
Avec l'automobile aussi, les clients arrivent séparément et continuellement. Mais surtout dans les hôtels de luxe, ils arrivent de plus en plus souvent avec leur propre voiture ce qui nécessite garage et logement pour les chauffeurs. Comme ces derniers ont fort mauvaise réputation, on essaye de les éloigner au maximum du personnel permanent et on leur construit des annexes .
On vit également apparaître dans les publicités des grands hôtels des années 1920-1930, la mention de l'existence d'un "garage" (parfois sous la forme "garage interne") aux côtés de la mention "toutes les chambres avec salle de bains et téléphone" .
Les contraintes liées au garage automobile furent aussi l'occasion de réflexions futuristes, comme celle de l' hôtel - garage vertical . Dès le début des années 1920, la voiture avait fait naître aux USA un nouveau type d'hôtel de voyage, adapté à l'automobile, à l'usage extensif des terrains et au modèle de la maison individuelle, pour lequel le terme de motel fut inventé en 1925.
Plus encore que la guerre 1914-1918, la seconde guerre mondiale ébranla le système hôtelier de luxe européen et mit au ralenti l'expansion du système américain.
Beaucoup des grands hôtels européens furent endommagés pendant la guerre. Une partie d'entre eux avait également été réquisitionnée : ainsi beaucoup de grands hôtels parisiens ont été occupés par les Allemands; ceux de Vichy devinrent des Ministères, d'autres furent transformés en hôpitaux,; un certain nombre furent fermés. A la fin de la guerre, les armées alliées prirent un certain temps le relais; d'autres hôtels accueillirent des organisations internationales. Mais avec les destructions, les difficultés économiques, le nouveau système politique mis en place dans un certain nombre de pays de l'Est européen, c'est tout le réseau des palaces et des grands hôtels qui était profondément perturbé. Ce ne fut donc pas en Europe une période d'ouverture de nouveaux hôtels, ni de transformations importantes, ni à plus forte raison d'innovation significative.
En revanche, un nouveau modèle d'hôtellerie se développa depuis les Etats-Unis, à partir de la constitution des premières chaînes hôtelières et du développement des transports aériens.
1.2. Les hôtels de chaînes pour passagers aériens
Dès 1919 Conrad Hilton ouvre son premier hôtel à Cisco. Puis, il en ouvre d'autres et peu à peu invente la première formule de l'hôtellerie de chaîne. L'invention est au départ limitée: un certain nombre de grands hôtels appartenaient déjà aux mêmes propriétaires, étaient aménagés de façon assez similaire, de telle manière que les clients qui les fréquentaient aient immédiatement une certaine familiarité avec leur cadre; dans certains cas, pour les hôtels saisonniers, le personnel se déplaçaient d'hôtels en hôtels, suivant les clients dans leur pérégrinations périodiques.
Mais l'adaptation de ce premier principe de chaîne à la société américaine donna quelque chose de nouveau. Le principe de Conrad Hilton, c'est que le voyageur américain souhaite être assuré de trouver partout où il se rend un certain niveau de confort, en quelque sorte la sécurité du confort. Pour répondre à cela, Conrad Hilton mit au point une première forme de normalisation de l'équipement et du fonctionnement des hôtels. Ainsi, comme il le disait, partout ses clients devaient se sentir chez eux.
La formule présente aussi un autre avantage : puisque le confort est normalisé, on peut confier à d'autres le soin de construire et de gérer les hôtels ; il suffit alors de vérifier le respect des normes.
La seconde étape dans le développement des chaînes hôtelières, et qui leur permit d'ailleurs une croissance particulièrement rapide, fut donc l'appui sur des capitaux et des gérants extérieurs. Des systèmes divers de contrats de franchise, de location, de gestion furent progressivement mis au point.
Le système des chaînes fut particulièrement développé par Kemmons Wilson, le créateur d'Holiday Inn (Memphis - Tennessee, 1954), dont la chaîne est devenue la première du monde avec plus de 1700 hôtels et 320.000 chambres .
Les premières unités des chaînes furent implantées sur le territoire des Etats-Unis. Mais le problème d'une hôtellerie au confort américain assuré se posa avec d'autant plus de force lorsqu'après la seconde guerre mondiale,grace au développement du transport aérien, les Américains se rendirent de plus en plus souvent loin, en Europe et en Amérique Latine notamment C'est ainsi que la compagnie américaine Panam créa dès 1945 la chaîne hôtelière Intercontinental Hotels. La première unité ouvrit au Brésil et comprenait 100 chambres avec notamment l'air conditionné. Hôtels de luxe, les Intercontinental étaient destinés aux hommes d'affaires utilisant l'avion; ils étaient implantés dans les villes que desservait la Panam et contribuaient ainsi au remplissage des avions
26. Le Hilton Hotel, Abilene
Ces hôtels inventaient de fait un luxe nouveau. Ils n'avaient aucune ambition "exotique". Ils devaient, comme autrefois les premiers hôtels pour les Anglais en voyage, offrir aux hommes d'affaires américains les conditions de vie et de confort les plus voisines de ce qu'ils connaissaient dans leur pays. Cela nécessitait un certain nombre d'adaptations. L'important était alors moins la décoration, la taille des espaces publics, que l'air conditionné ou les glaçons pour les boissons ! Loin d'emprunter quoi que ce soit au style local, ces hôtels devaient donner l'impression aux touristes (de loisirs ou d'affaires) qu'ils vivaient sur une petite parcelle des Etats-Unis, aussi sûrement et aussi confortablement.
Il en résulta une conception très homogène. Ces hôtels ressemblèrent vite aux avions qui transportaient les touristes : même air conditionné, mêmes musiques d'ambiance, mêmes boissons, même clientèle. Jusqu'au chambres dont la taille put être réduite, les voyageurs aériens ne pouvant généralement emporter beaucoup de bagages.
Les premiers grands hôtels étaient conçus pour accueillir les clients et leurs propres domestiques. La génération suivante, des palaces notamment, fut celle des malles-cabines . Celle des hôtels de chaînes est celle des Samsonite .
Mais la réduction des bagages correspondit aussi au raccourcissement de la durée moyenne des séjours. Autrefois, on séjournait des semaines, voire des mois dans les grands hôtels. Avec le tourisme aérien, la durée moyenne des séjours, qu'il s'agisse d'affaires ou de tourisme, tomba rapidement à quelques jours.
Dans ce cadre, c'est tout le rapport du client à l'hôtel qui se modifia. Les services doivent être très rapides (le nettoyage à sec des vêtements dans les heures qui suivent par exemple), et ils sont beaucoup plus impersonnels car la relation entre le client et le personnel est beaucoup plus brève.
La conception d'ensemble des hôtels se modifia également et dans un premier temps on assista à la disparition d'une série d'espaces collectifs utilisés autrefois par une clientèle de longue durée, qui trouvait une partie de ses distractions au sein de l'hôtel. Salons et salles de lecture furent éliminés au
27, 28. Le Hilton Hotel, Porto Rico
profit d'un lobby de plus en plus grand, lieu de passage et de "traitement" "à la chaîne" de la clientèle (concierge, réception, caisse, services divers).
La normalisation des chambres et des hôtels produisit des formes très banalisées. A la limite, le luxe devint la possiblité de disposer partout de ce même type d'équipement banal.
Le succés de l'hôtellerie de chaîne fut fulgurant aux Eats Unis dans les années 1950. Pendant ce temps l'hôtellerie européenne subit peu de modifications, les palaces encore en exercice vieillissant plus ou moins bien. Ils devenaient obsolètes pour la clientèle haut-de-gamme américaine, qui les trouvait non seulement vieillots, mais un peu décrépis et sous-équipés : c'est avec retard que les postes de radio équipèrent toutes les chambres, c'est aussi avec retard que l'on y installa des télévisions; les salles de bains étaient "d'époque" et les baignoires superbes, mais très longues à remplir! Evidemment, il n'y avait pas d'air conditionné et cela manquait aux touristes américains.
En Angleterre l'hôtellerie de chaîne connut un développement dès le début des années 1960, mais il s'agissait plus du rachat d'hôtels existants par de grandes compagnies (Grand Metropolitan, Trusthouse Forte) que de création de nouveaux hôtels.
En France, c'est à la fin des années soixante que sont créées les premières chaînes. Le premier créneau fut précisément l'hôtellerie de luxe, notamment avec la chaîne Sofitel . Aidée fortement par des aides publiques, l'hôtellerie de chaîne se développa très rapidement au début des années 1970, sur le marché des 4 étoiles et des 4 étoiles luxe, puis en se diversifiant aux trois étoiles, aux deux étoiles, et enfin depuis quelque temps aux une étoile.
On compte actuellement une centaine de chaînes dans le monde, soit plus de 12.000 établissements et deux millions de chambres. Ces hôtels de chaînes ont une taille moyenne de 170 chambres, mais la distribution est inégale.Par exemple, les hôtels de la chaîne américaine Westin Hotels sont en moyenne de 565 chambres, alors que ceux de Super Motels Inc. sont d'une soixantaine de chambres.
La répartition est aussi inégale dans le haut de gamme: certains grands hôtels de luxe comptent plus de 1000 chambres, mais de nombreux palaces appartiennent également à des chaînes et comptent seulement 200 à 300 chambres.
La taille de certaines chaînes est énorme :
Holiday inn, 1700 hôtels, 320.000 chambres;
Sheraton 480 hôtels, 130.000 chambres
Ramada 580 hôtels, 55.000 chambres
Les deux plus grosses chaînes britanniques, Trusthouse Forte et Grand Metropolitan comptent respectivement 72000 et 40000 chambres. Le groupe français Accor approche les 600 hôtels et les 80.000 chambres.
Toutes ces chaînes disposent d'une gamme complète de "produits" allant du 4 étoiles luxe au 1 étoile. Par exemple, Holiday Corporation dispose de :
-Crowne Plaza, hôtellerie de grand luxe
-Embassy Suites: hôtels-appartements pour long séjours d'hommes d'affaires
-Holiday Inn : trois et quatre étoiles
-Hampton Inn : hôtels à prix modérés
-Harrah's Hotels : Hôtels / casinos
-Residence Inn: logements pour séjours prolongés.
Le groupe français Accor propose huit produits principaux :
-Sofitel, quatre étoiles et quatre étoiles luxe
-Novotel et Mercure,trois étoiles
-Ibis et Urbis, deux étoiles
-Formule 1, hôtels économiques,
-Hotelia, hôtels pour retraités,
-des "produits" thalassothérapie et de la "parahôtellerie" (hôtels appartements).
Toutes ces chaînes possèdent leur propres réseaux de réservation qui couvrent des dizaines de pays, des centrales d'équipement et d'approvisionnement en produits durables et parfois en produits alimentaires, des sociétés de services multiples (bureaux d'études, informatique, gestion...) des centres de formation.
La conception, l'aménagement, la gestion des hôtels répondent à des cahiers des charges extrêmement précis, comportant souvent des milliers de normes. Les systèmes sont plus ou moins centralisés, mais, par exemple, pour la chaîne Intercontinental, il existe une série d'ouvrages de plusieurs centaines de pages définissant tout, de la température moyenne des chambres aupoids minimum du savon, en passant par la hauteur des poignées de portes. Et, quand le Grand Hôtel de Paris, qui appartient à cette chaîne, veut faire imprimer un nouveau menu, la taille de celui-ci, la qualité du carton, les types de caractères doivent être aux normes de la chaîne. Dans ces conditions,il est souvent plus commode de faire imprimer ce menu à New York...
Peu à peu, l'hôtellerie de chaîne étend son emprise . Elle n'est plus limitée maintenant aux quatre étoiles banalisés de la première époque. Non seulement elle s'est étendue dans les gammes inférieures, mais elle a également pris le contrôle de la plupart des grands palaces européens.
A Paris par exemple, moins d'une dizaine de quatre étoiles luxe leur échappent :
Intercontinental possède le Grand Hôtel, le Meurice, et l'Intercontinental (ancien Continental);
Le Prince de galles, le George V, l'Hôtel de la Trémoille, et le Plaza-Athénée appartiennent au groupe anglais Trusthouse Forte (THF); Le Crillon et le Concorde-Lafayette sont la propriété du groupe Concord, qui possède également à Paris - et en province- de nombreux quatre étoiles prestigieux (à Paris, l'Ambasaador, le Concorde Saint-Lazare ancien Terminus Saint-Lazare, le Louvre-Concorde ancien hôtel du Louvre, le Lutétia ; le Lancaster est aussi une filiale du groupe anglais Savoy.
Des 4 étoiles luxes plus récents sont contrôlés par ailleurs par la chaîne Hilton, par la chaîne Méridien (filiale d'Air-France) par Sofitel (groupe Accor), par la nouvelle chaîne "Pulman" (anciennement PLM), par Nikko (filiale de Japan Airlines) .
Le Royal Monceau est contrôlé par des capitaux arabes ayant de nombreux intérêts hôteliers, le Bristol par des capitaux allemenads, le Ritz par la famille égyptienne Al Fayad (qui possède, entre autres, les magasins Harrod's de Londres). Des intérêts du même type sont présents dans le Scribe, le Claridge, le Majestic.
Malgré cette appartenance à des chaînes, les spécificités des palaces subsistent, voire tentent de s'accentuer; des différences importantes d'ambiance, d'aménagement, de localisation, correspondent à des clientèles quelque peu différentes.
29. L'Hôtel George V, Paris
Cela semble même être un des traits de l'évolution de l'hôtellerie de haut de gamme, y compris dans les hôtels modernes quatre étoiles au luxe banalisé, que de chercher à s'adapter plus finement à ce qu'en mercatique on appelle les "segments de marché", ou encore de parvenir à une "flexibilité maximale" que le service rend souvent mieux que l'équipement.
1.3. Le luxe moderne.
Joseph Braun dans la préface d'un "manuel" récent pour la construction d'hôtels (1) explique que les goûts des consommateurs ont évolué. Dans les années 1950, affirme-t-il, on voulait simplement manger; dans les années soixante, on voulait un bon restaurant; dans les années soixante dix-quatre vingt c'est la montée d'une exigence de plaisir sophistiqué.
Les usagers des hôtels ont l'habitude des voyages, et ils veulent trouver des choses différentes, être surpris, avoir le sentiment de vivre quelque chose de particulier.
Un directeur de grand hôtel appartenant pourtant à une chaîne nous a également expliqué que les idées de Conrad Hilton étaient maintenant largement dépassées : les clients aiment être dépaysés, à condition de se sentir en sécurité et de bénéficier du confort le plus moderne.
De fait, les développements technologiques, leur diffusion en Europe et dans le monde entier, ont déplacé les enjeux de la concurrence dans l'hôtellerie de luxe. Dans tous les hôtels les matelas sont bons écrivent pour faire image W. Rutes et R. Penner. Il faut donc trouver autre chose pour faire la différence, pour jouer sur le registre de la "distinction", et gagner ainsi des parts de marché...
Pour ce faire, deux courants majeurs semblent s'exprimer dans l'hôtellerie de luxe : la segmentation des marchés, c'est à dire l'élaboration de produits de plus en plus particuliers, typés, adaptés, et la flexibilité, c'est à dire la capacité de fabriquer en quelque sorte les produits et services à la demande.
En schématisant on peut dire que la flexibilité s'inscrit dans la tradition de service personnalisé des hôtels du type palace, tandis que la segmentation et la mise au point de nouveaux produits s'inscrit plus dans la ligne de l'hôtellerie industrielle de chaîne de haut de gamme.
Les palaces modernes.
Confrontés à la concurrence des grands hôtels de luxe de type américain, les palaces européens ont du procéder à des modernisations importantes. En France, il a fallu pratiquement attendre les années 1970 pour assister à la véritable mutation des palaces traditionnels. A la fin des années soixante dix et au début des années quatre vingt, des sommes considérables ont même été investies dans la transformation de ce parc, dans sa mise aux normes américaines (en particulier l'air conditionné dans toutes les chambres, dans un équipement moderne dans les salles de bains, une insonorisation complète) et dans la réfection des chambres et des espaces collectifs. (Ces transformations ne sont pas encore achevées dans bon nombre de palaces comme le Meurice à Paris, ou le Savoy à Londres; dans ces hôtels, on ne propose donc aux touristes américains qu'une partie du parc). Une centaine de millions de francs ont été ainsi investis il y a quelques années au Crillon, 150 au royal Monceau, 280 au Bristol, et récemment près de 500 millions au Ritz de Paris (les attentats à Paris de l'automne 1986 et surtout la chute du dollar ont fait s'effondrer les taux de remplissage de ces hôtels, ralentissant voire bloquant les travaux de transformation qui restaient à effectuer).
Le créneau de marché de ces palaces, puisque c'est maintenant en ces termes que les aménagements se conçoivent, est généralement une hôtellerie au coeur de ville, d'échelle moyenne, c'est à dire où l'on puisse être connu et reconnu même si l'on n'est pas un habitué, où la tradition est mise en valeur ( le touriste américain ou japonais doit se rendre compte jusque dans sa chambre qu'il est à Paris), et où la qualité du service est maximale, pouvant offrir n'importe quels produits ou services au client.
Ces hôtels comptent un personnel important en nombre et hautement qualifié, généralement un peu plus d'un employé par chambre en haute saison. Le luxe s'y caractérise par de l'espace, un extrême entretien, un service rapide et prévenant.
Les chambres sont personnalisées. Beaucoup d'hôtels ont leur ligne de produits, en vente dans une boutique (linge de maison, maroquinerie, porcelaine, bagages, foulards). Les clients sont fichés, on connaît leurs moindres habitudes et on devance si possible leurs demandes.
On ne cherche pourtant pas à concurrencer le luxe dont disposent tous ces clients chez eux, car cela serait impossible; mais, on insére, si possible avec goût, un meuble antique dans le mobilier d'une chambre, on assure le service le plus rapide possible, on multiplie des attentions personnalisées, ou on jouae sur des détails estimés significatifs comme changer chaque jour les fleurs de la salle de bains...
Un traitement spécial est toujours réservé aux VIP (Very Important Persons), groupe constitué de grands clients répétitifs, de gens notoirement connus, ou de personnes recommandées par le siège, en correspondance avec les unités étrangères de la chaîne. Le "top" de la réception, c'est "Fleurs, fruits, champagne, cadeaux d'accueil" qui s'ajoute au "kit" complet de salle de bains (savons pour hommes et femmes, eaux de toilette et après-rasage, bonnets et mousses de bains, produits d'hygiène divers); chaque soir une attention particulière peut venir conforter cet accueil, telle que chocolats d'un grand confiseur ou fleurs dans la salle de bains. Mais le grand luxe c'est aussi de ne pas offrir du champagne à quelqu'un qui n'en boit pas, et en revanche lui préparer une bouteille de son whisky préféré. Pour cela la gestion internationale par ordinateur des fichiers clients a permis au luxe de franchir une nouvelle étape.
25 à 40 % de la clientèle de ces hôtels se compose d'habitués. En moyenne, une moitié d'entre eux est américaine, mais les pourcentages varient d'un hôtel à un autre et selon les fluctuations du dollar et du prix du pétrole. Ce sont pour l'essentiel des hommes d'affaires, mais comme le souligne un directeur de palace, la frontière n'est pas nette pour bon nombre d'entre eux entre buisness et loisirs. Par ailleurs 40 à 50 % des clients viennent seuls.
Les palaces parisiens se sont aussiprogressivement tous dotés, à nouveau, de restaurants de grande classe, mais leur chiffre d'affaires reste majoritairement lié à la location des chambres.
Tous ont un équipement minimal pour accueillir des réunions de travail, voire des colloques ou de petits congrés. Mais, c'est une activité relativement seconde, en quelque sorte contrainte. Ces hôtels
30, 31. L'hôtel Crillon, Paris, deux vues des chambres
disposent par ailleurs de tout l'équipement moderne nécessaire aux hommes d'affaires: télex, télécopie, secrétariat etc.
La plupart des palaces évitent de recevoir des groupes et jusqu'à une période récente de "casser" leurs prix, même en basse saison. Mais les difficultés graves de la plupart des palaces européens, liés à la baisse du dollar et à une certaine insécurité à laquelle sont très sensibles les Américains, conduisent actuellement quelques uns d'entre eux à réviser leurs principes en ce domaine et à solder certaines de leurs chambres ou à proposer des forfaits.
Le luxe "segmenté" des grands hôtels de chaîne.
Les bayboomers devenus mûrs ont des exigences plus importantes que la génération précédente en matière de luxe et de confort, affirment Rutes et Penner, et la prospective montre que les demandes sont de plus en plus segmentées, nécessitant sans cesse l'élaboration de nouveaux produits.
La segmentation est le maître-mot actuel des études de marché, qui confirment que les demandes en matière de consommation sont de plus en plus variées. Cela nécessite l'invention de formes de production différentes de la production de masse taylorienne et fordienne. Il en résulte des conceptions nouvelles d'organisation de la production permettant de répondre de façon industrielle à cette diversification des produits, fondée elle-même sur une connaissance précise de la demande et sur un appareil de production dit flexible.
Ces conceptions pénètrent également le domaine de la grande hôtellerie de chaîne. Le taylorisme avait marqué l'organisation des grands hôtels américains du début de siècle. Le fordisme et la production de masse avaient influencé la conception originelle des chaînes. Celles-ci connaissent maintenant une nouvelle étape dans la conception de leurs produits et de leurs processus de production.
Et cela est d'autant plus fort que comme le remarquent Rutes et Penner, le luxe pénètre le marché de masse (à tel point qu'en France s'est créé un organisme, "le Comité Colbert", regroupant les "industries du luxe" pour en défendre les intérêts et en assurer le développement).
Dans ce contexte, les hôtels des chaînes de luxe maintiennent leur recherche du confort maximum principalement par la multiplication d'équipements les plus modernes possibles : robinets thermostatiques, sèche-cheveux intégrés dans les salles de bains, pèse-personne électroniques, trois téléphones (deux dans la chambre, un dans la salle de bains ), circuits internes de télévision et antennes paraboliques ou cables pour recevoir par satellites des images d'un grand nombre de pays, presse-pantalon dans chaque chambre (doublant le service de nettoyage et permettant à l'homme d'affaires américain rentrant tard d'un dîner, de repartir le lendemain à sept heures pour une autre ville européenne, son pantalon repassé).
L'effort principal porte sur l'équipement des chambres, dont la taille est souvent modeste au regard des prix ou de ce que proposent les palaces traditionnels.
Mais les espaces collectifs et les services sont également traités avec un soin particulier. A la fin des années 1960, la chaîne Hyatt a fait appel à l'architecte Portman pour la conception de ses nouveaux hôtels . Celui-ci a développé une qualité architecturale certainedans la conception des grands hôtels en réintroduisant notamment le principe des atriums, qui reprend, dans une certaine mesure, des réflexions anciennes, comme le projet d'hôtel américain d'Hector Horeau, de certains hôtels de la deuxième moitié du XIX°, ou encore des réflexions futuristes comme celle du film Things to Come de William Cameron en 1936.
2. Les principaux types actuels de grands hôtels
Segmentation du marché et flexibilité semblent être les thèmes majeurs de la grande hôtellerie, comme ils le sont pour la grande industrie.
Mais les hôtels sont des immeubles, et malgré les transformations multiples et périodiques qui les affectent, malgré aussi les cloisons mobiles des salons de réception et les portes communicantes des chambres et des suites, ils constituent des ensembles sinon figés, tout au moins relativement typés.
Cela n'est que relatif, car si les clientèles ont souvent des dominantes, celles-ci ne sont jamais homogènes; par ailleurs beaucoup d'hôtels, confrontés aux aléas économiques, diversifient plus ou moins leurs activités. Les manuels d'hôtellerie proposent généralement de longues typologies, combinant taille, localisation, niveaux de prestations et de prix, activités dominantes.
Ces différenciations sont sans doute pertinentes du point de vue de la gestion. Mais, la plupart de ces types nous semblent pouvoir être ramenés à trois catégories principales, ou plutôt à trois dominantes, qui ne sont pas véritablement éloignées des trois types fondateurs que nous avons étudiés précédemment:
-les palaces traditionnnels ;
-Les grands hôtels équipements urbains (dans la lignée de l'"hôtel américain")
-les hôtels de loisirs (dans la lignée des hôtels de station).
(Les hôtels équipement inventent, les palaces habillent et "annoblissent", les resorts diffusent)
2.1. Le type palace
Il s'agit d'hôtels généralement anciens (d'avant la seconde guerre mondiale), ayant une image de marque où la tradition joue un rôle, avec une identité marquée (même si la plupart d'entre eux appartiennent à des chaînes internationales), de taille moyenne (généralement de 150 à 300 chambres et suites), situés au coeur des capitales et de quelques grandes métropoles .
Ces hôtels proposent un produit de très haut de gamme, très cher (comme ordre de grandeur, en moyenne 1500 francs pour une chambre simple, plus de 2000 francs pour une chambre double, et des suites à partir de 3000 francs, jusqu'à plus de 10.000 francs pour certaines grandes suites).
Les principales qualités mises en avant par les palaces sont :
-qualité du service, rapidité et personnalisation, d'où un personnel nombreux qui peut aller jusqu'à prés de deux salariés pour une chambre en pleine saison;
-luxe et tradition, dans l'aménagement des espaces collectifs comme dans le traitement des chambres;
-confort : présence des équipements de base souhaitables par un riche américain (c'est à dire une salle de bains moderne, de grandes serviettes, de l'air conditionné, des téléphones et au moins une télévision couleur...)
-généralement une restauration de haut-de-gamme (la plupart des palaces dans le monde mentionnent pour leur restaurant l'existence de "cuisine française").
Mais il s'agit là d'un type très général, qui regroupe une gamme assez variée de palaces.
De ce point de vue, l'étude des palaces de Londres montre la diversité que peut recouvrir ce type, et la forte segmentation qui existe au sein même de la clientèle qui fréquente ces hôtels.
Les Palaces de Londres
Londres est avec Paris la ville où l'on trouve le plus grand nombre de palaces, de toutes époques. Mais les palaces de Londres semblent plus typés, et accueillent peut-être une plus grande variété de publics.
Le Claridge : tradition victorienne et têtes couronnées
Au coeur de Mayfair, le Claridge (qui appartient maintenant au groupe hôtelier britannique Savoy) est un hôtel qu'appréciait déjà la reine Victoria dans les années 1850. Reconstruit au début du XX° siècle, puis agrandi et modernisé dans les années 1930, il mélange un style victorien tardif et un style arts décos. Il compte 150 chambres et 55 suites, et emploie 500 personnes. Il met en avant sa réputation d'être "une annexe de Buckingham Palace". Il est fréquenté, en effet, non seulement par la famille royale brritannique, mais par les familles royales et princières du monde entier, ainsi que par les chefs d'Etat en visite privée et les "grands" de ce monde.
Sa conception d'ensemble, ses espaces privés importants, l'absence de bar et de dancing (mais un orchestre hongrois joue dans le salon avant le déjeuner et le dîner) en font un hôtel "où les habitués des palais ne sont pas mal à l'aise". Il n'y a pas de tarif fixe pour les suites! Toutes les chambres ne sont pas encore équipées d'air conditionné, mais un plan de modernisation prévoit sa généralisation progressive. Le restaurant lui-même est équipé d'air conditionné depuis 1985.
Le Dorchester: une ambition de tradition dans un cadre des années 1930
Le Dorchester, actuellement propriété du Sultan du Bruneï, est situé à Parklane (sur Hyde Park); il a été construit en 1930 et présente les caractéristiques de l'architecture moderne de cette époque. Son béton armé réputé résistant aux bombes a attiré de nombreux résidents pendant la guerre !
Les décorations successives par Olivier Messel, Olivier Ford, puis récemment par Alberto Pinto ont eu tendance à ne pas mettre en valeur ces origines des années trente. L'hôtel, qui compte plus de 200 chambres et soixante dix suites, emploie 600 personnes, et essaye de manifester le plus possible une tradition pourtant assez fraîche.
L'entrée de l'hôtel donne sur un très profond salon (50 mètres) où il est paraît-il de bon ton de venir prendre le thé. S'y installer est nécessairement remarqué et offre également un bon observatoire, de même que la "promenade" ouverte sur le parc à la belle saison. Ce luxe assez ostentatoire est aussi développé dans le traitement des salons et salles de réunion: une salle de banquet permet de recevoir jusqu'à 500 convives et une "penthouse" offre un très beau panorama sur Londres. Un effort récent de modernisation a permis d'installer l'air conditionné pour l'instant dans la moitié des chambres.
Le Hyde Park Hotel : formal but friendly
Conçu par Archer et Green pour Jabez Belfour en 1888, l'immeuble situé à Knightsbridge, a été transformé en hôtel en 1900 et aménagé par Méwès et Davis. 180 chambres, 20 suites, de 300 à 400 employés selon la saison. L'entrée de l'hôtel donne sur un escalier abrupt qui dissuade tout passant de rentrer dans l'hôtel, ou même de passer le nez par la porte. Pas de véritable lobby ou hall de réception : le haut de l'escalier donne d'un côté sur un "desk" de réception, de l'autre côté sur le "desk" du concierge, et au milieu sur des couloirs qui desservent discrètement des salons et les ascenseurs.
Les aménagements intérieurs sont conçus de telle manière que "cela ne fasse pas hôtel", d'où la multiplication de petits espaces discrets. L'atmosphère "édouardienne" faite de "discreet grandeur", qui allie goût anglais et services modernes, attire notamment une clientèle de traditionnelles et grosses fortunes britanniques ainsi qu'une vieille grande bourgeoisie européenne.
Le Connaught : la distinction par la discrétion
Le Connaught, 90 chambres et 24 suites, construit à Mayfair en 1897, s'ouvre sur une entrée discrète qui diffère à peine de celle des autres grandes bâtisse avoisinantes. C'est le plus fermé des hôtels
32. Le Dorchester Hotel, Londres
33. Le Dorchester Hotel, Londres, vue d'une suite
londoniens, où il vaut mieux être recommandé si l'on veut être sûr d'obtenir une chambre.
La clientèle est largement constituée d'habitués, et l'hôtel fonctionne un peu comme une résidence londonienne pour une clientèle "distinguée" qui cherche le confort maximum, mais aussi intimité et "privacy". Le personnel, très stable, fait figure de vieux domestiques de famille. Des cheminées dans les salons donnent une touche châtelaine à l'ensemble.
Le Savoy :un palace pour célébrités
Installé au coeur du quartier des spectacles, le Savoy a toujours été, depuis que Ritz l'a dirigé en 1889, un hôtel à la mode, où il convenait d'être vu. Particulièrement connu, dans le monde entier, il est un peu devenu une sorte d'objet touristique en lui-même . Il attire parfois une clientèle qui souhaite en y descendant être reconnue ou se convaincre qu'elle appartient au "jet set".
Mais le Savoy est aussi resté l'un des hôtels favoris du monde du spectacle et du show business.
L'hôtel compte 200 chambres dont une cinquantaine de suites. Les espaces publics sont pour l'essentiel dans le style des années 1930, époque où l'hôtel avait été profondément transformé. Une partie des chambres a conservé les salles de bains de cette époque, ce qui témoigne certes de la résistance de la plomberie de l'époque, mais en garde aussi les performances...On y sert le petit déjeuner dans du Wedgwood.
L'effort de modernisation de l'hôtel semble avoir d'abord porté sur les espaces collectifs, nombreux, et conçus de telle manière qu'ils soient largement traversés, et qu'ils participent ainsi à la conception "spectaculaire" de l'ensemble.
Les banquets et les réunions sont également des composantes importantes de l'activité du Savoy, qui dispose notamment d'un salon permettant d'organiser une réception de 1000 personnes ou un dîner de 550 convives.
L'hôtel compte également toute une batterie de services, du "room-service" vingt quatre heures sur
34. Le Savoy Hotel, Londres
vingt quatre aux télex et au fac simile machine (télécopieur), en passant par le magasin de fleurs et la réservation de places pour les spectacles. A noter aussi un système de télévision qui permet de recevoir dans les chambres 16 canaux .
Le New Piccadilly Hôtel : un luxe franco-californien.
Le New Piccadilly, construit en 1908, a été complètement rénové dans les années 1980, les propriétaires considérant "que l'idée que la clientèle exigeante se faisait du confort avait beaucoup évolué". Il a été récemment racheté par la chaîne française Méridien (filiale d'Air France).
Des palaces londoniens, c'est actuellement l'un des plus innovants. Situé comme le Savoy au coeur du quartier des spectacles et à proximité des commerces chics, le New Piccadilly allie une conception californienne du confort à ce que les Anglo-saxons appellent le "French Touch". La rénovation a essayé de respecter scrupuleusement un style et une ambiance de luxe edwardien, tout en introduisant un maximum de modernité dans l'approche du confort.
Les chambres (284 dont 30 suites), à l'équipement très moderne (avec notamment des "presse-pantalons électriques"), sont relativement plus petites que dans les autres palaces traditionnels, et ne comptent dans leur mobilier que des reproductions d'antiquités.
L'affichage d'un style français s'exprime notamment dans les produits d'accueil de salle de bains qui sont signés Hermès, et les vêtements du personnel dessinés par Nina Ricci et Daniel Hechter.
L'originalité majeure de l'hôtel est son centre de santé qui compte une piscine de 12 mètres, 2 solariums, un sauna, des bains turcs, des courts de squash, une salle de gymnastique: "un luxe qui encourage la décontraction" affirme la publicité, ou encore "les boiseries n'excluent pas le vélo-training, ni le court de squash"... L'hôtel compte également une salle de billard et une bibliothèque. Ces équipements sont réservés aux clients de l'hôtel et à quelques membres d'un club aux effectifs très limités.
A l'ensemble s'ajoutent night club, bar, grill et restaurant de cuisine française.
Le Blakes : le palace branché
Plus petit (10 chambres simples, 13 doubles, 30 suites et une douzaine d'appartements), le Blakes est aussi l'un des palaces les plus originaux de Londres. Les chambres sont fortement personnalisées et décorées dans les styles les plus divers, souvent très exotiques. Les équipements sont relativement peu nombreux, mais comptent néanmoins un sauna.
L'hôtel est principalement fréquenté par les "gens des médias", presse et télévision; il est ainsi adapté à un style de vie assez particulier, habitué qu'il est par exemple à servir des repas complets à tout momens dans les chambres, à enregistrer des arrivées ou des départs en pleine nuit etc.
Inn on the Park: un confort et un luxe efficient ou à l'hôtel comme au bureau.
C'est le plus récent de cette série de palaces, puisqu'il a été construit en 1970, non loin du Dorchester à Park Lane; il dispose de 228 chambres. C'est la propriété du groupe canadien Four Seasons Hôtels qui compte d'autres hôtels fort connus: le Ritz Carlton de Chicago, le Clif de San Francisco, le Pierre de New York et le Four Seasons de Washington.
Friendly, but efficient, telle est la devise de son directeur, qui définit assez exactement la conception de l'hôtel et son fonctionnement.
L'hôtel se veut luxueux et accueillant, mais à aucun moment cela ne doit être séparé de l'"efficiency" que recherchent les hommes d'affaires moderne qui constitue la majeure partie de la clientèle de cet hôtel. La batterie d'ascenseurs immédiatement à proximité de la porte d'entrée symbolise cette approche.
Le client est en droit d'attendre, selon les conceptions de cette hôtellerie, un niveau de confort et un climat peu différents de ce qu'il connaît chez lui; il doit disposer des meilleures conditions de travail, se sentir à l'aise dans une certaine intimité (privacy) et avec un sentiment de sécurité. La clientèle est ainsi constituée à 50 % d'habitués qui descendent à l'hôtel plusieurs fois par an (il n'y a pas besoin d'enregistrement pour les personnes déjà descendues précédemment dans l'hôtel) . Les clients semblent y avoir le même type de pratiques et d'habitudes que dans leur bureau habituel.
Les chambres de même catégorie sont toutes semblables et disposent d'un équipement complet, comprenant notamment une détection individuelle d'incendie, une installation stéréophonique dans les suites, trois téléphones (2 dans la chambre et un dans la salle de bains), un abondant matériel de bains avec par exemple 2 types de savons (l'un parfumé, l'autre pas), 3 sortes de ceintres etc; 7 journaux, dans diverses langues sont disponibles chaque matin avec le petit déjeuner.
Signalés également par les dépliants publicitaires de l'hôtel, des chambres non fumeurs, des cartes de jogging pour courir dans Hyde Park devant l'hôtel, des matelas orthopédiques disponibles sur simple demande, des fenêtres qui s'ouvrent (sic).
L'hôtel dispose évidemment du nec plus ultra en matière de télécommunication et de services de bureau. Une difficulté cependant, mal résolue pour l'instant selon son directeur: le système de gestion des messages, qui connaîtra probablement des perfectionnements dans les prochaines années (autrefois certains hôtels étaient équipés d'un réseau pneumatique; il n'est pas exclu qu'à moyen terme des hôtels développent un système d'appel électronique pour les clients -type euro-signal-comme il en existe déjà dans beaucoup d'entreprises).
Nous n'avons pas évoqué l'ensemble des palaces londoniens. Il en existe encore d'autres, de grands comme le Berkeley ou le Ritz, de tout petits comme le Captain Webb (7 chambres sur une péniche qui se déplace sur la Tamise).
Mais nous avons identifié les principaux sous-types, qui, comme on peut le constater sont assez nombreux.La segmentation commerciale concerne donc également le très haut de gamme. Et il semble que les innovations soient de plus en plus liées à l'identifiation de ces différents segments de marché, plus qu'à des démarches générales.
De manière générale, ces innovations sont un transfert à l'habitat hôtelier d'équipements qui existent déjà par ailleurs : dans les bureaux, avec les divers services offerts aux hommes d'affaires, dans les équipements sportifs qui sont généralement spécifiques, mais aussi dans une série d'équipements que possède déjà chez elle une partie de la clientèle de haut de gamme (jacuzzi) ou la clientèle américaine (canaux de télévision multiple, air conditionné, etc.).
Mais, en pénétrant l'hôtel, l'ensemble de ces équipements se modifie quelque peu, et s'articule de façon nouvelle, soit à la chambre avec une évolution vers un modèle de plus en plus élaboré de "suite", soit à l'ensemble de l'hôtel avec une sorte de service collectif.
En effet, des équipements à l'échelle du ménage et du logement (du réfrigérateur à la salle de bains, en passant par le vestibule, la télévision, le téléphone), se sont transformés pour s'adapter à l'échelle de l'individu et de la chambre, renforçant la forme "suite". A l'inverse, et de façon traditionnelle dans l'hôtel, d'autres services ne sont plus réalisés à l'échelle de la famille, qu'il s'agisse de la restauration, du cirage des chaussures, des tâches d'entretien de la chambre, du linge etc.
L'hôtel depuis ses origines, développe de fait un couple alternatif par rapport au système ville (ou quartier)/ logement (appartement ou maison individuelle) : le couple unité collective de service (hôtel)/ individu(suite). Dans ce système les espaces communs à l'échelle de la famille sont minorés; la chambre hérite d'une partie importante des fonctions du logement; l'hôtel en récupère également une part à laquelle s'adjoignent certains services "publics" ou "urbains". Ces tendances semblent se manifester de plus en plus au delà de la sphère hôtelière, y compris dans des logements de gamme moyenne, où l'on assite à un recul relatif du grand séjour et à une croissance relative des chambres "pièces à vivre, pour habiter et pour travailler".
Mais, pour nous en tenir à l'hôtellerie de haut de gamme, il faut encore noter quelques types particuliers de résidences assimilables par certains aspects à des palaces .
Les "condominium hotels".
Dans de nombreuses capitales, on assiste au développement de résidences de type para-hôtelier: il s'agit d'appartements, loués pour des durées généralement plus importantes que les séjours hôteliers habituels, voire loués à l'année, et disposant d'un certain nombre de services : room-service, nettoyage et entretien de l'appartement, blanchisserie, courrier et messages. A Paris, Pierre Cardin vient de lancer une opération de ce type entre La Concorde et les Champs Elysées, appelée "Résidence Maxim's". Un appartement moyen y mesure entre 70 et 100 mètres carrés et comprend un salon, avec télévision et mini bar-dessiné par Pierre Cardin, une chambre, un dressing et une salle de bains en marbre; cela coûte entre 6000 et 7000 francs la nuit, sans le petit déjeuner.
Dans un registre un peu moins ambitieux, La Résidence-Hôtel du Roy, située rue François 1er (qui appartient à une filiale du Groupe Maison Familiale), comprend 36 appartements du studio de 25 mètres carrés au duplex de 70 mètres carrés, avec ménage et blanchissage quotidien, standard, accueil et informations vingt quatre heures sur vingt quatre, et éventuellement petit déjeuner.
Aux Etats Unis on assiste également au développement de ce type de résidences sous des formes variées: à un extrême il y a une forme très hôtelière, les hôtels de suite, dont l'argument publicitaire est :"vous ne vivez pas dans une pièce chez vous, alors pourquoi le feriez-vous en voyage ?"
A l'autre extrême il y a les "condominiums hotels", résidences permanentes bénéficiant de services hôteliers. C'est en quelque sorte une manière de renouer avec l'habitude américaine ancienne de vivre à l'hôtel et un système haut de gamme de "boarding house".
A New York une série de "condominium hôtels "illustrent le développement de ce type : le United Nations Plaza Tower, le New York's Trump Tower, l'Olympic Tower, le Galleria. Ils disposent tous d'une réception, d'un concierge, d'un service de messagerie, de quelques boutiques, de bureaux de location, de "bellmen", de "valet-parking" (personnel chargé de ranger les véhicules au garage ou d'aller les y chercher), de porteurs, de clubs de santé, de "restau-clubs", de salons.
Une variante est l'installation d'appartements au sommet de palaces existants, avec entrées séparées possibles. Ces penthouses connaissent un succés notable. Le Four Seasons de Boston, offre ainsi une centaine de résidences luxueuses au sommet de l'immeuble, avec ascenseurs particuliers, lobby spécial, mais l'ensemble des autres services hôteliers communs.
Il y a là une extension en haut de gamme de certains services existant déjà dans un grand nombre d'immeubles collectifs aux USA (salle collective de machine à laver, desk de réception, portier, système de sécurité), et inversement une sorte d'extension à la résidence permanente du système de service des hôtels de luxe. Ce sont à nos yeux des faits très importants du point de vue de la
35. Publicité américaine pour un "all suit hotel"
prospective de l'habitat urbain.
Mais nous reviendrons bien évidemment sur ces questions dans les chapitres ultérieurs.
2.2. Les grands hôtels -équipements urbains.
Dans la lignée du modèle initial de l'hôtel amérciain, se sont développées de nouvelles générations de grands hôtels qui, à la différence des palaces qui vivent de la ville et dans la ville, constituent eux-mêmes de véritables "morceaux de ville".
Ces hôtels intègrent un certains nombre d'équipements urbains, qui dans d'autres circonstances sont des équipements urbains extérieurs à l'hôtel, autant destinés aux clients directs de l'hôtel qu'aux non résidents de l'hôtel.
Une série de différences majeures les distinguent des palaces.
Ces hôtels sont nécessairement très grands, pour que l'intégration de ces équipements ait une pertinence économique. Leur taille dépasse de plus en plus fréquemment les 1000 chambres, leurs centres commerciaux comptent des dizaines de boutiques, leurs systèmes de réception, de conférences et de banquets permettent de recevoir simultanément plusieurs groupes de plusieurs centaines de personnes.
Ces hôtels ont des critères de localisation qui privilégient la présence d'un noeud de communication, ou à la limite d'un axe de transports, plutôt que la qualité urbaine de l'environnement.
A la différence des palaces, le site importe peu : la proximité de monuments prestigieux, d'un quartier commerçant ou de spectacles est relativement secondaire. Le voisinage avec un centre d'affaires est plus intéressant, mais il s'agit généralement plus d'une coïncidence entre les critères de localisation des immeubles de bureaux et ceux des grands hôtels qui nécessitent tous une bonne desserte, en particulier avec les aéroports.
L'autonomie par rapport à l'environnement urbain est telle que certains de ces grands hôtels ont pu s'implanter dans des quartiers très dégradés de grandes villes américaines, mais qui présentaient un caractère central du point de vue des transports. Ces hôtels ont alors joué un rôle très important dans la dynamique de transformation de ces quartiers, dans la "reconquête" qui s'est parfois opérée à partir de cette "tête de pont".
Boston a ainsi revitalisé plusieurs quartiers du centre en s'appuyant sur des opérations hôtelières, en particulier avec le Boston's Lafayette Place installé dans un quartier "insécure". D'autres villes ont fait de même comme Memphis avec le Tennessee's Peabody Hotel, Baltimore avec le Maryland's Hyatt Regency, ou dans une certaine mesure New York à Times Square avec le Mariott Marquis; il faut dire que ce dernier "fait le poids", avec 1877 chambres, 78 suites, des salons entourés d'arbres immenses et de fontaines, une série de restaurants ...
Cela illustre bien une conception où l'hôtel n'est pas un équipement urbain d'accompagnement d'une opération, mais constitue la base d'un projet urbain, où c'est la ville qui accompagne l'hôtel.
Ces hôtels sont globalement conçus sur le même modèle.
Les lobbies sont très grands, 30 à 40 % au dessus des normes moyennes calculées à partir du nombre de chambres, car ils sont traversés par un nombre considérable de personnes, et sont utilisés comme lieux de rendez-vous et de rencontre.
A la fin des années 1960, beaucoup de ces hôtels se sont organisés autour de gigantesques atriums couverts, de plusieurs dizaines d'étages, développant le modèle repris par l'architecte Portman pour la chaîne Hyatt . Ce mode d'organisation architecturale a fait école, y compris dans d'autres types de bâtiments ( par exemple récemment la Banque de Hong-Kong construite par Norman Foster). Mais c'est une solution assez coûteuse qui semble être moins utilisée dans les réalisations hôtelières les plus récentes.
Ces hôtels disposent de batteries de restaurants très divers, du service rapide à la restauration de haut de gamme, de galeries commerciales diversifiées permettant aux voyageurs de trouver à l'hôtel la plupart des grandes marques internationales et les principaux produits nationaux, de bureaux de poste et de centres de télécommunication, de "health-clubs", de piscines (peu utilisées de fait mais requises par l'image de marque),de "practices" de golf sur le toit.
Les chambres sont fortement normalisées, dotées d'un équipement complet et moderne, air
36. le Marriott Marquis Hotel, New York, vue en coupe
conditionné, plusieurs téléphones, télévision avec système vidéo-interne et multiplicité de canaux, souvent Hi-Fi, sèche-cheveux intégré à la salle de bains, presse pantalon électrique, pèse-personne électronique, "switch-all" (commutateur électrique central) et variateur de lumière, serrure à carte magnétique etc.
Tous ces hôtels disposent évidemment d'un important équipement pour les réunions, conférences et congrés divers, avec secrétariat, cabines de traduction, systèmes vidéo etc. Ces activités représentent une partie importante de leur chiffre d'affaires, soit directement (parfois plus de 50% avec la restauration), soit indirectement par la clientèle que draînent ces activités.
Certains hôtels sont plus spécialisés que d'autres dans ces activités, ceux que W.A. Rutes et R.H. Penner définissent dans leur typologie comme les "conference centers" . Le développement des échanges nationaux et internationaux met en mouvement un nombre croissant de responsables économiques, et ce fait ne semble pas pâtir du développement des nouveaux systèmes de télécommunication. Foires et expositions, conférences, colloques, stages, séminaires, congrés, occupent un temps considérable, la plupart des managers passant la moité de leur temps au moins à ces activités.
Il faut noter aussi la croissance des déplacements de personnels de moindre responsabilité qui passent également de plus en plus de temps dans des stages de formation et de recyclage divers, et fréquentent ce type d'équipement hôtelier qui existe également dans des gammes moins luxueuses et généralement de taille un peu plus réduite.
Une solution de plus en plus souvent adoptée est ce que les Américains appellent les "mixed-use developments". On groupe plusieurs hôtels, dans un projet urbain et architectural cohérent, autour d'un même centre d'activités. C'est le cas par exemple de Copley Place à Boston, opération ayant coûté 500 millions de dollars et qui réunit deux hôtels, un Westin de 800 chambres et un Marriott de plus 1100 chambres autour d'espaces de congrés communs, d'un immeuble de bureau, d'un centre commercial, de 9 cinémas, d'une condominium d'une centaine d'appartements, d'un parking de 1400 places.
En France, on trouve quelques hôtels conçus sur ce modèle. Mais la présence de la ville et de ses services limite généralement le degré d'intégration des équipements.
A Paris, le Concorde La Fayette (1000 chambres), intégré au palais des Congrès de la Porte Maillot et à son centre commercial, et son voisin immédiat le Méridien ( 1000 chambres également ) correspondent assez bien à ce modèle: deux énormes complexes de réunions s'ajoutent au plus grand centre de congrès d'Europe, avec par ailleurs des salles d'expositions, 80 boutiques, 4 cinémas, des discothèques, des clubs de relaxation, des piscines, un practice de golf, de multiples restaurants, un terminal
de lignes aériennes, ainsi qu'une une station de métro.
Les chambres de ces hôtels 4 étoiles luxe, sont pratiquement aussi chères que celles des palaces. Elles sont beaucoup plus petites, ameublées de façon simple et normalisée, mais disposent d'un niveau d'équipement souvent supérieur à celui des palaces. Le service en revanche y est moins développé. Plusieurs de ces hôtels, à l'instar du Concorde La Fayette, s'inscrivant toujours plus dans une approche de segmentation des marchés, créent des "executive floor" ou "top club". Quelques étages sont ainsi réservés à une clientèle plus exigeante. Des hôtesses accueillent en permanence les clients à ces étages . Les chambres sont plus "sophistiquées" comme l'explique une publicité de la chaîne Concorde, et les services sont "personnalisés".
On voit également apparaître dans certains de ces hôtels des chambres "non-fumeur", des étages réservés aux femmes (au Hilton de Melbourne, dans les 32 suites de cet étage, le lit est escamotable, facilitant aux femmes d'affaires des rendez-vous professionnels sans ambiguïté ...).
La gestion des problèmes de sécurité tient également une grande place dans les équipements et les services mis en oeuvre dans ces grands hôtels, opposant le modèle sûr de l'hôtel à celui, dangereux, de la ville qui l'environne.
2.3. L'hôtel de loisirs.
C'est l'héritier de l'hôtel thermal du XIX° siècle, mais adapté à l'évolution de l'industrie touristique.
Cela le rapproche encore plus dans sa conception intérieure du grand hôtel urbain que nous avons étudié précédemment, la variété et les proportions des équipements internes variant néanmoins.
37. Publicité pour le Marriott Marquis Hotel, Atlanta
Mais, il s'en distingue par ses principes de localisation, dans la mesure où, à la différence de l'hôtel urbain, le site et l'environnement jouent un rôle important. Curieusement, cela n'influe que peu sur la conception et l'organisation de ces grands hôtels de loisirs, qui sont essentiellement "introvertis", tout devant être accessible sans qu'il soit besoin de sortir de l'hôtel. Cela va même plus loin, puisque si la localisation est déterminée par l'environnement, les contacts effectifs avec le milieu extérieur à l'hôtel sont très limités, à l'inverse des grands hôtels urbains qui, intégrant des équipements urbains, ont des fonctions centrales et donc de nombreuses relations avec l'agglomération qui les environne.
Les hôtels de loisirs se caractérisent ainsi par l'intégration des équipements de loisirs: piscines, salles de jeux, plages privées, etc.On peut distinguer plusieurs sous-types différents d'hôtels de loisirs, de "resort hotels" comme les appellent les Américains.
Il y a les grands hôtels de stations balnéaires et de stations de sports d'hiver, qui sont fortement articulés au site : sports nautiques dans un cas, accés aux remontées mécaniques dans l'autre, mais toujours des contraintes architecturales fortes liées à la nécessité de s'adapter à un site très particulier et de proposer dans un maximum de chambres le spectacle du paysage.
Beaucoup de ces hôtels de stations, en particulier balnéaires, qui comptent généralement plusieurs centaines de chambres, intègrent aussi une activité de congrés et de conventions : les réunions de travail sont ainsi également des occasions de loisirs, quand elles n'en sont pas purement et simplement les prétextes.
Un autre sous-type est très répandu aux Etats Unis, mais moins fréquent en Europe, c'est l'hôtel- casino. On en trouve évidemment surtout dans les villes spécialisées dans le jeu, comme Atlantic City, Las Vegas, Reno etc.
Le Harrah's à la Trump Plaza d'Atlantic City dans le New Jersey illustre parfaitement ce modèle: 39 étages, un atrium de huit étages, 123 tables de jeux, 1734 machines à sous, 4000 employés, 7 restaurants, une salle de spectacle de 700 places, health club, piscine et tennis couverts.
Dans le même genre, mais en plus modeste, on peut citer à Monaco l'Hôtel Loews (le groupe Loews, outre sa chaîne hôtelière comprend également les cigarettes Kent, les montres Bulova, une compagnie d'assurance, un holding boursier): 650 chambres, 5 restaurants, 3 bars, 2 casinos, de nombreuses boutiques, un centre de santé, une piscine sur le toit de l'hôtel, une agence bancaire, des salles de réunions (toutes les chambres y sont identiques, mais il y a plusieurs sortes de suites).
La chaîne Hyatt semble miser fortement sur le développement des "resort hotels" ; elle en compte maintenant 26 sur les 85 qu'elles gère. Fidèle à une certaine recherche architecturale, la chaîne développe des hôtels aux formes inhabituelles et spectaculaires, considérant comme le déclare Darryl Hartley-Leonard, le président de Hyatt,qu'ils peuvent ainsi devenir des objectifs de vacances, avant même la destination où ils se trouvent . Ainsi la piscine du Hyatt Regency Cerromar Beach de Porto Rico est en fait un bassin de 530 mètres, avec 14 cascades, 4 toboggans, un terrain de volley ball aquatique : " redevenus enfants dans des hôtels que ne désavoueraient pas Disney, les clients regagnent leurs chambres en gondoles, se baladent en tram aérien au milieu des pingouins et des flamands" (1). Six autres hôtels Hyatt de ce type, plus délirants et mégalomaniaques les uns que les autres sont d'ores et déjà en construction.
Au moment où l'Europe se couvre de Disneyland, Nautiland, et autres parcs d'attractions et de loisirs, aux Etats Unis, le modèle du Disneyland pénètre directement dans l'hôtel, et produit un nouveau type d'équipement de loisir intégré.
Les relais, auberges, châteaux et manoirs de grand luxe
Conservation du patrimoine, goût pour les vieilles pierres, réactions à l'encontre de la modernité quotidienne, se combinent avec de vieux idéaux aristocratiques et la recherche de la distinction pour développer partout, mais surtout en Europe, le modèle très bien illustré par la chaîne hôtelière "volontaire " "Relais et Châteaux"(une chaîne "volontaire" est une association d'hôteliers indépendants mettant en commun un certain nombre de services, généralement la publicité et la promotion, partiellement les réservations et la comptabilité, éventuellement certains achats). Châteaux et manoirs anciens, relais de poste et vieilles auberges, parfois d'anciens couvents, sont ainsi transformés en petits hôtels de haut-de-gamme, avec un nombre limité de chambres, parfois moins d'une dizaine. Souvent ces hôtels sont gérés directement par leurs propriétaires, et l'accueil selon les cas oscille entre le client considéré comme un "maître" chez lui, avec exagération du service, ou comme un hôte reçu comme un ami par des châtelains.
Le patrimoine européen est fort riche en ce domaine, et exploité soit par des particuliers, soit avec l'aide de l'Etat comme en Espagne où les "paradors" se sont installés dans des bâtiments historiques prestigieux. Mais on trouve des démarches voisines dans d'autres pays, y compris au Maroc ou en Egypte par exemple, où il existe des patrimoines architecturaux importants.
Cette catégorie est un peu hétérogène : à une extrémité elle rejoint le modèle du palace, s'inscrivant dans une tradition urbaine; à l'autre extrémité elle renvoie à plutôt à l'auberge et au manoir. On peut identifier là un sous-type particulier de l'hôtellerie de haut-de-gamme : petite unité, dans une demeure historique, avec service très important, jouant la distinction sur tous les registres possibles : accés relativement peu aisé, prix très élevé, réservé aux hôtes et généralement en pension complète, décoration très individualisée, meubles authentiques etc.
La tradition ainsi déclinée, n'exclut pas l'intégration d'équipements modernes du type air conditionné ou télévision multi-canaux; mais s'y ajoutent par exemple des foyers allumés dans les cheminées des chambres pour accueillir les clients, des pianos ouverts, un réfrigérateur discrètement installé dans un meuble rustique ...
L'engouement pour ce type d'hôtels, surtout réservé aux loisirs, mériterait que l'on étudie de plus prés leur type de clientèle et leur modes de vie habituels.
Notes 1 et 2
(1) Nikolaus Pevsner, A History of Building Types, Londres, Thames and Hudson, 1976.
Montaigne rapporte à ce propos que, là où il résida à Bade, il y avait 200 lits, et à côté 50 chambres bien meublées coûtant fort cher.
En 1690, c'est dans l'auberge Das Rote Haus à Francfort que fut couronné Joseph 1er.
(2) A l'origine, au XV° siècle, auberge de la Cloche, dépendant dit-on des religieuses de la Saint-Seine (Marie-Louise Pailleron, Les Auberges Romantiques, Librairie Firmin-Didot, paris 1929, p. 120), il s'appela aussi Hôtel de Condé. Il fut complètement reconstruit en 1884.
(3) Furent notamment crées en 1826 "Les Messageries Générales de France, Lafitte, Caillard et Cie" première compagnie concurrençant les Messageries Royales.
(4)Les diligences comprenaient généralement une quinzaine de places, plus ou moins confortables - en général trois places de luxe dans le coupé" sur le devant, six dans l'intérieur dont les portent s'ouvraient sur le côté, quatre dans la rotonde s'ouvrant sur le derrière, et trois sur la banquette avec le conducteur.
(1)Pevsner accorde également une grande importance à cette fonction et à l'esapce qui lui est lié l'"assembly room".
(2)Les prix eux-mêmes variaient en fonction des clients, comme on le voit dans l'anecdote de cet aubergiste de Hollande qui comptait au roi George d'Angleterre 50 florins pour trois oeufs:"Les oeufs sont bien rares ici, observe le prince. - Non, les oeufs n'y sont pas rares, lui est-il répliqué; mais ce sont les rois qui n'y sont pas communs."
Claude Réal et P. Graterolle, L'industrie hôtelière, Paris 1929, p. 104.
(1) L'histoire de l'hôtel Dessein de Calais est de ce point de vue tout à fait significative. A l'origine simple étape, il est devenu avec ses 60 chambres à coucher de maître, quelques appartements, 25 places d'écurie) un endroit célèbre dès la seconde moitié du XVIII° siècle. Les Anglais y font des haltes prolongées, pour profiter de ses cuisines, de ses jardins, de son théatre, de ses magasins. Il exprime bien cette transition entre l'auberge d'étape des Britanniques arrivant sur le continent, et l'hôtel où l'on séjourne, voire but lui-même, avec ses équipements annexes du voyage.
(Histoire anecdotique des hôtels de France, Paris 1956).
(2) Louis Leospo, Traité d'Industrie Hôtelière, p.9 (Paris-Nice 1918, 388 pages).
(1) Cette hôtellerie était d'ailleurs déjà "règlementée comme en témoigne cet édit du roi de France, reprenant un édit de 1577 qui porte que "nulle personne ne pourra tenir hôtellerie, auberge, chambre garnie etc. sans prendre des lettre de permission. Celles-ci, ne doivent être délivrées par les "juges ordinaires" qu'à des personnes qui "justifient d'attestations suffisantes de leurs bonnes vie et moeurs" et auront "prêté serment par de bien et dûment observer les ordonnances" (P. Ferrand et J. Courant, imprimeurs ordinaires du Roy, Rouen 1693).
(1) Claude Réal, op. cit ., p.94)
(1) L'hôtel Meurice connut de multiples transformations ; les rois, les princes et toutes sortes de célébrités ne cessèrent d'y descendre. En 1905-1907, il fut complètment reconstruit, devenant alors l'un des modèles de la nouvelle génération des "palaces"
P. Andrieu op. cit ., p.85).
(1) in Les Hôtels-Palais, p. 14
(1) Le mangeur du XIX° siècle. Une folie bourgeoise; la nourriture
(2) The American Hotel, an Anecdotal History, New York, Londrs, Alfred.A. Knopf,1930, 323 p.
(1) Sur le même modèle, mais un peu plus tard et dans une gamme inférieure, se développèrent aussi un temps les "Mills hotels", destinés aux résidents permanents d'un standing inférieur. En 1905 ouvrait ainsi à Broadway un Mills Hotel de 1554 chambres. Les clients disposaient par ailleurs de salles de jeux, de lecture, de conversation, de fumoirs, et de bains gratuits à discrétion. Un restaurant à prix fixe y était ouvert de 6 heures du matin à 9 heures du soir. ) 150 employés étaient occupés dans cet hôtel-foyer.
(2) Facts about The Waldorf-Astoria, 38 p., New York 1940.
(1) Librairie De Firmin-Didot, Paris 1892.
(1) C.Réal, op. cit ., p. 140.
(1) Paul de Rousiers, op. cit., pp. 487 et 488.
(1) Paul Morand,New-York, 1930 ( in Oeuvres, Flammarion 1981, pp. 259 et 260).
(2) Traduction française H. Bourrit, Morel éditeur, 247 p., Paris-Zurich 1877
(1) Fernand Engerand, Les amusements des villes d'eaux à travers les âges, (243 pages, Editions Plon, Paris 1936).
(1) Robert Burnand, La vie quotidienne en France en 1830 (p.152 et 153, Hachette-Paris 1943).
(1)Marie-Hélène Contal, Vittel 1854-1936 : création d'une ville thermale (Institut Français d'Architecture - CEP-Editions du Moniteur, 1982, 238 p.)
(1) cité par Marie-Hélène Contal, op. cit., pp. 14 et 16.
(1) Docteur Darel, L'installation des hôtels des villes d'eau, Paris, 1904.
(2) Ibid. p. 101.
(1) in Claude Réal et P. Graterolle, op. cit .
(2) De l'Hôtel-Palais en Riviera (Editions 7 Fou, Genève, 1985).
(1) Edouard Guyer, op. cit., p. 130.
(1) Geneviève Heller, Propre en ordre habitation et vie domestique 1850-1930 : l'exemple Vaudois" (Editions d'En bas, 248 p., Lausanne 1979).
(2) cité par G. Heller, op. cit ., p.132.
(3) notice médicale de E. Rambert citée par G.Heller, op. cit .,
(1) cf. Francis Rosset L'Hôtel de Paris à Monte-Carlo; un siècle d'histoire" (Editions S.N.E.A., 104 p, Monaco,1984).
(1) L'architecte E. Niermans fut un des grands promoteurs du modern style, en particulier dans l'architecture de "loisirs": il rénova ou conçut de nombreux hôtels, dont l'Hôtel deu Palais à Biarritz, l'Hôtel de Paris à Monaco, Le Savoy à Fontainebleau,, le Palace Hôtel de Madrid et celui d'Ostende.
(2) De l'Hôtel-Palais en Riviera, op. cit .,
(1) Selon Priscilla Boniface, le premier hôtel construit par une compagnie de chemin de fer semble être celui de Euston en 1839.
(1) cité in L'Histoire anecdotique des hôtels de France p. 110.
(2) Ibid., p.111.
(1) L'hôtel fut réquisitionné par la Commune en 1870, puis déplacé en 1878 de l'autre côté de la rue, le magasin du Louvre, le petit "magasin de nouveauté"s ayant beaucoup grandi et fini par prendre prenant tout l'espace occupé précédemment par l'hôtel !
(1) in Priscilla Boniface, op cit.17.
(1) Hugh Montgomery-Massinberd: "Ritzomania" in Palaces et Grabds Hôtels d'Europe (Ed. Flammarion, 1984, 272 p.).
(1) in César Ritz : Hôte du Monde, p. 197.
(2) Madame Ritz écrit ainsi : : "Ce furent Sarah Bernardt et Mrs Langtry qui nous initièrent à la perfection des hôtels américains : le Galt House de Louisville, le Palmer House de Chicago, le Eutaw de Baltimore, le Willard et le Shoreham de Washington, le Breevort, le Fifth Avenue et le Waldorf de New Yorx. Elles célébraient les ascenseurs, les téléphones, l'éclairage électrique, les canalisations, mais elles convenaient que, malgré ces avantages, le meilleur hôtel américain n'atteignait pas le niveau de confort et d'élégance déjà réalisé par Ritz en Europe. Celui-ci s'en réjouissait mais ne se tenait pas pour satisfait. Il ne voyait aucune raison pour qu'il y eût conflit entre l'hygiène et l'ethétique, entre un service parfaitement élégant et les perfectionnements de la science moderne . Il résolut de réunir le tout harmonieusement " (op. cit. p. 153 et 154).
(1) Ces deux hôtels furent, rapportent D. Watkin et V.Bouvet, au centre de polémiques qui dénonçaient tout à la fois leur hauteur en contravention avec les règlements voyers de la ville de Paris et l'origine germanique de leurs capitaux.
(1) Michel Mohrt et Guy Feinstein,Paquebots; le temps des traversées (Editions Maritimes et d'Outre Mer 1980, 278 p.).
(1) Walter A. Ruth et Richard H. Penner, Hotel Planning and Design (256 p., New York, Whitney Library of Design, 1985).
Isabelle Grégoire, L'Echo touristique, 23/3/1987.
Chapitre 3
L'hôtel, la ville, le site
L'histoire de la politique hôtelière fait apparaître, ainsi qu'on l'a vu, une gamme d'entreprises très diverses, des grands hôtels uniques aux différents types de chaînes. A la diversité des catégories et des modes de gestion correspond une non moins grande variété de types architecturaux. Ces types se distinguent dans leur développement historique, à partir des premiers hôtels installés dans des bâtiments édifiés pour d'autres usages jusqu'aux constructions spécifiquement affectées à des usages hôteliers. Ils se spécifient progressivement à la fois en se différenciant vis à vis des types antérieurs et en intégrant certains de leurs dispositifs.
Mais c'est aussi à l'intérieur même de la famille typologique autonome les constituée par les hôtels à partir du XIXe siècle que des systèmes de différences s'introduisent très rapidement. Ces différences ont trait aux dimensions des composants des hôtels, à la complexité de leur distribution et à la qualité de leurs équipements, mais aussi aux rapports qu'ils établissent avec les villes ou les sites qui les accueillent. Les étapes majeures dans la constitution des types hôteliers ont été repérées par Nikolaus Pevsner et Michael Schmitt. (1)
La question de l'implantation des nouveaux programmes hôteliers, éléments de valorisation de l'espace urbain ou naturel, est bien évidemment primordiale. Non seulement la localisation et le rapport à l'environnement immédiat sont essentiel dans le lancement des entreprises hôtelières, mais le bâtiment de l'hôtel est simultanément un composant original et constitutif du nouvel espace métropolitain et des nouveaux sites touristiques.
Si l'on en croit le jugement formulé en 1913 par Werner Sombart dans Luxus und Kapitalismus(2), c'est le luxe qui fonde l'existence même de la ville. L'essor du grand hôtel apparaît de ce fait comme indissociable de la formation de la ville moderne, s'il n'en est pas une condition.
Expression de la métropole, le grand hôtel la condense lorsqu'elle est encore en formation ou lorsque ses habitants sont déplacés. Dans le premier cas, il opère comme gène, comme germe de ville. Dans le second, il constitue un substitut à ses espaces de sociabilité.
C'est donc dans un double registre que les rapports de l'hôtel à son espace d'inscription devront être analysés. Il s'agira de comprendre comment l'hôtel établit ses relations avec le site ou la ville et, dans le même temps, de repérer son insertion dans les séries typologiques et les transgressions architecturales qu'il opère vis-à-vis de celles-ci pour s'imposer comme type spécifique.
Quelle que soit l'importance du site urbain dans l'histoire hôtelière, il est sans doute utile, dans un premier temps, pour percevoir les rapports construits entre l'hôtel et son environnement direct, de distinguer les grands hôtels isolés de ceux qui sont implantés dans les grandes villes
1. Hôtel et sites touristiques : la question de la visibilité
L'essor du grand hôtel est contemporain du romantisme et de la découverte par des masses de plus en plus vastes des paysages maritimes ou alpins. Il est un des indices de la naissance d'une nouvelle sensibilité visuelle qu'expriment dès le milieu du XVIIIe siècle la littérature et la peinture, lorsqu'elles s'ouvrent à la description du spectacle de la nature. Mais il s'inscrit aussi dans un ensemble plus ample de transformations sociales.
S'il coïncide avec le développement des réseaux de transport terrestres et maritimes à l'échelle de l'Europe et de ses empires, puis à celle du monde entier, le grand hôtel reflète aussi la montée des thèmes thèmes hygiénistes dans la société bourgeoise : cette dimension permet de comprendre pourquoi, à côté des justifications thérapeutiques invoquées pour les séjours "climatiques" ou balnéaires et, bien entendu, pour le thermalisme, la diffusion des équipements sanitaires et, notamment, des salles de bains utilisera l'hôtel comme véhicule privilégié.
1.1. L'hôtel et les sites vierges
Dès les premières étapes de sa diffusion en Europe, aux Etats-Unis et dans le reste du monde, le grand hôtel devient inséparable de l'exploitation de sites vierges , jusque là difficiles d'accès, et qui se trouvent aux extrémités des réseaux, à la montagne comme à la mer. En Amérique du Nord, il balise l'avancée des réseaux de chemins de fer dans la profondeur des territoires de l'ouest.
A côté de cette distribution accompagnant les grands flux de peuplement, l'hôtel prend position sur les principaux itinéraires des migrations saisonnières de la vie mondaine. Il retrouve ainsi la trace de plusieurs bâtiments-équipements antérieurs, quand il ne recycle pas purement et simplement pas leur enveloppe. Ce thème de l'emprunt est loin de pouvoir être résumé à de simples considérations fonctionnelles et comporte également des éléments symboliques importants.
Censé abriter non plus simplement des voyageurs s'y arrêtant le temps d'une étape, mais avant tout des touristes y séjournant pendant une fraction ou la totalité d'une saison, l'hôtel se situe en premier lieu dans la continuité des hospices ponctuant les tracés des grands pélérinages ou des caranvansérails rythmant les étapes des routes de la soie ou des épices. Il emprunte à ces bâtiments à l'origine séparés par de longs segments de routes leur caractère autarcique. La fonction d'étape assurée dans ces programmes imposait qu'y soient hébergés et restaurés non seulement les voyageurs, mais aussi leurs moyens de transport -chevaux ou chameaux- et que d'importants approvisionnements y soient stockés. Cette large place affectée aux accès et aux services restera une constante des programmes hôteliers. Certains hôtels britanniques de la moitié du XIX e siècle seront directement reliés au chemin de fer par des embarcadères privés. Dans d'autres hôtels, à côté des locaux affectés aux malles, puis aux automobiles, les réserves constitueront un ballast, un socle sur lequel la construction sera édifiée.
Mais l'hôtel isolé n'est pas qu'un relais dans un réseau ou sur un itinéraire et ne se définit pas seulement par sa position dans le système des déplacements. Dès les origines et, le cas échéant, jusque dans sa dénomination, il se rattache très explicitement à la tradition de la villégiature antique rénovée à la Renaissance, et intègre plusieurs des caractéristiques de la villa. Dans la distribution de ses espaces intérieurs, il reproduit le découpage entre les espaces de service, les espaces de réception et les espaces intimes. Ces derniers, représentés par les nombreuses chambres des hôtes, sont en vérité disproportionnés par rapport aux pièces homologues des villas, et viennent écraser les autres éléments du programme. En effet, la distinction des trois registres en lesquels l'hôtel peut être découpé est essentiellement verticale, alors que les villas associent découpage en hauteur et à l'horizontale. Ce découpage s'exprimera à l'extérieur dans la hiérarchie des étages et de leur traitement architectural.
Mais ce n'est pas simplement dans la distinction des composants du programme hôtelier que la tradtion de la villa va jouer sur la constitution du nouveau type. Déterminée en large partie par une nouvelle conception du travail agricole, la Villegiatura de la Renaissance avait débouché sur une nou-
Grandes lignes internationales de chemin de fer Aires d'implantation des hôtels de luxe :
Principaux ports 1 Côte basque française
Villes d'implantation des hôtels de luxe 2 Côte normande française
3 Auvergne-Bourbonnais
4 Côte d'Azur et Riviera italienne
5 Lacs suisses
6 Lacs d'Italie du Nord
7 Tirol autrichien
8 Bohème 9 Hesse et Rhénanie
38. Les principaux sites hôteliers dans l'Europe d'avant 1914
velle perception visuelle du territoire rural, mis en scène pour être découvert depuis la loggia majeure de la villa.(1)
Le thème de l'espace largement ouvert du rez-de-chaussée (ou du piano nobile) servant de foyer à la distribution de l'ensemble du bâtiment s'étendra ainsi des ville du XVIe siècle en Vénétie aux ville vésuviennes du XVIe siècle et à tous les bâtiments édifiés sur ce modèle en Europe et dans les colonies américaines. De la même manière, les grands hôtels permettront par les multiples baies de leurs salons une nouvelle vision du paysage : aux vues limitées latéralement et axées, telles qu'elles étaient autorisées par les loggie italiennes, succède ainsi d'infinis panoramas marins ou alpins que les trumeaux inévitables viennent découper en séquences régulières.
La question de la visibilité n'est pas posée cependant seulement du dedans vers le dehors, et la prééminence de l'hôtel vu dans le site devient un élément majeur du cahier des charges lors de la construction des nouveaux hôtels. Il s'agira de voir en étant vu.
L'hôtel occupera souvent une position stratégique choisie en fonction de ce double critère de visibilité. Il s'agira à la fois d'être visible dans le paysage et rendre le paysage visible, de le transformer en spectacle. Les publicités pour les grands hôtels touristiques inondant les magazines lithographiés de la fin du XIXe siècle insistent sur ce thème en cadrant les hôtels dans leur site balnéaire ou montagnard. Ce critère est en outre explicitement mentionné dans les recommandations de Edouard Guyer, auteur en 1874 du premier véritable manuel de construction et de gestion hôtelière.(2)
Dans cette dialectique visuelle, l'hôtel se rapproche d'une tradition architecturale inattendue ici, celle des bâtiments militaires. Devenant l'indice de la domination culturelle du paysage, il constitue aussi, en quelque sorte un bastion jalonnant le territoire conquis par le tourisme devant les étendues marines ou montagneuses. L'hôtel-forteresse permet aux touristes de voir le spectacle des reliefs, des flots et des intempéries, tout en les protégeant contre les cataclysmes prisés par l'esthétique du sublime, mais envers lesquels il convient de rester prudemment protégé, des tempêtes aux avalanches. Dans cette configuration, la dimension du luxe est assurée par le meilleur ratio entre l'ampleur et l'unicité du spectacle, et le confort de la protection assurée.
39. Publicité pour le Grand Hôtel Brunnen, Lucerne
Le Grand Hôtel Saint-Moritz ouvert en 1905 à St-Moritz-Dorf vante ainsi dans L'Illustration l'ensemble de ses "salons, salles de conversation, restaurant grandiose avec vue superbe sur le lac et les montagnes".
1.2. La dialectique ouverture / fermeture
Cette conjugaison de la protection physique et de l'ouverture visuelle sur l'extérieur est présente aussi lorsque le site d'implantation de l'hôtel offre des dangers liés à la distance culturelle, raciale ou sociale. L'hôtel Palais Jamaï situé en bordure de Fez vient ainsi abstraire ses occupants des sollicitations pressantes des guides de la vieille ville, dans le même temps qu'il la donne en spectacle depuis ses chambres , qui en dominent les toits et les coupoles.
L'équilibre ouverture/fermeture apparaît donc comme un analyseur essentiel dans les rapports entre l'hôtel et son site, mais aussi des rapports internes aux composants mêmes de l'hôtel . Il se constitue ainsi comme un programme dans lequel les jeux du regard sont premiers. La passion d'Aschenbach dans Mort à Venise de Thomas Mann n'est pas dissociables des rapports qu'il établit avec ses compagnons dans les salons de l'Hôtel des Bains.
Longtemps avant l'apparition d'un souci de l'orientation et des vues dans l'habitation collective, et avant l'irruption de l'obsession de l'ouverture au sud dans les programmes de sanatoria puis dans ceux du logement social, l'hôtel manifeste un souci de l'ouverture sur l'environnement direct et sur le soleil tout à fait pionnier.
Les premières entreprises helvétiques, judicieusement situées entre les cîmes et les étendues lacustres, sont très précisément basées sur ces critères, ainsi que Jacques Gubler l'a démontré en évoquant les régularités de localisation des hôtels de la "Riviéra lémanique":
De l'inclinaison topographique au midi résulte un tête-à-tête singulier des bâtiments avec le ciel, les Alpes et le lac, dont toute l'architecture se trouve imprégnée. La façade aval des constructions est à ce point privilégiée dans son dégagement qu'elle est devancée par de nombreux balcons et avant-corps. La façade amont est en revanche le plus souvent minimisée et dépourvue de tout fard. Il se peut que, comme à la Villa Toscane, un jeu de plate-formes en terrasses soit poursuivi jusqu'en toiture. Ou que la construction s'inscrive entre une route supérieure et une rue inférieure provoquant une symbiose du génie civil et de l'architecture, comme au quartier de Bon Port à Montreux.
La croissance des hôtels suit fréquemment le même processus. Edifié durant le dernier tiers du XIXe siècle, l'établissement double ou triple de capacité vers 1910 moyennant l'exhaussement du gabarit auquel est ajoutée une véranda contenant les salles de réception. La qualité de la maison
s'évaluera à la suite de salons au midi.(1)
La recherche de l'orientation au sud, qui est loin d'être limitée au rivages lémaniques, n'est qu'un aspect, certes essentiel, de la problématique de l'implantation des grands hôtels : le rapport au soleil se conjugue avec la constitution d'un ensemble d'autres interfaces entre l'hôtel et le terrain, la voirie et, bien entendu, avec les éléments lointains du paysage.
Comment peut-on définir plus précisément les sites sur lequel s'implantent les hôtels, et les modalités de l'articulation des constructions sur ceux-ci ?
L'hôtel isolé manifeste l'intervention humaine dans un cadre naturel et crée par là un site nouveau autant qu'il révèle les éléments pré-existants: il rejoint ainsi la tradition évoquée plus haut de l'hospice ou de la forteresse, qu'il renouvelle en devenant un unité autarcique évoquant les grands transatlantiques, dans lesquels d'ailleurs le développement des grandes migrations intercontinentale provoque une recomposition au début du XXe siècle.
Ce rapport entre navires et bâtiments d'habitation collective, qui trouvera son aboutissement dans la conception des grands transatlantiques de luxe au XXe siècle est repéré très tôt, puisque dès 1848 le fouriériste Victor Considérant y fait explicitement allusion pour légitimer les principes phalanstériens au moyen de l'évocation des réalisations flottantes de son époque (2)
Grand bateau échoué sur les sables ou sur les rocs, l'hôtel isolé reste un cas de figure singulier. Emergeant dans le paysage ou dépassant de la masse des maisons d'une station, il devient un point focal dont la visibilité redouble l'exclusivité de son usage. Ponctuel dans son implantation, il se distingue des bâtiments centrés comme les villas évoquées plus haut en ce qu'il possède une épaisseur et une orientation privilégiée, dans la mesure où il abrite non seulement des chambres mais aussi des locaux publics, et que ceux-ci, notamment le restaurant, sont ouverts du côté de la vue.
Le critique suisse Peter Meyer, qui consacre dans les années 1940 des pages acerbes à l'architecture hôtelière décrit ainsi le Palace isolé :
Le Palace -solitaire sur son aire lointaine
Tout à fait indépendamment de sa qualité architecturale prise isolément, c'est une manifestation prétentieuse, d'un comique indicible et qui, aujourd'hui, semble presque surréaliste ! Déploiement de symétries axiales dans un territoire qui, du fait de son irrégularité, ne peut réagir, ne peut les fracturer. Le bâtiment est complètement isolé de son environnement par les terrasses. (1)
Maid l'isolement n'est pas nécessairement l'indice d'une autonomie par rapport aux réseaux de communication, comme le cas des grands hôtels liés au chemins de fer canadiens le montre. Dans ce cas l'implantation sur des sites élevés et détachés est non seulement recherchée, mais elle se conjugue avec l'utilisation du vocabulaire médiéval dans la construction de véritables châteaux forts de l'ère industrielle. Certains de ces hôtels dominent les villes, tel le Château Frontenac construit par Bruce Price au dessus de la cité de Québec (1892-93), mais beaucoup restent isolés et utilisent jusque dans les années 1930 le répertoire médiéval, tels le Bessborough Hotel à Saskatoon dans le Saskatchewan de Archibald and Schofield (1930-32) ou le Banff Springs Hotel à Banff dans l'Alberta, de J. W. Orrock (1926-28).(2)
Lorsque l'agglomération se structure à partir d'un hôtel, comme dans l'exemple de Cabourg, où il remplace très vite le casino qui avait été l'origine du tracé radial de la ville, cette dualité point/ligne apparaît clairement : point de départ des voies urbaines, le Grand Hôtel est aussi un segment dans la continuité du front de mer.
Isolé, le grand hôtel devient à l'occasion un exercice dans l'affirmation architecturale de l'identité de son inspirateur ou de son propriétaire, comme sur la côte britannique, à en croire Kenneth Lindley :
Le début de l'ère des hôtels coïncida avec celui d'une période d'individualité monumentale en architecture, bien plus qu'avec celui d'une recherche d'effets unifiés déployés sur une grande échelle. Cela était inévitablement le reflet de l'orgueil des exploits et des succès individuels qui ont rendu les
40. Le Château Frontenac, Québec
réalisations du dix-neuvième siècle possibles. Il aurait été surprenant que les hommes qui avaient construit les chemins de fer et qui avaient englouti leur propre fortune et celles de bien d'autres dans des entreprises spectaculaires, des hommes qui répondaient avec enthousiasme aux perspectives qui s'ouvraient devant eux en un âge héroïque, aient choisi d'exprimer la modestie et l'effacement de soi dans leur architecture.(1)
Le Grand Hôtel construit à Scarborough par Cuthbert Broderick en 1867 sur un site judicieusement choisi exalte dans la verticalité des quelques 50 mètres de sa façade sur la mer le thème du roc faisant face au déchaînement des flots :
A Scarborough, Broderick a répondu au défi du site spectaculaire sur la falaise Saint Nicholas avec une assurance qui aujourd'hui encore éveille des émotions allant de la haine à l'admiration. Le tas monstrueux qu'il a créé était composé de plus de six millions de briques jaunes ; il ne le cède en rien à la dignité calme des terrasses Regency qui, avant son arrivée, avaient donné à Scarborough son caractère de station prééminente du Nord.(2)
Si certains des palaces de bord de mer restent les prolongements solitaires des rochers sur lesquels ils sont bâtis, le grand hôtel, de marquage sur le rivage, devient à l'occasion un foyer des tracés urbains des villes balnéaires, un germe à partir duquel la société et sa projection au sol croîtront, comme l'a montré Dominique Rouillard à propos de l'exemple de Houlgate.(3)
1.3. La rue des hôtels
Ce processus de germination, de contamination est au fond le degré zéro du transfert de la sphère hôtelière à celle de l'habitation : l'hôtel désigne un site propice à l'établissement d'un fragment de ville, comme le camp de la légion désignait le point d'origine d'une centuriation et d'une ville aux franges de l'empire romain.
C'est l'unicité de certaines localisations déterminées par une vue "imprenable" sur un site ou par un rapport particulier aux infrastructures -route ou chemin de fer- qui provoque cette coagulation des hôtels isolés en groupes ou en rangées selon une hiérarchie implicite dans laquelle leur valeur individuelle s'estompe, en tout cas lorsqu'on les perçoit de l'extérieur. La "rue des hôtels" apparaît
41. Le Grand Hotel, Scarborough
alors, que Peter Meyer décrit en référence aux stations suisses :
C'est le cadre de l'entreprise sociale du XIXe siècle. Indépendamment de la beauté ou de la laideur du bâtiment isolé, les palaces hôteliers ne sont viables comme types que là où ils peuvent constituer un milieu, comme ici où ils forment en eux mêmes une ville étrange et irréelle. Les rues hôtelières possèdent sans conteste du "caractère". Quand le palace se dresse solitaire dans le paysage des montagnes, il n'a pas de résonnance, le grand geste devient pure arrogance
impuissante.(1)
La rue des hôtels, dans laquelle "se conjuguent le luxe et les distractions mondaines", devient pour Meyer, dans certains cas privilégiés de par leur qualité de projet, le milieu idéal où "les réunions diplomatiques, scientifiques ou artistiques" peuvent se tenir :
De façon exceptionnelle, les hôtels isolés s'y enchaînent architecturalement pour donner une impression d'ensemble.(2)
Les hôtels en bande développent la notion de frontalité face à un site, telle qu'elle était apparue au début du XIXe siècle dans les crescents de Nash à Bath, mais les situations se diversifient.
En effet, si dans les grandes villes le vis-à-vis du grand hôtel est la rue et parfois la place, sur laquelle il s'affiche comme un palais baroque ou, exceptionnellement le grand parc urbain (le Continental sur les Tuileries à Paris, Le Hyde Park Hotel sur le jardin homonyme à Londres ou le Plaza sur Central Park à New York), la résolution en coupe de l'implantation du bâtiment n'est pas dans ce cas très remarquable, dans la mesure où le réseau des rues est à la même cote altimétrique que le jardin.
Dans les gisements hôteliers suisses, l'utilisation des sites de lacs donne, en revanche, une importance extrême à la sédimentation verticale des constructions et de leurs éléments, ainsi que Gilles Barbey le précise dans le cas de Montreux :
L'étagement des construction sur la pente est un impératif du site montreusien, revu et corrigé de main d'homme de manière à attribuer en priorité les belvédères aux hôtes en séjour. Les replats sont si malaisés à établir dans un relief fortement accidenté qu'il y a intérêt à les prolonger par l'architecture. D'où la multiplication prodigue des terrasses, où s'illustre la hiérarchie entre maîtres et serviteurs à travers une géographie sociale, selon laquelle la population laborieuse habite les vallonnements du terrain et les soubassements des bâtiments, pour rester en permanence à la disposition de la clientèle de villégiature. Dans les projets des architectes, c'est la coupe transversale qui donne principalement la mesure de l'occupation de l'espace. (1)
Le paramètre fondamental de l'implantation est la prise de terrain, qui renvoie au mode d'ancrage du bâtiment dans le site. Elle se différencie dans le cours de l'évolution des types hôteliers et selon les variations de ceux-ci.
Une certaine simplicité, qui confine parfois au simplisme est de rigueur pour l'implantation des premiers édifices du début du XIXe siècle, qui viennent border sans guère d'ambition paysagère une voie ou un quai.
L' opulence se conjugue avec la rigidité dans les compositions plus ambitieuses des Palaces, qui se répandent en dispositifs d'accès du côté de l'entrée et, le cas échéant en jardins selon des tracés géométriques reproduisant parfois les rythmes et les proportions du bâtiment.
Les chateaux construits dans une veine néo-médiévale à partir du milieu du XIXe siècle s'accomodent de sites escarpés et requièrent à l'occasion l'invention d'escarpements artificiels en pierre ou en ciment pour renforcer les effets d'une nature défaillante.
Les bâtiments fonctionnalistes ont un tout autre rapport au sol, dans la mesure où ils se gardent bien de le toucher, et s'y raccordent par des terrasses en porte-à-faux ou, plus encore, ils le surplombent grâce à la lévitation autorisée par les pilotis.
Sous des modalités d'implantation variables, la distinction entre les hôtels de voyageurs et les hôtels de séjour s'affirme tout au cours du XIX e siècle. Elle se reproduit aujourd'hui sous des formes nouvelles avec les phénomènes liés à l'essor du transport aérien, qui déterminent de nouvelles structures de localisation non seulement des hôtels, mais aussi de grands secteurs d'activité tertiaire.
La confusion des deux genres dans les grands hôtels des centres urbains
à égale proximité des affaires, des loisirs et des gares, a donné naissance à des bâtiments particulièrement complexes et durables, mais qui ne relèvent pas tous de la catégorie du luxe.
2. L'hôtel comme pièce urbaine
Dans les grandes agglomérations urbaines, tout comme les théâtres ou les marchés constituent des systèmes articulant implantations centrales et localisations périphériques, les hôtels se structurent en réseaux articulés aux lieux d'activités.
2.1. La question de la localisation
Ces réseaux sont déterminés en fonction de facteurs tels que les nuds des infrastructures -gares ou ports au XIXe siècle, aéroports depuis l'âge des jets-, des lieux publics -Opéra et centres de la vie politique-, ou des éléments du site -front de mer ou de rivière, grands parcs.
Le premier critère de localisation n'a rien de proprement visuel et tient tout simplement à l'adéquation entre la catégorie de l'hôtel et son site. Le rédacteur du volume consacré par le Handbuch der Architektur aux hôtels insiste sans ambiguité dès 1885 sur le lien étroit existant entre localisation et rentabilité dans une saine gestion de l'entreprise hôtelière :
Lors de la construction d'un hôtel, on veillera tout d'abord à choisir la situation la plus avantageuse. La fréquentation et donc le succès de l'entreprise en dépendront en effet de façon appréciable. Mais le choix du terrain dépendra de la destination précise du bâtiment, et en particulier de la question de savoir à quelle catégorie de clients il est destiné. Il convient à ce propos de distinguer les cas suivants :
a) L'hôtel est destiné avant tout aux voyages de plaisir et de repos;
b) il est essentiellement destiné à l'accueil de commerçants et aux voyages d'affaires;
c) il n'est pas seulement destiné à l'accueil d'étrangers, mais aussi à la vie locale et pour l'organisation intermittente de festivités.
Dans le premier cas, il faudra essentiellement veiller à trouver de beaux alentours à la ville et à la campagne, car la faculté offerte au voyageur de jouir des plaisirs paisibles et inviolés de la nature ou
Gares de chemin de fer
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Grands parcs
Grands axes de voirie
42. Les hôtels de luxe à Londres avant 1914
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43. Les hôtels de luxe à Berlin avant 1914
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44. Les hôtels de luxe à Vienne avant 1914
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45. Les hôtels de luxe à Paris avant 1914
de la vie et du mouvement agités d'une grande ville sera d'une importance décisive. Dans le second cas, il conviendra de rechercher une situation proche des rues commerçantes et en relation si possible directe avec les gares et les principaux axes de circulation. Dans le troisième cas, il faudra choisir un emplacement au cur de la ville ou au milieu de l'un de ses quartiers les plus animés.(1)
L'argument de la localisation apparait clairement dans les nombreuses publicités des grands hôtels parisiens rédigées pour les lecteurs de L'Illustration avant la Première Guerre mondiale, révélant la différenciation des clientèles. L'Hôtel Continental, ostensiblement orienté vers le luxe et le plaisir se vante d'être "à proximité de la rue de la Paix, des boulevards et des théâtres", tandis que l'Hôtel Lutetia , en se déclarant "à proximité du Sénat, de la Chambre des Députés, des Grandes Facultés et du Palais de Justice", indique son orientation vers une clientèle provinciale centrée sur la vie politique et juridique parisienne.
De manière générale, lorsqu'on les saisit dans les années qui précèdent la Première Guerre mondiale, les hôtels de luxe ne seront pas situés en relation étroite avec les infrastructures de confort, que l'on analyse les réseaux hôteliers de Paris, de Londres, de Berlin ou de Vienne, ce dernier cas étant particulier, puisque les gares viennoises sont extrêmement éloignées du centre et de la Ringstrasse.
L'implantation des hôtels de luxe dans les grandes métropoles est loin de contribuer uniquement à l'usage et à la prospérité de ces établissements. Leur présence en bordure des voies principales des centres contribue à focaliser un ensemble d'activités commerciales et ils tendent à devenir eux-mêmes des facteurs décisifs dans la constitution et l'accentuation de la centralité. Marquant l'espace public de façon monumentale et le prolongeant dans leurs halls et leurs salons à la manière des galeries couvertes du début du XIXe siècle, ils deviennent par leurs périphéries -restaurants ou boutiques- des éléments essentiels de l'animation et de l'image des centres.
A certains stades du développement des villes, lorsque le réseau des bâtiments publics est faible ou inexistant, c'est l'hôtel lui-même qui devient le premier lieu public de la cité. Les villes américaines en voie de formation se consolident autour de grands hôtels qui restent longtemps leur bâtiment dominant et qui jouent un rôle fondamental dans leur vie civique.
La conjonction du terme d'hôtel et de celui d'exchange dans la la dénomination de plusieurs des premiers hôtels américains indique bien leur importance sur la scène économique d'un pays qui édifie ses premières infrastructure et leur rôle dans la vie politique n'est pas moins grand, puisqu'ils servent longtemps de résidence aux dirigeant fédéraux. (1)
2.2. L'hôtel, germe de ville
Dans la nouvelle capitale la construction de l'Union Public Hotel est engagée dès 1793 entre la maison du Président et le Capitole par Samuel Blodget, principal spéculateur actif dans l'aménagement de Washington, financé par le moyen d'une loterie...(2)
Les voyageurs décrivent dès le début du XIXe siècle les prodiges de la vie hôtelière, "caractéristiques sociale majeure" des Etats-Unis. Dans le récit de son voyage effectué en 1846-1847 dans le "Monde occidental", l'observateur britannique Alexander Mackay constate que "nulle part dans le monde le système des hôtels est aussi poussé qu'il l'est en Amérique".(3)
En fait, la vie dans les grands hôtels deviendra vite, comme l'affirme Daniel Boorstin, "le symbole de la fluidité de la vie américaine".(4)
Si les hôtels américains anticipent sur la constitutions des grandes villes, dans lesquelles ils conservent d'ailleurs une place privilégiée, les hôtels du monde colonial sont quant à eux les germes des villes autarciques implantées à l'intérieur des agglomérations indigènes.
Dans les métropoles partiellement occidentalisées d'Asie ou d'Afrique, le grand hôtel joue un rôle multiple. Il devient un instrument d'acclimatation, un filtre à l'abri duquel les nouveaux arrivants s'adaptent à l'espace et au murs de la colonie, dont il donne une image aseptisée et folklorisée. Mais cette vitrine est aussi une forteresse dans laquelle la "colonie" européenne peut avoir à se réfugier sous la pression des épidémies, des cataclysmes naturels ou, surtout, des émeutes.
Instrument de territorialisation pour ses occupants par la place calculée qu'il fait à la culture locale il peut être aussi un instrument d'extra-territorialité dès lors qu'il perpétue les pratiques et les habitudes de la vie de métropole et constitue une scène mondaine étanche aux sollicitations extérieures.
En définitive, le grand hôtel est donc un constituant original du paysage tourisitique et de l'espace urbain. Mais, si son architecture peut être pensée à partir de ses modes d'insertion dans son environnement, elle possède aussi ses régularités typologiques, et connnaît des variations et des ruptures importantes dans le cours de l'histoire des principaux mouvements depuis le milieu du XIXe siècle.
3. L'hôtel : un parti de coupe
Programme nouveau lié à une commande sociale sans précédent, le grand hôtel ne se constitue pas pour autant d'emblée en type autonome. Il reste conditionné autant par les références à des types antérieurs que par les nouvelles exigences spatiales. Le grand hôtel demeure en fait pendant longtemps un carrefour typologique, un assemblage souvent surprenant de modes de distribution antérieurs, qui en fait un banc d'essai unique, un "modèle architectural étrange", ainsi que le définit François Loyer :
A l'alignement infini des chambres individuelles (imposant des couloirs démesurés et des façades répétitives, c'est-à-dire une architectire de caserne, plus ou moins enrichie, répond une hypertrophie monumentale des halls et des salons -donnant à cette collectivité de hasard le cadre de ses fêtes. (1)
Dans un premier temps et jusqu'à l'irruption des thèmes issus du "Mouvement moderne", l'hôtel utilise directement la référence aux bâtiments aristocratiques ou bourgeois auquels ses promoteurs tentent de l'identifier. Le Palace n'échappe pas à un ordre architectural dans lequel les références à la Renaissance sont explicitement revendiquées, comme on l'a vu plus haut avec la villa. Les Palazzi dont le découpage extérieur est utilisé sont à l'origine des bâtiments urbains mais peuvent être, à l'occasion transposés dans des environnements marins ou alpins. A côté des palais urbains, les résidences royales fournissent un autre registre de connotations, évoquant à la fois les cours suburbaines et les hôtels de séjour, par opposition aux programmes réservés aux voyageurs.
Mais, sauf dans le cas où l'hôtel s'installe dans un bâtiment existant, la référence à l'architecture palatiale n'est que pelliculaire. Elle ne dépasse guère la surface extérieure des bâtiments et encore celle-ci est-elle percée de façon tout à fait différente des constructions florentines pour accommoder les chambres. Guyer note en 1874 qu'en Italie "l'abondance des édifices somptueux et des palais a été mise à profit par les hôtels, non toutefois sans entraîner divers inconvénients", et donne comme exemple des difficultés rencontrées à l'intérieur l'hôtel Danieli à Venise :
L'installation des hôtels dans des palais à grande hauteur d'étage (souvent jusqu'à 30 pieds) rend fréquent l'usage des entre-sols ou mezzanins (sic). On subdivise non seulement le rez-de-chaussée, mais aussi les étages supérieurs, à la seule exception peut-être de la partie qui renferme les salles à manger et cette subdivision, loin d'être toujours de fraîche date, remonte souvent au plan primitif ; seulement on ne l'avait pas tout d'abord exécutée en entier, afin de ménager la magnifique façade. La fidélité de l'expression a ainsi été sacrifiée au grand effet de l'extérieur. C'est parmi les hôtels de Venise qu'on en rencontre les exemples les plus frappants, ainsi par exemple à l'hôtel Danieli. (1)
Les nouvelles exigences d'orientation vers la vue et vers le sud, conjugués avec des critères commerciaux de visibilité et la prise en compte de terrains parfois escarpés, vont transformer le cahier des charges en matière d'implantation et vont conduire à une différenciation des façades.
Les découpages internes des hôtels tiendront compte, bien évidemment, des problèmes d'implantation et d'orientation, mais ils vont être essentiellement conditionnés dans leurs niveaux inférieurs d'un côté par l'apparition d'espaces publics nouveaux et par la création de rapports assez complexes avec l'extérieur et, d'un autre, par le développement rapide des espaces de service.
La maîtrise des dispositifs d'ouverture vers l'extérieur, qui constituent une sorte de filtre entre la vie de la rue et la société de l'hôtel ouvre un premier registre . Les galeries, les portiques, les colonnades, les vestibules constituent ainsi un vocabulaire particulièrement riche.
3.1. La question de l'espace public
Un second registre découle de l'extension considérable des espaces publics ou collectifs majeurs et des distributions.
A l'origine, les espaces d'entrée des grands hôtels reprennent les solutions utilisées, en écho aux solutions antiques, dans les atriums couverts des palais baroques de volume et de complexité sem
46. L'Hotel Danieli, Venise
47. L'Hotel Danieli, Venise, le hall
blables à ceux des palaces, et qui sont édifiés au XVIIIe siècle à Naples ou à Turin.(1)
En prolongement des vestibules, des cours de plus en plus vastes s'ouvriront et, à l'occasion de l'apparition de structures métalliques de plus en plus légères, se couvriront d'un voile de verre.
Une des opérations les plus remarquable à ce propos est la construction à Paris entre 1854 et 1856 du Grand Hôtel du Louvre, rue de Rivoli, à l'occasion des expropriations découlant du raccordement du Louvre et des Tuileries. La Compagnie Immobilière des Frères Péreire confie à Alfred Armand, Auguste Pellechet, Charles Rohault de Fleury et Jacques-Ignace Hittorf la conduite de ce vaste chantier impliquant l'utilisation de planchers et de comble en métal, mais surtout la construction d'une grande verrière au dessus de la cour principale dans laquelle l'escalier d'honneur permet l'accès des hôtes.(2)
Ce thème du grand escalier sous la verrière est repris dans certains des projets visionnaires d'Hector Horeau. Si l'"Hôtel américain" dont il publie une perspective dans L'Illustration en 1853 et qu'il situe à l'angle du Faubourg Saint-Honoré et de l'actuel boulevard Haussmann reste surtout une esquisse, remarquable au demeurant par la dimension de la verrière sous laquelle un omnibus à chevaux semble minuscule, les distributions ultérieures sont plus complexes. Dans l'"Hôtel des fleurs" qu'il dessine pour Dresde en 1860, la fragilité de la structure métallique couvrant la cour s'oppose à la massivité des murs extérieurs. Mais dans l'"Hôtel des quatre refuges" pour les Champs-Elysées, Horeau utilise complètement les ressources du fer et du verre, puisque la structure du bâtiment est totalement métallique, de la cour aux ailes abritant les chambres et dans lesquelles une trame plus serrée est utilisée. Comme le font remarquer Françoise Boudon et François Loyer, ce projet original ne peut être assimilé qu'aux seuls grands magasins métalliques de Boileau ou Frantz Jourdain.(3)
La cour vitrée, distributeur interne fondamental dans les projets d'Horeau mais aussi dans des réalisations telles que le Grand Hôtel, édifié par Alfred Armand pour les frères Péreire en 1862-1863 devient lorsqu'elle est aménagée en salon, un filtre complexe entre l'hôtel et l'espace urbain, une étape dans l'acculturation des nouveaux arrivants à la vie urbaine , ainsi que Henry James l'indique dans La Coupe d'or.
48. Hector Horeau, projet d'"Hôtel américain", Paris
Il traversa la cour de l'hôtel, cette cour abritée par une marquise vitrée, préservée des bruits du dehors et des spectacles déplaisants, chauffée, dorée, garnie de tentures et presque de tapis, avec ses arbres exotiques en caisses, ses dames exotiques sur les sièges, l'accent et l'atmosphère exotiques qui y planaient comme des ailes ployées ou faiblement agitées; au centre de ce Paris qui l'enveloppait de sa supériorité, de son autorité, de son inexorabilité, la cour ressemblait à une pièce de vastes dimensions et un peu inquiétante, une salle d'attente par exemple chez un dentiste, un médecin, un chirurgien, une scène faite pour un mélange d'anxiété et de désir, destinée à enfermer des barbares en vue de la nécessaire amputation ou extraction des excroissances ou des surabondances de leur barbarité.(1)
3.2. La composition et les règles de distribution
Mais, à côté des efflorescences littéraires des dispositifs spatiaux des grands hôtels, leur distribution émerge comme thème à part entière dans les traités et les manuels proposant des exemples et des modèles aux divers publics intéressés à leur construction et à leur aménagement. Un bilan de cette littérature plus technique n'est pas inutile, que ces ouvrages s'adressent à un public d'entrepreneurs hôteliers comme Les hôtels modernes de Guyer, à un public de professionnels, comme le volume spécialisé du Handbuch der Architektur rédigé par von der Hude) où à des amphithéâtres d'étudiants comme les Eléments et théorie de l'architecture de Guadet.
Les réflexions de Guyer
Les recommandations de Guyer sur la "distribution d'un hôtel" demandent une certaine attention, dans la mesure où elles représentent la première codification de l'expérience des entreprises du XIXe siècle à l'usage des responsables de la nouvelle industrie hôtelière suisse, puis française. Elles portent tout d'abord sur des questions d'ordre général mais au travers desquelles transparaissent le souci de la lumière et de la rationalité dans la disposition des services. Les "exigences fondamentales d'une bonne distribution" sont donc :
1. L'air et la lumière, sans lesquels il ne saurait y avoir ni propreté ni confort.
2. Une disposition très claire des vestibules, des escaliers, des corridors et en général de tous les locaux servant au public.
3. Des dispositions satisfaisantes de surface et de hauteur pour les salles et les chambres, soit prises individuellement, soit les unes par rapport aux autres.
4. Une ordonnance judicieuse des locaux de service tels que cuisines, offices, chambres de bain et chambre à lessive, caves, etc., tant au point de vue de la place qui leur est assignée qu'à celu des convenances de communication ou d'isolement.
5. Une hauteur modérée de bâtiment, c'est à dire un nombre raisonnable d'étages ou, à défaut, une disposition qui permette d'atteindre les étages supérieurs avec facilité, en même temps qu'avec sécurité.(1)
Les préoccupations de gestion, centrales dans la démarche de Guyer, émergent lorsqu'il distingue dans la disposition des locaux publics le cas des hôtels des grandes villes, où le périmètre du bâtiment au rez-de-chaussée peut être avantageusement occupé par des commerces, de celui des hôtels des stations touristiques où le rapport au paysage est primordial :
Si l'emplacement se trouve au centre des affaires, bien situé, dégagé de toutes part et en même temps suffisamment vaste, on pourra reléguer sur une cour ou sur la face la moins précieuse les grandes salles, ainsi que les cuisines et leurs accessoires, et consacrer à des magasins, des bureaux, etc., tout le rez-de-chaussée, à la seule exception d'un petit nombre de locaux qui y sont indispensables et d'un vestibule d'entrée en rapport avec l'importance de la façade.
Ainsi au Grand Hôtel et à l'Hôtel du Louvre à Paris, on ne trouve d'appartements qu'à partir du premier étage, tout l'étage au dessous servant de magasins et de restaurants. Seuls le passage à voitures et le pourtour des grandes cours intérieures sont affectés au service de l'hôtel, en sorte que celui-ci ne commence à proprement parler qu'au premier étage, si l'on excepte ses bureaux, la cour centrale admirablement arrangée comme vestibule, enfin les départements des cuisines et des caves situés sous le corps de bâtiment central et sous la partie affectée aux salles.
(...) Ces arrangements dans des cours intérieures permettent de faire abstraction des grandes salles dans la construction du bâtiment principal ; en revanche, elles privent les salles de la vue et du paysage, en outre elles supposent des entreprises extrêmement considérables et ne sont par conséquent justifiées que dans les grandes villes.(2)
Guyer se penche assez précisément sur le cas des salles à manger et des "salles de réunions", en arbitrant entre les exigences de rentabilité immobilières et les "exigences du paysage", au demeurant moins impérieuses pour une salle à manger que pour une salle destinée aux déjeuners . A côté des distributions horizontales des rez-de-chaussées admissibles dans les hôtels isolés des stations et des solutions imposées à Venise ou à Gènes où les salles à manger se trouvent assez fréquemment dans les étages supérieurs , ce qui tient aux palais eux-mêmes qu'on a utilisés comme hôtels , il évoque les distributions verticales propres aux sites urbains et particulièrement développées dans les hôtels américains, pour des raisons liées notamment à la division des sexes :
Si le terrain disponible pour un hôtel destiné au commerce est très cher et peu spacieux, on sera généralement obligé d'utiliser le rez-de-chaussée pour les salles à manger et le restaurant et reléguer au sous-sol la cuisine, parfois même un local dans lequel on sert à manger aux gens du pays ; si cependant on crée des magasins, il faut transporter au premier étage la salle à manger, souvent aussi la cuisine.
(...) En Amérique les salles à manger se trouvent d'ordinaire au premier étage, alors même que l'étendue de l'établissement eût permis de les placer au rez-de-chaussée, tandis que les cuisines occupent un vaste sous-sol ou se placent au rez-de-chaussée, ou encore accompagnent les salles à manger au premier étage. C'est qu'en Amérique il faut tenir compte de circonstances tout à fait spéciales. Les habitudes des Messieurs exigent au rez-de-chaussée un ensemble considérable de bars (buffets), de salles de billards et de fumoirs, tandis que les dames et les enfants demandent à être isolés complètement du mouvement, tout en communiquant facilement de leurs appartements particuliers avec les salons publics affectés aux familles.(1)
A côté des salles à mangers ou de réunions, Guyer est le premier auteur à insister sur l'émergence d'une gamme de locaux nouveaux entre lesquels des transitions et des distances deviennent indispensables, pour des raison olfactive autant qu'auditives :
Le confort d'un hôtel de premier ordre nécessitant aujourd'hui, en outre de la salle à manger, d'autres locaux destinés en commun aux étrangers, tels que des salons de lecture, de réunion, de musique, des salles de billard, des fumoirs, des salons réservés aux dames, il s'agit de disposer toutes ces pièces et de les relier entre elles de la manière la plus convenable. Les salles à manger ou à déjeuner et les restaurants, tantôt distincts, tantôt confondus en un seul local, selon que les circonstances l'exigent, communiquent généralement avec le salon de lecture ; cette pièce sert aussi de lieu de réunion, soit en attendant les repas, soit après, jusqu'au moment où chacun se retire dans ses appar
49. Le Fifth Avenue Hotel, New York, plan du premier étage, in E. Guyer, Les Hôtels modernes
tements particuliers ou se rend à la salle de musique, au salon des dames ou au fumoir. Celui-ci ne sera très fréquenté que s'il est placé à proximité de l'entrée et s'il ouvre directement sur les salles de billard et de jeu. Une salle de musique doit être parfaitement isolée de tous les autres loxaux et ce n'est qu'exceptionnellement qu'il convient de céder les salons de réunion et de lecture pour les productions musicales, les artistes ambulants n'étant pas tous des
virtuoses qu'on ait du plaisir à entendre.(1)
Ce développement des locaux collectifs dans les parties basses des hôtels va, selon Guyer, à l'encontre des solutions utilisées jusque là dans la distribution des bâtiments et ce à deux niveaux. D'une part, les espaces d'accès vont devoir être redéfinis, les véhicules n'y ayant plus accès. D'autre part, une nouvelle hiérarchie devra être définie pour les escaliers, qui devra être parfaitement lisible :
On a coutume dans les nouveaux hôtels de ne laisser circuler les voitures qu'au dehors, devant la façade, où l'on dispose une marquise pour les abriter et de larges trottoirs pour la protection des piétons : l'entrée s'ouvre alors directement sur un vestibule, dont l'effet, l'ordonnance et les proportions mériteront d'autant plus de soins qu'il s'agira d'un hôtel plus grandiose.
(...) Le vestibule, autour duquel se groupent les bureaux où les voyageurs sont presque tous appelés à se rendre pour leurs affaires, doit être très clair et proportionné à l'importance de l'établissement ; il est surtout essentiel que le départ des escaliers ne soit pas obscur. (...) Il importe d'éviter toute confusion dans l'arrangement du vestibule. Il faut que l'étranger, en y pénétrant, trouve de lui-même l'escalier qui conduit aux étages, les salons et les salles à manger destinés à l'usage de tous, le bureau, la loge de portier, etc. (2)
Guyer insiste également sur la nouvelle approche du problème du percement des façades qu'imposent les idées d'hygiène, et préconise une assez généreuse ouverture de l'hôtel sur l'extérieur, en réponse à la fois aux exigences de rentabilité des entrepreneurs et aux critères formels des architectes. La hauteur des étages sera déterminée " selon les besoins et les appréciations de l'hôtelier, tout en en tenant compte aussi de ce que l'architecte estimera nécessaire pour assurer des proportions satisfaisantes à la façade, de l'élégance et du confort aux pièces intérieures". Loin d'être un masque cachant les dispositifs internes, le dessin de la façade devra les refléter habilement :
L'exigence fondamentale d'un hôtel bien installé, qui est "l'air et la lumière", jointe à la convenance d'utiliser l'espace donné de la manière la plus fructueuse possible, rend nécessaire des fenêtres en grand nombre. L'architecte, s'il est à la hauteur de son mandat, restera sous ce rapport dans une juste mesure, afin de ne pas tomber dans le style dit de caserne et d'éviter qu'un développement insuffisant des parois ne rende les chambres difficiles à meubler et peu confortables. Il devra relever l'effet de la façade par une bonne répartition des ombres et des lumières, par un emploi judicieux de différents tons et par une ordonnance habile. Il s'appliquera, en un mot, à concilier les exigences de la distribution intérieure avec la bonne apparence des façades.(1)
Guyer s'attache avec une certaine minutie à décrire les solutions utilisées pour les chambres, en insistant notamment sur les différences existant entre les demandes des différentes composantes nationales de la clientèle. Les Américains apparaissent ainsi avant tout comme des tenants des chambres individuelles, alors que les Russes s'accommodent de chambres occupées collectivement... Par ailleurs, il préconise une diminution de la surface parfois excessive des "salons" afin de multiplier les chambres d'hôtes.
Du côté des techniques l'introduction des "monte-charge" est vue par lui essentiellement comme un nouveau moyen pour rentabiliser les étages supérieurs des hôtels les plus élevés. Il se garde cependant sur ce terrain comme sur celui du "foyer central" de chauffage de formuler des préceptes trop généraux, et renvoie chaque concepteur et chaque gestionnaire au spécifique de leur programme. A l'intersection du progrès technique et des usages, il s'intéresse au fonctionnement des salles à manger des hôtes, qui devront, dans la mesure du possible bénéficier d'un éclairage naturel, car "il est reconnu que la lumière du jour exerce sur la santé et le moral des gens une influence bien plus favorable que l'éclairage artificiel". Celles des serviteurs des voyageurs devront quant à elles, être séparées, car "on a remarqué que les domestiques des étrangers exercaient généralement une influence fâcheuse sur le personnel et les employés de maison".
Les préceptes du Handbuch der Architektur
La perspective du volume consacré aux hôtels dans le volumineux Handbuch der Architektur est différente. Le chapitre consacré par Hermann von der Hude aux "Hôtels de catégorie supérieure", tout en empruntant une partie de ses analyses à Guyer, porte essentiellement sur des prescriptions distributives et dimensionnelles pour lesquelles les bâtiments présentés prennent valeur non plus de cas particuliers à méditer mais d'exemples à suivre. Von der Hude propose notamment des ratios pour les divers équipements et, entre autres, les salles de bains, remarquant qu'à l'encontre des programmes américains dans lesquels chaque chambre dispose d'une telle annexe, un seul bain suffit en Allemagne pour 20 à 30 chambres. Au cur du dispositif de l'hôtel, l'ensemble des "espaces de société", centré autour des salles à manger, prend pour lui une importance fondamentale :
C'est en partie à l'hospitalité commune, et en partie à la vie sociale et au repos de l'ensemble des hôtes de l'hôtel que servent les salles à manger et leurs annexes, les salons de lecture, de musique et pour les dames, ainsi que les salles de billard, de jeu et les fumoirs. Les antichambres avec leurs vestiaires et leurs salles de propreté appartiennent aussi dans une certaine mesure à ces espaces.
Le nombre et la taille des espaces de société découlent de la catégorie et de l'extension de l'hôtel, ainsi que de la nature de l'activité que l'on en attend.
Dans une maison de premier rang une seule salle à manger ne saurait suffir ; on exige aussi aujourd'hui une grande salle pouvant être utilisée pour les festivités, ainsi que des salles de restaurant plus petites, dans lesquelles le petit déjeuner peut être pris.
Dans les hôtels anglais et américains, les bars ou débits de boissons jouent un rôle particulièrement important et y remplacent les salles de café habituels pour les messieurs sur le Continent, à la différence près que les bars, où l'on consomme presque toujours debout, ne sont que rarement utilisés pour de longs séjours, quelle que soit la splendeur de leur décor.
Dans les grandes villes, l'étranger s'attarde peu dans l'hôtel, qu'il n'utilise que pour y passer la nuit. Il occupe sa journée avec les magasins ou avec la visite des curiosités du lieu ; il prend ses repas où cela lui est commode, dans un restaurant, fréquente les cafés, et le soir les théâtres et les lieux de divertissement de la ville. Il suffit donc dans la plupart des hôtels des grandes villes d'avoir à côté des salles à manger un salon de lecture, un salon de conversation et un fumoir. Si les activités locales sont intenses, une série de salles annexes pour des petites réunions seront nécessaires.
Il en va tout autrement avec les hôtels des stations de cure et des villes thermales. Les hôtes y séjournent plus longtemps et restent complètement dans le bâtiment lorsque le temps est mauvais. Il en va de même avec les hôtels de beaucoup d'endroits de la Suisse, surtout en haute montagne, qui ont plutôt le caractère de pensions. Dans tous ces cas, il faut prévoir un nombre plus grands d'espaces de sociétés différenciés, outre les salles à mangers et pour les fêtes : grands salons de musique et pour les dames, salles de lecture, d'écriture, de jeu, et fumoirs.
Les espaces de sociétés trouvent leur place naturelle au rez-de-chaussée. Mais les exceptions à cette règle ne sont pas rares, par exemple dans beaucoup d'hôtels de chemins de fer, dont les salles doi
50. Frankfurter Hof, Francfort, coupe , in Handbuch der Architektur
vent être installées à l'étage en raison des exigences du trafic.(1)
Les recommandations de Guadet
Le découpage fonctionnel de la plupart des manuels les empêche de percevoir et d'énoncer clairement un des problèmes fondamentaux de l'architecture hôtelière, celui de la superposition des chambres répétitives et des grands locaux publics des niveaux inférieurs. Ce problème sera résolu par l'adoption de systèmes constructifs à ossature, mais il reste entier au début du XXe siècle en Europe, à l'heure où Julien-Azaïs Guadet, professeur de théorie à l'Ecole des Beaux-Arts, formule ses recommandations à propos d'un programme dans lequel l'unité, premier objectif du travail de l'architecte formé à l'Ecole , est particulièrement difficile à obtenir :
Je n'ai rien de particulier à vous signaler pour les salons, salles de jeux ou de lecture, etc. Tout cela rappelle, avec plus de banalité inévitable, les salons de l'habitation. De même pour les écuries et remises, etc. Seule la salle à manger appelle quelques remarques spéciales.
En général, le programme d'une salle à manger d'hôtel comporte la table d'hôte et des tables particulières. Sa forme peut donc être moins longue que ce que nous avons vu pour une salle à manger d'apparat dans l'habitation avec une table unique. Ici, il ne s'agit pas tant de faire une table que de pouvoir servir un public nombreux, surtout si l'hôtel, comme c'est fréquent, reçoit dans sa salle à manger un nombreux public en dehors de ses hôtes.
Mais, d'autre part, pour cette salle comme pour les salons qui seront évidemment au rez-de-chaussée, vous trouverez une difficulté pratique : la superposition à ces salles de chambres nombreuses séparées par des murs à cheminées, tout au moins quelques-uns. Si les portées sont très grandes, la difficulté devient fort sérieuse : il peut donc résulter de votre disposition des nécessités, imposées par la construction, de points d'appui intérieurs ou de piliers spéciaux. Je ne puis que vous répéter encore que les plans des divers étages forment une composition unique, qui doit être étudiée simultanément à ces divers niveaux.(2)
Il n'est pas inutile de noter que Guadet avait obtenu le Grand Prix de Rome en 1864 avec "un hospice dans les Alpes". L'année suivante, Louis Noguet l'obtiendra en réponse au programme d'
51. Elysée Palace Hôtel , Paris, in Eléments et théorie de l'architecture
"une vaste hôtellerie pour des voyageurs", dans laquelle il propose un grand hall sur trois niveaux couvert par une verrière à ossature de métal. Cet intérêt pour un type inédit de bâtiment doit être évoqué, car il dément les analyses faisant de l'Ecole des Beaux-Arts le bastion d'un conservatisme fermé à toutes les évolutions sociales.
La décomposition fonctionnelle proposée par Guyer et van der Hude ou la réflexion assez générale sur l'architecture hôtelière proposée par Guadet restent des démarches dans laquelle les considérations intérieures restent largement déterminantes. Pourtant, dans la pratique de la construction des hôtels, le travail sur la parcelle et sur l'insertion du programme dans le réseau des voies est essentiel. Si le choix du site et l'utilisation du relief et de l'orientation ouvrent un assez large registre de liberté dans le cas de l'hôtel isolé, l'hôtel urbain doit tenir compte de voisinages complexes et voit sa distribution influencée par des problèmes plus complexes de visibilité et de desserte. Dans certains cas limites, il est proprement et simplement intégré à d'autres programmes, ainsi qu'en témoignent les grands hôtels des gares.
L'insertion des hôtels entre deux murs mitoyens dans la continuité de l'alignement des voies est une solution acceptable dans certaines zones extrêmement denses et au coût foncier très élevé, comme dans Midtown à New York ou sur certaines artères du centre de Paris. Mais les programmes les plus importants peuvent aussi occuper des îlots entiers, comme dans le cas de l'hôtel du Louvre ou du Grand Hôtel. Associant les façades répétitives des maisons de rapport aux caractères monumentaux des bâtiments publics, l'hôtel devient alors une "pièce urbaine" unique, un composant de la ville occupant seul une emprise entourée de voies et condensant dans ses espaces intérieurs une partie de la vie mondaine.
Combinaison unique d'habitations et de lieux publics, lieu de rassemblement de la meilleure société, support d'innovations techniques et constructives, l'hôtel ne pouvait manquer d'être saisi par les transformations qui déplacent les enjeux et les modalités du travail architectural dès la fin du XIXe siècle.
4. L'hôtel et la montée de l'architecture moderne
Si le grand hôtel et notamment l'hôtel de luxe est un bâtiment fondé sur la distinction, sur l'identification d'une couche particulière, l'architecture du bâtiment lui-même constitue un des signes classants essentiels qualifiant l'enveloppe des pratiques de cette couche. Il est en quelque sorte une vitrine du goût que se clientèle revendique et promeut.
L'usage du style classique lorsque l'hôtel vise à être un Palazzo correspond aux origines du programme. Il se prolonge avec le développement des techniques de composition de l'Ecole des Beaux-Arts, qui vont atteindre un assez grand raffinement, dans leur conjugaison avec un usage extensif du décor sculpté et peint, avec les grands hôtels d'avant la Première Guerre mondiale.
Le succès de l'hôtel de César Ritz à Londres est, en effet, indissociable de la qualité du travail de l'alsacien Charles Mewès, ancien élève de Jean-Louis Pascal à l'Ecole des Beaux-Arts et auteur de l'hôtel homonyme à Paris, associé à l'anglais Arthur Davis. Celui du Négresco à Nice doit beaucoup aux salons d'Edouard Niermans. Dans ces bâtiments, l'invention décorative, la combinaison des matériaux, le jeux des lumières crée un univers dont les dimensions théâtrales ne sont pas absentes.
Parallèlement à l'épanouissement ornemental sanglé dans des volumes plus rigides des composition Beaux-Arts, des thèmes plus romantiques traduisent la montée des idées nationalistes et régionalistes dans l'architecture, sous l'influence de théories comme celles que formule Viollet-le-Duc dans ses Entretiens sur l'Architecture. L'idée que le grand hôtel ne doit pas simplement exhiber sa splendeur, mais qu'il doit aussi être l'expression du génie du lieu -ou de celui de la nation- semble se manifester d'abord en Suisse, où le mythe architectural du châlet se dégage des expositions fédérales, comme Jacques Gubler l'a montré.(1)
Dès 1874, Guyer tente de concilier cet ancrage dans le pays et les exigences de la gestion moderne; il réclame une adaptation de l'architecture des façades à la fois au cadre paysager et à la distribution intérieure du bâtiment.
L'ordonnance des façades d'un hôtel dépendra des sommes qu'on veut y consacrer, des matériaux disponibles, de la localité, du goût du propriétaire et de son architecte et aussi de la situation de l'hôtel, des édifices et du paysage environnants, ainsi que des circonstances climatériques ; à part tout cela, il est encore à désirer que la façade soit l'expression fidèle de la distribution et de l'ordonnance intérieures, figurées au plan. Pour reconnaître pleinement la justesse de cette remarque, qu'on s'imagine seulement sur le sommet du Saint-Gothard un hôtel à cube d'air immense, à larges fenêtres et à nombreuses toitures vitrées, ou au contraire sur la Ringstrasse de Vienne, sur la Zeile de Francfort ou à Londres un chalet de bois dans le style de l'Oberland bernois, perdu au milieu d'édifices élevés et massifs, au lieu de la nature verte et ombreuse qui lui sied.(1)
Plusieurs réponses apparaîtrontface à ce nouveau cahier des charges qui récuse autant les masques Beaux-Arts que les châteaux médiévaux en vogue dans l'Europe germanique : le méga-Châlet répondra en Suisse même aux créneaux du Palace de Saint-Moritz(2), tandis que des recherches semblables aboutiront à conjuguer l'Art Nouveau ascendant avec les réminiscences de la tradition nationale, comme dans l'Hôtel Métropole de Moscou, construit en 1899 par William Valkot et décoré par Mikhaïl Vrubel.
Les nouveaux thèmes architecturaux apparaissant au début du XXe siècle vont progressivement se conjuguer avec la prise en compte de la commande hôtelière, tant aux Etats-Unis qu'en Europe.
4.1. L'Imperial Hotel de Frank Lloyd Wright
Alors que les programmes américains évoluent vers le gigantisme, atteignant l'échelle de l'îlot, dressant les empilements de leurs chambres à la verticale dans des silos ( le Stevens Hotel à Chicago), et accueillant des services de plus en plus complexes (les Waldorf Astoria successifs), c'est au Japon que l'invention de Frank Lloyd Wright s'investit dans l'Imperial Hotel. Construit entre 1915 et 1922, cet hôtel en béton armé et brique, qui résistera au terrible tremblement de terre de 1922 -c'est alors le seul édifice intact de Tokyo-. Sur un plan pavillonnaire, les constructions à larges toits débordants de l'hôtel se glissent entre les jardins et les pièces d'eau et manifestent le retour de Wright à une inspiration japonaise qu'il avait découvert en 1893 lors de l'Exposition de Chicago. Mais Wright met aussi en place dans un jeu d'échelles géométrique d'une très grande complexité des espaces différenciés offerts à la vie mondaine japonaise et occidentales, ainsi que le Lieber Meister Louis Sullivan le relève lui-même :
Du point de vue tant de l'analyse que de la synthèse, on doit considérer le plan comme étant la source de l'uvre et ce plan lui-même comme rien d'autre que l'organisation des fonctions premières d'utilité, diverses dans leur nature et de service à rendre.
En examinant les plans des différents niveaux, on découvre que la grande idée du service se divise
52. Stevens Hotel, Chicago
53. Imperial Hotel, Tokyo
en deux formes spécialisées. La première constitue comme un groupe complexe un hôtel fini dans tous ses détails pour le confort et le divertissement du public des voyageurs ou des hôtes permanents; la seconde forme, plus formelle et plus somptueuse, apparaît comme une manifestation de la nécessité d'un lieu d'échange non seulement pour les obligations sociales induites par la vie officielle japonaise dans ses rapports avec les représentants des autres pays, mais aussi pour les grandes fonctions sociales inévitables de la vie mondaine du Capital.
En conséquence de la relation entre ces deux groupes, un système très heureux d'interpénétration a été mis en place et un système de circulation, tous deux étudiés d'une manière signifiant non seulement l'acuité mentale mais aussi l'imagination créative, basée sur l'être humain comme unité et comme motif.
Ces dispositions sont tressées avec tant de dextérité dans le bâtiment tout entier que sa structure devient un tissu humanisé, dans toutes les parties duquel on perçoit un sens de la continuité et des relations intimes à la fois proches et lointaines. De ce point de vue, la structure qui transmet la pensée est unique parmi tous les bâtiments d'hôtels dans le monde. Le Japon doit être félicité que son jugement supérieur dans le choix d'un architecte à la qualification si magistrale, d'une nature telle qu'il est ouvert aux nouveaux problèmes de l'époque et du lieu, ait été justifié. Plus l'on contemple cette uvre et plus la conviction devient intense que ce maître des idées a non seulement rendu un service particulièrement distingué mais qu'il a surtout offert au peuple du Japon de son plein gré un cadeau qui restera pour les générations à venir comme un exemple à l'échelle mondiale, source de beauté et d'inspiration et que le Japon sera fier d'être la seule nation à posséder.(1)
La "fierté" évoquée par Sullivan ne permettra pas à l'Imperial Hotel de survivre à la spéculation immobilière des années soixante-dix, mais entre temps ce bâtiment aura donné l'exemple d'une interprétation personnelle non seulement des problèmes spatiaux du grand hôtel mais aussi d'exigences de complexité visuelle, d'ornement et de décor qui seront progressivement bannies par les architectes du "Mouvement moderne" en Europe.
Deux des précurseurs les plus reconnus de l'architecture moderne, Peter Behrens et Adolf Loos, auront l'occasion d'élaborer avant la Première Guerre mondiale des projets dont aucun ne sera réalisé, mais qui déplacent quelque peu les enjeux de l'architecture hôtelière
Un des thèmes les plus importants dans ces propositions est la forte différenciation des façades nord et sud des hôtels, sous l'influence entre autres de l'architecture des sanatoria. Le projet conçu par Peter Behrens en 1914 pour le Riviera Majestic Palace Hotel à San Remo développe sur une longueur de 150 mètres une façade d'entrée -nord- installée sur un socle en bossages et percée de fenêtres verticales conventionnelles, mais aussi une façade au sud éclairée par des "fenêtres en longueur" largement ouvertes.(1)
4.2. Les projets d'Adolf Loos
L'expérience américaine d'Adolf Loos l'avait mis, quant à lui, au contact des grands hôtels de Philadelphie et de New York, et son bâtiment sur la Michaelerplatz à Vienne (1909-1911) lui avait permis d'explorer le problème de la superposition de vastes locaux recevant le public, dans ce cas un magasin de confection, et d'étages courants comprenant des pièces plus petites. A plusieurs reprises, il aura l'occasion d'étudier des programmes hôteliers et de donner son interprétation architecturale de ce thème. Les premiers projets portent en 1909 et en 1912 sur des hôtels situés à Vienne et au Semmering, ce dernier occupant la forme d'un très grand bloc en forme de U.
Après avoir élaboré sans succès son projet "Clarté" pour le concours organisé en 1921 par la Hotel- und Bäder-Bau Aktiengesellschaft Agram à Zagreb, dans lequel il proposait un bloc sur plan rectangulaire groupé autour des locaux de réception, il développe ses idées sur les bâtiments à gradins dans un grand projet situé sur la Promenade des Anglais, à Nice, et qu'il expose au Salon d'Automne de 1923. Le "Grand Hôtel Babylone", qui doit son nom au roman homonyme de Arnold Bennett était censé être situé à l'emplacement même de l'hôtel Négresco, et devait abriter 700 chambres, situées dans deux demi-pyramides gradinant vers la mer et raccordés à une grande barre parallèle au rivage. Loos s'explique en ces termes sur un projet utopique, et qu'il jugeait plus efficace qu'un ensemble d'habitations ouvrières pour témoigner des vertus du toit-terrasse :
Chaque hôtel doit être ajusté aux besoins de son emplacement. Je me suis décidé pour la Riviéra, que je connaissais bien. Mais chaque hôtel devrait aussi être ajusté à une classe sociale particulière. Mais les imperfections de la construction ne permettent pas de répondre à ces exigences. Même dans les hôtels de luxe, des chambres obscures sur cours doivent être louées à des prix réduits. L'hôtel à terrasses n'a pas la moindre chambre sur cour et n'a que des chambres donnant sur l'extérieur. Le mode de construction traversant permet de multiplier les faces exposées au soleil, à l'est et à l'ouest. Mais le plus important est que chaque chambre est précédée par une terrasse. Elles sont absentes seulement de l'aile exposée au nord et qui est verticale. La longueur et la largeur de cette aile permettent d'utiliser son toit-terrasse horizontal comme station d'aéroplanes.
Si nous comparons le projet avec deux pyramides jumelées, nous pouvons aussi parler des deux chambres funéraires qui constituent le noyau des pyramides. Une des chambres funéraires est utilisée comme palais des glaces, et l'autre comme grande salle de fêtes. Entre les deux pyramides, un grand hall est couvert par une verrière pour laquelle le toit vitré, qui aurait offert un médiocre point de vue depuis les terrasses intérieures, est remplacé par une pièce d'eau avec un sol en pavés de verre. Si la parcelle considérée pouvait être acquise, il serait possible de construire l'hôtel. Les cinquante boutiques qui se trouvent en partie dans l'hôtel et en partie sur la rue garantissent, du fait du niveau extraordinairement élevé des loyers pratiqués dans le quartier une rente de 5 pour cent indépendante de la gestion de l'hôtel lui-même. On devra accepter qu'un hôtel de 1000 lits produise aussi des bénéfices. (1)
L'année suivante, Loos esquissera un projet d'"hôtel sportif" au Bois de Boulogne et surtout celui d'un hôtel destiné à un autre emplacement prestigieux, cette fois situé sur les Champs-Elysées, entre la rue La Boétie et la rue du Colisée. Malgré l'irrégularité de la parcelle, qui appartenait au Duc de Massa, Loos s'efforce de créer une façade symétrique sur l'avenue, en distribuant les salons et le hall selon un dispositif axé sur l'entrée principale côté Champs-Elysées, et en bordant le bâtiment par deux tours cylindriques. Les 300 chambres prévues sont partiellement traitées en terrasses. (2)
4.3. L'hôtel vu par les "modernes" français
En 1927, Henri Sauvage développe la thématique pyramidale utilisée par Loos et qu'il avait lui même lancée à Paris avant 1914 avec ses propres immeubles à gradins, lorsqu'il propose avec le "Giant Hotel" un colosse de 1.300 chambres installés sur 16 étages et situé à l'angle du quai d'Orsay et de l'avenue Bosquet. Chaque chambre y dispose d'une terrasse, tandis que la "chambre funéraire" est, cette fois, vouée à une très grande piscine, reprenant ainsi le dispositif utilisé dans l'ensemble d'habitations à bon marché construit rue des Amiraux en 1922. Sous l'hôtel, un parking est prévu pour 500 automobiles. (3)
54. Adolf Loos, projet de "Grand Hôtel Babylone" à Nice
55. Adolf Loos, projet de "Grand Hôtel" sur les Champs-Elysées, Paris
Les architectes français avec qui Loos est en contact au cours des années de son séjour à Paris aborderont eux aussi le champ de l'architecture hôtelière, restant comme lui le plus souvent dans la sphère de la rêverie que dans celle de la construction.
Formé à Vienne, l'architecte d'origine persanne Gabriel Guévrékian fait plusieurs projets sur ce thème, depuis les "hôtels-relais" de 1923 pour le Touring-Club de France jusqu'à un hôtel pour Juan-les-Pins de 1930, en passant par un projet de "Palace" pour Buenos Aires, grand bloc percé par des fenêtres en longueur et couvert d'un toit plat, à l'intérieur duquel les salles de culture physique occupent une place notable .
Dans Hôtels et sanatoria, recueil qu'il publie en 1931, il présente ce dernier projet et quelques considérations plus générales sur l'hôtel contemporain, perçu comme un "organisme "
La notion du confort et de l'agrément s'est lentement intégrée au murs , l'hôtel de passage précaire s'est élevé au stade de confortable habitation. L'hôtel a bénéficié des progrès de maintes techniques et c'est surtout depusi le siècle dernier que son évolution s'est accélérée. Depuis le chemin de fer, le transtlantique, l'automobile, l'avion, l'exploitation de l'électricité jusqu'à l'installation du téléphone et de la TSF, tout a contribué aux modifications du plan de l'hôtels et aux bouleversements successifs de la structure de l'intérieur et de l'extérieur. Le Palace d'aujourd'hui est un organisme déterminé dans son plan et (sa) structure, qui est fondé sur une exploitation commerciale. L'homme peut se retrancher dans une vie individuelle tout en jouissant de multiples plaisirs : théâtres, cinémas, concerts, jeux, sports, etc...(1)
Si Rob. Mallet-Stevens ne s'aventure pas dans la sphère de l'architecture hôtelière, l'architecte de la Maison de Verre du Docteur Dalsace, Pierre Chareau aménage en 1928 le hall, la salle des fêtes, le fumoir, le restaurant et tous les espaces collectifs du Grand-Hôtel à Tours et en fait un banc d'essai pour sa démarche d'ensemblier dans laquelle le décor peint et sculpté est remplacé par la qualité des formes et la rareté des matériaux.(2)
Parmi les plus jeunes des modernes, André Lurçat est connu pour avoir construit en 1930 sur la péninsule de Calvi le petit hôtel Nord-Sud réservé à une clientèle d'artistes, prenant la forme d'un sous-marin blanc échoué sur les rochers, et dont l'intérêt dans l'histoire de l'architecture hôtelière
56. Henri Sauvage, projet de "Giant Hotel", Paris
57. Gabriel Guévrékian, projet de "Palace", Buenos Aires
est avant tout dans l'utilisation des volumes cubiques des salles de bains, situés à l'extérieur, pour rythmer la façade sur la mer du bâtiment. Lurçat fait trois autres projets d'hôtels à la fin des années vingt. Son "Plage-hôtel", parfois aussi nommé "hôtel de voyageurs et de touristes sur les bords de la Méditerranée" vise à satisfaire une "clientèle double" de "touristes séjournants" de "voyageurs de passage". Sur un socle abritant le restaurants et les espaces collectifs, Lurçat dispose donc deux ailes correspondant à chaque segment de la clientèle imaginée.(1) A ce projet dont le fonctionnalisme assez sec est tempéré par une élégance de dessin dans laquelle l'influence de Walter Gropius est lisible s'ajouteront en 1929 une étude pour un hôtel sur pilotis à La Baule, dans lequel chaque chambre est exprimée à l'extérieur par un volume détaché, et un second projet plus important pour Calvi, associant une tour de chambres à un ensemble de boutiques couvert de pergolas. (2)
La réalisation la plus marquante de l'architecture nouvelle et, au fond, la seule qui ait quelque ampleur est l'hôtel Latitude 43, que Georges-Henri Pingusson édifie à Saint-Tropez en 1932, grande barre flexible sur pilotis dans laquelle les chambres sont desservies par des coursives.(3)
Pendant que les architectes fonctionnalistes tentent en France, mais aussi en Belgique ou en Tchécoslovaquie, de revouveler totalement -en théorie du moins- l'architecture hôtelière, dissociant les locaux collectifs, les chambres et les escaliers que les théoriciens académiques avaient pris tant de peinè à combiner et à intégrer, les hôtels urbains effectivement construits sont essentiellement basés sur la modernisation des distributions traditionnelles, dans lesquelles les ossatures de béton armé et la mécanisation accentuée permettent de nouvelles solutions.
C'est, une fois encore, l'hôtel américain qui connaît les plus remarquables transformations, avec le développement des structures métalliques et l'introduction générale de l'air conditionné, mais aussi avec le développement de services hôteliers inédits. (4)
A Paris, l'hôtel Royal Haussmann de Heckly ou le Georges V de C. Lefranc et G. Wybo sont l'expression de la recherche des médiations entre les distributions éprouvées, les formes et les matériaux à la mode qui s'oppose aux solutions radicales des "modernes" Dans une certaine mesure, l'hôtel semble alors devenir un programme moins novateur qu'à la fin du siècle dernier, et dans lequel la modernisation devient essentiellement affaire de techniques. Cette vision s'impose en tout cas à la lecture de la nouvelles génération des manuels de projets des années trente, qui débouchent essentiellement sur des prescriptions dimensionnelles. (1)
Relativement bloqué dans son développement conceptuel, à tout le moins en Europe, l'hôtel voit les frontières entre son programme et ceux de l'habitation et de l'immeuble de bureaux devenir plus perméables. Tandis que les transferts vers la sphère du logement s'effectuent via le relais de l'hôtel résidentiel, l'usage de l'hôtel comme lieu de travail permanent s'accentue.
Dans certains cas limites, l'hôtel devient un lieu de travail non plus pour des cadres ou des dirigeants d'entreprise nomades, mais pour des firmes et des agences entières. Les suites occupées par les firmes occidentales dans les palaces de Moscou ou de Pékin sont restées l'expression de ce détournement de l'hôtel.
5. Les nouvelles frontières de l'architecture hôtelière
Des nouveaux registres s'ouvrent dans la conception et dans la gestion des hôtels dans la première moitié du XXe siècle. Ils sont liés à l'apparition de deux phénomènes distincts. Le premier est celui de l'irruption de l'automobile, perturbatrice à la fois à l'échelle de la ville et du paysage et à celle de la distribution hôtelière. Le second est celui de l'établissement des chaînes nationales d'une intégrant de façon beaucoup plus précise qu'auparavant la construction et la gestion d'hôtels répétitifs.
5.1. L'intrusion de l'automobile
L'essor de l'automobile dans les déplacements professionnels et touristiques va modifier graduellement les hôtels à partir de 1900, débouchant dans un premier temps sur une simple hypertrophie des "remises", puis provoquant une réarticulation globale de l'hôtel, tant le volume des parkings croîtra.
Les transformations induites par la nécessité d'abriter les automobiles sont prises en compte en France dès le début des années vingt et provoquent un retour à la notion de "relais", s'il est vrai que les véhicules de l'époque exigent des soins fréquent. A côté du projet de Guévrékian, l'"hôtellerie en Savoie " aux formes régionalistes que Donat-Alfred Agache présente en 1923 au Salon d'Automne est basée sur "le désir des automobilistes de trouver tous les deux cent kilomètres un gîte d'étape pourvu du confort nécessaire, mais sans vain luxe". (1)
Quelques tentatives sont faites à la même époque pour permettre à l'automobile d'accéder aux étages des hôtels, les garages communiquant avec les chambres étant accesibles par des rampes hélicoïdales. Deux projets de l'ingénieur von Römer (pour Berlin) et de l'ingénieur Georg Müller (pour Prague) sont publiés sur ce thème dans un manuel allemand de 1933.(2) Mais ces rêveries mécanisées ne déboucheront et le garage à étages et l'hôtel iront leur chemin.
C'est bien entendu sous la forme du motor-hotel, vite abrégé en motel que la rencontre de l'automobile et de la chambre d'hôtel interviendra aux Etats-Unis. Le premier prototype est construit en 1926 à San Luis Obispo, mais il faudra attendre que la Crise de 1929 s'estompe pour que les motels deviennent avec les stations services et les restaurants rapides un des repères fondamentaux sur les routes américaines.(3)
Dès lors, le motel va devenir un type autonome, déployant essentiellement à l'horizontale les nouvelles unités chambre-automobile qui le composent. Disposées de façon désordonnée et diffuse ou bien regroupées dans des motor-courts plus structurées, ces chambres vont connaître des transformations importantes, notamment dans les motels de haut de gamme. Elles recevront dans le cadre d'une très grande liberté règlementaire des équipements jusque là centralisés -conditionnement d'air, réfrigérateur, télévision- et serviront de banc d'essai à des innovations en matière d'aménagement des chambres qui se diffuseront dans les hôtels traditionnels. (4)
5.2. La régularité des chaînes
En parallèle à ce renouvellement typologique d'autant plus remarquable qu'il bouleverse complètement les relations de ces hôtels très particuliers avec la route et le paysage, la constitution de chaînes
58. W. von Römer, projet d'hôtel-garage vertical, Berlin
59. Le premier Motel Holiday Inn, Memphis
hôtelières dotées d'une forte culture d'entreprise est un évènement marquant. En effet, les hôtels des compagnies ferroviaires ou maritimes, tout en étant intégrés dans des compagnies uniques, n'avaient guère poussé la recherche du standart et de la répétitivité des espaces sur laquelle joueront Conrad Hilton et ses émules. C'est en effet sur ce plan et sur celui de l'unification de l'image que la stratégie des chaînes se développera, faisant de la construction en série des hôtels un authentique laboratoire de l'industrialisation.
L'élaboration de standarts dimensionnels pour les services, les espaces collectifs et les chambres des hôtels de chaîne met en uvre la réflexion technique et ergonomique des bureaux d'étude et assure la diffusion d'un niveau d'habitabilité homogène. Dans le même temps, l'unité d'image recherchée pour permettre l'identification immédiate des bâtiments d'une même chaîne va réduire à néant les efforts des architectes du début du siècle pour fonder les éléments d'un nouveau langage architectural : A l'exception des morceaux de bravoure inévitables que seront les porches d'entrée en porte-à-faux et les piscines en forme de haricot, l'architecture hôtelière de l'après-guerre ne débouche pas sur des productions fort différentes des grands ensembles d'habitation, des lycées ou des immeubles de bureaux fonctionnels.
5.3. L'hôtel fait du cinéma
Il faudra attendre l'introduction dans la conception des hôtels des thèmes venant du monde du cinéma pour que nouvelles pistes de recherche conceptuelle se dégagent. Dès le début des années vingt, l'hôtel apparaît comme un lieu privilégié pour le cinéma hollywoodien. De Foolish Wives , en 1924 à Hollywood Hotel , The Awful Truth et Easy Living, en 1937, et à Moon over Miami en 1941, nombre d'intrigues se développent sur le fond luxueux de palaces illusoires.(1) Dans Grand Hotel, en 1932, un décor de près de 1.600 mètres carrés est construit pour le hall étincelant où se déroule l'action, dans laquelle les personnages passent au second plan, ainsi que le décorateur Cedric Gibbons s'en explique dans le dossier préparé au moment de la sortie du film par la MGM :
Notre décor est moderne et non moderniste. Les boites à lettres portent le dessin d'un aéroplane, symbolisant le type de service propre au "Grand hôtel". Dans le vestibule, le comptoir du télégraphe offre une liaison télégraphique avec les navires en haute mer. Comme institution cosmopolite, il possède tous les équipements pour la traduction et la dactylographie dans toutes les langues.
(...) Les décors de cinéma servent généralement de fond à l'action du film. Ici ils occupent sans doute la place d'un acteur et constituent une des figures centrales du récit. Le Grand Hôtel est plus grand que tous ceux qui vont et viennent à l'intérieur de ses murs. Il s'agit donc pour nous de concevoir le décor en portant le fond au même plan que les acteurs.(1)
A côté de cette exaltation des perfectionnements des hôtels du présent, d'autres films viendront donner des orientations pour l'architecture des hôtels de l'avenir. L'hypertrophie des grands halls verticaux traversés par des cages d'ascenseurs en verre qu'Alexander Korda conçoit sur les idées de Lazslo Moholy-Nagy pour le film de William Cameron Menzies Things to come en 1936 annonce ainsi les distributions des méga-hôtels des années soixante.
En réaction contre l'anonymat rationalisé des hôtels des chaînes, pour la production desquels les concepteurs sont intégrés dans des bureaux d'études internes, des propositions nouvelles émergent, important dans le champ de l'architecture hôtelière le thème de la mégastructure multifonctionnelle apparu en réaction contre l'uniformité des bâtiments des années cinquante. (2) C'est l'architecte américain John Portman qui introduit pour la premère fois cette nouvelle complexité dans l'hôtel Hyatt Regency d'Atlanta, ouvert en 1967.
La forme originale prise par la pratique professionnelle de Portman, qui associe à son travail de conception un rôle de promoteur, lui permet dès lors de formuler ses propres programmes et de développer plus avant une nouvelle vision du grand hôtel. Empruntant les grands halls et leurs ascenseurs vertigineux aux productions cinématographiques, il va rendre leur originalité aux espaces communs affaidis des hôtels des chaînes en exaltant les circulations verticales -ascenseurs, escalators, rampes- et horizontales -passerelles, balcons-.(3) Son utilisation emphatique du déplacement fait finalement écho à cinquante années de distances aux extraordinaires prophéties de l'architecte du futurisme italien Antonio Sant'Elia :
Les ascenseurs n'ont plus à se faufiler comme des vers solitaires dans les cages d'escalier. Ce sont les escaliers, devenus inutiles, qui doivent disparaître tandis que les ascenseurs grimpent comme des serpents de fer et de verre le long des façades. (4)
Autant que sur le gigantisme, les projets de Portman sont basés sur la recherche de l'originalité, de l'unicité : ses hôtels ne sont pas remarquables par leur attention au contexte urbain, celui-ci restant une toile de fond vue depuis le belvédère mobile de l'ascenseur, mais créent en revanche des microcosmes possèdant des caractéristiques uniques. Ils seront identifiés par les dimensions, et par des "coups" architecturaux fondés sur l'usage des verrières, des fontaines et de la végétation.
Le travail de Portman s'oppose à l'essentiel de la production hôtelière des années soixante et soixante-dix, basée, comme l'architecture du logement,sur la fragmentation progressive des barres et des tours et sur l'introduction de systèmes "proliférants" fondés sur l'accumulation de cellules identiques, correspondant en l'occurence aux chambres. Les halls et les mails, carrefours des liaisons internes et externes et lieux de rencontre, développent les thèmes explorés dans les grands hôtels de l'âge du fer et du verre. Plus généralement et sans pouvoir être taxé de verser dans la nostalgie, Portman s'efforce à sa manière de recréer les espaces de sociabilité des grandes villes du siècle dernier, et s'inscrit dans un mouvement plus général pour la réhabilitation des grands volumes vitrés dont le renouveau d'intérêt pour les galeries a constitué au début des années soixante-dix le volet savant. (1) Aujourd'hui, le thème du grand atrium est utilisé à la fois dans les programmes de bureaux des nouveaux centres suburbains des Etats-Unis, dans les centres commerciaux du haut ou du bas de la gamme, voire comme distribution de base dans certains ensembles de logements, et les flamboyants et parfois clinquants espaces de Portman se révèlent comme ayant été prémonitoires.
6. L'hôtel , jalon de la reconquête urbaine.
Germe de ville ou expression de la maturité de la métropole, l'hôtel joue un rôle particulier dans les transformations urbaines, rôle aujourd'hui mis en évidence dans les grandes opérations de restructuration des villes en crise.
Le grand hôtel, qui participe depuis le XIXe siècle au marquage et à la valorisation des espaces urbains devient un des composants permettant la requalification de fragments de ville dégradés et ce
60. Vincent Korda, décor pour le film Things to Come , de William Cameron Menzies
61. Hyatt Regency Hotel au Peachtree Center, Atlanta, vue de l'atrium
notamment dans les villes américaines. Associé dans certains cas à l'introduction d'une fonction touristique nouvelle dans un lieu voué auparavant à l'industrie, comme par exemple sur le port de Baltimore, il peut être ailleurs, comme à Detroit, associé à un centre de congrès pour permettre le décollage d'un nouveau centre orienté vers le secteur tertiaire. A la limite, les habitants de tels hôtels deviennent les seuls humains peuplant encore à la tombée de nuit des parties de villes vouées aux bureaux et aux commerces. Le système des hôtels n'est plus alors, dans ce cas relativement distant de la sphère du luxe parcourue plus loin, que le simulacre d'une ville disparue. Les mutations urbaines liées au développement des transports aériens, qui a vu une ville comme Atlanta se développer de façon exceptionnelle parce qu'elle permet aux cadres des entreprises qui y sont implantées de se rendre en une journée au contact de 70 % du marché intérieur américain, aboutissent à la création de quartiers d'hôtels dans lesquels s'accumulent les constructions des chaînes.
Dans ce cadre, la compétition entre les hôtels se joue aussi en termes d'image et de qualité spatiale.
Dans les stratégies de reconquête des friches urbaines développées dans des villes moins favorisées par la géographie des réseaux, la construction d'un grand hôtel, anticipant sur d'autres constructions car elle permet de transformer plus rapidement l'image dégradée d'un quartier ou d'une ville, le voit à l'occasion retrouver le rôle de forteresse évoqué plus haut à propos des sites naturels. Replié sur ses luxueux halls, l'hôtel est alors un méga-signe dans un système de lieux intégrant l'aéroport, les grandes entreprises et les musées mais ayant perdu le contact avec la ville réelle qu'assuraient les boutiques situées au rez-de-chaussée des grands hôtels.
Il suffit à ce propos de noter que, si l'hôtel Marriott Marquis construit dans le cadre de la rénovation -contestée- de Time Square à New York possède bien un grand hall public, celui-ci est situé sept étages au dessus des dangereuses rues du quartier. Ainsi, alors même que le grand hôtel conserve son rôle actif dans l'espace de la ville, dont il reste un opérateur essentiel, susceptible d'en modifier les découpages, les échelles et les usages, devient-il aussi, lorsque la qualité de ses espaces publics le permet, un des derniers refuges d'une urbanité menacée, s'il peut être un des premiers signes -hypertrophiés- de son trop rare retour.
C'est cependant à une certaine distance de ces lieux de déchirure du tissu social que les hôtels s'adressant à la société des authentiques privilégiés viennent constituer un réseau de lieux exclusifs, dont seuls quelques éclats sont captés par les grandes chaînes.
Notes
(1) Nikolaus Pevsner, "Hotels", in A History of Building Types, Londres, Thames and Hudson, 1976, pp. 169-192.
Michael Schmitt, Palast-Hotels, Architektur und Anspruch eines Bautyps 1870-1920, Berlin, Gebr. Mann Verlag, 1982.
(2) Werner Sombart , Luxus und Kapitalismus, Munich, Leipzig, Verlag von Dincker und Humblot, 1913, pp. 126 et suiv.
(1) Cf. Bentmann/Müller, La villa, architecture de domination, Liège, Mardaga, 1976; éd. or., Die Villa als Herrschaftsarchitektur, Francfort, Suhrkamp,1970.
(2) Edouard Guyer, Les hôtels modernes, Paris, Vve A. Morel, 1877, pp. 47 et suiv. (éd. originale : Das Hotelwesen der Gegenwart, Zurich, Orell Füssli, 1874)
(1) Jacques Gubler, "Les identités d'une région", in Werk-archithese, n° 6, juin 1977, p. 14.
(2) Victor Considérant, Description du phalanstère et considérations sociales sur l'architectonique, Paris, 1848, rééd. Paris, Guy Durier, 1979, pp. 82-83.
(1) Peter Meyer, "Hotelbauten", in Das Werk, Zurich, septembre 1942, p. 219.
(2) Harold D. Kalman, The Railway Hotels and the Development of the Châ-teau Style in Canada, Victoria, 1968 (Maltwood Museum Studies in Architectural History, vol. 1).
(1) Kenneth Lindley, Seaside Architecture, Londres, Hugh Evelyn, 1973, p. 79.
(2) Ibid., p. 86.
(3) Dominique Rouillard, Le site balnéaire, Liège, Pierre Mardaga, 1984.
(1) Peter Meyer, "Hotelbauten", loc. cit.
(2) Ibid.
(1) Gilles Barbey, "Montreux et la colonisation hôtelière", in Werk-archithese, n° 6, juin 1977, p. 26.
(1) Hermann von der Hude, "Gasthöfe höheren Ranges", in Handbuch der Architektur (4e partie, 4e demi-volume, "Gebäude für Erholungs, Beherbergungs- und Vereinszwecke"), Stuttgart, Bergsträsser, 1904 (3e édition), pp. 299-300.
(1) Doris Elisabeth King, "The First-Class Hotel and the Age of the Common Man", in The Journal of Southern History, mai 1957, pp. 173-188.
(2) Jane Boyle Knowles, Luxury Hotels in American Cities, 1810-1860, Ph.D., Philadelphie, University of Pennsylvania, 1972, pp. 4 et suiv.
(3) Alexander Mackay, The Western World Or Travels in the United States in 1846-47, Londres, 1849, t. 1, p. 71; cité par Jane Boyle Knowles, Luxury Hotels..., op. cit., p. 8.
(4) Daniel J. Boorstin, The Americans : The National Experience, New York, Random House, 1965, p. 147.
(1) François Loyer, Le Siècle de l'industrie, Paris, Skira, 1983, p. 244.
(1) Edouard Guyer, Les hôtels modernes, op. cit., pp. 60-61.
(1) Jean Castex, Patrick Céleste, Anne-Marie Châtelet, Norma Miller-Bachler, Turin observations sur l'architecture d'une capitale baroque, Versailles, Ecole d'Architecture de Versailles/Bureau de la Recherche Architecturale, 1986.
(2) Thomas von Joest, Claudine de Vaulchier (dirigé par), Hittorf un architecte du XIXe siècle, Paris, Musée Carnavalet, 1986, pp. 291-292.
(3) Françoise Boudon, François Loyer, Paul Dufournet, Hector Horeau 1801-1872, Paris, CERA, 1977, passim.
(1) Henry James, La Coupe d'or, 1904.
(1) Edouard Guyer, Les hôtels modernes, op. cit., p. 47.
(2) Ibid., p. 48.
(1) Ibid., p. 52.
(1) Ibid., p. 54.
(2) Ibid., pp. 62-64.
(1) Ibid., p. 60.
(1) Hermann von der Hude, "Gasthöfe höheren Ranges",loc. cit., pp. 308-309.
(2) Julien-Azaïs Guadet, Eléments et théorie de l'architecture , Paris, Librairie de la Construction Moderne, 1902-1904, t. II, pp. 181-183.
(1) Jacques Gubler, Nationalisme et internationalisme dans l'architecture moderne de la Suisse, Lausanne, L'Age d'Homme, 1975.
(1) Edouard Guyer, Les hôtels modernes, op. cit., p. 57.
(2) Raymond Flower, The Palace, A Profile of St. Moritz, Londres, Debrett, 1982.
(1) Louis H. Sullivan, "Concerning the Imperial Hotel Tokyo, Japan", in Hendrik Theodorus Wijdeveld, The Life-Work of the American Architect Frank Lloyd Wright, Sandpoort, Ed. Wendingen, 1925, pp. 104-105.
(1) Franz Servaes, "Das Kurhotel der Zukunft, ein Bauplan von Peter Behrens", in e, n°1, 1916-1918, pp. 41-57, cité par Michael Schmitt, Palast-Hotels, op. cit., p. 153.
(1) Adolf Loos, "Das Grand Hotel Babylon", 1924, in Burckhardt Rukschcio, Roland Schachel, Adolf Loos Leben und Werk, Salzbourg/Vienne, Residenz Verlag, 1982, pp. 578-579.
(2) Ibid., pp. 587-588.
Ludwig Münz, Gustav Künstler, Der Architekt Adolf Loos, Munich/Vienne, Schroll Verlag, 1964, pp. 103-109.
(3) Maurice Culot, Lise Grenier (éd. par), Henri Sauvage 1873-1932, Paris, SADG, Bruxelles, Archives d'Architecture Moderne, 1976, pp. 196-197.
(1) Gabriel Guévrékian, in Hôtels et sanatoria, Paris, S. de Bonadona, 1931, n.p.
(2) Marc Vellay, Pierre Chareau Architecte-meublier, Paris, Editions du Regard, 1984, pp. 66-79.
(1) André Lurçat architecte projets et réalisations, Paris, Vincent et Fréal, 1929, p. 50.
(2) Voir sur ces projets :
Jean-Louis Cohen, L'Architecture d'André Lurçat (1894-1970); l'autocritique d'un moderne, Paris, EHESS, 1985, pp. 377-395.
(3) Jean-Patrick Fortin, "Latitude 43 à Saint-Tropez", in Architecture Mouvement Continuité, n° 41, mars 1977, pp. 49-56.
(4) Voir plus haut et plus loin les réactions européennes au programme de l'hôtel américain.
(1) Fritz Kunz, Der Hotelbau von Heute im Inland und Ausland Technik und Gestaltung des modernen Hotelbaues, Stuttgart, Julius Hoffmann, 1930.
Karl-Wilhelm Just, Hotels Restaurants, Leipzig, J.M. Gebhardt's Verlag, 1933.
(1) Donat-Alfred Agache, "Hôtellerie en Savoie", in Gaston Lefol, Hôtels et hôtelleries, Paris, Ch. Massin et Cie, 1925, pl. 35.
(2) Fritz Kunz, Der Hotelbau von Heute, op. cit., (2e éd.), pp. 6 et 112.
(3) Chester H. Liebs, Main Street to Miracle Mile, American Roadside Architecture, Boston Little, Brown and Co., 1985, pp. 169-192.
(4) Geoffrey Baker, Bruno Funaro, Motels, New York, Reinhold Publishing Co, 1955.
(1) Donald Albrecht, Designing Dreams Modern Architecture in the Movies, New York, Harper & Row, 1986, pp. 138-142.
(1) Cedric Gibbons, cité par Juan Antonio Ramirez, La arquitectura en el cine Hollywood, la Edad de Oro, Madrid, Herman Blume, 1986, pp. 256-257.
(2) Reyner Banham, Megastructures Urban Futures of the Recent Past, Londres, Thames and Hudson, 1976.
(3) John Portman, Jonathan Barnett, The Architect as Developper, New York, Londes, McGraw-Hill, 1976.
(4) Antonio Sant'Elia, "L'architecture futuriste", 1914, in Le Futurisme 1909-1916, Paris, Musée National d'Art Moderne, 1973, p. 130.
(1) Jonas Geist, Passagen, ein Bautyp des 19. Jahrhunderts, Munich, Prestel Verlag, 1969.
Seconde partie
Le palace et l'imaginaire du luxe
Chapitre 4
Eden, Eden, Eden. Le palace : spécificités d'un lieu.
Monsieur le Baron peut, il est vrai, m'objecter que le caviar et le champagne et tous ces trucs-là, ce n'est pas la vie ! Mais qu'est-ce donc que la vie ?"
Vicki Baum, Grand Hôtel.
1. Hall d'entrée
Il voyait: les colonnes de marbre aux ornements de plâtre, le jet d'eau illuminé, les fauteuils-club. Il voyait des messieurs en habit, des messieurs en smoking: des messieurs élégants, mondains. Des dames aux bras nus, en robes scintillantes, avec des bijoux et des fourrures: des dames extraordinairement belles et artistiquement parées. Il entendait de la musique dans le lointain. Il respirait des effluves de café, de cigarettes, de parfum, l'odeur des asperges de la salle à manger et des fleurs qui, disposées pour la vente, remplissaient des vases, sur une table. Il sentait le tapis épais sous ses bottines cirées et c'est ce tapis qui tout d'abord l'impressionna le plus: Kringelein l'effleurait prudemment de ses semelles et clignait des yeux. Il faisait très clair dans le hall: une clarté douce et jaunâtre, à laquelle se mêlait la lumière des petites lampes, qui brûlaient au mur sous leur abat-jour rouge vif, et le rayonnement des fontaines vertes qui jaillissaient dans la vasque vénitienne.
Otto Kringelein, comptable, de Fredersdorf, Saxe, vient d'être admis au Grand Hôtel de Berlin, malgré son "air grotesque et misérable", antithèse vivante du lieu où il pénètre. Cette improbable admission, il ne l'a certainement pas dûe à ses suppliques auprès du portier. Est-ce ici le meilleur hôtel de Berlin ? Quoi ? Oui ? Et bien je veux loger dans le meilleur hôtel. Et quoi ? Serait-ce interdit par hasard ? - Oui, Kringelein, c'est interdit, à qui pénètre dans le hall du Grand Hôtel, avec, sous le bras un paquet graisseux dont s'échappent des tranches de pain beurré, symbole appuyé de l'existence laborieuse et triviale de son porteur, obscène apparition d'un objet surgi du monde de la pauvreté.
Le grotesque comme obstacle à l'entrée au "paradis habituel des humains"? (1) Jusqu'à l'avénement du palace proprement dit, sans doute. Grotesque n'est pas une catégorie aussi indécidable qu'il pourrait y paraître: en Europe, tout le temps, qui s'acheva à la Belle Epoque, où, sinon l'aristocratie elle-même, du moins son code de bonne conduite prévalut dans l'hôtellerie de luxe sans se heurter à d'importantes transgressions, grotesque est ce qui en regard de l'étiquette de cette classe crée le difforme et l'horrible, le comique et le bouffon.
62. Cedric Gibbons, décor du hall d'entrée dans le film Grand Hôtel
Or, bien avant que Kringelein ait eu le culot de présenter au portier du Grand Hôtel sa plaintive mais inébranlable aspiration au bonheur, la plaintive mais nullement grotesque revendication sociale-démocrate du petit peuple de la République de Weimar, le Ritz de la Place Vendôme comptait parmi ses clients un James Gordon Bennett, non pas un personnage de roman, mais un Américain qui gagnait un million de dollars par an avant la Grande Guerre (1) et défrayait la chronique, en cassant des verres et...en broutant la moquette de la salle à manger.
Milliardaire ou pas, qui se serait livré à de tels écarts cinquante ans plus tôt aurait été immédiatement expulsé de n'importe quel grand hôtel européen - disons, pour trouver au Ritz un pendant dans l'ordre du "fashionable" à cette époque, de l'hôtel d'Angleterre ou de l'hôtel Victoria de Baden.
Cela se conjecture sans risque d'erreur. Selon une des lois d'un genre né avec l'hôtellerie de luxe, les chroniqueurs d'alors étaient déjà avides d'anecdotes plus ou moins scandaleuses. Ils ne rapportent aucune histoire d'un aussi mauvais goût, loin s'en faut.
2. Qui donc peut franchir le hall de l'hôtel de luxe ?
Le lecteur du roman de Vicki Baum ne risque pas de croire, avec le naïf Kringelein, qu'il suffise d'avoir en poche l'argent requis pour payer la note. Ni de croire que la référence au caractère public du lieu, que le comptable de la Cotonnière Saxonnia croit provocante, - c'est évidemment le sens de son "serait-ce interdit, par hasard ?"- pourrait avoir la moindre efficace dans la levée de l'interdit, en effet, dont son improbable présence signale la force.
Nous avons au contraire une connaissance intuitive, préflexive du tabou auquel se heurte Kringelein. Que lui n'en sache rien ( un tel idiot peut-il exister ?) et que l'interdit soit finalement transgressé sur la simple demande d'un client rempli de compassion ( l'obligation faite au personnel de service de satifaire aux désirs de la clientèle ne trouvait-elle pas dans l'admission d'un Kringelein sa limite ?): voilà bien plutôt ce que nous inclinerions à verser au compte d'une
63. James Gordon Bennett à l'Hôtel de Paris, Monaco
facilité que s'accorde la romancière vis-à-vis des lois du genre, réaliste, dans lequel elle écrit.
Quant à expliciter le contenu de l'interdit, l'alllusion faite plus haut à une étiquette aristocratique n'y suffira pas.
L'attitude d'un J.G. Bennett contrevient aux normes de conduite de tous les groupes sociaux, et pas du tout spécialement à celles de l'aristocratie. Cela est plus clair encore en demandant: où un tel comportement pourrait-il trouver place sans choquer ? - Uniquement dans des lieux d'exclusion d'une conduite sociale adulte normale: dans le préau de l'école (enfance, jeu), sur une scène de théatre (jeu encore) et à l'asile psychiatrique. Ou...dans un hôtel de luxe, où, certes, avant 1914, il choque, mais est tout de même toléré, alors qu'en effet, et dans l'établissement de César Ritz plus qu'ailleurs, les comportements sont réglés sur des idéaux issus de l'ancienne société de cour.
Depuis 1914, les rubriques de potins mondains ont collectionné les récits d'outrances à la Bennett: elles se sont, de fait, multipliées. Les hôtels de luxe leur ont servi d'abri et de scène.
Ce fait, aussi marginal qu'on voudra le considérer, mais têtu, on ne peut le rabattre d'emblée sur la diminution toujours plus sensible des clientèles aristocratiques et sur l'irrésistible ascencion de toujours nouvelles couches de nouveaux riches. Cette évolution est certaine et requise pour rendre compte de transformations de tous ordres d'une hôtellerie de luxe contrainte, comme n'importe quel secteur économique, de s'adapter ou mieux d'anticiper les transformations de son marché. Mais son pouvoir explicatif n'est pas manifeste quand il s'agit de la progression des comportements asociaux ainsi que de leur reprise médiatique.
Tandis que, d'autre part, l'admission d'un Kringelein dans un palace reste aussi invraisemblable en 1987 qu'elle l'était en 1929. Pourtant ce fictif personnage, s'il se montre obstiné, reste constamment courtois, on ne peut plus soumis à ce que, sous la forme de l'obligation de demeurer poli en toutes circonstances, il a intériorisé de l'étiquette aristocratique.
3. Pause méthodologique
Il peut à bon droit sembler paradoxal que, pour interroger les formes de la sociabilité qui se sont développées à la faveur de l'hôtel de luxe, dans l'hôtel de luxe, nous ayons choisi de commencer par prêter attention aux mésaventures d'un personnage de fiction et aux excentricités d'un petit nombre, statistiquement insignifiant aujourd'hui comme hier, sans commune mesure avec, si l'on peut dire, le quotidien, l'ordinaire de l'hôtel de luxe.
Ce paradoxe, nous l'assumons pleinement. Cette entrée en matière singulière a un autre motif qu'un vain souci d'originalité rhétorique.
Se demander "qui peut franchir le hall de l'hôtel de luxe ?", c'est poser la question de la nature du lien social qui définit l'hôtel de luxe au plus profond, la question de l'essence sociale de l'hôtel de luxe.
"Nature...au plus profond", "essence sociale": que vient faire ici cette phraséologie platonicienne ?
Il appartient à l'essence de l'hôtel de luxe d'exclure un Kringelein. L'exclusion des Bennett n'est en revanche qu'une variable historique: effective au XIX° siècle, elle s'efface à la Belle Epoque, jusqu'à ce que, au cours des années 2O-3O et depuis lors, la tendance se renverse: frasques et extravagances appartiennent désormais à la légende de l'hôtellerie de luxe.(1)
Bien entendu, opposer l'essence, la nature profonde, à l'accident, à la variable historique ne peut pas avoir d'autre signification que de distinguer entre deux rythmes historiques, entre une temporalité lente, voire arrêtée, caractérisant l'hôtel de luxe tout au long de son histoire, et d'autres plus rapides, scandées par les innovations dans les moyens de transport et les innovations technologiques, les redistributions sociales et nationales de la fortune, les guerres, dont l'incidence est non seulement massive dans ces redistributions mais aussi dans les changements de mode, etc.
La variété des formes concrètes de sociabilité liées à l'hôtellerie de luxe depuis plus d'un siècle et demi défie l'inventaire. A fortiori, dans le cadre d'un court chapitre. Il faut donc évidemment se situer au niveau de la généralité. Faute d'un recensement empirique impraticable, cette généralité ne peut être atteinte par les voies de l'induction, elle ne peut être, à proprement parler, abstraite.
Mais, existe-t-il une autre voie que l'induction pour parvenir à des généralités exactes ? Peut-on avoir connaissance fiable de généralités qui ne soient pas des généralisations ? S'agissant de faits sociaux, ou, plus exactement ici, de caractériser un lien social, la réponse est positive.
On peut accèder à de telles généralités selon une méthode que nous avons commencé de mettre en pratique depuis le début du présent chapitre et qu'on pourrait qualifier de méthode des cas-limites.
Cette méthode ne peut être comprise et acceptée que si on commence par admettre qu'un lien social (1) est repérérable aux interdits et aux obligations auxquels ses membres sont soumis. En ajoutant qu'interdits et obligations n'ont pas nécessairement à être formulés, "conscients", pour structurer le lien. Leur réalité s'attestant, quand ils demeurent implicites, de la sanction que rencontrent la transgression des interdits, le non-respect des obligations. La sanction consistant toujours, quelles que soient les variations historiques auxquelles elle ait prêté - de la moquerie légère à la mise à mort immédiate en passant par les supplices, l'emprisonnement, etc., la sanction consistant toujours en une forme d'exclusion du lien.(2)
La méthode des cas-limites consiste donc à se saisir des cas d'exclusion comme étant des indicateurs privilégiés de l'essence d'un lien social: si l'on parvient à repérer ce qui motive l'exclusion, on situe du même coup l'interdit tacite qui la fonde, l'obligation contraignante dont elle signale le non-respect.
"Si l'on parvient...": c'est le point délicat de la démarche, et nos exemples précédents visaient à le montrer. N'étions-nous pas prêts à nous contenter d'une référence à une notion, au demeurant vague, d'étiquette aristocratique, quand il s'est avéré, avant même toute clarification de son contenu, qu'elle ne permettait ni de comprendre l'exclusion de Kringelein, ni la non-exclusion de Bennett.
C'est indiquer la voie, sinon de la certitude, du moins de la réduction des possibilités d'erreur: la comparaison des cas-limites doit permettre d'analyser chaque cas en traits distincts, de manière à pouvoir désigner, à chaque fois, lequel de ces traits motive la sanction d'exclusion.
Enfin, puisque ce qui nous occupe est un lien social défini dans un lieu, nous pouvons aussi faire varier, comparer les lieux, ou, plus exactement, nous demander si telle conduite transgressive dans l'hôtel de luxe le serait aussi ailleurs et si telle conduite non-transgressive dans l'hôtel de luxe ne le serait pas ailleurs.(1)
Nous pouvons maintenant retrouver Kringelein et Bennett.
4. Le palace et son étiquette: analyse d'une transgression
Kringelein est totalement exclu du Palace( non admis à entrer avant l'intercession-coup de baguette magique d'un client..). Bennett est autorisé à y rester et à y revenir; il rencontre cependant le mépris du maître d'hôtel, du personnel et des clients: c'est bien une forme d'exclusion d'un lien social, mais elle ne va pas jusqu'à exclure le déviant du lieu qui, dès lors, abrite à la fois norme et déviance. Le chambellan lui suggère seulement qu'il n'y est pas à sa place. Mais en quels termes peu contraignants: "Olivier Dabescat lui faisait remarquer que chez Maxim's la soirée s'annonçait très animée." ! (2) A Kringelein, on ne formule pas du tout l'interdit; plus: les balivernes qu'on lui débite pour l'empêcher d'entrer - il n'y a pas de place, toutes les chambres sont occupées - sont un déni de l'interdit (s'il y avait de la place, vous pourriez rentrer)(3) Mais le personnel ne le méprise pas: ses sentiments sont plutôt la gêne et la pitié. Il faudrait donc se demander aussi, d'une part, pourquoi dans le cas de Bennett une formulation euphémique de la sanction de la transgression est suggérée sous la forme d'une auto-exclusion laissée à la discrétion du déviant, d'autre part, pourquoi le refus de laisser entrer Kringelein doit s'effectuer sans que celui-ci puisse en soupçonner les vraies raisons. Enfin, on se rappellera que Bennett peut poursuivre dans la salle à manger du Ritz des extravagances qui lui vaudraient une interpellation de la police s'il venait à s'y livrer dans la rue. Ce qu'il ne fait pas: il sait qu'il se livre à des excès et que le Ritz est un lieu possible pour eux, tandis que la rue ne l'est pas. Ce savoir n'est certainement pas étranger à sa surdité au souhait poli du maître d'hôtel qu'il quitte les lieux. Kringelein, quant à lui, peut bien se promener autant qu'il voudra dans les rues de Berlin sans qu'aucun policier l'importune, c'est seulement quand il franchit les portes du palace qu'il n'est plus à sa place. Mais, lui ne sait pas au nom de quoi on lui refuse l'accès. Ce non-savoir n'est pas étranger à l'impossibilité où est le personnel de service de le lui dire, à la contrainte où est le personnel de le maintenir dans son ignorance.
Prenons ces deux cas limites par les deux traits qui présentent l'analogie la plus forte, quoiqu'ici et là il n'y ait pas identité de traitement.
A chaque fois, le personnel de service, à qui revient une tâche de police, une fonction de repérage et d'exclusion de la déviance qui, pour n'avoir qu'exceptionnellement à se manifester, n'en est pas moins essentielle à chaque fois, le personnel de service se trouve entravé dans l'application d'interdits (dont nous ne connaissons pas encore la nature...) par un autre interdit que l'on pourrait formuler ainsi: il est interdit de dire de manière directe au client que ..sa conduite (Bennett), ...sa présence (Kringelein) est transgressive de l'ordre du lieu.
La petite énigme d'un lieu où coexistent des interdits dont l'un vient contrarier le fonctionnement des autres n'est pas sans charme théorique...
Elle trouve un commencement de résolution en référant, mais cette fois de façon plus précise, l'attitude du personnel de service à l'étiquette d'origine aristocratique qui la commande.
Dire que le contexte d'une telle norme de conduite impose au serviteur politesse et déférence à l'endroit de celui qu'il sert est exact, mais demeure trop vague.
Pour bien comprendre ce qui se passe, il faut rafraîchir ce qu'il y a d'usé dans la formule "le client est roi", il faut voir qu'elle a ici un sens littéral.
Qu'est-ce à dire ?
La diffusion de l'étiquette aristocratique dans l'hôtellerie de luxe s'est faite de deux façons:
- spontanément, du fait qu'au XIX° siècle l'aristocratie, en Europe du moins, constituait une partie importante de la clientèle et que ses attitudes servaient de modèles au reste de la clientèle, venue des bourgeoisies.
- ce très classique phénomène de mimésis sociale a reçu un renfort du fait l'action délibérée, volontariste, de l'inventeur du Palace, César Ritz. Dans la biographie qu'elle lui a consacré (1), son épouse a pu vanter son rôle "civilisateur". Cela ne doit pas prêter à sourire: on a vu ailleurs ce que cela signifiait quant à la diffusion d'équipements et de normes de confort ignorées par l'aristocratie elle-même. Mais l'intelligence de Ritz ne fut pas seulement d'introduire en Europe le confort américain. Son ambition perspicace lui fit repérer le respect d'une étiquette aristocratique comme étant un élément d'ambiance essentiel à la satisfaction de sa clientèle la plus exigeante (2), et, donc comme une arme décisive de la concurrence. Aussi, disciplina-t-il son personnel dans ce sens. Il obtint de lui une attitude vis-à-vis de la clientèle dont ce serait un contre-sens de croire qu'elle était comparable à celle de la domesticité des siècles passés vis-à-vis de ses maîtres: la littérature, les correspondances de l'âge classique, nous disent assez combien les valets quand ils n'étaient pas voleurs, menteurs et insolents, étaient rustiques et grossiers. Même en faisant sa part à l'exagération, il est indubitable que politesse et raffinement étaient des qualités de maîtres et non de serviteurs. - Non, le service, tel qu'inventé par Ritz prend pour modèle l'attitude du courtisan vis-à-vis du roi. (3)
Cela permet de comprendre déjà un peu mieux pourquoi les personnels de service ne peuvent pas dire tel quel(4) à Bennett et à Kringelein qu'ils ne sont pas à leur place: de courtisan à souverain, cette parole est prohibée.
Pour être un peu plus précis dans la référence historique, on rappellera que même, entre pairs, l'obligation de ne pas signifier à autrui chez soi qu'il est importun, que sa présence vous désagrée, était extrêmement forte dans la société d'Ancien Régime. (5)
Aussi bien, le propos du chambellan de Ritz à Bennett - "il lui faisait remarquer que la soirée chez Maxim's s'annonçait très animée"- nous apparaît-il maintenant sous un tout autre angle. Nous n'avions d'abord été sensibles qu'au ...luxe des procédés euphémiques: ce n'est qu'une remarque, pas une remontrance; l'hors-norme de l'attitude de Bennett se voile sous la litote d'un "très animé" qui ne vient d'ailleurs qu'indirectement qualifier l'attitude elle-même, au moyen de la synecdoque qui en impute le trait à un autre lieu, propre, selon le chambellan, à accueillir ces débordements; enfin, la remarque est totalement décomplétée de l'injonction d'exclusion qui pourtant la motive -la sanction d'exclusion est, comme telle, censurée, muette, donc à la discrétion du destinataire pour qu'il s'en fasse ou non, à sa guise, l'entendeur.
Voyons maintenant le parti que nous pouvons tirer de l'identification des prescriptions qui régissent la conduite du personnel du palace vis-à-vis de la clientèle à celles qui commandaient les rapports du courtisan au monarque.
Tout d'abord, écartons une lecture paresseuse depuis laquelle on ne voit même plus qu'il y a quelque chose à expliquer: Bennett se tient mal (sans doute parce qu'il est mal élevé), le maître d'hôtel le lui dit poliment (comme il se doit quand on est le responsable du service dans un hôtel de luxe), et...l'histoire s'arrête là, il n' y a rien de plus à en dire, sauf à couper les cheveux en quatre.
Il ne sera pas nécessaire d' y insister longuement. Une telle mise en récit est faite pour ne pas savoir. Sa platitude n'est pas d'ordre rhétorique - ce qui ne constituerait pas une objection contre elle mais conceptuelle. S'y écrête tout le relief factuel du récit qui nous est parvenu, toute la spécificité du dire et de l'agir qui nous a été rapporté. Bennet ne se conduit pas mal, en un lieu quelconque: il casse des verres et broute la moquette, c'est-à-dire qu'il est l'acteur de conduites signifiantes, l'une, de la destruction, de la barbarie, l'autre de la bestialité, soit deux modalités distinctes de nier, de contredire à tout ordre humain possible, et ce, dans un lieu qui tient son être (son interdit fondateur) de se donner pour l'espace qui rend possible et où s'accomplit la célébration de la forme la plus accomplie du lien social. L'agir de Bennett est l'exact envers de l'agir normal (1) du lieu. C'est pourquoi il est, à sa manière, parfaitement à sa place: ce n'est pas
64. Hôtel Ritz, Paris, grande salle à manger
malgré la prétention constitutive du palace à circonscrire l'ordre humain par excellence qu'il parvient à y loger son scandale, c'est parce que le palace est l'affiche de cette prétention qu'il vient y faire l'adresse de son message négateur.
Si Bennett n'agit pas normalement, il n'est pas pour autant fou, si on n'entend par folle une conduite dont le sens est définitivement scellé pour quelqu'allocutaire que ce soit, comme le serait qu'il aille brouter le macadam des rues; ou, par un autre tour de folie, s'il détruisait les clients et non les verres, ou manisfestait qu'il se prend durablement et en tous lieux pour un animal. Non, si le message de Bennett transite par un passage à l'acte, il n'y a guère de dégâts dans le réel: seulement quelques verres cassés qui réintégreront sans peine l'ordre symbolique en figurant comme dûs sur la note que Bennett acquittera. Au demeurant, personne, aucun des destinataires du message, clients et personnel, ne s'y trompe: qu'un forcené, comme on dit, ou qu'un dément inoffensif, mais installé de manière permanente dans des incongruités énigmatiques, réussisse à s'introduire dans la salle à manger d'un hôtel de luxe, et on verra si l'exclusion ne se manifestera pas pour lui sous des formes plus tranchées que le silence méprisant des convives et les subtilités rhétoriques d'un maître d'hôtel de grand style...
Les destinataires du message de Bennett savent bien que c'est un message qui vient de leur être adressé, ils le montrent en lui répondant par un autre message. Ce qu'ils entendent du message est une autre affaire - la seule certitude pour le moment est qu'ils entendent au moins qu'il contredit à l'ordre du lieu et cela leur est désagréable.
Le message de Bennett offre une particularité formelle à laquelle, jusqu'à présent, nous n'avons pas suffisamment prêté attention. Par emprunt très approximatif à la terminologie psychanalytique, nous avons qualifié de passage à l'acte la conduite de celui-ci. Tout accès à une dimension "psy-" étant ici à la fois barré et hors de propos, il est bien préférable de s'en tenir à relever que l'échange symbolique, entre Bennett d'une part, le personnel et les clients de l'autre, n'est pas à proprement un dialogue, qu'il reste muet jusqu'à la remarque du chambellan.
Le message de Bennett ne transite pas par la parole, mais par une mise en scène, un mime, un spectacle.(1)
Nous avons déjà vu que ce qu'il donne en spectacle: la barbarie et la bestialité. Nous allons devoir finir par décerner à ce malotru un brevet d'esthète de l'échange symbolique, d'artiste de la communication:
La substance de son message ( le hors-langage du mime ) est parfaitement congruente à son contenu ( le hors-humanité de la brute, barbare ou bête).
Le contenu de son message est, lui, parfaitement incongru: puisqu'il inverse exactement le contenu du message émis par ceux - personnel, clients - auxquels il destine le sien.
Le lieu où il installe son spectacle est déjà un lieu de spectacle, mise en scène, mime. Dire que s'y joue une sorte de reprise de la société de cour d'ancien régime est exact, mais reste opaque tout le temps qu'on ne rappelle pas que l'argument du spectacle est au fond: notre société est la meilleure de toutes les sociétés humaines possibles, nous sommes les meilleurs, aristoi. C'est parce que nous sommes les meilleurs, que nous nous comportons mieux que les autres . Thème idéologique à retourner en: notre prétention à être les meilleurs peut seulement s'attester, pour nous-mêmes et pour les autres, de notre capacité à assujettir notre conduite à un jeu de règles qui en rajoute sur les règles constitutives de tout ordre humain. Des règles dont la fonction est d'en rajouter sur la fonction humanisante de la règle sont des règles de raffinement. Un individu raffiné est le contraire d'une brute. Une brute, comme son nom l'indique, est un humain trop proche de la bête, un humain dont l'insuffisant assujettissement à des règles, ou l'assujettissement à des règles insuffisantes, fait un presque pas humain - socialement: la populace, la lie du peuple. Raffiné est au contraire celui qui a renchéri sur son humanité, qui l'a portée à sa perfection en la dégrossissant, autant que faire se peut, de la part d'animalité qui lui est inhérente, et cela se peut précisément en surajoutant aux règles du commun un ensemble de règles qui autorise des possibles, un agir, hors de portée de ce commun: la distance de l'aristocrate à la brute est ainsi à son maximum, séparé qu'il en est par la hiérarchie des rangs et des états.
Ces derniers points paraîtraient obscurs si, obnubilé par des vestiges d'un esprit soixante-huitard, on se représentait la règle, selon le seul versant de la contrainte qu'elle exerce , comme une entrave à la liberté, à la spontanéité, au plaisir; alors qu'elle est la condition de possibilité du jeu. Serait-on plus libre aux échecs si on en supprimait les règles ? Parmi les jeux rendus possibles à la société de cour d'ancien régime: divers arts quotidiens du dire, le courtisan versifie, a de l'esprit ( mot intraduisible en français moderne), courtise les femmes avec galanterie. La sorte de génie qu'il y avait dans l'étiquette de l'atisrocratie de l'ancien régime, c'était de greffer un code sophistiqué sur les différents registres pulsionnels de manière à en affiner l'expression tout en leur laissant libre cours - cela est patent pour la sexualité et l'agressivité. Rien à voir avec le piétinement d'éléphant du refoulement bourgeois ou chrétien.(1)
On verra mieux plus loin en quoi le palace n'est pas Versailles, en quoi sa clientèle et son personnel ne sont pas la société de cour. Pour l'heure, ayons seulement à l'esprit en quoi ils le sont: par la prétention qui constitue le palace d'être le lieu qui abrite, manifeste et rend possible la quintessence du lien social.
La brutalité - destruction barbare et animalité mimées - nous sont apparus comme le contenu du message de Bennett.
Cela ne fait toutefois pas un sens, pas plus qu'un mot pris au hasard dans un dictionnaire ne fait un sens.
Aller plus avant dans la compréhension du sens de la scène jouée par Bennett présente une difficulté qui peut tout d'abord sembler insurmontable: comme le message n'est pas articulé, mais joué, toute traduction de ce mime muet en une ou des phrase(s) semble devoir exposer à la trahison, à l'arbitraire de l'interprétation.
C'est très net quant à un point crucial de la signification de tout message: articulé en un parole, il comportera nécessairement un sujet; mimé comme ici, le sujet devient indécidable. Faudra-t-il traduire l'exhibition de Bennett par: "je suis une brute", ou : "vous êtes des brutes", ou "nous sommes des brutes ", voire: "tous les humains sont des brutes" ? Sans compter toutes les précisions décisives que permet le langage articulé: "je suis un brute, moi seul, et pas vous", "vous êtes autant que moi des brutes, vous ne voulez pas le savoir, mais je vous le rappelle", "vous êtes plus que moi des brutes, car moi, du moins, je le sais", etc.
C'est la difficulté elle-même qui nous indique la voie de sa solution.
Il n'y a pas à rester perplexe devant la perspective d'avoir à traduire un message qui, par une nécessité inhérente à sa substance ne comporte aucun shifter, aucun représentant syntaxique du sujet, en un autre où il est impératif (interdit de ne pas...) distinguer syntaxiquement le sujet de l'énoncé sous peine de voir le sens s'abolir, ou, à tout le moins, rester en suspens.
Prenons plutôt acte de ce que le sujet-Bennett fait le "choix", parmi les différents modes d'expression symbolique qui s'offrent à lui, de ne pas recourir au langage articulé, de lui préférer ce que nous avons appelé mime. (1) C'est-à-dire qu'il fait le choix d'un mode d'expression où la manifestation du sujet est impossible, où il n'y a pas de sujet; qu'il fait le choix de ne pas avoir recours à la distinction obligée des sujets qu'implique l'usage de la langue. Et tenons ce choix pour l'essentiel du message. Il n'y a pas à traduire un message sans sujet en un message pourvu d'un ou plusieurs sujets arbitraires, il y a à "entendre" une caractéristique de la substance choisie pour l'expression du message comme l'affirmation fondamentale de son contenu: il n'y a pas de sujet, pas de différence, pas de distinction. Ou, pour mieux dire: le choix d'une substance de l'expression où la distinction d'aucun sujet n'est manifestable vient trancher l'indécidable (ici: qui est une brute ?) de quelque contenu qui s'y exprime (ici: la scène de la brutalité, il y a de la brutalité) dans le sens de l'universalité: tous sont des brutes, puisqu'on ne peut pas dire, distinguer qui l'est et qui ne l'est pas. Moi, vous, nous, tous, suis, êtes , sommes, sont, une , des, brutes. En quoi il y a bien congruence entre la substance de l'expression et son contenu proprement dit: une unique signification se manifeste ici et là et sort renforcée de cette convergence.
Si Bennett est un artiste, c'est un médiocre théoricien.
Sinon, il s'abstiendrait peut-être d'une gesticulation qui, au total, produit des effets mitigés.
D'une part, il manque complètement son but, et à un premier niveau de lecture, il conforte l'ordre qu'il conteste.
Car il n'a évidemment pas raison, le contenu de son message est faux par incohérence de principe, il n'aucune chance de convaincre ni ceux à qui il l'adresse, ni quiconque, aussi peu entiché soit-il d'idéaux aristocratiques; le trou symbolique dans lequel il choit avec sa pantomime n'aspirera que des égarés comme lui.
Cet imbécile qui fait la bête et ne trouve rien de mieux à opposer à ses semblables qu'un "nous sommes tous des bêtes" n'est nécessairement pas une bête, lui qui use efficacement du symbolique, pas plus que ceux à qui il fait cette adresse incohérente , puisqu'il faut n'être pas une bête pour l'émettre comme pour la recevoir. Mais, de ce fait, il est tout de même plus bête que ceux à qui il destine son message, en quoi ils sont fondés à le mépriser avec une meilleure assurance que celle que pourrait leur donner la fragile prétention de reproduire un ordre aristocratique: ils savent bien, eux qui vivent selon un luxe de règles, qu'hors règle, il n'est que bestialité. Ils n'ont pas besoin du spectacle de Bennett pour connaître une vérité qui est au fondement de leur agir, en deça de la référence à la particularité des règles aristocratiques.
Cependant, à un autre niveau de lecture, Bennett réussit à déranger l'ordre du palace et à infirmer l'idéal que ce lieu matérialise.
La néo-société de cour, si on nous passe cette expression, la clientèle et le personnel du palace, pour se constituer comme société des meilleurs, se doit d'exclure ceux qui ne le sont pas ( c'est évidemment la raison d'être du fait noté par Elias (1)comme une des caractéristiques majeures des courtisans de l'ancien régime: leur "inébranlable attachement à leur société - leur vraie patrie.") Une telle patrie est en danger si un de ses citoyens trahit et fait entrer sur son territoire l'absolument autre de la pire des conduites. Ou, moins métaphoriquement, la réciprocité obligée de tout lien social, est ici renforcée du fait que l'excellence du lien (laquelle implique la clôture notée par Elias sur son versant "psycho-sociologique" d'"attachement inébranlable") tient exclusivement sa consistance de l'excellence de la conduite de chacun. "Nous, ensemble, l'élite" ne peut se croire que si "chacun, un à un, selon son rang, l'élite."
Voilà une des manières dont Bennett fait mouche. La parade élémentaire: "ces extravagances sont le fait de cet individu, pas le nôtre, en quoi cela nous concerne-t-il ?" n'est pas totalement efficace. Pour qu'elle le soit, il faudrait que le lien social qui régit l'existence du palace fût l'individualisme démocratique et bourgeois, pour lequel il n'est de responsabilité qu'individuelle.
Mais en dérogeant, et de quelle manière, aux exigences de son rang, pourrait-on dire si l'identité du palace et du palais était parfaite, Bennett porte atteinte à la crédibilité de la fiction qui voudrait faire du palace une restauration du palais et de son ordre. Convives et personnel n'auront pas trop de tout leur mépris, pour se voiler, quoiqu'ils en aient, ce fait: ils tolèrent parmi, comme un des leurs, un qui nie radicalement l'idéal aristocratique du lieu. Désormais, le palace n'est pas seulement l'écrin qui, derrière la clôture de ses colonnes de marbres et de ses plafonds stuqués, protège les plus raffinés des souillures du dehors, le palace n'est pas seulement la châsse qui, pour le dehors, exhibe cette prétention de tous les encorbellements de ses façades, il est cela et le refuge du déréglement le plus extrême. En quoi, il n'est donc plus cela, il n'est pas la restauration de la société de cour, mais un hybride nouveau, monstrueux, d'une telle restauration et de son contraire - l'inhumanité, la barbarie. Le geste de Bennett a beau n'être que singulier, et depuis lors, des gestes semblables demeurer aussi minoritaires qu'on voudra, il vaut pour preuve, en la créant. De son seul geste, et des gestes renouvelés depuis par ses pareils, il suit qu'un tel hybride existe, que c'est un tel hybride qui existe et pas la société de cour restaurée.
Hybride ne veut pas signifier ici simple juxtaposition, qui garderait distinctes chacune des parties -l'élite, la lie. Cela, c'est que voudrait croire ceux qui (se) jouent la comédie de l'élite, personnel et convives. Mais puisque celui qui (se) joue la comédie de la brutalité n'est pas mis à la porte, puisqu'on l'accueillera à nouveau et qu'il recommencera, et qu'il se trouvera des émules qu'on accueillera à leur tour, alors, la distinction entre les deux parties, la noble et la vile, n'est que très imparfaitement assurée par la seule distinction entre les conduites, la plus distinguée et celle qui nie toute distinction possible. Noble et vil se contaminent réciproquement. Le vil Bennett est leur envers ? Soit, mais il est aussi des leurs, puisqu'ils l'admettent parmi eux. En posant comme principe que la clôture du lieu est signifiante de la clotûre d'un lien aristocratique, et incluant en même temps dans le lieu celui qui nie le lien, ils minent la prétention fondatrice du lien, ils ruinent l'identité idéale du lieu: ils ne sont pas des aristocrates, le palace n'est pas un palais.
Arrivés en ce point, une des questions posées au début de ce chapitre rebondit: mais pourquoi donc tolérer la présence des Bennett dans le palace ?
Il y a une réponse toute simple, mais qui est un peu trop simple, trop approximative.
Bennett est admis tout simplement parce que le palace n'est en effet pas un palais: c'est une entreprise capitaliste qui a besoin de clients. Le dressage d'une clientèle de vagues successives de nouveaux riches à une étiquette inspirée de l'étiquette aristocratique ne peut pas suivre le rythme
accéléré pris par une roue de la fortune qui dispense ses faveurs à des individus et à des groupes toujours plus éloignés de cette étiquette.
Si on oublie un instant Bennett, ces affirmations carrées ne paraissent guère contestables dans leur généralité. Il n'y a pas à chercher plus loin une explication pour le fait que, toujours au Ritz, mais dans les années soixante-dix cette fois, il ait été toléré que des Arabes du Golfe...fassent un méchoui dans les couloirs (1) Ni pour la fort peu aristocratique diffusion des salles de conférence, télex et autres télé-facsimilés.
Mais, même dans le contexte le plus actuel où la leisure class proprement dite, aristocrates argentés, riches oisifs, personnalités du show-bizz en vacances,etc, représenterait moins de 10% de la clientèle d'un hôtel aussi chic que le Dorchester, (2)le service, pas les services, mais le service, la qualité du service, le concept ritzien du service comme attitude courtisane, demeure un des signes distinctifs majeurs de l'hôtel de luxe. Mis en avant par ceux qui le gèrent; apprécié par ceux qui en usent.(3)
Cela interdit d'écarter le questionnement à ce sujet comme s'il s'agissait d'un...luxe théorique. Même selon une perspective étroitement économiste, le service est une dimension essentielle de la "marchandise" ou du "produit" hôtel de luxe.
Néanmoins, on peut se croire en droit d'être perplexe devant notre insistance à interroger une anecdote aussi mince que le cas Bennett.
Nous ne pouvons que renvoyer à ce qui a été dit en commençant à ce sujet. En précisant ceci: si nous avons fait des pas dans cette direction, nous ne savons encore qu'imparfaitement ce qu'est l'hôtel de luxe, et l'exploitation des cas-limites n'a pas fini de nous livrer son enseignement.
Au demeurant, nous l'avions déjà noté, la non-exclusion de Bennett cadre mal avec une explication économique. On pourrait décréter que le point est indécidable, faute de savoir jamais si l'entreprise-Ritz avait alors tant besoin d'argent qu'elle était amenée à tolérer la présence de goujats au milieu d'une clientèle choisie.
Si on opte pour un telle hypothèse, on se trouvera encombré d'un reste inexplicable dans une telle logique: comment comprendre que Kringelein, lui, n'y soit pas admis ? (1)
Il vaut mieux prendre au sérieux les dimensions symboliques et imaginaires de l'hôtel de luxe et y articuler mieux l'économique qu'en en faisant la seule réalité dont ces dimensions ne seraient qu'un emballage de peu d'importance. Prendre acte, donc, de ce que la qualité du service est hier comme aujourd'hui un des traits majeurs du produit "hôtel de luxe", et que pour cette raison , ceux qui le gèrent avec tant de succès depuis Ritz ne sont pas maîtres d'en altérer la forme.
Si l'on comprend ce que cela veut dire, si l'on prend le symbolique et l'imaginaire au sérieux, ne seraient-ce que comme composants d'un produit, l'énigme de l'attitude du chambellan vis-à-vis de Bennett se dissout et, par là, le caractère hybride du palace ne sera plus seulement constaté, mais il apparaîtra comme nécessaire.
La remarque du chambellan n'est euphémique qu'en regard d'un code de politesse bourgeois ou populaire. En regard de l'étiquette qui règne dans le palace, elle est d'une extrême violence. Selon la fiction qui fait de chaque client un roi, c'est un dire de lèse-majesté à l'endroit du roi Bennett. Lequel ne saurait s'en offusquer puisque sa manière de déroger est de signifier qu'il est hors-symbolique, donc qu'il n'entend rien. Le chambellan ne s'en serait-il pas avisé ? Que si; et lui parle comme un maître de la communication, cette fois dit sans ironie aucune.
A qui sa parole s'adresse-t-elle ? A la fonction royale, celle qu'est supposé incarner tout client. Depuis quel lieu parle-t-il ? Depuis la fonction courtisan, celle à laquelle doit s'identifier le personnel, et lui, chambellan, au tout premier chef.
Sa tâche est beaucoup plus difficile que celle d'un premier courtisan de Louis XIV: dans le palace, la fonction royale est incarnée autant de fois qu'il y a de clients.
L'élève est un très mauvais élève: il dénie la valeur de ce qu'il y à apprendre. Le roi est un très mauvais roi: il refuse sa fonction et préfère se comporter en bouffon.
Peut-on, pour autant, le traiter en cancre et en bouffon?
Oui et non. Pas quelque moyen terme, comme "peut-être", entre oui et non; mais bien tout à fait oui et tout à fait non. Le paradoxe se résolvant de ce que ce ne sont pas les mêmes oreilles qui, du même message, entendront oui et non. - Dans ce dire ambivalent, le chambellan va exceller, exceller en tant que sa parole sera le parfait analyseur du dispositif palace.
Oui. - il lui fait la leçon, il stigmatise Bennett très sévèrement devant tous les autres élèves. C'est très sévère, car en ce lieu, cela ne se fait jamais; avec tous les élèves, même peu doués, le maître n'enseigne que par l'exemple.
Oui. - il dit que le roi s'est lui-même déchu de son trône, qu'il n'est qu'un bouffon qui n'a pas là sa place, mais avec d'autres bouffons.
Et non - car cela n'est pas dit du tout comme cela vient d'être transcrit, mais d'une manière telle qu'il est loisible à un Bennett de ne rien entendre.
Dans l'expression qui lui est donnée, la remarque est pour de bons entendeurs. Elle reconnaît aux convives la qualité de bons entendeurs. Elle les fait témoins de ce que la qualité du service sait allier une fonction de police sévère quand , par exception il devient nécessaire de l'assurer, à un intact maintien de l'étiquette. Les convives entendent que le chambellan ne pouvait pas aller au-delà dans la manifestation de la sanction d'exclusion: s'il l'avait fait le désordre eût été beaucoup plus grave que celui causé par Bennett. Déjà, la remarque, entendue depuis l'étiquette qui donne au lieu sa raison d'être, est subversive de la hiérarchie qui doit régner de client à personnel. Cet excès n'est tolérable, nécessaire, que parce qu'il vient en réponse à la démesure que l'on sait. Aller au-delà dans l'expression serait passer à un violence cette fois définitivement ruineuse de l'ordre du palace: il est nécessaire que la sanction d'exclusion du lieu reste euphémique (selon la langue cette fois), à la discrétion d'un roi. Le roi même fou reste le roi (cf Charles VI). Quand on est dans la fonction de courtisan, dire sans euphémisme au roi de s'en aller, ce serait toucher à la fonction royale . Il est indispensable que l'invite à l'exclusion soit formulée dans un mi-dire qui laisse la possibilité d'entendre ou de ne pas entendre, de partir ou de ne pas partir. Entendre ou ne pas entendre, partir ou ne pas partir relèvent alors du bon plaisir du roi: en quoi la fonction royale est intacte. En n'entendant pas, Bennett confirme ce que tous savaient: il est le plus mauvais roi possible, et confirme le bien-fondé de lui avoir fait cette remarque qui serait si impertinente et scandaleuse si Bennett n'était pas Bennett. Mais qui est si parfaite de préserver la fonction royale au moment où c'est le plus difficile. Elle ne la préserve bien sûr pas pour Bennett, déchet du lien qui réussit tout de même à s'installer dans les lieux et préfigure ses semblables qui joueront de la même possiblité de structure qui interdit de les chasser. Mais, dans un lieu où la fonction royale est l'apanage de chaque client, s'échange comme l'argent qui permet de la payer, il est indispensable, c'est pour cela que l'on vient, d'être assuré de trouver cette fonction intacte pour pouvoir l'occuper, il est indispensable d'être assuré de la perfection du service.
Peut-être Bennett et tous les Bennett pensent-ils, par leurs écarts, manifester la puissance que leur confère leur fortune, sur le mode d'un: " je puis tout me permettre, je peux tout acheter, y compris de me conduire aux mépris de toutes les règles - au mépris, tapageur, de ces aristocrates européens qui me méprisent, en silence, pour n'être "que" riche et américain ." (1)
Ce qu'ils pensent n'importe guère. Leur conduite, superlativement malséante, est encore reconnaissance des spécificités symboliques et imaginaires du lieu - société de cour, école de savoir-vivre et temple de l'ère industrielle et capitaliste. - Oui, c'est un temple; Bennett est là, comme les autres, pour accomplir les rites initiatiques qui le feront membre de "la Société"; ou une basilique, où il sera sacré roi, roi en tant que client; mais que demander de plus, quand, dans la formation sociale, y compris dans "la Société", il n'y aura bientôt plus d'autres rois que des clients ?
Société de cour, école de savoir-vivre et temple: qu'on ne dise pas que ce ne sont là que des métaphores, car alors on dirait ce que Bennett mime.
Ce sont en effet des métaphores - littéralement des déplacements -et, certes, dans ce transport, ce qui se transfère dans le palace s'altère considérablement, nous l'avons abondamment montré.
Le palace n'est ni Versailles ni la Basilique de Saint-Denis, s'il est plus directement une école de savoir-vivre. Le bourgeois est un bourgeois, ni prince, ni roi. Oui; mais, c'est précisément parce qu'il n'est pas un prince qu'il est prêt à payer le droit d'entrée en un lieu qui fera de lui un quasi-prince, un lieu qui a une valeur marchande en tant qu'y est vendue une identité qui menace de faire défaut. Le palace est complétement une école de savoir-vivre, Versailles et la basilique de Saint-Denis , si on ajoute que ce n'est pas le Dauphin qu'on intronise, mais Monsieur Jourdain, usurpateur triomphant, prétendant sans titre aucun - que ses titres en bourse. Sur la scène du palace, on rejoue le dernier acte du "Bourgeois gentilhomme". Mais, où sont passés les spectateurs qui, dans la salle, riaient du grand Mamamouchi ? Ils ont monté sur la scène, et, volens, nolens, ils participent à l'intronisation.
Le palace est - aura été - un des lieux majeurs de la sublimation, au sens alchimique, du bourgeois.
Bennett le sait, qui en nie la valeur, non le fait.
Il casse les verres, il broute la moquette, donc.
A ceux qui boivent et mangent comme des princes - boisson et nourriture princière, manières de table princières , qui sont de ce fait les princes modernes, ce richard oppose la profession de foi de son marxisme vulgaire. "Ce ne sont là que des superstructures. Avec mon argent, j'achète le droit de les détruire et de vous rappeler que boire et manger ne sont que des fonctions physiologiques, bestiales."
Entendons-le mieux.
Sa violence est une plainte. Ce pignouf est un délicat, exigeant.
Il broute la moquette.
Il réduit la salle à manger cérémonielle à la prairie du vilain ; il ravale les convives - lui et les autres - à du bétail.
Bétail: pecus - la richesse même avant que d'en être le symbole.Nous ne sommes que cela: des bêtes, qui ont une valeur marchande.
Et la violence où cela s'exprime est celle du dépit de ne pouvoir être la dupe de la cérémonie qu'on lui propose pour échapper à cette identité accablante.
65. Riches Australiens patinant devant le Palace, St. Moritz
D'autres comme lui, d'autres autrement que lui, achopperont aux difficultés des cérémonials que condense le palace.
Il était dans la nature du dispositif qu'il fût accueillant à la maladresse: sa clientèle ne pouvait s'étendre qu'en direction des "parvenus", qu'en leur vendant une plus-value identitaire, qu'en leur monnayant le droit de parvenir au statut ambigü de valoir mieux que l'argent qui permet de le payer...
Il était dans la logique - financière et symbolique du dispositif de devoir accueillir toujours plus de Bennett: non pas des élèves peu doués, des rois timides et gauches, mais cette fois, des trublions, des sacrilèges.
Mais, de leurs outrances et de leurs grimaces , ils auront consacré le sérieux symbolique et imaginaire du palace. Ce qui, sans eux, n'eût été qu'une entreprise commerciale vendant ses services à une clientèle fortunée - affaire toute profane - a par eux été exhaussé au rang d'espace sacré- avec ses messes sensualistes où on communie sous les espèces du champagne et du caviar, comme dit à peu près Kringelein.
Sans doute, le génie de Ritz en matière de marketing, rencontrant, anticipant, les aspirations aristocratiques et bourgeoises, cristallisa-t-il initialement et décisivement le processus. Mais, sans les Bennett, les jeux de l'étiquette et du rang eussent été un peu vains, un peu vides, d'être trop entre soi. La gesticulation forcenée de ceux qui hurlent qu'il n'y a là que du semblant signale par sa véhémence le plein succès de ce semblant. Même eux, surtout eux, les outlaws de la hiérarchie réglée du prestige, en venant en contester l'ordonnance, attestent l'étendue de son empire.
Et, par eux, le palace acquiert ce caractère rare pour un espace sacré de rassembler en un seul lieu "sacré droit" et "sacré gauche", pour jouer avec la terminologie de Mauss. Le noble et...non pas le vil, qui n'est que le profane, mais l'attentatoire.
Par eux, le palace parachève sa légende, d'être le lieu de tous les luxes.
Latin: luxus, excès.
Cette analyse comporte un reste: Kringelein que nous avons laissé depuis le début en souffrance dans son costume misérable à la porte du Grand Hôtel.
Qui ça Kringelein ?
Quel péché a-t-il commis qui lui barre l'accès de ce qu'il croit être le paradis, quand les Bennett peuvent y entrer ?
Péché: macula, la tache, la souillure. La tache du papier gras qui enveloppe les tartines de pain beurré , synecdoque pour les vêtements "à bon marché", les habits de pauvre.
Il n'a commis aucun péché.
C'est beaucoup plus grave, définitif: il est le péché de ce paradis; il est la tache dans le tableau du luxe qui le fascine.
Tout lien social, qui rassemble, du même geste, exclut. Le produit de cette exclusion s'appelle son déchet.
Nous cherchions depuis le début quelle pouvait bien être la nature de ce que le palace excluait. Recherche paradoxale, puisque le caractère élitiste, donc ségrégatif, du palace s'affiche en gros. Et pourtant, il semblait bien que rien ne soit vraiment exclu ( hormis ce qui, en tous lieux, motive l'enfermement, carcéral ou psychiatrique; et encore, nous avons dû faire avec le paradoxe initial d'une grande tolérance, dont nous avons tenté d'expliquer la nécessité).
En prenant au sérieux les références multiples du palace à la société de cour, nous avons éclairé certains points de son fonctionnement, mais surtout pas identifié le premier à la seconde.
Déchet se dit aussi: objet du sacrifice. Le déchet est ce qu'il faut sacrifier pour constituer un lien.
Qu'est-ce que le palace ?
Allons, tout le monde le sait, même Kringelein : c'est le paradis des riches.
Qu'est-ce que Kringelein ?
Voyons, nul ne l'ignore, sauf lui: c'est la misère populaire, in praesentia - ce qu'il faut sacrifier pour qu'advienne l'Eden des happy few.
C'est le déchet réel de la jouissance des riches.
Notes
(1) C'est ainsi qu'un interlocuteur de Kringelein qualifiera la vie de luxe, dont le Grand Hôtel est le centre - précisant: "du champagne(..)des femmes(..) les courses, le jeu, la boisson".
(1) Son nom fut rapidement synonime de milliardaire. Forton, le père des Pieds-Nickelés pouvait faire dire à l'un d'eux : "Bonne affaire les poteaux ! (...) Il prend Croquignol pour la fille à William Binette !" (cité par C. Duneton, La puce à l'oreille, Paris , Stock,1978, p.59).
(1) On peut s'en convaincre en lisant, parmi beaucoup de titres d'un genre ayant, au moins en partie, pour objet la collection des potins scandaleux: Joseph Wechsberg, Red Plush and Black Velvet. - The story of Melba and her times., Little, Brown & Cy, Boston, Toronto, 1961; Andrew Barrow, Gossip - A history of high society from 1920 to 1970 , Hamish Hamilton, London, 1978; André Sonier, Mes Palaces, Robert Laffont, Paris, 1982; etc.
(1) Nous préférons en l'occurence parler de lien social plutôt que de groupe social. Les raisons de ce choix terminologique devraient être assez évidentes: depuis ses origines, l'hôtel de luxe accueuille des clientèles, des individus appartenant à des groupes sociaux très variés. Or, nous sommes à la recherche d'un lien social, qui pourrait bien ne pas exister, de l'invariant social caractéristique d'un lieu, c'est-à-dire d'une forme de sociabilité dépendante d'un lieu, dont l'existence de limites spatiales (l'hôtel de luxe en tant qu'édifice) constitue la condition de possibilité sans pour autant permettre de la qualifier explicitement.
(2) On l'aura reconnu: ce paragraphe est le résumé (avec quelques petits déplacements et omissions) d'une page célébrissime de Durkheim dont se sont nourris les travaux de courants anthroplogiques et sociologiques très divers, de Mauss à Lévi-Strauss, pour ne nommer que les plus illustres. Nous tiendrons ces autorités pour plus que suffisantes à couvrir notre bricolage... Et, nous ne pouvons, dans le présent contexte, que passer outre aux critiques que ces thèses durkheimiennes ont suscitées et continuent de susciter; cf notamment les travaux de R. Boudon.
(1) Max Weber a écrit à peu près que le comparatisme était le seul moyen dont les sciences sociales disposaient pour faire le partage entre vraisemblance et exactitude.
(2) Hugh Montgomery-Massingberd, "Ritzomania", in Palaces et grands hôtels d'Europe, Flammarion, Paris, 1984.
(3) Qui a lu le roman de Vicki Baum se souvient peut-être que l'habileté de la romancière, pour rendre moins invraisemblable l'admission ultérieure de Kringelein, trouve le ressort suivant: le client qui assisté à la scène et pris Kringelein en pitié ne va pas intercéder pour lui, il va rendre caduc le mensonge dont le personnel couvrait son refus en annonçant qu'il quitte l'hôtel et qu'il cède sa chambre.
(1) Op.cit.
(2) Il fit preuve de la même perspicacité quant à une autre institution de l'Ancien Régime: les fêtes.
(3) N'exagérons ni ne minimisons le rôle Ritz dans cette occurence. Il n'invente pas à partir de rien et il n'est pas non plus un élément quelconque d'un processus qui se serait déroulé spontanément. Le récit fait par sa femme de son apprentissage nous le montre attentif à repérer ce qui plaît et ne plaît pas à la clientèle chic. Disons qu'il a systématisé une tendance spontanée.
(4) Pour exclure une déviance outrée, un code bourgeois de politesse ne serait pas transgressé par un "Monsieur, sortez !"; un code populaire tolérerait l'injure et les voies de fait.
(5) On trouve une savoureuse illustration de la contrainte exercée par les lois de l'hospitalité de l'âge classique dans les Mémoires du comte de Gramont (Hamilton, Julliard, Paris, 1965; 1° éd. 1713 ). Ayant manigancé l'absence du mari, Gramont se rend au domicile d'une dame aussi pressée que lui d'en venir à ce que la présence du mari rendait jusque là impossible. C'était compter sans une jalouse qui, avertie de la situation, s'introduira à son tour chez la dame. Jouant de l'interdit majeur qui prohibe totalement à Gramont et à sa belle de lui signifier de quelque manière que ce soit qu'ils veulent qu'elle s'en aille, elle s'installe jusqu'au retour du mari, jouissant d'empêcher Gramont et sa rivale de réaliser leurs voeux, mais plus encore de ce que le "coup" par elle joué soit imparable et de savoir que les deux autres le savent et n'en peuvent mais, qu'elle les a réduits à enrager sous un masque de courtoisie inentamée...
(1) Normal:au double sens d'idéal régulateur et de comportement moyen produit par la conformité à cet idéal.
(1) Comme on dit (assez bien), il se donne en spectacle. Assez bien seulement, car"il" et "se" font problème, et, redisons-le, pas du point de vue de la subjectivité singulière de Bennett qui ne nous intéresse ni ne nous est connaissable.
(1) Quand la partie était perdue d'avance, comme avec les fonctions d'excrétion, l'étiquette aristocratique renonçait: rois et duchesses feront leurs besoins comme tout le monde, comme les bêtes; par quoi cette étiquette énonce qu'il n'y a pas d'autres façons de le faire, que l'humanité (la noblesse) se joue ailleurs et n'est en rien empêchée par ce tribut à la nature. Belle cohérence, là où nous ne voyons d'habitude qu'une bizzarerie ou une lacune.
(1) Appellation métaphorique, en toute rigueur impropre: pas de paradoxe du comédien chez Bennett, son geste n'est pas une provocation de surréaliste, on peut gager qu'il n'en maîtrise pas la venue et le déroulement.
(1) La société de Cour, Calmann-Lévy, Paris 1974.
(1) L'administrateur qui rapporte le fait, le dit avec la philosophie qui convient:"il a fallu s'adapter aux nouvelles exigences de nouvelles clientèles."- Entretien réalisé en 1987
(2) Entretien avec le manager, 1986.
(3) Cf, infra, le compte-rendu des entretiens réalisés auprès de la clientèle et de divers membres du personnel.
(1) Il ne faut pas objecter qu'il n'y a là qu'une fiction. Coupons court à toute discussion sur les rapports de la fiction et de la réalité et suggérons de faire l'expérience de se rendre aux portes d'un hôtel de luxe déguisé en Kringelein des années 80. Qu'on revienne nous dire si la liasse de billets brandie pour prouver qu'on peut payer la note aura été un sésame suffisant ou si on ne s'entendra pas plutôt répondre... qu'il n'y a pas de place.
(1) Cf, infra, chap 5 - L'invention de l'imaginaire du palace, citation de Paul Morand.
Chapitre 5
Snobisme bourgeois, dépense somptuaire et luxe
Pour un Bennett, des milliers de clients du palace convenables, plus que convenables.
Certes, tous les clients ne sont pas de la qualité du Prince de Galles et de l'aristocratie qu'il entraîne dans son sillage. Mais, même les nouveaux riches mal dégrossis ne font pas problème, pourvu qu'ils ne commettent pas d'écarts ; ou plutôt pourvu que les écarts qu'ils ne peuvent manquer de commettre soient assortis de l'évidente bonne volonté d'apprendre les règles.
Amusons-nous: le palace est un lieu disciplinaire pour la bourgeoisie snob, le lieu privilégié de la discipline plus que librement consentie, désirée, où elle apprendra à se rendre semblable aux aristocrates.(1)
Qu'elle ait souvent peine à y parvenir, que la rusticité de l'élève se signale fréquemment en même temps que sa naïve avidité d'apprendre, voilà qui fait si peu problème que c'est au contraire ce qui conforte totalement l'ordre des lieux. Il a fallu ouvrir les portes du palace à la bourgeoisie: que cela ne lui suffise pas à croire qu'elle s'égale à ceux qui sont nés, que l'aristocratie jouisse du moins de sa différence, de son mépris pour ceux qui en sont réduits sur ce plan à la singer, quand bien même ils la dépassent par leur compte en banque. La bourgeoisie snob, au moins tout le temps qu'elle reste inexperte dans le maniement des emblèmes de la distinction, n'abusera que les idiots, les hors-la-loi de l'élite, comme ce Kringelein qui confond dans une même sphère supérieure son patron et un baron parce qu'ils séjournent dans le même palace.
Pour une certaine clientèle, rien n'a changé dans cette structure. The international nomads(2) , livre snob sur un sujet snob, raconte entre autre longuement les problèmes de précellence à table qui suivent de l'impérieuse contrainte d'une exacte hiérarchie quand celle-ci est indécidable. (Et, de fait, elle l'est souvent depuis que la société de cour a, comme telle, disparu).
Plus près encore de ce que nous voulons signifier, cette page de Paul Morand, écrite en 1910 ou 11: (3)
66. Dressing Room des dames lors d'un bal au Metropolitan Hotel, New York
Mrs Rogers arriva donc un beau jour à Londres avec ses cinquante millions, ses perles, son accent et son air de reine sans royaume. C'est depuis lors une lutte sans répit, où elle met toute l'énergie de sa race, pour conquérir sa place qui a un nom: la Société. En un mot, du pays, la "struggle for high life". Quelques beaux dîners, quelques cotillons offerts dans les palaces suisses lui ont valu l'amitié facile des princes italiens et des grandes dames polonaises; quelques largesses à des oeuvres de bienfaisance lui ont procuré l'accès à des salons peu fermés - celui de Mrs Haukwood par exemple.
Mais on se tromperait si l'on croyait que l'hôtel de luxe fut d'emblée le lieu investi par l'aristocratie pour y transférer la clôture de sa société, clôture désormais partiellement perméable à la bourgeoisie riche.
Il fallut pour cela l'invention du palace que n'était pas encore l'hôtel de luxe à l'époque du Second Empire.
Qu'on juge du chemin à parcourir.
1. Palace, luxe et révolution des moyens de transport
En 1861, Ch. Brainne (1) pouvait écrire d'une brochette de rois et de princes résidant temporairement à Baden: "Ces hôtes illustres logeaient à l'hôtel comme tout le monde. Les souverains allemands se soucient peu de l'étiquette et, se piquent, au contraire d'une simplicité toute patriarcale." (nous soulignons)
Pour opérer la mutation de l'hôtel de luxe européen, alors lieu de villégiature des bourgeois aisés ( = "tout le monde"), en ce qui allait devenir le palace, plusieurs données hétéroclites devaient être réunies - à la fois coprésentes dans la contingence d'une courte période, et rassemblées comme atouts d' une politique commerciale avisée.
1.1. En route vers le palace
Tout d'abord, ce qui est bien connu, mais dont l'impact ne risque jamais d'être trop souligné: les bouleversements intervenus dans les moyens de transport. Mêmes s'ils intéressent d'autres chapitres que celui-ci, leurs rôles dans le développement de l'hôtellerie de luxe, puis du palace, sont trop importants pour n'en rien dire ici, étant entendu que nous avons plutôt à mettre l'accent sur leurs articulations aux changements dans les mentalités et les conduites.
Rappelons pour commencer que les révolutions technologiques du XIX° siècle n'ont pas créé la mobilité aristocratique.
Quand il veut caractériser la société de cour d'ancien régime, Elias (1) écrit: "Leur société est toujours la même, si le lieu de résidence change. Tantôt ils vivent à Paris, tantôt ils rejoignent le roi à Versailles, à Marly ou dans quelque autre château, tantôt ils séjournent dans un de leurs manoirs, ou bien ils s'installent dans la gentilhommière d'un ami."
Au XIX° siècle, cette mobilité aristocratique perdure, princes et duchesses descendant, à l'occasion, avec "une simplicité toute patriarcale", dans les meilleurs hôtels. Ils se fixent provisoirement en des lieux élus par la mode du thermalisme et celle du tourisme romantique qui promeut le paysage, de montagne et de bord de mer. Cela n'aura, somme toute, été que favorisé par la révolution dans les moyens de transport - perfectionnement des diligences et invention du macadam qui facilitent les déplacements des aristocrates anglais vers l'inaugurale Bath; et, surtout, bien entendu, le train, avant les paquebots, la voiture et l'avion.
Mais aussi occasionnelle que soit cette causalité, quelques coups de sonde dans un passé plus ou moins lointain feront sentir, si besoin en est, que, sans elle, rien ne serait advenu.
Dans le premier récit de "tourisme" en France rédigé par des non-écrivains (2), on voit Messieurs de Villiers mettre, pour se rendre de La Haye à Paris, quatorze jours d'un voyage dont les embûches arrêteraient n'importe quel touriste moderne. Il faut successivement: emprunter barque, bateau, chariot, chaloupe; marcher à pied; barque encore; perdre une nuit à cause d'un batelier escroc; chariot, bac, puis les cinq derniers jours la diligence de Calais à Paris, en traversant la forêt de Montreuil où les voleurs guettent qui n'est pas suffisamment armé.... Ces jeunes gens se hâtent, ils sont pressés d'arriver à Paris ! Et on ne s'étonnera pas que quand ils font halte dans une ville où ils n'ont ni parents ni amis pour les héberger, ils puissent se retrouver en face d'une hôtesse qui ait "l'impudence de (les) vouloir faire coucher dans des draps peu blancs".
En 168O, les "carrosses de route" sont les premiers transports en commun voués spécifiquement au transport des voyageurs entre Paris et quelques capitales provinciales (la diligence empruntée par les aristocrates hollandais était celle de la poste, "le messager"): Paris-Rouen, 136 km, 3 jours, 2 couchers. Paris-Lyon: 11 jours. Pas de progrès sensible au cours du XVIII° siècle. Et les carrosses de route "constituaient ce qu'on était en droit d'appeler alors la grande vitesse". (1)
En 1858, Nice est depuis plusieurs décennies déjà la villégiature d'hiver élue pour la beauté de son site et la "qualité de son air" par plusieurs têtes couronnées et, nous apprend Ch. Brainne(2) , par "915 familles(.) 363 anglaises, 251 françaises, 77 russes, 50 italiennes, 44 allemandes, 25 américaines, et, ainsi de suite". La plupart, celles qui ne disposent pas de leur propre équipage ou bateau, doivent pour s'y rendre, voyager en diligence pendant 25 ou 3O heures depuis Marseille." On est de plus obligé de prendre des vivres avec soi, sous peine de rester douze heures sans nourriture. Enfin l'on court le risque de rencontrer des voleurs dans les gorges de l'Esterel." Le bateau à vapeur ne vaut guère mieux: "deux compagnies rivalisent entre elles de lenteur et de malpropreté", la traversée dure 12 à 14 heures "si le mistral ne retient pas le bateau 5 ou 6 heures en rade de Marseille"(3) . On conçoit que le premier hôtel de luxe niçois, l'hôtel des Anglais (1875) n'ait pu être construit qu'après le chemin de fer.
1.2. Trains, paquebots, palaces : le continuum du luxe
Mais la révolution dans les moyens de transports nous intéresse à d'autres titres que le changement d'échelle qu'elle détermina dans les flux des personnes transportées.
Le gain en temps, en confort, en sécurité (cf. les bandits récurrents à deux siècles d'intervalle), la réduction considérable des ruptures de charge ne sont pas les seuls facteurs en jeu.
L'apparition des premières voitures Pullman (1874) , puis du premier train Pullman (1881) sont l'amorce d'un processus qui se complètera par ailleurs du développement du luxe dans les premières classes des paquebots. A savoir, après les victoires obtenues sur les ruptures de charge proprement dites, une victoire beaucoup plus totale sur ce qu'on pourrait appeler les ruptures de charges symboliques et imaginaires.
Ecoutons un auteur du début du siècle qui le dit de manière moins jargonnante que nous:
Les passagers (..) auront l'impression (..) qu'ils se trouvent dans quelque luxueux hôtel de grande ville moderne. (..) Les passagers (..) accoutumés à la vie mondaine des grandes villes (..) peuvent se croire à tous égards demeurés sur les boulevards de Paris ou dans le voisinage des grands restaurants de Londres ou de New-York.(..) Ce qui est curieux et nouveau à signaler (sur l'Amerika) ce sont ces installations extraordinaires (..) qui pourraient donner l'illusion complète de la vie continuant à terre, dans quelque milieu luxueux d'une grande ville. (1)
Ce n'est pas une illusion, mais une réalité qui s'installe progressivement: les progrès techniques vont permettre une vie de luxe presque sans solution de continuité. La mobilité se développe à la faveur de la rapidité toujours accrue des moyens de transports ? Certes, mais à la faveur du luxe qui s'installe dans les transports, naît cette nouveauté, qu'on pourrait appeler en forçant à peine la note: le voyage arrêté.
Le progrès technique aura permis d'incarner au plus près le vouloir-être-entre-soi des aristocrates d'ancien régime.
Le voyage avait été une plongée, parfois périlleuse, toujours désagréable, dans un chaos d'altérité. Hiatus obligé entre deux espaces ordonnés et semblables où vivent des semblables. On y aura été sensible en lisant les résumés des péripéties d'anciens voyages à Paris ou à Nice:
Le rêve aristocratique est réalisé, d'une mobilité sans voyage - si on décide d'appeler voyage le seul voyage de découverte, celui - Cook, Bougainville, La Pérouse - où on part à la rencontre de l'autre, de l'altérité de l'autre, pourrait-on dire.
Paquebot échoué, a-t-on dit de l'hôtel de luxe ; palace flottant, du paquebot: ces oxymorons journalistiques et réversibles visent juste pour dire la clôture et le non-voyage presque parfaits du
toujours plus rapide nomadisme de luxe.
Mais ce sont des financiers, des hommes d'affaires qui le réalisent: ils le produisent et ils en usent.
L'époque où la technique va faire advenir le vieux rêve aristocratique d'une clôture enfin(presque) parfaite (1) est aussi celle qui, sur un autre plan, achève de le subvertir, de le rendrcaduc. La clotûre est matérialisée: un unique tapis du luxe se déroule depuis la riche demeurejusqu'au(x) palace(s); il traverse désormais sans s'interrompre la limousine avec chauffeur, les wagons Pullman et les premières classes de la Cunard; il se déplace ou s'arrête, au gré de ceux y sont installés. Mais aussi, désormais, pour y accéder il suffit, (presque) d'en acquitter le prix...
1.3 Le continuum du luxe : clôture spatiale, promiscuité sociale
Les moyens de transport modernes auront opéré ce qu'on pourrait appeler une redistribution des promiscuités de classe.
Jusqu'à l'apparition du train, les carrosses de route, dont il a été question plus haut, et autres vélocifères, diligences et carabas (2)véhiculaient ensemble la bourgeoisie et le peuple, comme on disait - cela se voit encore dans Balzac. Les nobles et les rares grands bourgeois assez riches pour entretenir un équipage échappaient seuls aux mélanges malséants qui s'en suivaient, bénéficiant d'une formule privée de mobilité , "entre soi", famille ou proches, dont il n'y aura guère d'équivalent, la vitesse et le confort en plus, qu'après l'apparition de... l'automobile. En attendant, le train allait entraîner la disparition des équipages privés et précipiter l'aristocratie dans
67. Paquebot France, la salle à manger
les transports en commun, où, volens nolens, elle devra cohabiter avec la bourgeoisie riche et aisée, ensemble séparées du petit peuple des seconde et troisième classes.
Aussi, peut-on à bon droit considérer les arbitrages symboliques et les ajustements imaginaires entre anciens et nouveaux privilégiés comme les éléments d'un compromis historique dans l'ordre du savoir-vivre, contraint par la coexistence dans un commun espace du luxe - continuum spatio-temporel seulement scandé de la discontinuité physique de ses lieux.
2. L'invention de l'imaginaire du palace
2.1 La fin des cours européennes et l'avènement d'un prince nomade
En regard de déterminismes aussi lourds, et que nous n'avons fait ici qu'effleurer, d'autres facteurs de l'invention imaginaire du palace qui vont maintenant être évoqués pourraient paraître anecdotiques. Mais cela équivaudrait à nouveau à se désintéresser des spécificités de ce lieu.
Continuons donc, en reprenant le parallèle entre l'ancienne société de cour et la nouvelle société des privilégiés des années 1870 et 1880.
Comme on sait, la cour de France, et ce depuis François I°, avait servi de modèle, ou du moins de référence, aux autres cours européennes, quels qu'aient pu être au demeurant les affrontements politiques et militaires de royaume à royaume. A cet égard, c'est toute l'Europe que l'effrondement de la monarchie sous la Révolution décapite en quelque sorte de son pôle imaginaire. Et ce n'est certainement pas "l'ogre" napoléonien qui le lui restituera. Mais pas non plus la dite Restauration: le roi, obèse et bonhomme, qu'elle met sur le trône, n'a rien d'un Louis XIV, et, surtout, le voudrait-il, qu'il n'en aurait pas les moyens: Révolution et Empire ont brisé le ressort économique de la société de cour - ni la distribution des charges et prébendes, ni les revenus de la rente foncière ne seront plus pour l'aristocratie ce qu'elles furent. Et ainsi, aucune "cour", ni en France, ni ailleurs, ne devait-elle jamais plus occuper la position centrale qui avait été celle de la cour française de l'Ancien Régime, elle-même centrée autour de son roi. De ce point de vue, la Révolution aura été, si l'on peut dire, une supernova de l'imaginaire européen, l'explosion d'un idéal d'ordre cosmique qui laissera l'Europe du XIX° siècle dépourvue de centre, d'un centre. Désormais, il y aura des centres, rivaux, instables, changeants: des archipels d'ordre concurrents et éphémères que menace le chaos, tels surtout qu'aucun ne sera le centre, imaginairement immuable.
La cour de Napoléon III aura été la dernière tentative d'un lieu de pouvoir pour récupérer à son profit cette imaginaire centralité. Tentative assez réussie. (1) Napoléon III ne souffrait pas des mêmes handicaps que son oncle pour y parvenir. Surtout, le mariage de raison entre une partie importante de la vieille aristocratie et la bourgeoisie financière et d'affaires était largement consommé, et la cour de Napoléon III ne fit que lui donner forme.
Aussi, après 1870, le vide imaginaire sera-t-il à son comble.
C'est cette place vacante que va venir occuper le Prince de Galles, le futur Edouard VII, condamné à une durable oisiveté par la longévité du règne de sa mère.
Pour remplir ce rôle, il a d'abord pour lui d'être le dernier (futur) souverain "sérieux" d'Europe: le futur souverain de ce qui est encore la première puissance mondiale.
Et, tout autant, de n'être qu'un futur souverain: les nationalismes se sont exacerbés dans des formes et à un point tels qu'aucune cour directement liée à un des lieux de pouvoir de l'Europe n'aurait pu prétendre jouer le rôle de centre.
Enfin, et cette dernière condition fut décisive, son oisiveté et son goût du nomadisme vont être les moyens de la solution d'un problème autrement sans issue.
Un monarque sans Versailles.
Un monarque: c'est assez pour faire un centre. C'est assez pour faire une cour, même si le roi n'a d'autres privilèges à accorder que sa présence qui restitue la centralité imaginaire, l'ordre, le vrai, pas celui qu'assure quelque basse police, mais celui, policé, qui rayonne et diffuse depuis une autorité sacrée.
Un monarque sans Versailles, un monarque nomade: et ce sera la vraie Restauration, la seule adaptée aux bouleversements de tous ordres des temps nouveaux, la seule greffe possible d'Ancien Régime dans le contexte radicalement modifié du capitalisme où le jeu de la concurrence déstabilise régulièrement l'ordre des fortunes . Le Versailles du Prince de Galles, ce seront les hôtels et les trains de luxe de toute l'Europe: soit, d'une certaine façon qu'on a dite plus haut , un espace unique, celui du luxe, que sa présence itinérante consacre et où elle introduit l'ordre de ses traces.
Ce ne sont pas des mots en l'air:
Quand Nagelmackers et Mann tentent de bousculer les obstacles qu'ils rencontrent dans leur volonté de développer en Europe une adaptation des trains Pullman américains, comment s'y prennent-ils ?
(en 1873) Mann réussit à mettre une de ses voitures à la disposition du prince de Galles (..) pour une visite à Berlin; elle alla jusqu'à la frontière russe pour le voyage du Prince à Saint-Pétersbourg. Il en résulta une large publicité qui permit de faire démarrer la desserte Paris-Vienne. Ce fut un grand succès, le service étant rentable et la fréquentation considérable, et de nouvelles dessertes furent demandées au départ de Vienne dans d'autres directions. (1)
2.2. Ritz et le prince de Galles, une royauté bicéphale
On retrouve le futur Edouard VII aux côtés de Ritz dans l'invention du palace, dans la transformation de l'hôtel de luxe en palace. Cette fois, il s'agit de plus que d'une occasionnelle opération de promotion: le palace est co-inventé par Ritz et le Prince de Galles.
Déjà, sous le Second Empire, étant exclu que le Prince utilisât la salle de bains commune à l'étage du Grand Hôtel,la "salle de bains" de fortune qu'on installait dans sa suite (avec l'eau chaude apportée du dehors !) signalait l'urgence d'une mise à la page des hôtels de luxe continentaux vis-à-vis des exigences de confort de la meilleure clientèle anglaise, puis américaine. Ritz sut en prendre acte, on peut le lire dans d'autres chapitres.
Mais, c'est sur un autre plan que la collaboration de Ritz et du Prince fut décisive.
La littérature relative aux palaces cite souvent le mot du Prince: "Là où va Ritz, je vais."
Il faut comprendre et comment l'hôtelier suisse sut s'attacher aussi durablement un client qui constituait un argument publicitaire exceptionnel et les effets qui s'en suivirent.
La formule du palace avec laquelle Ritz séduisit le futur roi d'Angleterre liait ensemble les éléments suivants: somptuosité du décor (le palace comme palais), modernité made in U.S.A. des équipements, qualité superlative de la restauration (Escoffier), qualité du service (calquée, on l'a vu, sur l'étiquette de cour), fêtes grandioses (autre réminiscence de la société de cour) où Ritz excella, seul de la profession à engager des dépenses énormes à cette fin, disprortionnées au profit immédiat qu'il pouvait escompter (1) .
Il conquit en effet de la sorte la clientèle la plus fortunée d'Europe, aristocratique et bourgeoise, avec en son centre, le Prince de Galles. Ritz avait réinventé les palais; ils n'eussent été qu'une superbe coquille vide sans la "cour" qui vint les habiter.
C'est que Ritz avait bien compris qu'il vendait du symbolique et de l'imaginaire. Pas quelqu'abstraite fonction de repos, de séjour, de loisir ou de villégiature. Déjà avant lui, l'hôtellerie de luxe pourvoyait à cela amplement, et au-delà, car on y voyait s'y dessiner des pratiques et des attentes qu'il sut discerner et systématiser: c'est de société de cour que rêvait l'Europe fortunée, c'est une société de cour qu'il allait lui vendre.
Il eut pour cela la chance de pouvoir disposer d'un roi, mais l'intelligence de comprendre que c'était de lui, Ritz, détenteur du capital et maître effectif des lieux, que devait venir la réponse aux attentes de la clientèle aristocratique derrière laquelle s'engouffrerait la clientèle bourgeoise. Louis XIV, on le sait, avait rassemblé en sa personne les fonctions de roi et de maître de cérémonies. La présence d'aucun roi dans aucun hôtel de luxe n'avait pu et n'aurait pu transformer celui-ci en lieu d'une Restauration de la société de cour: la fonction de maître de cérémonies était à l'abandon, inoccupable par une tête couronnée (elle n'est pas chez elle), inoccupée par les seuls qui puissent la prendre, les hôteliers. Ritz, lui, saura s'en saisir, faisant de ses palaces un Versailles multiple; et du Prince de Galles et de lui-même, leur Louis XIV bicéphale, roi et maître de cérémonies.
Là se parachève la formule de son succès, la formule complète du palace. Ce n'est pas une écume anecdotique de l'histoire, un détail "superstructurel" insignifiant, c'est un élément majeur d'une stratégie commerciale. Il permet à Ritz d'étendre son entreprise en étant assuré de ne courir aucun risque d'échec. C'est ainsi qu'il a inventé Rome, où sa clientèle n'allait pas auparavant, mais où elle suivra, comme partout, son maître de cérémonies.
Envisagé sur un autre plan, c'est l'émergence d'un lieu nouveau: pas seulement d'un espace, mais d'un lieu c'est-à-dire de la conjonction singulière d'un espace et d'un lien social. Un lieu qui condense "le meilleur" de l'ancienne société (des cérémonials imités de la société de cour) et " le meilleur" de la nouvelle (les innovations technologiques et le confort qu'elles apportent); un lieu qui rassemble derrière la matérialité de sa clôture "les meilleurs" des deux sociétés; un lieu où, de ce fait, s'arbitre un jeu complexe entre, d'une part, les pratiques tendant à l'harmonisation, à la synthèse hiérarchisée des conduites et des valeurs d'hôtes qui ont tous en commun d'être les riches et, d'autre part, les actes anomiques, antagoniques d'hôtes - ce sont les mêmes - que séparent tout à la fois l'origine et l'ancienneté de leurs fortunes et, plus encore, la place qu'ils occupent dans l'imaginaire social.
3. Un drame bourgeois: avoir (de l'argent) / être (quelqu'un)
Au XIX° siècle, l'aristocratie n'eut pas à en rabattre sur sa prééminence symbolique. Elle composa, mais n'en rabattit pas. Comment ne pas composer quand le roi lui-même, Louis-Philippe, ne dépasse en richesse les Rothschild de Paris (1) que pour s'être fait spéculateur, et quand les nouveaux maîtres vont bientôt s'appeller Rothschild encore, Péreire ou Boucicaut? Mais pourquoi en rabattre, alors que les Jourdain et les Turcaret triomphants ne savent toujours pas se tenir et sont toujours aussi avides d'apprendre à le faire ? Lisons le portrait de Jacob Rothschild par Lewinsohn (2) : (Il) est à peine âgé de vingt ans quand il fait son entrée à Paris sous le nom de "James" Rotschild.(..) Le titre de baron et de consul général d'Autriche, qu'il porte déjà à l'âge de trente ans n'est pas pour lui une bagatelle comme pour le Rothschild de Londres; il tient à se mêler à l'aristocratie française et à s'approprier ses sottises. Comment doivent être ses armes? Que mettra-t-il sur son blason ? C'est pour lui un grave problème. Et il est affreusement malheureux parce que le duc d'Orléans ne l'invite pas à ses fêtes. Comme il convient à un snob archi-millionnaire, il aime les arts et s'entoure des célébrités de son époque. Cela ne le gêne pas que Henri Heine et les autres se moquent publiquement de son ignorance et de son peu de compréhension, dès qu'ils ont refermé sur eux les portes du palais de Rothschild; le principal pour lui c'est qu'il fréquente ses salons en même temps que les princes et les comtes.
68. César Ritz
Sans doute, toute la bourgeoisie financière ou industrielle, de haut ou de moindre vol, ne fut-elle pas snob. Mais, même quand la bourgeoisie ne cherche pas à s'intégrer à la noblesse, à s'y identifier, c'est d'elle qu'elle reçoit une partie importante de son code de conduite. Comme l'a écrit lapidairement Taine (1) :"La monarchie a produit la cour, qui a produit la société polie."
L'inventaire de ces emprunts n'est pas prêt d'être achevé, ni des infléchissements qu'ils reçurent, ni des combinaisons originales plus ou moins stables avec des pratiques bourgeoises ou populaires, ni des victoires de ces dernières sur telles traditions aristocratiques.
Ici, il importe de tenter prendre la mesure du poids respectif des valeurs d'origine aristocratique et de celles d'origine bourgeoise, de leur équilibre complexe et instable dans la constitution du palace comme lieu d'un lien social spécifique.
On peut commencer à le faire en étant plus attentif aux implications de la formule "le client est roi" - qui dit bien plus que l'obligation commerciale d'un service irréprochable.
Qui dit 89, voire 93. Qui dit le capitalisme. - Remarque-t-on que "roi" est ici un adjectif, de surcroît en position d'attribut de quel substantif ? -"client" qui réfère à la seule substance, au seul être reconnu dans cet énoncé, et, au-delà, dans le discours qui le sous-tend et qu'il condense ? Client est l'individu ou le groupe en tant qu'il entre dans l'échange symbolique au seul titre qu'il est détenteur d'argent et prêt à le dépenser. L'essence de l'individu ou du groupe comme client, c'est d'avoir de l'argent et d'en engager la dépense. Voici un individu dont l'essence est un avoir et une disposition à le dépenser, en particulier à l'échanger. Contre quoi ? Certes, contre les moyens de sa subsistance et de sa reproduction; et aussi, comme chacun sait, dans le contexte du capitalisme, contre ce qui lui permettra d'augmenter son avoir - capital et profit. Est-ce tout ? On va voir que non, que l'hôtel de luxe atteste que non; mais notons auparavant que nous sommes au plus loin de l'ancien régime et de sa société de cour. Qu'on imagine: Louis XIV comme simple attribut de...l'argent !
Attribut de l'argent. Nous venons de passer sans le signaler d'une formule à une autre: de "le client est roi" à "l'argent est roi". Ce glissement ou cette réduction sont, en toute rigueur, excessifs. Mais d'un excès qui est quelque sorte objectivement inscrit dans la logique même du procès: le client se définissant seulement de son avoir et de la dépense qu'il en fait, l'identité de l'individu en tant que client tend à se rabattre sur son argent. Il est ce qu'il a. Ou encore: il n'est rien hormis l'argent qu'il détient, il est son argent. Mais, la formule est incomplète: s'il thésaurise son argent, il n'est pas client - plus exactement donc, il est, comme client, seulement dans la mesure où il accomplit le geste de la dépense de son argent. Le client est un individu qui reçoit son identité d'un acte unique: la dépense de son argent.
Or, si on laisse de côté le pôle de la production, qui ne nous intéresse pas ici, cet acte par lequel un individu ou un groupe se définissent comme clients est la seule dimension de l'échange symbolique qui entre en jeu quand celui-ci prend la forme du capitalisme.
Cela peut placer l'individu (ou le groupe) dans une position très ambigüe et très instable quant à son identité. Pour peu que l'essentiel de son activité consiste à accumuler de l'argent, (1) il n'aura alors guère que son argent à faire valoir, pour se faire valoir, quand il va s'agir pour lui d'entrer dans l'échange symbolique ( envisagé comme espace de distribution de statuts et de rôles, non comme procès de production et de circulation des biens et de l'argent).
Le risque encouru par - appelons-le par son nom - le bourgeois quand il fait son entrée dans un espace symbolique où se décline l'identité de chacun , espace immédiatement doublé d'une scène imaginaire où se joue la rivalité du prestige, voire de la prestance, le risque encouru par le bourgeois est alors patent.
Son identité ne peut lui être confortable qu'à se satisfaire, d'une manière ou d'une autre, de l'argent accumulé dont il la reçoit.
D'une manière ou d'une autre:
3.1. Deux dramatis personnae : l'avare, l'aventurier
Ce peut être la figure de l'avare. Mais, on ne peut pas dire qu'alors il se satisfait de son identité: bien plutôt qu'il s'en désintéresse, sa fascination, sa capture, pourrait-on dire, par l'argent étant telle qu'elle le rend indifférent au mépris où elle le fait choir aux yeux d'autrui. Tout comme on voit les philatélistes ou d'autres collectionneurs totalement insoucieux du ridicule où les met une passion qu'ils placent au-dessus de tout, au-dessus, notamment de leur reconnaissance par autrui. (1) L'avarice est de "tous" les temps et de "toutes" les formations sociales: du sauvage maussien qui manque au rendez-vous du potlach à Howard Hughes, en passant par Harpagon et ses antécédents romains, il est clair qu'elle actualise un des bords d'impossible des sociétés humaines - celui où un des membres du groupe trouve sa jouissance de l'objet qu'il soustrait, en tant qu'il le soustrait, à l'obligation de l'échange. Les sociétés sauvages, comme la société de cour, étaient, sur ce chapitre, très sévères: le sauvage qui se refuse au potlach stigmatisé comme "tête de bouse de vache aplatie" n'est pas sans faire écho à la pédagogie du duc de Richelieu jetant par la fenêtre la bourse donnée à son fils pour qu'il "apprenne à dépenser l'argent en grand seigneur" (2) et que celui ramène pleine. Tandis que le capitalisme est, plus qu'aucune formation sociale, tolérant à cette transgression, sans qu'il y ait là le moindre mystère: de l'accumulation, comme procès, à la thésaurisation, comme passion, les points de passage, dans les deux sens, ne manquent pas.
L'avarice, quelle qu'en soit la banalisation bourgeoise, n'est, comme on vient de le rappeler, qu'un cas limite. Le capitalisme aura été, est, propice à une autre sorte d'indifférence, bien plus que l'avarice consubstantielle à son procès, à l'endroit du masque qu'une activité fait porter à son acteur sur la scène sociale. Comme pour l'avarice, le rapport à autrui est court-circuité par le rapport à l'argent: mais, cette fois, il n'y a pas énigmatique capture par l'argent lui-même, il y a toutes les satisfactions que peut susciter un jeu complexe avec l'argent. Univers dont l'évocation, même aussi schématique et sommaire que le reste de ce qui se fait ici, entraînerait trop loin. Il suffira de dire cet univers borné par des passions aussi contrastées que celles qu'est susceptible de procurer l'épargne ( pas très loin de la capture érotique par l'argent où est retenu l'avare) et, à l'opposé, par celles qui, relevant des jeux du vertige dont Caillois faisait une de ses grandes catégories, s'associent au pari risqué, à la mise aventureuse. Les intéressants portraits de grands capitalistes dressés par Lewinsohn (3) nous convainquent de la superbe indifférence, sauf pour quelques uns, de ces individus d'exception à l'endroit des valeurs de la tribu, voués qu'ils sont à la jouissance d'une aventure hors du commun.
"Aventure hors du commun" dit bien qu'ici c'est l'aventure qui est première, et comment la reconnaissance sociale n'intervient en quelque sorte que comme un dividende perçu au terme d'une opération où on avait investi à de toutes autres fins que de le toucher. Le jeu avec l'argent qui est aussi, évidemment et contrairement à l'avarice, un jeu agonistique avec les autres, quand il est couronné de succès, confère ipso facto une place, et prééminente, dans le lien social, une identité, d'exception.
3.2. Un fait de structure: le snobisme bourgeois
Une certaine paresse mentale, des idées toutes faites sur les survivances idéologiques et les idéologies dominantes nous font souvent trouver "normaux" le snobisme d'une partie de la bourgeoisie et ses nombreux emprunts à des modèles aristocratiques. Au point où nous sommes, ce fait apparaît plutôt requérir une explication. Qu'est-ce qui rend possibles les Jacob "James"
Rothschild et les Mrs Rogers ?
Leur pathétique sensibilité aux idéaux de la tribu aristocratique n'explique rien: c'est cette fragilité, cette soumission qui sont à expliquer, qui ne vont pas de soi.
Car, enfin, au "vous n'êtes que riches" qui leur vient de la vieille noblesse européenne, pourquoi prêtent-ils l'oreille jusqu'au tourment ? Quand la rispote serait toute prête, dont se sont satisfaits nombre de "parvenus": "Vous n'êtes, vous aristocrates, que des héritiers; vous vous soutenez du nom d'aïeux illustres, par vous-mêmes, vous n'êtes rien." ? Comment comprendre que celui qui tient son identité et sa prééminence de l'argent qu'il a su gagner, de son savoir-gagner-de-l'argent, s'égare - partie perdue d'avance - au point d'entrer en rivalité avec l'aristocrate sur le terrain de celui-ci : l'étiquette, le rang et, au fond, la mythologie du sang ?
Il nous semble que le snobisme bourgeois est une défense, une parade, à ce que nous avons qualifié plus haut de risque encouru par le bourgeois quand il a à faire figure sur la scène sociale de l'identité et du prestige.
Redisons lourdement que le risque n'est pas d'être méprisé par l'aristocrate. Ce risque est couru, inévitable, mais, on vient de le rappeler, bénin ou inexistant dans ses effets, pour peu que le bourgeois campe tranquillement sur les valeurs de sa classe, sur son compte en banque comme preuve d'un savoir-faire qu'il pourra bien opposer à l'incompétence aristocratique. La question posée demeure celle de la perméabilité de l'idéologie bourgeoise à des valeurs aristocratiques qui lui sont tellement antagoniques.
Pour se faire valoir, donc, le bourgeois a tout son argent et n'a que son argent. C'est dans l'hésitation entre ces deux formules que le bourgeois trouve, si on nous passe ce chiqué dans l'expression, le chiasme ontologique où les destins se divisent:
Il a tout son argent pour se faire valoir: et c'est plus qu'il n'en faut pour valoir plus que quiconque qui en a moins, aristocrate compris; pour ignorer superbement les jugements de valeur de ceux qui ne se sont pas faits eux-mêmes.
Il n'a que son argent pour se faire valoir: et ce n'est rien, car autant qu'il en ait, ce n'est toujours que de l'argent, pas lui. Le bourgeois snob, hystérique du champ social, veut qu'on l'aime pour lui-même, ce pour quoi, le paradoxe est de structure, il se fera le singe d'autrui.
Où nous nous heurtons à une butée qu'il faudra contourner. Ce serait l'objet d'une étude spéciale, et pas des plus aisées, que de tenter de comprendre pourquoi les uns peuvent s'installer tranquillement dans une identité bourgeoise, sans autre concession aux valeurs aristocratiques que l'adoption de quelques règles de politesse, pourquoi les autres poussent la déférence à ces valeurs jusqu'à l'affolement.(1)
On peut seulement ici hasarder l'hypothèse que le bourgeois conquérant, le véritable self-made-man, trouve à la fois dans son activité la plaisir passionnel que nous évoquions plus haut et dans son ascencion le prix symbolique suffisant pour le prémunir du mépris aristocratique. (2) Tandis que le bourgeois qui est déjà un héritier se trouve par le fait même bien davantage confronté à la question de sa valeur propre. Son argent n'est plus assez sien, ne remplit plus aussi bien la fonction d'être le symbole de soi, de vertus propres. Le bourgeois en tant qu'héritier se trouve alors placé dans une problématique dynastique. Mais à lui, tout recours à une mythologie du sang, sous la forme que les aristocraties européennes lui ont donnée, est barré. Il ne peut pas exciper de la valeur de ses ancêtres comme garant suffisant de la sienne, bien au contraire. Héritier sans qualité, voire héritier disqualifié par un héritage qui ne coule pas dans les veines mais seulement échoit, la charge de la preuve de sa propre valeur lui incombe à nouveau.
Le bourgeois comme Sisyphe de l'identité et du prestige trouve à s'alléger de son fardeau en bricolant divers analogons de la solution dynastique aristocratique.
69. Coupure de presse identifiant les hôtes permanents du Plaza Hotel, New York
Apparemment la plus naïve, de fait la plus rusée (1), est la mimésis, déjà évoquée, la solution de Jacob "James" Rothschild et Mrs Rogers (2). Elle semble très naïve puisqu'elle commence par reconnaître sans réserve les règles d'un jeu où le bourgeois est perdant, d'entrée. Si la partie ne comportait qu'un coup, on pourrait après Molière, Heine ou Morand dauber sur le ridicule masochiste de ces bourgeois qui placent leur mise symbolique sur une roulette truquée contre eux. Mais la partie est longue, elle n'est pas à l'échelle d'une vie, elle se joue sur plusieurs générations. Mrs Rogers ne parviendra peut-être jamais à perdre son accent américain; sa fille oui, et elle ne dira plus comme sa mère des sottises sur la littérature et sur l'art, elle aura fréquenté les meilleures universités et elle finira par épouser le descendant désargenté d'une vieille famill européenne... La bourgeoisie est bourdieuiste: elle sait que la distinction s'apprend et se transmet. Elle sait que ce qui est vrai du capital , l'est aussi du capital symbolique: il y a un temps premier de leur accumulation. C'est à l'accumulation de ce dernier qu' une Mrs Rogers travaille, après ses parents ou son mari qui ont travaillé à l'accumulation du capital tout court. Ce à quoi, à plus ou moins long terme, elle gagne.
Snobisme bourgeois: moment (une génération ou davantage) de travail pour la conquête d'une identité de type dynastique. Car, la bourgeoisie conquérante est aussi anthropologue: peu importe ici que ses membres soient à l'occasion peu ou prou la dupe de la mythologie du sang, il faut voir que l'entrisme bourgeois, ses effets, constituent un analyseur des mythologies dynastiques auxquelles il semble à première vue absurdement sacrifier. Nous voulons dire que le mythe du sang bleu se trouve rabattu, retourné sur la réalité de pratiques symboliques maîtrisables: en vrac, la distinction, la dépense, les alliances matrimoniales et jusqu'à, partiellement au moins, l'ancienneté du nom.
L'ancienneté du nom est évidemment l'obstacle le plus grand, mais il n'est nullement insurmontable. La mise en échec de l'adversaire-partenaire aristocrate consiste à le contraindre à une "mésalliance". Edouard VIII et Mrs Simpson auront beaucoup fait pour la cause de la bourgeoisie... Et quand, vingt ans plus tard, un petit princehéritier d'une des plus vieilles familles d'Europe épouse une jeune, belle, riche et célèbre actrice américaine, qui parle encore de mésalliance ? Reste que ce trait: l'ancienneté du nom, constitue le noyau dur de l'identité aristocratique, doublé chez les plus réactionnaires du refus des mésalliances, lequel implique à son tour l'investigation généalogique, sa publicité et sa transmission familiale. - On en trouvera confirmation dans "The international nomads"(3) , où nous apprenons qu'à pouvoir choisir entre deux titres, marquis ou duc, c'est le moins élevé des deux qui sera porté s'il est le plus ancien. Le snobisme conquérant de la bourgeoisie aura contraint l'aristocratie à un snobisme défensif, qui était un ridicule dans le contexte de l'Ancien Régime (1). Attitudes relevant d'une micro-sociologie, voire survivance folklorique qui attend son Van Gennep, car l'affaire doit être entendue: Jacob Rothschild et Mrs Rogers ont gagné. Pat. - italien: patta: quitte; latin: pactum: accord. (2)
Reste que nous serons passé un peu vite sur le moment - temps logique - où le bourgeois ne se satisfait pas de l'argent qu'il a pour symboliser la valeur de son être.
La conjecture avancée d'un investissement du bourgeois-héritier, du bourgeois de la seconde génération, dans des placements visant à lui conférer , et, plus encore à ses descendants, une identité dynastique, cette conjecture serait à soumettre à des vérifications empiriques. (3)
Une telle hypothèse dût-elle être totalement controuvée, cela ne retirerait rien au fait de structure qui met le bourgeois dans une position a priori potentiellement délicate vis-à-vis de son identité.
Un fait de structure, non des faits historiques, aussi admis soient-ils. Comme la malédiction de l'église médiévale à l'endroit du bourgeois, dont on sait quel appui un Weber y a trouvé pour nouer ensemble le capitalisme naissant et l'éthique protestante qui, y réagissant, donne au bourgeois un statut dont il peut être fier. Le moyen-âge n'est pas toujours si proche, et l'idée d'un mauvais sort poursuivant le bourgeois à travers les siècles pour s'abattre sur lui à l'époque de son triomphe, quand il a eu de temps de se cuirasser, par exemple, de respectabilité chrétienne (et plus seulement protestante), voltairienne ou saint-simonienne, cette idée nous est incompréhensible.
Fait de structure: nous désignons par là la trop grande proximité du bourgeois à ce qui le signifie comme valeur, à ce qui lui confère son identité première: son argent.
Quelle que soit sa générosité ou sa volonté de magnificence, le bourgeois est structurellement condamné à être l'envers de l'indien Kwakiutl. Ce dernier conquiert son identité dans le geste de la destruction de son avoir. Identité qui se gagne par une perte: cela que je détruis, à quoi je tenais, ne me tenait pas. Je ne suis pas cette chose, je n'ai pas besoin de cette chose pour être. Je n'ai besoin de cette chose que pour la détruire, et par sa destruction, me poser comme ek-sistant, comme sujet, transcendant à toutes les choses. Les plus précieuses, je les détruis, affirmant par là mon existence distincte des choses, posant mon existence, ma dignité d'humain, de sujet, comme incommensurable à l'ordre des choses.
Cette prosopopée philosophante du potlach - elle n'est pas équivalente aux leçons de Mauss, mais n'y contredit pas - ne saurait être mise dans la bouche du bourgeois.
On peut bien dire "un noble désargenté", ce cousin, sous l'Ancien Régime du moins, des Kwakiutl et autres Tlingit; mais un bourgeois désargenté ? Contradiction in adjecto. Un bourgeois ruiné, fini - rien.
Le duc de Richelieu jette son argent par la fenêtre pour garder son rang; à l'occasion, après un krach boursier par exemple, un bourgeois sejette par la fenêtre, pour se rejoindre dans l'argent qu'il n'a pas pu empêcher d'y choir.
Le contraste est trop fort pour qu'on ne nous en donne pas acte. Il signale le point de structure qui peut mettre l'identité du bourgeois en péril. Qui donc peut précipiter le bourgeois dans une stratégie dynastique, calquée sur et liée à celle de l'aristocratie, avide qu'il peut être d'échapper à une personnalisation aussi impersonnelle, dépersonnalisante même, que celle que confère un avoir. Une identité qui court le risque - nous avons dit plus haut quelques uns des moyens dont le bourgeois dispose pour y faire parade - d'être rabattue sur les choses qui la fondent et la manifestent, c'est-à-dire d'être abolie, est une identité fragile: aucun étai symbolique ou imaginaire ne sera de trop pour la soutenir.
4. Le somptuaire et le voluptueux
Le thème de la dépense dite somptuaire qui a effleuré à plusieurs reprises dans ce chapitre devient maintenant si insistant qu'il n'est plus possible de se contenter de l'évoquer uniquement à travers des allusions, même appuyées.
Un minimum de clarté est requis sur cette question traditionnellement embrouillée, si on veut mieux saisir de quoi est faite la vie de luxe en tant qu'elle trouve dans le palace son lieu d'élection.
Une longue citation d'Elias nous servira d'introduction. (1)
La pression sociale poussant à l'affirmation de son rang et de son prestige par des dépenses somptuaires, symboles du statut social, n'a pas disparu de nos jours. (..) Ainsi, on observe aussi, dans les couches supérieures des sociétés industrielles, une certaine pression sociale qui les pousse à se mettre en avant par des dépenses de représentation, à se livrer des combats acharnés pour des chances de statut ou de prestige, combat qui prennent souvent la forme de rivalités coûteuses et d'exhibitions de symboles relativement onéreux du statut et du prestige. On note cependant une différence essentielle: les dépenses de prestige et l'obligation de la représentation dans les couches supérieures des sociétés industrielles ont un caractère nettement plus privé que dans les sociétés aristocratiques de cour. Elles ne sont pas directement liées à la lutte pour les positions les plus puissantes dans les sociétés industrielles. Elles ne s'intègrent pas dans le mécanisme du pouvoir et ne servent plus guère d'instruments de domination. En conséquence, la pression sociale qui pousse à la dépense de prestige est relativement moins forte. Elle n'a pas un caractère inéluctable comme dans la société de cour.
Les mots soulignés le sont par nous et visent à attirer l'attention sur trois caractéristiques de ce texte:
- l'identification de certaines dépenses à des symboles ( de statut et de prestige ),
- la caractérisation de ces dépenses comme coûteuses,
- un certain flou dans la détermination de la "pression sociale qui pousse (les couches supérieures des sociétés industrielles)" à effectuer ce type de dépenses.
Les deux premiers traits appartiennent à une définition canonique de la dépense somptuaire qui sera complète si on y ajoute un troisième, impliqué dans le troisième point: ce type de dépenses fait l'objet d'une contrainte, "pression", sociale. (1)
4.1. Aristocratie et bourgeoisie devant la dépense dite somptuaire
En ce qui concerne le flou où Elias laisse la pression ou contrainte à la dépense somptuaire dans les sociétés industrielles, nous estimons l'avoir précédemment déjà quelque peu dissipé. Ce que nous en avons dit ne dément pas ce qu'il écrit, mais, croyons-nous, laisse entendre que si des rôles aussi contrastés que celui d'une Mrs Rogers et d'un Hughes peuvent être effectivement tenus ce n'est pas à verser trop vite aux compte d'idiosyncrasies individuelles qui ne seraient pas justiciables d'une approche sociologique. "Les dépenses de prestiges ont (..) (désormais) un caractère nettement plus privé que dans les sociétés aristocratiques de cour": cet énigmatique "plus privé" n'a des chances de se clarifier qu'en admettant qu'il s'agit, ici et là, de faits également sociaux, mais obéissant à des règles distinctes.
Dans le cas de la société de cour, la dépense somptuaire est régie par un code unique, émanant d'une autorité unique, le roi, qui astreint chacun à un niveau de dépense conforme à son rang. Ni au-dessus: confer les déboires de Fouquet; confer la pénalisation du port de vêtements d'un luxe financièrement accessible à beaucoup, et, de ce fait, tel qu'il n'était plus possible à des personnes de condition plus élevée de surenchérir dans le symbole. Ni au-dessous: et il s'ensuit le mécanisme si bien décrit par Elias de la ruine des aristocrates. Tandis que la caractéristique, négative, des sociétés industrielles est la disparition d'un tel code. Dire alors que la dépense somptuaire devient une affaire plus privée est dès lors tautologique pour: il n'y a plus désormais d'autorité unique pour fixer dans un code unique les dépenses auquel chacun est tenu selon son rang. Notion qui, donc, change de signification: à strictement parler, il n'y a plus de rang.
Qu'après cela, les attitudes des riches des sociétés industrielles devant la dépense divergent, selon les limites d'un spectre qui va de l'avarice extrême à la prodigalité ruineuse en passant par toutes sortes d'intermédiaires, est une conséquence sociale dont nous avons commencé de disputer le terrain à une trop hâtive psychologisation. Le conjoncture laissée par la disparition du code de dépense propre à la société de cour est celle d'une crise, celle des déséquilibres et de l'instabilité qui suivent de ne plus pouvoir apparier par le relai de la dépense-symbole une identité ( c'est, en dernière instance, ce qui signifie "rang" ) et un degré supposé de fortune, requis par le rang et manifesté par la dépense.
Sur ces questions, ce qui frappe le plus les esprits dans l'examen de la société de cour, c'est le mécanisme déjà repéré par Montesquieu et repris par Elias, d'ascencion et de chute sociale que permet un tel code. Ce qui doit plutôt nous arrêter, nous qui ne nous intéressons à la société de cour que pour autant qu'elle permet de comprendre, par comparaison, quelque chose au luxe moderne, c'est ce qui s'y réalisait comme solution au problème anthropologique des rapports de l'être et de l'avoir. Ou, si l'on préfère, nous devons chercher à savoir selon quelles modalités spécifiques cette société résolvait la contradiction inhérente à toute société de classes entre l'obligation de l'échange (1)et l'accaparement de la fortune par une minorité.
Le problème ainsi posé, on voit tout de suite que l'obligation de la dépense constitue un correctif partiel, mais tout à fait réel, au privilège de la fortune. (2)
Mais ce qui doit nous retenir davantage est ailleurs. Le point, dans un tel système, c'est que ce n'est pas la fortune qui fonde le rang, pas l'argent qui garantit l'identité. Mais que le rang est supposé conforme à une valeur personnelle, garantie par un ordre social, lui-même scellé dans un ordre cosmique. La dépense dite somptuaire intervient alors, outre avec la fonction susdite de redistribution partielle de la richesse, dans une fonction de dénégation du fondement économique réel de la domination du noble: ce n'est pas parce que j'ai des biens que je domine, mais c'est ma valeur propre, lisible par le rang que j'occupe dans un ordre sacré(1), qui me vaut l'octroi de ces biens. La dépense somptuaire, j'y suis contraint ("noblesse oblige") pour que ce renversement idéologique trouve sa preuve: à la mesure de mon rang, de ma valeur, j'y attesterai, comme le Kwakiutl ,(2) l'irréductibilité de mon identité à cet argent que je consume, j'attesterai que ma valeur n'est pas la valeur des biens que je détruis, et par là j'aurai fondé sur ma valeur propre le droit à détenir, sans travailler, plus d'argent que des êtres de moindre valeur.
Si tels sont bien la nature et l'enjeu de la dépense somptuaire de l'ancienne aristocratie, cela en fait une notion inutilisable pour penser quoi que ce soit des sociétés industrielles. Ou on ne peut en user qu'en se situant à un niveau d'abstraction tel que le potlach, la dépense aristocratique et le luxe bourgeois voient leur spécificités noyées dans une universelle dépense symbolique de prestige. Ce niveau le plus abstrait a sa consistance: c'est celui de la subjectivation par la perte de l'objet, et, plus haut, nous-même avons fait usage de cette notion. Mais, entrer, même schématiquement, dans des particularités historiques appelle d'aller à des différenciations plus précises. Voyons en quelques unes.
4. 2. Une notion incohérente : le coût de la dépense somptuaire bourgeoise
La dépense aristocratique est réglée, fixée entre un mimimum et un maximum. La dépense bourgeoise est déréglée: dans cette perte des limites ( ce qu'Elias appelle "le caractère plus privé de l'obligation"), c'est la notion de dépense somptuaire bourgeoise qui perd les siennes. Où en trouvera-t-on de nouvelles ?
Si c'est dans le caractère "coûteux", "onéreux" de la dépense, des pièges assez grossiers nous guettent. Coûteux par rapport à quoi ? La notion de dépense somptuaire ou de luxe risque bien, symétrique inverse de celle de "besoins primaires", d'être, autant que cette dernière, indécidable dans cette voie. Combien de fois le "coûteux" ne sera-t-il pas apprécié tel en fonction des normes de consommation d'un groupe social aux revenus moindres que ceux du groupe où la dépense est effectuée ? Un petit cadre accoutumé de descendre dans des hôtels deux étoiles dira-t-il somptuaire la dépense d'un riche homme d'affaires qui, à titre privé, descend uniquement dans des palaces ? Elle ne l'est pas plus que la sienne aux yeux du clochard qui descend dans le métro.
Pour sauver cette référence au coût, retiendra-t-on comme concept du luxe et du somptuaire les seules dépenses qui grèvent considérablement un budget ou un patrimoine ? Même s'il y aurait là un écho d'un des effets fréquents de la dépense somptuaire des sociétés de cour, ce serait un étrange emploi que de réserver ces mots à des cas marginaux - le légendaire fils de famille qui dilapide la fortune paternelle - tels que la "pression sociale" va bien plutôt à censurer une telle conduite qui vaut à son auteur une... perte de prestige.
Cette notion de coût semble bien totalement inutisable. (1)
Sauf à la ramener à ceci (mais ce n'est pas ce que veulent dire la plupart de ceux qui en usent): le luxe est onéreux aux yeux de ceux qui ne peuvent pas se l'offrir...
4.3. Une définition restreinte de la dépense somptuaire bourgeoise
L'impasse sera peut-être moins totale si on se tourne du côté de la dépense envisagée comme symbole d'un statut, comme moyen d'une recherche de prestige.
En effet, mais cela n'ira pas sans difficultés.
Tout d'abord, symbole d'un statut, cela ne peut plus se dire avec la rigueur conceptuelle dont ces mots sont porteurs quand on en use pour la société de cour, où le "rang" est une notion précise. Si, comme nous l'avons écrit plus haut, le bourgeois ruiné n'est plus un bourgeois, n'est plus rien, il ne sera pas moins bourgeois d'être avare. Il importe donc de savoir de quoi on parle en employant le mot statut dans le contexte des sociétés industrielles.(2) Nous l'avons esquissé précédemment et nous nous bornerons à reprendre les conclusions en tenant compte de ce que nous avons vu depuis.
Sur cette base provisoire, il nous semble possible d'utiliser le mot somptuaire dans le contexte des sociétés industrielles si on le réserve aux dépenses effectuées par une bourgeoisie désireuse d'acquérir une identité irréductible à l'argent qu'elle détient. Comme elle croit trouver un modèle d'une telle identité dans l'identité aristocratique, seront appelées somptuaires les dépenses occasionnées par la mimésis où elle s'engage.
Une définition ainsi restreinte permet de couper court aux difficultés précédentes et à quelques autres.
Toute référence à l'impensable caractère coûteux de la dépense est aboli. Mrs Rogers dînant au Claridge, offrant un cotillon et faisant des dons à des oeuvres charitables n'entame pas son immense fortune, et, d'ailleurs, peu importe. La dépense sera dite somptuaire pour cela seulement que ce qui la motive est une quête de statut - nous préférons dire, plus précisément: d'identité indivuelle et dynastique "calquée" sur celle de la vieille aristocratie.
La règle qui régit une telle dépense existe: il faut au moins se conformer aux normes de consommation du groupe modèle - l'aristocratie et la bourgeoisie qui s'y est déjà assimilée. Peut-être même faut-il payer son entrée d'un excès, d'une série d'excès dans la dépense par rapport à cette norme. Cette hypothèse est suggérée par les récits qu'on trouve, ici et là, de tentatives faites par des bourgeois pour accèder à une identité de type aristocratique. (1)De Monsieur Jourdain à Mrs Rogers, la tactique, contrainte, semble bien être la même: devoir en rajouter dans la dépense symbolique pour pallier le défaut d'être initial, pour payer le supplément d'être espéré. Mais cela demanderait confimation .
Si cette hypothèse pouvait se vérifier, cela situerait la dépense somptuaire bourgeoise ainsi comprise dans un rapport singulier vis-à-vis du potlach: à la fois au plus près et au plus loin. Au plus près dans le geste d'une perte obligatoirement plus élevée que celle consentie par l'autre (ce qui n'était pas le cas de la dépense de l'aristocrate de l'Ancien Régime, toujours hiérarchisée, contenue entre deux seuils codés). Au plus loin: le sauvage détruit tout son trésor, le bourgeois touche à peine au sien, ne courant même pas le risque d'être comme l'aristocrate ruiné en devant faire face à une dépense trop élevée pour sa fortune. (1) S'il se ruine, c'est un gribouille: pour accéder à une identité de type aristocratique, il faut évidemment qu'il commence par ne pas détruire le capital dont les miettes lui permettront d'acquitter les droits du passage au capital symbolique qu'il convoite.
4.4. Dépense somptuaire ou dépense identitaire ?
On aura remarqué que nous venons de limiter la notion de dépense somptuaire bourgeoise aux seuls cas de figure où il s'agit d'acquérir une identité de type aristocratique. Que nous puissions en écarter l'usage pour qualifier des dépenses effectuées une fois cette identité acquise ne va pas de soi. Mais il ne faut pas se hâter trop vite non plus de juger que cet usage irait de soi !
Si on veut étendre l'usage de la notion à des dépenses où il s'agirait de conserver une telle identité, ainsi qu'il semble qu'il y ait quelque logique à le faire, nous sommes menacés de retrouver une difficulté qui présente quelqu'analogie avec celle rencontrée quand nous avons voulu vérifier si la notion de coût faisait bien partie de la notion de dépense somptuaire.
Laissons de côté les problèmes que peuvent poser des mots comme "normes de consommation de groupe", dont nous venons nous-même de faire usage: admettons qu'on puisse les entendre dans le même esprit durkheimien qui nous a guidé initialement dans le repérage des normes constitutives du palace. Il s'ensuivrait logiquement, tautologiquement, que toutes (2) les dépenses des membres d'un groupes sont symboliques d'un statut et qu'il faudrait les dire toutes somptuaires, à moins, de façon arbitraire, de réduire l'usage du mot aux seules dépenses des plus riches.
Il y a quelque chose de très contraignant dans cette logique.
On en jugera mieux si on l'illustre.
Pourquoi, en effet, si ce n'est pour la faible raison que ce n'est pas conforme à la langue, ne pas qualifier de somptuaire le maigre débours d'une vieille dame qui fait son marché en calculant ce qui lui reste de sa pension ? Dans les capitales des pays développés, on peut se nourrir, d'aucuns se nourrissent, des détritus abondamment rejetés dans les poubelles... La vieille dame pourrait de la sorte satisfaire sans frais son besoin primaire de nourriture. Elle pourrait même le satisfaire somptueusement, si, se postant au bon moment, au bon endroit, par exemple près d'un restaurant de luxe, elle allait quotidiennement se régaler de restes de homards et autres actuels ortolans , comme nous l'avons vu faire à un clochard... Au lieu de cela, elle ira dépenser somptuairement
6 francs, non, tant pis, elles ne sont pas belles, mais je prends les moins chères, 3 francs 50, dans un kilo de pommes de terre...
Il n'y a aucune raison sérieuse de ne pas prendre un exemple comme celui-ci au sérieux.
Il y est très clair que la dépense effectuée au marché répond à une contrainte sociale, qu'elle obéit à une norme fondatrice d'une identité, d'une norme qui, transgressée, aurait pour sanction l'exclusion du groupe où cette identité est reconnue et partagée. On peut, on doit donc, dans ce cas, tout à fait parler de dépense somptuaire, de dépense de prestige, même si cela contrevient aux usages linguistiques: la langue réserve ces mots à des dépenses qui sont le fait des plus riches d'une société, ce n'est pas une raison suffisante pour ne pas voir qu'à quelque niveau qu'on se situe dans une hiérarchie des revenus et dans une hiérarchie identitaire (1), les mécanismes sont les mêmes.
On ne pourra pas objecter que la dame, qui ne s'est pas entichée de Durkheim et de Mauss, ne sait rien de tout cela, et que si elle fait ses courses au marché, c'est pour de tout autres raisons, par exemple, "simplement", parce qu'elle en à l'habitude.
Elle le sait très bien. Il n'y a pas besoin de faire rôder ici un monstre théorique du genre inconscient collectif (2)pour être certain qu'elle le sait. Si elle daigne alors répondre, c'est ce qu'elle dira si quelqu'un lui fait l'injure de lui suggérer de fouiller les poubelles. "Pour qui me prenez-vous ? Je ne suis pas tombée si bas ! Je ne suis pas un clochard ! Je suis pauvre, mais j'ai ma dignité !"(1)
Cet exemple a pour premier mérite de permettre d'opérer une coupure définitive entre somptuaire et somptueux.
Le luxe - hôtels de luxe, bijoux de luxe, vêtements de luxe, voitures de luxe, etc. - est nécessairement somptueux. Contrairement à ce qu'écrivait F. Passy, sous le prétexte -exact- qu'"il n'y a pas un objet qui n'ait commencé par être une rareté, et par conséquent, un luxe ", le luxe n'est pas du tout "une chose impossible à définir". (2) Pour une époque donnée, il est fait du meilleur, des "musts" comme on dit dans le franglais contemporain, de tout - autre jargon- le "haut de gamme" des objets et services offerts à la consommation, de toutes les pratiques qui s'y rattachent. Le luxe est un superlatif, où le superlatif de la dépense paye le superlatif de la qualité de la chose achetée.
Le somptuaire est un comparatif. Qualifiant une dépense symbolique d'un statut identitaire hiérarchisé, il est relatif à la place du statut qu'il signifie dans la hiérarchie des statuts, et ce, sans préjudice de la place, haute ou basse, du statut symbolisé.
Cela a quelques conséquences.
4.5. La dépense supposée ostentatoire du plus riche
Pour le point où nous sommes, la dépense liée à la consommation de luxe n'est donc ni plus ni moins somptuaire que toute dépense symbolique d'un statut identitaire, quelqu'il soit. Pour les mêmes raisons, rien n'autorise à regarder a priori les dépenses luxueuses comme, plus que d'autres, "ostentatoires".
La tradition socio-anthropologique véhicule depuis longtemps cette confusion, cohérente avec celle où somptueux et somptuaire sont mêlés. Elle reproduit en cela une erreur de perspective commune, elle est cette erreur de perspective.
Le jeune sociologue, en jeans et col roulé, féru de Veblen, Baudrillard(1) et Bourdieu, (2) qui, au volant de sa R5 d'occasion, croisera un Monsieur bien mis roulant dans le dernier modèle de B.M.W., pourra peut-être penser qu'il vient de rencontrer quelque vivant emblème de la distinction, quelque somptuaire et ostentatoire signe ou symbole du prestige. Il ne lui viendrait pourtant pas à l'idée de croire que lui-même roule en R5 pour en imposer au travailleur émigré sur sa mobylette, ni qu'il porte des chaussures pour ne pas passer pour un va-nu-pieds...
D'une phrase: l'erreur de perspective, qui fait considérer comme ostentatoire une pratique (dépense ou autre) qui peut ne pas l'être, est celle commise par le membre d'un groupe occupant un rang inférieur dans une hiérarchie du prestige quand il évalue le sens d'une pratique d'un membre appartenant à un groupe occupant un rang supérieur dans la même hiérarchie.(3)
L'achat du kilo de pommes de terre, de la R5, de la BMW sont tous "somptuaires" au sens de symboles identitaires, et ce, de manière telle qu'aucun acteur n'a attendu que des sociologues entreprennent de les classer en système pour se répérer sur ces symboles dans sa perception d'autrui et les conduites qu'il y articule.
Aucun ne peut être dit a priori ostentatoire. Il faut même aller plus loin et dire que la plupart, et de beaucoup, ne le sont pas, pas plus qu'ils ne sont somptuaires, au sens cette fois traditionnel de rivalité pour le prestige.
La plupart des conduites (dont les dépenses) sont simplement conformes aux normes d'un groupe. Ipso facto, tautologiquement, elles sont symboliques de l'appartenance à ce groupe pour les membres du groupe. Ainsi que pour les membres des autres groupes, mais dans une autre mesure: la compréhension du code qui régit un groupe pouvant se trouver "brouillée" par l'autre code depuis laquelle elle est effectuée. Si elles signalent immanquablement l'identité, ce signalement, qui donc appartient au sens de la conduite, ne peut pas, sans un énorme paralogisme (l'effet de perspective susdit), être tenu pour le sens de la conduite.
Le sociologue tient à son identité d'intellectuel. Lisant Bourdieu dans le métro, il sait qu'elle est signalée à ses voisins. Mais on ne lui fera pas l'injure de croire que sa lecture est commandée par le désir de se distinguer, d'en mettre plein la vue à son voisin qui, lui, lit le Parisien Libéré...
Un émir du Golfe a réservé pendant plusieurs mois un étage entier du Concorde-Lafayette sans l'occuper, nous a-t-on raconté. Dépense somptuaire ( au sens traditionnel: engagée pour rivaliser dans le prestige )? Conduite ostentatoire ? Rien n'est moins sûr. Peut-être pas davantage qu'un minuscule gaspillage -indice objectif du statut et du niveau de revenus- comparable à celui du sociologue qui laisse dormir sur un compte courant quelques milliers de francs au lieu de les placer sur un livret de la Caisse d'Epargne et à celui de la vieille dame qui ne finit pas son assiette de pommes de terre et jette les restes à la poubelle...
Les dépenses normales sont des symboles de la place occupée par un individu dans une hiérarchie identitaire. Certes, l'individu y tient, mais tout le temps que cette identité lui est acquise et qu'il ne risque pas de la perdre, qu'il lui suffit d'en répéter les manifestations pour maintenir son identité, dans, si l'on peut dire, une sorte d'auto-création continuée, alors, il est absurde de prétendre expliquer ses activités diverses par le fait que toutes font signal de son identité, de prétendre qu'il ne s'y livre que pour la préserver. Les symboles identitaires acquis ne sont investis en tant que symboles que pour autant qu'ils sont menacés d'une perte. Dès que l'individu peut se reposer sur une certitude à ce sujet, la dimension identitaire objective d'un acte, ou d'un objet, devient subjectivement indifférente, voire s'estompe tout à fait. Il devrait être assez manifeste que les dépenses normales d'un groupe ne sont pas effectuées pour mettre en avant son identité (ostentatoire), pour faire signe (de distinction), mais bien pour ce que Marx appelait la valeur d'usage (1)quelqu'elle puisse être, de ce qu'elles permettent d'acquérir.
4.6. Pour conclure
Tentons encore d'être un peu plus précis, car, l'argumentation précédente, trop illustrée et zigzagante, pourrait bien ne pas laisser saisir le contour du concept.
Nous ne proposons pas de distinguer parmi les objets et les pratiques (dont les dépenses) certains qui seraient symboliques d'un statut, signes de distinction et d'autres qui ne le seraient pas. C'est entendu: tous et toutes le sont.
Mais, nous disons qu'il y a paralogisme à passer de ce fait indubitable et heuristiquement fécond (1) à la réduction de l'objet ou de la pratique à leur valeur de signe ou de symbole.
Il y a réduction, c'est ce que cherchaient à illustrer nos exemples, quand on débouche sur une problématique où il n'y a pas de concept pour penser le fossé pourtant béant qui sépare des pratiques à valeur identitaire (c'est-à-dire toutes les pratiques) et celles spécifiées par leur visée d'accroissement de cette valeur.
De ces deux catégories, la seconde n'est pas une modalité de la première, telle que l'on pourrait dire que, puisque c'est maintenant l'accroissement de valeur identitaire qui est visé, c'était déjà avant, c'est toujours d'abord, la valeur identitaire qui est visée, statiquement en quelque sorte, pour maintenir la différence avec le rang inférieur. Ce serait le moyen de produire une curieuse théorie du social qui ferait du snobisme généralisé l'unique ressort du symbolique, un "pansnobisme". Pas si curieuse que cela d'ailleurs, car, à la différence près du vocabulaire généreusement fourni par la linguistique, cela a un air de famille marqué avec la platitude produite autrefois par Tarde d'une explication du social par l'imitation...
Proposer, comme nous le faisons, de distinguer la valeur identitaire de quelque pratique que ce soit et les pratiques qui se définissent (au moins partiellement) par la visée d'une telle valeur ne va pas sans quelques problèmes, mais solubles. Faire de la "visée" un critère de partage décisif n'équivaut pas à faire de l'individu et de sa conscience ( ou de ses représentations, comme on voudra ) la mesure des faits sociaux. La dite visée peut fort bien n'être pas consciente, le sujet s'illusionner sur le sens de ce qu'il vit et ce qu'il veut. Il faut donc entendre "visée" en en décrochant, si l'on peut dire, les connotations phénoménologiques. Ou plutôt: distinguer les cas où la visée est consciente, intentionnelle et ceux où, voilée d'illusions diverses, elle s'atteste des traces qu'elle laisse. S'agissant au demeurant plus de deux pôles entre lesquels elle peut se situer que d'une opposition franche.
Au total, on renoncera à parler de visée inconsciente, pour ne parler que de procès (et peu importe qu'ils soient conscients ou non), chaque fois qu'on sera en présence de pratiques qui ont pour effet observable, objectivable, une promotion dans une hiérarchie identitaire, si rien n'autorise à dire qu'ils suivent d'une visée de promotion de cet ordre. Cela laisse la porte ouverte à comprendre que le jeune homme qui passe des heures devant un Cézanne est, dans cette contemplation ou ce travail, peut-être occupé d'autre chose que de la barette de caporal-chef du symbolique qu'à terme il en retirera certainement.
Sans s'embarrasser plus longtemps de mots comme conscient et inconscient, repaires de la confusion et du quiproquo, on différenciera du procès la visée, sujective en effet, mais d'un sujet dont on aura à connaître que par les traces tout à fait matérielles qu'il laisse dans sa parole et dans ses actes. Traces plus ou moins nettes, qu'il est plus ou moins en mesure d'assumer, de reprendre dans des énoncés en première personne: à quoi se résoud pour nous l'opposition conscient/inconscient quand elle signifie quelque chose.
La déferlement de la linguistique sur les sciences sociales n'a pas eu que des effets positifs: à partir de ce truisme que, pour un être de langage, tout est signifiant, on a souvent glissé à croire que tout, choses et gens, n'est que signes, symboles et signifiants. Le sociologue ne mange-t-il jamais une orange sans penser que le temps du marché noir est passé, que les gens du quart-monde sont bien à plaindre de n'en pas pouvoir manger autant que lui et que les riches ont bien de la chance de pouvoir s'offrir des desserts moins communs ? Est-ce cela qu'il consomme ? Ces signes ? Parmi lesquels, dès lors, il se fait lui-même signe.
Tant pis pour lui, il ne saura jamais combien une orange ( cet objet est, comme tout autre, un signe de distinction, assez médiocre. Mais, le mot désigne aussi un fruit ), il ne saura jamais combien une orange peut être juteuse...
La vulgate sociologique viserait-elle à consoler ses adeptes de ne jamais pouvoir goûter aux fruits du luxe en cherchant à leur faire accroire que ce ne sont pas de vrais fruits, qu'il n'y a pas de vrais fruits, seulement des simulacres, qu'il y a seulement, encore et toujours, des signes? Et s'il n'y a que des signes -de distinction- n'est-il pas beaucoup plus distingué d'être un maître de ce savoir, plutôt que la dupe de signes du luxe où les riches ignorants s'entêtent à trouver des occasions de plaisir, de très juteuses oranges ?
Ces développements peuvent maintenant trouver leur conclusion.
Comme il n'y a pas de vraisemblance que "somptuaire", eu égard à son usage dans la langue, puisse jamais venir à désigner l'achat d'un kilo de pommes de terre par une pauvre retraitée, il est préférable de s'arrêter à la terminologie suivante:
- une dépense est un indice objectif des normes du groupe d'appartenance de celui qui s'y livre, de la place occupée par un individu dans une hiérarchie identitaire.
- seule sera dite somptuaire et ostentatoire, la dépense dont on pourra établir qu'elle vise à acquérir un nouveau statut identitaire (soit à renforcer l'identité dans un groupe d'appartenance, soit, plus radicalement, à passer dans un groupe plus élevé dans une hiérarchie du prestige).
- enfin, même dans ce dernier cas, on se gardera de croire que la dépense puisse être intégralement comprise sur le versant de la promotion dans une hiérarchie identitaire; dans le cas du luxe en particulier, on se gardera d'omettre la dimension de plaisir(1) irréductible à l'ordre du signe, qui s'attache aux biens contre lesquels la dépense s'échange. Autrement dit, on ne croira pas à une idéologie du snobisme généralisé, et, quand le snobisme sera avéré, on ne croira pas trop vite l'avoir rencontré à l'état pur.
Notes
(1) Dans cette école des bonnes manières qu'est le palace (l'autre volet de son rôle "civilisateur"), les instituteurs ne sont pas seulement les aristocrates, mais le personnel que Ritz a dressé à être bien plus "stylé" que nombre de ses clients. Intéressante dialectique sociale où un homme du peuple (il commence sa carrière tout en bas de l'échelle) systématise les observations qu'il a l'intelligence de faire du comportement des aristocrates, en tire toute la substance d'une pratique professionnelle nouvelle qu'il transmet à d'autres hommes du peuple, lesquels vont se trouver ensuite en position de contribuer à l'éducation de bourgeois...
(2) Op.cit.
(3) Les extravagants - Scènes de la vie de bohème cosmopolite, Paris, Gallimard, 1986.-Ch.V "Un souper au Claridge" , p.78.
(1) Baigneuses et buveurs d'eau, 2° éd., Paris, Librairie nouvelle, p.95.
(1) Op. cit., p.24
(2) Journal d'un voyage à Paris en 1657-1658 , publié par A.P.Faugère, Paris, Benjamin Duprat, 1862
(1) Henry Havard, L'art et le confort dans la vie moderne, vol. I "Le bon vieux temps", ch. XVII "On court la poste", Paris, Flammarion, 1904.
(2) Op.cit., p.44,45.
(3) op. cit., p.34,35
(1) Daniel Bellet, Dans le royaume des machines, Paris, Hachette, 1912, p.33-36. - Il existe une littérature abondante, surtout descriptive, sur le luxe dans les transports.
(1) Quand nous parlons de clôture sociale comme d'un trait caractéristique de l'aristocratie de l'âge classique, nous faisons seulement référence au contenu de la citation d'Elias, "leur société est toujours la même"(..), "l'attachement inébranlable à leur société -leur vraie patrie", ni plus ni moins. Clôture n'est pas à prendre au sens d'imperméabilité à l'ascencion sociale: réglée, et ce de manière plus stricte en France qu'en Angleterre, celle-ci fut un donnée importante de la vie sociale sous l'Ancien Régime. Les aristocraties européennes ne furent jamais des castes . Cela, qui est connu de tous, n'est rappelé ici que pour ne pas durcir le trait de l'opposition entre la mobilité sociale sous l'Ancien Régime et celle, soumise à un mouvement d'accélération croissant, de l'ère industrielle . De Sombart à Elias, c'est un lieu commun de signaler l'importance de l'anoblissement des riches dès la Rennaissance. Et, d'autre part, du "Bourgeois gentilhomme" à "Turcaret", on voit déjà bien le passage d'une situation où la noblesse contrôle bien ou croit encore bien contrôler la situation - Jourdain la fait rire d'un rire qui n'est pas encore jaune, à l'angoisse qui perce, à confronter sur une même scène des aristocrates par trop inconsistants avec l'inquiétant Turcaret et son trop solide valet.
(2) Cf Henry Havard, op.cit., p. 217-241.
(1) Littérature abondante sur le sujet. Cf en particulier: Louis Sonolet, La vie parisienne sous le Second Empire, Paris, Payot, 1923.
(1) George Behrend, Histoire des trains de luxe - De l'Orient-Express au T.E.E., Fribourg, Office du livre, 1977, I, 1, "Les origines", p. 18.
(1) Cf César Ritz, op.cit.
(1) Respectivement, première et deuxième fortune de France, 400 et 100 millions - Richard Lewinsohn, A la conquête de la richesse, Paris, Payot, 1928.
(2) Op.cit., p.63,64.
(1) Les origines de la société française, l'Ancien Régime
(1) Telle sera notre définition, élastique, mais suffisante ici, pour" bourgeois" et "bourgeoisie".
(1) On sait que le goût des collections privées de tous ordres se développe à partir de la Renaissance. L'étude de ce goût constituerait de plein droit toute une partie de l'histoire du luxe qui reste largement à écrire.
(2) Cf Elias, op.cit., p.48,49. et Taine, op.cit., T.I, ch.II, 2.
(3) Op.cit.
(1) Opposition d'épure, bien entendu; la réalité étant vraisemblablement plus riche de cas mixtes.
(2) Nonobstant Jourdain et Turcaret. Mais ce sont des bourgeois de l'Ancien Régime, quand l'aristocratie pesait d'un autre poids; de surcroît, ils sont montrés par un courtisan et par un noble.
(1) La plus innocente aussi; nous verrons pourquoi.
(2) C'était déjà celle de Jourdain et de Turcaret.
(3) Op.cit.
(1) Cf in Hamilton, op. cit., de Gramont se moquant comme d'un raseur de qui voudrait l' entretenir de la généalogie des de Gramont: il l'ignore, n'en a cure et ne pense qu'aux jeux - femmes, gloire, argent.
(2) Il est d'autres solutions bourgeoises à la question d'une identité dynastique. Le contexte du présent écrit prohibe de leur accorder plus qu'une mention. Nationalisme, xénophobie, racisme: l'argent qui fait l'être bourgeois est pris pour symbole d'une excellence dans l'être-français, -allemand, etc. Le respect de l'étiquette ne pourvoyant pas ici à la symbolique mise à distance de l'autre, la mythologie du sang n'étant plus un simple référent qui oblige, qu'il faut continuellement attester dans une conduite réglée, mais étant prise à la lettre de son imaginaire, cette lettre tue, elle tue un autre trop semblable dont on ne sait autrement se distinguer.
(3) Elle nous a été suggérée par la place occupée par Jacob James Rothschild dans sa lignée. Il débute dans la vie,avec une fortune déjà faite: par son père, par son frère, son aîné de 2O ans. - Evidemment, cela ne prouve rien, pas plus que les autres exemples mis en avant. Le raisonnement valide serait ici l'induction, quantifiée.
(1) Op. cit., p. 54-55.- Parmi d'autres définitions possibles de la dépense somptuaire, qu'on aurait pu notamment aller demander à Veblen, celle d'Elias a eu notre préférence pour deux raisons. D'une part, en tant que notion générale, c'est-à-dire pourvue d'une extension supposée la rendre adéquate à des sociétés reconnues par ailleurs comme diverses, elle est, (contrairement à celle d'un Bataille, atypique) une bonne synthèse d'un usage désormais traditionnel, courant ( l'intérêt du travail d'Elias n'est pas là, mais dans ce qu'il avance de précis et de spécifique de la dépense somptuaire dans les sociétés de cour). D'autre part, et cela la rend particulièrement adaptée à notre propos, cette notion générale est présentée par Elias dans le contexte d'une comparaison entre sociétés de cour et sociétés industrielles.
(1) Ce qui va suivre n'est pas une critique du texte d'Elias. Elias écrit de la société de cour, pas des sociétés industrielles, et la référence rapide qu'il fait à ces dernières a seulement valeur pédagogique dans l'économie de son ouvrage: il ne veut que permettre au lecteur de mieux discerner a contrario la contrainte à la dépense somptuaire qui régnait dans la société de cour. Il ne s'attache donc pas à décrire plus avant des mécanismes propres aux sociétés industrielles qui sont étrangers à son objet.
(1) Que l'obligation de l'échange soit l'impératif fondateur de toute société humaine possible sera ici tenu pour acquis. Un lecteur éventuellement sceptique sera renvoyé sans ambages aux conséquences logiques de sa croyance, à savoir d'être prêt à tenir pour société humaine une horde muette. Et convié tout de même plus pédagogiquement à observer que parler d'interdit fondateur n'est pas la niaiserie idéaliste de dire qu'aucune société réelle s'y soumette, même les moins barbares, avertis seulement que nous sommes de l'existence de l'interdit par ses nombreuses transgressions.
(2) La Fontaine le savait, qui écrivait, ( Fables, VIII, 19, in Dict. Robert en 7 vol., art. "Luxe"), préfigurant les positions des apologistes du luxe, Sombart ou nos modernes libéraux:
La République a bien affaire
De gens qui ne dépensent rien !
Je ne sais d'homme nécessaire
Que celui dont le luxe épand beaucoup de bien.
Nous en usons, Dieu sait ! notre plaisir occupe
L'artisan, le vendeur, celui qui fait la jupe,
Et celle qui la porte."
(1) Ordre sacré: nous suivons ici Weber et Elias, plutôt que Dumont.
(2) Le noble et le sauvage du potlach ne sont cousins que par ce trait: le moment où l'identité de dégage de l'objectivité de la chose possédée dans un acte de "destruction" de celle-ci. Guillemets, car la dépense aristocratique diffère souvent beaucoup de la destruction du potlach. Et tout le reste diffère.
(1) On remarquera que les définitions du luxe et de la dépense somptuaire par la notion de "superflu", que l'on rencontre à la fois dans l'usage commun du mot luxe et dans des approches savantes, tombent sous le coup d'une critique symétrique.)
(2) N.B.: nous ne sommes pas à la recherche d'une définition de dictionnaire, telle qu'on pourrait tenter de l'élaborer en construisant une synthèse du legs de la tradition sociologique, par exemple. Nous cherchons une réponse à une question ad hoc: en quel sens faut-il comprendre que le luxe et la dépense somptuaires sont symboliques d'un statut ?
(1) Cette périphrase approximative pour condenser briévement ce qui en a déjà été dit.
(1) Et c'est là le fait dominant, qui ne surprendra pas: dans une société vouée à l'accumulation, ce qui offre quelqu'analogie avec le potlach se situe à la marge, ou, pour mieux dire, se trouve localisé dans quelques procès singuliers, où, de surcroît, il y a toujours lieu d'examiner s'il n'y a pas récupération par une main de ce que l'autre "détruit". Ainsi qu'on en trouve une illustration littérale et comique dans le geste du cardinal Chiggi qui fit jeter dans le Tibre la vaisselle d'or du festin qu'il avait donné et la fit repêcher le lendemain... (rapporté par Maurice Rheims, La vie étrange des objets, Paris, Plon, 1959.).
(2) Toutes, car ne sont à exclure que, d'une part, l' investissement capitaliste lequel, même si un risque de perte s'y mêle, est tout autre chose qu'une dépense, étant déterminé par l'attente d'un profit et, d'autre part, les dépenses qui correspondraient à des "besoins primaires" - notion, comme chacun sait aujourd'hui, dont la seule pertinence possible est d'ordre biologique, désignant un seuil en-deça duquel la survie d'un individu, d'une espèce est menacée.
(1) C'est ce que veut dire prestige: le rang occupé dans une hiérarchie identitaire.
(2) Ni même la notion durkheimienne de "conscience collective", laquelle, en tant que concept, n'a rien de monstrueux, mais est épinglée d'un mot fâcheux, "conscience": on ne va pas supposer que les vieilles dames pauvres font leur marché en ayant présent à la conscience qu'acheter un kilo de patates préserve leur identité, ni seulement qu'elles aient jamais besoin d'y penser.
(1) Nous sommes, dans ces pages, depuis assez longtemps dans le sillage de l'école de Bourdieu pour qu'on puisse s'étonner que nous n'ayons pas plus vite, moins laborieusement, abattu la carte de la distinction. C'est que si la dette que le présent texte paye à Bourdieu est patente, elle n'est pas totale: ce que nous avons à écrire du luxe ne s'inscrit qu'en partie dans sa problématique. Aussi, nous a-t-il semblé préférable de procéder à un enchaînement d'idées qui obéirait à sa logique propre, et, dans l'ensemble, de laisser le soin au lecteur, s'il en a le goût, de juger des allégeances, manifestes, et des réticences, certaines, bref, des...distinctions.
(2) In Romeuf, Dict. de Sc. économ., cité in Robert en 7 vol., art. Luxe.
(1) Le "premier" Baudrillard, celui du "Système des objets" et du "Miroir de la production".
(2) Ces pages ne sont un débat avec Veblen, Baudrillard ou Bourdieu, mais avec une vulgate qui a été pour partie informée par les thèses de ces auteurs et qui les a pour partie déformées. Il serait ici déplacé de s'interroger pour savoir si les problématiques savantes sont en quelque manière responsables des erreurs contenues dans la vulgate. En revanche, la discussion de la vulgate elle-même s'impose, car ses catégories font obstacle à une compréhension minimale du luxe.
(3) Ce débat croise décidément beaucoup de poncifs de la sociologie... -Faut-il de parler d'une ou de plusieurs hiérarchies de prestige ? Problème qui semble avoir été embrouillé à plaisir depuis que Pareto le posa à propos de la ou des élites. Nous tenons, après l'auteur du "Traité de sociologie générale", que c'est le pluriel qui convient.
(1) Mais cette notion, fourre-tout confus ("besoins primaires", "faintaisies") est inutilisable telle quelle. Elle est seulement le négatif, sans cohérence intrinséque, de la valeur d'échange. Nous ne l'avons évoquée que pour ce qui, du côté de l'objet, y miroite confusément d'autre que le signe ou symbole (d'identité, de distinction, de prestige, etc.) qui toujours, en effet, marque l'objet mais avec lequel on a eu tort de le confondre.
(1) Nul besoin de souligner l'apport de connaissances qui s'effectua dans le passage des théories des besoins primaires et des besoins sociaux à celles qui surent faire de la valeur symbolique des objets un concept opératoire.
(1) On pourra s'étonner qu'écrivant cela, nous n'ayons pas cherché à explorer cette dimension. Réponse candide: c'eût été un meilleur parti que celui que nous avons pris, mais tellement plus difficile...
Chapitre 6
Billancourt-palace
Les incidents qui arrivaient à l'hôtel ( au George V, à la fin des années 70) n'avaient pas de commune mesure avec ceux qui se produisaient au Carlton (à Cannes, trente ans plus tôt). La clientèle était là pour affaires. Elle restait deux ou trois jours. Jamais plus. Rien de très original. Il y a trente ans l'originalité était aux mains d'une minorité qui faisait des choses extraordinaires et, maintenant, semble-t-il, on la retrouvait entre les mains d'une majorité qui faisait des tours insignifiants.(...) Ils ( les émirs arabes, derniers en date des "parvenus" à apporter dans le palace la fantaisie d'une conduite hors-norme.) manient le téléphone entre New-York et Genève pour augmenter leur pétrole mieux qu'un financier américain. Et aussi pesants et ennuyeux.
André Sonier, Mes palaces
Plus d'une page a été tournée dans l'histoire de l'hôtellerie de luxe depuis le temps de la constitution du palace. Le palace, à lui tout seul, n'était pas hier, est encore moins aujourd'hui, l'hôtellerie de luxe toute entière, comme nous l'avons vu dans la première partie. S'agissant d'évoquer les formes de sociabilité liées à l'hôtellerie de luxe, et faute de pouvoir procéder à une vaste synthèse qui aurait dû porter sur près de deux siècles et sur les cinq continents, le palace s'imposait cependant à l'attention plus que tout autre forme de l'hôtellerie de luxe.
Pour le plus vaste public, celui qui ne fréquente pas les hôtels de luxe et qui n'est pas non plus concerné par une interrogation sur leur histoire, le palace est sans doute d'abord partie intégrante d'un mythe : celui d'une existence qui serait toute entière du côté de la jouissance.
Comme tel, il n'est rien de ce que cette étude nous aura livré par ailleurs. Comme tel, ce n'est pas un équipement dont les formes et les fonctions ont varié et continuent de varier depuis près de deux siècles; il ne relève pas d'une histoire pluridisciplinaire de l'habitat collectif temporaire ou saisonnier; il est le fragment d'un rêve, rêve d'une vie toute de plaisirs. Comme tel, il aura eu son âge d'or, ou ses âges d'or. Qui coïncident à peu près avec le temps des trains de luxe et des paquebots.
Pendant toute cette période, il aura été, en jouant sur les mots, un condensateur social : comme Freud écrit du rêve qu'il condense des souhaits variés, des aspirations d'instances distinctes; mais aussi, comme les architectes de la jeune U.R.S.S. l'entendaient: lieu propre à favoriser le développement de nouveaux rapports sociaux.
Lieu privilégié de la transmission des vestiges de la vieille étiquette aristocratique auprès de la grande bourgeoisie d'affaires, avant que de remplir de façon beaucoup plus aléatoire cette même fonction auprès des élites démocratiques du "show-business". Lieu où s'opère le choc en retour de cette intégration, la scène du palace étant toujours davantage occupée par les moeurs, voire les extravagances, des nouveaux riches: lieu d'effritement des vieilles valeurs et de la consécration des nouvelles. (1) Lieu de confrontation, feutrée, et de métissage, profond, des cultures des riches.
Lieu des riches, Eden. Après la crise de 29, les chômeurs londoniens ne vont pas manifester à Buckingham Palace ou devant le 10, Downing street, ils envahissent le hall du Savoy. (2) Pendant la 2° guerre mondiale, le Dorchester, le Ritz et le Savoy "were crowded out with celebrities and statesmen".(1) Aucun chômeur n'a pris, depuis lors, les Bastilles du luxe. Et, pourtant, le temps du palace est pour partie révolu. Entendons par là que le processus que nous avons essayé de décrire jusqu'ici est devenu marginal.
Le point n'est pas tant que la guerre et l'après-guerre auront vu s'écrouler d'anciennes fortunes et s'en édifier de nouvelles. Par exemple, dans l'entre-deux-guerres, la gentry anglaise constituait encore la plus grande partie de la clientèle des palaces de la riviera: elle ne réapparaîtra presque pas après 1945. (2) Mais, chutes et ascensions sociales font, depuis son début, partie intégrante de l'histoire de l'hôtellerie de luxe. Ou plutôt, elles ne sont évidemment que ce qui retentit de l'histoire tout court dans l'histoire des clientèles de l'hôtellerie de luxe. Et, pour résumer autrement une partie du chemin parcouru, on a vu précisément qu'une des fonctions du palace aura été, si l'on peut dire, de "tamponner" les bouleversements rapides des hiérarchies de la fortune suscités par le capitalisme, en homogénéisant, en tendant à homogénéiser des acteurs hétéroclites et changeants dans une dramaturgie commune.
Le développement du commerce international et la naissance, puis le développement, des vols longs-courriers vont entraîner une série de changements (3) au terme desquels on peut bien dire que l'histoire des palaces est désormais close, si par palace on entend pas seulement un type d'équipement hôtelier, mais le lieu d'un lien social spécifique. Certes, une clientèle des riches oisifs fréquente toujours l'hôtellerie de luxe, même si elle s'est renouvelée dans sa composition sociale et nationale. Mais, ainsi qu'il a déjà été dit, elle ne constituerait plus, approximativement qu'un dixième de la clientèle totale de l'hôtellerie de luxe.
Le temps des vols longs-courriers, c'est le temps des voyages d'affaires: voyages de directeurs de sociétés et de directeurs de départements étrangers de sociétés. Salariés, à hauts revenus certes, mais salariés, qui voyagent pour travailler et qui travaillent beaucoup.
Et c'est en partie pour ne l'avoir pas compris, pour n'avoir pas compris les attentes d'une clientèle vraiment nouvelle, qu'il y a quelques années, l'hôtellerie de luxe parisienne est, dans sa presque
totalité, passée sous le contrôle de capitaux étrangers.(1)
C'est à ce nouveau public de l'hôtellerie de luxe, et, à travers lui, aux nouvelles formes de sociabilité qui prévalent dans l'hôtellerie de luxe et en font un lieu nouveau, que nous consacrerons ce chapitre. (2)
7O. Défilé du personnel gréviste devant le Savoy, Londres
1. Les longs-courriers ou la fin du palace
Mais avant que d'évoquer l'hôtellerie de luxe dans le nouveau contexte du nomadisme salarié, il faut dire quelques mots des effets directs des vols longs-courriers sur les formes de sociabilité qu'avaient cristallisées les palaces.
Tout d'abord, non seulement pour cette nouvelle clientèle, mais aussi pour la clientèle traditionnelle - de loisir, ils ont raccourci énormément la durée des séjours.(1)
Un autre effet, moins immédiatement manifeste, mais certain, est qu'ils ont brisé le continuum du luxe dont nous avons considéré plus haut que l'association du palace, du paquebot et du train de luxe avait été l'expression sans précédent. Trains de luxe et paquebots avaient été la première solution historique vraiment heureuse à l'écueil sur lequel, de tous temps, la vie de luxe avait achoppé: la mobilité. Leur disparition, leur remplacement par l'avion recrée une solution de continuité, comme il n'en existait plus depuis le temps des équipages et des diligences.
Quelque soit en effet le confort dont puisse bénéficier le passager voyageant en première classe sur les vols des meilleures compagnies aériennes, le voyage peut constituer une petite épreuve. Dès qu'il dure longtemps, l'immobilisation partielle qu'il entraîne, l'impossibilité de dormir autre part que dans un fauteuil, la perturbation des rythmes du sommeil qui suit des décalages horaires se payent de fatigue.
Fatigue: cela suffit pour qu'on soit très en deça du seuil du luxe. Ce n'est pas seulement dans l'art urbain d'Alberti que la commoditas est un préalable requis à la voluptas. Et la qualité des tapis ou des tissus de fauteuils pèse bien peu en face d'un tel inconvénient.
L'exiguïté des lieux (2) va aussi dans le même sens:
Elle rend les réussites les moins contestables dans l'ordre du décor dérisoires, si on devait les mesurer aux fastes que les volumes du paquebot permirent de déployer.
Elle condamne à une, relative mais réelle, promiscuité: autrui donné en spectacle obligé, et soi en spectacle obligé à autrui, en particulier dans le sommeil au seuil duquel s'arrête toute étiquette; bruits de voix; ronflements; odeurs ! L'atteinte la plus rédhibitoire que le vol long-courrier porte à une sociabilité du luxe est dans la rupture de la sphère intime causée par la contrainte de dormir dans un si proche voisinage d'autrui: première classe ou pas, c'est la chambrée, mixte.
En même temps, elle interdit évidemment les formes de sociabilité qui faisaient du paquebot un palace flottant.
Bref, les premières classes des longs-courriers participent trop, toutes choses égales, du hall de gare, pour participer vraiment du luxe: ici et là, on attend - d'être arrivé, de partir; on ne vit pas, on attend d'un temps rendu trop long par un confort trop restreint et une trop grande proximité d'autrui. Il y a beaucoup de "trop" dans cette dernière phrase; ils ne disent pas l'excès du luxe, mais son contraire, l'excès du populaire.(1)
Mais, bien entendu, les effets majeurs du développement des vols longs-courriers sont, pour ce qui nous concerne, les changements qu'ils ont induits dans la clientèle de l'hôtellerie de luxe.
2. Les salariés nomades...
Avant que de caractériser comment ils vivent l'hôtel de luxe, ce qu'ils vivent dans l'hôtel de luxe, il convient de définir rapidement en quoi il y a lieu de ne pas les confondre avec la clientèle traditionnelle, dont tout, ou presque, les sépare.
2.1. ...pas snobs
Et pour commencer, ils ne sont pas snobs. Nullement concernés par la quête d'une identité de type aristocratique. Ils se satisfont manifestement de celle qu'ils se sont faite en accédant aux postes de responsabilité qu'ils occupent. Les profils de carrière sont ceux d'individus brillants, accumulant précocement des diplômes variés et passant avec aisance d'une activité professionnelle à une autre, d'une autre nature; le rythme de la promotion a été rapide.
Si ce sont des héritiers au sens de Bourdieu, ce ne sont pas des héritiers tout court. L'indice qui permettait d'en juger était dans la réponse à une des questions finales portant sur une éventuelle fréquentation de l'hôtellerie de luxe dans leur enfance: trois réponses positives seulement. Ces trois personnes ont d'ailleurs un rapport à l'hôtellerie de luxe atypique sur plus d'un point. Deux femmes sont beaucoup plus que les autres sensibles aux valeurs d'ambiance: "raffinement" du décor, du service, de la restauration est leur maître-mot. L'homme est franchement snob - c'est le seul: il est le seul à mettre beaucoup l'accent sur le prix qu'il attache à "l'architecture"(..)"qui en impose". Le même est le seul à se montrer embarrassé par la question relative à une éventuelle fréquentation à titre privé de l'hôtellerie de luxe. Là où les autres assortissent leur réponse négative d'un commentaire tranquille sur les coûts prohibitifs (1) lui, prodigue une explication par des "préférences" que tout le reste de l'entretien dément. Ce renard a eu un père qui a beaucoup goûté aux raisins que lui dit maintenant trop verts...
Hormis cette exception cohérente avec la règle, les personnes enquêtées peuvent suffisamment penser devoir leur succès à leurs mérites propres, pour n'être pas profondément méritocrates, à l'abri du tourment identitaire qui a pu jeter ou qui jette encore le bourgeois très fortuné dans le mimétisme aristocratique. Ils ne sont pas des bourgeois très fortunés, mais des salariés, dont les revenus ne sont élevés qu'en regard des normes françaises - pas élevés en face des standards américains. Et, ils peuvent tenir ce salaire pour payant leur compétence et leur travail.
Non seulement ils ne sont pas snobs, mais à de nombreuses reprises (2) apparaissent des réactions de rejet à l'endroit de tel aspect de l'hôtellerie de luxe, symbolique d'un mode de vie auquel on tient à ne pas s'identifier. Un responsable d'entreprise est plus facilement un disciple de Saint-Simon que l'émule d'un aristocrate...: "J'évite ce qui est très ostentatoire, ce qui est très luxueux ( =décorum), là où il y a trop de portiers, ce qui fait très palace" - "Je n'aime pas (il est question de l'hôtellerie U.S.) ce qui est trop grandiose, 'voyez, les vieux trucs, très européens, mais en fait très hollywoodiens, belle époque, c'est trop." - "A Mombasa, c'était un luxe complètement absurde, les Noirs au garde-à-vous, une kyrielle de domestiques à la disposition des gens (..); une époque révolue (..), absolument insupportable. Je préfère un Méridien qui n'a aucun cachet plutôt que ça."-etc.
Il n'y a aucune raison de ne pas prendre ces rejets à la lettre, la mesure de leur authenticité étant donnée par leur cohérence avec l'ensemble du discours tenu.
Le ton adopté au cours de l'entretien, le tour à la fois sérieux et détendu qu'ils savent lui donner, confirment tout à fait cette impression d'une assise assurée dans une identité confortable.(1)
2.2. ...mais le Capital l'est pour eux.
Ils utilisent l'hôtellerie de luxe dans le cadre de leur activité professionnelle (2)
Hôtellerie de luxe: du palace proprement dit à l'hôtel de chaîne qu'un administrateur de palaces parisiens définit ainsi: "Les Hilton, Sheraton, etc, la formule américaine du 4 étoiles. L'hôtel ordinaire, si je puis dire. (..) Il n' y a pas le raffinement, le service personnalisé est beaucoup moins développé; il n' y a pas la même décoration, la même manière d'être." Et, dans les villes moyennes, où il n'y a ni l'un ni l'autre, le meilleur hôtel de l'endroit.
Certains des facteurs qui se combinent pour déterminer le choix de tantôt un palace, tantôt un hôtel de chaîne se repèrent bien dans les entretiens. D'autres, en revanche, échappent à cette enquête sommaire et il n'est absolument pas possible après coup d'en présenter une synthèse ordonnée et hiérarchisée.
On ne peut que commencer à lister, dans un imbroglio définitif:
Le rôle que peuvent jouer des considérations de coût dans la limitation de l'usage des palaces. (3) A titre indicatif, une chambre (single) coûte 8OO à 1OOO F au Hilton de Paris, 14OO au Crillon. Le plus souvent, l'écart des prix n'est pas aussi grand qu'on pourrait croire. Surtout depuis que de nombreux palaces ont révisé leurs prix à la baisse: il s'agit de ne pas tomber en dessous du seuil critique des 6O% de fréquentation requis (en France) par la rentabilité (1). Il faudrait aussi pouvoir tenir compte de variations locales qui peuvent être considérables. Outre les prix notoirement moins élevés pratiqués dans les deux types d'hôtellerie dans les pays en développement et qui s'expliquent par des coûts salariaux bas, (2) il existe des variations importantes à une échelle locale plus réduite: dans le même pays, dans la même ville.
Quoiqu'il en soit de la prise en compte du coût de la nuitée, la fréquentation des palaces est élevée, pour autant qu'on puisse en juger sur la base des noms de palaces cités dans chaque entretien.
Elle est toutefois moins élevée quand le séjour a lieu dans un pays européen que lorsqu'il intervient dans les pays en développement: ce qui milite, partiellement, pour l'argument du coût.
Mais d'autres facteurs entrent en ligne de compte: les hôtels sont plus ou moins bien équipés en services - télex, télécopieurs, salons de réception et salles de conférence. En général, les palaces avaient pris un certain retard sur ce plan. Mais il tend à être comblé, et ce n'est qu'en général.
On ne peut pas non plus négliger les choix personnels. Aucune de ces personnes n'est soumise à un contrôle financier tatillon de ses frais de déplacement, mais gère personnellement une enveloppe globale, elle-même (relativement) élastique (mais qui est forcément variable selon les sociétés). Cela laisse une marge assez large aux goûts personnels, à une hiérarchie personnelle des attentes à l'endroit du type d'hôtellerie choisi. Nous y reviendrons.
Un des critères du choix, qui est autrement laissé implicite, ressort avec netteté quand il est vécu comme contraignant et perturbant par rapport aux dépenses qu'il entraîne pour la société représentée et/ou par rapport aux préférences subjectives de son représentant:
A New-York, il y a un grand snobisme là-dessus. Vous aimeriez descendre dans un hôtel où il y a tout ce qu'il vous faut (= services, confort), où il y a une ambiance qui vous plaît tout à fait, et vous êtes obligé de descendre dans un hôtel tape-à-l'oeil.. -Si vous n'êtes pas dans un des tous premiers hôtels, on vous dit: comment? votre société vous fait descendre là ? Même si ça ne plaît pas toujours, il faut toujours être attentif à l'image de marque qu'on va donner de la banque . (par le choix de l'hôtel). - Les Américains vous jugent entièrement sur de choses comme ça., etc.
Derechef, le "somptuaire" donc.
Toutes les occurences (8 / 25) de cette sorte d'énoncés se rapportent à des exemples américains, la plupart (6) à New-York (mais New-York est aussi la ville la plus souvent citée pour les Etats-Unis).
L'affirmation "veblenienne" d'un snobisme des hommes d'affaires américains qui nous est avancée comme une explication du fait apparaît comme une conjecture douteuse. La probabilité est forte que les personnes enquêtées commettent l'erreur de lecture qui consiste à prendre une pratique conforme à une norme identitaire pour une pratique ostentatoire. Eu égard aux moyens plus élevés dont disposent les sociétés(1) américaines, l'évidence de l'usage des palaces les plus renommés et les plus coûteux n'a pas lieu d'être, a priori, tenue pour plus ostentatoire ou snob que la même évidence quand, chez des représentants de sociétés européennes, elle porte sur l'usage d'une hôtellerie un peu moins coûteuse et/ou prestigieuse. L'évidence, ici et là, reflète une norme de consommation intériorisée(2) . Toutefois, la pertinence de cette remarque n'est relative qu'à l'erreur qu'il y aurait à tenir certaine dépense pour "normale", non somptuaire, tandis qu'une dépense supérieure serait, elle, somptuaire et ostentatoire.
Car, le Capital est bien, lui, par le jeu de la concurrence, inscrit dans une logique du "somptuaire" tout à fait singulière, dont l'analyse déborderait le cadre de ce chapitre. On notera simplement que ce qu'Elias écrit du "caractère nettement plus privé" des "dépenses de prestige et de représentation" "dans les sociétés industrielles", du fait qu'"elles ne sont pas directement liées à la lutte pour les positions les plus puissantes, etc, (3) bref, on notera que cette caractéristique est totalement caduque, lorsqu'il s'agit de la représentation d'une société capitaliste, et non plus d'une personne. La dépense a un caractère tout aussi "inéluctable" que dans la société de cour. Il vaut mieux le garder en mémoire pour ne pas l'imputer au client en tant que personne.
2.3. une clientèle pas snob, mais des acteurs complexes
Il est maintenant possible de présenter d'une manière plus précise les caractéristiques de cette clientèle qui intéressent sa relation à l'hôtellerie de luxe, c'est-à-dire d'avancer vers la définition du lieu nouveau qu'est devenu l'hôtel de luxe en se trouvant investi par cette clientèle nouvelle.
Dire cette dernière constituée de salariés, à bons revenus et fortes responsabilités, séjournant dans des hôtels de luxe pour leur travail est insuffisant, si on devait n'en retenir que la division que cela introduit entre le payeur (la société) et l'usager.
Le partage est un peu plus compliqué.
On s'en avise en essayant de répondre à la question: qui est le client ?
Première réponse: c'est assurément la société. Non seulement parce qu'elle est le payeur, mais parce qu'elle est, majoritairement, aussi le consommateur. C'est la société qui consomme un ensemble de services dont elle a besoin dans le cadre de son fonctionnement, aussi bien que l'image de marque qu'elle doit payer pour tenir son rang dans la concurrence. Il ne s'agit pas de vacances luxueuses offertes au personnel. La société est non seulement le payeur mais aussi l'usager.
Deuxième réponse: le mot "salarié" égare; la réponse précédente péche par la représentation déplacée qu'elle inclut des rapports existant entre des P.D.G. ou des directeurs de départements étrangers de grandes sociétés et celles-ci. Ce ne sont pas des garçons de course. La société c'est eux. C'est eux qui décident de l'enveloppe à consacrer aux frais de voyages. Eux qui choisissent les hôtels les plus adéquats à ce qu'ils en attendent dans l'exercice de leur activité professionnelle. Eux qui décideront de revenir ou non dans un hôtel.
Ecartons maintenant ce qu'il y a de factice dans cette opposition pour n'en retenir que ce qu'elle a de pertinent.
Même s'il ne serait pas exact de croire que les dépenses engagées en frais de voyage sont à l'abri de tout contrôle (le directeur de département a des comptes à rendre à son P.D.G. et celui-ci à son Conseil d'Administration), on admettra sans peine qu'à ce niveau de responsabilités, le contrôle est superflu. Les limites à ne pas dépasser aussi bien que la nécessité "somptuaire" occasionnelle de les excéder peuvent être laissées à la discrétion d'un acteur qui identifie fortement ses intérêts propres à ceux de la société pour laquelle il travaille: la capacité à procéder à cette sorte d'identification a été une des compétences requises pour accéder aux fonctions qui sont les siennes; elle est une condition sine qua non de de leur exercice. Le statut impose le rôle.
Mais il ne l'impose pas totalement. Il n'est pas vrai que les directeurs en voyage d'affaires soient leur société. Et ce, dans la mesure même où ils sont plus que ses représentants, dans la mesure où ils ont à assumer seuls certains choix: les contraintes qui suivent de l'activité professionnelle sont très fortes, mais à partir du moment où elles sont respectées, le texte du rôle cesse de s'imposer, la comedia dell'arte de l'improvisation personnelle peut se dérouler.
De fait, l'écoute des entretiens montre que les contraintes liées au statut professionnel et au rôle qui s'y attache sont à la fois:
-toujours prises en considération en premier, ce qui ne fait que confirmer le sérieux professionnel sans lequel le statut n'aurait pu être obtenu et ne saurait être conservé.
-mais qu'il est très peu d'exemples (1) où certaines contraintes ne pèsent pas, un peu ou beaucoup, à la personne qui va, dès lors, aménager tout ce qui pourra l'être sans contrevenir aux nécessités professionnelles, dans le sens de moindres désagréments ou de plus d'agrément. Une telle marge est, on s'en doute, assez étroite; mais comme les "détails" sur lesquels elle joue font toute la différence d'un hôtel de luxe à l'autre, elle a assurément un effet important sur la fréquentation de chacun.(2)
Ce clivage constitue la ligne de partage entre deux versants des propos tenus, quelque soit le thème abordé.
Le registre des pratiques et des choix contraints est ce qui a valu son titre à la partie de chapitre consacrée aux salariés nomades. Evidemment, en forçant la note. Il n'y aurait vraisemblablement guère d'O.S. pour dire de leurs lieux de travail, ce que les directeurs disent des hôtels de luxe: " dans l'ensemble, c'est vraiment très bien". Mais l'hyperbole est moindre qu'on ne pourrait croire, on le verra. Si tout oppose par ailleurs l'activité d'un directeur et d'un O.S., quelque chose les rapproche, quand il s'agit du temps passé en voyage d'affaires par un directeur - sans métaphore et sans sourire: leur rythme. Certains enquêtés retrouvent spontanément les mots qui servent de longue date à qualifier les conditions de travail prolétariennes: "c'est un rythme infernal" - "ça tient du travail à la chaîne".
Cela a une conséquence qui fut pour nous inattendue. Nous pensions avant de commencer trouver beaucoup d'exigences du côté des services modernes liés à l'exercice de la profession: attente en partie déçue, le recours au télé-facsimilé est rare, l'exigence de télex pas si fréquente. Cela ne prouve pas grand chose, la population enquêtée n'étant absolument pas un échantillon représentatif. En revanche, l'unanimité dans la description d'un rythme très rapide, d'un temps très contraint, et les exigences unanimes qui s'ensuivent pour réparer ce que provisoirement on qualifiera de fatigue, voilà qui est significatif. Venant après une réflexion sur ce que le palace de naguère (1) réalisait comme rêve d'une vie faite de plaisirs plus ou moins prise dans un fantasme aristocratique, retrouver le palace d'aujourd'hui non seulement comme "instrument de travail", (2) mais comme... lieu de la reconstitution de la force de travail, voilà qui nous a surpris.
L'autre versant, non contraint, du rapport que le salarié nomade noue avec l'hôtel de luxe en reçoit un éclairage particulier. Nous sommes tenté de la qualifier de braconnage légitime. Braconnage, bien entendu par analogie avec le sens de ce mot chez de Certeau: temps, activité, pris sur la contrainte du travail. Mais, légitime, parce que la division entre la fonction professionnelle et les aspirations personnelles n'est pas telle qu'elle nécessiterait d'incarner dans un individu une fonction de contrôle et de surveillance destinée à éviter l'empiètement de ces dernières sur la première: le directeur en voyage d'affaires, considéré comme travailleur à la chaîne, est à lui-même son propre contremaître. Le braconnage est dit ici légitime dans le même sens qui faisait Weber qualifier telle la violence physique de l'Etat: celui qui détient la réalité de son exercice est le même que celui qui définit le droit de son usage.
Aussi bien, les positions opposées occupées dans la hiérarchie de la division sociale du travail - subordination et irresponsabilité, d'une part,
autonomie et responsabilité de l'autre - déterminent-elles (dans des contextes par ailleurs sans aucune autre commune mesure, cela va sans dire) des solutions très différentes en face d'une aspiration identique à desserrer l'étau des contraintes du travail.
Il n'est, par exemple, pas question que le directeur manque un rendez-vous pour aller flâner, comme l'O.S. coulera à l'occasion une pièce pour aller une fumer une cigarette. Le braconnage du directeur en voyages d'affaires, en tant qu'il est légitime, n'empiète jamais sur les impératifs de la fonction, aussi n'a-t-il jamais le temps pour objet. Le meilleur usage professionnel possible du temps est ici un des éléments d'une identité professionnelle que la personne assume totalement, dût-elle en pâtir - et, de fait, d'une certaine manière, elle en pâtit plus que n'importe quel salarié subalterne qui, parce qu'il est subalterne et s'il n'est pas engagé dans une stratégie d'ascencion professionnelle, rencontre la contrainte au travail comme une contrainte externe, présentifiée par quelque supérieur hiérarchique. Le braconnage tout court, la transgression des normes de l'entreprise, par lui assumables et assumés, sont la manifestation obligée d'une telle division. Tandis qu'on ne qualifierait même pas bien la position subjective requise par une fonction de direction en disant qu'elle implique l'intériorisation de la contrainte au travail sous la forme d'un idéal assumé. Il vaut mieux dire que la fonction, pour être correctement remplie, suppose que les buts de l'entreprise soient investis personnellement, n'existant pas à ce niveau de normes rigidement préétablies, intériorisées ou non, mais relevant de la fonction de direction de définir, corriger, réajuster les normes selon les aléas rencontrés.
Aussi, cette métaphore du braconnage légitime n'est-elle qu'approximative, et au total, pas très heureuse: le commentaire qu'on peut en donner n'annule pas les connotations à la fois transgressives et clandestines, le registre d'agressivité sournoise , du premier terme, alors que ce qui est visé dans la réalité des pratiques ne comporte aucune dimension de cet ordre. Et, s'il fallait absolument éplinger d'un mot cette marge non contrainte où la personne peut faire jouer des aspirations, non pas contraires -elles n'ont pas leur place - mais étrangères à la fonction, mieux vaudrait parler de glanage que de braconnage. Le directeur en voyage d'affaires, en tant que responsable, s'octroye à lui-même, en tant que salarié, ceux des agréments qui ne nuisent pas au travail, et ceux-là seulement. Actualisation de l'antique adage: de minima non curat praetor. Davantage: cette place faite à des aspirations personnelles, que nous avons lue jusqu'à présent dans la perspective de la personne, peut être comprise, du point de vue cette fois de la fonction, comme une sage politique du personnel: le directeur en voyage d'affaire, en tant que responsable, s'accorde à lui-même, en tant que salarié, des satisfactions étrangères au travail en tant que tel, mais propres, en influant favorablement sur son humeur, à le rendre plus "performant" en tant que responsable.
Cette lecture ne constituait nullement un a priori de l'enquête. Elle s'est imposée à nous à l'écoute des entretiens. Elle est le principal résultat de l'enquête. Quand nous nous attendions à trouver opératoires des oppositions du type: luxe versus confort, décorum versus fonctionnalité professionnelle, service ritzien versus services des technologies professionnelles, nous avons dû constater qu'elles étaient peu pertinentes parce que bouleversées par les chicanes de l'opposition rôle professionnel/goûts personnels. Quand nous avions cru, sans doute assez naïvement, rencontrer des formes de la sociabilité traditionnelle de l'hôtellerie de luxe greffées sur de nouvelles formes liées, elles, au travail, il a fallu cesser de croire pour entendre ce qui nous était dit unanimement : l'hôtel de luxe est un instrument de travail et un lieu de repos pour travailleurs fatigués. Billancourt-Palace.
3. un travailleur fatigué...
On n'imagine bien que les entretiens n'ont pas eu pour contenu explicite et permanent une plainte quant à la fatigue liée au voyages d'affaires ...
Cette plainte s'exprime en quelques occasions, on l'a dit. Mais, le plus souvent, telle quelle, pas du tout. Les entretiens sont en revanche remplis d'évaluations sur ce qui, le plus souvent, satisfait dans l'hôtellerie de luxe, en même temps que chacun y pointe, ce qui, une fois ou l'autre, l'a déçu, voire, lui a été insupportable. - Et, c'est l'ensemble de ces jugements, positifs et négatifs, autrement disparates, qui trouve le géométral de son interprétation dans les contraintes du travail et du temps contraint de chacun.
3.1. ...qu'il faut accueillir...
Fatigué, l'homme d'affaires en voyage l'est déjà à sa descente d'avion. Soit qu'il ait le jour même des rendez-vous, soit qu'il en ait le lendemain matin, sa première attente vis-à-vis de l'hôtel où il descend est que toute difficulté d'accès à sa résidence provisoire lui soit totalement aplanie.
"Il faut qu'il n'y ait aucun problème de réservation". Cette exigence est formulée à plusieurs reprises. Et quand un problème se présente, la marque distinctive de l'hôtellerie de luxe est de le résoudre immédiatement, s'il le faut avec des moyens tels qu'elle est seule à pouvoir y avoir recours.
C'était dans une ville régionale américaine. Ils avaient fait une erreur, je n'avais pas de chambre. Il m'ont tout de suite offert leur meilleure suite qui était inoccupée; cinq ou six chambres, quatre salle de bains. C'était dommage d'arriver pour repartir ! Il y avait trois kilos de petit savon, des boîtes de chocolat; ça devait valoir dans les 2500 dollars, j'ai payé dans les 100. Il y avait un jacuzzi. C'était très étonnant. La veille, c'était une actrice américaine qui avait utilisé la chambre.
L'hôtellerie de luxe, mise en échec dans un registre de services qu'un client serait en droit d'attendre de l'hôtel le plus modeste, répare immédiatement ce grave impair par laquelle elle se ravalait au plus bas de gamme de l'hôtellerie, en faisant au client un cadeau somptueux (1) par lequel elle récupère son image de marque. Le client, lui, voit annulé un désagrément, à l'échelle de son séjour, proche de la catastrophe, par le don de ce qu'on pourrait appeler une consommation exotique. Voulant signifier par là qu'il ne perd pas un instant de vue son identité personnelle et professionnelle, et que c'est depuis cette place qu'il goûte le luxe qui lui est offert à titre réparatoire.
L'accueil réserve parfois des désagréments moins dramatiques, mais plus communs. Le bon hôtel (2) est celui où ils sont inexistants.
Le demande est insistante concernant des formalités simplifiées. Le comble de la complication risquant de venir de la retenue du passeport. Je me suis aperçu dans le taxi (qui le reconduisait à l'aéroport de Milan) qu'on avait oublié de me rendre mon passeport. Il y avait des embouteillages. J'ai raté l'avion. ça ne devrait pas exister.
La nécessité de distribuer des pourboires au personnel aussitôt qu'arrivé est à plusieurs reprises critiquée. Au Japon, les pourboires au personnel sont interdits. Je trouve ça très bien. Vous comprenez, en arrivant dans un pays, on n'a pas toujours les poches pleines de la monnaie locale. Alors c'est assez gênant.(3)
Cette gêne nous introduit aux dimensions moins pragmatiques, plus symboliques, de l'accueil.
Beaucoup de clients disent l'importance qu'ils attachent à être "reconnus en arrivant", "salués par leur nom", "ne pas rencontrer un accueil anonyme". Et considèrent comme un "must" du service quand l'hôtel leur semble réaliser des performances en la matière: " Cela faisait deux ans que je n'y étais pas allé (dans un palace de Lugano). Ils m'ont accueilli en disant: "Monsieur X, nous vous avons réservé la même chambre, bien entendu." J'étais épaté."
Les hôteliers le savent bien qui prennent systématiquement en charge cette attente. Des fichiers manuels, puis informatisés, ( qui, consignant les informations requises pour les formalités, évitent aussi au client, dès le deuxième séjour, d'avoir en s'occuper ) permettent cette reconnaissance et le fameux service personnalisé. A l'hôtel Inn on the Park de Londres - mais il est assurément d'autres exemples - une personne est totalement dévolue à cette fonction. Quotidiennement, elle réunit les responsables des différents services - réception, chambres, bar, etc.- qui ont déjà fait remonter depuis le personnel subalterne les informations attendues, pour recueillir auprès d'eux toutes les remarques, demandes particulières, critiques de chaque client. Au prochain passage du client, chaque membre du personnel concerné se verra rappeler les singularités de ses exigences.(1)
Si, du point de vue de l'hôtelier, il y a là rationalisation, taylorisation, du traditionnel service ritzien,(2) ce serait une fois de plus une erreur de se laisser suggérer par cette continuité dans l'offre d'une tradition ( simplement modernisée, adaptée à un "turn-over" rapide de la clientèle d'hommes d'affaires ), une continuité symétrique de la demande.
En s'en tenant à ce qui a motivé le précédent développement - la reconnaissance du client au
71. Carte postale figurant le moment du pourboire
moment de l'accueil - on n'imaginera pas le directeur en voyage d'affaires saisi par on ne sait quelle bouffée d'identification aristocratique au seuil de l'hôtel de luxe. C'est si peu le cas qu'il faut rappeler ici sa répugnance au "tape-à-l'oeil", au "grand tra-la-la", au "service obséquieux", à "la kyrielle de domestiques qui vous épient". Beaucoup plus simplement, la déstabilisation identitaire est évitée qui suivrait de l'arrivée en un lieu où il ne serait considéré qu'en tant que payeur, c'est-à-dire pas considéré du tout. Quand ce type d'accueil n'existe pas, les enquêtés parlent d'"usine", de "silos à voyageurs". Et, comme ce défaut se rencontre davantage dans les hôtels de chaîne que dans les palaces, il se produit une association forte, cependant pas unanime, entre les deux types de service et les deux types d'architecture correspondants.
L'accueil qui identifie l'arrivant ne fait que rétablir, autant que faire se peut, un équilibre qui est une donnée assurée et constante de la vie du client quand il est dans ses milieux: professionnels, familiaux, amicaux, etc. - là, il est connu et reconnu. C'est un fait qui n'a, en tant que tel, rien de luxueux. Si on pouvait employer les mots "rupture de charge" dans un sens aussi éloigné de leur sens premier, on pourrait dire que le voyage et l'arrivée en un pays étranger sont des ruptures de charge identitaires. La fatigue, l'anonymat (n'être pas quelqu'un pour aucun autre): en voilà assez pour frôler une (légère) déréliction, pour que s'opère une (petite) déhiscence du sujet à sa personne. Lui "restituer" cette dernière n'aurait rien en soi que de très banal, mais dans un contexte d'improbabilité, c'est en effet un luxe, verre d'eau dans le désert.
3.2. ...qui veut avant tout se reposer...
La chambre-la salle de bains: à écrire avec un tiret pour dénoter une unité de lieu, à fonction de repos, de délassement, que ne consigne pas la langue, mais qui ressort et de la facilité avec laquelle il est parlé de l'une puis de l'autre, puis encore de l'une, et de ce qui est dit.
Où ce qui est investi n'est pas de l'ordre d'un plus par rapport aux usages familiers, mais d'un au moins aussi bien. Il s'agit d'être le plus possible "comme chez soi" - c'est dit tel quel.
Mesure d'une attente raisonnable mais que l'hôtellerie de luxe, même la plus chère, ne semble pas toujours en mesure de combler.
Les reproches les plus vifs se rapportent tous aux manquements à ce souhait de se sentir comme chez soi - ce qui doit être lu à la fois dans la continuité de ce qui été dit auparavant de la déréliction identitaire et comme répondant à la prosaïque nécessité d'aborder le travail du lendemain dans les meilleures conditions possibles.
Le vétuste et le sale sont très mal supportés. Transgressions vers le bas des normes de l'hôtel de luxe, ils rappellent intempestivement au client qu'il n'est qu'un client de passage - ce qu'il n'oublie bien entendu jamais, mais s'il paye un prix élevé, c'est, entre autres, pour atténuer le désagrément de cette réduction à l'homo economicus. Et, surtout, ils le lui rappellent sous la forme malséante d'en faire du même coup un client floué, méprisé. (1)
Ne passent pas non plus: le bruit, qui empêche de dormir, et, en général, tout ce qui contredit à un repos et à un délassement comme chez soi. L'exiguïté de la chambre, de la salle de bains, du lit, de la baignoire font problème (fréquent, semble-t-il, en Italie). Les robinets de la salle de bains qui, vétustes, coulent sans fin. Ou, neufs, mais peu adaptés, ne permettent pas un mélange commode du chaud et du froid. Et, il serait bon qu'on trouvât dans la salle de bains une brosse à dents neuve, on a pu oublier la sienne chez soi. L'hôtellerie allemande, par ailleurs très vantée, offre à ce public français le désagréable exotisme de lits où une couette, prompte à glisser, remplace draps et couverture.
3.3. ...mais utilise aussi sa chambre à d'autres usages
La chambre ne sert pas qu'à dormir.
Elle sert de bureau. On y travaille le soir, après les réunions de la journée. A cet usage, l'équipement souhaité est modeste: une table, une chaise. Il n'y a pas toujours de table: on ne reviendra pas. On y téléphone. On y apprécie que le téléphone offre des lignes directes vers l'extérieur, y compris l'étranger. On apprécie moins quand ce service est facturé jusqu'au triple des tarifs en vigueur.
Elle sert, parfois, aux hommes du moins, de salon de réception. L'enquête ne permet pas de savoir dans quelles conditions ils l'utilisent à cet usage et dans quels autres ils ont recours aux salons de réception de l'hôtel. Pour les femmes, il n'y avait pas besoin d'enquête pour savoir qu'elles ne pouvaient en user de la sorte. Dans les entretiens, c'est la seule référence, indirecte, à la sexualité. (1)La pudeur des enquêtés nous laissera dans une ignorance totale à ce sujet.(2)
La chambre est aussi ...salle à manger. Ou, pour mieux dire, dans le chez-soi reconstitué de l'hôtel de luxe, elle est le coin-cuisine où on se restaure (se nourrit et se ré-pare) sans cérémonie, sans se mettre en frais de représentation (on l'a été toute la journée et on le sera encore le lendemain). Le service de restauration à la chambre est un des plus demandés. Pas d'exigences luxueuses dans ce qui est demandé: "une tasse de chocolat", "un croque-monsieur", "un bon petit plat chaud". Mais l'exigence luxueuse que cela soit, à toute heure, et rapidement servi. Tous usent de ce service.
Très souvent, cet en-cas sera pris en regardant la télévision, plus rarement un film sur cassette-vidéo. La télévision, étrangère dans ses messages, mais combien familière et familiale en tant que medium, occupe au demeurant une place centrale, quand ce n'est pas la seule, dans le rare loisir de l'homme d'affaires en voyage. De manière significative, l'enquêteuse qui avait pour consigne, quand les interviewés n'y étaient pas venus d'eux-mêmes, de poser une question directe sur les équipements de l'hôtel utilisés et appréciés, s'entendit plusieurs fois répondre non pas en termes de télex ou de salles de réunions, mais de télévision dans la chambre, même quand on l'avait déjà mentionnée spontanément auparavant.
La chambre est enfin dressing-room, lieu où on se prépare pour la représentation professionnelle. A côté de la restauration à la chambre, le service le plus demandé est la blanchisserie à toute heure.
Il s'agit qu'un vêtement le soir chiffonné, voire à l'arrivée à l'hôtel au milieu de la nuit, soit repassé le lendemain matin. Attente cohérente avec un exercice normal de l'activité professionnelle, mais fort luxueuse: elle est assez exorbitante du point de vue de la gestion de l'hôtel. Tous les hôtels de luxe n'y répondent pas.(1)
Les exigences de la clientèle féminine sont plus marquées sur ce chapitre. A ne pas rabattre sur un éternel féminin, sur on ne sait quelles constantes psycho-sexuelles. Les mêmes, dans une situation autre que de représentation professionnelle, peuvent avoir des goûts personnels qui les portent vers la décontraction, voire le négligé vestimentaire. (2) Mais, eu égard aux distributions ancestrales des rôles masculins et féminins dans le rapport à la parure en Occident, elles se doivent, dans un contexte professionnel, d'être plus qu'un homme attentives à ce registre.
3.4. Le petit-déjeuner ou cantine-palace
Ce sous-titre est, comme d'autres énoncés provoquants qui ont précédé, destiné à attirer l'attention sur les souhaits prioritaires des hommes d'affaires. Ils souhaitent tout simplement manger, et rapidement, ils ont à faire, avant une longue journée de travail. Or, si qualité et quantité peuvent être supposées satisfaisantes ( presque personne n'en parle, mais personne ne s'en plaint non plus), il arrive que, plus mal loti que l'O.S., le directeur doive aller travailler le ventre vide. " A l'hôtel Pierre (New-York), il y a une queue de dix mètres pour le petit-déjeuner. Si vous demandez le petit-déjeuner à la chambre, ça ne va pas plus vite. Et vous payez la chambre 295 dollars !"
Dysfonctionnement de l'hôtel de luxe pas si rare. Et qui s'explique aisément si on croise des données telles que le gigantisme, l'occurence d'une fréquentation forte, la demande d'un même service dans un créneau horaire unique, le problème de gestion représenté par des coûts salariaux affectés à des postes à productivité sporadique. Tous les clients prennent leur petit-déjeuner à l'hôtel; le personnel affecté au service du déjeuner et du dîner, bien moins fréquentés, malgré la clientèle extérieure, ne peut alors suffire au service du petit-déjeuner dans les conditions de rapidité exigée.
Quant à ceux qui évoquent la qualité et l'abondance du petit-déjeuner, c'est encore pour se référer indirectement aux contraintes professionnelles. Il y a une profusion de tout, c'est fabuleux, mais, tous les jours, c'est la même chose. Comme Mac Donald. Vous savez exactement ce que vous allez avoir, c'est la même chose.
Les autres plaintes du même ordre se rapportent aussi à des hôtels de chaîne qui ont résolu par la standardisation des problèmes de gestion de la restauration - et bien d'autres. Et qui le payent: C'est tellement lassant. Alors j'essaye le plus possible de panacher entre les chaînes. Ou je vais dans un hôtel plus traditionnel, quand il y en a un et qu'il est abordable. Le courrier, le téléfax, les gens qui parlent plusieurs langues, tous, ils les ont. La rationalisation du service hôtelier, quand elle se traduit par une standardisation visibles des services offerts, entraîne pour l'usager fréquent des effets de "monotonie" ( mot le plus souvent repris pour qualifier l'uniformité architecturale, décorative et alimentaire des hôtels de chaîne ) qui n'ont d'équivalent que dans la sphère de la production, en bas de l'échelle, à l'usine en effet. Pour le type de clientèle qui nous occupe, c'est un fort déclassement...
3.5. le restaurant de l'hôtel: une salle de travail
J'évite comme la peste les restaurants d'hôtel. On vit vraiment en circuit fermé. Si j'ai le temps, je vais moi-même chercher un restaurant (..); sortir un petit peu du cadre de l'hôtel ; (..) un petit bistro pour changer un petit peu, goûter à la cuisine locale.
Le petit bistro dans un rare moment de liberté, le petit bistro comme luxe. Et la clôture de l'hôtel de luxe comme cadre contraignant qu'on cherche à fuir. Kringelein est loin qui y voyait les contours du paradis...
C'est le moment de souligner un trait par lequel l'hôtel de luxe, dans les conditions de son usage professionnel, est un lieu qui se situe aux antipodes d'une mythique île des bienheureux. De manière ni plus ni moins hyperbolique que lorsque nous avons parlé d'usine ou de cantine, l'hôtel de luxe participe d'un univers carcéral pour les salariés nomades, ceux surtout qui en usent beaucoup ( 100 jours et plus par an ), à un ryhme rapide (une nuit par hôtel). Comme dans une prison, une caserne ou un pensionnat, la vie toute entière se déroule. Si de surcroît la diversité des lieux s'abolit dans l'uniformité des hôtels de chaîne, l'analogie est encore plus forte. Monotonie seulement scandée d'une autre répétition : les trajets hôtel-aéroport-vol-aéroport-hôtel. Temps et
72. Le petit déjeuner au Claridge's, Londres
lieux de part en part contraints. Moins heureux que l'O.S. qui, après le travail, retrouve les copains au bistro et les siens chez lui, le salarié nomade est un travailleur émigré temporaire qui s'use en temps de transports et loge dans un foyer Sonacotra intégré à l'usine, où il n'a pas d'amis. Faut-il le redire: les hommes d'affaires sont globalement très satisfaits de l'hôtellerie de luxe. Ce qui signifie que, dans l'ensemble, elle répond au mieux (c'est, ne l'oublions, ce superlatif que signifie "luxe") à leurs attentes d'usagers par profession. Mais, ce que nous essayons de faire ressortir par des formules paradoxales n'est en aucun cas une évaluation de la qualité de l'hôtellerie de luxe - là-dessus, pas de doute, elle tient bien son rang, le premier - ni même une hiérarchisation interne de ses qualités . Ou plutôt: ce qui peut s'appréhender d'une telle hiérarchisation ne nous intéresse qu'à titre d'indices d'un mode de vie en tant qu'il est lié à un lieu, en tant que que ce lieu s'en charge de nouvelles significations, paradoxales en effet vis-à-vis de la doxa qui tient définitivement l'hôtel de luxe pour "le paradis des humains".
Les salles de restaurant de l'hôtel seront donc, sinon toujours fuites "comme la peste", plutôt utilisées pour des déjeuners et dîners d'affaires. Mais, même à cet usage, il y a une préférence pour le repas pris en dehors de l'hôtel. Confirmation de la généralité du fait nous a été fournie par des gérants de palaces londoniens et parisiens. C'est un véritable problème. Un hôtel comme le nôtre se doit d'avoir une restauration d'excellente qualité. Or, il est impossible de retenir une clientèle avide de tâter des centaines de restaurants qui existent au dehors. La clientèle venue de l'extérieur ne suffit pas toujours à faire la différence.
Quand, toutefois, l'hommes d'affaires invite au restaurant de son hôtel, il fait preuve d'exigences toutes professionnelles, c'est-à-dire ici liées à la valeur de représentation de ce moment du repas offert. Nourriture et boisson seront non seulement irréprochables, mais sortiront, s'il se peut, des sentiers battus de la cuisine internationale, même de qualité. Toutes les valeurs de décor et d'ambiance prennent ici un relief qu'elles n'ont pas toujours en d'autres temps et d'autres lieux de la vie à l'hôtel. Les exigences vis-à-vis du service se complexifient. Alors qu'en général la rapidité est un des maîtres mots pour désigner un service de qualité, les serveurs doivent mettre en oeuvre des attentions ritziennes pour discerner s'ils doivent servir en hâte ou faire traîner les choses: (au cours d'un repas d'affaire ) Un bon service est un service attentif. Je demande qu'on s'adapte. Au serveur de voir si la conversation est ennuyeuse et si je suis en train de perdre mon temps, ou si elle est intéressante.
Certains, que leur activité met en relation avec des personnes de rangs variés, souhaitent pouvoir disposer de salles de restaurant elles-mêmes emblématiquement variées en termes d'ambiance, de qualité et de prix.
Mais, outre le service à la chambre et les petits-déjeuners rapides et dans une logique identique, la plupart attendent surtout de la restauration de l'hôtel qu'elle permette de prendre à tout heure un repas "correct mais très rapide". Il faut qu'il y ait quelque chose comme un bon snack.
3.6. le bar est désert
Ce lieu légendaire de la sociabilité de l'hôtel de luxe n'attire guère les hommes d'affaires: il est beaucoup moins propice au travail que la chambre ou le salon de réception. Quant à y flâner, si le temps en existe, on préférera, on l'a vu, faire le mur.
Cela n'appellerait aucun commentaire particulier si cela ne semblait pas contredit par les propos des chefs-concierges de palaces parisiens qui insistent beaucoup sur le rôle des barmen et le leur propre comme confidents des hommes d'affaires. On pourrait se laver les mains de ce qui semble être, peut-être, peut-être pas, une contradiction, au nom d'une orthodoxie méthodologique élémentaire: ceux qui ont parlé devant l'enquêteuse n'étaient pas les mêmes que ceux qui se sont confiés aux barmen et concierges parisiens, point. Cela n'est défendable qu'en précisant la formulation.
"Ce ne sont pas les mêmes...": eh ! si de quelque façon. Ce sont bien des hommes d'affaires. Les concierges n'ont pas dit non plus que leurs clients qui se confiaient à eux (problèmes professionnels et familiaux) n'étaient que des étrangers, ce qu'ils n'auraient pas manqué de faire si tel avait été le cas: là encore il y a concordance entre la population (française) enquêtée et les personnes(en partie françaises) dont parlent les concierges de palace.
Mais la solution est toute simple: 1 - ce ne sont que des hommes d'affaires qui se confient de la sorte, pas des femmes; ce qui réduit à 12 le nombre de personnes de l'enquête concernées par cette "contradiction"; 2 - ce ne sont pas tous les hommes d'affaires qui se confient. Sans doute ne sont-ils pas très nombreux rapportés à l'ensemble des clients. Mais, la récurrence des confidences les constitue en fait notable, pour le barman et le concierge qui les recueillent toutes; 3 - en admettant même ce qu'il n'est pas nécessaire d'admettre, à savoir que, parmi les 12 hommes interviewés, il s'en soit trouvé un ou plusieurs pour se confier de la sorte, imaginera-t-on que l'idée puisse leur venir d'en faire part à une enquêteuse portant une casquette université-CNRS ? Autant confondre les pouvoirs de l'entretien semi-directif et ceux d'un sérum de vérité.
3.7. Valeurs du service
Le fait, très notable de la possible confidence de l'homme d'affaires auprès des concierges et des barmen, en rien contradictoire avec les données rassemblées par l'enquête auprès des utilisateurs de l'hôtel de luxe, s'y intègre même parfaitement.
La confidence est la manifestation paroxystique du même désarroi qui fait demander par tous et toutes à l'hôtel de luxe d'être ce dont un hôtel, par essence, est le contraire: un chez-soi. Désarroi est trop fort: certes, car il n'advient pas, il affleure seulement, et ne s'accroît que si l'hôtel de luxe manque à sa vocation qui est précisément d'être l'arroi (1) du voyageur.
Le service, ce mot qui vient toujours en premier dans la bouche de tous - utilisateurs, administrateurs et personnel - pour pointer l'essence du luxe de l'hôtel de luxe, ce mot dit juste.
A condition d'entendre qu'il ne dit pas la même chose selon la place depuis laquelle il est proféré.
Côté "producteurs" de l'hôtel de luxe qui, certes, ont appris à "s'adapter aux exigences nouvelles d'une clientèle nouvelle"(1), il continue de s'inscrire dans la logique du client-roi du "grand César Ritz"(2) C'est-à-dire que les nouvelles demandes viennent s'ajouter aux anciennes et que la formule inchangée de la réponse est fournie par l'effort fait pour satisfaire à tous les voeux du client. - Principe dont l'universalité est évidemment propice à répondre à une demande quelle qu'elle soit sans avoir trop avoir à se soucier de sa structure. (3)
Tandis que le service, même s'il est accompli au terme de la formule ritzienne, et, largement, dans les palaces du moins, selon un rituel ritzien, est pour l'homme d'affaires ce qui répond à la fois:
1 - à ses contraintes professionnelles stricto sensu ( rapidité, disponibilité, etc.-cf supra);
2- tout ce qui permet d'atténuer le désagément du hors-de-chez-soi ("chaleur", "courtoisie", "cordialité", etc.). Là où le bourgeois snob cherchait une ascencion sociale vers le haut, le salarié nomade attend un simulacre d'évasion et de retour vers ses conditions normales d'existence. Ou encore: hormis ses rendez-vous de travail, la clientèle des hommes d'affaires ne connaît pas dans l'hôtel de luxe d'autre forme de sociabilité que celle que lui offre le service.
3- Quand, cela arrive, il est apprécié dans un registre autre que celui de la familiarité retrouvée, il l'est comme un exotisme, comme une altérité agréable qui séduit sans que l'on perde de vue son identité propre. Le salarié nomade peut à l'occasion jouer au grand-bourgeois, il ne "s'y croit pas".
D'une part, cela même qui est demandé des subalternes sur le lieu de travail habituel: qu'ils facilitent le travail.
De l'autre, un tenant-lieu de sociabilité ordinaire.
Enfin, parfois, un peu d'exotisme.
4. Et le "braconnage légitime" ?
Où peut bien prendre place le "braconnage légitime", le "glanage" de satisfactions personnelles dans un univers que nous venir de décrire si contraint ?
Possiblement, partout; de manière fixe, nulle part.
Il est d'abord, et avant tout - la manière paradoxale dont nous avons procédé ne doit tout de même pas le faire oublier ! - dans les connivences, nombreuses, entre les aspirations de la personne et le rôle que la fonction contraint à jouer. Dans la hiérarchie des foyers Sonacotra pour travailleurs migrants en transit, l'hotel de luxe constitue tout de même sans conteste le haut de gamme. Il s'y trouve des plaisirs de tous ordres qu'ignoreront toujours Mohammed et Mamadou.
Ensuite, dans la possibilité d'aménager son lieu de travail et de repos. C'est-à-dire de choisir son hôtel. Choix limité: vers le haut, par les coûts; vers le bas, par l'image de marque; localement, par le parc hôtelier d'une ville donnée; toujours et en tous lieux par la distance au quartier d'affaires.
Mais, dans ces limites, choix réel: aucune n'est totalement rigide, toutes ont une certaine élasticité (sauf, dans les villes moyennes, la limite donnée par un parc hôtelier de luxe réduit à une unité ou inexistant).
Cette marge, ce jeu, sont bien ce par quoi l'homme d'affaires est, plus qu'un salarié à bons revenus, un salarié de luxe.
L'argent en plus qu'il dépensera pour une ambiance, un service, quelque "détail" que ce soit de son choix, cet argent ne lui sera pas compté de trop près. L'image de marque constitue, sauf exception américaine semble-t-il, une astreinte assez peu contraignante quant à la variété des choix qu'elle laisse ouverts. Les limites du parc sont à proportion de l'importance de la ville. Enfin, si la contrainte de centralité est très forte, elle n'est pas absolue: pour tel(le) qui veut toujours pouvoir se rendre à pied à ses rendez-vous, on trouve tel(le) autre pour dire: "Le Regent (à Hong-Kong) est moins commode que le Mandarin pour le travail (=plus éloigné du centre des affaires). Mais je préfère prendre le métro (..), le Regent est si remarquablement situé , la vue sur la baie tellement extraordinaire. L'accueil est raffiné... l'agencement... On y mange une bonne nouvelle cuisine...le service personnalisé est très agréable."
Billancourt soft.
73. Grand Hôtel de Pékin, Pékin, escalier principal
Notes
(1) Cela est surtout sensible pendant l'entre-deux-guerres et l'immédiat après-guerre. Bennett était un précurseur.
(2) Gossip, op.cit., p.48. -"Many people feared the Capitalist system itself was doomed".
(1) Ibid., p.101.
(2) Mes palaces, op.cit.
(3) Pour une approche plus étoffée des changements survenus dans l'hôtellerie de luxe après la Deuxième Guerre, cf, supra, 1° partie, chapitre 2.
(1) Les éditeurs qui ont publié ces dernières années des livres luxueux sur l'hôtellerie de luxe, au même moment qu'ils en publiaient d'autres sur les trains de luxe et les paquebots, ne s'y sont pas trompés: c'est une même époque qui est révolue et qu'on peut proposer à une nostalgie fascinée. L'actuel retour de mode d'un écrivain comme Morand nous semble relever du même contexte. Ses qualités d'écriture - nervosité du trait, métaphores originales et renouvelées - ne sont pas suffisantes à l'expliquer: il est des contemporains de Morand, meilleurs écrivains que lui, qu'on ne lit guère. Non, ce dont on s'entiche, c'est de l'univers de ce dandy.
(2) Nous exploiterons essentiellement les informations recueillies auprès de trente et un usagers de l'hôtellerie de luxe.
L'enquête n'avait pas d'autres ambitions qu'"exploratoires". La population enquêtée ne constitue pas un échantillon à proprement parler, les résultats sont sans valeur statistique. S'il nous arrivera, dans la suite, de chiffrer la fréquence de certaines pratiques et attitudes, ces données numériques ne devront donc jamais être traduites en termes de pourcentages à affecter à la population réelle; nous ne les mentionnons que comme indices, pour faire état d'une tendance, faible ou forte, dans le groupe enquêté, dont une enquête quantitative aurait à mesurer la place dans les pratiques d'une clientèle par ailleurs moins approximativement circonscrite.
Une fois déterminées les caractéristiques majeures de la population dont l'enquête visait à ébaucher l'approche, les personnes enquêtées ont été choisies au hasard dans la dernière édition française du Who's Who?. Toutes, sauf une, sont françaises. 3 sont des hauts-fonctionnaires; 3 des artistes; les autres (25) des directeurs de grandes sociétés ou des directeurs de départements étrangers de sociétés. ( Ces deux catégories ne seront pas distinguées dans la présentation des résultats ).Les femmes sont seulement représentées dans ce dernier groupe: 13 femmes pour 12 hommes. L'âge moyen du groupe des 25, celui qui nous intéressait prioritairement, est de 47 ans ( écarts: 36-54). Tous utilisent l'hôtellerie de luxe dans le contexte de leurs activités professionnelles, et, partant, les séjours qu'ils y font, sont financés sur notes de frais. Un petit nombre (4) la fréquente à titre privé, pour quelques séjours de week-ends par
an.
L'enquêteuse a procédé par entretiens semi-directifs, complétés, en fin d'entretien, de quelques questions ouvertes portant sur: - une éventuelle fréquentation de l'hôtellerie de luxe à titre privé, - l'ancienneté de l'usage à titre professionnel, -sa périodicité, -sa fréquence, -la durée moyenne des séjours, -une éventuelle tradition familiale dans l'usage de l'hôtellerie de luxe, -l'évocation succinte du profil de carrière.
D'autre part, un administrateur , 6 chefs-concierges et 5 gouvernantes de palaces parisiens ont également été interviewés. L'enquêteuse a eu alors recours à des entretiens semi-directifs centrés sur les attentes de la clientèle. - Pour chacun des deux groupes d'entretien, en particulier pour le premier, le contenu s'est avéré exceptionnellement redondant.
Nous avons également fait un usage occasionnel d'informations récoltées à Londres et à Paris auprès de gérants et administrateurs de palaces .
Dans les citations que nous ferons, des éléments indicatifs du "profil" de la personne interviewée ne seront donnés que si c'est nécessaire pour fixer le sens des propos tenus. Quand nous écrivons "homme(s) d'affaires" cela vaut, sauf mention contraire, pour "homme(s) et femme(s) d'affaires.
(1) "Vous comprenez, avant (-guerre), quand les gens (= touristes américains) venaient en bateau, ils restaient plusieurs semaines. Maintenant, ils restent deux ou trois jours, une semaine, grand, grand maximum, et ils reprennent l'avion pour Rome, Forence ou ailleurs." (concierge du Lutetia, entretien, 1987).
(2) Par contraste, l'administrateur de trois palaces parisiens définit ainsi "le charme des grands hôtels anciens", en opposition avec les hôtels de luxe que l'on a construit ces dernières années: "Le luxe c'est la place inutile, la place qui n'a l'air de servir à rien. D'où le charme des grands hôtels anciens, comme le Ritz ou le Georges V. Maintenant, on calcule tout au m2. Si on installe une baignoire, on calcule jusqu'à la consommation d'eau qu'elle prendra."
(1) Pour compléter ce rapide tableau où se dessinent quelques ressemblances entre les contraintes qui pèsent sur formes de sociabilité des longs courriers et sur celles des diligences, on relèvera que les premières ont renoué avec le fléau qui menaçait régulièrement la mobilité ancienne: la rencontre de l'altérité sous sa figure la plus redoutable - le terroriste fait écho au bandit de grands chemins.
(1) Exemple:"C'est trop cher pour moi. Un bon deux ou trois étoiles, un bon confort, ça me suffit. Si je gagnais cinq fois plus ça serait différent"(directeur de banque adjoint, directeur de la division des banques étrangères).
(2) 8 entretiens/25
(1) On comprend qu'à l'issue d'un livre qui est collection des bizarreries et excentricités de la clientèle traditionnelle des palaces ( Mes Palaces, op.cit.) leurs homologues américains soient dits "ennuyeux". Jugement dont nous laissons la responsabilité à qui semble juger les goujateries divertissantes.
(2) (groupe entier: 31 personnes) moyenne approximative des nuitées/an: 45; écarts approximatifs: 30/ 140.
(3) "A Richmond, le Commonwealth Park Hotel (...), c'est un bijou, il n'y a que des suites, une trentaines de suites, nous avions obtenu 5O% de réduction".
(1) Informateur: administrateur de palaces parisiens
(2) Le même phénomène jouant sans doute dans le même sens pour rendre compte de tarifs comparables à ceux d'un trois étoiles français que l'on rencontre dans certains palaces portugais ou grecs.
(1) Au sens, bien sûr, de sociétés anonymes.
(2) Cf. supra,chap 5., 4.
(3) Cf. supra, chap 5., 4-1, citation complète.
(1) Un: femme P.D.G. célibataire. "J'adore vivre à l'hôtel. C'est là que je suis le mieux pour travailler, c'est là que je me sens le mieux vivre". Cas exceptionnel (dans l'enquête) d'une harmonisation entre les sphères professionnelles et privées.
(2) A entendre certaines plaintes des enquêtés, on n'a pas le sentiment que les administrateurs de l'hôtellerie luxe aient toujours fait faire les études de marché qu'appellent cette donnée.
(1) Et d'aujourd'hui, pour ce qui subsiste d'une clientèle traditionnelle.
(2) Mot d'une interviewée qui pourrait être signé par tous.
(1) Mais il ne lui coûte (presque) rien: "on ne peut pas stocker les chambres; inoccupées, elles ne rapportent rien " (administrateur de palaces parisiens)
(2) Palace ou hôtel de chaîne, ce n'est pas toujours, ici comme en beaucoup d'endroits, cette opposition qui est pertinente, mais la capacité à répondre aux attentes.
(3) La distribution des pourboires fait aussi l'objet d'une critique d'un autre ordre: ils ne peuvent pas apparaître sur une note de frais.
(1) Informateur: "manager" du "Inn on the Park". Politique payante, si on en juge par les éloges vibrants que suscite, à plusieurs reprises parmi les personnes enquêtées, la qualité du service de cet hôtel.
(2) Qui peut trouver son pendant dans une rationalisation symétrique de sa consommation de la part du client. Dans l'enquête, il s'en est trouvé un qui tient à jour une liste des hôtels où lui et ses collègues sont descendus. Chaque hôtel se voit affecter une note globale sur 20, assortie de commentaires sur ses points forts et faibles. Cette pratique se comprendra mieux si on sait qu'il s'agit de quelqu'un qui, depuis 1980, passe au minimum 140 jours par an à l'hôtel, jamais plus d'une nuit par hôtel, dans 31 pays différents... - S'agissant de la clientèle touristique que l'enquête ne nous donnait pas les moyens d'appréhender, des concierges de palaces parisiens évoquent longuement de leur côté des services rendus qui vont bien au-delà de fonctions telles qu'agence voyages ou de tourisme que l'on pouvait imaginer a priori. Prêt d'argent (qui sera restitué au concierge du palace d'une autre ville par le relai de l'association internationale des chefs-concierges des hôtels de luxe), services totalement décrochés de la fonction hôtelière dans sa dimension hébergement: ainsi un chef-concierge se chargera de trouver puis d'expédier une pièce de moteur non disponible dans le pays où réside un client... Services rendus qui montrent que la fonction service est essentielle à l'hôtellerie de luxe au point qu'elle se détache du lieu où on s'attendrait à voir confiner son exercice. Il y a là une piste de recherche très intéressante que l'enquête nous aura seulement permis d'entrevoir.
(1) "Il y avait des fissures, la chambre était vétuste, le mobilier n'était pas très agréable. A 2500 francs par jour, c'est une honte ! Si on doit payer entre 2500 et 3000 francs par jour, on veut vraiment avoir le luxe qui est promis."- Propos analogue au sujet du personnel d'un hôtel qui "sentait mauvais".*
(1) Dans le groupe des hommes et femmes d'affaires. Un artiste, célibataire, qui dit aimer l'hôtel, en parle d'abondance. Il ne fait pas mystère de ses bonnes fortunes; a renoncé à un hôtel parce qu'on n'avait pas laissé entrer son amie; précise qu'il n'a pas recours aux "services spéciaux" (calls-girls) de certains (?) hôtels de luxe; y regarde à l'occasion des cassettes pornographiques; mais, quand il trouve dans sa chambre des cassettes porno-hard sans en avoir fait la demande, il se montre choqué à l'idée que son jeune neveu l'accompagnant y aurait directement accès.
(2) Mais, indépendamment de toute autre considération, l'emploi du temps très chargé des hommes et femmes d'affaires, nous porte à croire que la réalité doit être, en ce qui les concerne du moins, très éloignée des fantasmes photographiés par Helmut Newton dans les chambres de palaces; et qu'on pourrait vraisemblablement redire de ces voyages ce que Brainne écrivait, il y a plus d'un siècle, des "eaux": "Il y a des intrigues aux eaux, comme partout, mais il y en a moins peut-être qu'ailleurs.(..) L'héroïne classique du bain, c'est la chaste Suzanne" (op.cit., p.16).
(1) Le personnel coûte cher dans les pays développés. Les gérants d'hôtels de luxe parisiens et londoniens évoquent dans des termes similaires un cercle vicieux de la gestion à cet égard: réduire des coûts salariaux élevés en pratiquant des coupes dans les postes qui nécessitent une présence continue en même temps qu'ils ne sont que sporadiquement sollicités par la clientèle est tentant mais dangereux: la dégradation de l'image de marque, donc la perte de clientèle, guettent.
(2) Ce n'est pas une conjecture de notre part; c'est dit comme tel par plusieurs.
(1) Jusqu'au XVII° siècle, ce mot désignait l'équipage qui entourait un personnage (Dict. Robert) . Sans arroi, le personnage n'était plus qu'un quidam. Désarroi: désordre et détresse.- cf: "Les hôtels de luxe en France sont presque tous très bons. Autrement, il y a des hôtels nuls. Et entre les deux, il n'y a rien. (par opposition à d'autres pays européens dont la qualité des trois-étoiles est vantée). Si on ne prend pas un hôtel de luxe, on est perdu. " (haut-fonctionnaire étranger).
(1) administrateur de palaces parisiens.
(2) idem.
(3) C'est vite dit. La réponse au coup pour coup à une demande est une chose, évoluer globalement dans le sens de ce qui se transforme en profondeur et, plus encore, va se transformer, en est une autre où la référence à le tradition ne suffit pas. L'hôtel londonien qui définit sa philosophie: "We are formal, but friendly" a intérêt à ne pas voir dans les années qui viennent se rétrécir trop son marché de clientèle traditionnelle. Cet autre qui énonce la sienne: "We are friendly, but efficient" aurait peu à craindre de cette sorte d'aléas.
Troisième partie
Innovation hôtelière
et transferts vers l'habitation
Chapitre 7 Nouvelles techniques, nouveaux espaces
Comme nous l'avons vu dans le premier chapitre, l'hôtel est en lui-même une invention récente. Il a ainsi engendré, au cours de son développement, une série d'"innovations" correspondant aux fonctions qu'il créait et aux nouveautés qu'il introduisait dans les formes d'accueil et d'hébergment des voyageurs. Mais, au delà des innovations directement liées à ces fonctions spécifiques, il a été également un lieu privilégié pour l'invention de procédés nouveaux destinés plus généralement à l'ensemble des constructions, pour la réalisation de prototypes, pour la mise au point et le développement de procédés. Diverses circonstances ont permis que les hôtels jouent ce rôle.
D'une part la nature et l'importance des investissements dans l'hôtellerie de luxe, qu'il fallait amortir le plus rapidement possible et qu'il fallait gérer de la façon la plus économique, ont entraîné des démarches spécifiques dans ce champ de la production et de la gestion du cadre bâti. Ces démarches ont été facilitées par le fait que les hôtels appartenaient à un seul propriétaire (particulier ou société) qui en était également le gestionnaire, et que les consommateurs étaient largement "solvables" (à la différence de bien des immeubles de rapports de la même époque). La logique de l'usine s'y est donc installée très tôt, mobilisant une dynamique d'invention machiniste, puis une organisation d'inspiration taylorienne.
D'autre part les classes dirigeantes et voyageuses auxquelles ces grands hôtels étaient destinés étaient largement porteuses des idéaux de la modernité, aux Etats-Unis dès le début du XIX° siècle, en Europe un peu plus tard . Les hôtels ont en quelque sorte cristallisé cette ambition de modernité en la réalisant dans le domaine de l'habitat. Leur position privilégiée dans les rapports avec les étrangers, et leur concurrence, en a fait également des sortes de vitrines, voire dans certains cas de nouveaux monuments.
Cette nature productive de l'hôtel, son amortissement comme investissement mais aussi son usure rapide par un usage intensif, ceci dans un contexte de concurrence qui nécessite le nec plus ultra de la modernité, a également toujours entraîné les hôtels dans des rénovations et des transformations plus ou moins périodiques ou continues. Dans un hôtel de luxe, sans cesse il faut changer du matériel, et périodiquement de grands travaux sont nécessaires pour adapter l'hôtel aux nouveaux canons de la mode et de la technologie. Aux Etats-Unis cela s'est souvent traduit par la démolition complète de l'hôtel et sa reconstruction en plus grand et en plus moderne. Ce fut le cas du Waldorf Astoria de New York à trois reprises.
Par ailleurs, au delà des exigences de productivité, de la pression de la concurrence, et du rôle de vitrine, les grands hôtels ont également joué un rôle dans la diffusion des innovations. Ils ont été
74. Publicité pour les équipements du Grand Hôtel, St. Moritz-Dorf
ainsi bancs d'essai, lieux d'apprentissage des nouvelles techniques et façons de vivre.
Enfin il semble aussi que le modèle d'organisation que proposent les hôtels a correspondu , et correspond probablement encore maintenant , à une certaine évolution des pratiques d'habitat et de certaines formes d'organisation et de sociabilité urbaine, plus spécifiquement organisé à partir de l'individu.
En effet l'unité de base de l'organisation hôtelière est l'individu et sa chambre. Les diverses fonctions sont organisées autour ou à partir de la chambre ; les services collectifs sont conçus pour une collection d'individus. En cela l'hôtel se distingue assez radicalement de la maison ou de l'appartement bourgeois qui sont concus pour les unités collectives que constituent les ménages, les familles ; les services en particulier (alimentaires, domestiques, hygiène, loisirs etc) y sont définis en fonction de cette collectivité.
L'hôtel se révèle donc être une forme d'habitat "individuel" et les divers processus sociaux qui privilégient cette unité sociale, favorisent dans une certaine mesure la réutilisation , ou la récupération de ce modèle individualiste.
Ce modèle individualiste au niveau de la chambre, va de paire avec des prestations de service qui s'effectuent par ailleurs à une autre échelle, celle de la collectivité constituée par l'hôtel. Le système de base est donc constitué par le" couple" individu/collectivité restreinte", alors que dans l'habitat bourgeois le système de base est fondé sur le couple famille (plus ou moins restreinte)/ville ou "morceau" de ville. Par "morceau" de ville, nous entendons le quartier, la paroisse ou la cité, c'est à dire une collectivité correspondant à un certain territoire urbain. Dans l'hôtel, les services proposés à un rassemblement d'individus, donnent naissance à des formes originales d'exercice de ces fonctions, à des techniques et des objets particuliers, comme nous le verrons dans ce chapitre.
Tous les sytèmes fondés sur le même type de couple individus/collectivité restreinte (hôpitaux, casernes, foyers, "maisons communes" des années vingt en URSS, etc.) , de même que les modes de vie non organisés à partir de la famille bourgeoise (actuellement ce que l'on appelle aux USA les "Youg Urban Professionnals" - les Yupies - ou les "Double Income No Kids Yet" -les Dinkies) utilisent des modèles d'organisation de base et de services collectifs du même type que l'hôtel , ou favorisent le recours à des éléments de type hôtelier.
De ce point de vue l'hôtel n'est pas seulement un modèle d'habitat, c'est aussi un modèle d'urbanité sensiblement distinct du modèle dominant. C'est à son échelle que se réalisent un certain nombre de services traditionnellement rattachés à des systèmes différents, ceux du ménage et de la cité. La distinction entre service domestique et équipements collectifs s'y dissout en grande partie dans un équipement-centre de services d'une collectivité restreinte .
L'échelle de cette collectivité s'est de fait révélée adaptée à une série d'innovations très diverses, ou à leur introduction dans l'habitat, du téléphone aux surgelés, en passant par les premiers aspirateur ou l'air conditionné.
On peut ainsi considérer que l'importance croissante des dimensions individuelles dans les sociétés développées, notée par des sociologues et des philosophes très divers, favorise la diffusion des modèles hôteliers dans l'habitat , et peut-être plus largement dans la ville (1) .
Déjà en 1932, dans un ouvrage intitulé L'hôtellerie; étude théorique et pratique, Marcel Gautier énumérait une longue liste des innovations dans lesquelles l'hôtel avait joué un rôle :
Nous pourrions nous étendre longuement sur l'évolution des progrés dans toutes les sciences qui ont rendu l'urbanisme, l'habitation, l'alimentation humaine ce qu'ils sont de nos jours et nous pourrions montrer facilement que c'est à l'hôtel que furent pratiquées les premières expérimentations : procédés de chauffage les plus nouveaux, (thermo-siphons, mazout), transformateurs de haute tension, ascenseurs rapides et silencieux, téléautographes, signalisation lumineuse, tubes pneumatiques, transporteurs d'ordres de toutes sortes, matières isolantes nouvelles, canalisations de cuivre et de fer galvanisé remplaçant le plomb, fosses septiques dans les campagnes, frigorifiques perfectionnés, machines à laver la vaisselle et le linge, appareils de cuisine pratiques et rationnels etc....etc... etc... Enfin le téléphone dans toutes les chambres, en attendant qu'y pénètre la radio, les plates-formes pour l'atterrissage des avions; tous ces perfectionnements qui ont pour but - sans l'atteindre jamais - de rendre l'existence de l'homme plus heureuse, ont été expérimentées à l'hôtel et y ont acquis droit de cité.
Les rapports entre la science et l'hôtel sont si étroits, qu'en certains pays, les groupements hôteliers entretiennent en se chargeant de l'impression des travaux de certains savants, l'émulation scientifique au bénéfice de l'hôtel.
Mais Marcel Gautier ajoute également qu' en matière d'art, l'hôtel a surtout suivi et non précédé l'évolution de l'art dans l'architecture et l'ameublement. Non point, parce que les hôteliers aient été plus timides ou plus routiniers, mais recevant une clientèle très diverses, de goûts variés, il leurallu être circonspects ... (1)
Nous n'étudierons pas l'ensemble des innovations énumérées par M. Gautier, mais quelques unes seulement qui nous semblent plus importantes ou significatives, et dont les rôles dont été divers dans l'évolution de l'habitat: l'ascenseur , les sanitaires et la plomberie, l'électricité.
1. Les hôtels et la mise au point des ascenseurs
L'idée de diminuer la peine pour l'ascension d'étages est évidemment ancienne et divers auteurs citent l'usage de tel ou tel procédé de treuil dés l'antiquité. Des chaises à treuil ont aussi existé dans certains palais royaux, comme la dite " machine des petits appartements" de Madame de Pompadour , que le roi pouvait utiliser à certaines heures... En 1836, le roi lui-même se fit installer un système à treuil au Louvre.
Mais les efforts des ingénieurs portèrent d'abord sur les monte-charge, en particulier dans les mines. En 1850 , Otis et Tuft , utilisent pour la première fois la vapeur comme force motrice pour un monte-charge. En 1853, lors d'une exposition à New York, Otis présente pour la première fois un monte-charge avec un système de sécurité, que l'on appelera le "parachute". L'Hôtel du Louvre qui ouvre en 1855 est doté d'un monte-charge, pour les bagages et la vaisselle.
En 1857 , est expérimenté dans un grand magasin de New York, le Haughwout, pour la première fois un système destiné au transport des personnes. Le même système dit "chemin de fer à vis verticale" est expérimenté dans deux hôtels de New York, le Continental et le Fifth Avenue. Mais il est abandonné, parce que trop complexe d'usage et trop coûteux.
En 1859, Elisha Otis présente un nouveau système : c'est un ascenseur à machine à vapeur indépendante et réversible, reliée au tambour d'entraînement par des cables, courroies et engrenages, et utilisant des chaînes pour compenser le poids non équilibré de levage. Cette nouveauté fut à la base des possibilités d'utilisation commerciale des ascenseurs, grâce aux économies considérables qu'elle permit dans les frais d'exploitation. Le Lengham Palace (Portland Place) qui compte 400 lits est équipé en 1864 de ce système.
75. Cabine d'ascenseur américaine
76. Cabine d'ascenseur de l'hôtel St. Gotthard Terminus, Lucerne
En France, l'ingénieur Léon Edoux met au point au début des années 1860 un procédé différent, l'ascenseur hydraulique, où l'eau sous pression est utilisée comme agent moteur: un cylindre est enfoncé dans le sol, dont surgit un piston porteur lorsque l'on envoie dans le cylindre de l'eau sous pression. En 1867, Edoux installe un ascenseur de ce type à l'Exposition Universelle du Champ de Mars. Le succés est immédiat; l'Empereur en commande de suite un pour le Palais de Saint-Cloud.
Le succès de ces machines entraîne de nombreux chercheurs et ingénieurs à perfectionner les procédés: en France Heurtebize, Abel Pifre, Pierre Samain, en Angleterre Weygood et Armstrong, en Allemagne et en Italie Stigler. Les premiers immeubles à se doter d'ascenseurs sont les grands magasins et les grands hôtels à la fin des années 1860.
Ceux-ci commencent par installer des monte-charge, puis passent au transport de personnes. La chose n'est pas sans risque puisqu'un accident au Grand Hôtel au début des années 1880 va faire plusieurs victimes : la cabine s'écrase d'abord au sommet de la cage, puis s'effondre en bas; l'enquête conclura à des erreurs dans la conduite de la cabine.
Sécurité, vitesse et silence seront les principaux thèmes de recherche des ingénieurs.
Dès 1880, Siemens expérimente un premier système d'ascenseur électrique, le moteur étant disposé sur le sommet de la cabine. Un premier ascenseur électrique est installé par Otis dans le Building Demarest à New York en 1889. Des sytèmes concurrents, Otis , Eydoux, Roux-Combaluzier sont installés sur les différents piliers et aux divers étages de la Tour Eiffel.
Au début des années 1900, les ascenseurs électriques, beaucoup plus rapides et silencieux, sont au point et équipent hôtels et immeubles de bureaux. Celui de l'Hôtel du Louvre (installé par Roux-Combaluzier) et celui de l'Hôtel Meurice (Edoux) atteignent deux mètres par seconde; ce dernier est une cabine de diligence ! Au Waldorf Astoria, les cabines d'ascenseurs sont des petis salons Louis XV.
L'installation des ascenseurs contribua à des modifications architecturales et urbaines très importantes.
Les grands magasins et les hôtels , évoluant dès les années 1850-1860 vers le gigantisme, furent confrontés aux mêmes types de problèmes de transport de charges. Les premiers ascenseurs qui y furent installés étaient d'ailleurs destinés au transport des bagages et des colis. A l'hôtel, le monte-charge était alors du côté de l'entrée de service. En passant au transport de personnes, il devint quelque chose de central dans l'organisation de l'hôtel (et du grand magasin également) et même quelque chose de prestigieux, un élément de luxe moderniste. Il fut mis en évidence, chargé de décorations multiples, conjugant souvent les thèmes de la voiture et du salon. Un personnel spécialisé et à l'origine très qualifié , le "lift", conduisait cette "voiture verticale".
L'introduction de l'ascenseur dans les hôtels américains leur permit de passer à une nouvelle échelle, de gagner en hauteur de nombreux étages et de dépasser les cinq à six niveaux qui constituaient la limite ancienne. Cela permettait aussi de vendre au même prix, voire plus cher, les chambres des étages supérieurs autrefois réservées aux "courriers" (les serviteurs qui accompagnaient leurs maîtres en voyage, et qui autrefois précédaient les voitures de poste pour préparer le relais , d'où leur nom de courrier).
Dès les années 1870, l'ascenseur équipe tous les nouveaux hôtels de New York et de Chicago. Ils rendent possible les constructions en hauteur du point de vue des usages. Construire en hauteur devient aussi nécessaire en raison de la croissance urbaine accélérée des villes américaines et de la hausse des valeurs foncières dans les centre-villes. Il reste à rendre possible techniquement la construction en grande hauteur. Dès les années 1850-1870 on avait introduit le métal dans les constructions , mais en complément des charpentes traditionnelles. En 1870 , les nouvelles constructions de Manhattan s'élèvent fréquemment à 60 ou 70 mètres (1) . Mais c'est avec les ossatures métalliques utilisées à partir des années 1885 que les immeubles franchirent un nouveau seuil, générant l'architecture nouvelle de l'Ecole de Chicago (2).
La poussée en hauteur fut surtout aux Etats-Unis le fait des immeubles de bureaux, prenant le relai des grands magasins et dans une certaine mesure des hôtels ; ces derniers néanmoins continuèrent de "grimper", à l'instar du Waldorf Astoria, ouvert en 1893, comprenant 16 étages,avec 35 ascenseurs desservant 1000 chambres)
En Europe, les ascenseurs ont également modifié la conception des imeubles, d'abord des hôtels puis des immeubles de rapports. L'escalier a perdu peu à peu de son importance monumentale, au profit d'un hall occupé en son milieu par l'ascenseur ou les ascenseurs. Puis les escaliers sont devenus une sorte d' ornement de l'ascenseur (3). Enfin ils ont pratiquement disparu de la vue, devenus essentiellement des escaliers de secours derrière des portes coupe-feu.
Les hôtels furent un lieu privilégié pour l'installation des premiers ascenseurs , qui étaient susceptible de modifier en profondeur les conditions de leur exploitation. Les grands hôtels avaient également la capacité financière pour réaliser ce genre d'installation. Les aristocrates et les grands bourgeois qui vivaient dans des hôtels particuliers ou aux premiers étages des immeubles haussmaniens étaient a priori moins concernés par cette innovation.
Une fois familiarisés avec ce nouveau système, ils en profitèrent pour peu à peu gagner les étages supérieurs des nouveaux immeubles avec ascenseurs qu'ils firent construire, gagnant également en air et en lumière, qualités dont l'importance s'accrut rapidement au XIX° siècle.
La logique de conception des immeubles de rapports se modifia aussi peu à peu. Il devenait possible de louer des appartements bourgeois dans les étages supérieurs, ce qui facilita probablement dans une certaine mesure le départ des couches moyennes et populaires vers les banlieues, les seules jusque là susceptibles d'occuper les étages élevés difficilement accessibles. Un phénomène du même type se produisit aux Etats-Unis à la fin du XIX°, lorsque les couches moyennes émigrèrent vers les périphéries des villes, dans des maisons individuelles (1) .
La construction d'immeubles de plus en plus hauts nécessita le développement d'appareils de plus en plus perfectionnés, capables de conjuguer grande vitesse et systèmes d'accélération et de décélération les plus doux possibles, capables également de sélectionner les meilleurs parcours et la chronologie des arrêts.
Jusqu'à l'introduction des sytèmes électroniques ce fut le rôle du lift, qui disposait dans l'ascenseur d'un tableau lumineux lui indiquant les étages où un appel avait été effectué.
Les ascenseurs ont été aussi les supports de réflexions futuristes, s'inspirant entre autre du modèle de la fusée, de celui de la bulle , devenant eux-mêmes une véritable attraction. c'est le cas notamment des ascenseurs des hôtels de Portman, cages de verre s'élevant à l'intérieur des atriums, parfois plongeant à l'arrivée dans des bassins.
77. Cabine d'ascenseur, Marriott Hotel au Peachtree Center, Atlanta
2. L'hôtel et la diffusion de la salle de bains
Dans son texte sur "la mécanisation du bain", Sigfried Giedion a méthodiquement analysé la mise au point du modèle moderne de la salle de bains.
Tout d'abord dans une large fresque historique, il identifie les différents types de bains connus depuis l'antiquité dans les diverses civilisations. Au delà de la distinction entre bain d'eau chaude et bain de vapeur ( ce dernier étant relativement courant en Europe au XVIII° siècle, et dominant dans les pays islamique ou au Japon), il identifie deux types fondamentaux : le bain-ablution et le bain-régénération.
Ceux-ci coexistent souvent, l'un dominant habituellement l'autre. Chaque type de bain a une signification profonde. Le premier fait du bain une activité strictement privée et la baignoire, surtout sous sa forme actuelle, en est le symbole. Le bain-régénération, par contre, favorise les rapports sociaux et devient presque automatiquement un foyer de vie communautaire(1) .
Beaucoup d'auteurs ont insisté sur les modifications tout au long de l'histoire des attitudes vis à vis de l'eau en général , du bain en particulier, qui engageaient plus fondamentalement les rapports au corps. Giedion impute entre autre à la Réforme et à la Contre-Réforme, le recul des bains au dix-septième et au dix-huitième siècle, "toutes deux voyant dans la nudité un péché" (2). De fait depuis le XVI° siècle, la "toilette sèche" a triomphé dans les classes supérieures (3). On efface les odeurs , on les couvre avec des vêtements ou avec des parfums; on protège le corps et on ne le dénude pas.
Les plaisirs anciens de l'eau, temps ludiques, festifs, sont rejetés. Les établissements de bains sont assimilés à des lieux de prostitution.
Pourtant dès la fin du XVIII° le bain semble selon Georges Vigarello réapparaître quelque peu, même s'il note par ailleurs qu'en 1750, J.F. Blondel, sur les soixante-treize hôtels particuliers dont il recense les plans dans "l'Architecture Française" , cinq seulement possèdent un cabinet de bains.
Pour Vigarello, c'est d'une privatisation nouvelle dans la seconde moitié du XVIII° siècle, qui marque notamment l'habitat, que semblent naître "cabinet de toilette", "cabinet de propreté", "cabinet de commodité" ou "lieux à l'anglaise". Ces derniers mobilisent les premières mécaniques du confort. C'est alors qu'est inventé le water-closet que peu à peu les anglais diffuseront sur le continent (1) .
Les thèses hygiénistes s'ajouteront à la même époque pour promouvoir le développement de l'usage de l'eau et en particulier des bains. Certains médecins privilégieront les bains froids, "plus proches de la nature". L'aliénisme y faisait aussi recours depuis la fin du XVII° siècle (2) . Mais le bain chaud sera plus particulièrement porté par l'exigence de confort qui viendra relayer celle de l'hygiène. Exigence de confort, dont l'origine est nettement britannique et que Max Weber met dans une certaine mesure en relation avec l'éthique protestante comme forme de légitimation, dirait-on maintenant, des consommations dispendieuses, alors que les consommations "ostensibles" étaient répréhensibles (3) .
Pour en venir plus précisément à la salle de bains, son histoire est d'abord celle de la baignoire.
C'est un objet très ancien, déjà connu de l'Antiquité. On en trouve en bois, en marbre et même en argent . Selon Jean-Pierre Goubert, c'est sous François 1er qu'apparaissent les baignoires modernes, de forme allongée. Un siècle plus tard elles sont en cuivre rouge, étamée à l'intérieur , décorées de peinture à l'extérieur" (4).
Puis à partir de la fin du XVIII° siècle, le développement de l'usage de la baignoire et l'installation plus fréquente de salles de bains appelleront des progrés technologiques qui en retour permettront leur diffusion.
Henri Sauvage (1) a daté les principaux progrés techniques de la baignoire, comme contenant et avec son système de chauffage de l'eau. A ces progrés il faut ajouter ceux qui ont permis le développement de l'eau courante, l'installation de châteaux d'eau et surtout les techniques nouvelles dans la réalisation des tuyaux , la fonte de fer supplantant le plomb dès la fin du XVIII° siècle:
-1770: apparition de la baignoire en tôle, moins coûteuse que celle en cuivre.
-1820: développement des livraisons des bains à domicile ; généralement ce sont de solides auvergnats qui portent dans les étages baignoires et eau. En 1831 selon Goubert , on compte plus d'un millier d'entreprises de ce genre à Paris.
-1840: baignoires en zinc, chauffage de l'eau avec des chaudières spéciales au bois ou au charbon.
-1852: essai des premiers chauffe-bains à gaz.
-1865 : chauffe-bain à colonne.
-1871 : généralisation des chauffe-eau à gaz.
-1880: apparition de la baignoire en fonte.
-1900: baignoires en porcelaine ou en céramique (2) .
En Angleterre la pratique des bains était déjà très développée au début du XIX° siècle et vers 1850 beaucoup de maisons aisées étaient équipées de water-closet et d'une baignoire. Pour S. Giedion, c'est l'Angleterre qui inventa la salle de bains de luxe, même si l'on en trouve quelques exemples auparavant dans des hôtels particuliers parisiens.
La lourde baignoire en porcelaine à double paroi, fabriquée individuellement comme la Rolls Royce, est aussi représentative de cette phase que la baignoire américaine de série à double paroi émaillée le sera d'une phase ultérieure. Mais le luxe ne s'arrêtait pas là. Des équipements de douche très perfectionnés, combinés à la baignoire ou indépendants, des bains de siège, des bidets, des W.C., des lavabos à dessus de marbre ou peints selon le goût du client complétaient cet ensemble de luxe qu'il eût été difficile d'enfermer dans une cabine. Le bain de 1900 exige une pièce spacieuse pourvue d'un certain nombre de fenêtres. (1).
Il fallut attendre selon lui les premières décennies du vingtième siècle pour que la bourgeoisie aisée de toute l'Europe adopte la salle de bains anglaise, chacun pouvant en modifier l'équipement selon ses moyens.
De fait l'usage des bains était encore peu répandu en France à la fin du XIX° siècle, même dans de très grandes familles. Eugen Weber raconte l'anecdote suivante :
En 1898, Pauline de Broglie, alors agée de dix ans, attrapa la rougeole; une fois guérie le médecin lui prescrivit un bain : "Ce fut toute une affaire et on en parla pendant plusieurs jours. Il n'y avait bien entendu pas de baignoire à la maison (...) Personne dans ma famille ne prenait de bain ! On se lavait dans des "tubs" (bassines rondes et basses récemment importées d'Angleterre et que l'on voit bien dans les dessins de Degas) avec cinq centimètres d'eau, ou bien on s'épongeait dans de grandes cuvettes, mais l'idée de se plonger dans l'eau jusqu'au cou me paraissait païenne, presque coupable. Aussi loua-t-on une baignoire portable qu'on plaça devant la cheminée et dans laquelle on disposa un drap. La petite Pauline s'y aventura alors sans ôter sa chemise de nuit (2).
De fait comme le souligne Alain Corbin , il faudrait distinguer plus précisément encore le développement de la pratique des bains de celui de la salle de bains.
Celle-ci demeura fort longtemps l'apanage des riches demeures, des hôtels de tourisme et des bordels de luxe. A Paris , note Alfred Picard en 1900, seuls les appartements à loyer élevés en sont pourvus. La nudité des corps en mouvement , la totale liberté des gestes de la toilette, l'intimité douillette à l'abri de toute intrusion conféra longtemps à l'endroit un parfum de licence, encore accentué par les figurines de Léda souvent sculptées dans la robinetterie . (3).
En Europe, les premiers grands hôtels au début du XIX° siècle ont tous des équipements de bains relativement importants pour l'époque: le Badischer Hof (Baden Baden ) en 1809 dispose ainsi de 11 salles de bains pour une cinquantaine de chambres-appartements. Mais ce niveau d'équipement ne changera que lentement tout au long du XIX° siècle. Les salles de bains seront certes de plus en plus nombreuses, vastes, luxueuses, accompagnés de magnifiques salons d'attente: le Westminster Palace ne comptait à son ouverture en 1865 que 70 "lavatories"(cabinets de toilettes) et 14 salles de bains pour 268 chambres; l'Hôtel de Paris à Monaco en 1875 n'en comptait que six, mais quel luxe dans les salons d'attente!
Le développement de la pratique du bain en Europe est donc intégrée dans la conception des hôtels, mais le bain n'engendre pas encore la salle de bains comme équipement individuel. De fait les Anglais ne trouvent pas toujours la baignoire dont ils souhaitent pouvoir disposer et certains d'entre eux se déplacent avec dans leurs bagages une baignoire pliante en caoutchouc(1).
Il semble que l'effet de diffusion par les hôtels de la pratique des bains et leur transformation par ce type "d'équipement collectif" hôtelier ait été assez faible, si l'on en juge par le peu de salles de bains que l'on trouve encore en France à la fin du XIX° siècle, même dans les maisons aisées. Selon Eugen Weber, on comptait par exemple à Rennes en 1898, 70.OOO habitants, 30 baignoires et 2 salles de bains !
Mais en Suisse, où les hôtels jouèrent un rôle important dans la diffusion des principes de propreté et d'hygiène , on comptait à Lausanne déjà 200 salles de bains en 1894, la plupart dans des immeubles récents; à Zurich en 1910, 27,7% des logements en étaient équipés(2).
A quelques exceptions prés, pour ce qui concerne la pratique des bains, l'hôtel européen ne semble donc avoir joué qu'un rôle d'accompagnement jusqu'à la fin du XIX° siècle .
Il en est tout autrement pour l'hôtel américain, comme l'indique Williamson :
Nos hôtels (américains) ont été les premiers bénéficiaires de la plomberie moderne tout au long du XIX° siècle. Ils ont donné à deux générations d'Américains l'occasion de faire connaissance avec les "bathtubs", l'eau courante froide et chaude, les water-closets et le chauffage central à la vapeur. La salle de bains est ainsi véritablement née aux USA dans les années 1840-1850 et la vie domestique américaine a été profondément influencée par les hôtels (3).
En fait c'est une seconde génération de salle de bain squi naît aux USA dans les années 1850, et qui débouchera au début du XIX° siècle sur ce que Giedion appelle la "cabine sanitaire américaine" , elle même très liée au processus général de "mécanisation".
78. Baignoire américaine présentée dans J. Williamson, American Hotels
79. Salle de bain d'un hôtel américain, début du XXe siècle
Les installations standard firent selon Giedion leur apparition dès cette époque car on a enfin pris position ; la salle de bains sera une annexe de la chambre à coucher. Ce choix n'est pas l'effet du hasard. La salle de bains américaine tire ses origines non de la maison mais de l'hôtel .(1).
En effet dès 1853 il semble qu'un hôtel, le Mount Vernon à Cape Bay ait disposé d'une salle de bains par chambre . Mais d'aprés Willamson, on n'est pas vraiment sûr de cela, seul un article de journaliste l'évoquant, l'hôtel ayant brûlé trois ans plus tard !
Quoi qu'il en soit le taux d'équipement en salles de bains augmenta rapidement dans la seconde moitié du XIX° siècle aux Etats-Unis. En 1859 le Fifth Avenue (où l'on expérimenta également un ascenseur) comptait 100 suites avec salles de bains particulières. En 1877 un hôtel de Boston installait l'eau courante froide et chaude dans toutes les chambres, mais un certain nombre d'entre elles n'avaient encore que des lavabos. En 1888, la réclame du Victoria Hotel de Kansas City qui ne comptait que des suites (240) le présentait comme le premier hôtel ayant une salle de bains par suite. En 1897, le Waldorf Astoria n'avait plus qu'une cinquantaine de chambres sur plus de 400 ne disposant pas d'une salle de bains particulière.
La salle de bains se prépandit alors rapidementaux USA dans des hôtels moins luxueux: en 1908 le Statler de Buffalo , 300 chambres et 300 salles de bains ouvrait en lançant ce slogan: "Une chambre et un bain pour un dollar et demi" . Tandis qu'en Allemagne à la même époque ouvrait le plus luxueux des hôtels de Berlin , l'Hôtel Adlon, qui comptait 305 chambres, mais seulement 140 salles de bain.
Giedion analyse les effets architecturaux de la mise en oeuvre de ce nouveau principe de l'hôtellerie américaine "une chambre , une salle de bains" : alignement des installations sanitaires le long d'un seul mur, puis pivotement de 90 % de la baignoire par rapport aux autres équipements, le système évoluant vers la "salle de bains minimum" , la standardisation et la transformation industrielle de la baignoire. Cela débouche par ailleurs sur la conception de gaines techniques communes à plusieurs chambres ou à plusieurs appartements.
Vers 1920, la fabrication en série entraîna le développement d'une forme particulière : la baignoire monobloc, encastrée, à tablier, dont la fabrication exige un minimum de temps et d'argent. Elle constitua non seulement la norme de la salle de bains américiaine, mais également son principe fondamental et son module.
80. Publicité pour l'Hôtel Carlton, Cannes
81. Salle de bains de l'Hôtel Crillon, Paris
C'est vers cette époque que "la salle de bains devient , dans la maison individuelle du moins , une annexe de la chambre à coucher "(1). Dès le début des années 1930 apparaissent aux USA les premiers modèles de salle de bains préfabriquées .
La filiation de l'hôtel américain semble donc très nette pour ce qui concerne la salle de bains moderne.
Cet équipement, de luxe au départ , a ainsi évolué progressivement vers le concept de salle de bain minimum qui a marqué fortement la construction des maisons individuelles aux USA dès les années 1930, et tout le secteur du logement social en Europe, surtout après la seconde guerre mondiale.
Une demande particulièrement forte dans le domaine sanitaire, partiellement liée à la fonction d'habitat quasi permanent que remplissaient de nombreux grands hôtels américains dans la seconde moitié du XIX° siècle, et une dynamique de luxe moderniste s'appuyant sur des progrés technologiques dans le domaine de la plomberie et du chauffage, ont fait des grands hôtels américains les laboratoires et les instruments de diffusion de la salle de bain moderne, annexe de la chambre, plutôt qu'équipement collectif.
Les contraintes économiques ont, jusqu'il y a peu, limité l'extension du modèle "une chambre une salle de bains" dans les logements moyens; mais elles ont favorisé le modèle de la "salle de bains minimum" introduit à l'origine par l'hôtellerie.
La France, dont le cadre bâti fut longtemps très vieux et très archaïque, a connu longtemps des taux fort élevés de logements sans salle-de-bains, voire sans WC intérieurs. Actuellement, seulement 10 % des résidences principales ne disposent ni de douche ni de baignoire. Mais une évolution nouvelle et assez nette s'opère dans le domaine de la salle de bains : il s'agit en quelque sorte d'une "reconquête" de la salle de bains, comme pièce à part entière. On assiste en effet à une assez forte demande de salles de bains plus grandes (quitte à diminuer d'autres surfaces), disposant de lumière naturelle, et aménagées avec un véritable mobilier de bains. Les publicités de certains producteurs d'équipements sanitaires reprennent ce thème en propsant de faire des salles de bains des "pièces à vivre".
Ce processus est fort avancé dans l'hôtellerie de luxe. La rénovation des salles de bains a ainsi constitué l'un des axes majeurs de la modernisation des hôtels de luxe anciens. L'installation du téléphone dans les salles de bains, qu'avait déjà imaginée César Ritz dans les années vingt, s'est généralisée. Des tabourets puis des chaises ont fait leur apparition. Des matériels y sont installés de façon permanente : du sêche-cheveux perfectionné fixé au mur, aux haut-parleurs de chaîne stéréphonique. Les "jaccuzzis" particuliers (bains à vagues d'origine japonaise) font également leur apparition.
La diffusion de cette conception de la salle de bains dans l'habitat se heurte en France au fait que la conception "une chambre - une salle de bains" n'est pas encore devenue une référence, même dans des habitats relativement haut de gamme; l'existence d'une seconde salle de bains étant souvent réduite à un lavabo et à une douche. On peut donc s'interroger sur le type d'arbitrage qui nécessairement devra s'opérer, ne serait-ce qu'en mètres carrés, entre le gonflement de la salle de bains principale (conçue encore comme un équipement collectif de l'appartement) et l'extension du modèle hôtelier (une salle de bain complète par chambre, ou tout au moins pour le "module" enfants et pour le module parents).
3. L'hôtel et le développement des réseaux et de leurs équipements
Les hôtels ont été dès le XIX° siècle un lieu important pour le développement des technologies de réseaux : eau , gaz, électricité, air , téléphone.
En plus de la dynamique de la modernité et de l'évolution des modes de vie des couches les plus fortunées que nous avons évoquées précédement, une série de facteurs supplémentaires en firent a priori des endroits favorables à l'utilisation de ces nouveaux équipements : ils concentraient un nombre important d'usagers en un même endroit, et étaient donc des pôles tout désignés des nouveaux réseaux; dans bon nombre de cas il était plus facile dans des constructions nouvelles d'installer ces équipements; l'hôtel fonctionne de fait comme un réseau et sa gestion unique et centralisée rend aisée a priori la gestion d'un tel réseau ; enfin comme nous l'avons souligné précédemment, les compagnies hôtelières disposaient d'une capacité d'investissement et de possibilités d'amortissement de ces nouveaux équipements.
D'autres bâtiments ont bénéficié de conditions identiques ou voisines et ont constitué également des lieux particulièrement favorables au développement d'un certain nombre de ces réseaux : en particulier les commerces (dont les grands magasins), les gares et les salles de spectacle pour l'éclairage au gaz puis l'éclairage électrique, pour le téléphone aussi dans une certaine mesure.
Mais il semble bien que la plupart de ces réseaux aient pénétré l'habitat , puis plus particulièrement la chambre , d'abord par les grands hôtels .
3.1. L'usage du gaz
Le gaz fut utilisé d'abord pour l'éclairage. C'est à la fin du XVIII° siècle que peu à peu les procédés furent mis au point.
En 1799, l'ingénieur des Ponts et Chaussées Philippe Lebon, bien qu'en conflit avec sa hiérarchie qui ne veut pas le laisser se consacrer à sa recherche et le nomme à Angoulême... (1), parvient néanmoins à mettre au point un nouveau procédé de production et de combustion du gaz , le thermolampe , dont il dépose le brevet. En 1801 il dépose de nouveaux brevets qui devaient selon lui permettre également le développement du chauffage public au gaz. En 1802, revenant du sacre de Napoléon, il est assassiné dans une rue sombre !
A Londres, F.A. Winsor développe peu aprés des procédés sensiblement plus perfectionnés et parvient à mettre en oeuvre dès 1810 un premier éclairage public au gaz. En 1813 , le pont de Westminster est ainsi éclairé, et le Guildhall en 1815.
Winsor vient alors en France pour y développer également l'usage du gaz . Une expérience dans le passage des Panoramas en 1816, convainc les commerçants de l'intérêt de ce nouveau système. La concurrence incite alors les commerces du Palais Royal à se doter de ce nouvel équipement. La dynamique est lancée. En 1818, l'hôpital Saint-Louis installe une usine à gaz . Des expériences Place de la Concorde en 1819 sont concluantes. Le système se développe et remplace progressivement les réverbères à huile. Une première compagnie privée, la Compagnie Française pour l'éclairage au gaz est créée en 1824, et le mouvement s'étend assez rapidement dans la plupart des villes française. Vers 1855, pratiquement toutes les villes disposent d'un minimum d'éclairage public au gaz.
Aux Etats-unis, le développement du gaz commence à peu prés à la même époque. la première compagnie de gaz de ville est créée en 1816 à Baltimore.
Les difficultés ne manquent pas cependant de freiner l'extension des réseaux de gaz.
D'abord le danger: les explosions étaient au début assez nombreuses, et la peur des explosions très grande. Ensuite l'odeur qui nécessita le développement de systèmes d'épuration. Aussi l'installation de l'éclairage au gaz dans des locaux fermés fut plus lente.
Le premier hôtel où le gaz ait été utilisé semble être le Tremont à Boston en 1829, mais uniquement dans les locaux collectifs. En 1835, l'American House ouvrit avec du gaz partout, dans les étages , y compris les chambres. Mais les accidents étaient nombreux, rapporte J. Williamson, car les gens ne savaient pas se servir du gaz. Ils laissaient aussi parfois le gaz brûler toute la nuit car une pancarte leur enjoignait de "ne pas souffler la lumière". Il est clair, c'est le cas de le dire, que l'hôtel a ainsi joué un véritable rôle d'apprentissage de l'usage du gaz, permettant sa diffusion ultérieure dans l'habitat individuel. Pour de nombreux clients, la qualité de ce nouvel éclairage, la possibilité d'éclairer autant une pièce étaient de véritables découvertes. De luxe , cette quantité et cette qualité de lumière devinrent rapidement des éléments indispensables de confort.
En France, l'éclairage au gaz pénètra l'intérieur des constructions mais se limita aux espaces collectifs, à l'exception des hôtels où ils ira peu à peu jusqu'aux chambres. En 1862, Le Grand Hôtel ouvrait avec 2600 becs de gaz. Au début des années 1870, selon J. Baille, presque toutes les maisons neuves ont le gaz; mais celui-ci est généralement limité à l'éclairage des cours intérieures et des escaliers. réputé sale, il ne pénètre pas encore dans les appartements (1).
Pourtant à la fin du siècle le gaz était sorti des hôtels de luxe et avait pénétré le monde des meublés, qui fièrement affichaient à l'entrée: "gaz à tous les étages".Il faut dire qu'à la même époque, la technique la plus moderne n'était plus l'éclairage au gaz, mais l'éclairage électrique. Quant au gaz, son usage fut progressivement transféré à la cuisson, au chauffage de l'eau et de l'air.
3.2. Les réseaux électriques
L'éclairage électrique
L'histoire de l'éclairage dans la seconde moitié du XIX° siècle, a été largement celle de la concurrence entre le gaz et l'électricité.
Les premières expériences d'éclairage électrique public datent de la fin de la première moitié du XIX°. En 1844, une démonstration est effectuée place de la Concorde. Mais il faut attendre 1878 pour que 32 globes électriques soient installés avenue de l'Opéra et sur la façade de l'Opéra, utilisant la lampe à arc de Jablockoff. Les expériences se poursuivent, les procédés se perfectionnent : Edison met au point en 1879 sa lampe à incandescence, qui permet d'obtenir un éclairage modéré et divisible. L'exposition électrique de 1881 contribue au développement des appareillages électriques.
L'éclairage électrique intérieur débute à peu prés vers la même époque. Les premiers locaux à être équipés de lampes électriques furent Les Grands Magasins du Louvre, les Gares de Lyon et Saint-Lazarel. L'intérieur de l'Opéra est équipé en 1886. La même année est installée à l'Hôtel Continental une dynamo électrique (une machine Gramme de huit tonnes) , produisant un courant de 400 ampères avec une tension de 100 volts. Elle alimente dans l'hôtel 500 lampes à incandescence de 10 à 20 "bougies"(procédé "Gérard"), installées dans le grand salon de lecture de la galerie des fêtes, et deux grandes salles de fêtes, et dans 650 lampes dans les salles du café, du restaurant et de la table d'hôtes (1) .
La première centrale électrique, la Station Drouot, est inaugurée en 1887 : sa capacité permet d'alimenter 1500 lampes et un fil aérien dessert plusieurs établissements du Faubourg Montmartre.
En 1889, l'Exposition Universelle consacre la "Fée Electricité". En 1897, Paris compte déjà 650.000 lampes électriques, dont 350.000 sont alimentées par 7 compagnies d'électricité.
Le succès de l'électricité fut alors très rapide. C'était une énergie propre , la magie blanche, avantageuse par rapport au gaz qui noircissait murs et plafonds de ses fumées, sans odeur, qui se transporte facilement (surtout avec l'apparition du courant alternatif) et généralement plus sûre que le gaz qui explose et asphyxie. Il est cependant probable que l'éclairage public au gaz a contribué au développement de l'éclairage électrique privé, en élevant les nomes de confort et de qualité : chandelles et lampes à pétrole à l'intérieur procuraient de moins bonnes lumières que le gaz à l'extérieur.
Mais cette énergie est restée longtemps assez chère, en faisant d'abord un produit de luxe, pour les magasins chics, pour la "montre" des vitrines, les cafés et restaurants, les hôtels, les demeures luxueuses. Pourtant Eugen Weber rapporte que la demeure parisienne des Broglie n'eut l'électricité qu'après la Première Guerre mondiale. Cette famille ne semble pas avoir fait preuve d'une modernité quotidienne avant-gardiste, mais de fait, longtemps les familles bourgeoises européennes n'ont eu l'éclairage électrique que dans les pièces de réception.
Néanmoins, l'une des caractéristiques majeures de l'électricité, c'est que précisément, à la différence du gaz, elle a pénétré assez vite à l'intérier des logements, ne s'arrêtant pas aux espaces publics, aux cours et aux cages d'escalier. Et de fait les grands hôtels furent les premiers habitats a en être équipés, non seulement dans les espaces publics, mais dès la fin du siècle dans les chambres, familiarisant les clients avec l'usage des "interrupteurs".
Les Etats Unis ont été évidemment très précoce dans l'usage de l'éclairage électrique, comme dans tous les domaines où des technologies nouvelles ont été mobilisées pour le confort .
Dès 1882, l'Hôtel Everett s'était équipé de 100 lampes, principalement dans la salle à manger, les bureaux, le salon de lecture et les parloirs, ainsi qu'une enseigne lumineuse, la première de New-York. Cette même année la Edison Company réalisait 123 installations, mais parmi celles-ci on ne comptait que hôtels. Pourtant le processus allait s'accélerer et l'année suivante , à New-York également, le Sagamore Hôtel installait des lampes électriques dans toutes les chambres. L'inflation électrique allait prendre des proportions très importantes , comme en témoigne la publicité du Ponce de Leon (Saint Augustine, Floride) qui vante les 4100 ampoules de l'hôtel (1) .
En Europe, Lausanne fut une des premières villes à s'équiper. Une station avec des dynamos fut installée dans la rue Centrale . L'éclairage électrique fut inauguré à l'intérieur d'un hôtel. La démonstration publique eut lieu en1882. L'année suivante il y avait neuf abonnés; en 1885 on en comptait 115 , principalement des magasins, des cafés , des hôtels). Mais en 1894, seuls cinq appartements de Lausanne étaient équipés de l'éclairage électrique.
A la fin du siècle, la plupart des villes suisses avaient installé leur usine. Et selon Geneviève Heller l'intense mouvement de promotion touristique fut certainement un argument décisif : de grands hôtels, munis de tout le confort moderne étaient construits pour accueillir la haute société étrangère (2) .
Nul doute également que l'industrie électrique suisse, s'appuyant sur les savoirs faire de l'horlogerie comme sur la houille blanche, ait également contribué au développement de l'usage de l'électricité.
Il est possible que les hôtels de luxe aient aussi contribué par la suite à l'évolution de l'éclairage privé. C'est en tout cas la thèse de l'épouse de César Ritz qui considère que son mari fut un des inventeurs de l'éclairages indirects. Il en fut certaibnement l'un des diffuseurs ...
La question de l'éclairage passionnait Ritz, et il s'y révéla novateur. A Rome , par exemple, un des appartements réservés aux couples en voyage de noces lui causa bien des tracas. pour être éclairée à souhait, cette chambre immense aurait nécessité de nombreux lustres et l'équilibre de ses proportions en aurait été rompu, pensait-il. Et puis les lustres employé alors n'étaient rine moins qu'artisitques. César ayant remarqué que la corniche faisait saillie sous le plafond arrondi, fit tendre des fils électriques dans l'espace ainsi ménagé et y dissimula un cordon de lampes. Ce mode d'éclairage est si courant de nos jours, qu'on a peine à réaliser combien il paraissait révolutionnaire à cette époque. Le résultat fut exquis, car il mettait en valeur les peintures à l'italienne du plafoond et le baignait d'une lumière tamisée. Mon mari fut bien l'un des inventeurs de l'éclairage indirect. Il l'employa fréquemment, sous plusieurs formes, notamment au Carlton de Londres où, dans le grill-room, il fixa les ampoules entre les panneaux de verre dépoli et au Ritz de Londres et de Paris où les lampes étaient placées dans des coupes d'albâtre.(1) .
3.3.Des sonnettes au téléphone
Selon Michèle Perrot, il semble que l'usage des sonnettes domestiques soit relativement récent, ou en tout cas que son usage se soit particulièrement développé à la fin du XVIII° siècle et au début du XIX° siècle. L'une des raisons avancées est l'évolution de l'espace privé et des pratiques familiales:
Dans les grandes maisons de la nouvelle bourgeoisie, les pièces se spécialisent, les distances matérielles et morales s'accroissent. La domesticité s'éloigne de la famille. Bientôt les bonnes se jucheront au sixième étage. La sonnette , substituée à la familiarité de la voix, est le signe et le moyen de cet écartement. (2)
De fait cet écartement correspond aussi à la "privatisation" de la vie bourgeoise : les domestiques assistent de moins en moins aux activités des maîtres, ils ne se tiennent plus à leur disposition dans les pièces où ceux-ci vivent. La restauration restera une des rares activités où les domestiques restent physiquement présents, immédiatement à la disposition des convives. Encore que cette pratique ira en diminuant et ne subsiste que dans certaines occasions, lors de réceptions , ou dans la restauration de très haut de gamme.
Michèle Perrot évoque également les travaux de Samuel Bentham, frère de Jeremy et co-inventeur avec lui du fameux Panoptique (plan de prison modèle), qui expérimenta un système de commande à distance des domestiques, qu'il suggérait par ailleurs d'utiliser dans les prisons. Elle cite également un parlementaire et journaliste de cette époque, Pierre-Louis Roederer (1754-1835), qui dans une prétendue "Lettre de la Citoyenne aux Auteurs du Journal de Paris", met en scène une servante devenue femme de chambre d'une fournisseuse aux arhées, nouvelle riche :
Il n'y a pas , dans la maison où je suis, une seule pièce, un cabinet, une garde-robe, une cheminée, une alcôve, où il ne pende un cordon, où il ne brille un petit ressort qui répond à autant de sonnettes qu'il y a de lieux de la maison où je puis me trouver. Sonnette pour moi dans l'antichambre, sonnette dans la cuisine, dans l'office, dans la chambre, au-dessus de mon lit, dans mon oreille.
Dans les premiers grands hôtels, les clients arrivaient avec une partie de leur propre personnel et le modèle des appartements à l'intérieur des hôtels ne faisaient que reproduire les relations traditionneles avec les domestiques.
Mais peu à peu , les domestiques des clients furent pour l'essentiel remplacés par du personnel local, d'abord extérieur à l'hôtel (ce qui est à l'origine du sytème de paiement sous la forme du "service"), puis dépendant direcement de l'hôtel. Les clients pouvaient restés précédés d'un courrier (qui préparaient leur arrivée), d'une femme de chambre ou d'un valet, plus tard d'un chauffeur. Mais la plupart des services domestiques fut transférée à la charge de l'organisation hôtelière.
La taille des hôtels, la division du travail hôtelier et la multiplication des services, rendirent très vite nécessaire le développement des techniques de communication interne. C'est ainsi que très tôt, sensiblement avant l'éclairage , le système d'appel du personnel par sonnettes fut "électrifié". Ce fut l'occasion de l'installation des premiers réseaux de fils électriques à l'intérieur de bâtiments.
La nécessité d'identifier et la chambre d'appel et la nature du service demandé (le valet, la femme de ménage, le coursier etc.) entraîna la mise sur pied de systèmes complexes de fils , de boutons d'appel spécialisés et de "tableaux indicateurs" centraux avec "sonneries électromagnétiques", doublés plus tard de signaux lumineux. Il s'agit en quelque sorte des premiers "tableaux de bord domestiques". Très tôt des piles furent employées pour alimenter en courant basse tension ces systèmes.
Dans chaque pièce étaient installés pour les appels, aux endroits les plus commodes, "bouton-poussoir" ou "poires à fil souple" (1). Mais ce sytème était mal commode car il nécessitait soit une multiplication abusive de boutons d'appel spécifiques pour les différents services, soit l'apprentissage d'un code qu'il était également abusif de demander d'apprendre aux clients ( un coup pour le portier, deux pour le garcçon d'étage, trois pour la femme de chambre etc.).
C'est l'une des raisons pour lesquelles le téléphone à usage interne vint relativement vite doubler le système d'appel par sonnettes. (2) Dès 1877, l'Hotel Mail prédisait les changements qu'allait introduire le téléphone (3). De fait les hôtels furent parmi les premiers lieux à être équipé de téléphones. Au début , il s'agissait de postes centraux, installés dans un salon particulier.
A partir de 1894 aux Etats Unis, le téléphone est installé dans les chambres mêmes des hôtels. L'hôtel Netherland semble avoir été l'un des premiers à réaliser ce type d'installation lors d'une importante modernisation d'ensemble. Mais il fallu attendre 1902 pour que le Waldorf fasse de même. De fait il s'agissait de travaux éléctriques relativement importants, nécessitant peintures et tapisseries nouvelles.
En France le téléphone se développa fort lentement. On n'y comptait en 1900 que trente mille postes, alors qu'à la même époque les grands hôtels de New-York en comptaient plus de vingt mille. Il semble, tout en prenant en compte les dispositifs institutionnels (4), que le téléphone correspondait mal aux pratiques de la bourgeoisie française, qu'il passait pour une intrusion dans la vie pri
82. Sonnette du Carlton Hotel, Stockholm
83. Cabine de téléphone dun hôtel américain, fin du XIXe siècle
vée des familles (1).
Dans une certaine mesure , le poste téléphonique de la chambre d'hôtel échappait à ces connotations, dans la mesure où il garantissait l'aspect privatif de la chambre, où il permettait précisément de renforcer le caractère individuel d'une relation.
Par ailleurs, avec le développement des réseaux téléphoniques à longue distance (en 1915 les USA inaugurent la liaison coast to coast et en 1925 l'administration française commande le premier grand cable téléphonique interurbain Paris-Strasbourg) , le téléphone devenait un instrument indispensable de communication pour le voyageur.
Peu à peu, le téléphone est devenu omniprésent dans l'hôtel. Instrument de communication interne et externe, on en trouve dans tous les espaces collectifs de l'hôtel, dans les chambres (un ou deux prés en tête de lit, un autre dans l'entrée, généralement un poste près de la table ou de la coiffeuse ou du secrétaire, un enfin dans la salle de bain - l'invention de cette dernière localisation est attribuée par la veuve de Ritz à son mari ).
Il est probable que le téléphone a très tôt été un instrument de communication privilégié pour le voyageur, "isolé" dans une chambre d'hôtel, dans une ville où il est un "étranger". Il est difficile d'aller au delà de la précocité et de l'importance des installations téléphoniques dans les hôtels pour évaluer leur rôle dans la diffusion de l'usage des téléphones, et dans les formes d'usages (téléphoner de son lit ou de sa baignoire ?).
Mais on peut aussi se demander si l'usage extensif du téléphone dans le contexte hôtelier , pour les services domestiques, pour commander ses repas comme en guise de réveil matin, ne préfigure dans une certaine mesure la diversification des usages actuel des liaisons téléphoniques (achat par correspondance, commandes de repas ou d'approvionnements divers par minitel, téléphones "roses" etc.).
84. Le Télésème Herzog à l'Elysée Palace Hôtel, Paris.
3.4. Les autres réseaux : chauffage central, aspirateur central,pneumatiques, air conditionné, vidéo
La structure de l'hôtel, système collectif de logement individuel, favorisa de façon générale l'expérimentation ou le développement de toutes sortes de réseaux.
Ainsi , outre le gaz et l'électricité, il faut noter la précocité et le rôle des hôtels dans le développement des réseaux d'eau froide et chaude, avec la salle de bains mais aussi le chauffage central.
Les premières installations de chauffage central à vapeur à moyenne pression datent selon Henri Sauvage de la fin des années 1920, en particulier avec l'équipement de la Bourse de Paris. Puis sont équipés de systèmes divers (à pulsion d'air chaud, à vapeur basse pression), en fonction du développement des techniques (de la plomberie , du maniement du gaz et de l'électricité), des écoles, des gares, des hopitaux.
Aux Etats-Unis, dès les années 1930 , des systèmes de chauffage central sont mis en oeuvre dans les hôtels, au début pour chauffer les espaces collectifs et les couloirs, puis pour chauffer aussi les chambres. En 1846, l'Eastern Exchange Hotel à Boston fut le premier établissement public aux USA chauffé à la vapeur. Peu de temps plus tard, le Prescott , le Saint Nicholas et le Metropolitan installent le chauffage central dans les chambres et fondent leurs réclames sur cet argument (1) Ce n'est que sensiblement plus tard que le chauffage central équipera les demeures individuelles .
D'autres réseaux furent expérimentés dans les hôtels mais eurent des succés moins durables. L'aspirateur central par exemple. Selion Giedion, les premiers aspirateurs et balais mécaniques datent de 1859-1860, et allient des systèmes de brosses rotatives et des courants d'air continu.
Ces systèmes se développèrent lentement tout au long de la seconde moitié du XIX° siècle, car il s'agissait d'engins très volumineux (2). Sa taille et sa faible mobilité en firent d'abord un équipement adaptés aux seuls hôtels, grands magasins ou gares terminus. On y associa donc des équipements fixes , sous la forme de tuyaux reliés à des machines aspirantes installées dans les sous- sols.(3) Ces appareils étaient produits et installés par les mêmes compagnies s'occupant d'appareils de chauffage. Mais dès 1907-1908, avec le développement de moteurs électriques plus petis, se mettait progressivement au point l'aspirateur portatif, dont les principes n'ont pratiquement plus changé depuis.
Les hôtels s'intéressèrent aussi assez tôt aux réseaux utilisant les techniques de l'air comprimé. La première ligne d'essai de transport pneumatique fut installée en 1866 entre le bureau télégraphique de la Place de la Bourse et le bureau succursale du Grand Hôtel . Elle était en fer étiré d'un diamètre intérieur de 65 millimètres et totalisait une longueur de 1050 mètres (1). Les techniques du transport pneumatique de messages se développèrent , en particulier dans les grands magasins et les hôtels. Mais dans ces derniers, la combinaison du téléphone et d'un système de porteurs se révéla souvent plus performante. Il n'en reste pas moins que, selon le directeur d'un grand hôtels que nous avons rencontré, le système de messages aux clients reste un problème relativement mal réglé à l'heure actuelle, en dépit des sytèmes de messagerie électroniques qui se développent actuellement (2).
L'air comprimé fut également employé un temps comme force motrice, en particulier pour la production du froid et pour la production de l'électricité. Cafés-restaurants, brasseries et hôtels furent ainsi avec les commerces de l'alimentaire les principaux clients de la Compagnie Parisiennne de l'Air Comprimé, l'une des principales sociétés de ce type au XIX° siècle.
Les hôtels ont été également un terrain de prédilection pour le développement de systèmes d'air conditionné, notamment sous la forme de réseaux de distribution d'air froid.
On peut ainsi considérer à la lecture de la contribution de Martin Meade à l'ouvrage Palaces et Grands Hôtels d'Orient , que c'est aux Indes, dans les hôtels, que s'inventèrent au XIX° siècle les premiers systèmes de climatisation, utilisant d'abord comme énegie la sueur du personnel local (3).
Quoi qu'il en soit de ces origines, il apparaît que le développement de l'air conditionné a été fortement porté aux USA par les hôtels qui avec les immeubles de bureaux furent les premiers à en être équipés.Aux conditions climatiques plus marquées que dans les pays européens tempérés, se sont ajoutées les nécessités de réfrigération dans les immeubles de grande hauteur où la chaleur de l'éclairage électrique s'ajoute aux phénomènes climatiques extérieurs.
L'air conditionné est ainsi devenu aux Etats Unis une habitude si ancrée, que même lorsque la température ne l'exige pas, un grand nombre d'américains souhaitent pouvoir disposer d'un système de climatisation. Cette accoutumance à l'air climatisé est ainsi devenu une contrainte pour les hôteliers qui reçoivent des touristes américains, même dans des pays où les conditions climatiques ne le rendraient véritablement utile (au regard des normes européeennes, cela s'entend) que quelques jours par an. Les vieux palaces ont du donc entreprendre ces dernières années de coûteux travaux pour installer des systèmes de climatisation.
Au Japon, cette habitude américaine se développe rapidement, même dans les zones tempérées. On peut s'interroger surl'avenir de cet équipement dans le logement en France, ainsi d'ailleurs que dans l'automobile où il semble qu'il réalise actuellement une percée sensible dans le haut de gamme.
Notons enfin que les systèmes de programmes radiophonique pré-enregistrés puis detélévision et de vidéo internes se sont développés très précocement dans les hôtels, pour mettre à la disposition des touristes étrangers -au lieu ou au pays- des programmes qui leur soient accessibles à domicile, dans leur chambre.
C'est ainsi que successivement , on est passé de l'installation de salons radiophoniques (héritiers
85. Installation de télévision avec publicité intégrée dans un hôtel, milieu des années 1950
86. Installation pneumatique dans un hôtel, milieu des années 1950
des "théatrophones" de la fin du XIX° siècle qui retransmettaient les opéras) à l'équipement radiophonique de chaque chambre, puis des salons de télévisions à la télévision individuelle au pied du lit.
La pratique hôtelière de la radio puis de la télévision est de ce point de vue fort intéressante. Le modèle initial de la radio puis de la télévision étaient des modèles d'assistance collective, soit dans un lieu public - café ou hôtel (1) - soit de la famille réunie dans la salle de séjour ou la salle à manger.
L'hôtel a introduit de fait un modèle individuel d'usage de la radio et de la télévision, modèle qui s'est pratiquement généralisé avec la radio (le walkman en est le cas limite) et avec la télévision , qui est de plus en plus souvent installée dans la chambre à coucher, ce qui s'accompagne notamment aux Etats unis d'un multi-équipement.
4. Les hôtels de luxe et les innovations technologiques de nos jours
Le panorama historique que nous venons de faire a mis en évidence le rôle que les hôtels de luxe ont joué dans l'invention, l'expérimentation ou la mise au point de techniques, objets et procédés nouveaux .
Il semble également que l'hôtel ait contribué à la diffusion d'un certain nombre de ces innovations vers d'autres secteurs, en particulier vers le logement des particuliers. Les processus par lesquels cette diffusion a pu s'opérer sont probablement multiples. Il est probable que les grands hôtels aient été de fait des lieux de découverte, d'initiation et d'apprentissage de ces nouveaux objets et techniques de l'habitat. Les hôtels de luxe ont également constitué des systèmes de références, des modèles sociaux des savoir habiter modernes , luxueux, à la mode. Enfin la structure même de l'hôtel, système collectif d'habitat individuel, a généré ou accueilli des innovations que le développement de pratiques de plus en plus individualisées au sein des groupes domestiques et des familles rend dans une certaine mesure réutilisable, voire nécessaire. En effet, le dispositif hôtelier est conçu pour permettre une autonomie importante à chaque individu (ou à chaque "chambre") , faciliter la coexistence d'activités et de rythmes divers, et fournir des services à une échelle collective plus large que le "ménage". L'évolution des groupes domestiques, qui pour ne pas éclater autorisent une autonomie de plus en plus grande à chacune de leurs éléments, nécessite des espaces organisés de façon nouvelle et pour lesquels le modèle hôtelier peut fournir des éléments de référence.
De fait le modèle de la suite hôtelière correspond à une évolution des logements haut de gamme et moyenne gamme, où l'on assiste à une dilatation relative de la surface des chambres, qui annexent quand cela est possible un "dressing room"et une salle de bains, au détriment de la salle de séjour. La chambre n'est plus dans ce cadre seulement une chambre à coucher, mais une pièce à vivre où l'on peut regarder sa télévision, recevoir ses amis, travailler. Cette évolution concerne autant les parents que les enfants.
A l'opposé de ce nouvel espace de la "suite", l'hôtel propose des espaces collectifs et des services à une échelle beaucoup plus large que celle de la famille ; l'hôtel constitue en quelque sorte un "méga groupe domestique". Mais à cette échelle, il est possible d'envisager des équipements inaccessible au modèle dominant de l'habitat familial moyen : équipements sportifs, restauration collective, système d'accueil et de messagerie etc.
En concevant des équipements à cette échelle, c'est toute la structure même de la ville qui est en cause. Ce modèle d'organisation, que l'on voit se développer doucement en France, en particulier sous l'appellation de "para-hôtellerie" est beaucoup plus répandu aux Etats-Unis. Ainsi dans de nombreux ensembles d'habitats collectifs relativement anciens, comme dans les nouveaux condominiums, un certain nombre d'équipements et de services sont collectifs : cela va de la salle de machines à laver le linge en sous-sol dans des immeubles traditionnels à des prestations de type hôtelier comme le ménage ou la restauration dans des ensembles récents.
Mais il ne faut pas oublier non plus que le modèle hôtelier, s'il autorise une autonomie individuelle maximale dans un cadre collectif donné, a aussi en commun avec la prison et l'hôpital d'importants dispositifs de contrôle...
Quoi qu'il en soit, il est intéressant d'étudier dans quelle mesure de nos jours les hôtels de luxe sont toujours des lieux d'invention, d'innovation ?
De façon générale, les enquêtes que nous avons menées dans les palaces et hôtels de luxe à Paris, Londres et sur la Côte d'azur, comme les dizaines de documents d'information et de publicité que nous nous sommes procurés sur des hôtels de luxe dans le monde entier, ne semblent pas indiquer une dynamique particulière d'innovation technique .
Tout d'abord la modernité de l'équipement des hôtels de luxe ne semble pas constituer un argument décisif dans la concurrence. Tous les hôtels de luxe se doivent de disposer des techniques les plus récentes, mais à condition qu'elles aient fait leurs preuves. Aucun grand hôtel ne peut plus se passer de l'air conditionné, d'un équipement de télécopie, de télévisions multicanaux télécommandées. Mais cela n'est pas bien révolutionnaire, c'est simplement ce que les hommes d'affaires connaissent quotidiennement comme type d'équipement dans leur travail, éventuellement à leur domicile.
A part ces grands équipements de base, les hôtels de luxe jouent sur une série d'objets qui ne sont pas nécessairement modernes, et qui ne font que des petites différences. Tel directeur d'hôtel était très fier de nous montrer les presse-pantalon installés dans toutes les chambres, qui permettent à l'homme d'affaires rentré tard d'une soirée et repartant par le premier avion le lendemain de disposer d'un pantalon repassé. Mais cela n'est qu'un petite automation et le service dans de nombreux palaces dispense de ce qui apparaît un peu comme un gadget. De nombreux hôtels ont aussi des sêche-cheveux dans la salle de bains, des pèse-personne électroniques, des grille-pain (ce qui permet de disposer de toasts croustillants pour son petit déjeuner), des robinets thermostatiques dans la salle de bains, des baignoires à bulle etc.
Tout cela représente bien sûr un équipement complet mais ne constitue pas de façon évidente des innovations significatives. Quelques innovations pourtant semblent apparaître actuellement , mais elles ne prennent pas nécessairement place dans les hôtels les plus luxueux. Elle semblent plus liées à des démarches de productivité de l'industrie hôtelière , à des économies en personnel et en frais annexes, qu'à une amélioration des prestations offertes aux clients. Les hôtels de moyenne gamme semblent dans un certain nombre de cas relativement plus innovants que les hôtels de haut de gamme. Il s'agit au mieux, comme le disait un slogan d'un récent salon hôtelier (Equip'hôtel, 1986) de "réconcilier le raffinement et la productivité".
L'une des innovations les plus importantes pourrait être la serrure électronique. Déjà au XIX° siècle aux USA les hôtels semblent avoir joué un rôle important dans le développement des serrures de sécurité modernes. Depuis une quinzaine d'années se sont développés des sytèmes à cartes à trous (de type Vingcard). Elles n'ont pas détrôné les serrures classiques , malgré leurs avantages
87. Publicité pour le Century Plaza Hotel, Los Angeles
évidents : le client peut les emmener avec lui pendant son séjour, et lorsqu'il quitte l'hôtel peu importe s'il ne rend pas sa carte puisque l'on change pour chaque client le code de la serrure et que l'on édite à chaque fois une nouvelle carte.
Mais depuis quelques années on assiste au développement d'une nouvelle génération de serrures à cartes, avec pistes magnétiques cette fois. Selon le responsable d'un de ces sytèmes (1), 20.000 chambres sont déjà équipées d'un tel système , dont 200 en France.
Ces cartes sont reprogrammables, ce qui permet outre leur réutilisation de s'en servir également comme moyen de paiement (pour le bar de l'hôtel, les boutiques, la discothèque, les restaurants etc.); par ailleurs elles permettent également des autorisations sélectives d'entrée dans la chambre selon les heures, l'accés au garage, à la piscine ou au sauna etc.; des informations diverses utile pour la gestion hôtelière,peuvent également être stockées sur la carte. La génération ultérieure de clés à puce, telle que celles que la société VAK vient de mettre au point (salon Batimat, Paris , décembre 1987), ouvre encore de nouvelles possibilités, y compris le règlement immédiat des dépenses à l'intérieur de l'hôtel, ou le télé-achat à partir du téléviseur de sa chambre.
Notons par ailleurs l'usage étendu du téléviseur qui pourra être utilisé pour la réception de messages personnels, qui reste un problème non négligeable du fonctionnement hôtelier quotidien (par exemple comment faire savoir à un client , au moment où il se réveillera, qu'il a un message personnel, et comment lui en communiquer le plus rapidement le contenu ?).
Il est possible que les hôtels constituent des supports intéressants pour un certain nombre d'autres innovations : les WC auto-nettoyants peut-être(des modèles existent déjà dans certain d'entre eux), les lavabos à hauteur règlable, les commandes à distance pour l'éclairage, pour les volets, tous systèmes fort pratiques, mais encore relativement coûteux et pas nécessairement tout à fait au point.
Mais il n'est pas sûr que ce soit dans les hôtels des gammes les plus élevées que s'installeront en premier ces innovations. Les responsables de ces hôtels semblent être très précautionneux pour tout ce qui concerne le recours à des techniques de pointe. Ils préfèrent assurer des prestations équivalentes par un service humain personnalisé, plutôt que par des machineries, des télécommandes et des automatismes, dont la complexité risque de rebuter le client.
Il semble d'ailleurs que dans une société hyper-technicienne, un service traditionnel performant soit plus recherché, et plus distinctif du luxe, qu'une machinerie particulièrement moderne.
La modernité maîtrisée apparaît ainsi comme une condition de base de l'hôtellerie de luxe ; par la nouveauté technologique ne semble pas, en revanche, être un argument commercial majeur .
Ce que les hôtels de très haut de gamme privilégient, c'est plus la qualité du service, y compris le contact humain qui permet de le personnaliser. En cela , ils annoncent peut-être des évolutions ultérieures dans les sociétés modernes : si le luxe, c'est dans un certain nombre de cas de pouvoir se passer des machines, cela dessine-t-il des perspectives pour le confort demain ?
Troisième partie
Innovation hôtelière
et transferts vers l'habitation
Chapitre 7 Nouvelles techniques, nouveaux espaces
Comme nous l'avons vu dans le premier chapitre, l'hôtel est en lui-même une invention récente. Il a ainsi engendré, au cours de son développement, une série d'"innovations" correspondant aux fonctions qu'il créait et aux nouveautés qu'il introduisait dans les formes d'accueil et d'hébergment des voyageurs. Mais, au delà des innovations directement liées à ces fonctions spécifiques, il a été également un lieu privilégié pour l'invention de procédés nouveaux destinés plus généralement à l'ensemble des constructions, pour la réalisation de prototypes, pour la mise au point et le développement de procédés. Diverses circonstances ont permis que les hôtels jouent ce rôle.
D'une part la nature et l'importance des investissements dans l'hôtellerie de luxe, qu'il fallait amortir le plus rapidement possible et qu'il fallait gérer de la façon la plus économique, ont entraîné des démarches spécifiques dans ce champ de la production et de la gestion du cadre bâti. Ces démarches ont été facilitées par le fait que les hôtels appartenaient à un seul propriétaire (particulier ou société) qui en était également le gestionnaire, et que les consommateurs étaient largement "solvables" (à la différence de bien des immeubles de rapports de la même époque). La logique de l'usine s'y est donc installée très tôt, mobilisant une dynamique d'invention machiniste, puis une organisation d'inspiration taylorienne.
D'autre part les classes dirigeantes et voyageuses auxquelles ces grands hôtels étaient destinés étaient largement porteuses des idéaux de la modernité, aux Etats-Unis dès le début du XIX° siècle, en Europe un peu plus tard . Les hôtels ont en quelque sorte cristallisé cette ambition de modernité en la réalisant dans le domaine de l'habitat. Leur position privilégiée dans les rapports avec les étrangers, et leur concurrence, en a fait également des sortes de vitrines, voire dans certains cas de nouveaux monuments.
Cette nature productive de l'hôtel, son amortissement comme investissement mais aussi son usure rapide par un usage intensif, ceci dans un contexte de concurrence qui nécessite le nec plus ultra de la modernité, a également toujours entraîné les hôtels dans des rénovations et des transformations plus ou moins périodiques ou continues. Dans un hôtel de luxe, sans cesse il faut changer du matériel, et périodiquement de grands travaux sont nécessaires pour adapter l'hôtel aux nouveaux canons de la mode et de la technologie. Aux Etats-Unis cela s'est souvent traduit par la démolition complète de l'hôtel et sa reconstruction en plus grand et en plus moderne. Ce fut le cas du Waldorf Astoria de New York à trois reprises.
Par ailleurs, au delà des exigences de productivité, de la pression de la concurrence, et du rôle de vitrine, les grands hôtels ont également joué un rôle dans la diffusion des innovations. Ils ont été
74. Publicité pour les équipements du Grand Hôtel, St. Moritz-Dorf
ainsi bancs d'essai, lieux d'apprentissage des nouvelles techniques et façons de vivre.
Enfin il semble aussi que le modèle d'organisation que proposent les hôtels a correspondu , et correspond probablement encore maintenant , à une certaine évolution des pratiques d'habitat et de certaines formes d'organisation et de sociabilité urbaine, plus spécifiquement organisé à partir de l'individu.
En effet l'unité de base de l'organisation hôtelière est l'individu et sa chambre. Les diverses fonctions sont organisées autour ou à partir de la chambre ; les services collectifs sont conçus pour une collection d'individus. En cela l'hôtel se distingue assez radicalement de la maison ou de l'appartement bourgeois qui sont concus pour les unités collectives que constituent les ménages, les familles ; les services en particulier (alimentaires, domestiques, hygiène, loisirs etc) y sont définis en fonction de cette collectivité.
L'hôtel se révèle donc être une forme d'habitat "individuel" et les divers processus sociaux qui privilégient cette unité sociale, favorisent dans une certaine mesure la réutilisation , ou la récupération de ce modèle individualiste.
Ce modèle individualiste au niveau de la chambre, va de paire avec des prestations de service qui s'effectuent par ailleurs à une autre échelle, celle de la collectivité constituée par l'hôtel. Le système de base est donc constitué par le" couple" individu/collectivité restreinte", alors que dans l'habitat bourgeois le système de base est fondé sur le couple famille (plus ou moins restreinte)/ville ou "morceau" de ville. Par "morceau" de ville, nous entendons le quartier, la paroisse ou la cité, c'est à dire une collectivité correspondant à un certain territoire urbain. Dans l'hôtel, les services proposés à un rassemblement d'individus, donnent naissance à des formes originales d'exercice de ces fonctions, à des techniques et des objets particuliers, comme nous le verrons dans ce chapitre.
Tous les sytèmes fondés sur le même type de couple individus/collectivité restreinte (hôpitaux, casernes, foyers, "maisons communes" des années vingt en URSS, etc.) , de même que les modes de vie non organisés à partir de la famille bourgeoise (actuellement ce que l'on appelle aux USA les "Youg Urban Professionnals" - les Yupies - ou les "Double Income No Kids Yet" -les Dinkies) utilisent des modèles d'organisation de base et de services collectifs du même type que l'hôtel , ou favorisent le recours à des éléments de type hôtelier.
De ce point de vue l'hôtel n'est pas seulement un modèle d'habitat, c'est aussi un modèle d'urbanité sensiblement distinct du modèle dominant. C'est à son échelle que se réalisent un certain nombre de services traditionnellement rattachés à des systèmes différents, ceux du ménage et de la cité. La distinction entre service domestique et équipements collectifs s'y dissout en grande partie dans un équipement-centre de services d'une collectivité restreinte .
L'échelle de cette collectivité s'est de fait révélée adaptée à une série d'innovations très diverses, ou à leur introduction dans l'habitat, du téléphone aux surgelés, en passant par les premiers aspirateur ou l'air conditionné.
On peut ainsi considérer que l'importance croissante des dimensions individuelles dans les sociétés développées, notée par des sociologues et des philosophes très divers, favorise la diffusion des modèles hôteliers dans l'habitat , et peut-être plus largement dans la ville (1) .
Déjà en 1932, dans un ouvrage intitulé L'hôtellerie; étude théorique et pratique, Marcel Gautier énumérait une longue liste des innovations dans lesquelles l'hôtel avait joué un rôle :
Nous pourrions nous étendre longuement sur l'évolution des progrés dans toutes les sciences qui ont rendu l'urbanisme, l'habitation, l'alimentation humaine ce qu'ils sont de nos jours et nous pourrions montrer facilement que c'est à l'hôtel que furent pratiquées les premières expérimentations : procédés de chauffage les plus nouveaux, (thermo-siphons, mazout), transformateurs de haute tension, ascenseurs rapides et silencieux, téléautographes, signalisation lumineuse, tubes pneumatiques, transporteurs d'ordres de toutes sortes, matières isolantes nouvelles, canalisations de cuivre et de fer galvanisé remplaçant le plomb, fosses septiques dans les campagnes, frigorifiques perfectionnés, machines à laver la vaisselle et le linge, appareils de cuisine pratiques et rationnels etc....etc... etc... Enfin le téléphone dans toutes les chambres, en attendant qu'y pénètre la radio, les plates-formes pour l'atterrissage des avions; tous ces perfectionnements qui ont pour but - sans l'atteindre jamais - de rendre l'existence de l'homme plus heureuse, ont été expérimentées à l'hôtel et y ont acquis droit de cité.
Les rapports entre la science et l'hôtel sont si étroits, qu'en certains pays, les groupements hôteliers entretiennent en se chargeant de l'impression des travaux de certains savants, l'émulation scientifique au bénéfice de l'hôtel.
Mais Marcel Gautier ajoute également qu' en matière d'art, l'hôtel a surtout suivi et non précédé l'évolution de l'art dans l'architecture et l'ameublement. Non point, parce que les hôteliers aient été plus timides ou plus routiniers, mais recevant une clientèle très diverses, de goûts variés, il leurallu être circonspects ... (1)
Nous n'étudierons pas l'ensemble des innovations énumérées par M. Gautier, mais quelques unes seulement qui nous semblent plus importantes ou significatives, et dont les rôles dont été divers dans l'évolution de l'habitat: l'ascenseur , les sanitaires et la plomberie, l'électricité.
1. Les hôtels et la mise au point des ascenseurs
L'idée de diminuer la peine pour l'ascension d'étages est évidemment ancienne et divers auteurs citent l'usage de tel ou tel procédé de treuil dés l'antiquité. Des chaises à treuil ont aussi existé dans certains palais royaux, comme la dite " machine des petits appartements" de Madame de Pompadour , que le roi pouvait utiliser à certaines heures... En 1836, le roi lui-même se fit installer un système à treuil au Louvre.
Mais les efforts des ingénieurs portèrent d'abord sur les monte-charge, en particulier dans les mines. En 1850 , Otis et Tuft , utilisent pour la première fois la vapeur comme force motrice pour un monte-charge. En 1853, lors d'une exposition à New York, Otis présente pour la première fois un monte-charge avec un système de sécurité, que l'on appelera le "parachute". L'Hôtel du Louvre qui ouvre en 1855 est doté d'un monte-charge, pour les bagages et la vaisselle.
En 1857 , est expérimenté dans un grand magasin de New York, le Haughwout, pour la première fois un système destiné au transport des personnes. Le même système dit "chemin de fer à vis verticale" est expérimenté dans deux hôtels de New York, le Continental et le Fifth Avenue. Mais il est abandonné, parce que trop complexe d'usage et trop coûteux.
En 1859, Elisha Otis présente un nouveau système : c'est un ascenseur à machine à vapeur indépendante et réversible, reliée au tambour d'entraînement par des cables, courroies et engrenages, et utilisant des chaînes pour compenser le poids non équilibré de levage. Cette nouveauté fut à la base des possibilités d'utilisation commerciale des ascenseurs, grâce aux économies considérables qu'elle permit dans les frais d'exploitation. Le Lengham Palace (Portland Place) qui compte 400 lits est équipé en 1864 de ce système.
75. Cabine d'ascenseur américaine
76. Cabine d'ascenseur de l'hôtel St. Gotthard Terminus, Lucerne
En France, l'ingénieur Léon Edoux met au point au début des années 1860 un procédé différent, l'ascenseur hydraulique, où l'eau sous pression est utilisée comme agent moteur: un cylindre est enfoncé dans le sol, dont surgit un piston porteur lorsque l'on envoie dans le cylindre de l'eau sous pression. En 1867, Edoux installe un ascenseur de ce type à l'Exposition Universelle du Champ de Mars. Le succés est immédiat; l'Empereur en commande de suite un pour le Palais de Saint-Cloud.
Le succès de ces machines entraîne de nombreux chercheurs et ingénieurs à perfectionner les procédés: en France Heurtebize, Abel Pifre, Pierre Samain, en Angleterre Weygood et Armstrong, en Allemagne et en Italie Stigler. Les premiers immeubles à se doter d'ascenseurs sont les grands magasins et les grands hôtels à la fin des années 1860.
Ceux-ci commencent par installer des monte-charge, puis passent au transport de personnes. La chose n'est pas sans risque puisqu'un accident au Grand Hôtel au début des années 1880 va faire plusieurs victimes : la cabine s'écrase d'abord au sommet de la cage, puis s'effondre en bas; l'enquête conclura à des erreurs dans la conduite de la cabine.
Sécurité, vitesse et silence seront les principaux thèmes de recherche des ingénieurs.
Dès 1880, Siemens expérimente un premier système d'ascenseur électrique, le moteur étant disposé sur le sommet de la cabine. Un premier ascenseur électrique est installé par Otis dans le Building Demarest à New York en 1889. Des sytèmes concurrents, Otis , Eydoux, Roux-Combaluzier sont installés sur les différents piliers et aux divers étages de la Tour Eiffel.
Au début des années 1900, les ascenseurs électriques, beaucoup plus rapides et silencieux, sont au point et équipent hôtels et immeubles de bureaux. Celui de l'Hôtel du Louvre (installé par Roux-Combaluzier) et celui de l'Hôtel Meurice (Edoux) atteignent deux mètres par seconde; ce dernier est une cabine de diligence ! Au Waldorf Astoria, les cabines d'ascenseurs sont des petis salons Louis XV.
L'installation des ascenseurs contribua à des modifications architecturales et urbaines très importantes.
Les grands magasins et les hôtels , évoluant dès les années 1850-1860 vers le gigantisme, furent confrontés aux mêmes types de problèmes de transport de charges. Les premiers ascenseurs qui y furent installés étaient d'ailleurs destinés au transport des bagages et des colis. A l'hôtel, le monte-charge était alors du côté de l'entrée de service. En passant au transport de personnes, il devint quelque chose de central dans l'organisation de l'hôtel (et du grand magasin également) et même quelque chose de prestigieux, un élément de luxe moderniste. Il fut mis en évidence, chargé de décorations multiples, conjugant souvent les thèmes de la voiture et du salon. Un personnel spécialisé et à l'origine très qualifié , le "lift", conduisait cette "voiture verticale".
L'introduction de l'ascenseur dans les hôtels américains leur permit de passer à une nouvelle échelle, de gagner en hauteur de nombreux étages et de dépasser les cinq à six niveaux qui constituaient la limite ancienne. Cela permettait aussi de vendre au même prix, voire plus cher, les chambres des étages supérieurs autrefois réservées aux "courriers" (les serviteurs qui accompagnaient leurs maîtres en voyage, et qui autrefois précédaient les voitures de poste pour préparer le relais , d'où leur nom de courrier).
Dès les années 1870, l'ascenseur équipe tous les nouveaux hôtels de New York et de Chicago. Ils rendent possible les constructions en hauteur du point de vue des usages. Construire en hauteur devient aussi nécessaire en raison de la croissance urbaine accélérée des villes américaines et de la hausse des valeurs foncières dans les centre-villes. Il reste à rendre possible techniquement la construction en grande hauteur. Dès les années 1850-1870 on avait introduit le métal dans les constructions , mais en complément des charpentes traditionnelles. En 1870 , les nouvelles constructions de Manhattan s'élèvent fréquemment à 60 ou 70 mètres (1) . Mais c'est avec les ossatures métalliques utilisées à partir des années 1885 que les immeubles franchirent un nouveau seuil, générant l'architecture nouvelle de l'Ecole de Chicago (2).
La poussée en hauteur fut surtout aux Etats-Unis le fait des immeubles de bureaux, prenant le relai des grands magasins et dans une certaine mesure des hôtels ; ces derniers néanmoins continuèrent de "grimper", à l'instar du Waldorf Astoria, ouvert en 1893, comprenant 16 étages,avec 35 ascenseurs desservant 1000 chambres)
En Europe, les ascenseurs ont également modifié la conception des imeubles, d'abord des hôtels puis des immeubles de rapports. L'escalier a perdu peu à peu de son importance monumentale, au profit d'un hall occupé en son milieu par l'ascenseur ou les ascenseurs. Puis les escaliers sont devenus une sorte d' ornement de l'ascenseur (3). Enfin ils ont pratiquement disparu de la vue, devenus essentiellement des escaliers de secours derrière des portes coupe-feu.
Les hôtels furent un lieu privilégié pour l'installation des premiers ascenseurs , qui étaient susceptible de modifier en profondeur les conditions de leur exploitation. Les grands hôtels avaient également la capacité financière pour réaliser ce genre d'installation. Les aristocrates et les grands bourgeois qui vivaient dans des hôtels particuliers ou aux premiers étages des immeubles haussmaniens étaient a priori moins concernés par cette innovation.
Une fois familiarisés avec ce nouveau système, ils en profitèrent pour peu à peu gagner les étages supérieurs des nouveaux immeubles avec ascenseurs qu'ils firent construire, gagnant également en air et en lumière, qualités dont l'importance s'accrut rapidement au XIX° siècle.
La logique de conception des immeubles de rapports se modifia aussi peu à peu. Il devenait possible de louer des appartements bourgeois dans les étages supérieurs, ce qui facilita probablement dans une certaine mesure le départ des couches moyennes et populaires vers les banlieues, les seules jusque là susceptibles d'occuper les étages élevés difficilement accessibles. Un phénomène du même type se produisit aux Etats-Unis à la fin du XIX°, lorsque les couches moyennes émigrèrent vers les périphéries des villes, dans des maisons individuelles (1) .
La construction d'immeubles de plus en plus hauts nécessita le développement d'appareils de plus en plus perfectionnés, capables de conjuguer grande vitesse et systèmes d'accélération et de décélération les plus doux possibles, capables également de sélectionner les meilleurs parcours et la chronologie des arrêts.
Jusqu'à l'introduction des sytèmes électroniques ce fut le rôle du lift, qui disposait dans l'ascenseur d'un tableau lumineux lui indiquant les étages où un appel avait été effectué.
Les ascenseurs ont été aussi les supports de réflexions futuristes, s'inspirant entre autre du modèle de la fusée, de celui de la bulle , devenant eux-mêmes une véritable attraction. c'est le cas notamment des ascenseurs des hôtels de Portman, cages de verre s'élevant à l'intérieur des atriums, parfois plongeant à l'arrivée dans des bassins.
77. Cabine d'ascenseur, Marriott Hotel au Peachtree Center, Atlanta
2. L'hôtel et la diffusion de la salle de bains
Dans son texte sur "la mécanisation du bain", Sigfried Giedion a méthodiquement analysé la mise au point du modèle moderne de la salle de bains.
Tout d'abord dans une large fresque historique, il identifie les différents types de bains connus depuis l'antiquité dans les diverses civilisations. Au delà de la distinction entre bain d'eau chaude et bain de vapeur ( ce dernier étant relativement courant en Europe au XVIII° siècle, et dominant dans les pays islamique ou au Japon), il identifie deux types fondamentaux : le bain-ablution et le bain-régénération.
Ceux-ci coexistent souvent, l'un dominant habituellement l'autre. Chaque type de bain a une signification profonde. Le premier fait du bain une activité strictement privée et la baignoire, surtout sous sa forme actuelle, en est le symbole. Le bain-régénération, par contre, favorise les rapports sociaux et devient presque automatiquement un foyer de vie communautaire(1) .
Beaucoup d'auteurs ont insisté sur les modifications tout au long de l'histoire des attitudes vis à vis de l'eau en général , du bain en particulier, qui engageaient plus fondamentalement les rapports au corps. Giedion impute entre autre à la Réforme et à la Contre-Réforme, le recul des bains au dix-septième et au dix-huitième siècle, "toutes deux voyant dans la nudité un péché" (2). De fait depuis le XVI° siècle, la "toilette sèche" a triomphé dans les classes supérieures (3). On efface les odeurs , on les couvre avec des vêtements ou avec des parfums; on protège le corps et on ne le dénude pas.
Les plaisirs anciens de l'eau, temps ludiques, festifs, sont rejetés. Les établissements de bains sont assimilés à des lieux de prostitution.
Pourtant dès la fin du XVIII° le bain semble selon Georges Vigarello réapparaître quelque peu, même s'il note par ailleurs qu'en 1750, J.F. Blondel, sur les soixante-treize hôtels particuliers dont il recense les plans dans "l'Architecture Française" , cinq seulement possèdent un cabinet de bains.
Pour Vigarello, c'est d'une privatisation nouvelle dans la seconde moitié du XVIII° siècle, qui marque notamment l'habitat, que semblent naître "cabinet de toilette", "cabinet de propreté", "cabinet de commodité" ou "lieux à l'anglaise". Ces derniers mobilisent les premières mécaniques du confort. C'est alors qu'est inventé le water-closet que peu à peu les anglais diffuseront sur le continent (1) .
Les thèses hygiénistes s'ajouteront à la même époque pour promouvoir le développement de l'usage de l'eau et en particulier des bains. Certains médecins privilégieront les bains froids, "plus proches de la nature". L'aliénisme y faisait aussi recours depuis la fin du XVII° siècle (2) . Mais le bain chaud sera plus particulièrement porté par l'exigence de confort qui viendra relayer celle de l'hygiène. Exigence de confort, dont l'origine est nettement britannique et que Max Weber met dans une certaine mesure en relation avec l'éthique protestante comme forme de légitimation, dirait-on maintenant, des consommations dispendieuses, alors que les consommations "ostensibles" étaient répréhensibles (3) .
Pour en venir plus précisément à la salle de bains, son histoire est d'abord celle de la baignoire.
C'est un objet très ancien, déjà connu de l'Antiquité. On en trouve en bois, en marbre et même en argent . Selon Jean-Pierre Goubert, c'est sous François 1er qu'apparaissent les baignoires modernes, de forme allongée. Un siècle plus tard elles sont en cuivre rouge, étamée à l'intérieur , décorées de peinture à l'extérieur" (4).
Puis à partir de la fin du XVIII° siècle, le développement de l'usage de la baignoire et l'installation plus fréquente de salles de bains appelleront des progrés technologiques qui en retour permettront leur diffusion.
Henri Sauvage (1) a daté les principaux progrés techniques de la baignoire, comme contenant et avec son système de chauffage de l'eau. A ces progrés il faut ajouter ceux qui ont permis le développement de l'eau courante, l'installation de châteaux d'eau et surtout les techniques nouvelles dans la réalisation des tuyaux , la fonte de fer supplantant le plomb dès la fin du XVIII° siècle:
-1770: apparition de la baignoire en tôle, moins coûteuse que celle en cuivre.
-1820: développement des livraisons des bains à domicile ; généralement ce sont de solides auvergnats qui portent dans les étages baignoires et eau. En 1831 selon Goubert , on compte plus d'un millier d'entreprises de ce genre à Paris.
-1840: baignoires en zinc, chauffage de l'eau avec des chaudières spéciales au bois ou au charbon.
-1852: essai des premiers chauffe-bains à gaz.
-1865 : chauffe-bain à colonne.
-1871 : généralisation des chauffe-eau à gaz.
-1880: apparition de la baignoire en fonte.
-1900: baignoires en porcelaine ou en céramique (2) .
En Angleterre la pratique des bains était déjà très développée au début du XIX° siècle et vers 1850 beaucoup de maisons aisées étaient équipées de water-closet et d'une baignoire. Pour S. Giedion, c'est l'Angleterre qui inventa la salle de bains de luxe, même si l'on en trouve quelques exemples auparavant dans des hôtels particuliers parisiens.
La lourde baignoire en porcelaine à double paroi, fabriquée individuellement comme la Rolls Royce, est aussi représentative de cette phase que la baignoire américaine de série à double paroi émaillée le sera d'une phase ultérieure. Mais le luxe ne s'arrêtait pas là. Des équipements de douche très perfectionnés, combinés à la baignoire ou indépendants, des bains de siège, des bidets, des W.C., des lavabos à dessus de marbre ou peints selon le goût du client complétaient cet ensemble de luxe qu'il eût été difficile d'enfermer dans une cabine. Le bain de 1900 exige une pièce spacieuse pourvue d'un certain nombre de fenêtres. (1).
Il fallut attendre selon lui les premières décennies du vingtième siècle pour que la bourgeoisie aisée de toute l'Europe adopte la salle de bains anglaise, chacun pouvant en modifier l'équipement selon ses moyens.
De fait l'usage des bains était encore peu répandu en France à la fin du XIX° siècle, même dans de très grandes familles. Eugen Weber raconte l'anecdote suivante :
En 1898, Pauline de Broglie, alors agée de dix ans, attrapa la rougeole; une fois guérie le médecin lui prescrivit un bain : "Ce fut toute une affaire et on en parla pendant plusieurs jours. Il n'y avait bien entendu pas de baignoire à la maison (...) Personne dans ma famille ne prenait de bain ! On se lavait dans des "tubs" (bassines rondes et basses récemment importées d'Angleterre et que l'on voit bien dans les dessins de Degas) avec cinq centimètres d'eau, ou bien on s'épongeait dans de grandes cuvettes, mais l'idée de se plonger dans l'eau jusqu'au cou me paraissait païenne, presque coupable. Aussi loua-t-on une baignoire portable qu'on plaça devant la cheminée et dans laquelle on disposa un drap. La petite Pauline s'y aventura alors sans ôter sa chemise de nuit (2).
De fait comme le souligne Alain Corbin , il faudrait distinguer plus précisément encore le développement de la pratique des bains de celui de la salle de bains.
Celle-ci demeura fort longtemps l'apanage des riches demeures, des hôtels de tourisme et des bordels de luxe. A Paris , note Alfred Picard en 1900, seuls les appartements à loyer élevés en sont pourvus. La nudité des corps en mouvement , la totale liberté des gestes de la toilette, l'intimité douillette à l'abri de toute intrusion conféra longtemps à l'endroit un parfum de licence, encore accentué par les figurines de Léda souvent sculptées dans la robinetterie . (3).
En Europe, les premiers grands hôtels au début du XIX° siècle ont tous des équipements de bains relativement importants pour l'époque: le Badischer Hof (Baden Baden ) en 1809 dispose ainsi de 11 salles de bains pour une cinquantaine de chambres-appartements. Mais ce niveau d'équipement ne changera que lentement tout au long du XIX° siècle. Les salles de bains seront certes de plus en plus nombreuses, vastes, luxueuses, accompagnés de magnifiques salons d'attente: le Westminster Palace ne comptait à son ouverture en 1865 que 70 "lavatories"(cabinets de toilettes) et 14 salles de bains pour 268 chambres; l'Hôtel de Paris à Monaco en 1875 n'en comptait que six, mais quel luxe dans les salons d'attente!
Le développement de la pratique du bain en Europe est donc intégrée dans la conception des hôtels, mais le bain n'engendre pas encore la salle de bains comme équipement individuel. De fait les Anglais ne trouvent pas toujours la baignoire dont ils souhaitent pouvoir disposer et certains d'entre eux se déplacent avec dans leurs bagages une baignoire pliante en caoutchouc(1).
Il semble que l'effet de diffusion par les hôtels de la pratique des bains et leur transformation par ce type "d'équipement collectif" hôtelier ait été assez faible, si l'on en juge par le peu de salles de bains que l'on trouve encore en France à la fin du XIX° siècle, même dans les maisons aisées. Selon Eugen Weber, on comptait par exemple à Rennes en 1898, 70.OOO habitants, 30 baignoires et 2 salles de bains !
Mais en Suisse, où les hôtels jouèrent un rôle important dans la diffusion des principes de propreté et d'hygiène , on comptait à Lausanne déjà 200 salles de bains en 1894, la plupart dans des immeubles récents; à Zurich en 1910, 27,7% des logements en étaient équipés(2).
A quelques exceptions prés, pour ce qui concerne la pratique des bains, l'hôtel européen ne semble donc avoir joué qu'un rôle d'accompagnement jusqu'à la fin du XIX° siècle .
Il en est tout autrement pour l'hôtel américain, comme l'indique Williamson :
Nos hôtels (américains) ont été les premiers bénéficiaires de la plomberie moderne tout au long du XIX° siècle. Ils ont donné à deux générations d'Américains l'occasion de faire connaissance avec les "bathtubs", l'eau courante froide et chaude, les water-closets et le chauffage central à la vapeur. La salle de bains est ainsi véritablement née aux USA dans les années 1840-1850 et la vie domestique américaine a été profondément influencée par les hôtels (3).
En fait c'est une seconde génération de salle de bain squi naît aux USA dans les années 1850, et qui débouchera au début du XIX° siècle sur ce que Giedion appelle la "cabine sanitaire américaine" , elle même très liée au processus général de "mécanisation".
78. Baignoire américaine présentée dans J. Williamson, American Hotels
79. Salle de bain d'un hôtel américain, début du XXe siècle
Les installations standard firent selon Giedion leur apparition dès cette époque car on a enfin pris position ; la salle de bains sera une annexe de la chambre à coucher. Ce choix n'est pas l'effet du hasard. La salle de bains américaine tire ses origines non de la maison mais de l'hôtel .(1).
En effet dès 1853 il semble qu'un hôtel, le Mount Vernon à Cape Bay ait disposé d'une salle de bains par chambre . Mais d'aprés Willamson, on n'est pas vraiment sûr de cela, seul un article de journaliste l'évoquant, l'hôtel ayant brûlé trois ans plus tard !
Quoi qu'il en soit le taux d'équipement en salles de bains augmenta rapidement dans la seconde moitié du XIX° siècle aux Etats-Unis. En 1859 le Fifth Avenue (où l'on expérimenta également un ascenseur) comptait 100 suites avec salles de bains particulières. En 1877 un hôtel de Boston installait l'eau courante froide et chaude dans toutes les chambres, mais un certain nombre d'entre elles n'avaient encore que des lavabos. En 1888, la réclame du Victoria Hotel de Kansas City qui ne comptait que des suites (240) le présentait comme le premier hôtel ayant une salle de bains par suite. En 1897, le Waldorf Astoria n'avait plus qu'une cinquantaine de chambres sur plus de 400 ne disposant pas d'une salle de bains particulière.
La salle de bains se prépandit alors rapidementaux USA dans des hôtels moins luxueux: en 1908 le Statler de Buffalo , 300 chambres et 300 salles de bains ouvrait en lançant ce slogan: "Une chambre et un bain pour un dollar et demi" . Tandis qu'en Allemagne à la même époque ouvrait le plus luxueux des hôtels de Berlin , l'Hôtel Adlon, qui comptait 305 chambres, mais seulement 140 salles de bain.
Giedion analyse les effets architecturaux de la mise en oeuvre de ce nouveau principe de l'hôtellerie américaine "une chambre , une salle de bains" : alignement des installations sanitaires le long d'un seul mur, puis pivotement de 90 % de la baignoire par rapport aux autres équipements, le système évoluant vers la "salle de bains minimum" , la standardisation et la transformation industrielle de la baignoire. Cela débouche par ailleurs sur la conception de gaines techniques communes à plusieurs chambres ou à plusieurs appartements.
Vers 1920, la fabrication en série entraîna le développement d'une forme particulière : la baignoire monobloc, encastrée, à tablier, dont la fabrication exige un minimum de temps et d'argent. Elle constitua non seulement la norme de la salle de bains américiaine, mais également son principe fondamental et son module.
80. Publicité pour l'Hôtel Carlton, Cannes
81. Salle de bains de l'Hôtel Crillon, Paris
C'est vers cette époque que "la salle de bains devient , dans la maison individuelle du moins , une annexe de la chambre à coucher "(1). Dès le début des années 1930 apparaissent aux USA les premiers modèles de salle de bains préfabriquées .
La filiation de l'hôtel américain semble donc très nette pour ce qui concerne la salle de bains moderne.
Cet équipement, de luxe au départ , a ainsi évolué progressivement vers le concept de salle de bain minimum qui a marqué fortement la construction des maisons individuelles aux USA dès les années 1930, et tout le secteur du logement social en Europe, surtout après la seconde guerre mondiale.
Une demande particulièrement forte dans le domaine sanitaire, partiellement liée à la fonction d'habitat quasi permanent que remplissaient de nombreux grands hôtels américains dans la seconde moitié du XIX° siècle, et une dynamique de luxe moderniste s'appuyant sur des progrés technologiques dans le domaine de la plomberie et du chauffage, ont fait des grands hôtels américains les laboratoires et les instruments de diffusion de la salle de bain moderne, annexe de la chambre, plutôt qu'équipement collectif.
Les contraintes économiques ont, jusqu'il y a peu, limité l'extension du modèle "une chambre une salle de bains" dans les logements moyens; mais elles ont favorisé le modèle de la "salle de bains minimum" introduit à l'origine par l'hôtellerie.
La France, dont le cadre bâti fut longtemps très vieux et très archaïque, a connu longtemps des taux fort élevés de logements sans salle-de-bains, voire sans WC intérieurs. Actuellement, seulement 10 % des résidences principales ne disposent ni de douche ni de baignoire. Mais une évolution nouvelle et assez nette s'opère dans le domaine de la salle de bains : il s'agit en quelque sorte d'une "reconquête" de la salle de bains, comme pièce à part entière. On assiste en effet à une assez forte demande de salles de bains plus grandes (quitte à diminuer d'autres surfaces), disposant de lumière naturelle, et aménagées avec un véritable mobilier de bains. Les publicités de certains producteurs d'équipements sanitaires reprennent ce thème en propsant de faire des salles de bains des "pièces à vivre".
Ce processus est fort avancé dans l'hôtellerie de luxe. La rénovation des salles de bains a ainsi constitué l'un des axes majeurs de la modernisation des hôtels de luxe anciens. L'installation du téléphone dans les salles de bains, qu'avait déjà imaginée César Ritz dans les années vingt, s'est généralisée. Des tabourets puis des chaises ont fait leur apparition. Des matériels y sont installés de façon permanente : du sêche-cheveux perfectionné fixé au mur, aux haut-parleurs de chaîne stéréphonique. Les "jaccuzzis" particuliers (bains à vagues d'origine japonaise) font également leur apparition.
La diffusion de cette conception de la salle de bains dans l'habitat se heurte en France au fait que la conception "une chambre - une salle de bains" n'est pas encore devenue une référence, même dans des habitats relativement haut de gamme; l'existence d'une seconde salle de bains étant souvent réduite à un lavabo et à une douche. On peut donc s'interroger sur le type d'arbitrage qui nécessairement devra s'opérer, ne serait-ce qu'en mètres carrés, entre le gonflement de la salle de bains principale (conçue encore comme un équipement collectif de l'appartement) et l'extension du modèle hôtelier (une salle de bain complète par chambre, ou tout au moins pour le "module" enfants et pour le module parents).
3. L'hôtel et le développement des réseaux et de leurs équipements
Les hôtels ont été dès le XIX° siècle un lieu important pour le développement des technologies de réseaux : eau , gaz, électricité, air , téléphone.
En plus de la dynamique de la modernité et de l'évolution des modes de vie des couches les plus fortunées que nous avons évoquées précédement, une série de facteurs supplémentaires en firent a priori des endroits favorables à l'utilisation de ces nouveaux équipements : ils concentraient un nombre important d'usagers en un même endroit, et étaient donc des pôles tout désignés des nouveaux réseaux; dans bon nombre de cas il était plus facile dans des constructions nouvelles d'installer ces équipements; l'hôtel fonctionne de fait comme un réseau et sa gestion unique et centralisée rend aisée a priori la gestion d'un tel réseau ; enfin comme nous l'avons souligné précédemment, les compagnies hôtelières disposaient d'une capacité d'investissement et de possibilités d'amortissement de ces nouveaux équipements.
D'autres bâtiments ont bénéficié de conditions identiques ou voisines et ont constitué également des lieux particulièrement favorables au développement d'un certain nombre de ces réseaux : en particulier les commerces (dont les grands magasins), les gares et les salles de spectacle pour l'éclairage au gaz puis l'éclairage électrique, pour le téléphone aussi dans une certaine mesure.
Mais il semble bien que la plupart de ces réseaux aient pénétré l'habitat , puis plus particulièrement la chambre , d'abord par les grands hôtels .
3.1. L'usage du gaz
Le gaz fut utilisé d'abord pour l'éclairage. C'est à la fin du XVIII° siècle que peu à peu les procédés furent mis au point.
En 1799, l'ingénieur des Ponts et Chaussées Philippe Lebon, bien qu'en conflit avec sa hiérarchie qui ne veut pas le laisser se consacrer à sa recherche et le nomme à Angoulême... (1), parvient néanmoins à mettre au point un nouveau procédé de production et de combustion du gaz , le thermolampe , dont il dépose le brevet. En 1801 il dépose de nouveaux brevets qui devaient selon lui permettre également le développement du chauffage public au gaz. En 1802, revenant du sacre de Napoléon, il est assassiné dans une rue sombre !
A Londres, F.A. Winsor développe peu aprés des procédés sensiblement plus perfectionnés et parvient à mettre en oeuvre dès 1810 un premier éclairage public au gaz. En 1813 , le pont de Westminster est ainsi éclairé, et le Guildhall en 1815.
Winsor vient alors en France pour y développer également l'usage du gaz . Une expérience dans le passage des Panoramas en 1816, convainc les commerçants de l'intérêt de ce nouveau système. La concurrence incite alors les commerces du Palais Royal à se doter de ce nouvel équipement. La dynamique est lancée. En 1818, l'hôpital Saint-Louis installe une usine à gaz . Des expériences Place de la Concorde en 1819 sont concluantes. Le système se développe et remplace progressivement les réverbères à huile. Une première compagnie privée, la Compagnie Française pour l'éclairage au gaz est créée en 1824, et le mouvement s'étend assez rapidement dans la plupart des villes française. Vers 1855, pratiquement toutes les villes disposent d'un minimum d'éclairage public au gaz.
Aux Etats-unis, le développement du gaz commence à peu prés à la même époque. la première compagnie de gaz de ville est créée en 1816 à Baltimore.
Les difficultés ne manquent pas cependant de freiner l'extension des réseaux de gaz.
D'abord le danger: les explosions étaient au début assez nombreuses, et la peur des explosions très grande. Ensuite l'odeur qui nécessita le développement de systèmes d'épuration. Aussi l'installation de l'éclairage au gaz dans des locaux fermés fut plus lente.
Le premier hôtel où le gaz ait été utilisé semble être le Tremont à Boston en 1829, mais uniquement dans les locaux collectifs. En 1835, l'American House ouvrit avec du gaz partout, dans les étages , y compris les chambres. Mais les accidents étaient nombreux, rapporte J. Williamson, car les gens ne savaient pas se servir du gaz. Ils laissaient aussi parfois le gaz brûler toute la nuit car une pancarte leur enjoignait de "ne pas souffler la lumière". Il est clair, c'est le cas de le dire, que l'hôtel a ainsi joué un véritable rôle d'apprentissage de l'usage du gaz, permettant sa diffusion ultérieure dans l'habitat individuel. Pour de nombreux clients, la qualité de ce nouvel éclairage, la possibilité d'éclairer autant une pièce étaient de véritables découvertes. De luxe , cette quantité et cette qualité de lumière devinrent rapidement des éléments indispensables de confort.
En France, l'éclairage au gaz pénètra l'intérieur des constructions mais se limita aux espaces collectifs, à l'exception des hôtels où ils ira peu à peu jusqu'aux chambres. En 1862, Le Grand Hôtel ouvrait avec 2600 becs de gaz. Au début des années 1870, selon J. Baille, presque toutes les maisons neuves ont le gaz; mais celui-ci est généralement limité à l'éclairage des cours intérieures et des escaliers. réputé sale, il ne pénètre pas encore dans les appartements (1).
Pourtant à la fin du siècle le gaz était sorti des hôtels de luxe et avait pénétré le monde des meublés, qui fièrement affichaient à l'entrée: "gaz à tous les étages".Il faut dire qu'à la même époque, la technique la plus moderne n'était plus l'éclairage au gaz, mais l'éclairage électrique. Quant au gaz, son usage fut progressivement transféré à la cuisson, au chauffage de l'eau et de l'air.
3.2. Les réseaux électriques
L'éclairage électrique
L'histoire de l'éclairage dans la seconde moitié du XIX° siècle, a été largement celle de la concurrence entre le gaz et l'électricité.
Les premières expériences d'éclairage électrique public datent de la fin de la première moitié du XIX°. En 1844, une démonstration est effectuée place de la Concorde. Mais il faut attendre 1878 pour que 32 globes électriques soient installés avenue de l'Opéra et sur la façade de l'Opéra, utilisant la lampe à arc de Jablockoff. Les expériences se poursuivent, les procédés se perfectionnent : Edison met au point en 1879 sa lampe à incandescence, qui permet d'obtenir un éclairage modéré et divisible. L'exposition électrique de 1881 contribue au développement des appareillages électriques.
L'éclairage électrique intérieur débute à peu prés vers la même époque. Les premiers locaux à être équipés de lampes électriques furent Les Grands Magasins du Louvre, les Gares de Lyon et Saint-Lazarel. L'intérieur de l'Opéra est équipé en 1886. La même année est installée à l'Hôtel Continental une dynamo électrique (une machine Gramme de huit tonnes) , produisant un courant de 400 ampères avec une tension de 100 volts. Elle alimente dans l'hôtel 500 lampes à incandescence de 10 à 20 "bougies"(procédé "Gérard"), installées dans le grand salon de lecture de la galerie des fêtes, et deux grandes salles de fêtes, et dans 650 lampes dans les salles du café, du restaurant et de la table d'hôtes (1) .
La première centrale électrique, la Station Drouot, est inaugurée en 1887 : sa capacité permet d'alimenter 1500 lampes et un fil aérien dessert plusieurs établissements du Faubourg Montmartre.
En 1889, l'Exposition Universelle consacre la "Fée Electricité". En 1897, Paris compte déjà 650.000 lampes électriques, dont 350.000 sont alimentées par 7 compagnies d'électricité.
Le succès de l'électricité fut alors très rapide. C'était une énergie propre , la magie blanche, avantageuse par rapport au gaz qui noircissait murs et plafonds de ses fumées, sans odeur, qui se transporte facilement (surtout avec l'apparition du courant alternatif) et généralement plus sûre que le gaz qui explose et asphyxie. Il est cependant probable que l'éclairage public au gaz a contribué au développement de l'éclairage électrique privé, en élevant les nomes de confort et de qualité : chandelles et lampes à pétrole à l'intérieur procuraient de moins bonnes lumières que le gaz à l'extérieur.
Mais cette énergie est restée longtemps assez chère, en faisant d'abord un produit de luxe, pour les magasins chics, pour la "montre" des vitrines, les cafés et restaurants, les hôtels, les demeures luxueuses. Pourtant Eugen Weber rapporte que la demeure parisienne des Broglie n'eut l'électricité qu'après la Première Guerre mondiale. Cette famille ne semble pas avoir fait preuve d'une modernité quotidienne avant-gardiste, mais de fait, longtemps les familles bourgeoises européennes n'ont eu l'éclairage électrique que dans les pièces de réception.
Néanmoins, l'une des caractéristiques majeures de l'électricité, c'est que précisément, à la différence du gaz, elle a pénétré assez vite à l'intérier des logements, ne s'arrêtant pas aux espaces publics, aux cours et aux cages d'escalier. Et de fait les grands hôtels furent les premiers habitats a en être équipés, non seulement dans les espaces publics, mais dès la fin du siècle dans les chambres, familiarisant les clients avec l'usage des "interrupteurs".
Les Etats Unis ont été évidemment très précoce dans l'usage de l'éclairage électrique, comme dans tous les domaines où des technologies nouvelles ont été mobilisées pour le confort .
Dès 1882, l'Hôtel Everett s'était équipé de 100 lampes, principalement dans la salle à manger, les bureaux, le salon de lecture et les parloirs, ainsi qu'une enseigne lumineuse, la première de New-York. Cette même année la Edison Company réalisait 123 installations, mais parmi celles-ci on ne comptait que hôtels. Pourtant le processus allait s'accélerer et l'année suivante , à New-York également, le Sagamore Hôtel installait des lampes électriques dans toutes les chambres. L'inflation électrique allait prendre des proportions très importantes , comme en témoigne la publicité du Ponce de Leon (Saint Augustine, Floride) qui vante les 4100 ampoules de l'hôtel (1) .
En Europe, Lausanne fut une des premières villes à s'équiper. Une station avec des dynamos fut installée dans la rue Centrale . L'éclairage électrique fut inauguré à l'intérieur d'un hôtel. La démonstration publique eut lieu en1882. L'année suivante il y avait neuf abonnés; en 1885 on en comptait 115 , principalement des magasins, des cafés , des hôtels). Mais en 1894, seuls cinq appartements de Lausanne étaient équipés de l'éclairage électrique.
A la fin du siècle, la plupart des villes suisses avaient installé leur usine. Et selon Geneviève Heller l'intense mouvement de promotion touristique fut certainement un argument décisif : de grands hôtels, munis de tout le confort moderne étaient construits pour accueillir la haute société étrangère (2) .
Nul doute également que l'industrie électrique suisse, s'appuyant sur les savoirs faire de l'horlogerie comme sur la houille blanche, ait également contribué au développement de l'usage de l'électricité.
Il est possible que les hôtels de luxe aient aussi contribué par la suite à l'évolution de l'éclairage privé. C'est en tout cas la thèse de l'épouse de César Ritz qui considère que son mari fut un des inventeurs de l'éclairages indirects. Il en fut certaibnement l'un des diffuseurs ...
La question de l'éclairage passionnait Ritz, et il s'y révéla novateur. A Rome , par exemple, un des appartements réservés aux couples en voyage de noces lui causa bien des tracas. pour être éclairée à souhait, cette chambre immense aurait nécessité de nombreux lustres et l'équilibre de ses proportions en aurait été rompu, pensait-il. Et puis les lustres employé alors n'étaient rine moins qu'artisitques. César ayant remarqué que la corniche faisait saillie sous le plafond arrondi, fit tendre des fils électriques dans l'espace ainsi ménagé et y dissimula un cordon de lampes. Ce mode d'éclairage est si courant de nos jours, qu'on a peine à réaliser combien il paraissait révolutionnaire à cette époque. Le résultat fut exquis, car il mettait en valeur les peintures à l'italienne du plafoond et le baignait d'une lumière tamisée. Mon mari fut bien l'un des inventeurs de l'éclairage indirect. Il l'employa fréquemment, sous plusieurs formes, notamment au Carlton de Londres où, dans le grill-room, il fixa les ampoules entre les panneaux de verre dépoli et au Ritz de Londres et de Paris où les lampes étaient placées dans des coupes d'albâtre.(1) .
3.3.Des sonnettes au téléphone
Selon Michèle Perrot, il semble que l'usage des sonnettes domestiques soit relativement récent, ou en tout cas que son usage se soit particulièrement développé à la fin du XVIII° siècle et au début du XIX° siècle. L'une des raisons avancées est l'évolution de l'espace privé et des pratiques familiales:
Dans les grandes maisons de la nouvelle bourgeoisie, les pièces se spécialisent, les distances matérielles et morales s'accroissent. La domesticité s'éloigne de la famille. Bientôt les bonnes se jucheront au sixième étage. La sonnette , substituée à la familiarité de la voix, est le signe et le moyen de cet écartement. (2)
De fait cet écartement correspond aussi à la "privatisation" de la vie bourgeoise : les domestiques assistent de moins en moins aux activités des maîtres, ils ne se tiennent plus à leur disposition dans les pièces où ceux-ci vivent. La restauration restera une des rares activités où les domestiques restent physiquement présents, immédiatement à la disposition des convives. Encore que cette pratique ira en diminuant et ne subsiste que dans certaines occasions, lors de réceptions , ou dans la restauration de très haut de gamme.
Michèle Perrot évoque également les travaux de Samuel Bentham, frère de Jeremy et co-inventeur avec lui du fameux Panoptique (plan de prison modèle), qui expérimenta un système de commande à distance des domestiques, qu'il suggérait par ailleurs d'utiliser dans les prisons. Elle cite également un parlementaire et journaliste de cette époque, Pierre-Louis Roederer (1754-1835), qui dans une prétendue "Lettre de la Citoyenne aux Auteurs du Journal de Paris", met en scène une servante devenue femme de chambre d'une fournisseuse aux arhées, nouvelle riche :
Il n'y a pas , dans la maison où je suis, une seule pièce, un cabinet, une garde-robe, une cheminée, une alcôve, où il ne pende un cordon, où il ne brille un petit ressort qui répond à autant de sonnettes qu'il y a de lieux de la maison où je puis me trouver. Sonnette pour moi dans l'antichambre, sonnette dans la cuisine, dans l'office, dans la chambre, au-dessus de mon lit, dans mon oreille.
Dans les premiers grands hôtels, les clients arrivaient avec une partie de leur propre personnel et le modèle des appartements à l'intérieur des hôtels ne faisaient que reproduire les relations traditionneles avec les domestiques.
Mais peu à peu , les domestiques des clients furent pour l'essentiel remplacés par du personnel local, d'abord extérieur à l'hôtel (ce qui est à l'origine du sytème de paiement sous la forme du "service"), puis dépendant direcement de l'hôtel. Les clients pouvaient restés précédés d'un courrier (qui préparaient leur arrivée), d'une femme de chambre ou d'un valet, plus tard d'un chauffeur. Mais la plupart des services domestiques fut transférée à la charge de l'organisation hôtelière.
La taille des hôtels, la division du travail hôtelier et la multiplication des services, rendirent très vite nécessaire le développement des techniques de communication interne. C'est ainsi que très tôt, sensiblement avant l'éclairage , le système d'appel du personnel par sonnettes fut "électrifié". Ce fut l'occasion de l'installation des premiers réseaux de fils électriques à l'intérieur de bâtiments.
La nécessité d'identifier et la chambre d'appel et la nature du service demandé (le valet, la femme de ménage, le coursier etc.) entraîna la mise sur pied de systèmes complexes de fils , de boutons d'appel spécialisés et de "tableaux indicateurs" centraux avec "sonneries électromagnétiques", doublés plus tard de signaux lumineux. Il s'agit en quelque sorte des premiers "tableaux de bord domestiques". Très tôt des piles furent employées pour alimenter en courant basse tension ces systèmes.
Dans chaque pièce étaient installés pour les appels, aux endroits les plus commodes, "bouton-poussoir" ou "poires à fil souple" (1). Mais ce sytème était mal commode car il nécessitait soit une multiplication abusive de boutons d'appel spécifiques pour les différents services, soit l'apprentissage d'un code qu'il était également abusif de demander d'apprendre aux clients ( un coup pour le portier, deux pour le garcçon d'étage, trois pour la femme de chambre etc.).
C'est l'une des raisons pour lesquelles le téléphone à usage interne vint relativement vite doubler le système d'appel par sonnettes. (2) Dès 1877, l'Hotel Mail prédisait les changements qu'allait introduire le téléphone (3). De fait les hôtels furent parmi les premiers lieux à être équipé de téléphones. Au début , il s'agissait de postes centraux, installés dans un salon particulier.
A partir de 1894 aux Etats Unis, le téléphone est installé dans les chambres mêmes des hôtels. L'hôtel Netherland semble avoir été l'un des premiers à réaliser ce type d'installation lors d'une importante modernisation d'ensemble. Mais il fallu attendre 1902 pour que le Waldorf fasse de même. De fait il s'agissait de travaux éléctriques relativement importants, nécessitant peintures et tapisseries nouvelles.
En France le téléphone se développa fort lentement. On n'y comptait en 1900 que trente mille postes, alors qu'à la même époque les grands hôtels de New-York en comptaient plus de vingt mille. Il semble, tout en prenant en compte les dispositifs institutionnels (4), que le téléphone correspondait mal aux pratiques de la bourgeoisie française, qu'il passait pour une intrusion dans la vie pri
82. Sonnette du Carlton Hotel, Stockholm
83. Cabine de téléphone dun hôtel américain, fin du XIXe siècle
vée des familles (1).
Dans une certaine mesure , le poste téléphonique de la chambre d'hôtel échappait à ces connotations, dans la mesure où il garantissait l'aspect privatif de la chambre, où il permettait précisément de renforcer le caractère individuel d'une relation.
Par ailleurs, avec le développement des réseaux téléphoniques à longue distance (en 1915 les USA inaugurent la liaison coast to coast et en 1925 l'administration française commande le premier grand cable téléphonique interurbain Paris-Strasbourg) , le téléphone devenait un instrument indispensable de communication pour le voyageur.
Peu à peu, le téléphone est devenu omniprésent dans l'hôtel. Instrument de communication interne et externe, on en trouve dans tous les espaces collectifs de l'hôtel, dans les chambres (un ou deux prés en tête de lit, un autre dans l'entrée, généralement un poste près de la table ou de la coiffeuse ou du secrétaire, un enfin dans la salle de bain - l'invention de cette dernière localisation est attribuée par la veuve de Ritz à son mari ).
Il est probable que le téléphone a très tôt été un instrument de communication privilégié pour le voyageur, "isolé" dans une chambre d'hôtel, dans une ville où il est un "étranger". Il est difficile d'aller au delà de la précocité et de l'importance des installations téléphoniques dans les hôtels pour évaluer leur rôle dans la diffusion de l'usage des téléphones, et dans les formes d'usages (téléphoner de son lit ou de sa baignoire ?).
Mais on peut aussi se demander si l'usage extensif du téléphone dans le contexte hôtelier , pour les services domestiques, pour commander ses repas comme en guise de réveil matin, ne préfigure dans une certaine mesure la diversification des usages actuel des liaisons téléphoniques (achat par correspondance, commandes de repas ou d'approvionnements divers par minitel, téléphones "roses" etc.).
84. Le Télésème Herzog à l'Elysée Palace Hôtel, Paris.
3.4. Les autres réseaux : chauffage central, aspirateur central,pneumatiques, air conditionné, vidéo
La structure de l'hôtel, système collectif de logement individuel, favorisa de façon générale l'expérimentation ou le développement de toutes sortes de réseaux.
Ainsi , outre le gaz et l'électricité, il faut noter la précocité et le rôle des hôtels dans le développement des réseaux d'eau froide et chaude, avec la salle de bains mais aussi le chauffage central.
Les premières installations de chauffage central à vapeur à moyenne pression datent selon Henri Sauvage de la fin des années 1920, en particulier avec l'équipement de la Bourse de Paris. Puis sont équipés de systèmes divers (à pulsion d'air chaud, à vapeur basse pression), en fonction du développement des techniques (de la plomberie , du maniement du gaz et de l'électricité), des écoles, des gares, des hopitaux.
Aux Etats-Unis, dès les années 1930 , des systèmes de chauffage central sont mis en oeuvre dans les hôtels, au début pour chauffer les espaces collectifs et les couloirs, puis pour chauffer aussi les chambres. En 1846, l'Eastern Exchange Hotel à Boston fut le premier établissement public aux USA chauffé à la vapeur. Peu de temps plus tard, le Prescott , le Saint Nicholas et le Metropolitan installent le chauffage central dans les chambres et fondent leurs réclames sur cet argument (1) Ce n'est que sensiblement plus tard que le chauffage central équipera les demeures individuelles .
D'autres réseaux furent expérimentés dans les hôtels mais eurent des succés moins durables. L'aspirateur central par exemple. Selion Giedion, les premiers aspirateurs et balais mécaniques datent de 1859-1860, et allient des systèmes de brosses rotatives et des courants d'air continu.
Ces systèmes se développèrent lentement tout au long de la seconde moitié du XIX° siècle, car il s'agissait d'engins très volumineux (2). Sa taille et sa faible mobilité en firent d'abord un équipement adaptés aux seuls hôtels, grands magasins ou gares terminus. On y associa donc des équipements fixes , sous la forme de tuyaux reliés à des machines aspirantes installées dans les sous- sols.(3) Ces appareils étaient produits et installés par les mêmes compagnies s'occupant d'appareils de chauffage. Mais dès 1907-1908, avec le développement de moteurs électriques plus petis, se mettait progressivement au point l'aspirateur portatif, dont les principes n'ont pratiquement plus changé depuis.
Les hôtels s'intéressèrent aussi assez tôt aux réseaux utilisant les techniques de l'air comprimé. La première ligne d'essai de transport pneumatique fut installée en 1866 entre le bureau télégraphique de la Place de la Bourse et le bureau succursale du Grand Hôtel . Elle était en fer étiré d'un diamètre intérieur de 65 millimètres et totalisait une longueur de 1050 mètres (1). Les techniques du transport pneumatique de messages se développèrent , en particulier dans les grands magasins et les hôtels. Mais dans ces derniers, la combinaison du téléphone et d'un système de porteurs se révéla souvent plus performante. Il n'en reste pas moins que, selon le directeur d'un grand hôtels que nous avons rencontré, le système de messages aux clients reste un problème relativement mal réglé à l'heure actuelle, en dépit des sytèmes de messagerie électroniques qui se développent actuellement (2).
L'air comprimé fut également employé un temps comme force motrice, en particulier pour la production du froid et pour la production de l'électricité. Cafés-restaurants, brasseries et hôtels furent ainsi avec les commerces de l'alimentaire les principaux clients de la Compagnie Parisiennne de l'Air Comprimé, l'une des principales sociétés de ce type au XIX° siècle.
Les hôtels ont été également un terrain de prédilection pour le développement de systèmes d'air conditionné, notamment sous la forme de réseaux de distribution d'air froid.
On peut ainsi considérer à la lecture de la contribution de Martin Meade à l'ouvrage Palaces et Grands Hôtels d'Orient , que c'est aux Indes, dans les hôtels, que s'inventèrent au XIX° siècle les premiers systèmes de climatisation, utilisant d'abord comme énegie la sueur du personnel local (3).
Quoi qu'il en soit de ces origines, il apparaît que le développement de l'air conditionné a été fortement porté aux USA par les hôtels qui avec les immeubles de bureaux furent les premiers à en être équipés.Aux conditions climatiques plus marquées que dans les pays européens tempérés, se sont ajoutées les nécessités de réfrigération dans les immeubles de grande hauteur où la chaleur de l'éclairage électrique s'ajoute aux phénomènes climatiques extérieurs.
L'air conditionné est ainsi devenu aux Etats Unis une habitude si ancrée, que même lorsque la température ne l'exige pas, un grand nombre d'américains souhaitent pouvoir disposer d'un système de climatisation. Cette accoutumance à l'air climatisé est ainsi devenu une contrainte pour les hôteliers qui reçoivent des touristes américains, même dans des pays où les conditions climatiques ne le rendraient véritablement utile (au regard des normes européeennes, cela s'entend) que quelques jours par an. Les vieux palaces ont du donc entreprendre ces dernières années de coûteux travaux pour installer des systèmes de climatisation.
Au Japon, cette habitude américaine se développe rapidement, même dans les zones tempérées. On peut s'interroger surl'avenir de cet équipement dans le logement en France, ainsi d'ailleurs que dans l'automobile où il semble qu'il réalise actuellement une percée sensible dans le haut de gamme.
Notons enfin que les systèmes de programmes radiophonique pré-enregistrés puis detélévision et de vidéo internes se sont développés très précocement dans les hôtels, pour mettre à la disposition des touristes étrangers -au lieu ou au pays- des programmes qui leur soient accessibles à domicile, dans leur chambre.
C'est ainsi que successivement , on est passé de l'installation de salons radiophoniques (héritiers
85. Installation de télévision avec publicité intégrée dans un hôtel, milieu des années 1950
86. Installation pneumatique dans un hôtel, milieu des années 1950
des "théatrophones" de la fin du XIX° siècle qui retransmettaient les opéras) à l'équipement radiophonique de chaque chambre, puis des salons de télévisions à la télévision individuelle au pied du lit.
La pratique hôtelière de la radio puis de la télévision est de ce point de vue fort intéressante. Le modèle initial de la radio puis de la télévision étaient des modèles d'assistance collective, soit dans un lieu public - café ou hôtel (1) - soit de la famille réunie dans la salle de séjour ou la salle à manger.
L'hôtel a introduit de fait un modèle individuel d'usage de la radio et de la télévision, modèle qui s'est pratiquement généralisé avec la radio (le walkman en est le cas limite) et avec la télévision , qui est de plus en plus souvent installée dans la chambre à coucher, ce qui s'accompagne notamment aux Etats unis d'un multi-équipement.
4. Les hôtels de luxe et les innovations technologiques de nos jours
Le panorama historique que nous venons de faire a mis en évidence le rôle que les hôtels de luxe ont joué dans l'invention, l'expérimentation ou la mise au point de techniques, objets et procédés nouveaux .
Il semble également que l'hôtel ait contribué à la diffusion d'un certain nombre de ces innovations vers d'autres secteurs, en particulier vers le logement des particuliers. Les processus par lesquels cette diffusion a pu s'opérer sont probablement multiples. Il est probable que les grands hôtels aient été de fait des lieux de découverte, d'initiation et d'apprentissage de ces nouveaux objets et techniques de l'habitat. Les hôtels de luxe ont également constitué des systèmes de références, des modèles sociaux des savoir habiter modernes , luxueux, à la mode. Enfin la structure même de l'hôtel, système collectif d'habitat individuel, a généré ou accueilli des innovations que le développement de pratiques de plus en plus individualisées au sein des groupes domestiques et des familles rend dans une certaine mesure réutilisable, voire nécessaire. En effet, le dispositif hôtelier est conçu pour permettre une autonomie importante à chaque individu (ou à chaque "chambre") , faciliter la coexistence d'activités et de rythmes divers, et fournir des services à une échelle collective plus large que le "ménage". L'évolution des groupes domestiques, qui pour ne pas éclater autorisent une autonomie de plus en plus grande à chacune de leurs éléments, nécessite des espaces organisés de façon nouvelle et pour lesquels le modèle hôtelier peut fournir des éléments de référence.
De fait le modèle de la suite hôtelière correspond à une évolution des logements haut de gamme et moyenne gamme, où l'on assiste à une dilatation relative de la surface des chambres, qui annexent quand cela est possible un "dressing room"et une salle de bains, au détriment de la salle de séjour. La chambre n'est plus dans ce cadre seulement une chambre à coucher, mais une pièce à vivre où l'on peut regarder sa télévision, recevoir ses amis, travailler. Cette évolution concerne autant les parents que les enfants.
A l'opposé de ce nouvel espace de la "suite", l'hôtel propose des espaces collectifs et des services à une échelle beaucoup plus large que celle de la famille ; l'hôtel constitue en quelque sorte un "méga groupe domestique". Mais à cette échelle, il est possible d'envisager des équipements inaccessible au modèle dominant de l'habitat familial moyen : équipements sportifs, restauration collective, système d'accueil et de messagerie etc.
En concevant des équipements à cette échelle, c'est toute la structure même de la ville qui est en cause. Ce modèle d'organisation, que l'on voit se développer doucement en France, en particulier sous l'appellation de "para-hôtellerie" est beaucoup plus répandu aux Etats-Unis. Ainsi dans de nombreux ensembles d'habitats collectifs relativement anciens, comme dans les nouveaux condominiums, un certain nombre d'équipements et de services sont collectifs : cela va de la salle de machines à laver le linge en sous-sol dans des immeubles traditionnels à des prestations de type hôtelier comme le ménage ou la restauration dans des ensembles récents.
Mais il ne faut pas oublier non plus que le modèle hôtelier, s'il autorise une autonomie individuelle maximale dans un cadre collectif donné, a aussi en commun avec la prison et l'hôpital d'importants dispositifs de contrôle...
Quoi qu'il en soit, il est intéressant d'étudier dans quelle mesure de nos jours les hôtels de luxe sont toujours des lieux d'invention, d'innovation ?
De façon générale, les enquêtes que nous avons menées dans les palaces et hôtels de luxe à Paris, Londres et sur la Côte d'azur, comme les dizaines de documents d'information et de publicité que nous nous sommes procurés sur des hôtels de luxe dans le monde entier, ne semblent pas indiquer une dynamique particulière d'innovation technique .
Tout d'abord la modernité de l'équipement des hôtels de luxe ne semble pas constituer un argument décisif dans la concurrence. Tous les hôtels de luxe se doivent de disposer des techniques les plus récentes, mais à condition qu'elles aient fait leurs preuves. Aucun grand hôtel ne peut plus se passer de l'air conditionné, d'un équipement de télécopie, de télévisions multicanaux télécommandées. Mais cela n'est pas bien révolutionnaire, c'est simplement ce que les hommes d'affaires connaissent quotidiennement comme type d'équipement dans leur travail, éventuellement à leur domicile.
A part ces grands équipements de base, les hôtels de luxe jouent sur une série d'objets qui ne sont pas nécessairement modernes, et qui ne font que des petites différences. Tel directeur d'hôtel était très fier de nous montrer les presse-pantalon installés dans toutes les chambres, qui permettent à l'homme d'affaires rentré tard d'une soirée et repartant par le premier avion le lendemain de disposer d'un pantalon repassé. Mais cela n'est qu'un petite automation et le service dans de nombreux palaces dispense de ce qui apparaît un peu comme un gadget. De nombreux hôtels ont aussi des sêche-cheveux dans la salle de bains, des pèse-personne électroniques, des grille-pain (ce qui permet de disposer de toasts croustillants pour son petit déjeuner), des robinets thermostatiques dans la salle de bains, des baignoires à bulle etc.
Tout cela représente bien sûr un équipement complet mais ne constitue pas de façon évidente des innovations significatives. Quelques innovations pourtant semblent apparaître actuellement , mais elles ne prennent pas nécessairement place dans les hôtels les plus luxueux. Elle semblent plus liées à des démarches de productivité de l'industrie hôtelière , à des économies en personnel et en frais annexes, qu'à une amélioration des prestations offertes aux clients. Les hôtels de moyenne gamme semblent dans un certain nombre de cas relativement plus innovants que les hôtels de haut de gamme. Il s'agit au mieux, comme le disait un slogan d'un récent salon hôtelier (Equip'hôtel, 1986) de "réconcilier le raffinement et la productivité".
L'une des innovations les plus importantes pourrait être la serrure électronique. Déjà au XIX° siècle aux USA les hôtels semblent avoir joué un rôle important dans le développement des serrures de sécurité modernes. Depuis une quinzaine d'années se sont développés des sytèmes à cartes à trous (de type Vingcard). Elles n'ont pas détrôné les serrures classiques , malgré leurs avantages
87. Publicité pour le Century Plaza Hotel, Los Angeles
évidents : le client peut les emmener avec lui pendant son séjour, et lorsqu'il quitte l'hôtel peu importe s'il ne rend pas sa carte puisque l'on change pour chaque client le code de la serrure et que l'on édite à chaque fois une nouvelle carte.
Mais depuis quelques années on assiste au développement d'une nouvelle génération de serrures à cartes, avec pistes magnétiques cette fois. Selon le responsable d'un de ces sytèmes (1), 20.000 chambres sont déjà équipées d'un tel système , dont 200 en France.
Ces cartes sont reprogrammables, ce qui permet outre leur réutilisation de s'en servir également comme moyen de paiement (pour le bar de l'hôtel, les boutiques, la discothèque, les restaurants etc.); par ailleurs elles permettent également des autorisations sélectives d'entrée dans la chambre selon les heures, l'accés au garage, à la piscine ou au sauna etc.; des informations diverses utile pour la gestion hôtelière,peuvent également être stockées sur la carte. La génération ultérieure de clés à puce, telle que celles que la société VAK vient de mettre au point (salon Batimat, Paris , décembre 1987), ouvre encore de nouvelles possibilités, y compris le règlement immédiat des dépenses à l'intérieur de l'hôtel, ou le télé-achat à partir du téléviseur de sa chambre.
Notons par ailleurs l'usage étendu du téléviseur qui pourra être utilisé pour la réception de messages personnels, qui reste un problème non négligeable du fonctionnement hôtelier quotidien (par exemple comment faire savoir à un client , au moment où il se réveillera, qu'il a un message personnel, et comment lui en communiquer le plus rapidement le contenu ?).
Il est possible que les hôtels constituent des supports intéressants pour un certain nombre d'autres innovations : les WC auto-nettoyants peut-être(des modèles existent déjà dans certain d'entre eux), les lavabos à hauteur règlable, les commandes à distance pour l'éclairage, pour les volets, tous systèmes fort pratiques, mais encore relativement coûteux et pas nécessairement tout à fait au point.
Mais il n'est pas sûr que ce soit dans les hôtels des gammes les plus élevées que s'installeront en premier ces innovations. Les responsables de ces hôtels semblent être très précautionneux pour tout ce qui concerne le recours à des techniques de pointe. Ils préfèrent assurer des prestations équivalentes par un service humain personnalisé, plutôt que par des machineries, des télécommandes et des automatismes, dont la complexité risque de rebuter le client.
Il semble d'ailleurs que dans une société hyper-technicienne, un service traditionnel performant soit plus recherché, et plus distinctif du luxe, qu'une machinerie particulièrement moderne.
La modernité maîtrisée apparaît ainsi comme une condition de base de l'hôtellerie de luxe ; par la nouveauté technologique ne semble pas, en revanche, être un argument commercial majeur .
Ce que les hôtels de très haut de gamme privilégient, c'est plus la qualité du service, y compris le contact humain qui permet de le personnaliser. En cela , ils annoncent peut-être des évolutions ultérieures dans les sociétés modernes : si le luxe, c'est dans un certain nombre de cas de pouvoir se passer des machines, cela dessine-t-il des perspectives pour le confort demain ?
Notes
(1) Louis Dumont considère que la pensée de Marx appartient à ce qu'il appelle la pensée individualiste (par oppposition à la pensée "holiste"). De ce point de vue, il est intéressant de noter que le modèle de l'habitation commune soviétique emprunte à l'hôtel des concepts , ce qui est rendu possible par le fait qu'ils ont en commun la même unité de base, l'individu, et une collectivité de même échelle (Homo Aequalis genèse et épanouissement de l'idéologie économique , Paris, Gallimard, 271 p.,1977) .
(1) Macerl Gautier, op. cit., p. 28.
(1) Hélène Trocme, "Les premiers gratte-ciel", in L'Histoire, n° 22, avril 1980, pp.16-24.
(2) Siegfried Giedion, Espace, Temps , Architecture, Paris, Denoël-Gonthier, 1968, 3vol..
(3) Eric Vincent, Histoire d'ascenseurs , (travail personnel de fin d'études), Ecole d'Architecture de Versailles, 1983.
(1) C'est à peu près à la même époque que le passage au courant alternatif , en permettant de transporter plus loin l'électricité, rendit notamment possible le développement des tramways électriques, lesquels contribuèrent de façon décisive à la croissance extensive des villes américaines simultanément à la densification des centres. On peut lire sur ce sujet Anthony Sutcliffe :"Du cheval au tramway. La mécanisation des transports urbains: 1850-1900" et John P. McKay "Les transports urbains en Europe et aux Etats-Unis: 1850-1914", in Les Annales de la Recherche Urbaine , n° 23-24, juillet-décembre 1984.
(1) S. Giedion, op. cit., p. 577.
(2) Ibid. a,p.533. Voir également Monique Eleb-VIdal et Anne Debarre-Blanchard dans leur chapitre sur les dispositifs de propreté et de soins corporels in Architecture Domestique et Mentalités, Ecole d'Architecture Paris-Villemin, 1985.
(3) Georges Vigarello, Le Propre et le Sale; l'hygiène du corps depuis le Moyen Age , Paris, Seuil, 1985, 283 p..
(1) Roger-Henri Guerrand, Les Lieux. Histoire des commodités, Paris, La Découverte, 1986, 207p.
(2) Michel Foucault, Histoire de la Folie à l'Age Classique, Paris ,1961.
(3) Max Weber écrit ainsi :"Comme l'a dit expressément Barclay, le grand apologiste des quakers, et en accord avec les puritains, la lutte contre les tentations de la chair et la dépendance à l'égard des biens extérieurs ne visait point l'acquisition rationnelle, mais un usage irrationnel des possessions.
Ce dernier consistait avant tout à estimer les formes ostensibles de luxe, condamnées en tant qu'idôlatrerie de la créature, pour naturelles que ces formes fussent apparues à la sensibilité féodale, tandis que l'usage rationnel, utilitaire des richesses était voulu par Dieu, pour les besoins de l'individu et de la collectivité. Ce n'étaient point des macérations qu'il s'agissait d'imposer aux possédants, mais un emploi de leurs biens à des fins nécessaires et utiles. De façon caractéristique, la notion de "confort" englobe le domaine de la consommation éthiquement permise, et ce n'est évidemment pas un hasard si le style de vie attaché à cette notion a été observé en premier lieu , et avec une netteté spéciale, chez les quakers, représentants les plus conséquents de cette attitude face à la vie. Au clinquant et au faste chevaleresque qui , sur une base économique chancelante, préfère les dehors d'une élégance élimée à la sobre simplicité , ceux-ci opposent leur idéal : le confort net et solide du "home" bourgeois" ( L'Ethique Protestante et l'Esprit du Capitalisme, 1920, édition française, Plon 1967, p. 235).
(4) Jean Pierre Goubert, La Conquête de l'Eau, Paris, Robert Laffont, 1986, 302 p..
(1) Henri Sauvage, "Tableau sur les progrés de l'hygiène et du confort depuis le Moyen Age jusqu'à nos jours", in L'Illustration , 1929.
(2) Pour l'histoire de la baignoire et des bains , voir aussi Paul Négrier , Les bains à travers les âges, (en collaboration avec P. Calmettes et M. Marechalar ), Paris, Librairie de La Construction Moderne, 1925, 315 p. et un ouvrage plus récent de Laurence Wright, Clean and Decent. The fascinating history of the bathroom ant the water closet , Londres, 1960, 206 p.
(1) S.giedion , op. cit., p. 558 .
(2) Eugen Weber, Fin de siècle. La France à la fin du XIX° siècle, Paris, Fayard ,1987, p. 81.
(3) Alain Corbin, Le Miasme et la Jonquille. L'odorat et l'imaginaire social XVIII°-XIX° siècles , Paris, Aubier Montaigne, 1982, 334 p.,p.205
(1) S. Giedion, op. cit. , p. 555.
(2) Geneviève Heller, op. cit. , p. 208.
(3) J.Williamson, op. cit. , p. 55.
(1) S.Giedion, op. cit. , p. 561.
(1) Ibid. ,p. 573.
(1) Maurice et Paulette Deribère , Préhistoire et Histoire de la Lumière, Paris, France-Empire, 1979, 299 p..
(1) J. Baille in L'Electricité, 1874, cité par Catherine Urbain , L'éclairage électrique, (travail personnel de fin d'études), Ecole d'Architecture de Versailles, 1981 .
(1) La Nature , Revue des Sciences et de leurs applications aux arts et à l'industrie 1887, 1° semestre, pp. 231 et 232
(1) J.Williamson , op. cit. , p. 68.
(2) G.Heller, op. cit. , pp. 48 et 49.
(1) César Ritz, op. cit. , pp. 172 et 173.
(2) Michèle Perrot "Les premières sonnettes domestiques" , in L'Histoire, n° 49 octobre 1942, pp. 98 et 99.
(1) "Ces poires peuvent être déposées sur la table de nuit ou sous l'oreiller; ou encore descendre du plafond autour des lampes, des lustres, de façon à être toujours à portée de la main.
Les fils des sonneries comme ceux de la lumière électrique sont dissimulés dans les murs, dans les meilleures conditions de sreté et d'élégance... Tout ce dispositif exige une grande quantité de fils. Si l'on tient à ce que chacun des fils réponde bien à son but, cela demande une précision minutieuse dans le travail d'installation" ( Leospo, Traité d'Industrie Hôtelière ,op. cit. , pp. 77 et 78).
(2) Le système des sonnettes subsiste pourtant jusqu'à nos jours, très "informatisé bien sûr", mais doublant en quelque sorte le système téléphonique ; il est certes de moins en moins utilisé , mais outre son éventuelle fonction d'appel d'urgence, il semble correspondre au souhait de pouvoir appeler quelqu'un pour communiquer directement avec lui.
(3) J. WIlliamson, op. cit. ,p. 70.
(4) En particulier le rôle du Ministère des Postes et Télégraphes : cf. Catherine Bertho , "Télégraphes et Téléphones" (Paris, 1981)
(1) "La bonne société n'adopta le téléphone que lentement et le président Grévy hésita longtemps àvant d'accepter qu'on en installât un à l'Elysée. Seuls quelques uns comme la comtesse Greffulhe, appréciaient "la vie magique , surnaturelle, " que permettait le téléphone. 3 c'est singulier pour une femme dans son lit de causer avec un monsieur qui est peut-être dans le même cas, dit-elle à Goncourt, toujours hostile aux nouveautés. Et vous savez, dsi le mari arrive, on jette le machin sous le lit, et il n'y voit que du feu"...
... il est vrai que le téléphone violait l'intimité à une époque où la visite formelle était la seule forme admise de la vie sociale. Le sans-gêne de l'engin en troublait beaucoup: il était souvent installé à un endroit incommode, et y répondre semblait un geste servile. Comme le dit Degas à Forain un jour que celui-ci était appelé pendant le dîner : "C'est ça le téléphone ? On vous sonne et vous y allez" (E. Weber, op. cit. , p. 98.)
Colette quant à elle écrit qu'il ne sert qu'aux hommes qui ont des affaires sérieuses, et aux femmes qui ont quelque chose à cacher (C. Bertho ,"La longue marche du téléphone", in L'Histoire n° 67, mai 1984, pp. 24 à 37).
(1) J.Williamson , op. cit. , p. 63.
(2) Au début des années 1900, on déplace ces lours engins d'une maison à l'autre, parfois avec l'aide d'un cheval. A partir de l'engin garé dans la rue , on introduisait un long tuyau flexible dans l'appartement. Il fallait au moins deux hommes pour s'occuper de la machine, l'un en surveillait le fonctionnement, tandis que l'autre faisait le nettoyage. Mais ce type d'engin était particulièrement bruyant et la Compagnie de l'Aspirateur fut à de nombreuses reprises poursuivie en dommages et intérêts pour avoir effrayé les chevaux des fiacres dans la rue " ( S. Giedion, op. cit. , p. 479).
(3) Leospo évoque dans son Traité d'industrie hôtelière les composants essentiels de l'installation d'un vacuum cleaner dans un hôtel :
"1. un ventilateur à haute pression ;
2. une armoire, dite armoire à tamis ;
3. une tuyauterie en tôle galvanisée pour les tubes et la colonne d'aspiration ;
4. des bouches d'aspiration ;
5. des tubes flexibles en caoutchouc ;
6. diverses embouchures.
(...) Quand le nettoyage est terminé, l'employé visse sur la bouche d'aspiration un couvercle muni d'une garniture en caoutchouc. Ce couvercle est retenu à la bouche par une chaînette en cuivre."
op. cit., pp. 68-70.
(1) Thierry Poujol, Des réseaux pneumatiques dans la ville : un siècle et demi de techniques marginales, Paris, LATTS-ENPC, 1986, 165 p..
(2) Par ailleurs , la question du suivi des dépenses des clients dans un hôtel, de leur comptabilité et de l'établisement de la "note" est un problème technique de première importance. C'est ce que l'on appelle la tenue de la "main courante". Les sytèmes pneumatiques ont été utilisés dans de nombreux grands hôtels jusque dans les années 1950 pour centraliser les fiches de dépenses des clients dans les délais les plus brefs. Divers systèmes électro-mécaniques ont été aussi développés, y compris l'usage de téléscripteurs internes, jusqu'à ce que ces dernières années l'informatique bouleverse profondément la gestion hôtelière.
(3) "...(Dans ces grands hôtels des Indes) la chaleur est telle que, suivant la tradition indienne , on installe dans toutes les pièces des "punkhas": carrés de tissu ou canevas suspendus au plafond et qu'un serviteur- le punkha-wallah - tire de l'extérieur au moyen d'une corde et balance pour stimuler un courant d'air. Leur nom continuera de désigner les ventilateurs électriques à hélices qui au XX° siècle les remplacèrent. mais auparavant , l'ingéniosité victorienne avait déjà conçu des systèmes primitifs de conditionnement d'air : une soufflerie placée devant des blocs de glace et actionnée par des équipes de serviteurs - la main-d'oeuvre ne faisant jamais défaut en Inde- dispensait quelques bouffées de fraîcheur ; tandis que le "thermantidote", grand ventilateur tourné manuellement ou grâce à la force motrice d'une paire de boeufs, soufflait l'air à travers des stores trempés d'eau".
Martin Meade, "Palaces et palais : les dimensions du rêve" in Palaces et Grands hôtels d'Orient , Paris, Flammarion, 1987, 264 p.
(1) Dans le traite pratique d'industrie hôtelière de Marcel Bourseau de 1955 , on peut lire à ce propos : " La télévision , encore peu répandue chez les particuliers, est d'un attrait certain dans les cafés. Dans les salons d'hôtel elle pose des questions semblables à celles de la musique enregistrée( ne pas imposer à la clientèle un spectacle - ou un bruit- si elle ne le souhaite pas d'où la nécessité de disposer de locaux spécifiques ) . Elle a cependant l'attrait de la nouveauté, et donne une favorable impression d'équipement évolué, tout en donnant la possiblité de développer les consommations prsies par les clients maintenus sur place" (p. 590).
(1) Unikey , Les Echos, 18/12/1987.
Chapitre 8
Dispositifs hôteliers et habitation collective
Les transferts entre l'univers de l'hôtel de luxe et celui de l'habitation commencent dès avant la fin du XIXe siècle, et suivent plusieurs lignes de pente, correspondant selon le cas à l'affirmation des politiques hygiénistes, des politiques de réforme sociale par l'habitation, à l'ouverture de nouveaux marchés en matière d'habitation et aussi à l'apparition de nouvelles stratégies de projet architectural.
D'une manière générale, deux systèmes principaux de transfert se mettent en place. Le premier est centré sur la diffusion des innovations apparues dans la conception et l'aménagement des chambres d'hôtels, et se polarise essentiellement sur des thèmes liés à l'hygiène et au progrès des équipements mécaniques. Le second est en revanche centré sur la question des services collectifs et se révèle extrêmement important dans la sphère du luxe mais aussi dans la formation des réponses du "Mouvement moderne" au problème émergent du logement de masse.
1. Les destinées de la chambre d'hôtel.
Si la chambre d'hôtel déborde son programme d'origine et sert de référence pour des projets d'habitation, c'est essentiellement à la qualité de son équipement et à la maîtrise de ses dimensionnements qu'elle le doit, mais c'est l'essor du tourisme qui rend ce déplacement possible.
Les associations vouées au tourisme, puis à l'automobilisme, jouent un rôle essentiel dans la montée des idées d'urbanisme et d'aménagement régional.(1) Mais elles s'expriment aussi sur la question de l'équipement hôtelier. C'est ainsi que le docteur Léon-Petit, un des porte-parole privilégiés du Touring-Club de France, évoque en 1900 le spectre malsain des chambres d'hôtels ordinaires pour leur opposer les vertus salubres des installations étrangères :
Que de dangers dans tous ces falbalas aux replis poudreux et contaminés, bouillons de culture où prospèrent les microbes les plus virulents, à commencer par celui de la tuberculose ! Mais nos braves hôteliers à quarante sous la nuit croient encore au prestige de leur luxe de pacotille. Que ne peuvent-ils voir en plein cur de Londres l'immense et magnifique hôtel que l'on vient de construire à deux pas de Charing-Cross, et où le confort moderne a été porté à son plus haut degré de raffinement. Ils y trouveraient des chambres aux murs peints, sans tentures, papiers, tapis, ni rideaux; des lits en fer, un mobilier réduit au strict nécessaire. En revanche, ils y constateraient l'existence de ventilateurs, de calorifères à vapeur et autres, si bien que le voyageur qui entre dans ces chambres y trouve le bien-être au lieu de la contagion.
Un élément fondamental de ce "bien-être" est bien l'introduction de nouveaux principes d'aménagement des chambres :
La chambre hygiénique : voici le vrai luxe.
Vous verrez à l'Exposition Universelle de 1900, celle que le Touring Club fait établir dans la section d'hygiène. Elle coûtera deux fois moins que celle à oripeaux, elle vaudra cent fois plus. Il ne vous restera plus alors, quand vous aurez compris ses avantages, qu'à exiger la même dans tous les hôtels où vous passerez. Quand soixante-dix mille gaillards convaincus auront demandé partout "la chambre hygiénique" du Touring-Club", les hôteliers commenceront peut-être à se gratter l'oreille et à comprendre. Un bateau bien monté doit révolutionner en très peu de temps l'hygiène des hôtels de France, pour le plus grand bien de la salubrité publique. (1)
1.1. L'hygiène, de l'hôtel à l'habitation
Si en France une organisation comme le Touring-Club se croit investie d'une mission civilisatrice passant par la transformation des hôtels et du paysage, la Suisse s'attache à partir du banc d'essai des palaces à construire l'image d'une nation entièrement saine et propre, ainsi que l'a relaté Geneviève Heller.(2) En parallèle à la montée, des politiques d'enseignement ménager et de normalisation hygiénique, les grands hôtels et les sanatoria constituent une sorte de vitrine où la maîtrise des techniques de la propreté est tout d'abord acquise, comme l'affirme en 1900 Hotel Revue :
Les stations sanitaires ont pour mission de favoriser le bien-être physique et moral de leurs hôtes, cela dans leur propre intérêt, l'accomplissement de cette mission contribuant à accroître la fréquentation et à augmenter le bénéfice. (...) Nos stations sont appelées à être ou à devenir des institutions modèles du point de vue de l'hygiène pratique, et à prendre partout l'initiative des progrès hygiéniques les plus divers.(3)
1.2. Hotel et habitation minimum
Si le Touring-club se préoccupe activement des vertus sanitaires de la chambre d'hôtel, cristallisées dans ses équipements et aussi dans un décor épuré, les architectes du "Mouvement moderne" s'intéressent quant à eux après la Première Guerre mondiale essentiellement aux dimensions de la chambre.
Dans leur recherche d'une réduction des standards, censée permettre la production d'un plus grand nombre d'habitations, ils retiennent l'usage rationnel de l'espace que la maîtrise des circulations et de l'implantation du mobilier assurent dans l'hôtel, tout comme dans le transatlantique ou dans le wagon-lit.
Dans l'exposition qui accompagne en 1929 à Francfort le second Congrès International d'Architecture Moderne, consacré à l'habitation minimum, l'ensemble des projets présentés sur ce thème est confronté à deux espaces idéaux : la cabine de paquebot et l'hôtel. (1)
2. De l'hôtel à l'immeuble à services collectifs
A la diffusion médiatique de l'image de l'hôtel de luxe et aux nouvelles formes de sociabilité qu'elle induit, s'ajoute un autre registre,qui est celui de la diffusion architecturale, au travers de l'élaboration de nouveaux types de bâtiments d'habitation.
Dans les grandes villes américaines du début du siècle et des années qui suivent, le grand hôtel induit un autre type de gabarit pour les immeubles urbains et, surtout, une autre structuration interne.(2)
En France également, apparaissent des ensembles résidentiels à services collectifs, mais cette fois moins dans la sphère du luxe que dans celle de
l'habitation à bon marché. Ces ensembles apparaissent tout d'abord dans la tradition fourièriste et aboutissent à la réalisation du Familistère de Guise, puis se diffusent au travers de réalisations urbaines d'inspiration philanthropique.
2.1. Aux origines du Phalanstère
Victor Considérant fonde au milieu du XIXe siècle les principes de l'architecture phalanstérienne sur une lecture des palais informée par les grands hôtels :
Les relations sociétaires imposent à l'architecture des conditions tout autres que celles de la vie civilisée. Ce n'est plus à bâtir le taudis du prolétaire, la maison du bourgeois, l'hôtel de l'agioteur ou du marquis. C'est le Palais ou l'homme doit loger. Il faut le construire avec art, ensemble et prévoyance; il faut qu'il renferme des appartements somptueux et des chambres modestes, pour que chacun puisse s'y caser suivant ses goûts et sa fortune : puis il y faut distribuer des ateliers pour tous les travaux, des salles pour toutes les fonctions d'industrie ou de plaisir. (1)
A côté d'un programme particulier, "le caravansérail ou hôtellerie affectée aux étrangers", le phalanstère possède un "centre d'activité" desservi par une "rue-galerie (...) au moins aussi large et aussi somptueuse que la galerie du Louvre". Condensat de ville, ce centre est fortement marqué symboliquement et possède dans des formes dilatées des dispositions homologues de celles de l'hôtel du Louvre ou des projets d'Hector Horeau conçus quelques années plus tard.
Les grandes salles de relations générales pour la Régence, la bourse, les réceptions, les banquets, les bals, les concerts, etc., sont situées au centre du palais, aux environs de la Tour d'Ordre. Les ateliers, les appartements de dimensions et de prix variés, se répartissent dans tout le développement des bâtiments. -Les ateliers se trouvent en général au rez-de-chaussée, comme il convient évidemment.
(...) Il est sensible que le centre du palais en sera la partie la plus somptueuse : aussi les appartements chers, très richement ornés et princièrement établis, bordent-ils le grand jardin d'hiver, fermé, derrière la Tour d'Ordre, par les replis carrés du corps redoublant.(2)
2.2. L'américanisme hôtelier.
Au début du XXe siècle, un intérêt aigu pour les grands hôtels américains se diffuse en Europe et notamment en France. Il se révèle être une composante fondamentale des réalisations que les voyageurs et les experts français admirent et se proposent à l'occasion d'importer.
Ainsi que le rapporte Paul Morand, Chateaubriand s'était déjà penché sen son temps sur les auberges américaines, alors qu'elles logaient les voyageurs dans des conditions encore bien frustes :
Je restai stupéfait à l'aspect d'un lit immense, bâti en rond autour d'un poteau; chaque voyageur prenait place ... les pieds au centre, la tête à la circonférence... de manière que les dormeurs étaient rangés symétriquement comme les rayons d'une roue ou les bâtons d'un éventail. (1)
Jules Huret, auteur en 1911 d'un monumental ouvrage destiné au grand public sur L'Amérique moderne, ouvre son reportage sur une évocation des ressources de l'hôtel Waldorf-Astoria, "une de ces institutions colossales que l'on ne voit qu'en Amérique, (...) un monstre qui vaut d'être dépeint" :
La véranda qui sert d'entrée principale aux voitures et aux piétons est faite de douze larges arceaux de fer garnis de feuillages, et que dessine, le soir venu, une véritable voûte de lumière électrique. Le rez-de-chaussée de l'hôtel est composé de plusieurs immenses salles à manger très hautes, décorées chacune d'un style différent et garnies seulement de petites tables, car la table d'hôte est inconnue ici. Les murs sont de pierre sculptée ou de stuc. Du stuc dans les vastes couloirs, du stuc dans les escaliers, du stuc partout, du stuc orné, doré, comme dans une cathédrale byzantine. Partout des canapés de velours, des fauteuils de soie, des sofas, des chaises de cuir. Dans tous les couloirs qui font le tour de ce caravansérail gigantesque, deux rangées de clients ou de passants, assis, causent et fument, -car entre ici qui veut : les salons, les bars, les restaurants, les fumoirs, tout est public. Un orchestre est là, à l'entresol, entre deux couloirs, qui joue du matin au soir pour ceux qui veulent l'entendre. Et je n'essaierai pas de rendre le mouvement incessant de fourmilière qui anime les salles de thé, le palmarium, le café, le bar, les salons de réception, la salle de billard, le salon des dames qui est le salon de Marie- Antoinette exactement restitué, tout en étoffes claires, en meubles délicats et contournés, vernis Martin et imitation de Boulle. (2)
88. Le Waldorf-Astoria, vu par Jules Huret, dans L'Amérique moderne
Huret recense -à l'américaine- les paramètres numériques de l'hôtel (superficies, coûts, nombre d'emplois, capacités de production, tonnages de produits alimentaires, etc.) et compte avec soin les dix lampes électriques de sa chambre de 5 mètres sur 7 : "trois au plafond, deux de chaque côté de
la glace, une sur la table de nuit, une dans la salle de bains, une dans le cabinet-vestiaire".
En 1920, Jacques Gréber, qui a travaillé plusieurs années à Philadelphie, présente dans L'Architecture aux Etats-Unis en écho aux propos de Huret une analyse plus professionnelle des grands hôtels américains, dans laquelle il célèbre "l'organisation logique et claire des services généraux et le confort touchant à la perfection qu'on trouve dans les chambres", fruits de la "coopération de l'architecte et de l'hôtelier". Architecte de jardins, il vante le "modèle de simplicité et d'adaptation bien combinée du pittoresqe régional aux besoins d'un programme moderne" que représente l'hôtel Ponce de Leon à Saint Augustine (Floride).
Commentant les dispositions de l'hôtel Ritz-Carlton de Philadelphie ou du Statler de Detroit, Gréber insiste sur la qualité des espaces collectifs et sur leur équipement :
En entrant à l'hôtel, on trouve, dans un hall spacieux et juste en face de soi, les bureaux de portier et de location où l'on peut obtenir immédiatement les renseignements qu'on désire. Un ami vous attend : il est confortablement assis dans une partie calme du hall, traitée en salon, mais largement ouverte sur le hall ; vous ne pouvez pas lui échapper. Près des bureaux, journaux, cigares, plusieurs vestiaires dans la partie voisine des salles à manger; les ascenseurs, dont le nombre varie suivant l'importance de la maison, en plein milieu du hall, des téléphones près du grill-room et du bar ; enfin, tous les services sanitaires bien ventilés et largement éclairés.
(...) En sous-sol, ou parfois en entresol (mezzanine), des services de coiffure, manucure, pédicure et autres soins, dont l'installation est tout-à-fait engageante par la profusion des marbres et des miroirs qui donnent un aspect de propreté incomparable. La ventilation de ces services en sous-sol est réellement parfaite, toujours par le même procédé de circulation d'air chaud en hiver, rafraîchi en été et expulsé de la pièce avant qu'il ait eu le temps d'être vicié, de telle manière qu'on est, au sous-sol, loin de toute ouverture sur la rue, souvent beaucoup mieux que dans une pièce à ventilation directe.
Ces grands hôtels ont généralement deux sous-sols : l'un qui est un étage réservé au public, avec grill-room, billard, salle de natation, etc., et l'autre qui est l'usine de l'hôtel. Cette usine fait tout ce qui est nécessaire au service de la maison : imprimerie, blanchisserie, boulangerie, fabrication de glace, etc.(1)
Gréber s'étend sur l'efficacité des ascenseurs et sur certains dispositifs nouveaux comme le netoyage par le vide, les tubes pneumatiques pour la distribution du courrier et le "téléautographe" transmettant par fil des documents écrits. Il s'intéresse à l'épiderme des salles de bains -dallage en mosaïque de marbre, revêtement de céramique blanche jusqu'à une certaine hauteur, murs et plafond au ripolin, baignoire encastrée, plomberie parfaite-. L'effacement des tuyaux et le confort du chauffage recueillent son plus vif assentiment :
La tuyauterie ne se voit pas ; elle est dissimulée derrière le revêtement et la robinetterie seule apparaît et décore. L'examen de la tuyauterie et sa réparation éventuelle peut être fait par un placard ou par une sorte de gaîne à laquelle on accède en dehors de la salle de bains, généralement par des dégagements extérieurs aux chambres. Les ouvriers réparateurs ne pénètrent donc pas dans les chambres louées et les fuites ne donnent généralement pas lieu à des réparations de décors, mais s'aperçoivent immédiatement par la visite quotidienne de ces gaînes. Dans certains plans bien étudiés, la gaine monte de fond dans toute la hauteur de l'immeuble, les planchers son ouverts au droit des tuyaux; donc, pas de tache au plafond de l'étage inférieur en cas de fuite.
Le chauffage (...) est facilement règlable et silencieux; il est certainement pour beaucoup dans l'impression de confort luxueux que donne la chambre d'hôtel en Amérique. (2)
Dès avant l'entrée en guerre des Etats-Unis en 1917, certains observateurs tel Victor Cambon, qui se félicitera plus tard du "coup d'épaule américain", imaginent une nouvelle clientèle débarquant des transatlantiques avec des exigences inédites pour l'Europe . Cambon souhaite que "nos sympathiques propriétaires d'hôtels" soient "mieux en mesure d'accueillir les Américains que nos gouvernants ne le furent de recevoir les Allemands". Les "lieux libres et admis de réunion et de rencontre, non seulement pour les pensionnaires de l'établissement, mais pour toutes les personnes de la ville qui s'y présentent avec une mise et une tenue correcte" que sont les grands hôtels fascinent Cambon non seulement par la qualité de leurs services et leur confort, mais par la "multiplicité" et l'"instantanéité" des réseaux téléphoniques qui les rattachent au monde :
Tout cela est relativement facile à décrire ; ce qui l'est moins, c'est la propreté, le brillant, la splendeur d'entretien, la précision du service de tout cet ensemble. Quiconque ne l'a pas vu, ne peut s'en faire une idée et quiconque s'y est prélassé comprend la difficulté qu'il y a pour nous à contenter des gens habitués à vivre dans un tel milieu. (1)
Le genre du "retour d'Amérique" sera particulièrement fourni dans la littérature de l'après-guerre, que les Etats-Unis soient vus comme une préfiguration effrayante de l'avenir de l'Europe, ainsi que le suggère Georges Duhamel dans ses Scènes de la vie future ou qu'ils apparaissent, au contraire, comme la préfiguration d'heureuses transformations, comme dans New-York de Paul Morand.
Morand s'étonne, comme tous les observateurs, de l'extrême ouverture des hôtels sur la rue, mais il relève surtout les différences en matière de service :
Ils diffèrent de nos hôtels en ce que le portier n'y joue pas un rôle de majordome, de postier, de suisse d'église, de Sganarelle, de policier et de directeur de conscience ; souvent même il n'y en a pas, pas plus qu'il n'y a, à New-York, de concierge dans les maisons. On ne sonne jamais les domestiques et tous les ordres se donnent par téléphone ; les vêtements ne sont pas brossés ni les bottines cirées si l'on ne s'assure au préalable les services d'un valet payé séparément ; le repassage des vêtements a lieu chaque matin. Les chasseurs s'y nomment bell boys, le service des chambres est assuré par un room service, à chaque étage ; enfin chose qu'ignorent les Européens et qui, souvent, les fait mal voir, les pourboires ne s'y donnent pas lors du départ, mais chaque fois qu'un domestique entre dans la chambre pour y apporter quelque chose, ne fût-ce qu'une lettre ou un journal. (2)
Duhamel évoque aussi la "patrie du pourboire", mais il se lamente sur sa "chambre si bien dissimulée, quelque part, là-haut, là-bas dans le dédale du building" et déplore que le confort ne lui inspire que mélancolie, et pourtant...:
J'ai une belle salle de bains, un robinet d'ice-water, de la chaleur, de la lumière, la TSF dans le tiroir de ma table de nuit, avec six mètres de fil au bout du casque, en sorte que je peux aller, venir, me raser, écrire, lire et dormir en écoutant. (...) Je peux aussi disposer d'une machine à écrire. Oh ! Le confort, je l'ai, il m'a, nous nous avons.(3)
89. Le Ponce de Leon Hotel, Saint Augustine, publié par Jacques Gréber dans L'architecture aux Etats-Unis
Plus loin, Duhamel ironise sur "cette baignoire légendaire dont parlent à l'envi économistes et sociologues, la plus noble conquête de l'orgueil américain".(1)
Luc Durtain, ami de Duhamel, n'est pas plus tendre avec la "civilisation de water-closet et de salle de bains" des Etats-Unis :
L'immanquable salle de bains, aussi nécessaire à l'Américain que l'électricité ou le chauffage central, n'est-elle pas destinée à nettoyer la cervelle humaine de tout ce qui, ressemblant à une pensée, y aurait, par mésaventure, adhéré au cours de la journée ?(2)
3. L'apartment hotel américain
Les transferts entre l'hôtel et l'habitation prennent une forme très concrète avec l'apparition au début du XXe siècle aux Etats-Unis d'un type hybride, l'apartment hotel ou le residential hotel.
3.1 La formulation du programme
Il s'agit là de programmes regroupant des logements de relative petite taille -une chambre à coucher (2 pièces) ou deux (3 pièces)- dans un immeuble doté de services collectifs. Destiné à une population de célibataires ou de jeunes couples, ces programmes sont souvent conçus par des architectes ayant une expérience des hôtels et gérés par des entreprises hôtelières. Ils apparaissent à l'origine comme un artifice destiné à tourner le règlement de voirie interdisant les immeubles locatifs dans certaines parties très résidentielles de Manhattan, comme un détournement du programme de l'hôtel, autorisé quant à lui.
Les apartment hotels, au carrefour des grands immeubles locatifs et des hotels proprement dits, comme le souligne Jacques Gréber, qui voit en eux la "combinaison de l'hôtel à voyageurs et du home" (3), sont innovants à la fois parce qu'ils reprennent dans un environnement plus stable les services du grand hôtel, mais aussi parce qu'ils inaugurent un travail de miniaturisation des équipements de l'habitation et notamment de la cuisine qui, lorsqu'elle ne disparaît pas purement et simplement, se voit réduite à cette "kitchenette" vouée à un certain avenir.
Dans la présentation au public professionnel des meilleurs exemples réalisés, ce programme est associé au grand hôtel et à l'immeuble de rapport, à l'intérieur de la catégorie floue d'immeuble à logements multiples, objet d'un recueil de R. W. Sexton en 1929 :
L'immeuble à appartements, l'hotel et l'hotel à appartements pourraient être classés dans un groupe unique sous la rubrique "immeubles à logements multiples". Dans la mesure où ils abritent beaucoup de familles sous un seul toit, ils sont semblables et peuvent être considérés comme destinés à un même but. On pourrait déduire logiquement de ceci qu'ils posent les mêmes problèmes de conception aux architectes. Mais ce n'est cependant pas le cas et leur similitude s'achève là même où elle commence, avec le fait que ce sont tous des immeubles à familles multiples.
Il n'est pas nécessaire de définir en détail les points de différence entre ces trois types de bâtiments, mais il n'est pas hors de propos de préciser que leur différence principale est due au type de home qu'elles offrent à leurs locataires. L'hôtel vise par exemple essentiellement à loger temporairement ses hôtes ; l'immeuble à appartements représente une tentative pour offrir à tout le moins à ses locataires des quartiers d'habitation permanents, alors que l'hôtel à appartements s'insère quelque part entre les deux, et s'adresse largement à ceux qui cherche à profiter des qualités de home de l'immeuble à appartements, combinée avec les services de l'hôtel.
En fait, aucun des ces bâtiments ne devrait rigoureusement être considéré come un home. Ils offrent tous des lieux d'habitation, mais ils manquent également de ce qui constitue les fondements même de l'habitation : l'intimité (privacy), pour commencer, et aussi l'individualité. L'intimité est éliminée, dans une large mesure au moins, dans tout immeuble à logements multiples. Le principe sur lequel se fonde l'immeuble est en lui-même opposé à l'intimité.
Encore une fois, dans un immeuble de six, neuf ou quinze étages, où le plan et la disposition de l'étage se répète exactement dans tout le bâtiment, l'individualité n'existe plus.
Plutôt que d'éliminer le home -pour nous le home sera toujours le lieu dans lequel nous accrocherons notre chapeau, ces nouveaux types d'immeubles à logements multiples représentent un nouveau type de home. (1)
Les bâtiments présentés par Sexton s'inscrivent dans les nouveaux gabarits autorisés par le règlement de 1916 à New York, autorisant les setbacks ou retraits successifs par rapport à l'alignement. Ils occupent pour l'essentiel des parcelles assez grandes et souvent des angles d'îlots, tirant profit du règlement pour élever vers le ciel des superstructures aussi élancées que celles des grands hôtels. Le One Fifth Avenue de Helmle, Corbett & Harrison, Sugarman & Berger ou le Drake Apartment Hotel de Emory Roth occupent rivalisent par leur gabarit et par leur structuration verticale avec les grands hôtels newyorkais.(2)
Dans les années trente, alors que le Waldorf Astoria est déplacé et reconstruit pour laisser sa parcelle à l'Empire State Building, c'est l'hotel lui-même qui devient un lieu de résidence permanente, constituant ainsi une expression privilégiée de la "culture de la congestion" analysée par Rem Koolhaas :
The model of the hotel undergoes a conceptual overhaul and is invested with a new experimental ambition that creates Manhattan's definitive unit of habitation, the Residential Hotel - place where the inhabitant is his own house guest, instrument that liberates its occupants for total involvment in the rituals of metropolitan life.
By the early thirties, what used to be everyday life has reached a unique level of refinement, complexitiy and theatricality. Its unfolding requires elaborate mechanical and decorative support systems that are uneconomical in the sense that peak use of decor, space, personnel, gadgetry, artifacts is only sporadic, while their idle presence is detrimental to the optimum experience of privacy.
In addition, this infrastructure is perpetually threatened with obsolescence by the pressure of fashion -of change as index of Progress- which results inevitably in a growing aversion to make household investments.
90. Apartment Hotel, One Fifth Avenue, New York
91. Apartment Hotel, One Fifth Avenue, New York, plan des 20e aux 27e étages
The Residential Hotel transcends this dilemna by separating the private and public functions of the individual household and then bringing each to its own logical conclusion in a different part of the Mega-House. (1)
A côté du nouveau Waldorf-Astoria, le Downtown Athletic Club construit en 1931 propose un nouvel équilibre de l'habitation et de services relativement spécialisés et affectés aux joies du sport et des jeux : l'empilement d'une piscine, d'un golf, d'un sauna, de salles de boxes, de hand-ball et de squash occupe 19 des 38 étages d'un bâtiment destiné à une population de célibataires aussi musclés qu'hédonistes, et en fait cet "couveuse pour adultes" si bien décrite par Koolhaas. (2)
3.2 L'écho européen des apartment hotels
Certains auteurs jugeront bon de refuser le droit de cité à la politique des apartment hotels, au nom des caractères nationaux des Européens, tel ce critique de La Construction Moderne qui écrit en 1924 :
Cette solution n'a été possible aux Etats-Unis qu'en raison de la mentalité de la population. Ni l'Anglais, ni le Français dont le sentiment du "privé" répugne aux promiscuités de l'hôtel ne s'en fussent accommodés. (3)
L'intérêt pour l'apartment hotel se manifeste dans la littérature de l'américanisme français, sur l'arrière-fond de l'effrayante "crise de la domesticité :
Les Américains se plaignent parfois de la disparition de l'esprit de famille. Le home, sweet home semble pour beaucoup n'être qu'un vain mot. Le foyer familial a été remplacé par l'hôtel : l'hôtel est si commode. On n'a pas besoin de s'occuper de personnel, de domestiques, puisque le service est fait par les soins de l'hôtel... Je connais des familles qui vivent ainsi à l'hôtel depuis quinze ans et qui se trouvent bien de ce système. Certains hôtels, et c'est un usage qui tend à se répandre, n'acceptent que ces sortes de clients qui exigent, si vous ne voulez louer ne fut-ce qu'une chambre, un bail d'au moins un an. Même avec ce correctif du bail, l'hôtel caractérise bien ce que la vie moderne a d'instable, de nomade, d'agité.(1)
Mais, en parallèle avec l'affirmation et la critique transatlantique des hôtels à appartements, un autre type de réflexion se fait jour en Europe, certes en écho aux entreprises américaines, mais dans le cadre de programmes à la visée sociale différentes, puisqu'il s'agit de réponses avancées pour le logement de la petite bourgeoisie et des classes populaires.
4. Les services collectifs dans l'habitation
4.1 La Einküchenhaus en Allemagne
C'est avant tout en dans l'Europe germanique que le thème de la "Einküchenhaus" (immeuble à cuisine commune) émerge au début du XXe siècle, en référence aux hôtels américains, et aussi à certaines expériences d'origine coopérative, comme l'ensemble de logements Homesgarth construit en 1903 à Letchworth, première cité-jardin réalisée en Angleterre, par l'architecte C. Lander.
Dans un premier temps, l'immeuble à cuisine unique apparaît comme une composante des stratégies de réforme de la vie quotidienne formulées dans plusieurs pays, du Danemark à la Suisse en passant par l'Allemagne et l'Autriche.
Les deux principales réalisations apparaissent à Berlin avant la Première Guerre mondiale, et sont l'uvre d'architectes renommés comme Alfred Geßner et surtout Hermann Muthesius, fondateur du Deutscher Werkbund.
Présentés comme une étape fondamentale "sur la voie d'une nouvelle culture domestique", ces immeubles sont réalisés par la Einküchenhausgesellschaft des faubourgs de Berlin. Tout en renvoyant au modèle de l'hôtel, ils sont aussi associés à la création d'une système complet d'approvisionnement collectif basé sur des exploitations agricoles autonomes. (2)
L'immeuble d'Alfred Geßner, construit en 1909 à Friedenau et celui d'Hermann Muthesius, construit la même année à Lichterfelde, possèdent donc une implantation unique de production de repas, distribués dans les étages par un système de monte-charges. Ils reprennent aussi plusieurs éléments de l'infrastructure hôtelière, tels que le nettoyage par le vide, l'installation de placarts à deux portes permettant au personnel de service de ramasser le linge sale sans entrer dans les appartements. Les locaux collectifs comportent dans chaque groupe un jardin d'enfant, une salle de gymnastique et...une chambre noire pour les photographes amateurs.
Les deux réalisation berlinoises s'identifient par leur forme à de solides immeubles de rapport et ne comptent que quelques dizaines de logements.
Un projet plus ambitieux sera mené à bien par la commune de Vienne, qui achève après la Première Guerre mondiale dans le 15e arrondissement un programme de 246 logements engagé partiellement dès avant 1914, et destiné principalement à des femmes salariées. Dans ce cas, le bâtiment n'est pas produit et géré par une société, comme c'est le cas à Berlin, mais par une coopérative.
Parallèlement à l'achèvement du programme viennois, l'après guerre voit apparaître une série de projets conçus dans la perspective d'une transformation de la vie quotidienne, et s'inscrivant dans les programmes de réforme progressive des social-démocraties allemande et autrichienne. `
Peter Behrens et Heinrich de Fries se contentent d'évoquer la nécessité d'élaborer un nouveau type d'"organisation de la vie collective des individus", alors qu'Hermann Muthesius limite les équipements communs de ses projets à la buanderie et au magasin coopératif. Mais Oskar Wlach, à Vienne, Wilhelm Rave à Berlin et Fritz Schumacher à Hambourg proposent des immeubles à cuisine unique de dimension parfois très grande.(1)
Alors que l'essentiel du travail des architectes du fonctionnalisme allemand porte sur la réduction des dimensions des appartements et, notamment, sur la rationalisation de la cuisine individuelle, le thème de l'immeuble à équipements collectifs continue à être un objet d'intérêt pour certains. Walter Gropius met un point final à cette réflexion avec les barres de son projet d'immeubles d'habitations métalliques à cuisine et équipements communs élaboré pour Berlin-Wannsee en 1929-30.(2)
4.2. Les foyers et les premières HBM en France
92. Einküchenhaus, Berlin-Lichterfelde
93. Einküchenhaus, Berlin-Lichterfelde, plans du sous-sol et du rez-de-chaussée
Si l'on se penche sur la scène française dont le retard sur l'Allemagne est assez grand en matière de poitiques de réforme sociale, ce sont les premières entreprises philanthropiques du XXe siècle dans le domaine de l'habitation à bon marché qui voient apparaître les dispositifs hôteliers. A côté des entreprises patronales privées ou publiques, -foyers des demoiselles des téléphones, par exemple, c'est le groupe d'habitations construit par la Fondation Rothschild rue de Prague, à la suite du concours de 1905, qui présente la gamme de services collectifs les plus perfectionnés.
Sur la base des exigences programmatiques formulées par Emile Cheysson ou Jules Siegfried et grâce aux observations que son architecte Adolphe-Augustin-Rey avait pu faire lors de ses voyages aux Etats-Unis, l'ensemble de la rue de Prague rassemble une cuisine collective distribuant des plats chauds aux deux principaux repas de la journée, une bibliothèque, une garderie et nombre d'équipements divers, dont la visée éducative n'est pas cachée : il s'agit de former les habitants, essentiellement des ouvriers et des artisans, à la culture domestique de la bourgeoisie. (1)
4.3. Version bourgeoise : le Home-Lux
La culture à laquelle aspirent les locataires de la Fondation Rothschild est aussi en pleine transformation et se ressent dans certains cas des modèles hôteliers.
La référence à l'hôtel de luxe est explicite dans certains projets de résidence collective pour une clientèle bourgeoise, comme le "Home-Lux", conçu par l'architecte Binet avant 1914 et décrit dans L'Illustration comme une "organisation absolument moderne et devant permettre à un certain nombre de personnes de la même classe la vie en commun sans aliénation de leur liberté individuelle, et cela dans des conditions de confort, de luxe et de protection qu'elles ne pourraient se procurer au moyen des mêmes revenus si elles restaient isolées" :
Le "Home-Lux", dont la réalisation architecturale a dû naturellement s'inspirer des principaux désidérata pour lesquels il est créé, offrira donc à ses adhérents tous les avantages du séjour indépendant de la villa individuelle à la campagne, comme "Home" ; de la "vie de grand château" par ses distractions et de la vie de grand hôtel sélect, par la suppression de tout souci d'administration intérieure et des ennuis d'une domesticité de nos jours parfois trop exigeante, sans compter qu'on y
94. Projet de "Home-Lux"
sera à l'abri des cambriolages et des assassinats.(1)
Projeté sur le terrain d'un château existant, le Home-Lux est censé comprendre "d'élégants et confortables pavillons-villas avec jardins personnels, reliés entre eux par des galeries en pergoles -imitées des célèbres Chartreuses florentines du XVe siècle d'un si bel effet décoratif- et avec services généraux d'un grand hôtel central, offrant aux pensionnaires des salles à manger en commun ou par petites tables, de grands et petits salons, un fumoir, une salle de billard, un grand cabinet de lecture avec bibliothèque, un jardin d'hiver, des salles d'hydrothérapie et de bain".
Dans son ouvrage de 1931 Hotels et sanatoria, Gabriel Guévrékian, qui considère que "les grands transatlantiques qui emportent des milliers de gens de toutes classes représentent le cas typique d'un Palace poussé à l'exptrême" célèbre les vertus de l'hôtel à appartements :
Depuis peu, des bouleversements sociaux ont apporté un mode nouveau d'existence qui s'inspire de la vie d'hôtel, en tant que celle-ci procure l'habitation particulière et les lieux communs de travail, de plaisir et de délassement. Les exemples d'"Appartments-Houses" (sic) et d'"Habitations-Collectives" dans leur première phase ont déjà donné des résultats très satisfaisants ; car le fait des services en commun allège les dépenses matérielles et le travail de chaque habitant. (2)
4.4. Une interprétation extrémiste : l'immeuble-villas de Le Corbusier
On sait combien les petites maisons avec jardins de la Chartreuse d'Ema, près de Florence, qu'il avait découvertes en 1907, auront d'importance dans la réflexion de Le Corbusier sur l'habitation. Dès son projet d'Ateliers d'Art réunis élaboré en 1910 pour abriter ses amis artistes de La Chaux-de-Fonds, le mode de vie collectif des chartreux est présent dans ses propositions.
Mais c'est surtout après la guerre que Le Corbusier reprend dans le thème de l'"immeuble-villas" l'idée des services collectifs conjuguée avec celle du luxe résidentiel individuel, mais cette fois dans une grande forme novatrice.
"Formule neuve d'habitation de grande ville", l'Immeuble-villas est présenté par Le Corbusier au Salon d'Automne de 1922 et sera développé par lui pendant plusieurs années.
Loin d'être, comme il l'affirmera plus tard , une idée jaillie "spontanément" et dessinée sur la nappe d'un restaurant, il s'agit de la réponse à une commande du Groupe de l'habitation franco-américaine, "sponsor" du stand au Salon, et qui cherche à réaliser un immeuble en co-propriété permettant à ses habitants de jouir de "tous les avantages d'un hôtel de premier ordre, combinés avec ceux d'un appartement privé où ils seront parfaitement chez eux".(1)
Pour Le Corbusier, qui reprend ces objectifs à son compte, l'"organisation hôtelière gère les services communs de l'immeuble et apporte la solution à la crise des domestiques (crise qui est à ses débuts et est un fait social inéluctable)".
Les immeubles réalisés à Paris par le Groupe se caractérisaient jusque là
par une extrème variété dans le dessin des appartements. Le Corbusier proposera, quant à lui, d'assembler dans ses "Lotissements fermés à alvéoles ou immeubles-villas" 120 unités à double hauteur semblables au type Citrohan imaginé en 1920 et basé sur l'articulation d'un séjour et d'une chambre en mezzanine, ouverts par une grande verrière.
Avec le Pavillon de L'Esprit Nouveau, Le Corbusier parvient en 1925 à construire le prototype d'une cellule du "système franco-américain". Dans le même temps, il met au point les plans d'exécution d'un projet d'ensemble destiné à rester sans lendemain. Sa tentative pour commercialiser les cellules construites isolément sur des parcelles individuelles se soldera également par un échec, mais les dispositifs du projet connaîtront des développements fructueux, notamment dans le projet Wanner pour Genève.
Voici la conception des "Lotissements fermés à alvéoles" ou "Immeubles-villas":
Dimension des lots: 400 x 200 mètres (intersection favorable des rues. les façades tournent le dos à la rue; elles ouvrent sur des parc de 300 x 120 mètres (4 hectares environ).
Point de cour ni de courettes. Chaque appartement est en vérité une maison à deux étages, une villa ayant son jardin d'agrément, à n'importe quelle hauteur. Ce jardin forme une alvéole de 6 mètres de haut par 9 mètres de large et 7 mètres de profond ventilée par une grande trémie de 15 mètres carrés de section; l'alvéole est une prise d'air; l'immeuble est comme une immense éponge qui prendrait de l'air : l'immeuble respire.
La rue n'est pas que celle des voitures; elle se continue en hauteur par les vastes escaliers qui desservent chacun 100 à 150 villas; elle se poursuit encore à diverses hauteurs par les passerelles qui franchissent la chaussée et se prolongent en corridors sur lesquels ouvrent les portes des villas. Derrière chacune de ces portes : une villa. Chaque villa occupe un cube parfaitement exact et chacune d'elle est totalement indépendante de sa voisine; les jardins suspendus l'en séparent.
La rue est encore dans le garage qui se trouve à chaque niveau de la chaussée et sous une partie du dessous de celle -ci; chaque villa a son garage. Cette chaussée est entièrement construite de béton et elle ne reçoit que la circulation légère des automobiles; elle est en l'air, sur pilotis. Les camions lourds, les autobus, sont au-dessous, sur la terre et les camions peuvent accoster directement aux docks des immeubles qui sont les rez-de-chaussée.
Il y a sur le toit de l'immeuble une piste de 1.000 mètres où l'on court à l'air pur. Là-haut encore, se trouvent les gymnases où des maîtres de gymnastique feront travailler utilement chaque jour les parents comme les enfants. Il y a les solariums (les Etats-Unis livrent actuellement une bataille victorieuse à la tuberculose par les solariums). Il y a encore des salles de fêtes qui permettent à chacun de recevoir gaiement et grandement quelquefois dans l'année.
Il n'y a plus de concierge. Au lieu de soixante-douze ou cent quarante-quatre concierges, il y a six valets qui font les trois huit et, jour et nuit, surveillent la maison, reçoivent et annoncent par téléphone les visiteurs et les canalisent dans les étages par les ascenseurs. Ils se tiennent dans des halls magnifiques de 30 mètres de long construits à cheval sur la double chaussée.(1)
Accueilli avec intérêt et scepticisme par la presse dès 1922, l'immeuble-villas sera pour Le Corbusier le point de départ d'une famille assez nourrie de projets , dans lesquels la variation sur les surfaces et les modes de groupement des logements ne remettront pas en cause le dispositif des "services hôteliers".
Conforté dans ses idées par la découverte des "maisons-commune" russes lors des ses voyages de 1928 et 1929, il insiste à l'occasion de ses conférences de l'automne 1929 à Buenos Aires sur l'importance des "services communs" de ses projets, qu'il justifie au nom de ce qui est "monnaie courante dans tous les hôtels de la terre et sur toutes les mers" :
95. Le Corbusier, projet d'" Immeuble-villas"
96. Le Corbusier, projet d'" Immeuble-villas", hall d'entrée
Le manger ? Je ne m'en occupe pas. Le restaurateur le fait, disposant de frigorifiques, de cuisines, de machines à cuir, à laver,etc., et d'une armée de personnel. Nous sommes, sur le bateau, quinze cents à deux mille habitants. S'ils sont cinquante hommes de cuisine, mon ménage à moi occupe 50/2.000 = un quarantième de cuisinier. Mesdames et Messieurs, j'occupe un quarantième de cuisinier; je suis l'homme qui a trouvé le truc pour n'avoir à son service qu'un quarantième de cuisinier ! O crise des domestiques, comme tu t'adoucis ! Mais pardon, ce n'est pas fini : je ne me soucie pas de mon cuisinier, je ne m'occupe pas de lui, je ne lui donne ni ordres ni argent pour aller aux Halles.
(...) Le matin, à sept heures, mon valet de chambre, qui est extraordinairement poli et complaisant, me réveille ; il ouvre les persiennes et la fenêtre. Il m'apporte mon chocolat. Puis j'écris ou je lis, je vais faire un tour de promenade. Mon valet de chambre a fait la chambre, le cabinet de toilette et le bain. Dans l'après-midi, il m'apporte le thé et le journal de bord avec les dernières nouvelles. Discrètement, à 19 heures, il a préparé mon smoking et quand je rendre dans la la nuit, le lit est bordé, la veilleuse allumée. Dieu que la vie coule douce !
J'ai donc à mon service un vingtième de valet de chambre. Ce que le prix de la vie baisse ! Dans ces conditions on peut vraiment se payer des domestiques. Jusqu'ici, je n'emploie qu'un quarantième de cuisinier et un vingtième de valet de chambre, total : trois quarantièmes de domestique ! Ce que la vie baisse, je le répète et je me le répète ! Je me le répète tant que je finis par réfléchir au cas et par entrevoir le dôme blanc et arrondi de l'uf de Christophe Colomb.
Continuons les découvertes : "Jean, voici mon linge sale, vous me le ferez laver pour après-demain, mais vous me ferez faire un pli à mon pantalon
pendant que je vais chez le coiffeur." Etc., etc. Je vous fais grâce du reste, mais j'ai les chiffres.
Voyageur comblé des bienfaits de la Compagnie et catalogué dans la catégorie "luxe", j'occupe 15 mètres carrés. J'emploie trois quarantièmes de domestique. je n'ai aucun souci. Je ne m'occupe pas de savoir si Jean fume des cigarettes et lit des romans, s'il a envie d'aller au cinéma. A deux heures du matin, j'appelle Jean, par téléphone. -"Jean est couché, je vous envoie quelqu'un." Voici Paul. -"Paul, soyez assez gentil pour...."
Il y a des frigos, il y a des cuisines, il y a des réfrigérateurs, il y a du chauffage. Il y a de l'eau chaude à profusion et de la froide. Il y a une salle à manger fastueuse où l'on est en toilette. Comme ça m'ennuie, la plupart du temps je mange dans la petite salle à manger des mauvaises têtes. Il y a un tas de maîtres d'hôtel, garçons et sommeliers qui vous dorlotent comme si on était la mariée. Il y a la centrale téléphonique qui répond à toute question et vous envoie le personnel. Il y a la poste et le télégraphe...(1)
Dans le développement de ses projets, Le Corbusier va dissocier la notion de "services hôteliers" du dispositif initial de l'immeuble-villas, dans lequel chaque habitation dispose d'un jardin privatif. La réduction des cellules à des logements de plus petites dimensions va s'opérer à partir des projets pour l'industriel genevois Wanner et va se conjuguer avec une autre ligne de recherche, portant sur les "redans" présents dès 1922 dans la "Ville contemporaine de 3 millions d'habitants", pour donner naissance au type de l'"unité d'habitation de grandeur conforme". La première réalisation de ce type comprendra d'ailleurs un hommage explicite à ses origines hôtelières, puisque parmi les services de l'Unité de Marseille, achevée en 1952, se trouve ...un hôtel.
4.5. Paulette Bernège et l'"organisation ménagère"
Si la position de Le Corbusier reste essentiellement celle d'un architecte, s'intéressant aux thèmes de projet qu'il est possible de tirer d'une observation des grands hôtels et des paquebots, les préoccupations de Paulette Bernège, porte-parole de l'"organisation ménagère", sont quelque peu différentes. (2)
Paulette Bernège s'intéresse au "rendement maximum" dans l'habitation, et combat les "distances vampires" et les "matériaux qui épuisent", pour préconiser des solutions rationnelles. Elle s'intéresse aussi au "tuyau, élément essentiel de civilisation" pour prôner la mécanisation dans la maison. Des exemples positifs de solutions à ces problèmes apparaissent pour elle à la fois dans certains projets des architectes modernes -ceux de Le Corbusier, par exemple-, mais aussi dans la sphère de l'architecture hôtelière, et elle publie des articles dans la Construction Moderne sur la conception des hôtels aux Etats-Unis.(1)
Dans la brochure Si les femmes faisaient les maisons, qu'elle publie en 1928, Paulette Bernège avance très clairement l'exemple des hôtels-appartements comme solution aux problèmes posés. Elle présente à ce titre le "Résidence Palace" de Bruxelles, "hôtel-appartements de luxe, où l'on vit à volonté, de la vie commune à la vie familiale et où la maîtresse de maison s'occupe de son ménage quand elle le désire et dans la mesure où elle le désire" :
Le but de l'hôtel-appartements est le suivant : donner à chaque famille un logement distinct, personnel, isolé, de manière à conserver à la vie familiale son intimité, et d'autre part installer dans l'immeuble une gérance générale et divers services centraux chargés de l'exécution de toutes les besognes domestiques : nettoyage de l'appartement, lessive, cuisine (qui peut être servie à volonté soit dans l'appartement privé, soit dans la salle de restaurant de l'immeuble), nursery pour la garde des enfants, salon pour les réceptions, etc...
On remarquera tout de suite la grande aisance qui peut résulter de ces nouvelles installations ménagères, du fait de la centralisation des services et du fait d'avoir constamment sous la main un personnel spécialisé. (2)
Paulette Bernège reprend à son compte le projet de "cité rationalisée" de l'architecte Paulet, "immense gratte-ciel" permettant "d'assurer aux classes travailleuses le confort des palaces modernes de grand luxe avec tous les services sociaux qu'une cité moderne se doit de posséder".
Clairement puisé dans la production américaine, le projet de Paulet est un vaste gratte-ciel cruciforme en plan, censé abriter 5.000 habitants, dans des appartement qui, tous, "disposent d'eau courante froide et tiède, bains, tout à l'égoût, dégagement d'ordures, monte-charge, électricité, chaleur, froid, vide, téléphone, appels divers", etc. :
La tour axiale contient superposés les divers grands locaux sociaux, halls centraux, restaurants, cinéma, théâtre, gymnase, bibliothèque, amphithéâtre, etc. , la série des cinq étages inférieurs de chacune des quatre ailes latérales, entourée d'arcades, est destinée surtout aux affaires et administrations ; au dessus, les autres séries comportant vingt-cinq étages à redents, sont destinées à la vie de famille dans des appartements ayant en général trois de ses façades libres, la quatrième donnant sur les passages de circulation intérieure où aboutissent les ascenseurs et les grands escaliers de se
97. Le "travail" de la maison, vu par Paulette Bernège
98. Projet de "cité rationalisée" vanté par Paulette Bernège
cours. Dans les sous-sols de ce gratte-ciel, on a logé les garages, centrales et dépôts. (1)
Le propos de Paulette Bernège, qui se veut l'"essai d'une ménagère", débouche donc sur la mise en avant d'une sorte de Waldorf-Astoria petit-bourgeois. Il touchera assez directement les architectes pour qu'elle soit invitée en 1929 au Congrès International d'Architecture Moderne de Francfort, consacré à l'habitation minimum, mais tombera dans l'ensemble à plat, à l'heure où les programmes ambitieux de la Loi Loucheur vont se voit freînés par la crise.
4.6. Les maisons-commune russes
En parallèle aux recherches de Le Corbusier et à l'action de propagande de Paulette Bernège, c'est sans doute dans les projets de l'avant-garde russe que le thème des services hôteliers trouve son écho le plus sonore. Dès 1920, les architectes russes s'efforcent en effet d'établir de nouveaux prototypes de logements, dans lesquel des "communes" d'habitants pourraient s'installer. Si dans un premier temps ces projets recyclent les formes des immeubles de rapport d'avant 1914, ou prennent l'aspect de jeux plastiques sans réalité fonctionnelle, au milieu des années vingt, les recherches prennent un tour plus précis.
Ce sont alors essentiellement les tenants du Constructivisme qui explorent le thème de la maison-commune, en s'inspirant explicitement, comme le font déjà les Allemands, des principes de l'organisation scientifique du travail, pour rationaliser les parcours, et en empruntant aux grands hôtels leurs équipements collectifs. Pendant que quelques réalisations comme celles de Moisei Ginzburg, auteur de l'immeuble du Narkomfin -ou Commissariat du Peuple aux Finances- à Moscou en 1929, ou d'Ivan Nikolaev, auteur de l'immeuble de l'Institut du Textile en 1930, parviennent à leur terme, le Comité pour la Construction de la République de Russie formule des règles générales de conception pour les habitations collectives.
Les services communs desservant ces habitations occupent une place très importante dans les niveaux inférieurs des bâtiments projetés. Tant leurs qualités spatiales -grand halls, escaliers et ascenseurs- que la composition des services proposés -restaurants, salles de fêtes, équipements sportifs- reproduisent les dispositifs des grands hôtels, même si les justifications invoquées relèvent souvent plus du Taylorisme que du luxe résidentiel. (1)
5. L'hôtel, vecteur de la modernisation dans l'habitation
En parallèle au développement des stratégies hygiénistes s'appuyant sur le modèle de la salle de bains et de la chambre hôtelières, la diffusion des thèmes issus du grand hôtel semble en fin de compte chez Le Corbusier, chez Paulette Bernège ou chez les Russes, déboucher sur la mise au point d'immeubles gigantesques constituant à eux ceux des microcosmes isolés dans la ville. Il ne s'agit là que de la forme la plus manifeste d'un dispositif plus diffus, et dont d'autres lignes thématiques peuvent être identifiées.
A côté des immeubles-villas et autres maisons-commune, c'est un travail sur l'autarcie qui est mené à partir du cas hôtelier. Occupant un îlot distinct et identifiable, le grand hôtel en était venu à faire coïncider les limites de sa parcelle avec celles de l'îlot et à préfigurer une ville constituée d'unités d'habitation autonomes. La généralisation de ce principe faisant des grands bâtiments isolés les éléments constitutifs d'un espace urbain dont les rues auraient été bannies sera au centre des recherches du fonctionnalisme.
Mais l'expérience de l'hôtel et notamment du grand hôtel américain induit aussi, à l'intérieur des logements un travail sur l'économie des parcours et des locaux . La référence à l'hôtel est un vecteur privilégié de diffusion du Taylorisme dans la sphère de l'habitation, par la mise en place explicite du procès du travail ménager qu'il permet. Les recherches allemandes de la période de Weimar, les travaux des constructivistes et les campagnes de propagande de Paulette Bernège témoignent de l'extension de la notion d'économie dans la conception et dans la gestion, qui entraîne l'apparition de locaux et de mobiliers typifiés.
6. Les nouveaux types d'habitations collectives aujourd'hui.
A partir de l'apparition des apartment-hotels aux Etats-Unis et en marge de la modernisation des immeubles de logements, des formes nouvelles d'habitation empruntant directement leur conception et leur gestion aux hôtels de luxe se sont développées. Elles se multiplient aujourd'hui tant dans la sphère des habitations de loisirs que dans celle des habitations destinées à des fractions particulière de la population des grandes villes.
6.1. Les ensembles américains
C'est dans le domaine du tourisme que l'on trouve, bien entendu, la plus évidente manifestation de la migration des dispositifs hôteliers : ensembles d'habitations locatifs ou co-propriétés ont souvent pris la forme d'hôtels résidentiels assurant des services de haute qualité à un nombre restreints d'hôtes stables dans le temps.
Dans la sphère de la vie métropolitaine, c'est essentiellement aux Etats-Unis que la tradition désormais ancienne de l'apartment-hotel se perpétue dans les grandes villes à marché immobilier tendu. La mise en place de services de restauration, d'équipements sportifs exclusifs, mais aussi de conciergeries capables de prendre en charge les multiples problèmes de la vie quotidienne devient un argument de vente décisif dans la promotion des luxueux "condominiums" construits à New York ou dans les zones denses de Los Angeles.
Ces immeubles s'adressent à une clientèle active et mobile et s'implantent soit en bordure des centres d'affaires, soit au voisinage des lieux de la vie mondaine, de sorte à ce que certains quartiers puissent être assimilés dans leur ensemble à des hôtels à l'échelle urbaine.
Mais les apartment-hotels d'aujourd'hui sont aussi habités par des segments particulièrs de clientèle , définis par leur rapport au travail (universitaires ou militaires), par leur âge (retraités) ou par leur rapport à des équipements collectifs spécifiques (patients de grands hopîtaux de jour).
Les pays occidentaux ne sont pas les seuls à donner naissance à ce type de programmes : dans certains quartiers-modèles soviétiques comme celui de Tchertanovo-Nord à Moscou, des ensembles à services intégrés, ont été réalisés, qui utilisent des systèmes de restaurants et d'équipements collectifs rattachés à chaque grand immeuble. Autant qu'une remise à l'ordre du jour des maisons-commune dans des conditions moins extrêmes, il s'agit là en vérité pour une large partie de compenser la pénurie générale des services collectifs dans les zones récentes d'extension .
99. Publicité pour un condominium dans The New York Times
6.2. Un cas particulier : le retour de l'immeuble-villas
65 ans après que Le Corbusier ait formulé son projet théorique, le thème de l'Immeuble-villas semble avoir encore quelque pertinence ajourd'hui. Alors que les solutions "proliférantes" avaient abouti dans les années soixante-dix à de douteuses accumulations de cellules d'habitation dans les premiers quartiers des villes nouvelles de la région parisienne, la question de la conjugaison des habitations individuelles et des structures collectives de service est posée dans plusieurs programmes publics. D'une part la 14e édition du Programme Architecture Nouvelle a vu plusieurs jeunes architectes revenir au concept de Le Corbusier.(1) D'autre part, ette réévaluation de l'Immeuble-villas a pris une forme plus littérale avec le concours organisé par la Régie Immobilière de la Ville de Paris et le Ministère de l'Equipement sur les terrains de la ZAC Gandon-Masséna.(2)
C'est donc sur des fronts extrêmements variés des stratégies d'innovation dans le champ de l'habitation que l'expérience des hôtels se diffuse aujourd'hui. Qu'on la saisisse à partir de la question du niveau d'équipement des chambres ou à partir de la question de la complexité et de la rareté des services collectifs offerts aux habitants, l'architecture hôtelière semble à même de répondre idéalement à une partie des aspirations nées du double refus des immeubles traditionnels sous-équipés et de la maison individuelle isolée.
Ebenezer Howard avait opposé en 1898 aux deux "aimants" de la grande ville tentaculaire et du village arriéré le "troisième aimant" de la cité-jardin, qui devait servir de repère, et parfois de modèle, pour une grande partie des projets urbains du XXe siècle, en additionnant les vertus des deux autres sommets du triangle ainsi défini.Dans le champ plus restreint de l'habitation, il est tentant de voir dans l'ensemble de type hôtelier une nouvelle polarité magnétique attirant certains "repentis" des grands immeubles et des villas, et il est permis de lui prévoir un ample rayonnement.
Notes
(1) Voir à ce propos :
Jean-Pierre Gaudin, L'Avenir en plan, technique et politique dans la prévision urbaine, Seyssel, Champ Vallon, 1985.
(1) Docteur Léon-Petit, "Hôtel recommandé", in Dix ans de Touring-Club , Paris, Touring-Club de France, 1904.
(2) Geneviève Heller, Propre en ordre..., op. cit.
(3) Dr. Zehnder, "De l'hygiène dans les stations thermales et climatériques", in Hotel Revue, février 1900, cité par Geneviève Heller, Propre en ordre", op. cit., p. 136.
(1) Die Wohnung für das Existenzminimum, Stuttgart, Julius Hoffmann Verlag, 1930, pp. 206-207.
(2) Rem Koolhaas, Delirious New York A Retroactive Manifesto for Manhattan, New York, Oxford University Press, 1978, tr. fr., New York Délire .
(1) Victor Considérant, Description du phalanstère et considérations sociales sur l'architectonique, Paris, 1848, rééd. Paris, Guy Durier, 1979, p. 58.
(2) Ibid., pp. 63-64.
(1) Chateaubriand, cité par Paul Morand, New -York, Paris, Flammarion, 1930 pp. 138-139.
(2) Jules Huret, L'Amérique moderne, Paris, Pierre Lafitte, 1911, p. 11.
(1) Jacques Gréber, L'architecture aux Etats-Unis, Paris, Payot, 1920, t. 1, pp. 134-135.
(2) Ibid, pp. 145-146.
(1) Victor Cambon, "Le tourisme américain", in Notre avenir, Paris , 1916, p. 236.
(2) Paul Morand, New -York, op. cit., pp. 141-142.
(3) Georges Duhamel, Scènes de la vie future , Paris, Mercure de France, 1931, pp. 138-139.
(1) e, p. 203.
(2) Luc Durtain,Hollywood dépassé , Paris,1928, p. 35.
(3) Jacques Gréber, L'architecture aux Etats-Unis, op. cit., t. 1 p. 157.
(1) R.W. Sexton, American Apartment Houses Hotels and Apartment Hotels of Today, New York, Architectural Books Publishing Inc., 1929, p. 1;
voir aussi les nombreux projets d'apartment hotels contenus dans :
Hotel Planning and Outfitting Commercial Residential Recreational, Chicago, New York, The Albert Pick-Barth Companies, 1928.
(2) Pour une analyse plus précise de ce programme, voir :
R.W. Sexton , "The Modern Apartment Hotel. Will it replace the private dwelling ?", in The American Architect, vol. 131., n° 2512, 5 janvier 1927, pp. 37-42.
Id. , "La maison de rapport américaine moderne", in La Construction Moderne, vol. 42, n° 23, 6 mars 1927, pp. 263-265.
(1) Rem Koolhaas, Delirious New York, op. cit., p. 119.
(2) Ibid., pp. 127-133.
(3) L.S., "Un nouveau building américain, le Shelton", in La Construction Moderne, vol. 40 ,n° 1, 5 octobre 1924, pp. 2-6.
(1) Jean Gontard, Au pays des gratte-ciel, Paris, Pierre Roger, 1923, p. 91.
(2) Günther Uhlig, Kollektivmodell "Einküchenhaus", Gießen, Anabas Verlag, 1981, pp. 25 et suiv.
(1) Ibid. , pp. 76-89. )
(2) Winfried Nerdinger, Der Architekt Walter Gropius, Zeichnungen, Pläne, Fotos, Werkverzeichnis, Berlin, Gebr. Mann Verlag, 1985, pp. 129-131.
(1) Marie-Jeanne Dumont, Les premières habitations à bon marché de Paris, Paris, SRA/GHAMU, 1984, pp. 102 et suiv.
(1) Georges Ludwig, "Le Home-Lux", in L'Illustration, 24 décembre 1910.
(2) Gabriel Guévrékian, in Hôtels et sanatoria, op. cit.
(1) Pierre-Alain Croset, "Immeubles-villas, les origines d'un type", in Le Corbusier 1887-1965 une encyclopédie, Paris, CCI/CNAC Georges Pompidou, 1987, pp. 178-189.
(1) Le Corbusier, Almanach d'architecture moderne, Paris, G. Crès et Cie, 1926, pp. 125-126.
(1) Le Corbusier, "Une cellule à l'échelle humaine", in Précisions sur un état présent de l'architecture et de l'urbanisme, Paris, G. Crès et Cie, 1930, pp. 88-89.
(2) Voir aussi la traduction du texte classique sur cette question :
Christiane Frederick, L'Organisation ménagère moderne, Paris, Dunod, 1927.
(1) Paulette Bernège, "Les grands hôtels américains", in La Construction Moderne , vol. 46, n° 16, 18 janvier 1931, pp. 249-255.
(2) Paulette Bernège, Si les femmes faisaient les maisons, Paris, Mon Chez Moi,1928, p. 41.
(1) Ibid., p. 51.
(1) Voir sur les maisons-commune : Aleksandr Pasternak, "Novye socialnye tipy zilisca", in Sovremennaja arhitektura, n° 5, 1929, pp. 9-16 ; V.I.Vel'man (éd. par), Tipovye proekty i konstrukcii zilisnogo stroitel'stva, Moscou, Gos. Tehniceskoe Izd., 1929.
(1) PAN 14 , le logement en questions, Paris, Plan Construction et Habitat, CCI/Centre Georges Pompidou, 1987.
(2)Christian Moley, "L'immeuble-villas, présence d'un thème", in Techniques et Architectures, n° 375 , décembre 1987, pp 105-107.
Conclusion
Face à la montée des interrogations sur le confort dans l'habitation, le projet dont la présente recherche est issue faisait l'hypothèse que la sphère du luxe ne devait pas être ignorée et que son étude devait permettre de répondre à des questions d'une portée plus générale.
Ne pouvant traiter globalement la question du luxe dans l'habitation, d'autant qu'elle avait été fort peu étudiée par ailleurs, nous avions choisi d'analyser plus particulièrement le rôle des hôtels dans l'évolution des pratiques du luxe, avançant la thèse selon laquelle leur développement avait fortement marqué l'évolution de l'habitat.
Nous ne reprendrons pas ici les éléments de réponse détaillés plus haut, qu'il s'agisse des principaux épisodes de l'histoire des grands hôtels et des palaces telle que nous avons tentée de la reconstituer, des fonctions et du rôle de ces hôtels dans l'évolution des villes , des techniques et des modes d'habiter et de la diffusion des références hôtelières dans l'habitat collectif.
Ces analyses confirment, à nos yeux, l'intérêt du modèle hôtelier en général et, plus particulièrement, des hôtels comportant des "suites", pour articuler aujourd'hui les demandes d'autonomie et d'intimité dans l'habitation et les demandes de services ou de prestations collectifs.
La recherche de cette articulation potentielle donne, selon nous, aux formes de la gestion et de l'architecture des hôtels une grande actualité, face à l'évolution de l'espace du logement et de certains de ses équipements, et surtout face à la redéfinition des services liés au logement par la création de rapports nouveaux avec la ville.
Mais nous voudrions par ailleurs insister ici plus particulièrement sur deux autres points que nous avons abordé et qui nous semblent mériter plus particulièrement la poursuite de recherches.
Le premier a trait à l'imaginaire du luxe.
Nous nous sommes centrés sur une approche du phénomène de l'hôtel. Nous avons tenté de clarifier la notion de dépense somptuaire et ostentatoire sous laquelle la tradition sociologique range classiquement, en quelque sorte automatiquement, le luxe. Les incohérences repérées à cette occasion nous ont conduits à critiquer ce qui les sous-tend, c'est-à-dire la réduction des pratiques sociales et des objets à des signes de distinction.
Il nous semble désormais qu'il est possible de développer une telle analyse de façon plus systématique. Il serait ainsi intéressant de se pencher plus globalement sur l'imaginaire du luxe dans l'habitat, au moment où on voit se développer de nouvelles attitudes vis à vis du logement, et où celui-ci n'est plus appréhendé seulement comme un service public ou un bien patrimonial, dans la mesure où il entre aussi avec ses divers équipements plus clairement dans la sphère de la consommation.
Ce type de recherche dans champ à l'heure actuelle très délaissé par les sociologues est sans nul doute d'un grand intérêt du point de vue de la prospective, car il y a fort à parier que c'est dans les représentations du luxe élaborées par un certain nombre de groupes sociaux que l'on trouvera une partie des consommations et des pratiques habitantes de demain.
C'est peut-être aussi, sans verser pour autant dans des approches simplistes sur l'imitation sociale, dans les consommations limitées aujourd'hui à l'habitat de luxe que l'on pourra identifier certaines des consommations de masse de demain.
C'est pourquoi nous pensons qu'il serait aussi très intéressant d'analyser de plus prés les façons d'habiter de couches sociales privilégiées, voire fortunées, économiquement et "culturellement". A notre connaissance une seule recherche, "la bourgeoisie dans ses quartiers" (IRESCO), est en cours dans ce domaine ; encore est-elle relativement peu centrée sur l'habitat à proprement parler. Il nous semble donc utile d'étudier, en prolongement à la présente recherche, les habitations haut-de-gamme et les façons d'y habiter , en essayant d'identifier les dispositifs dont le développement serait plausible économiquement et sociologiquement dans d'autres catégories d'habitations et chez d'autres groupes sociaux.
Annexes
Normes de classement hôtelier
France, Belgique, Royaume-Uni, RFA, Italie
Exploitation d'un grand hôtel
Organigramme d'un "grand hôtel de structure complexe", extrait de Marcel Bourseau, La gestion hôtelière, Paris, Flammarion, 1974
Organisation d'un grand hôtel
Schéma d'organisation d'un "grand hôtel", extrait de Marcel Bourseau, Traité pratique d'industrie hôtelière, Paris, Flammarion, 1955
Illustrations Hôtels
légendes
chapitre 1.
1. Le Grand Hôtel de l'Aigle d'or, Le Havre
2. La Cour de la pension Périer, Aix-les-Bains
3. Le Badischer Hof, Baden-Baden
4. La Maison de Gthe, Marienbad
5. Une chambre de l'Hôtel Meurice, Paris
6. Le Tremont Hotel , Boston
7. L'American House Boston
8. Le Palmer House, Chicago
9. Le Waldorf Hotel, New York
10. Le Waldorf-Astoria sur son nouveau site, New York
11. Intérieur de l'Australia, voiture Pullman américaine
12. Voiture-lits n° 60 de la Compagnie Internationale des Wagons-Lits
13. Le Grand Hotel, Scarborough
14. Le Grand Hôtel, Vittel
15. L'Hôtel Beau-Rivage, Ouchy
16. L'Hôtel Beau-Rivage, Ouchy, plans des niveaux
17. L'Hôtel de Paris, Monte-Carlo, vue de la salle à manger
18. L'Hôtel Négresco, Nice
19. Le Midland Grand Central Hotel, Londres
20. Le Grand Hôtel, Paris
21, 22. Deux publicités pour l'Hôtel Continental, Paris
23. Le Ritz Hotel, Londres
24. L'Hôtel Crillon, Paris
Chapitre 2
25. Le grand hall du paquebot Normandie
26. Le Hilton Hotel , Abilene
27, 28. Le Hilton Hotel, Porto Rico
29. L'Hôtel George V, Paris
30, 31. L'hôtel Crillon, Paris, deux vues des chambres
32. Le Dorchester Hotel, Londres
33. Le Dorchester Hotel, Londres, vue d'une suite
34. Le Savoy Hotel, Londres
35. Publicité américaine pour un "all suit hotel"
36. le Marriott Marquis Hotel, New York, vue en coupe
37. Publicité pour le Marriott Marquis Hotel, Atlanta
Chapitre 3
38. Les principaux "sites" hôteliers dans l'Europe d'avant 1914
Grandes lignes internationales de chemin de fer Aires d'implantation des hôtels de luxe :
Principaux ports 1 Côte basque française
Villes d'implantation des hôtels de luxe 2 Côte normande française
3 Auvergne-Bourbonnais
4 Côte d'Azur et Riviera italienne
5 Lacs suisses
6 Lacs d'Italie du Nord
7 Tirol autrichien
8 Bohème 9 Hesse et Rhénanie
39. Publicité pour le Grand Hôtel Brunnen, Lucerne
40. Le Château Frontenac, Québec
41. Le Grand Hotel, Scarborough
42. Les hôtels de luxe à Londres avant 1914
Gares de chemin de fer
Bourse4 Browns and St George Hotel
Opéra
Grands parcs
Grands Axes de voirie7
1 Cecil Hotel
2 Savoy Hotel
3 Bristol
4 Claridge's Hotel
5 Browns and St George Hotel
6 Thomas Hotel
7 Kreb's Private Hotel
8 Fleming's Hotel
9 Carlton Hotel
10 Prince's Hotel
11 Westminster Palace Hotel
12 Windsor Hotel
13 Hotel Metropole
14 Victoria Hotel
15 Grand Hotel
16 Grosvenor Hotel
17 Buckingham Palace Hotel
18 Hyde Park Hotel
19 Hotel Russell
20 De Keyser's Royal H
21 Midland Grand Hotel
22 Picadilly Hotel
23 Coburg Hotel
24 Langham Hotel
25 Ritz Hotel
26 Berkeley
27 Royal Palace Hotel
28 Long's Hotel
29 Hans Crescent Hotel
43. Les hôtels de luxe à Berlin avant 1914
1 Hotel Adlon
2 Kaiserhof
3 Hotel Esplanade
4 Hotel Bristol
5 Continental Hotel
6 Savoy-Hotel
7 Monopol-Hotel
8 Palast Hotel
9 Grand Hotel de Rome
10 Fürstenhof
11 Elite-Hotel
12 Central-Hotel
13 Hotel Excelsior
14 Hotel Royal
15 Carlton Hotel
16 Hotel Minerva
17 Kaiser Hotel
18 Gd Hotel de Russie
19 Hotel Windsor
44. Les hôtels de luxe à Vienne avant 1914
1 Hotel Bristol
2 Grand Hotel
3 Hotel Imperial
4 Hotel Sacher
5 Hotel Krantz
6 Hotel Meissl & Schadn
7 Hotel Erzherzog Karl
8 Hotel Kaiserin Elisabeth
9 Hotel Metropole
10 Hotel de France
11 Hotel Royal
12 Matschakerhof
13 Residenzhotel
14 sterreichischerhof
15 Knig von Ungarn
16 Hotel Donau
45. Les hôtels de luxe à Paris avant 1914
1 Hôtel Bristol
2 Hôtel du Rhin
3 Hôtel Ritz
4 Hôtel Vendôme
5 Hôtel de l'Athénée
6 Hôtel Continental
7 Grand Hotel
8 Hôtel Meurice
9 Hôtel Régina
10 Hôtel Chatham
11 Hôtel Terminus
12 Gd Hôtel du Louvre
13 Hotel Crillon
14 Elysée Palace Hôtel
15 Hôtel Astoria
16 Hôtel Majestic
17 Hôtel Mercédès
18 Hôtel Lutétia
19 Hôtel Mirabeau
20 Westminster Hôtel
21 Hôtel Langham
22 Hôtel de l'Ile et d'Albion
46. L'Hotel Danieli, Venise
47. L'Hotel Danieli, Venise, le hall
48. Hector Horeau, projet d'"Hôtel américain", Paris
49. Le Fifth Avenue Hotel, New York, plan du premier étage, in E. Guyer, Les Hôtels modernes
50. Frankfurter Hof, Francfort, coupe , in Handbuch der Architektur
51. Elysée Palace Hôtel , Paris, in Eléments et théorie de l'architecture
52. Stevens Hotel, Chicago
53. Imperial Hotel, Tokyo
54. Adolf Loos, projet de "Grand Hôtel Babylone" à Nice
55. Adolf Loos, projet de "Grand Hôtel" sur les Champs-Elysées, Paris
56. Henri Sauvage, projet de "Giant Hotel", Paris
57. Gabriel Guévrékian, projet de "Palace", Buenos Aires
58. W. von Römer, projet d'hôtel-garage vertical, Berlin
59. Le premier Motel Holiday Inn, Memphis
60. Vincent Korda, décor pour le film Things to Come , de William Cameron Menzies
61. Hyatt Regency Hotel au Peachtree Center, Atlanta, vue de l'atrium
Chapitre 4
62. Cedric Gibbons, décor du hall d'entrée dans le film Grand Hôtel
63. James Gordon Bennett à l'Hôtel de Paris, Monaco
64. Hôtel Ritz, Paris, grande salle à manger
65. Riches Australiens patinant devant le Palace, St. Moritz
66. Dressing Room des dames lors d'un bal au Metropolitan Hotel, New York
Chapitre 5
67. Paquebot France, la salle à manger
68. César Ritz
69. Coupure de presse identifiant les hôtes permanents du Plaza Hotel, New York
Chapitre 6
7O. Défilé du personnel gréviste devant le Savoy, Londres
71. Carte postale figurant le moment du pourboire
72. Le petit déjeuner au Claridge's, Londres
73. Grand Hôtel de Pékin, Pékin, escalier principal
Chapitre 7
74. Publicité pour les équipements du Grand Hôtel, St. Moritz-Dorf
75. Cabine d'ascenseur américaine
76. Cabine d'ascenseur de l'hôtel St. Gotthard Terminus, Lucerne
77. Cabine d'ascenseur, Marriott Hotel au Peachtree Center, Atlanta
78. Baignoire américaine présentée dans J. Williamson, American Hotels
79. Salle de bain d'un hôtel américain, début du XXe siècle
80. Publicité pour l'Hôtel Carlton, Cannes
81. Salle de bains de l'Hôtel Crillon, Paris
82. Sonnette du Carlton Hotel, Stockholm
83. Cabine de téléphone dun hôtel américain, fin du XIXe siècle
84. Le Télésème Herzog à l'Elysée Palace Hôtel, Paris.
85. Installation de télévision avec publicité intégrée dans un hôtel, milieu des années 1950
86. Installation pneumatique dans un hôtel, milieu des années 1950
87. Publicité pour le Century Plaza Hotel, Los Angeles
Chapitre 8
88. Le Waldorf-Astoria, vu par Jules Huret, dans L'Amérique moderne
89. Le Ponce de Leon Hotel, Saint Augustine, publié par Jacques Gréber dans L'architecture aux Etats-Unis
90. Apartment Hotel, One Fifth Avenue, New York
91. Apartment Hotel, One Fifth Avenue, New York, plan des 20e aux 27e étages
92. Einküchenhaus, Berlin-Lichterfelde
93. Einküchenhaus, Berlin-Lichterfelde, plans du sous-sol et du rez-de-chaussée
94. Projet de "Home-Lux"
95. Le Corbusier, projet d'" Immeuble-villas"
96. Le Corbusier, projet d'" Immeuble-villas", hall d'entrée
97. Le "travail" de la maison, vu par Paulette Bernège
98. Projet de "cité rationalisée" vanté par Paulette Bernège