premiere partie - Catholique du Net
... que Benjamin Franklin (1706-1790) pensait que les électrisations étaient dues
à .... Dans un tube en U, on verse 20 mL d'une solution de sulfate de cuivre II de
... Indice : Les ions permanganate de formule sont violets et les ions cuivre II de
..... l'École Polytechnique et Babinet, Professeur au Collège royal de Saint-Louis.
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dans la vie chrétienne et quels actes appropriés engager pour aller plus avant vers la « perfection »
Jean Paul II Pape avouait à A. Frossard que, jeune homme, avant dentrer au Séminaire, cest ce livre qui fut sa formation, son vade mecum, et quil le connaissait « par cur » !!
A la Vierge Mère
qui en nous donnant Jésus
nous a tout donné
et qui par Jésus
nous conduit à Dieu
ce petit livre est offert en signe de filial abandon
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INTRODUCTION RENVOIPAGE _Toc57383518 \h 31la théologie ascétique RENVOIPAGE _Toc57383531 \h 41PREMIERE PARTIE : Les Principes RENVOIPAGE _Toc57383535 \h 47CHAPITRE I. origines de la vie surnaturelle RENVOIPAGE _Toc57383536 \h 48LA VIE NATURELLE DE L'HOMME RENVOIPAGE _Toc57383537 \h 48ÉLÉVATION SURNATURELLE DE L'AmE RENVOIPAGE _Toc57383538 \h 50CHAPITRE II. Nature de la vie chrétienne RENVOIPAGE _Toc57383549 \h 59VIE CHRÉTIENNE RÔLE DE DIEU RENVOIPAGE _Toc57383550 \h 61VIE CHRÉTIENNE rôle de Jésus RENVOIPAGE _Toc57383555 \h 74VIE CHRÉTIENNE de la Vierge, desSaints et des Anges RENVOIPAGE _Toc57383557 \h 80PART HUMAINE en VIE CHRÉTIENNE RENVOIPAGE _Toc57383564 \h 92ACCROISSEMENT PAR LE MERITE RENVOIPAGE _Toc57383570 \h 103 PAR LES SACREMENTS RENVOIPAGE _Toc57383574 \h 109CHAPITRE III. Perfection de la vie chrétienne RENVOIPAGE _Toc57383581 \h 123CHAPITRE IV. obligation de la perfection RENVOIPAGE _Toc57383592 \h 138OBLIGATION POUR LES CHRETIENS RENVOIPAGE _Toc57383593 \h 138OBLIGATION POUR LES RELIGIEUX RENVOIPAGE _Toc57383598 \h 142OBLIGATION POUR LES PRÊTRES RENVOIPAGE _Toc57383601 \h 145CHAPITRE V. moyens généraux de perfection RENVOIPAGE _Toc57383605 \h 154MOYENS INTÉRIEURS DE PERFECTION RENVOIPAGE _Toc57383606 \h 155MOYENS EXTÉRIEURS DE PERFECTION RENVOIPAGE _Toc57383627 \h 186SECONDE PARTIE : Les trois voies RENVOIPAGE _Toc57383645 \h 212LIVRE 1 : voie purgativeLa purification de l'âme RENVOIPAGE _Toc57383650 \h 217CHAPITRE I. prière des commençants RENVOIPAGE _Toc57383655 \h 220 CONDITIONS DE LA PRIÈRE RENVOIPAGE _Toc57383656 \h 220Prière DES COMMENÇANTS RENVOIPAGE _Toc57383661 \h 224LA MÉDITATION RENVOIPAGE _Toc57383662 \h 226difficultés des débutants RENVOIPAGE _Toc57383669 \h 231principales méthodes d'oraison RENVOIPAGE _Toc57383670 \h 233CHAPITRE II. De la pénitence RENVOIPAGE _Toc57383675 \h 241MOTIFS POUR HAÏR ET FUIR LE PÉCHÉ RENVOIPAGE _Toc57383676 \h 241MOYENS DE RÉPARER LE PÉCHÉ RENVOIPAGE _Toc57383684 \h 250pratique de la Pénitence RENVOIPAGE _Toc57383686 \h 253CHAPITRE III. La mortification RENVOIPAGE _Toc57383688 \h 256NÉCESSITÉ DE LA MORTIFICATION RENVOIPAGE _Toc57383690 \h 257PRATIQUE DE LA MORTIFICATION RENVOIPAGE _Toc57383693 \h 262la mortification du corps RENVOIPAGE _Toc57383694 \h 263mortification du sens intérieur RENVOIPAGE _Toc57383695 \h 265la mortification des passions RENVOIPAGE _Toc57383696 \h 266La psychologie des passions RENVOIPAGE _Toc57383697 \h 266mortification de l'Esprits RENVOIPAGE _Toc57383700 \h 272CHAPITRE IV. Lutte contre les péchés capitaux RENVOIPAGE _Toc57383703 \h 276ORGUEIL ET VICES y RATTACHes RENVOIPAGE _Toc57383704 \h 277remèdes de l'orgueil RENVOIPAGE _Toc57383709 \h 282L'Envie RENVOIPAGE _Toc57383710 \h 284La colère RENVOIPAGE _Toc57383711 \h 286la gourmandise RENVOIPAGE _Toc57383716 \h 289La luxure RENVOIPAGE _Toc57383717 \h 291La paresse RENVOIPAGE _Toc57383718 \h 294L'AVARICE RENVOIPAGE _Toc57383719 \h 296CHAPITRE V. Lutte contre les tentations RENVOIPAGE _Toc57383721 \h 300LA TENTATION EN GÉNÉRAL RENVOIPAGE _Toc57383722 \h 300TENTATIONS DES COMMENÇANTS RENVOIPAGE _Toc57383726 \h 305Les scrupules RENVOIPAGE _Toc57383732 \h 309APPEND. DISCERNEMENT DES ESPRITS RENVOIPAGE _Toc57383737 \h 314
LIVRE II : La voie illuminative (qui sont les « progressants ») RENVOIPAGE _Toc57383739 \h 317Programme EN voie illuminative RENVOIPAGE _Toc57383742 \h 318CHAPITRE I. : De l'oraison affective RENVOIPAGE _Toc57383745 \h 321CHAPITRE II. Des vertus morales RENVOIPAGE _Toc57383752 \h 328Des vertus infuses en général RENVOIPAGE _Toc57383754 \h 328Les vertus morales RENVOIPAGE _Toc57383755 \h 332LA VERTU DE PRUDENCE RENVOIPAGE _Toc57383757 \h 333LA VERTU DE JUSTICE RENVOIPAGE _Toc57383761 \h 339La vertu de religion RENVOIPAGE _Toc57383765 \h 342la vertu d'obéissance RENVOIPAGE _Toc57383769 \h 345LA VERTU DE FORCE RENVOIPAGE _Toc57383774 \h 351magnanimité RENVOIPAGE _Toc57383779 \h 353La munificence ou magnificence RENVOIPAGE _Toc57383780 \h 354La patience RENVOIPAGE _Toc57383781 \h 355La constance RENVOIPAGE _Toc57383782 \h 356LA VERTU DE TEMPÉRANCE RENVOIPAGE _Toc57383784 \h 358la chasteté RENVOIPAGE _Toc57383785 \h 358L'Humilité RENVOIPAGE _Toc57383788 \h 366La douceur RENVOIPAGE _Toc57383793 \h 376CHAPITRE III. Les vertus théologales RENVOIPAGE _Toc57383796 \h 379Rôle sanctificateur de la foi RENVOIPAGE _Toc57383799 \h 381rôle sanct. de l'espérance RENVOIPAGE _Toc57383803 \h 387Rôle sanct. de lamour de Dieu RENVOIPAGE _Toc57383808 \h 393Rôle de la charité fraternelle RENVOIPAGE _Toc57383812 \h 398CHAPITRE IV. Les retours offensifs de l'ennemi RENVOIPAGE _Toc57383815 \h 406RÉVEIL DES PÉCHÉS CAPITAUX RENVOIPAGE _Toc57383816 \h 406LA TIEDEUR RENVOIPAGE _Toc57383820 \h 407APP. : RÈGLES ET DISCERNEMENT DES ESPRITS POUR LA VOIE ILLUMINATIVE RENVOIPAGE _Toc57383824 \h 410LIVRE III : De la voie unitive RENVOIPAGE _Toc57383826 \h 414CHAPITRE I. De la voie unitive simple RENVOIPAGE _Toc57383832 \h 419LES DONS DU SAINT ESPRIT RENVOIPAGE _Toc57383833 \h 419rôle DES dons dans l'oraison RENVOIPAGE _Toc57383847 \h 434DONS ET LES CINQ SENS SPIRITUELS RENVOIPAGE _Toc57383848 \h 436fruits du St Esprit et béatitudes RENVOIPAGE _Toc57383849 \h 437LORAISON DE SIMPLICITÉ RENVOIPAGE _Toc57383852 \h 438simplicité et ORAISON infuse RENVOIPAGE _Toc57383856 \h 443CHAPITRE II. De la contemplation infuse RENVOIPAGE _Toc57383858 \h 445appel à la contemplation RENVOIPAGE _Toc57383865 \h 452L'oraison de quiétude RENVOIPAGE _Toc57383870 \h 457quiétude aride, ou nuit des sens RENVOIPAGE _Toc57383871 \h 457la quiétude suave RENVOIPAGE _Toc57383872 \h 461L'Oraison d'union pleine RENVOIPAGE _Toc57383873 \h 467union extatique (fiançailles) RENVOIPAGE _Toc57383876 \h 468L'union extatique suave RENVOIPAGE _Toc57383877 \h 468La nuit de l'esprit RENVOIPAGE _Toc57383878 \h 471union transformante (mariage ) RENVOIPAGE _Toc57383879 \h 473Nature de l'union transformante RENVOIPAGE _Toc57383880 \h 473Effets de l'union transformante. RENVOIPAGE _Toc57383881 \h 474CHAPITRE III. Phénomènes mystiques extraordinaires RENVOIPAGE _Toc57383884 \h 480Phénomènes divins intellectuels RENVOIPAGE _Toc57383886 \h 480Révélations privées RENVOIPAGE _Toc57383887 \h 480Phénomènes psycho-somatiques RENVOIPAGE _Toc57383890 \h 488stigmatisation RENVOIPAGE _Toc57383895 \h 489PHENOMÈNES DIABOLIQUES RENVOIPAGE _Toc57383897 \h 492lobsession RENVOIPAGE _Toc57383898 \h 493la possession RENVOIPAGE _Toc57383899 \h 494CHAPITRE IV. questions disputees RENVOIPAGE _Toc57383903 \h 498direction des contemplatifs RENVOIPAGE _Toc57383907 \h 504
TM \o "1-3"
Préface de la quatrième édition
Comme le titre l'indique, ce Précis n'est pas un traité complet, mais un abrégé, qui puisse servir de cadre à des études plus détaillées et plus approfondies. Toutefois, pour éviter la sécheresse d'un Précis, nous avons tenu à développer, avec des réflexions propres à engendrer la piété, les points essentiels qui constituent la vie intérieure, comme l'habitation du Saint Esprit dans l'âme, notre incorporation au Christ, le rôle de Marie dans notre sanctification, la nature de la perfection et la nécessité d'y tendre. Il en est de même quand nous abordons les trois voies : nous insistons sur ce, qui peut porter les âmes à la confiance, à l'amour, à la pratique des vertus.
Convaincu que le Dogme est la base de la Théologie ascétique, et que l'exposé de ce que Dieu a fait et ne cesse de faire pour nous est le stimulant le plus efficace de la vraie dévotion, nous avons eu soin de rappeler brièvement les vérités de foi sur lesquelles se base la vie intérieure. Ainsi notre traité est tout d'abord doctrinal et s'attache à montrer que la perfection chrétienne découle logiquement de nos dogmes et surtout de l'Incarnation qui en est le centre. Mais il est en même temps pratique ; car il n'est rien de tel qu'une foi vive et éclairée pour nous encourager à faire les efforts énergiques et constants que réclament la réforme de soi-même et la culture des vertus. Nous avons donc soin, dès la première partie, de tirer de nos dogmes les conclusions pratiques qui en découlent spontanément, d'en déduire les moyens généraux de perfection et de stimuler nos lecteurs à mettre en pratique ce qu'ils ont lu avec attention : « Estote factores verbi et non auditores tantum » (Ep. Jac., I, 22).
Dans la, seconde partie, éminemment pratique, nous ne cessons dappuyer nos conclusions sur les dogmes exposés dans la première partie, en particulier notre incorporation au Christ et linhabitation du Saint Esprit en nous. La purification de lâme ne se fait parfaitement qu'en nous incorporant à Celui qui est la source de toute pureté ; et la pratique positive des vertus chrétiennes n'est jamais plus facile que lorsque nous attirons en nous Celui qui les possède en leur plénitude et désire si ardemment nous les communiquer. Quant à l'union intime et habituelle avec Dieu, elle ne se réalise pleinement qu'en vivant sous le regard et la direction de la Sainte Trinité vivant en nous. Ainsi notre progrès dans les trois grandes étapes de la vie spirituelle est marqué par notre incorporation progressive au Christ Jésus et par notre appartenance de plus en plus complète à l'Esprit sanctificateur.
Cette adhérence au Verbe Incarné et à son divin Esprit n'exclut pas, mais suppose au contraire une ascèse très active. S. Paul, qui a si bien mis en lumière notre incorporation au Christ et notre union à Dieu, ninsiste pas moins sur la nécessité de la lutte contre les tendances du vieil homme, contre le monde et les esprits de ténèbres. Voilà pourquoi, dans l'exposé des trois voies, nous avons souvent parlé de combat spirituel, d'efforts énergiques, de mortification, de tentations, de chutes, de relèvements, non seulement pour les commençants, mais encore pour les âmes avancées. Il faut bien tenir compte des réalités, et tout en décrivant l'union intime avec Dieu et la paix qui l'accompagne, rappeler, comme le fait Ste Thérèse, que le combat spirituel ne finit quavec notre mort.
Mais ces luttes incessantes, ces alternatives de consolations et d'épreuves, n'ont rien d'effrayant pour les âmes généreuses, toujours unies à Dieu dans le calme aussi bien que dans la tempête.
C'est surtout pour les séminaristes et les prêtres que nous écrivons; mais nous espérons que ce livre sera utile aux communautés religieuses et même à ces nombreux laïques qui aujourd'hui cultivent la vie intérieure pour exercer plus efficacement l'apostolat.
Nous exposerons avant tout les doctrines certaines ou communément reçues, ne donnant qu'une place très restreinte aux questions controversées. Il y a sans doute plusieurs écoles de spiritualité ; mais les hommes pondérés de ces diverses écoles s'entendent sur tout ce qu'il y a de vraiment important pour la direction des âmes. C'est cette doctrine commune que nous exposerons, en essayant d'y mettre un ordre aussi logique et aussi psychologique que possible. Si parfois nous montrons une certaine préférence pour la spiritualité de l'Ecole française du XVIIe siècle, fondée sur les enseignements de S. Paul et de S. jean, et qui s'harmonise si bien avec la doctrine classique de S. Thomas, nous déclarons très sincèrement que nous sommes pleins d'estime pour les autres écoles, et nous leur ferons de larges emprunts, visant beaucoup plus à mettre en évidence ce qui les rapproche que ce qui les différencie.
C'est au Verbe Incarné et à sa sainte Mère, siège de la divine Sagesse, que nous dédions humblement ce modeste travail, trop heureux s'il peut, sous leur égide, contribuer à la gloire de la Très Sainte et Très Adorable Trinité :
Ut in omnibus honorificetur Deus per Jesum Christum ! (I Petr., IV, 11).
Les quelques changements que nous avons apportés à cette quatrième édition, pour tenir compte des bienveillantes remarques qu'on a bien voulu nous faire, nen ont point modifié le fond : et nous remercions de tout cur ceux qui ont bien voulu nous les communiquer.
Solitude d'Issy, (Seine), en la fête de l'Immaculée Conception de la Sainte Vierge, 8 décembre 1924.
AD. TANQUEREY
Liste chronologique et méthodique des principaux auteurs consultés
Nous avons pensé qu'au lieu de donner simplement une liste alphabétique des auteurs, il valait mieux, pour l'utilité des lecteurs, donner une liste à la fois chronologique et méthodique des auteurs, en indiquant, à partir du Moyen Age, les écoles auxquelles ils se rattachent. Mais nous ne donnons que les principaux, ou du moins ceux que nous regardons comme tels 1.
I. L'ÂGE PATRISTIQUE
C'est l'âge où s'élaborent les matériaux qui constitueront la science de la spiritualité ; et où nous trouvons déjà deux synthèses, celle de Cassien en Occident et celle de S. Jean Climaque en Orient.
1° Pendant les trois premiers siècles
S. Clément, Lettre à léglise de Corinthe (vers 95) pour recommander la concorde, l'humilité et l'obéissance, P. G., I, et éd. Hemmer-Lejay.
Hermas, Le Pasteur (140-155), P. G., II, 891-1012, expose longuement les conditions du retour à Dieu par la pénitence. Ed. Hemmer-Lejay, avec trad. française par A. Lelong, avec introduction et notes.
Clément d'Alexandrie, Pædagogus (après 195), P. G., IX, 247-794, et éd. Berolinensis, décrit comment par l'ascèse le véritable gnostique arrive à la contemplation.
S. Cyprien, (200-258), De habitu virginum, de dominica oratione, De opere et eleemosynis, de bono patientiæ, de zelo et livore, de lapsis, P. L., IV ; mais la meilleure éd. est celle de Hartel, Vienne, 1868-1871.
2° Du quatrième au septième siècle
A) Dans l'Eglise d'Occident :
S. Ambroise, (333-397), De Officiis ministrorum, De virginibus, De viduis, de virginitate, P. L., XVI, 25-302, et l'éd. de Vienne.
S. Augustin, (354-430), Confessiones, Soliloquia, De doctrina christiana, De Civitate Dei, Epistola CCXI, etc., P. L., XXXII, XXXIV, XLI. On peut tirer des ouvrages du S. Docteur une théologie ascétique et mystique qui complète et corrige Cassien.
Cassien, (360-435), Instituta Cænobiorum, Collationes, P. L., XLIX-L ; et surtout l'éd. de Vienne par Petschenig, 1886-1888. Une trad. française des Conférences par Dom Pichery paraît à la Librairie S. Thomas, à Saint Maximin (Var). Ces conférences résument toute la spiritualité monacale des quatre premiers siècles et n'ont cessé d'être utilisées par les auteurs subséquents.
S. Léon, (Pape 440-461), Sermones, P. L., LIV ; ses discours sur les fêtes de Notre Seigneur sont si pleins de doctrine et de piété que l'Eglise lui en emprunte plusieurs dans ses offices liturgiques.
S. Benoît, (480-543), Regula, P. L., LXVI, 215-932 ; éd. critique de Butler, 1912. Cette règle est devenue, du VIIIe au XIIIe s., celle de presque tous les moines d'Occident, et se recommande par sa discrétion et sa facilité à s'adapter à tous les temps et tous les pays.
S. Grégoire-le-Grand, (540-604), Expositio in librum Job, sive Moralium libri XXXV ; Liber regulæ pastoralis ; Dialogorum libri quatuor, P. L., LXXV-LXXVII.
B) Dans l'Eglise d'Orient :
S. Athanase, (297-373), Vita S. Antonii, où est décrite la vie et par là même la spiritualité du patriarche, des moines et des cénobites, P. G., XXVIII, 838-976.
S. Cyrille de Jérusalem, (315-386), dont les admirables Catéchèses tracent le portrait du vrai chrétien, P. G., XXXIII, et éd. Reischl.
S. Basile, (330-379), De Spiritu Sancto, P. G., XXXII, où se trouve décrit le rôle du S. Esprit dans l'âme régénérée ; Regulæ fusius tractatæ, Regula brevius tractata, P. G., XXXI, qui font connaître la discipline monastique d'Orient.
S. Jean Chrysostome, (344-407), dont les Homélies forment un répertoire complet de morale et d'ascèse, P. G., XLVIII-LXIV ; son petit traité De Sacerdotio exalte l'excellence du sacerdoce, P. G., XLVIII, et éd. Nairn.
S. Cyrille d'Alexandrie, ( 444), Thesaurus de sancta et consubstantiali Trinitate, P. G., LXXV, où l'on peut étudier les rapports entre l'âme et la Ste Trinité.
Ps.-Dionysius, (vers 500), De divinis nominibus, De ecclesiastica hierarchia, De mystica theologia, P. G., III ; sa doctrine sur la contemplation a inspiré presque tous les auteurs subséquents.
S. Jean Climaque, ( 649), Scala Paradisi ou l'Echelle qui conduit au ciel, P. G., LXXXVIII, 632-1164 : résumé d'ascétique et de mystique pour les moines d'Orient, analogue à celui de Cassien pour l'Occident.
S. Maxime le Confesseur, (580-662), a complété et éclairci la doctrine de Denys sur la contemplation, en la rattachant au Verbe Incarné qui est venu nous déifier ; voir ses Scolies sur Denys, P. G., IV, son Livre ascétique, P. G., XC, 912-956, sa Mystagogie, P. G., XCI, 657-717.
N. B. Nous ne signalons pas les auteurs du VIIIe au XIe s. qui n'apportent rien d'important à l'édifice de la spiritualité.
II. LE MOYEN-ÂGE
Déjà se forment des écoles qui élaborent et synthétisent les éléments de spiritualité épars dans les ouvrages des Pères. Nous indiquerons donc les auteurs des principales écoles.
1° L'Ecole bénédictine
A l'abbaye du Bec, en Normandie : S. Anselme, (1033-1109), dont les Méditations et les Prières sont pleines d'une piété à la fois dogmatique et affective, P. L., CLVIII, 109-820, 855-1016 ; Cur Deus homo, P. L., CLVIII, 359-432, où l'on trouve de solides considérations sur l'offense infinie causée à Dieu par le péché et la vertu des satisfactions du Christ.
A l'abbaye de Citeaux : S. Bernard, (1090-1153), dont la piété affective et pratique a exercé une immense influence sur tout le Moyen Age : Sermones de tempore, de sanctis, de diversis, in Cantica Canticorum ; De consideratione ; Tr. de gradibus et humilitatis et superbiæ ; Liber de diligendo Deo, P. L., CLXXXII-IV.
Au monastère de Rupertsberg, près de Bingen : Ste Hildegarde, ( 1179), Liber divinarum operum, P. L., CXCVII.
Au monastère de Helfa, en Saxe : Ste Gertrude-la-Grande, (1256-1301), Ste Mechtilde de Hackeborn, ( 1298), et Mechtilde de Magdebourg, ( 1280) ; leurs Révélations, caractérisées par une piété simple et affective, manifestent une tendre dévotion au Sacré-Cur .
Au monastère d'Alvastra, en Suède : Ste Brigitte, (1302-1373), dont les Révélations décrivent d'une façon vive et réaliste les mystères et surtout la Passion de Notre Seigneur (éd. de Rome en 1628).
Au monastère de Castel, Haut-Palatinat : Jean de Castel, De adhærendo Deo, longtemps attribué au B. Albert le Grand ; De lumine increato, 1410.
En Italie, S. Laurent Justinien, (1380-1455), réformateur des congrégations italiennes et du clergé séculier, a écrit plusieurs ouvrages de spiritualité pratique : De compunctione et complanctu christianæ perfectionis ; De vita solitaria ; De contemptu mundi ; De obedientia ; De humilitate ; De perfectionis gradibus ; De incendio divini amoris ; De regimine prælatorum (t. II des Opera omnia, Venise, 1751).
En Espagne, Garcia de Cisneros, ( 1510), qui, dans son Ejercitatorio de la vida espiritual, trace un programme de vie spirituelle.
2° L'Ecole de S. Victor, dont les trois principaux représentants sont :
Hugues, ( 1141), De sacramentis christianæ fidei, De vanitate mundi, Soliloquium de arrha animæ, De laude caritatis, De modo orandi, De amore sponsi ad sponsam, De meditando (P. L., CLXXVI).
Richard, ( 1173), Benjamin minor seu de præparatione ad contemplationem, Benjamin major seu de gratia contemplationis, Expositio in Cantica Canticorum (P. L., CXCVI).
Adam, ( 1177), Sequentiæ (P. L., CXCVI), le poète de l'Ecole.
Tous les trois partent du symbolisme de l'univers pour aller à Dieu par la contemplation.
3° L'Ecole dominicaine :
spiritualité basée sur la théologie dogmatique et morale, faisant corps avec elle, et conciliant la prière liturgique et la contemplation avec l'action et l'apostolat : Contemplari et contemplata aliis tradere.
S. Dominique, (1170-1221), fondateur de l'Ordre des Frères Prêcheurs, élabora ses Constitutions d'après celles des Prémontrés, en vue de former des prédicateurs savants, capables de défendre la religion contre les adversaires les plus doctes.
Albert le Grand, (1206-1280), Commentarii in Qionysium Areopagitam, In quatuor libros Sentent., Summa theologiæ, De sacrificio missæ.
S.Thomas, le Docteur angélique (1225-1274), a traité excellemment toutes les questions importantes d'ascétique et de mystique dans ses divers ouvrages, surtout dans la Somme théologique, les Commentaires sur S. Paul, sur le Cantique des Cantiques, sur les Evangiles, l'opuscule De perfectione vitæ spiritualis, et l'Office du S. Sacrement, si plein de piété doctrinale et affective. Ces textes divers ont été distribués dans un ordre logique par Th. de Vallgornera, Mystica theologiæ D. Thomæ, Barcinonæ, 1665, et Augustinæ Taurinorum, 1889 et 1911.
S. Vincent Ferrier, (1346-1419), De vita spirituali, vrai petit chef-d'uvre, dont S. Vincent de Paul faisait son livre de chevet, trad. par le P. Rousset, 1899, et le P. V. Bernadot, 1918.
Ste Catherine de Sienne, (1347-I380), Le Dialogue, dont la meilleure traduction est celle du P. Hurtaud (Paris, Lethielleux, 1913) ; Lettres, trad. par E. Cartier, 1860. La Sainte exalte la miséricorde divine, qui nous a créés, sanctifiés, et se manifeste jusque dans les châtiments qui tendent à nous purifier. La meilleure édition des uvres complètes en italien est celle de Girolamo Gigli, Sienne, 1707.
Maître Eckart, O. P., ( 1327), dont il ne reste que des fragments qui ne permettent pas de reconstituer sa doctrine, et dont plusieurs propositions furent condamnées après sa mort par Jean XXII (Denzinger, n° 501-529).
Tauler, ( 1361), auteur de Sermons qui, par leur doctrine élevée et enrichie de comparaisons, frappèrent vivement ses contemporains ; trad. latine de L. Surius ; trad. française du P. Noël, O. P., en 8 vol., chez Tralin, Paris ; éd. critique allemande de Vetter, 1910. Les Institutions n'ont pas été rédigées par lui, mais contiennent un résumé de sa doctrine ; nouvelle édit., Paris, 1909.
B. Henri Suso, O. P., ( 1365), dont les uvres ont été publiées en allemand par le P. Denifle : Die Schriften des heiligen H. Suso, et en français par le P. Thiriot : uvres mystiques de H. Suso, Gabalda, Paris, 1899.
4° LEcole franciscaine,
à la fois spéculative et affective, partant de l'amour de Jésus crucifié pour faire aimer et pratiquer joyeusement les vertus crucifiantes et surtout la pauvreté.
S. François d'Assise, (1181-1226), Opuscula, éd. critique de Quarracchi, 1904.
S. Bonaventure, (1221-1274), outre ses uvres théologiques, a composé beaucoup de traités ascétiques et mystiques, recueillis au t. VIII de l'éd. de Quarrachi, en particulier : De triplice via (appelé aussi Incendium amoris), Lignum vitæ, Vitis mystica ; l'Itinerarium mentis ad Deum et le Breviloquium, rangés parmi les uvres théologiques (t. V éd. de Quarracchi) contiennent d'excellents aperçus ascétiques et mystiques.
Lauteur inconnu des Meditationes vitæ Christi, ouvrage longtemps attribué à S. Bonaventure, mais écrit par un de ses disciples, a exercé une grande influence au Moyen Age, en traitant d'une façon affective les mystères de Notre Seigneur et surtout de sa Passion.
David d'Augsbourg, ( 1271), Formula novitiorum de exterioris hominis reformatione, de interioris hominis reformatione, édition Quarracchi, 1899.
Bse Angèle de Foligno, ( 1309), Le livre des visions et instructions, trad. par E. Hello, nouvelle éd., Paris, Tralin, 1914 : décrit spécialement la transcendance de Dieu et les souffrances de Jésus.
Ste Catherine de Bologne, (1413-1463), enseigne, dans Les sept armes spirituelles contre les ennemis de l'âme, des moyens très pratiques pour triompher des tentations.
5° L'Ecole mystique flamande
a pour fondateur le B. Jean Ruysbroeck, (1293-1381), uvres trad. du flamand par les Bénédictins de l'Abbaye de S. Paul de Wisques ; les principales sont : Le Miroir du Salut éternel, Le Livre des sept clôtures ou des renoncements, L'Ornement des noces spirituelles : l'un des plus grands docteurs mystiques, profond et affectif, dont le langage parfois obscur a besoin d'être interprété.
On peut considérer comme ses disciples les Frères de la vie commune et les Chanoines réguliers de Windesheim moins spéculatifs, mais plus pratiques et plus clairs. Parmi eux signalons :
Gérard Groot, ( 1384), auteur de divers opuscules de piété.
Florent Radewijns, ( 1400), Tractatulus devotus de extirpatione vitiorum et de acquisitione verarum virtutum.
Gérard de Zutphen, De ascensionibus ; De reformatione virium animæ, 1493.
Gerlac Peters, (1378-1411), dont l'uvre principale est le Solitoquium, imprimé à Cologne en 1616 sous le titre de Ignitum cum Deo colloquium ; trad. française récente par Dom E. Assemaine, sous le titre de Soliloque enflammé, St Maximin. La doctrine est analogue à celle de l'Imitation.
Thomas a Kempis, (1379-1471), auteur de divers opuscules très pieux, où lon retrouve les idées et parfois les expressions de lImitation : Soliloquium animæ, Hortulus rosarum, Vallis liliorum, Cantica, De elevatione mentis, Libellus spiritualis exercitii, De tribus tabernaculis. Aujourd'hui la plupart des auteurs lui attribuent la paternité de l'Imitation, ce livre le plus beau qui soit sorti de la main d'un homme, puisque l'Evangile n'en vient pas ; et cette opinion nous paraît très probable.
Jean Mombaer ou Mauburne, auteur du Rosetum exercitiorum spiritualium (1494), où il traite des principaux points de la spiritualité et en particulier des méthodes de méditation.
6° L'Ecole carthusienne compte six auteurs principaux :
Hugues de Balma (ou de Palma), qui a vécu pendant la seconde moitié du XIIIe s., est très probablement l'auteur de la Theologia mystica longtemps attribuée à S. Bonaventure.
Ludolphe de Saxe ou le Chartreux, (1300-1370), composa une Vie de Notre Seigneur, qui eut une influence extraordinaire sur la piété chrétienne ; c'est un livre de méditation plutôt qu'un livre historique, enrichi de pieuses réflexions tirées des Pères.
Denys le Chartreux, le Docteur extatique, (1402-1471), a composé de nombreux ouvrages (44 vol. in-4°, nouvelle éd. commencée en 1896 par les Chartreux de Montreuil-sur-mer), entre autres, des traités ascétiques : De arcta via salutis et contemptu mundi, De gravitate et enormilate peccati, De conversione peccatoris, De remediis tentationum, Speculum conversionis ; des traités mystiques : De fonte lucis et semitis vitæ, De contemplatione, De discretione spirituum, sans parler de ses Commentaires sur S. Denys.
Jean Lansperge, ( 1539), célèbre par sa dévotion au Sacré-Cur ; son principal ouvrage Alloquium Christi ad animam fidelem, rappelle l'Imitation. Les Chartreux de Montreuil ont réédité ses Opuscula spiritualia.
L. Surius, (1522-1578), perfectionnant l'uvre de A. Lippomani sur les vies des Saints, publia six vol. in-fol. De probatis Sanctorum historiis, où il fait preuve de plus de piété que de critique historique.
Molina le Chartreux (1560-1612), Instruccion de Sacerdotes (Instruction des prêtres) ; nombreuses éditions et traductions ; Exercicios espirituales..., où il traite de l'excellence et de la nécessité de l'oraison mentale.
7° En dehors de ces écoles
Pierre d'Ailly, (1350-1420), De falsis prophetis (t.1 des Opera omnia de Gerson), éd. Ellies du Pin, Anvers, 1706.
Gerson, (1363-1429), a traité presque toutes les questions ascétiques et mystiques d'une façon à la fois doctrinale et affective : Le livre de la vie spirituelle de l'âme ; Des passions de l'âme ; Les tentations ; La conscience scrupuleuse ; La prière ; La Communion ; La Montagne de la Contemplation ; La Théologie mystigue spéculative et pratique ; La perfection du cur, etc. Il a un charmant petit traité De parvulis ad Christum trahendis et des Considérations sur S. Joseph, ayant été l'un des premiers à promouvoir la dévotion à ce Saint.
W. Hilton, ( 1396), Scala perfectionis, trad. anglaise The scale of perfection, par R. P. Guy.
Julienne de Norwich, en Angleterre ( 1442), Revelations of divine love (Révélation de l'amour divin), nouvelle édition, Londres, 1907.
Ste Catherine de Gênes, (1447-1510) : Dialogue entre l'âme et le corps, l'amour-propre, l'esprit et l'humanité de Notre Seigneur ; Traité du Purgataire, très remarquable, trad. de Bussière, Paris, Tralin.
III. L'Âge moderne
Les écoles anciennes continuent à préciser leur doctrine ; de nouvellés se fondent et apportent un renouveau en spiritualité, sous l'influence du Concile de Trente et de la Réforme catholique inaugurée par lui. De là, parfois des conflits sur des points de détail ; mais le fonds doctrinal demeure le même et se perfectionne par la discussion.
Trois écoles anciennes continuent à se développer : l'école bénédictine, l'école dominicaine, lécole franciscaine.
1° L'École bénédictine
conserve ses traditions de piété affective et liturgique, en y ajoutant des précisions doctrinales.
Louis de Blois, (1506-1566), a publié une foule d'opuscules spirituels dont le principal est Institutio spiritualis, qui, étant une synthèse ascétique et mystique, contient la substance des autres. Outre l'édition dAnvers, 1632, qui contient toutes les uvres, on peut consulter : Manuale vitæ spititualis continens Ludovici Blosii opera spiritualia selecta, Herder, Fribourg, 1907 : malheureusement on a omis l'Institutio spiritualis ; la meilleure traduction française est celle des Bénédictins de S. Paul de Wisques, uvres spirituelles du V. L. de Blois, 2 Vol., Mame.
Jean de Castaniza, ( 1598), De la perfecion de la vida christiana ; Institutionum divinæ pietatis libri quinque.
D. A. Baker, (1575-1641), composa divers traités, dont la substance a été condensée par S. Cressy en un livre intitulé Sancta Sophia, petit traité sur la contemplation, nouv. éd. à Londres, Burns et Oates.
Card. Bona, (1609-1674), général des Feuillants : Manuductio ad cælum ; Principia et documenta vitæ christiana ; De sacrificio missæ ; De discretione spirituum, etc. Nombreuses éditions, en particulier à Venise, 1752-1764 ; extraits chez Herder, Fribourg, Opuscula ascetica selecta, 1911.
Schram, (1658-1720), Institutiones theologiæ mysticæ, traité didactique d'ascétique et de mystique, avec conseils excellents aux directeurs dâmes ; nouv. éd. Paris, 1868.
W. B. Ullathorne, (1806-1889), The Endowments of man (Donations faites à l'homme); Groundwork of the christian virtues (Fondement des vertus chrétiennes) ; Christian patience (Patience chrétienne) ; ce dernier ouvrage a été trad. en français et fait partie de la collection Pax (Desclée).
Dom Guéranger, (1805-1875), restaurateur de l'ordre bénédictin en France, a rendu un service inappréciable aux âmes par l'Année liturgique, dont il a rédigé les neuf premiers volumes, qui a été achevée par ses disciples, et résumée dans le Catéchisme liturgique de Dom Leduc, complété par Dom Baudot, 1921, chez Mame.
Dom Vital Lehodey, Abbé de N. D. de Grâce, Les Voies de l'oraison mentale, 1908 ; Le Saint Abandon, 1919 ; Directoire spirituel à l'usage des Cisterciens réformés, 1910 : ouvrages remarquables par la clarté, la précision et la sûreté de la doctrine.
L'Abbesse de Ste Cécile, (C. Bruyère), La vie spirituelle et l'oraison, nouvelle édition, 1922.
D. Columba Marmion, Le Christ vie de l'âme ; Le Christ dans ses mystères ; Le Christ idéal du moine (Abbaye de Maredsous, et Paris, Desclée).
Hedley, The Holy Eucharist, trad. en français par Roudière : La Sainte Eucharistie ; Retreat, trad. en fr. par J. Bruneau : Retraite, Lethielleux.
Card. Gasquet, Religio Religiosi, objet et but de la vie religieuse, Desclée, Rome, 1919.
Dom J. B. Chautard, L'Ame de tout apostolat, 5e éd. 1915.
Dom G. Morin, L'Idéal monastique et la vie chrétienne des premiers jours, collect. Pax.
2° L'École dominicaine
profondément attachée à la doctrine de S. Thomas, explique et synthétise avec clarté et méthode son enseignement sur l'ascèse et la contemplation.
Thomas Cajetan, (1469-1534), dans son Commentaire sur la Somme de S. Thomas, commentaire précis et profond.
Louis de Grenade, (1504-1588), sans écrire de théologie ascétique, a traité avec solidité et onction de tout ce qui regarde la perfection chrétienne : La Guide des Pécheurs ; Traité de l'oraison et de la méditation ; Le Mémorial de la vie chrétienne. Ces uvres et d'autres encore ont été trad. en français par Girard, Paris, 1667.
D. Barthélemy des Martyrs, arch. de Braga, Compendium doctrinæ spirituatis, 1582, résumé très substantiel de vie spirituelle.
Joannes a S. Thoma, 1589-1644, qui dans son Cours de Théologie, où il commente S. Thomas, traite d'une façon remarquable ce qui concerne les dons du Saint Esprit.
Thomas de Vallgornera, ( 1665), Mystica theologia D. Thomæ, Barcinonæ, 1662, Taurini, 1890, 1911, où se trouve recueillie et classifiée toute la doctrine de S. Thomas sur les trois voies.
V. Contenson, 1641-1674, Theologia mentis et cordis, où à la fin de chaque question se trouvent des conclusions ascétiques.
A. Massoulié, (1632-1706), Traité de l'Amour de Dieu ; Traité de la véritable oraison ; Méditations sur les trois voies. De nouvelles éditions ont paru chez Goemare, Bruxelles ; Lethielleux et Bonne Presse, Paris. L'auteur s'attache à exposer la doctrine de S. Thomas contre les erreurs quiétistes.
A. Piny, (1640-1709), L'Abandon à la volonté de Dieu ; L'oraison du cur ; La clef du pur amour ; La présence de Dieu ; Le plus parfait, etc ; l'idée centrale de tous ces livres est que la perfection consiste dans la conformité à la volonté de Dieu et le saint abandon. Edit. récentes chez Lethielleux, Téqui.
R. P. Rousseau, Avis sur les divers états d'oraison, 1710 ; nouv. édit. 1913, chez Lethielleux.
C. R. Billuart, Summa S. Thomæ hodiernis academiarum moribus accommodata, I746-1751.
H. Lacordaire, (1802-1861), Lettres à un jeune homme sur la vie chrétienne ; Lettres à des jeunes gens.
A. M. Meynard, Traité de la vie intérieure, petite Somme de Théologie ascétique et mystique d'après l'esprit et les principes de S. Thomas, adaptation de l'ouvrage de Vallgornera, Clermont-Ferrand et Paris, 1884 et 1899.
B. Froget, De l'habitation du S. Esprit dans les âmes justes, Lethielleux, 1900, étude théologique très substantielle.
M.-J. Rousset, Doctrine spirituelle, Lethielleux, 1902, où il traite de la vie spirituelle et de l'union à Dieu daprès la Tradition catholique et l'esprit des Saints.
P. Cormier, Instruction des novices, 1905 ; Retraite ecclésiastique d'après l'Evangile et la vie des Saints, Rome, 1903.
P. Gardeil, Les dons du S. Esprit dans les Saints dominicains, Lecoffre, 1903, et article sur le même sujet dans le Dictionnaire de Théologie.
P. Et. Hugueny, Psaumes et Cantiques du Bréviaire Romain, Bruxelles, 1921-22.
P. M.-A. Janvier, Exposition de la morale catholique, Conf. De N. D. de Paris, Lethielleux, où sont éloquemment exposées la morale et l'ascèse chrétienne.
R. P. Joret, La contemplation mystique, 1923.
R. P. Garrigou-Lagrange, Perfection chrétienne et contemplation, 1923.
La vie spirituelle, revue ascétique et mystique fondée en 1919.
La Vida sobrenatural, fondée en Espagne en 1921.
3° LÉcole franciscaine
conserve son caractère de simplicité évangélique, de pauvreté joyeusement supportée, d'affectueuse dévotion à Jésus enfant et à Jésus souffrant.
Fr. de Osuna, Abecedario espiritual, 1528 et ss., dont le 3e volume servit longtemps de guide à Ste Thérèse.
S. Pierre d'Alcantara, ( 1562), l'un des directeurs de Ste Thérèse, La oracion y meditacion, petit traité sur loraison qui fut traduit dans presque toutes les langues.
Alphonse de Madrid, L'Art de servir Dieu, publié d'abord en espagnol, Alcala, 1526, et traduit en beaucoup de langues.
Jean de Bonilla, Traité de la paix de l'âme, Alcala, 158o, Paris, 1912.
Matthias Bellintani de Salo, Pratique de loraison mentale, Brescia, 1573.
Jean des Anges, Obras misticas, particulièrement Los trionfos del Amor de Dios, 1590, nouv. édit. Madrid, 1912-1917.
Joseph du Tremblay, l'Eminence grise, Introduction à la vie spirituelle par une facile méthode d'oraison, 1626.
Marie d'Agréda, La mystique cité de Dieu, 1670 ; trad. française par Crozet, 1696.
Yves de Paris, Progrès de l'amour divin, 1642 ; Miséricordes de Dieu, 1645.
Bernardin de Paris, L'esprit de S. François, 1660.
P. de Poitiers, Le jour mystique, Paris, 1671.
Louis-Fr. d'Argentan, ( 168o), Conférences sur les Grandeurs de Dieu ; Exercices du chrétien intérieur.
Brancati de Laurea, De oratione christiana, 1687, traité de l'oraison et de la contemplation, souvent cité par Benoît XIV.
Maës, Theologia mystica, 1669.
Thomas de Bergame, ( 1631), Fuoco d'amore, Augsbourg, 1681.
Ambroise de Lombez, Traité de la Paix intérieure, 1757, ouvrage devenu classique, très utile pour guérir les scrupuleux ; nombreuses éditions récentes.
Didace de la mère de Dieu, Ars mystica, Salamanque, 1713.
Ludovic de Besse, La science de la prière, Rome, 1903 ; La science du Pater, 1904 ; Eclaircissements sur les uvres mystiques de S. Jean de la Croix, 1895.
Adolphus a Denderwindeke, O. M. C., Compendium theologiæ asceticæ ad vitam sacerdotalem et religiosam rite instituendam, Couvent des Capucins, Hérenthals, (Belgique), 1921, ouvrage très documenté, où l'on trouve, dans le t. II, une abondante bibliographie sur chaque question traitée.
Parmi les écoles nouvelles, cinq se font surtout remarquer.
1° L'école ignatienne :
spiritualité active, énergique, pratique, tendant à former la volonté en vue de la sanctification personnelle et de l'apostolat.
S. Ignace, né en 1491 ou 1495, mort en 1556, fondateur de la Compagnie de Jésus : Les Exercices spirituels, méthode de travail pour réformer et transformer une âme en la conformant au divin modèle, Jésus-Christ. « Cet ouvrage, dit le P. Watrigant, condense un vaste mouvement d'âme et de pensée, lentement développé au cours des siècles antérieurs. Point de départ d'un flot de vie spirituelle, qui, depuis le seizième siècle, étend constamment ses ondes, il est en même temps le point d'aboutissement de courants divers qui sillonnent le Moyen-Age, et dont les origines remontent à celles du christianisme. » Pour connaître complètement son esprit, lire aussi ses Constitutions et ses Lettres, ainsi que le Récit du pèlerin.
B. P. Lefèvre, le Mémorial, récit détaillé d'une année de sa vie, de juin 1542 à juillet 1543 : « un des joyaux de la littérature ascétique ».
Alvarez de Paz, (1560-1620), De vita spirituali ejusque perfectione, 3 in-folio, Lyon, 1602-1612, traité complet de spiritualité à l'usage des Religieux.
Suarez, (1548-16l7), De Religione, où l'on trouve une spiritualité presque complète, en particulier sur la prière, l'oraison, les vux, l'obéissance aux règles.
Lessius, (1554-1623), De summo bono ; De perfectionibus moribusque divinis ; De divinis nominibus.
Bx Bellarmin, (1542-1621), De ascensione mentis in Deum per scalas creaturarum ; De æterna felicitate sanctorum ; De gemitu columbæ, sive de bono lacrymarum ; De septem verbis a Christo in cruce prolatis ; De arte bene moriendi.
Le Gaudier, ( 1622), De perfectione vitæ spiritualis, traité complet de spiritualité, 3 vol. in-8°, éd. récente 1857.
Alph. Rodriguez, ( 1616), La Pratique de la perfection chrétienne, ouvrage excellent qui, laissant de côté toute spéculation, ne traite que du côté pratique des vertus : innombrables éditions.
S. Alph. Rodriguez, ( 1617), frère jésuite, élevé à une haute contemplation, dont deux opuscules, tirés de ses uvres, ont été récemment publiés (Desclée, Lille) : De l'union et de la transformation de l'âme en Dieu ; Explication des demandes du Pater.
L. Dupont (de la Puente), ( 1624), Guide spirituel ; De la perfection du chrétien en tous ses états ; De la perfection du chrétien dans l'état ecclésiastique ; Méditations sur les mystères de notre foi ; Vie du B. Balthazar Alvarez, lun des directeurs de Ste Thérèse, qui fut un contemplatif.
Et. Binet, (1569-1639), Les attraits tout-puissants de l'amour de Jésus-Christ ; Le grand chef-d'uvre de Dieu et les souveraines perfections de la Ste Vierge.
J. B. de Saint-Jure, (1588-1657), De la connaissance et l'amour de Jésus-Christ ; Le livre des Elus ou Jésus crucifié ; L'Union avec N. S. Jésus-Christ ; L'homme spirituel : dans ces deux derniers ouvrages, il se rapproche de la doctrine de l'Ecole française du XVIIe siècle.
Michel Godinez (ou Wading), (1591-1644), Practica de la teologia mistica : Praxis Theologiæ mysticæ, latine redditum ab Ignatio de la Reguera, nouvelle édit., Paris, Lethielleux, 1920.
Nouet, (1605-1680), Conduite de l'homme d'oraison dans les voies de Dieu, 1674.
Vén. P.de la Colombière, ( 1682), Journal de ses retraites, nouv. éd. Desclée, 1897, surtout la Grande Retraite, où sont marquées les grâces et lumières que Dieu lui communiqua pendant sa retraite de 1674.
Bourdaloue, (1632-1704), Sermons, où la morale et l'ascèse chrétienne sont exposées avec ampleur et solidité ; Retraite.
F. Guilloré, (1615-1684), Maximes spirituelles pour la conduite des âmes ; Les Secrets de la vie spirituelle.
J. Galliffet, De l'excellence de la dévotion au Cur adorable de J. C., Lyon, 1733.
Petit-Didier, ( 1756), Exercitia spiritualia, tertio probationis anno a Patribus Societatis obeunda ; plusieurs éditions, en particulier Clermont, 1821 : l'un des meilleurs commentaires des Ex. spirituels.
C. Judde, (1661-1735), Retraite de trente jours, Commentaire très solide des Exercices ; nombreuses éditions, en particulier celle de Lenoir-Duparc, 1833.
A. Bellecius, (1704-1752), Virtutis solidæ præcipua impedimenta, subsidia et incitamenta ; Medulla asceseos.
P. Lallemant, ( 1635), dont le P. Rigoleuc publia La doctrine spirituelle, ouvrage court et substantiel, où l'on montre comment par le souvenir fréquent et affectueux de Dieu vivant en nous, la pureté de cur et la docilité au Saint Esprit, on peut arriver à la contemplation.
J. Surin, ( 1665), Catéchisme spirituel ; Les fondements de la vie spirituelle ; La guide spirituelle, etc ; où se trouve développée la doctrine du P. Lallemant ; mais la traduction italienne du Catéchisme a été mise à lIndex.
J. Crasset, La vie de Mde Hélyot, 1683 ; Considérations chrétiennes pour tous les jours de l'année.
V. Huby, Retraite, 1690 ; Motifs d'aimer Dieu ; Motifs daimer Jésus-Christ.
P. de Caussade, (1693-1751), Abandon à la divine Providence ; Instructions spirituelles sur les divers états d'oraison, réimprimé en 2 in-12, 1892-95, chez Lecoffre.
P. Segneri, Accord du travail et du repos dans l'oraison, 1680, contre les erreurs quiétistes de Molinos.
J. P. Pinamonti, (1532-1703), Il direttore della perfezione cristiana ; La via del cielo (Opere, Venise, 1762) ; trad. en fr.; Le directeur dans les voies du salut, 1728.
Scaramelli, (1687-1752), Direttorio ascetico, trad. en français par Pascal : Guide ascétique (Vivès) ; Direttorio mistico, trad. par le P. Catoire, Directoire mystique (Casterman), un des traités les plus complets sur la mystique, mais présentant comme degrés distincts de contemplation les formes diverses d'un même degré.
J. N. Grou, (1731-1803), Maximes spirituelles ; Méditations en forme de retraite sur l'amour de Dieu, Retraite spirituelle sur la Connaissance et l'Amour de N. S. J. C., édition avec notes du P. Watrigant, Lethielleux, 1920 ; Manuel des âmes intérieures ; la doctrine exposée dans ces ouvrages est analogue à celle du P. Lallemant.
P. Picot de Clorivière, restaurateur de la Compagnie en France, Considérations sur l'exercice de la prière, 1862, exposé succinct de ce qui regarde l'oraison ordinaire et extraordinaire.
H. Rainière, (1821-1884), dont l'ouvrage sur la Divinisation du chrétien marque un retour aux doctrines traditionnelles qui servent de base à la spiritualité.
P. Olivaint, Journal de ses retraites annuelles, 8e éd., 1911, Téqui, Paris.
B. Valuy, Les vertus religieuses ; Le Directoire du prêtre ; nouvelle édit. Tralin, 1913.
J.-B. Terrien, La grâce et la gloire, 1901, Lethielleux ; La Mère de Dieu et la mère des hommes, Lecoffre, 1900.
R. de Maumigny, Pratique de l'oraison mentale, ordinaire et extraordinaire, nombreuses éditions chez Beauchesne, Paris.
A. Poulain, Des Grâces d'oraison, traité de Théologie mystique, dernière éd. avec notes du P. Bainvel, 1922.
Bucceroni, Exercices spirituels à lusage des prêtres, des religieux et des religieuses, trad. de l'italien par P. Mazoyer, Lethielleux, 1916.
Ch. de Smedt, Notre vie surnaturelle, son principe, ses facultés, les conditions de sa pleine activité, Bruxelles, 1913.
Longhaye, Retraite annuelle de huit jours, notes, plans, cadres, développements, Casterman, 1920.
A. Eymieu, Le gouvernement de soi-même, Paris, Perrin, 1911-1921.
J.-V. Bainvel, La dévotion au Sacré-Cur de Jésus, doctrine, histoire, 4e éd., 1917 ; Le Saint Cur de Marie, vie intime de la Sainte Vierge, 1918 ; La Vie intime du catholique, 1916.
R. Plus, Dieu en nous ; Vivre avec Dieu ; Dans le Christ Jésus, 1923 : adaptation des doctrines fondamentales de l'Ecole française du XVIIe siècle.
Revue dAscétique et de Mystique, paraissant tous les trois mois à Toulouse, depuis le ler janvier 1920, sous la direction du P. J. de Guibert, en vue d'étudier au triple point de vue historique, doctrinal et psychologique les questions les plus importantes d'Ascétique et de Mystique.
2° L'école thérésienne ou carmélitaine,
spiritualité basée sur le tout de Dieu et le néant de la créature, enseignant le détachement complet pour arriver, s'il plaît à Dieu, à la contemplation, et la pratique de l'apostolat par l'exemple et le sacrifice.
Ste Thérèse, (1515-1582) , modèle et docteur de la plus haute sainteté, dont l'Eglise nous invite à étudier et pratiquer la doctrine « ita cælestis ejus doctrinæ pabulo nutriamur, et piæ devotionis erudiamur affectu ». Ses uvres nous fournissent la plus riche documentation sur les états mystiques et la classification la mieux ordonnée et la plus vivante. Une édition critique a été publiée en Espagne : Obras de Sta Teresa, editadas y anotadas por el P. Silverio de S. Teresa, 6 vol., Burgos, 1915-1920 ; petite édition des principales uvres en un vol., 1922 ; trad. française par les Carmélites de Paris, avec la collaboration de Mgr M. Polit, 6 vol., Paris, Beauchesne ; à compléter par les Lettres de Ste Thérèse trad. par le P. Grégoire de S. Joseph, 3 Vol., 2e éd. 1906.
S. Jean de la Croix, (1543-1591), disciple de Ste Thérèse, dont les quatre ouvrages forment un traité complet de mystique : La Montée du Carmel montre les étapes à parcourir pour arriver à la contemplation ; La Nuit obscure décrit les épreuves passives qui l'accompagnent ; La Vive flamme d'amour en expose les merveilleux effets ; Le Cantique spirituel résume, sous une forme lyrique, la doctrine des autres ouvrages. Une édition critique espagnole a été publiée par le P. Gérard, à Tolède ; une trad. française de cette édition a été faite par H. Hoornaert, Desclée, Paris et Lille, nouv. éd., 1922-1923.
Jean de Jésus Marie, (1564-1615), Disciplina claustralis, 4 in-fol., où lon trouve divers traités ascétiques, entre autres, Via vitæ ; Theologia mystica, rééditée en 1911 chez Herder ; Instructio novitiorum, trad. en français par le P. Lerthold Ignace de Ste Anne, Dessain, Malines, 1883 ; De virorum ecclesiasticorum perfectione, etc.
Joseph de Jésus-Marie, 1562-1626, Subida del alma a Dios (Ascension de l'âme vers Dieu), Madrid, 1656.
Bienh. Marie de l'Incarnation (Mme Acarie), n'a pas laissé d'écrits, mais sa doctrine et ses vertus sont exposées dans le livre d'André Duval, La vie admirable de Mlle Acarie, 1621 ; nouv. éd. 1893.
Vén. Anne de St Barthélemy, Autobiographie, nouv. édit., Bonne Presse.
Marguerite Acarie, Conduite chrétienne et religieuse selon les sentiments de la V. M. Marguerite... par le P. J. M. Vernon, 2e éd., 1691.
Thomas de Jésus (1568-1627), De contemplatione divina libri VI, vol. II éd. de Cologne, 1684.
Nicolas de Jésus Marie, que Bossuet appelle le plus savant interprète de S. J. de la Croix, Phrasium mysticæ Theologiæ ven. P. Joannis a Cruce... elucidatio, trad. française dans Etudes Carmélitaines, 1911-1914.
Philippe de la Ste Trinité, ( 1671), Summa theologiæ mysticæ, 3 in-8°, ouvrage classique où sont décrites avec clarté et méthode les trois voies de la perfection ; nouvelle édition à Bruxelles et Paris en 1874.
Antoine du St Esprit, Directorium mysticum, publié en 1677, manuel du même genre que le précédent, mais plus court, en un seul volume ; nouvelle éd., Paris 1904.
La Théologie de Salamanque (1631-1679), l'un des commentaires les plus autorisés de la Somme théologique, élucide beaucoup des questions sur lesquelles repose la spiritualité.
Honoré de Ste Marie, (1651-1729), Tradition des Pères et des auteurs ecclésiastiques sur la contemplation, ouvrage historique important sur ce sujet.
Joseph du S. Esprit, Cursus theologiæ mystico-scholasticæ, Séville, 1710-1740, en réimpression chez Beyaert, Bruges.
Elisabeth de la Trinité, (1880-1906), Souvenirs, Réflexions et Pensées, Dijon et Paris, libr. S. Paul.
Bse Thérèse de l'Enfant-Jésus, (1873-1897), Histoire d'une âme, Lettres, Poésies.
Depuis 1911, les Etudes carmélitaines, revue trimestrielle, sous la direction du P. Marie Joseph, publient des travaux intéressants sur diverses questions ascétiques et mystiques, pour mieux faire comprendre la doctrine de Ste Thérèse et de S. Jean de la Croix.
3° Lécole salésienne
se concentre presque tout entière en son fondateur, S. François de Sales, (1567-1622), qui eut le grand mérite de montrer que la dévotion et même la sainteté peuvent être pratiquées dans tous les états de vie. Humaniste dévot, parfait gentilhomme, apôtre et directeur dâmes, il a su rendre la piété aimable sans rien lui enlever de son austérité.
L'Introduction à la vie dévote est au fond un véritable traité d'ascétique qui introduit les âmes dans la voie purgative et la voie illuminative ; le Tr. de l'Amour de Dieu les élève jusqu'à la voie unitive : la contemplation y est décrite avec la science du théologien et la psychologie dun homme qui l'a pratiquée ; les Vrais Entretiens spirituels s'adressent directement aux Visitandines, mais font du bien à toutes les âmes ; ses nombreuses Lettres appliquent à chaque âme en particulier les principes généraux exposés dans ses livres ; on y remarque une fine psychologie, un act merveilleux, beaucoup de franchise et de simplicité. La meilleure édition de ses uvres est celle que publient les Religieuses du Ier monastère d'Annecy.
J.-P. Camus, ami de S. Fr. de Sales, auteur prolixe ; on peut se borner à lire : L'Esprit du B. Fr. de Sales, 1639-1641 ; La Charité, ou le portrait de la vraie Charité ; Catéchisme spirituel, 1642.
Ste Jeanne de Chantal, Sa vie et ses uvres, Paris, Plon, 7 vol., 1877-1893.
Mère de Chaugy, Mémoires sur la vie et les vertus de Ste Jeanne de Chantal, Paris, Plon, 1893.
Ste Marguerite-Marie, uvres publiées par Mgr Gauthey, Poussielgue.
P. Tissot, L'Art d'utiliser ses fautes d'après S. Fr. de Sales, 3e éd., Paris, Beauchesne, 1918 ; La Vie intérieure simplifée (livre écrit par un Chartreux).
P. Million, Manrèze Salésien, méditations tirées des uvres de S. Fr. de Sales.
L'Abbé H. Chaumont, (1838-1896), fondateur des trois Sociétés salésiennes, a publié ou fait publier un certain nombre d'opuscules, imprégnés de la doctrine de S. François de Sales, à l'usage des membres de ses trois communautés.
4° Lécole française du XVIIe siècle :
sa spiritualité découle des dogmes de foi et surtout du dogme de l'Incarnation : incorporés au Christ par le baptême, et recevant dès lors le Saint Esprit qui vient habiter en notre âme, nous devons, en union avec le Verbe Incarné, glorifier Dieu vivant en nous et reproduire les vertus intérieures de Jésus, en combattant vigoureusement les tendances contraires de la chair ou du vieil homme.
A cette école, dont le fondateur est le Card. de Bérulle, se rattachent non seulement l'Oratoire, mais S. Vincent de Paul, M. Olier et S. Sulpice, le P. Eudes et les Eudistes, Grignion de Montfort et S. J.-B. de la Salle, le Vén. Libermann et les PP. du Saint-Esprit, de Renty, de Bernières, Boudon, Gay.
Card. de Bérulle, (1575-1629), fondateur de l'Oratoire de France, uvres complètes publiées par le P. Bourgoing, 2e édition, Paris, 1657, autre édit., Migne, Paris, 1856 ; son uvre principale est le Discours de lEstat et des Grandeurs de Jésus ; mais la lecture de ses opuscules est nécessaire pour compléter la connaissance de sa doctrine. Il est l'apôtre du Verbe Incarné, auquel nous devons adhérer et que nous devons faire vivre en nous avec ses vertus, en nous détachant des créatures et de nous-mêmes.
Ch. de Condren, (1588-1641), uvres complètes publiées après sa mort, d'abord en 1668, puis en 1857 par l'abbé Pin, en particulier L'Idée du sacerdoce et du sacrifice et les Lettres. Il complète Bérulle par la doctrine du sacerdoce et du sacrifice. Jésus-Christ, devenu l'unique adorateur du Père, lui offre par ses anéantissements un sacrifice digne de lui, auquel nous adhérons en nous anéantissant avec lui.
F. Bourgoing, (1585-1662), Vérités et excellences de Jésus-Christ... disposées en méditations ; 32e éd. par le P. Ingold, Paris, Téqui, 1892.
S. Vincent de Paul, (1576-1660), fondateur des Prêtres de la Mission (Lazaristes) et des Filles de la Charité : Correspondance, Entretiens, Documents, éd. publiée et annotée par P. Coste, 1920 et suiv. Disciple de Bérulle mais disciple original, devenu maître à son tour, dune prudence et dune sagacité qui va jusqu'au génie.
J.-J. Olier, (1608-1657), fondateur de la Compagnie de S. Sulpice. Seul, il nous présente la commune doctrine (de l'Ecole française) dans toute l'étendue de ses principes et de ses applications. Outre de nombreux manuscrits, il nous a laissé : le Catéchisme chrétien pour la vie intérieure, où il montre comment, par la pratique des vertus crucifiantes on arrive à l'union intime et habituelle avec Jésus ; lIntroduction à la vie et aux vertus chrétiennes expliquant en détail les vertus qui perfectionnent cette union ; la Journée chrétienne, série d'Elévations pour pratiquer cette union dans toutes les actions et circonstances de la vie ; le Traité des Ss. Ordres, pour préparer le jeune clerc à devenir le religieux de Dieu par sa transformation en Jésus, souverain prêtre, sacrificateur et victime ; les Lettres complètent cette doctrine en l'appliquant à la direction des âmes ; le Pietas Seminarii S. Sulpitii donne une synthèse de toutes les dévotions sulpiciennes. Pour connaître le parti qu'on peut tirer de nos dogmes au point de vue de la piété, lire l'Esprit de M. Olier, extrait de ses manuscrits, dont un petit résumé est donné par M. G. Letourneau, sous ce titre : Pensées choisies de M. Olier, Gabalda, 2e éd . 1922.
J. Blanlo, (1617-1657), L'enfance chrétienne, qui est une participation de l'esprit et de la grâce du divin Enfant Jésus, Verbe Incarné ; éd. récentes chez Lethielleux,
A. de Bretonvilliers, (1620-1676), L'Esprit d'un directeur des âmes, ouvrage recueilli d'après les entretiens et la conduite de M. Olier ; Journal spirituel, manuscrit 3 vol. in-4°.
Ch. de Lantages, Catéchisme de la foi et des murs chrétiennes ; Instructions ecclésiastiques sur la dignité et la sainteté du Clergé, 1692 ; uvres complètes publiées par Migne, 1857.
L. Tronson, (1622-1700), Forma cleri, secundum exemplar quod Ecclesiæ, Sanctisque Patribus a Christo Domino Summo Sacerdote monstratum est, 1727, 1770, etc. ; Examens particuliers sur divers sujets propres aux ecclésiastiques et à toutes les personnes qui veulent s'avancer dans la perfection, ouvrage ébauché par MM. Olier et de Poussé, et complété par L. Tronson, l'un des ouvrages les plus pratiques de spiritualité, trad. en italien, en latin et en anglais ; les dernières éditions ont été revues et retouchées par L. Branchereau ; divers Traités sur l'obéissance, l'humilité ; Manuel du Séminariste ; Esprit de M. Olier, manuscrit, complété par M. Goubin, 2 vol. in-4° lithographiés, en 1896. Les uvres complètes ont été éditées par Migne, 2 vol. 1857.
J. Planat, Schola Christi : purgativa seu exspoliatio veteris hominis, illuminativa seu novi hominis renovatio, perfectiva seu christiformitas, unitiva seu deiformitas.
J. de la Chétardye, (1636-1714), Retraite pour les Ordinands, 1709 ; Entretiens ecclésiastiques, 1711 ; uvres complètes, 2 vol., éd. par Migne.
J. B. La Sausse (1740-1826), Cours de méditations écclésiastiques ; Vie sacerdotale et pastorale ; La dévotion aux mystères de Jésus et de Marie ; a traduit en français la Schola Christi de J. Planat.
J.-A. Emery, (1732-1811), L'Esprit de Ste Thérèse, 1775, et dans ses uvres éditées par Migne, 1857.
J.-B.-M. David, (1761-1841), The true piety (La vraie piété) ; A spiritual retreat of eight days, édité par M. J. Spaldin, Louisville, 1864.
J. Vernet, Népotien ou l'élève du sanctuaire, 1837.
A.-J.-M. Hamon, (1795-1874), Méditations à l'usage du Clergé et des Fidèles, 1872, souvent réimprimées, Paris, Gabalda.
G. Renaudet, (1794-1880), Le mois de Marie à l'usage des Séminaires, 1833 ; nombreuses éditions, Paris, Letouzey ; Sujets d'oraison à lusage des prêtres, 1874 et 1881.
N.-L. Bacuez, (1820-1892), S. François de Sales modèle et guide du prêtre, 1861 ; Du saint office... au point de vue de la piété, Paris, 1867 ; dernière éd. revue et complétée par M. Vigourel ; Du divin sacrifice et du prêtre qui le célèbre, 1888 et 1895.
H.-J. Icard, (1805-1893), Vie intérieure de la T. S. Vierge, ouvrage recueilli des écrits de M. Olier, 1875 et 1880 ; Doctrine de M. Olier expliquée par sa vie et par ses écrits, 1889 et 1891, Paris, Lecoffre ; Traditions de la Cie de S. Sulpice.
M.-J. Ribet, La Mystique divine distinguée des contrefaçons diaboliques et des analogies humaines, Paris, Poussielgue, 1879 ; L'Ascétique chrétienne, 3e éd. 1902 ; Les Vertus et les Dons dans la Vie chrétienne, Lecoffre, 1901.
M. Guillemon, La Vie chrétienne, 1894.
J. Guibert, Contribution à l'éducation des clercs, Beauchesne, 1914.
Ch. Sauvé, Dieu intime ; Jésus intime ; L'Ange intime ; Lhomme intime, etc.; Elévations dogmatiques sur nos dogmes, avec de copieux extraits des meilleurs auteurs ; Etats mystiques.
J. Mauviel, Traité de Théologie ascétique et mystique , lithographié, 1912.
C. Belmon, Manuel du Séminariste soldat, Paris, Roger, 1904.
L. Garriguet, La Vierge Marie, 1916 ; Le Sacré-Coeur de Jésus, 1920, Paris, Bloud : étude à la fois historique et doctrinale.
V. Many, La Vraie vie, Gabalda, 1922.
Bx J. Eudes, (1601-1680), disciple de Bérulle et de Condren, fondateur de la Congrégation de Jésus et de Marie (Eudistes) et de l'Ordre de N. D. de Charité, s'est assimilé parfaitement la spiritualité bérullienne, l'a exposée d'une façon claire, populaire et pratique, et a su rattacher, les vertus intérieures à la dévotion des SS. Curs de Jésus et de Marie, si bien que, dans la bulle de sa béatification, il est appelé le père, le docteur et l'apôtre de la dévotion à ces Sacrés-Curs. Parmi ses uvres, qui viennent d'être rééditées en 12 vol. in-8°, Paris, 1905, les principales sont : La vie et le royaume de Jésus dans les âmes chrétiennes, où il explique que la vie chrétienne est la vie de Jésus en nous, et comment on peut faire toutes ses actions en Jésus et pour Jésus ; Le contrat de l'homme avec Dieu par le saint baptême ; Le Cur admirable de la mère de Dieu, dont le livre XIIe traite de la dévotion au Cur de Jésus : c'est luvre principale du Bienheureux ; Le Mémorial de la vie ecclésiastique ; Règles et constitutions de la Congrégation de Jésus et Marie : les Règles se composent de textes bibliques logiquement groupés, et les Constitutions en sont le commentaire pratique.
P. Le Doré, Le P. Eudes, premier Apôtre des SS. Curs de Jésus et de Marie, 1870 ; Les Sacrés Curs et le Vén. J. Eudes, 1891 ; La dévotion au Sacré Cur et le V. J. Eudes, 1892.
P. Boulay, Vie du V. J. Eudes, 4 in-8° 1905, où lon trouve en même temps une synthèse de sa spiritualité.
Ch. Lebrun, La dévotion au Cur de Marie, étude historique et doctrinale, Lethielleux, 1917.
P.-E. Lamballe, La Contemplation, ou Principes de Théologie mystique, Téqui, 1912.
Bx L. Grignion de Montfort, (1673-1716), fondateur des Missionnaires de la Compagnie de Marie et des Filles de la Sagesse, avait été initié à la spiritualité bérullienne au Séminaire de S. Sulpice, et l'a exposée d'une façon claire et populaire dans le Traité de la vraie Dévotion à la Ste Vierge, le Secret de Marie ; Lettre circulaire aux amis de la croix : nombreuses éditions, actuellement chez Mame.
P. Lhoumeau, La vie spirituelle à lécole du B. Grignion, Paris, 1913.
S. J. Baptiste de la Salle, (1651-1719), fondateur des Frères des Ecoles chrétiennes, formé à S. Sulpice, adapta la spiritualité bérullienne à l'Institut des Frères ; ses principaux, ouvrages sont : Les Règles et Constitutions ; Méditations pour les dimanches et fêtes ; Méditations pour le temps de la retraite ; L'Explication de la méthode d'oraison ; Recueil de petits traités à l'usage des Frères.
Le V. F.-M.-P. Libermann, (1803-1852), fondateur de la Cong. du S. Cur de Marie qui fut unie plus tard d la Société du S. Esprit, formé au Séminaire de S. Sulpice, a exposé la spiritualité bérullienne dans ses écrits sur l'oraison, l'oraison d'affection, la vie intérieure, la sainte vertu d'humilité, et surtout dans ses Lettres, dont trois vol. ont-été publiés chez Poussielgue.
On peut aussi rattacher à cette école quatre auteurs célèbres :
M. de Renty, 1649, dont on trouve la doctrine dans la Vie écrite par le P. de Saint-Jure, 1652.
Jean de Bernières, (1602-1659), Le chrétien intérieur, et autres ouvrages publiés après sa mort en 1659 ; la trad. italienne fut mise à l'Index à cause de certaines traces de quiétisme.
Vén. Boudon, arch. d'Evreux (1624-1702), Le Règne de Dieu en loraison mentale, et autres ouvrages de piété réimprimés par Migne, 1856.
Mgr Gay, (1816-1892), formé lui aussi à S. Sulpice, a écrit plusieurs ouvrages imprégnés à la fois de doctrine sulpicienne et salésienne; les principaux sont : De la vie et des vertus chrétiennes ; Conférences aux Mères chrétiennes ; Elévations sur la vie et la doctrine de N. S. Jésus-Christ ; Lettres de direction : nombreuses éditions, Oudin et Mame.
5° Lécole ligorienne
se distingue par sa piété simple, affective et pratique : basée sur l'amour de Dieu et du Rédempteur, elle recommande comme moyens d'arriver à ce but la prière et la mortification.
S. Alphonse de Liguori (1696-1787), est l'un des écrivains les plus féconds : outre ses ouvrages de Dogme et de Morale, il a écrit des traités ascétiques sur presque tous les sujets : sur la perfection chrétienne en général : Les Maximes éternelles ; La voie du salut ; Pratique de l'Amour envers Jésus-Christ ; Réflexions sur la Passion ; Les Gloires de Marie ; Visites au S. Sacrement ; Manière de converser familièrement avec Dieu ; Le grand moyen de la prière ; sur la perfection religieuse : La véritable épouse du Christ, ou la Religieuse sanctifiée (traité d'ascétique) ; sur la perfection sacerdotale : Selva, ou recueil de matériaux pour une retraite ecclésiastique ; Du sacrifice de Jésus- Christ.
Ces ouvrages ont été publiés plusieurs fois, en italien à Naples, 1840 ; en français par les PP. Dujardin et Jules Jacques, Tournai, 1856 ; en allemand par les PP. Hugues et Haringer, Ratisbonne, 1869 ; en anglais par le P. Grimm, Baltimore, 1887 sq.
P. Desurmont, Provincial des Rédemptoristes, La Charité sacerdotale, ou leçons élémentaires de théologie pastorale, 2 in-8°, Paris, 1899, 1901 ; Le Credo et la Providence ; La vie vraiment chrétienne, etc., Paris, 11, rue Servandoni.
P. Saint-Omer, Pratique de la perfection d'après S. Alphonse, Tournai, 1896.
P. J. Dosda, L'Union avec Dieu, ses commencements, ses progrès, sa perfection, 1912.
Jos. Schryvers, Les Principes de la vie spirituelle, Bruxelles, 1913, 1922 ; Le Don de soi ; Le Divin ami, pensées de retraite, 1923.
F. Bouchage, Pratique des vertus ; Introduction à la vie sacerdotale ; Catéchisme ascétique et pastoral des jeunes clercs, 1916, chez Beauchesne.
6° En dehors de ces écoles, signalons :
L. Scupoli, (1530-1610), Le Combat spirituel, justement estimé par S. Fr. de Sales comme l'un des meilleurs petits traités de spiritualité ; la meilleure trad. française est celle de A. Morteau, précédée d'un plan détaillé du livre et accompagnée en marge du résumé de chaque alinéa, Beauchesne, 1911.
Vén. Mère Marie de l'Incarnation, (1599-1672), Autobiographie qu'on retrouve dans Dom Claude, La Vie de la V. M. Marie de l'Inc.
tirée de ses lettres et de ses écrits, 1677 ; Lettres de la Vén. M. Marie ... 1681 ; Méditations et retraites ... avec une exposition succinte du Cantique des Cantiques.
Bossuet, (1627-1704), outre ses ouvrages de polémique contre le quiétisme, et ses Sermons, d'où l'on pourrait extraire un traité ascétique, a publié plusieurs traités ou opuscules de grande valeur, entre autres : Instruction sur les états d'oraison, second traité, principes communs de l'oraison chrétienne, uvre inédite publiée par E. Levesque, Didot, 1897 ; Les Elévations sur les Mystères ; Méditations sur l'Evangile ; Tr. de la Concupiscence ; opuscules sur l'Abandon, l'oraison de simplicité, etc., réunis dans la Doctrine spirituelle de Bossuet, extraite de ses uvres, Téqui, 1908.
Fénelon, (1651-1715), outre les Maximes des Saints et sa polémique dans l'affaire du quiétisme, a composé plusieurs opuscules de piété réunis dans le t. XVIII de ses uvres, éd. Lebel, 1823 ; Plusieurs de ses Lettres de direction ont été publiées pai M. Cagnac, 1902. Un résumé de sa spiritualité a été publié par Druon : Doctrine Spirituelle de Fénelon, extraite de ses uvres, chez Lethielleux.
Courbon, Instructions familières sur l'oraison mentale, Paris, 1685, 1871.
Eusèbe Amort, (1692-1775), De revelationibus... regulæ tutæ, ouvrage érudit, mais un peu confus.
Benoît XIV, (P. Lambertini), (1675-1758), De servorum Dei beatificatione et beatorum canonizatione, Venise, 1788, où se trouve la procédure suivie pour reconnaître les vertus héroïques, les miracles et les révélations des Saints.
J. H. Newman, (1801-1890), outre ses Sermons qui contiennent beaucoup d'excellentes choses sur la vie chrétienne, et sa Réponse à Pusey sur le culte de la Ste Vierge, insérée dans Difficulties of Anglicans, a laissé un volume de piété, publié en 1895, sous ce titre Meditations and devotions, trad. en fr. par Pératé : Méditations et prières, Bloud.
H. E. Manning, (1808 -1892), The internal mission of the Holy Ghost (étude sur la grâce et les dons du S. Esprit) ; The glories of the Sacred Heart, trad. en français : Les Gloires du Sacré-Coeur (Cattier) ; The Eternal Priesthood, trad. en fr. : Le Sacerdoce éternel (Aubanel et Casterman) ; Sin and its consequences trad. en fr. : Le Péché et ses conséquences (Aubanel).
F. W. Faber, (1814-1863), a écrit un grand nombre de traités de piété, remarquables par leur onction et leur fine psychologie : All for Jesus ; Bethlehem ; The Blessed Sacrament ; The precious blood ; The foot of the Cross ; Creator and Creature ; Growth in holiness, Spiritual conferences. Ils ont été traduits en français et se trouvent actuellement chez Téqui à Paris : Tout pour Jésus ; Bethlehem (le mystère de l'Incarnation) ; Le Saint Sacrement ; Le Précieux Sang ; Le Pied de la Croix ; Créateur et créature ; Le Progrès de l'Ame, qui résume sa spiritualité.
Rev. A. Devine, A Manual of Ascetical Theology, Londres, 1902 ; A Manual of Mystical Theology, 1903 ; trad. en français par C. Maillet : Manuel de Théologie ascétique ; Manuel de Théologie mystique, Aubanel, Avignon.
J. Card. Gibbons, The Ambassador of Christ, Baltimore, 1896, trad. en français par G. André : L'Ambassadeur du Christ, chez Lethielleux.
L. Beaudenom, (1840-1916) : Pratique progressive de la confession et de la direction ; Les Sources de la Piété ; Formation à l'humilité ; Formation religieuse et morale de la jeune fille ; Méditations affectives (Librairie S. Paul, Paris).
A. Saudreau, Les degrés de la vie spirituelle, 5e éd., 1920 ; La voie qui mène à Dieu ; La vie d'union à Dieu, 3e éd., 1921 ; L'Etat mystique, sa nature, ses phases et les faits extraordinaires de la vie spirituelle, 2e éd., 1921.
Mgr Lejeune, Manuel de théologie mystique, 1897 ; Introduction à la vie mystique : 1899 ; L'oraison rendue facile, 1904 ; Vers la ferveur (Lethielleux).
Mgr Waffelaert, Méditations théologiques, 1919, Bruges, Paris, Lethielleux ; L'Union de lâme aimante avec Dieu ; La Colombe spirituelle ou les trois voies du chemin de la perfection, 1919, Desclée.
Le Cardinal Mercier, A mes Séminaristes ; La vie intérieure, appel aux âmes sacerdotales, 1919, Bruxelles et Paris, Beauchesne.
Mgr Gouraud, Directoire de vie sacerdotale.
Mgr Lelong, Le Saint Prêtre, conférences sur les vertus sacerdotales, 1901 ; Le Bon Pasteur, sur les obligations de la charge pastorale, 1893, Téqui.
Vén. A. Chevrier, Le prêtre selon l'Evangile ou le Véritable disciple de N. S. Jésus-Christ, Lyon, Paris (Vitte) 1922.
Mgr A. Farges, Les Phénomènes mystiques distingués de leurs contrefaçons humaines et diaboliques, Paris, Bonne Presse, 1920 ; Réponses aux Controverses de la Presse, 1922.
Mgr Landrieux, év. de Dijon, Sur les pas de S. Jean de la Croix dans le désert et dans la nuit ; Le divin Méconnu, ou les dons du Saint Esprit.
INTRODUCTION
L'objet propre de la Théologie ascétique et mystique, c'est la perfection de la vie chrétienne.
1. Il a plu à la bonté divine de nous communiquer, outre la vie naturelle de l'âme, une vie surnaturelle, la vie de la grâce, qui est une participation à la vie même de Dieu, ainsi que nous l'avons montré dans notre Tr. de Gratia. Comme cette vie nous est donnée en vertu des mérites infinis de N. S. Jésus Christ, et qu'il en est la cause exemplaire la plus parfaite, on l'appelle avec raison vie chrétienne. Toute vie a besoin de se perfectionner, et elle se perfectionne en se rapprochant de sa fin. La perfection absolue c'est l'obtention de cette fin ; ce n'est qu'au ciel que nous l'atteindrons : là nous posséderons Dieu par la vision béatifique et l'amour pur, et notre vie aura son plein épanouissement ; alors en effet nous serons semblables à Dieu, parce que nous le verrons tel qu'il est, similes ei erimus quoniam videbimus eum sicuti est (Joan., III, 2). Sur terre nous ne pouvons acquérir quune perfection relative, en nous rapprochant sans cesse de cette union intime avec Dieu qui nous prépare à la vision béatifique. Cest de cette perfection relative que nous allons traiter : après avoir exposé les principes généraux sur la nature de la vie chrétienne, sa perfection, lobligation de tendre à cette perfection et les moyens généraux par lesquels on y parvient, nous décrirons successivement les trois voies, purgative, illuminative et unitive par lesquelles passent les âmes généreuses, avides de progrès spirituel.
Mais auparavant, il nous faut, dans une courte Introduction, résoudre quelques questions préliminaires.
2. Dans cette Introduction nous traiterons cinq questions :
Nature de la Théologie ascétique ;
Ses sources ;
Sa méthode ;
Son excellence et sa nécessité ;
Sa division.
§ I. Nature de la Théologie ascétique
Pour mieux expliquer ce qu'est la Théologie ascétique, nous exposerons successivement : 1° les noms princlpaux qui lui ont été donnés ; 2° sa place dans les sciences théologiques ; 3° ses rapports avec le Dogme et la Morale ; 4° la distinction entre l'Ascétique et la Mystique.
I. Ses différents noms
3. La théologie ascétique porte différents noms.
a) On l'appelle la science des saints, et avec raison ; car elle nous vient des saints qui l'ont vécue encore plus qu'ils ne l'ont enseignée, et elle est destinée à faire des saints, en nous expliquant ce qu'est la sainteté et quels sont les moyens d'y parvenir.
b) D'autres la nomment science spirituelle, parce qu'elle forme des spirituels, c'est-à-dire des hommes intérieurs, animés de l'esprit de Dieu.
c) Mais, comme elle est une science pratique, on l'appelle aussi l'art de la perfection, puisque son but est de conduire les âmes à la perfection chrétienne ; ou encore l'art des arts, puisqu'il n'est pas d'art plus excellent que celui de perfectionner une âme dans la plus noble des vies, la vie surnaturelle.
d) Cependant le nom qui aujourd'hui lui est le plus fréquemment donné est celui de théologie ascétique et mystique. 1) Le mot ascétique vient du grec exercice, effort et désigne tout exercice laborieux qui se rapporte à l'éducation physique ou morale de l'homme. Or la perfection chrétienne suppose des efforts que S. Paul compare volontiers à ces exercices d'entraînement auxquels se soumettaient les lutteurs pour gagner la victoire. Il était donc naturel de désigner sous le nom d'ascèse les efforts de l'âme chrétienne luttant pour acquérir la perfection. C'est ce que firent Clément d'Alexandrie et Origène, et à leur suite un grand nombre de Pères. Il n'est donc pas étonnant qu'on ait donné le nom d'ascétique à la science qui traite des efforts nécessaires pour acquérir la perfection chrétienne. 2) Toutefois, pendant de longs siècles, le mot qui prévalut pour désigner cette science fut celui de Théologie mystique (mystérieux, secret et surtout secret religieux) parce qu'elle exposait les secrets de la perfection. Puis le moment vint où ces deux mots furent employés dans le même sens ; mais l'usage a prévalu de réserver le nom d'ascétique à cette partie de la science spirituelle qui traite des premiers degrés de la perfection jusqu'au seuil de la contemplation, et le nom de mystique à celle qui s'occupe de la contemplation et de la voie unitive.
e) Quoiqu'il en soit, il résulte de toutes ces notions que la science dont nous nous occupons est bien la science de la perfection chrétienne : c'est ce qui va nous permettre de lui assigner sa place dans le plan général de la Théologie.
II. Sa place en théologie
4. Nul n'a mieux fait comprendre que Saint Thomas l'unité organique qui règne dans la science théologique. Il divise sa Somme en trois parties : dans la première, il traite de Dieu premier principe qu'il étudie en lui-même, dans l'unité de sa nature et la trinité de ses personnes ; et dans les uvres qu'il a créées, qu'il conserve et qu'il gouverne par sa providence. Dans la seconde, il s'occupe de Dieu fin dernière, vers lequel doivent tendre les hommes en orientant leurs actions vers lui, sous la direction de la loi et l'impulsion de la grâce, en pratiquant les vertus théologales et morales et les devoirs particuliers à chaque état. La troisième nous montre le Verbe Incarné se faisant notre voie pour aller à Dieu et instituant les sacrements pour nous communiquer la grâce, afin de nous conduire à la vie éternelle. Dans ce plan, la théologie ascétique et mystique se rattache à la seconde partie de la Somme, tout en s'appuyant sur les deux autres.
5. Depuis lors, tout en respectant l'unité organique de la Théologie, on l'a divisée en trois parties : la Dogmatique, la Morale et 1'Ascétique.
a) Le Dogme nous enseigne ce qu'il faut croire sur Dieu, la vie divine, la communication qu'il en a voulu faire aux créatures raisonnables et surtout à l'homme, la perte de cette vie par le péché originel, sa restauration par le Verbe incarné, son action dans l'âme régénérée, sa diffusion par les sacrements, sa consommation dans la gloire.
b) La Morale nous montre comment nous devons répondre à cet amour de Dieu en cultivant la vie divine dont il a bien voulu nous donner une participation, comment nous devons éviter le péché et pratiquer les vertus et les devoirs d'état qui sont de précepte.
c) Mais quand on veut perfectionner cette vie, aller au delà de ce qui est un strict commandement et progresser dans la pratique des vertus d'une façon méthodique, c'est l'Ascétique qui intervient en nous traçant des règles de perfection.
III. Ses rapports avec le Dogme et la Morale
6. L'Ascétique est donc une partie de la morale chrétienne, mais la partie la plus noble, celle qui tend à faire de nous des chrétiens parfaits. Tout en étant devenue une branche spéciale de la Théologie, elle conserve avec le Dogme et la Morale des rapports intimes.
1° Elle a son fondement dans le Dogme. Quand elle veut exposer la nature de la vie chrétienne, c'est au Dogme qu'elle demande des lumières. Cette vie est en effet une participation à la vie même de Dieu : il faut donc remonter jusqu'à la Sainte Trinité pour y trouver le principe et l'origine de cette vie, suivre ses péripéties, voir comment, conférée à nos premiers parents, elle fut perdue par leur faute et restaurée par le Christ rédempteur ; quel est son organisme et son fonctionnement dans notre âme, par quels canaux mystérieux elle y est apportée et augmentée, comment elle se transforme en vision béatifique dans le ciel. Or toutes ces questions sont traitées dans la Théologie dogmatique ; et qu'on ne dise pas qu'on peut les présupposer ; si on ne les rappelle dans une courte et vivante synthèse, l'Ascétique apparaitra sans base, et on demandera aux âmes des sacrifices très durs sans pouvoir les justifier par un exposé de ce que Dieu a fait pour nous. Il est donc bien vrai que le dogme est, selon la belle expression du Cardinal Manning, la source de la dévotion.
7. 2° Elle s'appuie aussi sur la Morale et la complète. Celle-ci explique les préceptes que nous devons pratiquer pour acquérir et conserver la vie divine. Or l'Ascétique, qui nous fournit les moyens de la perfectionner, suppose évidemment la connaissance et la pratique des commandements ; ce serait une dangereuse illusion de négliger les préceptes sous prétexte de cultiver les conseils et de prétendre pratiquer les plus hautes vertus avant de savoir résister aux tentations et éviter le péché.
8. 3° Cependant l'Ascétique est bien une branche distincte de la Théologie dogmatique et morale. Elle a en effet son objet propre : elle choisit dans l'enseignement de Notre Seigneur, de l'Eglise et des Saints tout ce qui se rapporte à la perfection de la vie chrétienne, sa nature, son obligation, ses moyens, et coordonne tous ces éléments de manière à en former une véritable science. 1) Elle se distingue du Dogme, qui ne nous propose directement que des vérités à croire parce que, tout en s'appuyant sur ces vérités, elle les oriente vers la pratique, les utilisant pour nous faire comprendre, goûter et réaliser la perfection chrétienne. 2) Elle se distingue de la Morale, parce que, tout en rappelant les commandements de Dieu et de l'Eglise, base de toute vie spirituelle, elle nous propose les conseils évangéliques, et, pour chaque vertu, un degré plus élevé que celui qui est strictement obligatoire. C'est donc bien la science de la perfection chrétienne.
9. De là son double caractère de sciençe à la fois spéculative et pratique. Assurément elle contient une doctrine spéculative, puisqu'elle remonte jusqu'au Dogme pour expliquer la nature de la vie chrétienne ; mais elle est surtout pratique, parce qu'elle recherche les moyens à prendre pour cultiver cette vie. C'est même, entre les mains d'un sage directeur, un art véritable, qui consiste à appliquer avec tact et dévouement les principes généraux à chaque âme en particulier, l'art le plus excellent et le plus difficile de tous, ars artium regimen animarum. Les principes et règles que nous donnerons tendront à former de bons directeurs.
IV. Différence entre lAscétique et la Mystique
Ce que nous avons dit s'applique à la fois à l'une et à l'autre.
10. A) Pour les distinguer, on peut définir la théologie ascétique cette partie de la science spirituelle qui a pour objet propre la théorie et la pratique de la perfection chrétienne depuis ses débuts jusqu'au seuil de la contemplation infuse. Nous faisons commencer la perfection avec le désir sincère de progresser dans la vie spirituelle, et l'ascétique conduit l'âme, à travers les voies purgative et illuminative, jusqu'à la contemplation acquise.
11. B) La Mystique est cette partie de la science spirituelle qui a pour objet propre la théorie et la pratique de la vie contemplative, depuis la première nuit des sens et la quiétude jusqu'au mariage spirituel.
a) Nous évitons donc, dans notre définition, de faire de l'Ascétique l'étude des voies ordinaires de la perfection, et de la Mystique l'étude des voies extraordinaires... aujourd'hui en effet on réserve plutôt ce mot d'extraordinaire à une catégorie spéciale de phénomènes mystiques, ceux qui sont des grâces gratuitement données venant s'ajouter à la contemplation, comme les extases et les révélations.
b) La contemplation est une vue simp/e et affectueuse de Dieu ou des choses divines : elle s'appelle acquise quand elle est le fruit de notre activité aidée de la grâce, infuse quand, dépassant cette activité, elle est opérée par Dieu avec notre consentelnent (n° 1299).
c) C'est à dessein que nous réunissons dans un seul et même traité la théologie ascétique et mystique. 1) Assurément il y a des différences profondes entre l'une et l'autre, que nous aurons soin de signaler plus tard ; mais il y a aussi entre les deux états, ascétique et mystique, une certaine continuité qui fait que l'un est une sorte de préparation à l'autre, et que Dieu utilise, quand il le juge à propos, les dispositions de lascète pour lélever aux états mystiques. 2) En tout cas, létude de la mystique projette beaucoup de lumiere sur l'ascé- tique et réciproquement; car les voies de Dieu sont harmonieuses, et l'action si puissante qu'il exerce sur les âmes mystiques fait mieux saisir, par le relief avec lequel elle apparaît, son action moins forte sur les débutants ; ainsi les épreuves passives décrites par S. Jean de la Croix font mieux comprendre les sécheresses ordinaires qu'on éprouve dans les états inférieurs, et de même on comprend mieux les voies mystiques quand on voit à quelle docilité, à quelle souplesse arrive une âme qui, pendant de longues années, s'est livrée aux rudes travaux de l'ascèse. Ces deux parties d'une même science s'éclairent donc naturellement et gagnent à n'être pas séparées.
§ II. Les sources de la Théologie ascétique et mystique
12. Puisque la science spirituelle est une des branches de la Théologie, il est évident que ses sources sont les mêmes que pour celle-ci : avant tout, les sources qui contiennent ou interprètent le donné révélé, l'Ecriture et la Tradition ; puis les sources secondaires, toutes ces connaissances qui nous viennent de la raison éclairée par la foi et par l'expérience. Nous n'avons donc ici qu'à signaler l'usage qu'on en peut faire en Théologie ascétique.
I. De la sainte Ecriture
Nous n'y trouvons pas sans doute une synthèse de la doctrine spirituelle, mais de très riches documents dispersés çà et là, dans l'Ancien comme dans le Nouveau Testament, sous forme de doctrines, de préceptes et de conseils, de prières, et d'exemples.
13. 1° Des doctrines spéculatives sur Dieu, sa nature, ses attributs, son immensité qui pénètre tout, son infinie sagesse, sa bonté, sa justice, sa miséricorde, son action providentielle qui s'exerce sur toutes les créatures mais surtout sur les hommes pour les sauver ; sa vie intime, la génération mystérieuse de l'Eternelle Sagesse ou du Verbe, la procession du Saint Esprit, lien mutuel du Père et du Fils ; ses uvres : en particulier ce qu'il a fait pour l'homme, pour lui communiquer une participation à sa vie divine, le restaurer après sa chute, par l'Incarnation du Verbe et la Rédemption, le sanctifier par les sacrements, et lui préparer dans le ciel les joies éternelles de la vision béatifique et de l'amour pur. Il est évident que cet enseignement si noble, si élevé est un puissant stimulant pour accroître notre amour de Dieu et notre désir de la perfection.
14. 2° Un enseignement moral composé de préceptes et de conseils : le Décalogue, qui se résume tout entier dans l'amour de Dieu et du prochain et par conséquent dans le culte divin et le respect des droits d'autrui ; l'enseignement si élevé des Prophètes, qui rappelant sans cesse la bonté, la justice et l'amour de Dieu pour son peuple, le détourne du péché et surtout des pratiques idolâtriques, lui inculque le respect et l'amour de Dieu, la justice, l'équité, la bonté à l'égard de tous, mais surtout des faibles et des opprimés ; les conseils si sages des livres sapientiaux, qui contiennent par anticipation tout un exposé des vertus chrétiennes ; mais par dessus tout l'admirable doctrine de Jésus, la synthèse ascétique condensée dans le sermon sur la Montagne, la doctrine plus élevée encore que nous trouvons dans les discours que nous rapporte S. Jean et qu'il commente dans ses Epîtres ; la théologie Spirituelle de S. Paul, si riche en aperçus dogmatiques et en applications pratiques. Le pâle résumé que nous en donnerons bientôt nous montrera que le Nouveau Testament est déjà un code de perfection.
15. 3° Des prières pour nourrir notre piété et notre vie intérieure. En est-il de plus belles que celles que nous trouvons dans les Psaumes, et que l'Eglise a jugées si propres à glorifier Dieu et à nous sanctifier, qu'elle les a transportées dans sa Liturgie, dans le Missel et dans le Bréviaire ? Il en est d'autres encore qu'on trouve de ci de là dans les livres historiques ou sapientiaux ; et surtout il y a le Pater, la prière la plus belle, la plus simple, la plus complète dans sa brièveté que l'on puisse trouver, et la prière sacerdotale de Notre Seigneur, sans parler des doxologies que l'on trouve déjà dans les Epîtres de S. Paul et dans l'Apocalypse.
16. 4° Des exemples qui nous entraînent à la pratique de la vertu. a) L'Ancien Testament fait défiler devant nous une série de patriarches, de prophètes et d'autres personnages illustres, qui n'ont pas été sans faiblesses, mais dont les vertus ont été célébrées par S. Paul (Hebr. Ch. XI en entier) et longuement décrites par les Pères qui les proposent à notre imitation. Et en effet qui n'admirerait la piété d'Abel et d'Hénoch, la vertu solide de Noë pratiquant le bien au milieu d'une génération corrompue, la foi et la confiance d'Abraham, la chasteté et la prudence de Joseph, le courage, la sagesse et la constance de Moïse, l'intrépidité, la piété et la sagesse de David, la vie austère des Prophètes, la vaillance des Machabées et tant d'autres exemples qu'il serait trop long de mentionner ? b) Dans le Nouveau Testament, c'est tout d'abord Jésus qui nous apparaît comme le type idéal de la sainteté, puis Marie et Joseph, ses fidèles imitateurs, les Apôtres, qui, d'abord imparfaits, se dévouent corps et âme à la prédication de l'Evangile aussi bien qu'à la pratique des vertus chrétiennes et apostoliques, si bien qu'ils nous disent plus éloquemment par leurs exemples que par leurs paroles : « Imitatores mei estote sicut et ego Christi ». Si plusieurs de ces saints personnages ont eu leurs défaillances, la façon dont ils les ont rachetées n'en donne que plus de valeur à leurs exemples, en nous montrant comment on peut racheter ses fautes par la pénitence.
Pour donner une idée des richesses ascétiques qu'on trouve dans la sainte Ecriture, nous ferons en Appendice un résumé synthétique de la spiritualité des Synoptiques, de S. Paul et de S. Jean.
II. La tradition
17. La Tradition complète la sainte Ecriture en nous transmettant des vérités qui ne sont pas contenues dans celle-ci, et de plus l'interprète d'une façon authentique. Elle se manifeste par le magistère solennel et par le magistère ordinaire.
1° Le magistère solennel, qui consiste surtout dans les définitions des Conciles et des Souverains Pontifes, ne s'est occupé que rarement des questions à proprement parler ascétiques et mystiques ; mais il a eu souvent à intervenir pour éclaircir et préciser les vérités qui forment la base de la spiritualité : comme la vie divine considérée dans sa source, l'élévation de l'homme à l'état surnaturel, le péché originel et ses suites, la rédemption, la grâce communiquée à l'homme régénéré, le mérite qui augmente en nous la vie divine, les sacrements qui confèrent la grâce, le saint sacrifice de la messe où sont appliqués les fruits de la rédemption. Au cours de notre travail, nous aurons à utiliser toutes ces définitions.
18. 2° Le magistère ordinaire s'exerce de deux façons, d'une manière théorique et pratique. A) Lenseignement théorique nous est donné dune façon négative par la condamnation des propositions des faux mystiques, et dune façon positive par la doctrine commune des Pères et des théologiens ou par les conclusions qui se dégagent des vies des Saints. a) Il s'est trouvé, à diverses époques, de faux mystiques qui ont altéré la vraie notion de la perfection chrétienne : tels les Encratites et les Montanistes dans les premiers siècles, les Fraticelles et certains mystiques allemands du Moyen-Age, Molinos et les Quiétistes dans les temps moderpes ; en les condamnant, l'Eglise nous a montré les écueils à éviter et par là même la voie à suivre.
19. b) Par contre il s'est formé peu à peu une doctrine commune sur toutes les grandes questions de spiritualité, qui forme comme le commentaire vivant des enseignements bibliques : on la trouve chez les Pères, les théologiens et auteurs spirituels, et, quand on les fréquente on est frappé de l'unanimité qui se manifeste sur tous les points vitaux qui se rapportent à la nature de la perfection, aux moyens nécessaires pour y arriver, aux principales étapes à suivre. Sans doute il reste quelques points controversés, mais sur des questions accessoires, et ces discussions ne font que mieux ressortir l'unanimité morale qui existe sur le reste. L'approbation tacite que donne lEglise à cet enseignement commun nous est un sûr garant de vérité.
20. B) L'enseignement pratique se trouve surtout dans la canonisation des Saints qui ont enseigné et pratiqué l'ensemble de ces doctrines spirituelles. On sait avec quel soin minutieux on procède à la revision de leurs écrits aussi bien qu'à l'examen de leurs vertus ; de l'étude de ces documents il est facile de dégager des principes de spiritualité sur la nature et les moyens de perfection, qui seront l'expression de la pensée de l'Eglise. On peut s'en rendre compte en lisant l'ouvrage si documenté de Benoît XIV : de Servorum Dei Beatificatione et Ca- nonizatione, ou quelques-uns des procès de Canonisation, ou enfin des biographies de Saints écrites selon les règles d'une sage critique.
III. La raison éclairée par la foi et lexpérience
21. La raison naturelle étant un don de Dieu absolument nécessaire à l'homme pour connaître la vérité, qu'elle soit naturelle ou surnatutelle, a une part très large dans l'étude de la spiritualité, comme de toutes les autres branches de la science ecclésiastique. Mais, quand il s'agit de vérités révélées, elle a besoin d'être guidée et perfectionnée par les lumière de la foi ; et, pour appliquer les principes généraux aux âmes, elle doit s'appuyer sur l'expérience psychologique.
22. 1° Son premier rôle est de recueillir, d'interpréter et de coordonner les données de l'Ecriture et de la Tradition ; celles-ci sont en effet dispersées dans différents livres, et ont besoin d'être réunies pour former un tout. De plus les paroles sacrées ont été prononcées en telle et telle circonstance, à l'occasion de telle ou telle question, dans tel milieu donné ; de même les textes de la Tradition ont été souvent motivés par les circonstances de temps, de personnes. a) Pour en saisir la portée, il faut les situer dans leur milieu, les rapprocher d'enseignements analogues, puis les grouper et les interpréter à la lumière de l'ensemble des vérités chrétiennes. b) Ce premier travail fait, on peut de ces principes tirer des conclusions, en montrer le bien fondé et les applications multiples aux mille détails de la vie humaine, dans les situations les plus diverses. c) Principes et conclusions seront enfin coordonnés en une vaste synthèse et formeront une véritable science. d) C'est à elle aussi quil convient de défendre la doctrine ascétique contre ses détracteurs. Plusieurs l'attaquent au nom de la raison et de la science, et ne voient qu'illusion là où il y a de sublimes réalités. Répondre à ces critiques en s'appuyant sur la philosophie et la science est précisément le rôle de la raison.
23. 2° La spiritualité étant une science vécue, il importe de montrer historiquement comment elle a été mise en pratique ; et pour cela il faut lire des biographies de Saints, anciens et modernes, de diverses conditions et de divers pays, pour constater de quelle façon les règles ascétiques ont été interprétées, adaptées aux divers temps comme aux différentes nations, aux devoirs détat particuliers. Et, comme il n'y a pas que des saints dans l'Eglise, il faut bien se rendre compte des obstacles qui s'opposent à la pratique de la perfection, des moyens employés pour en triompher. Des études psychologiques s'imposent donc, et à la lecture il faut joindre lobservatlon.
24. 3° C'est encore à la raison, éclairée par la foi, qu'il appartient d'appliquer les principes et les règles générales à chaque personne en particulier, en tenant compte de son tempérament, de son caractère, de son âge et de son sexe, de sa situation sociale, de ses devoirs détat, comme aussi des attraits surnaturels de la grâce, en tenant compte aussi des règles sur le discernement des esprits. Pour remplir ce triple rôle, il faut non seulement une intelligence pénétrante, mais un jugement droit, beaucoup de tact et de discernement. Il y faut joindre l'étude de la psychologie pratique, des tempéraments, des maladies nerveuses et des états morbides qui ont tant d'influence sur l'esprit et la volonté, etc. Et comme il s'agit d'une science surnaturelle, il ne faut pas oublier que la lumière de la foi y joue un rôle prépondérant, et que les dons du S. Esprit la complètent merveilleusement; en particulier le don de science, qui des choses humaines nous élève jusqu'à Dieu, le don d'intelligence qui nous fait mieux pénétrer les vérités révélées, le don de sagesse qui nous les fait discerner et goûter, le don de conseil qui nous permet d'en faire l'application à chacun en particulier. Aussi les Saints, qui se laissent conduire par l'Esprit de Dieu, sont en même temps les plus aptes à mieux comprendre et à mieux appliquer les principes de la vie spirituelle ; ils ont une certaine connaturalité pour les choses divines, qui les leur fait mieux saisir et goûter (Matth., XI, 25).
§ III. La méthode à suivre
Pour mieux utiliser les sources que nous venons de décrire, quelle méthode faut-il employer ? Est-ce la méthode expérimentale, descriptive, ou la méthode déductive, ou enfin l'union des deux ? Quel est l'esprit qui doit présider à l'emploi de ces méthodes ?
25. 1° La méthode expérimentale, descriptive ou psychologique consiste à observer en soi ou dans les autres les faits ascétiques ou mystiques, à les classer, les coordonner, pour en induire les signes ou marques caractéristiques de chaque état, les vertus ou dispositions qui conviennent à chacun d'eux ; et cela sans s'inquiéter de la nature ou de la cause de ces phénomènes, sans se demander s'ils procèdent des vertus, des dons du S. Esprit, ou de grâces miraculeuses. Cette méthode, dans sa partie positive, a de nombreux avantages ; car il faut bien connaître les faits avant d'en expliquer la nature et la cause.
26. Mais, si on l'emploie exclusivement : a) elle ne peut constituer une véritable science ; sans doute elle en fournit les bases, à savoir les faits et les inductions immédiates qu'on en peut tirer ; elle peut même constater quels sont les moyens pratiques qui généralement réussissent le mieux. Toutefois, tant qu'on ne remonte pas à la nature intime et à la cause de ces faits, on fait plutôt de la psychologie que de la théologie ; ou, si lon décrit minutieusement les moyens de pratiquer telle ou telle vertu, on ne montre pas assez le ressort, le stimulant à pratiquer cette vertu. b) De là on s'expose à tomber dans des opinions mal fondées. Si, dans la contemplation, on ne distingue pas ce qui est miraculeux, comme l'extase, la lévitation, de ce qui en constitue l'élément essentiel, c'est-à-dire, le regard prolongé et affectueux sur Dieu sous laction d'une grâce spéciale, on pourra en conclure trop facilement que toute contemplation est miraculeuse : ce qui est contraire à la doctrine commune. c) Beaucoup des controverses sur les états mystiques s'atténueraient si aux descriptions de ces états on ajoutait les distinctions et les précisions que fournit l'étude théologique. Ainsi la distihction entre la contemplation acquise et infuse permet de mieux comprendre certains états d'âme très réels et de concilier certaines opinions qui, à première vue, semblaient contradictoires. De même, dans la contemplation passive, il y a bien des degrés : il en est où suffit l'usage perfectionné des dons, il en est dautres où Dieu doit intervenir pour agencer nos idées et nous aider à en tirer des conclusions frappantes, il en est enfin qui ne s'expliquent guère que par des connaissances infuses. Toutes ces distinctions sont les résultats de longues et patientes recherches à la fois spéculatives et pratiques ; en les faisant, on réduirait le nombre des divergences qui séparent les diverses écoles.
27. 2° La méthode doctrinale ou déductive consiste à étudier avec soin ce que nous enseignent sur la vie spirituelle lEcriture, la Tradition, la théologie, en particulier la Somme de S. Thomas, à en déduire des conclusions sur la nature de la vie chrétienne, sa perfection, l'obligation et les moyens d'y tendre, sans se préoccuper suffisamment des faits psychologiques, du tempérament et du caractère des dirigés, de leurs attraits, des résultats produits sur telle ou telle âme par tel ou tel moyen ; sans étudier en détail les phénomènes mystiques décrits par1es Saints qui les ont éprouvés, comme Ste Térèse, S. Jean de la Croix, S. François de Sales, etc., ou du moins sans en tenir un compte suffisant. Comme nous sommes exposés à nous tromper dans nos déductions, surtout quand nous les multiplions, il est sage de les soumettre au contrôle des faits. Si, par exemple, on constate que la contemplation infuse est assez rare, on mettra quelques restrictions à la thèse soutenue par quelques écoles, à savoir que tous sont appelés aux plus hauts degrés de la contemplation.
28. 3° Union des deux méthodes. A) Il faut donc savoir combiner harmonieusement les deux méthodes. C'est en réalité ce que font la plupart des auteurs ; il y a seulement entre eux cette différence que les uns s'appuient davantage sur les faits et les autres sur les principes. Nous essaierons de tenir le juste milieu, sans avoir la prétention d'y réussir. a) Les principes de théologie mystique, déduits par les grands maîtres, des vérités révélées nous aideront à mieux observer les faits, à les analyser d'une façon plus complète, à les ordonner d'une façon plus méthodique, à les interpréter plus sagement ; nous n'oublierons pas en effet que les mystiques décrivent leurs impressions, sans vouloir, souvent du moins, en expliquer la nature. Les principes nous aideront aussi à rechercher la cause des faits en tenant compte des vérités déjà connues, à les coordonner de manière à en faire une véritable science.
b) Par ailleurs l'étude des faits ascétiques et mystiques corrigera ce qu'il y aurait de trop rigide et de trop absolu dans des conclusions purement dialectiques ; il ne peut y avoir en effet d'opposition absolue entre les principes et les faits ; si donc l'expérience montre que le nombre des mystiques est restreint, il ne faut pas se hâter de conclure que cela tient uniquement aux résistances qu'on oppose à la grâce. Il est utile aussi de se demander pourquoi dans les causes de canonisation on juge de la sainteté beaucoup plus par la pratique des vertus héroïques que par le genre d'oraison ou de contemplation ; ces faits pourront en effet montrer que le degré de sainteté n'est pas toujours et nécessairement en rapport avec le genre et le degré doraison.
29. B) Comment fusionner ces deux méthodes ? a) Il faut tout d'abord étudier le donné révélé, tel qu'il nous est fourni par l'Ecriture et la Tradition, y compris le magistère ordinaire de l'Eglise ; et, à l'aide de ce donné, déterminer, par la méthode déductive, ce qu'est la vie et la perfection chrétienne, quels sont ses différents degrés, la marche progressive suivie généralement pour arriver à la contemplation, en passant par la mortification, la pratique des vertus morales et théologales ; en quoi consiste cette contemplation, soit dans ses éléments essentiels, soit dans les phénomènes extraordinaires qui parfois laccompagnent.
30. b) A cette étude doctrinale il faut joindre la méthode d'observation : 1) examiner avec soin les âmes, leurs qualités et leurs défauts, leur physionomie spéciale ; leurs attraits et leurs répugnances, les mouvements de la nature et de la grâce qui se produisent en elles ; ces connaissances psychologiques permettront de mieux préciser les moyens de perfection qui leur conviennent le mieux, les vertus dont elles ont le plus besoin et vers lesquelles la grâce les incline, leur correspondance à cette grâce, les obstacles qu'elles rencontrent et les moyens qui leur réussissent le mieux pour en triompher. 2) Pour élargir le champ de son expérience, on lira attentivement les vies de Saints, surtout celles qui, sans dissimuler leurs défauts, montrent la façon progressive dont ils les ont combattus, comment et par quels moyens ils ont pratiqué les vertus ; si et comment ils sont passés de la vie ascétique à la vie mystique, sous quelles influences. 3) C'est aussi dans la vie des contemplatifs qu'on étudiera les phénomènes divers de la contemplation, depuis les premières lueurs indécises jusqu'aux plus hauts sommets, les effets de sainteté produits par ces grâces, les épreuves auxquelles ils ont été soumis, les vertus qu'ils ont pratiquées. Tout cela viendra compléter et parfois rectifier les connaissances théoriques qu'on avait acquises.
31. c) A l'aide des principes théologiques et des phénomènes mystiques bien étudiés et bien classifiés, on pourra remonter plus facilement à la nature de la contemplation, à ses causes, à ses espèces, distinguer ce qu'il y a en elle de normal et d'extraordinaire. 1) On se demandera dans quelle mesure les dons du S. Esprit sont les principes formels de la contemplation, et comment il les faut cultiver pour se mettre dans les dispositions intérieures favorables à la contemplation. 2) On examinera si les phénomènes dûment constatés sexpliquent tous par les dons du S. Esprit, si quelques-uns ne supposent pas des espèces infuses, et comment elles opèrent dans l'âme ; ou bien si c'est l'amour qui produit ces états d'âme, sans connaissances nouvelles. 3) C'est alors qu'on pourra mieux voir en quoi consiste létat passif, et dans quelle mesure l'âme y demeure active, la part de Dieu et de l'âme dans la contemplation infuse ; ce qui est ordinaire en cet état, et ce qui devient extraordinaire et préternaturel. Ainsi on pourra mieux étudier le problème de la vocation à l'état mystique et du nombre plus ou moins grand des vrais contemplatifs. En procédant ainsi, nous aurons plus de chance d'arriver à la vérité, à des conclusions pratiques pour la direction des âmes : une étude de ce genre sera non moins attrayante que sanctifiante.
32. 4° En quel esprit doit-on suivre cette méthode ? Quelle que soit la méthode employée, il est-nécessaire d'étudier ces difficiles problèmes avec beaucoup de calme, de pondération, en vue de connaître la vérité, et non pour faire triompher à tout prix le système qui a nos préférences. a) Par conséquent, il importe de dégager et de mettre en lumière tout ce qui est certain ou communément admis, et de rejeter au second plan ce qui est controversé. La direction à donner aux âmes ne dépend pas des questions controversées mais des doctrines communément reçues. Il y a unanimité dans toutes les écoles pour reconnaître que le renoncement et la charité, le sacrifice et l'amour sont nécessaires à toutes les âmes et dans toutes les voies, et que la combinaison harmonieuse de ce double élément dépend beaucoup du caractère des personnes qu'on dirige. Tout le monde admet qu'il ne faut jamais cesser de pratiquer l'esprit de pénitence, bien qu'il prenne différentes formes selon les différents degrés de perfection ; qu'il faut pratiquer les vertus morales et théologales d'une façon de plus en plus parfaite pour arriver à la voie unitive, et que les dons du Saint Esprit, cultivés avec soin, donnent à notre âme une souplesse qui la rend plus docile aux inspirations de la grâce, et la préparent, si Dieu ly appelle, à la contemplation. On est daccord aussi sur ce point important que la contemplation infuse est essentiellement gratuite, que Dieu la donne à qui il veut et quand il le veut ; que par conséquent on ne peut se mettre soi-même dans l'état passif, et que les marques d'une vocation prochaine à cet état sont celles que décrit si bien S. Jean de la Croix. Et lorsque les âmes arrivent à la contemplation, elles doivent, de l'aveu de tous, progresser dans la conformité parfaite à la volonté de Dieu, le saint abandon et surtout l'humilité, vertus que recommande constamment Ste Thérèse. On peut donc diriger prudemment les âmes, même celles qui sont appelées à la contemplation, sans avoir résolu toutes les questions controversées que se posent encore les auteurs contemporains.
33. b) Il nous semble aussi que si on aborde ces problèmes avec un esprit conciliant, en cherchant ce qui nous rapproche plus encore que ce qui nous divise, on arrivera non pas sans doute à supprimer ces controverses, mais à les adoucir, à les atténuer, à voir l'âme de vérité que contient chaque système. C'est tout ce qu'on peut faire ici-bas : il faut savoir attendre les lumières de la vision béatifique pour résoudre un certain nombre de problèmes difficiles.
§ IV. Excellence et nécessité de la Théologie ascétique
Le peu que nous avons dit sur la nature, les sources et la méthode de la Théologie ascétique nous permet d'entrevoir son excellence et sa nécessité.
I. Excellence de la théologie ascétique
34. Son excellence se tire de son objet. Or son objet est l'un des plus nobles qu'on puisse étudier. Cest en effet une participation de la vie divine communiquée à l'âme, et cultivée par elle avec une ardeur inlassable. Et si nous analysons cette notion, nous verrons combien cette branche de la théologie est digne de notre attention.
1° Nous y étudions tout d'abord Dieu dans ses rapports les plus intimes avec l'âme : la Sainte Trinité habitant et vivant en nous, nous communiquant une participation à sa vie, collaborant à nos bonnes uvres, et par là nous aidant à augmenter sans cesse en nous cette vie surnaturelle, à purifier notre âme, à l'embellir par la pratique des vertus, à la transformer jusqu'à ce qu'elle soit mûre pour la vision béatifique. Peut-on imaginer rien de plus grand, de plus excellent que cette action de Dieu transformant les âmes pour se les unir, se les assimiler d'une façon si parfaite ?
2° Nous étudions ensuite l'âme elle-même dans sa collaboration avec Dieu, se dégageant peu à peu de ses défauts, de ses imperfections, cultivant 1es vertus chrétiennes, s'efforçant d'imiter les vertus de son divin Modèle, malgré les obstacles qu'elle trouve au dedans et au dehors, cultivant les dons du Saint Esprit, acquérant une souplesse merveilleuse pour obéir aux moindres touches de la grâce, et se rapprochant ainsi chaque jour de son Père céleste. Si aujourd'hui on considère toutes les questions se rapportant à la vie comme les plus dignes de captiver notre attention, que dire dune science qui traite de la vie surnaturelle, de la participation à la vie même de Dieu, qui en décrit les origines, les progrès, et son entier épanouissement dans le ciel ? N'est-ce pas là l'objet le plus noble de nos études ? N'est-ce pas aussi le plus nécessaire ?
II. Nécessité de la théologie ascétique
Pour arriver à plus de précision en une matière si délicate, nous exposerons : 1° sa nécessité pour le prêtre ; 2° sa très grande utilité pour les laïques ; 3° la manière pratique de l'étudier.
1° Nécessité pour le Prêtre
35. Le prêtre doit se sanctifier et sanctifier ses frères, et, à ce double point de vue, il est obligé d'étudier la science des saints.
A) Que le prêtre soit obligé non seulement de tendre à la perfection, mais de la posséder à un degré plus élevé que le simple religieux; c'est ce que nous démontrerons plus tard avec Saint Thomas. Or la connaissance de la vie chrétienne et des moyens qui contribuent à la perfectionner, est normalement nécessaire pour arriver à la perfection.
a) La connaissance allume et stimule le désir. Savoir ce qu'est la sainteté, son excellence, son obligation, ses effets merveilleux dans l'âme, sa fécondité, c'est déjà la désirer. La connaissance d'un bien tend à nous le faire désirer : on ne peut contempler long-temps et avec attention un fruit délicieux sans que naisse la pensée de le goûter. Or le désir, surtout quand il est ardent et prolongé, est déjà un commencement d'action : il met en branle la volonté et la pousse vers l'obtention du bien saisi par l'intelligence ; il lui donne de l'élan, des énergies pour l'atteindre, et soutient son effort pour le conquérir : ce qui est d'autant plus nécessaire que bien des obstacles s'opposent à notre progrès spirituel.
b) Voir en détail les nombreuses étapes à parcourir pour arriver à la perfection, les efforts soutenus faits par les saints pour triompher des difficultés et avancer sans cesse vers le but désiré, enflamme les courages, soutient l'ardeur au milieu de la lutte, empêche le relâchement et la tiédeur, surtout si en même temps on considère les secours et les réconforts que Dieu a préparés aux âmes de bonne volonté.
c) Cette étude s'impose encore plus à notre époque : « Nous vivons en effet dans une atmosphère de dissipation, de rationalisme, de naturalisme, de sensualisme, qui pénètre, même à leur insu, une multitude d'âmes chrétiennes, et qui envahit jusqu'au sanctuaire » (Giroux, Rapport cité, p. 156). Les deux ou trois années qu'on passe à la caserne font participer les jeunes clercs eux-mêmes, ceux surtout qui n'ont pas reçu dans leur famille une éducation profondément chrétienne, à cet esprit fâcheux. Or quel est le meilleur moyen de réagir contre ces tendances funestes de notre temps, sinon de vivre dans la compagnie de Notre Seigneur et des Saints par l'étude méthodique et suivie des principes de spiritualité, qui sont en opposition directe avec la triple concupiscence ?
36. B) Pour la sanctification des âmes qui lui sont confiées. a) Même lorsqu'il s'agit des pécheurs, un prêtre a besoin de connaître l'Ascétique pour leur apprendre comment il faut éviter les occasions de péché, combattre les passions, résister aux tentations, pratiquer les vertus contraires aux vices qu'il s'agit d'éviter. Sans doute la théologie morale suggère déjà brièvement ces choses ; mais l'Ascétique les synthétise et les développe. b) Mais de plus il y a dans presque toutes les paroisses des âmes d'élite que Dieu appelle à la perfection, et qui, si elles sont bien dirigées, aideront le prêtre dans l'exercice de l'apostolat par leurs prières, leurs exemples et mille petites industries. On peut en tout cas en former quelques-unes en faisant un choix parmi les enfants qu'on élève au catéchisme ou au patronage. Or, pour réussir en cette uvre si importante, il est nécessaire au prêtre d'être un bon directeur, de posséder les règles tracées par les saints et contenues dans les livres de spiritualité ; sans cela, on n'a ni le goût ni l'aptitude requise pour cet art si difficile de former les âmes.
37. c) A plus forte raison l'étude des voies spirituelles est nécessaire pour la direction des âmes ferventes appelées à la sainteté, et qu'on rencontre parfois jusque dans les plus petites campagnes. Pour les conduire jusqu'à l'oraison de simplicité et à la contemplation ordinaire, il faut connaître non seulement l' Ascétique mais encore la Mystique sous peine de s'égarer et de mettre obstacle au progrès de ces personnes. C'est la remarque de sainte Thérèse : « Pour cela un directeur est très nécessaire, mais il est à désirer qu'il ait de l'expérience... Mon opinion est et sera toujours que tout chrétien doit, lorsqu'il le peut, communiquer avec des hommes doctes, et plus ils le seront, mieux cela vaudra. Ceux qui marchent par les voies de l'oraison en ont plus besoin que les autres ; et cela, à proportion qu'ils seront plus spirituels... Ce dont je suis très persuadée, c'est que le démon ne séduira point par ses artifices une personne d'oraison qui consulte des théologiens, à moins qu'elle ne veuille se tromper elle-même. Selon moi, il redoute extrêmement la science humble et vertueuse : il sait qu'il sera démasqué par elle, et qu'il se retirera avec perte » (Vie par elle-même, ch. 13, p. 173-177 de léd. des carmélites de Paris). Saint Jean de la Croix ne tient pas un autre langage : « De tels maîtres spirituels (ignorant les voies mystiques) ne comprennent pas les âmes engagées dans cette contemplation paisible et solitaire ; ils les forcent à reprendre le chemin de la méditation et du travail de la mémoire, à faire des actes intérieurs où les dites âmes ne trouvent que sécheresse et distraction
Quon le sache bien : celui qui se trompe par ignorance, alors que son ministère lui impose le devoir dacquérir les connaissances indispensables, n'échappera pas à un châtiment qui sera selon la mesure du mal produit. » (La vive flamme damour, strophe III, v. 3, §. 11).
Qu'on ne dise pas : Si je rencontre de ces âmes, je les abandonnerai au Saint Esprit pour qu'il les dirige. Le Saint Esprit vous répondrait qu'il vous les a confiées, et que vous devez collaborer avec Lui à leur direction ; sans doute, Il peut lui-même les conduire ; mais, pour éviter tout danger d'illusion, Il veut que cette conduite soit soumise à l'approbation d'un directeur visible.
2° Utilité pour les laïques
38. Nous disons utilité et non pas nécessité : car les laïques peuvent se laisser conduire par un directeur instruit et expérimenté, et ne sont donc pas obligés absolument d'étudier la Théologie ascétique. Toutefois cette étude leur sera très utile pour trois raisons principales : a) Pour stimuler et entretenir le désir de la perfection, comme aussi pour donner une certaine connaissance de la nature de la vie chrétienne et des moyens qui nous permettent de la perfectionner. On ne désire point ce qu'on ne connaît pas, tandis que la lecture des livres spirituels excite ou augmente le désir sincère de mettre en pratique ce qu'on a lu. Que d'âmes, par exemple, se sont portées avec ardeur vers la perfection en lisant l'Imitation, le Combat spirituel, l'Introduction à la vie dévote, la Pratique de l' amour de Dieu ? b) De plus, même lorsqu'on a un guide spirituel, la lecture d'une bonne Théologie ascétique facilite et complète la direction. On sait mieux ce qu'il faut dire en confession ou en direction ; on comprend et on retient mieux les conseils du directeur, quand on les retrouve dans un livre qu'on peut relire. Le directeur, de son côté, se voit dispensé d'entrer dans de nombreux détails, et se contente, après quelques avis substantiels, de faire lire quelque traité où le dirigé trouvera les éclaircissements et les compléments nécessaires. Ainsi la direction pourra être plus courte, sans rien perdre de son profit : le livre continuera et complétera l'action du directeur. c) Enfin la lecture d'un traité de vie spirituelle pourra suppléer, dans une certaine mesure, à la direc- tion qu'on ne peut recevoir, faute de guide spirituel, ou du moins qu'on ne reçoit que rarement. Sans doute, comme nous le dirons plus tard, la direction est le moyen normal pour se former à la perfection ; mais lorsque, pour une raison ou pour une autre, on ne peut trouver un bon directeur, le Bon Dieu y supplée, et lun des moyens dont il se sert est précisément un de ces livres qui, dune façon précise et méthodique, tracent la voie à suivre pour devenir parfait.
3° De la manière d'étudier cette science
39. Trois conditions sont requises pour acquérir les connaissances nécessaires à la direction des âmes : un Manuel, la lecture des grands maîtres, la pratique. A) L'étude d'un Manuel. Assurément les lectures spirituelles qu'on fait dans un séminaire, la pratique de la direction, et surtout l'acquisition progressive des vertus aident beaucoup le séminariste à se former lui-même à l'art difficile de la direction des âmes. Cependant il y faut joindre aussi l'étude d'un bon Manuel. 1) Les lectures spirituelles sont avant tout un exercice de piété, une série d'instructions, de conseils et d'exhortations sur la vie spirituelle, et il est bien rare qu'on y traite d'une façon méthodique et complète toutes les questions de spiritualité. 2) En tout cas, si les séminaristes nont pas un Manuel, auquel ils puissent rattacher logiquement les divers conseils quon leur donne, et qu'ils puissent relire de temps en temps, ils auront vite oublié ce qu'ils avaient entendu, et manqueront de la science compétente. Or cette science est une de celles que le jeune clerc doit acquérir au Séminaire, dit avec raison Pie X (Motu proprio, 9 sept. 1910)
40. B) L'étude approfondie des Maîtres spirituels, en particulier des auteurs canonisés, ou de ceux qui, sans l'être, ont vécu en saints. a) C'est en effet à leur contact que le cur s'échauffe, que l'intelligence, éclairée de la foi, perçoit plus clairement et goûte mieux que dans un livre didactique les grands principes de la vie spirituelle, et que la volonté, soutenue par la grâce, est entraînée à la pratique des vertus si vivement décrites par ceux qui s'y sont vaillamment exercés. En y joignant la lecture de la vie des Saints, on comprendra mieux encore pourquoi et comment on doit les imiter, et l'irrésistible influence de leurs exemples ajoutera une nouvelle force à leurs enseignements. b) Cette étude, commencée au Séminaire, devra se poursuivre et se perfectionner dans le ministère : la direction des âmes la rendra plus pratique ; de même qu'un bon médecin ne cesse de perfectionner ses études par la pratique de son art, et son art par de nouvelles études, ainsi un sage directeur complètera ses connaissances théoriques par le contact avec les âmes, et l'art de la direction par de nouvelles études en rapport avec les besoins spéciaux des âmes qui lui sont confiées.
41. C) La pratique des vertus chrétiennes et sacerdotales, sous la sage impulsion d'un directeur. Pour bien comprendre les différentes étapes de la perfection, il n'est pas de moyen plus efficace que de les parcourir soi-même : le meilleur guide à travers les montagnes n'est-il pas celui qui les a parcourues en tous sens ? Et quand on a été bien dirigé, on est, toutes choses égales d'ailleurs, plus apte à diriger les autres, parce qu'on a vu par expérience comment on applique les règles aux cas particuliers.
En combinant ces trois conditions, on étudiera la Théologie ascétique avec beaucoup de profit pour soi et pour les autres.
42. Solution de quelques difficultés. A) On reproche parfois à l'Ascétique de fausser les consciences, en se montrant beaucoup plus exigente que la Morale, et en demandant aux âmes une perfection irréalisable. Le reproche serait fondé, si elle ne distinguait pas entre le précepte et le conseil, entre les âmes appelées à la haute perfection et celles qui ne le sont pas. Mais il nen est pas ainsi : tout en pressant les âmes délite vers les hauteurs inaccessibles aux chrétiens ordinaires, elle noublie pas la différence entre les commandements et les conseils, les conditions essentielles au salut et celles qui sont requises pour la perfection ; mais elle sait aussi que, pour garder les commandements, il faut observer quelques conseils.
43. B) On l'accuse de favoriser l'égoïsme, en mettant au-dessus de tout la sanctification personnelle. Que le salut de notre âme doive être la première de nos préoccupations, c'est ce qu'enseigne Notre Seigneur lui-même (Matth., XVI, 26). Mais en cela il n'y a rien d'égoïste ; car l'une des conditions essentielles au salut, c'est la charité à l'égard du prochain, qui se manifeste par des uvres corporelles aussi bien que par des uvres spirituelles ; et la perfection demande que lon aime son prochain au point de se sacrifier pour lui, comme Jésus l'a fait pour nous. Si c'est là de l'égoïsme, avouons qu'il est peu à redouter. C) On insiste : l'Ascétique pousse les âmes à la contemplation, et par là même les détourne de la vie active. Il faut absolument ignorer l'histoire pour affirmer que la contemplation nuit à l'action : « Les vrais mystiques, dit M. de Montmorand, sont gens de pratique et d'action, non de raisonnement et de théorie. Ils ont le sens de lorganisation, le don du commandement, et se révèlent très bien doués pour les affaires. Les uvres quils fondent sont viables et durables ; ils font preuve, dans la conception et la conduite de leurs entreprises, de prudence et de hardiesse, et de cette juste appréciation des possibilités qui caractérise le bon sens. Et de fait le bon sens paraît être leur maîtresse pièce : un bon sens que ne trouble aucune exaltation maladive, aucune imagination désordonnée, et auquel s'ajoute la plus rare puissance de pénétration. » (Psychologie des mystiques, 1920, p. 20-21). N'avons-nous pas vu en effet, en lisant l'Histoire de l'Eglise, que la plupart des saints qui ont écrit sur la vie spirituelle étaient en même temps des hommes de science et d'action ? Témoin : Clément d'Alexandrie, S. Basile, S. Chrysostome, S. Ambroise, S. Augustin, S. Grégoire, S. Anselme, S. Bernard, le B. Albert le Grand, S. Thomas, S. Bonaventure, Gerson, Ste Thérèse, S. François de Sales, S. Vincent de Paul, le Card. de Bérulle, Me Acarie, et tant d'autres qu'il serait trop long d'énumérer. La contemplation, loin d'être un obstacle à l'action, l'éclaire et la dirige. Rien donc de plus noble, de plus important, de plus utile que la Théologie ascétique bien comprise.
§ V. Division de la Théologie ascétique et mystique
I. Divers plans suivis par les auteurs
Après avoir indiqué les divers plans adoptés, nous proposerons celui qui nous semble le mieux adapté à notre but. On peut se placer à plusieurs points de vue pour tracer une division logique de la science spirituelle;
44. 1° Les uns, l'envisageant avant tout comme une science pratique, laissent de côté toutes les vérités spéculatives sur lesquelles elle repose, et se bornent à coordonner aussi méthodiquement que possible les règles de la perfection chrétienne : tels furent, parmi les Pères, J. Cassien dans ses Conférences, S. Jean Climaque dans son Echelle mystique... et, dans les temps modernes, Rodriguez dans la Pratique de la perfection chrétienne. L'avantage de cette méthode est d'entrer immédiatement dans l'étude des moyens pratiques qui mènent à la perfection. L'inconvénient est de ne pas proposer aux âmes ces stimulants que nous donne la considération de ce que Dieu et Jésus Christ ont fait et font encore pour nous, et de ne pas baser la pratique des vertus sur ces convictions profondes et générales que l'on trouve dans la méditation des vérités dogmatiques.
45. 2° Aussi les Pères grecs et latins les plus illustres : S. Athanase et S. Cyrille, S. Augustin et S. Hilaire ; les grands théologiens du Moyen-Age, Richard de S. Victor, le B. Albert le Grand, S. Thomas et S. Bonaventure, ont soin de baser leur doctrine spirituelle sur les dogmes de foi et d'y rattacher les vertus dont ils exposent la nature et les degrés. C'est ce qu'a fait en particulier l'Ecole française du dix-septième siècle, avec Bérulle, Condren, Olier, J. Eudes. Elle veut éclairer l'esprit et fortifier les convictions pour mieux faire pratiquer les austères vertus qu'elle propose à notre pratique, et c'est là son mérite : Mais on lui reproche parfois de donner trop à la spéculation et pas assez à la pratique ; unir les deux serait la perfection, et plusieurs l'ont essayé aves succès.
46. 3° Parmi ceux qui s'efforcent de combiner ces deux éléments essentiels, il en est qui suivent l'ordre ontologique des vertus, tandis que d'autres suivent l'ordre psychologique du développement de ces mêmes vertus à travers les trois voies, purgative, illuminative et unitive. A) Parmi les premiers se place S. Thomas, qui, dans la Somme, traite successivement des vertus théologales et morales et des dons du S. Esprit qu'il rattache à chaque vertu. Il a été suivi par les principaux auteurs de l'Ecole française du XVIIe siècle et d'autres écrivains. B) Parmi les seconds se placent tous ceux qui voulant former des directeurs spirituels, ont décrit successivement les ascensions de l'âme à travers les trois voies, en mettant seulement, en tête de leurs traités, une courte introduction sur la nature de la vie spirituelle ; tels sont Thomas de Vallgornera, O. P., Mystica Theologia Divi Thomæ, Philippe de la Ste Trinité, C. D., Summa theologiæ mysticæ, Schram, O. S. B., Institutiones theologiæ mysticæ, Scaramelli, S. J., Direttorio ascetico, et de nos jours, A. Saudreau, Les degrés de la vie spirituelle.
47. 4° D'autres enfin, comme le P. Alvarez de Paz, S. J. et le P. Le Gaudier, S. J., ont combiné les deux méthodes : tout en exposant longuement et d'une façon dogmatique ce qui concerne la nature de la vie spirituelle et les principaux moyens de perfection, ils ont ensuite appliqué ces principes généraux aux trois voies. Il nous a semblé que, pour répondre au but que nous nous proposons, former des directeurs d'âmes, c'était la meilleure division que nous pussions suivre. Sans doute, avec un plan de ce genre, on n'échappe pas à quelques redites, et l'on est obligé de pratiquer un certain morcelage ; mais ce sont là des inconvénients inhérents à toute division, et auxquels on peut remédier par des renvois aux sujets déjà traités ou à déve- lopper plus tard.
II. Notre plan
48. Nous diviserons notre théologie ascétique en deux parties. Dans la première, qui sera surtout doctrinale, et que nous intitulerons les Principes, nous exposerons l'origine et la nature de la vie chrétienne, la perfection de cette vie, l'obligation de tendre à cette perfection, et les moyens généraux pour y arriver. Dans la seconde, qui sera l'application des principes aux différentes catégories d'âmes, nous suivrons les ascensions progressives d'une âme qui, animée du désir de la perfection, suit successivement les trois voies, purgative, illuminative et unitive. Cette seconde partie, tout en s'appuyant sur la doctrine, sera surtout psychologique.
La première partie éclairera notre marche en nous montrant le plan divin de notre sanctification, stimulera nos efforts en nous rappelant la générosité de Dieu à notre égard, et nous tracera déjà les grandes lignes à suivre pour répondre à cette générosité par le don total de nous-mêmes. La seconde guidera nos pas en exposant en détail les étapes successives à parcourir, avec l'aide de Dieu, pour arriver au but. Ainsi, pensons-nous, se trouveront réunis et conciliés les avantages des autres divisions.
PREMIERE PARTIE : Les Principes
BUT ET DIVISION DE LA PREMIÈRE PARTIE
49. Cette première partie a pour but de nous rappeler brièvement les dogmes principaux sur lesquels s'appuie notre vie surnaturelle, d'exposer la nature et la perfection de cette vie, ainsi que les moyens généraux qui conduisent à la perfection. Nous y suivons l'ordre ontologique, nous réservant d'indiquer, dans la seconde partie, l'ordre psychologique que suivent normalement les âmes dans l'emploi de ces divers moyens.
CH. I. Les origines de la vie surnaturelle : élévation de l'homme à l'état surnaturel, chute et rédemption.
CH. II. Nature de la vie chrétienne ; rôle de Dieu et de l'âme.
CH. III. Perfection de cette vie : l'amour de Dieu et du prochain poussé jusqu'au sacrifice.
CH. IV. Obligation de tendre à cette perfection pour les laïques, religieux et prêtres.
CH. V. Moyens généraux, intérieurs et extérieurs, pour réaliser cette perfection.
50. On voit facilement la raison de cette division. Le premier chapitre, en retraçant les origines de la vie surnaturelle, nous aide à en mieux saisir la nature et l'excellence.
Le second expose la nature de la vie chrétienne dans l'homme régénéré ; le rôle qu'y joue Dieu, en se donnant à nous soit en lui-même, soit par son Fils, et en nous assistant par la Ste Vierge et les Saints ; le rôle qu'y joue l'homme en se donnant à Dieu par une coopération généreuse et constante à la grâce.
Le troisième montre que la perfection de cette vie consiste essentiellement dans l'amour de Dieu et du prochain pour Dieu, mais que cet amour sur terre ne peut se pratiquer sans de généreux sacrifices.
Dans le quatrième on détermine l'obligation de tendre à cette Perfection, et ce à quoi sont tenus laïques, religieux et prêtres.
Il ne reste plus dans un cinquième chapitre, qu'à préciser les moyens généraux qui nous aident à nous rapprocher de la perfection, moyens communs à tous, mais à des degrés divers qu'indiquera la seconde partie en traitant des trois voies.
CHAPITRE I. Les origines de la vie surnaturelle
51. Ce chapitre a pour but de nous faire mieux connaître ce qu'il y a de gratuit et d'excellent dans la vie surnaturelle, comme aussi les grandeurs et les faiblesses de l'homme auquel cette vie est conférée. Pour le mieux saisir, voyons :
I. Ce qu'est la vie naturelle de l'homme ;
II. Son élévation à l'état surnaturel ;
III. Sa chute ;
IV. Sa restauration par le divin Rédempteur.
ART. I. DE LA VIE NATURELLE DE L'HOMME
52. Il s'agit de décrire l'homme tel qu'il eût été dans l'état de simple nature, tel que le dépeignent les Philosophes. Comme notre vie surnaturelle vient se greffer sur notre vie naturelle et la conserve tout en la perfectionnant, il importe de rappeler brièvement ce que nous enseigne sur celle-ci la droite raison.
I° L'homme est un composé mystérieux de corps et dâme, de matière et d'esprit qui s'unissent intimement en lui pour ne former qu'une nature et qu'une personne. C'est donc, pour ainsi dire, le point de jonction, le trait d'union entre les esprits et les corps, un abrégé des merveilles de la création, un petit monde qui résume tous les mondes et qui manifeste la sagesse divine qui a su unir deux êtres aussi disparates.
53. C'est un monde plein de vie selon la remarque de S. Grégoire le Grand, on y distingue trois vies, la vie végétative, la vie animale et la vie intellectuelle : "Homo habet vivere cum plantis, sentire, cum animantibus, intelligere cum angelis." Comme la plante, l'homme se nourrit, croît et se reproduit; comme lanimal il connaît les objets sensibles, se porte vers eux par l'appétit sensitif avec ses émotions et ses passions, et se meut d'un mouvement spontané ; comme l'ange, mais à un degré moindre et d'une manière différente, il connaît d'une façon intellectuelle l'être suprasensible, le vrai, et sa volonté se porte librement vers le bien rationnel.
54. 2° Ces trois vies ne se superposent pas, mais se compénètrent, se coordonnent et se subordonnent pour concourir au même but, qu'est la perfection de l'être tout entier. C'est une loi à la fois rationnelle et biologique que, dans tout être composé, la vie ne peut se maintenir et se développer qu'à la condition de coordonner, et donc, de subordonner ses divers éléments à l'élément principal, de les asservir pour s'en servir. Pour l'homme, par conséquent, les facultés inférieures, végétatives et sensitives, doivent être soumises à la raison et à la volonté. Cette condition est absolue : dans la mesure où elle fait défaut, la vie s'affaiblit ou disparaît ; quand cesse en effet la subordination, la dissociation des éléments commence, c'est l'affaiblissement du système, et enfin la mort.
55. 3° La vie est donc une lutte : car nos facultés inférieures se portent avec ardeur vers le plaisir, tandis que nos facultés supérieures se portent vers le bien honnête. Or, entre les deux il y a souvent conflit : ce qui nous plaît, ce qui nous est ou du moins nous semble utile, n'est pas toujours bon moralement ; il faut donc que la raison, pour faire régner l'ordre, combatte les tendances contraires et qu'elle triomphe : c'est la lutte de l'esprit contre la chair, de la volonté contre la passion. Cette lutte est parfois pénible : de même qu'au printemps la sève monte dans les arbres, il y a parfois dans la partie sensitive de notre âme des poussées violentes vers le plaisir sensible.
56. Toutefois elles ne sont pas irrésistibles ; la volonté, aidée de l'intelligence, exerce sur ces mouvements passionnels un quadruple pouvoir : 1) pouvoir de prévoyance, qui consiste à prévoir et à prévenir, par une sage et constante vigilance, beaucoup d'imaginations, d'impressions, d'émotions dangereuses ; 2) pouvoir d'inhibition et de modération, par lequel nous enrayons ou du moins modérons les mouvements violents qui s'élèvent dans notre âme ; ainsi je puis empêcher mes yeux de s'arrêter sur un objet dangereux, mon imagination de garder des images malsaines ; si un mouvement de colère s'élève en moi, je puis le modérer ; 3) pouvoir de stimulation, qui excite ou intensifie par la volonté des mouvements passionnels ; 4) pouvoir de direction qui nous permet de diriger ces mouvements vers le bien, et par là même de les détourner du mal.
57. Outre ces luttes intestines, il peut en existe d'autres entre lâme et son Créateur. Sans doute nous voyons par la droite raison que nous devons nous soumettre pleinement à Celui qui est notre souverain Maître. Mais cette obéissance nous coûte il y a en nous une certaine soif d'indépendance et d'autonomie qui nous incline à nous soustraire à l'autorité divine ; c'est de l'orgueil, dont on ne peut triompher que par l'humble aveu de son indignité et de son impuissance, en reconnaissant les droits imprescriptibles du Créateur sur sa créature.
Ainsi donc, dans l'état de nature, nous aurions eu à lutter contre la triple concupiscence.
58. 4° Quand l'homme, au lieu de céder à ses mauvais penchants, fait son devoir, il peut à juste titre attendre une récompense : ce sera, pour son âme immortelle une connaissance plus étendue, plus approfondie de la vérité et de Dieu, mais toujours conforme à sa nature, c'est-à-dire analytique ou discursive, et un amour plus pur et plus durable. Si au contraire il viole librement la loi en matière grave, et ne se repent pas avant de mourir, il manque sa fin et mérite un châtiment, qui sera la privation de Dieu accompagnée de tourments proportionnés à la gravité de ses fautes.
Tel eût été l'homme dans ce qu'on appelle l'état de pure nature, qui du reste n'a jamais existé, l'homme ayant été élevé à l'état surnaturel, soit au moment de sa création, nous dit S. Thomas, soit immédiatement après, dit S. Bonaventure.
Dans son infinie bonté, Dieu ne s'est pas contenté de conférer à l'homme les dons naturels ; il a voulu l'élever à un état supérieur en lui conférant des dons préternaturels et surnaturels.
ART. II. DE L'ÉLÉVATION DE L'HOMME A LÉTAT SURNATUREL
I. Notion du surnaturel
59. Rappelons brièvement qu'en théologie on distingue deux sortes de surnaturel absolu : le surnaturel absolu par essence, quoad substantiam, et le surnaturel absolu quant au mode, quoad modum.
I° Le surnaturel par essence est un don divin fait à la créature intelligente, et qui dépasse absolument toute la nature, en ce sens qu'il ne peut ni être produit par elle, ni même postulé, exigé, mérité par elle ; il dépasse donc non seulement toutes ses capacités actives, mais encore tous ses droits et toutes ses exigences. C'est quelque chose de fini, puisque c'est un don fait à une créature ; mais c'est en même temps quelque chose de divin, puisque seul le divin peut dépasser les exigences de toute créature. Mais c'est du divin communiqué, participé d'une façon finie, et ainsi nous évitons le panthéisme. Il n'y a en réalité que deux formes de surnaturel par essence : l'Incarnation et la grâce sanctifiante.
A) Dans le premier cas, Dieu s'unit à l'humanité dans la personne du Verbe, de telle sorte que la nature humaine de Jésus ait pour sujet personnel la seconde personne de la Sainte Trinité, sans être altérée comme nature humaine ; ainsi donc Jésus, homme par sa nature humaine, est vraiment Dieu quant à sa personnalité. C'est là une union substantielle, qui ne fond pas deux natures en une seule, mais les unit, en conservant leur intégrité, dans une seule personne, la personne du Verbe ; c'est donc une union personnelle ou hypostatique. C'est le plus haut degré de surnaturel quoad substantiam.
B) La grâce sanctifiante est un degré moindre de ce même surnaturel. Par elle, en effet l'homme garde sa personnalité propre, mais est modifié divinement, quoique accidentellement, dans sa nature et ses capacités d'action ; il devient non pas Dieu, mais déiforme, c'est-à-dire semblable à Dieu, divinæ consors naturæ, capable d'atteindre Dieu directement par la vision béatifique, quand la grâce sera transformée en gloire, et de le voir face à face, comme il se voit lui-même : privilège qui dépasse évidemment les exigences des créatures les plus parfaites, puisqu'il nous fait participer à la vie intellectuelle de Dieu, à sa nature.
60. Le surnaturel absolu quant au mode est en soi quelque chose qui ne dépasse pas les capacités ou les exigences de toute créature, mais seulement de quelque nature particulière. Ainsi la science infuse, qui dépasse les capacités de l'homme, mais non celle de lange, est du surnaturel de ce genre.
Dieu a communiqué à lhomme ces deux formes de surnaturel : il conféra en effet à nos premiers parents le don d'intégrité (surnaturel quoad modum) qui, en complétant sa nature, la disposait à la réception de la grâce, et en même temps la grâce elle-même, don surnaturel quoad substantiam : l'ensemble de ces deux dons constitue ce qu'on appelle la justice originelle.
II. Dons préternaturels conférés à Adam
61. Le don dintégrité perfectionne la nature de l'homme sans l'élever jusqu'à l'ordre divin ; c'est assurément un don gratuit, préternaturel, qui dépasse ses exigences et ses forces ; mais ce n'est pas encore le surnaturel par essence. Il comprend trois grands privilèges, qui, sans changer la nature humaine en son fonds, lui donnent une perfection à laquelle elle n'avait aucun droit : la science infuse, la maîtrise des passions ou l'exemption de concupiscence, limmortalité du corps.
62. A) La science infuse. Par nature nous n'y avons pas droit, puisqu'elle est le privilège des anges ; ce n'est que progressivement et avec difficulté que selon les lois psychologiques nous arrivons à la conquête de la science. Or, pour faciliter au premier homme son rôle de chef et d'éducateur du genre humain, Dieu lui donna gratuitement la connaissance infuse de toutes les vérités qu'il lui importait de connaître, et une certaine facilité pour acquérir la science expérimentale : ainsi il se rapprochait des anges.
63. B) La maîtrise des passions ou l'exemption de cette concupiscence tyrannique qui rend la vertu si difficile. Nous avons dit que, de par la constitution même de l'homme, il y a en lui une lutte terrible entre le désir sincère du bien et l'appétit désordonné des plaisirs et des biens sensibles, et de plus une tendance marquée à l'orgueil : c'est au fond ce que nous appelons la triple concupiscence. Pour remédier à ce défaut naturel, Dieu conféra à nos premiers parents une certaine maîtrise des passions, qui sans les rendre impeccables, leur facilitait la vertu. Il n'y avait pas en Adam cette tyrannie de la concupiscence qui incline violemment vers le mal, mais seulement une certaine tendance au plaisir, subordonnée à la raison. Parce que sa volonté était soumise à Dieu, les facultés inférieures étaient soumises à la raison, et le corps à l'âme c'était l'ordre, la rectitude parfaite.
64. C) L'immortalité corporelle. Par nature, l'homme est sujet à la maladie et à la mort ; par une providence spéciale, il fut préservé de cette double faiblesse, afin que l'âme pût ainsi plus librement vaquer à l'accomplissement de ses devoirs supérieurs.
Mais ces privilèges étaient destinés à rendre l'homme plus apte à recevoir et à utiliser un don beaucoup plus précieux, entièrement et absolument surnaturel, celui de la grâce sanctifiante.
III. Les privilèges surnaturels
65. A) Par nature, l'homme est le serviteur de Dieu, sa chose, sa propriété. Par une insigne bonté, dont nous ne saurons jamais trop le remercier, Dieu voulut le faire entrer dans sa famille, l'adopter pour enfant, en faire son héritier présomptif en lui réservant une place en son royaume ; et pour que cette adoption ne fût pas une simple formalité, il lui communiqua une participation à sa vie divine, une qualité créée, il est vrai, mais réelle, qui lui permettrait de jouir sur terre des lumières de la foi bien supérieures à celles de la raison, et de posséder Dieu dans le ciel par la vision béatifique et un amour, proportionné à la clarté de cette vision.
66. B) A cette grâce habituelle, qui perfectionnait et divinisait, pour ainsi dire, la substance même de l'âme, s'ajoutaient des vertus infuses et des dons du Saint Esprit qui divinisaient ses facultés, et une grâce actuelle qui, mettant en branle tout cet organisme surnaturel, lui permettait de faire des actes surnaturels, déiformes, et méritoires de la vie éternelle.
Cette grâce est substantiellement la même que celle qui nous est octroyée par la justification, et c'est pourquoi nous ne la décrivons pas en détail, nous réservant de le faire plus tard en parlant de l'homme régénéré.
Tous ces privilèges, sauf la science infuse, avaient été donnés à Adam, non comme un bien personnel mais comme un patrimoine de famille qui devait être transmis à toute sa descendance, pourvu qu'il demeurât fidèle à Dieu.
ART. III. LA CHUTE ET LE CHÂTIMENT
I. La chute
67. Malgré tous ces privilèges, l'homme demeurait libre, et fut soumis à une épreuve pour pouvoir, avec l'aide de la grâce, mériter le ciel. Cette épreuve consistait dans l'accomplissement des lois divines, et en particulier d'un précepte positif ajouté à la loi naturelle, et qui est exprimé par la Genèse sous la forme de la prohibition de manger du fruit de l'arbre de la science du bien et du mal. L'Ecriture raconte comment le démon, sous la forme du serpent, vient tenter nos premiers parents en soulevant un doute dans leur âme sur la légitimité de cette défense. Il essaie de leur persuader que loin de mourir, s'ils mangent de ce fruit, ils seront comme des dieux, sachant par eux-mêmes ce qui est bien et ce qui est mal, sans avoir besoin de recourir à la loi divine : « eritis sicut dii, scientes bonum et malum » (Gen ., III, 5). C'était une tentation d'orgueil, de révolte contre Dieu. L'homme succombe et commet formellement un acte de désobéissance, comme le remarque S. Paul (Rom., V), mais inspiré par l'orgueil, et bientôt suivi d'autres défaillances. C'était une faute grave, puisque c'était un refus de se soumettre à l'autorité de Dieu, une sorte de négation de son souverain domaine et de sa sagesse, ce commandement étant un moyen d'éprouver la fidélité du premier homme ; faute d'autant plus grave que nos premiers parents connaissaient l'infinie libéralité de Dieu à leur égard, ses droits imprescriptibles, la gravité du précepte manifestée par la gravité de la sanction qui y était attachée, et que n'étant pas entraînés par l'impétuosité des passions, ils avaient le temps de réfléchir sur les conséquences redoutables de leur acte.
68. On s'est demandé même comment ils purent pécher, n'étant pas soumis aux entraînements de la concupiscence. Pour le comprendre, il faut se souvenir que nulle créature libre n'est impeccable ; elle peut en effet détourner son regard du bien véritable pour le tourner vers le bien apparent, s'attacher à ce dernier et le préférer au premier ; et c'est précisément cette préférence qui constitue le péché. Comme le fait remarquer S. Thomas, celui-là seul est impeccable dont la volonté se confond avec la loi morale : ce qui est le privilège de Dieu.
II. Le châtiment
69. Le châtiment ne se fit pas attendre, châtiment personnel, et châtiment de leur postérité.
A) Le châtiment personnel de nos premiers parents est décrit dans la Genèse ; mais ici encore apparaît la bonté de Dieu : il aurait pu immédiatement appliquer la peine de mort à nos premiers parents ; par miséricorde il ne le fit pas. Il se contenta de les priver des privilèges spéciaux qu'il leur avait conférés, c'est-à-dire du don d'intégrité et de la grâce habituelle : ils gardent donc leur nature et leurs privilèges naturels ; sans doute leur volonté est affaiblie, si on la compare à ce qu'elle était avec le don d'intégrité ; mais il nest pas prouvé qu'elle soit plus faible quelle neût été dans létat de nature ; en tout cas, elle demeure libre et peut choisir entre le bien et le mal. Dieu voulut même leur laisser la foi et l'espérance et il fit aussitôt briller à leurs yeux découragés l'espoir d'un libérateur, sorti de la race humaine, qui un jour triompherait du démon et restaurerait l'homme déchu. En même temps, par sa grâce actuelle, il sollicitait leurs curs au repentir, et le moment vint où leur péché fut pardonné.
70. B) Mais que deviendra la race humaine qui naîtra de leur union ? Elle aussi sera privée en naissant de la justice originelle, c'est-à-dire de la grâce sanctifiante et du don d'intégrité. Ces dons purement gratuits, qui étaient pour ainsi dire un bien de famille, ne devaient se transmettre à la postérité d'Adam que si celui-ci demeurait fidèle à Dieu ; la condition n'ayant pas été remplie, lhomme naît privé de la justice originelle. Quand Adam fit pénitence et recouvra la grâce, ce ne fut que comme personne privée et pour son compte particulier ; il ne put donc la transmettre à sa postérité. Il était réservé au Messie, au nouvel Adam, devenu désormais chef de la race humaine, d'expier nos fautes et d'instituer le sacrement de la régénération pour transmettre à chaque baptisé la grâce perdue par Adam.
71. Ainsi donc les enfants d'Adam naissent privés de la justice originelle, c'est-à-dire de la grâce sanctifiante et du don d'intégrité. La privation de cette grâce constitue ce qu'on appelle le péché originel, péché dans un sens large qui n'entraîne aucun acte coupable de notre part, mais un état de déchéance, et, en tenant compte de la fin surnaturelle à laquelle nous demeurons destinés, une privation, le manque d'une qualité essentielle que nous devrions posséder, et par conséquent une tache, une souillure morale qui nous écarte du royaume des cieux.
72. Et comme le don d'intégrité est aussi perdu, la concupiscence sévit en nous, et, si nous ny résistons courageusement, nous entraîne vers le péché actuel. Nous sommes donc, par rapport à l'état primitif, diminués et blessés, sujets à l'ignorance, enclins au mal, faibles pour résister aux tentations. L'expérience montre que la concupiscence n'est pas égale chez tous les hommes : tous n'ont, pas en effet le même tempérament et caractère, ni par conséquent les passions également. Ardentes ; quand donc le frein de la justice originelle, qui les maîtrisait, a disparu, les passions reprenant leur liberté, seront plus violentes chez quelques uns, plus tempérées chez d'autres ; cest l'explication qu'en donne saint Thomas (Sum. theol ., Ia 2æ, q. 82, a.4, ad I ).
73. Faut-il aller plus loin, et admettre, avec l'école Augustinienne, une certaine diminution intrinsèque de nos facultés et de nos énergies naturelles ? Ce n'est pas nécessaire, et rien ne le prouve.
Faut-il admettre, avec certains Thomistes, une diminution extrinsèque de nos énergies, en ce sens que nous avons plus d'obstacles à vaincre, en particulier la tyrannie que le démon exerce sur des vaincus, et la soustraction de certains secours naturels que Dieu nous eût octroyés dans l'état de nature pure ? C'est possible, c'est bien probable ; mais, pour être juste, il faut ajouter que ces obstacles sont abondamment compensés par les grâces actuelles que le Bon Dieu nous donne, en vertu des mérites de son Fils, et par la protection des bons anges, et surtout de nos anges gardiens.
74. Conclusion. Ce que l'on peut dire c'est que, par la déchéance originelle, l'homme a perdu ce bel équilibre que Dieu lui avait donné, qu'il est, par rapport à l'état primitif, un blessé et un déséquilibré, ainsi que le montre l'état présent de nos facultés.
A) C'est ce qui paraît d'abord dans nos facultés sensitives.
a) Nos sens extérieurs, nos regards, par exemple, se portent avec avidité vers ce qui flatte la curiosité, les oreilles écoutent avec empressement tout ce qui satisfait notre désir de connaître du nouveau, notre toucher se porte vers les sensations agréables, et, cela sans souci des règles de la morale.
b) Il en est de même de nos sens intérieurs : l'imagination nous représente toutes sortes de scènes plus ou moins sensuelles, nos passions se portent avec ardeur, violence même, vers le bien sensible ou sensuel, sans se préoccuper de son côté moral, et essaient d'entraîner le consentement de la volonté. Assurément ces tendances ne sont pas irrésistibles ; car ces facultés demeurent, dans une certaine mesure, soumises à l'empire de la volonté ; mais que de tactique et d'efforts pour soumettre ces sujets révoltés ?
75. B) Les facultés intellectuelles, qui constituent l'homme proprement dit, l'intelligence et la volonté, ont été atteintes elles aussi par le péché originel.
a) Sans doute notre intelligence demeure capable de connaître la vérité, et, par un patient labeur, acquiert, sans même le secours de la révélation, la connaissance d'un certain nombre de vérités fondamentales de l'ordre naturel. Mais que de faiblesses humiliantes ! 1) Au lieu de se porter spontanément vers Dieu et les choses divines, au lieu de s'élever des créatures au Créateur, comme elle l'eût fait dans l'état primitif, elle tend à s'absorber dans l'étude des choses créées sans remonter à leur cause, à concentrer son attention sur ce qui satisfait sa curiosité et à négliger ce qui se rapporte à sa fin ; les préoccupations du temps l'empêchent souvent de songer à l'éternité. 2) Et quelle facilité à tomber dans l'erreur ! Les préjugés nombreux auxquels nous sommes enclins, les passions qui agitent notre âme et jettent un voile entre elle et la vérité nous égarent hélas ! trop souvent, et cela dans les questions les plus vitales, d'où dépend la direction de notre vie morale.
b) Notre volonté elle-même, au lieu de se soumettre à Dieu, a des prétentions à l'indépendance ; elle a peine à se soumettre à Dieu et surtout à ses représentants sur terre. Et, quand, il s'agit de vaincre les difficultés qui s'opposent à la réalisation du bien, que de faiblesse et que d'inconstance dans l'effort ? Et que de fois elle se laisse entraîner par le sentiment et les passions ? Saint Paul a décrit, en termes frappants, cette déplorable faiblesse : « je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je ne veux pas ... Car je prends plaisir à la loi de Dieu, selon l'homme intérieur, mais je vois dans mes membres une autre loi qui lutte contre la loi de la raison, et qui me rend captif de la loi du péché qui est dans mes membres. Malheureux que je suis ! Qui me délivrera de ce corps de mort ? Grâces soient rendues à Dieu par Jésus-Christ Notre Seigneur. » (Rom., VII, 19-25). Ainsi donc, au témoignage de l'Apôtre, le remède à cet état lamentable, c'est la grâce de la rédemption, dont il nous reste à parler.
ART. IV. LA RÉDEMPTION ET SES EFFETS
76. La Rédemption est une uvre merveilleuse, le chef-d'uvre de Dieu, qui refait l'homme défiguré par le péché, et le remet, en un certain sens, dans un état meilleur que celui qui a précédé sa chute, si bien que l'Eglise ne craint pas, dans sa liturgie, de bénir la faute qui nous a valu un Rédempteur tel que l'Homme-Dieu : « O felix culpa quæ talem ac tantum meruit habere Redemptorem ! »
I. Sa nature
77. Dieu, qui de toute éternité avait prévu la chute de l'homme, voulut aussi de toute éternité préparer aux hommes un Rédempteur en la personne de son Fils : il résolut de se faire homme, pour que devenu chef de l'humanité, il pût expier d'une façon parfaite notre péché et nous rendre, avec la grâce, tous nos droits au ciel. Ainsi il sut tirer le bien du mal et concilier les droits de sa justice avec ceux de sa bonté.
Il n'était pas tenu sans doute d'exercer pleinement tous les droits de sa justice ; il aurait pu pardonner à l'homme, en se contentant de la réparation imparfaite que celui-ci aurait pu offrir. Mais il jugea plus digne de sa gloire et plus utile à l'homme de mettre celui-ci en état de réparer complètement sa faute.
78. A) La justice parfaite demandait une réparation adéquate, égale à l'offense, offerte par un représentant légitime de l'humanité. C'est ce que Dieu réalise pleinement par l'Incarnation et la Rédemption.
a) Dieu incarne son Fils, en fait par là même le chef de l'humanité, la tête d'un corps mystique dont nous sommes les membres ; ce Fils a donc le droit dagir au nom de ses membres et de réparer en leur nom.
b) Cette réparation est non-seulement égale à l'offense, mais la dépasse de beaucoup ; elle a en effet une valeur morale infinie ; car, puisque la valeur morale d'une action vient avant tout de la dignité de la personne, toutes les actions de l'Homme-Dieu ont une valeur infinie. Un seul de ses actes aurait donc suffi à réparer d'une façon adéquate, tous les péchés des hommes. Or Jésus a fait des actes innombrables de réparation inspirés par l'amour le plus pur ; il les a complétés par l'acte le plus sublime et le plus héroïque, limmolation totale de lui-même pendant sa douloureuse passion et au Calvaire ; il a donc satisfait abondamment et surabondamment : « Ubi abundavit delictum, superabundavit gratia » (Rom., V, 20).
c) Cette réparation est du même genre que la faute : Adam avait péché par désobéissance et par orgueil ; Jésus expie par une humble obéissance, inspirée par l'amour et allant jusqu'à la mort et la mort de la croix : « factus obediens usque ad mortem, mortem autem crucis » (Philip., II, 8). Et de même qu'une femme était intervenue dans la chute pour entraîner Adam, ainsi une femme intervient dans la rédemption par son pouvoir d'intercession et ses mérites ; c'est Marie, la Vierge immaculée, la mère du Sauveur, qui coopère avec lui, bien que secondairement, à l'uvre réparatrice.
Ainsi la justice est pleinement satisfaite, mais la bonté le sera encore plus.
79. B) C'est en effet à l'infinie miséricorde de Dieu, à l'amour excessif qu'il nous porte que la Ste Ecriture attribue la rédemption : « Dieu, nous dit S. Paul, qui est riche en miséricorde, à cause du grand amour dont il nous a aimés... nous a rendus vivants avec le Christ : « Deus qui dives est in misericordiâ, propter nimiam caritatem quâ dilexit nos
, convivificavit nos in Christo » (Ephes., II, 4).
Les trois divines personnes y concourent à l'envi, et chacune d'elles par un amour qui semble vraiment aller à l'excès.
a) Le Père n'a qu'un Fils, égal à lui-même, qu'il aime comme un autre lui-même, et dont il est infiniment aimé ; or ce Fils unique, il le donne, il le sacrifie pour nous, pour nous rendre la vie perdue par le péché : « Sic Deus dilexit mundum ut Filium suum unigenitum daret, ut omnis qui credit in eum non pereat, sed habeat vitam æternam » (Joan., III, 16). Pouvait-il être plus généreux et donner plus que son Fils ? Avec Lui du reste, ne nous a-t-il pas tout donné ? « Qui etiam proprio Filio non pepercit, sed pro nobis tradidit ilium, quomodo non etiam cum illo omnia nobis donavit » (Rom., VIII, 32)
80. b) Le Fils accepte joyeusement et généreusement la mission qui lui est confiée ; dès le premier moment de l'Incarnation, il s'offre à son Père comme victime pour remplacer tous les sacrifices de l'ancienne loi, et sa vie tout entière ne sera qu'un long sacrifice complété par l'immolation du Calvaire, sacrifice inspiré par l'amour qu'il a pour nous : « (Christus) dilexit nos et tradidit semetipsum pro nobis oblationem et hostiam Deo : le Christ nous a aimés et s'est livré lui-même à Dieu pour nous comme une oblation et un sacrifice d'agréable odeur » (Ephes., V, 2) .
81. c) Pour compléter son uvre, il nous envoie le S. Esprit, l'amour substantiel du Père et du Fils, qui non content de répandre dans nos âmes la grâce et les vertus infuses, surtout la divine charité, se donnera lui-même à nous, pour que nous puissions jouir non-seulement de sa présence et de ses dons, mais de sa personne : « La charité est répandue dans nos curs par le Saint Esprit, qui se donne lui-même à nous : Caritas Dei diffusa est in cordibus nostris per Spiritum Sanctum qui datus est nobis » (Rom., V, 5).
La rédemption est donc bien l'uvre d'amour par excellence ; ce qui nous permet de présager ses effets.
II. Les effets de la Rédemption
82. Non content de réparer, par sa satisfaction, l'offense faite à Dieu, et de nous réconcilier avec lui, Jésus nous mérite toutes les grâces que nous avions perdues par le péché et d'autres encore. Il nous rend tout d'abord les biens surnaturels perdus par le péché
a) la grâce habituelle, avec son cortège de vertus infuses et de dons du Saint Esprit, et, pour mieux s'adapter à la nature humaine, institue les sacrements, signes sensibles qui nous confèrent la grâce dans toutes les circonstances importantes de notre vie, et nous donnent ainsi plus de sécurité et de confiance ;
b) des grâces actuelles très abondantes, et que nous avons le droit de considérer même comme plus abondantes que dans l'état d'innocence, en vertu de la parole de S. Paul « ubi autem abundavit delictum superabundavit gratia » (Rom., V, 20)
83. c) Il est parfaitement vrai que le don d'intégrité ne nous est pas rendu immédiatement, mais progressivement. La grâce de régénération nous laisse aux prises avec la triple concupiscence (toutes les misères de la vie, mais elle nous donne la force nécessaire pour en triompher, nous rend plus humbles, plus vigilants et plus actifs pour prévenir et vaincre les tentations, nous affermit ainsi dans la vertu et nous fournit l'occasion d'acquérir plus de mérites ; en mettant sous nos yeux les exemples de Jésus, qui a porté si vaillamment sa croix et la nôtre, elle stimule notre ardeur dans la lutte et soutient notre constance dans l'effort ; et les grâce actuelles qu'il nous a méritées et nous accorde avec une sainte prodigalité, facilitent singulièrement nos efforts et nos victoires. Au fur et à mesure où nous luttons, sous la conduite et avec l'appui du Maître, la concupiscence diminue, notre force de résistance augmente, et le moment vient où des âme privilégiées sont tellement affermies dans la vertu que, tout en demeurant libres de pécher, elles ni commettent aucune faute vénielle de propos délibéré. La victoire définitive n'a lieu qu'à notre entrée dans le ciel ; mais elle sera d'autant plus glorieuse quelle aura été achetée au prix de plus grands efforts. Ne pouvons-nous donc pas dire : O felix culpa !
84. d) A ces secours intérieurs, Notre Seigneur en a joint d'extérieurs, en particulier cette Eglise visible qu'il a fondée et organisée pour éclairer nos esprits par son autorité doctrinale, soutenir nos volontés par son pouvoir législatif et judiciaire, sanctifier nos âmes par les sacrements, les sacramentaux et les indulgences. Ne trouvons-nous pas là un immense secours, dont il faut remercier Dieu : O felix culpa !
85. e) Enfin il n'est pas certain que le Verbe se fût incarné sans le péché originel. Or l'Incarnation est un bien tellement précieux qu'à lui seul il suffit pour justifier et expliquer le chant de l'Eglise : O felix culpa !
Au lieu d'un chef bien doué sans doute, mais faillible et peccable, nous avons à notre tête le Fils éternel de Dieu, qui, ayant revêtu notre nature, est aussi véritablement homme qu'il est vraiment Dieu. Il est le médiateur idéal, médiateur de religion aussi bien que de rédemption, adorant son Père non-seulement en son nom, mais au nom de l'humanité tout entière, bien plus, au nom des Anges qui par Lui sont heureux de glorifier Dieu : « per quem laudant Angeli », le prêtre parfait, ayant libre accès auprès de Dieu par sa nature, divine, et s'inclinant avec compassion vers les hommes, devenus ses frères, qu'il traite avec indulgence, étant lui-même entouré de faiblesse : « qui condolere possit iis qui ignorant et errant, quoniam et ipse circumdatus est infirmitate » (Hebr., V, 2).
Avec lui et par lui nous pouvons rendre à Dieu les hommages infinis auxquels il a droit ; avec lui et par lui nous pouvons obtenir toutes les grâces dont nous avons besoin pour nous et pour nos frères : quand nous adorons, c'est lui qui adore en nous et par nous ; quand nous demandons secours, c'est lui qui appuie nos requêtes ; et c'est pourquoi tout ce que nous demandons au Père en son nom nous est libéralement octroyé.
Nous devons donc nous réjouir d'avoir un tel rédempteur, un tel médiateur, et avoir en lui une confiance sans borne.
Conclusion
86. Ce coup d'il historique fait merveilleusement ressortir l'excellence de la vie surnaturelle, comme aussi la grandeur et la faiblesse de celui qui en est le bénéficiaire.
1° Excellente assurément est cette vie, puisque :
a) Elle vient d'une pensée affectueuse de Dieu, qui de toute éternité nous a aimés et a voulu nous unir à lui dans la plus douce intimité : « In caritate perpetuâ dilexi te, ideo attraxi te miserans : Je t'ai aimé d'un amour constant, et c'est pour cela que je t'ai attiré à moi. » (Jer., XXXI, 3).
b) Elle est une participation réelle, quoique finie, à la nature et à la vie de Dieu, « divinæ consortes naturæ ». (Voir n°106).
c) Elle est estimée par Dieu à un si haut prix que, pour nous la rendre, le Père sacrifie, son Fils unique, Celui-ci s'immole complètement, et le Saint Esprit vient en notre âme pour nous la communiquer.
C'est donc le bien précieux entre tous, « maxima et pretiosa nobis promissa donavit » (Petr., I, 4), que nous devons estimer au-dessus de tout, garder et cultiver avec un soin jaloux : tanti valet quanti Deus !
87. 2° Et cependant nous portons ce trésor dans un vase fragile. Si nos premiers parents, doués du don d'intégrité et entourés de toutes sortes de privilèges, l'ont malheureusement perdu pour eux et pour leur race, que n'avons-nous pas à craindre, nous, qui, malgré notre régénération spirituelle, portons en nous la triple concupiscence ? Sans doute il y a en nous des tendances nobles et généreuses qui viennent de ce qu'il y a de bon en notre nature et surtout de notre incorporation au Christ, des énergies surnaturelles qui nous sont données en vertu de ses mérites ; mais nous demeurons faibles et inconstants, si nous cessons de nous appuyer sur celui qui est notre bras droit en même temps que notre tête ; le secret de notre force n'est pas en nous, mais en Dieu et en Jésus Christ. L'histoire de nos premiers parents et de leur chute lamentable nous montre que le grand mal, le seul mal en ce monde, c'est le péché ; que nous devons par conséquent être constamment vigilants pour repousser immédiatement et énergiquement les premières attaques de l'ennemi, d'où qu'il vienne, du dehors ou du dedans. Nous sommes du reste bien armés contre lui, comme le montrera notre chapitre second sur la nature de la vie chrétienne.
CHAPITRE II. Nature de la vie chrétienne
88. La vie surnaturelle étant une participation à la vie de Dieu, en vertu des mérites de Jésus-Christ, se définit parfois la vie de Dieu en nous ou la vie de Jésus en nous. Ces expressions sont justes, si on a soin de les bien expliquer, de manière à éviter toute trace de panthéisme. Nous n'avons pas en effet une vie identique à celle de Dieu ou de Notre Seigneur, mais une similitude de cette vie, une participation finie, bien que réelle, à cette vie.
Nous pouvons donc la définir : une participation à la vie divine, conférée par le Saint Esprit habitant en nous, en vertu des mérites de Jésus Christ, et que nous devons cultiver contre les tendances opposées.
89. On le voit donc, la vie surnaturelle est une vie où Dieu a le rôle principal et nous le rôle secondaire. C'est Dieu, le Dieu de la Trinité (qu'on appelle aussi le Saint Esprit), qui vient lui-même nous conférer cette vie, puisque lui seul peut nous faire participer à sa propre vie. Il nous la communique en vertu des mérites de Jésus Christ (n° 78), qui est la cause méritoire, exemplaire et vitale de notre sanctification. Il est donc bien vrai que Dieu vit en nous, que Jésus vit en nous ; mais notre vie spirituelle n'est pas identique à celle de Dieu ou à celle de Notre Seigneur ; elle en est distincte, et nest que semblable à l'une et à l'autre. Notre vie à nous consiste à utiliser les dons divins pour vivre en Dieu et pour Dieu, pour vivre en union avec Jésus et en l'imitant ; et, comme la triple concupiscence demeure en nous (n° 83), nous ne pouvons vivre qu'à la condition de la combattre avec acharnement ; comme, par ailleurs, Dieu nous a dotés d'un organisme surnaturel, nous devons le faire croître par les actes méritoires, et la fervente réception des Sacrements.
Tel est le sens de la définition que nous venons de donner ; le chapitre tout entier n'en sera que l'explication et le développement, et nous permettra de tirer des conclusions pratiques sur la dévotion à la Sainte Trinité, la dévotion et l'union au Verbe Incarné, et même la dévotion à la Sainte Vierge et aux Saints qui découlent de leurs rapports avec le Verbe Incarné.
Bien que l'action de Dieu et l'action de l'âme se développent parallèlement dans la vie chrétienne, nous traiterons pour plus de clarté, en deux articles successifs, du rôle de Dieu et du rôle de l'homme.
Dieu agit en nous
1° Par lui-mêmeIl habite en nous : doù dévotion à la Ste TrinitéIl nous dote dun organisme surnaturel
2° Par son Verbe Incarné qui est principalementCause méritoire de notre vieCause exemplaire de notre vieCause vitale de notre vieDoù dévotion au Verbe incarné
3° Par Marie qui est secondairementCause méritoire de notre vieCause exemplaire de notre vieCause distributrice de grâcesDoù dévotion à Marie
4° Par les Saints et les AngesImages vivantes de Dieu : les vénérerIntercesseurs : les invoquerModèles : les imiter
Nous vivons et agissons pour Dieu
1° En luttant contrela concupiscencele mondele démon
2° En sanctifiant nos actionsLeur triple valeurConditions du mériteMoyen de rendre nos actes plus méritoires3° En recevant dignement les sacrementsLa grâce sacramentelleLa grâce spéciale de la Pénitence et de lEucharistie
ART. I. DU RÔLE DE DIEU DANS LA VIE CHRÉTIENNE
Dieu agit en nous soit par lui-même, soit par le Verbe Incarné, soit par l'intermédiaire de la Sainte Vierge, des Anges et des Saints.
§ I. Du rôle de la Sainte Trinité
90. Le premier principe, la cause efficiente principale et la cause exemplaire de la vie surnaturelle en nous, n'est autre que la Sainte Trinité, ou, par appropriation, le Saint Esprit. Car, bien que la vie de la grâce soit l'uvre commune des trois divines personnes, puisqu'elle est une uvre ad extra, on l'attribue cependant spécialement au Saint Esprit parce que c'est une uvre d'amour.
Or cette adorable Trinité contribue à notre sanctification de deux façons : elle vient habiter notre âme, et y produit un organisme surnaturel, qui, en surnaturalisant cette âme, lui permet de faire des actes déiformes.
I. Lhabitation du Saint Esprit dans lAme
91. Puisque la vie chrétienne est une participation à la vie même de Dieu, il est évident que lui seul peut nous la conférer. Il le fait en venant habiter dans nos âmes et en se donnant à nous tout entier pour que nous puissions lui rendre nos devoirs, jouir de sa présence et nous laisser conduire par lui avec docilité pour pratiquer les dispositions et vertus de Jésus Christ : c'est ce que les théologiens appellent la grâce incréée. Nous verrons 1° comment les trois divines personnes vivent en nous ; 2° et comment nous devons nous comporter à leur égard.
1° Comment les divines personnes habitent en nous
92. Dieu, nous dit saint Thomas, est naturellement dans les créatures de trois manières différentes : par sa puissance, en ce sens que toutes les créatures sont soumises à son empire ; par sa présence, en tant qu'il voit tout, jusqu'aux plus secrètes pensées de notre âme « omnia nuda et aperta sunt oculis ejus » ; par son essence, puisqu'il agit partout et que partout il est la plénitude de l'être et la cause première de tout ce qu'il y a de réel dans les créatures, leur communiquant sans cesse non seulement le mouvement et la vie, mais l'être lui-même (Act., XVII, 28).
Mais sa présence en nous par la grâce est d'un ordre bien supérieur et plus intime. Ce n'est pas seulement la présence du Créateur et du Conservateur qui soutient les êtres qu'il a créés ; c'est la présence de la Très Sainte et Très Adorable Trinité telle que la foi nous la révèle : le Père vient en nous et continue d'y engendrer son Verbe ; avec lui nous recevons le Fils, parfaitement égal au Père, son image vivante et substantielle, qui ne cesse d'aimer infiniment son Père comme il en est aimé ; de cet amour mutuel jaillit le Saint Esprit, personne égale au Père et au Fils, lien mutuel entre les deux, et cependant distinct de l'un et de l'autre. Que de merveilles se renouvellent dans une âme en état de grâce !
Ce qui caractérise cette présence, c'est que Dieu non seulement est en nous, mais se donne à nous pour que nous puissions jouir de lui. Selon le langage de nos saints Livres, nous pouvons dire que, par la grâce, Dieu se donne à nous comme père, comme ami, comme collaborateur, comme sanctificateur, et qu'ainsi il est vraiment le principe même de notre vie intérieure, sa cause efficiente et exemplaire.
93. A) Dans l'ordre de la nature, Dieu est en nous comme créateur et souverain maître, et nous ne sommes que ses serviteurs, sa propriété, sa chose. Mais dans l'ordre de la grâce, il se donne à nous comme notre Père, et nous sommes ses enfants adoptifs ; privilège merveilleux qui est la base de notre vie surnaturelle. C'est ce que répètent constamment saint Paul et saint Jean : « Non enim accepistis spiritum servitutis iterum in timore, sed accepistis spiritum adoptionis filiorum, in quo clamamus Abba (Pater). Ipse enim Spiritus testimonium reddit spiritui nostro quod sumus filii Dei. » (Rom., VIII, 15-16).
Dieu nous adopte donc pour ses enfants, et cela dune façon beaucoup plus parfaite que les hommes ne le font par ladoption légale. Ceux-ci peuvent bien sans doute transmettre à des fils adoptifs leur nom et leurs biens, mais non leur sang et leur vie. « L'adoption légale, dit avec raison le cardinal Mercier (La vie intérieure, éd. 1909, p. 405), est une fiction. L'enfant adopté est considéré par les parents adoptifs comme s'il était leur enfant et reçoit d'eux l'héritage auquel aurait eu droit le fruit de leur union; la société reconnaît cette fiction et en sanctionne les effets ; néanmoins l'objet de la fiction ne se transforme pas en réalité... La grâce de l'adoption divine n'est pas une fiction... elle est une réalité. Dieu accorde à ceux qui ont foi à son Verbe la filiation divine, dit saint Jean : « Dedit eis potestatem filios Dei fieri, qui credunt in nomine ejus » (Joan., I, 12). Cette filiation n'est pas nominale, elle est effective : « Ut filii Dei nominemur et simus ». Nous entrons en possession de la nature divine, « divinæ consortes naturæ ».
94. Sans doute cette vie divine n'est en nous qu'une participation, « consortes », une similitude, une assimilation qui fait de nous non pas des dieux, mais des êtres déiformes. Il n'en est pas moins vrai que c'est, non une fiction, mais une réalité, une vie nouvelle, non pas égale, mais semblable à celle de Dieu, et qui, au témoignage de nos Saints Livres, suppose une nouvelle génération ou régénération : « Nisi quis renatus fuerit ex aqua et Spiritu Sancto... per lavacrum regenerationis et renovationis Spiritus Sancti
regeneravit nos in spem vivam... voluntarie enim genuit nos verbo veritatis » (Joan., III, 5 ; Tit., III, 5 ; I Petr., I, 3 ; Jac., I, 18). Toutes ces expressions nous montrent que notre adoption n'est pas purement nominale, mais vraie et réelle, bien que très distincte de la filiation du Verbe incarné. C'est pour cela que nous devenons héritiers de plein droit du royaume céleste, cohéritiers de celui qui est notre frère aîné (Rom., VIII, 17 ; VIII, 29). Nest-ce pas le cas de redire la parole si touchante de saint Jean : « Videte qualem caritatem dedit nobis Pater, ut filii Dei nominemur et simus » (I Joan., III, 1).
Dieu aura donc pour nous le dévouement, la tendresse d'un père. Il se compare lui-même à une mère qui ne peut jamais oublier son enfant (Is., XLIX, 15). Certes il l'a bien montré, puisque, pour sauver ses enfants déchus, il n'a pas hésité à donner et à sacrifier son Fils unique (Joan., III, 16). C'est ce même amour qui le porte à se donner tout entier, dès maintenant et dune façon habituelle, à ses enfants adoptifs, en habitant dans leur cur : « Si quis diligit me, sermonem meum servabit, et Pater meus diliget eum, et ad eum veniemus, et mansionem apud eum faciemus » (Joan., XIV, 23). Il habite donc en nous comme un Père très aimant et très dévoué.
95. B) Il se donne aussi à titre d'ami. L'amitié ajoute aux relations de père et de fils une certaine égalité, « amicitia æquales accipit aut facit », une certaine intimité, une réciprocité qui entraîne les plus douces communications. Or ce sont bien des relations de ce genre que la grâce met entre Dieu et nous : sans doute quand il s'agit de Dieu et de l'homme il ne peut être question d'égalité vraie, mais d'une certaine similitude qui suffit à établir une véritable intimité. Dieu nous livre en effet ses secrets ; il nous parle non seulement par son Eglise, mais aussi d'une façon intérieure par son Esprit (Joan., XIV, 26). Aussi, à la dernière Cène, Jésus déclare à ses apôtres que désormais ils ne seront plus ses serviteurs, mais ses amis, parce qu'il n'aura plus de secrets pour eux (Joan., XV, 15). Ce sera une douce familiarité qui présidera désormais à leurs rapports, cette familiarité qui existe entre amis quand ils prennent un repas en tête-à-tête : « Voici que je me tiens à la porte et frappe ; si quelqu'un entend ma voix et ouvre la porte, j'entrerai avec lui, je souperai avec lui et lui avec moi » (Apoc., III, 20). Admirable intimité que nous n'eussions jamais osé ambitionner, si l'Ami divin n'avait pas pris lui-même les devants ! Et cependant cette intimité s'est réalisée et se réalise encore chaque jour, non pas seulement chez les saints, mais dans les âmes intérieures qui consentent à ouvrir la porte de leur âme à l'hôte divin. C'est ce que nous atteste l'auteur de lImitation quand il décrit les fréquentes visites de l'Esprit Saint aux âmes intérieures, les douces conversations qu'il entretient avec elles, les consolations et les caresses dont il les comble, la paix qu'il fait régner en elles, l'étonnante familiarité avec laquelle il les traite (Imit., 1., II, c.I, v.I). Du reste, la vie des mystiques contemporaines, de la Bienheureuse sur Thérèse de l'Enfant Jésus, de sur Elisabeth de la Trinité, de Gemma Galgani et de tant d'autres nous montrent que ces paroles de l'Imitation se réalisent tous les jours. Il est donc bien vrai que Dieu vit en nous comme un ami intime.
96. c) Il n'y reste pas oisif ; il y agit comme le plus puissant des collaborateurs. Sachant bien que, de nous-mêmes nous ne pouvons cultiver cette vie surnaturelle qu'il met en nous, il supplée à notre impuissance en collaborant avec nous par la grâce actuelle. Avons-nous besoin de lumière pour percevoir les vérités de la foi qui désormais guideront nos pas ? C'est lui, le Père des lumières, qui viendra éclairer notre intelligence sur notre fin dernière et les moyens de l'atteindre, lui qui nous suggérera de bonnes pensées inspiratrices des bonnes actions. Avons-nous besoin de force pour vouloir sincèrement orienter notre vie vers notre fin, pour le vouloir énergiquement et constamment ? C'est lui qui nous donnera ce concours surnaturel qui nous permet de vouloir et daccomplir nos résolutions (Philip., II, 13). Sil sagit de combattre nos passions ou de les discipliner, de vaincre les tentations qui parfois nous obsèdent, c'est lui encore qui nous donnera la force d'y résister et d'en tirer parti pour nous affermir dans la vertu (I Cor., X, 13). Quand, fatigués de faire le bien, nous serons portés au découragement et aux défaillances, il s'approchera de nous pour nous soutenir et assurer notre persévérance : « Celui qui a commencé en vous luvre de votre sanctification la perfectionnera jusquau jour du Christ Jésus » (Philip., I, 6). En un mot, nous ne serons jamais seuls, même alors que, privés de consolation, nous nous croirons abandonnés : la grâce de Dieu sera toujours avec nous, pourvu que nous consentions à travailler avec elle (I Cor., XV, 10). Appuyés sur ce tout puissant collaborateur, nous serons invincibles car nous pouvons tout en celui qui nous fortifie (Philip., IV, 13).
97. d) Ce collaborateur est en même temps un sanctificateur : en venant habiter note âme, il la transforme en un temple saint orné de toutes les vertus (I Cor., XV, 10). Le Dieu qui vient en nous par la grâce, ce nest pas en effet le Dieu de la nature, mais le Dieu vivant, la Trinité Sainte, source infinie de vie divine et qui ne demande quà nous faire participer à sa sainteté ; parfois sans doute cette habitation est attribuée au Saint-Esprit, par appropriation, parce qu'elle est une uvre d'amour, mais, comme elle est une uvre ad extra, elle est commune aux trois divines personnes. Voilà pourquoi saint Paul nous appelle indifféremment les temples de Dieu et les temples du Saint-Esprit (I Cor., III, 16).
Notre âme devient donc le temple du Dieu vivant, une enceinte sacrée, réservée à Dieu, un trône de miséricorde, où il se plaît à distribuer ses faveurs célestes, et quil orne de toutes les vertus. Nous décrirons bientôt lorganisme surnaturel dont il nous dote. Mais il est évident que la présence en nous du Dieu trois fois saint, telle que nous venons de la décrire, ne peut être que sanctifiante, et que l'Adorable Trinité vivant et agissant en nous est bien le principe de notre sanctification, la source de notre vie intérieure. Elle en est aussi la cause exemplaire, puisque, fils de Dieu par adoption, nous devons imiter notre Père. C'est du reste ce que nous comprendrons mieux en expliquant comment nous devons nous comporter à l'égard des trois divines personnes habitant en nous.
2° Nos devoirs à légard de la Sainte Trinité vivant en nous
98. Quand on possède en soi un trésor aussi précieux que la Trinité Sainte, il faut y penser souvent, « ambulare cum Deo intus ». Or cette pensée fait naître trois sentiments principaux : l'adoration, l'amour et l'imitation.
99. A) Le premier sentiment qui jaillit comme spontanément du cur, cest celui de l'adoration : « Glorificate et portate Deum in corpore vestro. » (I Cor., VI, 20). Comment, en effet, ne pas glorifier, bénir, remercier cet hôte divin qui transforme notre âme en un véritable sanctuaire ? Quand Marie eut reçu en son chaste sein le Verbe incarné, sa vie ne fut plus qu'un acte perpétuel d'adoration et de reconnaissance ; tels sont aussi, bien qu'à un degré moindre, les sentiments d'une âme qui prend conscience de l'habitation du Saint-Esprit en elle : elle comprend qu'étant le temple de Dieu, elle doit sans cesse s'offrir comme une hostie de louange à la gloire des trois divines personnes.
a) Au commencement de ses actions, en faisant le signe de la croix in nomine Patris et Filii et Spiritus Sancti, elle leur consacre chacune de ses actions ; en les terminant, elle reconnaît que tout ce qu'elle a fait de bien doit leur être attribué : Gloria Patri et Filio et Spiritui Sancto.
b) Elle aime à redire les prières liturgiques qui célèbrent leurs louanges : le Gloria in excelsis Deo, qui exprime si bien tous les sentiments de religion à légard des divines personnes et surtout du Verbe incarné ; le Sanctus, qui proclame la sainteté divine ; le Te Deum, qui est l'hymne de la reconnaissance.
c) En face de cet hôte divin, si bienveillant sans doute, mais qui ne cesse dêtre Dieu, elle reconnaît humblement son entière dépendance de Celui qui est son premier principe et sa dernière fin, son incapacité à le louer comme il le mérite, et, dans ce sentiment, elle s'unit à l'Esprit de Jésus qui seul peut rendre à Dieu la gloire à laquelle il a droit : « C'est l'Esprit qui vient en aide à notre faiblesse, car nous ne savons pas ce que nous devons, selon nos besoins, demander dans nos prières ; mais l'Esprit lui-même prie pour nous avec des gémissements inénarrables. » (Rom., VIII, 26).
100. B) Après avoir adoré Dieu et proclamé son néant, l'âme se laisse aller aux sentiments de l'amour le plus confiant. Tout infini qu'il soit, il s'abaisse vers nous comme le père le plus aimant vers son fils et nous invite à l'aimer, à lui donner notre cur (Prov., XXIII, 26). Cet amour, il a le droit de l'exiger impérieusement ; mais il préfère nous le demander doucement, affectueusement, pour qu'il y ait, pour ainsi dire, plus de spontanéité dans notre réponse, plus d'abandon filial dans notre recours à lui. Comment ne pas répondre à tant de prévenances délicates, à des sollicitudes si maternelles par un amour confiant ? Ce sera un amour pénitent, pour expier nos trop nombreuses infidélités dans le passé et dans le présent, un amour reconnaissant, pour remercier cet insigne bienfaiteur, ce collaborateur dévoué qui travaille notre âme avec tant d'assiduité ; mais surtout un amour d'amitié qui nous fera converser doucement avec le plus fidèle et le plus généreux des amis, et épouser tous ses intérêts, procurer sa gloire, faire bénir son saint nom. Ce ne sera donc pas un simple sentiment affectueux, ce sera un amour généreux, allant jusqu'au sacrifice, à l'oubli de soi, au renoncement à la volonté propre par la soumission aux préceptes et aux conseils divins.
101. C) Cet amour nous conduira donc à l'imitation de l'adorable Trinité, dans la mesure où elle est compatible avec la faiblesse humaine. Fils adoptifs d'un Père très saint, temples vivants du Saint-Esprit, nous comprenons mieux la nécessité de respecter et notre corps et notre âme. C'était la conclusion que l'Apôtre inculquait à ses disciples : « Ne savez-vous donc pas que vous êtes le temple de Dieu et que l'Esprit de Dieu habite en vous ? Si quelqu'un souille le temple de Dieu, Dieu le détruira ; car le temple de Dieu est saint ; et ce temple cest vous. » (I Cor., III, 16-17). L'expérience prouve qu'il n'est pas, pour les âmes généreuses, de motif plus puissant que celui-là pour les détourner du péché et les exciter à la pratique des vertus ; ne faut-il pas en effet purifier et orner sans cesse un temple où réside le Dieu trois fois saint ? Du reste, quand Notre-Seigneur veut nous proposer un idéal de perfection, il ne va pas le chercher en dehors de la sainte Trinité : « Soyez parfaits, dit-il, comme votre Père céleste est parfait (Matth., V, 48). De prime abord, cet idéal semble trop élevé ; mais quand nous nous rappelons que nous sommes les fils adoptifs du Père, et qu'il vit en nous pour y imprimer son image et collaborer à notre sanctification, nous comprenons que noblesse oblige et que c'est un devoir de nous rapprocher sans cesse des divines perfections. C'est surtout pour pratiquer la charité fraternelle que Jésus nous demande d'avoir devant les yeux ce modèle parfait qu'est l'indivisible unité des trois divines personnes : « Pour que tous soient un, comme vous, mon Père, êtes en moi et moi en vous, pour que, eux aussi, ils soient un en nous » (Joan., XVII, 21). Prière touchante, dont saint Paul se fera un jour l'écho, en suppliant ses chers disciples de ne pas oublier qu'étant un seul corps et un seul esprit, n'ayant qu'un seul et même Père qui habite en tous les justes, ils doivent conserver lunité de l'esprit par le lien de la paix (Ephes., IV, 3-6).
Pour tout résumer, nous pouvons conclure que la vie chrétienne consiste avant tout dans une union intime, affectueuse et sanctifiante avec les trois divines personnes, qui nous maintient dans l'esprit de religion, d'amour et de sacrifice.
II. De lorganisme de la vie chrétienne
102. Les trois divines personnes habitant le sanctuaire de notre âme, se plaisent à l'enrichir de dons surnaturels, et nous communiquent une vie semblable à la leur, qui s'appelle la vie de la grâce ou vie déiforme.
Or dans toute vie il y a un triple élément : un principe vital, est pour ainsi dire la source de la vie ; des facultés qui permettent de produire des actes vitaux ; et enfin des actes qui en sont l'épanouissement et contribuent à son accroissement. Dans l'ordre surnaturel, Dieu vivant en nous produit en nos âmes ces trois éléments.
a) Il nous communique d'abord la grâce habituelle, qui joue en nous le rôle de principe vital surnaturel, divinise pour ainsi dire la substance même de notre âme et la rend apte, quoique d'une manière éloignée, à la vision béatifique et aux actes qui la préparent.
103. b) De cette grâce découlent les Vertus infuses et les dons du Saint-Esprit qui perfectionnent nos facultés et nous donnent le pouvoir immédiat de faire des actes déiformes, surnaturels et méritoires.
c) Pour mettre en branle ces facultés, il nous accorde des grâces actuelles qui illuminent notre intelligence, fortifient notre volonté, nous aident à agir surnaturellement et à augmenter ainsi le capital de grâce habituelle qui nous a été départi.
104. Cette vie de la grâce, bien que distincte de la vie naturelle, n'est pas simplement superposée à celle-ci, mais la pénètre tout entière, la transforme et la divinise. Elle s'assimile tout ce qu'il y a de bon dans notre nature, notre éducation, nos habitudes acquises, perfectionne et surnaturalise tous ces éléments, et les oriente vers la fin dernière, c'est-à-dire vers la possession de Dieu par la vision béatifique et l'amour qui l'accompagne.
C'est à cette vie surnaturelle qu'il appartient de diriger la vie naturelle, en vertu du principe général, déjà exposé, n° 54, que les êtres inférieurs sont subordonnés aux êtres supérieurs. Elle ne peut durer et se développer, que si elle domine et garde sous son influence les actes de l'intelligence, de la volonté et des autres facultés ; par là elle ne détruit ni ne diminue la nature, elle l'exalte et la perfectionne. C'est ce que nous allons montrer en étudiant successivement ses trois éléments.
1° De la grâce habituelle
105. Dieu voulant, dans son infinie bonté, nous élever jusqu'à lui, dans la mesure où le permet notre faible nature, nous donne un principe vital surnaturel, déiforme : c'est la grâce habituelle, grâce qu'on appelle créée, par opposition à la grâce incréée qui consiste dans l'habitation du St Esprit en nous. Cette grâce nous rend semblables à Dieu et nous unit à lui d'une façon très étroite. Ce sont les deux points de vue que nous allons exposer, en donnant la définition traditionnelle, et en précisant l'union produite par la grâce entre notre âme et Dieu.
A) Définition
106. On définit habituellement la grâce une qualité surnaturelle, inhérente à notre âme, qui nous fait participer d'une façon réelle, formelle, mais accidentelle à la nature et à la vie divine. a) C'est donc une réalité de l'ordre surnaturel, mais non une substance, puisqu'aucune substance créée ne peut être surnaturelle ; c'est une manière d'être, un état de l'âme, une qualité inhérente à la substance de notre âme, qui la transforme, l'élève au-dessus de tous les êtres naturels les plus parfaits ; qualité permanente de sa nature, qui demeure en nous tant que nous ne la chassons pas de notre âme en commettant volontairement un péché mortel. « Elle est, dit le Card. Mercier en s'appuyant sur Bossuet, cette qualité spirituelle que Jésus répand dans nos âmes ; laquelle pénètre le plus intime de notre substance ; qui s'imprime dans le plus secret de nos âmes, et qui se répand (par les vertus) dans toutes les puissances et les facultés de l'âme ; qui la possède intérieurement, la rend pure et agréable aux yeux de ce divin Sauveur, la fait être son sanctuaire, son temple, son tabernacle, enfin son lieu de délices. » (La vie intérieure, p. 401)
107. b) Cette qualité nous rend, selon l'énergique expression de S. Pierre, participants de la nature divine, divinæ consortes natura ; elle nous fait entrer, dit S. Paul, en communion avec lEsprit Saint, communicatio Sancti Spiritus (II Cor., XIII, 13), en société avec le Père et le Fils, ajoute S. Jean (Joan., I, 3). Elle fait de nous non pas certes les égaux de Dieu, mais des êtres déiformes, semblables à lui ; et nous donne non pas la vie divine elle-même, qui est essentiellement incommunicable, mais une vie semblable à la sienne. C'est ce que nous avons à expliquer, dans la mesure où l'intelligence humaine peut le saisir.
108. 1) La vie propre de Dieu, c'est de se voir lui-même directement et de s'aimer infiniment. Nulle créature, si parfaite qu'on la suppose, ne peut par elle-même contempler l'essence divine, « qui habite une lumière inaccessible » (Tim., VI, 16). Mais Dieu, par un privilège entièrement gratuit, appelle l'homme à contempler cette divine essence dans le ciel ; et, comme il en est incapable, il élève, dilate et fortifie son intelligence par la lumière de gloire. Alors, nous dit S. jean, nous serons semblables à Dieu, parce que nous le verrons comme il se voit lui-même, ou, ce qui est la même chose, comme il est en lui-même (Joan., III, 2). Nous verrons, ajoute S. Paul, non plus à travers le miroir des créatures, mais face à face, sans intermédiaire, sans nuage, face à face, avec une clarté lumineuse (I Cor., XIII, 12-13). Par là nous participerons, quoique d'une façon finie, à la vie même de Dieu, puisque nous le connaîtrons de la façon dont il se connaît lui-même et que nous l'aimerons comme il s'aime. Ce que les théologiens expliquent en disant que l'essence divine viendra s'unir au plus intime de notre âme, et nous servira d'espèce impresse pour nous permettre de la voir sans aucun intermédiaire créé, sans aucune image.
109. 2) Or la grâce habituelle est déjà une préparation à la vision béatifique et comme un avant-goût de cette faveur, prælibatio visionis beatificæ ; c'est le bouton qui déjà contient la fleur, bien que celle-ci ne doive s'épanouir que plus tard ; elle est donc du même genre que la vision béatifique elle-même, et participe à sa nature.
Essayons une comparaison si imparfaite soit-elle. Je puis connaître un artiste de trois façons : par l'étude de ses uvres, - le portrait que m'en trace un de ses amis intimes, - ou enfin par les rapports directs que j'ai avec lui. La première de ces connaissances est celle que nous avons de Dieu par la vue de ses uvres, connaissance inductive bien imparfaite, puisque ses uvres, tout en manifestant sa sagesse et sa puissance, ne me disent rien de sa vie intérieure. La seconde répond assez bien à la connaissance que nous donne la foi : sur le témoignage des écrivains sacrés, et surtout du Fils de Dieu, je crois ce qu'il plaît à Dieu de me révéler non plus seulement sur ses uvres et ses attributs, mais sur sa vie intime ; je crois que de toute éternité il engendre un Verbe qui est son Fils, qu'il l'aime et qu'il en est aimé, et que de cet amour mutuel jaillit le St Esprit. Sans doute je ne comprends pas, je ne vois pas, surtout, mais je crois d'une certitude inébranlable, et cette foi me fait participer d'une façon voilée, obscure, mais réelle à la connaissance que Dieu a de lui-même. Ce ne sera que plus tard, par la vision béatifique, que se réalisera le troisième mode de connaissance ; mais, comme on le voit, le second est de même nature au fond que ce dernier, et assurément très supérieur à la connaissance rationnelle.
110. c) Cette participation à la vie divine est non pas simplement virtuelle, mais formelle. Une participation virtuelle ne nous fait posséder une qualité que d'une façon diverse de celle qui se trouve dans la cause principale ; ainsi la raison est une participation virtuelle à l'intelligence divine, parce qu'elle nous fait connaître la vérité, mais d'une façon bien différente de la connaissance que Dieu en a. Il n'en est pas ainsi de la vision béatifique et, toute proportion gardée, de la foi : celles-ci nous font connaître Dieu comme il se connaît lui-même, non pas au même degré sans doute, mais de la même manière.
111. d) Cette participation nest pas substantielle mais accidentelle. Ainsi elle se distingue de la génération du Verbe, qui reçoit toute substance du Père ; et de lunion hypostatique qui est une union substantielle de la nature humaine et de la nature divine dans l'unique personne du Verbe : nous gardons en effet notre personnalité, et notre union avec Dieu n'est pas substantielle. C'est la doctrine de S. Thomas : « La grâce étant bien supérieure à la nature humaine, ne peut être ni une substance, ni la forme substantielle de l'âme ; elle ne peut en être que la forme accidentelle » (Sum. theol., Ia IIæ, q.110, a.2 ad 2). Et, pour expliquer sa pensée il ajoute que ce qui est substantiellement en Dieu nous est donné accidentellement et nous fait participer à sa divine bonté.
Avec ces restrictions, on évite de tomber dans le panthéisme, et l'on a cependant une idée très haute de la grâce, qui nous apparaît comme une divine similitude imprimée par Dieu dans notre âme (Gen., I, 26).
112. Pour nous faire comprendre cette divine ressemblance, les Pères emploient diverses comparaisons.
1) Notre âme, disent-ils, est une image vivante de la Trinité, une sorte de portrait en miniature, puisque le Saint Esprit lui-même vient s'imprimer en nous comme le cachet sur une cire molle, et y laisse ainsi sa divine similitude. Ils en concluent que l'âme en état de grâce est d'une beauté ravissante, puisque l'artiste qui y peint cette image est infiniment parfait, n'étant autre que Dieu lui-même. Ils en concluent avec raison que, loin de détruire ou ternir cette image, nous devons la rendre chaque jour plus ressemblante. - Ou bien encore ils comparent notre âme à ces corps transparents qui, recevant la lumière du soleil, en sont comme pénétrés et acquièrent un éclat incomparable qu'ils répandent ensuite autour d'eux ; ainsi notre âme, semblable à un globe de cristal éclairé par le soleil, reçoit la lumière divine, resplendit d'un vif éclat et le réfléchit sur les objets qui l'entourent.
113. 2) Pour montrer que cette ressemblance ne demeure pas à la surface, mais pénètre jusqu'au plus intime de notre âme, ils ont recours à la comparaison du fer et du feu. De même, disent-ils, qu'une barre de fer plongée dans un brasier ardent, acquiert bientôt l'éclat, la chaleur et la souplesse du feu, ainsi notre âme, plongée dans la fournaise de l'amour divin, s'y débarrasse de ses scories, et devient brillante, brûlante et souple aux divines inspirations.
114. 3) Un auteur contemporain, voulant exprimer l'idée que la grâce est une vie nouvelle, la compare à une greffe divine entée sur le sauvageon de notre nature, et qui se combine avec notre âme pour y constituer un principe vital nouveau, et par là même une vie bien supérieure. Mais, de même que la greffe ne confère pas au sauvageon toute la vie de l'essence à laquelle on l'a empruntée, mais seulement telle ou telle de ses propriétés vitales, ainsi la grâce sanctifiante ne nous donne pas toute la nature de Dieu, mais quelque chose de sa vie qui constitue pour nous une vie nouvelle ; nous participons donc à la vie divine, mais ne la possédons pas dans sa plénitude.
Cette divine similitude prépare évidemment notre âme à une union très intime avec l'adorable Trinité qui habite en elle.
B) Union entre notre âme et Dieu
115. De ce que nous avons dit sur l'habitation de la Sainte Trinité dans notre âme (n° 92), il résulte qu'entre nous et l'hôte divin existe une union morale très intime et très sanctifiante. Mais n'y a-t-il pas quelque chose de plus, quelque chose de physique dans cette union ?
116. a) Les comparaisons employées par les Pères sembleraient l'indiquer.
1) Un grand nombre d'entre eux nous disent que l'union de Dieu avec l'âme est semblable à celle de l'âme et du corps : « Il y a deux vies en nous, dit saint Augustin, la vie du corps et celle de l'âme, la vie du corps, c'est l'âme, et la vie de l'âme, c'est Dieu » (Enarrat. In psal. 70, sermo 2, n.3, P.L. 36, 893). Ce ne sont là évidemment que des analogies ; tâchons de dégager la vérité qu'elles contiennent. L'union entre le corps et l'âme est substantielle, si bien qu'ils ne forment plus qu'une seule et même nature, une seule et même personne. Il n'en est pas ainsi de l'union entre notre âme et Dieu : nous conservons toujours notre nature et notre personnalité, et demeurons ainsi essentiellement distincts de la divinité. Mais, de même que l'âme donne au corps la vie dont il jouit, ainsi Dieu, sans être la forme de l'âme, lui donne sa vie surnaturelle, vie non pas égale, mais véritablement et formellement semblable à la sienne ; et cette vie constitue une union très réelle entre notre âme et Dieu. Elle suppose une réalité concrète que Dieu nous communique et qui sert de trait d'union entre lui et nous ; assurément cette relation nouvelle n'ajoute rien à Dieu, mais elle perfectionne notre âme et la rend déiforme ; l'Esprit Saint est ainsi non la cause formelle, mais la cause efficiente et exemplaire de notre sanctification.
117. 2) Cette même vérité se dégage de la comparaison faite par quelques auteurs, entre l'union hypostatique et l'union de notre âme avec Dieu. Assurément la différence entre les deux est essentielle : l'union hypostatique est substantielle et personnelle, puisque la nature divine et la nature humaine, bien que parfaitement distinctes, ne forment plus en Jésus-Christ qu'une seule et même personne, tandis que l'union de l'âme à Dieu par la grâce nous laisse notre personnalité propre, essentiellement distincte de la personnalité divine et ne nous unit à Dieu que d'une façon accidentelle : « Elle se fait, en effet, par l'intermédiaire de la grâce sanctifiante, "accident" surajouté à la substance de l'âme ; or, dans le langage scolastique, l'union d'un accident et d'une substance s'appelle une union "accidentelle". » (Cardinal Mercier, La Vie intérieure, éd. 1919, p. 392)
Il n'en est pas moins vrai que l'union de l'âme à Dieu est bien une union de substance à substance, que l'homme et Dieu sont en contact aussi intime que le fer et le feu qui l'enveloppe et le pénètre, que le cristal et la lumière. Pour tout résumer en un mot, l'union hypostatique fait un homme-Dieu, l'union de la grâce fait des hommes divinisés ; et de même que les actions du Christ sont divino-humaines ou théandriques, ainsi celles du juste sont déiformes, faites en commun par Dieu et par nous, et à ce titre méritoires de la vie éternelle qui n'est autre chose qu'une union immédiate avec la divinité. On peut donc dire, avec le P. de Smedt, « que l'union hypostatique est le type de notre union avec Dieu par la grâce et que celle-ci en est l'image la plus parfaite qu'une pure créature puisse reproduire en elle. » (Notre Vie surnaturelle, p. 51).
Concluons avec le même auteur, que l'union de la grâce n'est pas purement morale, mais qu'elle contient un élément physique qui nous permet de l'appeler physico-morale : « La nature divine est véritablement et dans son être propre unie à la substance de l'âme par un lien spécial de manière que l'âme juste possède en elle la nature divine comme lui appartenant, et, par conséquent possède un caractère divin, une perfection d'ordre divin, une beauté divine, infiniment supérieure à tout ce qu'il peut y avoir de perfection naturelle, dans une créature quelconque existante ou possible. » (op. cit., p. 49).
118. b) Si, laissant de côté les comparaisons, nous étudions le côté doctrinal de la question, nous arrivons à la même conclusion.
1) Dans le ciel, les élus voient Dieu face à face, sans intermédiaire ; c'est l'essence divine elle-même qui joue le rôle d'espèce impresse. Il y a donc entre eux et la Divinité une union vraie, réelle, qu'on peut appeler physique, puisque Dieu ne peut être vu et possédé qu'à la condition d'être présent à leur esprit par son essence et ne peut être aimé que s'il est effectivement uni à leur volonté comme objet d'amour. Or, la grâce n'est autre chose qu'un commencement, un germe de la gloire.
Donc l'union commencée sur terre entre notre âme et Dieu par la grâce est au fond du même genre que celle de la gloire, réelle et en un certain sens physique comme elle. Ainsi conclut le P. Froget, dans son beau livre de L'Habitation du Saint-Esprit (p. 159), en s'appuyant sur de nombreux textes de saint Thomas : « Dieu est donc réellement, physiquement, substantiellement présent au chrétien qui a la grâce ; et ce n'est pas une simple présence matérielle, c'est une vraie possession accompagnée d'un commencement de jouissance ».
2) Cette même conclusion découle encore de l'analyse de la grâce elle-même. Selon l'enseignement du Docteur Angélique, basé sur les textes mêmes de la Sainte Ecriture que nous avons cités, la grâce habituelle nous est donnée pour jouir non seulement des dons divins, mais des personnes divines elles-mêmes (Som. theol., I, q.43, a.3 ad I). Or, ajoute un disciple de saint Bonaventure, pour jouir d'une chose, il faut la présence de cet objet, et par conséquent pour jouir de l'Esprit Saint, sa présence est nécessaire aussi bien que le don créé qui nous unit à lui (Compend. Theol. veritatis, 1.I.c.9). Et comme la présence du don créé est réelle et physique, celle du Saint-Esprit ne doit-elle pas être du même genre ?
Ainsi donc les déductions de la foi aussi bien que les comparaisons des Pères, nous autorisent à dire que lunion de notre âme avec Dieu par la grâce n'est pas seulement morale, qu'elle n'est pas non plus substantielle au sens propre, mais qu'elle est tellement réelle qu'on peut l'appeler physico-morale. Comme elle demeure en même temps voilée et obscure, et qu'elle est progressive, en ce sens que nous en percevons d'autant mieux les effets que nous cultivons davantage la foi et les dons du Saint-Esprit, les âmes ferventes, qui soupirent après l'union divine, se sentent vivement pressées d'avancer chaque jour dans la pratique des vertus et des dons.
2° Des vertus et des dons, ou des facultés de lordre surnaturel
Après avoir rappelé leur existence et leur nature, nous parlerons successivement des vertus et des dons.
A) Existence et nature
119. La vie surnaturelle, insérée dans notre âme par la grâce habituelle, demande, pour agir et se développer, des facultés de l'ordre surnaturel, que la libéralité divine nous octroie généreusement sous le nom de vertus infuses et de dons du Saint Esprit : « L'homme juste, nous dit Léon XIII, qui vit de la vie de la grâce, et qui agit par le moyen des vertus qui jouent en lui le rôle de facultés, a besoin aussi des sept dons du Saint Esprit » (Encycl Divinum illud munus, 9 mai 1897). Il convient en effet que nos facultés naturelles, qui d'elles-mêmes ne peuvent produire que des actes du même ordre, soient perfectionnées et divinisées par des habitudes infuses qui les élèvent et les aident à agir surnaturellement. Et parce que la libéralité de Dieu est grande, il nous en donne de deux sortes : les vertus, qui, sous la direction de la prudence, nous permettent d'agir surnaturellement avec le concours de la grâce actuelle ; et les dons qui nous rendent si dociles à l'action du Saint Esprit que, guidés par une sorte d'instinct divin, nous sommes, pour ainsi dire, mus et dirigés par ce divin Esprit. Mais il faut remarquer que ces dons, qui nous sont conférés avec les vertus et la grâce habituelle, ne s'exercent d'une façon fréquente et intense que chez les âmes mortifiées, qui, par une longue pratique des vertus morales et théologales, ont acquis cette souplesse surnaturelle qui les rend complètement dociles aux inspirations du Saint Esprit.
120. La différence essentielle entre les vertus et les dons vient donc de leur façon différente d'agir en nous : dans la pratique des vertus, la grâce nous laisse actifs, sous l'influence de la prudence ; dans lusage des dons, quand ils ont atteint leur plein développement, elle demande de nous plus de souplesse que d'activité, comme nous l'exposerons plus à fond, en traitant de la voie unitive. En attendant, une comparaison nous aidera à le comprendre : quand une Mère apprend à son enfant à marcher, tantôt elle se contente de guider ses pas en lempêchant de tomber, et tantôt elle le prend dans ses bras pour lui faire franchir un obstacle ou le reposer ; dans le premier cas, c'est la grâce coopérante des vertus ; dans le second, c'est la grâce opérante des dons.
Mais il résulte de là que, normalement, les actes faits sous l'influence des dons sont plus parfaits que ceux qui se font seulement sous l'influence des vertus, précisément parce que l'action du Saint-Esprit dans le premier cas est plus active et plus féconde.
B) Des vertus infuses
121. Il est certain, d'après le Concile de Trente, qu'au moment même de la justification nous recevons les vertus infuses de foi, d'espérance et de charité. Et c'est la doctrine commune, confirmée par le Catéchisme du Concile de Trente, que les vertus morales de Prudence, de justice, de force et de tempérance nous sont communiquées au même moment. N'oublions pas que ces vertus nous donnent non pas la facilité, mais le pouvoir surnaturel prochain de faire des actes surnaturels ; il faudra des actes répétés pour y ajouter cette facilité que donne l'habitude acquise.
Voyons comment ces vertus surnaturalisent nos facultés.
a) Les unes sont théologales, parce qu'elles ont Dieu pour objet matériel, et quelque attribut divin pour objet formel. La foi nous unit à Dieu même, suprême vérité, et nous aide à tout voir, à tout apprécier à sa divine lumière. L'espérance nous unit à Celui qui est la source de notre bonheur, toujours prêt à déverser sur nous ses bienfaits pour achever notre transformation, et à nous aider par son puissant secours à faire des actes de confiance absolue et d'abandon filial. La charité nous élève jusqu'à Dieu souverainement bon en lui-même ; et, sous son influence, nous nous complaisons dans les perfections infinies de Dieu plus que si elles étaient nôtres, nous désirons qu'elles soient connues et glorifiées, nous nouons avec Lui une sainte amitié, une douce familiarité, et ainsi nous lui devenons de plus en plus semblables. Ces trois vertus théologales nous unissent donc directement à Dieu.
122. b) Les vertus morales, qui ont pour objet un bien honnête distinct de Dieu, et pour motif l'honnêteté même de cet objet, favorisent et perpétuent cette union à Dieu, en réglant si bien nos actions que, malgré les obstacles qui se trouvent au dedans et en dehors de nous, elles tendent sans cesse vers Dieu. C'est ainsi que la prudence nous fait choisir les meilleurs moyens pour tendre vers notre fin surnaturelle. La justice, en nous faisant rendre au prochain ce qui lui est dû, sanctifie nos rapports avec nos frères de manière là nous rapprocher de Dieu. La force arme notre âme contre l'épreuve et la lutte, nous fait endurer avec patience les souffrances, et entreprendre avec une sainte audace les travaux les plus rudes pour procurer la gloire de Dieu. Et, parce que le plaisir coupable nous en détournerait, la tempérance modère notre ardeur pour le plaisir, et le subordonne à la loi du devoir.
Toutes ces vertus ont donc leur rôle pour écarter l'obstacle, et même nous fournir des moyens positifs pour aller à Dieu.
C) Des dons du Saint Esprit
123. Sans les décrire en détail (ce que nous ferons plus tard), qu'il nous suffise ici de montrer leur correspondance avec les vertus.
Les dons, sans être plus parfaits que les vertus théologales et surtout que la charité, en perfectionnent l'exercice. Ainsi le don d'intelligence nous fait pénétrer plus avant dans les vérités de foi pour en découvrir les trésors cachés et les harmonies mystérieuses ; et celui de science nous fait envisager les choses créées dans leurs rapports avec Dieu. Le don de crainte fortifie l'espérance en nous détachant des faux biens d'ici-bas, qui pourraient nous entraîner au péché, et par là même augmente notre désir des biens du ciel. Le don de sagesse, en nous faisant goûter les choses divines, augmente notre amour pour Dieu. La prudence est grandement perfectionnée par le don de conseil, qui nous fait connaître dans les cas particuliers et difficiles, ce qu'il est expédient de faire ou de ne pas faire. Le don de piété perfectionne la vertu de religion, qui se rattache à la justice, en nous faisant voir en Dieu un père que nous sommes heureux de glorifier par amour. Le don de force complète la vertu du même nom, en nous excitant à pratiquer ce qu'il y a de plus héroïque dans l'endurance et dans l'action. Enfin le don de crainte, outre qu'il facilite l'espérance, perfectionne la tempérance en nous, faisant redouter les châtiments et les maux qui résultent de l'amour illégitime des plaisirs.
C'est ainsi que se développent harmonieusement dans notre âme les vertus et les dons, sous l'influence de la grâce actuelle, dont il nous reste à dire un mot.
3° De la grâce actuelle
De même que, dans l'ordre de la nature, nous avons besoin du concours de Dieu pour passer de la puissance à l'acte, ainsi dans l'ordre surnaturel nous ne pouvons mettre en uvre nos facultés sans le secours de la grâce actuelle.
124. Nous exposerons : 1° sa notion, 2° son mode d'action, 3° sa nécessité.
A) Notion. La grâce actuelle est un secours surnaturel et transitoire que Dieu nous donne pour éclairer notre intelligence et fortifier notre volonté dans la production des actes surnaturels.
a) Elle agit donc directement sur nos facultés spirituelles, l'intelligence et la volonté, non plus seulement pour élever ces facultés à l'ordre surnaturel, mais pour les mettre en branle, et leur faire produire des actes surnaturels. Donnons un exemple : avant la justification, ou l'infusion de la grâce habituelle, elle nous éclaire sur la malice et les redoutables effets du péché, pour nous le faire détester. Après la justification, elle nous montre, à la lumière de la foi, l'infinie beauté de Dieu et sa miséricordieuse bonté, afin de nous le faire aimer de tout notre cur.
b) Mais, à côté de ces grâces intérieures, il en est d'autres qu'on appelle extérieures, et qui, en agissant directement sur nos sens et nos facultés sensitives, atteignent indirectement nos facultés spirituelles, d'autant qu'elles sont souvent accompagnées de véritables secours intérieurs. Ainsi la lecture des Saints Livres ou dun ouvrage chrétien, laudition d'un sermon, d'un morceau de musique religieuse, d'une bonne conversation sont des grâces extérieures : par elles-mêmes, elles ne fortifient pas la volonté ; mais produisent en nous des impressions favorables, qui ébranlent l'intelligence et la volonté, et les inclinent vers le bien surnaturel. Et d'ailleurs Dieu y joindra souvent des motions intérieures, qui, éclairant l'intelligence et fortifiant la volonté, nous aideront puissamment à nous convertir ou à devenir meilleurs. C'est ce que nous pouvons conclure de cette parole du livre des Actes, qui nous montre le Saint Esprit ouvrant le cur d'une femme nommée Lydie pour qu'elle soit attentive à la prédication de Saint Paul (Act ., XVI, 14). Du reste, Dieu, qui sait que nous nous élevons du sensible au spirituel, s'adapte à notre faiblesse, et se sert des choses visibles pour nous porter à la vertu.
125. B) Son mode d'action.
a) La grâce actuelle influe sur nous d'une façon à la fois morale et physique : d'une façon morale, par la persuasion et les attraits, comme une mère qui, pour aider son enfant à marcher, l'appelle doucement et l'attire en lui promettant une récompense ; d'une façon physique, en ajoutant des forces nouvelles à nos facultés, trop faibles pour agir par elles-mêmes, comme on voit une mère prendre son enfant sous les bras, et l'aider, non seulement de la voix, mais du geste, à faire quelques pas en avant. Toutes les Ecoles admettent que la grâce opérante agit physiquement en produisant en notre âme des mouvements indélibérés ; mais s'il s'agit de la grâce coopérante, il y a entre les diverses écoles théologiques quelques divergences qui n'ont d'ailleurs que peu d'importance au point de vue pratique : nous n'entrons pas dans ces discussions, ne voulant pas baser notre spiritualité sur des questions controversées.
b) A un autre point de vue, la grâce prévient notre libre consentement ou l'accompagne dans l'accomplissement de l'acte. Ainsi la pensée me vient de faire un acte damour de Dieu, sans que j'aie rien fait pour la susciter : cest une grâce prévenante, une bonne pensée que Dieu me donne ; si je lui fais bon accueil, et m'efforce de produire cet acte d'amour, je le fais à l'aide de la grâce adjuvante ou concomitante. Analogue à cette distinction est celle de la grâce opérante, par laquelle Dieu agit en nous sans nous, et de la grâce coopérante, par laquelle Dieu agit en nous et avec nous, avec notre libre collaboration.
126. C) Sa nécessité. Le principe général, c'est que la grâce actuelle est nécessaire pour tout acte surnaturel, puisqu'il doit y avoir proportion entre l'effet et son principe.
a) Ainsi, quand il s'agit de la conversion, c'est-à-dire, du passage du péché mortel à l'état de grâce, nous avons besoin d'une grâce surnaturelle pour faire les actes préparatoires de foi, d'espérance, de pénitence et d'amour et même pour le commencement de la foi, pour ce pieux désir de croire qui en est le premier pas.
b) C'est aussi par la grâce actuelle que nous persévérons dans le bien pendant le cours de notre vie et jusqu'à l'heure de notre mort. Pour cela en effet : 1) il faut résister aux tentations qui s'attaquent même aux âmes justes, et qui sont parfois si pressantes et si tenaces que nous ne pouvons y résister sans le secours de Dieu. Aussi Notre Seigneur recommande à ses apôtres, même après la dernière Cène, de veiller et de prier, c'est-à-dire de s'appuyer, non pas seulement sur ses propres efforts, mais sur la grâce pour ne pas succomber à la tentation (Matth., XXVI, 41). 2) Mais il faut de plus accomplir tous ses devoirs, et l'effort énergique, constant que requiert cet accomplissement ne peut se faire sans le secours de la grâce : celui qui a commencé en nous l'uvre de la perfection peut seul la mener à bonne fin (Philip., I, 6) ; l'auteur de notre vocation au salut a seul mission pour y mettre la dernière main (I Petr., V, 10).
127. Cela est vrai surtout pour la persévérance finale qui est un don spécial et un grand don : mourir en état de grâce, malgré toutes les tentations qui viennent nous assaillir au dernier moment, ou échapper à ces luttes par une mort douce ou subite, où l'on s'endort dans le Seigneur, c'est, au langage des Conciles, la grâce des grâces que lon ne saurait trop demander, qu'on ne peut mériter strictement, mais quon peut obtenir par la prière et par une fidèle coopération à la grâce.
c) Et quand on veut non seulement persévérer, mais croître chaque jour en sainteté, éviter les fautes vénielles de propos délibéré et diminuer le nombre des fautes de fragilité, ne faut-il pas encore compter sur les faveurs divines ? Prétendre que nous pouvons vivre longtemps sans commettre quelque faute qui retarde notre avancement spirituel, c'est aller contre l'expérience des âmes les meilleures qui se reprochent si amèrement leurs défaillances, c'est contredire Saint Jean qui nous déclare que ceux-là se font illusion qui s'imaginent ne pas commettre de péché (I Joan., I, 8), c'est contredire le Concile de Trente qui condamne ceux qui disent que l'homme justifié peut, pendant toute sa vie, éviter les fautes vénielles sans un privilège spécial de Dieu (Sess., VI, can. 23).
128. La grâce actuelle nous est donc nécessaire, même après la justification, et voilà pourquoi nos Saints Livres insistent tant sur la nécessité de la prière, par laquelle on l'obtient de la miséricorde divine, ainsi que nous l'expliquerons plus tard. Nous pouvons aussi l'obtenir par nos actes méritoires, ou en d'autres termes par notre libre coopération à la grâce ; car plus nous sommes fidèles à profiter des grâces actuelles qui nous sont départies, et plus Dieu se sent incliné à nous en accorder de nouvelles.
Conclusions
129. 1° Nous devons donc avoir la plus grande estime pour la vie de la grâce ; c'est une vie nouvelle, une vie qui nous unit et nous assimile à Dieu, avec tout l'organisme nécessaire à son fonctionnement. Et c'est une vie beaucoup plus parfaite que la vie naturelle. Si la vie intellectuelle est bien au-dessus de la vie végétative et de la vie sensitive, la vie chrétienne dépasse infiniment plus la vie simplement raisonnable ; celle-ci en effet est due à l'homme, du moment que Dieu se résout à le créer, tandis que la vie de la grâce surpasse toutes les activités et tous les mérites des créatures les plus parfaites. Quelle est celle en effet qui pourrait jamais réclamer le droit de devenir le fils adoptif de Dieu, le temple du Saint Esprit, le privilège de voir Dieu face à face comme il se voit lui-même ? Nous devons donc estimer cette vie plus que tous les biens créés, la regarder comme le trésor caché, pour l'acquisition duquel il ne faut pas hésiter à vendre tout ce qu'on possède.
130. 2° Quand on possède ce trésor, il faut tout sacrifier plutôt que de nous exposer à le perdre. Nul plus que le chrétien ne doit se respecter lui-même, non pas certes à cause de ses propres mérites, mais à cause de cette vie divine à laquelle il participe, et parce qu'il est le temple du Saint Esprit, temple saint dont on ne doit pas ternir la beauté (Ps., XCII, 5)
131. 3° Bien plus, nous devons évidemment utiliser, cultiver cet organisme surnaturel dont nous sommes dotés. S'il a plu à la bonté divine de nous élever à un état supérieur, de nous donner largement des vertus et des dons qui perfectionnent nos facultés naturelles, si elle nous offre à chaque instant sa collaboration pour les mettre en uvre, ce serait bien mal reconnaître sa libéralité que de rejeter ces dons, en ne faisant que des actes naturellement bons, ou en ne faisant produire que des fruits imparfaits à la vigne de notre âme. Plus le donateur s'est montré généreux, et plus il attend de nous une collaboration active et féconde. C'est ce qui nous apparaîtra mieux encore quand nous aurons vu le rôle de Jésus dans la vie chrétienne.
§ II. Du rôle de Jésus dans la vie chrétienne
132. C'est la Trinité Sainte tout entière qui nous confère cette participation à la vie divine que nous venons de décrire. Mais elle le fait à cause des mérites et satisfactions de Jésus-Christ, qui de ce chef joue un rôle si essentiel dans notre vie surnaturelle que celle-ci est appelée avec raison vie chrétienne.
D'après la doctrine de saint Paul, Jésus-Christ est le chef de l'humanité régénérée comme Adam l'avait été de la race humaine à son berceau, mais d'une façon beaucoup plus parfaite. Par ses mérites il a reconquis nos droits à la grâce et à la gloire ; par ses exemples il nous montre comment nous devons vivre pour nous sanctifier et mériter le ciel ; mais il est avant tout la tête d'un corps mystique dont nous sommes les membres : il est donc la cause méritoire, exemplaire et vitale de notre sanctification.
1° Jésus cause méritoire de notre vie spirituelle
133. Quand nous disons que jésus est la cause méritoire de notre sanctification, nous prenons ce mot dans son sens le plus étendu, en tant qu'il comprend à la fois la satisfaction et le mérite.
Logiquement la satisfaction précède le mérite, en ce sens qu'il faut réparer d'abord l'offense faite à Dieu pour obtenir le pardon de nos péchés et mériter la grâce ; mais en réalité tous les actes libres de Notre-Seigneur étaient en même temps satisfactoires et méritoires ; et tous avaient une valeur morale infinie, comme nous l'avons dit n° 78. Il ne nous reste qu'à tirer de cette vérité quelques conclusions.
A) Il n'est pas de péché irrémissible, pourvu que, contrits et humiliés, nous en demandions humblement pardon. C'est ce que nous faisons au saint tribunal de la pénitence, où la vertu du sang de Jésus nous est appliquée par l'intermédiaire du ministre de Dieu. Cest ce que nous faisons encore au saint sacrifice de la messe, où Jésus continue de s'offrir, par les mains du prêtre, comme victime de propitiation, excite dans notre âme des sentiments profonds de contrition, nous rend Dieu propice, nous obtient un pardon de plus en plus complet de nos péchés et une rémission plus abondante de la peine que nous devrions subir pour les expier. Nous pouvons ajouter que tous nos actes chrétiens, unis aux souffrances de Jésus, ont une valeur satisfactoire pour nous et pour les âmes pour lesquelles nous les offrons.
134. B) Jésus a mérité aussi pour nous toutes les grâces dont nous avons besoin pour atteindre notre fin surnaturelle, et cultiver en nous la vie chrétienne : « il nous a bénis dans le Christ de toutes sortes de bénédictions spirituelles » (Ephes., I, 3) : grâces de conversion, grâces de persévérance, grâces pour résister aux tentations, grâces pour bien profiter de nos épreuves, grâces de consolation au milieu de nos épreuves, grâces de renouvellement spirituel, grâces de seconde conversion, grâce de persévérance finale, il nous a tout mérité ; et il nous affirme que tout ce que nous demandons à son Père en son nom, c'est-à-dire, en nous appuyant sur ses mérites, nous sera accordé.
Pour nous inspirer plus de confiance, il a institué les sacrements, signes visibles qui nous confèrent la grâce dans toutes les circonstances importantes de notre vie, et nous donnent droit à des grâces actuelles que nous obtenons en temps opportun.
135. C) Il a fait plus encore ; il nous a donné le pouvoir de satisfaire et de mériter, voulant ainsi nous associer à lui comme causes secondaires, et faire de nous les ouvriers de notre propre sanctification. Il nous en fait même un précepte et la condition essentielle de notre vie spirituelle. S'il a porté sa croix, c'est pour que nous le suivions en portant la nôtre (Matth., XVI, 24). Ainsi l'ont compris les Apôtres : « Si nous voulons avoir part à sa gloire, dit S. Paul, il faut que nous ayons part à ses souffrances » (Rom., VIII, 17) ; et S. Pierre ajoute que si le Christ a souffert pour nous, c'est afin que nous marchions sur ses traces (I Petr., II, 21). Il y a plus, les âmes généreuses se sentent pressées, comme S. Paul, de souffrir joyeusement, en union avec le Christ, pour son corps mystique qui est l'Eglise (Colos., I, 24) ; ainsi elles ont part à l'efficacité rédemptrice de sa Passion et collaborent secondairement au salut de leurs frères. Comme cette doctrine est plus vraie, plus noble, plus consolante que l'incroyable affirmation de certains Protestants qui ont le triste courage d'affirmer que le Christ, ayant suffisamment souffert pour nous, nous n'avons plus quà jouir des fruits de sa rédemption, sans boire son calice ! Ils prétendent par là rendre hommage à la plénitude des mérites du Christ, tandis qu'en réalité ce pouvoir de mériter ne fait que mieux ressortir la plénitude de la rédemption. Nest-il pas en effet plus honorable pour le Christ de manifester la fécondité de ses satisfactions en nous associant à son uvre rédemptrice et en nous rendant capables d'y collaborer, quoique d'une façon secondaire, en imitant ses exemples ?
2° Jésus cause exemplaire de notre vie
136. Jésus ne s'est pas contenté de mériter pour nous ; il a voulu être la cause exemplaire, le modèle vivant de notre vie surnaturelle.
Nous avions grand besoin d'un modèle de ce genre ; car, pour cultiver une vie, qui est une participation à la vie même de Dieu, il faut nous rapprocher le plus possible de la vie divine. Or, comme le remarque en effet S. Augustin, les hommes que nous avions sous les yeux étaient trop imparfaits pour nous servir de modèles, et Dieu, qui est la sainteté même, semblait trop distant. C'est alors que le Fils éternel de Dieu, sa vivante image, se fait homme et nous montre par ses exemples comment on peut sur terre se rapprocher de la perfection divine. Fils de Dieu et fils de l'homme, il a vécu une vie vraiment déiforme, et a pu nous dire : « Qui videt me, videt et Patrem », celui qui me voit voit mon Père (Joan., XIV, 9). Ayant manifesté dans ses actions la sainteté divine, il a pu nous proposer comme possible l'imitation des divines perfections (Matth., V, 48). Aussi le Père nous le propose-t-il comme modèle : au baptême et à la transfiguration, il apparaît aux disciples et leur dit en parlant de son Fils : « Voici mon Fils en qui j'ai pris mes complaisances » (Matth., III, 17). Puisqu'il prend en lui toutes ses complaisances, c'est donc qu'il veut que nous l'imitions. Aussi Notre Seigneur nous dit en toute confiance : « Ego sum via... nemo venit ad Patrem nisi per me... Discite a me, quia mitis sum et humilis corde... Exemplum enim dedi vobis ut quemadmodum ego feci vobis, ita et vos facialis » (Joan., XIV, 6 ; Matth., XI, 29 ; Joan., XIII, 15). Et qu'est-ce au fond que l'Evangile sinon le récit des faits et gestes de Notre Seigneur, en tant qu'ils sont proposés à notre imitation (Act., I, 1). Qu'est-ce que le christianisme sinon l'imitation de Jésus-Christ ; si bien que S. Paul résumera tous les devoirs chrétiens en celui d'imiter Notre Seigneur (I Cor., IV, 16 ; cfr. XI, 1 ; Ephes., V, 1). Voyons donc quelles sont les qualités de ce modèle.
137. a) Jésus est un modèle parfait ; de l'aveu même de ceux qui ne croient pas à sa divinité, il est le type le plus accompli de vertu qui ait jamais paru sur terre. Il a pratiqué les vertus au degré héroïque, et avec les dispositions intérieures les plus parfaites : religion à l'égard de Dieu, amour du prochain, anéantissement à l'égard de lui-même, horreur du péché et de ce qui peut y conduire. Et cependant cest un modèle imitable et universel, plein d'attirance, et dont les exemples sont pleins d'efficacité.
138. b) C'est un modèle que tous peuvent imiter : car il a voulu épouser nos misères et nos faiblesses, subir même la tentation, nous être semblable en tout, sauf le péché (Hebr., IV, 15). Pendant trente années, il a vécu de la vie la plus cachée, la plus obscure, la plus commune, obéissant à Marie et à Joseph, travaillant comme un apprenti et un ouvrier (Matth., XIII, 55) ; et par là il est devenu le modèle accompli de la plupart des hommes qui n'ont que des devoirs obscurs à remplir, et qui doivent se sanctifier au milieu des occupations les plus communes. Mais il a eu aussi sa vie publique, il a pratiqué l'apostolat soit dans une élite, en formant ses apôtres, soit sur les masses, en évangélisant les foules ; alors il a souffert de la fatigue et de là faim ; il a joui de l'amitié de quelques-uns, comme il a eu à supporter l'ingratitude des autres ; il a eu ses succès et ses revers ; en un mot il a passé par les péripéties de tout homme qui a des relations avec des amis et avec le public. Sa vie souffrante nous a donné l'exemple de la patience la plus héroïque au milieu des tortures physiques et morales qu'il a endurées non seulement sans se plaindre, mais en priant pour ses bourreaux. Et qu'on ne dise pas qu'étant Dieu, il a moins souffert ; il était homme aussi : doué d'une sensibilité exquise, il a senti plus vivement que nous ne pouvons le faire l'ingratitude des hommes, l'abandon de ses amis, la trahison de Judas ; il a éprouvé de tels sentiments d'ennui, de tristesse, de crainte qu'il n'a pu s'empêcher de prier pour que le calice d'amertume s'éloignât de lui si c'était possible ; et, sur la croix, il a poussé ce cri déchirant qui montre la profondeur de ses angoisses : « Deus Deus meus, ut quid dereliquisti me » (Matth., XXVII, 46 ; Marc, XV, 34). Il a donc été un modèle universel.
139. c) Il se montre aussi plein d'attirance. Il avait annoncé que, lorsqu'il serait élevé de terre (faisant allusion au supplice de la croix), il attirerait tout à lui (Joan., XII, 32). Cette prophétie s'est réalisée ; en voyant ce que Jésus a fait et souffert pour eux, les curs généreux se sont épris d'amour pour le divin Crucifié, et par là même pour sa croix ; malgré les répugnances de la nature, ils portent vaillamment leurs croix intérieures ou extérieures, soit pour ressembler davantage à leur divin Maître, soit pour lui témoigner leur amour en souffrant avec lui et pour lui, soit pour avoir une part plus abondante aux fruits de la rédemption, et collaborer avec lui à la sanctification de leurs frères. C'est ce qui apparaît dans la vie des Saints qui courent avec plus d'avidité après les croix que les mondains, après les plaisirs.
140. d) Cette attirance est d'autant plus forte qu'il y joint l'efficacité de sa grâce et toutes les actions de Jésus avant sa mort étant méritoires, il nous a mérité la grâce d'en faire de semblables ; quand nous considérons son humilité, sa pauvreté, sa mortification et ses autres vertus, nous sommes entraînés à l'imiter non seulement par la force persuasive de ses exemples, mais encore par l'efficacité des grâces qu'il nous a méritées en pratiquant les vertus, et qu'il nous accorde à cette occasion.
141. Il y a surtout certaines actions de Notre Seigneur qui sont plus importantes, et auxquelles nous devons nous unir spécialement comme contenant des grâces plus abondantes : ce sont ses mystères. Ainsi le mystère de l'incarnation nous a mérité une grâce de renoncement à nous-mêmes et d'union à Dieu, Notre Seigneur nous ayant offert avec Lui pour nous consacrer tous à son Père ; le mystère du crucifiement nous a mérité la grâce de crucifier la chair et ses convoitises ; le mystère de la Mort nous a mérité de mourir au péché et à ses causes, etc. C'est du reste ce que nous comprendrons mieux en voyant comment Jésus est la tête du corps mystique dont nous sommes les membres.
3° Jésus tête d'un corps mystique ou source de vie
142. Cette doctrine se trouve déjà substantiellement dans la parole de Notre Seigneur : « Je suis la vigne et vous êtes les branches » (Joan., XV, 5). Il affirme en effet que nous recevons notre vie de Lui comme les branches de la vigne la reçoivent du cep auquel elles sont unies. Cette comparaison fait donc ressortir la communauté de vie qui existe entre Notre Seigneur et nous ; de là il est facile de passer à laction du corps mystique où Jésus, comme tête, fait passer la vie dans ses membres. C'est saint Paul qui insiste le plus sur cette doctrine si féconde en résultats.
Dans un corps il faut une tête, une âme et des membres. Ce sont ces trois éléments que nous allons décrire, en suivant la doctrine de l'Apôtre.
143. 1° La tête exerce dans le corps humain un triple rôle : rôle de prééminence, puisqu'elle en est de beaucoup la partie principale ; rôle de centre d'unité, puisqu'elle relie ensemble et dirige tous les membres ; rôle d'influx vital puisque c'est d'elle que part le mouvement et la vie. Or c'est bien cette triple fonction que Jésus exerce dans l'Eglise et sur les âmes. a) Il a assurément la prééminence sur tous les hommes, lui qui, comme homme-Dieu, est le premier-né de toute créature, l'objet des complaisances divines, le modèle achevé de toutes les vertus, la cause méritoire de notre sanctification, lui qui, à cause de ses mérites, a été exalté au-dessus de toute créature, et devant qui tout genou doit fléchir au ciel, sur la terre et dans les enfers. b) C'est lui qui est dans l'Eglise le centre d'unité. Deux choses sont essentielles à un organisme parfait : la variété des organes et des fonctions qu'ils remplissent, et leur unité dans un principe commun ; sans ce double élément on n'aurait qu'une masse inerte ou un agrégat d'êtres vivants sans lien organique. Or c'est encore Jésus qui, après avoir établi dans l'Eglise la variété des organes par l'institution d'une hiérarchie, demeure le centre d'unité, puisque c'est lui, le chef invisible mais réel, qui imprime aux chefs hiérarchiques la direction et le mouvement. c) C'est lui qui est aussi le principe de l'influx vital qui anime et vivifie tous les membres. Même comme homme, il reçoit la plénitude de la grâce pour nous la communiquer (Joan., I, 14, 16). N'est-il pas en effet la cause méritoire de toutes les grâces que nous recevons, et qui nous sont distribuées par l'Esprit Saint ? Aussi le Concile de Trente affirme sans hésiter cette action, cet influx vital de Jésus sur les justes (Sess. VI, ch. VIII)
144. 2° A tout corps il faut non seulement une tête, mais une âme. Or, c'est le Saint Esprit (c'est-à-dire la Sainte Trinité désignée par ce nom) qui est l'âme du corps mystique dont Jésus est la tête : c'est lui en effet qui répand dans les âmes la charité et la grâce méritées par Notre Seigneur (Rom., V, 5). Voilà pourquoi il est appelé l'Esprit qui vivifie : « Credo in Spiritum... vivificantem ». Voilà pourquoi Saint Augustin nous dit que le Saint Esprit est au corps de l'Eglise ce que l'âme est au corps naturel (Sermo 187 de tempore). Cette expression a du reste été consacrée par Léon XIII dans son Encyclique sur le Saint Esprit (9 mai 1897). C'est encore ce divin Esprit qui distribue les divers charismes : aux uns le discours de sagesse ou la grâce de la prédication, aux autres le don des miracles, à ceux-ci le don de prophétie, à ceux-là le don des langues, etc (I Cor., XII, 6).
145. Cette double action du Christ et de l'Esprit Saint, loin de se gêner, se complète. Le Saint Esprit nous vient par le Christ. Quand Jésus vivait sur terre, il possédait en son âme sainte la plénitude de l'Esprit ; par ses actions et surtout par ses souffrances et par sa mort, il a mérité que cet Esprit nous fût communiqué ; c'est donc grâce à lui que l'Esprit Saint vient nous communiquer la vie et les vertus du Christ, et nous rendre semblables à lui. Ainsi tout s'explique : Jésus, étant homme peut seul être la tête d'un corps mystique composé d'hommes, puisque la tête et les membres doivent être de même nature ; mais, comme homme, il ne peut par lui-même conférer la grâce nécessaire à la vie de ses membres ; le Saint Esprit y supplée en remplissant ce rôle ; mais, comme il le fait en vertu des mérites du Sauveur, on peut dire que l'influx vital part bien de Jésus pour arriver à ses membres.
146. 3° Quels sont donc les membres de ce corps mystique ? Tous ceux qui sont baptisés. C'est en effet par le baptême que nous sommes incorporés au Christ, dit Saint Paul (I Cor., XII, 13). Voilà pourquoi il ajoute que nous avons été baptisés dans le Christ, que par le baptême nous revêtons le Christ (Rom., VI, 3 ; Galat., III, 25 ; Rom., XIII, 17), c'est-à-dire, participons aux dispositions intérieures du Christ ; ce que le Décret aux Arminiens explique en disant que par le baptême nous devenons membres du Christ et du corps de l'Eglise (Denzinger-Bann, n°696). Il en résulte que tous les baptisés sont membres du Christ, mais à des degrés divers : les justes lui sont unis par la grâce habituelle et tous les privilèges qui l'accompagnent ; les pécheurs par la foi et l'espérance ; les bienheureux par la vision béatifique. Quant aux infidèles, ils ne sont pas actuellement membres de son corps mystique ; mais, tant qu'ils sont sur terre, ils sont appelés à le devenir ; il n'y a que les damnés qui soient pour toujours exclus de ce privilège.
147. 4° Conséquences de ce dogme. A) C'est sur cette incorporation au Christ qu'est basée la communion des Saints ; les justes ici-bas, les âmes du Purgatoire et les Saints du ciel font tous partie du corps mystique de Jésus, tous participent à sa vie, reçoivent son influence et doivent s'aimer et s'entr'aider comme les membres d'un même corps ; car, nous dit Saint Paul, « si un membre souffre, tous les membres souffrent avec lui, et si un membre est glorifié, tous se réjouissent avec lui (I Cor., XII, 26).
148. B) C'est pour cela que tous les chrétiens sont frères : il n'y a plus désormais ni Juif, ni Grec, ni homme libre ni esclave ; nous sommes tous un dans le Christ Jésus (Rom., X, 12). Nous sommes donc tous solidaires, et ce qui est utile à l'un est utile aux autres, puisque, quelle que soit la diversité des dons et des offices, le corps tout entier profite de ce qu'il y a de bon dans chacun des membres, de même que chaque membre profite à son tour des biens du corps tout entier. C'est encore cette doctrine qui explique pourquoi Notre Seigneur a pu dire : ce que vous faites au moindre des miens, c'est à moi que vous le faites ; la tête en effet s'identifie avec les membres.
149. C) Il en résulte que, selon la doctrine de Saint Paul, les chrétiens sont le complément du Christ ; Dieu en effet « la donné pour chef suprême à l'Eglise, qui est son corps, la plénitude de celui qui remplit tout en tous (Ephes., I, 23). Jésus en effet, parfait en lui-même, a besoin dun complément pour former son corps mystique : à ce point de vue, il ne se suffit pas à lui-même, il a besoin de membres pour exercer toutes les fonctions vitales. Et M. Olier conclut : « Prêtons nos âmes à l'Esprit de Jésus-Christ, pour qu'il prenne accroissement en nous. S'il trouve des sujets disposés, il se dilate, il s'augmente, se répand dans leurs curs, et les embaume de l'onction spirituelle dont il est lui-même embaumé » (Pensées, p. 15-16). C'est ainsi que nous pouvons et devons compléter la Passion du Sauveur Jésus, en souffrant comme il a souffert, afin que cette passion, si complète en elle-même, se complète encore dans ses membres à travers le temps et l'espace (Colos., I, 24). On le voit donc, il n'est rien de plus fécond que cette doctrine sur le corps mystique de Jésus.
Conclusion : Dévotion au Verbe Incarné
150. De tout ce que nous avons dit sur le rôle de Jésus dans la vie spirituelle, il résulte que, pour cultiver cette vie, nous devons vivre dans une union intime, affectueuse et habituelle avec lui, en d'autres termes pratiquer la dévotion au Verbe Incarné : « Celui qui demeure en moi et en qui je demeure produit des fruits abondants » (Joan., XV, 5). C'est ce que nous inculque la Sainte Eglise, en nous rappelant à la fin du Canon de la Messe, que c'est par Lui que nous recevons tous les biens spirituels, par Lui que nous Sommes sanctifiés, vivifiés et bénis, par Lui, avec Lui et en Lui que nous devons rendre tout honneur et toute gloire à Dieu le Père tout-puissant, dans l'unité du Saint Esprit : « Per quem hæc omnia, Domine, semper bona creas, sanctificas, benedicis et præstas nobis ; per ipsum, et cum ipso et in ipso est tibi Deo Patri omnipotenti, in unitate Spiritus Sancti omnis honor et gloria ». C'est tout un programme de vie spirituelle : ayant tout reçu de Dieu par le Christ, c'est par Lui que nous devons glorifier Dieu, par Lui que nous devons demander de nouvelles grâces, avec Lui et en Lui que nous devons faire toutes nos actions.
151. 1° Jésus étant le parfait adorateur de son Père, ou, comme dit M. Olier, le religieux de Dieu, le seul qui puisse lui offrir des hommages infinis, il est évident que, pour rendre nos devoirs à la Sainte Trinité, nous ne pouvons mieux faire que de nous unir étroitement à lui chaque fois que nous voulons accomplir nos devoirs de religion. C'est d'autant plus facile que Jésus, étant la tête d'un corps mystique dont nous sommes les membres, adore son Père non pas seulement en son nom, mais au nom de tous ceux qui sont incorporés à lui, et met à notre disposition les hommages qu'il rend à Dieu, nous permettant de nous les approprier pour les offrir à la Sainte Trinité.
152. 2° C'est aussi avec Lui et par Lui que nous pouvons le plus efficacement demander de nouvelles grâces ; car Jésus, Souverain Prêtre, ne cesse de prier pour nous (Hebr., VII, 25). Même, quand nous avons eu le malheur d'offenser Dieu, il plaide notre cause avec d'autant plus d'éloquence qu'il offre en même temps son sang versé pour nous (I Joan., II, 1). De plus il donne à nos prières une valeur telle que si nous prions en son nom, c'est-à-dire, en nous appuyant sur ses mérites infinis, nous sommes sûrs d'être exaucés (Joan., XVI, 23). La valeur de ses mérites est en effet communiquée à ses membres, et Dieu ne peut rien refuser à son Fils (Hebr., V, 7).
153. 3° Enfin c'est en union avec lui qu'il faut faire toutes nos actions, ayant habituellement, selon une belle expression de M. Olier, Jésus devant les yeux, dans le cur et dans les mains : devant les yeux, c'est-à-dire en le considérant comme le modèle que nous devons imiter, et nous demandant, comme Saint Vincent de Paul : Que ferait Jésus s'il était à ma place ? dans le cur, en attirant en nous ses dispositions intérieures, sa pureté d'intention, sa ferveur, pour faire nos actions en son esprit ; dans les mains, en exécutant avec générosité, énergie et constance les bonnes inspirations qu'il nous a suggérées.
Alors notre vie sera transformé et nous vivrons de la vie du Christ : « Je vis, non pas moi, car c'est Jésus qui vit en Moi » (Gal., II, 20).
§ III. Du rôle de la Sainte Vierge, des Saints et des Anges dans la vie chrétienne
154. Assurément il n'y a qu'un Dieu, et qu'un Médiateur nécessaire, Jésus-Christ (I Tim., II, 5). Mais il a plu à la Sagesse et à la Bonté divine de nous donner des protecteurs, des intercesseurs et des modèles qui soient ou qui du moins paraissent plus près de nous : ce sont les Saints qui, ayant reproduit en eux-mêmes les perfections divines et les vertus de Notre Seigneur, font partie de son corps mystique et s'intéressent à nous qui sommes leurs frères. En les honorant, c'est Dieu lui-même que nous honorons en eux, c'est un reflet de ses perfections ; en les invoquant, c'est à Dieu que vont en dernière analyse nos invocations, puisque nous demandons aux Saints d'être nos intercesseurs auprès de Dieu ; en imitant leurs vertus c'est Jésus que nous imitons, puisqueux-mêmes n'ont été saints que dans la mesure où ils ont reproduit les vertus du divin Modèle. Cette dévotion aux Saints, loin de nuire au culte de Dieu et du Verbe Incarné, ne fait donc que le confirmer et le compléter. Comme parmi les Saints, la mère de Jésus occupe un rang à part, nous exposerons d'abord son rôle, puis celui des Saints et des Anges.
1° Du rôle de Marie dans la vie chrétienne
155. Fondement de ce rôle. Ce rôle dépend de son étroite union avec Jésus ou en d'autres termes du dogme de la maternité divine, qui a pour corollaire sa dignité et son rôle de mère des hommes.
A). Cest au jour de l'Incarnation que Marie devient la mère de Jésus, la mère d'un Fils-Dieu, la mère de Dieu, Or, si nous tenons compte du dialogue entre l'Ange et la Vierge, Marie est mère de Jésus, non pas seulement en tant que celui-ci est une personne privée, mais en tant quil est Sauveur et Rédempteur. « Lange ne parle pas seulement des grandeurs personnelles de Jésus ; c'est le Sauveur, c'est le Messie attendu, c'est le Roi éternel de l'humanité régénérée dont on propose à Marie de devenir la Mère... Toute luvre rédemptrice est suspendue au Fiat de Marie. Et de cela la Vierge a pleine conscience. Elle sait ce que Dieu lui propose ; elle consent à ce que Dieu lui demande, sans restriction ni condition ; son Fiat répond à l'ampleur des propositions divines, il s'étend à toute l'uvre rédemptrice » (Bainville, p. 73-75). Marie est donc la mère du Rédempteur, et comme telle, associée à son uvre rédemptrice, et elle tient dans lordre de la réparation la place qu'Eve a tenu dans l'ordre de notre ruine spirituelle, ainsi que les Pères le feront remarquer avec saint Irénée.
Mère de Jésus, Marie aura avec les trois divines personnes les relations les plus intimes : elle sera la Fille bien-aimée du Père, et son associée dans l'uvre de l'Incarnation ; la Mère du Fils, ayant droit à son respect, à son amour, et même, sur terre, à son obéissance, et devenant, par la part qu'elle aura à ses mystères, part secondaire, mais réelle, sa collaboratrice dans l'uvre du salut des hommes et de leur sanctification ; le temple vivant, le sanctuaire privilégié du Saint Esprit, et, dans un sens analogique, son Epouse, en ce sens qu'avec lui et en dépendance de lui, elle travaillera à enfanter des âmes à Dieu.
156. B) C'est aussi au jour de lIncarnation que Marie devient la mère des hommes. Jésus, nous l'avons dit (n°142) est le chef de l'humanité régénérée, la tête d'un corps mystique, dont nous sommes les membres. Or Marie, mère du Sauveur, l'engendre tout entier, par conséquent comme chef de l'humanité, comme tête du corps mystique. Elle engendre donc aussi ses membres, tous ceux qui sont incorporés à lui, tous les régénérés où ceux qui sont appelés à le devenir. Ainsi, en devenant la mère de Jésus selon la chair, elle devient en même temps la mère de ses membres selon l'esprit. La scène du Calvaire ne fera que confirmer cette vérité ; au moment même où notre rédemption va être complétée par la mort du Sauveur, celuici dit à Marie, en lui montrant saint Jean, et en lui tous ses disciples présents ou futurs : Voici votre fils ; et à saint Jean luimême : Voici votre mère ; c'était déclarer, d'après une tradition qui remonte jusqu'à Origène, que tous les régénérés étaient les enfants spirituels de Marie.
C'est de ce double titre de mère de Dieu et de mère des hommes que découle le rôle de Marie dans notre vie spirituelle.
157. 2° Marie cause méritoire de la grâce. Nous avons vu (n°133) que Jésus est la cause méritoire principale et au sens propre de toutes les grâces que nous recevons. Marie, son associée dans l'uvre de notre sanctification, a mérité secondairement et seulement de congruo, d'un mérite de convenance toutes ces mêmes grâces. Elle ne les a méritées que secondairement, c'estàdire en dépendance de son Fils, et parce que Celuici lui a conféré le pouvoir de mériter pour nous.
Elle les a méritées d'abord au jour de l'Incarnation, au moment où elle a prononcé son fiat. Car l'Incarnation c'est la rédemption commencée, et coopérer à l'Incarnation c'est donc coopérer à la rédemption, aux grâces qui en seront le fruit, et, par conséquent à notre salut et à notre sanctification.
158. Toute sa vie d'ailleurs, Marie, dont la volonté est en tout conforme à celle de Dieu comme à celle de son Fils, s'associe à l'uvre réparatrice : c'est elle qui élève Jésus, qui nourrit et prépare pour l'immolation la victime du Calvaire ; associée à ses joies comme à ses épreuves, à ses humbles travaux dans la maison de Nazareth, à ses vertus, elle s'unira, par une compassion très généreuse, à la passion et à la mort de son Fils, redisant son fiat au pied de la croix et consentant à l'immolation de celui qu'elle aime beaucoup plus qu'ellemême, et son cur aimant sera transpercé d'un glaive douloureux : « tuam ipsius animam gladius pertransibit » (Luc, II, 35). Que de mérites n'atelle pas acquis par cette immolation parfaite !
Elle continue d'en acquérir par ce long martyre qu'elle endure après le retour de son Fils au ciel : privée de la présence de celui qui faisait son bonheur, soupirant ardemment après le moment où elle pourra lui être unie pour toujours, et acceptant amoureusement cette épreuve pour faire la volonté de Dieu et contribuer à édifier lEglise naissante, elle accumule pour nous d'innombrables mérites. Ses actes sont d'autant plus méritoires qu'ils sont faits avec une pureté d'intention plus parfaite : « magnificat anima mea Dominum », une ferveur plus intense, accomplissant en son intégrité la volonté de Dieu : « Ecce ancilla Domini, fiat mihi secundum verbum tuum », et une union plus étroite avec Jésus, source de tout mérite.
Sans doute ces mérites étaient avant tout pour ellemême et augmentaient son capital de grâce et ses droits à la gloire ; mais, en vertu de la part qu'elle prenait à luvre rédemptrice, elle méritait aussi de congruo pour tous, et si elle est pleine de grâce pour ellemême, elle laisse cette grâce déborder sur nous, selon la parole de saint Bernard (In Assumpt., sermo II, 2)
159. 3° Marie cause exemplaire. Après Jésus, Marie est le plus beau modèle que nous puissions imiter : le Saint Esprit qui, en vertu des mérites de son Fils, vivait en elle, en a fait une copie vivante des vertus de ce Fils. Jamais elle n'a commis la moindre faute, la moindre résistance à la grâce, exécutant à la lettre le fiat mihi secundum verbum tuum. Aussi les Pères, en particulier saint Ambroise et le pape saint Libère, la représentent comme le modèle achevé de toutes les vertus, « charitable et prévenante pour toutes ses compagnes, toujours prompte à leur rendre service, ne disant ou ne faisant rien qui pût leur causer la moindre peine, les aimant toutes et aimée de toutes » ( J. V. Bainvel, Le Saint Cur de Marie, p. 313-314).
Qu'il nous suffise de rappeler les vertus signalées dans l'Evangile luimême : 1) sa foi profonde, qui lui fait croire sans hésitation les choses si merveilleuses que l'Ange lui annonce de la part de Dieu, foi dont la félicite Elisabeth inspirée par le Saint Esprit : « Heureuse celle qui a cru » (Luc, I, 45). 2) sa virginité, qui apparaît dans sa réponse à l'Ange : « Quomoda fiet istud, quoniam virum non cognosco ? » qui montre sa ferme volonté de demeurer vierge, même s'il fallait pour cela sacrifier la dignité de mère du Messie ; 3) son humilité, qui éclate par le trouble où la plongent les éloges de l'Ange, par sa déclaration d'être toujours la servante du Seigneur au moment même où elle est proclamée mère de Dieu, par ce Magnificat anima mea Dominum qu'on a appelé l'extase de son humilité par l'amour qu'elle montre pour la vie cachée, alors qu'en sa qualité de mère de Dieu, elle avait droit à tous les honneurs ; 4) son recueillement intérieur qui lui fait recueillir et ruminer silencieusement tout ce qui se rapporte à son divin Fils ; 5) son amour pour Dieu et pour les hommes, qui lui fait accepter généreusement. toutes les épreuves d'une longue vie, et surtout l'immolation de son Fils au Calvaire et la longue séparation de ce Fils bien-aimé depuis l'Ascension jusqu'au moment de sa mort.
160. Ce modèle si parfait est en même temps plein d'attirance : Marie est une simple créature comme nous, c'est une sur, c'est une mère que nous nous sentons portés à imiter, ne fûtce que pour lui témoigner notre reconnaissance, notre vénération et notre amour.
Cest d'ailleurs un modèle facile à imiter, en ce sens du moins que Marie s'est sanctifiée dans la vie commune, dans l'accomplissement de ses devoirs de jeune fille et de mère, dans les humbles soins du ménage, dans la vie cachée, dans les joies comme dans les tristesses, dans l'exaltation comme dans les humiliations les plus profondes.
Nous sommes donc certains d'être dans une voie très sûre quand nous imitons la sainte Vierge : c'est le meilleur moyen d'imiter Jésus et d'obtenir sa puissante médiation.
161. 4° Marie médiatrice universelle de grâce. Depuis longtemps saint Bernard avait formulé cette doctrine dans ce texte si connu : « Sic est voluntas ejus qui totum nos habere voluit per Mariam » (Sermo de aquæductus, n°7). Il importe d'en préciser le sens. Il est certain que Marie nous a donné d'une façon médiate toutes les grâces en nous donnant Jésus l'auteur et la cause méritoire de la grâce. Mais de plus, d'après l'enseignement de plus en plus unanime, il n'est pas une seule grâce accordée aux hommes qui ne vienne immédiatement de Marie, c'estàdire sans son intervention. Il s'agit donc ici d'une médiation immédiate, universelle, mais subordonnée à celle de Jésus.
162. Pour préciser davantage cette doctrine, disons avec le P. de la Broise (Marie, mère de grâce, p. 23-24) que « l'ordre présent des décrets divins veut que tout bienfait surnaturel accordé au monde soit accordé avec le concours de trois volontés, et quaucun ne le soit autrement. C'est d'abord la volonté de Dieu qui confère toutes les grâces ; puis la volonté de Notre Seigneur, médiateur qui les mérite et les obtient en toute justice, par lui-même ; enfin la volonté de Marie, médiatrice secondaire, qui les mérite et les obtient en toute convenance par Notre Seigneur ". Cette médiation est immédiate, en ce sens que, pour chaque grâce accordée par Dieu, Marie intervient par ses mérites passés ou ses prières actuelles ; mais cela n'implique pas nécessairement que la personne qui reçoit ces grâces doive prier Marie : celle-ci peut intervenir sans qu'on le lui demande. Elle est universelle, s'étendant à toutes les grâces accordées aux hommes depuis la chute d'Adam. Elle demeure subordonnée à la médiation de Jésus, en ce sens que Marie ne peut mériter ou obtenir de grâces que par son divin Fils ; et ainsi la médiation de Marie ne fait que mieux ressortir la valeur et la fécondité de la médiation de Jésus.
Cette doctrine vient dêtre confirmée par loffice et la Messe propres en lhonneur de Marie médiatrice, accordée par le Pape Benoît XV aux églises de Belgique et à toutes celles de la chrétienté qui lui en feront la demande. Cest donc une doctrine sûre et que nous pouvons utiliser en pratique : elle ne peut que nous inspirer une grande confiance en Marie.
Conclusion : Dévotion à la Sainte Vierge
163. Marie ayant un rôle si important dans notre vie spirituelle, nous devons avoir à son égard une grande dévotion. Ce mot veut dire dévouement, et le dévouement c'est le don de soi. Nous serons donc dévots à Marie, si nous nous donnons complètement à elle et, par elle, à Dieu. En cela nous ne ferons qu'imiter Dieu lui-même qui se donne à nous et nous donne son Fils par son intermédiaire. Nous donnerons notre intelligence par la vénération la plus profonde, notre volonté par une confiance absolue, notre cur par l'amour le plus filial, notre être tout entier par une imitation aussi parfaite que possible de ses vertus.
164. A) Vénération profonde. Cette vénération est basée sur la dignité de mère de Dieu et les conséquences qui en découlent. Nous ne pourrons en effet jamais trop estimer celle que le Verbe Incarné révère comme sa mère, que le Père contemple avec amour comme sa fille bien-aimée et que le Saint Esprit regarde comme son temple de prédilection. Le Père la traite avec le plus grand respect en lui envoyant un Ange qui la salue comme Pleine de grâce, et lui demande son consentement à l'uvre de l'Incarnation pour laquelle il veut se l'associer si intimement; le Fils la vénère, l'aime comme sa mère et lui obéit ; le Saint Esprit vient en elle et y prend ses complaisances. En vénérant Marie, nous ne faisons donc que nous associer aux trois divines personnes et estimer ce qu'elles estiment.
Sans doute il y a des excès à éviter, en particulier tout ce qui tendrait à l'égaler à Dieu, à en faire la source de la grâce. Mais tant que nous la considérons comme une créature, qui n'a de grandeur, de sainteté, de puissance qu'autant que Dieu lui en confère, il n'y a pas d'excès à craindre : c'est Dieu que nous vénérons en elle.
Cette vénération doit être plus grande que celle que nous avons pour les Anges et les Saints, précisément parce que par sa dignité de mère de Dieu, par son rôle de médiatrice, par sa sainteté elle surpasse toutes les créatures. Aussi son culte, tout en étant un culte de dulie et non de latrie, est appelé avec raison le culte d'hyperdulie, étant supérieur à celui qu'on rend aux Anges et aux Saints.
165. B) Confiance absolue : elle est fondée sur la puissance et la bonté de Marie. a) Cette puissance vient non d'elle-même, mais de son pouvoir d'intercession, Dieu ne voulant rien refuser de légitime à celle qu'il vénère et aime plus que toutes les créatures. Rien de plus équitable : Marie ayant fourni à Jésus cette humanité, qui lui a permis de mériter, ayant collaboré avec lui par ses actions et ses souffrances à l'uvre rédemptrice, il est convenable qu'elle ait une part à la distribution des fruits de la rédemption ; il ne refusera donc rien de ce qu'elle demandera de légitime, et ainsi on pourra dire qu'elle est toute-puissante par ses supplications, omnipotentia supplex. b) Quant à sa bonté, elle est celle d'une mère qui reporte sur nous, membres de Jésus-Christ, l'affection qu'elle a pour son Fils ; d'une mère qui, nous ayant enfantés dans la douleur, au milieu des angoisses du Calvaire, aura d'autant plus d'amour pour nous que nous lui avons plus coûté.
Donc notre confiance à son égard sera inébranlable et universelle.
1) Inébranlable, malgré nos misères et nos fautes ; elle est en effet une mère de miséricorde, mater misericordie, qui n'a pas à s'occuper de justice, mais qui a été choisie pour exercer avant tout la compassion, la bonté, la condescendance : sachant que nous sommes exposés aux attaques de la concupiscence, du monde et du démon, elle a pitié de nous qui ne cessons pas d'être ses enfants, même quand nous sommes tombés dans le péché. Aussi, dès que nous manifestons la moindre bonne volonté, le désir de revenir à Dieu, elle nous accueille avec bonté ; et souvent même, c'est elle qui, prévenant ces bons mouvements, nous obtiendra les grâces qui les exciteront dans notre âme. L'Eglise l'a si bien compris qu'elle a institué une fête, pour certains diocèses, sous ce vocable qui semble étrange d'abord, mais qui au fond est parfaitement justifié, de Cur immaculé de Marie refuge des pécheurs ; précisément parce qu'elle est immaculée et n'a jamais commis la moindre faute, elle n'en a que plus de compassion pour ses pauvres enfants qui eux n'ont pas, comme elle, le privilège de l'exemption de la concupiscence.
2) Universelle, c'est-à-dire, s'étendant à toutes les grâces dont nous avons besoin, grâces de conversion, d'avancement spirituel, de persévérance finale, grâces de préservation au milieu des dangers, des angoisses, des difficultés les plus graves qui puissent se présenter. C'est cette confiance que recommande si instamment Saint Bernard : « Si les tempêtes des tentations s'élèvent, si vous êtes au milieu des écueils des tribulations, jetez les yeux sur l'étoile de la mer, appelez Marie à votre secours; si vous êtes ballotté sur les vagues de la superbe, de l'ambition, de la médisance, de la jalousie, regardez l'étoile, invoquez Marie. Si la colère, l'avarice, les plaisirs de la chair agitent la barque de votre âme, regardez Marie. Si troublé par la grandeur de vos crimes, confus de l'état misérable de votre conscience, saisi dhorreur à la pensée du jugement, vous commencez à vous enfoncer dans l'abîme de la tristesse et du désespoir, pensez à Marie. Au milieu des périls, des angoisses, des incertitudes, pensez à Marie, invoquez Marie. Que son invocation, que sa pensée ne quittent ni votre cur ni vos lèvres, et, pour obtenir plus sûrement le secours de ses prières, ne négligez pas d'imiter ses exemples. En la suivant, vous ne vous égarez pas, en la suppliant vous ne pouvez désespérer, en pensant à elle vous ne vous égarez pas. Tant qu'elle vous tient par la main, vous ne pouvez choir ; sous sa protection vous n'avez rien à craindre ; sous sa conduite, point de fatigue, et par sa faveur on arrive sûrement au but » (Homil. II, de Laudibus Virg. Matris, 17). Et comme nous avons constamment besoin de grâce pour vaincre nos ennemis et progresser, cest souvent qu'il faut nous adresser à celle qui est si bien appelée Notre Dame du perpétuel secours.
166. C) A la confiance nous joindrons l'amour, amour filial, plein de candeur, de simplicité, de tendresse et de générosité. Elle est assurément la plus aimable des mères, puisque Dieu, l'ayant destinée à être la mère de son Fils, lui a donné toutes les qualités qui rendent une personne aimable, la délicatesse, le tact, la bonté, le dévouement d'une mère. Elle est la plus aimante, car son cur a été créé tout exprès pour aimer un Fils-Dieu et l'aimer aussi parfaitement que possible. Or cet amour qu'elle avait pour son Fils, elle le reporte sur nous qui sommes les membres vivants de ce divin Fils, son extension et son complément; aussi cet amour éclate dans le mystère de la Visitation, où elle s'empresse de porter à sa cousine Elisabeth ce Jésus qu'elle a reçu dans son sein, et qui par sa seule présence sanctifie toute la maison ; aux noces de Cana, où attentive à tout ce qui se passe elle intervient auprès de son Fils pour éviter aux jeunes mariés une pénible humiliation ; au Calvaire, où elle consent à sacrifier ce quelle a de plus cher pour nous sauver ; au Cénacle, où elle exerce son pouvoir d'intercession pour obtenir aux Apôtres une plus grande abondance des dons du Saint Esprit.
167. Si elle est la plus aimable et la plus aimante des mères, elle doit être aussi la plus aimée. C'est bien là en effet l'un de ses privilèges les plus glorieux : partout où Jésus est connu et aimé, Marie l'est aussi : on ne sépare pas la mère du Fils, et, tout en tenant compte de la différence entre l'un et l'autre, on les entoure de la même affection, bien qu'à un degré différent : au Fils on rend l'amour qui est dû à Dieu, à Marie celui qu'on doit à la Mère d'un Dieu, amour tendre, généreux, dévoué, mais subordonné à l'amour de Dieu.
C'est un amour de complaisance, qui se réjouit des grandeurs, des vertus et des privilèges de Marie, les repassant souvent dans l'esprit, les admirant, s'y complaisant, et la congratulant de ce qu'elle est si parfaite. Mais c'est aussi un amour de bienveillance, qui désire sincèrement que le nom de Marie soit mieux connu et mieux aimé, qui prie pour que s'étende son influence sur les âmes, et qui à la prière ajoute la parole et l'action. C'est un amour filial, plein d'abandon et de simplicité, de tendresse et de dévouement, allant jusqu'à cette intimité respectueuse que permet une mère à son enfant. C'est enfin et surtout un amour de conformité, qui s'efforce de conformer en toutes choses sa volonté à celle de Marie et par là même à celle de Dieu, l'union des volontés étant la marque la plus authentique d'amitié. C'est ce qui nous mène à l'imitation de la Sainte Vierge.
168. D) L'imitation est en effet l'hommage le plus délicat qu'on puisse lui rendre ; c'est proclamer, non seulement en paroles mais en actes, qu'elle est un modèle parfait que nous sommes trop heureux d'imiter. Nous avons déjà dit (n°159) comment Marie, étant une copie vivante de son Fils, nous donne l'exemple de toutes les vertus. Nous rapprocher d'elle, c'est nous rapprocher de Jésus ; aussi nous ne pouvons mieux faire que d'étudier ses vertus, de les méditer souvent, de nous efforcer de les reproduire.
Pour y mieux réussir, nous ne pouvons mieux faire que d'accomplir toutes et chacune de nos actions par Marie, avec Marie et en Marie. Par Marie, c'est-à-dire en demandant par elle les grâces dont nous avons besoin pour l'imiter, en passant par elle pour aller à Jésus, ad Jesum per Mariam.
Avec Marie, c'est-à-dire en la considérant comme modèle et collaboratrice, nous demandant souvent : Que ferait Marie si elle était à ma place, et en la priant humblement de nous aider à conformer nos actions à ses désirs.
En Marie, en dépendance de cette bonne Mère, entrant dans ses vues, dans ses intentions, et faisant nos actions, comme elle, pour glorifier Dieu : Magnificat anima mea Dominum.
169. C'est dans cet esprit que nous réciterons les prières en l'honneur de Marie, l'Ave Maria et l'Angelus qui lui rappellent la scène de l'Annonciation et son titre de Mère de Dieu ; le Sub tuum præsidium, qui est l'acte de confiance en celle qui nous protège au milieu de tous nos dangers ; l'O Domina mea, l'acte d'abandon complet entre ses mains, par lequel on lui confie sa personne, ses actions et ses mérites ; et surtout le Chapelet ou Rosaire, qui, en nous unissant à ses mystères joyeux, douloureux et glorieux, nous permet de sanctifier, en union avec elle et avec Jésus, nos joies, nos tristesses et nos gloires. Le Petit Office de la Ste Vierge est, pour les personnes qui peuvent le réciter, le pendant du Bréviaire, et leur rappelle plusieurs fois le jour les grandeurs, la sainteté et le rôle sanctificateur de cette Bonne Mère.
Acte de consécration totale à Marie
170. Nature et étendue de cet acte. C'est un acte de dévotion qui contient tous les autres. Tel qu'il est exposé par le B. Grignion de Monfort, il consiste à se donner tout entier à Jésus par Marie, et comprend deux éléments : un acte de consécration qu'on renouvelle de temps en temps, et un état habituel qui nous fait vivre et agir sous la dépendance de Marie. L'acte de consécration dit le B. Grignon « consiste à se donner tout entier, en qualité desclave, à Marie et à Jésus par elle ». Quon ne se scandalise pas du mot desclave, auquel il faut enlever tout sens péjoratif, cest-à-dire toute idée de contrainte : cet acte, loin dimpliquer une contrainte, est l'expression de l'amour le plus pur ; qu'on n'en conserve donc que l'élément positif, tel qu'il est expliqué par le Bienheureux : Un simple serviteur reçoit des gages, demeure libre de quitter son maître, et ne donne que son travail, non sa personne, ses droits personnels, ses biens ; un esclave consent librement à travailler sans gages, confiant envers le maître qui lui donne le vivre et le couvert, se donne pour toujours, avec toutes ses ressources, sa personne et ses droits, pour vivre en sa complète dépendance.
171. Pour faire l'application aux choses spirituelles, le parfait serviteur de Marie lui donne, et par elle, à Jésus :
a) Son corps, avec tous ses sens, n'en gardant que l'usage, et s'engageant à ne s'en servir que selon le bon plaisir de la Sainte Vierge ou de son Fils ; il accepte à l'avance toutes les dispositions providentielles concernant la santé, la maladie, la vie et la mort.
b) Tous ses biens de fortune, n'en usant que sous sa dépendance, pour sa gloire et celle de Dieu.
c) Son âme avec toutes ses facultés, les consacrant au service de Dieu et des âmes, sous la conduite de Marie, et renonçant à tout ce qui peut compromettre notre salut et sanctification.
d) Tous ses biens intérieurs et spirituels, ses mérites, ses satisfactions et la valeur impétratoire de ses bonnes uvres, dans la mesure où ces biens sont aliénables. Expliquons ce dernier point : 1) Nos mérites proprement dits (de condigno), par lesquels nous méritons pour nous-mêmes une augmentation de grâce et de gloire, sont inaliénables ; si donc nous les donnons à Marie, c'est pour qu'elle les conserve et les augmente, non pour qu'elle les applique à d'autres. Mais les mérites de simple convenance (de congruo) pouvant être offerts pour les autres, nous en laissons la libre disposition à Marie. 2) La valeur satisfactoire de nos actes, y compris les indulgences, est aliénable, et nous en laissons l'application à la Sainte Vierge. 3) La valeur impétratoire, c'est-à-dire, nos prières et nos bonnes actions en tant que jouissant de cette même valeur, peuvent lui être abandonnées et en fait le sont par cet acte de consécration.
172. Quand une fois on la fait, on ne peut donc plus disposer de ces biens sans la permission de la Sainte Vierge ; mais nous pouvons et parfois devons la prier de bien vouloir, dans la mesure de son bon plaisir, en disposer en faveur des personnes envers lesquelles nous avons des obligations particulières.
Le moyen de tout concilier, c'est de lui offrir en même temps non seulement notre personne et nos biens, mais toutes les personnes qui nous sont chères ; ainsi la Sainte Vierge puisera dans nos biens, et surtout dans ses trésors et ceux de son Fils, pour venir au secours de ces personnes ; elles n'y perdront rien.
173. L'excellence de cet acte. C'est un acte de saint abandon, déjà excellent comme tel, mais qui en outre contient les actes des plus belles vertus :
1) Un acte de religion profonde à l'égard de Dieu, de Jésus et de Marie : par là en effet nous reconnaissons le souverain domaine de Dieu, notre propre néant, et nous proclamons de grand cur les droits que Dieu a donnés à Marie sur nous.
2) Un acte dhumilité, par lequel reconnaissant notre néant et notre impuissance, nous nous dépossédons de tout ce que le Bon Dieu nous a donné, en le lui restituant par les mains de Marie, de qui, après Lui et par Lui, nous avons tout reçu.
3) Un acte d'amour confiant, puisque l'amour c'est le don de soi, et que pour se donner, il faut une confiance parfaite et une foi vive.
On peut donc dire que cet acte de consécration, s'il est bien fait, souvent renouvelé de cur, et mis en pratique, est plus excellent encore que l'acte héroïque, par lequel on n'abandonne que la valeur satisfactoire de ses actes et les indulgences qu'on gagne.
174. Les fruits de cette dévotion. Ils découlent de sa nature. 1) Par là nous glorifions Dieu et Marie de la façon la plus parfaite, puisque nous lui donnons tout ce que nous sommes et tout ce que nous avons, sans réserve comme sans retour; et cela de la façon qui lui est le plus agréable, en suivant l'ordre établi par sa sagesse, en retournant à Lui par le chemin qu'Il a suivi pour venir à nous.
175. 2) Par là aussi nous assurons notre sanctification personnelle. Marie en effet, voyant que nous lui abandonnons notre personne et nos biens, se sent vivement pressée d'aider à sanctifier ceux qui sont, pour ainsi dire, sa propriété. Elle nous obtiendra donc des grâces très abondantes pour nous permettre d'augmenter nos petits trésors spirituels, qui sont siens, et pour les conserver et les faire fructifier jusqu'au moment de la mort. Elle usera pour cela et de l'autorité de son crédit sur le cur de Dieu, et de la surabondance de ses mérites et satisfactions.
3) Enfin la sanctification du prochain, et surtout des âmes qui nous sont confiées, ne peut qu'y gagner ; en laissant Marie distribuer nos mérites et nos satisfactions selon son bon plaisir, nous savons que tout sera employé de la façon la plus sage : elle est plus prudente, plus prévoyante et plus dévouée que nous ; donc nos parents et amis ne peuvent qu'y gagner.
176. Sans doute on objecte que par là nous aliénons tout notre avoir spirituel, surtout nos satisfactions, les indulgences et suffrages qu'on pourrait offrir pour nous, et qu'ainsi nous pourrions rester de longues années en purgatoire. C'est vrai en soi ; mais c'est une question de confiance : avons-nous, oui ou non, plus confiance en Marie qu'en nous-mêmes ou en nos amis ? Si oui, ne craignons rien elle prendra soin de notre âme et de nos intérêts, mieux que nous ne le pourrions faire ; si non, ne faisons pas cet acte de consécration totale, que nous pourrions regretter ensuite.
En tout cas, on ne doit le faire quaprès mûre réflexion, et d'accord avec son directeur.
2° Du rôle des Saints dans la vie chrétienne
177. Les Saints, qui possèdent Dieu dans le ciel, s'intéressent à notre sanctification. et nous aident à progresser dans la pratique des vertus par leur puissante intercession et les nobles exemples qu'ils nous ont laissés : nous devons les vénérer ; ils sont de puissants intercesseurs : nous devons les invoquer ; ils sont nos modèles : nous devons les imiter.
178. 1° Nous devons les vénérer, et, en le faisant, c'est Dieu lui-même, c'est Jésus-Christ que nous vénérons en eux. Tout ce qu'il y a de bon en eux est en effet l'uvre de Dieu et de son divin Fils. Leur être naturel n'est qu'un reflet des perfections divines ; leurs qualités surnaturelles sont l'uvre de la grâce divine méritée par Jésus-Christ, y compris leurs actes méritoires, qui tout en étant leur bien, en ce sens que par leur libre consentement ils y ont collaboré avec Dieu, sont aussi et principalement le don de Celui qui en reste la cause première et efficace.
Nous honorons donc dans les Saints : a) les sanctuaires vivants de la Trinité Sainte qui a daigné habiter en eux, orner leur âme des vertus et des dons, agir sur leurs facultés pour leur faire produire librement des actes méritoires, et leur accorder la grâce insigne de la persévérance ; b) les fils adoptifs du Père, aimés singulièrement par lui, enveloppés de sa sollicitude paternelle, et qui ont su y correspondre en se rapprochant peu à peu de sa sainteté et de ses perfections ; c) les frères de Jésus-Christ, ses membres fidèles, qui, incorporés à son corps mystique, ont reçu de lui la vie spirituelle et l'ont cultivée avec amour et constance ; d) les temples et les agents dociles du Saint Esprit, qui se sont laissé conduire par lui, par ses inspirations, au lieu de suivre aveuglément les tendances de la nature corrompue.
Ce sont ces pensées qu'exprime fort bien M. Olier : « Vous pourrez pour cela adorer avec une profonde vénération cette vie de Dieu répandue dans tous les Saints ; vous honorerez Jésus-Christ les animant tous et les consommant par son divin Esprit pour ne faire de tous qu'une seule chose en lui... C'est lui qui est en eux le chantre des louanges divines ; c'est lui qui leur met tous leurs cantiques en la bouche ; c'est par lui que tous les Saints le louent et le loueront dans toute l'éternité » (Pensées choisies, textes inédits publiés par G. Letourneau, p. 181-182).
179. 2° Nous devons les invoquer, pour que, par leur puissante intercession, nous obtenions plus facilement les grâces dont nous avons besoin. Sans doute la médiation de Jésus est seule nécessaire, et suffit pleinement en elle-même ; mais, précisément parce qu'ils sont membres de Jésus ressuscité, les Saints joignent leurs prières aux siennes ; c'est donc tout le corps mystique du Sauveur qui prie et qui fait ainsi une douce violence au cur de Dieu. Prier avec les Saints, c'est donc unir nos prières à celles du corps mystique tout entier et en assurer l'efficacité. Par ailleurs les Saints sont heureux d'intercéder pour nous : « Ils aiment en nous des frères nés du même Père ; ils ont compassion de nous ; se souvenant, à la vue de notre état, de celui où ils ont été eux-mêmes, ils reconnaissent en nous des âmes qui doivent, comme eux, contribuer à la gloire de Jésus-Christ. Quelle joie n'éprouvent-ils pas lorsqu'ils peuvent trouver des associés qui les aident à rendre leurs hommages à Dieu et à satisfaire leur désir de le magnifier par cent et cent mille bouches, s'ils les avaient ! » (J. J. OLIER, Pensées choisies, p. 176). Ainsi donc leur puissance et leur bonté doit nous inspirer pleine confiance.
Cest surtout en célébrant leurs fêtes que nous les invoquerons spécialement ; ainsi nous entrerons dans le courant liturgique de l'Eglise, et nous participerons aux vertus particulières pratiquées par tel ou tel saint.
180. 30 Car nous devons aussi et surtout imiter leurs vertus. Tous se sont efforcés de reproduire les traits du divin modèle, et tous peuvent nous redire la parole de Saint Paul : « Soyez mes imitateurs comme je l'ai été de Jésus-Christ : Imitatores mei estote sicut et ego Christi » (I Cor., IV, 16). Cependant ils ont la plupart du temps cultivé une vertu spéciale, qui est, pour ainsi dire, leur vertu caractéristique : les uns l'intégrité de la foi, d'autres la confiance ou l'amour ; d'autres l'esprit de sacrifice, lhumilité, la pauvreté ; d'autres la prudence, la force, la tempérance ou la chasteté. A chacun nous demanderons plus particulièrement la vertu quil a pratiquée, bien persuadés qu'il a grâce spéciale pour nous l'obtenir.
181. Voilà pourquoi notre dévotion se portera surtout du côté des Saints qui ont vécu dans la même condition que nous, ont occupé des emplois semblables et ont pratiqué la vertu qui nous est le plus nécessaire.
En nous plaçant à un autre point de vue, nous aurons aussi une dévotion particulière à nos saints patrons, voyant dans le choix qui en a été fait une indication providentielle dont nous devons profiter.
Mais, si pour des raisons spéciales, les attraits de la grâce nous portent vers tel ou tel saint dont les vertus s'harmonisent mieux avec les besoins de notre âme, rien ne nous empêche de nous attacher à son imitation, en prenant l'avis d'un sage directeur.
182. Ainsi comprise la dévotion aux Saints est extrêmement utile : les exemples de ceux qui ont eu les mêmes passions que nous, subi les mêmes tentations, et ont malgré tout, soutenus par les mêmes grâces, remporté la victoire, sont un puissant stimulant qui nous fait rougir de notre lâcheté, prendre d'énergiques résolutions et faire des efforts constants pour les mettre à exécution, surtout quand nous nous rappelons la parole d'Augustin : « Tu non poteris quod isti, quod istæ ? » (Confess., lib. VIII, XI). Leurs prières achèveront luvre et nous aideront à marcher sur leurs traces.
3° Du rôle des Anges dans la vie chrétienne
Ce rôle vient de leurs rapports avec Dieu et avec Jésus-Christ.
183. 1° Ils représentent tout d'abord la grandeur et les attributs de Dieu : « Chacun en particulier marque quelque degré de cet Être infini, et lui est spécialement consacré. Dans les uns on voit sa force, dans d'autres son amour, dans d'autres sa fermeté. Chacun est la reproduction d'une beauté de l'original divin : chacun l'adore et le loue dans la perfection dont il est l'image » (id., p. 158). C'est donc Dieu lui-même que nous honorons dans les Anges : ils sont « des miroirs éclatants, de purs cristaux, de brillantes glaces qui représentent les traits et les perfections de ce Tout infini » (id, p. 164). Elevés à l'ordre surnaturel, ils participent à la vie divine, et sortis victorieux de l'épreuve, ils jouissent de la vision béatifique : « Les Anges de ces enfants, dit Notre-Seigneur, voient constamment la face de mon Père qui est dans les cieux » (Matth., XVIII, 10).
184. 2° Si nous considérons leurs rapports avec Jésus-Christ, il n'est pas certain sans doute qu'ils tiennent leur grâce de lui ; mais ce qui est certain, c'est que, dans le ciel, ils s'unissent à ce médiateur de religion pour louer, adorer et glorifier la majesté divine, heureux de pouvoir ainsi donner une plus grande valeur à leurs adorations. Quand donc nous nous unissons à Jésus pour adorer Dieu, nous nous unissons par là même aux Anges et aux Saints, et ce concert harmonieux ne peut que glorifier plus parfaitement la divinité. Nous pouvons donc redire avec l'auteur déjà cité : « Qu'à jamais tous les gardiens des cieux, toutes ces vertus puissantes qui les meuvent, suppléent, en Jésus-Christ, à nos louanges ; qu'ils vous remercient pour les bienfaits que nous recevons de votre bonté, soit dans la nature, soit dans la grâce. » (p. 169).
185. 3° De ces deux considérations il résulte que les Anges, étant nos frères dans l'ordre de la grâce, puisque nous participons comme eux à la vie divine, et que, comme eux, nous sommes en Jésus-Christ les religieux de Dieu, ils s'intéressent beaucoup à notre salut, désirant que nous les rejoignions dans le ciel pour glorifier Dieu et participer à la même vision béatifique. a) Aussi acceptent-ils avec joie les missions que Dieu leur confie pour travailler à notre sanctification : « Dieu, nous dit le Psalmiste, leur a confié le juste pour qu'ils le gardent en toutes ses voies » (Ps. XC, 11-12). Et Saint Paul ajoute qu'ils sont au service de Dieu, envoyés comme serviteurs pour le bien de ceux qui doivent recevoir l'héritage du salut (Hebr., I, 14). Ils ne désirent rien tant en effet que de recruter des élus pour combler les places rendues vacantes par la chute des anges rebelles, et des adorateurs pour glorifier Dieu à leur place. Ayant triomphé des démons, ils ne demandent qu'à nous protéger contre ces perfides ennemis ; aussi est-il particulièrement opportun de les invoquer pour repousser les tentations diaboliques. b) Ils offrent nos prières à Dieu (Tob., XII, 12) : ce qui veut dire qu'ils les appuient en y joignant leurs propres supplications. Nous avons donc intérêt à les invoquer, surtout dans les moments critiques, et particulièrement à l'heure de la mort, pour qu'ils nous protègent contre les derniers assauts de l'ennemi et portent notre âme en paradis.
186. Des Anges gardiens. Parmi ces anges, il en est qui sont délégués pour s'occuper de chaque âme en particulier : ce sont les anges gardiens. L'Eglise, en instituant une fête en leur honneur, a consacré la doctrine traditionnelle des Pères, basée d'ailleurs sur des textes de la Sainte Ecriture et appuyée sur de solides raisons. Ces raisons se tirent de nos rapports avec Dieu : nous sommes ses enfants, les membres de Jésus-Christ et les temples du Saint Esprit. « Or, nous dit M. Olier (p. 171-172), parce que nous sommes ses enfants, il nous donne pour gouverneurs les princes de sa cour, qui se tiennent même bien honorés de cette charge, à cause que nous avons l'honneur de lui appartenir de si près. Parce que nous sommes ses membres, il veut que ces mêmes esprits qui le servent soient toujours auprès de nous pour nous rendre mille bons offices. Et parce que nous sommes ses temples et que lui-même habite en nous, il veut que nous ayons des anges qui soient remplis de religion envers lui, comme ils sont en nos églises ; il veut que là ils soient en hommage perpétuel envers sa grandeur, suppléant à ce que nous sommes obligés de faire et gémissant souvent pour les irrévérences que nous commettons contre lui ». Il veut aussi par là, ajoute-t-il, relier étroitement lEglise du Ciel et celle de la terre : « C'est pourquoi il fait descendre en terre ce corps mystérieux des Anges, qui, s'unissant à nous, et nous liant à eux, nous mettent ainsi dans leur ordre, pour ne faire qu'un corps de l'Eglise du ciel et de celle de la terre ».
187. Par notre ange gardien nous sommes donc en communication permanente avec le ciel, et, pour en mieux profiter, nous ne pouvons mieux faire que de penser souvent à notre ange gardien, pour lui exprimer notre vénération, notre confiance et notre amour : a) notre vénération, en le saluant comme un de ceux qui voient sans cesse la face de Dieu, qui sont près de nous les représentants de notre Père céleste ; nous ne ferons donc rien qui puisse lui déplaire ou le contrister, mais au contraire nous nous efforcerons de lui témoigner notre respect en imitant sa fidélité au service de Dieu : ce qui est une manière délicate de lui marquer notre estime ; b) notre confiance, en nous rappelant la puissance qu'il possède pour nous protéger, et la bonté qu'il a pour nous qui sommes confiés à sa charge par Dieu lui-même. C'est surtout dans les tentations du démon que nous devons l'invoquer, puisqu'il est accoutumé à déjouer les ruses de cet ennemi perfide ; comme aussi dans les occasions périlleuses, où leur prévoyance et leur dextérité peuvent si opportunément nous venir en aide, dans la question de la vocation, où il peut mieux connaître que personne les desseins de Dieu sur nous. En outre quand nous avons quelque affaire importante à traiter avec le prochain, il importe de nous adresser aux anges gardiens de nos frères pour qu'ils les préparent à la mission que nous voulons remplir auprès d'eux ; c) notre amour, en nous disant qu'il a toujours été et est encore pour nous un excellent ami, qui nous a rendu et est toujours prêt a nous rendre d'excellents services ; ce n'est guère qu'au ciel que nous en connaîtrons l'étendue ; mais nous pouvons lentrevoir par la foi, et ceci nous suffit pour lui exprimer notre reconnaissance et notre affection. C'est particulièrement lorsque la solitude nous pèse que nous pouvons nous rappeler que nous ne sommes jamais seuls, que nous avons près de nous un ami dévoué et généreux, avec qui nous pouvons nous entretenir familièrement.
N'oublions pas du reste quhonorer cet Ange cest honorer Dieu lui-même, dont il est le représentant sur terre, et unissons-nous parfois à lui pour le mieux glorifier.
Synthèse de la Doctrine exposée
188. Ainsi donc Dieu a une part très grande dans notre sanctification. Cest lui qui vient résider en notre âme pour se donner à nous et nous sanctifier. Pour nous permettre de nous élever jusqu'à lui, il nous donne tout un organisme surnaturel : la grâce habituelle qui, pénétrant la substance même de notre âme, la transforme et la rend déiforme ; les vertus et les dons qui, perfectionnant nos facultés, leur permettent avec le secours de la grâce actuelle qui les met en branle, de faire des actes surnaturels méritoires de la vie éternelle.
189. Ce n'est pas encore assez pour son amour : il nous envoie son Fils unique, qui, se faisant homme comme nous, devient le modèle parfait qui nous guide dans la pratique des vertus qui conduisent à la perfection et au ciel ; nous mérite la grâce nécessaire pour marcher sur ses traces, malgré les difficultés que nous trouvons au dedans et au dehors de nous-mêmes ; et qui, pour nous mieux entraîner à sa suite, nous incorpore à lui, fait passer en nous par son divin Esprit, la vie dont il possède la plénitude, et donne, par cette incorporation, à nos moindres actions, une valeur incommensurable ; ces actions en effet, unies à celles de Jésus, notre tête, participent à la valeur des siennes, puisque dans un corps tout devient commun entre la tête et les membres. Avec lui et par lui nous pouvons donc glorifier Dieu comme il le mérite, obtenir de nouvelles grâces, et nous rapprocher ainsi de notre Père céleste en reproduisant en nous ses divines perfections.
Marie, étant la mère de Jésus et sa collaboratrice, bien que secondairement, dans l'uvre de la Rédemption, collabore aussi à la distribution des grâces qu'Il nous a méritées ; c'est par elle que nous allons à Lui, par elle que nous demandons la grâce ; nous la vénérons et l'aimons comme une mère et nous nous efforçons d'imiter ses vertus.
Et, comme Jésus est non seulement notre chef, mais celui des Saints et des Anges, il met à notre service ces puissants auxiliaires pour nous protéger contre les attaques du démon et les faiblesses de notre nature : leurs exemples et leur intercession nous sont d'un puissant secours.
Dieu pouvait-il vraiment faire plus pour nous ? Et s'il s'est donné si largement à nous, que ne devons-nous pas faire pour répondre à son amour et cultiver la participation à la vie divine dont il nous a si généreusement gratifiés ?
ART. II. LA PART DE LHOMME DANS LA VIE CHRÉTIENNE
190. Il est évident que si Dieu a tant fait pour nous communiquer une participation à sa vie, nous devons de notre côté répondre à ses avances, accepter avec reconnaissance cette vie, la cultiver et nous préparer ainsi à cette béatitude éternelle qui sera le couronnement de nos efforts sur terre. La reconnaissance nous en fait un devoir; car il n'est pas de meilleur moyen de reconnaître un bienfait que de l'utiliser pour le but pour lequel il nous a été accordé. Notre intérêt spirituel le demande : car Dieu nous récompensera selon nos mérites, et notre gloire dans le ciel correspondra aux degrés de grâce que nous aurons conquis par nos bonnes uvres (I Cor., III, 8). Il sera au contraire obligé de châtier sévèrement ceux qui, résistant volontairement à ses divines prévenances, auront abusé de la grâce ; car, nous dit l'Apôtre, « la terre, abreuvée par la pluie qui tombe souvent sur elle, produit une herbe utile à ceux pour qui on la cultive, elle a part à la bénédiction de Dieu ; mais si elle ne produit que des épines et des chardons, elle est jugée de mauvaise qualité et près d'être maudite » (Hebr., VI, 7-8). Sans doute Dieu, qui nous a créés libres, respecte notre liberté, et ne nous sanctifiera pas malgré nous ; mais il ne cesse de nous exhorter à bien utiliser les grâces qu'il nous octroie si libéralement : « Nous vous exhortons à ne pas recevoir la grâce de Dieu en vain » (II Cor., VI, 1).
191. Or, pour correspondre à cette grâce, nous devons tout d'abord pratiquer ces grandes dévotions que nous avons exposées à l'article précédent : dévotion à la Sainte Trinité, dévotion au Verbe Incarné, dévotion à la Sainte Vierge, aux Anges et aux Saints. Nous y trouverons en effet le plus puissant des motifs pour nous donner complètement à Dieu, en union avec Jésus, et avec la protection de nos puissants intercesseurs ; nous y trouverons aussi des modèles de sainteté qui nous traceront la voie à suivre, et plus encore des énergies surnaturelles qui nous permettront de nous rapprocher chaque jour de l'idéal de sainteté proposé à notre imitation. Mais remarquons ici que nous avons exposé ces dévotions dans leur ordre ontologique ou de dignité ; et qu'en pratique ce n'est pas la dévotion à la Sainte Trinité qui se pratique la première ; nous commençons en général par la dévotion à Notre Seigneur et à la Sainte Vierge, et c'est plus tard que nous nous élevons jusqu'à la Sainte Trinité.
192. Mais ce n'est pas assez. Il nous faut utiliser tout cet organisme surnaturel dont nous sommes dotés et le perfectionner malgré les obstacles du dedans et du dehors qui s'opposent à son développement. 1° Puisque la triple concupiscence demeure en nous, qui tend sans cesse vers le mal, et qui est attisée par le monde et le démon, le premier pas sera de la combattre énergiquement ainsi que ses puissants auxiliaires. 2°) Puisque cet organisme surnaturel nous a été donné pour produire des actes déiformes, méritoires de la vie éternelle, nous devons multiplier nos mérites. 3° Et, comme il a plu à la bonté divine d'instituer des sacrements, qui produisent en nous la grâce selon la mesure de notre coopération, il faut nous en approcher avec des dispositions aussi parfaites que possible. Par là nous garderons en nous la vie de la grâce, bien plus nous la ferons grandir indéfiniment.
§ I. De la lutte contre les ennemis spirituels
Ces ennemis sont la concupiscence, le monde et le démon : la concupiscence, ennemi intérieur que nous portons toujours avec nous ; le monde et le démon, ennemis extérieurs, qui attisent le feu de la concupiscence.
I. Lutte contre la concupiscence
Saint Jean a décrit la concupiscence dans ce texte célèbre : « Omne quod est in mundo concupiscentia carnis est et concupiscentia oculorum et superbia vitæ » (I Joan., II, 16). Ce que nous allons dire en sera l'explication.
1° La concupiscence de la chair
193. La concupiscence de la chair c'est lamour désordonné des plaisirs des sens.
A) Le mal. Le plaisir n'est pas mauvais en soi ; Dieu le permet en l'ordonnant à une fin supérieure, le bien honnête ; s'il attache le plaisir à certains actes bons, c'est pour les faciliter et nous attirer ainsi à l'accomplissement du devoir. Goûter le plaisir avec modération et en le rapportant à sa fin, qui est le bien moral et surnaturel, n'est pas un mal c'est même un acte bon, puisqu'il tend à une fin bonne, qui en dernière analyse est Dieu. Mais vouloir le plaisir indépendamment de cette fin qui le légitime, le vouloir par conséquent comme une fin à laquelle on s'arrête, c'est un désordre, puisque c'est aller contre l'ordre très sage établi par Dieu. Et ce désordre en amène un autre : quand on agit pour le plaisir, on est exposé à l'aimer avec excès, parce qu'on n'est plus guidé par la fin qui impose des limites à cette soif immodérée du plaisir qui existe en chacun d'entre nous.
194. Ainsi Dieu a voulu sagement qu'un certain plaisir fût attaché à la nourriture pour nous stimuler à soutenir les forces du corps. Mais, comme le dit Bossuet , « les hommes ingrats et charnels ont pris occasion de ce plaisir, pour s'attacher à leur corps plutôt qu'à Dieu qui l'avait fait... Le plaisir de la nourriture les captive ; au lieu de manger pour vivre, ils semblent, comme disait un ancien et après lui saint Augustin, ne vivre que pour manger. Ceux-là mêmes qui savent régler leurs désirs, et sont amenés au repas par la nécessité de leur nature, trompés par le plaisir, et engagés plus avant qu'il ne faut par ses appas, sont transportés au delà des justes bornes ; ils se laissent insensiblement gagner à leur appétit, et ne croient jamais avoir satisfait entièrement au besoin, tant que le boire et le manger flattent leur goût ». De là des excès dans le boire et le manger opposés à la tempérance. Et que dire du plaisir encore plus dangereux de la volupté, « de cette profonde et honteuse plaie de la nature, de cette concupiscence qui lie l'âme au corps par des liens si tendres et si violents dont on a tant de peine à se déprendre, et qui cause aussi dans le genre humain de si effroyables désordres ? ».
195. Ce plaisir sensuel est d'autant plus dangereux qu'il est répandu par tout le corps. La vue en est infectée, puisque c'est par les yeux que l'on commence à avaler le poison de l'amour sensuel. Les oreilles en sont infectées, quand, par de dangereux entretiens et des chants remplis de mollesse, l'on allume ou l'on entretient les flammes de l'amour impur et cette secrète disposition que nous avons aux joies sensuelles. Et il en est de même des autres sens. Ce qui augmente le danger, c'est que tous ces plaisirs sensuels s'excitent les uns les autres ; ceux qu'on imaginerait être les plus innocents, si l'on n'est toujours sur ses gardes, préparent aux plus coupables. Il y a même une mollesse et délicatesse répandue dans tout le corps, qui faisant chercher un repos dans le sensible, le réveille et en entretient la vivacité. On aime son corps avec une attache qui fait oublier son âme ; un soin excessif de sa santé fait qu'on flatte le corps en tout ; et tous ces divers sentiments sont autant de branches de la concupiscence de la chair.
196. B) Le remède à un si grand mal, c'est la mortification du plaisir sensuel ; car, nous dit S. Paul : « Ceux qui appartiennent au Christ crucifient leur chair avec ses vices et ses convoitises. » (Galat., V, 24). Or crucifier la chair, nous dit M. Olier, « cest lier, garrotter, étouffer intérieurement tous les désirs impurs et déréglés que nous sentons en notre chair » (Cat. Chrétien, I. part., leç. V) ; c'est aussi mortifier les sens extérieurs qui nous mettent en communication avec les objets du dehors et excitent en nous des désirs dangereux. Le motif fondamental qui nous oblige à pratiquer cette mortification, ce sont les engagements de notre baptême.
197. Par le baptême, qui nous fait mourir au péché et nous incorpore au Christ, nous sommes obligés de pratiquer cette mortification du plaisir sensuel ; car « selon saint Paul, « nous ne sommes plus redevables à la chair pour vivre selon la chair, mais nous sommes obligés de vivre selon l'esprit ; et si nous vivons par l'esprit, marchons selon l'esprit, qui nous imprime dans le cur l'inclination pour la croix et la force de la porter » (Cat. Chrétien, leç. IX).
Le baptême d'immersion, par son symbolisme, nous montre la vérité de cette doctrine : plongé dans l'eau, le catéchumène y meurt au péché et à ses causes, et, quand il en est retiré, il participe à une vie nouvelle, la vie de Jésus ressuscité. C'est l'enseignement de saint Paul : « Morts au péché, comment pourrions-nous vivre encore dans le péché ? Ne savez-vous pas que nous tous qui avons été baptisés en Jésus-Christ, c'est en sa mort que nous avons été baptisés ? Nous avons donc été ensevelis avec lui par le baptême en sa mort, afin que comme le Christ est ressuscité des morts, par la gloire du Père, nous aussi nous marchions dans une vie nouvelle. » (Rom., VI, 2-4). Ainsi donc limmersion baptismale signifie la mort au péché et l'obligation de lutter contre la concupiscence qui tend au péché ; et la sortie de l'eau exprime la vie nouvelle, par laquelle nous participons à la vie ressuscitée du Sauveur. Le baptême nous oblige donc à mortifier la concupiscence qui demeure en nous, et à imiter Notre-Seigneur qui, en crucifiant sa chair, nous a mérité la grâce de crucifier la nôtre. Les clous, par lesquels nous la crucifions, sont précisément les différents actes de mortification que nous accomplissons.
Si impérieuse est cette obligation de mortifier le plaisir que de là dépend notre salut et notre vie spirituelle : « Car si vous vivez selon la chair, vous mourrez spirituellement ; mais si par l'Esprit vous mortifiez la chair, vous vivrez. » (Rom., VIII, 13).
198. Pour que la victoire soit complète, il ne suffit pas de renoncer aux plaisirs mauvais (ce qui est de précepte) ; il faut encore sacrifier les plaisirs dangereux qui conduisent presque infailliblement au péché, en vertu du Principe : « qui amat periculum, in illo peribit » ; bien plus il faut se priver de quelques uns des plaisirs licites, afin d'affermir ainsi notre volonté contre l'attrait du plaisir défendu : quiconque en effet goûte sans restriction toutes les délectations permises est bien près de glisser en celles qui ne le sont pas.
2° La concupiscence des yeux (curiosité et avarice)
199. A) Le mal. La concupiscence des yeux comprend deux choses : la curiosité malsaine et l'amour désordonné des biens de la terre.
a) La curiosité dont il est question, c'est le désir immodéré de voir, d'ouïr, de connaître ce qui se passe dans le monde, comme les secrètes intrigues qui s'y nouent, non pour en tirer un profit spirituel, mais pour jouir de cette connaissance frivole. Elle s'étend aux siècles passés, quand nous fouillons l'histoire, non pour en tirer quelques exemples utiles à la vie humaine, mais pour repaître notre imagination de tous les objets qui lui plaisent. Elle embrasse surtout toutes les fausses sciences divinatoires, par lesquelles on prétend connaître les choses secrètes ou futures dont Dieu s'est réservé la connaissance ; « c'est donc entreprendre sur les droits de Dieu, c'est détruire la confiance avec laquelle on se doit abandonner à sa volonté. » (Bossuet, ch. VIII). Cette curiosité se porte même sur les sciences vraies et utiles, quand on s'y livre trop, ou à contre-temps ; elle nous fait sacrifier de plus grandes obligations, comme il arrive à ceux qui lisent toutes sortes de romans, de comédies, de poésies. « Car tout cela n'est autre chose qu'une intempérance, une maladie, un dérèglement de l'esprit, dessèchement du cur, une misérable captivité qui ne nous laisse pas le loisir de penser à nous, et une source d'erreurs. »
200. b) La seconde forme de cette concupiscence, c'est l'amour désordonné de l'argent ; tantôt on le regarde comme un instrument pour acquérir d'autres biens, par exemple, des plaisirs ou des honneurs ; tantôt on s'attache à l'argent pour lui-même, pour le regarder, le palper et trouver en sa possession une certaine sécurité pour l'avenir : c'est l'avarice proprement dite. Dans l'un et l'autre cas, on s'expose à commettre bien des péchés ; car ce désir immodéré est la source de beaucoup de fraudes et d'injustices.
201. B) Le remède. a) Pour combattre la vaine curiosité, il faut se rappeler que ce qui n'est pas éternel est indigne de fixer et de retenir l'attention d'êtres immortels comme nous. La figure de ce monde passe, il n'y a qu'une chose qui demeure, Dieu et le ciel qui est l'éternelle possession de Dieu. Nous devons donc ne nous intéresser qu'aux choses éternelles ; car ce qui n'est pas éternel n'est rien. Sans doute les événements présents, comme ceux des siècles passés, peuvent et doivent nous intéresser, mais seulement dans la mesure où ils contribuent à la gloire de Dieu ou au salut des hommes. Quand Dieu a créé le monde et tout ce qui existe, il n'a eu qu'un but : communiquer sa vie divine aux créatures intelligentes, aux Anges et aux hommes, et recruter des élus. Tout le reste est accessoire, et ne doit être étudié que comme un moyen pour aller à Dieu ou au ciel.
202. b) En ce qui concerne lamour désordonné des biens de la terre, il faut se rappeler que les richesses ne sont pas une fin, mais un moyen que nous donne la Providence pour subvenir à nos besoins ; que Dieu en demeure le souverain Maître, que nous n'en sommes au fond que les administrateurs, et que nous aurons à rendre compte de leur usage (Luc, XVI, 2). Il est donc sage de donner une large part de son superflu aux aumônes et bonnes uvres : c'est entrer dans les desseins de Dieu qui veut que les riches soient, pour ainsi dire, les économes des pauvres ; c'est faire un placement sur la Banque du ciel, qui nous sera rendu au centuple quand nous entrerons dans léternité : « Amassez-vous, dit Jésus, des trésors dans le ciel,où les vers ni la rouille ne rongent, et où les voleurs ne percent les murs ni ne dérobent (Matth., VI, 20). Et c'est le moyen de détacher nos curs des biens terrestres pour les élever jusqu'à Dieu : « car, ajoute Notre Seigneur, là où est votre trésor, là aussi sera votre cur. » (Matth., VI, 21). Donc cherchons avant tout le royaume de Dieu, la sainteté, et le reste nous viendra par surcroît.
Pour devenir parfait, il faut faire plus encore, pratiquer la pauvreté évangélique : « Bienheureux en effet sont les pauvres en esprit ; » (Matth., V, 3). Ce qui peut se faire de trois façons, selon les attraits et les possibilités de chacun : 1) vendre tous ses biens et les donner aux pauvres (Luc, XII, 33 ; Luc, XVIII, 22 ; Matth., XIX, 21) ; 2) tout mettre en commun, comme cela se pratique en certaines congrégations ; 3) garder le fonds, et se dépouiller de l'usage, en ne dépensant rien que selon l'avis d'un sage directeur.
203. Quoiqu'il en soit, le cur doit être détaché des richesses pour s'envoler vers Dieu, C'est bien ce que nous recommande Bossuet : « Heureux ceux qui retirés humblement dans la maison du Seigneur, se délectent dans la nudité de leurs petites cellules, et de tout le faible attirail dont ils ont besoin dans cette vie, qui n'est qu'une ombre de mort, pour ny voir que leur infirmité, et le joug pesant dont le péché les a accablés. Heureuses les Vierges sacrées, qui ne veulent plus être le spectacle du monde, et qui voudraient se cacher à elles-mêmes sous le voile sacré qui les environne ! Heureuse la douce contrainte quon fait à ses yeux, pour ne voir point les vanités, et dire avec David : « Détournez mes yeux, afin de ne les voir point ! » (Ps., CXVIII, 37). Heureux ceux qui, en demeurant selon leur état au milieu du monde
n'en sont point touchés, qui y passent sans s'y attacher... qui disent avec Esther sous le diadème : « Vous savez, Seigneur, combien je méprise ce signe d'orgueil et tout ce qui peut servir à la gloire des impies ; et que votre servante ne s'est jamais réjouie qu'en vous seul, ô Dieu d'Israël. » (Esth., XIV, 15-18).
3° De lorgueil de la vie
204. A) Le mal. « Lorgueil, dit Bossuet, est une dépravation plus profonde : par elle l'homme livré à lui-même, se regarde lui-même comme son dieu, par l'excès de son amour-propre. » (chap. X, XXIII). Oubliant que Dieu est son premier principe et sa dernière fin, il s'estime lui-même à l'excès, il estime ses qualités vraies ou prétendues comme si elles étaient siennes, sans les rapporter à Dieu. De là cet esprit d'indépendance ou d'autonomie qui le porte à se soustraire à l'autorité de Dieu ou de ses représentants ; cet égoïsme qui l'incline à agir pour soi, comme, s'il était sa fin ; cette vaine complaisance qui se délecte en sa propre excellence, comme si Dieu n'en était pas l'auteur, qui se complaît en ses bonnes uvres, comme si elles n'étaient pas avant tout et principalement le résultat de l'action divine, en nous ; cette tendance à exagérer ses qualités, à s'en attribuer qu'on ne possède pas, à se préférer aux autres, parfois même à les mépriser, comme faisait le Pharisien.
205. A cet orgueil s'ajoute la vanité, par laquelle on recherche d'une façon désordonnée lestime des autres, leur approbation, leurs louanges. C'est ce qu'on appelle la vaine gloire. Car, comme le fait remarquer Bossuet, « si ces louanges sont fausses ou injustes, quelle est mon erreur de m'y plaire tant ! Et si elles sont véritables, d'où me vient cette autre erreur de me délecter moins de la vérité que du témoignage que lui rendent les hommes ? » (chap. XVII). Chose étrange en effet, on se soucie plus de l'estime des hommes que de la vertu elle-même, et on est plus humilié d'une bévue publique que d'une faute secrète. Lorsqu'on s'abandonne à ce défaut, il ne tarde pas à en produire d'autres : la vantardise qui incline à parler de soi, de ses succès ; l'ostentation qui cherche à attirer l'attention publique par le luxe et le faste ; l'hypocrisie qui affecte les dehors de la vertu sans se soucier de l'acquérir.
206. Les effets de l'orgueil sont déplorables : c'est le grand ennemi de la perfection ; 1) car il dérobe à Dieu sa gloire, et par là même nous prive de beaucoup de grâces et de mérites, Dieu ne voulant pas être le complice de notre superbe (Jac., IV, 6). 2) il est la source de péchés nombreux, péchés de présomption punis par des chutes lamentables, des vices odieux ; de découragement, quand on voit qu'on est tombé si bas ; de dissimulation, parce qu'on a peine à confesser ses désordres ; de résistance aux supérieurs, d'envie et de jalousie à l'égard du prochain, etc.
207. B) Le remède c'est : a) de tout rapporter à Dieu, en reconnaissant qu'il est l'auteur de tout bien et qu'étant le premier principe de nos actions, il doit en être la dernière fin. C'est bien celui que suggère Saint Paul : « Qu'as-tu donc que tu n'aies reçu ? Et si tu l'as reçu, pourquoi te glorifies-tu comme si tu ne l'avais pas reçu ? » (I Cor., IV, 7). D'où il conclut que toutes nos actions doivent tendre à la gloire de Dieu : « Soit que vous mangiez, soit que vous buviez, soit que vous fassiez autre chose, faites tout pour la gloire de Dieu. » (I Cor., X, 31). Et, pour leur donner plus de valeur, ayons soin de les faire au nom, en la vertu de Jésus-Christ : « Tout ce que vous faites, en parole ou en uvre, faites-le au nom du Seigneur Jésus, en rendant par lui grâces au Père. » (Colos., III, 17).
208. b) Mais, parce que notre nature nous porte constamment à la recherche de nous-mêmes, il faut, pour réagir contre cette tendance, nous rappeler que de nous-mêmes nous ne sommes que néant et péché. Sans doute il y a, en nous de bonnes qualités naturelles et surnaturelles qu'il faut hautement estimer et cultiver ; mais, puisque ces qualités viennent de Dieu, n'est-ce pas lui qu'il en faut glorifier ? Quand un artiste a fait un chef-d'uvre, n'est-ce pas lui, et non la toile qu'il faut louer ?
Or de nous-mêmes nous n'avons que le néant. De nous-mêmes aussi nous sommes péché, en ce sens que par la concupiscence nous tendons au péché, si bien que, selon saint Augustin, si nous ne commettons pas certains péchés, c'est à la grâce de Dieu que nous le devons. Sans doute notre nature n'est pas totalement corrompue, comme le prétendait Luther ; elle peut faire, avec le concours de Dieu, naturel ou surnaturel, quelque bien, elle en fait même beaucoup, comme on le voit chez les Saints ; mais, puisque Dieu en demeure la cause première et principale, c'est à lui qu'il en faut rendre grâce.
209. Concluons donc avec Bossuet : « Ne présumez point de vous-même ; car c'est là le commencement de tout péché... Ne désirez point la gloire des hommes : car vous auriez reçu votre récompense, et vous n'auriez à attendre que de véritables supplices. Ne vous glorifiez pas vous-même : car tout ce que vous vous attribuez dans vos bonnes uvres, vous l'ôtez à Dieu qui en est l'auteur, et vous vous mettez en sa place. Ne secouez point le joug de la discipline du Seigneur ; ne dites point en vous-même, comme un superbe orgueilleux : je ne servirai point ; car si vous ne servez à la justice, vous serez esclave du péché, et enfant de la mort. Ne dites point : Je ne suis point souillé ; et ne croyez pas que Dieu ait oublié vos péchés, parce que vous les avez oubliés vous-même ; car le Seigneur vous éveillera en vous disant : Voyez vos voies dans ce vallon secret : je vous ai suivi partout, et jai compté tous vos pas. Ne résistez pas aux sages conseils et ne vous emportez pas quand on vous reprend : car c'est le comble de l'orgueil de se soulever contre la vérité même, lorsqu'elle vous avertit, et de regimber contre l'éperon. » (chap. XXXI).
En agissant de la sorte nous serons plus forts pour lutter contre le monde, le second de nos ennemis spirituels.
II. Lutte contre le monde
210. Le monde dont il est ici question ce n'est pas l'ensemble des personnes vivant dans le monde, parmi lesquelles se trouvent à la fois des âmes d'élite et des mécréants. C'est l'ensemble de ceux qui sont opposés à Jésus-Christ et sont les esclaves de la triple concupiscence. Ce sont donc : 1) les incrédules, hostiles à la religion précisément parce qu'elle condamne leur orgueil, leur sensualité, leur soif immodérée des richesses ; 2) les indifférents, qui n'ont cure d'une religion qui les obligerait à sortir de leur indolence ; 3) les pécheurs impénitents qui aiment leur péché, parce qu'ils aiment le plaisir et ne veulent pas s'en détacher ; 4) les mondains qui croient et même pratiquent la religion, mais en l'alliant à l'amour du plaisir, du luxe, du bien-être, et qui parfois scandalisent leurs frères, croyants ou incrédules, en leur faisant dire que la religion a peu dinfluence sur la vie morale. Tel est le monde que Jésus a maudit à cause de ses scandales (matth., XVIII, 7) et dont saint Jean a dit qu'il était tout entier plongé dans le mal (I Joan., V, 19).
211. 1° Les dangers du monde. Le monde qui pénètre jusque dans les familles chrétiennes et même les communautés, par les visites données ou reçues, par les correspondances, par la lecture des livres ou des journaux mondains, est un grand obstacle au salut et à la perfection ; il réveille et attise en nous le feu de la concupiscence ; il nous séduit et nous terrorise.
212. A) Il nous séduit par ses maximes, l'étalage de ses vanités, ses exemples pervers.
a) Par ses maximes, qui sont directement en opposition avec les maximes évangéliques. Il vante en effet le bonheur des riches, des forts ou même des violents, des parvenus, des ambitieux, de ceux qui savent jouir de la vie ; volontiers il prêche l'amour du plaisir : « Couronnons-nous de roses avant qu'elles se flétrissent. » (Sap., II, 8). Ne faut-il pas, dit-il, que jeunesse se passe, que chacun vive sa vie ? Il y en a bien d'autres qui le font, et le Bon Dieu ne peut pas damner tout le monde. Il faut bien gagner sa vie, et si on était scrupuleux en affaires, on ne pourrait jamais s'enrichir.
b) Par l'étalage de ses vanités et de ses plaisirs ; la plupart des réunions mondaines n'ont pour but que de flatter la curiosité, la sensualité et même la volupté. Pour rendre le vice attrayant, on le dissimule sous forme d'amusements qu'on appelle honnêtes et qui ne laissent pas d'être dangereux, comme les robes décolletées, les danses, et surtout certaines d'entre elles qui ne semblent avoir d'autre but que de favoriser des regards lascifs et des enlacements sensuels. Et que dire de la plupart des représentations théâtrales, des spectacles offerts au public, des livres licencieux qu'on expose partout ?
c) Les mauvais exemples ne viennent hélas ! qu'augmenter le danger ; quand on voit tant de jeunes gens qui s'amusent, tant de personnes mariées infidèles à leurs devoirs, tant de commerçants et d'hommes d'affaires s'enrichir par des moyens peu scrupuleux, on est fortement tenté de se laisser entraîner à de semblables désordres. Du reste le monde est si indulgent aux faiblesses humaines qu'il semble les encourager : un séducteur, c'est un galant homme ; un financier, un commerçant qui s'enrichit par des moyens malhonnêtes, c'est un habile homme ; un libre-penseur, c'est un homme sans préjugés, qui suit les lumières de sa conscience. Combien se sentent encouragés au vice par des appréciations aussi bénignes !
213. B) Quand il ne peut nous séduire, le monde essaie de nous terroriser.
a) Parfois c'est une véritable persécution organisée contre les croyants : on prive d'avancement, dans certaines administrations, ceux qui accomplissent publiquement leurs devoirs religieux, ou ceux qui envoient leurs enfants à des écoles catholiques.
b) D'autres fois on détourne de la pratique religieuse les timides en se moquant agréablement des dévots, des Tartuffes, des naïfs qui croient encore à des dogmes surannés, en plaisantant les mères de famille qui persistent à habiller modestement leurs jeunes filles, en leur demandant ironiquement si c'est ainsi qu'elles espèrent les marier. Et combien en effet qui par respect humain, et malgré les protestations de leur conscience, se laissent asservir à ces modes tyranniques qui n'ont plus de respect pour la pudeur !
c) En d'autres circonstances on use de menaces si vous affichez ainsi votre religion, il n'y a pas de place pour vous dans nos bureaux; si vous êtes si prudes, inutile de venir dans nos salons ; si vous êtes scrupuleux, je ne puis vous employer à mon service : il faut faire comme tout le monde et tromper le public pour gagner plus d'argent.
Il n'est que trop facile de se laisser ainsi séduire ou terroriser, puisque le monde trouve un complice dans notre propre cur et dans le désir naturel que nous avons des bonnes places, des honneurs, des richesses.
214. 2° Le remède. Pour résister à ce courant dangereux, il faut se placer en face de l'éternité, et regarder le monde à la lumière de la foi. Alors il nous apparaîtra comme lennemi de Jésus-Christ quil faut combattre énergiquement pour sauver son âme et comme le théâtre de notre zèle où nous devons porter les maximes de l'Evangile.
215. A) Puisque le monde est lennemi de Jésus-Christ, nous devons prendre le contre-pied des maximes et des exemples du monde, en nous redisant le dilemme de saint Bernard : Ou le Christ se trompe ou le monde est dans l'erreur ; or il est impossible que la divine sagesse se trompe. Puisqu'il y a une opposition manifeste entre le monde et Jésus-Christ, il faut absolument faire notre choix : car nul ne peut servir deux maîtres à la fois. Or Jésus est la sagesse infaillible ; c'est donc lui qui a les paroles de la vie éternelle, et c'est le monde qui se trompe. Notre choix sera donc vite fait car, dit S. Paul, nous avons reçu, non l'esprit de ce monde, mais l'Esprit qui vient de Dieu (I Cor., II, 12). Vouloir plaire au monde, ajoute-t-il, c'est déplaire à Jésus-Christ (Galat., I, 10). Et S. Jacques ajoute que « Qui veut être l'ami du monde se fait l'ennemi de Dieu. » (Jac., IV, 4). Donc en pratique :
a) Lisons et relisons lEvangile, en nous disant que c'est l'éternelle vérité qui nous parle, et en priant celui qui la inspiré de nous faire comprendre, goûter et pratiquer les maximes : c'est à ce prix quon est véritablement chrétien ou disciple du Christ. Quand donc nous lisons ou entendons des maximes contraires à celles de lEvangile, disons-nous courageusement : c'est faux, puisque c'est opposé à l'infaillible vérité.
b) Evitons les occasions dangereuses qu'on trouve trop souvent dans le monde. Sans doute, ceux qui ne vivent pas dans le cloître, sont obligés de se mêler au monde dans une certaine mesure, mais ils doivent se préserver de l'esprit du monde, en vivant dans le monde comme n'étant pas de ce monde ; car Jésus a demandé à son Père non d'ôter ses disciples du monde mais de les préserver du mal (Joan., XVII, 15). Et S. Paul veut que nous usions du monde comme nen usant pas (I Cor., VII, 31).
c) C'est ce que doivent faire surtout les ecclésiastiques ; comme S. Paul, ils doivent pouvoir dire qu'ils sont crucifiés au monde comme le monde leur est crucifié (Galat., VI, 14). Le monde, siège de la concupiscence, ne peut avoir d'attrait pour nous ; il ne peut que nous inspirer de la répulsion, comme nous sommes pour lui un sujet de répulsion, notre caractère et notre habit étant une condamnation de ses vices. Nous devons donc éviter les relations purement mondaines, où nous serions déplacés. Sans doute nous avons des visites de courtoisie, d'affaires et surtout d'apostolat à faire et à recevoir ; mais ces visites seront courtes, et nous n'oublierons pas ce qui est dit de Notre Seigneur après sa résurrection, à savoir qu'il ne faisait plus à ses disciples que de rares apparitions, et cela pour achever leur formation et leur parler du royaume de Dieu (Act., I, 3).
216. B) Nous n'irons donc dans le monde que pour y pratiquer directement ou indirectement lapostolat, c'est-à-dire, pour y porter les maximes et les exemples de l'Evangile. a) Nous n'oublierons pas que nous sommes la lumière du monde (Matth., V, 14) ; et, sans transformer nos conversations en une sorte de prédication (ce qui semblerait déplacé) nous y apprécierons tout, les personnes, les événements et les choses à la lumière de lEvangile ; au lieu de proclamer heureux les riches et les forts, nous remarquerons en toute simplicité qu'il y a d'autres sources de bonheur que la richesse et le succès, que la vertu trouve déjà sa récompense sur terre, que les joies pures goûtées au sein de la famille sont les plus douces, que la satisfaction du devoir accompli console bien des infortunés et qu'une bonne conscience vaut mieux encore que l'enivrement du plaisir. Quelques faits concrets que nous citerons feront comprendre ces remarques. Mais c'est surtout par l'exemple qu'un prêtre édifie en conversation : quand tout, dans sa tenue et ses paroles, reflète la simplicité, la bonhomie, la franche gaieté, la charité, en un mot la sainteté, il produit sur ceux qui le voient et l'entendent une impression profonde ; on ne peut pas se lasser d'admirer ceux qui vivent conformément à leurs convictions, et on estime une religion qui sait inspirer des vertus si solides. Mettons donc en pratique ce que nous dit Notre Seigneur : « Que votre lumière brille devant les hommes, afin que voyant vos bonnes uvres, ils glorifient votre Père qui est dans les cieux (Matth., V, 16). Ce ne sont pas seulement les prêtres qui pratiquent ce genre d'apostolat ; les laïques convaincus y réussissent d'autant mieux qu'on est moins en défiance contre l'influence de leur exemple.
217. b) C'est à ces hommes d'élite et aux prêtres qu'il appartient d'inspirer aux chrétiens plus timides le courage de lutter contre la tyrannie du respect humain, de la mode ou de la persécution légale. L'un des meilleurs moyens est de former des ligues ou associations, composées de chrétiens influents et courageux qui ne craignent pas de parler et d'agir conformément à leurs convictions. C'est par là que les Saints ont réformé les murs de leur temps. Cest par là qu'il s'est fondé, dans nos grandes Ecoles et jusqu'au Parlement, des groupes compacts qui savent faire respecter leurs pratiques religieuses et entraîner les hésitants. Le jour où ces groupes se seront multipliés non seulement dans les villes mais encore dans les campagnes, le respect humain sera bien près d'être tué, et la vraie piété, si elle n'est pas pratiquée par tous, sera du moins respectée.
218. Donc, en pratique, point de compromission avec le monde au sens où nous l'avons défini, point de concessions pour lui plaire ou attirer son estime. Comme le dit avec raison saint François de Sales : « Quoique nous fassions, le monde nous fera toujours la guerre... Laissons cet aveugle, Philothée : qu'il crie tant qu'il voudra comme un chat-huant, pour inquiéter les oiseaux du jour. Soyons fermes en nos desseins, invariables en nos résolutions ; la persévérance fera bien voir si c'est à pertes et tout de bon que nous sommes sacrifiés à Dieu et rangés à la vie dévote. » (Introd. à la vie dévote, IVe P., ch. I).
III. Lutte contre le démon
219. 1° Existence et raison d'être de la tentation diabolique. Nous avons vu, n° 67, comment le démon, jaloux du bonheur de nos premiers parents, les incita au péché et ne réussit que trop bien dans ses desseins ; aussi le livre de La Sagesse déclare que « c'est par l'envie du démon que la mort est entrée dans le monde » (Sap., II, 24). Depuis lors il n'a cessé de s'attaquer aux descendants d'Adam, de leur tendre des pièges ; et, bien que, depuis la venue de Notre Seigneur sur terre et son triomphe sur Satan, l'empire de celui-ci soit de beaucoup diminué, il n'en reste pas moins vrai que nous avons à lutter non pas seulement contre la chair et le sang, mais encore contre les puissances des ténèbres et les esprits méchants. C'est Saint Paul qui nous l'affirme (Ephes., VI, 12). Saint Pierre compare le démon à un lion rugissant qui rôde autour de nous et cherche à nous dévorer (I Petr., V, 8-9).
220. Si la Providence permet ces attaques, c'est en vertu du principe général que Dieu gouverne les âmes, non pas seulement directement, mais encore par l'intermédiaire des causes secondes, en laissant aux créatures une certaine liberté d'action. D'ailleurs il nous avertit de nous tenir sur nos gardes, et il envoie ses bons anges, en particulier notre ange gardien, à notre secours pour nous protéger (n° 186 ss) sans parler de l'aide qu'il nous donne, par lui-même ou par son Fils. En profitant de cette aide, nous triomphons du démon, nous nous affermissons dans la vertu et acquérons des mérites pour le ciel. Cette admirable conduite de la Providence nous montre mieux quelle importance extrême nous devons attacher à notre salut et à notre sanctification, puisque le ciel et l'enfer s'y intéressent, et qu'autour de notre âme, et parfois dans notre âme elle-même, se livrent entre les puissances célestes et infernales de rudes combats dont la vie éternelle est l'enjeu. Pour être victorieux, voyons comment procède le démon.
221. 2° La tactique du démon. A) Le démon ne peut agir directement sur nos facultés supérieures, l'intelligence et la volonté, Dieu s'étant réservé ce sanctuaire pour lui-même ; Dieu seul peut pénétrer au centre de notre âme et mouvoir les ressorts de notre volonté, sans nous faire violence.
Mais il peut agir directement sur le corps, les sens extérieurs et sur les sens intérieurs, en particulier l'imagination et la mémoire, comme aussi sur les passions qui résident dans l'appétit sensitif ; et par là il agit indirectement sur la volonté, qui, par les divers mouvements de la sensibilité, est sollicitée à donner son consentement. Toutefois, comme le remarque Saint Thomas, « elle demeure toujours libre de consentir ou de résister à ces mouvements passionnels. » (Sum. theol., q. 111, a. 2).
B) D'ailleurs, bien que le pouvoir du démon soit très étendu sur les facultés sensibles et sur le corps, ce pouvoir est limité par Dieu, qui ne lui permet pas de nous tenter au-dessus de nos forces (I Cor., X, 13). Celui donc qui s'appuie sur Dieu avec humilité et confiance est sûr d'être victorieux.
222. C) Il ne faut pas croire, nous dit S. Thomas (q. 114, a. 3), que toutes les tentations que nous éprouvons sont luvre du démon : notre concupiscence, activée par des habitudes passées et des imprudences présentes, suffit à en expliquer un grand nombre (Jac., I, 14). Ce serait téméraire aussi d'affirmer qu'il n'a d'influence sur aucune, contrairement à l'enseignement manifeste de l'Ecriture et de la Tradition ; sa jalousie contre les hommes et le désir qu'il a de se les asservir expliquent suffisamment son intervention (q. 114, a. 1).
Comment donc reconnaître la tentation diabolique ? C'est difficile, puisque notre concupiscence suffit à nous tenter violemment. Toutefois on peut dire que lorsque la tentation est soudaine, violente et d'une longueur démesurée, le démon y a une large part. On peut le conjecturer en particulier lorsque la tentation jette un trouble profond et durable dans l'âme, lorsqu'elle suggère le goût des choses éclatantes, des mortifications extraordinaires et apparentes, surtout quand on se sent fortement incliné à ne rien dire de tout cela à son directeur et à se défier de ses supérieurs.
223. 3° Remèdes contre la tentation diabolique. Ces remèdes nous sont indiqués par les Saints et en particulier par Sainte Thérèse (Vie par elle-même, ch. 30-31).
A) Le premier est une prière humble et confiante, pour mettre de notre côté Dieu et ses anges. Si Dieu est avec nous, qui sera contre nous ? Qui donc en effet peut être comparé à Dieu ?
Cette prière doit être humble ; car il n'est rien qui mette plus rapidement en fuite l'Ange rebelle qui, s'étant révolté par orgueil, n'a jamais su pratiquer cette vertu : s'humilier devant Dieu, reconnaître notre impuissance à triompher sans son secours, déconcerte les plans de l'Ange superbe. Elle doit être confiante : car la gloire de Dieu étant intéressée à notre triomphe, nous pouvons avoir pleine confiance en l'efficacité de sa grâce.
Il est bon aussi d'invoquer Saint Michel, qui, ayant infligé au démon une éclatante défaite, sera heureux de compléter sa victoire en nous et par nous. Notre Ange gardien le secondera volontiers, si nous nous confions en lui. Mais surtout nous n'oublierons pas de prier la Vierge immaculée qui de son pied virginal ne cesse d'écraser la tête du serpent, et est plus terrible au démon qu'une armée rangée en bataille.
224. B) Le second moyen, c'est l'usage confiant des sacrements et des sacramentaux. La confession, étant un acte d'humilité, met en fuite le démon ; l'absolution qui la suit, nous applique les mérites de Jésus-Christ et nous rend invulnérables à ses traits ; la sainte communion, en mettant dans notre cur Celui qui a vaincu Satan, lui inspire une véritable terreur.
Les sacramentaux eux-mêmes, le signe de la croix, ou les prières liturgiques faites avec esprit de foi, en union avec l'Eglise, sont aussi d'un précieux secours. Sainte Thérèse recommande particulièrement l'eau bénite, peut-être parce que c'est humiliant pour le démon de se voir ainsi déjoué par un moyen aussi simple que celui-là.
225. C) Aussi le dernier moyen est un mépris souverain du démon. C'est encore Sainte Thérèse qui nous le dit : « C'est très fréquemment que ces maudits me tourmentent ; mais ils m'inspirent fort peu de crainte ; car, je le vois très bien, ils ne peuvent bouger sans la permission de Dieu... Qu'on le sache bien, toutes les fois que nous les méprisons, ils perdent de leurs forces, et l'âme acquiert sur eux d'autant plus d'empire... Ils n'ont de force que contre les âmes lâches, qui leur rendent les armes ; mais contre celles-là, ils font montre de leur pouvoir. » (p. 405-406). Se voir mépriser par des êtres plus faibles est en effet une rude humiliation pour ces esprits superbes. Or, comme nous l'avons dit, appuyés humblement sur Dieu, nous avons le droit et le devoir de les mépriser : « Si Deus pro nobis, quis contra nos ? » Ils peuvent aboyer, ils ne peuvent nous mordre que si par imprudence ou par orgueil nous nous mettons en leur pouvoir.
Ainsi donc, la lutte que nous avons à soutenir contre le démon, aussi bien que contre le monde et la concupiscence, nous affermit dans la vie surnaturelle et nous permet même d'y progresser.
Conclusion
226. 1° La vie chrétienne est, nous venons de le voir, une lutte, lutte pénible qui, avec des péripéties diverses, ne se termine qu'à la mort, lutte dune importance capitale, puisque l'enjeu en est la vie éternelle. Comme l'enseigne Saint Paul, il y a en nous deux hommes : a) l'homme régénéré, l'homme nouveau, avec des tendances nobles, surnaturelles, divines que produit en nous le Saint Esprit, grâce aux mérites de Jésus et à l'intercession de la Très Sainte Vierge et des Saints ; tendances auxquelles nous nous efforçons de correspondre en mettant en uvre, sous l'influence de la grâce actuelle, l'organisme surnaturel dont Dieu nous a dotés. b) Mais à côté, il y a l'homme naturel, l'homme charnel, le vieil homme avec les tendances mauvaises que le baptême n'a pas déracinées de notre âme : c'est la triple concupiscence que nous tenons de notre première génération, et que le monde et le démon réveillent et intensifient, tendance habituelle qui nous porte à l'amour désordonné des plaisirs sensuels, de notre propre excellence et des biens de la terre. Ces deux hommes entrent fatalement en conflit : la chair, ou le vieil homme, désire et recherche le plaisir sans souci de sa moralité ; l'esprit lui rappelle bien qu'il y a des plaisirs défendus et dangereux qu'il faut sacrifier au devoir, c'est-à-dire, à la volonté de Dieu ; mais, comme la chair persiste en ses désirs, la volonté, aidée de la grâce, est obligée de la mortifier et au besoin de la crucifier. Le chrétien est donc un soldat, un athlète qui combat pour une couronne immortelle, et cela jusqu'à la mort.
227. 20 Cette lutte est perpétuelle : car, malgré nos efforts, nous ne pouvons jamais nous débarrasser complètement du vieil homme, nous ne pouvons que l'affaiblir, l'enchaîner, et fortifier en même temps le nouvel homme contre ses attaques. Au début, la lutte est donc plus vive, plus acharnée, et les retours offensifs de l'ennemi sont plus nombreux et plus violents. Mais, au fur et à mesure que, par des efforts énergiques et constants, nous remportons des victoires, notre ennemi s'affaiblit, les passions se calment, et, sauf à certains moments d'épreuves voulues de Dieu pour nous amener à une plus haute perfection, nous jouissons d'un calme relatif, présage de la victoire définitive. C'est à la grâce de Dieu que nous devons le succès. Mais n'oublions pas que les grâces qui nous sont données sont des grâces de combat, non de repos, que nous sommes des lutteurs, des athlètes, des ascètes, et que nous devons , comme Saint Paul, lutter jusqu'au bout pour mériter notre couronne : « J'ai combattu le bon combat, j'ai terminé ma course, j'ai gardé la foi. Il ne me reste plus qu'à recevoir la couronne de justice que me donnera le Seigneur. » (II Tim., IV, 7-8). C'est le moyen de perfectionner en nous la vie chrétienne et d'acquérir de nombreux mérites.
§ II. L'ACCROISSEMENT DE LA VIE SPIRITUELLE PAR LE MERITE
228. Nous progressons par la lutte contre nos ennemis, mais plus encore par les actes méritoires que nous faisons chaque jour. Tout acte bon fait librement par une âme en état de grâce pour une intention surnaturelle, possède une triple valeur, méritoire, satisfactoire et impétratoire, qui contribue à notre progrès spirituel.
a) Une valeur méritoire, par laquelle nous augmentons notre capital de grâce habituelle et nos droits à la gloire céleste : nous y reviendrons à l'instant.
b) Une valeur satisfactoire, qui comprend elle-même un triple élément, 1) la propitiation qui, par un cur contrit et humilié, nous rend Dieu propice et l'incline à nous pardonner nos fautes ; 2) l'expiation, qui, par l'infusion de la grâce, efface la faute ; 3) la satisfaction qui, par le caractère pénible qui s'attache à nos bonnes uvres, annule en tout ou en partie la peine due au péché. Ce ne sont pas seulement les actions proprement dites qui produisent cet heureux résultat, mais encore l'acceptation volontaire des maux et souffrances de cette vie, ainsi que nous l'enseigne le Concile de Trente ; et il ajoute que c'est là une grande marque de l'amour divin. Quoi de plus consolant en effet que de pouvoir profiter de toutes les adversités pour purifier son âme et l'unir plus parfaitement à Dieu ?
c) Enfin ces mêmes actes ont aussi une valeur impétratoire, en tant qu'ils contiennent une demande de nouvelles grâces adressée à l'infinie miséricorde de Dieu. Comme le fait remarquer avec raison Saint Thomas, on prie non pas seulement lorsque d'une façon explicite on présente une requête à Dieu, mais encore quand, par un mouvement du cur ou par l'action, on tend vers Lui, si bien que celui-là prie toujours qui oriente sa vie tout entière vers Dieu. Cet élan vers Dieu, n'est-ce pas en effet une prière, une élévation de l'âme vers Dieu, et un moyen très efficace d'obtenir de Lui ce que nous désirons pour nous et pour les autres ?
Pour le but que nous nous proposons, il nous suffira d'exposer la doctrine sur le mérite : 1° sa nature ; 2° les conditions qui en augmentent la valeur.
I. La nature du mérite
Deux points à faire comprendre : 1° ce qu'est le mérite ; 2° comment nos actions sont méritoires.
1° Ce quest le mérite
229. A) Le mérite en général est un droit à une récompense. Le mérite surnaturel, dont il est ici question, sera donc le droit à une récompense surnaturelle, c'est-à-dire, à une participation à la vie de Dieu, à la grâce et à la gloire. Et, comme Dieu n'est pas tenu de nous faire participer à sa vie, il faudra une promesse de sa part pour nous conférer un véritable droit à cette récompense surnaturelle. On peut donc définir le mérite surnaturel : un droit à une récompense surnaturelle qui résulte d'une uvre surnaturellement bonne, faite librement pour Dieu, et dune promesse divine qui garantit cette récompense.
213. B) On distingue deux sortes de mérite : a) le mérite proprement dit (qu'on appelle de condigno) auquel la rétribution est due en justice, parce quil y a une sorte d'égalité ou de proportion réelle entre l'uvre et la rétribution ; b) le mérite de convenance (de congruo) qui n'est pas fondé sur la stricte justice, mais sur haute convenance, l'uvre n'étant que dans une faible mesure proportionnée à la récompense. Pour donner de cette différence une idée approximative, on peut dire que le soldat qui se comporte vaillamment sur le champ a un droit strict à la solde de guerre, mais seulement un droit de convenance à une citation à l'ordre du jour ou à une décoration.
C) Le Concile de Trente enseigne que les uvres de l'homme justifié méritent véritablement une augmentation de la grâce, la vie éternelle, et, s'il meurt dans cet état, lobtention de la gloire (Jac., I, 12).
231. D) Rappelons brièvement les conditions générales du mérite. a) L'uvre pour être méritoire, doit être libre, si on agit par contrainte ou par nécessité, on n'est pas en effet moralement responsable de ses actes. b) Elle doit être surnaturellement bonne, pour être en proportion avec la récompense ; c) et, quand il s'agit du mérite proprement dit, elle doit être faite en état de grâce, puisque c'est cette grâce qui fait habiter et vivre le Christ dans notre âme et nous rend participants à ses mérites ; d) pendant notre vie mortelle ou voyagère, Dieu ayant sagement déterminé qu'après une période d'épreuve, où nous pouvons mériter et démériter, nous arriverions au terme où l'on est fixé pour toujours dans l'état où l'on meurt. A ces conditions du côté de l'homme se joint du côté de Dieu la promesse qui nous donne un droit véritable à la vie éternelle ; selon S. Jacques en effet « le juste reçoit la couronne de vie que Dieu a promise à ceux qui l'aiment (Jac., I, 22).
2° Comment les actes méritoires augmentent la grâce et la gloire
232. A première vue il semble difficile de comprendre comment des actes, très simples, très communs et essentiellement transitoires, puissent mériter la vie éternelle. Cette difficulté serait insoluble, si ces actes venaient seulement de nous ; mais ils sont en réalité une uvre à deux ; le résultat de la coopération de Dieu et de la volonté humaine, et c'est ce qui explique leur efficacité : en couronnant nos mérites, Dieu couronne aussi ses dons, puisqu'il a dans ces mérites une part prépondérante. Expliquons donc la part de Dieu et celle de l'homme ; ainsi nous comprendrons mieux l'efficacité des actes méritoires.
A) Dieu est la cause principale et première de nos mérites : « Ce n'est pas moi qui agis, dit Saint Paul, cest la grâce de Dieu avec Moi » (I Cor., XV, 10). C'est lui en effet qui a créé nos facultés, lui qui les a élevées à l'état surnaturel en les perfectionnant par les vertus et les dons du Saint Esprit ; c'est lui qui, par sa grâce actuelle, prévenante et adjuvante, nous sollicite à faire le bien et nous aide à le faire ; il est donc la cause première qui met en branle notre volonté et lui donne des forces nouvelles pour lui permettre d'agir surnaturellement.
233. B) Mais notre libre volonté, répondant aux sollicitations de Dieu, agit sous l'influence de la grâce et des vertus, et devient ainsi cause secondaire, mais réelle et efficiente de nos actes méritoires, parce que nous sommes les collaborateurs de Dieu. Sans ce libre consentement, point de mérite : au ciel nous ne méritons plus, parce que nous ne pouvons pas ne pas aimer ce Dieu que nous voyons clairement être la bonté infinie et la source de notre béatitude. D'ailleurs notre coopération elle-même est surnaturelle : par la grâce habituelle nous sommes divinisés en notre substance, par les vertus infuses et les dons nous le sommes en nos facultés, par la grâce actuelle jusque dans nos actes. Il y a donc proportion réelle entre nos actions, devenues déiformes, et la grâce qui elle aussi est une vie déiforme ou la gloire qui n'est que l'épanouissement de cette même vie. Sans doute ces actes sont transitoires et la gloire est éternelle ; mais, puisque dans la vie naturelle, des actes qui passent produisent des habitudes et des états d'âme qui demeurent, il est juste que dans l'ordre surnaturel il en soit de même, et que nos actes de vertu, produisant en notre âme une disposition habituelle d'aimer Dieu, soient récompensés par une récompense durable ; et, puisque notre âme est immortelle, il convient que cette récompense n'ait pas de fin.
234. C) On pourrait sans doute objecter que, malgré cette proportion, Dieu n'est pas tenu de nous donner une récompense aussi noble et aussi durable que la grâce et la gloire. Nous le concédons sans peine, et reconnaissons que Dieu, dans son infinie bonté, nous donne plus que nous ne méritons ; il ne serait donc pas tenu à nous faire jouir de l'éternelle vision béatifique, s'il ne l'avait promis. Mais il l'a promis par le fait même qu'il nous a destinés à une fin surnaturelle ; et cette promesse nous est plus d'une fois rappelée dans la Sainte Ecriture, ou la vie éternelle nous est présentée comme la récompense promise aux justes et comme une couronne de justice (Jac., I, 12 ; II Tim., IV, 8). Aussi le Concile de Trente nous déclare que la vie éternelle est à la fois une grâce miséricordieusement promise par Jésus-Christ, et une récompense qui, en vertu de la promesse de Dieu est fidèlement accordée aux bonnes uvres et aux mérites.
235. C'est en vertu de cette promesse qu'on peut conclure que le mérite proprement dit est quelque chose de personnel : c'est pour nous et non pour les autres que nous méritons la grâce et la vie éternelle, parce que la divine promesse ne s'étend pas plus loin. Il en est tout autrement de N. S. Jésus-Christ, qui, ayant été constitué le chef moral de l'humanité, a mérité, en vertu de ce rôle, pour chacun de ses membres, et cela au sens strict.
Nous pouvons bien sans doute mériter pour les autres, mais d'un mérite de convenance ; et c'est déjà bien consolant, puisque ce mérite vient s'ajouter à ce que nous méritons pour nous-mêmes, et nous permet ainsi, en travaillant à notre sanctification, de coopérer à celle de nos frères. Voyons donc quelles sont les conditions qui augmentent la valeur de nos actes méritoires.
II. Conditions qui augmentent notre mérite
236. Ces conditions se tirent évidemment des différentes causes qui concourent à la production des actes méritoires, par conséquent de Dieu et de nous-mêmes. Nous pouvons compter sur la libéralité de Dieu, toujours magnifique en ses dons. Notre attention doit donc porter principalement sur nos dispositions : voyons ce qui peut les rendre meilleures soit du côté du sujet qui mérite, soit du côté de l'acte méritoire lui-même.
1° Conditions tirées du sujet lui-même
237. Il en est quatre principales qui contribuent à l'accroissement de nos mérites : notre degré de grâce habituelle ou de charité ; notre union à Notre-Seigneur ; notre pureté d'intention ; notre ferveur.
a) Notre degré de grâce sanctifiante. Pour mériter au sens propre, il faut être en état de grâce : plus donc nous possédons de grâce habituelle, et plus, toutes choses égales d'ailleurs, nous sommes aptes à mériter. Sans doute quelques théologiens l'ont nié, sous prétexte que cette quantité de grâce n'influence pas toujours sur nos actes pour les rendre meilleurs, et que des âmes saintes agissent parfois avec négligence et imperfection. Mais la doctrine commune est celle que nous maintenons.
1) La valeur d'un acte en effet, même parmi les hommes, dépend en grande partie de la dignité de la personne qui agit et de son crédit sur celui qui doit la récompenser. Or ce qui fait la dignité du chrétien et lui donne du crédit sur le cur de Dieu, c'est le degré de grâce ou de vie divine auquel il est élevé ; c'est pour cela que les Saints du ciel ou de la terre ont un pouvoir d'intercession si grand. Si donc nous possédons un degré de grâce plus élevé, il en résulte qu'aux yeux de Dieu nous valons plus que ceux qui en ont moins, que nous lui plaisons davantage, et que de ce chef nos actions sont plus nobles, plus agréables à Dieu, et par là même plus méritoires.
2) D'ailleurs généralement le degré de grâce aura sur la perfection de nos actes une heureuse influence. Vivant d'une vie surnaturelle plus abondante, aimant Dieu d'un amour plus parfait, nous sommes portés à mieux faire nos actions, à y mettre plus de charité, à être plus généreux dans nos sacrifices ; et, de l'aveu de tous, ces dispositions augmentent certainement nos mérites. Qu'on ne dise donc pas que le contraire arrive parfois, c'est là l'exception, non la règle générale, et nous avons tenu compte de ce fait, en ajoutant toutes choses égales d'ailleurs.
Et comme cette doctrine est consolante ! En multipliant nos actes méritoires, nous augmentons chaque jour notre capital de grâce ; ce capital à son tour nous permet de mettre plus d'amour dans nos uvres, et celles-ci nen ont que plus de valeur pour accroître notre vie surnaturelle.
238. b) Notre degré d'union avec Notre-Seigneur. Ceci est évident : la source de notre mérite, c'est Jésus-Christ, auteur de notre sanctification, cause méritoire principale de tous les biens surnaturels, tête d'un corps mystique dont nous sommes les membres. Plus près nous sommes de la source, et plus nous recevons de sa plénitude ; plus nous nous approchons de l'auteur de toute sainteté, et plus nous recevons de grâce ; plus nous sommes unis à la tête, et plus nous recevons d'elle le mouvement et la vie. N'est-ce pas ce que nous dit Notre-Seigneur lui-même dans cette belle comparaison de la vigne : « Je suis la vigne et vous êtes les branches... celui qui demeure en moi et moi en lui, porte beaucoup de fruit. » (Joan., XV, 1-6). Unis à Jésus comme les sarments le sont au cep, nous recevons d'autant plus de sève divine que nous sommes plus habituellement, plus actuellement, et plus étroitement, unis au cep divin. Et voilà pourquoi les âmes ferventes, ou qui veulent le devenir, ont toujours recherché une union de plus en plus intime avec Notre-Seigneur ; voilà pourquoi l'Eglise elle-même nous demande de faire nos actions par Lui, avec Lui, et en Lui : par Lui, per Ipsum, puisque « nul ne vient au Père sans passer par Lui (Joan., XIV, 6) ; avec Lui, cum Ipso, en agissant avec Lui, puisqu'il veut bien être notre collaborateur ; en Lui, in Ipso, c'est-à-dire, dans sa vertu, dans sa force, et surtout dans ses intentions, n'en ayant d'autres que les siennes.
C'est alors que Jésus vit en nous, inspire nos pensées, nos désirs, nos actions, si bien que nous pouvons dire comme S. Paul : « Je vis, non pas moi, mais c'est Jésus qui vit en moi. » (Galat., II, 20). Il est clair que des actions accomplies sous l'influence et l'action vivifiante du Christ, avec sa toute puissante collaboration, ont une valeur incomparablement plus grande que si elles étaient faites par nous seuls. Donc, en pratique, s'unir souvent, en particulier au commencement de ses actions, à N. S. Jésus-Christ et à ses intentions si parfaites, avec la pleine conscience de notre incapacité à rien faire de bon par nous-mêmes, et l'inébranlable confiance qu'Il peut remédier à notre faiblesse.
239. c) La pureté d'intention ou la perfection du motif qui nous fait agir. Pour être méritoires, il suffit, disent plusieurs théologiens, que nos actions soient inspirées par un motif surnaturel de crainte, d'espérance ou d'amour. Saint Thomas demande sans doute qu'elles soient influencées, d'une façon au moins virtuelle par la charité, en vertu d'un acte d'amour de Dieu posé précédemment et dont l'influence persévère. Mais il ajoute que cette condition est réalisée par tous ceux qui sont en état de grâce et accomplissent un acte licite (Quæst. Disput., de Malo, q. 2, a. 5, ad 7). Tout acte bon se ramène en effet à une vertu ; or toute vertu converge vers la charité, celle-ci étant la reine qui commande à toutes les vertus, comme la volonté est la reine de toutes les facultés. La charité, toujours active, oriente vers Dieu tous nos actes bons, et vivifie toutes nos vertus en les informant.
Toutefois, si nous voulons que nos actes soient aussi méritoires que possible, il faut une pureté d'intention beaucoup plus parfaite et plus actuelle. L'intention est ce qu'il y a de principal dans nos actes, c'est l'il qui les éclaire et les dirige vers leur fin, l'âme qui les inspire et leur donne leur valeur aux yeux de Dieu. Or trois éléments donnent à nos intentions une valeur spéciale.
240. 1) Puisque la charité est la reine et la forme des vertus, tout acte inspiré par l'amour de Dieu et du prochain aura beaucoup plus de mérite que ceux qui sont inspirés par la crainte ou par l'espérance. Il importe donc que toutes nos actions soient faites par amour : ainsi elles deviennent, même les plus communes (comme les repas et les récréations), des actes de charité, et participent à la valeur de cette vertu, sans perdre la leur propre ; manger pour refaire ses forces, est un motif honorable et qui dans un chrétien est méritoire ; mais refaire ses forces en vue de mieux travailler pour Dieu et pour les âmes, est un motif de charité bien supérieur, qui ennoblit cet acte et lui confère une valeur méritoire beaucoup plus grande.
241. 2) Puisque les actes de vertu informés par la charité ne perdent point leur valeur propre, il en résulte qu'un acte fait pour plusieurs intentions à la fois sera plus méritoire. Ainsi un acte d'obéissance aux Supérieurs fait pour un double motif, par respect pour leur autorité, et en même temps par amour pour Dieu qu'on voit en leur personne, aura le double mérite de l'obéissance et de la charité. Un même acte peut avoir ainsi une triple, une quadruple valeur : en détestant mes péchés, parce qu'ils ont offensé Dieu, je puis avoir l'intention de pratiquer à la fois la pénitence, l'humilité et l'amour de Dieu : cet acte est triplement méritoire. Il est donc utile de se proposer plusieurs intentions surnaturelles ; mais il faut éviter de tomber dans l'excès, en cherchant avec trop d'empressement des intentions multiples : ce qui met le trouble dans l'âme. Embrasser celles qui se présentent à nous comme spontanément, et les subordonner à la divine charité, tel est le moyen d'accroître ses mérites, en conservant la paix de l'âme.
242. 3) Comme la volonté de l'homme est changeante, il est nécessaire d'expliciter et d'actualiser fréquemment nos intentions surnaturelles ; autrement il arriverait qu'un acte commencé pour Dieu, se continuerait sous l'influence de la curiosité, de la sensualité ou de l'amour-propre, et perdrait ainsi une partie de sa valeur : je dis une partie, car ces intentions subsidiaires ne détruisant pas complètement la première, l'acte ne cesse pas d'être surnaturel et méritoire dans son ensemble. Quand un navire, partant de Brest met le cap sur New-York, il ne suffit pas de diriger la proue une fois pour toutes vers cette ville ; comme la marée, les vents et les courants tendent à faire dévier le navire, il faut, par le gouvernail, le ramener sans cesse vers le but. Ainsi de notre volonté ; il ne suffit pas de lorienter une fois, ni même chaque jour, vers Dieu ; les passions humaines et les influences du dehors la feraient vite dévier de la droite ligne ; il faut souvent, par un acte explicite, la ramener vers Dieu et vers la charité. Alors nos intentions demeurent constamment surnaturelles, parfaites même, et très méritoires, surtout si nous y joignons la ferveur dans l'action.
243. d) L'intensité ou la ferveur avec laquelle on agit. On peut en effet agir, même en faisant le bien, avec nonchalance, avec peu d'effort, ou au contraire avec élan, avec toute l'énergie dont on est capable, en utilisant toute la grâce actuelle mise à notre disposition. Il est évident que le résultat dans ces deux cas sera bien différent. Si l'on n'agit qu'avec nonchalance, on n'acquiert que peu de mérites, et parfois même on se rend coupable de quelque faute vénielle, ce qui par ailleurs ne détruit pas tout le mérite ; si au contraire on prie, on travaille, on se sacrifie de toute son âme, chacune de nos actions mérite une quantité considérable de grâce habituelle. Sans entrer ici dans des hypothèses discutables, on peut dire avec certitude que Dieu rendant au centuple ce qui est fait pour lui, une âme fervente acquiert chaque jour un nombre très considérable de degrés de grâce, et devient ainsi en peu de temps très parfaite, selon la remarque de La Sagesse : « Arrivé en peu de temps à la perfection, il- a fourni une longue carrière (Sap., IV, 13). Quel précieux encouragement à la ferveur, et comme il vaut la peine de renouveler souvent ses efforts, avec énergie et persévérance !
2° Conditions tirées de lobjet ou de lacte lui-même
244. Ce ne sont pas seulement les dispositions du sujet qui augmentent le mérite, mais toutes les circonstances qui contribuent à rendre l'action plus parfaite. Il en est quatre principales :
a) L'excellence de l'objet ou de l'acte qu'on accomplit. Il y a une hiérarchie dans les vertus : ainsi les vertus théologales sont plus parfaites que les vertus morales, et, de ce chef, les actes de foi, d'espérance et surtout de charité sont plus méritoires que les actes de prudence, de justice, de tempérance, etc. Mais, nous l'avons dit, ces derniers peuvent, par l'intention, devenir des actes d'amour et participer ainsi à sa valeur spéciale. De même les actes de religion, qui tendent directement à la gloire de Dieu, sont plus parfaits que ceux qui ont pour but direct notre sanctification.
b) Pour certaines actions, la quantité peut influer sur le mérite ; ainsi, toutes choses égales d'ailleurs, un don généreux de mille francs sera plus méritoire que celui de dix centimes. Mais s'il s'agit de quantité relative, l'obole de la veuve, qui se prive d'une partie de son nécessaire, vaut plus moralement que la riche offrande de celui qui se dépouille d'une portion de son superflu.
c) La durée rend aussi l'action plus méritoire : prier, souffrir pendant une heure vaut mieux que de le faire cinq minutes, puisque cette prolongation demande plus d'effort et plus d'amour.
245. d) La difficulté de l'acte, non pas en elle-même mais en tant qu'elle demande plus d'amour de Dieu, un effort plus énergique et plus soutenu, et quelle ne provient pas d'une imperfection actuelle de la volonté, accroît aussi le mérite. Ainsi résister à une tentation violente est plus méritoire que de résister à une tentation légère ; pratiquer la douceur, quand on a un tempérament porté à la colère et qu'on est fréquemment provoqué par son entourage, est plus difficile et plus méritoire que de le faire quand on a un naturel doux et timide et qu'on est entouré de personnes bienveillantes.
Il ne faudrait pas cependant en conclure que la facilité, acquise par des actes nombreux de vertu, diminue nécessairement le mérite ; cette facilité, quand on en profite pour continuer et même augmenter l'effort surnaturel, favorise lintensité ou la ferveur de l'acte, et de ce chef augmente le mérite, ainsi que nous l'avons expliqué. De même qu'un bon ouvrier, en se perfectionnant dans son métier, évite tout gaspillage de temps, de matière et de force, et réalise plus de profit avec moins de peine, ainsi un chrétien, qui sait mieux se servir des instruments de sanctification, évite des gaspillages de temps, beaucoup d'efforts inutiles, et, avec moins de peine, gagne plus de mérites. Les Saints, qui par la pratique des vertus, font plus facilement que d'autres des actes d'humilité, d'obéissance, de religion, nen ont pas moins de mérite, puisqu'ils pratiquent plus facilement et plus fréquemment l'amour de Dieu ; et d'ailleurs ils continuent de faire des efforts, des sacrifices, dans les circonstances où ceux-ci sont nécessaires. En résumé, la difficulté accroît le mérite, non pas en tant qu'obstacle à vaincre, mais en tant qu'elle suscite plus d'élan et plus d'amour.
Ajoutons seulement que ces conditions abjectives n'influent réellement sur le mérite qu'autant qu'elles sont acceptées, voulues librement et réagissent ainsi sur la perfection de nos dispositions intérieures.
Conclusion
246. La conclusion qui s'impose, c'est la nécessité de sanctifier toutes et chacune de nos actions, même les plus communes. Nous l'avons dit en effet, toutes peuvent être méritoires, si nous les faisons en des vues surnaturelles, en union avec l'Ouvrier de Nazareth qui, en travaillant dans son atelier, ne cessait de mériter pour nous. Et s'il en est ainsi, quel progrès ne pouvons-nous pas réaliser en un seul jour ! Depuis le premier moment du réveil jusqu'au coucher, cest par centaines que peuvent se compter les actes méritoires qu'une âme recueillie et généreuse accomplit : car non seulement chaque action, mais, quand l'action se prolonge, chaque effort pour la mieux faire, par exemple, pour chasser les distractions dans la prière, pour appliquer son esprit au travail, pour éviter une parole peu charitable, pour rendre au prochain le moindre service ; chaque parole inspirée par la charité ; toute bonne pensée dont on profite ; en un mot, tous les mouvements intérieurs de lâme librement dirigés vers le bien, sont autant d'actes méritoires qui font grandir Dieu et la grâce dans notre âme.
247. On peut donc dire en toute vérité qu'il n'est pas de moyen plus efficace, plus pratique, plus à la portée de tous pour se sanctifier, que de surnaturaliser chacune de ses actions ; ce moyen suffit à lui seul pour élever une âme en peu de temps à un haut degré de sainteté. Chaque acte est alors une semence de grâce, puisqu'il la fait germer et croître dans notre âme, et une semence de gloire, puisqu'il augmente en même temps nos droits à la béatitude céleste.
248. Le moyen pratique de convertir ainsi tous nos actes en mérites, est de se recueillir un moment avant d'agir, de renoncer positivement à toute intention naturelle ou mauvaise, de s'unir à Notre Seigneur, notre modèle et notre médiateur, avec le sentiment de notre impuissance, et d'offrir par Lui notre action à Dieu, pour sa gloire et pour le bien des âmes : ainsi entendue l'offrande souvent renouvelée de nos actions est un acte de renoncement, d'humilité, d'amour de Notre Seigneur, d'amour de Dieu, d'amour du prochain ; c'est un chemin de raccourci pour arriver à la perfection. Pour y parvenir plus efficacement, nous avons aussi à notre disposition les Sacrements.
§ III. DE LACCROISSEMENT DE LA VIE CHRETIENNE PAR LES SACREMENTS
249. Ce n'est pas seulement, par les actes méritoires accomplis à chaque instant que nous pouvons croître en grâce et en perfection, c'est encore par la réception fréquente des Sacrements. Signes sensibles, institués par N. S. Jésus-Christ, ils signifient et produisent la grâce dans nos âmes. Sachant combien l'homme se laisse prendre aux choses extérieures, Dieu a voulu, dans son infinie bonté, attacher sa grâce à des objets et à des actions visibles.
Il est de foi que nos Sacrements contiennent la grâce qu'ils signifient et qu'ils la confèrent à tous ceux qui n'y mettent pas obstacle ; et cela non pas uniquement en vertu des dispositions du sujet, mais ex opere operato, comme causes instrumentales de la grâce, Dieu demeurant évidemment la cause principale, et Jésus la cause méritoire.
250. Chaque Sacrement produit, outre la grâce habituelle ordinaire, une grâce qu'on appelle sacramentelle ou propre à ce Sacrement. Celle-ci n'est pas spécifiquement distincte de la première, mais y ajoute, selon Saint Thomas et son école, une vigueur spéciale destinée à produire des effets en rapport avec chaque Sacrement; ou en tout cas, de l'aveu de tous, un droit à des grâces actuelles spéciales qui seront accordées en temps opportun pour accomplir plus facilement les devoirs imposés par la réception du Sacrement. Ainsi, par exemple, le Sacrement de Confirmation nous donne droit à recevoir des grâces actuelles spéciales de force surnaturelle pour lutter contre le respect humain, et confesser notre foi envers et contre tous.
Quatre choses méritent de retenir notre attention : 1° la grâce sacramentelle propre à chacun des sept Sacrements ; 2° les dispositions nécessaires pour en mieux profiter ; 3° les dispositions spéciales pour le Sacrement de Pénitence ; 4° celles qui sont requises pour l'Eucharistie.
I. De la grâce sacramentelle
Les Sacrements confèrent des grâces spéciales en rapport avec les différentes étapes que nous avons à parcourir dans la vie.
251. a) Au Baptême, c'est une grâce de régénération spirituelle, qui nous purifie du péché originel, nous fait naître à la vie de la grâce, et crée en nous l'homme nouveau, l'homme régénéré qui vit de la vie du Christ. Selon la belle doctrine de S. Paul, par le baptême nous sommes ensevelis avec Jésus-Christ (c'est ce que figurait autrefois le baptême d'immersion), et nous ressuscitons avec Lui, pour vivre d'une vie nouvelle (Rom., VI, 3-6). La grâce spéciale ou sacramentelle qui nous est donnée, c'est donc : 1) une grâce de mort au péché, de crucifixion spirituelle qui nous permet de combattre et de mater les tendances mauvaises du vieil homme ; 2) une grâce de régénération qui nous incorpore à Jésus-Christ, nous fait participer à sa vie, et nous permet de vivre conformément aux sentiments et aux exemples de Jésus-Christ, et dêtre ainsi de parfaits chrétiens. De là pour nous le devoir de combattre le péché et ses causes, d'adhérer à Jésus et d'imiter ses vertus.
252. b) La Confirmation fait de nous les soldats du Christ ; elle ajoute à la grâce du Baptême une grâce spéciale de force pour professer généreusement notre foi contre tous les ennemis, et surtout contre le respect humain, qui empêche un si grand nombre d'hommes de pratiquer leurs devoirs religieux. C'est pour cela que les dons du Saint Esprit, qui nous avaient été déjà communiqués au Baptême, nous sont en ce jour conférés d'une façon plus spéciale pour éclairer notre foi, la rendre plus vive et plus pénétrante, et fortifier en même temps notre volonté contre toutes les défaillances. D'où la nécessité de cultiver les dons du Saint Esprit, surtout celui de virilité chrétienne.
253. c) L'Eucharistie nourrit notre âme qui, comme le corps, a besoin de s'alimenter pour vivre et se fortifier. Or, pour alimenter une vie divine, il ne faut rien moins qu'une nourriture divine : ce sera le corps et le sang de Jésus-Christ, son âme et sa divinité, qui nous transformeront en d'autres christs, en faisant passer en nous son esprit, ses sentiments et ses vertus, et surtout son amour pour Dieu et pour les hommes.
254. d) Si nous avons le malheur de perdre la vie de la grâce par le péché mortel, le Sacrement de Pénitence lave nos fautes dans le sang de Jésus-Christ, dont la vertu nous est appliquée par labsolution, pourvu que nous soyons sincèrement contrits et décidés à rompre avec le péché, comme nous allons bientôt l'expliquer (n° 262).
255. e) Quand la mort vient frapper à notre porte, nous avons besoin d'être réconfortés au milieu des angoisses et des craintes que nous inspirent nos fautes passées, nos infirmités présentes et les jugements de Dieu. L'Extrême Onction, en versant l'huile sainte sur nos sens principaux, verse en même temps dans notre âme une grâce de soulagement et de réconfort spirituel qui nous délivre des restes du péché, ravive notre confiance, et nous arme contre les suprêmes assauts de l'ennemi, en nous faisant participer aux sentiments de S. Paul, qui, après avoir combattu le bon combat, se réjouissait à la pensée de la couronne qui l'attendait. Il importe donc de demander ce sacrement, à temps, dès qu'on est gravement malade, afin qu'il puisse produire tous ses effets, et, au besoin, si Dieu le juge utile, nous rendre la santé ; et c'est une cruauté pour ceux qui assistent le malade de lui dissimuler la gravité de sa situation et de renvoyer au dernier moment la réception d'un sacrement si consolant.
Ces sacrements suffisent à sanctifier l'individu dans sa vie privée ; deux autres le sanctifient, dans ses rapports, avec la société ; l'Ordre qui donne à lEglise de dignes ministres, et le Mariage qui sanctifie la famille.
256. f) L'Ordre donne aux ministres de l'Eglise non seulement : des pouvoirs merveilleux pour consacrer l'Eucharistie, administrer les sacrements et prêcher la doctrine évangélique ; mais aussi la grâce de les exercer saintement ; en particulier un amour ardent pour le Dieu de l'Eucharistie et pour les âmes, avec la volonté ferme de s'immoler et de se dépenser complètement pour ces deux nobles causes. A quel degré de sainteté ils doivent tendre, nous le dirons plus loin.
257. g) Pour sanctifier la famille, cellule primordiale de la société, le sacrement de Mariage donne aux époux les grâces dont ils ont un si pressant besoin, la grâce de la fidélité absolue et constante, fidélité si difficile au cur inconstant de l'homme ; la grâce de respecter la sainteté du lit conjugal, malgré les sollicitations contraires de la concupiscence ; la grâce de se consacrer avec un inaltérable dévouement à l'éducation chrétienne des enfants.
258. Il y a donc, pour chaque circonstance importante de la vie, pour chaque devoir individuel ou social, un accroissement merveilleux de grâce sanctifiante qui nous est donné; et, pour que cette grâce soit mise en uvre, chaque sacrement nous donne droit à des grâces actuelles, qui viendront nous solliciter à la pratique des vertus que nous avons à pratiquer, et nous donner des énergies surnaturelles pour le faire. A nous d'y correspondre par des dispositions aussi parfaites que possible.
II. Dispositions nécessaires pour bien recevoir les Sacrements
1 Puisque la quantité de grâce produite par les Sacrements dépend à la fois de Dieu et de nous, voyons comment nous pouvons l'accroître d'un côté comme de l'autre.
259 A) Dieu est libre sans doute dans la distribution de ses faveurs, il peut donc, dans les Sacrements, accorder plus ou moins de grâce, selon les desseins de sa sagesse et de sa bonté. Mais il y a des lois qu'il a lui-même posées, et auxquelles il veut bien se soumettre. Ainsi il nous déclare maintes et maintes fois qu'il ne sait rien refuser à la prière bien faite : « Demandez et vous recevrez, cherchez et vous trouverez, frappez et l'on vous ouvrira (Matth., VII, 7) surtout si elle est appuyée sur les mérites infinis de Jésus : « En vérité, en vérité Je vous le dis, tout ce que vous demanderez à mon Père en mon nom, il vous le donnera (Joan., XVI, 23). Si donc nous prions avec humilité et ferveur, en union avec Jésus, pour obtenir, au moment de la réception d'un Sacrement, une plus grande abondance de grâce, nous l'obtiendrons.
260. B) De notre côté, deux dispositions contribuent à nous faire recevoir une grâce sacramentelle plus abondante : de saints désirs avant de recevoir les sacrements, et la ferveur au moment de leur réception.
a) Le désir ardent de recevoir un sacrement, avec tous ses fruits, ouvre et dilate notre âme. C'est une des applications du principe général posé par Notre Seigneur : « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de sainteté, car ils seront rassasiés (Matth., V, 6). Avoir faim et soif de la communion, de la confession et de l'absolution, c'est ouvrir plus largement notre âme aux communications divines ; et alors Dieu rassasiera nos âmes affamées (Luc, I, 53). Soyons donc, comme Daniel, des hommes de désir, et soupirons après les sources d'eau vive que sont les sacrements.
b) La ferveur ne fera qu'accroître cette ouverture de l'âme : c'est en effet la disposition généreuse de ne rien refuser à Dieu, de le laisser agir dans la plénitude de sa vertu et de collaborer avec lui de toute notre énergie. Or cette disposition creuse et élargit notre âme, la rend plus apte aux effusions de la grâce, plus souple à l'action du Saint Esprit, plus active à y correspondre. De cette mutuelle collaboration jaillissent des fruits abondants de sanctification.
261. Nous pourrions ajouter ici que toutes les conditions qui rendent nos uvres plus méritoires (n° 237), perfectionnent de la même façon les dispositions que nous devons apporter à la réception des sacrements et augmentent ainsi la mesure de grâce qui nous est conférée. C'est du reste ce qui se comprendra mieux quand nous aurons fait l'application de ce principe à la confession et à la communion :
III. Dispositions pour bien profiter du sacrement de Pénitence
Le sacrement de Pénitence, avons-nous dit, purifie notre âme dans le sang de Jésus-Christ, pourvu que nous soyons bien disposés, que notre confession soit loyale et notre contrition vraie et sincère.
1° De la Confession
262. A) Un mot sur les péchés graves. Nous ne parlons qu'incidemment de l'accusation des fautes graves, dont nous avons traité au long dans notre Théologie morale (n°242 ss). Si une âme qui tend vers la perfection a le malheur de commettre, dans un moment de faiblesse, quelques péchés mortels, il faut les accuser en toute sincérité d'une façon claire, dès le début de la confession sans les noyer dans la multitude des péchés véniels, en faire bien connaître le nombre et l'espèce, avec sincérité et humilité, indiquer les causes de nos chutes, et demander avec instance les remèdes nécessaires à notre guérison. Il faut surtout en avoir une contrition profonde, avec un ferme propos d'éviter à l'avenir non seulement les fautes elles-mêmes, mais les occasions et les causes qui nous ont conduits à labîme. Le péché pardonné, il reste à entretenir dans l'âme un vif et habituel sentiment de pénitence, un cur contrit et humilié, avec un désir sincère de réparer le mal commis par une vie austère et mortifiée, par un amour ardent et généreux. Alors une faute grave isolée, et immédiatement réparée, n'est pas un obstacle durable au progrès spirituel, parce qu'elle ne laisse guère de traces dans l'âme.
263. B) Des fautes vénielles de propos délibéré. Quant aux fautes vénielles, il en est de deux sortes : celles que l'on commet de propos délibéré, sachant bien qu'on déplaît à Dieu, mais préférant pour le moment son plaisir égoïste à la volonté divine ; celles qu'on commet par surprise, légèreté, fragilité, manque de vigilance ou de courage, et qu'on regrette aussitôt, avec la volonté ferme de ne les plus commettre. Les premières sont un très sérieux obstacle à la perfection, surtout quand elles sont fréquentes et qu'on y est attaché, par exemple si on garde volontairement de petites rancunes, ou lhabitude du jugement téméraire, de la médisance, si on entretient des affections naturelles, sensibles, ou encore l'attachement à son jugement et à sa volonté propre. Ce sont des liens qui nous attachent à la terre et nous empêchent de prendre notre élan vers l'amour divin. Quand, de propos délibéré, on refuse à Dieu le sacrifice de ses goûts, de ses volontés, on ne peut évidemment attendre de lui ces grâces de choix qui seules peuvent nous conduire à la perfection.
Il importe donc de se corriger à tout prix de ce genre de fautes. Pour y mieux réussir, il faut prendre successivement les différentes espèces ou catégories, par exemple, d'abord les fautes contre la charité, puis celles contre l'humilité, contre la vertu de religion, etc. ; s'accuser à fond de ce que l'on a remarqué, surtout de celles qui nous humilient le plus, des causes qui nous font tomber en ces péchés, et faire porter sa résolution sur ces causes, en se disant qu'on veut absolument les éviter. Alors chaque confession sera un pas en avant vers la perfection, surtout si on a soin de se bien exciter à la contrition, comme nous le dirons bientôt.
264. C) Des fautes de fragilité. Quand on a triomphé des fautes de propos délibéré, on s'attaque a celles de fragilité, non pas pour les éviter complètement (ce qui n'est pas possible), mais pour en diminuer le nombre. Là, encore il faut recourir à la division du travail. On peut sans doute accuser l'ensemble des fautes dont on se souvient, mais on le fait rapidement, afin de pouvoir insister sur un genre de fautes en particulier. On s'occupera successivement, par exemple, des distractions dans ses prières, des fautes contraires à la pureté d'intention, des manquements à la charité.
Dans l'examen de conscience et la confession, on ne se contentera pas de dire : j'ai eu des distractions dans mes prières (ce qui n'apprend absolument rien au confesseur) ; mais on dira : j'ai été spécialement distrait ou négligent dans tel exercice de piété, et cela parce que je ne m'étais pas bien recueilli avant de le commencer, ou parce que je n'ai pas eu le courage de repousser rapidement et énergiquement les premières divagations, ou parce après l'avoir fait, jai manqué de constance, de continuité dans l'effort. D'autres fois on s'accusera d'avoir été distrait longuement, à cause de petites attaches à létude, ou à un confrère, à cause d'une petite rancune qu'on n'a pas combattue, etc. L'indication du motif explique la cause du mal, suggère le remède et la résolution à prendre.
265. Pour mieux assurer le succès de la confession, qu'il s'agisse de fautes délibérées ou non, on terminera son accusation en disant : Ma résolution, pour cette semaine ou quinzaine, est de combattre énergiquement telle source de distractions, telle attache, tel genre de préoccupations. Et à la confession prochaine, on ne manquera pas de rendre compte de ses efforts. J'avais pris telle résolution, je l'ai tenue pendant tant de jours, ou dans telle mesure ; mais je ne l'ai pas tenue sur tel ou tel point. Il est évident qu'une confession, faite de la sorte, ne sera pas routinière, qu'elle marquera au contraire un pas en avant : la grâce de l'absolution, venant confirmer la résolution prise, non seulement augmentera la grâce habituelle qui est en nous, mais décuplera nos énergies pour nous faire éviter à l'avenir un certain nombre de fautes vénielles, et nous faire acquérir plus efficacement les vertus.
2° De la Contrition
266. Dans les confessions fréquentes, il faut insister sur la contrition et le bon propos, qui en est la conséquence nécessaire. Il la faut demander avec instance, et s'y exciter par la considération de motifs surnaturels, qui, substantiellement les mêmes, varieront suivant les âmes et les fautes accusées.
Les motifs généraux se tirent du côté de Dieu et du côté de l'âme. Nous ne faisons que les indiquer.
267. A) Du côté de Dieu, le péché, si léger soit-il, est une offense à Dieu, une résistance à sa volonté, une ingratitude à l'égard du plus aimant et du plus aimable des pères et des bienfaiteurs, ingratitude qui le blesse d'autant plus que nous sommes ses amis privilégiés. Aussi il se tourne vers nous, et nous dit : « Ce n'est pas un ennemi qui m'outrage, je le supporterais..., mais toi tu étais un autre moi-même, mon confident et mon ami, nous vivions ensemble dans une douce intimité. » (Ps., LIV, 13-15). Sachons écouter ces reproches si bien mérités, nous baigner dans l'humiliation et la confusion. Entendons aussi la voix de Jésus, disons-nous que nos fautes ont rendu plus amer le calice qui lui fut présenté au jardin des Oliviers, ont intensifié son agonie. Et, alors du fond de notre misère, demandons humblement pardon : « Miserere mei Deus secundum magnam misericordiam tuam ... Amplius lava me ab iniquilate mea... » (Ps. L)
268. B) Du côté de l'âme, le péché véniel, sans diminuer en soi l'amitié divine, la rend moins intime et moins active ; et quelle perte que l'intimité avec Dieu. Il paralyse ou du moins gêne considérablement notre activité spirituelle, en jetant de la poussière dans le mécanisme délicat de la vie surnaturelle ; il diminue ses énergies pour le bien, en augmentant l'amour du plaisir; et surtout prédispose, s'il s'agit de fautes délibérées, au péché mortel : car, en beaucoup de matières, surtout en ce qui concerne la pureté, la ligne de démarcation entre le mortel et le véniel est si ténue, l'attrait pour le plaisir mauvais si entraînant que la limite est vite franchie. Quand on pense à ces effets, il n'est pas difficile de regretter sincèrement ses négligences et de concevoir le désir de les éviter à l'avenir. Pour préciser ce bon propos, il sera opportun de le faire porter sur les moyens à prendre pour diminuer les rechutes, comme nous l'avons indiqué plus haut, n° 265.
269. Pour être plus sûr cependant que la contrition ne fera pas défaut, il est bon d'accuser une faute plus grave de la vie passée, pour laquelle on est sûr d'avoir la contrition, surtout si c'est une faute de même espèce que les fautes vénielles qu'on déplore. Mais ici il faut éviter deux défauts : la routine, qui transformerait cette accusation en une vaine formule, sans un vrai sentiment de contrition ; et la négligence qui porterait à ne pas se préoccuper du regret des fautes vénielles accusées dans la confession présente.
Pratiquée dans cet esprit, la confession, à laquelle viennent s'ajouter les conseils d'un sage directeur et surtout la vertu purificatrice de l'absolution, sera un puissant moyen de se débarrasser du péché et de progresser dans la vertu.
IV. Dispositions pour bien profiter de l'Eucharistie
270. L'Eucharistie est à la fois un sacrement et un sacrifice, ces deux éléments sont intimement liés, puisque c'est pendant le sacrifice que se consacre la victime à laquelle nous communions. La communion n'est pas, selon la doctrine commune, une partie essentielle du sacrifice ; mais elle en est une partie intégrante, puisque c'est par elle que nous entrons en participation avec les sentiments de la victime et les fruits du sacrifice.
La différence essentielle entre l'un et l'autre est que le sacrifice se rapporte directement à la gloire de Dieu et que le sacrement a pour but direct la sanctification de notre âme. Mais comme ces deux fins n'en font qu'une en réalité, puisque connaître et aimer Dieu, c'est le glorifier, l'un et l'autre contribuent à notre progrès spirituel.
1° Du sacrifice de la messe comme moyen de sanctification
271. A) Ses effets. a) Ce sacrifice avant tout glorifie Dieu et le glorifie d'une façon parfaite, puisque Jésus y offre de nouveau à Son Père, par l'intermédiaire du prêtre, tous les actes d'adoration, de reconnaissance et d'amour qu'il a offerts autrefois en s'immolant sur le Calvaire, actes d'une valeur morale infinie. En s'offrant comme victime, il affirme de la façon la plus expressive le souverain domaine de Dieu sur toutes choses : c'est l'adoration ; en se donnant lui-même à Dieu pour reconnaître ses bienfaits, il lui rend une louange égale aux bienfaits ; c'est l'action de grâces ou culte eucharistique. Aussi rien ne peut empêcher la réalisation de cet effet, pas même l'indignité du ministre ; car la valeur du sacrifice ne dépend pas essentiellement de celui qui l'offre secondairement, mais du prix de la victime qui est offerte et de la dignité du prêtre principal qui nest autre que Jésus-Christ lui-même. C'est bien là ce qu'enseigne le Concile de Trente quand il nous déclare que cette offrande très pure ne peut pas être souillée par l'indignité ou la malice de ceux qui l'offrent ; que dans ce divin sacrifice est contenu et immolé, d'une façon non sanglante, ce même Christ qui sur l'autel de la croix s'est offert d'une façon sanglante. C'est donc, ajoute-t-il, la même hostie, le même sacrificateur qui s'offre actuellement par le ministère des prêtres et s'est offert autrefois sur la croix : il n'y a de différence que dans la manière d'offrir la victime. Ainsi donc quand nous assistons à la sainte messe, et plus encore quand nous la célébrons, nous rendons à Dieu tous les hommages qui lui sont dus, et cela d'une façon aussi parfaite que possible, puisque nous faisons nôtres les hommages de Jésus victime. Et qu'on ne dise pas que ceci n'a rien à faire avec notre sanctification ; en réalité, quand nous glorifions Dieu, il s'incline vers nous avec amour, et plus nous nous occupons de sa gloire, plus il soccupe de nos intérêts spirituels ; c'est donc faire beaucoup pour notre sanctification que de lui rendre nos devoirs en union avec la victime qui renouvelle sur l'autel son immolation.
272. b) Mais de plus le divin sacrifice a un effet propitiatoire en vertu même de sa célébration (ex opere operato, comme disent les théologiens). Voici en quel sens : le sacrifice, en offrant à Dieu l'hommage qui lui est dû et une juste compensation pour le péché, l'incline à nous accorder, non pas directement la grâce sanctifiante (ce qui est l'effet propre du sacrement), mais la grâce actuelle et le don de pénitence, et à nous remettre, quand nous sommes contrits et repentants, les péchés les plus graves.
Il est en même temps satisfactoire, en ce sens qu'il remet infailliblement aux pécheurs repentants une partie au moins de la peine temporelle due au péché, et cela en proportion des dispositions plus ou moins parfaites avec lesquelles ils y assistent.
C'est pour cela, ajoute le Concile de Trente, qu'il peut être offert non seulement pour les péchés, les satisfactions et les besoins spirituels des vivants, mais encore pour ceux qui sont morts dans le Christ sans avoir suffisamment expié leurs fautes. Il est facile de voir combien ce double effet, propitiatoire et satisfactoire, contribue à notre progrès dans la vie chrétienne. Le grand obstacle à l'union avec Dieu, c'est le péché ; en obtenir le pardon et faire disparaître ses derniers vestiges, c'est donc préparer une union de plus en plus intime avec Dieu (Matth., V, 8). Et quelle consolation pour les pauvres pécheurs que de voir ainsi tomber le mur de séparation qui les empêchait de jouir de la vie divine.
273. c) La messe est impétratoire de la même façon qu'elle est propitiatoire; elle obtient donc de Dieu, en vertu même du sacrifice (ex opere operato) toutes les grâces dont nous avons besoin pour nous sanctifier. Le sacrifice est une prière en action, et Celui qui prie pour nous au saint autel avec des gémissements inénarrables est Celui-là même dont les prières sont toujours exaucées : « exauditus est pro sua reverentia » (Hebr., V, 7). Aussi l'Eglise, interprète authentique de la pensée divine, y prie constamment, en union avec Jésus, sacrificateur et victime (per Dominum nostrum Jesum Christum) pour demander toutes les grâces dont ses membres ont besoin pour la santé de l'âme et la santé du corps : « pro spe salutis et incolumitatis suæ », pour le salut et le progrès spirituel, en sollicitant pour ses fidèles, surtout dans la Collecte, la grâce spéciale correspondant à chaque fête. Et quiconque entre dans ce courant de prière liturgique, avec les dispositions voulues, est sûr d'obtenir pour lui et tous ceux auxquels il s'intéresse les grâces les plus abondantes.
On le voit donc, le saint sacrifice de la messe contribue, par tous ses effets, à notre sanctification ; et cela avec d'autant plus d'efficacité que nous n'y prions pas seuls, mais unis à l'Eglise tout entière et surtout au Chef invisible de l'Eglise, à Jésus sacrificateur et victime qui, renouvelant son offrande du Calvaire, demande par la vertu de son sang et par ses supplications que ses satisfactions et ses mérites nous soient appliqués.
274. Dispositions pour profiter de la sainte messe. Quelles sont donc les dispositions que nous devons entretenir pour profiter de ce puissant moyen de sanctification ? La disposition fondamentale qui résume toutes les autres, c'est d'adhérer avec humilité et confiance aux. sentiments exprimés par la divine victime, d'y communier, de les faire nôtres, accomplissant ainsi ce que le Pontifical demande aux prêtres : Agnoscite quod agitis, imitamini quod tractatis. C'est du reste ce à quoi nous invite l'Eglise dans sa sainte liturgie.
275. a) Dans la messe des catéchumènes, qui va jusqu'à lOffertoire exclusivement, elle nous fait entrer dans des sentiments de pénitence et de contrition (Confiteor, Aufer a nobis, 0ramus te, Kyrie eleison), d'adoration et de reconnaissance (Gloria in excelsis), de demandes ferventes (Collecte) et de foi sincère (Epître, Evangile, Credo).
b) Vient ensuite le grand drame : 1) l'offrande de la victime à l'Offertoire pour le salut du genre humain tout entier, « pro nostra et totius mundi salute », l'offrande du peuple chrétien en union avec la victime principale, « in spiritu humilitatis et in animo contrito suscipiamur a te, Domine », suivie d'une prière à la Sainte Trinité pour qu'elle bénisse et accepte cette offrande du Christ mystique tout entier. 2) La préface annonce l'action proprement dite, le Canon où va se renouveler l'immolation mystique de la victime, et l'Eglise nous invite à nous unir aux, Anges et aux Saints, mais surtout au Verbe Incarné, pour remercier Dieu, proclamer sa sainteté, implorer son secours pour l'Eglise, son chef visible, ses évêques, ses fidèles, en particulier les assistants et tous ceux qui nous sont plus chers. Alors le prêtre, entrant en communion avec la Sainte Vierge, les Saints Apôtres, les Martyrs et tous les Saints, se transporte en esprit à la dernière Cène, s'identifie avec le Souverain Prêtre, et avec lui redit les paroles que Jésus prononça au Cénacle. Obéissant à sa voix, le Verbe Incarné descend sur l'autel, avec son corps et son sang, et silencieusement adore et prie en son nom et au nôtre. Le peuple chrétien s'incline, adore la divine victime, s'unit à ses sentiments, à ses adorations, à ses demandes, et essaie de s'immoler avec elle, en offrant quelques petits sacrifices « per ipsum, et cum ipso, et in ipso ».
3) Avec le Pater commence la préparation à la communion. Membres du corps mystique de Jésus, nous redisons la prière qu'il nous a lui-même apprise, le Pater, offrant avec lui nos devoirs de religion et nos humbles supplications, demandant particulièrement ce pain eucharistique, qui nous délivrera de tous nos maux, nous donnera, avec le pardon de nos péchés, la paix de l'âme, l'union permanente avec Jésus « et a te nunquam separari permittas ». Alors, protestant, comme le centurion de son indignité, et demandant humblement pardon, le prêtre, et après lui le peuple fidèle, mange et boit le corps et le sang du Sauveur, sunit par le fond même de son âme à Jésus tout entier, à ses sentiments les plus intimes, et par lui, à Dieu même, à la Sainte Trinité. Le mystère de l'union est consommé : nous ne faisons plus qu'un avec Jésus, et, comme il ne fait qu'un avec le Père et le Fils, la prière sacerdotale du Sauveur à la dernière Cène se trouve réalisée : « Moi en eux, et vous en moi, afin qu'ils soient parfaitement un : Ego in eis, et tu in me, ut sint consummati in unum » (Joan., XVII, 23).
276. Il ne reste plus qu'à remercier Dieu, de cet immense bienfait ; c'est ce que nous faisons à la Postcommunion et aux prières qui suivent. La bénédiction du prêtre nous communique les trésors de la Sainte Trinité ; le dernier Evangile nous rappelle les gloires du Verbe Incarné, qui est venu encore une fois habiter parmi nous, et nous l'emportons avec nous plein de grâce et de vérité, pour puiser tout le long du jour à cette source de vie, et vivre dune vie semblable à celle de Jésus lui-même.
Comme il est facile de le voir, assister à la sainte messe, ou la dire dans ces dispositions, c'est évidemment se sanctifier et cultiver d'une façon aussi parfaite que possible la vie surnaturelle qui est en nous. Ce que nous allons dire de la sainte communion nous le montrera encore mieux.
2° De la Communion comme moyen de sanctification
277. A) Ses effets. L'Eucharistie, comme sacrement, produit directement en nous par sa propre vertu, ex opere operato, une augmentation de grâce habituelle. Elle a été instituée en effet pour être l'aliment de nos âmes : « Caro mea vere est cibus et sanguis meus vere est potus » (Joan., VI, 55) ; ses effets sont donc analogues à ceux de la nourriture matérielle : elle soutient, augmente et répare nos forces spirituelles, tout en nous causant une joie, qui, si elle n'est pas toujours sensible, est cependant réelle. C'est Jésus lui-même qui est notre nourriture, Jésus tout entier, son corps, son sang, son âme, sa divinité. Il s'unit à nous pour nous transformer en lui ; cette union est à la fois physique et morale, transformante et de sa nature permanente. Telle est la doctrine de Saint Jean, que résume ainsi le P. Lebreton : « Dans l'Eucharistie se consomme l'union du Christ et du fidèle, et la transformation vivifiante qui en est le fruit ; il ne s'agit plus seulement de l'adhésion au Christ par la foi, ni de l'incorporation au Christ par le baptême ; c'est une union nouvelle, très réelle à la fois et très spirituelle : par elle on peut dire que celui qui adhère au Seigneur non seulement est un seul esprit avec lui, mais aussi une seule chair. Cette union est si intime que Jésus ne craint pas de dire : « de même que je vis par le Père, ainsi celui qui me mange vit par moi », sans doute il n'y a là qu'une analogie ; mais encore est-il que pour la respecter, il faut entendre ici non pas seulement une union morale fondée sur une communauté de sentiments, mais une véritable union physique, impliquant le mélange de deux vies, ou plutôt la participation par le chrétien à la vie même du Christ » (Les origines du dogme de la Trinité, 1910, p. 403).
C'est cette union que nous allons essayer d'expliquer.
278. a) Cest une union physique. Il est de foi, selon le Concile de Trente, que l'Eucharistie contient vraiment, réellement et substantiellement le corps et le sang de Jésus-Christ, avec son âme et sa divinité, par conséquent le Christ tout entier (Sess. XIII, can. 1). Quand donc nous faisons la communion sacramentelle, nous recevons réellement et physiquement, cachés sous les saintes espèces, le corps et le sang du Sauveur, avec son âme et sa divinité. Nous sommes donc non seulement des tabernacles, mais encore des ciboires où Jésus habite et vit, où les Anges viennent ladorer, et où nous devons joindre nos adorations aux leurs. Bien plus, il y a entre Jésus et nous une union semblable à celle qui existe entre la nourriture et celui qui se l'assimile ; avec cette différence toutefois que c'est Jésus qui nous transforme en lui, et non pas nous qui le transformons en notre substance : C'est en effet l'être supérieur qui s'assimile l'inférieur. Cest une union qui tend à rendre notre chair plus soumise à l'esprit et plus chaste, et qui dépose en elle un germe d'immortalité : « Et ego resuscitabo eum » (Joan., VI, 35).
279. b) Sur cette union physique vient se greffer une union spirituelle très intime et transformante. 1) C'est une union très intime et très sanctifiante. Lâme de Jésus s'unit en effet à la nôtre, pour ne faire avec elle qu'un cur et qu'une âme : « cor unum, et anima una ». Son imagination et sa mémoire, si disciplinées et si saintes, s'unissent à notre imagination et à notre mémoire pour les discipliner et les orienter vers Dieu et les choses divines, transportant leur activité vers le souvenir des bienfaits de Dieu, sa ravissante beauté, son inépuisable bonté. Son intelligence, vrai soleil des âmes, illumine notre esprit des clartés de la foi, nous fait tout voir, tout apprécier à la lumière de Dieu ; c'est alors que nous touchons du doigt la vanité des biens du monde, la folie des maximes mondaines, que nous goûtons les maximes évangéliques, auparavant si obscures pour nous, parce que si contraires à nos instincts naturels. Sa volonté, si forte, si constante, si généreuse, vient corriger nos faiblesses, nos inconstances, notre égoïsme, en nous communiquant ses divines énergies, si bien que nous pouvons dire avec S. Paul : « Je puis tout en Celui qui me fortifie : Omnia possum in eo qui me confortat » (Philip., IV, 13). Il nous semble que les efforts ne nous coûteront plus, que les tentations nous trouveront inébranlables, que la continuité dans le bien ne nous effraie plus, Parce que nous ne sommes plus seuls, mais adhérons au Christ comme le lierre au chêne, et participons ainsi à sa force. Son cur, si brûlant d'amour pour Dieu et pour les âmes, vient réchauffer le nôtre si froid pour Dieu, si tendre pour les créatures ; comme les disciples d'Emmaüs, nous nous disons : « Est-ce que notre cur n'était pas tout brûlant au-dedans de nous, pendant qu'il nous parlait ? Nonne cor nostrum ardens erat in nobis, dum loqueretur in via ? » (Luc, XXIV, 32). C'est alors que, sous l'action de ce feu divin, nous sentons en nous tantôt des élans presque irrésistibles vers le bien, tantôt une volonté contenue mais ferme de tout faire, de tout souffrir pour Dieu, de ne lui rien refuser.
280. 2) Il est évident qu'une telle union est vraiment transformante. 1) Peu à peu nos pensées, nos idées, nos convictions, nos jugements se modifient : au lieu de tout apprécier selon les maximes du monde, nous faisons nôtres les pensées et les jugements de Jésus, nous embrassons avec amour les maximes évangéliques, nous nous demandons constamment : Que ferait Jésus s'il était à ma place ? 2) Il en est de même de nos désirs, de nos volitions ; comprenant que le monde et le moi ont tort, que seul Jésus, la Sagesse éternelle, est dans le vrai, nous ne désirons que ce qu'il désire, la gloire de Dieu, notre salut et celui de nos frères ; nous ne voulons que ce qu'Il veut : « non mea voluntas, sed tua fiat » ; et, alors même que cette volonté est crucifiante, nous l'acceptons de grand cur, sûrs qu'elle tend à notre bien spirituel comme à celui du prochain.
3) Notre cur aussi se débarrasse peu à peu de son égoïsme plus ou moins conscient , de ses affections naturelles et sensibles, pour aimer ardemment, généreusement, passionnément Dieu et les âmes vues en Dieu : ce que nous aimons, ce ne sont plus les consolations divines, si douces soient-elles mais Dieu lui-même ; ce n'est plus le plaisir de se trouver avec ceux qu'on aime, c'est le bien qu'on peut leur faire. Nous vivons donc mais d'une vie plus intense et surtout plus surnaturelle et plus divine que dans le passé ; ce n'est plus le moi, le vieil homme qui vit, pense et agit ; c'est Jésus lui-même, c'est son esprit qui vit en nous et vivifie le nôtre : « Vivo autem jam non ego, vivit vero in me Christus » (Galat., II, 20).
281. c) Cette union spirituelle se prolonge aussi longtemps que nous le voulons, au témoignage de Jésus lui-même : « Qui manducat meam carnem et bibit meum sanguinem, in me manet et ego in eo » (Joan., VI, 56). Lui ne demande qu'à demeurer éternellement en nous, et c'est de nous qu'il dépend, avec sa grâce, de Lui demeurer constamment unis.
Mais comment se perpétue cette union ?
Quelques auteurs ont pensé, avec le P. Schram, que lâme de Jésus se replie, pour ainsi dire, au centre de notre âme, pour y demeurer constamment. Ce serait là un miracle absolument extraordinaire, puisque lâme de Jésus demeure constamment unie à son corps, et que ce corps disparaît avec les espèces sacramentelles. Nous ne pouvons donc admettre cette opinion, Dieu ne multipliant pas les miracles de ce genre sans nécessité.
Mais si son âme humaine se retire de nous en même temps que son corps, sa divinité demeure en nous tant que nous sommes en état de grâce. Il y a plus, son humanité sainte, unie à sa divinité, garde avec notre âme une union spéciale. Ce qui peut s'expliquer théologiquement de la façon suivante. L'Esprit de Jésus, en d'autres termes, l'Esprit Saint vivant dans l'âme humaine de Jésus, demeure en nous, en vertu même de l'affinité spéciale contractée avec Celui-ci par la communion sacramentelle, et y opère des dispositions intérieures semblables à celles de Notre Seigneur ; à la requête de Jésus, qui ne cesse de prier pour nous, Il nous accorde des grâces actuelles plus nombreuses et plus efficaces, Il nous préserve avec un soin spécial des tentations, produit en nous des impressions de grâce, dirige notre âme et ses facultés, nous parle au cur, fortifie notre volonté, réchauffe notre amour, et continue ainsi dans notre âme les effets de la communion sacramentelle. Mais, pour jouir de ces privilèges, il faut évidemment vivre dans le recueillement intérieur, écouter attentivement la voix de Dieu, et être prêt à exécuter ses moindres désirs. Alors la communion sacramentelle se complète par une communion spirituelle, qui en perpétue les heureux effets.
282. d) Cette communion entraîne une union spéciale avec les trois divines personnes de la Sainte Trinité ; car, en vertu de la circumincession (habitation des divines personnes l'une dans l'autre) le Verbe ne vient pas seul dans notre âme ; il vient avec le Père qui ne cesse de l'engendrer en son sein, il y vient avec le Saint Esprit, qui ne cesse de procéder de l'embrassement mutuel du Père et du Fils : « Si quelqu'un m'aime, mon Père l'aimera et nous viendrons à lui et nous ferons en lui notre demeure » (Joan., XIV, 23). Sans doute les trois divines personnes sont déjà en nous par la grâce ; mais, au moment de la communion, elles y sont à un titre spécial : comme nous sommes unis physiquement au Verbe Incarné, en lui et par lui elles nous sont unies, et nous aiment comme un prolongement du Verbe Incarné dont nous sommes les membres. Portant Jésus dans notre cur, nous y portons aussi le Père et le Saint Esprit ; la communion est donc un ciel anticipé, et, si nous avions une foi vive, nous réaliserions la vérité de cette parole de l'Imitation qu'être avec Jésus c'est déjà le paradis sur terre : « Esse cum Jesu dulcis Paradisus » (De Imit. Christi, i, II, c. 8).
283. B) Dispositions pour bien profiter de la communion. Puisque l'Eucharistie a pour but de nous unir à Jésus et à Dieu d'une façon intime, transformante et permanente, tout ce qui favorisera cette union, dans la préparation ou l'action de grâces, en intensifiera les heureux effets.
a) La préparation sera donc une sorte d'union anticipée à Notre Seigneur. Nous supposons que l'âme est déjà unie à Dieu par la grâce sanctifiante ; sans quoi la Communion serait un Sacrilège .
1) Tout d'abord l'accomplissement plus parfait de tous nos devoirs d'état en union avec Jésus et pour lui plaire. N'est-ce pas en effet le meilleur moyen d'attirer en nous Celui dont toute la vie se résume dans l'obéissance filiale au Père en vue de lui plaire : « Quæ placita sunt ei facio semper ? » (Joan., VIII, 29). Nous avons expliqué cette pratique, n° 229.
2) Une humilité sincère, basée d'un côté sur la grandeur et la sainteté de Notre Seigneur, et de l'autre sur notre bassesse et indignité ; « Domine, non sum dignus... ». Cette disposition fait pour ainsi dire le vide dans notre âme, en la débarrassant de l'égoïsme, de l'orgueil, de la présomption ; or c'est dans le vide de soi que s'opère l'union à Dieu : plus nous nous vidons de nous-même et mieux nous préparons notre âme à se laisser prendre et posséder par Dieu.
3) Cette humilité sera suivie d'un désir ardent de s'unir au Dieu de l'Eucharistie : sentant vivement notre impuissance et notre pauvreté, nous soupirerons après Celui qui seul peut fortifier notre faiblesse, nous enrichir de ses trésors, et remplir le vide de notre cur. Or ce désir, en dilatant notre âme, l'ouvrira toute grande à Celui qui désire lui-même se donner à nous : « Desiderio desideravi hoc pascha manducare vobiscum » (Luc, XXII, 15).
284. b) La meilleure action de grâces sera celle qui prolongera notre union avec Jésus.
1) Elle commencera donc par un acte de silencieuse adoration, d'anéantissement, et de donation complète de nous-mêmes à Celui qui étant Dieu, se donne tout entier à nous : « Adoro te devote, latens deitas... Tibi se cor meum totum subjicit » (Hymne de S. Thomas). En union avec Marie, la plus parfaite adoratrice de Jésus, nous nous anéantirons devant la majesté divine, pour la bénir, la louer, la remercier, le Verbe Incarné d'abord, puis, avec lui et par lui, la Sainte Trinité. « Magnificat anima mea Dominum... fecit mihi magna qui potens est, et sanctum nomen ejus » (Luc, I, 46 sq.). Rien ne fait mieux pénétrer Jésus jusqu'au plus intime de notre âme que cet acte d'anéantissement de nous-mêmes ; c'est notre façon à nous, pauvres créatures, de nous donner à Celui qui est tout. Nous lui donnerons tout ce qu'il y a de bon en nous, et ce sera une restitution, puisque tout vient de lui et ne cesse de lui appartenir ; mais nous lui offrirons aussi nos misères pour qu'il les consume dans le feu de son amour et y substitue ses dispositions si parfaites. Merveilleux échange que celui-là !
285. 2) Viennent alors de doux colloques entre l'âme et l'hôte divin : « Loquere Domine, quia audit servus tuus... Da mihi intellectum ut sciam testimonia tua. Inclina cor meum in verba oris tui
» (Imit., 1, III, ch. 2). On écoute attentivement le Maître, l'Ami ; on lui parle respectueusement, simplement, affectueusement. On ouvre son âme aux communications divines ; car c'est le moment où Jésus fait passer en nous ses dispositions intérieures, ses vertus ; il faut non seulement les recevoir, mais les attirer, les goûter, se les assimiler : « Os meum aperui et attraxi spiritum. » (Ps., CXVIII, 131). Et, pour que ces colloques ne dégénèrent pas en routine, il est bon de varier, sinon chaque jour, du moins de temps en temps, le sujet de la conversation, en prenant tantôt une vertu et tantôt une autre, en parcourant doucement quelques paroles de l'Evangile qu'on supplie Notre Seigneur de vouloir bien nous faire comprendre, goûter et pratiquer.
286. 3) On n'oublie pas de le remercier des lumières qu'il veut bien nous communiquer, des pieuses affections, comme aussi des obscurités, des sécheresses dans lesquelles il nous laisse de temps en temps ; on profite même de ces dernières pour s'humilier, se reconnaître indigne des divines faveurs, et pour adhérer plus fréquemment par la volonté à Celui qui, même dans la sécheresse, ne cesse de faire passer en nous d'une façon secrète et mystérieuse, sa vie et ses vertus. On le supplie de prolonger en nous son action et sa vie, de recevoir, pour le transformer, le peu de bien qui est en nous.
287. 4) On s'offre à faire les sacrifices nécessaires pour réformer et transformer sa vie, en particulier sur tel point déterminé ; et conscient de sa faiblesse, on demande instamment la grâce d'accomplir ces sacrifices. Ce point est capital, chaque communion devant être faite en vue de nous faire progresser dans une vertu spéciale.
288. 5) C'est le moment de prier aussi pour toutes les personnes qui nous sont chères, pour tous les grands intérêts de l'Eglise, aux intentions du Souverain Pontife, pour les Evêques, les prêtres. Ne craignons pas de rendre notre prière aussi universelle que possible : c'est au fond le meilleur moyen d'être exaucé.
Enfin on termine en demandant, sous une forme ou sous une autre, à Notre Seigneur de nous faire la grâce de demeurer en lui comme il demeure en nous, de faire toutes et chacune de nos actions en union avec lui, en esprit d'action de grâces. On confie à la S. Vierge ce Jésus qu'elle a si bien gardé pour qu'elle nous aide à le faire grandir en notre cur ; et ainsi réconforté par la prière, on passe à l'action.
Conclusion
289. Nous avons donc à notre disposition trois grands moyens de conserver et d'augmenter en nous la vie chrétienne que Dieu y met si libéralement, et de nous donner généreusement à lui comme il se donne à nous.
1) En luttant sans relâche et sans découragement, avec l'aide de Dieu et de tous les protecteurs qu'il nous a donnés, contre nos ennemis spirituels, nous sommes sûrs de remporter la victoire et d'affermir en nous la vie surnaturelle.
2) En sanctifiant, par une offrande souvent renouvelée, toutes nos actions même les plus communes, nous acquérons de nombreux mérites, nous augmentons considérablement chaque jour notre capital de grâce et nos droits au ciel, tout en réparant et expiant nos fautes.
3) Les sacrements, reçus avec de bonnes et ferventes dispositions, ajoutent à nos mérites personnels une abondance exceptionnelle de grâces qui vient des mérites mêmes de Jésus-Christ ; et, comme nous recevons souvent la pénitence et communions chaque jour, si nous le voulons, il ne tient qu'à nous d'être des saints. Jésus est venu et vient encore en nous pour nous communiquer sa vie avec abondance : « Ego veni ut vitam habeant et abundantius habeant » (Joan., X, 10). A nous d'ouvrir, de dilater nos âmes pour la recevoir, la cultiver, laugmenter en communiant sans cesse aux dispositions, aux vertus, aux sacrifices de Jésus. Alors le moment viendra où, transformés en lui, n'ayant d'autres pensées, d'autres affections, d'autres intentions que les siennes, nous pourrons redire la parole de saint Paul : « Vivo, jam non ego, vivit vero in me Christus ».
Synthèse du chapitre
290. Arrivés au terme de ce chapitre, le plus important de cette première partie, nous pouvons mieux comprendre la nature de la vie chrétienne. 1° C'est vraiment une participation à la vie de Dieu, puisque Dieu vit en nous et que nous vivons en lui. Il vit en nous réellement dans l'unité de sa nature et la trinité de ses personnes ; et il n'y est pas inactif : il produit en notre âme tout un organisme surnaturel qui nous permet de vivre une vie non pas égale, mais semblable à la sienne, une vie déiforme. Cette vie, c'est lui encore qui, par sa grâce actuelle, la met en marche, lui qui nous aide à faire nos actes méritoires, lui qui récompense ces actes en produisant en nous une nouvelle infusion de grâce habituelle. Mais nous vivons en lui et pour lui ; car nous sommes ses collaborateurs : aidés de sa grâce, nous recevons librement l'impulsion divine, nous y coopérons, et par là nous triomphons de nos ennemis, acquérons des mérites, et nous nous préparons à cette abondante effusion de grâce que nous donnent les sacrements. Nous n'oublions pas cependant que notre consentement lui-même est l'uvre de sa grâce, et c'est pourquoi nous lui attribuons le mérite de nos bonnes uvres, vivant pour lui, comme nous vivons par lui et en lui.
291. 2° Cette vie est aussi une participation à la vie de Jésus ; car Jésus vit en nous, et nous vivons en lui. Il vit en nous non seulement comme Dieu, au même titre que le Père mais encore comme Homme Dieu. Il est en effet la tête dun corps mystique dont nous sommes les membres, et c'est de lui que nous recevons le mouvement et la vie. Il vit en nous d'une façon plus mystérieuse encore parce que, par ses mérites et ses prières, il fait en sorte que le Saint Esprit opère en nous des dispositions semblables à celles que ce divin Esprit opérait en son âme. Il vit en nous réellement et physiquement au moment de la sainte communion, et, par son divin Esprit, fait passer en nous ses sentiments et ses vertus. Mais nous aussi nous vivons en lui : incorporés à lui, c'est librement que nous recevons le mouvement qu'il nous imprime ; librement que nous nous efforçons d'imiter ses vertus, sans oublier toutefois que nous n'y réussissons que par la grâce qu'il nous a méritée ; librement que nous adhérons à lui comme les sarments au cep, et que nous ouvrons notre âme à la sève divine qu'il nous communique si libéralement. Et, comme nous recevons tout de lui, c'est par lui et pour lui que nous vivons, trop heureux de nous donner à lui comme il se donne à nous, et regrettant seulement de le faire d'une façon si imparfaite.
292. 3° Cette vie est aussi, dans une certaine mesure, une participation à la vie de Marie, ou, comme le dit M. Olier, à la vie de Jésus vivant en Marie. Voulant en effet que sa sainte Mère soit sa vivante image, Jésus lui communique, par ses mérites et ses prières, son divin Esprit qui la fait participer, dans un degré suréminent, à ses dispositions et à ses vertus. Ainsi il vit en Marie, et, comme il veut que sa mère soit notre mère, il veut quelle nous engendre spirituellement. 0r, en nous engendrant à la vie spirituelle (comme cause secondaire bien entendu) elle nous fait participer non seulement à la vie de Jésus, mais à la sienne. Nous communions donc à la vie de Marie en même temps qu'à la vie de Jésus, ou, en d'autres termes, à la vie de Jésus vivant en Marie. C'est la pensée si bien exprimée dans cette belle prière du P. de Condren, complétée par M. Olier : « 0 Jesu vivens in Maria, veni et vive in famulis tuis ».
293. 4° Enfin cette Vie est une participation à la vie des Saints du ciel et de la terre. Nous l'avons vu en effet, le corps mystique du Christ comprend tous ceux qui lui sont incorporés par le baptême, et particulièrement tous ceux qui jouissent de la grâce et de la gloire. Or tous les membres de ce corps mystique participent à la même vie, la vie qu'ils reçoivent de la tête et qui est répandue en leur âme par le même divin Esprit. Nous sommes donc tous véritablement frères, recevant du même Père, qui est Dieu, par les mérites du même Rédempteur, une participation à la même vie spirituelle, dont la plénitude est en Jésus-Christ : « de cujus plenitudine nos omnes accepimus ». Aussi les Saints du ciel et de la terre s'intéressent à notre progrès spirituel, et nous aident dans nos combats contre la chair, le monde et le démon.
294. Que toutes ces vérités sont réconfortantes ! Sans doute ici-bas la vie spirituelle est une lutte ; mais si l'enfer combat contre nous et trouve des alliés dans le monde et surtout dans la triple concupiscence, le Ciel combat pour nous ; et le Ciel, ce n'est pas seulement l'armée des Anges et des Saints, cest le Christ vainqueur de Satan, c'est la Trinité sainte vivant et régnant en notre âme. Nous devons donc être pleins d'espérance et assurés de remporter la victoire, pourvu que, défiants de nous-mêmes, nous comptions avant tout sur Dieu : « omnia possum in eo qui me confortat » (Phil., IV, 13).
CHAPITRE III. Perfection de la vie chrétienne
295. Toute vie doit se perfectionner, mais surtout la vie chrétienne, qui, d'après sa nature, est essentiellement progressive et n'atteindra son terme que dans le ciel. Nous devons donc examiner en quoi consiste la perfection de cette vie afin que par là nous puissions nous mieux orienter dans les voies de la perfection. Et, comme sur ce point fondamental il y a des erreurs et des idées plus ou moins incomplètes, nous commencerons par éliminer les fausses notions de la perfection chrétienne, et exposerons ensuite sa vraie nature.
I. Fausses notions des incroyants ;
des mondains ;
des dévots.
II. Vraie notion Elle consiste dans la charité ;
suppose sur terre le sacrifice ;
combine harmonieusement ces deux éléments ;
embrasse les préceptes et conseils ;
a ses degrés et ses limites.
ART. I. FAUSSES NOTIONS SUR LA PERFECTION
Ces fausses notions se rencontrent chez les incroyants, les mondains et les faux dévots.
296. 1° Aux yeux des incroyants, la perfection chrétienne n'est qu'un phénomène subjectif qui ne correspond à aucune réalité certaine.
A) Plusieurs parmi eux n'étudient ce qu'ils appellent les phénomènes mystiques qu'avec des préjugés malveillants, et sans discerner entre les vrais et les faux mystiques : tels Max Nordau, J. H. Leuba, E. Murisier. D'après eux, la prétendue perfection des mystiques n'est qu'un phénomène morbide, une sorte de psycho-névrose d'exaltation du sentiment religieux, et même une forme spéciale de l'amour sexuel, ainsi que le montrent ces termes de fiançailles, de mariage spirituel, de baiser, d'étreinte, de caresses divines qu'on trouve si souvent sous la plume des mystiques.
Evidemment, ces auteurs, qui ne connaissent guère que l'amour profane, n'ont rien compris à l'amour divin ; ils sont de ceux auxquels on pourrait appliquer la parole de Notre-Seigneur : « Neque mittatis margaritas vestras ante porcos » (Matth., VII, 6). Aussi d'autres psychologues, comme W. James, leur font remarquer que l'instinct sexuel n'a rien à voir avec la sainteté ; que les vrais mystiques ont pratiqué la pureté héroïque, les uns n'ayant rien où presque rien éprouvé des faiblesses de la chair, les autres ayant surmonté de violentes tentations par des moyens héroïques, par exemple, en se roulant sur les épines. Si donc ils ont employé le langage de l'amour humain, c'est parce que il n'y en a pas d'autre qui soit plus apte à exprimer d'une façon analogique les tendresses de l'amour divin. Par ailleurs ils ont montré, dans toute leur conduite, par les grandes uvres qu'ils ont entreprises et menées à bonne fin qu'ils étaient des sages, des pondérés, et qu'en tout cas on ne peut que bénir les névroses qui nous ont donné des Thomas d'Aquin et des Bonaventure, des Ignace de Loyola et des François Xavier, des Thérèse et des Jean de la Croix, des François de Sales et des Jeanne de Chantal, des Vincent de Paul et des Mademoiselle Legras, des Bérulle et des Olier, des Alphonse de Liguori et des Paul de la Croix.
297. B) Dautres incroyants rendent justice à nos mystiques, tout en doutant de la réalité objective des phénomènes quils décrivent : tels sont William James et Maxime de Montmorand. Ils reconnaissent que le sentiment religieux produit dans les âmes des effets merveilleux, un élan invincible vers le bien, un dévouement sans borne à légard du prochain, que leur prétendu égoïsme nest au fond quune charité éminemment sociale qui a la plus heureuse influence, que leur soif de souffrance ne les empêche pas de jouir dindicibles délices et de répandre un peu de bonheur autour deux ; mais ils se demandent sils ne sont pas victimes dautosuggestion et dhallucinations. A ceux-là nous dirons que des effets si heureux ne peuvent venir que dune cause qui leur soit proportionnée ; que, dans son ensemble, le bien réel et durable ne peut venir que du vrai, et que si seuls les mystiques chrétiens ont pratiqué les vertus héroïques et produit des uvres sociales utiles, c'est que la contemplation et l'amour de Dieu qui ont inspiré ces uvres sont non des hallucinations, mais des réalités vivantes et agissantes : « ex fructibus eorum cognoscetis eos » (Matth., VII, 20).
298. 2° Les mondains, même quand ils ont la foi, ont souvent sur la perfection ou ce quils appellent la dévotion, des idées très fausses.
A) Les uns regardent les dévots comme des hypocrites, des Tartuffe, qui, sous le couvert de la piété, cachent des vices odieux, ou des desseins politiques ambitieux, comme le désir de dominer les consciences et par là de gouverner le monde. C'est confondre l'abus avec la chose elle-même, et la suite de cette étude nous montrera que la simplicité, la loyauté et l'humilité sont les vrais caractères de la dévotion.
299. B) D'autres considèrent la piété comme une exaltation de la sensibilité et de l'imagination, une sorte d'émotivité bonne tout au plus pour les femmes et les enfants, mais indigne d'hommes qui veulent se conduire par la raison et la volonté. Et cependant que d'hommes inscrits au calendrier des Saints, qui se sont distingués par un bon sens proverbial, une intelligence supérieure, une volonté énergique et constante ? Ici encore c'est donc confondre la caricature avec le portrait.
300. C) Enfin il en est qui prétendent que la perfection est une utopie irréalisable et par là même dangereuse, qu'il suffit d'observer les commandements et surtout de soulager le prochain, sans perdre son temps en des pratiques minutieuses ou à la recherche de vertus extraordinaires. La lecture de la Vie des Saints suffit à redresser cette erreur, en montrant que la perfection a été réalisée sur terre, et que la pratique des conseils, loin de nuire à l'observation des préceptes, ne fait que la rendre plus facile.
301. 3° Parmi les personnes dévotes elles-mêmes, il en est qui se trompent sur la vraie nature de la perfection, chacun la peignant selon sa passion et fantaisie.
A) Plusieurs, confondant la dévotion avec les dévotions, s'imaginent que la perfection consiste à réciter un grand nombre de prières et à faire partie de beaucoup de confréries, au détriment même de leurs devoirs d'état qu'elles négligent parfois pour faire tel ou tel pieux exercice, ou de la vertu de charité à l'égard des personnes de la maison. C'est substituer l'accessoire au principal, sacrifier le moyen à la fin.
302. B) D'autres s'adonnent aux jeûnes et aux austérités, au point d'épuiser leur corps et de se rendre incapables de bien accomplir leurs devoirs d'état, et se croient par là dispensés de la charité à l'égard du prochain ; n'osant point tremper leur langue dans le vin, ils ne craindront pas « de la plonger dedans le sang du prochain par la médisance et la calomnie ». Ici encore c'est se méprendre sur ce qu'il y a de plus essentiel dans la perfection, et négliger le devoir capital de la charité pour des pratiques bonnes, sans doute, mais moins importantes. C'est dans une erreur analogue que tombent ceux qui font de riches aumônes, mais ne veulent pas pardonner à leurs ennemis, ou qui, leur pardonnant, ne songent pas à payer leurs dettes.
303. C) Quelques-uns, confondant les consolations spirituelles avec la ferveur, se croient parfaits quand ils sont inondés de joie et prient avec facilité ; et s'imaginent au contraire être relâchés, quand ils sont envahis par les sécheresses et les distractions. Ils oublient que ce qui compte aux yeux de Dieu, c'est l'effort généreux et souvent renouvelé, malgré les insuccès apparents qu'on peut essuyer.
304. D) D'autres, épris d'action et d'uvres extérieures, négligent la vie intérieure pour se donner plus complètement à l'apostolat. C'est oublier que lâme de tout apostolat est la prière habituelle, qui attire la grâce divine et rend l'action féconde.
305. E) Enfin quelques uns, ayant lu des livres mystiques ou des vies de Saints, où lon décrit des extases et des visions, s'imaginent que la perfection consiste dans ces phénomènes extraordinaires, et font des efforts de tête et d'imagination pour y arriver. Ils n'ont pas compris que, au témoignage même des mystiques, ce sont là des phénomènes accessoires qui ne constituent pas la sainteté, et auxquels il ne faut pas prétendre ; que la vole de la conformité à la volonté de Dieu est beaucoup plus sûre et plus pratique.
Ayant ainsi déblayé le terrain, nous pourrons plus facilement comprendre en quoi consiste essentiellement la vraie perfection.
ART. II. LA VRAIE NOTION DE LA PERFECTION
306. Etat de la question. Pour bien résoudre ce problème, commençons par préciser létat de la question : 1° Un être est parfait (per-fectum) dans l'ordre naturel, quand il est fini, achevé, par conséquent quand il atteint sa fin : « Unum quodque dicitur esse perfectum in quantum attingit proprium finem, qui est ultima rei perfectio » (Sum. theol. IIa IIæ, q. III, a. 1). C'est là la perfection absolue ; mais il en est une autre, relative et progressive, qui consiste à se rapprocher de cette fin, en développant, toutes ses facultés et en pratiquant tous ses devoirs selon les prescriptions de la loi naturelle manifestée par la droite raison.
307. 2° La fin de l'homme, même dans l'ordre naturel, c'est Dieu. 1) créés par Lui, nous sommes nécessairement créés pour Lui, car il ne peut évidemment trouver une fin plus parfaite que Lui-même, puisqu'il est la plénitude de l'Être ; et par ailleurs créer pour une fin imparfaite serait indigne de lui. 2) De plus, Dieu étant la perfection infinie, et par là même la source de toute perfection, l'homme est d'autant plus parfait qu'il se rapproche d'avantage de Lui et participe à ses divines perfections ; voilà pourquoi il ne trouve dans les créatures rien qui puisse satisfaire ses légitimes aspirations. C'est donc vers Dieu qu'il faut orienter toutes nos actions ; le connaître, l'aimer, le servir, et par là le glorifier, voilà le but de la vie, la source de toute perfection.
308. 3° C'est plus vrai encore dans l'ordre surnaturel. Elevés gratuitement par Dieu à un état qui dépasse nos exigences et nos possibilités ; appelés à le contempler un jour par la vision béatifique, et déjà le possédant par la grâce ; dotés de tout un organisme surnaturel pour nous unir à lui par la pratique des vertus chrétiennes, nous ne pouvons évidemment nous perfectionner qu'en nous rapprochant sans cesse de lui. Et, comme nous ne pouvons le faire sans nous unir à Jésus, qui est la voie nécessaire pour aller au Père, notre perfection consistera à vivre pour Dieu en union avec Jésus-Christ. C'est ce que nous faisons en pratiquant les vertus chrétiennes, théologales et morales, qui toutes ont pour but de nous unir à Dieu, d'une, façon plus ou moins directe, en nous faisant imiter N. S. J. C.
309. 4° Ici se pose donc la question de savoir si, parmi ces vertus, il n'en est pas une qui résume et contienne toutes les autres, et qui par là même constitue, pour ainsi dire, l'essence de la perfection. Saint Thomas, résumant la doctrine de nos Saints Livres et celle des Pères, répond affirmativement et nous enseigne que la perfection consiste essentiellement dans l'amour de Dieu et du prochain aimé pour Dieu (Sum. theol. IIa IIæ, q. 184, a. 3). Mais, comme dans la vie présente, l'amour de Dieu ne peut se pratiquer sans renoncer à l'amour désordonné de soi-même ou à la triple concupiscence, il faut en pratique joindre le sacrifice à l'amour. C'est ce que nous allons exposer, en montrant : 1) comment l'amour de Dieu et du prochain constitue l'essence de la perfection ; 2) pourquoi cet amour doit aller jusqu'au sacrifice ; 3) comment on doit combiner ces deux éléments ; 4) comment la perfection embrasse à la fois les préceptes et les conseils ; 5) quels sont ses degrés et jusqu'où elle peut aller sur terre.
§ I. LEssence de la perfection consiste dans la charité
310. Expliquons d'abord le sens de la thèse. L'amour de Dieu et du prochain, dont il est ici question, est surnaturel dans son objet comme dans son motif et son principe. Le Dieu que nous aimons, c'est le Dieu que nous manifeste la révélation, le Dieu de la Trinité ; nous l'aimons parce que la foi nous le montre infiniment bon et infiniment aimable ; nous l'aimons par la volonté perfectionnée par la vertu de charité et aidée de la grâce actuelle. Ce n'est donc pas un amour de sensibilité ; sans doute l'homme étant composé de corps et dâme, il se mêle souvent un élément sensible à nos plus nobles affections ; mais ce sentiment fait parfois complètement défaut, et en tout cas est complètement accessoire. L'essence même de l'amour, c'est le dévouement, c'est la volonté ferme de se donner et au besoin de s'immoler tout entier pour Dieu et pour sa gloire, de préférer son bon plaisir au nôtre et à celui des créatures.
311. Il en faut dire autant, proportion gardée, de l'amour du prochain. C'est Dieu que nous aimons en lui, une image, un reflet de ses divines perfections ; le motif qui nous le fait aimer est donc la bonté divine en tant qu'elle est manifestée, exprimée, irradiée dans le prochain ; en termes plus concrets, nous voyons et aimons dans nos frères une âme habitée par le Saint Esprit, ornée de la grâce divine, rachetée au prix du sang de Jésus-Christ ; en l'aimant, nous voulons son bien surnaturel, le perfectionnement de son âme, son salut éternel.
Aussi il n'y a pas deux vertus de charité, l'une à l'égard de Dieu, l'autre à l'égard du prochain ; il n'y en a qu'une qui embrasse à la fois Dieu aimé pour lui-même et le prochain aimé pour Dieu.
Avec ces notions, il nous sera facile de comprendre que la perfection consiste bien dans cette vertu de charité.
Les preuves de la thèse
312. 1° Interrogeons la Sainte Ecriture. A) Dans l'Ancien comme dans le Nouveau Testament, ce qui domine et résume toute la Loi, c'est le grand précepte de la charité, charité envers Dieu et charité envers le prochain. Aussi, quand un docteur de la loi demande à Notre Seigneur ce qu'il faut faire pour gagner la vie éternelle, le divin Maître se borne à lui répondre : Que dit la loi ? Et le docteur, sans hésiter, rappelle le texte du Deutéronome : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cur, de toute ton âme, de toutes tes forces et de tout ton esprit, et ton prochain comme toi-même ». Et Notre Seigneur l'approuve, en disant : « Hoc fac et vives » (Luc, X, 25-29 ; cf. Deut., VI, 5-7). Il ajoute ailleurs que ce double précepte de l'amour de Dieu et de l'amour du prochain constitue la Loi et les Prophètes (Matth., XXII, 39-40). C'est ce que déclare S. Paul, sous une autre forme, quand, après avoir rappelé les principaux préceptes du Décalogue, il ajoute que la plénitude de la Loi, c'est l'amour (Rom., XIII, 10). Ainsi l'amour de Dieu et du prochain est à la fois la synthèse et la plénitude de la Loi. Or la perfection chrétienne ne peut être que l'accomplissement parfait et intégral de la Loi ; car la Loi c'est ce que Dieu veut, et qu'y a-t-il de plus parfait que la sainte volonté de Dieu ?
313. B) Il est une autre preuve tirée de la doctrine de Saint Paul sur la charité, dans le ch. XIIIe de la Ire Ep. aux Corinthiens ; là en effet, en un langage lyrique, il décrit l'excellence de la charité, sa supériorité sur les charismes ou les grâces gratuitement données, sur les autres vertus théologales, la foi et l'espérance ; il montre qu'elle résume et contient éminemment toutes les vertus, bien plus, qu'elle est elle-même l'ensemble de ces vertus ; enfin il ajoute que les charismes passeront, que la foi et l'espérance disparaîtront, mais que la charité est éternelle. N'est-ce pas par là même enseigner qu'elle est non seulement la reine et l'âme des vertus, mais qu'elle est si excellente qu'elle suffit à rendre un homme parfait, en lui communiquant toutes les vertus ?
314. C) Saint Jean, l'Apôtre de la divine dilection, nous en donne la raison fondamentale. Dieu, nous dit-il, est charité, Deus caritas est ; c'est là, pour ainsi dire, sa note caractéristique. Si donc nous voulons lui ressembler, être parfaits comme notre Père céleste, il faut l'aimer comme il nous a aimés : « quoniam prior ipse dilexit nos » (Joan., IV, 10) ; et, comme nous ne pouvons l'aimer sans aimer le prochain, nous devons aimer ce cher prochain jusqu'à nous sacrifier pour lui : « Mes bien-aimés, aimons-nous les uns les autres car l'amour vient de Dieu, et quiconque aime est aimé de Dieu et connaît Dieu. Celui qui n'aime pas n'a pas connu Dieu, car Dieu est amour... Et cet amour consiste en ce que ce n'est pas nous qui avons aimé Dieu, mais lui qui nous a aimés et qui a envoyé son Fils comme victime de propitiation pour nos péchés. Mes bien-aimés, si Dieu nous a ainsi aimés, nous devons aussi nous aimer les uns les autres... Dieu est amour, et celui qui demeure dans l'amour demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui » (Ire Ep. De Saint Jean, IV, 7-16). On ne peut dire plus clairement que toute la perfection consiste dans l'amour de Dieu et du prochain pour Dieu.
315. 2° Interrogeons la raison éclairée par la foi : si nous considérons soit la nature de la perfection, soit la nature de la charité, nous arrivons à la même conclusion.
A) La perfection d'un être consiste, avons-nous dit, à atteindre sa fin ou à s'en rapprocher le plus possible (n° 306). Or la fin de l'homme dans l'ordre surnaturel, c'est Dieu éternellement possédé par la vision béatifique et par l'amour qui en résulte ; et sur terre nous nous rapprochons de cette fin en vivant déjà dans une union intime avec la sainte Trinité vivant en nous et avec Jésus le médiateur nécessaire pour aller au Père. Plus donc nous sommes unis à Dieu, notre fin dernière et la source de notre vie, et plus nous sommes parfaits.
316. Or quelle est, parmi les vertus chrétiennes, la plus unifiante, celle qui unit notre âme tout entière à Dieu, si ce n'est la divine charité ? Les autres vertus nous préparent bien à cette union, ou même nous y initient, mais ne peuvent l'achever. Les vertus morales, prudence, force, tempérance, justice, etc., ne nous unissent pas directement à Dieu, mais se bornent à supprimer ou diminuer les obstacles qui nous en éloignent, et à nous rapprocher de Dieu par la conformité à l'ordre ; ainsi la tempérance, en combattant l'usage immodéré du plaisir, atténue l'un des plus violents obstacles à l'amour de Dieu ; l'humilité, en écartant l'orgueil et l'amour-propre, nous prédispose à la pratique de la divine charité. En outre ces vertus, en nous faisant pratiquer l'ordre ou la juste mesure, soumettent notre volonté à celle de Dieu et nous rapprochent de lui. Quant aux vertus théologales, distinctes de la charité, elles nous unissent sans doute à Dieu, mais d'une façon incomplète. La foi nous unit à Dieu, vérité infaillible, et nous fait voir les choses à la lumière divine ; mais elle est compatible avec le péché mortel, qui nous sépare de Dieu. L'espérance nous élève jusqu'à Dieu, en tant qu'il est bon pour nous, et nous fait désirer les biens du ciel, mais peut subsister avec des fautes graves, qui nous détournent de notre fin.
317. Seule la charité nous unit complètement à Dieu. Elle suppose la foi et l'espérance, mais les dépassé : elle prend notre âme tout entière, intelligence, cur, volonté, activité, et la donne à Dieu sans réserve. Elle exclut le péché mortel, l'ennemi de Dieu, et nous fait jouir de l'amitié divine : « Si quis diligit me, et Pater meus diliget eum » (Joan., XIV, 23). Or l'amitié, c'est l'union, la fusion de deux âmes en une seule : cor unum et anima una... unum velle, unum nolle ; union complète de toutes nos facultés : union de l'esprit qui fait que notre pensée se modèle sur celle de Dieu ; union de la volonté qui nous fait embrasser la volonté divine comme la nôtre, union du cur qui nous presse de nous donner à Dieu comme il se donne à nous, ditectus meus mihi et ego illi ; union des forces actives, en vertu de laquelle Dieu met au service de notre faiblesse sa divine puissance, pour nous permettre d'exécuter nos bons desseins. La charité nous unit donc à Dieu, notre fin, à Dieu, infiniment parfait, et constitue ainsi lélément essentiel de notre perfection.
318. B) Si nous étudions la nature de la charité, nous arrivons à la même conclusion ; comme le montre en effet Saint François de Sales, la charité comprend toutes les vertus et leur donne même une perfection spéciale (Traité de lAm. de Dieu, I. XI, ch. 8).
a) Elle comprend toutes les vertus. La perfection consiste évidemment dans l'acquisition des vertus : si on les possède toutes, à un degré non seulement initial, mais élevé, on est évidemment parfait. Or qui possède la charité, possède toutes les vertus et cela dans leur perfection : la foi, sans laquelle on ne peut connaître et aimer les infinies amabilités de Dieu, et l'espérance, qui, en inspirant la confiance, nous conduit à l'amour : et toutes les vertus morales, par exemple, la prudence, sans laquelle la charité ne pourrait ni se conserver ni grandir ; la force, qui nous fait triompher des obstacles qui se dressent contre la pratique de la charité ; la tempérance, qui mate la sensualité, ennemie implacable de l'amour divin.
Bien plus, ajoute S. François de Sales, « le grand Apôtre (I Cor., XIII, 4) ne dit pas- seulement que la charité nous donne la patience, bénignité, constance, simplicité ; mais il dit qu'elle-même elle est patiente, bénigne, constante », parce qu'elle contient la perfection de toutes les vertus.
319. b) Elle leur donne même une perfection et une valeur spéciale, elle est, selon la formule de Saint Thomas, la forme de toutes les vertus. « Toutes les vertus séparées de la charité sont fort imparfaites, puisquelles ne peuvent sans icelle parvenir à leur fin, qui est de rendre l'homme heureux
Je ne nie pas que sans la charité elles ne puissent naître, voire même faire progrès ; mais qu'elles ayent leur perfection pour porter le titre de vertus faites, formées et accomplies, cela dépend de la charité, qui leur donne la force de voler en Dieu, et recueillir de la miséricorde d'iceluy le miel du vray mérite et de la sanctification des curs esquelz elles se treuvent. La charité est entre les vertus comme le soleil entre les estoiles ; elle leur distribue à toutes leur clarté et beauté.. La foy, l'espérance, la crainte et pénitence viennent ordinairement devant elle en l'âme pour luy préparer le logis ; et comme elle est arrivée, elles luy obéissent et la servent comme tout le reste des vertus, et elle les anime, les orne et vivifie toutes par sa présence » (S. Fr. de Sales, 1.c, c.9). En d'autres termes, la charité orientant directement notre âme vers Dieu, suprême perfection et fin dernière, donne aussi à toutes les autres vertus, qui viennent se ranger sous son empire, la même orientation et par suite la même valeur. Ainsi un acte d'obéissance et d'humilité, outre sa valeur propre, reçoit de la charité une valeur beaucoup plus grande, lorsqu'il est fait pour plaire à Dieu, parce qu'alors il devient un acte d'amour, c'est-à-dire un acte de la plus parfaite des vertus. Ajoutons que cet acte devient plus facile et plus attrayant : obéir et s'humilier coûtent beaucoup à notre orgueilleuse nature, mais avoir conscience qu'en pratiquant ces actes on aime Dieu et procure sa gloire, les facilite singulièrement.
Ainsi donc la charité est non seulement la synthèse, mais lâme de toutes les vertus, et elle nous unit à Dieu d'une façon plus parfaite et plus directe qu'aucune d'elles : c'est donc elle qui constitue lessence même de la perfection.
Conclusion
320. Puisque l'essence de la perfection consiste dans l'amour de Dieu, il en résulte que le chemin de raccourci pour y arriver, c'est de beaucoup aimer, d'aimer avec générosité et intensité, et surtout d'un amour pur et désintéressé. Or ce n'est pas seulement quand nous récitons un acte de charité que nous aimons Dieu, mais encore chaque fois que nous faisons sa volonté ou que nous accomplissons un devoir, même le plus minime, en vue de lui plaire. C'est donc chacune de nos actions, si vulgaire soit-elle en elle-même, qui peut être transformée en un acte d'amour et nous faire avancer vers la perfection. Le progrès sera d'autant plus réel et plus rapide que cet amour sera plus intense et plus généreux, et par conséquent que notre effort sera plus énergique et plus constant ; car ce qui compte aux yeux de Dieu, c'est la volonté, c'est l'effort, indépendamment de toute émotion sensible.
Et, parce que l'amour surnaturel du prochain est aussi un acte d'amour de Dieu, tous les services que nous rendons à nos frères, en voyant en eux un reflet des perfections divines, ou, ce qui revient au même, en voyant Jésus-Christ en eux, deviennent des actes d'amour qui nous font avancer vers la sainteté. Ainsi donc aimer Dieu et le prochain pour Dieu, voilà le secret de la perfection, pourvu que sur terre on y joigne le sacrifice.
§ II. La charité sur terre suppose le sacrifice
321. Au ciel nous aimerons sans avoir besoin de nous immoler. Mais sur terre il en va tout autrement. Dans l'état actuel de nature déchue, il nous est impossible d'aimer Dieu d'un amour vrai et effectif, sans nous sacrifier pour Lui.
C'est ce qui résulte de ce que nous avons dit plus haut, n° 74-75, sur les tendances de la nature corrompue qui demeurent dans l'homme régénéré. Nous ne pouvons aimer Dieu sans combattre et mater ces tendances ; et c'est là un combat qui commence avec l'éveil de la raison et ne s'achève quavec notre dernier soupir. Sans doute il y a moments de répit, où la lutte est moins vive ; mais même alors on ne peut mettre bas les armes qu'en s'exposant à un retour offensif de l'ennemi. C'est ce que prouve le témoignage de la Sainte Ecriture.
1° La Sainte Ecriture nous marque clairement la nécessité absolue du sacrifice ou de l'abnégation, pour aimer Dieu et le prochain.
322. A) C'est à tous ses disciples que Notre Seigneur adresse cette invitation : « Si quelqu'un veut me suivre, qu'il se renonce lui-même, porte sa croix et me suive : Si quis vult post me venire, abneget semetipsum, tollat crucem suam et sequatur me » (Matth., XVI, 24). Pour suivre Jésus et l'aimer, la condition essentielle, c'est de renoncer à soi-même, cest-à-dire aux tendances mauvaises de la nature, à l'égoïsme, à l'orgueil, à l'ambition, à la sensualité, à la luxure, à l'amour désordonné du bien-être et des richesses ; c'est de porter sa croix, d'accepter les souffrances, les privations, les humiliations, les revers de fortune, les fatigues, les maladies, en un mot toutes ces croix providentielles que Dieu nous envoie pour nous éprouver, affermir notre vertu et nous faciliter l'expiation de nos fautes. Alors, mais alors seulement, on peut être son disciple et marcher dans les voies de l'amour et de la perfection.
Cette leçon, il la confirme par son exemple. Lui, qui était venu du ciel tout exprès pour nous montrer le chemin de la perfection, n'a pas suivi d'autre voie que celle de la croix : Tota vita Christi crux fuit et martyrium. De la crèche au Calvaire, c'est une longue série de privations, d'humiliations, de fatigues, de labeurs apostoliques, que viennent couronner les angoisses et les tortures de sa douloureuse passion. C'est le commentaire éloquent du « Si quis vult venire post me » ; s'il y avait une autre voie plus sûre, il nous l'eût montrée ; mais il savait qu'il n'en est pas d'autre, et il l'a suivie pour nous entraîner à sa suite : « Et moi, quand j'aurai été élevé de la terre, jattirerai tous les hommes à moi : Et ego, si exaltatus fuero a terra, omnia traham ad me ipsum » (Joan., XII, 32). Ainsi l'ont compris les Apôtres qui nous répètent, avec S. Pierre, que si le Christ a souffert pour nous, c'est pour nous entraîner à sa suite : « Christus passus est pro nobis, vobis relinquens exemplum ut sequamini vestigia ejus » (I Petr., II, 21).
323. B) C'est aussi l'enseignement de S. Paul : pour lui, la perfection chrétienne consiste à se dépouiller du vieil homme pour revêtir le nouveau, « expoliantes vos veterem hominem cum actibus suis et induentes novum » (Col., III, 9). Or le vieil homme, c'est l'ensemble des tendances mauvaises que nous avons héritées d'Adam, c'est la triple concupiscence qu'il faut combattre et museler par la pratique de la mortification. Aussi dit-il nettement que ceux qui veulent être les disciples du Christ doivent crucifier leurs vices et leurs mauvais désirs : « Qui sunt Christi, carnem suam crucifixerunt cum vitiis et concupiscentiis » (Galat., V, 24). C'est la condition essentielle, si bien que lui-même se sent obligé de châtier son corps et de réprimer la concupiscence pour ne pas s'exposer à la réprobation : « Castigo corpus meum et in servitutem redigo, ne forte cum aliis prædicaverim, ipse reprobus efficiar » (I Cor., IX, 27).
324. C) S. Jean, l'apôtre de la charité, n'est pas moins affirmatif : il enseigne que, pour aimer Dieu, il faut observer les commandements et combattre la triple concupiscence qui règne en maîtresse dans le monde ; et il ajoute que si on aime le monde et ce qui est dans le monde, c'est-à-dire la triple concupiscence, on ne peut posséder l'amour de Dieu : « Si quis diligit mundum, non est caritas Patris in eo » (I Joan., II, 15). Or pour haïr le monde et ses séductions, il faut évidemment pratiquer l'esprit de sacrifice, en se privant des plaisirs mauvais et dangereux.
325. 2° Cest du reste de qui résulte de l'état de nature déchue, tel que nous l'avons décrit, n° 74, et de la triple concupiscence que nous avons à combattre, n° 193 ss. Il est impossible en effet d'aimer Dieu et le Prochain sans sacrifier généreusement ce qui s'oppose à cet amour. Or la triple concupiscence s'oppose à l'amour de Dieu et du prochain, ainsi que nous l'avons montré. Il faut donc la combattre sans trêve ni merci, si nous voulons progresser dans la charité.
326. Donnons quelques exemples. Nos sens extérieurs se portent avec avidité vers ce qui les flatte, et mettent en péril notre fragile vertu. Que faire pour y résister ? Notre Seigneur nous le dit en son énergique langage : « Si ton il droit est pour toi une occasion de chute, arrache-le et jette-le loin de toi ; car il vaut mieux pour toi qu'un seul de tes membres périsse, et que ton corps tout entier ne soit pas jeté dans la géhenne » (Matth., V, 29). Ce qui veut dire qu'il faut savoir, par la mortification, détacher ses yeux, ses oreilles, tous ses sens de ce qui est une occasion de péché ; sans cela, ni salut, ni perfection.
Il en est de même de nos sens intérieurs, en particulier de l'imagination et de la mémoire ; qui ne sait à quels dangers nous nous exposons, à moins que dès le début nous ne réprimions leurs écarts ?
Nos facultés supérieures elles-mêmes, l'intelligence et la volonté, sont sujettes à bien des déviations, à la curiosité, à l'indépendance, à l'orgueil ; pour les captiver sous le joug de la foi, de l'humble soumission à la volonté de Dieu et de ses représentants, que d'efforts sont nécessaires, que de luttes sans cesse renaissantes !
Il faut donc l'avouer, si nous voulons aimer Dieu et le prochain pour Dieu, il faut savoir mortifier l'égoïsme, la sensualité, l'orgueil, l'amour désordonné des richesses, et ainsi le sacrifice s'impose comme la condition essentielle de l'amour de Dieu sur terre.
Nest-ce pas au fond la pensée de Saint Augustin, quand il nous dit : « Deux amours ont fait deux cités : l'amour de soi poussé jusqu'au mépris de Dieu à fait la cité terrestre ; l'amour de Dieu poussé jusqu'au mépris de soi a fait la cité du ciel » (De Civitate Dei, XIV, 28). On ne peut, en d'autres termes, aimer vraiment Dieu qu'en se méprisant soi-même, c'est-à-dire en méprisant, en combattant les tendances mauvaises. Quant à ce qu'il y a de bon en nous, il faut en faire hommage à son premier auteur, et le cultiver par des efforts incessants.
327. La conclusion qui s'impose, cest que sil faut, pour être parfait, multiplier les actes d'amour, il n'est pas moins nécessaire de multiplier les actes de sacrifice puisque sur terre on ne peut aimer qu'en s'immolant. Du reste on peut dire que toutes nos uvres bonnes sont à la fois des actes d'amour et des actes de sacrifice : en tant qu'elles nous détachent des créatures et de nous-mêmes, ce sont des sacrifices ; en tant qu'elles nous unissent à Dieu, ce sont des actes d'amour. Reste donc à voir comment on peut combiner ces deux éléments.
§ III. Part respective de lamour et du sacrifice dans la vie chrétienne
328. Puisque lamour et le sacrifice doivent avoir leur part dans la vie chrétienne, quel sera le rôle de chacun de ces deux éléments ? Sur ce sujet, il y a des points sur lesquels tous sentendent, et dautres où quelques divergences se manifestent, bien quen pratique les sages des diverses écoles aboutissent à des conclusions qui sont sensiblement les mêmes.
329. 1° Tout le monde admet qu'en soi, dans lordre ontologique, ou de dignité, l'amour tient le premier rang : c'est le but et l'élément essentiel de la perfection, ainsi que nous l'avons prouvé dans notre première thèse, n° 312, C'est donc lui qu'il faut avoir en vue tout d'abord, lui qu'il faut poursuivre sans relâche, lui qui doit donner au sacrifice sa raison d'être et sa valeur principale : « in omnibus respice finem ». Il faut donc en parler dès le début de la vie spirituelle et faire remarquer que l'amour de Dieu facilite singulièrement le sacrifice, mais ne peut jamais en dispenser.
330. 2° En ce qui concerne l'ordre chronologique, tous admettent encore que ces deux éléments sont inséparables et doivent par conséquent se cultiver en même temps et même se compénétrer, puisqu'il n'y a pas, sur terre, d'amour vrai sans sacrifice, et que le sacrifice fait pour Dieu est une des meilleures marques d'amour.
Toute la question se réduit donc au fond à celle-ci : dans l'ordre chronologique, sur quel élément faut-il insister, sur l'amour ou sur le sacrifice ? Ici nous nous trouvons en face de deux tendances et de deux écoles.
331. A) Saint François de Sales, s'appuyant sur beaucoup de représentants de l'école bénédictine et dominicaine, et confiant dans les ressources que nous offre la nature humaine régénérée, met en avant l'amour de Dieu pour mieux faire accepter et pratiquer le sacrifice ; mais loin d'exclure ce dernier, il demande à sa Philothée beaucoup de renoncement et de sacrifice ; s'il le fait avec beaucoup de ménagements et de douceur dans la forme, c'est pour mieux arriver à son but. C'est ce qui parait dès le premier chapitre de l'Introduction à la vie dévote : « La vraye et vivante dévotion présuppose l'amour de Dieu, ains elle n'est autre chose qu'un vray amour de Dieu
Et d'autant que la dévotion gist en certain degré d'excellente charité, non seulement elle nous rend prompts, actifs, diligents à l'observation de tous les commandements de Dieu ; mais outre cela, elle nous provoque à faire promptement et affectionnément le plus de bonnes uvres que nous pouvons, encore qu'elles ne soient aucunement commandées, ainsi seulement conseillées ou inspirées ». Or observer les commandements, suivre les conseils et inspirations de la grâce, c'est assurément pratiquer un haut degré de mortification. Du reste, le Saint demande à Philothée de commencer par se purifier non seulement de ses fautes mortelles, mais de ses péchés véniels, de l'affection aux choses inutiles et dangereuses et des mauvaises inclinations. Et, quand il traite des vertus, il n'en oublie pas le côté mortifiant ; il veut seulement que tout soit assaisonné de l'amour de Dieu et du prochain.
332. B) D'un autre côté, l'école ignatienne et l'école française du XVIIe siècle, sans oublier que l'amour de Dieu est le but à atteindre et doit vivifier toutes nos actions, mettent au premier plan, surtout pour les débutants, le renoncement, l'amour de la croix ou le crucifiement du vieil homme comme le plus sûr moyen d'arriver à l'amour vrai et effectif. Elles semblent craindre que si on ny insiste pas au début, beaucoup d'âmes ne tombent dans l'illusion, s'imaginant être déjà fort avancées dans l'amour de Dieu, alors que leur piété est plus sensible et apparente que réelle ; de là ces chutes déplorables quand se présentent les tentations graves et que l'on tombe dans la sécheresse. Par ailleurs le sacrifice, vaillamment accepté par amour pour Dieu, conduit à une charité plus généreuse et plus constante, et la pratique habituelle de l'amour de Dieu vient couronner lédifice spirituel.
333. Conclusion pratique. Sans vouloir dirimer cette controverse, nous allons proposer quelques conclusions admises par les sages de toutes les écoles.
A) Il y a deux excès à éviter : a) celui de vouloir lancer trop tôt les âmes dans ce qu'on appelle la voie d'amour, sans les exercer en même temps aux pratiques austères du renoncement quotidien. C'est alors qu'on favorise les illusions et parfois de chutes déplorables : que d'âmes, éprouvant ces consolations sensibles que Dieu ménage aux débutants, et se croyant affermies dans la vertu, s'exposent aux occasions de péché, commettent des imprudences et tombent en des fautes graves ? Un peu plus de mortification, d'humilité vraie, de défiance d'elles-mêmes, une lutte plus courageuse contre leurs passions les eût préservées de ces défaillances.
b) Un autre excès c'est de ne parler que de renoncement et de mortification sans montrer que ce ne sont que des moyens pour arriver à l'amour de Dieu ou des manifestations de cet amour. Par là quelques âmes de bonne volonté mais encore peu courageuses, se sentent rebutées et même découragées. Elles auraient plus d'élan et d'énergie si on leur montrait que ces sacrifices deviennent beaucoup plus faciles, si on les fait par amour pour Dieu : « Ubi amatur, non laboratur ».
334. B) Après avoir évité ces excès, le directeur saura choisir pour son pénitent la voie qui convient le mieux à son caractère comme aux attraits de la grâce.
a) Il est des âmes sensibles et affectueuses, qui ne prennent goût à la mortification que lorsqu'elles ont déjà pratiqué pendant quelque temps l'amour de Dieu. Il est bien vrai que cet amour est souvent imparfait, plus ardent et sensible que, généreux et durable. Mais, si on a soin de profiter de ces premiers élans pour montrer que lamour véritable ne peut persévérer sans sacrifice, si on réussit à faire pratiquer, par amour pour Dieu, quelques actes de pénitence, de réparation, de mortification, ceux-là même qui sont plus nécessaires pour éviter le péché, peu à peu leur vertu s'affermit, leur volonté se fortifie, et le moment vient où elles comprennent que le sacrifice doit marcher de pair avec l'amour de Dieu.
b) Si au contraire il s'agit de caractères énergiques, accoutumés à agir par devoir, on peut, tout en mettant devant leurs yeux l'union à Dieu comme but, insister au début sur le renoncement comme pierre de touche de la charité, et faire pratiquer la pénitence, l'humilité et la mortification, tout en assaisonnant ces vertus austères par un motif d'amour de Dieu ou de zèle pour les âmes.
Ainsi on ne séparera jamais l'amour du sacrifice, et on montrera que ces deux éléments se combinent et se perfectionnent mutuellement.
§ IV. La perfection consiste-t-elle dans les préceptes ou les conseils ?
335. 1° Etat de la question. Nous avons vu que la perfection consiste essentiellement dans l'amour de Dieu et du prochain poussé jusqu'au sacrifice. Or sur l'amour de Dieu et le sacrifice, il y a à la fois des préceptes et des conseils : des préceptes, qui nous commandent, sous peine de péché, de faire telle ou telle chose ou de nous en abstenir; des conseils qui nous invitent à faire pour Dieu plus que ce qui est commandé, sous peine d'imperfection volontaire et de résistance à la grâce. Notre Seigneur y fait allusion, quand il déclare au jeune homme riche : « Si tu veux entrer dans la vie, garde les commandements... Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu as, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel » (Matth., XIX, 17-21). Ainsi donc observer les lois de la justice et de la charité en matière de propriété, cela suffit pour entrer au ciel ; mais, si lon veut être parfait, il faut vendre ses biens, en donner le prix aux pauvres et pratiquer ainsi la pauvreté volontaire. S. Paul nous fait aussi remarquer que la virginité est un conseil et non un précepte, que se marier est bon, mais que demeurer vierge est encore meilleur (I Cor., VII, 25-40).
336. 2° La solution. Quelques auteurs en ont conclu que la vie chrétienne consiste dans l'observation des préceptes, et la perfection dans les conseils. C'est une vue un peu simpliste, et qui, mal comprise, aboutirait à des conséquences funestes. En réalité, la perfection exige tout d'abord l'accomplissement des préceptes, et secondairement l'observation d'un certain nombre de conseils.
Cest bien là l'enseignement de Saint Thomas (Sum. theol. IIa IIæ, q. 184, a. 3), Après avoir prouvé que la perfection n'est autre chose que l'amour de Dieu et du prochain, il conclut qu'en pratique elle consiste essentiellement dans les préceptes, dont le principal est celui de la charité, et secondairement dans les conseils, qui eux aussi se rapportent tous à la charité, puisqu'ils écartent les obstacles qui s'opposent à son exercice. Expliquons cette doctrine.
337. A) La perfection exige tout d'abord et impérieusement l'accomplissement des préceptes ; et il importe d'inculquer fortement cette notion à certaines personnes qui, par exemple, sous prétexte de dévotion, oublient leurs devoirs d'état, ou, pour pratiquer l'aumône avec plus d'éclat, retardent indéfiniment le paiement de leurs dettes, en un mot, à toutes celles qui négligent tel ou tel précepte du Décalogue en visant à une plus haute perfection. Or il est évident que la violation d'un précepte grave, comme celui de payer ses dettes, détruit en nous la charité, et que le prétexte de faire l'aumône ne peut justifier cette infraction à la loi naturelle. De même la violation volontaire d'un précepte en matière légère est un péché véniel, qui, sans détruire la charité, en gêne plus ou moins l'exercice, et surtout offense Dieu et diminue notre intimité avec lui ; c'est vrai surtout du péché véniel délibéré et fréquent qui crée en nous des attaches et nous empêche de prendre notre essor vers la perfection. Il faut donc, avant tout, pour être parfait, observer les préceptes.
338. B) Mais il faut y joindre l'observation des conseils, de quelques-uns du moins, de ceux en particulier que nous impose l'accomplissement de nos devoirs d'état.
a) Ainsi les Religieux, s'étant engagés par vu à pratiquer les trois grands conseils évangéliques de pauvreté, de chasteté et d'obéissance, ne peuvent pas évidemment se sanctifier sans être fidèles à leurs vux. Du reste cette pratique facilite singulièrement l'amour de Dieu en détachant l'âme des principaux obstacles qui s'opposent à la divine charité : la pauvreté, en les arrachant à l'amour désordonné des richesses, favorise l'élan du cur vers Dieu et les biens du ciel ; la chasteté, en les soustrayant aux plaisirs de la chair, même à ceux qu'autorise le saint état du mariage, leur permet d'aimer Dieu sans partage ; l'obéissance, en combattant l'orgueil et l'esprit d'indépendance, soumet leur volonté à celle de Dieu, et cette obéissance n'est au fond qu'un acte d'amour.
339. b) Quant à ceux qui n'ont pas fait de vux, ils doivent, pour être parfaits, en pratiquer l'esprit, chacun selon sa condition, les inspirations de la grâce et les conseils d'un sage directeur. Ainsi ils pratiqueront l'esprit de pauvreté, en se privant de beaucoup de choses inutiles, en vue d'économiser quelques ressources pour l'aumône et pour les uvres ; l'esprit de chasteté, même s'ils sont mariés, en usant avec modération et quelques restrictions des plaisirs légitimes du mariage, et surtout en évitant avec soin tout ce qui est défendu ou dangereux ; l'esprit d'obéissance, en se soumettant avec docilité à leurs supérieurs, en qui ils verront l'image de Dieu, et aux inspirations de la grâce contrôlées par un sage directeur.
Ainsi donc, aimer Dieu et le prochain pour Dieu, et savoir se sacrifier pour mieux accomplir ce double précepte et les conseils qui s'y rapportent, chacun selon son état, voilà la vraie perfection.
§ V. Des divers degrés de perfection
La perfection a ses degrés et ses limites sur terre. D'où deux questions : 1° quels sont les principaux degrés de perfection ; 2° quelles sont ses limites sur terre ?
I. Des divers degrés de perfection
340. Les degrés par lesquels on s'élève à la perfection sont nombreux; il ne s'agit pas ici de les énumérer tous, mais de marquer les principales étapes. Or, selon la doctrine commune, exposée par saint Thomas, on distingue trois étapes principales, ou, comme on le dit généralement, trois voies, celle des débutants, des âmes en progrès, des parfaits, selon le but principal qu'on poursuit.
341. a) Au premier stade, le principal souci des débutants est de ne pas perdre la charité qu'ils possèdent : ils font donc effort pour éviter le péché, surtout le péché mortel, et pour triompher des convoitises mauvaises, des passions et de tout ce qui pourrait leur faire perdre l'amour de Dieu. C'est la voie purgative, dont le but est de purifier l'âme de ses fautes.
342. b) Au second stade, on veut progresser dans la pratique positive des vertus, et fortifier la charité. Le cur étant déjà purifié, est par là même plus ouvert à la lumière divine et à l'amour de Dieu : on aime à suivre Jésus et à imiter ses vertus, et parce que, en le suivant, on marche à la lumière, cette voie sappelle illuminative. On s'applique à éviter non seulement le péché mortel, mais encore le péché véniel.
343. c) Au troisième stade, les parfaits n'ont plus qu'un souci, adhérer à Dieu et prendre en lui leurs délices. Cherchant constamment à s'unir à Dieu, ils sont dans la voie unitive. Le péché leur fait horreur, parce qu'ils craignent de déplaire à Dieu et de l'offenser ; les vertus les attirent, surtout les vertus théologales, parce que ce sont des moyens de s'unir à Dieu. Aussi la terre leur paraît un exil, et, comme saint Paul, ils désirent mourir pour rejoindre le Christ.
Ce ne sont là que de brèves indications, que nous reprendrons et développerons plus tard, dans la seconde partie de ce Précis, où nous suivrons une âme depuis la première étape, la purification de l'âme, jusqu'à l'union transformante qui la prépare à la vision béatifique.
II. Des limites de la perfection sur terre
344. Quand on lit la vie des Saints, et surtout des grands contemplatifs, on est surpris de voir à quelles hauteurs sublimes peut s'élever une âme généreuse qui ne refuse rien à Dieu. Cependant il y a des limites à notre perfection sur terre qu'il ne faut pas vouloir dépasser, sous peine de retomber dans un degré inférieur, ou même dans le péché.
345. 1° Il est certain qu'on ne peut aimer Dieu autant qu'il est aimable : il est en effet infiniment aimable, et, notre cur étant fini, ne peut jamais l'aimer, même au ciel, que d'un amour borné. On peut donc toujours s'efforcer de l'aimer davantage, et, selon saint Bernard, la mesure d'aimer Dieu est de l'aimer sans mesure. Mais n'oublions pas que l'amour véritable consiste moins en pieux sentiments qu'en actes de la volonté, et que le meilleur moyen d'aimer Dieu, c'est de conformer notre volonté à la sienne, comme nous l'expliquerons plus loin, en traitant de la conformité à la volonté divine.
346. 2° Sur terre on ne peut aimer Dieu sans interruption ni défaillance. On peut sans doute, avec des grâces de choix, qui ne sont pas refusées aux âmes de bonne volonté, éviter tout péché véniel de propos délibéré, mais non toute faute de fragilité ; on n'est jamais impeccable, ainsi que l'Eglise l'a proclamé en plusieurs circonstances.
A) Au Moyen-Age, les Beghards avaient prétendu que « l'homme, en la vie présente, est capable dacquérir un tel degré de perfection qu'il devienne tout à fait impeccable et ne puisse plus croître en grâce » (Denz-Bann, n° 471). Ils en concluaient que celui qui a atteint ce degré de perfection ne doit ni jeûner ni prier, parce que dans cet état la sensualité est tellement assujettie à l'esprit et à la raison qu'il peut accorder à son corps tout ce qu'il lui plait ; il n'est plus obligé d'observer les préceptes de l'Eglise ni d'obéir aux hommes, ni même d'exercer les actes des vertus, ce qui est le propre de l'homme imparfait. Ce sont là des doctrines dangereuses qui en fait aboutissent à l'immoralité ; quand on se croit impeccable et qu'on ne s'exerce plus aux vertus on est bientôt la proie des plus viles passions. Cest ce qui arriva aux Béghards ; aussi le Concile cuménique de Vienne les condamna avec raison en 1311.
347. B) Au XVIIe siècle, Molinos renouvelle cette erreur, enseignant que « par la contemplation acquise on arrive à un tel degré de perfection qu'on ne commet plus de péchés ni mortels ni véniels ». Mais il montra trop bien, par son exemple, qu'avec des maximes qui semblent si élevées, on n'est que trop exposé à tomber dans des désordres scandaleux. Il fut justement condamné par Innocent XI le 19 novembre 1687, et quand on lit les propositions qu'il avait osé soutenir, on est effrayé des conséquences effroyables auxquelles conduit cette prétention à l'impeccabilité. Soyons donc plus modestes, et ne songeons qu'à nous corriger des fautes de propos délibéré et à diminuer le nombre des fautes de fragilité.
348. 3° Sur terre, on ne peut aimer Dieu constamment ou même habituellement d'un amour parfaitement pur et désintéressé qui exclue tout acte d'espérance. A quelque degré de perfection qu'on soit arrivé, on est obligé de faire de temps en temps des actes d'espérance ; on ne peut donc d'une façon absolue rester indifférent à son salut. Sans doute il y a eu des Saints, qui, dans les épreuves passives, ont momentanément acquiescé à leur réprobation d'une façon hypothétique, c'est-à-dire, au cas où elle serait voulue par Dieu, tout en protestant que dans ce cas ils ne voulaient cesser d'aimer Dieu ; ce sont là des hypothèses qu'il faut généralement écarter, puisqu'en fait Dieu veut le salut de tous les hommes.
Mais on peut, de temps en temps, faire des actes d'amour pur, sans aucun retour sur soi, par conséquent sans espérer ou désirer actuellement le ciel. Tel est, par exemple, cet acte d'amour de sainte Thérèse : « Si je vous aime, Seigneur, ce n'est point pour le ciel que vous m'avez promis ; si je crains de vous offenser, ce n'est point pour l'enfer dont je serais menacée ; ce qui m'attire vers vous, Seigneur, c'est vous, c'est vous seul, c'est de vous voir cloué sur la croix, le corps meurtri, dans les angoisses de la mort. Et votre amour s'est tellement emparé de mon cur que, lors même qu'il n'y aurait point de ciel, je vous aimerais ; lors même qu'il n'y aurait point d'enfer, je vous craindrais. Vous n'avez rien à me donner pour provoquer mon amour ; car n'espérant pas ce que j'espère, je vous aimerais comme je vous aime » (Histoire de sainte Thérèse daprès les Bollandistes, t. II, ch. 31).
349. Habituellement il y a dans notre amour de Dieu un mélange d'amour pur et d'amour d'espérance, ce qui veut dire que nous aimons Dieu et pour lui-même, parce qu'il est infiniment bon, et aussi parce qu'il est la source de notre bonheur. Ces deux motifs ne s'excluent pas, puisque Dieu a voulu qu'en l'aimant et en le glorifiant nous trouvions notre bonheur.
Ne nous inquiétons donc point de ce mélange, et en pensant au ciel, disons-nous seulement que notre bonheur consistera à posséder Dieu, à le voir, à l'aimer et à le glorifier ; alors le désir et l'espérance du ciel n'empêchent pas que le motif dominant de nos actions soit vraiment l'amour de Dieu.
Conclusion
350. Ainsi donc, amour et sacrifice, voilà toute la perfection chrétienne. Or, avec la grâce de Dieu, qui ne peut réaliser cette double condition ? Est-il donc si difficile d'aimer Celui qui est infiniment aimable et infiniment aimant ? L'amour quon nous demande, ce n'est pas quelque chose d'extraordinaire, c'est l'amour dévouement, c'est le don de soi, c'est en particulier la conformité à la volonté divine. Vouloir aimer, c'est donc aimer ; observer les commandements pour Dieu, c'est aimer ; prier, c'est aimer ; remplir ses devoirs d'état pour plaire à Dieu, c'est encore aimer ; bien plus, se récréer, prendre ses repas dans les mêmes intentions, c'est aimer ; rendre service au prochain pour Dieu, c'est aimer. Il n'est donc rien de plus facile, avec la grâce de Dieu, que de pratiquer constamment la divine charité et par là même d'avancer sans cesse vers la perfection.
351. Sans doute le sacrifice paraît plus pénible ; mais on ne nous demande pas de l'aimer pour lui-même : il suffit de l'aimer pour Dieu, ou, en d'autres termes, de comprendre que sur terre on ne peut aimer Dieu sans renoncer à ce qui est un obstacle à son amour. Alors le sacrifice devient d'abord tolérable, et bientôt aimable. Est-ce qu'une mère qui passe de longues nuits au chevet d'un fils malade, n'accepte pas joyeusement ses fatigues quand elle a l'espoir et surtout la certitude de lui sauver la vie ? Or, nous avons, nous, non seulement l'espoir, mais la certitude de plaire à Dieu, de procurer sa gloire, et, en même temps de sauver notre âme, lorsque, par amour pour Dieu, nous nous imposons les sacrifices qu'il réclame. Et n'avons-nous pas, pour nous soutenir, les exemples et les secours de l'Homme-Dieu ? N'a-t-il pas souffert autant et plus que nous pour glorifier son Père et sauver nos âmes ? Et nous, ses disciples, incorporés à lui par le baptême, nourris de son corps et de son sang, hésiterions-nous à souffrir en union avec lui, par amour pour lui et dans les mêmes intentions que lui ? Et n'est-il pas vrai que la croix a ses avantages, surtout pour les curs aimants : « Dans la croix est le salut, nous dit l'Imitation (II, c. 12, v. 2), dans la croix la vie, dans la croix la protection contre nos ennemis, et dans la croix une suavité toute céleste ». Concluons donc avec saint Augustin : « Pour les curs aimants il n'est point de travaux trop pénibles ; on y trouve même du plaisir, comme on le voit chez ceux qui aiment la chasse, la pêche, les vendanges, le négoce ... Car quand on aime quelque chose, ou l'on ne souffre pas, ou l'on aime la souffrance. » (De bono viduitatis, c. 21, P.L.XL, 448).
Et hâtons-nous d'avancer, par la voie du sacrifice et de l'amour, vers la perfection, puisque c'est pour nous une obligation.
CHAPITRE IV. De l'obligation de tendre à la perfection
352. Ayant exposé la nature de la vie chrétienne et sa perfection, il nous reste à examiner s'il y a pour nous une véritable obligation de progresser en cette vie ou s'il ne suffit pas de la garder précieusement comme on garde un trésor. Pour répondre avec plus de précision, nous examinerons cette question par rapport à trois catégories de personnes : 1° les simples fidèles ou chrétiens ; 2° les religieux ; 3° les prêtres, insistant sur ce dernier point, à cause du but spécial que nous nous proposons.
ART. I. DE LOBLIGATION POUR LES CHRETIENS DE TENDRE A LA PERFECTION
Nous exposerons : 1° l'obligation elle-même ; 2° les motifs qui rendent ce devoir plus facile.
§1. De l'obligation proprement dite
353. En une matière aussi délicate il importe de mettre autant de précision que possible. Il est certain qu'il faut et qu'il suffit de mourir en état de grâce pour être sauvé ; il semble donc qu'il n'y ait pour les fidèles d'autre obligation stricte que celle de conserver l'état de grâce. Mais précisément la question est de savoir si on peut conserver pendant un temps notable létat de grâce sans s'efforcer de faire des progrès. Or l'autorité et la raison éclairée par la foi nous montrent que, dans l'état de nature déchue, on ne peut demeurer longtemps dans l'état de grâce sans s'efforcer de progresser dans la vie spirituelle, et de pratiquer de temps, en temps quelques-uns des conseils évangéliques.
I. L'argument d'autorité
354. 1° La Sainte Ecriture ne traite pas directement cette question : après avoir posé le principe général de la distinction entre les préceptes et les conseils, elle ne nous dit pas généralement ce qui, dans les exhortations de Notre Seigneur, est obligatoire ou non. Mais elle insiste tant sur la sainteté qui convient aux chrétiens, elle met devant nos yeux un tel idéal de perfection, elle prêche si ouvertement à tous la nécessité du renoncement et de la charité, éléments essentiels de la perfection, que, pour tout esprit impartial, se dégage la conviction que, pour sauver son âme, il faut, à certains moments, faire plus que ce qui est strictement commandé et par conséquent s'efforcer de progresser.
355. A) Ainsi Notre Seigneur nous présente comme idéal de sainteté la perfection même de notre Père céleste : « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait, Estote ergo vos perfecti, sicut et Pater vester cælestis perfectus est » (Matth., V, 48) ; ainsi donc tous ceux qui ont Dieu pour père, doivent se rapprocher de cette perfection divine ; ce qui ne peut se faire évidemment sans quelque progrès. Et, au fond, tout le sermon sur la montagne n'est que le commentaire, le développement de cet idéal. La voie à suivre pour cela, c'est la voie du renoncement, de l'imitation de Notre Seigneur et de l'amour de Dieu : « Si quelqu'un vient à moi et ne hait pas (c. à d. ne sacrifie pas) son père, sa mère, sa femme, ses fils, ses frères et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple : Si quis venit ad me, et non odit patrem suum, et matrem et uxorem et filios et fratres, adhuc autem et animam suam non potest meus esse discipulus » (Luc, XIV, 26-27). Il faut donc, en certains cas, préférer Dieu et sa volonté à l'amour de ses parents, de sa femme, de ses enfants, de sa propre vie et tout sacrifier pour suivre Jésus ; ce qui suppose un courage héroïque qu'on ne possédera pas au moment voulu si on ne s'y est préparé par des sacrifices de surérogation. Sans doute cette voie est étroite et difficile, et bien peu la suivent ; mais Jésus veut qu'on fasse des efforts sérieux pour y entrer : « Contendite intrare per angustam portam » (Luc, XIII, 24) ; nest-ce pas nous demander de tendre à la perfection ?
356. B) Ses apôtres ne tiennent pas un langage différent ; Saint Paul rappelle souvent aux fidèles qu'ils ont été choisis pour devenir saints : « ut essemus sancti et immaculati in conspectu ejus in caritate » (Ephes., I, 4) ; ce qu'ils ne peuvent faire sans se dépouiller du vieil homme et se revêtir du nouveau, c'est-à-dire, sans mortifier les tendances de la mauvaise nature et sans s'efforcer de reproduire les vertus de Jésus. Or ils ne peuvent le faire, ajoute Saint Paul, sans s'efforcer de parvenir « à la mesure de la pleine croissance de la plénitude du Christ, donec occurramus omnes... in virum perfectum, in mensuram ætatis plenitudinis Christi » (Ephes., IV, 10-16) ; ce qui veut dire qu'étant incorporés au Christ, nous sommes son complément, et c'est à nous, en progressant dans l'imitation de ses vertus, à le faire grandir, à le compléter. Saint Pierre veut aussi que tous ses disciples soient saints comme celui qui les a appelés au salut : « secundum eum qui vocavit vos Sanctum, et ipsi in omni conversatione sancti sitis » (I Petr., I, 15). Peuvent-ils l'être, s'ils ne progressent dans la pratique des vertus chrétiennes ? Saint Jean dans le dernier chapitre de l'Apocalypse invite les justes à ne cesser de pratiquer la justice et les saints à se sanctifier encore davantage : « Qui justus est, justificetur adhuc, et sanctus, sanctificetur adhuc » (Apoc., XXII, 11)
357. C) C'est ce qui découle encore de la nature de la vie chrétienne, qui, au langage de Notre Seigneur et de ses disciples, est un combat, où la vigilance et la prière, la mortification et la pratique positive des vertus sont nécessaires pour remporter la victoire : « Veillez et priez pour ne pas entrer en tentation, vigilate et orate ut non intretis in tentationem » (Matth., XXVI, 41). Ayant à lutter non seulement contre la chair et le sang, c'est-à-dire, la triple concupiscence, mais encore contre les démons qui l'attisent en nous, nous avons besoin de nous armer spirituellement et de combattre vaillamment. Or, dans une, lutte prolongée, on est presque fatalement vaincu si on se tient uniquement sur la défensive ; il faut donc recourir aux contre-attaques, c'est-à-dire, à la pratique positive des vertus, à la vigilance, à la mortification, à l'esprit de foi et de confiance. C'est bien la conclusion que tire Saint-Paul, quand, après avoir décrit la lutte que nous avons à soutenir, il déclare que nous devons être armés de pied en cap, comme le soldat romain, « les reins ceints de la vérité, revêtus de la cuirasse de justice, et les sandales aux pieds, prêts à annoncer l'Evangile de paix, avec le bouclier de la foi, le casque du salut et le glaive de l'Esprit : State ergo succinti lumbos vestros in veritate, et induti loricam justitiæ, et calceati pedes in præparatione evangelii pacis ; in omnibus sumentes scutum fidei... et galeam salutis assumite et gladium Spiritus... » (Ephes., VI, 14-17). Et par là, il nous montre que, pour triompher de nos adversaires, il faut faire plus que ce qui est strictement prescrit.
358. 2° La Tradition confirme cet enseignement. Quand les Pères veulent insister sur la nécessité de la perfection pour tous, ils disent que, dans la voie qui conduit à Dieu et au salut, on ne peut demeurer stationnaire : il faut avancer ou reculer. Ainsi Saint Augustin, faisant remarquer que la charité est active, nous avertit qu'il ne faut pas s'arrêter en chemin, précisément parce que s'arrêter c'est reculer ; et son adversaire, Pélage, admettait le même principe, tant il est évident. Aussi le dernier des Pères, Saint Bernard, expose cette doctrine sous une forme saisissante : « Tu ne veux pas progresser ? - Non. - Tu veux donc reculer ? - Pas du tout. - Que veux-tu donc ? - Je veux vivre de telle manière que je demeure au point où je suis parvenu... - Ce que tu veux est impossible, car rien en ce monde ne demeure dans le même état... » (Epist. CCLIV ad abbatem Suarinam, n°4). Et il ajoute ailleurs : « Il faut nécessairement monter ou descendre ; si on essaie de s'arrêter, on tombe infailliblement. » (Epist. XCI ad abbates Suessione congregatos, n°3). Aussi N. S. P. le Pape Pie XI, dans son Encyclique du 26 janvier 1923 sur S. Fr. de Sales, déclare nettement que tous les chrétiens, sans exception, doivent tendre à la sainteté.
II. L'argument de raison
La raison fondamentale pour laquelle il nous faut tendre à la perfection, c'est bien celle qui est donnée par les Pères.
359. 1° Toute vie, étant un mouvement, est essentiellement progressive, en ce sens que, quand elle cesse de croître, elle commence à s'affaiblir. La raison en est qu'il y a, en tout vivant, des forces de désagrégation qui, si elles ne sont pas enrayées, finissent par produire la maladie et la mort. Ainsi en est-il de notre vie spirituelle : à côté des tendances qui nous portent vers le bien, il en est d'autres, très actives, qui nous portent vers le mal ; pour les combattre, le seul moyen efficace, c'est d'augmenter en nous les forces vives, c'est-à-dire, l'amour de Dieu et les vertus chrétiennes ; alors les tendances mauvaises s'affaiblissent. Mais, si nous cessons de faire effort pour avancer, nos vices se réveillent, reprennent des forces, nous attaquent plus vivement et plus fréquemment; et si nous ne nous réveillons pas de notre torpeur, le moment vient où, de capitulations en capitulations, nous tombons dans le péché mortel. C'est hélas ! l'histoire de bien des âmes, comme le savent les directeurs expérimentés.
Une comparaison nous le fera comprendre. Pour faire notre salut, nous avons à remonter un courant plus ou moins violent, celui de nos passions désordonnées qui nous portent vers le mal. Tant que nous faisons effort pour pousser notre barque en avant, nous réussissons à remonter le courant, ou du moins à le contrebalancer ; le jour où nous cessons de ramer, nous sommes emportés par le courant, et reculons vers locéan, où nous attendent les tempêtes, c'est-à-dire les tentations graves et peut-être des chutes lamentables.
360. 2° Il y a des préceptes graves qui ne peuvent être observés à certains moments que par des actes héroïques. Or, en tenant compte des lois psychologiques, on n'est généralement capable de faire des actes héroïques que si on s'y est préparé à l'avance par quelques sacrifices, ou, en d'autres termes par des actes de mortification. Pour rendre cette vérité plus tangible, donnons quelques exemples. Prenons le précepte de la chasteté, et voyons ce qu'il exige d'efforts généreux, parfois, héroïques, pour être gardé toute la vie. Jusqu'au mariage (et beaucoup de jeunes hommes ne se marient guère avant 28 ou 30 ans), c'est la continence absolue qu'il faut pratiquer sous peine de péché mortel. Or les tentations graves commencent pour presque tous à l'âge de la puberté, et parfois auparavant ; pour y résister victorieusement, il faut prier, se sevrer des lectures, des représentations, des relations dangereuses, se reprocher les moindres petites capitulations et profiter de ses défaillances pour se relever aussitôt et généreusement, et cela pendant une longue période de la vie. Est-ce que tout cela ne suppose pas des efforts plus qu'ordinaires, quelques uvres de surérogation ? Le mariage une fois contracté ne met pas à l'abri des tentations graves ; il y a des périodes où il faut pratiquer la continence conjugale ; or, pour le faire, il faut un courage héroïque, qui ne s'acquiert que par une longue accoutumance à la mortification du plaisir sensuel, et par la pratique assidue de la prière.
361. Qu'on prenne maintenant les lois de la justice dans les transactions financières, commerciales et industrielles, et qu'on pense au nombre considérable d'occasions qui se présentent de la violer ; à la difficulté de pratiquer l'honnêteté parfaite dans un milieu où la concurrence et l'âpreté au gain font majorer les prix au-delà des limites permises ; et l'on verra que, pour rester simplement honnête, il faut une somme d'efforts et d'abnégation plus qu'ordinaire. Sera-t-il capable de ces efforts celui qui sest accoutumé à ne respecter que les prescriptions graves, qui s'est permis avec sa conscience des compromissions d'abord légères, puis plus sérieuses et enfin troublantes ? Pour éviter ce danger, ne faut-il pas faire un peu plus que ce qui est strictement commandé, afin que la volonté, fortifiée par ces actes généreux, ait assez de vigueur pour ne pas se laisser entraîner à des actes d'injustice ?
C'est donc de tous côtés que se vérifie cette loi morale que, pour ne pas tomber dans le péché, il faut fuir le danger par des actes généreux qui ne tombent pas directement sous le précepte. En d'autres termes, pour atteindre le but, il faut viser plus haut ; et, pour ne pas perdre la grâce, il faut fortifier sa volonté contre les tentations dangereuses par des uvres de surérogation, en un mot tendre à une certaine perfection.
§ II. Des motifs qui rendent ce devoir plus facile
Les nombreux motifs qui peuvent porter les simples fidèles à tendre vers la perfection, se ramènent à trois principaux : 1° le bien de notre âme ; 2° la gloire de Dieu ; 3° lédification du prochain.
362. 1° Le bien de notre âme, c'est avant tout l'assurance du salut, la multiplication de nos mérites, et enfin les joies de la conscience.
A) La grande uvre que nous avons à accomplir sur terre, l'uvre nécessaire, et, à vrai dire, l'unique nécessaire, c'est le salut de notre âme. Si nous la sauvons, quand bien même nous perdrions tous les biens de la terre, parents, amis, réputation, richesse, tout est sauvé ; nous retrouverons au ciel, au centuple, tout ce que nous avions perdu, et cela pour toute léternité. Or le moyen le plus efficace pour assurer notre salut, c'est de viser à la perfection, chacun selon son état ; plus nous le faisons avec sagesse et constance, plus nous nous éloignons par là même du péché mortel, qui seul peut nous damner : il est évident en effet que, quand on s'efforce sincèrement de devenir plus parfait, on écarte par là même les occasions de péché, on fortifie sa volonté contre les surprises qui nous guettent, et, le moment de la tentation venu, la volonté, déjà aguerrie par l'effort vers la perfection, accoutumée à prier pour s'assurer la grâce de Dieu, repousse avec horreur la pensée du péché grave. Celui qui au contraire se permet tout ce qui n'est pas faute grave, s'expose à y tomber quand se présentera une violente et longue tentation : accoutumé à céder au plaisir en des choses moins graves, il y a lieu de craindre quemporté par la passion, il ne finisse par y succomber, comme celui qui côtoie constamment l'abîme finit par y tomber. Pour être sûr de ne pas offenser Dieu gravement, le meilleur moyen est de s'éloigner des bords du précipice en faisant plus que ce qui est commandé, en s'efforçant d'avancer vers la perfection ; plus on y tend avec prudence et humilité, et plus on assure son salut éternel.
363. B). Par là aussi on augmente chaque jour les degré de grâce habituelle que l'on possède et les degrés de gloire auxquels on a droit. Nous avons vu en effet que tout effort surnaturel fait pour Dieu par une âme en état de grâce, lui vaut un accroissement de mérites. Celui qui ne se soucie pas de la perfection et fait son devoir avec plus ou moins de nonchalance, n'acquiert que peu de mérites, comme nous l'avons dit, n° 243. Mais celui qui tend à la perfection et s'efforce de progresser, en acquiert un grand nombre ; ainsi chaque jour il augmente son capital de grâce et de gloire, ses jours sont pleins de mérites : chaque effort est récompensé par une augmentation de grâce sur terre, et plus tard par un poids immense de gloire, « æternum gloriæ pondus operatur in nobis ! » (II Cor., IV, 17).
364. C) Si l'on veut goûter un peu de bonheur sur terre, rien de meilleur que la piété : « elle est, dit Saint Paul, utile à tout ; elle a des promesses pour la vie présente et pour la vie éternelle : pietas autem ad omnia utilis est, promissionem habens vitæ quæ nunc est et futuræ » (I Tim., IV, 8). La paix de l'âme, la joie de la bonne conscience, le bonheur d'être uni à Dieu, de progresser en son amour, d'arriver à une intimité plus grande avec Notre Seigneur, telles sont quelques-unes des récompenses que Dieu ménage dès maintenant à ses fidèles serviteurs, au milieu de leurs épreuves, avec l'espoir si réconfortant du bonheur éternel.
365. 2° La gloire de Dieu. Rien de plus noble que de la procurer, rien de plus juste, si nous nous rappelons ce que Dieu a fait et ne cesse de faire pour nous. Or une âme parfaite rend plus de gloire à Dieu que mille âmes ordinaires : elle multiplie en effet chaque jour ses actes d'amour, de reconnaissance, de réparation, elle oriente dans ce sens sa vie tout entière par l'offrande souvent renouvelée de ses actions ordinaires, et ainsi glorifie Dieu du matin au soir.
366. 3° L'édification du Prochain. Pour faire du bien autour de nous, convertir quelques pécheurs ou incroyants et affermir dans le bien les âmes chancelantes, il n'est rien de plus efficace que l'effort qu'on fait pour mieux pratiquer le christianisme : autant la médiocrité de la vie attire sur la religion les critiques des incroyants, et autant la vraie sainteté excite leur admiration pour une religion qui sait produire de tels effets : « C'est au fruit qu'on juge l'arbre : ex fructibus eorum cognoscetis eos » (Matth., VII, 20). La meilleure apologétique est celle de l'exemple, quand on sait y joindre la pratique de tous les devoirs sociaux. C'est aussi un excellent stimulant pour les médiocres, qui s'endormiraient dans leur mollesse, si les progrès des âmes ferventes ne venaient les faire sortir de leur torpeur.
Beaucoup d'âmes aujourd'hui sont accessibles à ce motif : en ce siècle de prosélytisme, les laïques comprennent mieux quautrefois la nécessité de défendre et de propager leur foi par la parole et par lexemple. Il appartient aux prêtres de favoriser ce mouvement en formant autour d'eux une élite de vaillants chrétiens qui ne se contentent pas d'une vie médiocre et vulgaire, s'efforcent de progresser chaque jour dans l'accomplissement de tous leurs devoirs, devoirs religieux en premier lieu, mais aussi devoirs civiques et sociaux. Ce seront d'excellents collaborateurs, qui pénétrant en des milieux peu accessibles aux religieux et aux prêtres, les seconderont efficacement dans la pratique de l'apostolat.
ART. II. DE L'OBLIGATION POUR LES RELIGIEUX DE TENDRE A LA PERFECTION
367. Parmi les chrétiens, il en est qui, voulant se donner plus parfaitement à Dieu, et assurer plus efficacement le salut de leur âme, entrent dans l'état religieux. Or cet état est, selon le Code de droit canon (Canon 487), « une manière stable de vivre en commun, où l'on s'engage à pratiquer, outre les lois générales, les conseils évangéliques en faisant les vux d'obéissance, de chasteté et de pauvreté ».
Que les Religieux soient tenus, en vertu de leur état, à tendre à la perfection, c'est ce qu'enseignent unanimement les théologiens, et ce qu'a rappelé le Code, en déclarant que « tous et chacun des religieux, les supérieurs aussi bien que les sujets, doivent tendre à la perfection de leur état » (Canon 593). Cette obligation est tellement grave que S. Liguori n'hésite pas à dire qu'un religieux pèche mortellement, s'il prend. la résolution ferme de ne pas tendre à la perfection, ou de ne s'en soucier aucunement (Theol. moralis, l. IV, n° 18). Par là en effet il manque gravement à son devoir d'état, qui est précisément de tendre à la perfection. C'est même pour cela que létat religieux est appelé un état de perfection, cest-à-dire un état reconnu officiellement par le Droit Canon comme une situation stable, où l'on s'oblige à acquérir la perfection.
Il n'est donc pas nécessaire davoir acquis la perfection avant dy entrer, mais on y entre précisément pour l'acquérir, selon la remarque de Saint Thomas (Sum. theol. IIa IIæ, q. 186, a. 1, ad 3).
L'obligation, pour les religieux, de tendre à la perfection se base sur deux raisons principales : 1° leurs vux ; 2° leurs constitutions et règles.
I. Obligation fondée sur les vux
368. Quand on se fait religieux, c'est dans le but de se donner, de se consacrer plus parfaitement à Dieu, et c'est pour cela qu'on fait les trois vux. Or ces vux obligent à des actes de vertu qui ne sont pas commandés, et qui sont d'autant plus parfaits que le vu ajoute à leur valeur intrinsèque celle de la vertu de religion ; ils ont en outre l'avantage de supprimer ou du moins d'atténuer quelques uns des plus grands obstacles à la perfection. C'est ce que nous comprendrons mieux en parcourant ces vux en détail.
369. 1° Par le vu de pauvreté on renonce aux biens extérieurs qu'on possède ou qu'on pourrait acquérir ; si le vu est solennel, on renonce au droit de propriété lui-même, si bien que tous les actes de propriété qu'on voudrait faire, seraient canoniquement invalides, nous dit le Code, can. 579 ; si le vu est simple, on ne renonce pas au droit de propriété lui-même, mais au libre usage de ce droit, dont on ne peut user qu'avec la permission des Supérieurs et dans les limites tracées par eux.
Ce vu nous aide à vaincre l'un des grands obstacles à la perfection, l'amour immodéré des richesses et les soucis que cause l'administration des biens temporels ; c'est donc un grand moyen de progrès spirituel. Par ailleurs il impose des sacrifices pénibles : on n'a pas cette sécurité, cette indépendance que donne le libre usage de ses biens ; on a parfois à souffrir de certaines privations qu'impose la vie commune ; c'est pénible et humiliant d'avoir recours à un Supérieur chaque fois que l'on a besoin des ressources nécessaires. Il y a donc là des actes de vertu auxquels on s'est obligé par vu, et qui non-seulement nous font tendre à la perfection, mais nous en rapprochent.
370. 2° Le vu de chasteté nous fait triompher d'un second obstacle à la perfection, de la concupiscence de la chair, et nous débarrasse des occupations et des préoccupations de la vie de famille. C'est ce que fait remarquer Saint Paul : « Celui qui n'est pas marié a souci des choses du Seigneur ; il cherche à plaire à Dieu ; celui qui est marié a souci des choses du monde, il cherche à plaire à sa femme, et il est partagé » (I Cor., VII, 32-33). Mais le vu de chasteté n'enlève pas la concupiscence, et la grâce qui nous est donnée pour le garder n'est pas une grâce de repos, mais une grâce de lutte. Pour demeurer continent toute sa vie, il faut veiller et prier, c'est-à-dire, mortifier ses sens extérieurs, sa curiosité, réprimer les écarts de l'imagination et de la sensibilité, se condamner à une vie laborieuse, et, par-dessus tout, donner son cur entièrement à Dieu, par la pratique de la charité, essayer de vivre dans une union intime et affectueuse avec Notre Seigneur, ainsi que nous le montrerons en parlant de la chasteté. Or agir ainsi c'est évidemment tendre à la perfection, cest renouveler sans cesse son effort pour se vaincre soi-même et maîtriser l'une des tendances les plus violentes de la nature corrompue.
371. 3° L'obéissance va encore plus loin, en soumettant non seulement à Dieu, mais aux Règles et aux Supérieurs ce à quoi nous tenons le plus, notre volonté propre. Par le vu d'obéissance en effet, le Religieux s'engage à obéir aux ordres de son Supérieur légitime, en tout ce qui se rapporte à l'observance des vux et des constitutions. Il s'agit ici d'un ordre formel et non d'un simple conseil ; on le reconnaît aux formules employées par le Supérieur, par exemple, s'il commande au nom de la sainte obéissance, au nom de Notre Seigneur, ou en intimant un précepte formel ou en employant toute autre expression équivalente. Sans doute il y a des limites à ce Pouvoir des Supérieurs ; il faut qu'ils ordonnent selon la règle « en se bornant à ce qui s'y trouve formellement, ou implicitement renfermé : telles sont les constitutions, les statuts légitimement portés pour en procurer l'observation, les pénitences infligées pour punir les transgressions et prévenir la rechute, tout ce qui tient à la manière de bien remplir les emplois et à une bonne et droite administration » (Valuy, Les Vertus religieuses, p. 106).
Mais, malgré ces restrictions, il reste vrai que le vu d'obéissance est un de ceux qui coûtent le plus à la nature humaine, précisément parce que nous tenons beaucoup à notre volonté propre. Pour l'observer, il faut de l'humilité, de la patience, de la douceur ; il faut modifier le penchant très vif que nous avons à critiquer les Supérieurs, à préférer notre jugement au leur, à suivre nos goûts et parfois nos caprices. Surmonter ces tendances, incliner respectueusement notre volonté devant celle des Supérieurs, en voyant Dieu en eux, c'est assurément tendre à la perfection, puisque c'est cultiver quelques-unes des vertus les plus difficiles ; et, comme l'obéissance vraie est la meilleure marque d'amour, c'est au fond croître dans la vertu de charité.
372. On le voit donc, la fidélité aux vux entraîne la pratique non seulement des trois grandes vertus de pauvreté, de chasteté et d'obéissance, mais encore de beaucoup d'autres qui sont nécessaires à leur sauvegarde ; et s'engager à les observer, c'est assurément s'obliger à un degré de perfection peu commune. C'est du reste ce qui résulte aussi du devoir d'observer les Constitutions.
II. Obligation fondée sur les Constitutions et les Règles
373. Quand on entre dans l'état religieux, on s'engage par là même à en observer les Constitutions et les Règles qui sont expliquées au cours du noviciat, avant la profession. Or quelle que soit la Congrégation à laquelle on se donne, il n'en est pas une seule qui ne se propose pour but la sanctification de ses membres, et qui ne détermine, parfois d'une façon très détaillée, les vertus que l'on doit pratiquer, et les moyens qui en facilitent l'exercice. Si donc on est sincère, on s'oblige à observer, au moins dans leur ensemble, ces règlements divers, et par là même à s'élever à un certain degré de perfection ; car, même en ne pratiquant que l'ensemble des règles, on a encore beaucoup d'occasions de se mortifier en des choses qui ne sont pas de précepte ; et l'effort qu'on est obligé de faire pour cela est un effort vers la perfection.
374. Ici se présente la question de savoir si les manquements aux règles religieuses sont un péché ou une simple imperfection. Pour y répondre plusieurs distinctions s'imposent.
a) Il y a des règles qui prescrivent la fidélité aux vertus de précepte ou aux vux, ou les moyens nécessaires pour les garder, comme la clôture pour les communautés cloîtrées. Ces règles obligent en conscience, précisément parce qu'elles ne font que promulguer une obligation qui résulte des vux eux-mêmes : en les faisant en effet, on s'oblige à les garder et à prendre les moyens nécessaires à leur observation. Elles obligent sous peine de péché, grave ou léger, selon que la matière est elle-même grave ou de peu d'importance. Ces règles sont donc préceptives, et dans certaines Congrégations elles sont nettement indiquées soit directement, soit indirectement par une sanction grave qui implique une faute du même genre.
375. b) Il y a au contraire des règles qui explicitement ou implicitement sont données comme étant simplement directives. 1) Y manquer sans raison est assurément une imperfection morale ; mais ce n'est pas en soi un péché même véniel, puisqu'il ny a pas violation d'une loi ou d'un précepte. 2) Toutefois S. Thomas (Sum. theol. IIa IIæ, q. 186, a. 1, ad 3) fait remarquer avec raison quon peut pécher gravement contre la règle, si on la viole par mépris (mépris de la règle ou mépris des Supérieurs) ; légèrement, si on le fait par négligence volontaire, par passion, par colère, par sensualité, ou pour tout autre motif peccamineux : c'est alors le motif qui constitue la faute. On peut ajouter, avec S. Liguori, que la faute peut être grave, lorsque les manquements sont fréquents et délibérés, soit à cause du scandale qui en résulte et qui amène graduellement un affaissement notable de la discipline, soit parce que le délinquant s'expose ainsi à se faire renvoyer de la communauté, au grand détriment de son âme.
376. Il résulte de là que les Supérieurs sont obligés par devoir d'état de faire observer les règles avec soin, et que celui qui néglige de réprimer les transgressions, même légères de la règle, quand elles tendent à devenir fréquentes, peut commettre une faute grave, parce que par là il favorise le relâchement progressif, qui dans une communauté est un grave désordre. Tel est l'enseignement de Lugo, de S. Liguori, de Schram et de beaucoup d'autres théologiens.
Au reste le vrai religieux n'entre pas dans ces distinctions, il pratique la règle aussi intégralement qu'il le peut, sachant que c'est là le meilleur moyen de plaire à Dieu : « Qui regulæ vivit Deo vivit : vivre conformément à la règle, c'est vivre pour Dieu ». De même, il ne se contente pas de pratiquer strictement les vux, il en pratique l'esprit, s'efforçant d'avancer chaque jour vers la perfection, selon la parole de S. Jean : « Que celui qui est saint, se sanctifie encore » ; et alors se vérifient pour lui les paroles de S. Paul : « Quiconque suivra cette règle jouira de la paix et pourra compter sur la miséricorde divine, pax super illos et misericordia » (Galat., VI, 16).
ART. III. DE L'OBLIGATION POUR LES PRÊTRES DE TENDRE A LA PERFECTION
377. Les prêtres, en vertu de leurs fonctions et de la mission qui leur incombe de sanctifier les âmes, sont obligés à une sainteté intérieure plus parfaite que les simples religieux qui n'ont pas été élevés au sacerdoce. C'est la doctrine expresse de S. Thomas, confirmée par les documents ecclésiastiques les plus authentiques (Sum. theol. IIa IIæ, q. 184, a. 8). Les Conciles, et en particulier celui de Trente (Sess. XXII, de reform. c. 1), les S. Pontifes, spécialement Léon XIII et Pie X, insistent tellement sur la nécessité de la sainteté pour le prêtre, que nier notre thèse, c'est se mettre en contradiction flagrante avec ces autorités irréfragables. Qu'il nous suffise de rappeler que Pie X, à l'occasion du cinquantième anniversaire de son sacerdoce, a publié une lettre adressée au clergé catholique, où il démontre la nécessité de la sainteté pour le prêtre, et indique avec précision les moyens nécessaires pour l'atteindre, moyens qui, pour le dire en passant, sont précisément ceux que nous inculquons dans nos Séminaires. Après avoir décrit la sainteté intérieure, il déclare que seule cette sainteté nous rend tels que l'exige notre vocation divine : des hommes crucifiés au monde, revêtus de l'homme nouveau, qui n'aspirent quaux biens célestes et s'efforcent par tous les moyens possibles à inculquer aux autres les mêmes principes.
378. Le Code a sanctionné ces vues de Pie X, en insistant, plus que ne l'avait fait la législation ancienne, sur la nécessité de la sainteté pour le prêtre et les moyens de la pratiquer. Il déclare nettement que « les clercs doivent mener une vie intérieure et extérieure plus sainte que les laïques, et leur donner le bon exemple par leur vertu et leurs bonnes uvres ». Il ajoute que les Evêques doivent faire en sorte que tous les clercs s'approchent fréquemment du sacrement de Pénitence pour s'y purifier de leurs fautes ; que chaque jour ils s'appliquent un certain temps à l'oraison mentale, visitent le Saint Sacrement, récitent le chapelet en l'honneur de la Vierge Mère de Dieu, et fassent lexamen de conscience. Tous les trois ans au moins, les prêtres séculiers doivent faire une retraite pendant le temps déterminé par leur Evêque, dans une maison pieuse ou religieuse ; ils ne peuvent en être dispensés dans un cas particulier, que pour une cause grave et avec la permission explicite de l'Ordinaire. Tous les clercs, mais surtout les prêtres sont spécialement obligés à pratiquer à l'égard de leur Ordinaire le respect et l'obéissance (Can. 124-127).
D'ailleurs la nécessité pour le prêtre de tendre à la perfection se prouve : 1° par l'autorité de Notre Seigneur et de S. Paul ; 2° par le Pontifical ; 3° par la nature même des fonctions sacerdotales.
I. L'enseignement de Jésus et de S. Paul
379. 1° Notre Seigneur enseigne éloquemment, par ses exemples aussi bien que par ses paroles, la nécessité de la sainteté pour le prêtre.
A) Il donne l'exemple. Lui, qui dès le début était plein de grâce et de vérité, a voulu se soumettre dans la mesure où il le pouvait, à la loi du progrès : « Il progressait, nous dit Saint Luc, en sagesse, en âge et en grâce devant Dieu et devant les hommes : proficiebat sapientia et ætate et gratia apud Deum et homines » (Luc, II, 52). Et, pendant trente ans, il s'est préparé à son ministère public par la pratique de la vie cachée, avec tout ce qu'elle entraîne : prière, mortification, humilité et obéissance. Trois mots résument trente ans de la vie du Verbe incarné : « Erat subditus illis » (Luc, II, 51). Pour prêcher avec plus d'efficacité les vertus chrétiennes, il a commencé par les pratiquer : « coepit facere et docere » (Act., I, 1) ; si bien qu'il aurait pu dire de toutes les vertus ce qu'il a dit de la douceur et de l'humilité : « discite a me, quia mitis sum et humilis corde » (Matth., XI, 29). Aussi, à la fin de sa vie, il déclare en toute simplicité qu'il se sanctifie et se sacrifie (le mot sanctifico a ce double sens) pour que ses apôtres et ses prêtres, leurs successeurs, se sanctifient en toute vérité : « Et pro eis ego sanctifico meipsum ut sint et ipsi sanctificati in veritate » (Joan., XVII, 19). Or le prêtre est le représentant de Jésus-Christ sur terre, un autre Christ : « pro Christo ergo legatione fungimur » (II Cor., V, 20). Donc, nous aussi nous devons tendre sans cesse à la sainteté.
380. B) C'est du reste ce qui résulte des enseignements du Maître pendant les trois années de sa vie publique, son grand uvre est la formation des Douze : c'est son occupation habituelle, la prédication aux foules n'étant qu'un accessoire, et, pour ainsi dire, un modèle de la façon avec laquelle ses disciples devront prêcher. De là découlent les conclusions suivantes :
a) Les enseignements si élevés sur la béatitude, la sainteté intérieure, l'abnégation, l'amour de Dieu et du prochain, la pratique de l'obéissance, de l'humilité, de la douceur et de toutes les autres vertus si souvent inculquées dans l'Evangile, s'adressent sans doute à tous les chrétiens qui aspirent à la perfection, mais avant tout aux Apôtres et à leurs successeurs : ce sont eux en effet qui sont chargés denseigner aux simples fidèles ces grands devoirs, et cela par l'exemple, encore plus que par la parole ; cest ce que le Pontifical rappelle aux diacres : « Curate ut quibus Evangelium, ore annuntiatis, vivis operibus exponatis ». Or, de l'aveu de tous, ces enseignements forment un code de perfection et de très haute perfection. Les prêtres sont donc obligés, par devoir d'état, à se rapprocher de la sainteté.
381. b) C'est tout particulièrement aux Apôtres et aux prêtres que s'adressent ces exhortations à une perfection plus grande contenue en maintes pages de l'Evangile : « Vous êtes le sel de la terre... vous êtes la lumière du monde : Vos estis sal terræ... Vos estis lux mundi » (Matth., V, 13-14). La lumière, dont il est ici question, ce n'est pas seulement la science, c'est encore et surtout l'exemple qui éclaire et entraîne plus que la science : « Que- votre lumière brille devant les hommes, pour que, voyant vos bonnes uvres, ils glorifient votre Père qui est dans les cieux : Sic luceat lux vestra coram hominibus, ut videant opera vestra bona, et glorificent Patrem vestrum qui in cælis est » (Matth., V, 16). C'est à eux aussi et d'une façon spéciale que s'adressent les conseils sur la pauvreté et la continence, parce que, en vertu de leur vocation, ils sont obligés de suivre Jésus Christ de plus près et jusqu'au bout.
382. c) Enfin il est une série d'enseignements qui directement et explicitement sont réservés aux apôtres et à leurs successeurs, ce sont ceux qu'il donne aux Douze et aux Soixante-douze, en les envoyant prêcher en Judée, et ceux qu'il a prononcés à la dernière Cène. Or ces discours contiennent un code de perfection sacerdotale si élevée qu'il en résulte pour les prêtres un devoir absolu de tendre sans cesse à la perfection. Ils devront en effet pratiquer le désintéressement absolu, l'esprit de pauvreté, et la pauvreté effective se contentant du nécessaire, le zèle, la charité, le dévouement complet, la patience et l'humilité au milieu des persécutions qui les attendent, la force pour confesser le Christ et prêcher l'Evangile envers et contre tous, le détachement du monde et de la famille, le portement de croix, l'abnégation complète (Matth., X, XI ; Luc, IX, X
).
383. A la dernière Cène (Joan., XIV, XVII), il leur donne ce commandement nouveau qui consiste à aimer ses frères comme il les a aimés, c'est-à-dire, jusqu'à l'immolation complète ; leur recommande une foi vive, une confiance absolue en la prière faite en son nom ; l'amour de Dieu se manifestant par l'accomplissement des préceptes ; la paix de l'âme pour recueillir et goûter les enseignements du Saint-Esprit ; l'union intime et habituelle avec Jésus lui-même, condition essentielle de sanctification et d'apostolat ; la patience au milieu des persécutions du monde, qui les haïra comme il a haï le Maître ; la docilité au Saint-Esprit qui viendra les consoler dans leurs tribulations ; la fermeté dans la foi et le recours à la prière au milieu des épreuves : en un mot les conditions essentielles de ce que nous appelons aujourd'hui la vie intérieure ou la vie parfaite. Et il termine par cette prière sacerdotale, si pleine de tendresse, où il demande à son Père de garder ses disciples comme il les a lui-même gardés pendant sa vie mortelle ; de les préserver du mal, au milieu de ce monde qu'ils doivent évangéliser, et de les sanctifier en toute vérité. Cette prière, il la fait non seulement pour les Apôtres eux-mêmes, mais aussi pour tous ceux qui croiront en lui, afin qu'ils soient toujours unis par les liens de la charité fraternelle, comme sont unies les trois divines personnes, et qu'ils soient tous unis à Dieu et tous unis au Christ « afin que l'amour dont vous m'avez aimé soit en eux, et que je sois moi aussi en eux ».
N'est-ce pas là tout un programme de perfection, tracé à l'avance par le Souverain Prêtre, dont nous sommes les représentants sur terre ? Et n'est-il pas consolant de voir qu'il a prié pour que nous puissions le réaliser ?
384. 2° Aussi Saint Paul s'inspire de cet enseignement de Jésus, quand il décrit à son tour les vertus apostoliques. Après avoir remarqué que les prêtres sont les dispensateurs des mystères de Dieu, ses ministres, les ambassadeurs du Christ, les médiateurs entre Dieu et les hommes, il énumère, dans les Epîtres Pastorales, les vertus dont doivent être ornés les diacres, les presbytres et les évêques. Il ne leur suffit pas d'avoir reçu la grâce de l'ordination, ils doivent la ressusciter, la faire revivre, de peur qu'elle ne diminue : « Admoneo te ut resuscites gratiam quæ est in te per impositionem manuum mearum » (II Tim., I, 6). Les diacres doivent être chastes et pudiques, sobres, désintéressés, discrets et loyaux, sachant gouverner leur maison avec prudence et dignité. Plus parfaits encore doivent être les presbytres et les évêques (Tit., I, 7-9) : leur vie doit être tellement pure qu'ils soient irréprochables ; ils doivent donc combattre avec soin l'orgueil, la colère, l'intempérance, la cupidité, et cultiver les vertus morales et théologales, l'humilité, la sobriété, la continence, la sainteté, la bonté, l'hospitalité, la patience, la douceur, et par dessus tout la piété, qui est utile à tout, la foi et la charité (I Tim., VI, 11). Il faut même donner l'exemple de ces vertus, et par conséquent les pratiquer à un degré élevé : « In omnibus teipsum præbe exemplum bonorum operum » (Tit., II, 7). Toutes ces vertus supposent à la fois une certaine perfection déjà acquise, et de plus un effort généreux et constant vers la perfection.
II. L'autorité du Pontifical
385. Il serait facile de montrer que les Pères en commentant l'Evangile et les Epîtres, ont développé et précisé ces enseignements ; nous pourrions même ajouter qu'ils ont écrit des Lettres et des Traités entiers sur la dignité et la sainteté du sacerdoce. Mais, pour ne pas être trop long, nous nous bornerons à invoquer l'autorité du Pontifical qui est comme le Code sacerdotal de la Loi Nouvelle, et contient le résumé de ce que l'Eglise catholique demande de ses ministres. Ce simple exposé montrera quel haut degré de perfection est requis pour les Ordinands et à plus forte raison pour les prêtres du ministère.
386. 1° Au jeune tonsuré, l'Eglise demande le détachement universel de tout ce qui est un obstacle à l'amour de Dieu, et l'union intime avec Notre Seigneur, pour combattre les inclinations du vieil homme et revêtir les dispositions du nouvel homme. Le Dominus pars, qu'il doit réciter chaque jour, lui rappelle que Dieu, et Dieu seul est sa portion, son héritage, et que tout ce qui ne peut pas se rapporter à Dieu doit être foulé aux pieds. L'Induat me lui montre que la vie est un combat, une lutte contre les inclinations de la mauvaise nature, un effort pour cultiver les vertus surnaturelles plantées dans notre âme au jour de notre Baptême, Ainsi, dès le début, c'est l'amour de Dieu qui lui est proposé comme but, le sacrifice comme moyen, avec l'obligation de perfectionner ces deux dispositions pour avancer dans la cléricature.
387. 2° Avec les Ordres Mineurs, le clerc reçoit un double pouvoir, l'un sur le corps eucharistique de Jésus, l'autre sur son corps mystique, c'est-à-dire sur les âmes ; et on lui demande, outre le détachement, un double amour, l'amour du Dieu des tabernacles, et lamour des âmes, qui l'un et l'autre supposent le sacrifice.
Ainsi, comme portier, il se détache des occupations domestiques pour devenir le gardien attitré de la maison de Dieu et veiller à la décence du lieu saint et des ornements sacrés. Lecteur, il se détache des études profanes pour se plonger dans la lecture des Saints Livres et y puiser cette doctrine qui l'aidera à se sanctifier et à sanctifier les autres. Exorciste, il se détache du péché et de ses restes pour échapper plus sûrement à l'empire du démon ; acolythe, il se détache des plaisirs sensuels pour pratiquer déjà cette pureté que requiert le service des autels. En même temps son amour pour Dieu se fortifie : il aime le Dieu du tabernacle dont il est le gardien, il aime le Verbe caché sous l'écorce des lettres dans la Sainte Ecriture, il aime Celui qui commande aux esprits mauvais, il aime Celui qui s'immole sur l'autel. Et cet amour s'épanouit en zèle : il aime les âmes qu'il est heureux de porter à Dieu par la parole et l'exemple, d'édifier par ses vertus, de purifier par ses exorcismes, de sanctifier par la part qu'il prend au Saint Sacrifice. Ainsi il avance peu à peu vers la perfection.
388. 3° Le sous-diacre, en se consacrant définitivement à Dieu, s'immole par amour pour Lui, préludant ainsi, comme le fit autrefois la Sainte Vierge, au sacrifice plus noble qu'il offrira plus tard au saint autel : præludit meliori quam mox offeret hostiam. Il immole son corps par le vu de continence, son âme par l'obligation de réciter chaque jour la prière publique. La continence suppose la mortification des sens extérieurs et intérieurs, de l'esprit et du cur ; la récitation de l'Office demande l'esprit de recueillement et de prière, l'effort soutenu pour vivre uni à Dieu. L'un et l'autre devoir ne se peut fidèlement accomplir sans un ardent amour pour Dieu, qui seul peut défendre le cur contre les attraits de l'amour sensible, et ouvrir son âme à la prière par le recueillement intérieur. C'est donc encore le sacrifice et l'amour que l'Eglise réclame du sous-diacre : sacrifice plus profond que celui qu'il avait fait jusque là : car la pratique de là continence pendant toute la vie demande à certains jours des efforts héroïques, et habituellement un esprit constant de vigilance, d'humble défiance de soi-même et de mortification ; sacrifice irrévocable, et pour que ce sacrifice soit possible et durable, il y faut mettre beaucoup de charité : seul l'amour intense de Dieu et des âmes peut préserver de l'amour profane, seul il peut faire goûter les charmes de la prière perpétuelle, en orientant nos pensées et nos affections vers Celui qui seul peut les fixer. Aussi le Pontife invoque sur lui les sept dons du Saint Esprit, pour qu'il puisse accomplir les devoirs austères qui lui sont imposés.
389. 4° Aux diacres, qui deviennent les coopérateurs du prêtre dans l'oblation du saint Sacrifice, le Pontifical demande une pureté plus parfaite encore. Et, parce qu'ils ont le droit de prêcher l'Evangile, on leur demande de le prêcher d'exemple encore plus que de bouche. Leur vie doit donc être une traduction vivante de l'Evangile, et par là même une imitation constante des vertus de Notre Seigneur. Aussi, en priant pour que le Saint Esprit descende sur eux, avec tous ses dons, et surtout celui de force, le Pontife adresse à Dieu cette belle prière : « Abundet in eis totius forma virtutis, auctoritas modesta, pudor constans, innocentiæ puritas, et spirituatis observantia disciptinæ ». N'est-ce pas là demander pour eux la pratique des vertus qui conduisent à la sainteté ? Dans la prière finale, l'Evêque demande en effet qu'ils soient ornés de toutes les vertus : « virtutibus universis... instructi ».
390. 5° Et cependant il exige plus encore du prêtre. Parce qu'il offre le saint sacrifice de la messe, il faut qu'il soit victime en même temps que sacrificateur ; il le sera en immolant ses passions ; il le sera en renouvelant sans cesse en lui l'esprit de sainteté. Pour cela il méditera jour et nuit la loi de Dieu, pour l'enseigner aux autres et la pratiquer lui-même, et donner ainsi l'exemple de toutes les vertus chrétiennes. Et, comme il doit aussi se dépenser pour les âmes, il pratiquera la charité fraternelle sous forme de dévouement ; comme Saint Paul, il se dépensera complètement pour les âmes : « omnia impendam et superimpendar ipse pro animabus vestris » (II Cor., XII, 15). C'est du reste ce qui va ressortir des fonctions sacerdotales que nous allons exposer.
391. Ainsi donc, à chaque nouvelle étape vers le sacerdoce, le Pontifical demande plus de vertu, plus d'amour et de sacrifice ; et, quand il arrive au sacerdoce, c'est la sainteté qu'il réclame, nous dit Saint Thomas, afin que le prêtre puisse offrir dignement le saint sacrifice et sanctifier les âmes qui lui sont confiées. L'Ordinand est libre d'avancer ou de ne pas avancer; mais, s'il reçoit les ordres, c'est qu'il accepte évidemment les conditions si explicitement posées par le Pontife, c'est-à-dire l'obligation de tendre à la perfection, obligation qui, loin d'être diminuée par l'exercice du saint ministère, ne fait que devenir plus pressante, comme nous allons le montrer.
III. La nature des fonctions sacerdotales exige la sainteté
392. Au témoignage de l'Apôtre Saint Paul, le prêtre est médiateur entre l'homme et Dieu, entre la terre et le ciel : choisi parmi les hommes pour être leur représentant, il doit être agréé de Dieu, appelé par Lui, pour avoir le droit de paraître devant Lui, de lui offrir les hommages des hommes et en obtenir des bienfaits (Hebr., V, I, 4). Ses fonctions peuvent se ramener à deux principales : il est le Religieux de Dieu, chargé de le glorifier au nom du peuple chrétien tout entier ; il est un Sauveur, un Sanctificateur d'âmes, ayant la mission de collaborer avec Jésus-Christ à leur sanctification et à leur salut. Or, à ce double titre, il doit être un saint, et par conséquent tendre sans cesse à la perfection, puisque jamais il n'atteint complètement la plénitude de sainteté que réclament ses fonctions.
1° Le prêtre, religieux de Dieu, doit être saint
393. En vertu de sa mission, le prêtre doit glorifier Dieu au nom de toutes les créatures et plus spécialement du peuple chrétien. Il est donc vraiment, et cela en vertu du sacerdoce tel que Notre Seigneur l'a institué, le religieux de Dieu. C'est surtout par le saint sacrifice de la messe et la récitation du Saint Office qu'il s'acquitte de ce devoir ; mais toutes ses actions, même les plus communes peuvent y contribuer, comme nous l'avons dit plus haut, si elles sont faites pour lui plaire. Or cette mission ne peut être remplie convenablement que par un prêtre saint, ou du moins disposé à le devenir.
394. A) Quelle sainteté est requise pour le Saint Sacrifice ? Les prêtres de l'Ancienne Loi qui voulaient s'approcher de Dieu, devaient être saints (il s'agit surtout de la sainteté légale) sous peine d'être châtiés (Exod., XIX, 22). Pour offrir l'encens et les pains destinés à l'autel, ils devaient être saints (Levit., XXI, 6).
Combien plus saints, d'une sainteté intérieure, ceux qui offrent non plus des ombres et des figures, mais le sacrifice par excellence, la victime infiniment sainte ? Tout est saint dans ce divin sacrifice : la victime et le prêtre principal qui n'est autre que Jésus, qui, nous dit Saint Paul, « est saint, innocent, sans tache, séparé des pécheurs, et élevé au-dessus des cieux (Hebr., VII, 26) ; l'Eglise, au nom de laquelle le prêtre offre la sainte messe, et que Jésus a sanctifiée au prix de son sang : « seipsum tradidit pro ea ut illam sanctificaret... ut sit sancta et immaculata » (Ephes., V, 25-27) ; le but, qui est de glorifier Dieu et de produire dans les âmes des fruits de sainteté ; les prières et cérémonies, qui rappellent le sacrifice du Calvaire et les effets de sainteté qu'il a mérités ; la communion surtout, qui nous unit à la source de toute sainteté. N'est-il donc pas nécessaire que le prêtre qui, comme représentant de Jésus-Christ et de l'Eglise, offre cet auguste sacrifice, soit lui-même revêtu de sainteté ? Comment pourrait-il représenter dignement Jésus-Christ, au point d'être alter Christus, si sa vie était médiocre, sans aspirations vers la perfection ? Comment serait-il le ministre de l'Eglise immaculée, si son âme, attachée au péché véniel, n'avait cure de progrès spirituel ? Comment glorifierait-il Dieu, si son cur était vide d'amour et de sacrifice ? Comment sanctifierait-il les âmes, s'il n'avait lui-même le désir loyal de se sanctifier ?
395. Comment oserait-il monter au saint autel, et réciter les prières de la messe, qui respirent les sentiments les plus purs de pénitence, de foi, de religion, d'amour, d'abnégation, si son âme y était étrangère ? Comment oser s'offrir avec la divine victime « in spiritu humilitatis, et in animo contrito suscipiamur a te, Domine », si ces sentiments étaient en contradiction avec sa vie ? Comment oser demander de participer à la divinité de Jésus « ejus divinitates esse consortes », si notre vie est toute humaine ? Comment redire cette protestation d'innocence : « Ego autem in innocentia mea ingressus sum », si on ne fait aucun effort pour se débarrasser de la poussière de mille péchés véniels délibérés ? Comment oser réciter le Sanctus, où l'on proclame la sainteté de Dieu, et consacrer en s'identifiant avec Jésus, l'auteur de toute sainteté, si on ne s'efforce pas de se sanctifier avec lui et par lui ? Comment réciter le Pater, sans se rappeler que nous devons être parfaits comme notre Père céleste ? Et l'Agnus Dei sans avoir un cur contrit et humilié ? Et les belles prières préparatoires à la communion : « Fac me tuis semper inhærere mandatis, et a te nunquam separari permittas », si le cur est loin de Dieu, loin de Jésus ! Et comment communier chaque jour au Dieu de toute sainteté, sans avoir le désir sincère de participer à cette sainteté, de s'en rapprocher du moins chaque jour par un effort progressif ? Ne serait-ce pas là une contradiction flagrante, un manque de loyauté, une provocation, un abus de la grâce, une infidélité à sa vocation ? Qu'on médite donc et qu'on s'applique à soi-même tout le chapitre V du 4e livre de l'Imitation (De dignitate sacramenti et statu sacerdotali).
396. B) Ce que nous avons dit de la sainte messe peut s'appliquer, en un certain sens, à la récitation de l'Office divin. C'est au nom de l'Eglise, en union avec Jésus, le grand Religieux de Dieu, et pour le peuple chrétien tout entier, que sept fois le jour nous apparaissons devant Dieu, pour l'adorer et le remercier, et pour obtenir de Lui les grâces nombreuses dont les âmes ont besoin ? Si nous prions du bout des lèvres, et non du cur, n'entendrons-nous pas le reproche mérité que Dieu adresse aux juifs : « Ce peuple m'honore des lèvres, mais son cur est loin de moi (Matth., XV, 8 ; Is. XXIX, 13). Et les grâces que, de la même façon, nous sollicitons de la miséricorde divine, seront-elles octroyées avec abondance ?
397. De même, pour transformer nos actions ordinaires en victimes agréables à Dieu, ne faut-il pas les accomplir avec les dispositions déjà indiquées d'amour et de sacrifice (n° 309). De quelque côté qu'on se tourne, la même conclusion s'impose : comme Religieux de Dieu, le prêtre doit viser à la sainteté ; elle s'impose aussi, s'il veut sauver les âmes.
2° Le prêtre ne peut sauver les âmes sans viser à la sainteté
398. A) Sanctifier et sauver les âmes est le devoir d'état du prêtre : quand Jésus choisit ses apôtres, c'est pour en faire des pêcheurs d'hommes (Matth., IV, 19) ; c'est pour qu'ils produisent, en eux-mêmes et dans les autres, des fruits abondants de salut (Joan., XV, 16). C'est pour cela qu'ils doivent prêcher l'Evangile, administrer les sacrements, donner le bon exemple et prier avec ferveur.
Or il est de foi que ce qui convertit et sanctifie les âmes, c'est la grâce de Dieu ; nous ne sommes, nous, que des instruments dont Dieu veut bien se servir, mais qui ne produisent de fruit que dans la mesure où ils sont unis à la cause principale, instrumentum Deo conjunctum. Telle est la doctrine de Saint Paul : « Moi, j'ai planté, Apollon a arrosé, mais Dieu a fait croître. Ainsi celui qui plante n'est rien, ni celui qui arrose ; Dieu qui fait croître, est tout (I Cor., III, 6-7). Par ailleurs il est certain que cette grâce s'obtient surtout de deux manières, par la prière et le mérite. Dans l'un et l'autre cas, nous obtenons d'autant plus de grâces que nous sommes plus saints, plus fervents, plus unis à Notre Seigneur (n° 237). Si donc notre devoir d'état est de sanctifier les âmes, cela veut dire que nous devons d'abord nous sanctifier nous-mêmes : « Pro eis ego sanctifico meipsum ut sint et ipsi sanctificati in veritate » (Joan., XVII, 19).
399. B) Nous arrivons du reste à la même conclusion, en parcourant les moyens de zèle principaux, à savoir la parole et l'action, l'exemple, la prière.
a) La parole ne produit d'effets de salut que lorsque nous parlons au nom et en la vertu de Dieu, « tanquam Deo exhortante per nos » (II Cor., V, 20). C'est ce que fait le prêtre fervent : avant de parler, il prie pour que la grâce vivifie sa parole ; en parlant, il ne cherche pas à plaire, mais à instruire, à faire du bien, à convaincre, à persuader, et, parce que son cur est intimement uni à celui de Jésus, il fait passer dans sa voix une émotion, une force de persuasion qui saisit les auditeurs ; et, parce que, en s'oubliant, il attire le Saint Esprit, les âmes sont touchées par la grâce et converties ou sanctifiées. Un prêtre médiocre au contraire ne prie que du bout des lèvres, et, parce qu'il se recherche lui-même, il se bat les flancs et n'est souvent qu'un airain sonore ou une cymbale retentissante (I Cor., XIII, 1).
400. b) L'exemple ne peut être donné que par un prêtre soucieux de son progrès spirituel. Alors il peut en toute confiance, comme S. Paul, inviter les fidèles à l'imiter comme il s'efforce d'imiter le Christ (I Cor., IV, 16). A la vue de sa piété, de sa bonté, de sa pauvreté, de sa mortification, les fidèles se disent que c'est un convaincu, un Saint, le respectent et se sentent portés à l'imiter : verba movent, exempla trahunt. Un prêtre médiocre peut être estimé comme un brave homme ; mais on dira : il fait son métier comme nous faisons le nôtre ; son ministère sera peu ou point fructueux.
401. c) Quant à la prière, qui est et sera toujours le moyen de zèle le plus efficace, quelle différence entre le saint prêtre et le prêtre ordinaire ? Le premier prie habituellement, constamment, parce que ses actions, faites pour Dieu, sont au fond une prière ; il ne fait rien, il ne donne pas un conseil, sans reconnaître son incapacité et prier Dieu d'y suppléer par sa grâce. Dieu la lui accorde avec abondance « humilibus autem dat gratiam » (Jac., IV, 6), et son ministère est fructueux. Le prêtre ordinaire prie peu, et prie mal ; par là même son ministère est paralysé.
Ainsi donc qui veut travailler efficacement au salut des âmes doit s'efforcer de progresser chaque jour : la sainteté est lâme de tout apostolat.
Conclusion
402. De tous ces documents il résulte que le prêtre doit avoir acquis, avant d'entrer dans le sacerdoce, un certain degré de sainteté, et qu'il doit, devenu prêtre, continuer de progresser vers une perfection plus grande.
1° Pour entrer dans le sacerdoce, il faut déjà avoir acquis un certain degré de perfection. C'est ce qui ressort de tous les textes du Pontifical que nous avons cités. Car déjà on demande au tonsuré le détachement du monde et de soi-même pour s'attacher à Dieu et à Jésus-Christ, et si l'Eglise prescrit des interstices entre les différents Ordres, c'est afin que le jeune clerc ait le temps d'acquérir successivement les différentes vertus qui correspondent à chacun d'eux. C'est ce que dit nettement le Pontifical. Voilà pourquoi on lui demande une vertu éprouvée. Or cette vertu éprouvée ne s'acquiert que par la pratique assidue des devoirs d'état, des vertus que le Pontife a soin d'indiquer à l'Ordinand dans chacune des ordinations qu'il confère. Cette vertu doit être tellement solide qu'elle ressemble à celle des vieillards (senectus sit), qui par de longs et pénibles efforts ont acquis la maturité et la constance propre à leur âge.
403. Ce n'est donc pas une vertu quelconque, nous dit S. Thomas, qui est requise pour le bon exercice des fonctions ecclésiastiques, mais c'est une vertu excellente. Nous avons vu en effet que le Pontifical demande aux Ordinands la pratique d'une foi robuste et agissante, d'une grande confiance en Dieu, d'un amour de Dieu et du prochain allant jusqu'au dévouement, sans parler des vertus morales de prudence, de justice et de religion, d'humilité, de tempérance, de force, de constance ; et ces vertus doivent être pratiquées à un degré élevé, puisque le Pontife invoque sur eux les dons du Saint Esprit qui, en complétant les vertus, nous les font pratiquer en ce qu'elles ont de parfait. Il ne suffit donc pas d'être un de ces débutants, qui sont encore exposés à retomber dans les fautes graves ; il faut, après avoir purifié son âme des fautes et des attaches, s'être affermi dans les vertus qui constituent la voie illuminative, et viser à une union de plus en plus intime avec Dieu.
404. 2° Quand une fois on est devenu prêtre, ce n'est pas le moment de s'arrêter, c'est plutôt celui d'avancer chaque jour de vertu en vertu. C'est la remarque de l'Imitation (IV, ch. 5) : « Votre fardeau n'est pas devenu plus léger ; vous êtes lié au contraire par des obligations plus étroites, et obligé à plus grande sainteté. Un prêtre doit être orné de toutes les vertus, et donner aux autres l'exemple d'une vie pure ». Outre que ne pas avancer, c'est reculer (n° 358, 359), il y a, comme nous l'avons montré en parlant des fonctions sacerdotales (n° 392 ss.) une telle obligation de se conformer à Jésus-Christ, et d'édifier le prochain que, malgré tous nos efforts, nous restons toujours au-dessous de l'idéal tracé par l'Evangile et le Pontifical. Nous devons donc nous dire chaque jour qu'il nous reste encore beaucoup à faire pour l'atteindre.
405. D'ailleurs nous vivons au milieu du monde et de ses dangers, tandis que les religieux sont protégés par leurs règles et tous les avantages de la vie commune. Si donc ils sont obligés à tendre sans cesse à la perfection, ne le sommes-nous pas autant et, plus qu'eux ? Et si nous n'avons pas, pour protéger notre vertu, les barrières extérieures qui défendent la leur, ne devons-nous pas y suppléer par une force intérieure plus grande, qui ne peut évidemment sacquérir que par des efforts sans cesse renouvelés vers une vie meilleure ? Le monde auquel nous sommes obligés de nous mêler, tend sans cesse à rabaisser notre idéal ; il faut donc le relever constamment par un retour fréquent à l'esprit du sacerdoce.
Ce qui fait de ce progrès un devoir plus pressant, c'est que de notre degré de sainteté dépend le salut et la sanctification des âmes qui nous sont confiées : en vertu des lois ordinaires de la providence surnaturelle, un prêtre fait d'autant plus de bien qu'il est plus saint, comme nous l'avons montré, (n° 398 ss). Serait-il donc conforme à notre mission de sanctificateurs d'âmes de nous arrêter au milieu ou même au début de la voie parfaite, alors que tant d'âmes en danger de se perdre nous crient de tous côtés de leur venir en aide : « transiens... adjuva nos ? » (Act., XVI, 9). A ce cri de détresse il n'y a évidemment qu'une réponse digne d'un prêtre, c'est celle de Notre Seigneur lui-même : « Je me sanctifie et me sacrifie pour qu'ils soient sanctifiés en toute vérité » (Joan., XVII, 19).
406. Nous n'examinerons pas ici la question de savoir si le prêtre, obligé à une perfection intérieure plus grande que le simple religieux, est dans l'état de perfection. Ceci est, à vrai dire, une question de Droit canon, et elle est communément résolue par la négative, parce que le prêtre, même s'il est pasteur d'âmes, n'a pas cette stabilité que requiert canoniquement l'état de perfection. Quant au prêtre, qui est en même temps religieux, il a évidemment toutes les obligations du sacerdoce, et de plus celles de ses vux, et il trouve dans sa règle des secours, plus abondants pour être un Saint. Mais il n'oubliera pas que son sacerdoce l'oblige à une perfection plus grande que celle de l'état religieux.
Ainsi le clergé séculier et le clergé régulier, sans jamais se jalouser, s'estimeront et se soutiendront mutuellement, n'ayant qu'un seul et même but, glorifier Dieu en lui gagnant le plus d'âmes possible, et profitant des vertus et des succès qu'ils remarqueront dans leurs frères pour s'exciter à une noble émulation (Hebr., X, 24).
CHAPITRE V. Des moyens généraux de perfection
407. Après avoir acquis la conviction profonde que nous devons tendre à la perfection, il n'y a plus qu'à rechercher et mettre en pratique les moyens qui nous rapprochent du but à atteindre. Il s'agit ici des moyens généraux, communs à toutes les âmes qui veulent progresser ; dans la seconde partie nous traiterons des moyens spéciaux qui conviennent aux différents degrés de la vie spirituelle.
Ces moyens sont intérieurs ou extérieurs : les premiers sont des dispositions ou des actes de l'âme elle-même qui l'élèvent graduellement vers Dieu ; les seconds comprennent, outre ces actes, des secours extérieurs qui aident l'âme dans cette ascension. Il importe d'en donner une vue synthétique.
408. I. Parmi les moyens intérieurs quatre s'imposent à notre attention :
1° Le désir de la perfection, qui est le premier pas en avant et nous donne l'élan nécessaire pour triompher des obstacles ;
2° La connaissance de Dieu et de soi-même : puisqu'il s'agit d'unir l'âme à Dieu, mieux on connaîtra ces deux termes et plus il sera facile de les rapprocher : noverim te, Domine, ut amem te, noverim me ut despiciam me !
3° La conformité à la volonté divine, qui, en soumettant notre volonté à celle de Dieu, est la marque la plus authentique d'amour et le moyen le plus efficace de nous unir à la source de toute perfection : unum velle, unum nolle.
4° La prière, considérée au sens le plus large comme adoration et demande, mentale ou vocale, privée ou publique, ascensio mentis in Deum ; par elle nous unissons à Dieu toutes nos facultés intérieures, mémoire et imagination, entendement, volonté, et même nos actes extérieurs, en tant qu'ils sont l'expression de notre esprit de prière.
II. Les moyens extérieurs peuvent aussi se ramener à quatre principaux :
1° La direction : de même en effet que Dieu a institué une autorité visible pour gouverner extérieurement son Eglise, de même il a voulu que les âmes au for interne fussent conduites par un guide spirituel expérimenté, qui puisse leur faire éviter les écueils, activer et diriger leurs efforts ;
2° Un règlement de vie, qui, approuvé par le directeur, prolonge son action dans les âmes ;
3° Les conférences, exhortations ou lectures spirituelles qui, bien choisies, nous mettent en contact avec la doctrine et les exemples des Saints et nous entraînent à leur suite ;
4° La sanctification des relations sociales de parenté, d'amitié ou d'affaires, qui nous permet d'orienter vers Dieu non seulement nos exercices de piété, mais toutes nos actions et surtout nos devoirs d'état.
I. Moyens intérieurs Désir de la perfection.
Connaissance de Dieu et de soi-même.
Conformité à la volonté divine.
Prière.
II. Moyens extérieurs Direction.
Règlement de vie.
Lectures et conférences spirituelles.
Sanctification des relations sociales.
ART. I. DES MOYENS INTÉRIEURS DE PERFECTION
§ I. Le désir de la perfection
409. Le premier pas vers la perfection, c'est de la désirer sincèrement, ardemment et constamment. Pour nous en rendre compte, étudions : 1° sa nature ; 2° sa nécessité et son efficacité ; 3° ses qualités ; 4° les moyens de l'entretenir.
I. Nature de ce désir
410. 1° Le désir en général est un mouvement de l'âme vers le bien absent ; il diffère donc de la joie, qui est la satisfaction de posséder le bien présent. Il en est de deux sortes : le désir sensible, ou élan passionné vers le bien sensible absent ; le désir rationnel, qui est un acte de la volonté se portant avec ardeur vers un bien spirituel. Parfois ce désir réagit sur la sensibilité et se mêle ainsi de sentiment. Dans l'ordre surnaturel, nos bons désirs sont influencés par la grâce divine, ainsi que nous l'avons lit plus haut.
411. 2° On peut dont définir le désir de la perfection : un acte de la volonté qui, sous l'influence de la grâce, aspire sans cesse au progrès spirituel. Cet acte est parfois accompagné d'émotions, de pieux sentiments qui intensifient le désir ; mais cet élément n'est pas nécessaire.
412. 3° Ce désir naît de l'action combinée de la grâce et de la volonté. De toute éternité Dieu nous aime, et par là même désire sunir à nous : « Et in caritate perpetua dilexi te ; ideo attraxi te, miserans. » (Jerem., XXXI, 3). Avec un amour inlassable il nous recherche, nous poursuit, comme s'il ne pouvait être heureux sans nous. D'un autre côté, quand notre âme éclairée par la foi se replie sur elle-même, elle sent un vide immense que rien ne peut combler, rien sauf l'infini, Dieu lui-même. Elle soupire donc après Dieu, après lamour divin, après la perfection, comme le cerf altéré soupire après la source d'eau vive : « Quemadmodum desiderat cervus ad fontes aquarum, ita desiderat anima mea post te... Sitivit in te anima mea
» (Ps. XLI, 2, LXII, 2). Et, comme sur terre ce désir n'est jamais assouvi, parce qu'il nous reste toujours à progresser vers l'union divine, il en résulte que, si nous n'y mettons pas d'obstacles, il grandira sans cesse.
413. 4° Malheureusement bien des obstacles tendent à l'étouffer, ou du moins à l'amoindrir : c'est la triple concupiscence, que nous avons déjà décrite n° 193, c'est l'horreur des difficultés à vaincre, des efforts à renouveler pour correspondre à la grâce et progresser. Il faut donc se bien convaincre de sa nécessité, et prendre les moyens de le ranimer.
II. Sa nécessité et son efficacité
414. 1° Nécessité. Le désir est le premier pas vers la perfection, la condition sine qua non pour y parvenir. Le chemin de la perfection est ardu et suppose des efforts énergiques et constants, puisque, comme nous l'avons dit, on ne peut progresser dans J'amour de Dieu sans sacrifices, sans lutter contre la triple concupiscence et la loi du moindre effort. Or on n'entre pas dans un chemin difficile, escarpé, si on n'a pas le désir ardent d'arriver au but ; y fût-on entré, on l'abandonnerait vite, si on n'était soutenu dans ses efforts par l'élan de l'âme vers la perfection.
A) Aussi tout, dans nos Saints Livres, tend exciter en nous ce désir. Dans les Evangiles comme dans les Epitres, on nous exhorte sans cesse à la perfection. Nous l'avons déjà montré en parlant de l'obligation de tendre à la perfection : les textes qui établissent cette nécessité ont pour but de stimuler notre désir du progrès. Si on nous donne comme idéal l'imitation des perfections divines et comme modèle Jésus lui-même, si on raconte ses vertus, si on nous presse de l'imiter, n'est-ce pas pour exciter en nous le désir de la perfection ?
415. B) La Sainte Liturgie ne procède pas autrement. En reproduisant dans le cours de l'année les différentes phases de la vie de Notre Seigneur, elle nous fait exprimer les désirs les plus ardents pour l'avènement du règne de Jésus dans les âmes pendant le temps de lAvent ; pour sa croissance dans nos curs au temps de Noël et de l'Epiphanie ; pour les exercices de la pénitence, en tant qu'ils nous préparent aux grâces de la Résurrection, dans la période de la Septuagésime à Pâques ; pour l'union intime avec Dieu, au temps pascal ; pour les dons du Saint Esprit à partir de la Pentecôte. Ainsi, pendant toute l'année liturgique, elle ne fait que stimuler notre désir du progrès spirituel, tantôt sous une forme et tantôt sous une autre.
416. C) L'expérience qu'on acquiert en lisant la vie des Saints ou en dirigeant les âmes, nous montre que, sans le désir de la perfection fréquemment renouvelé, les âmes n'avancent pas dans les voies spirituelles. C'est bien ce que nous dit Sainte Thérèse : « Ne rétrécissons pas nos désirs, c'est d'une haute importance. Croyons fermement qu'avec le secours divin et des efforts, nous pourrons par succession de temps acquérir nous aussi ce que tant de saints, aidés par Dieu, sont parvenus à obtenir. Si jamais ils n'avaient conçu de semblables désirs, et si peu à peu ils n'en étaient venus à l'exécution, jamais ils ne seraient montés si haut... Ah ! combien il importe dans la vie spirituelle de s'animer aux grandes choses ! » (Vie par elle-même, ch. XIII, p. 164). La Sainte en est elle-même un exemple frappant ; tant qu'elle n'eut pas résolu de briser tous les liens qui retardaient son élan vers les sommets de la perfection, elle se traîna péniblement dans la médiocrité ; du jour où elle résolut de se donner entièrement à Dieu, elle progressa merveilleusement.
417. La pratique de la direction confirme l'enseignement des saints. Quand on rencontre des âmes généreuses qui ont le désir humble et soutenu de progresser dans les voies spirituelles, elles goûtent et pratiquent les moyens de perfection qu'on leur suggère. Si au contraire ce désir est absent ou faible, on s'aperçoit vite que les plus pressantes exhortations n'ont que peu d'effet ; la nourriture de l'âme, comme celle du corps, ne profite bien qu'à ceux qui en ont faim et soif : Dieu comble de ses biens ceux qui s'en montrent affamés, mais ne les distribue qu'avec parcimonie à ceux qui n'en ont cure (Luc, I, 53).
C'est ce qui ressort aussi de l'efficacité du désir.
418. 2° Efficacité du désir de la perfection. Ce désir est une véritable force qui nous fait avancer vers une vie meilleure.
a). La psychologie montre en effet que l'idée, quand elle est profonde, tend à provoquer l'acte correspondant. C'est encore plus vrai lorsque la pensée est accompagnée du désir : car le désir est déjà un acte de la volonté qui met en branle nos facultés exécutrices. Ainsi donc désirer la perfection, c'est y tendre ; et y tendre est un commencement de réalisation. Désirer aimer Dieu, c'est déjà l'aimer, puisque Dieu voit le fond de nos curs et nous tient compte de toutes nos intentions. De là ce mot profond de Pascal : « Tu ne me chercherais pas, si tu ne m'avais pas trouvé ». Or désirer, c'est chercher, et qui cherche, trouve : « Omnis enim qui quærit, invenit » (Matth., VII, 8).
419. b) De plus, dans l'ordre surnaturel, le désir est une prière, une ascension de l'âme vers Dieu, une sorte de communion spirituelle avec Lui, qui élève notre âme vers Lui et l'attire à nous. Or Dieu se plaît à exaucer nos prières, surtout quand elles ont pour but notre sanctification, qui est le désir le plus ardent de son cur : « hæc est enim voluntas Dei, sanctificatio vestra » (I Thess., IV, 3). C'est ainsi que, dans l'Ancien Testament, Dieu nous presse de chercher, de poursuivre la sagesse, c'est-à-dire la vertu, fait les plus belles promesses à ceux qui écoutent sa voix, et l'octroie généreusement à ceux qui le désirent (Sap., VII, 7). Et, dans l'Evangile, Notre Seigneur nous invite à étancher en Lui notre soif spirituelle : « Si quis sitit, veniat ad me et bibat » (Joan., VII, 37). Plus donc nos désirs sont ardents, et plus nous recevons de grâces : car la source d'eau vive est intarissable.
420. c) Enfin le désir, en dilatant notre âme, la rend plus apte aux communications divines. Du côté de Dieu, il y a une telle plénitude de bonté et de grâces que la mesure qui nous est octroyée est proportionnée dans une large mesure à notre capacité de recevoir. Plus donc nous dilatons notre âme par de sincères et ardents désirs, et plus elle est apte à recevoir de la plénitude divine (Ps. CXVIII, 131 ; LXXX, 11).
III. Qualités que doit avoir le désir de la perfection
Pour produire ces heureux résultats, le désir de la perfection doit être surnaturel, prédominant, progressif et pratique.
421. 1° Il doit être surnaturel dans son motif, comme dans son principe :
a) Dans son motif, c'est-à-dire, s'appuyer sur les raisons que la foi nous fournit, et que nous avons déjà exposées : la nature et l'excellence de la vie chrétienne et de la perfection, la gloire de Dieu, l'édification du prochain, le bien de notre âme, etc.
b) Dans son principe, en ce sens qu'il doit se produire sous l'action de la grâce, qui seule peut nous donner la lumière pour comprendre et goûter ces motifs, et la force nécessaire pour agir en conformité avec nos convictions. Et, comme la grâce s'obtient par la prière, il faut demander avec instance que Dieu augmente en nous ce désir de la perfection.
422. 2° Il doit être prédominant, en d'autres termes, plus intense que tout autre désir. Puisque la perfection est en effet le trésor caché, la perle précieuse qu'il faut acheter à tout prix, et qu'à chaque degré de perfection chrétienne correspond un degré de gloire, de vision béatifique et d'amour, il faut la désirer et la rechercher plus que toute autre chose (Matth., VI, 33).
423. 3° Constant et progressif : la perfection étant une uvre de longue haleine, qui demande de la persévérance et du progrès, il faut constamment renouveler son désir de mieux faire. C'est pour cela que Notre Seigneur nous dit de ne pas regarder en arrière, pour voir le chemin déjà parcouru, et s'arrêter avec complaisance sur les efforts déjà réalisés : « Nemo mittens manum ad aratrum et respiciens retro, aptus est regno Dei » (Luc, IX, 62). Il faut au contraire, nous dit Saint Paul, regarder en avant pour voir le chemin qui reste à parcourir et tendre ses énergies comme le coureur qui tend le bras en avant pour mieux saisir le but (Philip., II, 14). Plus tard, Saint Augustin insistera beaucoup sur cette même vérité : car, dit-il, s'arrêter, c'est reculer ; s'attarder pour contempler le chemin parcouru, c'est perdre son ardeur. Toujours viser à mieux faire, toujours aller de l'avant, telle est la devise de la perfection.
Il faut donc contempler non pas le bien qu'on a fait, mais celui qui reste à faire ; regarder non ceux qui font moins bien que nous, mais ceux qui font mieux, les fervents, les saints, et surtout le Saint par excellence, Jésus lui-même, notre vrai modèle. Alors plus on avance, et plus on se sent éloigné du but, précisément parce qu'on voit mieux combien le but est élevé .
Cependant il ne doit y avoir dans nos désirs rien de trop empressé, de fiévreux, et surtout rien de présomptueux; les efforts violents ne durent pas, et les présomptueux sont vite découragés après les premiers échecs. Ce qui nous fait avancer, c'est un désir calme, réfléchi, basé sur des convictions, appuyé sur la toute-puissance de la grâce, et souvent renouvelé.
424. 4° Alors il devient pratique et efficace, parce qu'il porte non sur un idéal impossible à réaliser, mais sur les moyens qui sont à notre portée. Il est des âmes qui ont un magnifique idéal, mais purement spéculatif, qui aspirent à une haute sainteté mais négligent les moyens d'y arriver. Il y a là un double danger : on peut croire qu'on est déjà parfait, parce qu'on rêve de perfection, et s'en enorgueillir ; on peut s'arrêter, et déchoir. Il faut au contraire se rappeler l'adage : qui veut la fin, veut les moyens ; et se dire que c'est la fidélité aux petites choses qui assure la fidélité aux grandes, et que par conséquent il faut immédiatement appliquer son désir de perfection à l'action présente quelque minime qu'elle soit; car c'est la fidélité dans les petites choses qui assure la fidélité dans les grandes (Luc, XVI, 10). Désirer la perfection, et remettre l'effort au lendemain, vouloir se sanctifier dans les grandes occasions et négliger les petites, c'est une double illusion qui dénote un manque de sincérité, ou du moins un manque de psychologie. Il faut sans doute un idéal élevé, mais aussi des réalisations immédiates et progressives.
IV. Moyens pour exciter ce désir de perfection
425. 1° Le désir de la perfection étant basé sur des convictions surnaturelles, c'est surtout par la méditation et la prière qu'on peut l'acquérir et l'augmenter. Il faut donc avant tout réfléchir sur les grandes vérités que nous avons exposées dans les chapitres précédents, la nature et l'excellence de cette vie que Dieu vient lui-même nous communiquer, la beauté, les richesses d'une âme qui cultive cette vie, les délices que Dieu lui réserve dans le ciel ; méditer la vie des Saints qui ont d'autant plus progressé qu'ils avaient un désir plus ardent et plus constant de se rapprocher chaque jour de la perfection. Pour que cette méditation soit plus profitable, il faut y joindre la prière, qui, en attirant la grâce, fait pénétrer ces convictions jusqu'au plus intime de l'âme.
426. 2° Mais il est des circonstances plus favorables où l'action de la grâce se fait plus vivement sentir. Un directeur spirituel avisé saura en profiter pour exciter en ses pénitents des désirs de perfection.
a) Ainsi, dès le premier éveil de la raison, Dieu sollicite l'enfant à se donner à lui ; combien il importe que parents et confesseurs en profitent pour stimuler et diriger l'élan de ces jeunes curs ! Il en est de même du moment de la première communion, privée ou solennelle, du moment où se dessine la vocation, où se fait le choix d'un état de vie, quand on entre au collège, au Séminaire ou au noviciat ; ou bien quand on reçoit le sacrement de mariage. En toutes ces circonstances Dieu accorde des grâces spéciales, et il importe d'y répondre généreusement.
427. b) Il y a aussi le temps des retraites. Le recueillement prolongé qu'elles entraînent, les instructions qu'on y entend, les lectures qu'on y fait, accompagnées d'examens de conscience et de prières, et surtout les grâces plus abondantes qu'on y reçoit, contribuent à fortifier nos convictions, nous font mieux connaître l'état de notre conscience et détester plus cordialement nos péchés et leurs causes, suggèrent des résolutions plus pratiques et plus généreuses, et nous donnent un nouvel élan vers la perfection. C'est ainsi que, depuis quelques années, l'usage plus fréquent des retraites fermées a servi à former, dans le clergé et parmi les laïques, des hommes d'élite qui n'ont qu'une ambition, celle de progresser dans la vie spirituelle. Les directeurs de Séminaires savent aussi quels effets merveilleux produisent dans la jeunesse cléricale les retraites qui se font au début de chaque année et au moment des ordinations ; c'est alors que se forment, se renouvellent ou s'intensifient de généreux désirs pour une vie meilleure. Il importe donc de profiter de ces occasions pour répondre à l'appel de Dieu et commencer ou perfectionner la réforme de soi-même.
428. C) Les épreuves providentielles, physiques ou morales, comme la maladie, les deuils de famille, les angoisses morales, les revers de fortune, sont souvent accompagnées de grâces intérieures qui nous stimulent vers une vie plus parfaite. Elles nous détachent de ce qui n'est pas Dieu, purifient l'âme par la souffrance, nous font désirer le ciel et la perfection qui en est le chemin, pourvu que lâme profite de ces épreuves pour se tourner vers Dieu.
429. d) Enfin il est des moments où le Saint-Esprit produit dans les âmes des mouvements intérieurs qui les inclinent vers une vie plus parfaite : il les éclaire sur la vanité des choses humaines, sur le bonheur de se donner plus complètement à Dieu, et les presse de faire des efforts plus énergiques. Il faut évidemment profiter de ces grâces intérieures pour accentuer sa marche en avant.
430. 3° Il est enfin des exercices spirituels qui tendent de leur nature à stimuler notre désir de perfection ; ce sont :
a) L'examen particulier, qui nous oblige chaque jour à rentrer en nous-même sur un point spécial, non seulement pour constater nos défaillances ou nos progrès, mais encore et surtout pour renouveler notre volonté d'avancer dans la pratique de telle ou telle vertu. (n° 468).
b) La confession bien faite, en vue de nous corriger de tel ou tel défaut (n° 262).
c) La retraite du mois et les retraites annuelles qui viennent périodiquement nous retremper dans le désir de mieux faire.
Conclusion
431. En utilisant ces divers moyens, nous maintenons notre volonté constamment ou du moins habituellement orientée vers le progrès spirituel. Alors, soutenus par la grâce de Dieu, nous triomphons plus aisément des obstacles ; nous avons sans doute parfois de légères défaillances, mais, stimulés par le désir du progrès, nous reprenons courageusement notre marche en avant, et nos défaites partielles, en nous exerçant à l'humilité, ne servent qu'à nous rapprocher de Dieu.
§ II. De la connaissance de Dieu et de soi-même
432. Puisque la perfection consiste dans l'union de notre âme à Dieu, il est évident que, pour y arriver, il faut tout d'abord connaître les deux termes de l'union, Dieu et l'âme : la connaissance de Dieu nous mènera directement à l'amour : noverim te ut amem te ! la connaissance de soi, en nous faisant apprécier ce que Dieu a mis de bon en nous, nous excitera à la reconnaissance, et la vue de nos misères et de nos défauts, en nous faisant concevoir un juste mépris de nous-même, produira directement l'humilité : noverim me, ut despiciam me, et, par voie de conséquence, l'amour divin, puisque c'est dans le vide de soi que s'opère l'union avec Dieu.
I. De la connaissance de Dieu
433. Pour aimer Dieu, il faut avant tout le connaître : nil volitum quin præcognitum. Plus donc nous nous appliquons à étudier ses perfections, et plus notre cur s'embrase d'amour pour lui, car tout en lui est aimable : il est la plénitude de l'être, plénitude de beauté, de bonté et d'amour : Deus caritas est. Cela est évident. Reste donc à déterminer : 1° ce qu'il nous faut connaître de Dieu pour l'aimer; 2° et comment arriver à cette connaissance affectueuse.
1° Ce quil nous faut connaître de Dieu
Il nous faut connaître sur Dieu tout ce qui peut nous le faire admirer et aimer, par conséquent son existence, sa nature, ses attributs, ses uvres, surtout sa vie intime et ses relations avec nous. Rien de ce qui touche à la divinité n'est étranger à la dévotion : les vérités les plus abstraites elles-mêmes ont un côté affectif qui aide singulièrement la piété. Montrons-le par quelques exemples tirés de la philosophie et de la théologie.
434. A) Vérités philosophiques. a) Les preuves métaphysiques de l'existence de Dieu semblent bien abstraites ; et cependant elles sont une mine de précieuses réflexions qui mènent à l'amour divin. Dieu premier moteur immobile, acte pur, est la source de tout mouvement ; donc je ne puis me mouvoir qu'en Lui et par Lui ; c'est Lui qui doit être le premier principe de toutes nos actions ; et s'Il en est le premier principe, il doit en être la fin : Ego sum principium et finis. Dieu est la cause première de tous les êtres, de tout ce quil y a de bon en moi, de nos facultés, de nos actes : donc à Lui seul tout honneur et toute gloire !, Dieu est l'Etre nécessaire, le seul nécessaire « unum necessarium » ; par conséquent le seul bien à poursuivre ; tout le reste n'est que du contingent, de l'accessoire, du transitoire, et ne peut être utile qu'autant qu'il nous conduit à cet unique nécessaire. Dieu est l'infinie perfection, et les créatures ne sont qu'un pâle reflet de sa beauté, c'est donc Lui l'idéal à poursuivre : « Estote Perfecti sicut et Pater vester cælestis perfectus est » (Matth., V, 48) ; nous ne devons donc mettre aucunes bornes à notre perfection : « Moi qui suis infini, disait Dieu à Ste Catherine de Sienne, je suis en quête d'uvres infinies, c'est à dire d'un sentiment infini d'amour » (Dialog. I, p. 40).
435. b) Si de là nous passons à la nature divine, le peu que nous en connaissons nous détache des créatures et de nous-même pour nous élever à Dieu. Il est la plénitude de lêtre « Ego sum qui sum » ; donc mon être n'est qu'un être d'emprunt, incapable de subsister par lui-même, et doit reconnaître son absolue dépendance de l'Etre divin. C'est ce que Dieu voulait inculquer à Ste Catherine de Sienne, lorsqu'il lui disait : « Sais-tu, ma fille, ce que tu es, ce que je suis
Tu es celle qui n'est pas, et moi je suis Celui qui est » (Vie, t. I, p. 71) Quelle leçon d'humilité et d'amour !
436. c) Il en est de même des attributs divins : il n'en est aucun qui, bien médité, ne serve à stimuler notre amour sous une forme ou sous une autre : la simplicité divine nous excite à pratiquer cette simplicité ou pureté d'intention qui nous fait tendre directement à Dieu, sans aucun retour désordonné sur nous-même ; son immensité, qui nous enveloppe et nous pénètre, est le fondement de cet exercice de la présence de Dieu si cher et si profitable aux âmes pieuses ; son éternité nous détache de tout ce qui passe, en nous rappelant que ce qui n'est pas éternel n'est rien : « quod æternum non est nihil est » ; son immutabilité nous aide à pratiquer, au milieu des vicissitudes humaines, ce calme si nécessaire à l'union intime et durable ; son infinie activité stimule la nôtre et nous empêche de tomber dans la nonchalance ou dans une sorte de quiétisme dangereux ; sa toute-puissance, mise au service de son infinie sagesse et de sa miséricordieuse bonté nous inspire une confiance filiale qui nous facilite singulièrement la prière et le saint abandon ; sa sainteté nous fait haïr le péché et aimer cette pureté de cur qui mène à l'union intime avec Dieu : « Beati mundo corde, quoniam ipsi Deum videbunt » ; son infaillible vérité est le fondement le plus solide de notre foi ; sa beauté, sa bonté, son amour ravissent notre cur et y suscitent des élans d'amour et de reconnaissance. Aussi les âmes saintes aiment à se perdre dans la contemplation des divins attributs : en admirant et en adorant les perfections de Dieu, elles en attirent quelque chose dans leur âme.
437. B) Elles se plaisent surtout à contempler les vérités révélées, qui toutes se ramènent à l'histoire de la vie divine ; sa source dans la Sainte Trinité ; ses premières communications par la création et la sanctification de l'homme ; sa restauration par l'Incarnation ; sa diffusion actuelle par l'Eglise et les Sacrements ; sa consommation finale dans la gloire. Chacun de ces mystères les ravit et les enflamme d'amour pour Dieu, pour Jésus, pour les âmes, pour toutes les choses divines.
438. a) La vie divine dans sa source, cest la Sainte Trinité : Dieu, qui est la plénitude de l'être et de la charité, se contemple de toute éternité ; en se contemplant, il produit son Verbe, et ce Verbe est son Fils, distinct de lui et cependant parfaitement égal à lui, sa vivante et substantielle image. Il aime ce Fils et en est aimé ; de cet amour mutuel jaillit le Saint-Esprit, distinct du Père et du Fils, dont il procède, et parfaitement égal à l'un et à l'autre. Et c'est cette vie à laquelle nous participons !
439. b) Parce qu'il est infiniment bon, Dieu veut se communiquer à d'autres êtres : il le fait par la création et surtout par la sanctification. Par la création nous sommes les serviteurs de Dieu, et c'est déjà pour nous un grand honneur ; car que Dieu ait pensé à moi de toute éternité, qu'il m'ait choisi entre des milliards de possibles pour me donner l'existence, la vie, l'intelligence, quel sujet d'admiration, de reconnaissance et d'amour ! Mais qu'il m'ait appelé à participer à sa vie divine, qu'il m'ait adopté pour enfant, qu'il me destine à la claire vision de son essence et à un amour sans partage, n'est-ce pas là le comble de la charité ? Et n'est-ce pas un puissant motif de l'aimer sans réserve ?
440. c) Nous avions perdu, par la faute de notre premier père, nos droits à la vie divine et étions incapables de les recouvrer par nous-mêmes. Mais voici que le Fils de Dieu voit notre détresse, se fait homme comme nous, devient ainsi la tête d'un corps mystique dont nous sommes les membres, expie nos péchés par sa douloureuse Passion, et sa mort sur la Croix, nous réconcilie avec Dieu, et fait de nouveau couler dans nos âmes une participation à cette vie qu'il a puisée dans le sein du Père, Est-il rien de plus propre à nous faire aimer le Verbe Incarné, à nous unir étroitement à Lui, et par Lui au Père ?
441. d) Pour faciliter cette union, Jésus demeure parmi nous ; il y demeure par son Eglise, qui nous transmet et nous explique ses enseignements. Il y demeure par ses Sacrements, canaux mystérieux de la grâce qui nous communiquent la vie divine. Il y demeure surtout par l'Eucharistie, où il perpétue à la fois sa présence, son action bienfaisante et son sacrifice : son sacrifice, par la Sainte Messe, où il renouvelle d'une façon mystérieuse son immolation ; son action bienfaisante, par la Communion, où il vient avec tous ses trésors de grâce, perfectionner notre âme et lui communiquer ses vertus ; sa présence permanente, en s'emprisonnant volontairement, jour et nuit, dans le tabernacle, où nous pouvons le visiter, converser avec lui, glorifier avec lui l'adorable Trinité, trouver en lui la guérison de nos blessures spirituelles, et la consolation dans nos tristesses et nos abattements : Venite ad me omnes qui laboratis et onerati estis, et ego reficiam vos » (Matth., XI, 28).
442. 6) Et ceci n'est que le prélude de cette vie consommée en Dieu dont nous jouirons pendant l'éternité ; nous le verrons face à face, tel qu'il se voit lui-même, et l'aimerons d'un amour parfait ; en lui nous verrons et aimerons tout ce qu'il y a de grand et de noble. Sortis de Dieu par la création nous revenons à lui par la glorification, et, en le glorifiant nous trouvons le bonheur parfait.
Le dogme est donc la source de la vraie dévotion, son aliment ; et il nous reste à dire comment nous devons l'utiliser à ce point de vue.
2° Moyens pour acquérir cette connaissance de Dieu
443. Pour acquérir cette connaissance affectueuse de Dieu, trois moyens principaux se présentent à nous : 1° l'étude pieuse de la philosophie et de la théologie ; 2° la méditation ou l'oraison ; 3° l'habitude de voir Dieu en toutes choses.
A) L'étude pieuse de la théologie. On peut étudier la philosophie et la théologie de deux façons : avec l'esprit seulement, comme on étudie toute autre science, ou avec l'esprit et le cur tout à la fois. C'est cette dernière façon qui engendre la piété. Lorsque Saint Thomas se plongeait dans l'étude approfondie des grandes questions philosophiques et théologiques, il le faisait, non pas comme un sage de la Grèce, mais comme un disciple, un amant du Christ ; c'est ainsi que, selon son expression, la théologie traite des choses divines et des actes humains, en tant qu'ils nous conduisent à la connaissance parfaite de Dieu, et par suite à l'amour. Aussi sa piété surpassait encore sa science. Ainsi en était-il de Saint Bonaventure et des grands théologiens. Sans doute la plupart d'entre eux n'ont pas fait de pieuses réflexions sur les grands mystères de notre foi qu'ils se bornent à exposer et à prouver ; mais c'est du fond même de ces vérités, que jaillit la piété : et quiconque étudie avec esprit de foi, ne peut s'empêcher d'admirer et d'aimer Celui dont la théologie nous révèle la grandeur et la bonté. Cela est vrai surtout de ceux qui savent utiliser les dons de science et d'intelligence : le premier nous fait monter des créatures à Dieu, en nous dévoilant leurs rapports avec la divinité ; le second nous fait pénétrer au dedans des vérités révélées, pour en saisir les merveilleuses harmonies.
A l'aide de ces lumières, le pieux théologien saura s'élever des vérités les plus spéculatives aux actes d'adoration, d'admiration, de reconnaissance et d'amour qui jaillissent spontanément de l'étude des dogmes chrétiens. Ces actes, loin de paralyser son activité intellectuelle, ne feront que l'affiner et la stimuler : on étudie mieux, avec plus d'activité et de constance, ce que l'on aime ; on y découvre des profondeurs que l'intelligence seule ne pénétrerait pas ; on en déduit des conséquences qui agrandissent le champ de la théologie en nourrissant la piété.
444. B) Mais à l'étude il faut joindre la méditation. On ne médite pas assez les dogmes chrétiens, ou du moins on ne les médite souvent que par leurs côtés accessoires. Il ne faut pas craindre de les prendre directement, et en leur fond, comme sujet principal de nos oraisons. C'est alors qu'à la lumière de la foi, sous l'action du Saint-Esprit, l'âme atteint à des hauteurs et pénètre à des profondeurs que l'intelligence seule ne saurait percevoir. Nous en trouvons la preuve dans les écrits d'âmes simples, élevées à la contemplation, qui nous ont laissé sur Dieu, Jésus-Christ, sa doctrine, ses sacrements, des aperçus qui rivalisent avec ceux des meilleurs théologiens. D'ailleurs Saint Thomas n'a-t-il pas dit qu'il avait plus appris à l'école de son crucifix que dans les livres des Docteurs ? La raison en est que, dans le silence et le calme de l'oraison, Dieu parle plus facilement au cur, et que sa parole, mieux comprise, éclaire l'intelligence, réchauffe le cur et met en branle la volonté. C'est alors aussi que le Saint-Esprit daigne communiquer, outre les dons de science et d'intelligence, celui de sagesse, qui fait goûter les vérités de la foi, les fait aimer et pratiquer, établissant ainsi une union très étroite entre l'âme et Dieu. C'est ce qu'a si bien décrit l'auteur de l'Imitation : « Heureuse l'âme qui entend le Seigneur lui parler intérieurement et qui reçoit de sa bouche la parole de consolation » (l. III, c. I).
Le souvenir fréquent et affectueux de Dieu pendant la journée prolonge et complète les heureux effets de l'oraison : en pensant à lui, on l'aime davantage, et l'amour affine notre connaissance.
445. C) Alors se contracte plus facilement l'habitude de s'élever des créatures au Créateur, et de voir Dieu dans toutes ses uvres : les choses, les personnes, les événements.
La base de cette pratique, c'est l'exemplarisme divin, enseigné par Platon, perfectionné par Saint Augustin et Saint Thomas, que l'Ecole de Saint Victor a mis en lumière, et qu'a repris l'Ecole de spiritualité française du XVIIe siècle. Tous les êtres ont existé dans la pensée de Dieu avant d'être créés : il les a conçus dans son intelligence avant de les produire au dehors, et il a voulu que tous fussent, à des degrés divers, un reflet de ses divines perfections. Si donc nous contemplons les choses créées non pas seulement des yeux du corps, mais des yeux de l'âme, à l'aide des lumières de la foi, nous y verrons :
a) que toutes les créatures, selon leur degré de perfection, sont un vestige, ou une image, ou une similitude de Dieu ; que toutes nous disent qu'elles ont Dieu pour auteur et nous invitent à le louer, tout l'être qui est en elles, toute leur beauté et leur bonté, n'étant quune participation créée et finie de l'être divin ;
b) que les créatures intellectuelles en particulier, élevées à l'ordre surnaturel, sont des images, des similitudes vivantes de Dieu, participant, quoique d'une façon finie, à sa vie intellectuelle; que tous les baptisés étant membres du Christ, c'est Lui que nous devons voir en eux.
c) que tous les événements, heureux ou malheureux, sont destinés, dans la pensée divine, à perfectionner la vie surnaturelle qu'il leur a donnée, et à faciliter le recrutement des élus, si bien que nous pouvons profiter de tout pour sanctifier notre âme.
Ajoutons toutefois que, dans l'ordre chronologique, les âmes vont d'abord à Jésus-Christ, que c'est par lui qu'elles vont au Père, et que, arrivées à Dieu, elles ne cessent pas de se tenir étroitement unies à Jésus.
Conclusion : lexercice de la présence de Dieu
446. La connaissance affectueuse de Dieu nous conduit au saint exercice de la présence de Dieu, dont nous allons brièvement indiquer la base, la pratique et les avantages.
A) La base, c'est la doctrine de l'omniprésence de Dieu. Il est partout non seulement par son regard et son opération, mais aussi par sa substance. Comme le disait S. Paul aux Athéniens, « c'est en lui que nous avons la vie, le mouvement et l'être : in ipso enim vivimus, movemur et sumus » (Act., XVII, 28) ; ce qui est vrai au point de vue naturel comme au point de vue surnaturel. Comme Créateur, c'est lui qui, après nous avoir donné l'être et la vie, nous les conserve, et met en branle nos facultés par son concours ; comme Père, il nous engendre à la vie surnaturelle, qui est une participation à sa propre vie, collabore avec nous, comme cause principale, à sa conservation et à sa croissance, et se trouve ainsi intimement présent en nous, jusqu'au centre de notre âme, sans cesser cependant d'être distinct de nous. Et, comme nous l'avons dit, n° 92, c'est le Dieu de la Trinité qui vit en nous, le Père qui nous aime comme ses enfants, le Fils qui nous traite comme ses frères, et le Saint Esprit qui nous donne et ses dons et sa personne.
B) La pratique. Pour trouver Dieu, nous n'avons donc pas à le chercher jusque dans son ciel, nous le trouvons : a) tout près de nous dans les créatures qui nous entourent; c'est là qu'au début nous allons le chercher : toutes nous rappellent quelqu'une des perfections divines, mais surtout celles qui, douées d'intelligence, possèdent en elles le Dieu vivant (n° 92) ; elles nous servent comme d'échelons pour aller jusqu'à lui ; b) nous nous rappelons ensuite qu'il est tout près de ceux qui le prient avec confiance : « Prope est Dominus omnibus invocantibus eum » (Ps. CXLIV, 18) ; et notre âme se plaît à l'invoquer tantôt par de simples oraisons jaculatoires et tantôt par des prières plus longues.
C) Mais surtout nous nous souvenons que les trois divines personnes habitent en nous et que notre cur est un tabernacle vivant, un ciel où elles se donnent déjà à nous. Il nous suffit donc de rentrer en nous-mêmes, dans la cellule intérieure, comme l'appelle Ste Catherine de Sienne, et de fixer, avec l'il de la foi, l'hôte divin qui daigne y habiter. Alors nous vivrons sous son regard, sous son action, nous l'adorerons, et nous collaborerons avec lui à la sanctification de notre âme.
447. C) Il est facile de voir quels sont les avantages de cette pratique au point de vue de notre sanctification.
a) Elle nous fait éviter avec soin le péché. Qui donc oserait offenser la majesté divine au moment même où il sait que Dieu habite en lui, avec sa sainteté infinie qui ne peut souffrir la moindre tache, avec sa justice qui l'oblige à châtier les plus petites fautes, avec sa puissance qui arme son bras contre le coupable, et surtout avec sa bonté qui sollicite notre amour et notre fidélité ?
b) Elle stimule notre ardeur pour la perfection. Si un soldat, qui combat sous les yeux de son général, se sent porté à multiplier ses prouesses, comment ne pas se sentir prêts aux plus rudes labeurs, aux efforts les plus généreux, lorsque nous savons que nous combattons non pas seulement sous le regard de Dieu, mais avec sa collaboration toujours victorieuse, et encouragés par la couronne immortelle qu'il nous promet, surtout par le surcroît d'amour qu'il nous donne comme récompense ?
c) Et quelle confiance nous donne cette pensée ? Quelles que soient nos épreuves, nos tentations, nos fatigues, nos faiblesses, ne sommes-nous pas sûrs de la victoire finale, lorsque nous nous rappelons que Celui qui est la toute-puissance, et à qui rien ne résiste, vit en nous et met à notre service ses divines énergies ? Sans doute nous pouvons éprouver des échecs partiels, passer par des angoisses douloureuses ; mais nous sommes sûrs qu'appuyés sur lui nous triompherons, et que nos croix elles-mêmes ne servent qu'à nous faire aimer Dieu davantage et à multiplier nos mérites.
d) Enfin quelle joie pour nous de penser que Celui qui fait le bonheur des élus, et que nous verrons un jour, est déjà en notre possession, et que nous pouvons jouir de sa présence et converser avec lui tout le long du jour ?
La connaissance et la pensée, fréquente de Dieu sont donc très sanctifiantes ; il en est de même de la connaissance de soi-même.
II. De la connaissance de soi-même
La connaissance de Dieu nous porte directement à l'aimer, puisqu'il est infiniment aimable ; la connaissance de nous-mêmes nous y porte indirectement, en nous montrant le besoin absolu que nous avons de lui pour perfectionner les qualités qu'il nous a données et pour remédier à nos misères profondes. Nous allons donc exposer : 1° la nécessité de cette connaissance ; 2° son objet ; 3° les moyens d'y arriver.
1° La nécessité de la connaissance de soi-même
Quelques mots suffiront à nous en convaincre.
448. A) Si on ne se connaît pas soi-même, il est moralement impossible de se perfectionner. Car alors on se fait illusion sur son état, tombant, selon son caractère ou l'inspiration du moment, tantôt dans un optimisme présomptueux, qui nous fait croire que nous sommes déjà parfaits, tantôt dans le découragement, qui nous fait exagérer nos défauts et nos fautes ; dans l'un et l'autre cas, le résultat est presque le même, c'est l'inaction, ou du moins l'absence d'efforts énergiques et soutenus, le relâchement. Comment d'ailleurs corriger des défauts qu'on ne connaît pas ou qu'on connaît mal, cultiver des vertus, des qualités dont on n'a qu'une notion vague et confuse ?
449. B) Au contraire la connaissance claire et sincère de notre âme nous stimule à la perfection : nos qualités nous portent à remercier Dieu en correspondant plus généreusement à la grâce ; nos défauts et la conscience de notre impuissance nous montrent que nous avons encore beaucoup à faire et qu'il importe de ne perdre aucune occasion de progresser. Alors on profite de toutes les occasions pour déraciner ou du moins affaiblir, mortifier, dominer ses vices, pour cultiver et faire grandir ses qualités. Et parce quon a conscience de son incapacité, on demande humblement à Dieu la grâce d'avancer chaque jour, et, appuyé sur la confiance, on a l'espoir et le désir du succès : ce qui donne de lélan et de la constance dans l'effort.
2° Objet de la connaissance de soi-même
450. Remarques générales. Pour que cette connaissance soit plus efficace, il faut qu'elle embrasse tout ce qui se trouve en nous, qualités et défauts, dons naturels et dons surnaturels, attraits et répugnances, avec l'histoire de notre vie, nos fautes, nos efforts, nos progrès ; le tout étudié sans pessimisme, mais avec impartialité avec une conscience droite éclairée par la foi.
a) Il faut donc constater sincèrement, sans fausse humilité, toutes les qualités que le Bon Dieu a mises en nous, non pas certes pour nous en glorifier, mais pour en exprimer notre reconnaissance à leur auteur, et pour les cultiver avec soin : ce sont des talents qu'il nous a confiés et il nous en demandera compte. Le terrain à explorer est donc très vaste, puisqu'il comprend et les dons naturels et les dons surnaturels : ce que nous tenons plus directement de Dieu, ce que nous avons reçu de nos parents, de l'éducation, ce que nous devons à nos propres efforts soutenus par la grâce.
451. b) Mais il faut aussi se mettre courageusement en face de ses misères et de ses fautes. Tirés du néant, nous y tendons sans cesse ; nous ne subsistons ni ne pouvons agir que par le concours incessant de Dieu. Attirés au mal par la triple concupiscence (n° 193 ss.), nous avons augmenté cette tendance par nos péchés actuels et les habitudes qui en sont le résultat ; il faut humblement le reconnaître, et, sans découragement, se mettre à l'uvre, avec la grâce divine, pour guérir ces blessures par la pratique des vertus chrétiennes, afin de nous rapprocher ainsi de la perfection de notre Père céleste.
452. Applications. Pour nous guider dans cet examen, nous pouvons parcourir successivement nos dons naturels et surnaturels, en suivant une sorte de questionnaire qui facilitera la tâche de chacun d'entre nous.
A) Pour ce qui est des dons naturels, nous pouvons nous demander, sous le regard de Dieu, quelles sont les tendances principales qui semblent caractériser nos facultés, en suivant non un ordre strictement philosophique, mais simplement pratique
453. a) Par rapport à la sensibilité : est-ce elle qui domine chez nous ou est-ce la raison et la volonté ? Il y a en nous tous un mélange des deux, mais il n'est pas dosé chez tous de la même façon. Aimons-nous plus par sentiment que par volonté ou dévouement ?
Sommes-nous maître de nos sens extérieurs, ou leur esclave ? Quel empire exerçons-nous sur l'imagination et la mémoire ? Est-ce que ces facultés ne sont pas excessivement volages, souvent occupées en de vaines rêveries ? Sur nos passions ? Sont-elles bien orientées, modérées ? Est-ce la sensualité qui domine ou l'orgueil, la vanité ?
Sommes-nous apathiques, mous, nonchalants, paresseux ? Si nous sommes lents, sommes-nous du moins constants dans nos efforts ?
454. b) L'intelligence : de quelle nature est-elle, vive et claire, mais superficielle, ou lente et pénétrante ? Sommes-nous des intellectuels, des spéculatifs ou des hommes pratiques, étudiant en vue d'aimer et d'agir ? Comment cultivons-nous notre intelligence ? Avec nonchalance ou énergie ? Avec constance ou d'une façon intermittente ? A quels résultats aboutissons-nous ? Quelles sont nos méthodes de travail ? Ne pourrait-on pas les perfectionner ?
Sommes-nous passionnés dans nos jugements, obstinés dans nos opinions ? Savons-nous écouter ceux qui ne pensent pas comme nous, acquiescer à ce qu'ils disent de raisonnable ?
455. c) La volonté : est-elle faible, inconstante, ou forte et persévérante ? Que faisons-nous pour la cultiver ? Elle doit être la reine des facultés, mais elle ne peut l'être qu'en usant de beaucoup de tact et d'énergie. Que faisons-nous pour assurer sa maîtrise sur nos sens extérieurs et intérieurs, sur l'exercice de nos facultés intellectuelles, pour lui donner à elle-même plus d'énergie et de constance ? Avons-nous des convictions ? Souvent renouvelées ? Exerçons-nous notre volonté dans les petites choses, les petits sacrifices de chaque jour ?
456. d) Le caractère a une importance capitale dans nos relations avec le prochain : un bon caractère, qui sait s'adapter au caractère des autres est un puissant levier pour l'apostolat ; un mauvais caractère est l'un des plus grands obstacles au bien. Or un homme de caractère, c'est celui qui, ayant de fortes convictions, s'efforce avec fermeté et persévérance d'y conformer sa conduite. Le bon caractère c'est ce mélange de bonté et de fermeté, de douceur et de force, de franchise et de tact, qui fait que l'on est estimé et aimé de ceux avec qui on a des relations. Le mauvais caractère, c'est celui qui, manquant de franchise, de bonté, de tact ou de fermeté, ou qui, laissant prédominer l'égoïsme, est rude dans ses manières, se rend désagréable et parfois odieux au prochain. Il y a donc là un élément capital à étudier.
457. e) Les habitudes : elles naissent de la répétition des mêmes actes, et donnent une certaine facilité à reproduire des actes analogues avec promptitude et délectation. Il importe donc qu'on étudie celles que l'on a déjà contractées, pour les fortifier si elles sont bonnes, pour les déraciner si elles sont mauvaises. Ce que nous dirons, dans la seconde partie, des péchés capitaux et des vertus, nous aidera dans cette recherche.
458. B) Nos dons surnaturels. Nos facultés étant tout imprégnées de surnaturel, nous ne nous connaîtrions pas complètement, si nous ne faisions attention aux dons surnaturels que Dieu met en nous. Nous les avons décrits plus haut (n° 119 ss.) ; mais la grâce de Dieu est très variée dans son mode d'opération ; il importe donc d'étudier son action spéciale dans notre âme.
a) Les attraits qu'elle nous donne pour telle ou telle vocation, pour telle ou telle vertu : c'est en effet de la docilité à suivre ces mouvements de la grâce que dépend notre sanctification.
1) Il est des moments décisifs dans la vie où la voix de Dieu se fait plus forte et plus pressante : l'écouter alors et la suivre est de première importance.
2) Il faut nous demander si, parmi ces attraits, il n'en est pas un qui soit dominant, qui revienne plus fréquemment, plus fortement, vers tel ou tel genre de vie, telle ou telle façon de faire oraison, telle ou telle vertu : c'est alors la voie spéciale où Dieu veut que nons marchions ; il importe d'y entrer pour être dans le courant de la grâce.
459. b) Outre les attraits, il faut aussi nous rendre compte de nos résistances à la grâce, de nos défaillances, de nos péchés, pour les regretter sincèrement, les réparer et les éviter à l'avenir. C'est une étude pénible, humiliante, surtout si on la fait loyalement et dans le détail, mais une étude très profitable, puisque d'un côté elle nous aide à pratiquer l'humilité, et que de l'autre elle nous jette avec confiance dans le sein de. Dieu, qui seul peut guérir nos faiblesses.
3° Des moyens propres à obtenir cette connaissance
460. Remarquons d'abord que la connaissance parfaite de soi-même est chose difficile. a) Attirés comme nous le sommes par les choses du dehors, nous n'aimons guère à rentrer dans notre intérieur, pour y examine ce petit monde invisible ; orgueilleux, nous aimons encore moins à constater nos défauts.
Ces actes intérieurs sont très complexes : il y a en nous deux hommes, comme le dit Saint Paul, et souvent conflit tumultueux entre les deux. Pour démêler ce qui vient de la nature et ce qui vient de la grâce, ce qui est volontaire et ce qui ne l'est pas, il faut beaucoup d'attention, de perspicacité, de loyauté, de courage, de persévérance. Ce n'est que peu à. peu que la lumière se fait : une connaissance en amène une autre, et celle-ci prépare la voie à une connaissance plus approfondie encore.
461. Puisque c'est par les examens de conscience qu'on arrive à se connaître soi-même, nous allons, pour en faciliter la pratique, donner quelques règles générales, proposer une méthode, et indiquer les sentiments qui doivent accompagner ces examens.
462. A) Règles générales. a), Pour bien s'examiner, il faut avant tout invoquer les lumières du Saint Esprit, qui scrute les reins et les curs, et le prier de nous montrer les plis et les replis de notre âme, en nous communiquant ce don de science, dont lune des fonctions est de nous aider à nous connaître nous-mêmes pour nous conduire à Dieu.
b) Il faut ensuite se mettre en face de Jésus, le modèle parfait dont nous devons nous rapprocher chaque jour, adorer et admirer non seulement ses actes extérieurs, mais encore et surtout ses dispositions intérieures. Alors nos défauts et nos imperfections apparaîtront beaucoup plus clairement par le contraste que nous remarquerons entre nous et ce divin modèle. Mais nous n'en serons pas découragés, puisque Jésus est en même temps le médecin des âmes, qui ne demande qu'à panser nos plaies et à les guérir. Lui faire, pour ainsi dire, sa confession, en lui demandant humblement pardon, est une excellente pratique.
463. c) C'est alors que nous rentrerons au plus intime de notre âme : des actes extérieurs nous remonterons aux dispositions intérieures qui les inspirent, à leur cause profonde. Ainsi, lorsque nous avons manqué à la charité, nous nous demanderons si c'est par légèreté, par envie ou jalousie, ou pour faire de l'esprit, ou par loquacité.
Afin d'en apprécier le caractère moral, la responsabilité, il faudra se demander si l'acte est volontaire en soi ou dans sa cause, fait avec une pleine conscience de sa malice ou avec une demi-advertance, avec un plein consentement ou un demi-consentement. Au début, tout cela est obscur, mais s'éclaircit peu à peu.
Pour être plus impartial dans ses jugements, il est bon de se mettre en face du Souverain juge, de l'entendre nous dire avec bonté sans doute, mais aussi avec autorité : redde rationem villicationis tuæ. Alors nous essaierons de répondre avec autant de sincérité que nous voudrions l'avoir fait au dernier jour.
464. d) Il est parfois utile, surtout aux débutants, de faire cet examen par écrit, afin de mieux fixer leur attention et de pouvoir mieux comparer les résultats de chaque jour et de chaque semaine. Mais si on le fait, il y faut éviter toute recherche de soi-même, toute prétention littéraire, et prendre les précautions nécessaires pour que ces notes ne tombent pas sous les yeux des profanes. Si on use d'un tableau avec des signes conventionnels, il importe de se prémunir contre la routine ou un examen superficiel. En tout cas, le moment vient généralement où il vaut mieux se passer de ce moyen, et s'accoutumer à s'examiner en toute simplicité, sous le regard de Dieu, à la suite de ses principales actions, pour faire ensuite la récapitulation à la fin de la journée.
465. En cela, comme en tout le reste, on suivra les conseils d'un sage directeur, et on le priera de nous aider à nous mieux connaître nous-mêmes : observateur désintéressé et expérimenté, il voit généralement mieux que nous le fond de notre conscience, et apprécie plus impartialement la vraie valeur de nos actes.
466. B) Méthodes pour examiner sa conscience. Tout le monde reconnaît que S. Ignace les a beaucoup perfectionnées. Dans ses Exercices spirituels, il distingue avec soin l'examen général de l'examen particulier : le premier porte sur toutes les actions de la journée, le second sur un point spécial, un défaut à corriger, une vertu à cultiver. Mais on peut faire l'un et l'autre au même moment : dans ce cas, on se contente, pour l'examen général, d'un coup d'il d'ensemble sur les actions de la journée, pour découvrir ses fautes principales ; et aussitôt on passe à l'examen particulier, qui a beaucoup plus d'importance que le premier.
467. a) Pour l'examen général, que tout bon chrétien doit faire, pour se connaître et se réformer, il renferme cinq points, nous dit Saint Ignace :
1) « Le premier point est de rendre grâces à Dieu, notre Seigneur, des bienfaits que nous avons reçus ». C'est là une pratique excellente, à la fois consolante et sanctifiante, puisqu'elle prépare la contrition en faisant ressortir notre ingratitude, et soutient notre confiance en Dieu .
2) « Le deuxième, de demander la grâce de connaître nos péchés et de les bannir de notre cur ». Si donc on veut se connaître, c'est pour se réformer, et on ne fait l'un et lautre qu'avec l'aide de la grâce de Dieu.
3) « Le troisième, de demander à notre âme un compte exact de notre conduite depuis l'heure du lever jusqu'au moment de l'examen, en parcourant successivement les heures de la journée, ou certains espaces déterminés par l'ordre de nos actions. On s'examinera premièrement sur les pensées, puis sur les paroles, puis sur les actions, selon l'ordre indiqué dans l'examen particulier ».
4) « Le quatrième, de demander pardon de nos fautes à Dieu, notre Seigneur ». Il ne faut pas oublier en effet que la contrition est l'élément principal de l'examen, et que cette contrition est surtout l'uvre de la grâce.
5) « Le cinquième, de former la résolution de nous corriger avec le secours de sa grâce. Terminer par loraison dominicale ». Cette résolution, pour être pratique, portera sur les moyens de réforme : car qui veut la fin veut les moyens. La récitation du Pater, en nous remettant devant les yeux la gloire de Dieu que nous devons procurer, et en nous unissant à Jésus Christ pour demander le pardon de nos fautes et la grâce de les éviter à l'avenir, termine fort bien cet examen.
468. b) L'examen particulier est, au jugement de Saint Ignace, plus important encore que l'examen général, et même que l'oraison, parce qu'il nous permet de prendre corps à corps nos défauts les uns après les autres et de les vaincre ainsi plus facilement. D'ailleurs, en nous examinant à fond sur une vertu importante, nous acquérons non seulement celle-ci, mais toutes les autres qui s'y rattachent : ainsi progresser dans l'obéissance, c'est en même temps faire acte d'humilité, de mortification et d'esprit de foi ; et de même acquérir l'humilité, c'est du même coup se perfectionner dans l'obéissance, dans l'amour de Dieu, dans la charité, l'orgueil étant l'obstacle principal à la pratique de ces vertus. Mais pour cela, il y a des règles à suivre pour le choix du sujet et la manière de le faire.
469. Choix du sujet. 1) En général, il faut s'attaquer au défaut dominant en s'efforçant de pratiquer la vertu contraire : ce défaut est en effet le grand obstacle, le général en chef de l'armée ennemie ; lui vaincu, toute l'armée est en déroute.
2) Le sujet choisi, on sattaque d'abord aux manifestations extérieures de ce défaut, afin de supprimer ce qui offusque ou scandalise le prochain ; ainsi, pour la charité, on commencera par diminuer et supprimer les paroles ou actes contraires à cette vertu.
3) Mais de là il faut remonter, sans trop de retard, à la cause intérieure de nos fautes, par exemple, aux sentiments d'envie, au désir de briller en conversation, etc. qui peuvent en être la source.
4) Il importe de ne pas se borner au côté négatif des vertus ou à la lutte contre les défauts, mais de cultiver avec soin la vertu qui leur est opposée : on ne supprime que ce qu'on remplace.
5) Enfin, pour avancer plus sûrement, on divisera avec soin le sujet de son examen selon les degrés des vertus, de manière à ne pas embrasser toute l'étendue d'une vertu, mais seulement quelques actes correspondant mieux à nos besoins particuliers. Ainsi, pour l'humilité, on pratiquera d'abord ce qu'on peut appeler l'effacement ou l'oubli de soi, parlant peu, donnant aux autres, par des questions discrètes, loccasion de parler, aimant l'obscurité, la vie cachée, etc.
470. Manière de le faire. Il comprend, nous dit Saint Ignace, trois temps et deux examens de conscience, chaque jour.
1) « Le premier temps est le matin. Aussitôt qu'on se lève, on doit se proposer de se tenir soigneusement en garde contre le péché ou défaut particulier dont on veut se corriger ». Ce temps est court : c'est l'affaire de deux ou trois minutes en s'habillant.
2) « Le second temps est après le dîner ; le troisième, après le souper. On commencera par demander à Dieu, notre Seigneur, ce que l'on désire, c'est à dire la grâce de se souvenir combien de fois on est tombé dans ce péché ou défaut particulier, et celle de s'en corriger à l'avenir ; puis on fera le premier examen, en se demandant à soi-même un compte exact de ce point spécial, sur lequel on a résolu de se corriger et de se réformer. On parcourra donc chacune des heures de la matinée que l'on peut aussi diviser en certains espaces de temps, selon l'ordre des actions, en commençant depuis le moment du lever jusqu'à celui de l'examen présent ; puis on marquera sur la première ligne de la lettre J (du tableau où l'on marque ses fautes) autant de points que l'on est tombé de fois dans ce péché ou ce défaut particulier. Enfin on prendra de nouveau la résolution de s'amender du premier au second examen ». Le temps généralement consacré par les âmes ferventes à cet examen est dun quart d'heure.
471. On s'examine selon le procédé qui a été expliqué pour l'examen général. Mais de plus on inscrit ses manquements pour s'en souvenir plus facilement et faire ensuite les comparaisons dont parle S. Ignace dans les notes qui suivent : « Comme la première ligne de la lettre J indique le premier examen, et la seconde le second, on observera le soir, en comparant la première et la seconde ligne, sil y a amendement du premier au second examen. Comparer le second jour avec le premier, c'est-à-dire les deux examens du jour présent avec les deux du jour précédent, et voir si d'un jour à l'autre on sest corrigé. Comparer également une semaine avec l'autre, et voir, si dans la semaine qui vient de s'écouler, le progrès a été plus notable que dans la semaine précédente ». Lutilité de ces comparaisons, c'est de stimuler notre ardeur : en comparant les pertes et les gains, on se sent porté à redoubler d'efforts pour augmenter ceux-ci et diminuer celles-là.
C'est aussi pour arriver au même résultat que S. Ignace conseille, chaque fois que l'on tombe dans une faute se rapportant à l'examen particulier, de porter la main sur la poitrine en s'excitant intérieurement à la contrition. Il est évident en effet que cette vigilance à réparer immédiatement les moindres fautes ne peut que hâter la réforme de notre vie.
472. Si cette méthode paraît un peu complexe de prime abord, elle l'est moins en pratique ; et si on ne peut y consacrer un temps aussi notable, on peut condenser ce qu'il y a d'essentiel dans ces actes en un temps plus réduit, par exemple, en dix minutes le soir. Si on prévoit qu'on ne pourra le faire le soir, on pourrait y consacrer une partie de la visite au Saint Sacrement.
473. C) Dispositions qui doivent accompagner cet examen. Pour que l'examen de conscience, général ou particulier, puisse nous unir à Dieu plus étroitement, il doit être accompagné de sentiments ou dispositions, qui sont pour ainsi dire l'âme de cet examen. Nous indiquerons les principales : reconnaissance, contrition, bon propos et prière.
a) Tout d'abord un sentiment de vive reconnaissance à l'égard de Dieu, qui, pendant tout le jour, nous a enveloppés de sa providence paternelle, protégés contre les tentations, et préservés de beaucoup de péchés, car, sans le secours de sa grâce, nous serions tombés dans des fautes nombreuses. Nous ne saurions donc trop le remercier, et cela d'une façon pratique en faisant un meilleur usage des dons divins.
474. b) Ce sentiment produira en nous une contrition loyale, d'autant plus profonde qu'ayant reçu tant de bienfaits, nous en avons abusé pour offenser un Père si bon et si miséricordieux. De là naîtra une humilité sincère, qui nous fera constater, par notre propre expérience, notre fragilité, notre impuissance, notre indignité ; et nous accepterons avec joie la confusion que nous éprouvons à la vue de nos défaillances sans cesse renouvelées, heureux de pouvoir par-là proclamer l'infinie miséricorde d'un Père toujours enclin à pardonner, et nous réjouissant de ce que notre misère fait ressortir l'infinie perfection de Dieu. Ces dispositions ne seront pas passagères, mais se maintiendront par l'esprit de pénitence qui nous remettra souvent nos fautes devant les yeux : « Peccatum meum contra me est semper ! ».
475. c) De là naîtra la volonté ferme d'expier et de nous réformer : dexpier par les uvres de pénitence, ayant soin de nous en imposer quelqu'une pour nos transgressions, afin d'amortir lamour du plaisir, source de nos péchés ; de nous réformer, en précisant les moyens à employer pour diminuer le nombre de nos fautes. Cette volonté exclura soigneusement la présomption, qui, nous faisant trop compter sur notre bonne volonté et notre énergie, nous priverait de beaucoup de grâces et nous exposerait à de nouvelles imprudences et à de nouvelles chutes. Mais elle s'appuiera avec confiance sur la toute puissance et l'infinie bonté de Dieu, toujours prêt à nous venir en aide quand nous avons conscience de notre incapacité.
476. d) Et c'est pour implorer ce secours divin que nous terminerons par une prière d'autant plus humble et plus pressante que la vue de nos péchés nous a rendus plus défiants de nous-mêmes. Sachant que nous sommes incapables d'éviter le péché par nous-mêmes, et à plus forte raison, de nous élever à Dieu par la pratique des vertus, nous supplierons Dieu, du fond de notre misère, et en nous appuyant sur les mérites infinis de Jésus, de venir jusqu'à nous, de nous soulever du bourbier où nous nous enfonçons, de nous détacher du péché et de ses causes, et de nous élever jusqu'à lui.
C'est par ces dispositions, encore plus que par la recherche minutieuse de nos fautes, que peu à peu notre âme se transforme sous l'action de la grâce.
Conclusion
477. Ainsi donc la connaissance de soi, jointe à la connaissance de Dieu, ne peut que favoriser l'union intime et affectueuse entre notre âme et Dieu. Il est l'infinie perfection et nous l'extrême indigence ; entre les deux il y a donc connaturalité, proportion : nous trouvons en Lui tout ce qui nous manque. Lui s'incline vers nous pour nous envelopper de son amour et de ses bienfaits ; nous, nous tendons vers Lui, comme vers le seul Etre qui puisse combler notre déficit, le seul qui puisse corriger notre irrémédiable faiblesse. Assoiffés de bonheur et d'amour, nous ne trouvons l'un et l'autre qu'en Celui qui, par son amour, comble tous les désirs de notre cur, et nous donne à la fois la perfection et le bonheur. Donc redisons la parole si connue : Noverim te, Domine, ut amem te, noverim me ut despiciam me.
§ III. De la conformité à la volonté divine
478. La connaissance de Dieu n'unit pas seulement notre intelligence à la pensée divine : elle tend à l'amour, parce que tout en Dieu est aimable ; la connaissance de soi, en nous montrant le besoin que nous avons de Dieu, nous fait soupirer ardemment après lui et nous jette entre ses bras. Mais la conformité à la volonté divine nous unit encore plus directement et plus intimement à Celui qui est la source de toute perfection ; elle soumet en effet et unit à Dieu notre volonté, qui étant la reine de nos facultés, les met toutes au service du Souverain Maître. On peut donc dire que notre degré de perfection dépend de notre degré de conformité à la volonté divine. Pour le mieux faire comprendre, nous exposerons : 1° la nature de cette conformité ; 2° son rôle sanctificateur.
I. Nature de la conformité à la volonté de Dieu
479. Sous ce nom de conformité à la volonté divine nous comprenons la soumission complète et affectueuse de notre volonté à celle de Dieu, soit à la volonté signifiée, soit à la volonté de bon plaisir.
La volonté de Dieu se présente à nous en effet sous un double aspect : a) elle est la règle morale de nos actions, nous signifiant clairement ce que nous devons faire par ses commandements ou ses conseils ; b) elle gouverne toutes choses avec sagesse, en dirigeant les événements pour les faire converger à sa gloire et au salut des hommes, et nous est donc manifestée par les événements providentiels qui se passent en nous et en dehors de nous.
La première s'appelle volonté signifiée, parce qu'elle nous marque clairement ce que nous devons faire. La seconde s'appelle volonté de bon plaisir, en ce sens que les événements providentiels nous disent quel est le bon plaisir de Dieu.
Nous exposerons donc : 1° ce quest la volonté signifiée de Dieu ; 2° ce qu'est sa volonté de bon plaisir ; 3° quels sont les degrés de soumission à cette dernière.
1° La volonté signifiée de Dieu
480. La conformité à la volonté signifiée de Dieu consiste à vouloir tout ce que Dieu nous signifie être de son intention. Or, dit S. François de Sales (Traité de lAmour de Dieu, l. VIII, c. 3), « la doctrine chrétienne nous propose clairement les vérités que Dieu veut que nous croyions, les biens qu'il veut que nous espérions, les peines qu'il veut que nous craignions, ce qu'il veut que nous aimions, les commandements qu'il veut que nous fassions et les conseils qu'il désire que nous suivions. Et tout cela s'appelle la volonté signifiée de Dieu, parce qu'il nous a signifié et manifesté qu'il veut et entend que tout cela soit cru, espéré, craint, aimé et pratiqué ».
La volonté signifiée comprend donc, selon le même Docteur (Entretien XV), quatre choses : les commandements de Dieu et de l'Eglise, les conseils, les inspirations de la grâce, et, pour les communautés, les Constitutions et les Règles.
481. a) Dieu, étant notre Souverain Maître, a le droit de nous commander ; et, comme il est infiniment sage et bon, il ne nous commande rien qui ne soit à la fois utile à sa gloire et à notre bonheur ; nous devons donc, en toute simplicité et docilité, nous soumettre à ses lois, loi naturelle ou loi divine, positive, loi ecclésiastique ou loi civile juste ; car, comme le dit S. Paul, toute autorité légitime vient de Dieu, et obéir aux Supérieurs qui commandent dans les limites de l'autorité qui leur a été départie, c'est obéir à Dieu, comme leur résister, c'est résister à Dieu même (Rom., XIII, 1-2). Nous n'examinons pas ici en quels cas la désobéissance aux différentes lois est grave ou légère ; nous l'avons fait dans notre Théologie morale. Qu'il nous suffise de dire, au point de vue de la perfection, que plus fidèlement et plus chrétiennement nous observons les lois, et plus nous nous rapprochons de Dieu, puisque la loi est l'expression de sa volonté. Ajoutons seulement que les devoirs d'état rentrent dans la catégorie des commandements : ce sont comme des préceptes particuliers qui incombent aux chrétiens en raison de la vocation spéciale et des fonctions que le Bon Dieu nous assigne.
On ne peut donc se sanctifier sans observer les commandements et les devoirs d'état ; les négliger sous prétexte de faire des uvres de surérogation est une illusion dangereuse, une véritable aberration ; il est clair que le précepte passe avant le conseil.
482. b) L'observation des conseils n'est pas de soi nécessaire au salut et ne tombe pas sous un commandement direct et explicite. Mais nous avons déjà dit, en parlant de l'obligation de la perfection (n° 353) que, pour conserver l'état de grâce, il est nécessaire parfois de faire quelques uvres de surérogation, par conséquent de pratiquer quelques conseils : c'est une obligation indirecte basée sur ce principe que qui veut la fin veut les moyens.
Mais, quand il s'agit de perfection, nous avons prouvé, n° 338, qu'on ne peut y tendre sincèrement et efficacement sans pratiquer quelques conseils, ceux qui s'harmonisent avec notre condition. Ainsi une personne mariée ne peut pas pratiquer les conseils qui sopposeraient à l'accomplissement de ses devoirs à l'égard de son mari ou de ses enfants ; un prêtre du ministère ne peut vivre en chartreux. Mais, quand on vise à la perfection, il faut bien se résoudre à faire plus que ce qui est strictement commandé : plus généreusement on s'adonne à la pratique des conseils compatibles avec ses devoirs d'état, et plus on sapproche de Notre Seigneur et de la perfection divine, puisque ces conseils sont une expression de ses désirs sur nous.
483. c) Il en faut dire autant des inspirations de la grâce, quand elles sont clairement exprimées et soumises au contrôle du directeur ; on peut dire en effet que ce sont des conseils particuliers s'adressant à telle ou telle âme.
Sans doute il faut avoir soin de les soumettre, dans leur ensemble, au jugement du directeur ; autrement on tomberait facilement dans l'illusion. Ainsi des âmes ardentes et passionnées, douées d'une vive imagination, se persuadent aisément que Dieu leur parle, tandis que ce sont au contraire leurs passions qui leur suggèrent telle ou telle pratique fort dangereuse. Des âmes méticuleuses ou scrupuleuses prendraient pour inspirations divines ce qui ne serait que l'expression d'une imagination exaltée ou suggestion diabolique faite en vue de produire le découragement. Cassien en donne plusieurs exemples dans ses Conférences sur la discrétion (Seconde Confér., c. 5-8) ; et les directeurs expérimentés savent que l'imagination ou le démon suggère parfois des pratiques moralement impossibles, contraires aux devoirs d'état, en les colorant de l'apparence d'inspirations divines. Ces suggestions produisent le trouble : si on y obéit, on se rend ridicule, on perd ou on fait perdre un temps précieux; si on y résiste, on se croit en révolte contre Dieu, on se décourage, et on finit par tomber dans le relâchement. Il faut donc un certain contrôle, et la règle qu'on peut donner est celle-ci : s'il s'agit de choses ordinaires, que font généralement les personnes ferventes de même condition, et qui ne troublent pas l'âme, qu'on les fasse généreusement, quitte à en parler ensuite à son directeur ; s'il s'agit au contraire de choses tant soit peu extraordinaires, que ne font point généralement les bonnes âmes, qu'on s'en abstienne jusqu'à ce qu'on ait consulté son directeur, et qu'en attendant on se tienne dans le calme, accomplissant généreusement ses devoirs d'état.
484. Cette restriction une fois posée, il est évident que celui qui tend à la perfection doit prêter l'oreille avec soin à la voix du Saint-Esprit parlant au dedans de lui-même : « Audiam quid loquatur in me Dominus Deus » (Ps., LXXXIV, 9) ; et exécuter promptement, généreusement ce qu'il demande de nous : « Ecce venio ut faciam, Deus, voluntatem tuam » (Hebr., X, 9). Ceci en effet n'est autre chose que correspondre à la grâce, et cette correspondance docile et constante est précisément ce qui nous rend parfaits : « Adjuvantes exhortamur ne in vacuum gratiam Dei recipiatis » (II Cor. VI, 1). Le caractère distinctif des âmes parfaites, c'est précisément d'écouter et de mettre en pratique ces inspirations divines : « Quæ placita sunt ei facio semper » (Joan., VIII, 29).
485. d) Quant aux personnes vivant en communauté, elles sont d'autant plus parfaites, toutes choses égales d'ailleurs, qu'elles obéissent plus généreusement à leurs règles et constitutions : ce sont en effet des moyens de perfection approuvés d'une façon explicite ou implicite par l'Eglise, et que l'on s'engage à observer quand on entre dans une communauté. Sans doute, comme nous l'avons expliqué, n° 375, manquer à quelques règles de détail par faiblesse n'est pas en soi un péché ; mais, outre que souvent il se glisse dans ces négligences volontaires un motif plus ou moins peccamineux, il est certain qu'en ne les observant pas, même par faiblesse, on se prive d'une occasion précieuse d'acquérir des mérites. Il reste toujours vrai qu'accomplir sa règle est un des moyens les plus sûrs de faire la volonté de Dieu et de vivre pour lui : « Qui regulæ vivit Deo vivit » ; et qu'y manquer volontairement et sans raison est un abus de la grâce.
Ainsi donc l'obéissance à la volonté de Dieu signifiée est le moyen normal d'arriver à la perfection.
2° De la conformité à la volonté du bon plaisir
486. Cette conformité consiste à se soumettre à tous les événements providentiels voulus ou permis de Dieu pour notre plus grand bien, et surtout pour notre sanctification.
a) Elle s'appuie sur ce fondement que rien n'arrive sans la volonté ou la permission de Dieu, et que Dieu étant infiniment sage et infiniment bon, ne veut et ne permet rien que pour le bien des âmes, même alors qu'on ne le voit pas. C'est ce que disait Tobie au milieu de ses afflictions et des reproches de sa femme : « Justus es, Domine... et omnis viæ tuæ misericordia et veritas et judicium » (Tob., III, 2) ; c'est ce que proclamait la Sagesse : « Tua autem, Pater, Providentia gubernat... Attingit ergo a fine usque ad finem fortiter, et disponit omnia suaviter » (Sap. XIV, 3).
C'est surtout ce que nous inculque Saint Paul : « Diligentibus Deum omnia cooperantur in bonum » (Rom., VIII, 28).
Mais, pour comprendre cette doctrine, il faut se placer au point de vue de la foi et de l'éternité, de la gloire de Dieu et du salut des hommes. Si on ne voit que la vie présente et le bonheur terrestre, on ne peut comprendre les desseins de Dieu, qui a voulu nous soumettre à l'épreuve ici-bas pour nous récompenser dans le ciel. Tout est subordonné à cette fin, les maux présents n'étant qu'un moyen de purifier notre âme, de l'affermir dans la vertu et de nous faire acquérir des mérites, le tout en vue de la gloire de Dieu qui reste la fin dernière de la création.
487. b) C'est donc un devoir pour nous de nous soumettre à Dieu dans tous les événements heureux ou malheureux, dans les calamités publiques ou les malheurs privés, dans les intempéries des saisons, dans la pauvreté et la souffrance, dans les deuils qui viennent nous frapper aussi bien que dans les joies, dans l'inégale répartition des dons naturels ou surnaturels, dans la pauvreté aussi bien que dans la richesse, dans les revers comme dans les succès, dans les sécheresses comme dans les consolations, dans la maladie aussi bien que dans la santé, dans la mort et les souffrances et incertitudes qui l'accompagnent. Comme le disait le saint homme Job : « Si nous recevons le bien de la main de Dieu, pourquoi n'en recevrions-nous pas aussi le mal : Si bona suscepimus de manu Dei, mala quare non suscipiamus ? » (Job. II, 10). Commentant ces paroles, Saint-François de Sales en admire la beauté : « 0 Dieu, que cette parole est de très grand amour ! Il pense, Théotime, que c'est de la main de Dieu qu'il a reçu les biens, témoignant qu'il n'avait pas tant estimé les biens, parce qu'ils étaient biens, comme parce qu'ils provenaient de la main du Seigneur. Ce qu'étant ainsi, il conclut que donc il faut supporter amoureusement les adversités, parce qu'elles procèdent de la même main du Seigneur, également aimable lorsqu'elle distribue les afflictions, comme quand elle donne les consolations » (Amour de Dieu, l. IX, c. 2). Et c'est qu'en effet les afflictions nous donnent l'occasion de mieux témoigner notre amour à Dieu ; l'aimer, quand il nous comble de biens, est chose facile, mais il n'appartient qu'à l'amour parfait de recevoir les maux de sa main, puisqu'ils ne sont aimables qu'à cause de celui qui les donne.
488. Ce devoir de soumission au bon plaisir de Dieu dans les événements malheureux est un devoir de justice et d'obéissance, puisque Dieu est notre Souverain Maître qui a toute autorité sur nous ; un devoir de sagesse puisque ce serait folie de vouloir échapper à l'action de la Providence, tandis que dans l'humble résignation nous trouvons la paix ; devoir d'intérêt, puisque la volonté de Dieu ne nous éprouve que pour notre bien, pour nous exercer à la vertu et nous faire acquérir des mérites ; mais c'est surtout un devoir d'amour, puisque l'amour, c'est le don de soi jusqu'à l'immolation.
489. C) Toutefois, pour faciliter aux âmes éprouvées la soumission à la volonté divine, il est bon, lorsqu'elles ne sont pas encore parvenues à lamour de la croix, de leur suggérer quelques moyens pour adoucir leurs souffrances. Deux remèdes peuvent les alléger, l'un négatif et l'autre positif. 1) Le premier, c'est de ne pas les aggraver par une fausse tactique : il en est qui collectionnent leurs maux passés, présents et à venir, et en forment comme un bloc qui leur paraît insupportable. C'est le contraire qu'il faut faire : « sufficit diei malitia sua » (Matth. VI, 34). Au lieu de raviver les blessures du passé, déjà cicatrisées, il faut ou n'y plus penser, ou n'y penser que pour voir les avantages qu'on en a retirés : les mérites acquis, l'accroissement de vertu produit par la patience, l'accoutumance à la douleur. Ainsi s'atténue la douleur : car un mal ne nous affecte que lorsque nous y faisons attention ; une médisance, une calomnie, une insulte ne nous chagrine que lorsque nous la ruminons avec amertume.
Pour l'avenir, c'est folie que de s'en préoccuper. Sans doute il est sage de le prévoir pour s'y préparer dans la mesure où nous le pouvons ; mais penser à l'avance aux maux qui peuvent nous arriver et s'en attrister, c'est gaspiller son temps et ses énergies en pure perte ; car enfin ces maux peuvent ne pas arriver ; s'ils fondent sur nous, il sera temps de les supporter avec l'aide de la grâce qui nous sera donnée pour les adoucir : en ce moment, nous ne l'avons pas, et, livrés à nos propres forces, nous ne pouvons que succomber sous le poids du fardeau que nous nous imposons nous-mêmes. N'est-il pas plus sage de s'abandonner entre les mains de notre Père céleste, et de bannir impitoyablement comme malfaisantes et mauvaises les pensées ou images qui nous représentent des souffrances passées ou à venir ?
490. 2) Le remède positif, c'est de penser, au moment où l'on souffre, aux grands avantages de la souffrance. La souffrance est une éducatrice, une source de mérites. C'est une éducatrice, c'est-à-dire, une source de lumière et de force ; elle nous rappelle que nous sommes ici-bas des exilés, en marche vers la patrie, et qu'il ne faut pas nous amuser à cueillir les fleurs des consolations, le vrai bonheur n'étant qu'au ciel. Or, comme l'a dit le poète : « Quand l'exil est trop doux, on en fait sa patrie ! » Cest aussi une force : l'habitude du plaisir détend l'activité, amollit les courages et prépare de honteuses capitulations ; la souffrance au contraire, non par elle-même, mais par la réaction qu'elle provoque, tend et accroît nos énergies et nous rend aptes aux plus mâles vertus, comme on l'a vu au cours de la grande guerre.
491. C'est aussi une source de mérites pour soi et pour les autres. Patiemment supportée, pour Dieu et en union avec Jésus-Christ, la souffrance nous mérite un poids éternel de gloire, et comme S. Paul le rappelle sans cesse aux premiers chrétiens : « J'estime que les souffrances du temps présent sont sans proportion avec la gloire à venir... Car notre légère affliction du moment présent produit pour nous... un poids éternel de gloire » (Rom., VIII, 18 ; II Cor., IV, 17). Et, pour les âmes généreuses, il ajoute qu'en souffrant avec Jésus, elles complètent sa passion et contribuent avec lui au bien de l'Eglise (Colos., I, 24). C'est en effet ce qui résulte de la doctrine de notre incorporation au Christ, n° 142 ss. Ces pensées n'enlèvent pas la souffrance sans doute, mais elles en atténuent singulièrement l'amertume, en nous faisant toucher du doigt sa fécondité.
Tout donc nous invite à conformer notre volonté à celle de Dieu, même au milieu des épreuves ; voyons quels sont ses degrés.
3° Degrés de conformité à la volonté de Dieu
492. Saint Bernard distingue trois degrés de cette vertu qui, correspondent aux trois degrés de la perfection chrétienne : « Le débutant, mû par la crainte, endure la croix du Christ patiemment ; le progressant, mû par l'espérance, la porte avec une certaine joie, le parfait, consommé en charité, lembrasse avec ardeur » (I Serm. S. Andreæ, 5).
A) Les débutants soutenus par la crainte de Dieu, n'aiment pas la souffrance et cherchent plutôt à l'éviter ; cependant ils aiment mieux encore souffrir que d'offenser Dieu, et, tout en gémissant sous le poids de la croix, la subissent avec patience : ce sont des résignés.
B) Les progressants, soutenus par l'espérance et le désir des biens célestes, et sachant que chaque souffrance nous vaut un poids éternel de gloire, ne recherchent pas encore la croix, mais la portent volontiers, avec une certaine joie (Ps. CXXV, 6).
C) Les parfaits, guidés par l'amour, vont plus loin : pour glorifier Dieu qu'ils aiment, pour se conformer plus parfaitement à Jésus Christ, ils vont au devant des croix, les désirent, les embrassent avec ardeur, non pas qu'elles soient aimables en elles-mêmes, mais parce qu'elles nous sont un moyen de témoigner notre amour à Dieu et à Jésus Christ. Comme les Apôtres, ils se réjouissent d'avoir été jugés dignes d'être outragés pour le nom de Jésus ; comme Saint Paul, ils débordent de joie au milieu de leurs tribulations (De Imit. Christi, l. III, c.17). Ce dernier degré s'appelle le saint abandon : nous y reviendrons plus tard en parlant de l'amour de Dieu.
II. Rôle sanctificateur de la conformité à la volonté de Dieu
493. De ce que nous avons dit il résulte évidemment que cette conformité à la volonté de Dieu ne peut que nous sanctifier, puisqu'elle unit notre volonté, et par là même nos autres facultés à Celui qui est la source de toute sainteté. Pour le mieux réaliser, voyons comment elle nous purifie, nous réforme et nous conforme à Jésus-Christ.
494. 1° Cette conformité nous purifie. Déjà dans l'Ancienne Loi, Dieu fait souvent remarquer qu'il est prêt à pardonner tous les péchés, et à rendre à l'âme l'éclatante blancheur de sa pureté primitive, si elle change de cur ou de volonté (Isa., I, 16-18). Or conformer sa volonté à celle de Dieu, c'est assurément changer de cur, cesser de faire le mal, apprendre à faire le bien. Et n'est-ce pas aussi ce que veut dire ce texte plusieurs fois répété : « Melior est enim obedientia quam victimæ ? » (I Reg., XV, 22 ; Osee, VI, 6 ; Matth., IX, 13 ; XII, 7). Dans le Nouveau Testament, N. S. déclare, dès son entrée dans le monde, que c'est par l'obéissance qu'il remplacera tous les sacrifices de l'Ancienne Loi (Hebr., X, 6, 7). Et en fait il nous a rachetés par l'obéissance poussée jusqu'à l'immolation de soi pendant sa vie et surtout au Calvaire : « factus obediens usque ad mortem, mortem autem Crucis » (Phil., II, 8). C'est donc aussi par lobéissance et l'acceptation des épreuves providentielles qu'en union avec Jésus nous expierons nos péchés et purifierons notre âme.
495. 2c) Elle nous réforme. Ce qui nous a déformés c'est l'amour désordonné du plaisir, auquel nous avons cédé par malice ou par faiblesse. Or la conformité à la volonté divine nous guérit de cette double cause de rechutes.
a) Elle nous guérit de la malice, qui résulte elle-même de nos attaches aux créatures et surtout de l'attache à notre jugement et à notre volonté propres. Car, en conformant notre volonté à celle de Dieu, nous acceptons ses jugements comme la règle des nôtres, ses commandements et ses conseils comme la règle de notre volonté ; nous nous détachons ainsi des créatures et de nous-mêmes, et de la malice qui venait de ces attaches.
b) Elle remédie à notre faiblesse, source de tant de défaillances ; au lieu de nous appuyer sur nous-mêmes qui sommes si fragiles, nous nous appuyons par l'obéissance sur Dieu, qui étant tout puissant, nous fait participer à sa force et résister aux plus graves tentations : « Omnia possum in eo qui me confortat » (Phil. IV, 13). Quand nous faisons sa volonté, il se plaît à faire la nôtre, en exauçant nos prières et en soutenant notre faiblesse.
Ainsi débarrassés de notre malice et de notre faiblesse, nous cessons d'offenser Dieu de propos délibéré, et graduellement nous réformons notre vie.
496. 3° Nous la rendons par là même conforme à celle de Notre Seigneur Jésus Christ. a) La conformité la plus réelle, la plus intime, la plus profonde, c'est celle qui existe entre deux volontés. Or, par la conformité à la volonté de Dieu, nous soumettons et unissons notre volonté à celle de Jésus dont la nourriture était de faire la volonté de son Père ; comme lui et avec lui, nous ne voulons que ce qu'il veut, et cela tout le long du jour ; c'est donc la fusion de deux volontés en une seule, unum velle, unum nolle ; nous ne faisons plus qu'un avec lui, nous épousons ses pensées, ses sentiments, ses volitions : « Hoc enim sentite in vobis quod et in Christo Jesu » (Philip., II, 5) et bientôt nous pouvons redire la parole de Saint Paul : « Vivo autem, jam non ego, vivit vero in me Christus : je vis, mais ce n'est pas moi qui vis, c'est Jésus qui vit en moi » (Galat. II, 20).
497. b) En soumettant notre volonté, nous soumettons et unissons à Dieu toutes nos autres facultés, qui sont sous son empire, et par conséquent l'âme tout entière, qui peu à peu se conforme aux sentiments, aux volontés et désirs de Notre-Seigneur ; par là elle acquiert successivement toutes les vertus de son divin Maître. Ce que nous avons dit de la charité, n° 318, peut se dire de la conformité à la volonté divine, qui en est l'expression la plus authentique ; elle contient donc, comme elle, toutes les vertus, au dire de S. François de Sales : « L'abandonnement est la vertu des vertus ; c'est la crème de la charité, l'odeur de l'humilité, le mérite, ce semble, de la patience, et le fruit de la persévérance » (Entretien XI). Aussi Notre-Seigneur appelle des doux noms de frère, de sur et de mère ceux qui font la volonté de son Père : « Quicumque enim fecerit voluntatem Patris mei, qui in cælis est, ipse meus frater et soror et mater est » (Matth., XII, 50).
Conclusion
498. La conformité à la volonté divine est donc un des plus grands moyens de sanctification ; aussi nous ne pouvons mieux terminer que par ces paroles de Ste Thérèse : « L'unique ambition de celui qui commence à faire oraison, n'oubliez pas ceci, c'est très important, doit être de travailler avec courage à rendre sa volonté conforme à celle de Dieu... en cela consiste tout entière la perfection la plus haute qu'on puisse atteindre dans le chemin spirituel. Plus cette conformité est parfaite, plus on reçoit du Seigneur, et plus on est avancé dans ce chemin » (Château intérieur, 2e demeure, p. 71). Elle ajoute qu'elle eût désiré elle-même vivre dans cette voie de conformité, sans être élevée aux ravissements et aux extases, tant elle est convaincue que cette voie suffit à la plus haute perfection.
§ IV. La prière
499. La prière résume et complète tous les actes précédents : elle est un désir de perfection, car on ne prierait pas sincèrement si on ne voulait devenir meilleur ; elle suppose une certaine connaissance de Dieu et de soi-même, puisqu'elle établit des rapports entre les deux ; elle conforme notre volonté à celle de Dieu, puisque toute bonne prière contient explicitement ou implicitement un acte de soumission à notre Souverain Maître. Mais elle perfectionne tous ces actes, en nous prosternant devant la Majesté divine pour l'adorer, et pour implorer de nouvelles grâces qui nous permettent d'avancer vers la perfection. Nous allons donc exposer : 1° la nature de la prière ; 2° son efflcacité comme moyen, de perfection ; 3° la manière de transformer notre vie en une prière habituelle.
I. Nature de la prière
500. Nous prenons ici le mot de prière dans son sens le plus général, en tant qu'elle est une ascension de notre âme vers Dieu. Nous exposerons : 1° sa notion ; 2° ses formes diverses ; 3° la prière parfaite ou le Pater.
1° Ce quest la prière
501. Nous trouvons chez les Pères trois définitions de la prière qui se complètent mutuellement. Dans son sens le plus général, 1) c'est, nous dit S. jean Damascène, une ascension de l'âme vers Dieu, « ascensus mentis in Deum » ; et, avant lui S. Augustin avait écrit qu'elle est un effort affectueux vers Dieu : « Oratio namque est mentis ad Deum affectuosa intentio » (Serm. IX, n° 3). Dans un sens plus limité, on la définit la demande à Dieu de choses convenables. Pour exprimer les rapports mutuels que la prière établit entre Dieu et l'âme, on nous la représente comme une conversation avec Dieu. Tous ces aspects sont vrais, et, en les réunissant, on peut définir la prière : une élévation de notre âme vers Dieu, en vue de lui rendre nos devoirs et de demander ses grâces pour en devenir meilleurs pour sa gloire.
502. Le mot d'élévation n'est qu'une métaphore indiquant l'effort que nous faisons pour nous détacher des créatures et de nous-mêmes, et pour penser à Dieu, qui non-seulement nous enveloppe de tous côtés, mais réside au plus intime de notre âme. Comme nous ne sommes que trop enclins à disperser nos facultés sur une foule d'objets, il faut un effort pour les arracher à ces biens futiles et séduisants, pour recueillir nos facultés et les concentrer sur Dieu. Cette élévation s'appelle un colloque, parce que la prière, qu'elle soit une adoration ou une demande, appelle une réponse de Dieu, et suppose ainsi une sorte d'entretien avec lui, alors même qu'il serait fort court.
Dans cet entretien, notre premier acte doit être évidemment de rendre à Dieu nos devoirs de religion, comme on commence par saluer la personne avec laquelle on s'entretient; ce n'est qu'après s'être acquitté de ce devoir élémentaire qu'on peut exposer ses requêtes. Beaucoup l'oublient, et c'est une des raisons pour lesquelles leurs demandes sont moins bien exaucées. Et même, lorsque nous demandons des grâces de sanctification ou de salut, il ne faut pas oublier que le but principal doit être la gloire de Dieu ; de là les derniers mots de notre définition « pour en devenir meilleurs pour sa gloire ».
2° Les formes diverses de la prière
503. A) Au point de vue du double but que poursuit la prière, on distingue l'adoration et la demande.
a) L'adoration. L'adoration proprement dite s'adresse au Souverain Maître ; mais comme Dieu est aussi notre bienfaiteur, nous le devons remercier ; et, parce que nous l'avons offensé, nous sommes tenus de réparer cet outrage.
1) Le premier sentiment qui s'impose quand on s'élève vers Dieu, c'est l'adoration, c'est-à-dire, « une reconnaissance en Dieu de sa plus haute souveraineté, et en nous de la plus profonde dépendance » (Bossuet, Sermon sur le culte de Dieu, t. V, p. 106). Toute la nature adore Dieu à sa façon ; mais celle qui est privée de sentiment et de raison n'a point de cur pour l'aimer ni d'intelligence pour le comprendre. Elle se contente donc d'étaler à nos yeux son ordre, ses diverses opérations et ses ornements : « elle ne peut voir, elle se montre ; elle ne peut adorer, elle nous y porte ; et ce Dieu qu'elle n'entend pas, elle ne nous permet pas de l'ignorer... Mais l'homme, animal divin, plein de raison et d'intelligence, et capable de connaître Dieu par lui-même et par toutes les créatures, est aussi pressé par lui-même et par toutes les créatures, à lui rendre ses adorations. C'est pourquoi il est mis au milieu du monde, mystérieux abrégé du monde, afin que contemplant l'univers entier et le ramassant en soi-même, il rapporte uniquement à Dieu et soi-même et toutes choses ; si bien qu'il n'est le contemplateur de la nature visible, qu'afin d'être l'adorateur de la nature invisible qui a tout tiré du néant par sa toute-puissance » (Bossuet, p. 105). En d'autres termes, l'homme est le pontife de la création, chargé de glorifier Dieu et en son nom et au nom de toutes les créatures. Il le fait en reconnaissant « que Dieu est une nature parfaite et dès là incompréhensible ; que Dieu est une nature souveraine ; que Dieu est une nature bienfaisante... nous sommes portés naturellement à révérer ce qui est parfait, ... à dépendre de ce qui est souverain... à adhérer à ce qui est bon » (p. 108).
504. Aussi les mystiques se plaisent-ils à adorer dans les créatures la puissance, la majesté, la beauté, l'activité, la fécondité de Dieu caché sous ces créatures : « Mon Dieu, je vous adore en toutes vos créatures ; je vous adore véritable et unique soutien de tout le monde ; sans vous rien ne serait, et rien ne subsiste qu'en vous. Je vous aime, ô mon Dieu, et je loue votre majesté paraissant sous l'extérieur de toutes les créatures. Tout ce que je vois, ô mon Dieu, ne sert qu'à exprimer votre beauté secrète et inconnue aux yeux des hommes... J'adore votre splendeur et votre majesté, plus belle mille fois que celle du soleil. J'adore votre fécondité, mille fois plus admirable que celle qui paraît dans les astres... » (Olier, Journée chrétienne, IIe partie).
505. 2) L'adoration est suivie de la reconnaissance ; car Dieu est non-seulement notre Souverain Maître, mais encore un insigne bienfaiteur, à qui nous devons tout ce que nous sommes et tout ce que nous avons, dans l'ordre de la nature comme dans l'ordre de la grâce. Voilà pourquoi il a droit à une reconnaissance perpétuelle, puisque constamment nous recevons de lui de nouveaux bienfaits. Aussi chaque jour l'Eglise nous invite, avant le moment solennel du Canon, à remercier Dieu de tous ses bienfaits, et surtout de celui qui les résume tous, du bienfait eucharistique : « Gratias agamus Domino Deo nostro. Vere dignum et justum est, æquum et satutare gratias agere »... Voilà pourquoi elle nous suggère de sublimes formules d'action de grâces : « Gratias agimus tibi propter magnam gloriam tuam » (Gloria in excelcis Deo). Et, en cela, elle ne fait que suivre les exemples de Jésus, qui souvent rendait grâces à son Père, et les leçons de S. Paul qui nous invite à remercier Dieu de tous ses bienfaits : « In omnibus gratias agite, hæc est voluntas Dei (I Thess., V, 18)... Gratias Deo super inenarrabili dono ejus » (II Cor., IX, 15). Du reste les hommes de cur n'ont pas besoin qu'on leur rappelle ce devoir ; ils se sentent pressés par le souvenir des bienfaits divins d'exprimer sans cesse la reconnaissance dont leur cur déborde.
506. 3) Mais, dans l'état de nature déchue, un troisième devoir s'impose, celui de l'expiation et de la réparation. Trop souvent en effet nous avons, par nos péchés, offensé l'infinie majesté divine, nous servant même de ses dons pour l'outrager. C'est là une injustice qui exige une réparation aussi parfaite que nous pouvons l'offrir ; elle consiste en trois actes principaux : l'humble aveu de nos fautes : Confiteor Deo omnipotenti ; une contrition sincère : cor contritum et humiliatum non despicies ; l'acceptation courageuse des épreuves que le Bon Dieu voudra bien nous envoyer ; et, si nous voulons être généreux, nous y joindrons l'offrande de nous-mêmes comme victimes d'expiation, en union avec la victime du Calvaire. Alors nous pourrons humblement implorer et espérer le pardon : Misereatur... Indulgentiam. Nous pourrons aussi demander de nouvelles grâces.
507. b) La demande, petitio decentium a Deo, est elle-même un hommage rendu à Dieu, à sa puissance, à sa bonté, à l'efficacité de la grâce ; c'est un acte de confiance qui honore celui auquel il s'adresse.
Le fondement de la prière, c'est d'un côté l'amour de Dieu pour ses créatures et ses enfants, et de l'autre le besoin urgent que nous avons de son secours. Source intarissable de tous les biens, il aspire à les répandre dans les âmes : bonum est sui diffusivum. Etant notre Père, il ne désire rien tant que de communiquer sa vie et de l'augmenter en nous. C'est pour y mieux réussir qu'il envoie son Fils sur terre, ce Fils unique qui apparaît plein de grâce et de vérité, précisément pour nous remplir de ses trésors. Bien plus, il nous invite à demander ses grâces, et nous promet de les accorder : « Petite et dabitur vobis, quærite et invenietis, pulsate et aperietur vobis » (Matth., VII, 7). Nous sommes donc sûrs d'être agréables à Dieu en lui proposant nos requêtes.
508. Par ailleurs, nous en avons un besoin urgent. Dans l'ordre de la nature comme dans l'ordre de la grâce, nous sommes pauvres, mendici Dei sumus ; nous sommes d'une indigence extrême. Essentiellement dépendants de Dieu, même dans l'ordre de la nature, nous ne pouvons même pas conserver l'existence qu'il nous a donnée ; nous dépendons pour cela des causes physiques, qui elles-mêmes obéissent à Dieu. En vain dirons-nous que nous avons un cerveau, des bras, et que nous pouvons, par notre énergie, tirer des entrailles de la terre ce qui est nécessaire à notre subsistance ; ce cerveau et ces bras nous sont conservés par Dieu, ne sont mis en uvre qu'avec l'aide de son concours ; la terre ne produit de fruits que si Dieu l'arrose de ses pluies et la féconde par les rayons de son soleil ; et que d'accidents imprévus peuvent détruire les récoltes déjà mûres ? Mais combien plus nous dépendons de Dieu dans l'ordre surnaturel ! Nous avons besoin de lumière pour nous guider, et qui nous la donnera, sinon le Père des lumières ? nous avons besoin de courage et de force pour suivre la lumière, et qui nous la donnera sinon le Tout Puissant ? Que reste-t-il donc à faire sinon d'implorer le secours de Celui qui ne demande qu'à nous venir en aide ?
509. Qu'on ne dise pas que, par sa science, il connaît tout ce qui nous est nécessaire et utile. Sans doute, répond Saint Thomas, il nous accorde par pure libéralité beaucoup de choses sans que nous les demandions, mais il en est qu'il ne veut accorder qu'à la prière, et cela pour notre bien, pour que nous mettions notre confiance en lui et le reconnaissions comme l'auteur de nos biens. D'un côté, quand nous prions, nous avons plus de confiance d'être exaucés ; et de l'autre nous sommes moins exposés à oublier Dieu. Déjà nous ne l'oublions que trop ; mais que serait-ce, si nous ne sentions pas le besoin de recourir à lui dans notre détresse ?
C'est donc à bon droit que Dieu exige de nous la prière sous forme de demande.
510. B) Si nous nous plaçons au point de vue des formes ou variétés de la prière, on peut distinguer la prière mentale et la prière vocale, la prière privée et la prière publique.
a) Au point de vue de lexpression, la prière est mentale ou vocale, selon qu'elle s'achève dans l'intérieur de l'âme ou s'exprime au dehors.
1) La prière mentale est donc une sorte de conversation intérieure avec Dieu, qui ne se manifeste pas au dehors : « Orabo spiritu, orabo et mente » (I Cor., XIV, 15). Tout acte intérieur qui a pour but de nous unir à Dieu par la connaissance et par l'amour, recueillement, considération, raisonnement, examen, regard affectueux, contemplation, élan du cur vers Dieu, peut s'appeler prière mentale. Tous ces actes en effet nous élèvent vers Dieu, y compris les retours sur nous-mêmes qui ont pour but de rendre notre âme moins indigne de Celui qui l'habite. Tous servent à augmenter nos convictions, à nous faire pratiquer les vertus et sont comme un apprentissage de cette vie du ciel qui n'est qu'une affectueuse et éternelle vision de Dieu. C'est aussi cette prière qui est l'aliment et l'âme de la prière vocale.
511. 2) Celle-ci s'exprime par des paroles et par des gestes. Elle est souvent mentionnée dans nos saints Livres qui nous invitent à user de notre voix, de notre bouche, de nos lèvres pour proclamer les louanges de Dieu : « Voce mea ad Dominum clamavi... Domine labia mea aperies et os meum annuntiabit laudem tuam » (Ps. III, 17 ; L, 5). Mais pourquoi exprimer ainsi nos sentiments, puisque Dieu les lit au plus profond de nos curs ? C'est pour offrir à Dieu l'hommage non seulement de nôtre âme, mais aussi de notre corps et surtout de ce verbe quil nous a donné pour exprimer notre pensée. C'est au fond l'enseignement de Saint Paul, quand, après avoir exposé que Jésus est mort pour nous en dehors de la ville de Jérusalem, il nous invite à sortir de nous-mêmes, et à nous unir à notre Médiateur de religion pour offrir à Dieu une hostie de louange, l'hommage de nos lèvres : « Que ce soit donc par lui que nous offrions sans cesse à Dieu un sacrifice de louanges c'est-à-dire, le fruit de lèvres qui célèbrent son nom » (Hebr., XIII, 15). C'est aussi pour stimuler notre dévotion par le son même de notre voix ; la psychologie en effet montre que le geste intensifie le sentiment intérieur. Cest enfin pour l'édification du prochain ; car voir ou entendre les autres prier avec ferveur, augmente notre propre dévotion.
512. b) La prière vocale elle-même est privée ou publique selon qu'elle se fait au nom d'un individu ou d'une société. Nous avons prouvé ailleurs que la société, comme telle, doit à Dieu des hommages sociaux, puisqu'elle aussi doit le reconnaître comme Maître Souverain et bienfaiteur. Voilà pourquoi Saint Paul exhortait les premiers chrétiens à s'unir ensemble non seulement dans un même cur, mais encore dans une même voix pour glorifier Dieu avec Jésus-Christ : « Ut unanimes uno ore honorificetis Deum et patrem Domini nostri Jesu Christi » (Rom., XV, 6). Déjà Notre Seigneur avait invité ses disciples à s'unir ensemble pour prier, leur promettant de venir au milieu d'eux pour appuyer leurs requêtes : « Ubi enim sunt duo vel tres congregati in nomine meo, ibi sum in medio eorum » (Matth., XVIII, 20). Si cela est vrai d'une réunion de deux ou trois personnes, combien plus lorsqu'un grand nombre s'assemblent pour rendre gloire à Dieu officiellement ? Saint Thomas nous dit qu'alors l'efficacité de la prière est irrésistible : « Impossibile est preces multorum non exaudiri, si ex multis orationibus fiat quasi una » (Commentar. In Matth., c. XVIII). De même en effet qu'un père, qui résisterait aux sollicitations d'un de ses fils, s'attendrit quand il les voit tous unis dans la même demande, ainsi notre Père du Ciel ne sait pas résister à la douce violence que lui fait la prière commune d'un grand nombre de ses enfants.
513. Il est donc important que les chrétiens se réunissent souvent pour adorer et prier en commun ; c'est pour cela que l'Eglise les convoque, aux jours de dimanche et de fêtes, au saint sacrifice de la messe, qui est la prière publique par excellence, et aux offices religieux.
514. Mais, comme elle ne peut les convoquer tous les jours, et que chaque jour cependant, Dieu mérite d'être glorifié, elle charge ses prêtres et ses religieux de remplir plusieurs fois le jour ce grand devoir de la prière publique. C'est ce qu'ils font par l'office divin, qu'ils récitent non en leur nom particulier, mais au nom de toute l'Eglise et pour tous les hommes. Aussi il importe qu'alors ils s'unissent plus particulièrement au Grand Religieux de Dieu, au Verbe Incarné, pour glorifier Dieu avec lui et par lui, per ipsum, et cum ipso et in ipso, et pour demander en même temps toutes les grâces dont a besoin le peuple chrétien.
3° Le Pater Noster ou Notre Père
515. Parmi les prières que nous récitons en particulier ou en public, il n'en est pas de plus belle que celle que Notre Seigneur lui-même nous a apprise, le Pater. A) Nous y trouvons tout d'abord un exorde insinuant qui nous met sous le regard de Dieu et stimule notre confiance : « Pater noster, qui es in cælis ». Le premier pas à faire quand on prie, c'est de s'approcher de Dieu ; or le mot de Père nous met immédiatement en présence de Celui qui est le Père par excellence, le Père du Verbe par génération, notre père par adoption : c'est donc le Dieu de la Trinité qui nous apparaît, nous enveloppant de ce même amour dont il enveloppe son Fils ; et, comme ce Père est dans les cieux, c'est-à-dire tout-puissant et la source de toutes les grâces, nous nous sentons portés à l'invoquer avec une confiance filiale absolue, puisque nous sommes de la famille de Dieu, tous frères, puisque tous enfants de Dieu : Pater noster.
516. B) Vient ensuite l'objet de la prière : nous demandons tout ce que nous pouvons désirer et dans l'ordre où nous devons le désirer : a) avant tout, la fin principale, la gloire de Dieu : « Que votre nom soit sanctifié », c'est-à-dire reconnu, proclamé saint ; b) puis la fin secondaire, l'accroissement du règne de Dieu en nous qui prépare notre entrée dans le royaume du ciel, « que votre règne arrive » ; c) le moyen essentiel pour obtenir cette double fin, qui est la conformité à la volonté divine : « que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel ». Viennent ensuite les moyens secondaires, qui forment la seconde partie du Pater ; d) le moyen positif, le pain de chaque jour, pain du corps et pain de l'âme, qui l'un et l'autre nous sont nécessaires pour subsister et progresser ; e) enfin les moyens négatifs, qui comprennent : 1) la rémission du péché, le seul mal véritable, péché qui nous est pardonné dans la mesure où nous pardonnons nous-mêmes : « pardonnez-nous nos péchés comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés » ; 2) l'éloignement des épreuves et tentations où nous pourrions succomber ; 3) et enfin l'éloignement des maux physiques, des misères de la vie, en tant quelles sont un obstacle à notre sanctification : « mais délivrez-nous du mal. Ainsi soit-il ! ».
Prière sublime, puisque tout s'y rapporte à la gloire de Dieu, et cependant simple et à la portée de tous, puisque, tout en glorifiant Dieu, nous demandons tout ce qu'il y a de plus utile pour nous. Aussi les Pères et les Saints se sont plu à la commenter, et le Catéchisme du Concile de Trente en donne une longue et très solide explication.
II. Efficacité de la prière comme moyen de perfection
517. La prière a tant d'efficacité pour nous sanctifier que les Saints ont répété à l'envi cet adage : « Celui-là sait bien vivre qui sait bien prier : Ille recte novit vivere qui recte novit orare ». Elle produit en effet trois effets merveilleux : 1) elle nous détache des créatures ; 2) elle nous unit totalement à Dieu ; 3) elle nous transforme progressivement en lui.
518. 1° Elle nous détache des créatures en tant qu'elles sont un obstacle à notre union avec Dieu. C'est ce qui découle de sa notion ; pour nous élever vers Dieu, il faut tout d'abord nous dégager de l'étreinte des créatures. Attirés par elles, par les plaisirs séduisants qu'elles nous offrent, dominés aussi par l'égoïsme, nous ne pouvons échapper à cette double emprise qu'en brisant les liens qui nous attachent à la terre. Or rien ne produit mieux cet heureux résultat que l'élévation de l'âme vers Dieu par la prière : pour penser à lui et à sa gloire, pour l'aimer, nous sommes obligés de sortir de nous-mêmes et d'oublier les créatures et leurs perfides attraits. Et quand une fois nous sommes près de lui, unis à lui par une intime conversation, ses infinies perfections, ses amabilités, et la vue des biens célestes achèvent de détacher notre âme. Nous haïssons de plus en plus le péché mortel, qui nous détournerait complètement de Dieu ; le péché véniel, qui nous retarderait dans notre ascension vers lui, et même peu à peu les imperfections volontaires qui diminuent notre intimité avec lui. Nous apprenons aussi à combattre plus vigoureusement les inclinations déréglées qui subsistent au fond de notre nature, parce que nous comprenons mieux qu'elles tendent à nous éloigner de Dieu.
519. 2° Ainsi se perfectionne notre union à Dieu, qui devient chaque jour plus totale et plus parfaite.
A) Plus totale : la prière saisit en effet, pour les unir à Dieu, toutes nos facultés , a) la partie supérieure de l'âme, l'intelligence en l'absorbant dans la pensée des choses divines ; la volonté en l'orientant vers la gloire de Dieu et les intérêts des âmes ; le cur, en lui permettant de s'épancher dans un cur toujours ouvert, toujours aimant et compatissant, et de produire des affections qui ne peuvent être que sanctifiantes ; b) les facultés sensibles, en nous aidant à fixer sur Dieu et Notre-Seigneur notre imagination, notre mémoire, nos émotions et nos passions en ce qu'elles ont de bon ; c) le corps lui-même, en nous aidant à mortifier les sens extérieurs, sources de tant de divagations, et à régler notre attitude selon les règles de la modestie.
B) Plus parfaite : la prière, telle que nous l'avons expliquée, produit en effet dans l'âme des actes de religion, inspirés par la foi, soutenus par l'espérance et vivifiés par la charité. Or qu'y a t-il de plus noble et de plus sanctifiant que ces actes des vertus théologales ? Il faut y joindre aussi les actes d'humilité, d'obéissance, de force, de constance que suppose la prière ; et par là il est facile de voir que c'est d'une façon très parfaite que notre âme s'unit à Dieu par ce saint exercice.
520. 3° Il n'est donc pas étonnant que par là elle se transforme progressivement en Dieu. La prière nous fait communier pour ainsi dire avec lui : pendant que nous lui offrons humblement nos hommages et nos demandes, il s'incline vers nous et nous communique ses grâces qui produisent cette heureuse transformation.
A) Le seul fait de considérer ses divines perfections, de les admirer, d'y prendre une légitime complaisance, les attire déjà en nous par le désir qu'il fait naître d'y avoir quelque part : peu à peu notre âme, plongée dans cette affectueuse contemplation, se sent comme tout imprégnée et pénétrée de cette simplicité, de cette bonté, de cette sainteté, de cette sérénité qui ne demande qu'à se communiquer à nous.
521. B) Alors Dieu s'incline vers nous pour exaucer nos prières et nous accorder des grâces abondantes : plus nous lui rendons nos devoirs, et plus il s'occupe de sanctifier une âme qui travaille à sa gloire. Nous pouvons demander beaucoup, pourvu que nous le fassions avec humilité et confiance ; il ne peut rien refuser aux âmes humbles qui se préoccupent plus de ses intérêts que des leurs : il les éclaire de sa lumière pour leur montrer le vide, le néant des choses humaines ; il les attire à lui, en se dévoilant à leurs regards comme le Bien suprême, source de tous les biens ; il donne à leur volonté la force et la constance dont elle a besoin pour ne vouloir et n'aimer que ce qui est digne de l'être. Et nous ne pouvons mieux conclure qu'avec S. François de Sales : « Par icelle (l'oraison) nous parlons à Dieu et Dieu réciproquement parle à nous, nous aspirons à luy et respirons en luy, et mutuellement il inspire en nous et respire sur nous » (Amour de Dieu, l. IV, chap. 1). Heureux échange qui sera tout entier à notre avantage, puisqu'il ne tend à rien moins qu'à nous transformer en Dieu, en nous faisant participer à ses pensées et ses perfections ! Voyons donc comment toutes nos actions peuvent être transformées en prière.
III. Comment transformer nos actions en prière
522. La prière étant un moyen de perfection si efficace, nous devons prier souvent, avec instance, nous dit Notre Seigneur , « Oportet semper orare et non deficere » (Luc, XVIII, 1) ; ce que confirme S. Paul par ses conseils comme par ses exemples : « Sine intermissione orate... Memoriam vestri facientes in orationibus nostris sine intermissione » (I Thess., V, 17 ; I, 2). Mais comment prier sans cesse tout en vaquant à ses devoirs d'état ? N'y a t-il pas là une impossibilité ? Nous verrons qu'il n'en est rien, quand on sait bien ordonner sa vie. Pour y réussir, il faut : 1° pratiquer un certain nombre d'exercices spirituels en rapport avec ses devoirs d'état ; 2° transformer en prières les actions communes.
523. 1° Des exercices de piété. Pour alimenter la vie de prière, il faut d'abord faire certains exercices spirituels, dont le nombre et la longueur varient avec les devoirs d'état. Ici nous parlerons des exercices qui conviennent aux prêtres et aux religieux, laissant aux directeurs le soin d'adapter ce programme aux fidèles.
Trois catégories d'exercices façonnent l'âme sacerdotale à la prière : l'oraison du matin, avec la sainte messe, nous trace l'idéal à poursuivre et nous aide à le réaliser ; l'office divin, les pieuses lectures et les dévotions essentielles entretiennent l'âme dans l'habitude de la prière ; les examens du soir nous feront constater et réparer nos manquements.
524. A) Les exercices du matin sont quelque chose de sacré, dont on ne peut se dispenser, quand on est prêtre ou religieux, sans abdiquer le soin de sa perfection. a) C'est avant tout l'oraison, affectueux entretien avec Dieu pour nous rappeler l'idéal que nous devons sans cesse avoir devant les yeux, et vers lequel nous devons tendre énergiquement. Cet idéal n'est autre que celui que nous a tracé le divin Maître : « Estote ergo vos perfecti sicut et Pater vester cælestis perfectus est » (Matth., V, 48). Nous devons donc nous mettre en face de Dieu, source et modèle de toute perfection, et, pour concrétiser, en face de N. S.Jésus-Christ qui a réalisé sur terre cette idéale perfection, et, nous a mérité la grâce dimiter ses vertus. Après lui avoir rendu nos hommages, nous l'attirons en nous, en communiant à ses pensées par des convictions profondes sur la vertu spéciale que nous voulons pratiquer, et par d'ardentes prières, qui nous obtiennent la grâce de pratiquer cette vertu ; et humblement, mais vigoureusement, nous coopérons à cette grâce en prenant une résolution généreuse sur cette vertu que nous nous efforcerons de mettre en pratique tout le long du jour. b) La sainte messe nous confirme dans cette disposition en nous mettant devant les yeux, dans les mains, à notre disposition, la victime sainte que nous devons imiter ; et la communion fait passer dans notre âme ses pensées, ses sentiments, ses dispositions intérieures, ses grâces, et son divin esprit qui demeurera avec nous pendant toute la journée. Nous sommes donc prêts pour l'action, cette action qui, vivifiée par son influence, ne sera qu'une prière continuée.
525. B) Mais, pour qu'il en soit ainsi, il faut de temps en temps des exercices qui renouvellent et stimulent notre union à Dieu. a) Ce sera avant tout la récitation de l'office divin, que S. Benoît appelle si bien l'opus divinum, et où, en union avec le grand Religieux du Père, nous le glorifierons, et demanderons des grâces pour nous et toute l'Eglise ; c'est, après la sainte messe, l'acte le plus important de toute la journée. b) Puis ce seront de pieuses lectures, lectures d'Ecriture Sainte, lectures des ouvrages et des vies des saints qui nous mettront de nouveau en rapports intimes avec Dieu et ses saints. c) Viendront enfin les dévotions essentielles qui doivent nourrir notre piété, la visite au Saint Sacrement, qui n'est au fond qu'un tête-à-tête avec Jésus, et la récitation du chapelet, qui nous permet de nous entretenir avec Marie et de repasser dans notre cur ses mystères et ses vertus.
526. C) Quand viendra le soir, l'examen général et particulier, que nous transformerons en une sorte d'humble et sincère confession au Souverain Prêtre, nous montrera comment dans la journée nous avons réalisé l'idéal conçu le matin. Hélas ! il y aura toujours une certaine différence entre nos résolutions et leur réalisation ; mais, sans nous décourager, nous nous remettrons courageusement à l'uvre ; et c'est dans un sentiment de confiance et d'abandon que nous prendrons un peu de repos pour mieux travailler le lendemain.
La confession chaque semaine ou, au plus tard, chaque quinzaine, et la retraite du mois, en nous faisant jeter un coup d'il synthétique sur une portion plus étendue de notre vie, achèveront ce contrôle et seront l'occasion d'un renouvellement spirituel.
527. 2° Tel est l'ensemble des exercices spirituels qui nous empêcheront de perdre de vue pendant un temps notable la présence de Dieu. Mais que faire pour combler le vide entre ces divers exercices et transformer en prières toutes nos actions ? S. Augustin et S. Thomas nous donnent le principe de solution. Le premier, nous dit de faire de notre vie, de nos actions, de notre négoce, de nos repas, de notre sommeil lui-même une hymne de louange à la gloire de Dieu. Le second condense ainsi la pensée du premier : « Tamdiu homo orat, quamdiu totam vitam suam in Deum ordinat » (Comment. in Rom., c. I, lect. 5)
C'est la charité qui oriente toute notre vie vers Dieu. Le moyen pratique pour faire ainsi toutes nos actions, c'est de les offrir, avant de les commencer, à la T. Ste Trinité, en union avec Jésus vivant en nous, et selon ses intentions (n° 248).
528. Combien il importe de faire nos actions en union avec Jésus, c'est ce qu'explique fort bien M. Olier; il montre d'abord comment il est en nous pour nous sanctifier : « Il n'habite pas seulement en nous comme Verbe, par son immensité... mais il habite aussi en nous comme Christ, par sa grâce, pour nous rendre participants de son onction et de sa vie divine... Jésus-Christ est en nous pour nous sanctifier, et en nous-mêmes, et en nos uvres, et pour remplir de lui toutes nos facultés : il veut être la lumière de nos esprits, l'amour et la ferveur de nos curs, la force et la vertu de toutes nos puissances, afin qu'en lui nous puissions connaître, aimer et accomplir les volontés de Dieu son Père, soit pour agir en son honneur, soit pour souffrir et endurer toutes choses à sa gloire » (Catéch. Chrét., IIe P., leç. V). Il explique ensuite comment les actions que nous faisons en nous-mêmes et pour nous-mêmes sont défectueuses : « nos intentions et nos pensées tendent au péché par la corruption de notre nature ; et si nous venons à agir en nous-mêmes et à suivre la pente de nos sentiments, nous opérerons en péché » (Catéch., leç. VI). La conclusion, c'est donc qu'il faut renoncer à ses propres intentions pour s'unir à celles de Jésus : « Vous voyez par là combien il faut être soigneux, au commencement de vos uvres, de renoncer à tous vos sentiments, à tous vos désirs, à toutes vos propres pensées, à toutes vos volontés, pour entrer, selon S. Paul, dans les sentiments et les intentions de Jésus-Christ (Philip., II, 5).
Quand les actions sont longues, il est utile de renouveler cette offrande par un regard affectueux sur son crucifix, et, mieux encore, sur Jésus vivant en nous ; et de laisser aller son âme en de fréquentes oraisons jaculatoires qui élèveront notre cur vers Dieu.
Ainsi nos actions, même les plus communes, seront une prière, une ascension de l'âme vers Dieu, et nous réaliserons le désir que Jésus a exprimé : « oportet semper orare et non deficere » (Luc, XVIII, 1).
529. Voilà donc les quatre moyens intérieurs de perfection, qui tous tendent à la fois à glorifier Dieu et à perfectionner notre âme. Le désir de la perfection, c'est en effet un premier élan vers Dieu, un premier pas vers la sainteté ; la connaissance de Dieu, c'est Dieu attiré en nous et nous aidant à nous donner à lui par l'amour ; la connaissance de soi nous montre mieux le besoin que nous avons de Dieu, et stimule notre désir de le recevoir pour combler le vide qui est en nous ; la conformité à sa volonté nous transforme en lui ; la prière nous élève à lui, en même temps qu'elle attire en nous ses perfections, et nous y fait participer pour nous rendre plus semblables à lui ; tout donc nous porte à Dieu, parce que tout vient de lui.
Nous allons voir maintenant comment les moyens extérieurs tendent au même but.
ART. II. LES MOYENS EXTÉRIEURS DE PERFECTION
530. Ces moyens peuvent se ramener à quatre principaux : la direction, qui nous donne un guide sûr ; le règlement de vie, qui continue et complète son action ; les lectures et exhortations spirituelles, qui nous tracent un idéal à réaliser ; et la sanctification des relations sociales, qui nous permet de surnaturaliser tous nos rapports avec le prochain.
§ 1. De la direction spirituelle
Nous essaierons de mettre en lumière deux choses : 1° la nécessité morale de la direction ; 2° les moyens d'en assurer le succès.
I. Nécessité morale de la direction
La direction, sans être absolument nécessaire à la sanctification des âmes, est pour elles le moyen normal du progrès spirituel. C'est ce que montrent à la fois l'autorité et la raison basée sur l'expérience
1° Preuve dautorité
531. A) Dieu, ayant constitué l'Eglise comme une société hiérarchique, a voulu que les âmes fussent sanctifiées par la soumission au Pape et aux Evêques pour le for externe, aux confesseurs pour le for interne. Aussi, quand Saul se convertit, Jésus, au lieu de lui révéler lui-même ses desseins, l'envoie à Ananie pour apprendre de sa bouche ce qu'il doit faire. C'est en s'appuyant sur ce fait que Cassien, S. Francois de Sales et Léon XIII montrent la nécessité de la direction : « Nous trouvons, dit celui-ci, aux origines mêmes de l'Eglise une manifestation célèbre de cette loi : bien que Saul, respirant la menace et le carnage, eût entendu la voix du Christ lui-même, et lui eût demandé : Seigneur, que voulez-vous que je fasse ? c'est à Damas, vers Ananie qu'il fut envoyé : Entre dans la ville, et là on te dira ce que tu dois faire ». Et il ajoute : « C'est ce que l'on a constamment pratiqué dans l'Eglise ; c'est la doctrine qu'ont professée unanimement tous ceux qui, dans le cours des siècles, ont brillé par leur science et leur sainteté » (Epist. Testem benevolentiæ, 22 jan. 1899).
532. B) Ne pouvant citer toutes les autorités traditionnelles, nous allons passer en revue quelques témoins qu'on peut considérer comme les représentants authentiques de la théologie ascétique. Cassien, qui avait passé de longues années au milieu des moines de Palestine, de Syrie et d'Egypte, a consigné leur doctrine et la sienne dans deux ouvrages. Or, dans le premier, le livre des Institutions, il presse vivement les jeunes cénobites d'ouvrir leur cur au vieillard chargé de leur conduite, de lui manifester sans fausse honte leurs pensées les plus secrètes, et de s'en remettre complètement à sa décision pour le discernement de ce qui est bon et de ce qui est mauvais. Il revient sur ce point dans ses Conférences, et après avoir exposé les dangers auxquels s'exposent ceux qui ne consultent pas les anciens, il conclut que le meilleur moyen de triompher des tentations les plus dangereuses, c'est de les manifester à un sage conseiller, ce qu'il appuie sur l'autorité de Saint Antoine et de l'abbé Sérapion.
Ce que Cassien enseigne aux moines d'Occident, S. Jean Climaque l'inculque aux moines d'Orient, dans l'Echelle du Paradis. Aux débutants, il fait remarquer que ceux qui veulent sortir d'Egypte et dompter leurs passions déréglées, ont besoin d'un Moïse qui leur serve de guide. Aux âmes qui progressent il déclare que, pour suivre Jésus-Christ et jouir de la sainte liberté des enfants de Dieu, il faut confier avec humilité le soin de son âme à un homme qui soit le représentant du divin Maître, et le bien choisir, parce qu'il faudra lui obéir avec simplicité, malgré les petits défauts qu'on remarquerait en lui, la seule chose à redouter étant de suivre son propre jugement.
533. Pour le Moyen-Age, deux autorités nous suffiront. Saint Bernard veut que les novices dans la vie religieuse aient un guide, un père nourricier qui les instruise, les conduise, les console et les encourage. Aux personnes plus avancées, par exemple, au chanoine régulier Ogier, il déclare que celui qui se constitue son propre maître ou directeur, se fait le disciple d'un sot ; et il ajoute : « j'ignore ce que les autres pensent d'eux-mêmes à ce sujet ; pour moi, je parle d'expérience, et je déclare qu'il m'est plus facile et plus sûr de commander à beaucoup d'autres que de me conduire moi seul » (Epist. LXXXVII, 7). Au XIVe siècle, Saint Vincent Ferrier, l'éloquent prédicateur dominicain, après avoir affirmé que la direction a toujours été pratiquée par les âmes qui veulent progresser, en donne cette raison : celui qui a un directeur auquel il obéit sans réserve et en toutes choses, parviendra bien plus facilement et plus vite qu'il ne pourrait le faire tout seul, même avec une intelligence très vive et des livres savants en matière spirituelle.
534. Ce n'était pas seulement dans les communautés, mais aussi dans le monde qu'on sentait le besoin d'un guide spirituel : les lettrés de Saint Jérôme, de Saint Augustin et de plusieurs autres Pères à des veuves, à des vierges, à des séculiers, suffisent à le prouver. C'est donc avec raison que S. Alphonse, en expliquant les devoirs du confesseur, déclare que l'un des principaux est de diriger les âmes pieuses.
Du reste la raison elle-même, éclairée par la foi et l'expérience, nous montre la nécessité d'un directeur pour progresser dans la perfection.
2° Preuve de raison basée sur la nature du progrès spirituel
535. A) Le progrès spirituel est une longue et pénible ascension le long d'un sentier escarpé, bordé de précipices. S'y aventurer sans un guide expérimenté serait une grave imprudence. Il est si facile en effet de se faire illusion sur son propre état ! Nous ne pouvons être parfaitement clairvoyants sur nous-mêmes, dit Saint François de Sales, nous ne pouvons pas être des juges impartiaux dans notre propre cause, en raison d'une certaine complaisance « si secrette et imperceptible que si on n'a bonne vue on ne la peut pas découvrir, et ceux mêmes qui en sont atteints ne la connaissent pas si on ne la leur monstre » (Vie dévote, IIIe Part. ch. 28). D'où il conclut que nous avons besoin d'un médecin spirituel pour porter un diagnostic impartial sur notre état d'âme et prescrire les remèdes les plus efficaces.
536. B) Pour mieux comprendre cette nécessité, il suffit d'exposer brièvement les écueils principaux qu'on rencontre dans chacune des trois voies qui conduisent à la perfection.
Les débutants ont à craindre les rechutes, et, pour les éviter, doivent faire une longue et laborieuse pénitence, proportionnée au nombre et à la gravité de leurs fautes. Or les uns, oubliant vite le passé, veulent entrer immédiatement dans la voie d'amour, et cette présomption est bientôt suivie du retrait des consolations sensibles, de découragement et de nouvelles chutes ; les autres se livrent avec excès aux mortifications extérieures, y prennent une vaine complaisance, compromettent leur santé, et, en voulant se soigner, tombent dans le relâchement. Il importe donc qu'un directeur expérimenté maintienne les uns dans l'esprit et la pratique de la pénitence, et calme l'ardeur intempestive des autres.
Un autre écueil, c'est la sécheresse spirituelle succédant aux consolations sensibles : on craint d'être abandonné de Dieu, on omet des exercices de piété qui semblent stériles, et on tombe dans la tiédeur. Qui donc fera éviter ce péril sinon un sage directeur, qui, au temps des consolations annoncera qu'elles ne dureront pas toujours, et, au moment où viendra la sécheresse, consolera, rassurera et fortifiera ces âmes, en leur montrant qu'il n'est rien de meilleur pour nous affermir dans la vertu et purifier notre amour ?
537. b) Quand on entre dans la voie illuminative, ne faut-il pas encore un guide pour discerner les vertus principales qui conviennent à telle ou telle personne, les moyens de s'y exercer, la méthode à suivre pour s'examiner avec fruit sur ses progrès et ses défaillances ? Et, lorsque se manifeste ce sentiment de lassitude qu'on éprouve un jour ou l'autre en découvrant que la voie de la perfection est plus longue et plus pénible qu'on ne l'imaginait, qui empêchera cette impression de dégénérer en tiédeur sinon l'affection paternelle d'un directeur qui saura deviner l'obstacle, prévenir le découragement, consoler le pénitent, le stimuler à de nouveaux efforts, et faire entrevoir les fruits de cette épreuve, vaillamment supportée ?
538. c) Plus nécessaire encore est la direction dans la voie unitive. Pour y entrer, il faut cultiver les dons du Saint Esprit par une docilité généreuse et constante aux inspirations de la grâce. Or, pour discerner les inspirations divines de celles qui viennent de la nature ou du démon, on a souvent besoin des avis d'un conseiller sage et désintéressé. C'est encore plus indispensable quand on subit les premières épreuves passives, quand les sécheresses, les ennuis, les craintes de la justice divine, les tentations obsédantes, l'impossibilité de méditer d'une façon discursive, et les contradictions du dehors, viennent fondre sur une pauvre âme et la jeter dans un trouble profond ; il est évident qu'un guide s'impose pour prendre à la remorque ce navire désemparé. Il en est de même lorsqu'on jouit des douceurs de la contemplation : cet état suppose tant de discrétion, d'humilité, de docilité, et surtout tant de prudence pour savoir harmoniser la passivité avec l'activité qu'il est moralement impossible de ne pas s'égarer sans les conseils d'un guide très averti. Voilà pourquoi Sainte Thérèse ouvrait son âme avec tant de simplicité à ses directeurs, voilà pourquoi Saint Jean de la Croix revient souvent sur la nécessité de tout découvrir au directeur : « Dieu, dit-il, aime tellement que l'homme se soumette à la direction d'un autre homme qu'il ne veut absolument pas nous voir donner pleine créance aux vérités surnaturelles qu'il communique lui-même, avant qu'elles aient passé par le canal d'une bouche humaine » (Sentences et avis spirituels, n°229, p. 372).
539. Pour tout résumer, nous ne pouvons mieux faire que de citer les paroles du P. Godinez : « Sur mille personnes que Dieu appelle à la perfection, dix à peine correspondent, et sur cent que Dieu appelle à la contemplation, quatre vingt dix-neuf manquent à l'appel... Il faut reconnaître que l'une des principales causes est le manque de maîtres spirituels... Ils sont, après la grâce de Dieu, les pilotes qui guident les âmes par cette mer inconnue de la vie spirituelle. Et si nulle science, nul art, si simple soit-il, ne se peut bien apprendre sans un maître qui l'enseigne, beaucoup moins pourra-t-on apprendre cette haute sagesse de la perfection évangélique où se rencontrent des mystères si profonds... C'est pourquoi je tiens pour chose moralement impossible que, sans miracle ou sans maître, une âme puisse pendant de longues années traverser ce qu'il y a de plus élevé et de plus ardu dans la vie spirituelle sans courir le risque de se perdre ».
540. On peut donc dire que la voie normale pour progresser dans la vie spirituelle est de suivre les conseils d'un sage directeur. En fait la plupart des âmes ferventes le comprennent et pratiquent la direction au saint tribunal de la pénitence. Quand, dans ces dernières années, on a voulu former une élite, on n'a pas trouvé de meilleur moyen que la direction pratiquée d'une façon intense soit dans les patronages, ou les colonies de vacances, soit surtout dans les retraites fermées. Rien donc de plus efficace pour sanctifier les âmes, pourvu qu'on y observe les règles que nous allons rappeler.
II. Règles pour assurer le succès de la direction
Pour que la direction soit profitable, il faut : 1° en bien préciser l'objet ; 2° assurer la collaboration du directeur et du dirigé.
1° Objet de la direction
541. A) Principe général. L'objet de la direction, c'est tout ce qui intéresse la formation spirituelle des âmes. La confession se borne à l'accusation des fautes ; la direction va beaucoup plus loin. Elle remonte aux causes de nos péchés, aux inclinations profondes, au tempérament, au caractère, aux habitudes contractées, aux tentations, aux imprudences ; et cela, afin de pouvoir découvrir les vrais remèdes, ceux qui s'attaquent à la racine même du mal. Pour mieux combattre les défauts, elle s'occupe des vertus qui leur sont opposées, vertus communes à tous les chrétiens et vertus spéciales à chaque catégorie de personnes ; des moyens pour les mieux pratiquer, des exercices spirituels qui, comme l'oraison, l'examen particulier, la dévotion au Saint Sacrement, au Sacré-Coeur, à la Sainte Vierge, nous donnent des armes spirituelles pour avancer dans la pratique des vertus. Elle traite de la vocation, et, quand cette question est réglée, des devoirs particuliers de chaque état. On voit donc que son objet est très étendu.
542. B) Applications. a) Pour bien conduire une âme, le directeur doit connaître ce qu'il y a de principal dans sa vie passée, ses fautes les plus habituelles, les efforts déjà tentés pour s'en corriger, les résultats obtenus, afin de bien voir ce qui reste à faire ; puis les dispositions présentes, les attraits, les répugnances, le genre de vie qu'on mène, les tentations qu'on éprouve et la tactique qu'on emploie pour les vaincre, les vertus dont on sent davantage le besoin et les moyens employés pour les acquérir, le tout en vue de donner des conseils plus précis. b) C'est alors qu'on peut plus facilement dresser un programme de direction, programme souple qui s'adapte à l'état actuel du pénitent pour le rendre meilleur. On ne peut en effet conduire toutes les âmes de la même façon ; il faut les prendre au degré où elles sont, pour les aider à monter graduellement, sans brûler trop d'étapes, le sentier escarpé de la perfection. De plus, les unes sont plus ardentes et généreuses et les autres plus calmes et plus lentes ; toutes ne sont pas non plus appelées au même degré de perfection.
543. Cependant, il y a un ordre progressif à suivre et qui permet d'avoir une certaine unité de direction. Donnons quelques exemples.
1) Dès le début il importe dapprendre aux âmes à bien sanctifier toutes leurs actions ordinaires, en les offrant à Dieu, en union avec Notre Seigneur (n° 248). C'est une pratique à garder toute sa vie, et sur laquelle il faut revenir assez souvent en la rattachant à l'esprit de foi si nécessaire en ce temps de naturalisme.
2) La purification de l'âme par la pratique de la pénitence et de la mortification ne doit jamais cesser complètement, et il y faut souvent ramener les dirigés, en tenant compte de leur état d'âme pour varier les pratiques de ces vertus.
3) L'humilité étant une vertu fondamentale, doit être inculquée presque dès le début et souvent rappelée à toutes les étapes de la vie spirituelle.
4) La charité à l'égard du prochain étant fréquemment violée, même par les personnes dévotes, on y insistera beaucoup dans les examens de conscience et les confessions.
5) L'union habituelle avec Notre Seigneur, modèle et collaborateur, étant un des moyens de sanctification les plus efficaces, on ne doit pas craindre dy revenir souvent.
6) La force de caractère, basée sur des convictions profondes, étant particulièrement nécessaire à notre époque, il faut la cultiver avec soin, et y joindre l'honnêteté et la loyauté qui en sont inséparables.
> 7) L'apostolat s'impose plus particulièrement dans un siècle de prosélytisme comme le nôtre, et le directeur doit viser à former des élites qui puissent aider le prêtre dans les mille détails nécessaires à l'évangélisation des âmes.
Pour le reste, il n'y aura qu'à tenir compte de ce que nous dirons dans l'explication des trois voies.
2° Devoirs du directeur et du dirigé
La direction n'aboutira à des résultats sérieux que si le directeur et. le dirigé collaborent ensemble à cette uvre commune avec bonne volonté.
1) Les devoirs du directeur
544. S. François de Sales déclare que le directeur doit posséder trois qualités principales : « il le faut plein de charité, de science et de prudence : si l'une de ces trois parties lui manque, il y a du danger » (Introduction à la vie dévote, p. 1, ch., IV).
A) La charité qui lui est nécessaire, c'est une affection surnaturelle et paternelle, qui lui fait voir dans ses dirigés des fils spirituels qui lui sont confiés par Dieu lui-même, pour qu'il fasse grandir en eux Jésus-Christ et ses vertus : « Filioli mei quos iterum parturio donec formetur Chtisius in vobis » (Gal., IV, 19).
a) Aussi il les enveloppe tous de la même sollicitude et du même dévouement, se faisant tout à tous pour les sanctifier tous, dépensant son temps, ses soins, et se dépensant lui-même pour former en eux les vertus chrétiennes. Sans doute, malgré tous ses efforts, il se sentira parfois plus attiré vers les uns que vers les autres ; mais par la volonté il réagira contre ses sympathies ou ses antipathies naturelles ; et il évitera avec le plus grand soin ces affections sensibles qui tendraient à créer des attaches, innocentes au début, puis absorbantes, dangereuses pour sa réputation comme pour sa vertu. Désirer s'attacher des curs faits pour aimer Dieu, est une sorte de trahison, dit avec raison M. Olier : « Notre Seigneur les ayant choisis (il s'agit des directeurs d'âmes) pour aller conquérir des royaumes, c'est-à-dire les curs des hommes qui lui appartiennent, qu'il a acquis par l'effusion de son sang, et dans lesquels il veut établir son empire ; au lieu de lui donner ces curs comme à leur légitime souverain, ils les prennent pour eux, ils s'en rendent les maîtres et les propriétaires... Oh ! quelle ingratitude, quelle infidélité, quel outrage, quelle perfidie ! » (Lesprit dun directeur des âmes, p. 60-61). Ce serait aussi mettre un obstacle presque insurmontable au progrès spirituel de ses dirigés comme à son propre avancement, Dieu ne voulant pas d'un cur partagé.
545. b) Cette bonté ne sera pas non plus de la faiblesse, mais accompagnée de fermeté et de franchise, le directeur aura le courage de faire des monitions paternelles, de signaler et de combattre les défauts de ses pénitents, de ne point se laisser diriger par eux. Il est des personnes très habiles, très doucereuses, qui veulent bien un directeur, mais à la condition que celui-ci s'accommode à leurs goûts et à leurs fantaisies ; ce qu'elles cherchent, c'est moins une direction qu'une approbation de leur conduite. Pour se tenir en garde contre un abus de ce genre, qui pourrait engager sa conscience, le directeur ne se laissera pas envelopper par les manuvres de ces pénitents ou de ces pénitentes ; mais, se souvenant qu'il représente Jésus-Christ lui-même, il donnera une décision ferme en conformité avec les règles de la perfection et non avec les désirs de ses dirigés.
546. c) C'est surtout dans la direction des femmes quil faut user de réserve et de fermeté. Un homme de grande expérience, le P. Desurmont, écrit à ce sujet : « Pas de paroles affectueuses, pas d'appellations tendres, pas de tête-à-tête non indispensable, rien d'expressif ni dans le regard ni dans le geste, pas l'ombre même de la familiarité ; en fait de conversation, pas plus que le nécessaire ; en fait de rapports autres que les relations de pure conscience, seulement ceux qui ont une sérieuse utilité ; autant que possible, pas de direction hors du confessionnal et pas de commerce épistolaire » (La charité sacerdotale, t. II, § 196). Aussi tout en montrant l'intérêt qu'on porte à leur âme, il faut cacher celui qu'on porte à leur personne : « elles doivent ne pas pouvoir même soupçonner qu'on est occupé ou préoccupé de leur personne. Leur moral est ainsi fait que, si elles peuvent penser ou sentir qu'il y a estime particulière ou affection, presque irrésistiblement elles versent dans le naturel, soit par vanité, soit par attache ». Et il ajoute : « Généralement, il est bon qu'elles ignorent presque qu'on les dirige. La femme a le défaut de sa qualité : elle est instinctivement pieuse, mais instinctivement aussi elle est fière de sa piété. La toilette de l'âme l'impressionne autant que celle du corps. Savoir qu'on veut l'orner de vertus est ordinairement un danger pour elle ». On les dirige donc sans le leur dire et, en leur donnant des conseils de perfection, on le fait comme s'il s'agissait de choses communes à bien des âmes.
547. B) Au dévouement il joindra la science, c'est-à-dire la connaissance de la théologie ascétique, si nécessaire au confesseur, comme nous l'avons prouvé, n° 36. Il ne cessera donc de lire et de relire les auteurs spirituels, redressant ses propres jugements par ceux de ces auteurs, et comparant sa conduite avec celle des Saints.
548. C) Mais surtout il a besoin de beaucoup de prudence et de sagacité pour diriger les âmes non pas d'après ses propres idées, mais selon les mouvements de la grâce, le tempérament et le caractère des pénitents, et leurs attraits surnaturels.
a) Le P. Libermann faisait remarquer avec raison que le directeur n'est qu'un instrument au service de l'Esprit Saint (La direction spirituelle, p. 10-22) ; il doit donc s'appliquer tout d'abord à connaître, par des questions discrètes, l'action de ce divin Esprit dans une âme : « je regarde comme un point capital en direction, écrivait-il, de discerner dans chaque âme les dispositions qui s'y trouvent..., ce que l'état intérieur de cette âme peut porter ; de laisser agir la grâce avec une grande liberté, de distinguer les faux attraits des vrais, et d'empêcher les âmes de s'écarter ou dexcéder dans ses attraits ». Dans une autre lettre il ajoute : « Le directeur, ayant une fois vu et discerné Dieu agissant dans une âme, n'a d'autre fonction que de guider cette âme, pour qu'elle suive la grâce et y soit fidèle... jamais il ne doit vouloir inspirer à une âme ses propres goûts et ses propres attraits, ni la conduire d'après sa manière d'agir ou sa manière de voir les choses. Un directeur qui agirait ainsi détournerait souvent les âmes de la conduite de Dieu, et contrarierait souvent la divine grâce en elles ».
Il ajoutait cependant que ceci s'applique aux âmes qui vont droit dans la perfection. Pour celles qui sont lâches et tièdes, l'initiative appartient au directeur, qui, par ses exhortations, ses conseils, ses réprimandes, par toutes les industries de son zèle, doit s'efforcer de les arracher à leur léthargie spirituelle.
549. b) La prudence dont il s'agit, est donc une prudence surnaturelle, fortifiée par le don de conseil qu'un directeur doit sans cesse demander au Saint Esprit. Il l'invoquera donc en particulier dans les cas difficiles, récitant en son cur un Venite Sancte Spiritus avant de donner une décision importante ; et, après l'avoir consulté, il aura soin d'écouter la réponse intérieure avec une docilité d'enfant pour la transmettre à son dirigé : « Sicut audio, judico, et judicium meum justum est » (Joan., V, 30). Alors il sera vraiment l'instrument du Saint Esprit, instrumentum Deo conjunctum, et son ministère sera fructueux.
Toutefois cette attention à prendre conseil de Dieu ne lempêchera pas d' utiliser tous les moyens que suggère la prudence. Pour bien connaître son dirigé, il ne se contentera pas de ses affirmations ; il observera sa conduite, il écoutera ceux qui le connaissent, et, sans souscrire à tous leurs jugements, et il en tiendra compte selon les règles de la discrétion.
550. C) La prudence le guidera non pas seulement dans les conseils qu'il donnera, mais aussi dans toutes les circonstances qui se rapportent à la direction. 1) Ainsi il ne consacrera que le temps nécessaire à cette fonction de son ministère, si importante soit-elle : pas de longues conversations, pas de bavardage inutile, pas de questions indiscrètes ; se borner à l'essentiel, à ce qui est vraiment utile au bien des âmes : un conseil précis, une pratique bien clairement exposée suffit à occuper une âme pendant une quinzaine ou un mois. Bien plus, sa direction sera virile, il s'efforcera de conduire ses dirigés de telle sorte qu'ils puissent, au bout de quelque temps, non pas se suffire complètement à eux-mêmes, mais du moins se contenter d'une direction plus brève et résoudre les difficultés ordinaires par le moyen des principes généraux qu'il leur a inculqués.
2) Si pour les jeunes gens et les hommes on peut faire la direction en tout lieu, même en se promenant ou dans une cour de récréation, il faut être beaucoup plus réservé pour les femmes, ne les recevoir communément qu'au confessionnal, et ne les diriger qu'en confession, brièvement, sans, les laisser entrer dans des détails inutiles. Nous appartenons à tous, et, comme notre temps est très limité, il importe de ne pas le gaspiller. Sans doute il faut être patient et donner à chaque âme tout le temps nécessaire, mais en se souvenant qu'il est d'autres âmes qui ont besoin de notre ministère.
2) Les devoirs du dirigé
551. Le dirigé verra Notre Seigneur lui-même dans la personne de son directeur : s'il est vrai en effet que toute autorité vient de Dieu, cela est plus vrai encore quand il s'agit de l'autorité que le prêtre exerce sur les consciences : le pouvoir de lier et de délier, d'ouvrir et de fermer les portes du ciel, de guider les âmes dans les voies de la perfection est le plus divin de tous les pouvoirs, et ne peut donc exister qu'en celui qui est le représentant attitré, l'ambassadeur du Christ. De ce principe découlent tous les devoirs à l'égard du directeur : respect, confiance, docilité.
552. A) Il faut le respecter comme le représentant de Dieu, revêtu de son autorité en ce qu'elle a de plus intime et de plus honorable. Si donc il a quelques défauts, on ny arrête point sa pensée, on ne voit que son autorité et sa mission. On évitera donc avec soin ces critiques acerbes qui font perdre ou atténuent le respect filial qu'on doit avoir pour lui. On évitera aussi cette familiarité excessive qui est difficilement compatible avec le vrai respect. Ce respect sera tempéré par l'affection, l'affection simple et cordiale, mais respectueuse, d'un fils pour son père ; affection qui exclut le désir d'être aimé particulièrement, et les petites jalousies qui parfois en sont la suite. « Bref, cette amitié doit être forte et douce, toute sainte, toute sacrée, toute divine et toute spirituelle » (Vie dévote, Part. I, ch. IV).
553. B) Il sera accompagné aussi d'une confiance toute filiale et d'une grande ouverture de cur. « Traitez avec luy (le directeur) à cur ouvert, dit S. François de Sales, en toute sincérité et fidélité, luy manifestant clairement vostre bien et vostre mal, sans feintise ni dissimulation : et par ce moyen vostre bien sera examiné et plus assuré, et vostre mal sera corrigé et remédié... Ayez en luy une extrême confiance meslée d'une sacrée révérence, en sorte que la révérence ne diminue point la confiance, et que la confiance n'empêche point la révérence ». C'est donc avec une confiance entière qu'il faut lui ouvrir notre cur, lui confier nos tentations et nos faiblesses pour qu'il nous aide à les surmonter ou à les guérir, nos désirs et nos résolutions, pour les soumettre à son approbation, le bien que nous essayons de faire pour qu'il l'affermisse, nos desseins pour l'avenir afin qu'il les examine et nous suggère les moyens de les réaliser, en un mot tout ce qui se rapporte au bien de notre âme. Mieux il nous connaîtra, et plus il sera en mesure de nous donner de sages conseils, de nous encourager, de nous consoler, de nous fortifier, si bien qu'au sortir de la direction, nous nous redirons les paroles des disciples dEmmaüs : « N'est-il pas vrai que notre cur était tout brûlant au dedans de nous, lorsqu'il nous parlait... ? » (Luc, XXIV, 32).
554. Il est des personnes qui voudraient bien avoir cette parfaite ouverture, mais qui, par une certaine timidité ou réserve, ne savent comment exposer létat de leur âme. Qu'elles en disent un mot à leur directeur, et celui-ci les aidera par quelques questions opportunes, au besoin en leur prêtant un livre pour leur permettre de se mieux connaître et analyser ; une fois la glace brisée, les communications deviendront faciles.
D'autres sont exposées au contraire à trop causer, et à transformer la direction en pieux bavardage ; elles doivent se souvenir que le temps du prêtre est limité, que d'autres personnes attendent leur tour et pourraient s'impatienter de ces longueurs. Il faut donc se borner et réserver quelque chose pour la séance suivante.
555. C) La franchise doit être accompagnée d'une grande docilité à écouter et à suivre les conseils du directeur. Rien de moins surnaturel que de vouloir le faire entrer dans nos sentiments et nos idées ; rien aussi de plus nuisible au bien de l'âme ; car ce n'est pas alors la volonté de Dieu qu'on cherche, mais la sienne propre, avec cette circonstance aggravante qu'on abuse d'un moyen divin pour une fin égoïste. Notre unique désir doit être de connaître la volonté divine par l'intermédiaire de notre directeur, et non de lui extorquer une approbation par des procédés plus ou moins habiles : on peut tromper son directeur, on ne trompe pas celui qu'il représente.
Sans doute notre devoir est de lui faire connaître nos goûts et nos répugnances, et si nous voyons des difficultés, une sorte d'impossibilité à mettre en pratique tel conseil, nous devons le dire en toute simplicité ; mais, quand nous l'avons fait, il ne reste plus qu'à se soumettre. Notre directeur peut à la rigueur se tromper ; nous ne nous trompons point en lui obéissant, sauf naturellement s'il nous conseillait quelque chose de contraire à la foi ou aux murs ; dans ce cas, il faudrait changer de directeur.
556. D) Ce n'est pas sans une raison grave et sans avoir mûrement réfléchi qu'il faut choisir un autre directeur. Il doit y avoir en effet une certaine continuité dans la direction, et celle-ci ne peut exister lorsqu'on change fréquemment de guide spirituel.
a) Il est des personnes tentées de changer de confesseur, par curiosité, pour savoir quelle sera la conduite d'un autre : on se fatigue d'entendre souvent les mêmes conseils, surtout s'ils portent sur des choses désagréables à la nature ; par inconstance, parce qu'on ne peut jamais s'en tenir longtemps aux mêmes pratiques ; par orgueil, voulant aller au directeur qui a le plus de réputation ou de vogue, ou désirant en trouver un qui nous flatte davantage ; par une sorte. d'inquiétude, qui fait qu'on n'est jamais content de ce que lon a et qu'on rêve toujours de perfection imaginaire ; par un désir mal réglé de faire connaître leur intérieur à divers confesseurs, pour qu'ils s'y intéressent ou nous rassurent; par fausse honte, pour cacher au directeur ordinaire certaines faiblesses humiliantes. Ce sont là évidemment des motifs insuffisants qu'il faut savoir écarter, si on veut avancer d'une façon soutenue dans la vie spirituelle.
557. b) Il faut par contre se rappeler que lEglise insiste de plus en plus sur la liberté dont on doit jouir dans le choix d'un confesseur ; si donc on a de bonnes raisons pour s'adresser à un autre, il ne faut pas hésiter à le faire. Quelles sont ces raisons principales ? 1) Si, malgré tous ses efforts, on ne peut avoir pour son directeur le respect, la confiance et l'ouverture dont nous avons parlé, il faut en changer, même si ces sentiments étaient peu ou mal fondés : on ne pourrait alors en effet profiter de ses conseils. 2) Il en serait de même à plus forte raison si on craignait avec fondement qu'il ne nous détournât de la perfection, à cause de vues trop naturelles, ou d'une affection trop vive et trop sensible qu'il témoigne en certaines occasions. 3) Ce serait encore le cas, si on s'apercevait qu'il n'a manifestement ni la science, ni la prudence ni la discrétion nécessaires.
Ces cas sont rares sans doute ; mais quand ils se présentent, il faut se souvenir que la direction ne fait de bien qu'autant que le directeur et le dirigé collaborent ensemble avec une confiance mutuelle.
§ II. Le Règlement de vie
558. La raison d'être de ce règlement, c'est de prolonger l'action du directeur, en donnant à son pénitent des principes et des règles, qui permettent à ce dernier de sanctifier toutes ses actions par l'obéissance, et d'avoir une ligne de conduite sage et sûre. Exposons : 1° son utilité ; 2° ses qualités ; 3° la manière de l'observer.
I. Utilité d'une règle de vie
Utile même aux simples fidèles qui veulent se sanctifier dans le monde, cette règle s'impose plus particulièrement aux membres des communautés et aux prêtres vivant dans le ministère. Elle n'est pas moins utile à notre sanctification personnelle qu'à la sanctification du prochain.
559. 1° Utilité pour la sanctification personnelle. Pour se sanctifier, il faut bien utiliser son temps, surnaturaliser ses actions et suivre un certain programme de perfection. Or une règle de vie bien concertée avec le directeur nous procure ce triple avantage.
A) Elle nous permet de mieux utiliser notre temps. Comparons en effet la vie d'une personne qui suit une règle de vie, et celle d'une autre qui n'en a point.
a) Sans règlement on gaspille fatalement beaucoup de temps : 1) alors en effet il y a des hésitations sur ce qu'il y a de mieux à faire ; on met du temps à délibérer, à peser le pour et le contre, et, comme pour beaucoup de choses il n'y a pas de raison bien décisive, on peut demeurer incertain ; et, la nature prenant le dessus, on est exposé à se laisser entraîner par la curiosité, le plaisir ou la vanité. 2) C'est alors qu'on néglige un certain nombre de devoirs n'ayant ni prévu ni déterminé le moment et le lieu favorables à l'accomplissement de ces différents devoirs, on en omet quelques-uns, parce qu'on ne trouve plus le temps de les faire.
3) Ces négligences amènent de l'inconstance tantôt on fait un effort vigoureux pour se ressaisir, et tantôt on se laisse aller à l'indolence naturelle, précisément parce qu'on n'a pas une règle fixe pour corriger les inconstances de notre nature.
560. b) Au contraire, avec un règlement bien tracé, on épargne beaucoup de temps : 1) Plus d'hésitations : on sait exactement ce qu'on a à faire, et à quel moment ; si l'horaire n'a pu être tracé d'une façon mathématique, on a du moins posé des jalons, fixé des principes sur les exercices de piété, le travail, les récréations, etc. 2) Plus d'imprévu, ou du moins il y en a peu, car, même pour les circonstances un peu extraordinaires qui peuvent se présenter, on a déterminé quels exercices on peut abréger, et comment on y peut suppléer par d'autres pratiques ; en tout cas, l'imprévu disparaissant, on est immédiatement. ressaisi par la règle. 3) Plus d'inconstance, puisque le règlement vient nous solliciter à faire sans cesse ce qui nous est prescrit, et cela chaque jour et aux principales heures du jour. Ainsi se forment des habitudes qui donnent de la continuité à notre vie et assurent notre persévérance ; nos jours sont des jours pleins, pleins de bonnes uvres et de mérites.
561. B) Elle nous permet de surnaturaliser toutes nos actions. a) Toutes en effet se font par obéissance, et cette vertu ajoute son mérite spécial au mérite propre à chacun de nos actes vertueux. C'est dans ce sens qu'on a dit que vivre de la règle, c'est vivre pour Dieu, puisque c'est accomplir constamment sa sainte volonté. Il y a en outre, dans cette fidélité à la règle, une valeur éducatrice incontestable : au lieu du caprice et du désordre qui tendent à prévaloir dans une vie mal réglée, c'est la volonté et le devoir qui prennent le dessus, et par conséquent l'ordre et l'organisation : la volonté est soumise à Dieu, et les facultés inférieures s'assouplissent pour obéir à la volonté : c'est un retour progressif à l'état de justice originelle.
b) Il est alors facile d'avoir, en toutes ses actions, des intentions surnaturelles : le seul fait de vaincre nos goûts et nos caprices met déjà de lordre dans notre vie, et oriente nos actions vers Dieu ; mais de plus un bon règlement de vie prescrit un moment de recueillement avant chaque action principale, et nous suggère les intentions les plus surnaturelles pour les bien accomplir ; chacune se trouve ainsi explicitement sanctifiée et devient un acte d'amour de Dieu. Qui dira le nombre de mérites accumulés ainsi chaque jour !
562. C) Elle nous trace un programme de perfection. a) C'est déjà un programme que celui que nous venons de décrire, et le suivre est une marche en avant vers la perfection : c'est la voie de conformité à la volonté de Dieu si prônée par les Saints.
b) Mais de plus il n'est pas de règle de vie complète qui n'indique les principales vertus à pratiquer en rapport avec la condition du pénitent et son état d'âme. Sans doute il y aura lieu de modifier parfois ce petit programme en raison des besoins nouveaux qui pourront se produire ; mais tout ceci se fera d'accord avec le directeur et viendra s'insérer dans la règle de vie pour nous servir de guide.
563. 2° La sanctification du prochain ne pourra évidemment qu'y gagner. Pour sanctifier les autres, il faut unir la prière à l'action, bien utiliser le temps consacré à l'apostolat, et donner le bon exemple. Or c'est bien ce que fait celui qui est fidèle à sa règle.
A) Il trouve, dans une vie bien réglée, le moyen pratique d'harmoniser la prière avec l'action. Persuadé que l'âme de tout apostolat est la vie intérieure, il se ménage dans sa règle un certain nombre d'heures pour l'oraison, la sainte messe, l'action de grâces et tous les exercices nécessaires à l'alimentation spirituelle de son âme (n° 523).
Ce qui ne l'empêche pas de consacrer un temps notable à l'apostolat ; il sait en effet ménager ses instants (n° 56o), et par là il en trouve pour tout faire, avec ordre et méthode ; il a des heures fixées pour les diverses uvres paroissiales, pour les confessions, l'administration des sacrements ; les fidèles en sont avertis, et, pourvu qu'on leur consacre le temps vraiment nécessaire, ils sont eux-mêmes contents de savoir à quel moment précis ils peuvent trouver le prêtre.
564. B) Ils sont édifiés aussi par les exemples de ponctualité et de régularité que leur donne le prêtre : ils ne peuvent s'empêcher de penser et de dire qu'il est un homme de devoir, constamment fidèle aux règlements tracés par l'autorité ecclésiastique. Quand donc ils l'entendent proclamer en chaire ou au confessionnal l'obligation d'obéir aux lois de Dieu et de lEglise, ils se sentent entraînés par son exemple, plus encore que par ses paroles, et observent plus fidèlement les commandements.
C'est ainsi qu'un prêtre, qui pratique sa règle de vie, se sanctifie et sanctifie les autres ; ce qui est vrai aussi des laïques qui se consacrent à l'apostolat.
II. Qualités d'une Règle de vie
Pour produire ces heureux effets, une régie doit être concertée avec le directeur, à la fois souple et ferme, et hiérarchiser les devoirs selon leur importance relative.
565. 1° Elle doit être concertée avec le directeur. C'est ce que demandent la prudence et l'obéissance : a) la prudence, car, pour tracer une règle de vie pratique, il faut beaucoup de discrétion et d'expérience, voir non seulement ce qui est bien en soi, mais ce qui l'est pour telle personne déterminée ; ce qui est possible pour elle et ce qui dépasse ses forces ; ce qui est opportun, en tenant compte du milieu où elle vit, et ce qui ne le serait pas. Or il est bien peu de personnes qui puissent sagement régler ces choses. b) Par ailleurs, l'un des avantages du règlement, c'est de donner l'occasion de pratiquer l'obéissance : ce qui ne serait pas si on le traçait soi-même sans le soumettre à une autorité légitime.
566. 2° Elle doit être assez ferme pour soutenir la volonté, mais assez souple pour s'adapter aux diverses circonstances qui se présentent dans la vie réelle et déconcertent parfois nos prévisions.
a) Elle sera ferme, si elle contient tout ce qui est nécessaire pour fixer, en principe du moins, le temps et la manière de faire nos exercices spirituels, d'accomplir nos devoirs d'état, de pratiquer les vertus qui conviennent à notre genre de vie.
567. b) Elle sera souple, si, tout en déterminant ces points, elle laisse une certaine latitude pour modifier l'horaire, pour substituer à une pratique, qui d'ailleurs n'est pas essentielle, une autre qui est équivalente et convient mieux aux circonstances, et même pour abréger tel exercice lorsque la charité ou un devoir impérieux l'exige, quitte à le compléter à un autre moment.
Cette souplesse doit s'appliquer surtout aux formules de prières ou d'offrandes des actions, selon cette sage remarque du B. P. Eudes : « Car je vous prie de bien remarquer que la pratique des pratiques, le secret des secrets, la dévotion des dévotions, c'est de n'avoir point d'attache à aucune pratique ou exercice particulier de dévotion ; mais avoir un grand soin, dans tous vos exercices et actions, de vous donner au Saint Esprit de Jésus, et de vous y donner avec humilité, confiance et détachement de toutes choses, afin que vous trouvant sans attache à votre propre esprit, et à vos propres dévotions et dispositions, il ait plein pouvoir et liberté d'agir en vous selon ses désirs, de mettre en vous telles dispositions et tels sentiments de dévotion qu'il voudra, et de vous conduire par les voies qu'il lui plaira » (Le Royaume de Jésus, p. 452).
568. 3° Elle donnera enfin à chaque devoir son importance relative. Il y a en effet une hiérarchie des devoirs : a) Dieu doit y occuper évidemment la première place, puis le salut de notre âme et enfin la sanctification du prochain. Assurément il n'y a pas de conflit réel entre ces devoirs ; ils doivent au contraire s'harmoniser fort bien, si nous le voulons : glorifier Dieu, c'est au fond le connaître et l'aimer, c'est-à-dire, se sanctifier, et c'est aussi le faire connaître et le faire aimer par le prochain. Mais si on voulait donner tout son temps à l'apostolat, en négligeant le grand devoir de la prière, il est évident qu'on négligerait par là même le moyen le plus efficace de zèle ; il est parfaitement clair aussi que si on laisse de côté le soin de sa sanctification, on n'aura bientôt plus de zèle véritable pour sanctifier les autres. Donc, en ayant soin de ménager à Dieu sa part, qui est la première, et de se réserver le temps de travailler, par les exercices les plus essentiels, à sa propre sanctification, on est sûr d'exercer l'apostolat d'une façon plus féconde. Ainsi donc les premiers moments de la journée comme les derniers seront pour Dieu et pour nous ; nous pourrons alors nous donner à l'action, tout en l'interrompant par quelques retours vers Dieu. Ainsi notre vie se partagera entre la prière et l'apostolat.
b) Toutefois, en certaines circonstances urgentes, un autre principe doit intervenir, qui est celui-ci : il faut aller au plus pressé. C'est le cas lorsqu'on vient appeler un prêtre auprès d'un mourant : on quitte tout pour y aller ; mais le long du chemin, on tâche de s'occuper pieusement, et ceci remplace l'exercice spirituel qu'on devait faire à ce moment.
III. De la manière d'observer sa règle
569. Pour que la règle soit sanctifiante, il faut l'observer intégralement et chrétiennement.
1° Intégralement, c'est-à-dire en toutes ses parties, en y comprenant la ponctualité. Si en effet nous faisons un choix entre les différents points, et cela sans motif raisonnable, nous observerons ceux qui nous gênent le moins et omettrons ceux qui,sont plus crucifiants. Ainsi nous perdrons les principaux avantages attachés à son exacte observance; car, même dans les points que nous pratiquons, nous serons exposés à nous laisser guider par le caprice ou du moins la volonté propre. Il faut donc pratiquer sa règle tout entière et. à la lettre, si c'est possible; et si, pour une raison grave, on ne le peut, il faut se rapprocher de l'esprit de la règle, en faisant tout ce que l'on peut moralement parlant.
570. Il y a deux défauts à éviter, le scrupu1e et le relâchement. 1) Pas de scrupule : si on a une raison grave de se dispenser d'un point, de le différer, ou de le remplacer par quelque équivalent, qu'on le fasse sans inquiétude. Ainsi un devoir d'état urgent, la visite d'un malade par exemple, nous dispense de la visite au Saint Sacrement, si nous revenons trop tard ; nous y suppléons alors en pensant à Notre Seigneur le long de la route ; de même le soin des enfants dispense une mère de famille d'une communion de règle, s'il n'est pas possible de concilier ces deux devoirs : la communion spirituelle remplace alors la communion sacramentelle. 2) Pas de relâchement non plus : l'immortification, le désir de causer longuement, sans nécessité, la curiosité, etc., ne sont pas des raisons suffisantes pour différer un exercice, au risque de l'omettre complètement. De même si on ne peut accomplir tel devoir sous la forme accoutumée, on doit s'efforcer de le faire d'une autre façon ; ainsi, un prêtre obligé de porter le viatique au temps de son oraison, s'efforcera de transformer en une sorte d'oraison affective l'accomplissement de ce devoir, en rendant ses hommages au Dieu de l'Eucharistie qu'il porte sur son cur.
571. La ponctualité fait partie de l'observation intégrale de la règle : ne pas commencer un exercice juste au temps marqué, et cela sans raison, c'est déjà résister à la grâce qui ne connaît pas de retard, c'est s'exposer à n'avoir plus le temps de le faire en son intégrité, ou, s'il s'agit d'un exercice public, de faire attendre indûment les fidèles, si on est dans le ministère, ou les élèves, si on est professeur, en leur donnant un mauvais exemple qu'ils seront trop enclins à suivre.
572. 2° Chrétiennement, c'est-à-dire, avec des intentions surnaturelles, pour faire la volonté de Dieu et lui témoigner ainsi son amour de la façon la plus authentique. C'est cette pureté d'intention qui est l'âme de la règle : c'est elle qui donne à chacune de nos actions sa vraie valeur, en les transformant en actes d'obéissance et d'amour. Pour la pratiquer, on se recueillera avant d'agir, pour se demander ce qu'exige notre règle en ce moment, et y conformer sa conduite, en vue de plaire à Dieu. Ainsi, en pratiquant sa règle, on vivra constamment pour Dieu
§ III. Les lectures et exhortations spirituelles
573. Ces lectures ou exhortations complètent et prolongent la direction : un livre spirituel, c'est au fond une direction écrite ; et une exhortation, c'est une direction orale adressée à plusieurs âmes à la fois. Nous exposerons : 1° leur utilité ; 2° les dispositions nécessaires pour en profiter.
I. Utilité des lectures et entretiens spirituels
574. A) De l'Ecriture Sainte. Au premier rang se place évidemment la lecture des Saints Livres et surtout du Nouveau Testament.
a) Les âmes vraiment pieuses font leurs délices des Saints Evangiles ; elles y retrouvent :
1) les enseignements et les exemples de Notre Seigneur Jésus-Christ, et rien ne les forme mieux à la solide piété, rien ne les entraîne plus efficacement à l'imitation du divin Maître. Aurions-nous jamais compris ce que c'est que l'humilité, la douceur, la patience, le support des injures, la virginité, la charité fraternelle poussée jusqu'à l'immolation de soi, si nous n'avions lu et médité les exemples aussi bien que les leçons de Notre Seigneur sur ces vertus ? Sans doute les philosophes païens, en particulier les stoïciens, avaient écrit de belles pages sur quelques-unes de ces vertus ; mais quelle différence entre leurs essais littéraires et l'accent persuasif et entraînant du divin Maître ? On sent chez les premiers l'art du littérateur et souvent l'orgueil du moraliste, qui se met au-dessus du vulgaire ; en Notre Seigneur on remarque une simplicité parfaite, qui sait s'abaisser au niveau des foules ; en outre il pratique ce qu'il enseigne, et cherche, non sa gloire, mais la gloire de Celui qui l'a envoyé.
2) Mais de plus les âmes croyantes se disent que chaque parole, que chaque action du Maître contient une grâce spéciale qui nous facilite la pratique des vertus dont elles lisent le récit ; elles adorent le Verbe de Dieu caché sous l'écorce des lettres, elles le supplient de les éclairer, de leur faire comprendre, goûter et pratiquer ses enseignements. Cette lecture est une méditation, un pieux colloque avec Jésus, et elles sortent de cet entretien plus déterminées que jamais à suivre Celui qu'elles admirent et qu'elles aiment.
b) Les Actes des Apôtres et les Epîtres fournissent aussi un aliment à la piété : ce sont les enseignements de Jésus vécus par ses disciples, exposés, commentés, adaptés aux besoins des fidèles par ceux auxquels il a confié le soin de continuer son uvre : rien de plus touchant, de plus entraînant que ce premier commentaire de l'Evangile.
575. e) Dans lAncien Testament : 1) il est des parties qui doivent se trouver entre toutes les mains, comme les Psaumes. « Le Psautier, écrit Lacordaire, était le manuel de la piété de nos pères ; on le voyait sur la table du pauvre comme sur le prie-Dieu des rois. Il est encore aujourd'hui, dans la main du prêtre, le trésor où il puise les aspirations qui le conduisent à l'autel, l'arche qui l'accompagne aux périls du monde, comme au désert de la méditation » (Lettres à un jeune homme sur la vie chrétienne, 2e lettre, p. 191). C'est le livre de la prière par excellente, où se trouvent exprimés, en un langage plein de vie et d'actualité, les plus beaux sentiments d'admiration, d'adoration, de crainte filiale, de reconnaissance et d'amour, avec les supplications les plus ardentes au milieu des situations les plus variées et les plus angoissantes, les appels à la justice divine du juste persécuté, les cris de repentir du pécheur contrit et humilié, les espérances d'un miséricordieux pardon et les promesses d'une vie meilleure. Les lire, les relire, les méditer et y conformer ses propres sentiments est évidemment une occupation très sanctifiante.
2) Les livres sapientiaux peuvent aussi être lus avec profit par les âmes pieuses : elles y trouveront, avec les invitations pressantes de la Sagesse incréée à une vie meilleure, la description des principales vertus à pratiquer dans les rapports avec Dieu, avec le prochain et avec soi-même.
3) Quant aux livres historiques et prophétiques, il faut, pour profiter de leur lecture, une certaine initiation, et y voir surtout laction providentielle de Dieu sur le peuple choisi, pour le préserver de l'idolâtrie et le ramener sans cesse, malgré ses égarements, au culte du vrai Dieu, à l'espoir du Libérateur, à la pratique de la justice, de l'équité, de la charité, surtout à l'égard des petits et des opprimés. Quand on a reçu cette initiation, on y trouve des pages ravissantes ; et si les faiblesses des serviteurs de Dieu y sont mentionnées aussi bien que leurs bonnes uvres, c'est pour nous rappeler la fragilité humaine et nous faire admirer la miséricorde divine qui pardonne aux pécheurs repentants .
576. B) Des auteurs spirituels. Si on sait les choisir parmi les meilleurs, surtout parmi les saints, ils sont à la fois des maîtres et des moniteurs.
a) Ce sont des maîtres, qui possédant la science des saints et l'ayant pratiquée, nous font comprendre et goûter les principes et les règles de la perfection ; fortifient nos convictions sur l'obligation de tendre à la sainteté ; nous en indiquent les moyens, moyens d'autant plus efficaces qu'ils les ont eux-mêmes pratiqués ; nous exhortent, nous encouragent, nous entraînent à leur suite.
Ce sont des maîtres d'autant plus utiles qu'ils sont sans cesse à notre disposition ; que nous pouvons choisir, avec l'aide de notre directeur, ceux qui conviennent le mieux à notre état d'âme, nous entretenir avec eux aussi longtemps que nous le voulons. Il y a en effet d'excellents auteurs pour tous les états d'âme, et répondant à tous les besoins du moment ; le tout est de les bien choisir, et de les lire avec le désir d'en profiter.
577. b) Ce sont aussi des moniteurs très bienveillants, qui nous révèlent nos défauts avec beaucoup de discrétion et de douceur. Ils se bornent à nous montrer l'idéal à poursuivre, et nous invitent à nous étudier nous-mêmes, à l'aide de ce miroir spirituel, pour constater loyalement nos qualités et nos défauts, les étapes déjà parcourues et celles que nous avons à franchir pour nous rapprocher de la perfection. Ainsi se trouvent facilités les retours sur soi-même et les résolutions généreuses.
Il ne faut donc pas s'étonner que la lecture des livres spirituels, y compris les vies de Saints, aient produit des conversions comme celles d'Augustin et d'Ignace, et conduit aux plus hauts degrés de perfection des âmes qui sans cela auraient vécu dans la médiocrité.
578. C) Des entretiens spirituels. Ces entretiens ont sur les lectures un double avantage : a) ils s'adaptent mieux aux besoins spéciaux des auditeurs, ayant été composés tout exprès pour eux ; b) ils sont plus vivants et, toutes choses égales d'ailleurs, plus émouvants que les livres, plus aptes à faire passer la conviction dans les âmes : le regard, le ton de la voix, le geste, en un mot l'action oratoire, font mieux ressortir la valeur des choses dites. Mais, pour qu'il en soit ainsi, il faut évidemment que celui qui parle ait nourri son âme aux meilleures sources, soit profondément convaincu de ce qu'il dit, et demande à Dieu de bénir et de vivifier ses paroles. Il faut aussi que les auditeurs soient bien disposés.
II. Dispositions pour profiter des lectures et entretiens
579. La lecture spirituelle est au fond destinée à entretenir l'esprit de prière, et est une manière de faire oraison, de s'entretenir avec Dieu, dont l'auteur spirituel est l'interprète.
580. 1° Un grand esprit de foi, qui nous fait voir Dieu lui-même dans l'auteur et le prédicateur, « tanquam Deo exhortante per nos » (II Cor., V, 20). Cette tâche sera rendue plus facile si celui qui écrit ou parle s'est pénétré lui-même de la doctrine évangélique, et peut dire en toute vérité que son enseignement n'est pas le sien, mais celui de Jésus Christ : « Mea doctrina non est mea, sed ejus qui misit me » (Joan., VII, 16).
En tout cas les lecteurs ou auditeurs réciteront une prière aussi fervente que possible, où ils demanderont à Notre Seigneur la grâce de vouloir bien leur parler au cur par son divin Esprit. Puis ils se mettront en garde contre la curiosité qui cherche plus à savoir du nouveau qu'à s'édifier ; contre la vanité, qui veut connaître les choses spirituelles pour pouvoir en parler et se faire valoir ; contre l'esprit critique, qui, au lieu de profiter de ce qui est enseigné, l'écoute pour en critiquer le fond ou la forme littéraire. Ils n'auront qu'un but, celui d'en bien profiter.
581. 2° Le désir sincère de se sanctifier : on ne profite en effet des lectures ou entretiens que dans la mesure où on y cherche sa sanctification. Il faut donc :
a) Avoir faim et soif de perfection, et écouter ou lire avec cette attention active, qui cherche avidement la parole de Dieu, qui s'applique à soi-même, et non aux autres, ce qu'on lit ou entend, en le ruminant pour le mieux digérer, et le mettre en pratique. Alors on y trouve une nourriture abondante, quel que soit le sujet traité ; car tout se tient dans la vie spirituelle : ce qui s'applique directement aux commençants se transpose facilement à l'usage de ceux qui sont plus avancés ; ce qu'on dit pour ceux-ci sert d'idéal à ceux-là ; ce qui se rapporte à l'avenir permet de prendre des résolutions dans le présent, puisque c'est par là qu'on se dispose à bien remplir les devoirs qui ne s'imposeront que plus tard ; ainsi la lutte victorieuse contre les tentations à venir se prépare par la vigilance dans le présent. On peut donc toujours tirer parti pour le présent de tout ce qui est dit, surtout si on prête l'oreille au prédicateur intérieur qui parle au plus intime de l'âme, quand on sait l'écouter : « Audiam quid loquatur in me Dominus Deus » (Ps. LXXXIV, 9).
582. b) Voilà pourquoi il faut lire lentement, « vous arrêtant, dit le B. J. Eudes, à considérer, ruminer, peser et goûter les vérités qui vous touchent le plus, afin de les imprimer dans votre esprit, et à en tirer actes et affections » (Royaume de Jésus, p. II, § XV, p. 196). C'est alors que la lecture ou l'exhortation devient une oraison : on se pénètre en effet peu à peu des pensées et des sentiments qu'on lit ou qu'on entend, on désire les mettre en pratique, et intérieurement on en demande la grâce.
583. 3° L'effort sérieux pour commencer à mettre en pratique ce qu'on lit ou entend. C'est là ce que Saint Paul recommandait à ses lecteurs, en leur écrivant que ce ne sont pas ceux qui écoutent une loi qui sont justes mais, ceux qui la mettent en pratique : « Non enim auditores legis justi sunt apud Deum, sed factores legis justificabuntur » (Rom., II, 13). En cela du reste il ne fait que commenter la parole du Maître, qui, dans la parabole de la semence, déclare que ceux-là profitent de la parole de Dieu qui « ayant entendu la parole avec un cur bon et excellent, la gardent et portent du fruit par la constance » (Luc, VIII, 15).
Nous devons donc ressembler à S. Ephrem, qui reproduisait en ses actes ce qu'il avait lu. La lumière ne nous est donnée que pour l'action, et notre premier acte doit être un effort pour vivre conformément à l'enseignement reçu : « Estote factores verbi et non auditores tantum » (Jac., I, 22).
§ IV. La sanctification des relations sociales
584. Jusqu'ici nous avons parlé des rapports entre l'âme et Dieu, sous la conduite du directeur. Mais il est évident que nous sommes obligés d'avoir des relations nombreuses avec beaucoup d'autres personnes, relations de famille et d'amitié, relations professionnelles, relations d'apostolat. Toutes peuvent et doivent être sanctifiées, et contribuer à nous affermir dans la vie intérieure. Pour faciliter cette sanctification, nous exposerons les principes généraux qui doivent présider à ces relations, et en ferons ensuite l'application aux principales de ces relations.
I. Principes généraux
585. 1° Dans le plan primitif, les créatures étaient destinées à nous porter à Dieu, en nous rappelant qu'il est lauteur et la cause exemplaire de toutes choses. Mais depuis la chute, elles nous attirent de telle sorte que, si nous n'y prenons garde, elles nous détournent de Dieu ou du moins nous retardent dans notre marche vers lui. Il faut donc réagir contre cette tendance, et, par l'esprit de foi et de sacrifice, ne nous servir des personnes et des choses que comme de moyens pour aller à Dieu.
586. 2° Or, parmi les relations que nous avons avec les personnes il en est qui sont voulues par Dieu, comme les relations de famille ou celles qui sont commandées par nos devoirs d'état. Ces relations doivent être entretenues et surnaturalisées. On n'est pas en effet dégagé de ses devoirs par le fait qu'on aspire à la perfection ; on est au contraire obligé de les remplir d'une façon plus parfaite que les autres. Mais il faut les surnaturaliser, en les ramenant à notre fin dernière qui est Dieu. Le meilleur moyen de le faite, c'est évidemment de considérer les personnes avec lesquelles nous entrons en rapport, comme des enfants de Dieu, des frères en Jésus-Christ, de les respecter et de les aimer en tant qu'elles possèdent des qualités qui sont un reflet des perfections divines, et sont destinées à participer à sa vie et à sa gloire. Ainsi, c'est Dieu que nous estimons et aimons en elles.
587. 3° Il y a au contraire des relations dangereuses ou mauvaises qui tendent à nous faire tomber dans le péché, soit en réveillant en nous l'esprit mondain, soit en nous attachant aux créatures, à cause du plaisir sensible ou sensuel que nous trouvons en leur compagnie, et auquel nous sommes exposés à consentir. C'est un devoir de fuir ces occasions, dans la mesure où cela est possible ; et, si on ne peut éviter l'occasion elle-même, c'est un devoir de l'éloigner moralement en fortifiant notre volonté contre l'attache déréglée à ces personnes. Agir autrement, c'est compromettre sa sanctification et son salut : car celui qui aime le danger y succombe : « Qui amat periculum, in illo peribit » (Eccli., III, 27). Plus donc on veut être parfait, et plus il faut fuir les occasions dangereuses, comme nous l'expliquerons plus tard, en parlant de la foi, de la charité et des autres vertus.
588. 4° Enfin il y a des relations qui, par elles-mêmes, ne sont ni bonnes ni mauvaises, mais simplement indifférentes, qui peuvent donc, en vertu des circonstances et de l'intention, être utiles ou nuisibles : telles sont, par exemple, les visites, les conversations, les récréations. Une âme qui vise à la perfection rendra ces relations bonnes par la pureté d'intention et par la modération qu'elle apportera en toutes choses. Tout d'abord elle ne recherchera que celles qui sont vraiment utiles à la gloire de Dieu, au bien des âmes ou à cette détente nécessaire que réclame la santé du corps ou le bien de l'âme. Puis, dans l'usage de ces choses utiles, elle pratiquera cette prudence, cette modestie, cette tempérance qui ramène tout à l'ordre voulu de Dieu. Donc point de ces longues conversations oiseuses, qui sont une perte de temps, et une occasion de blesser l'humilité et la charité ; point de ces amusements prolongés, immodérés qui fatiguent le corps et dépriment l'âme. En un mot, qu'on ait sans cesse devant soi la règle posée par l'Apôtre : « Omne quodcumque facitis in verbo aut in opere, omnia in nomine Domini Jesu Christi, gratias agentes Deo et Patri per ipsum » (Col., III, 17).
II. Sanctification des relations de famille
589. La grâce ne détruit pas la nature, mais la perfectionne. Or les relations de famille ont été instituées par Dieu lui-même : il a voulu que l'espèce humaine se propageât par l'union légitime et indissoluble de l'homme et de la femme, et que cette union fût encore resserrée par les enfants qui en naîtraient. De là des relations très intimes, très affectueuses entre mari et femme, entre parents et enfants, que la grâce du sacrement de mariage aide à surnaturaliser.
1° Des relations entre époux chrétiens
690. En assistant aux noces de Cana, et en élevant le mariage chrétien à la dignité d'un sacrement, Notre Seigneur a montré aux époux que leur union peut être sanctifiée, et leur en a mérité la grâce.
A) Avant le mariage, l'amour chrétien, un amour tendre et ardent, chaste et surnaturel, vient unir leurs curs, et les prépare à supporter plus vaillamment les charges de famille. Sans doute la nature et le démon essaieront de glisser dans cette affection un élément sensuel qui pourrait être dangereux pour la vertu ; mais les fiancés chrétiens, soutenus par la pratique des sacrements, sauront dominer cet élément, et surnaturaliseront leur amour mutuel, en se rappelant que tous les nobles sentiments viennent de Dieu et doivent se rapporter à lui.
591. B) La grâce du sacrement, en unissant leurs curs par un lien indissoluble, affinera et purifiera leur amour. Ils auront sans cesse devant les yeux les paroles de S. Paul leur rappelant que leur union est à limage de cette union mystérieuse qui existe entre le Christ et son Eglise. « Que les femmes soient soumises à leurs maris, comme au Seigneur ; car le mari est le chef de la femme, comme le Christ est le chef de l'Eglise, son corps, dont il est le Sauveur. Or, de même que l'Eglise est soumise au Christ, les femmes doivent être soumises à leurs maris en toutes choses. Maris, aimez vos femmes comme le Christ a aimé l'Eglise et s'est livré lui-même pour elle, afin de la sanctifier après l'avoir purifiée dans l'eau baptismale, avec la parole, pour la faire paraître devant lui, cette Eglise glorieuse, sans tache, sans ride, ni rien de semblable, mais sainte et immaculée. C'est ainsi que les maris doivent aimer leurs femmes, comme leurs propres corps... Au reste que chacun de vous aime sa femme comme soi-même, et que la femme révère son mari » (Ephes., V, 22-23). Ainsi donc respect et amour mutuel, se rapprochant le plus possible de l'amour du Christ pour l'Eglise ; obéissance de la femme au mari, en tout ce qui est légitime ; dévouement et protection du mari à l'égard de sa femme : tels sont les devoirs que l'Apôtre trace aux époux chrétiens.
592. C) Quand Dieu leur a donné des enfants, ils les reçoivent de sa main comme un dépôt sacré, les aiment non seulement comme une portion d'eux-mêmes, mais comme des enfants de Dieu, des membres du Christ Jésus, de futurs citoyens du ciel ; ils les entourent d'un dévouement, d'une sollicitude de chaque instant ; leur donnent une éducation chrétienne, s'attachant à former en eux les vertus mêmes de Notre Seigneur ; en cette vue, ils exercent l'autorité que Dieu leur a donnée, avec tact, délicatesse, force et douceur. Ils noublient pas qu'étant les représentants de Dieu, ils doivent éviter cette faiblesse qui tend à gâter les enfants, cet égoïsme qui voudrait en jouir sans les former au travail et à la vertu. Avec l'aide de Dieu et des éducateurs qu'ils choisissent avec le plus grand soin, ils en font des hommes et des chrétiens, et exercent ainsi une sorte de sacerdoce au sein de la famille; aussi pourront-ils compter sur la bénédiction de Dieu et la reconnaissance de leurs enfants.
2° Des devoirs des enfants à légard de leurs parents
593. A) La grâce, qui sanctifie les relations entre époux, perfectionne aussi et surnaturalise les devoirs de respect, d'affection et d'obéissance que les enfants doivent à leurs parents.
a) Elle nous montre dans nos parents les représentants de Dieu et de son autorité ; c'est à eux, après lui, que nous devons la vie, la conservation et la bonne direction de cette vie. Aussi notre respect pour eux va jusqu'à la vénération : nous admirons en eux une participation à la paternité divine, « ex quo omnis paternitas in cælis et in terra » (Ephes., III, 15), à son autorité, à ses perfections, et c'est Dieu lui-même que nous vénérons en eux.
b) Leur dévouement, leur bonté, leur sollicitude à notre égard nous apparaissent comme un reflet de la providence et de la bonté divine, et notre amour filial en devient plus pur et plus intense ; il va jusqu'au dévouement le plus absolu, si bien que nous nous sentons prêts à nous sacrifier pour eux, et, au besoin, à donner notre vie pour sauver la leur ; nous leur prêtons donc toute l'assistance corporelle et spirituelle dont ils ont besoin, selon toute l'étendue de nos ressources.
c) Voyant en eux les représentants de l'autorité divine, nous nhésitons pas à leur obéir en toutes choses, à l'exemple de Notre Seigneur qui, pendant trente ans, fut soumis à Marie et à Joseph , « et erat subditus illis » (Luc, II, 51). Cette obéissance n'a d'autres limites que celles que Dieu a lui-même tracées : nous devons obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes, et, par conséquent, en ce qui concerne le bien de notre âme, et en particulier la question de la vocation, c'est à notre confesseur que nous devons obéir, après lui avoir soumis notre situation de famille. En cela, nous imitons encore Notre Seigneur, qui, au moment où sa mère lui demande pourquoi il les a quittés, répond : « Ne savez-vous pas qu'il faut que je sois aux choses de mon Père ? » (Luc, II, 49). Ainsi tous les droits et les devoirs respectifs se trouvent sauvegardés.
594. B) En entrant dans la cléricature, nous quittons le monde, et, dans une certaine mesure, la famille, pour entrer dans la grande famille ecclésiastique, et nous occuper désormais avant tout de la gloire de Dieu, du bien de l'Eglise et des âmes. Assurément nos sentiments intérieurs de respect et d'affection par rapport à nos parents ne changent pas, ou ne font que s'affiner; mais leur manifestation extérieure sera désormais soumise à nos devoirs d'état : nous ne devons rien faire, pour plaire à nos parents, qui puisse gêner l'exercice de notre ministère. Notre premier devoir est de nous occuper des choses de Dieu ; si donc leurs vues, leurs conseils, leurs exigences se trouvent en opposition avec ce que réclame de nous le service des âmes, doucement et affectueusement, mais fermement, nous leur ferons comprendre que, dans nos devoirs d'état, nous ne dépendons que de Dieu et de nos supérieurs ecclésiastiques. Mais nous continuerons de les honorer, de les aimer et de leur rendre assistance dans toute la mesure compatible avec les devoirs de notre charge.
Cette même règle s'applique, et à plus forte raison, à ceux qui entrent dans une congrégation ou un ordre religieux.
III. Sanctification des relations d'amitié
L'amitié peut être un moyen de sanctification ou un obstacle sérieux à la perfection, selon qu'elle est surnaturelle ou naturelle et sensible. Nous parlerons donc : 1° des vraies amitiés ; 2° des fausses amitiés ; 3° des amitiés où il y a un mélange de surnaturel et de sensible.
1° Des vraies amitiés
Nous dirons leur nature et leurs avantages.
595. A) Nature. a) L'amitié étant une communication mutuelle entre deux personnes, se spécifie avant tout selon la diversité des communications et la différence des biens qu'on se communique. C'est ce qu'explique fort bien S. François de Sales : « Plus les vertus que vous mettez en votre commerce seront exquises, plus votre amitié sera parfaite. Si vous communiquez ès-sciences, votre amitié est certes fort louable ; plus encore si vous communiquez aux vertus, en la prudence, discrétion, force et justice. Mais si votre mutuelle et réciproque communication se fait de la charité, de la dévotion, de la perfection chrestienne, ô Dieu que votre amitié sera précieuse ! Elle sera excellente parce qu'elle vient de Dieu, excellente parce qu'elle tend à Dieu, excellente parce que son lien c'est Dieu, excellente parce qu'elle durera éternellement en Dieu ! Oh ! qu'il fait bon aymer en terre comme l'on ayme au Ciel et apprendre à s'entrechérir en ce monde comme nous ferons éternellement en l'autre ! » (Vie dévote, 3e part., ch. 19)
L'amitié vraie en général est donc un commerce intime entre deux âmes pour se faire mutuellement du bien. Elle peut demeurer simplement honnête, si les biens qu'on se communique sont de l'ordre naturel. Mais l'amitié surnaturelle est d'un ordre bien supérieur. C'est un commerce intime entre deux âmes qui s'aiment en Dieu et pour Dieu, en vue de s'entr'aider à perfectionner la vie divine qu'elles possèdent. La gloire de Dieu en est la fin dernière, le progrès spirituel en est le but immédiat, et Jésus est le trait d'union entre les deux amis ; c'est la pensée du Bienheureux Ethelrède : « Ecce ego et tu et spero quod tertius inter nos Christus sit ; » ce que Lacordaire traduit de cette façon : « je ne puis plus aimer quelqu'un sans que l'âme se glisse derrière le cur et que Jésus Christ soit de moitié entre nous » (P. Chocarne, Vie de Lacordaire, t. II, ch. XV).
596. b) Aussi cette amitié, au lieu d'être passionnée, absorbante et exclusive comme l'amitié sensible, se caractérise par le calme, la retenue, la confiance mutuelle. C'est une affection calme, modérée, précisément parce qu'elle est basée sur l'amour de Dieu et participe à sa vertu ; c'est par là même une affection constante, qui va en croissant, au rebours de l'amour passionné qui tend à s'affaiblir. Elle est accompagnée d'une sage retenue : au lieu de rechercher les familiarités et les caresses, comme l'amitié sensible, elle est pleine de respect et de réserve, parce qu'elle ne désire que des communications spirituelles. Cette réserve n'empêche pas la confiance ; parce qu'on s'estime mutuellement, et qu'on voit dans la personne aimée un reflet des perfections divines, on éprouve pour elle une confiance très grande qui du reste est réciproque; ce qui amène des communications intimes, puisqu'on aspire à communier aux qualités surnaturelles de son ami. On se communique donc ses pensées, ses desseins, ses désirs de perfection. Et parce qu'on veut se perfectionner mutuellement, on ne craint pas de s'avertir de ses défauts et de s'entr'aider à les réformer. La confiance mutuelle qui règne entre deux amis empêche l'amitié d'être inquiète, absorbante et exclusive ; on ne trouve pas mauvais que notre ami ait d'autres amis ; on s'en réjouit même pour son bien et celui du prochain.
597. B) Il est évident qu'une telle amitié offre de grands avantages. a) L'Ecriture la loue fréquemment : « Un ami fidèle est une protection puissante ; celui qui le trouve a trouvé un trésor... un ami fidèle est un remède de vie » (Eccli., VI, 14-16). Notre Seigneur nous en a donné l'exemple dans son amitié pour S. Jean : celui-ci était connu comme « celui que Jésus aimait, quem diligebat Jesus » (Joan, XIII, 23). S. Paul a des amis auxquels il est profondément attaché ; il souffre de leur absence, et n'a pas de plus douce consolation que de les retrouver ; ainsi il est inconsolable, parce qu'il n'a pas trouvé Tite au rendez-vous (II Cor., II, 13) ; il se réjouit quand il l'a retrouvé (II Cor., VII, 6, 13). On voit aussi quelle affection il avait pour Timothée et combien sa présence lui faisait de bien et l'aidait à en faire aux autres ; aussi il l'appelle son collaborateur, son fils, son cher fils, son frère (Rom., XVI, 21 ; I Cor., IV, 17 ; II Cor, I, 1 ; I Tim., I, 2).
L'antiquité chrétienne nous donne aussi d'illustres exemples du même genre : l'un des plus célèbres est celui de S. Basile et de S. Grégoire de Nazianze.
598. b) De ces exemples se dégagent trois raisons qui nous montrent combien utile est l'amitié chrétienne, surtout pour le prêtre du ministère.
1) Un ami est une sauvegarde au point de vue de la vertu, protectio fortis. Nous avons besoin d'ouvrir notre cur à un confident intime ; parfois notre directeur répond à ce besoin, mais pas toujours : son amitié paternelle est d'un autre genre que l'amitié fraternelle que nous recherchons. Nous avons besoin d'un égal avec lequel nous puissions causer en toute liberté. Si nous ne le trouvons pas, nous serons exposés à faire des confidences regrettables à des personnes qui ne méritent pas notre confiance, et ces confidences ne seront pas toujours sans danger pour nous et pour elles.
2) C'est aussi un conseiller intime, à qui nous soumettons volontiers nos doutes et nos difficultés et qui nous aide à les résoudre ; un moniteur sage et affectueux qui, nous voyant agir et sachant ce qu'on dit de nous, nous dira la vérité et nous empêchera parfois de commettre bien des imprudences.
3) C'est enfin un consolateur, qui écoutera avec sympathie le récit de nos peines, et trouvera dans son cur les paroles nécessaires pour les adoucir et nous réconforter.
599. On s'est demandé si ces amitiés sont à encourager dans les communautés : on peut craindre en effet qu'elles ne nuisent à l'affection qui doit unir tous les membres et qu'elles ne créent quelques jalousies. Assurément il faut veiller à ce que ces amitiés ne nuisent pas à la charité commune, et soient non seulement surnaturelles, renfermées dans de justes limites fixées par Supérieurs. Mais, avec ces réserves, elles ont aussi leurs avantages, les religieux ayant besoin eux aussi d'un conseiller, d'un consolateur, d'un moniteur qui soit en même temps un ami. Toutefois, dans les communautés autant et plus quailleurs, il faut éviter avec un soin jaloux tout ce qui ressemble aux fausses amitiés.
2° Des fausses amitiés
Nous dirons leur nature, leurs dangers, leurs remèdes.
600. A) Leur nature. a) Les fausses amitiés sont celles qui sont fondées sur des qualités sensibles ou frivoles, en vue de jouir de la présence et des agréments de la personne aimée. Cest donc au fond une sorte dégoïsme déguisé, puisquon aime quelqu'un à cause du plaisir qu'on trouve en sa compagnie. Sans doute on est prêt à lui rendre service, mais c'est en vue du plaisir quon éprouve à se l'attacher davantage.
b) S. François de Sales en distingue de trois sortes : les amitiés charnelles, qui recherchent les plaisirs voluptueux ; les amitiés sensuelles, qui s'attachent principalement aux qualités extérieures et sensibles, « comme le plaisir de voir la beauté, d'ouyr une douce voix, de toucher, et semblables » (Op. cit., ch. 17) ; les amitiés frivoles, basées sur certaines qualités vaines que les faibles esprits appellent vertus et perfections, comme de bien danser, de bien jouer, de bien chanter, de se bien habiller, de sourire agréablement, d'avoir une physionomie aimable.
601. c) Ces sortes d'amitiés commencent généralement à lâge de puberté ; elles naissent du besoin instinctif quon éprouve alors d'aimer et d'être aimé. Souvent cest une sorte de déviation de l'amour sexuel : en dehors des communautés, ces amitiés se forment entre jeunes gens et jeunes filles, et, lorsqu'elles vont trop loin, portent le nom d'amourettes. Dans les communautés fermées, elles existent entre personnes du même sexe et s'appellent amitiés particulières. Elles se prolongent parfois jusqu'à un âge plus avancé ; ainsi des hommes éprouveront des affections sensibles à l'égard de jeunes gens qui ont une physionomie jeune et attrayante, un caractère ouvert, des manières aimables.
602. d) Les signes caractéristiques auxquels on reconnaît les amitiés sensibles se tirent de leur origine, de leur développement, de leurs effets.
1) Au point de vue de leur origine, elles commencent soudainement et fortement parce qu'elles résultent d'une sympathie naturelle et instinctive ; elles sont basées sur des qualités extérieures et brillantes, ou du moins qui paraissent telles ; elles sont accompagnées d'émotions vives, parfois passionnées.
2) Dans leur développement, elles s'alimentent par des conversations parfois insignifiantes mais affectueuses, parfois trop intimes et dangereuses ; par des regards fréquents, qui, dans certaines communautés, suppléent aux conversations particulières ; par des caresses, des serrements de main expressifs, etc.
3) Quant à leurs effets, elles sont empressées, absorbantes et exclusives ; on s'imagine qu'elles seront éternelles ; mais une séparation suivie d'autres attachements, y met souvent une fin assez brusque.
603. B) Les dangers de ces sortes d'amitiés sont évidents.
a) C'est un des plus grands obstacles au progrès spirituel. Dieu, qui ne veut pas d'un cur partagé, commence par faire des reproches intérieurs, et, si on n'écoute pas sa voix, se retire peu à peu de l'âme, la prive de lumière et de consolations intérieures. Au fur et à mesure que les attaches grandissent, on perd le recueillement intérieur, la paix de l'âme, le goût des exercices spirituels et du travail.
b) De là des pertes de temps considérables : la pensée se porte trop souvent vers l'ami absent, et empêche l'application de lesprit et du cur aux choses sérieuses et à la piété.
c) Tout cela finit par dégoûter, décourager; la sensibilité prend le dessus sur la volonté qui devient faible et languissante.
d) C'est alors que surgissent des dangers au point de vue de la pureté. On voudrait bien se maintenir dans les limites de l'honnêteté ; mais on s'imagine que l'amitié confère certains droits, et on se permet des familiarités de plus en plus suspectes. Or la pente est glissante, et celui qui s'expose au péril finit y succomber.
604. Le remède, c'est de combattre ces fausses amitiés dès le début, vigoureusement et par des moyens positifs.
a) Dès le début : c'est plus facile alors, parce que le cur n'est pas encore profondément attaché ; avec quelques efforts énergiques, on en vient à bout, surtout si on a le courage d'en parler à son confesseur et de s'accuser des moindres défaillances. Si on attend, le détachement sera beaucoup plus laborieux.
b) Mais, pour triompher, il faut des mesures radicales : « Taillez, tranchez, rompez ; il ne faut pas sarrêter à découdre ces folles amitiés, il les faut déchirer ; il n'en faut pas dénouer les liaisons, il les faut rompre ou couper » (Vie dévote, ch. XXI). Ainsi, il faut éviter non seulement de rechercher celui qu'on aime de la sorte, mais éviter même de penser volontairement à lui ; et si on ne peut éviter d'être quelquefois avec lui, qu'on le traite avec politesse et charité, mais sans jamais lui faire de confidences ou lui donner des marques spéciales d'affection.
c) Pour y mieux réussir, on emploie des moyens positifs ; on s'absorbe aussi activement que possible dans la pratique de ses devoirs d'état ; et quand, malgré tout, se présente à l'esprit la pensée de celui qu'on aime, on en profite pour faire un acte d'amour envers Notre Seigneur, en disant par exemple : « C'est vous seul, ô Jésus, que je veux aimer, unus est dilectus meus, unus est sponsus meus in æternum ». Par là on profite de la tentation elle-même pour aimer davantage Celui qui seul mérite de fixer notre cur.
3° Des amitiés à la fois surnaturelles et sensibles
605. Il arrive parfois que dans nos amitiés il y a un mélange de naturel et de surnaturel. On veut réellement le bien surnaturel de son ami, mais en même temps, on désire jouir de sa présence, de sa conversation, et on souffre trop de son absence. C'est ce que décrit fort bien S. François de Sales : « On commence par l'amour vertueux, mais si on n'est fort sage, l'amour frivole s'y mêlera, puis l'amour sensuel, puis l'amour charnel ; ouy, même il y a danger en l'amour spirituel, si on n'est fort sur sa garde, bien qu'en cestuy-ci il soit plus difficile de prendre le change, parce que sa pureté et blancheur rendent plus connaissables les souillures que Satan y veut mesler ; c'est pourquoi quand il l'entreprend, il fait cela plus finement, et essaye de glisser les impuretés presque insensiblement » (Vie dévote, l.c., ch. XX).
606. Ici encore il faut donc surveiller son cur et prendre des moyens efficaces pour ne pas glisser sur la pente dangereuse.
a) Si c'est l'élément surnaturel qui domine, on peut conserver et entretenir cette amitié en l'épurant. Pour cela, il faut tout d'abord se sevrer de ce qui favorise lélément trop sensible, conversations fréquentes et affectueuses, familiarités, etc. ; il faut de temps en temps se priver d'une rencontre, qui serait d'ailleurs légitime, et savoir abréger une conversation qui cesse d'être utile. Par là on acquiert une certaine maîtrise sur sa sensibilité, et on évite les écarts dangereux.
b) Si c'est l'élément sensible qui prédomine, il faut, pendant un temps notable, renoncer à toute relation particulière avec cet ami, en dehors des rencontres nécessaires ; et, en ces rencontres, supprimer toute parole affectueuse. On laisse ainsi la sensibilité se refroidir, et on attend, pour reprendre les relations, que le calme règne dans l'âme. Les relations nouvelles prennent alors un tout autre caractère ; s'il en était autrement, il les faudrait supprimer pour toujours.
c) En toute hypothèse, il faut profiter de ces constatations pour fortifier son amour pour Jésus, protester qu'on ne veut aimer qu'en lui et pour lui, et relire souvent les deux chapitres VII et VIII du second livre de l'Imitation de Notre Seigneur. C'est ainsi que les tentations nous sont une occasion de victoire.
IV. Sanctification des relations professionnelles
607. Les relations professionnelles sont un moyen de sanctification ou un obstacle au progrès selon la manière dont on envisage et accomplit ses devoirs d'état. Au fond les devoirs que nous impose notre profession sont en soi conformes à la volonté de Dieu ; si nous les accomplissons comme tels, avec l'intention d'obéir à Dieu, et de nous régler selon les lois de la prudence, de la justice et de la charité, ils contribuent à nous sanctifier. Si, au contraire, nous n'avons d'autre but, en nos relations professionnelles, que de nous procurer des honneurs et des richesses, au mépris des lois de la conscience, ces relations deviennent une source de péché et de scandale.
A) Le premier devoir c'est donc d'accepter la profession où la Providence nous a conduits comme l'expression de la volonté de Dieu sur nous, et d'y persévérer, tant que nous n'avons pas de raisons légitimes d'en changer. Dieu a voulu en effet qu'il y eût différents arts et métiers, différentes professions, et, si on se trouve en l'une d'elles par une série d'événements providentiels, on peut croire que c'est là pour nous la volonté de Dieu. Nous exceptons le cas où, pour des raisons sages et légitimes, nous croyons devoir changer de situation ; tout ce qui est conforme à la droite raison rentre en effet dans le plan providentiel. Ainsi donc qu'on soit patron ou ouvrier, industriel ou commerçant, agriculteur ou financier, le devoir c'est d'exercer sa profession pour se soumettre à la volonté divine, et de le faire selon les règles de la justice, de l'équité et de la charité. Alors rien n'empêche de sanctifier chacune de ses actions en les rapportant à la fin dernière ; ce qui n'exclut nullement le but secondaire de gagner l'argent nécessaire à sa subsistance et à celle de sa famille. En fait, il y a eu des Saints dans toutes les conditions.
608. B) Mais, comme les multiples occupations et relations sont de leur nature absorbantes, et tendent ainsi à écarter notre pensée de Dieu, il est nécessaire de faire des efforts souvent renouvelés pour offrir à Dieu et surnaturaliser des actions qui sont profanes de leur nature, comme nous l'avons indiqué plus haut, n° 248.
609. C). De plus, comme nous vivons dans un monde peu honnête, où l'on se dispute avec âpreté les honneurs et les gains, sans souci des lois de l'équité, il importe de se rappeler qu'il faut avant tout chercher le royaume de Dieu et sa justice, en n'employant pour arriver à ses fins que des moyens légitimes. Le meilleur critère pour discerner ce qui est permis et ce qui ne l'est pas, c'est de voir comment se comportent les hommes honorables et chrétiens de la même profession : il est en effet des usages reçus qu'on ne peut changer, et auxquels on ne peut se soustraire sans s'imposer à soi-même et aux autres des pertes considérables.
Quand ils sont communément suivis par les bons chrétiens de la même profession, on peut y conformer sa conduite jusqu'à ce que, par une commune entente, on puisse les réformer sans compromettre ses légitimes intérêts. Mais, par contre, il faut bien se garder d'imiter les pratiques et les conseils des commerçants ou industriels dépourvus de conscience qui veulent s'enrichir à tout prix, même au détriment de la justice : la malhonnêteté de ces derniers, leurs succès ne justifient point l'emploi des moyens illicites : il faut chercher avant tout le royaume de Dieu et sa justice ; tout le reste viendra par surcroît (Matth., VI, 33).
610. D) Les devoirs professionnels, ainsi entendus et pratiqués, contribuent beaucoup à notre progrès spirituel. Ce sont eux en effet qui composent la trame de nos journées, et Notre Seigneur nous a montré, par son exemple, que les occupations les plus communes, comme le travail manuel, peuvent contribuer à la fois à notre sanctification personnelle et au salut de nos frères. Si donc un ouvrier ou un homme d'affaires observe les règles de la prudence, de la justice, de la force, de la tempérance, de l'équité et de la charité, il a chaque jour de multiples occasions de pratiquer toutes les vertus chrétiennes, d'acquérir de nombreux mérites, et, s'il le veut, d'édifier ses frères et de les aider, par ses exemples et ses conseils, à faire leur salut. C'est ce qu'ont fait dans le passé et ce que font dans le présent des pères et mères de famille, des patrons et des ouvriers, des jeunes gens et des hommes mûrs, qui, par la façon dont ils travaillent et traitent les affaires, font estimer la religion qu'ils pratiquent, et usent ensuite de leur influence pour exercer l'apostolat.
V. Sanctification des relations d'apostolat
611. Que les uvres d'apostolat puissent et doivent être pour nous un moyen de sanctification, c'est ce que l'on comprend aisément. Et cependant il en est qui y trouvent indirectement une source de dissipation, d'affaiblissement spirituel, et même des occasions de péché et une source de damnation. Qu'on se rappelle la parole d'un homme d'uvres disant à Dom Chautard : « C'est le dévouement qui m'a perdu » (Lâme de tout apostolat, 1915, p. 73). Il en est en effet qui se laissent tellement absorber par les uvres extérieures qu'ils ne trouvent plus le temps de faire les exercices de piété les plus essentiels ; de là un affaissement moral, qui permet aux passions de revivre, et prépare la voie à de tristes capitulations : à l'amour surnaturel pour les âmes se mêle insensiblement un élément naturel et sensible : on se rassure mutuellement, sous prétexte que ce qui domine c'est le désir de faire du bien ou d'en recevoir, on commet des imprudences, on se permet des familiarités et le résultat est désastreux. En tout cas, là où manque la vie intérieure, on n'acquiert que peu de mérites pour soi, et l'action extérieure n'obtient que de maigres résultats, parce que la grâce de Dieu ne vient pas féconder un ministère où la prière n'a presque point de place. Il importe donc de vivifier les uvres extérieures par l'esprit de prière. Pour y mieux réussir, voici les principaux moyens.
612. A) Tout d'abord il faut se rappeler qu'il y a une hiérarchie dans les moyens de zèle, et que les plus efficaces sont la prière et le sacrifice, l'exemple et en dernier lieu la parole et l'action. Pour s'en convaincre, qu'on se rappelle les exemples de Notre Seigneur, dont la vie tout entière a été une prière et un sacrifice perpétuel, et qui a commencé par pratiquer ce qu'il a enseigné aux autres, passant trente ans dans la vie cachée avant de se livrer à ses trois années de ministère public. Qu'on n'oublie pas la conduite des apôtres se déchargeant de certaines uvres de charité sur les diacres, afin de pouvoir vaquer plus librement à la prière aussi bien qu'à la prédication de l'Evangile : « Nos vero orationi et ministerio verbi instantes erimus » (Act., VI, 4). Qu'on entende sans cesse retentir à ses oreilles la parole de S. Paul nous disant que ce n'est ni celui qui plante ni celui qui arrose qui fait le bien, mais Dieu qui seul fait croître la semence : « Neque qui plantat est aliquid, neque qui rigat, sed qui incrementum dat, Deus » (I Cor., III, 7).
On donnera donc la première place à la prière (n° 470) : on ne sacrifiera pas les exercices essentiels, comme l'oraison, l'action de grâces, la pieuse récitation de l'office divin, l'examen de conscience, l'offrande explicite des actions principales, bien persuadé que par là on rend plus service aux âmes que si on consacrait toute sa vie à l'action. Le pasteur d'âmes sera, comme le dit S. Bernard, un réservoir et non pas un simple canal : le canal laisse passer tout ce qu'il a, à mesure qu'il le reçoit ; le réservoir se remplit d'abord, et donne alors de son trop plein sans dommage pour lui-même : « Si sapis, concham te exhibebis et non canalem » (S. Bernardus, In Cantica, sermo XVIII, 3).
613. B) Un second moyen de ne pas oublier la vie intérieure, c'est de viser à former une élite, sans cependant négliger les masses. Pour y réussir, on sent mieux la nécessité d'être un homme intérieur ; les études ascétiques que l'on fait, les conseils qu'on donne aux autres, les pratiques de vertu qu'on leur inculque nous ramènent forcément à la vie de prière et de sacrifice. Mais pour cela, il faut qu'on soit dans la disposition généreuse de faire ce qu'on conseille aux autres ; alors on n'a pas à craindre le relâchement et la tiédeur. En fait, plusieurs prêtres ont été ramenés à la vie intérieure par ce souci de former une élite.
614. C) Dans l'enseignement qu'on donne aux fidèles, dogmatique ou moral, qu'on suive un plan défini qui permettra d'exposer l'ensemble des dogmes et des vertus chrétiennes : en préparant ses instructions, on nourrit sa dévotion, car on veut mettre en pratique ce qu'on conseille aux autres.
615. D) Enfin, dans l'exercice ordinaire du ministère paroissial, à l'occasion des baptêmes, mariages, funérailles, visites des malades, visites de condoléances, ou même de simple courtoisie, se rappeler qu'on est prêtre et apôtre, c'est-à-dire serviteur des âmes. Donc, après quelques paroles bienveillantes, ne pas craindre d'élever les esprits et les curs vers Dieu ; une conversation sacerdotale doit toujours suggérer un Sursum corda.
Par ces divers moyens, nous conservons et augmentons notre vie intérieure ; notre ministère, vivifié par la grâce, produit des fruits au centuple : « Qui Manet in me et ego in eo, hic fert fructum multum » (Joan., XV, 5).
Ainsi donc toutes nos relations avec le prochain peuvent et doivent être surnaturalisées ; toutes deviennent alors une occasion de progresser dans la vertu, et d'augmenter en nous cette vie divine dont nous avons reçu une abondante participation.
Synthèse générale
616. Ainsi se termine notre première partie : les Principes de la vie surnaturelle. Tout ce que nous avons dit découle logiquement des dogmes de notre foi ; tout se ramène à l'unité, c'est-à-dire à Dieu, notre fin, et à Jésus-Christ notre médiateur ; et la vie chrétienne nous apparaît comme le don de Dieu à lâme et le don de lâme à Dieu.
1° C'est le don de Dieu à l'âme. De toute éternité la Sainte Trinité nous a aimés, et nous a prédestinés à cette vie surnaturelle qui est une participation à la vie divine. C'est cette adorable Trinité, vivant en notre âme, qui est à la fois la cause efficiente et exemplaire de cette vie ; l'organisme surnaturel, qui nous permet de faire des actes déiformes, est son uvre.
Mais c'est le Verbe Incarné qui en est la cause méritoire, comme aussi le modèle le plus parfait, modèle adapté à notre faiblesse, puisque tout en étant Dieu, il est homme comme nous, notre ami, notre frère, bien plus, la tête d'un corps mystique dont nous sommes les membres. Et, parce que Marie associée à l'uvre rédemptrice, ne peut pas être séparée de son Fils, elle nous apparaît comme un premier échelon pour aller à Jésus, de même que Jésus est le médiateur nécessaire pour aller au Père. Les Anges et les Saints, qui font eux aussi partie de la grande famille de Dieu, nous aident de leurs prières et de leurs exemples.
617. 2° Pour répondre aux prévenances divines, l'âme se donne tout entière à Dieu en cultivant la vie qui lui est si libéralement octroyée. Nous la cultivons en luttant contre la concupiscence qui demeure en nous ; en faisant des actes surnaturels qui, outre qu'ils méritent une augmentation de vie divine, nous font acquérir de bonnes habitudes ou des vertus ; en recevant les sacrements, qui ajoutent à nos mérites, une vertu sanctificatrice venant de Dieu lui même.
L'essence même de la perfection, c'est l'amour de Dieu poussé jusqu'à l'immolation de soi : combattre et diminuer en nous le vieil homme pour y faire vivre Jésus-Christ, voilà la tâche qui nous incombé. En la poursuivant, c'est-à-dire, en utilisant les moyens de perfection, nous ne cessons de tendre à Dieu par Jésus- Christ.
Le désir de la perfection n'est au fond que l'élan de notre âme essayant de répondre à l'amour prévenant de Dieu ; il nous porte à connaître et à aimer Celui qui est tout amour, « Deus caritas est » ; à nous connaître nous-mêmes pour mieux sentir le besoin de Dieu et nous jeter entre ses bras miséricordieux ; cet amour se traduit par une conformité aussi parfaite que possible à la volonté de Dieu, manifestée par ses lois et ses conseils comme aussi par les événements heureux ou malheureux qui tous servent à nous le faire aimer davantage ; et par la prière qui, en devenant habituelle, élève constamment notre âme vers Dieu. Les moyens extérieurs eux-mêmes nous ramènent à Dieu, puisque la direction, le règlement de vie et les lectures de piété nous soumettent à sa volonté sainte ; les relations que nous avons avec nos semblables en qui nous voyons un reflet des perfections divines nous ramènent encore à Celui qui est le centre de tout. Et, comme dans l'usage de ces moyens, nous avons sans cesse devant les yeux Jésus notre modèle, notre collaborateur, notre vie, nous nous transformons en lui : Christianus alter Christus.
Ainsi se réalise peu à peu l'idéal de perfection tracé à ses disciples par M. Olier en tête du « Pietas Seminarii » : « Vivere summe Deo in Christo Jesu Domino nostro ; ita ut interiora Filii ejus intima cordis nostri penetrent : vivre pour Dieu et pour Dieu seul, au suprême degré, en s'incorporant au Christ Jésus, de telle sorte que ses dispositions intérieures pénètrent au plus intime de notre âme et deviennent, les nôtres ».
SECONDE PARTIE : Les trois voies
REMARQUES PRÉLIMIMAIRES
618. Les principes généraux, que nous avons exposés dans notre première partie, s'appliquent à toutes les âmes, et forment déjà un ensemble de motifs et de moyens propres à nous conduire à la plus haute perfection. Mais, comme nous l'avons déclaré plus haut (n° 340-343), il y a, dans la vie spirituelle, différents degrés, des étapes diverses à parcourir ; il importe de les distinguer et d'adapter les principes généraux aux besoins particuliers des âmes, en tenant compte non seulement de leur caractère, de leurs attraits, de leur vocation, mais aussi du degré de perfection où elles se trouvent, afin que le directeur puisse conduire chaque âme selon ce qui lui convient.
Le but de cette seconde partie, c'est donc de suivre une âme, à travers ses ascensions successives, depuis le premier moment où elle désire sincèrement progresser jusqu'aux plus hauts sommets de la perfection - chemin long et souvent pénible, mais où l'on goûte aussi les plus douces consolations !
Avant d'entrer dans la description des trois voies, nous allons exposer : 1° le fondement de cette distinction ; 2° la manière intelligente d'utiliser cette distinction ; 3° l'utilité spéciale de cette seconde.
I. FONDEMENT DE LA DISTINCTION DES TROIS VOIES
619. Si nous employons cette expression des trois voies, c'est pour nous conformer au langage traditionnel. Mais il faut remarquer qu'il ne s'agit pas ici de trois voies parallèles, ou divergentes, mais plutôt de trois étapes différentes le long de la même voie, ou, en d'autres termes, des trois degrés principaux de la vie spirituelle que parcourent les âmes qui correspondent généreusement à la grâce divine. Dans chacune de ces voies il y a bien des étapes, dont nous signalerons les plus importantes, et dont les directeurs doivent tenir compte ; il y a aussi des formes et des variétés qui dépendent du caractère, de la vocation, de la mission providentielle de chaque âme . Mais, comme nous l'avons dit, avec S. Thomas, on peut ramener à trois les degrés de perfection, selon qu'on débute, qu'on progresse ou enfin qu'on arrive au terme de la vie spirituelle sur terre (n° 340-343). Cest dans ce sens général que la division des trois voies est fondée à la fois sur l'autorité et la raison.
620. 1° Sur l'autorité de la Sainte Ecriture et de la Tradition.
1 A) On pourrait assurément trouver dans l'Ancien Testament bien des textes se rapportant à la distinction des trois voies.
Ainsi Alvarez de Paz l'appuie sur ce passage, qui lui fournit sa division : Declina a malo et fac bonum, inquire pacem et persequere eam : Declina a malo, évite le péché ; voilà bien la purification de lâme ou la voie purgative ; fac bonum, fais le bien, ou pratique la vertu : c'est la voie illuminative ; inquire pacem, cherche la paix, cette paix qu'on ne peut trouver que dans l'union intime avec Dieu : nous avons ici la voie unitive. C'est une interprétation ingénieuse du texte ; mais il ne faut pas y voir une preuve décisive.
621. B) Dans le Nouveau Testament : a) on peut citer, entre autres, ces paroles de Notre-Seigneur, qui résument la spiritualité telle qu'elle est décrite par les Synoptiques : « Si quis vult post me venire, abneget semetipsum, et tollat crucem suam quotidie et sequatur me » (Luc, IX, 23). L'abnégation ou le renoncement, abneget semetipsum, voilà le premier degré ; le portement de croix suppose déjà la pratique positive des vertus, ou le second degré ; le sequatur me, c'est au fond l'union intime à Jésus, l'union à Dieu, et par conséquent la voie unitive. Ici encore, il y a bien le fondement d'une distinction réelle entre les différents moyens de perfection, mais non une preuve péremptoire.
622. b) S. Paul n'enseigne pas non plus d'une façon explicite la distinction des trois voies ; mais il décrit trois états d'âme qui ont donné lieu plus tard à cette distinction.
1). Rappelant ce que faisaient les athlètes en vue de conquérir une couronne périssable, il se compare à eux et lui aussi s'efforce de courir et de lutter, mais, au lieu de battre l'air, il châtie son corps et le traite en esclave, pour éviter le péché et la réprobation qui en est le châtiment (I Cor., IX, 26-27). Voilà bien les exercices de la pénitence et de la mortification, sous l'influence d'une crainte salutaire, pour mater la chair et purifier l'âme. Et que de fois il rappelle aux chrétiens qu'il faut se dépouiller du vieil homme, et crucifier sa chair avec ses vices et ses convoitises ? C'est bien ce que nous appelons la voie purgative.
2) En écrivant aux Philippiens, il déclare qu'il n'est pas encore arrivé à la perfection, mais qu'il suit son Maître et s'efforce de l'atteindre, ne regardant pas en arrière, mais se portant avec ardeur vers le but qu'il poursuit (Phil., III, 13-14). Et il ajoute que tous ceux qui tendent à la perfection doivent agir de même (Phil., III, 15-17)... Et ailleurs : « Imitatores mei estote sicut et ego Christi, soyez mes imitateurs comme je le suis de Jésus- Christ » (I Cor., IV, 16). Ce sont bien les caractéristiques de la voie illuminative, où le devoir principal est d'imiter Notre Seigneur.
3) Quant à la voie unitive, il la décrit sous ses deux formes : la voie unitive simple, où l'on s'efforce de faire vivre constamment Jésus en soi : « Vivo autem jam non ego, vivit vero in me Christus » (Gal., II, 20) ; et la voie unitive extraordinaire, accompagnée d'extases, de visions et de révélations (II Cor., XII, 2).
Il y a donc, dans les Epîtres de S. Paul, un fondement réel à la distinction des trois voies que la Tradition va préciser.
623. La Tradition précise peu à peu cette distinction, en l'appuyant tantôt sur la différence entre les trois vertus théologales et tantôt sur les divers degrés de charité.
a) Clément d'Alexandrie est un des premiers auteurs à exposer la première méthode. Pour devenir un gnostique ou un homme parfait, il faut franchir plusieurs étapes : s'abstenir du mal par crainte, et mortifier les passions ; puis faire le bien ou pratiquer les vertus sous l'influence de l'espérance ; et enfin faire le bien par amour pour Dieu (Stromata, VI, 12). C'est ce même point de vue qui fait distinguer à Cassien trois degrés dans l'ascension de l'âme vers Dieu : la crainte qui est le propre des esclaves, l'espérance qui convient aux mercenaires travaillant pour être récompensés, la charité qui est le propre des enfants de Dieu (Confér., XI, 6-8).
b) S. Augustin se place à un autre point de vue : la perfection consistant dans la charité, c'est dans la pratique de cette vertu qu'il distingue quatre degrés : la charité qui commence, la charité qui progresse, la charité qui est déjà grande, la charité des parfaits (De nat. et gratia, LXX, n° 84) ; ces deux derniers degrés se rapportant à la voie unitive, sa doctrine ne diffère pas au fond de celle de ses prédécesseurs. - S. Bernard distingue aussi trois degrés dans l'amour de Dieu : après avoir montré que l'homme commence par s'aimer lui-même, il ajoute que sentant son insuffisance, il commence à rechercher Dieu par la foi et à l'aimer à cause de ses bienfaits ; puis, à force de le fréquenter, il finit par l'aimer et pour ses bienfaits et pour lui-même ; et enfin il finit par l'aimer d'un amour complètement désintéressé. Enfin S. Thomas, perfectionnant la doctrine de S. Augustin, montre nettement qu'il y a dans la vertu de charité trois degrés qui correspondent aux trois voies ou trois étapes, n° 340-343.
624. 2° La raison montre la légitimité de cette distinction.
A) Il est évident en effet qu'avant d'arriver à l'union intime avec Dieu, il faut tout d'abord purifier l'âme de ses fautes passées et la prémunir contre les fautes à venir.
La pureté de cur est, au témoignage de Notre Seigneur, la première condition essentielle pour voir Dieu, pour le voir clairement dans l'autre vie, mais aussi pour l'entrevoir et s'unir à lui en cette vie : « Beati mundo corde, quoniam ipsi Deum videbunt » (Matth., V, 8). Or cette pureté de cur suppose l'expiation des fautes passées par une loyale et austère pénitence, la lutte énergique et constante contre les tendances mauvaises qui nous portent au péché, la prière, la méditation et les exercices spirituels nécessaires pour fortifier notre volonté contre les tentations, en un mot un ensemble de moyens qui tend à purifier l'âme et à l'affermir dans la vertu : c'est cet ensemble de moyens qu'on appelle la voie purgative.
625. B) Quand une fois l'âme s'est ainsi purifiée et réformée, elle doit s'orner des vertus chrétiennes positives, qui la rendront plus semblable à Jésus Christ ; elle s'applique donc à le suivre pas à pas, à reproduire progressivement ses dispositions intérieures, en pratiquant à la fois les vertus morales et théologales : les premières l'assouplissent et la fortifient, les secondes commencent déjà à l'unir positivement à Dieu ; les unes et les autres se pratiquent parallèlement, selon les besoins du moment et les attraits de la grâce. Pour y mieux réussir, l'âme perfectionne son oraison, qui devient de plus en plus affective, et s'efforce d'aimer et d'imiter Jésus ; par là elle marche dans la voie illuminative : car suivre Jésus, c'est suivre la lumière : qui sequitur me non ambulat in tenebris.
626. C) Le moment arrive où, purifiée de ses fautes, assouplie et fortifiée, docile aux inspirations du Saint Esprit, l'âme n'aspire plus qu'à lunion intime avec Dieu ; elle le cherche partout, au milieu même des occupations les plus absorbantes ; elle s'attache à lui et jouit de sa présence. Son oraison se simplifie de plus en plus : c'est un regard affectueux et prolongé sur Dieu et les choses divines, sous l'influence tantôt latente et tantôt consciente des dons du Saint Esprit ; c'est, en d'autres termes, la voie unitive .
Sans doute, dans ces trois grandes étapes, il y a bien des nuances et des variétés « multiformis gratia Dei » (I Petr., IV, 10) ; nous en décrirons quelques-unes ; l'étude de la vie des Saints fera connaître les autres.
II. MANIÈRE INTELLIGENTE DUTILISER CETTE DISTINCTION
627. Pour utiliser cette distinction, il faut beaucoup de tact et de souplesse, étudier sans doute les principes que nous exposerons, mais plus encore chaque âme en particulier, avec ses traits distinctifs, et en tenant compte de l'action spéciale du Saint Esprit sur elle. Pour aider le directeur dans cette étude, quelques remarques ne seront pas inutiles.
628. A) Dans la distinction des trois voies il n'est rien d'absolu ni de mathématique : a) on passe imperceptiblement de l'une à l'autre, sans qu'il soit possible de mettre un poteau-frontière entre elles. Comment discerner si une âme est encore dans la voie purgative ou aux débuts de la voie illuminative ? Il y a entre les deux un terrain commun, dont il est impossible de fixer les limites exactes. b) Du reste le progrès n'est pas toujours soutenu : c'est un mouvement vital, avec des alternatives diverses, des flux et des reflux ; parfois on avance, et parfois on recule ; à certains moments, on semble même piétiner sur place, sans progrès appréciable.
629. B) Il y a aussi, dans chaque voie, bien des degrés différents. a) Parmi les âmes qui débutent, il en est qui ont un lourd passé à expier et d'autres qui ont gardé leur innocence ; il est évident que, toutes choses égales d'ailleurs, les premières devront s'exercer plus longuement à la pénitence que les secondes. b) Il y a en outre des différences de tempérament, d'activité, d'énergie et de constance : il en est qui pratiquent avec ardeur les exercices de la pénitence et d'autres qui ne le font qu'à regret ; quelques-uns sont généreux et ne veulent rien refuser à Dieu, d'autres ne répondent à ses avances qu'avec parcimonie. Il est donc évident que bientôt il y aura entre ces âmes, qui toutes sont encore dans la voie purgative, des différences très grandes. c) De plus, entre ceux qui s'exercent depuis quelques mois seulement à la purification de l'âme, et ceux qui y ont consacré déjà plusieurs années et qui sont tout près de la voie illuminative, il y a une distance considérable. d) Il faut aussi et surtout tenir compte de l'action de la grâce : quelques âmes semblent en recevoir avec tant d'abondance qu'on peut prévoir un progrès rapide vers les sommets de la perfection; d'autres en reçoivent beaucoup moins et font des progrès plus lents : le directeur se souviendra que son action doit être subordonnée à celle du Saint Esprit, n° 548.
Il ne faut donc pas s'imaginer qu'il y a des cadres rigides, où l'on peut faire rentrer toutes les âmes ; mais se dire que chaque âme a ses particularités, dont il faut tenir compte, et que les cadres tracés par les auteurs spirituels doivent être assez souples pour s'adapter à toutes les âmes.
630. C) Dans la conduite des âmes, il y a un double écueil à éviter : quelques-unes voudraient brûler des étapes, c'est-à-dire, parcourir rapidement les degrés inférieurs pour arriver plus tôt à l'amour divin ; d'autres au contraire piétinent sur place et demeurent trop longtemps, par leur faute, dans les degrés inférieurs, par manque de générosité ou par manque de méthode. Aux premières le directeur dira souvent qu'aimer Dieu est excellent, mais qu'on n'arrive à l'amour pur et effectif que par le renoncement et la pénitence, n° 321. Aux secondes, il donnera des encouragements, des avertissements, soit pour stimuler leur ardeur, soit pour les aider à perfectionner leurs méthodes d'oraison ou d'examen.
631. D) Lorsque les auteurs spirituels enseignent que telle ou telle vertu convient à telle ou telle voie, ceci ne doit s'entendre qu'avec beaucoup de réserve. Au fond, toutes les vertus fondamentales conviennent à chacune des voies, mais à des degrés différents. Ainsi les débutants doivent assurément s'exercer d'une façon spéciale à la vertu de pénitence, mais ils ne peuvent le faire qu'en pratiquant les vertus théologales et les vertus cardinales, d'une façon autre cependant que les âmes en progrès ; ils s'en servent surtout pour purifier leur âme par le renoncement et les vertus crucifiantes. Dans la voie illuminative on cultivera ces mêmes vertus, mais à un degré différent, sous une forme plus positive, et en vue de mieux ressembler au divin Modèle. On le fera aussi dans la voie unitive, mais à un degré supérieur, comme une manifestation de l'amour envers Dieu et sous l'influence des dons du Saint Esprit. De même les parfaits, tout en s'appliquant surtout à l'amour de Dieu, ne cessent pas de purifier leur âme par la pénitence et la mortification ; mais ces pratiques de pénitence sont assaisonnées d'un amour plus pur et plus intense, et n'en ont que plus d'efficacité.
632. E) Une remarque analogue s'impose pour les différents genres doraison ; ainsi, généralement, la méditation discursive convient aux débutants, l'oraison affective aux âmes en progrès, l'oraison de simplicité et la contemplation à la voie unitive. Mais l'expérience montre que le degré d'oraison ne correspond pas toujours au degré de vertu, que par tempérament, éducation ou habitude, des personnes demeurent longtemps dans la pratique d'une oraison discursive ou affective, tout en étant intimement et habituellement unies à Dieu ; et que d'autres, à l'esprit plus intuitif et au cur plus affectueux, font volontiers des oraisons de simplicité, sans être parvenues à ce degré de vertu que demande la voie unitive.
Il importe, dès le début, d'avoir ces remarques sous les yeux, pour ne pas mettre entre les vertus des cloisons étanches qui n'existent pas. Aussi, en exposant chaque vertu, nous aurons soin d'indiquer les degrés qui conviennent aux débutants, aux âmes en progrès, aux parfaits.
III. UTILITÉ DE L'ÉTUDE DES TROIS VOIES
Ce que nous venons de dire montre combien utile, combien nécessaire est l'étude intelligente des trois voies.
633. 1° Avant tout, elle est nécessaire aux directeurs spirituels. Il est évident en effet que les commençants et les parfaits doivent être conduits par des règles différentes ; car, ajoute le P. Grou, « la grâce des commençants n'est pas la même que celle des âmes avancées, ni celle des personnes avancées la même que celle des personnes consommées en perfection » (Manuel des Ames intérieures, p. 71)
Ainsi, la méditation discursive, nécessaire aux débutants, paralyserait l'effort des âmes plus avancées. De même, en ce qui concerne les vertus, il y a une manière de les pratiquer qui correspond à la voie purgative, une autre à la voie illuminative, une troisième à la voie unitive. Or un directeur qui n'a pas approfondi ces questions, sera exposé à diriger presque toutes les âmes de la même façon, et à conseiller à chacune ce qui lui réussit à lui-même. Parce que l'oraison affective simplifiée lui est très utile, il sera tenté de conseiller la même méthode à tous ses pénitents, oubliant qu'on n'y arrive que par des étapes successives. Celui qui trouve dans la pratique habituelle de l'amour de Dieu tout ce qui est nécessaire à sa sanctification, sera porté à conseiller à tous la voie d'amour comme la plus courte et la plus efficace, oubliant qu'un petit oiseau qui na pas d'ailes est incapable de voler à ces hauteurs. Un autre qui na jamais pratiqué l'oraison de simple regard, blâmera les personnes qui s'y essaient, sous prétexte que ce procédé n'est que de la paresse spirituelle. Au contraire, le directeur qui a étudié avec soin les ascensions progressives des âmes ferventes, saura proportionner ses conseils et sa direction à l'état réel de ses pénitents, pour le plus grand bien de leur âme.
634. 2° Les fidèles eux-mêmes étudieront avec profit ces diverses étapes ; sans doute, ils se laisseront diriger par leur guide spirituel ; mais si, par des lectures bien choisies, ils ont saisi, au moins dans leurs grandes lignes, les différences entre les trois voies, ils comprendront mieux les conseils de leurs directeurs et sauront mieux en profiter.
Nous allons donc étudier successivement les trois voies spirituelles, mais sans oublier qu'il ny a point de cadres rigides, et que chaque voie comporte beaucoup de variétés et de formes diverses.
LIVRE 1 : La purification de l'âme ou la voie purgative
INTRODUCTION
635. Ce qui caractérise la voie purgative, ou l'état des commençants, c'est la purification de l'âme en vue d'arriver à l'union intime avec Dieu.
Expliquons donc : 1° ce que nous entendons par commençants et 2° le but qu'ils doivent poursuivre.
I. QUE FAUT-IL ENTENDRE PAR COMMENÇANTS ?
636. 1° Caractères essentiels. Les commençants dans la vie spirituelle sont ceux qui, vivant habituellement dans l'état de grâce, ont un certain désir de perfection, mais conservent des attaches au péché véniel et sont exposés à retomber de temps en temps dans quelques fautes graves. Expliquons ces trois conditions.
a) Ils vivent habituellement dans létat de grâce, et par conséquent luttent généralement avec succès contre les tentations graves. De ce chef, nous excluons ceux qui commettent souvent le péché mortel et ne fuient pas ses occasions, qui ont sans doute des velléités de se convertir, mais non la volonté ferme et efficace de le faire. Ceux-là ne sont pas en marche vers la perfection ; ce sont des pécheurs, des mondains qu'il faut tout d'abord détacher du péché mortel, et des occasions de le commettre.
b) Ils ont un certain désir de perfection ou de progresser, bien que ce désir puisse encore être faible et imparfait. Par là nous excluons ces mondains, trop nombreux, hélas ! dont la seule ambition est d'éviter le péché mortel, mais qui n'ont aucun désir sincère de progresser. Comme nous l'avons montré en effet, n° 414, ce désir est le premier pas vers la perfection.
c) Ils conservent cependant quelques attaches (au péché véniel délibéré, et par suite en commettent fréquemment ; ainsi ils se distinguent des âmes en progrès qui s'efforcent de briser toute attache aux fautes vénielles, bien qu'elles en commettent volontairement de temps en temps. La raison de ces attaches se tire de ce que leurs passions ne sont pas encore maîtrisées ; delà des mouvements fréquents et consentis de sensualité, d'orgueil, de vanité, de colère, d'envie, de jalousie, des paroles et des actes contraires à la charité, etc. Que de personnes, appelées dévotes, conservent de ces attaches, qui leur font commettre des fautes vénielles de propos délibéré, et par là même les exposent à tomber de temps en temps dans des fautes graves !
637. 2° Diverses catégories. Il y a donc différentes catégories de commençants :
a) Les âmes innocentes, qui désirent progresser dans la vie spirituelle : enfants, jeunes gens et jeunes filles, personnes du monde qui, non contentes d'éviter le péché grave, veulent faire quelque chose de plus pour Dieu et désirent se perfectionner. Il y en aurait un plus grand nombre, si les prêtres avaient soin déveiller en elles ce désir de la perfection au catéchisme, au patronage, dans les divers groupements paroissiaux. Qu'on relise donc ce que nous avons dit à ce sujet, n° 409-430.
b) Les convertis, qui, après avoir péché gravement, reviennent loyalement à Dieu, et, pour s'éloigner plus efficacement de l'abîme, veulent aller de l'avant dans les voies de la perfection. Ici encore nous pouvons dire que le nombre en serait beaucoup plus élevé si les confesseurs avaient soin de rappeler à leurs pénitents que, pour ne pas reculer il faut avancer, et que le seul moyen efficace d'éviter le péché mortel, c'est de tendre à la perfection (cf. n° 354-361).
c) Les attiédis, qui, après s'être donnés une première, fois à Dieu et fait quelques progrès, sont tombés dans le relâchement et la tiédeur : ils ont besoin, même s'ils s'étaient avancés jusqu'à la voie illuminative, de revenir aux austères pratiques de la voie purgative, et de reprendre en sous-oeuvre le travail de la perfection. Pour les aider dans leurs efforts, il faut les prémunir avec soin contre les dangers du relâchement et de la tiédeur, et en combattre les causes qui sont généralement l'étourderie ou la légèreté, l'insouciance et une certaine lâcheté.
638. 3° Deux classes de commençants. Parmi les commençants, il en est qui montrent plus de générosité, et d'autres beaucoup moins : de là ces deux classes que Ste Thérèse distingue parmi eux.
a) Dans la première demeure du Château de l'âme, elle décrit ces âmes qui, bien engagées encore dans le monde, ont cependant de bons désirs, récitent quelques prières, mais ordinairement l'esprit rempli de mille affaires qui absorbent leurs pensées. Elles ont encore beaucoup dattaches, mais s'efforcent de s'en dégager de fois à autres. Grâce à ces efforts, elles entrent dans les premières pièces du Château les plus basses : mais il sintroduit avec elles une foule d'animaux malfaisants (leurs propres passions) qui les empêchent de voir la beauté du château et d'y demeurer tranquilles. Cette demeure, quoique la moins élevée, est déjà d'une grande richesse ; mais terribles sont les ruses et les artifices du démon pour empêcher ces âmes d'avancer ; le monde, où elles sont encore plongées, les sollicite par ses plaisirs et ses honneurs ; aussi elles sont facilement vaincues, et cependant elles désirent éviter le péché et font des uvres louables. En d'autres termes ces personnes essaient dallier la piété avec la vie mondaine ; leur foi n'est pas assez éclairée, leur volonté pas assez forte et généreuse pour les faire renoncer non seulement au péché mais à certaines occasions dangereuses ; elles ne comprennent pas assez la nécessité d'une prière fréquente, ni d'une rigoureuse pénitence ou mortification. Elles veulent cependant non seulement faire leur salut, mais progresser dans l'amour de Dieu en faisant quelques sacrifices.
639. b) La seconde classe de débutants est décrite par Ste Thérèse dans la seconde demeure. Ce sont les personnes qui déjà font oraison et comprennent mieux qu'il faut faire des sacrifices pour progresser, mais qui cependant, faute de courage, retournent parfois vers les premières demeures en s'exposant de nouveau aux occasions de péché : elles aiment encore les plaisirs et les séductions du monde, et parfois retombent dans une faute grave, mais se relèvent rapidement, parce qu'elles écoutent la voix de Dieu les appelant au repentir. Malgré les sollicitations du monde et du démon, elles méditent sur la fragilité des faux biens de la terre, sur la mort qui viendra bientôt les en séparer. Alors elles aiment de plus en plus Celui dont elles reçoivent de si nombreux témoignages d'amour ; elles comprennent qu'en dehors de lui elles ne peuvent trouver ni paix ni sécurité, et elles désirent éviter les égarements du prodigue. C'est donc un état de lutte, où elles souffrent beaucoup des tentations nombreuses qui les assaillent, mais où Dieu daigne aussi les consoler et les fortifier. En se conformant à la volonté de Dieu, qui est le grand moyen de perfection, elles finiront par sortir de ces demeures où circulent encore les bêtes venimeuses, pour arriver à cette région où elles sont à labri de leurs morsures.
640. Nous ne traiterons pas successivement de ces deux classes, parce que les moyens à leur suggérer sont en somme les mêmes. Mais le directeur en tiendra compte dans les cas particuliers quil leur donnera. Ainsi il attirera spécialement lattention des âmes de la première classe sur la malice et les effets du péché, sur la nécessité d'en éviter les occasions, et excitera en elles un vif désir de prier, de faire pénitence et de se mortifier; aux âmes plus généreuses il conseillera en outre une méditation plus prolongée et la lutte contre les vices capitaux, c'est à dire contre ces tendances profondes qui sont la source de tous nos péchés.
II. DU BUT A POURSUIVRE
641. Nous avons dit, n° 309, que la perfection consiste essentiellement dans l'union à Dieu par la charité. Mais Dieu, étant la sainteté même, nous ne pouvons lui être unis que si nous possédons la pureté de cur, qui comprend un double élément, l'expiation du passé et le détachement du péché et de ses occasions pour l'avenir.
La purification de l'âme est donc la première tâche qui s'impose aux commençants.
On peut même ajouter que l'âme s'unira d'autant plus intimement à Dieu qu'elle sera plus pure et plus détachée. Or il y a une purification plus ou moins parfaite selon les motifs qui l'inspirent et les effets qu'elle produit.
A) La purification demeure imparfaite, si elle est inspirée surtout par des motifs de crainte et d'espérance, crainte de l'enfer et espérance du ciel et des biens célestes. Ses résultats sont incomplets : on renonce sans doute au péché mortel, qui nous priverait du ciel, mais on ne renonce pas aux fautes vénielles, même délibérées, parce que celles-ci n'empêchent pas notre salut éternel.
B) Il y a donc une purification plus parfaite, qui, sans exclure la crainte et l'espérance, a pour motif principal l'amour de Dieu, le désir de lui plaire et par là même d'éviter tout ce qui l'offense, même légèrement. C'est alors que se vérifie la parole du Sauveur à la femme pécheresse : « Ses nombreux péchés lui sont pardonnés, parce qu'elle a beaucoup aimé » (Luc, VII, 47).
C'est à cette seconde purification que doivent viser les bonnes âmes ; mais le directeur se souviendra que beaucoup de commençants ne sont pas capables de s'y élever au début, et, tout en parlant de l'amour de Dieu, il n'oubliera pas de proposer les motifs de crainte et d'espérance qui agissent plus fortement sur leurs âmes.
DIVISION DU LIVRE PREMIER
642. Le but étant connu, il s'agit de déterminer les moyens nécessaires pour l'atteindre. Au fond ils se réduisent à deux : la prière, qui nous obtient la grâce, et la mortification par laquelle nous y correspondons. Mais la mortification prend différents noms suivant les aspects sous laquelle on la considère : elle s'appelle pénitence, quand elle nous fait expier les fautes passées ; mortification proprement dite, quand elle s'attaque à l'amour du plaisir pour diminuer le nombre des fautes dans le présent et dans l'avenir ; lutte contre les péchés capitaux, quand elle combat les tendances profondes qui nous portent au péché ; lutte contre les tentations, quand elle résiste aux attaques de nos ennemis spirituels. De là cinq chapitres :
Chap. I. La prière des commençants.
Chap. II. La pénitence pour réparer le passé.
Chap. III. La mortification pour assurer l'avenir.
Chap. IV. La lutte contre les péchés capitaux.
Chap. V. La lutte contre les tentations.
Tous ces moyens supposent évidemment la pratique des vertus théologales et des vertus morales dans leur premier degré : on ne peut prier, faire pénitence et se mortifier sans croire fermement aux vérités révélées, sans espérer les biens du ciel et sans aimer Dieu, sans s'exercer à la prudence, à la justice, à la force et à la tempérance. Mais nous ne traiterons de ces vertus que dans la voie illuminative, où elles atteignent leur plein développement.
CHAPITRE I. La prière des commençants
643. Nous avons déjà exposé (n° 499-521) la nature et lefficacité de la prière. Après avoir rappelé ces notions aux débutants, il faudra : 1° leur inculquer la nécessité et les conditions de la prière ; 2° les former peu à peu aux exercices spirituels qui leur conviennent ; 3° leur apprendre à méditer.
Art. I. De la prière en général Nécessité et conditions.
Art. II. Des principaux exercices spirituels.
Art. III De la méditation Notions générales.
Avantages et nécessité.
De la méditation des commençants.
Méthodes principales.
ART. I. NÉCESSITÉ ET CONDITIONS DE LA PRIÈRE
§ I. Nécessité de la prière
644. Ce que nous avons dit du double but de la prière, l'adoration et la demande (n° 503-509) nous montre bien sa nécessité. Il est évident en effet que, comme créatures et comme chrétiens, nous sommes tenus de glorifier Dieu par l'adoration, la reconnaissance et l'amour, et que, comme pécheurs, nous devons lui offrir nos devoirs de réparation (n° 506). Mais il s'agit ici surtout de la prière comme demande, et de sa nécessité absolue comme moyen de salut et de perfection.
645. La nécessité de la prière est fondée sur la nécessité de la grâce actuelle. C'est une vérité de foi que, sans cette grâce, nous sommes dans une impuissance radicale de nous sauver, et, à plus forte raison, d'arriver à la perfection, n° 126. De nous-mêmes, quelque bon usage que nous fassions de notre liberté, nous ne pouvons ni nous disposer positivement à la conversion, ni persévérer pendant un temps notable, ni surtout persévérer jusqu'à la mort : « Sans moi, dit Jésus à ses disciples, vous ne pouvez rien faire ; pas même avoir une bonne pensée, ajoute S. Paul, car c'est Dieu qui opère en nous le vouloir et le faire (Joan., XV, 5 ; II Cor., III, 5 ; Phil., II, 13).
Or, à part la première grâce qui nous est accordée gratuitement, sans que nous priions, puisqu'elle est le principe même de la prière, c'est une vérité constante que la prière est le moyen normal efficace et universel par lequel Dieu veut que nous obtenions toutes les grâces actuelles. Voilà pourquoi Notre Seigneur nous inculque si souvent la nécessité de la prière pour obtenir la grâce : « Demandez, dit-il, et vous recevrez, cherchez et vous trouverez, frappez et l'on vous ouvrira ; car quiconque demande reçoit, qui cherche trouve, et l'on ouvrira à celui qui frappe » (Matth., VII, 7-8).
C'est comme s'il disait, ajoutent presque tous les commentateurs : si vous ne demandez pas, vous ne recevrez point, si vous ne cherchez pas, vous ne trouverez point. Cette nécessité de la prière, il la rappelle surtout quand il s'agit de résister à la tentation : « Veillez et priez, afin que vous n'entriez pas en tentation ; l'esprit est prompt, mais la chair est faible : vigitate et orate ut non intretis in tentationem : spiritus quidem promptus est, caro autem infirma » (Matth., XXVI, 41). S. Thomas en conclut que toute confiance qui n'est pas fondée sur la prière est présomptueuse ; car Dieu, qui ne nous doit point sa grâce en justice, ne s'est engagé à nous la donner que dépendamment de la prière. Sans doute il connaît nos besoins spirituels sans que nous les lui exposions ; mais il veut que nos prières soient le ressort qui remue sa miséricorde, afin que nous le reconnaissions comme l'auteur des biens qu'il nous accorde.
646. C'est bien ainsi que l'a compris la Tradition, le concile de Trente, faisant sienne la doctrine de S. Augustin, nous dit que Dieu ne nous commande rien d'impossible : car il nous commande de faire ce que nous pouvons, et de demander ce que nous ne pouvons pas faire, et il nous aide par sa grâce à le demander (Sess., VI, ch. 11) ; il suppose donc manifestement qu'il y a des choses impossibles sans la prière; et c'est la conclusion qu'en tire le Catéchisme, romain : « la prière nous a été donnée comme l'instrument nécessaire pour obtenir ce que nous désirons ; il est des choses en effet que nous ne pouvons obtenir qu'avec son secours » (Catech. Trident., P. IV, c. I, n° 3).
647. Avis au directeur. Il importe d'insister sur cette vérité pour les commençants ; beaucoup, imprégnés, sans le savoir, de pélagianisme ou de semi-pélagianisme, s'imaginent qu'avec de la volonté et de l'énergie ils peuvent arriver à tout. Bientôt, il est vrai, l'expérience vient leur montrer que les meilleures résolutions demeurent souvent inaccomplies, malgré leurs efforts ; le directeur en profitera pour leur rappeler, sans jamais se lasser, que ce n'est que par la grâce et la prière qu'ils pourront arriver à les observer; cette démonstration expérimentale confirmera singulièrement leurs convictions sur la nécessité de la prière ; il leur exposera aussi les conditions de son efficacité.
§ II. Conditions essentielles de la prière
648. Ayant déjà prouvé la nécessité de la grâce actuelle pour tous les actes nécessaires au salut, n° 126, nous en pouvons conclure que cette grâce est nécessaire pour bien prier. C'est ce que déclare nettement S. Paul : « L'Esprit vient en aide à notre faiblesse, car nous ne savons pas ce que nous devons demander dans nos prières ; mais l'Esprit lui-même prie pour nous par des gémissements ineffables : quid oremus sicut oportet, nescimus, sed ipse spiritus postulat pro nobis jemitibus inenarrabilibus » (Rom., VIII, 26). Ajoutons que cette grâce est offerte à tous, même aux pécheurs, et qu'ainsi tous peuvent prier.
Bien que l'état de grâce ne soit point nécessaire pour prier, il augmente singulièrement la valeur de nos prières, puisqu'il fait de nous les amis de Dieu et les membres vivants de Jésus Christ.
Nous allons examiner les conditions que requiert la prière : 1° du côté de l'objet ; 2° du côté de celui qui prie.
I. Du côté de l'objet
649. La condition la plus importante du côté de l'objet est de ne demander que les biens qui nous conduisent à la vie éternelle, avant tout les grâces surnaturelles, et secondairement, dans la mesure ou ils sont utiles à notre salut, les biens de l'ordre temporel. Telle est la règle posée par Notre Seigneur lui-même : « Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice, et tout le reste vous sera donné par surcroît : Quærite primum regnum Dei et justitiam ejus, et hæc omnia adjicientur vobis » (Matth., VI, 33). Nous l'avons dit en effet, n° 307-308, le bonheur, comme la perfection de l'homme, consiste dans la possession de Dieu, et par là même dans les grâces nécessaires à cette fin. Nous ne devons donc rien demander qu'en rapport avec cette fin.
1° Les biens temporels en eux-mêmes sont trop au-dessous de nous, trop incapables de satisfaire les aspirations de notre cur, et de nous rendre heureux pour qu'ils puissent être l'objet principal de nos prières. Cependant, comme nous avons besoin d'une certaine mesure de ces biens pour vivre et assurer notre salut, il nous est permis de demander le pain quotidien, celui du corps comme celui de l'âme, en subordonnant le premier au second. Il arrive parfois en effet que tel bien particulier, qui nous paraît désirable, comme la richesse, serait dangereux pour notre salut; on ne peut donc le demander que par subordination aux biens éternels.
650. 2° Même quand il s'agit de telle ou telle grâce particulière, il importe de ne la demander qu'en conformité à la volonté divine. Dieu sait mieux que nous, dans son infinie sagesse, ce qui convient à chaque âme, selon sa condition et son degré de perfection. Comme le fait remarquer avec raison S.François de Sales, nous devons vouloir notre salut comme Dieu le veut, et, par suite, vouloir et embrasser d'une résolution absolue les grâces qu'il nous départit : car il faut que notre volonté corresponde à la sienne ; mais lorsqu'il s'agit de grâces particulières, comme de telle ou telle forme d'oraison, de consolations ou de sécheresses, etc, il ne faut rien demander d'une façon absolue, il faut tout subordonner au bon plaisir de Dieu. Il distribue les grâces de consolation ou de sécheresse, de repos ou de combat, selon les desseins de son infinie sagesse et les besoins de notre âme. Nous n'avons donc qu'à nous abandonner à lui pour le choix des grâces qui nous sont les plus utiles. Sans doute il nous est bien permis de formuler un désir, mais avec une humble soumission à la volonté de notre Père céleste : il nous exaucera toujours, si nous prions comme il faut ; mais parfois il nous accordera plus et mieux que nous ne demandons, et, loin de nous en plaindre, nous ne pouvons que le bénir.
II. Conditions du côté du sujet
Les conditions les plus essentielles pour assurer l'efficacité de nos prières sont : l'humilité, la confiance et l'attention, ou du moins l'effort sérieux pour être attentif.
651. 1° L'humilité découle de la nature même de la prière. Puisque la grâce est essentiellement gratuite, que nous n'y avons aucun droit, nous sommes, dit S. Augustin, des mendiants par rapport à Dieu, et nous devons implorer de sa miséricorde ce que nous ne pouvons obtenir en justice. C'est bien ainsi que priait Abraham, qui en présence de la majesté divine, se regardait comme un peu de poussière et de cendre : « Loquar ad Dominum Deum, cum sim pulvis et cinis » (Gen., XVIII, 27) ; ainsi que priait Daniel, quand il demandait la délivrance du peuple juif en s'appuyant, non sur ses mérites et vertus, mais sur l'abondance des miséricordes divines : « Neque enim in justificationibus nostris prosternimus preces ante faciem tuam, sed in miserationibus tuis multis » (Dan., IX, 18) ; c'est ainsi que priait le publicain, qui fut exaucé : « Deus, propitius esto mihi peccatori » (Luc, XVIII, 13), tandis que l'orgueilleux pharisien vit sa prière repoussée. Jésus lui-même nous en donne la raison : « Quiconque s'exalte sera humilié, et qui shumilie sera exalté : quia omnis qui se exaltat humiliabitur, et qui se humiliat exaltabitur ». Ses disciples lont bien compris, et S.Jacques nous dit avec insistance : « Dieu résiste aux superbes, et donne sa grâce aux humbles : Deus superbis resistit, humilibus autem dat gratiam » (Jac., IV, 6). Ce n'est que justice : le superbe s'attribue à lui-même l'efficacité de sa prière, tandis que l'humble l'attribue à Dieu. Or voulons-nous que Dieu nous exauce aux dépens de sa propre gloire, pour nourrir et entretenir notre vanité ? L'humble au contraire avoue sincèrement qu'il tient tout de Dieu : en l'exauçant, Dieu travaille donc pour sa gloire en même temps que pour le bien du suppliant.
652. 2° Aussi la vraie humilité engendre la confiance, cette confiance qui se base non sur nos mérites, mais sur l'infinie bonté de Dieu et sur les mérites de Jésus-Christ.
a) La foi nous enseigne que Dieu est miséricorde, et qu'à ce titre il s'incline avec d'autant plus d'amour vers nous que nous reconnaissons davantage nos misères : car la misère appelle la miséricorde. L'invoquer avec confiance, c'est au fond l'honorer, c'est proclamer qu'il est la source de tous les biens, et ne désire rien tant que de nous les accorder. Aussi, dans la Sainte Ecriture, il nous déclare maintes et maintes fois qu'il exauce ceux qui espèrent en lui : « Quoniam in me speravit, liberabo eum : clamabit ad me, et ego exaudiam eum » (Ps., XC, 14-15). Notre Seigneur nous invite à prier avec confiance, et, pour inculquer cette disposition, a recours non seulement aux exhortations les plus pressantes mais encore aux paraboles les plus touchantes. Après avoir affirmé que qui demande reçoit, il ajoute : « Qui de vous, si son fils lui demande du pain, lui donnera une pierre ?... Si donc vous, tout méchants que vous êtes, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, combien plus votre Père qui est dans les cieux donnera-t-il ce qui est bon à ceux qui le prient ? » (Matth., VII, 7-11). Il y revient à la dernière Cène : « En vérité, en vérité, je vous le dis... tout ce que vous demanderez à mon Père en mon nom je le ferai, afin que le Père soit glorifié dans le Fils. Si vous me demandez quelque chose en mon nom, je vous le ferai » (Joan., XIV, 13-14)... « En ce jour-là, vous demanderez en mon nom, et je ne vous dis point que je prierai le Père pour vous. Car le Père lui-même vous aime, parce que vous m'avez aimé » (Joan., XVI, 26-27). Ce serait donc se défier de Dieu et de ses promesses, ce serait mésestimer les mérites infinis de Jésus et sa toute puissante médiation que de ne pas avoir une absolue confiance en la prière.
653. b) Sans doute le Bon Dieu semble parfois faire la sourde oreille à nos prières, parce qu'il veut que notre confiance soit persévérante, afin que nous sentions mieux la profondeur de notre misère et le prix de la grâce ; mais il nous montre, par l'exemple de la Chananéenne (Matth., XV, 24-28), que, même lorsqu'il semble nous rebuter, il aime à se laisser faire une douce violence. Une femme de Chanaan vient supplier Jésus de guérir sa fille tourmentée par le démon. Le Maître ne lui répond pas ; elle s'adresse alors aux disciples, et les importune de ses cris, si bien que ceux-ci le prient d'intervenir. Il répond que sa mission ne s'étend qu'aux fils d'Israël. Sans se décourager, la pauvre femme se prosterne à ses pieds, en disant : « Seigneur, secourez-moi ». Jésus réplique, avec une apparente dureté, qu'il n'est pas bien de prendre le pain des enfants pour le jeter aux petits chiens. - Il est vrai, Seigneur, dit-elle, mais les petits chiens mangent au moins les miettes qui tombent de la table de leur maître. Vaincu par une confiance si constante et si humble, Jésus accorde enfin la faveur demandée, et guérit à l'heure même sa fille. Pouvait-il mieux nous faire comprendre que, si, malgré nos insuccès, nous persévérons dans une humble confiance, nous sommes sûrs d'être exaucés ?
654. 3° Mais à cette confiance persévérante il faut joindre l'attention, ou du moins un effort sérieux pour penser à ce que nous disons à Dieu. Les distractions involontaires, quand nous essayons de les repousser et d'en diminuer le nombre, ne sont pas un obstacle à la prière, parce que notre âme, en vertu même des efforts que nous faisons, demeure orientée vers Dieu. Mais les distractions volontaires, que nous acceptons de propos délibéré, ou que nous ne repoussons que mollement, ou dont nous ne voulons pas supprimer les causes, sont, dans les prières de précepte, des fautes vénielles, et, dans les autres, des négligences, des manques de respect envers Dieu, qui ne le prédisposent guère à nous exaucer. La prière est une audience que notre Créateur veut bien nous accorder, une conversation avec notre Père du ciel, où nous le supplions de vouloir bien écouter nos paroles, et faire attention à nos requêtes : « Verba mea auribus percipe, Domine... intende voci orationis meæ » (Ps. V, 2-3) ; et, au moment même où nous lui demandons de nous écouter et de nous parler, nous ne ferions pas un effort sérieux pour comprendre ce que nous disons et pour être attentifs aux suggestions divines ! Ne serait-ce pas là une inconséquence en même temps qu'un manque de religion ? Ne mériterions-nous pas le reproche que Notre Seigneur adressait aux Pharisiens : « Ce peuple m'honore du bout des lèvres, mais son cur est loin de moi : Populus hic labiis me honorat, cor autem eorum longe est a me » (Matth., XV, 8).
655. Il faut donc faire des efforts sérieux pour repousser promptement et énergiquement les distractions qui se présentent à nous, savoir nous en humilier, et en profiter pour renouveler notre union avec Jésus et prier avec lui ; il faut aussi diminuer le nombre de nos distractions, en combattant vigoureusement contre leurs causes, la dissipation habituelle de l'esprit, l'habitude de la rêverie, les préoccupations, et attaches qui captivent lesprit et le cur, et s'accoutumer peu à peu au souvenir fréquemment renouvelé de la présence de Dieu par l'offrande de ses actions et de pieuses oraisons jaculatoires. Quand nous avons pris ces moyens, il n'y a pas lieu de s'inquiéter des distractions involontaires qui traversent notre esprit ou troublent notre imagination : ce sont des épreuves, non des fautes, et, quand nous savons en profiter, elles augmentent nos mérites et la valeur de nos prières.
656. Lattention que nous pouvons apporter à nos prières, est triple : 1) quand nous nous appliquons à bien prononcer les paroles, l'attention est verbale et suppose déjà un certain effort pour penser à ce qu'on dit ; 2) si on s'applique de préférence à bien comprendre le sens des paroles, l'attention s'appelle littérale ou intellectuelle ; 3) si, laissant de côté le sens littéral, l'âme s'élève vers Dieu pour l'adorer, le bénir, s'unir à lui, ou pour entrer dans l'esprit du mystère qu'on honore, ou pour demander à Dieu tout ce que l'Eglise, tout ce que Jésus lui demande, l'attention est spirituelle ou mystique. Cette dernière ne convient guère aux débutants, mais plutôt aux âmes avancées. Ce qu'il faut donc recommander à ceux qui commencent à goûter la prière c'est l'un ou l'autre des deux premiers genres d'attention, selon le caractère de chacun, ses attraits, et les circonstances où il se trouve.
ART. II. DES EXERCICES DE PIÉTÉ DES COMMENÇANTS
657. La prière étant un des grands moyens de salut, le directeur initiera peu à peu les débutants à la pratique de ces exercices spirituels qui forment la trame d'une vie sérieusement chrétienne, en tenant compte de leur âge, de leur vocation, de leurs devoirs d'état, de leur caractère, de leurs attraits surnaturels et de leurs progrès.
658. 1° Le but à poursuivre, cest darriver progressivement à former les âmes à lhabitude, ou pratique habituelle de la prière, de telle sorte que leur vie soit, dans une certaine mesure, une vie de prière (n°522). Mais il est évident quil faut un temps notable et des efforts prolongés pour se rapprocher de cet idéal qui nest pas à la portée des commençants, mais que le directeur doit connaître pour mieux guider ses pénitents.
659. 2° Les principaux exercices qui servent à transformer notre vie en une prière habituelle, sont, outre les prières du matin et du soir, que ne manquent pas de faire les bons chrétiens :
A) La méditation du matin, sur laquelle nous allons bientôt revenir, et la sainte messe, avec la sainte communion qui nous montrent l'idéal à poursuivre et nous aident à le réaliser (n° 524). Mais il est des personnes qui, à cause de leurs devoirs d'état, ne peuvent assister à la messe chaque jour ; elles y suppléeront par une communion spirituelle qui pourra se faire à la fin de la méditation, ou même en vaquant à des occupations manuelles. En tout cas, il faudra leur apprendre à bien profiter de la messe et de la communion, quand elles pourront y assister, en adaptant à leur capacité ce que nous avons dit (n° 271-289), et surtout à suivre avec intelligence les offices liturgiques des dimanches et des fêtes : la sainte liturgie bien comprise est une des meilleures écoles de perfection.
660. B) Dans le courant de la journée, il faudra conseiller, outre l'offrande fréquemment renouvelée des actions principales, quelques oraisons jaculatoires, quelques bonnes lectures en rapport avec leur état d'âme, sur les vérités fondamentales, la fin de l'homme, le péché, la mortification, la confession et les examens de conscience, en y ajoutant quelques biographies de saints, célèbres par la pratique de la vertu de pénitence : ce sera une lumière pour l'intelligence, un stimulant pour la volonté et un excellent moyen de faciliter la méditation. La récitation de quelques dizaines de chapelet, en méditant sur les mystères du Rosaire, augmentera la dévotion à la Ste Vierge et l'habitude de s'unir à Notre Seigneur. La visite au S. Sacrement, dont la durée variera avec les occupations, ranimera l'esprit de piété : on pourra se servir avec profit de l'Imitation, surtout du quatrième livre, et des Visites au S. Sacrement de S. Alphonse de Liguori.
661. C) Le soir, un bon examen de conscience, complété par l'examen particulier, aidera les débutants à constater leurs défaillances, à prévoir les remèdes, à remettre la volonté dans la ferme résolution de mieux faire, et les empêchera ainsi de tomber dans le relâchement ou la tiédeur. Ici encore il sera nécessaire de se rappeler ce que nous avons dit sur les examens, n° 460-476, et sur la confession, n° 262-269, en se souvenant que les commençants doivent sexaminer principalement sur les fautes vénielles de propos délibéré, cette vigilance étant le meilleur moyen d'éviter ou de réparer immédiatement les fautes mortelles qui pourraient leur échapper dans un moment de surprise.
662. 3° Conseils au directeur. A) Le directeur veillera à ce que ses pénitents ne se chargent point d'exercices de piété trop nombreux, qui nuiraient à l'accomplissement de leurs devoirs d'état, ou qui seraient un obstacle à la vraie dévotion. Mieux vaut assurément réciter moins de prières et y mettre plus d'attention et de piété. C'est ce que nous dit N. Seigneur lui-même : « Dans vos prières, ne multipliez pas les paroles, comme font les païens qui s'imaginent être exaucés à force de paroles. Ne leur ressemblez pas, car votre Père sait de quoi vous avez besoin, avant que vous ne le lui demandiez » (Matth., VI, 7-8). Et c'est alors qu'il leur enseigne cette courte et substantielle prière du Pater, qui contient tout ce que nous pouvons demander, n° 515-516. Or il y a des commençants qui s'imaginent volontiers que plus ils font de prières vocales et plus ils sont pieux ; leur rappeler la parole du Maître, et leur montrer qu'une prière attentive de dix minutes vaut mieux que celle qui en dure vingt, quand elle est parsemée de distractions plus ou moins volontaires, sera leur rendre un grand service. Et pour les aider à fixer leur attention, on leur rappellera que quelques secondes employées à se mettre sous le regard de Dieu et à s'unir à Notre Seigneur, assureront singulièrement l'efficacité de la prière.
663. B) Quand les mêmes prières sont souvent répétées, il est utile, pour éviter la routine, d'enseigner une méthode simple et facile pour fixer plus parfaitement l'attention. Ainsi en est-il, par exemple, pour le Rosaire ; si on a soin de méditer sur les mystères, avec la double intention d'honorer la Ste Vierge et d'attirer en nous la vertu spéciale qui correspond au mystère, on en profite beaucoup mieux ; la récitation devient alors une petite méditation. Mais alors il ne sera pas inutile de faire remarquer qu'on ne peut à la fois, généralement du moins, faire attention au sens littéral de l'Ave Maria et à l'esprit du mystère, et qu'il suffit d'avoir en vue l'un ou l'autre.
ART. III. DE LA MÉDITATION
Nous exposerons : 1° Les notions générales sur la méditation ; 2° ses avantages et sa nécessité ; 3° les caractères distinctifs de la méditation des commençants ; 4° les méthodes principales.
§ I. Notions générales
664. 1° Notion et éléments constitutifs. Nous avons dit, n° 510, qu'il y a deux sortes de prière : la prière vocale, qui s'exprime par des paroles ou des gestes, et la prière mentale, qui se fait dans l'intérieur de l'âme. Celle-ci se définit : une élévation et une application de notre âme à Dieu, pour lui rendre nos devoirs et en devenir meilleurs pour sa gloire.
Elle comprend cinq éléments principaux : 1) les devoirs de religion qu'on rend à Dieu, ou à Notre Seigneur Jésus Christ ou aux Saints ; 2) des considérations sur Dieu et nos rapports avec lui, pour nourrir et fortifier nos convictions sur les vertus chrétiennes ; 3) des retours sur soi-même pour constater où nous en sommes dans la pratique des vertus ; 4) des prières proprement dites pour demander la grâce nécessaire pour mieux pratiquer telle ou telle vertu ; 5) des résolutions pour mieux faire à l'avenir. Il n'est pas nécessaire que ces actes se suivent dans l'ordre que nous venons d'indiquer, ni que tous ces actes se rencontrent dans la même oraison ; mais, pour que la prière mérite le nom de méditation, il faut qu'elle se prolonge un certain temps, et se distingue ainsi des oraisons jaculatoires.
Quand les âmes avancent en perfection, et ont acquis des convictions qu'il leur suffit de renouveler rapidement, leur oraison se simplifie et consiste parfois en un simple regard affectueux, comme nous l'expliquerons plus tard.
665. 2° Origine. Il faut bien distinguer entre l'oraison elle-même et les méthodes d'oraison.
A) La méditation, sous une forme ou sous une autre, a existé de tout temps : les livres des prophètes, les Psaumes, les livres Sapientiaux sont remplis de méditations qui alimentaient la piété des Israélites ; et Notre Seigneur, en insistant sur le culte en esprit et en vérité, en passant des nuits en prières, en faisant une longue oraison au jardin des Oliviers et sur le Calvaire, préparait la voie à ces âmes intérieures qui devaient, à travers les âges, se retirer dans la cellule de leur cur pour y prier Dieu en secret. Les livres de Cassien et de S. Jean Climaque, sans parler des ouvrages des Pères, traitent explicitement de la méditation ou de l'oraison, et même des formes les plus élevées, comme la contemplation. On peut dire que le traité de S. Bernard De Consideratione est au fond un traité sur la nécessité de la réflexion et de la méditation. L'Ecole de S. Victor insiste beaucoup sur la pratique de la méditation pour arriver à la contemplation. On sait combien S. Thomas recommande la méditation comme un moyen de croître dans l'amour de Dieu et de se donner à lui.
666. B) Quant à la méditation ou oraison méthodique, elle date du quinzième siècle ; on la trouve exposée dans le Rosetum de Jean Mauburnus et dans les auteurs bénédictins de la même époque. S. Ignace, dans ses Exercices spirituels, donne plusieurs méthodes de méditation très précises et très variées ; Ste Thérèse décrit mieux que personne les divers genres d'oraison ; et ses disciples tracent les règles d'une oraison méthodique ; S. François de Sales ne manque pas de tracer une méthode d'oraison à sa Philothée, et l'Ecole française du XVIIe siècle aura bientôt la sienne, que M. Olier et M. Tronson perfectionneront, et qui aujourd'hui s'appelle la méthode de S. Sulpice.
667. Différence entre la méditation et l'oraison. Les mots de méditation et d'oraison se prennent souvent l'un pour l'autre ; quand on les distingue, le premier nom est réservé à cette forme de prière mentale où domine la considération ou le raisonnement, et qui, pour cette raison, s'appelle méditation discursive ; la seconde appellation s'applique surtout à ces formes de prière mentale où dominent les pieuses affections ou les actes de volonté. Mais la méditation discursive elle-même contient déjà des affections et l'oraison affective est généralement précédée ou accompagnée de quelques considérations, sauf quand l'âme est saisie par la lumière de la contemplation.
668. Le genre d'oraison qui convient généralement aux débutants est celui de la méditation discursive, qui leur est nécessaire pour acquérir ou fortifier leurs convictions. Toutefois il est des âmes affectives qui, presque dès le début, font une large part aux affections ; et tous doivent être avertis que la meilleure partie de l'oraison consiste dans les actes de volonté.
§ II. Avantages et nécessité de loraison
I. Avantages
669. La méditation telle que nous l'avons décrite, est très utile au salut et à la perfection.
1° Elle nous détache du péché et de ses causes. Si nous péchons en effet, c'est par irréflexion et faiblesse de volonté. Or la méditation corrige ce double défaut.
a) Elle nous éclaire en effet sur la malice du péché et ses redoutables effets, en nous les montrant à la lumière de Dieu, de l'éternité et de ce qu'a fait Jésus pour expier le péché. « C'est elle, nous dit le P. Crasset, qui nous conduit (par la pensée) dans ces sacrés déserts, où l'on trouve Dieu seul, dans la paix, dans le repos, dans le silence et dans le recueillement. Cest elle qui nous mène spirituellement en enfer pour y voir notre place ; au cimetière pour y voir notre demeure ; au ciel, pour y voir notre trône, à la vallée de Josaphat, pour y voir notre juge ; en Bethléem, pour y voir notre Sauveur ; au Thabor, pour y voir notre amour ; au Calvaire, pour y voir notre exemple » (Instructions sur l'oraison, Méthode d'oraison, ch. I., p. 253-254). Elle nous détache aussi du monde et de ses faux plaisirs : elle nous rappelle la fragilité des biens temporels, les soucis qu'ils nous apportent, le vide et le dégoût qu'ils laissent dans l'âme ; elle nous prémunit contre la perfidie et la corruption du monde, et nous fait comprendre que Dieu seul peut faire notre bonheur. Elle nous détache surtout de nous-mêmes, de notre orgueil, de notre sensualité, en nous mettant en face de Dieu, qui est la plénitude de lêtre, et de notre néant, et en nous montrant que les plaisirs sensuels nous abaissent au-dessous de la brute, tandis que les joies divines nous ennoblissent et nous élèvent jusqu'à Dieu.
b) Elle fortifie notre volonté non seulement en nous donnant des convictions, comme nous venons de le dire, mais en guérissant peu à peu notre inertie, notre lâcheté et notre inconstance : seule en effet la grâce de Dieu, aidée de notre coopération, peut guérir ces faiblesses. Or l'oraison nous fait solliciter cette grâce avec d'autant plus d'ardeur que par la réflexion nous avons mieux senti notre impuissance ; et les actes de regret, de contrition et de ferme propos que nous formons pendant l'oraison, avec les résolutions que nous y prenons, sont déjà une coopération active à la grâce.
670. 2° Elle nous fait aussi pratiquer toutes les grandes vertus chrétiennes : 1) elle éclaire notre foi, en nous remettant sous les yeux les vérités éternelles, soutient notre espérance en nous donnant accès auprès de Dieu pour obtenir son secours, stimule notre charité, en nous manifestant la beauté et la bonté de Dieu ; 2) elle nous rend prudents par les considérations qu'elle nous suggère avant d'agir, justes en conformant notre volonté à celle de Dieu, forts en nous faisant participer à la puissance divine, tempérants en calmant lardeur de nos désirs et de nos passions. Il n'est donc pas de vertu chrétienne que nous ne puissions acquérir avec l'oraison quotidienne : par elle nous adhérons à la vérité, et la vérité, en nous délivrant de nos vices, nous fait pratiquer la vertu : « cognoscetis veritatem, et veritas liberabit vos » (Joan., VIII, 32).
671. 3° Ainsi elle prépare notre union et même notre transformation en Dieu. C'est en effet une conversation avec Dieu, qui devient chaque jour plus intime, plus affectueuse et plus prolongée : car elle se continue, au milieu même de l'action tout le long du jour, n° 522. Or, à force de fréquenter l'auteur de toutes les perfections, on s'en imbibe, on s'en pénètre, comme l'éponge se remplit du liquide dans lequel elle est plongée, comme le fer placé dans la fournaise s'embrase, s'assouplit et prend les qualités du feu.
II. De la nécessité de l'oraison
672. 1° Pour les simples chrétiens. A) La méditation méthodique est un moyen de sanctification très efficace, mais n'est pas cependant nécessaire au salut pour lensemble des chrétiens. Ce qui est nécessaire, c'est de prier pour rendre ses devoirs à Dieu et en recevoir des grâces : ce qui ne peut se faire évidemment sans une certaine attention de l'esprit et un désir du cur. Sans doute il faut ajouter à la prière des réflexions sur les grandes vérités et les principaux devoirs chrétiens, et les accompagner de retours sur soi-même ; mais tout ceci peut se faire sans méditation méthodique, en écoutant les instructions paroissiales, en faisant de bonnes lectures, et en examinant sa conscience.
673. B) Elle est cependant très utile et salutaire à tous ceux qui veulent progresser et sauver leur âme, aux débutants comme aux âmes plus avancées ; on peut même dire que c'est le moyen le plus efficace dassurer son salut, n° 669. C'est l'enseignement de S. Alphonse ; et il en donne cette raison : avec les autres exercices de piété, comme le rosaire, le petit office de la Ste Vierge, le jeûne, on peut malheureusement continuer de vivre dans le péché mortel ; mais avec l'oraison on ne peut demeurer longtemps dans le péché grave : ou l'on abandonnera l'oraison ou on renoncera au péché. Comment en effet se présenter chaque jour devant Dieu, auteur de toute sainteté, avec la conscience nette qu'on est en état de péché mortel, sans prendre, avec le secours de la grâce, la ferme résolution de détester son péché et d'aller se jeter aux pieds d'un confesseur pour obtenir le pardon dont on voit l'absolue nécessité ? Si au contraire on n'a pas un moment fixe et une méthode déterminée pour réfléchir sur les grandes vérités, on se laisse entraîner par la dissipation, les exemples du monde, et on glisse insensiblement dans le péché.
674. 2° Nécessité morale de l'oraison pour les prêtres du ministère. Nous ne parlons pas ici des prêtres qui, étant religieux, et récitant l'office divin lentement et pieusement, peuvent trouver dans cette récitation et dans les lectures et prières qu'ils font un équivalent à l'oraison. Toutefois nous remarquons que, même dans les Ordres où l'on psalmodie l'office, la règle prescrit au moins une demi-heure d'oraison, précisément parce qu'on est persuadé que la prière mentale est l'âme des prières vocales et en assure la fervente récitation. Nous ajoutons que les Congrégations fondées depuis le XVIe siècle insistent plus encore sur l'oraison, et que le Code de Droit Canon prescrit aux Supérieurs de veiller à ce que tous les religieux, non légitimement empêchés, consacrent chaque jour un certain temps à l'oraison mentale (Can. 595).
Mais nous parlons des prêtres du ministère, absorbés dans les travaux apostoliques, et nous disons que la pratique habituelle de l'oraison, à une heure réglée, est moralement nécessaire à leur persévérance et à leur sanctification. Ils ont en effet des devoirs nombreux et importants à remplir sous peine de faute grave, et par ailleurs ils sont parfois soumis à des tentations obsédantes au milieu même de l'exercice de leur ministère.
675. A) Or, pour résister à ces tentations et accomplir fidèlement et surnaturellement tous leurs devoirs, il faut qu'ils aient des convictions profondes et des grâces de choix qui soutiennent leur volonté chancelante ; et de l'aveu de tous, c'est dans l'oraison quotidienne que l'on acquiert les unes et les autres.
Et qu'on ne dise pas qu'eux aussi peuvent trouver dans la sainte messe et l'office divin des équivalents à l'oraison. Assurément la messe et le bréviaire dits avec attention et dévotion sont des moyens efficaces de persévérance et de progrès. Mais l'expérience montre qu'un prêtre, absorbé dans les travaux du ministère, ne s'acquitte bien de ces deux devoirs si importants qu'à la condition de puiser dans l'oraison habituelle l'esprit de recueillement et de prière. S'il néglige ce saint exercice, comment trouvera-t-il au milieu des occupations et des tracas qui l'assiègent, le temps de se recueillir sérieusement et de se retremper dans l'esprit surnaturel ? Et s'il ne le fait pas, il est bientôt envahi par des distractions nombreuses, même au milieu des occupations les plus saintes, ses convictions s'affaiblissent, son énergie diminue, ses négligences et ses défaillances augmentent, la tiédeur survient ; et quand la tentation se présente, grave, persistante, obsédante, il n'a plus présentes à lesprit les fortes convictions nécessaires pour repousser l'ennemi, et il est exposé à succomber. « Si je fais oraison, dit Dom Chautard, je suis comme revêtu d'une armure d'acier, et invulnérable aux flèches ennemies. Sans l'oraison, elles m'atteindront sûrement... Oraison ou très grand risque de damnation pour le prêtre en contact avec le monde, déclarait sans hésiter le pieux, docte et prudent P. Desurmont, l'un des plus expérimentés prédicateurs de retraites ecclésiastiques. Pour l'apôtre, pas de milieu entre la sainteté sinon acquise, du moins désirée et poursuivie (surtout par l'oraison quotidienne), et la perversion progressive, dit à son tour le Card. Lavigerie » .
676. B). Il ne lui suffit pas d'ailleurs d'éviter le péché ; pour accomplir ses devoirs de religieux de Dieu et de sauveur d'âmes, il faut qu'il soit habituellement uni à Jésus le Souverain Prêtre, qui seul glorifie Dieu et sauve les âmes. Or comment s'unira-t-il à lui, au milieu des occupations et préoccupations du ministère, s'il n'a pas un temps réglé et suffisamment prolongé pour se retremper dans cette union, pour penser longuement et affectueusement à ce divin Modèle, et par la prière attirer en lui son esprit, ses dispositions, sa grâce ? Par cette union ses énergies sont centuplées, sa confiance considérablement augmentée, et la fécondité de son ministère assurée : ce n'est pas lui qui parle, c'est Jésus qui parle par sa bouche, tanquam Deo exhortante per nos ; ce n'est pas lui qui agit, il n'est qu'un instrument entre les mains de Dieu ; et parce quil sefforce d'imiter les vertus de Notre Seigneur, son exemple entraîne les âmes encore plus que ses paroles. Qu'il cesse de faire oraison, il perdra l'habitude du recueillement et de la prière, et ne sera plus qu'un airain sonore et une cymbale retentissante.
677. Aussi le Pape Pie X, de sainte mémoire, a proclamé nettement la nécessité de l'oraison pour le prêtre (Exhortatio ad clerum catholicum, 4 août 1908) ; et le Code de Droit Canon prescrit aux Evêques de veiller à ce que les prêtres consacrent chaque jour quelque temps à l'oraison mentale « ut iidem quotidie orationi mentali per aliquod tempus incumbant » (can. 125, 2°) ; et que les élèves du Séminaire fassent de même : « ut alumni Seminarii singulis diebus... per aliquod tempus mentali orationi vacent » (can. 1367, 1°). N'est-ce pas là proclamer équivalemment la nécessité morale de l'oraison pour les ecclésiastiques ?
C'est donc manquer de psychologie que de conseiller aux prêtres, absorbés dans la vie paroissiale, de laisser de côté la méditation pour dire plus pieusement la messe et le bréviaire. L'expérience montre que, quand on ne fait plus oraison, la récitation pieuse de l'office divin est presque impossible et on le dit quand on le peut et comme on le peut, avec de nombreuses interruptions, l'esprit tout occupé de ce qu'on a entendu ou de ce qu'on va dire. En réalité c'est l'oraison du matin qui assure la pieuse célébration de la messe et qui permet de se recueillir avant de commencer le bréviaire.
678. Ce que nous disons des prêtres, ne peut-on pas le dire aussi, dans une certaine mesure, de ces généreux laïques qui consacrent une partie de leur temps à l'apostolat ? S'ils veulent que cet apostolat soit fécond, il faut qu'il soit vivifié par l'esprit intérieur et l'oraison. Qu'on ne dise pas que le temps donné à cet exercice est retranché aux uvres de zèle. Ce serait friser l'erreur pélagienne, en s'imaginant que l'action est plus nécessaire que la grâce et la prière, tandis qu'en réalité l'apostolat est d'autant plus fécond qu'il est inspiré par une vie intérieure plus profonde, alimentée elle-même par l'oraison.
§ III. Caractères généraux de la méditation des commençants
Nous avons déjà dit que la méditation des débutants est surtout discursive, et que le raisonnement y domine, tout en laissant une certaine place aux affections de la volonté. Il nous reste à exposer : 1° sur quels sujets ils méditent ordinairement ; 2° quelles difficultés ils rencontrent.
I. Sur quels sujets méditent les commençants
679. Ils doivent méditer, d'une façon générale, sur tout ce qui peut leur inspirer une horreur croissante du péché, sur les causes de leurs fautes, sur la mortification qui y porte remède, sur leurs principaux devoirs d'état, sur le bon usage et l'abus de la grâce, sur Jésus modèle des pénitents.
680. 1° Afin de concevoir une horreur croissante pour le péché, ils méditeront : a) sur la fin de l'homme et du chrétien, par conséquent sur la création et l'élévation de l'homme à l'état surnaturel, la chute et la rédemption (n° 59-87) ; sur les droits de Dieu, créateur, sanctificateur et rédempteur ; sur certains attributs divins qui peuvent les éloigner du péché, comme son immensité qui le rend présent à toute créature et surtout à l'âme en état de grâce, sa sainteté qui l'oblige à haïr le péché ; sa justice qui le châtie ; sa miséricorde qui l'incline à pardonner. Toutes ces vérités en effet tendent à nous faire fuir le péché, le seul obstacle à notre fin, l'ennemi de Dieu, le destructeur de la vie surnaturelle que Dieu nous a donnée comme la grande marque de son amour, et que le Rédempteur nous a restituée au prix de son sang.
b) Sur le péché lui-même : son origine, son châtiment, sa malice, ses redoutables effets, n° 711-735 ; sur les causes qui nous portent au péché, la concupiscence, le monde et le démon, n° 193-227.
c) Sur les moyens d'expier et de prévenir le péché, la pénitence, n° 705, et la mortification de nos diverses facultés, de nos tendances vicieuses, et surtout des sept péchés capitaux, en tirant cette conclusion pratique qu'on n'est pas en sûreté, tant quon n'a pas extirpé ou du moins maîtrisé toutes ces inclinations vicieuses : nous traiterons bientôt de toutes ces questions.
681. 2° Il faut aussi méditer successivement sur tous les devoirs positifs du chrétien : 1) devoirs généraux de religion envers Dieu, de charité à l'égard du prochain, de légitime défiance de soi-même, à cause de notre impuissance et de nos misères : ce qui frappera les débutants, ce sera surtout le côté extérieur de ces vertus, mais ce sera une préparation aux vertus plus solides qu'il pratiquera dans la voie illuminative ; 2) devoirs particuliers, en rapport avec l'âge, la condition, le sexe, l'état de vie : la pratique de ces devoirs est en effet la meilleure des pénitences.
682. 3° Comme le rôle de la grâce est capital dans la vie chrétienne, il sera nécessaire d'initier peu à peu les commençants à ce qu'il y a de fondamental dans la vie chrétienne, en transposant pour eux ce que nous avons dit de l'habitation du Saint Esprit dans notre âme, de notre incorporation au Christ, de la grâce habituelle, des vertus et des dons. Sans doute, ils ne saisiront d'abord que les premiers éléments de ces grandes vérités, mais le peu qu'ils en comprendront aura une très grande influence sur leur formation et leur progrès spirituel ; c'est quand on médite sur ce que Dieu a fait et ne cesse de faire pour nous qu'on se sent porté à être plus généreux à son service. N'oublions pas que saint Paul et saint Jean prêchaient, ces vérités aux païens convertis, qui eux aussi ne faisaient que débuter dans la vie spirituelle.
683. 4° C'est alors qu'on pourra plus facilement leur proposer Jésus comme modèle des vrais pénitents : Jésus se condamnant à la pauvreté, à l'obéissance, au travail pour nous donner l'exemple de ces vertus ; Jésus, faisant pénitence pour nous dans le désert, au jardin des Oliviers, dans sa douloureuse passion ; Jésus mourant pour nous sur la croix. Cette série de méditations, que l'Eglise nous présente chaque année dans sa liturgie, aura l'avantage de faire pratiquer la pénitence en union avec Jésus-Christ avec plus de générosité et d'amour, et par là même avec plus d'efficacité.
III. Des difficultés que rencontrent les débutants
Les difficultés spéciales que les commençants trouvent dans la méditation viennent de leur inexpérience, de leur manque de générosité et surtout des nombreuses distractions auxquelles ils sont sujets.
684. A) A cause de leur inexpérience, ils sont exposés à transformer leur méditation en une sorte de thèse philosophique ou théologique, ou en une sorte de sermon qu'ils se font à eux-mêmes. Sans doute ce n'est pas là du temps perdu, puisque malgré tout cette façon de méditer les fait penser aux grandes vérités et affermit leurs convictions. Toutefois ils en retireraient plus de profit, s'ils procédaient d'une façon plus pratique et plus surnaturelle.
C'est ce que leur enseignera un bon directeur. Il leur fera remarquer : a) que ces considérations, pour être pratiques, doivent être plus personnelles, s'appliquer à eux-mêmes, être suivies d'un examen pour voir où ils en sont de la pratique de ces vérités, et ce qu'ils peuvent faire pour en vivre dans le courant de la journée ; b) que ce qu'il y a de plus important dans l'oraison, ce sont les actes de la volonté, actes d'adoration, de reconnaissance et d'amour à l'égard de Dieu, actes d'humiliation, de contrition et de bon propos par rapport à leurs péchés, actes de demande pour obtenir la grâce de se réformer, résolutions fermes et fréquemment renouvelées de mieux faire pendant toute la journée.
685. B) Leur manque de générosité les expose à se décourager quand ils ne sont plus soutenus par les consolations sensibles que Dieu leur avait gracieusement octroyées pour les attirer à lui au début; les difficultés, les premières sécheresses les rebutent, et, se croyant abandonnés par Dieu, ils se laissent aller au relâchement. Il faut donc leur montrer que ce que Dieu nous demande, c'est l'effort et non pas le succès, qu'il y a d'autant plus de mérite à prier qu'on persévère dans la prière, malgré les difficultés qu'on y éprouve, et que Dieu, se montrant si généreux à notre égard, c'est une lâcheté que de reculer devant l'effort. Ce langage sera tempéré par beaucoup de douceur dans la manière dont on rappellera ces vérités, par des encouragements très paternels.
686. C) Mais le plus grand obstacle vient des distractions : comme au début, l'imagination, la sensibilité, et les attaches sont loin d'être maîtrisées, les images profanés et parfois dangereuses, les pensées inutiles, et les divers mouvements du cur envahissent l'âme au moment de la méditation. Ici encore le rôle du directeur est capital.
a) Il rappellera tout d'abord la distinction entre les distractions volontaires et celles qui ne le sont pas, et invitera son dirigé à ne s'occuper que des premières, pour en diminuer le nombre. Pour y réussir : 1) il faut repousser promptement, énergiquement et constamment les distractions, dès qu'on en a conscience ; quand même elles seraient nombreuses ou dangereuses, elles ne sont coupables que si on s'y arrête volontairement ; faire effort pour les repousser est un acte très méritoire : si vingt fois elles reviennent à l'assaut et si vingt fois nous les repoussons, ce sera une excellente oraison, beaucoup plus méritoire que celle où, soutenus par la grâce de Dieu, nous en avons eu fort peu.
687. 2) Pour les mieux repousser, il importe d'avouer humblement son impuissance, de s'unir positivement à Notre Seigneur et d'offrir à Dieu ses adorations et ses prières. Au besoin on utilisera un livre pour mieux fixer son attention.
b) Ce n'est pas assez de repousser les distractions; pour en diminuer le nombre, il importe de s'attaquer à la cause. Or beaucoup de distractions viennent du manque de préparation ou de la dissipation habituelle. 1) On les invitera donc à mieux préparer leur oraison la veille au soir, à ne pas se contenter d'une simple lecture, mais à y ajouter un élément personnel en voyant comment le sujet est pratique pour eux en particulier, et en pensant au sujet avant de s'endormir, au lieu de se laisser aller à des rêveries inutiles ou malsaines. 2) Mais surtout on leur indiquera ces moyens de discipliner l'imagination et la mémoire, dont nous parlerons bientôt. Plus en effet l'âme avance dans la pratique du recueillement et du détachement habituel, et plus les distractions diminuent. C'est du reste ce que nous fera mieux comprendre létude des méthodes d'oraison.
§ IV. Des principales méthodes d'oraison
688. L'oraison étant un art difficile, les Saints se sont toujours plu à donner divers conseils sur les moyens d'y réussir : on en trouve d'excellents dans Cassien, S. Jean Climaque et les principaux écrivains spirituels. Toutefois ce n'est que vers le XVe siècle qu'ont été élaborées les méthodes proprement dites qui depuis lors ont guidé les âmes dans les voies de l'oraison.
Comme ces méthodes paraissent un peu complexes de prime abord, il est bon d'y préparer les commençants par ce qu'on peut appeler la lecture méditée. On leur conseille de lire quelque livre de piété, comme le premier livre de l'Imitation, le Combat spirituel, ou un livre de méditations courtes et substantielles ; et on leur suggère de se poser, après la lecture, les trois questions suivantes : 1° Suis-je bien convaincu que ce que je viens de lire est utile, nécessaire au bien de mon âme, et comment puis-je fortifier cette conviction ? 2° Ai-je bien pratiqué jusqu'ici ce point si important ? 3° Comment ferai-je pour le mieux pratiquer aujourd'hui ? Si on y ajoute une prière ardente pour bien pratiquer la résolution qu'on a prise, on aura tous les éléments essentiels d'une véritable oraison.
I. Points communs à toutes les méthodes
Dans les diverses méthodes, on retrouve un certain nombre de traits communs, qu'il importe de signaler, parce qu'ils sont évidemment les plus importants.
689. 1° Il y a toujours une préparation éloignée, une préparation prochaine et une préparation immédiate. a) La préparation éloignée n'est autre chose qu'un effort pour mettre sa vie habituelle en harmonie avec l'oraison. Elle comprend trois choses : 1) la mortification des sens et des passions ; 2) le recueillement habituel ; 3) l'humilité. Ce sont là en effet d'excellentes dispositions pour bien prier : au début, elles n'existent qu'imparfaitement, mais cela suffit pour qu'on puisse méditer avec quelque fruit ; plus tard elles se perfectionneront au fur et à mesure qu'on fera des progrès dans l'oraison.
b) La préparation prochaine comprend trois actes principaux : 1) lire ou écouter le sujet de méditation la veille au soir ; 2) y penser à son réveil et exciter dans son cur des sentiments qui y soient conformes ; 3) se mettre à la méditation avec ardeur, confiance et humilité, avec le désir de glorifier Dieu et de devenir meilleur. Ainsi l'âme se trouve toute disposée à converser avec Dieu.
c) La préparation immédiate, qui n'est au fond que le commencement de l'oraison, consiste à se mettre en la présence de Dieu, présent, partout et surtout en notre cur, à se reconnaître indigne et incapable de méditer, et à implorer le secours du Saint Esprit pour suppléer à notre insuffisance.
690. 2° Dans le corps de l'oraison, les diverses méthodes contiennent aussi, plus ou moins explicitement, les mêmes actes fondamentaux :
a) Des actes pour rendre à la divine majesté les devoirs de religion qui lui sont dus ;
b) des considérations pour se convaincre de la nécessité ou de la très grande utilité de la vertu qu'on veut acquérir, afin de prier avec plus de ferveur pour obtenir la grâce de la pratiquer et de déterminer la volonté à faire les efforts nécessaires pour coopérer à la grâce ;
c) des examens ou retours sur soi-même pour constater ses défaillances sur ce point ; et le chemin qui reste à parcourir ;
d) des prières ou demandes pour obtenir la grâce de progresser en cette vertu et de prendre les moyens nécessaires à cet effet ;
e) des résolutions, par lesquelles on se détermine à pratiquer, dès le jour même, la vertu sur laquelle on a médité.
691. 3° La conclusion, qui termine la méditation, embrasse à la fois : 1) une action de grâces pour les bienfaits reçus ; 2) une revue de la manière dont on a fait sa méditation, en vue de la perfectionner le jour suivant ; 3) une dernière prière pour demander la bénédiction de notre Père céleste ; 4) et le choix d'une pensée ou maxime frappante qui nous rappelle pendant la journée l'idée maîtresse de notre méditation, et qu'on appelle le bouquet spirituel.
Les différentes méthodes se ramènent aux deux types principaux qu'on appelle : méthode de S. Ignace et méthode de S. Sulpice.
II. La méthode de S. Ignace
692. Dans les Exercices spirituels, S. Ignace propose successivement plusieurs méthodes d'oraison, selon les sujets sur lesquels on médite et les résultats qu'on veut obtenir. La méthode qui généralement convient le mieux aux commençants est celle qui est dite des trois puissances, parce qu'on y exerce les trois principales facultés, la mémoire, l'entendement et la volonté. Elle se trouve exposée dans la première semaine, à propos de la méditation sur le péché.
693. 1° Commencement de la méditation. Elle débute par une oraison préparatoire, où l'on demande à Dieu que toutes nos intentions et actions soient dirigées uniquement au service et à la louange de sa Divine Majesté : excellente direction d'intention.
Viennent ensuite deux préludes : a) le premier, qui est la composition de lieu, a pour but de fixer l'imagination et l'esprit sur le sujet de la méditation, pour écarter plus facilement les distractions : 1) si l'objet est sensible, comme un mystère de Notre Seigneur, on se le représente aussi vivement que possible non pas comme un fait accompli depuis longtemps, mais comme si on était soi-même témoin des faits, comme si on y prenait part : ce qui est évidemment de nature à saisir davantage ; 2) si l'objet est invisible, comme le péché, « la composition de lieu sera de voir des yeux de l'imagination et de considérer mon âme emprisonnée dans ce corps mortel, et moi-même c'est-à-dire mon corps et mon âme, dans cette vallée de larmes, comme exilé parmi les animaux privés de raison » ; en d'autres termes, on considère le péché dans quelques-uns de ses effets, pour en concevoir déjà l'horreur.
b) Le second prélude consiste à demander à Dieu ce que je veux et ce que je désire, par exemple, la honte et la confusion de moi-même à la vue de mes péchés. Comme on le voit, le but pratique, la résolution s'affirme nettement dès le début : in omnibus respice finem.
694. 2° Le corps de la méditation consiste dans l'application des trois puissances de l'âme (la mémoire, l'entendement et la volonté) à chacun des points de l'oraison. On applique successivement chacune des puissance à chacun des points, à moins qu'un seul ne fournisse une matière suffisante pour toute la méditation. Mais il n'est pas nécessaire de faire dans chaque méditation tous les actes indiqués : il est bon de s'arrêter aux affections et sentiments suggérés par le sujet.
a) L'exercice de la mémoire se fait en se rappelant le premier point à méditer, non pas en détail, mais dans son ensemble ; ainsi, dit S. Ignace, « cet exercice de la mémoire sur le péché des anges consiste à se remettre dans la pensée comment ils furent créés dans l'état dinnocence ; comment ils refusèrent de se servir de leur liberté pour rendre à leur Créateur et Seigneur l'hommage et l'obéissance qui lui étaient dus ; comment l'orgueil venant à s'emparer de leur esprit, ils passèrent de l'état de grâce à un état de malice, et furent précipités du ciel en enfer ».
b) L'exercice de lentendement consiste à réfléchir plus en détail sur le même sujet. S. Ignace n'entre pas dans plus de développements ; mais le P. Roothaan y supplée, en expliquant que le devoir de lentendement est de faire des réflexions sur les vérités que la mémoire a proposées, de les appliquer à l'âme et à ses besoins, d'en tirer des conséquences pratiques, de peser les motifs de nos résolutions, de considérer comment jusqu'ici nous avons conformé notre conduite aux vérités que nous méditons, et comment nous devons le faire dans la suite.
c) La volonté a deux devoirs à remplir : s'exciter à de pieuses affections et former de bonnes résolutions. 1) Les affections doivent sans doute être répandues dans toute la méditation ; elles doivent du moins être très fréquentes, puisque ce sont elles qui font de la méditation une vraie prière ; mais c'est surtout vers la fin de la méditation qu'il faut les multiplier. On ne doit pas se mettre en peine de la manière de les exprimer : les façons les plus simples sont encore les meilleures. Lorsqu'un bon sentiment s'impose à nous, il est bon de le nourrir le plus longtemps possible jusqu'à ce que notre dévotion soit satisfaite. 2) Les résolutions seront pratiques, propres à perfectionner notre vie, et par là même particulières, appropriées à notre état présent, susceptibles d'être mise à exécution le jour même, fondées sur des motifs solides, humbles et par conséquent accompagnées de prières pour obtenir la grâce de les mettre en pratique.
695. 3° Vient enfin la conclusion, qui comprend trois choses : la récapitulation des diverses résolutions déjà prises ; de pieux colloques avec Dieu le Père, Notre Seigneur, la Ste Vierge ou quelque saint ; enfin la revue de la méditation ou l'examen sur la manière dont on a médité, pour constater ses imperfections et y remédier.
Pour mieux faire comprendre la méthode, nous donnons le tableau synoptique des préludes, du corps de l'oraison et de la conclusion.
I. Préludes :
1° Souvenir rapide de la vérité à méditer.
2° Construction du lieu par l'imagination.
3° Demander une grâce spéciale conforme au sujet.
II. Corps de la méditation, on exerce :
1° la mémoire : on se représente en gros le sujet à son esprit avec les principales circonstances.
2° lentendement : 1° ce que je dois considérer dans ce sujet.
Jexamine : 2° quelles conclusions pratiques je dois en tirer.
3° quels en sont les motifs ?
4° comment ai-je observé ce point ?
5° que dois-je faire pour le mieux observer ?
6° quels obstacles dois-je écarter ?
7° quels moyens employer ?
3° la volonté 1° par des affections produites dans tout le cours de la méditation, surtout à la fin.
2° par des résolutions prises à la fin de chaque point : pratiques personnelles, solides, humbles, confiantes.
III. Conclusion :
1° colloques avec Dieu, Jésus-Christ, la Ste Vierge, les Saints.
2° revue 1° comment ai-je fait la méditation ?
2° en quoi et pourquoi l'ai-je bien ou mal faite ?
3° quelles conclusions pratiques en ai-je tirées, quelles demandes faites, quelles résolutions prises, quelles lumières reçues ?
4° recueillir une pensée pour bouquet spirituel.
696. Utilité de cette méthode. Comme on le voit, cette méthode est très psychologique et très pratique. a) Elle saisit toutes les facultés, y compris l'imagination, les applique successivement au sujet de la méditation, et introduit ainsi un élément de variété qui permet de considérer la même vérité sous ses aspects divers, de la tourner et de la retourner dans notre esprit, pour nous en pénétrer, acquérir des convictions et surtout en tirer des conclusions pratiques pour le jour même.
b) Tout en insistant sur le rôle important de la volonté, qui se détermine à bon escient, après avoir longuement considéré les motifs, elle ne néglige pas le rôle de la grâce : on la demande avec instance dès le début, et on y revient dans les colloques.
c) Elle est tout particulièrement adaptée aux commençants ; car elle précise jusque dans les moindres détails ce qu'il faut faire depuis la préparation jusqu'à la conclusion, et sert de fil conducteur qui empêche nos facultés de s'égarer. Par ailleurs elle ne suppose pas une connaissance approfondie du dogme, mais seulement celle que le catéchisme nous en donne, et s'adapte ainsi aux simples fidèles.
d) Cependant elle convient aussi, quand on la simplifie, aux âmes plus avancées ; si on se contente en effet des grandes lignes tracées par S. Ignace, sans entrer dans tous les détails ajoutés par le P. Roothaan, on peut facilement la transformer en une oraison affective qui laissera une large part aux inspirations de la grâce. Le tout est de savoir s'en servir d'une façon intelligente, sous la sage conduite d'un directeur expérimenté.
e) On lui a parfois reproché de ne pas faire la place assez large à N. S. Jésus-Christ. Sans doute il n'en est question qu'incidemment dans la méthode des trois puissances ; mais il est d'autres méthodes enseignées par S. Ignace, en particulier la contemplation des mystères et l'application des sens ou Notre Seigneur devient l'objet principal de la méditation.
Or rien n'empêche les débutants d'utiliser l'une et l'autre. L'objection n'est donc pas fondée quand on suit les méthodes ignatiennes jusqu'au bout.
III. La méthode de S. Sulpice
697. A) Origine. Cette méthode, venue après plusieurs autres, s'en est inspirée pour le détail ; mais l'idée-mère et les grandes lignes viennent du Cardinal de Bérulle, du P. de Condren et de M. Olier ; les détails complémentaires de M. Tronson.
a) L'idée-mère, c'est l'union, l'adhérence au Verbe Incarné pour rendre à Dieu les actes de religion qui lui sont dus, et reproduire en soi les vertus de J.-C.
b) Les trois actes essentiels sont : 1) l'adoration, par laquelle nous considérons un attribut ou une perfection de Dieu, ou une vertu de N. S. Jésus-Christ comme le modèle de la vertu que nous devons pratiquer, et rendons ensuite nos devoirs de religion (adoration, admiration, louange, remerciement, amour, joie ou compassion) à l'un ou à l'autre, ou à Dieu par Jésus-Christ : en rendant ainsi nos hommages à l'auteur de la grâce, nous le disposons à nous écouter favorablement ; 2) la communion, par laquelle nous attirons en nous, grâce à la prière, la perfection ou la vertu que nous avons adorée et admirée en Dieu ou en Notre Seigneur ; 3) la coopération, où, sous linfluence de la grâce, nous nous déterminons à pratiquer cette vertu, en prenant au moins une résolution que nous nous efforçons de mettre à exécution pendant la journée.
Telles sont les grandes lignes qu'on retrouve dans Bérulle, Condren et Olier.
698. B) Les compléments de M. Tronson. Mais il est évident que ces grandes lignes qui suffisent aux âmes avancées, eussent été insuffisantes pour des débutants. On s'en aperçut vite au Séminaire de S. Sulpice, et, tout en conservant l'esprit, et les éléments essentiels de la méthode primitive, M. Tronson ajouta au deuxième point (communion) les considérations et les retours sur soi-même si indispensables à ceux qui commencent ; quand on est convaincu de l'importance et de la nécessité d'une vertu, et quand on voit clairement qu'elle nous manque, on la demande, avec beaucoup plus de ferveur, dhumilité et de constance. Il reste donc que, dans cette méthode, on insiste, même pour les débutants, sur la prière comme sur l'élément principal. C'est pour cela que le troisième point s'appelle coopération, afin de nous rappeler que nos résolutions sont l'effet de la grâce encore plus que de notre volonté, mais que par ailleurs la grâce ne fait rien en nous sans notre coopération, et que, tout le long du jour, nous devons collaborer avec Jésus-Christ en faisant des efforts pour reproduire la vertu sur laquelle nous avons médité.
699. C) Résumé de la méthode. Le tableau synoptique suivant donnera une idée suffisante de la méthode. Nous laissons de côté la préparation éloignée, qui est la même que celle que nous avons exposée, n° 689.
I. Préparation
Prochaine 1° La veille au soir, faire le choix du sujet d'oraison et déterminer d'une façon précise ce qu'il faudra considérer en N.-S., - les considérations et les demandes qu'il faudra faire, - les résolutions qu'il faudra prendre ;
2° Se tenir ensuite dans un grand recueillement et s'endormir en pensant au sujet d'oraison ;
3° Après son lever, prendre le premier moment libre pour vaquer à ce saint exercice.
Immédiate 1° Se mettre en la présence de Dieu qui est partout, et surtout en notre cur ;
2° S'humilier devant Dieu au souvenir de ses péchés. Contrition. Récitation du Confiteor ;
3° Se reconnaître incapable de prier comme il faut. Invocation au Saint-Esprit : récitation du Veni, Sancte Spiritus.
II. Corps de loraison
1er point : Adoration : Jésus devant les yeux
1° Considérer en Dieu, en N.-S. ou en quelque Saint le sujet que lon va méditer : les sentiments de son cur, ses paroles, ses actions ;
2° Lui rendre nos devoirs : adoration, admiration, louanges, actions de grâces, amour, joie ou compassion.
2e point : Communion : Jésus attiré dans le cur
1° Se convaincre de la nécessité ou utilité de la vertu considérée, par des motifs de foi, par raisonnement ou par simple analyse.
2° Faire réflexion sur soi avec des sentiments de contrition pour le passé, de confusion pour le présent, de désir pour lavenir ;
3° Demander à Dieu la vertu sur laquelle on médite (cest surtout par cette demande que nous entrons en participation des vertus de Notre-Seigneur). Demander aussi tous nos autres besoins, ceux de lEglise et des personnes pour lesquelles nous devons prier.
3e point : Coopération : Jésus dans les mains
1° Prendre une résolution particulière, présente, efficace, humble.
2° Renouveler la résolution de son examen particulier.
III. Conclusion
1° Remercier Dieu de nous avoir accordé tant de grâces dans loraison ;
2° Lui demander pardon de nos fautes et de nos négligences dans ce saint exercice ;
3° Le prier de bénir nos résolutions, la journée présente, notre vie, notre mort ;
4° Former un bouquet spirituel, cest à dire choisir une des pensées qui nous ont frappé davantage, pour nous en souvenir dans la journée et rappeler les résolutions ;
5° Confier le tout à la Très Sainte Vierge.
Sub tuum præsidium.
700. D) Caractéristiques de cette méthode. a) Elle s'appuie sur la doctrine de notre incorporation au Christ (n° 142-149) et sur l'obligation qui en résulte, de reproduire en nous ses dispositions intérieures et ses vertus. Pour y réussir, nous devons, selon l'expression de M. Olier, avoir Jésus devant les yeux pour l'admirer comme modèle et lui rendre nos devoirs (adoration), lavoir dans le cur, en attirant en nous ses dispositions et ses vertus par la prière (communion), l'avoir dans les mains, en collaborant avec lui à l'imitation de ses vertus (coopération). L'union intime avec Jésus est donc l'âme de cette méthode.
b) Elle fait passer le devoir de la religion (révérence et amour envers Dieu) avant celui de la demande ; Dieu premier servi ! Et le Dieu qu'elle nous propose, ce n'est pas le Dieu abstrait des philosophes, c'est le Dieu concret et vivant de l'Evangile ; c'est la Sainte Trinité vivant en nous.
c) En proclamant la nécessité de la grâce et de la volonté humaine dans notre sanctification, elle met l'accent sur la grâce, et par conséquent sur la prière, mais demande aussi l'effort énergique et constant de la volonté, des résolutions particulières, présentes, fréquemment renouvelées, sur lesquelles on s'examine le soir.
701. d) C'est une méthode affective appuyée sur des considérations : elle débute par des affections de religion au premier point ; si, au second, on y fait des considérations, c'est en vue de faire jaillir du cur des actes de foi aux Vérités surnaturelles qu'on médite, des actes d'espérance en la miséricorde divine, des actes d'amour à l'égard de son infinie bonté ; si, on fait un retour sur soi-même, il doit être accompagné de regret pour le passé, de confusion pour le présent, de ferme propos pour l'avenir ; et ces actes ont pour but de préparer une demande humble, confiante et persévérante. Pour prolonger cette demande, la méthode fournit divers motifs, longuement exposés, et suggère de prier en outre pour l'Eglise tout entière et certaines âmes en particulier. Les résolutions elles-mêmes doivent être accompagnées de défiance de soi-même, de confiance en Jésus-Christ, de prières pour les accomplir. Enfin la conclusion n'est qu'une série d'actes de reconnaissance, d'humilité, et de nouvelles prières.
C'est ainsi qu'on évite de donner une tournure trop philosophique aux raisonnements ou aux considérations, et qu'on prépare la voie à l'oraison affective ordinaire, et plus tard à l'oraison simplifiée : car on nous fait remarquer qu'il n'est pas nécessaire d'exprimer toujours et en cet ordre tous nos devoirs, mais qu'il est bon « de s'abandonner aux affections que Dieu donne et de répéter souvent celles où l'on trouve attrait du Saint Esprit ». Sans doute les commençants consacrent généralement plus de temps aux raisonnements qu'aux autres actes ; mais sans cesse la méthode leur rappelle que les affections sont préférables, et peu à peu ils arrivent à en faire un plus grand nombre.
e) Elle est tout particulièrement adaptée aux séminaristes et aux prêtres : elle leur rappelle sans cesse que le prêtre étant un autre Jésus-Christ par le caractère et les pouvoirs, doit l'être aussi par les dispositions et les vertus, et que toute leur perfection consiste à faire vivre et grandir Jésus en eux : « ita ut interiora ejus intima cordis nostri penetrent ».
702. Ces deux méthodes sont donc excellentes, chacune en son genre, et étant donné le but spécial qu'elles ont en vue ; et on peut dire la même chose de toutes les autres qui se rapprochent plus ou moins de ce double type . Il est opportun qu'il y en ait plusieurs, afin que chaque âme puisse choisir, selon l'avis de son directeur et ses attraits surnaturels, celle qui lui convient le mieux.
Ajoutons, avec le P. Poulain (Etudes, 20 mars 1898, p. 782, note 2), qu'il en est de ces méthodes comme des règles si nombreuses de la rhétorique et de la logique ; il est bon d'y rompre les commençants, mais, quand une fois on s'y est assujetti de manière à bien en posséder l'esprit et les éléments principaux, on ne suit plus la méthode que dans les grandes lignes, et l'âme, sans cesser d'être active, devient plus attentive aux mouvements du Saint Esprit.
Conclusion : Efficacité de la prière pour la purification de lâme
703. De ce que nous venons de dire il est facile de conclure combien la prière est utile, nécessaire à la purification de l'âme. a) Dans la prière-adoration, on rend à Dieu les devoirs qui lui sont dus, on admire, on loue, on bénit ses infinies perfections, sa sainteté, sa justice, sa bonté, sa miséricorde ; alors Dieu s'incline vers nous avec amour pour nous pardonner, nous faire concevoir une profonde horreur pour le péché qui l'offense, et nous prémunir ainsi contre de nouvelles fautes. b) Dans la prière-méditation, nous acquérons, sous l'influence de la lumière divine et de nos propres réflexions, des convictions profondes sur la malice du péché, ses redoutables effets en cette vie et en l'autre, sur les moyens de le réparer et de l'éviter : alors notre âme se remplit de sentiments de confusion, d'humiliation, de haine du péché, de bon propos pour l'éviter, d'amour de Dieu : par là même nos fautes passées sont expiées de plus en plus dans les larmes de la pénitence et dans le sang de Jésus ; notre volonté s'affermit contre les moindres capitulations, et embrasse avec générosité la pratique de la pénitence et du renoncement. c) La prière-demande, appuyée sur les mérites de Notre Seigneur, nous obtient des grâces abondantes d'humilité, de pénitence, de confiance et d'amour, qui achèvent la purification de notre âme, la fortifient contre les tentations de l'avenir, et l'affermissent, dans la vertu, surtout dans les vertus de pénitence et de mortification, qui complètent les heureux effets de la prière.
704. Avis aux directeurs. On ne saurait donc trop recommander la méditation à tous ceux qui veulent progresser, et le directeur doit leur en enseigner la pratique le plus tôt possible, se faire rendre compte des difficultés qu'ils y trouvent, les aider à les surmonter, leur montrer comment ils peuvent perfectionner leur méthode, et surtout comment ils peuvent s'en servir pour se corriger de leurs défauts, pratiquer les vertus contraires, et acquérir peu à peu l'esprit de prière, qui, avec la pénitence, transformera leur âme.
CHAPITRE II. De la pénitence
Après avoir indiqué brièvement la nécessité et la notion de la pénitence, nous exposerons : 1° les motifs qui doivent nous faire haïr et éviter le péché ; 2° les motifs et les moyens de le réparer.
Nécessité et notion.
Art. I. Haine du péché mortel et véniel.
Art. II. Réparation du péché : motifs et moyens.
NÉCESSITÉ ET NOTION DE LA PÉNITENCE
705. La pénitence est, après la prière, le moyen le plus efficace de purifier l'âme de ses fautes passées et même de la prémunir contre les fautes de l'avenir.
1° Aussi, quand Notre Seigneur veut commencer son ministère public, il fait prêcher par son précurseur la nécessité de la pénitence : « Faites pénitence, car le royaume des cieux est proche : pænitentiam agite, appropinquavit enim regnum cælorum » (Matth., III, 2). Il déclare que lui-même est venu pour appeler les pécheurs à la pénitence : « Non veni vocare justos, sed peccatores ad pænitentiam » (Luc, V, 32). Si nécessaire est cette vertu que si nous ne faisons pas pénitence nous périrons : « si pænitentiam non egeritis, omnes similiter peribitis » ( Luc, XIII, 5). Les Apôtres ont si bien compris cette doctrine que dès leur première prédication ils insistent sur la nécessité de la pénitence comme une condition préparatoire au baptême : " « Pænitentiam agite, et baptizetur unusquisque vestrum » (Act., II, 38).
La pénitence est en effet, pour le pécheur, un acte de justice ; ayant offensé Dieu et violé ses droits, il est obligé de réparer cet outrage. Or c'est par la pénitence qu'il le fait.
706. 2° La pénitence se définit : une vertu surnaturelle, se rattachant à la justice, qui incline le pêcheur à détester son péché parce qu'il est une offense commise contre Dieu, et à prendre la ferme résolution de l'éviter à l'avenir et de le réparer.
Elle comprend donc quatre actes principaux, dont il est facile de voir la genèse et l'enchaînement. 1) A la lumière de la raison et de la foi, nous voyons que le péché est un mal, le plus grand de tous les maux, à vrai dire le seul mal, et cela parce qu'il offense Dieu et nous prive des biens les plus précieux ; et ce mal nous le haïssons de toute notre âme. 2) Constatant par ailleurs que ce mal est en nous, puisque nous avons péché, et que, même lorsqu'il a été pardonné, il en reste en notre âme quelques traces, nous en concevons une vive douleur, douleur qui torture et broie notre âme, une sincère contrition, une profonde humiliation. 3) Pour éviter à l'avenir ce mal odieux, nous prenons la ferme résolution ou le bon propos de l'éviter, en fuyant avec soin les occasions qui pourraient nous y conduire, et en fortifiant notre volonté contre les attraits des plaisirs dangereux. 4) Enfin, comprenant que le péché est une injustice, nous nous déterminons à le réparer, à l'expier par des sentiments et des uvres de pénitence.
ART. 1. MOTIFS POUR HAÏR ET FUIR LE PÉCHÉ
Avant d'exposer ces motifs, disons ce qu'est le péché mortel et véniel.
707. Notion et espèces. Le péché est une transgression volontaire de la loi de Dieu. C'est donc une désobéissance à Dieu, et par là même une offense de Dieu, puisque nous préférons notre volonté à la sienne et violons ainsi les droits imprescriptibles qu'il a à notre soumission.
708. a) Péché mortel. Lorsque nous transgressons une loi importante, nécessaire à l'obtention de notre fin en matière grave, et cela avec pleine advertance et plein consentement, le péché est mortel, parce qu'il prive notre âme de la grâce habituelle qui constitue sa vie surnaturelle (n° 105). Voilà pourquoi ce péché est défini par S. Thomas : un acte par lequel nous nous détournons de Dieu, notre fin dernière, en nous attachant d'une façon libre et désordonnée à quelque bien créé. En perdant en effet la grâce habituelle, qui nous unissait à Dieu, nous nous détournons de lui.
709. b) Péché véniel. Lorsque la loi que nous violons n'est pas nécessaire à l'obtention de notre fin, ou lorsque nous la violons en matière légère, ou si la loi étant grave en elle-même, nous ne la transgressons pas avec pleine advertance ou plein consentement, le péché n'est que véniel, et ne nous prive pas de l'état de grâce. Nous demeurons unis à Dieu par le fond de notre âme, puisque nous voulons faire sa volonté en tout ce qui est nécessaire pour conserver son amitié et atteindre notre fin. C'est toutefois une transgression de la loi de Dieu, une offense infligée à sa majesté, comme nous le montrerons plus tard.
§ 1. Du péché mortel
710. Pour juger sainement du péché grave, il faut considérer : 1° ce que Dieu en pense ; 2° ce qu'il est en lui-même ; 3° ses funestes effets. Si, par la méditation, on approfondit ces considérations, on aura pour le péché une haine invincible.
I. Ce que Dieu pense du péché mortel
Pour en avoir quelque idée, voyons comment il le châtie et comment il le condamne dans nos Saints Livres.
711. 1° Comment il le châtie. A) Dans les anges rebelles : ils ne commettent qu'un seul péché, un péché intérieur, un péché d'orgueil ; et Dieu, leur créateur et leur père, Dieu qui les aimait non seulement comme l'uvre de ses mains, mais comme ses fils d'adoption, se voit obligé, pour châtier leur rébellion, de les précipiter en enfer, où, pendant toute l'éternité, ils seront séparés de Lui, et par là même privés de tout bonheur. Et cependant Dieu est juste, ne punissant jamais les coupables plus qu'ils ne le méritent; il est miséricordieux jusque dans ses châtiments, tempérant leur rigueur par sa bonté. Il faut donc que le péché soit quelque chose d'abominable pour être puni si rigoureusement.
712. B) Dans nos premiers parents : ils avaient été comblés de toutes sortes de biens, naturels, préternaturels et surnaturels, n° 52-66. Mais eux aussi commettent un péché de désobéissance et d'orgueil ; et voilà qu'aussitôt ils perdent, avec la vie de la grâce, les dons gratuits qui leur avaient été si libéralement octroyés, sont chassés du paradis terrestre, et transmettent à leur postérité ce péché d'origine, dont nous subissons encore les tristes suites (n° 69-75). Or Dieu aimait nos premiers parents comme ses enfants, leur permettait de vivre dans son intimité, et si le Dieu de justice et de miséricorde a dû les châtier si sévèrement, jusque dans leur postérité, c'est donc que le péché est un mal effroyable que nous ne pourrons jamais trop détester.
713. C) Dans la personne de son Fils. Pour ne pas laisser l'homme périr éternellement, et concilier à la fois les droits de la justice et de la miséricorde, le Père envoie son Fils sur terre, le constitue chef de la race humaine, et le charge d'expier et de réparer le péché à notre place. Or que lui demande-t-il pour cette rédemption ? Trente-trois années de souffrances et d'humiliations, couronnées par l'agonie physique et morale du jardin des Oliviers, du Sanhédrin, du prétoire, du Calvaire. Si l'on veut savoir ce qu'est le péché, qu'on suive pas à pas le divin Sauveur, de la crèche à la croix, dans sa vie cachée, pratiquant l'humilité, l'obéissance, la pauvreté, le travail ; dans sa vie apostolique, au milieu de ses labeurs, de ses insuccès, des tracasseries, des persécutions dont il est la victime ; dans sa vie souffrante, où il a enduré de telles tortures physiques et morales, de la part de ses amis et de ses ennemis, qu'il a été appelé avec raison l'homme de douleur ; et qu'on se dise en toute sincérité : voilà ce qu'ont mérité mes péchés, « vulneratus est propter iniquitates nostras, attritus est propter scelera nostra ». Alors on aura moins de peine à comprendre que le péché est le plus grand des maux.
714. 2° Comment Dieu condamne le péché. La Sainte Ecriture nous représente le péché comme ce qu'il y a de plus odieux et de plus criminel.
a) C'est une désobéissance à Dieu, une transgression de ses ordres, qui est sévèrement et justement punie, comme on le voit dans nos premiers parents (Gen., II, 17). Dans le peuple d'Israël, qui appartient spécialement à Dieu, cette désobéissance est considérée comme une révolte, une rébellion (Jerem., II, 4-8). b) C'est une ingratitude à l'égard du plus insigne des bienfaiteurs, une impiété envers le plus aimable des pères : « Filios enutrivi et exaltavi ; ipsi autem spreverunt me » ( Isa., I, 2). c) C'est un manque de fidélité, une sorte dadultère, puisque Dieu est l'époux de nos âmes et exige avec raison une inviolable fidélité : « Tu autem fornicata es cum amatoribus multis » (Jerem., III, 1). d) C'est une injustice, puisque nous violons ouvertement les droits de Dieu sur nous : « Omnis qui facit peccatum et iniquitatem facit, et peccatum est iniquitas » (I Joan., III, 4).
II. Ce qu'est le péché mortel en lui-même
Le péché mortel, c'est le mal et à vrai dire le seul mal qui existe, puisque tous les autres maux n'en sont que la suite ou le châtiment.
715. 1° Du côté de Dieu, c'est un crime de lèse majesté divine : il offense Dieu en effet dans tous ses attributs, mais surtout comme notre premier principe, notre dernière fin, notre Père et notre bienfaiteur.
A) Dieu, étant notre premier principe, notre Créateur, de qui nous tenons tout ce que nous sommes et tout ce que nous possédons, est par là même notre Souverain Maître, et nous lui devons une obéissance absolue. Or, par le péché mortel, nous lui désobéissons, lui faisant l'injure de préférer notre volonté à la sienne, une créature au Créateur ! Bien plus, nous nous révoltons contre lui, puisque, par la création nous sommes ses sujets, beaucoup plus que ne le sont les hommes soumis à un prince. a) Et cette révolte est d'autant plus grave que ce Maître est infiniment sage et infiniment bon, ne nous commandant rien qui ne soit utile à notre bonheur aussi bien qu'à sa gloire, tandis que notre volonté, nous le savons, est faible, fragile, sujette à l'erreur ; et, malgré tout, nous la préférons à celle de Dieu ! b) Cette révolte est d'autant moins excusable qu'instruits dès notre enfance par des parents chrétiens, nous avons une connaissance plus nette, plus précise des droits de Dieu sur nous, de la malice du péché, et que nous agissons en sachant bien ce que nous faisons. e) Et pourquoi trahissons-nous ainsi notre Maître ? Pour un vil plaisir, qui nous dégrade et nous abaisse au niveau de la brute, pour un sot orgueil par lequel nous nous approprions une gloire qui n'appartient qu'à Dieu, pour un intérêt, un gain passager auquel nous sacrifions un bien éternel !
716. B) Dieu est aussi notre dernière fin : il nous a créés et n'a pu nous créer que pour lui-même, puisqu'il n'est pas de bien plus grand que lui, et que par suite nous ne pouvions trouver en dehors de lui notre perfection et notre bonheur ; et d'ailleurs il est juste et nécessaire que, sortis de Dieu, nous revenions à Lui ; étant sa chose et sa propriété, nous devons le révérer, le louer, le servir et le glorifier ; étant l'objet de son amour, nous devons l'aimer de toute notre âme, et c'est en l'adorant et en l'aimant que nous trouvons notre bonheur et notre perfection. Il a donc un droit strict à ce que notre vie tout entière, avec toutes nos pensées, tous nos désirs, toutes nos actions, soit orientée vers lui et le glorifie.
Or, par le péché mortel, nous nous détournons volontairement de lui pour nous complaire dans un bien créé ; nous lui faisons l'injure de lui préférer une de ses créatures ou plutôt notre satisfaction égoïste, car, au fond, c'est moins à cette créature que nous nous attachons qu'au plaisir que nous trouvons en elle. C'est là une injustice flagrante, puisquelle tend à priver Dieu de ses droits imprescriptibles sur nous, de cette gloire extérieure que nous devons procurer ; c'est une sorte didolâtrie, qui érige, dans le temple de notre cur, une idole à côté du vrai Dieu ; c'est mépriser la source d'eau vive, qui seule peut désaltérer nos âmes, et lui préférer cette eau bourbeuse qu'on trouve au fond des citernes crevassées, selon l'énergique langage de Jérémie : « Duo enim mala fecit populus meus : me dereliquerunt fontem aquæ vivæ, et foderunt sibi cisternas, cisternas dissipatas, quæ continere non valent aquas » (Jerem., II, 13).
717. C) Dieu est aussi pour nous un Père qui nous a adoptés pour enfants et nous traite avec une sollicitude toute paternelle (n° 94), nous comblant de ses bienfaits les plus précieux, nous dotant d'un organisme surnaturel, pour nous faire vivre d'une vie semblable à la sienne et nous comblant des grâces actuelles les plus abondantes, pour mettre en uvre ses dons et augmenter en nous la vie surnaturelle. Or, par le péché mortel, nous faisons fi de ces dons, nous en abusons même pour les tourner contre notre bienfaiteur et notre Père, nous profanons ses grâces, et l'offensons ainsi au moment même où il nous comble de ses biens. N'est-ce pas là une ingratitude d'autant plus coupable que nous avons plus reçu, et qui crie vengeance contre nous ?
718. 2° Du côté de Jésus-Christ, notre rédempteur, le péché est une sorte de suicide. a) C'est en effet ce péché qui a causé les souffrances et la mort de ce divin Sauveur : « Christus passus est pro nobis » (I Petr., II, 21)... « Lavit nos a peccatis nostris in sanguine suo » (Apoc., I, 5). Pour que cette pensée fasse impression sur nos âmes, il faut nous rappeler la part personnelle que nous avons eue dans la douloureuse Passion du Sauveur. C'est moi qui ai trahi mon maître par un baiser, et parfois pour un peu moins de trente deniers ; moi qui ai causé son arrestation, sa condamnation à mort ; j'étais là avec la foule pour crier : « Non hunc, sed Barabbam... Crucifige eum » (Joan., XVIII, 40) ; j'étais là avec les soldats pour le flageller par mes immortifications, pour le couronner d'épines par mes péchés intérieurs de sensualité et d'orgueil, pour imposer une lourde croix sur ses épaules et le crucifier. Comme l'explique fort bien M. Olier, « notre avarice cloue sa charité, notre colère sa douceur, notre impatience sa patience, notre orgueil son humilité ; et ainsi par nos vices nous tenaillons, nous garrottons et nous mettons en pièces Jésus-Christ habitant en nous. » (Catéch. Chrétien, Ire part., lec. II) Comme nous devons haïr un péché qui a si cruellement cloué à la croix notre Sauveur !
b) Actuellement sans doute nous ne pouvons plus lui infliger de nouvelles tortures, puisqu'il ne peut plus souffrir; mais nos fautes présentes continuent de l'offenser ; car, en les commettant volontairement, nous méprisons son amour et ses bienfaits, nous rendons inutile, en ce qui nous concerne, son sang si généreusement versé, nous le privons de cet amour, de cette reconnaissance, de cette obéissance auxquels il a droit. N'est-ce pas là répondre à son amour par la plus noire des ingratitudes, et par là même appeler sur notre tête les plus graves châtiments ?
III. Les effets du péché mortel
Dieu a voulu que la loi eût une sanction, que le bonheur fût, en fin de compte, la récompense de la vertu, et la souffrance le châtiment du péché. En voyant donc les effets du péché, nous pourrons juger, dans une certaine mesure, de sa culpabilité. Or nous pouvons les étudier en cette vie ou dans l'autre.
719. 1° Pour nous rendre compte des redoutables effets du péché mortel en cette vie, rappelons-nous ce qu'est une âme en état de grâce : en elle habite la Très Sainte Trinité, qui y prend ses complaisances, et l'orne de ses grâces, de ses vertus et de ses dons, sous l'influence de la grâce actuelle, ses actes bons deviennent des actes méritoires de la vie éternelle ; elle possède la sainte liberté des enfants de Dieu, participe à la force, à la vertu de Dieu, et jouit, à certains moments surtout, d'un bonheur qui est comme un avant-goût du bonheur céleste. Or que fait le péché mortel ?
a) Il chasse Dieu de notre âme, et puisque la possession de Dieu est déjà une anticipation du bonheur céleste, sa perte est comme le prélude de l'éternelle réprobation : perdre Dieu, n'est-ce pas perdre en effet tous les biens dont il est la source ?
b) Avec lui, nous perdons la grâce sanctifiante, qui faisait vivre notre âme d'une vie semblable à celle de Dieu ; c'est donc une sorte de suicide spirituel ; et, avec elle, nous perdons ce glorieux cortège de vertus et de dons qui l'accompagnait. Si, dans son infinie miséricorde, Dieu nous laisse la foi et l'espérance, ces vertus ne sont plus informées par la charité, et ne sont là que pour nous inspirer une crainte salutaire et un désir ardent de réparation et de pénitence ; en attendant, elles nous montrent le triste état de notre âme, et excitent en nous des remords cuisants.
720. c) Nous perdons aussi nos mérites passés, accumulés par des efforts nombreux ; nous ne pourrons les retrouver que par une laborieuse pénitence, et, tant que nous demeurons en état de péché mortel, nous ne pouvons rien mériter pour le ciel. Quel gaspillage de biens surnaturels !
d) Il faut y ajouter l'esclavage tyrannique que désormais le pécheur doit subir : au lieu de cette liberté dont il jouissait, le voilà devenu l'esclave du péché, des passions mauvaises qui se trouvent déchaînées par la perte de la grâce, des habitudes qui ne tardent pas à se former avec les rechutes si difficiles à éviter ; car « quiconque fait le péché est l'esclave du péché, omnis qui facit peccatum servus est peccati » (Joan., VIII, 34). Alors s'affaiblissent graduellement les forces morales, les grâces actuelles diminuent, le découragement et parfois le désespoir surviennent ; c'en est fait de cette pauvre âme si Dieu, par un excès de miséricorde, ne vient par sa grâce la retirer du fond de l'abîme.
721. 2° Si malheureusement le pécheur s'obstine jusqu'au bout dans la résistance à la grâce, c'est l'enfer avec toutes ses horreurs. A) La peine du dam d'abord, peine justement méritée. La grâce n'avait cessé de poursuivre le coupable ; mais lui est mort volontairement dans son péché, c'est à dire volontairement séparé de Dieu ; et, comme ses dispositions ne peuvent plus changer, il demeurera pendant toute l'éternité séparé de Dieu. Tant qu'il vivait sur terre, absorbé par ses affaires et ses plaisirs, il n'avait pas le temps de s'arrêter à l'horreur de sa situation. Mais, maintenant qu'il ny a plus pour lui ni affaires, ni plaisirs, il se trouve constamment en face de l'épouvantable réalité. Par le fond même de sa nature, par les aspirations de son esprit et de son cur, de son être tout entier il se sent irrésistiblement attiré vers Celui qui est son premier principe et sa dernière fin, la source unique de sa perfection et de son bonheur, vers ce Père si aimable et si aimant qui l'avait adopté pour enfant, vers ce Rédempteur qui l'avait aimé jusqu'à mourir pour lui sur la croix ; et d'un autre côté, il se sent impitoyablement repoussé par une force insurmontable, et cette force n'est autre que son péché. La mort l'a figé, l'a immobilisé dans ses dispositions, et, parce qu'au moment même de la mort il a rejeté Dieu, éternellement il sera séparé de lui. Plus de bonheur, plus de perfection ; il demeure attaché à son péché, et par lui à tout ce qu'il y a d'ignoble et de dégradant : « Discedite a me, maledicti ».
722. B) A cette peine du dam, de beaucoup la plus terrible, vient s'ajouter la peine du sens. Le -corps ayant été le complice de l'âme participera à son supplice ; déjà le désespoir éternel qui torture l'âme du réprouvé produit en son corps une fièvre intense, une soif inextinguible que rien ne peut désaltérer. Mais de plus il y aura un feu réel, bien que différent du feu matériel que nous voyons sur terre, qui sera l'instrument de la justice divine pour châtier notre corps et nos sens, il est juste en effet qu'on soit puni par où on a péché « per quæ peccat quis per hæc et torquetur » (Sap., XI, 17) ; et, puisque le réprouvé a voulu jouir d'une façon désordonnée des créatures, il trouvera en elles un instrument de supplice. Ce feu, allumé et dirigé par une main intelligente, torturera d'autant plus ses victimes qu'elles auront voulu jouir d'une façon plus intense des plaisirs mauvais.
723. C) L'une et l'autre peine ne finira jamais, et c'est là ce qui porte à son comble le châtiment des réprouvés. Car, si les moindres souffrances, par le fait même de leur continuité, deviennent presque intolérables, que dire de ces peines, déjà si intenses en elles-mêmes, qui, après des millions de siècles, ne feront que recommencer ?
Et cependant Dieu est juste, Dieu est bon jusque dans les châtiments qu'il est obligé d'infliger aux damnés ! Il faut donc que le péché mortel soit un mal abominable pour être puni de la sorte, le seul véritable et unique mal. Donc plutôt mourir que de se souiller d'un seul péché mortel : « potius mori quam fædari » ; et, pour mieux réussir à l'éviter, ayons horreur aussi du péché véniel.
§ II. Du péché véniel délibéré
Au point de vue de la perfection, il y a une très grande différence entre les fautes vénielles de surprise et celles qui se commettent de propos délibéré, avec délibération et un plein consentement.
724. Des fautes de surprise. Les Saints eux-mêmes commettent quelquefois des fautes de surprise, en se laissant entraîner un moment, par irréflexion ou faiblesse de volonté, à des négligences dans les exercices spirituels, à des imprudences, à des jugements ou à des paroles contraires à la charité, à un léger mensonge pour s'excuser. Assurément ces fautes sont regrettables, et les âmes ferventes les déplorent avec amertume ; mais elles ne sont pas un obstacle à la perfection : le Bon Dieu, qui connaît notre faiblesse, les excuse facilement ; d'ailleurs nous les réparons presque aussitôt par des actes de contrition, dhumilité, d'amour, qui sont plus durables et plus volontaires que ne l'ont été les péchés de fragilité.
Tout ce que nous avons à faire par rapport à ces fautes, c'est d'en diminuer le nombre et d'éviter le découragement. a) C'est par la vigilance qu'on peut les diminuer : on essaie de remonter à la cause et de la supprimer, mais sans empressement ni préoccupation, en s'appuyant sur la grâce divine plus encore que sur nos efforts ; on s'efforce surtout de supprimer toute affection au péché véniel ; car, comme le remarque S. François de Sales, « si le cur s'y attache, on perd bientôt la suavité de la dévotion et toute la dévotion elle-même » (Vie dévote, I, ch. XXII).
725. b) Mais il faut éviter avec soin le découragement, le dépit de ceux qui « se fâchent de ce qu'ils se sont fâchés, se chagrinent de ce qu'ils sont chagrinés » (Vie dévote, III, ch. IX) ; ces mouvements viennent au fond de notre amour-propre qui se trouble et s'inquiète de nous voir si imparfaits. Pour éviter ce défaut, il faut regarder nos fautes avec bénignité comme nous regardons celles des autres, haïr sans doute nos défauts et nos défaillances, mais d'une haine tranquille, avec une conscience très vive de notre faiblesse et de notre misère, et une volonté ferme et calme de faire servir ces fautes à la gloire de Dieu, en accomplissant avec plus de fidélité et d'amour le devoir présent.
Mais les péchés véniels de propos délibéré sont un très grand obstacle à notre progrès spirituel, et doivent être combattus avec vigueur. Pour nous en convaincre, voyons leur malice et leurs effets.
I. Malice du péché véniel délibéré
726. Ce péché est un mal moral, au fond le plus grand mal après le péché mortel ; sans doute il ne nous détourne pas de notre fin, mais il retarde notre marche en avant, nous fait perdre un temps précieux, et surtout est une offense de Dieu ; c'est en cela surtout que consiste sa malice.
727. 1° C'est en effet une désobéissance à Dieu, en matière légère sans doute, mais voulue après âpres réflexion, et qui, aux yeux de la foi, est vraiment quelque chose d'odieux, puisqu'elle s'attaque à la majesté infinie de Dieu.
A) C'est une injure, une insulte à Dieu : nous mettons en balance d'un côté la volonté de Dieu, sa gloire, et, de l'autre, notre caprice, notre plaisir, notre gloriole, et nous osons nous préférer à Dieu ! Quel outrage ! Une volonté, infiniment sage et droite sacrifiée à la nôtre, si sujette à l'erreur et au caprice ! C'est, dit Ste Thérèse, comme si l'on disait : « Seigneur, bien que cette action vous déplaise, je ne laisserai pas de la faire. Je n'ignore pas que vous la voyez, je sais parfaitement que vous ne la voulez pas ; mais j'aime mieux suivre ma fantaisie et mon attrait que votre volonté. Et ce serait peu de chose que d'agir de la sorte ? Pour moi, si légère que soit la faute en elle-même, je trouve au contraire que c'est grave, et très grave » (Chemin de la perfection, ch. XLI, p. 296-297).
728. B) De là, par notre faute, une diminution de la gloire extérieure de Dieu : nous avons été créés pour procurer sa gloire en obéissant parfaitement et amoureusement à ses ordres ; or, en refusant de lui obéir, même en matière légère, nous lui dérobons une portion de cette gloire ; au lieu de proclamer, comme Marie, que nous voulons le glorifier en toutes nos actions « Magnificat anima mea Dominum », nous refusons positivement de le glorifier en telle ou telle chose.
C) C'est, par là même, une ingratitude ; comblés de bienfaits plus nombreux parce que nous sommes ses amis, et sachant qu'il demande en retour notre reconnaissance et notre amour, nous refusons de lui faire tel petit sacrifice ; au lieu de chercher à lui plaire, nous ne craignons pas de lui déplaire. De là évidemment un refroidissement de l'amitié de Dieu à notre égard : il nous aime sans réserve, et nous demande, en retour, de l'aimer de toute notre âme : « Diliges Dominum Deum tuum ex toto corde tuo et in tota anima tua et in tota mente tua » (Matth., XXII, 37).
Et nous ne lui donnons qu'une partie de nous-mêmes, nous faisons nos réserves, et, tout en voulant garder son amitié, nous lui marchandons la nôtre, et ne lui donnons qu'un cur partagé. Il est évident que c'est là une indélicatesse, un manque d'élan et de générosité qui ne peut que diminuer notre intimité avec Dieu.
II. Effets du péché véniel délibéré
729. 1° En cette vie, le péché véniel, commis fréquemment et de propos délibéré, prive notre âme de beaucoup de grâces, diminue progressivement la ferveur et nous prédispose au péché mortel.
A) Le péché véniel prive l'âme non pas de la grâce sanctifiante, ni de l'amour divin ; mais il la prive d'une grâce nouvelle qu'elle aurait reçue si elle avait résisté à la tentation, et par là même d'un degré de gloire qu'elle pouvait acquérir par sa fidélité ; il la prive d'un degré d'amour que Dieu voulait lui donner. N'est-ce pas là une perte immense, la perte d'un trésor plus précieux que le monde entier ?
730. B) C'est une diminution de ferveur, c'est-à-dire de cette générosité qui se donne complètement à Dieu. Cette disposition suppose en effet un idéal élevé et un effort constant pour s'en rapprocher. Or l'habitude du péché véniel est incompatible avec ces deux dispositions.
a) Rien ne diminue notre idéal comme lattache au péché : au lieu d'être prêts à tout faire pour Dieu et de viser aux sommets, nous nous arrêtons délibérément le long du chemin, à mi-côte, pour jouir de quelque petit plaisir défendu ; nous perdons ainsi un temps précieux; nous cessons de regarder en haut, pour nous amuser à cueillir quelques fleurs qui bientôt vont se faner ; nous sentons alors la fatigue, et les sommets de la perfection, ceux-là même auxquels nous étions personnellement appelés, nous semblent trop lointains et trop escarpés ; nous nous disons qu'il n'est pas nécessaire de viser si haut, qu'on peut faire son salut à meilleur compte ; et l'idéal que nous avions entrevu n'a plus d'attraits pour nous. Après tout, se dit-on, ces mouvements de complaisance en soi-même, ces petites sensualités, ces amitiés sensibles, ces médisances, sont inévitables; il faut en prendre son parti. b) Alors lélan vers les hauteurs est brisé ; nous marchions auparavant d'un pas allègre, soutenus par lespoir d'arriver au but ; nous commençons à sentir le poids du jour, et de la fatigue, et, quand nous voulons reprendre nos ascensions, l'attache au péché véniel nous empêche d'avancer. L'oiseau attaché au sol essaie en vain de prendre son essor, il retombe meurtri sur le sol ; ainsi nos âmes, retenues par des attaches auxquelles nous ne voulons pas renoncer, retombent bien vite plus ou moins meurtries par le vain effort qu'elles ont tenté. Parfois sans doute il nous semble bien que nous allons reprendre notre élan ; mais hélas ! d'autres liens nous retiennent, et nous n'avons plus la constance nécessaire pour les couper tous les uns après les autres. Il y a donc un refroidissement de la charité qui devient inquiétant.
731. C) Le grand danger qui nous menace alors, c'est de glisser peu à peu jusque dans le péché mortel. Car nos tendances au plaisir défendu augmentent, et par ailleurs les grâces de Dieu diminuent, si bien que le moment vient où nous pouvons craindre toutes les capitulations.
a) Nos tendances au plaisir mauvais augmentent : plus on accorde à cet ennemi perfide, et plus il réclame, tant il est insatiable.
Aujourd'hui la paresse nous fait abréger notre méditation de cinq minutes ; demain elle en demande dix ; aujourd'hui, la sensualité n'exige que quelques petites imprudences, demain elle s'enhardit et demande un peu plus. Où s'arrêter sur cette pente dangereuse ? On se rassure en disant que ces fautes ne sont que vénielles ; mais hélas ! elles se rapprochent peu à peu des fautes graves, les imprudences se renouvellent et troublent plus profondément l'imagination et les sens. C'est le feu qui couve sous la cendre et qui peut devenir un foyer d'incendie ; c'est le serpent qu'on réchauffe sur son sein et qui s'apprête à mordre, à empoisonner sa victime. Le danger est d'autant plus prochain qu'à force de s'y exposer, on le redoute moins : on se familiarise avec lui, on laisse tomber, l'une après l'autre, les barrières qui défendaient la citadelle du cur, et le moment vient où, par un assaut plus furieux, l'ennemi pénètre dans la place.
732. b) C'est d'autant plus à redouter que les grâces de Dieu diminuent généralement en proportion de nos infidélités. 1) C'est en effet une loi providentielle que les grâces nous sont données en rapport avec notre coopération. Tel est au fond le sens de la parole évangélique A celui qui a on donne beaucoup, et il sera dans l'abondance ; mais à celui qui n'a pas on ôtera ce qu'il a (Matth., XIII, 12). Or, par l'attache au péché véniel, nous résistons à la grâce, nous mettons des obstacles à son action dans notre âme et par là même nous en recevons beaucoup moins. Or, si avec des grâces plus abondantes, nous n'avons pas su résister aux mauvais penchants de la nature, est-ce que nous le ferons avec des grâces et des forces amoindries ? 2) D'ailleurs, quand une âme manque de recueillement et de générosité, elle ne perçoit guère ces mouvements intérieurs de la grâce qui la sollicitent au bien : ils sont vite étouffés par le bruit des passions qui se réveillent. 3) Du reste la grâce ne peut nous sanctifier qu'en nous demandant des sacrifices, et les habitudes de jouissances acquises par l'attache aux fautes vénielles rendent ces sacrifices beaucoup plus difficiles.
733. On peut donc conclure avec le P. L. Lallemant : « La ruine des âmes vient de la multiplication des péchés véniels, qui causent la diminution des lumières et des inspirations divines, des grâces et des consolations intérieures, de la ferveur et du courage pour résister aux attaques de l'ennemi. De là s'ensuit l'aveuglement, la faiblesse, les chutes fréquentes, l'habitude, l'insensibilité, parce que l'affection étant gagnée, on pèche sans sentiment de son péché » (La doctrine spirituelle, IIIe principe, ch. II, a. I, § 3).
734. 2° Les effets du péché véniel dans l'autre vie nous montrent combien nous devons le redouter : c'est pour l'expier en effet que beaucoup d'âmes passent de nombreuses années dans le Purgatoire. Or que souffrent-elles en ce lieu d'expiation ?
A) Elles y souffrent le plus insupportable des maux, la privation de Dieu. Sans doute cette peine n'est pas éternelle, et c'est là ce qui la distingue des peines de l'enfer. Mais, pendant un temps, plus ou moins long, proportionné au nombre et à l'intensité de leurs fautes, ces âmes qui aiment Dieu, qui, séparées de toutes les jouissances et distractions de la terre, pensent constamment à lui et désirent ardemment voir sa face, sont privées de sa vue et de sa possession, et souffrent d'indicibles déchirements. Elles comprennent maintenant qu'en dehors de Lui elles ne peuvent être heureuses ; et voilà que se dressent devant elles, comme un obstacle insurmontable, cette multitude de fautes vénielles, qu'elles n'ont pas suffisamment expiées. Elles sont du reste si pénétrées de la nécessité de la pureté exigée pour contempler la face de Dieu qu'elles auraient honte de paraître devant lui sans cette pureté, et ne consentiraient jamais à entrer au ciel tant que reste en elles quelque trace du péché véniel. Elles sont donc en un état violent qu'elles reconnaissent avoir bien mérité, mais qui ne laisse pas de les torturer.
735. B) De plus, selon la doctrine de S. Thomas, un feu subtil les pénètre, gêne leur activité, et leur fait éprouver des souffrances physiques, pour expier les jouissances coupables auxquelles elles avaient consenti. Sans doute elles acceptent de grand cur cette épreuve, tant elles comprennent qu'elle leur est nécessaire pour s'unir à Dieu.
« Voyant, dit Ste Catherine de Gênes, que le purgatoire est destiné à leur enlever leurs souillures, elles s'y élancent, et estiment que c'est par l'effet d'une grande miséricorde qu'elles découvrent un lieu où elles peuvent se délivrer des empêchements qu'elles aperçoivent en elles » (Purgatoire, ch. VIII). Mais cette acceptation n'empêche pas ces âmes de beaucoup souffrir : « Ce contentement des âmes qui sont en purgatoire ne leur enlève pas une parcelle de leurs souffrances ; loin de là, l'amour qui se trouve retardé cause leur peine, et la peine croît en proportion de la perfection de l'amour dont Dieu les a rendues capables » (ch. XII). « Si elle pouvait découvrir un autre purgatoire plus terrible que celui dans lequel elle se trouve, elle sy précipiterait vivement, poussée par l'impétuosité de lamour qui existe entre Dieu et elle, et afin de se délivrer plus vite de tout ce qui la sépare du Souverain Bien ». (ch. IX).
Et cependant Dieu est non seulement juste mais miséricordieux ! Il aime ces âmes d'un amour sincère, tendre et paternel ; il désire ardemment se donner à elles pendant toute l'éternité ; et s'il ne le fait pas, c'est qu'il y a incompatibilité absolue entre sa sainteté infinie et la moindre tache, le moindre péché véniel. Nous ne saurons donc jamais le trop haïr, jamais le trop éviter, jamais le trop réparer par la pénitence.
ART. II. MOTIFS ET MOYENS DE RÉPARER LE PÉCHÉ
I. Motifs de pénitence
Trois motifs principaux nous obligent à faire pénitence de nos péchés : un devoir de justice par rapport à Dieu ; un devoir résultant de notre incorporation à Jésus-Christ ; un devoir d'intérêt personnel et de charité.
1° Un devoir de justice par rapport à Dieu
736. Le péché est en effet une véritable injustice, puisqu'il dérobe à Dieu une portion de cette gloire extérieure à laquelle il a droit ; il exige donc en justice une réparation, qui consistera à rendre à Dieu, dans la mesure où nous le pouvons, l'honneur et la gloire dont nous l'avons privé par notre faute. Or l'offense, étant infinie objectivement du moins, ne sera jamais complètement réparée. C'est donc toute notre vie que nous devons expier ; et cette obligation est d'autant plus étendue que nous avions été comblés de plus de bienfaits et que nos fautes sont plus graves et plus nombreuses.
C'est la remarque de Bossuet : N'avons-nous pas juste sujet de craindre que la bonté de Dieu, si indignement méprisée ne se tourne en fureur implacable ? Que si sa juste vengeance est si grande contre les gentils.... sa colère ne sera-t-elle pas d'autant plus redoutable pour nous qu'il est plus sensible à un père d'avoir des enfants perfides, que d'avoir de mauvais serviteurs ? Nous devons donc prendre le parti de Dieu contre nous-mêmes : C'est ainsi que prenant contre nous le parti de la justice divine, nous obligeons sa miséricorde à prendre notre parti contre sa justice. Plus nous déplorerons la misère où nous sommes tombés, plus nous nous rapprocherons du bien que nous avons perdu ; Dieu recevra en pitié le sacrifice du cur contrit, que nous lui offrirons pour la satisfaction de nos crimes ; et sans considérer que les peines que nous nous imposons ne sont pas une vengeance proportionnée, ce bon père regardera seulement qu'elle est volontaire. Nous rendrons d'ailleurs notre pénitence plus efficace en l'unissant à celle de Jésus-Christ.
2° Devoir résultant de notre incorporation au Christ
737. Par le baptême nous avons été incorporés au Christ (n° 143), et nous devons, en participant à sa vie participer à ses dispositions. Or Jésus, bien qu'impeccable, a pris sur lui, comme chef d'un corps mystique, le poids et, pour ainsi dire, la responsabilité de nos pêchés, « posuit Dominus in eo iniquitatem omnium nostrum » (Isa., LIII, 6). Voilà pourquoi il a mené une vie pénitente depuis le premier instant de sa conception jusqu'au Calvaire. Sachant bien que son Père ne pouvait être apaisé par les holocaustes de l'Ancienne Loi, il s'offre lui-même comme hostie pour remplacer toutes les victimes ; toutes ses actions seront immolées par le glaive de l'obéissance, et, après une longue vie, qui n'est quun continuel martyre, il meurt sur la croix, victime de son obéissance et de son amour : « factus obediens usque ad mortem, mortem autem crucis ». Mais il veut que ses membres, pour être purifiés de leurs péchés, s'unissent à son sacrifice, et soient victimes expiatrices avec lui : « Pour être le Sauveur du genre humain, il en a voulu être la victime. Mais l'unité de son corps mystique fait que le chef s'étant immolé, tous les membres doivent être aussi des hosties vivantes » (Bossuet). Il est évident en effet que si Jésus, tout innocent qu'il était, a expié nos péchés par une pénitence si rigoureuse, nous qui sommes coupables devons nous associer à son sacrifice avec d'autant plus de générosité que nous avons plus péché.
738. C'est pour nous faciliter ce devoir que Jésus pénitent vient vivre en nous par son divin Esprit, avec ses dispositions d'hostie.
« Ainsi, nous dit M. Olier, il faut, en lisant les psaumes, honorer en David l'esprit de pénitence, et respecter avec grande religion et quiétude les dispositions de l'Esprit intérieur de Jésus-Christ, source de pénitence, répandu en ce Saint. Il faut y demander part avec humiliation de cur, avec instance, ferveur et persévérance, mais surtout avec une humble confiance que cet Esprit nous sera communiqué » (Introduction, ch. VII). Sans doute nous ne sentirons pas toujours l'opération de ce divin Esprit, car il opère souvent d'une manière insensible ; mais si nous le demandons humblement, nous le recevons, et il agit en nous pour nous rendre conformes à Jésus pénitent, nous faire détester et expier nos péchés avec lui. Alors notre pénitence est beaucoup plus efficace, parce qu'elle participe à la vertu même du Sauveur : ce n'est pas nous seulement qui réparons, c'est Lui qui expie en nous et avec nous. « Toute pénitence extérieure qui ne sort point de l'Esprit de Jésus-Christ, dit M. Olier, n'est pas une pénitence réelle et véritable. On peut exercer sur soi des rigueurs, et, même très violentes ; mais si elles ne sont point émanées de Notre Seigneur pénitent en nous, elles ne peuvent être des pénitences chrétiennes. Cest par lui seul que lon fait pénitence ; il la commencée ici-bas sur la terre, en sa propre personne, et il la continue en nous, ... animant notre âme des dispositions intérieures d'anéantissement, de confusion, de douleur, de contrition, de zèle contre nous-mêmes, et de force pour accomplir sur nous la peine et la mesure de la satisfaction que Dieu le Père veut recevoir de Jésus-Chris en notre chair ». Cette union à Jésus pénitent ne nous dispense donc pas des sentiments et des uvres de pénitence, mais leur donne une plus grande valeur.
3° Un devoir de charité
La pénitence est un devoir de charité à l'égard de nous-mêmes comme à l'égard du prochain.
739. A) A légard de nous-mêmes : le péché laisse en effet dans notre âme des suites funestes, contre lesquelles il importe de réagir. a) Même alors que la coulpe ou la faute est pardonnée, il nous reste généralement à subir une peine plus ou moins longue selon la gravité et le nombre de nos péchés, comme aussi selon la ferveur de notre contrition au moment de notre retour à Dieu. Cette peine doit être subie en ce monde ou en l'autre. Or il est beaucoup plus utile de l'expier en cette vie : plus promptement et plus parfaitement nous payons cette dette, et plus notre âme est apte à l'union divine ; d'ailleurs sur terre cette expiation est plus facile, parce que la vie présente est le temps de la miséricorde ; elle est aussi plus féconde, puisque les actes satisfactoires sont en même temps méritoires (n° 209), C'est donc aimer notre âme que de faire une prompte et généreuse pénitence.
b) Mais de plus le péché laisse en nous une déplorable facilité à commettre de nouvelles fautes, précisément parce qu'il augmente en nous l'amour désordonné du plaisir. Or rien ne corrige mieux ce désordre que la vertu de pénitence : en nous faisant supporter avec vaillance les peines que la Providence nous envoie, en stimulant notre ardeur pour les privations et austérités compatibles avec notre santé, elle affaiblit graduellement l'amour du plaisir, et nous fait redouter le péché qui exige de telles réparations ; en nous faisant pratiquer des actes de vertu contraires à nos mauvaises habitudes, elle nous aide à nous en corriger, et nous donne ainsi plus de sécurité pour l'avenir. C'est donc un acte de charité envers soi-même que de faire pénitence.
740. B) C'est aussi un acte de charité à l'égard du prochain. a) En vertu de notre incorporation au Christ, nous sommes tous frères, tous solidaires les uns des autres (n° 148). Et puisque nos uvres satisfactoires peuvent être utiles aux autres, est-ce que la charité ne nous portera pas à faire pénitence non seulement pour nous-mêmes, mais pour nos frères ? N'est-ce pas le meilleur moyen d'obtenir leur conversion, ou, s'ils sont convertis, leur persévérance ? N'est-ce pas le meilleur service que nous puissions leur rendre, un service mille fois plus utile que tous les biens temporels que nous pourrions leur donner ? N'est-ce pas ainsi répondre à la volonté divine qui, nous ayant tous adoptés pour enfants, nous demande daimer notre prochain comme nous-mêmes, et d'expier ses fautes comme nous expions les nôtres ?
741. b) Ce devoir de la réparation incombe plus particulièrement aux prêtres : c'est pour eux un devoir d'état d'offrir des victimes non seulement pour eux-mêmes, mais encore pour les âmes dont ils sont chargés (Hebr., VII, 27). Mais il est, en dehors du sacerdoce, des âmes généreuses qui, soit dans le cloître, soit dans le monde, se sentent attirées à s'offrir comme victimes pour expier les péchés des autres. C'est là une très noble vocation qui les associe à l'uvre rédemptrice du Christ, et à laquelle, il est bon de répondre courageusement, en ayant soin de consulter un sage directeur pour déterminer avec lui les uvres de réparation auxquelles on s'adonnera.
742. Disons en terminant que l'esprit de pénitence n'est pas un devoir imposé seulement aux commençants, et pour un temps assez court. Quand on a compris ce quest le péché, quelle offense infinie il inflige à la majesté divine, on se croit obligé à faire pénitence toute sa vie, puisque la vie elle-même est trop courte pour réparer une offense infinie. Il faut donc ne jamais se lasser de faire pénitence.
Ce point est si important que le P. Faber, après avoir longtemps réfléchi sur la cause pour laquelle tant d'âmes font si peu de progrès, en vint à la conclusion que cette cause était « l'absence d'une douleur constante excitée par le souvenir du péché » . Cest du reste ce que confirme l'exemple des Saints qui n'ont jamais cessé d'expier les fautes, quelquefois bien légères, qui leur avaient échappé autrefois. La conduite de Dieu à l'égard des âmes qu'il veut élever à la contemplation le montre bien aussi. Quand elles ont travaillé pendant longtemps à se purifier par les exercices actifs de la pénitence, il leur envoie, pour compléter leur purification, ces épreuves passives que nous décrivons dans la voie unitive. Seuls en effet les curs parfaitement purs ou purifiés peuvent arriver aux douceurs de l'union divine : « Beati mundo corde quoniam ipsi Deum videbunt » !
II. La pratique de la Pénitence
Pour pratiquer la pénitence d'une façon plus parfaite, il faut évidemment s'unir à Jésus pénitent, et lui demander de vivre en nous avec son esprit d'hostie (n° 738) ; puis s'associer à ses sentiments et à ses uvres de pénitence.
743. Ces sentiments sont fort bien exprimés dans les psaumes et en particulier dans le Miserere.
a) C'est tout d'abord le souvenir habituel et douloureux de ses péchés : « peccatum meum contra me est semper » (Ps. L, 5). Il ne convient pas sans doute de les repasser en détail dans son esprit : ce qui pourrait troubler l'imagination et créer de nouvelles tentations. Mais il faut s'en souvenir en gros, et surtout entretenir à leur égard des sentiments de contrition et d'humiliation.
Nous avons offensé Dieu en sa présence « et malum coram te feci » (Ps. L, 6), ce Dieu qui est la sainteté même et qui hait l'iniquité, ce Dieu qui est tout amour et que nous avons outragé en profanant ses dons. Il ne nous reste plus qu'à faire appel à sa miséricorde pour implorer son pardon, et c'est souvent qu'il faut le faire : « Miserere mei, Deus, secundum magnam misericordiam tuam » (Ps. L, 3). Sans doute, nous avons l'espoir d'avoir été pardonnés ; mais, désireux d'une pureté plus parfaite, nous demandons humblement à Dieu de nous purifier encore plus dans le sang de son Fils : « amplius lava me ab iniquitate mea et a peccato meo munda me » (Ps. L, 4). Pour nous unir à lui plus intimement, nous voulons que nos péchés soient détruits, qu'il n'en reste plus de traces, nous désirons que notre esprit et notre cur soient renouvelés, et que nous soit rendue la joie de la bonne conscience (Ps. L, 10-14).
744. b) Ce souvenir douloureux est accompagné d'un sentiment de confusion perpétuelle : « operuit confusio faciem meam » (Ps. LXVIII, 8). Cette confusion nous la portons devant Dieu, comme Jésus-Christ qui a porté devant son Père la honte de nos offenses, surtout au jardin de l'agonie et au Calvaire. Nous la portons devant les hommes, honteux de nous voir chargés de crimes dans l'assemblée des saints. Nous la portons devant nous-mêmes, ne pouvant nous souffrir ni nous supporter dans notre honte, disant sincèrement avec le prodigue : « Père, j'ai péché contre le ciel et contre vous » (Luc, XV, 18) ; et avec le publicain : « O Dieu, ayez pitié de moi qui suis un pécheur » (Luc, XVIII, 13).
745. c) De là naît une crainte salutaire du péché, une horreur profonde pour toutes les occasions qui peuvent nous y conduire. Car, malgré notre bonne volonté, nous demeurons exposés à la tentation et aux rechutes.
Nous demeurons donc extrêmement défiants de nous-mêmes, et du fond du cur nous renouvelons la prière de S. Philippe de Néri : Mon Dieu, méfiez-vous de Philippe ; autrement, il vous trahirait ; et nous ajoutons : « ne nous laissez pas succomber à la tentation, et ne nos inducas in tentationem ». Cette défiance nous fait prévoir les occasions dangereuses où nous pourrions succomber, les moyens positifs d'assurer notre persévérance, et nous rend vigilants pour écarter les moindres imprudences. Mais elle évite avec soin le découragement : plus nous avons conscience de notre impuissance, et plus nous mettons notre confiance en Dieu, convaincus que par l'efficacité de sa grâce nous serons victorieux, surtout si à ces sentiments nous joignons les uvres de la pénitence.
III. Les uvres de pénitence
746. Ces uvres, si pénibles soient-elles, nous paraîtront faciles, si nous avons sans cesse devant les yeux cette pensée : je suis un échappé d'enfer, un échappé de purgatoire, et, sans la miséricorde divine, je serais déjà à y subir le châtiment que j'ai trop bien mérité ; donc il n'y a rien de trop humiliant, rien de trop crucifiant pour moi.
Les principales uvres de pénitence que nous devons accomplir, sont :
747. 1° L'acceptation d'abord résignée, puis cordiale et joyeuse de toutes les croix que la Providence veut bien nous envoyer. Le concile de Trente nous enseigne que c'est une grande preuve de l'amour de Dieu pour nous que de vouloir bien agréer comme satisfaction pour nos péchés la patience avec laquelle nous acceptons tous les maux temporels qu'il nous inflige Ainsi donc, si nous avons à souffrir des épreuves physiques ou morales, par exemple, les intempéries des saisons, les étreintes de la maladie, des revers de fortune, des insuccès, des humiliations, au lieu de nous plaindre amèrement, comme nous y porte la nature, acceptons toutes ces souffrances avec une douce résignation, persuadés que nous les méritons à cause de nos péchés, et que la patience au milieu des épreuves est un des meilleurs moyens d'expiation. Ce ne sera tout d'abord qu'une simple résignation ; mais en constatant que par là nos douleurs sont adoucies et fécondes, nous en viendrons peu à peu à les supporter vaillamment et même joyeusement, heureux d'abréger ainsi notre purgatoire, de ressembler davantage au divin crucifié, de glorifier Dieu que nous avions outragé. Alors la patience produira tous ses fruits, et purifiera complètement notre âme précisément parce qu'elle sera une uvre d'amour : « remittuntur ei peccata multa, quoniam dilexit multum » (Matth., IX, 2).
748. 2° A cette patience nous joindrons l'accomplissement fidèle des devoirs d'état en esprit de pénitence et de réparation. Le sacrifice le plus agréable à Dieu c'est celui de l'obéissance : « melior est obedientia quam victimæ » ( I Reg., XV, 22). Or le devoir d'état c'est pour nous l'expression manifeste de la volonté de Dieu. L'accomplir aussi parfaitement que possible, c'est donc offrir à Dieu le sacrifice le plus parfait, l'holocauste perpétuel, puisque ce devoir nous saisit depuis le matin jusqu'au soir. Ceci est vrai assurément pour les personnes vivant en communauté : en obéissant fidèlement à leur règle, générale ou particulière, en accomplissant courageusement ce qui leur est prescrit ou conseillé par leurs supérieurs, ils multiplient les actes d'obéissance, de sacrifice et d'amour, et peuvent redire, avec S. J. Berchmans, que la vie commune est pour elles la meilleure de toutes les pénitences. Mais c'est vrai aussi pour les personnes du monde qui vivent chrétiennement; que d'occasions se présentent aux pères et mères de famille, qui observent tous leurs devoirs d'époux et d'éducateurs, d'offrir à Dieu des sacrifices nombreux et austères qui servent grandement à purifier leurs âmes ? Le tout, c'est d'accomplir ces devoirs chrétiennement, vaillamment, pour Dieu, en esprit de réparation et de pénitence.
749. 3° Il est aussi d'autres uvres spécialement recommandées par la Ste Ecriture, comme le jeûne et l'aumône.
A) Le jeûne était, sous l'ancienne Loi, l'un des grands moyens d'expiation ; c'était ce qu'on appelait « affliger son âme » (Lev., XVI, 29, 31 ; XXIII, 27, 32) ; mais, pour obtenir son effet, il devait être accompagné de sentiments de componction et de miséricorde (Isa., LVIII, 3-7). Sous la Loi nouvelle, le jeûne est une pratique de deuil et de pénitence ; aussi les Apôtres ne jeûnent pas tant, que l'Epoux est avec eux, mais ils jeûneront quand il ne sera plus là (Matth., IX, 14-15). Notre Seigneur, voulant expier nos péchés, jeûne pendant quarante jours et quarante nuits, et enseigne à ses apôtres que certains démons ne peuvent être chassés que par le jeûne et la prière (Matth., XVII, 20). Fidèle à ces enseignements, l'Eglise a institué le jeûne du Carême, des Vigiles et des Quatre-Temps pour donner aux fidèles l'occasion d'expier leurs fautes. Beaucoup de péchés viennent en effet directement ou indirectement de la sensualité, des excès dans le boire et le manger, et rien n'est plus efficace pour les réparer que la privation de nourriture qui va à la racine du mal en mortifiant l'amour du plaisir sensuel. Voilà, pourquoi les Saints l'ont pratiqué si fréquemment en dehors même des temps fixés par l'Eglise ; les chrétiens généreux les imitent ou du moins se rapprochent du jeûne proprement dit en se privant de quelques aliments à chaque repas, pour mater ainsi la sensualité.
750. B) Quant à l'aumône, elle est une uvre de charité et une privation à ce double titre, elle a une grande efficacité pour racheter nos péchés : « peccata eleemosynis redime » (Dan., IV, 24). Quand on se prive d'un bien pour le donner à Jésus dans la personne du pauvre, Dieu ne se laisse pas vaincre en générosité, et volontiers il nous remet une partie de la peine due à nos péchés. Plus donc on est généreux, chacun selon ses ressources, plus aussi l'intention avec laquelle on fait l'aumône est parfaite, et plus complètement nos dettes spirituelles sont remises. Ce que nous disons de l'aumône corporelle s'applique à plus forte raison à l'aumône spirituelle, qui tend à faire du bien aux âmes et par là même à glorifier Dieu. Aussi est-ce là une des uvres de pénitence que promet le Psalmiste, quand il dit au Seigneur que, pour réparer son péché, il enseignera aux pécheurs les voies du repentir : « Docebo iniquos vias tuas et impii ad te convertentur » (Ps. L, 15).
4° Enfin restent les privations et mortifications volontaires que nous nous imposons en expiation de nos fautes, en particulier celles qui vont à la source du mal, en châtiant et disciplinant les facultés qui ont contribué à nous les faire commettre. C'est ce que nous allons exposer en traitant de la mortification.
CHAPITRE III. La mortification
751. La mortification contribue, comme la pénitence, à nous purifier des fautes passées ; mais son but principal est de nous prémunir contre celles du présent et de l'avenir, en diminuant l'amour du plaisir, source de nos péchés. Nous allons donc expliquer sa nature, sa nécessité et sa pratique.
Nature Ses divers noms.
Sa définition.
Nécessité pour le salut.
pour la perfection.
Pratique Principes généraux.
Mortification des sens extérieurs.
Mortification des sens intérieurs.
Mortification des passions.
Mortification des facultés supérieures.
ART. I. NATURE DE LA MORTIFICATION
Après avoir expliqué les mots bibliques et modernes qui désignent la mortification, nous en donnerons la définition.
752. I. Expressions bibliques pour désigner la mortification. Nous trouvons sept expressions principales dans nos Livres Saints pour désigner la mortification sous ses différents aspects.
1° Le mot renoncement : « qui non renuntiat omnibus quæ possidet non potest meus esse discipulus » (Luc, XIV, 33) nous présente la mortification comme un acte de détachement des biens extérieurs pour suivre le Christ, c'est ce que firent les Apôtres : « relictis omnibus, secuti sunt eum » (Luc, V, 11).
2° C'est aussi une abnégation ou renoncement à soi-même : « Si quis vult post me venire, abneget Semetipsum » (Luc, IX, 23) ; le plus terrible de nos ennemis, c'est en effet l'amour déréglé de soi-même ; et voilà pourquoi il faut se détacher de soi.
3° Mais la mortification a un côté positif : c'est un acte qui blesse et atrophie les tendances mauvaises de la nature : « Mortificate ergo membra vestra » (Col. III, 5)... « Si autem Spiritu facta carnis mortificaveritis, vivetis » (Rom., VIII, 13).
4° Bien plus, c'est un crucifiement de la chair et de ses convoitises, par lequel nous clouons, pour ainsi dire, nos facultés à la loi évangélique, en les appliquant à la prière, au travail : « Qui... sunt Christi, carnem suam crucifixerunt cum vitiis et concupiscentiis » (Gal., V, 24).
5° Ce crucifiement, quand il persévère, produit une sorte de mort et d'ensevelissement, par lequel nous semblons mourir complètement à nous-mêmes et nous ensevelir avec Jésus-Christ, pour vivre avec lui d'une vie nouvelle : « Mortui enim estis vos et vita vestra est abscondita cum Christo in Deo » (Col., III, 3)... « Consepulti enim sumus cum illo per baptismum in mortem » (Rom., VIII, 4).
6° Pour exprimer cette mort spirituelle, S. Paul se sert d'une autre expression ; comme, après le baptême, il y a en nous deux hommes, le vieil homme qui demeure, ou la triple concupiscence, et l'homme nouveau ou l'homme régénéré, il déclare que nous devons nous dépouiller, du vieil homme pour revêtir le nouveau : « exspoliantes vos veterem hominem... et induentes novum » (Col., III, 9).
7° Et comme ceci ne se fait pas sans combattre, il déclare que la vie est un combat : « bonum certamen certavi » ( II Tim., IV, 7), que les chrétiens sont des lutteurs ou des athlètes, qui châtient leur corps et le réduisent en servitude.
De toutes ces expressions et d'autres analogues, il résulte que la mortification comprend un double élément : l'un négatif, le détachement, le renoncement, le dépouillement, et l'autre positif, la lutte contre les mauvaises tendances, l'effort pour les mortifier ou les atrophier, le crucifiement, la mort, le crucifiement de la chair, du vieil homme et de ses convoitises, afin de vivre de la vie du Christ.
753. II. Expressions modernes. Aujourd'hui on aime à employer des expressions adoucies, qui indiquent le but à atteindre plutôt que l'effort à s'imposer. On dit qu'il faut se réformer soi-même, se gouverner soi-même, faire l'éducation de la volonté, orienter son âme vers Dieu. Ces expressions sont justes pourvu qu'on sache montrer qu'on ne peut se réformer et se gouverner qu'en combattant et mortifiant les mauvaises tendances qui sont en nous ; qu'on ne fait l'éducation de la volonté qu'en mâtant, en disciplinant les facultés inférieures, et qu'on ne peut s'orienter vers Dieu qu'en se détachant des créatures et se dépouillant de ses vices. En d'autres termes, il faut savoir, comme le fait la Ste Ecriture, réunir les deux aspects de la mortification, montrer le but pour consoler, mais ne pas dissimuler l'effort nécessaire pour l'atteindre.
754. III. Définition. On peut donc définir la mortification : la lutte contre les inclinations mauvaises pour les soumettre à la volonté et celle-ci à Dieu. Cest moins une vertu qu'un ensemble de vertus, le premier degré de toutes les vertus, qui consiste à surmonter les obstacles, en vue de rétablir l'équilibre des facultés, leur ordre hiérarchique. Ainsi on voit mieux que la mortification n'est pas un but, mais un moyen : on ne se mortifie que pour vivre d'une vie supérieure, on ne se dépouille des biens extérieurs que pour mieux posséder les biens spirituels, on ne renonce à soi que pour posséder Dieu, on ne lutte que pour jouir de la paix, on ne meurt à soi que pour vivre de la vie du Christ, de la vie de Dieu : c'est donc l'union à Dieu qui est le but de la mortification. Par là on comprend mieux sa nécessité.
ART. II. NÉCESSITÉ DE LA MORTIFICATION
Cette nécessité peut s'étudier à un double point de vue, au point de vue du salut et de la perfection.
I. Nécessité de la mortification pour le salut
Il est des mortifications nécessaires pour le salut, en ce sens que si on ne les fait pas, on s'expose à tomber dans le péché mortel.
755. 1° Notre Seigneur en parle d'une façon très nette à propos des fautes contre la chasteté : « Quiconque regarde une femme avec convoitise, ad concupiscendam eam, a déjà commis l'adultère avec elle dans son cur » (Matth., V, 28). Il y a donc des regards gravement coupables, ceux qui sont commandés par de mauvais désirs ; et la mortification de ces regards s'impose sous peine de péché mortel. C'est du reste ce quajoute Notre Seigneur par ces paroles énergiques : « Si ton il droit est pour toi une occasion de chute, arrache-le et jette-le loin de toi ; car il vaut mieux pour toi qu'un seul de tes membres périsse, et que ton corps tout entier ne soit pas jeté dans la géhenne » (Matth., V, 29). Il ne s'agit pas ici de se crever les yeux, mais d'arracher son regard à la vue de ces objets qui sont un sujet de scandale. S. Paul nous donne la raison de ces graves prescriptions : « Si vous vivez selon la chair, vous mourrez ; mais si, par l'Esprit, vous faites mourir les uvres du corps, vous vivrez : si enim secundum carnem vixeritis, moriemini, si autem Spiritu facta carnis mortificaveritis, vivetis » (Rom., VIII, 13).
Nous l'avons dit en effet, n° 193-227, la triple concupiscence qui demeure en nous, excitée par le monde et le démon, nous porte souvent au mal et met notre salut en péril, si nous n'avons soin de la mortifier. De là résulte la nécessité absolue de combattre sans cesse les tendances mauvaises qui sont en nous, de fuir les occasions prochaines de péché, c'est-à-dire ces objets ou ces personnes qui, étant donné notre expérience passée, constituent pour nous un péril sérieux et probable de péché, et de renoncer par là même à beaucoup de plaisirs vers lesquels nous entraîne notre nature. Il y a donc des mortifications nécessaires, sans lesquelles on tomberait dans le péché mortel.
756. 2° Il en est d'autres que l'Eglise prescrit afin de préciser l'obligation générale de se mortifier si souvent rappelée dans l'Evangile : telle est l'abstinence d'aliments gras le vendredi, le jour du Carême, des Quatre-Temps et des vigiles. Ces lois obligent sous peine de faute grave ceux qui n'ont point de légitime excuse. Ici nous tenons à faire une remarque qui a son importance : il en est qui, pour de bonnes raisons, sont dispensés de ces lois ; ils ne sont pas pour autant dispensés de la loi générale de la mortification, et doivent par conséquent la pratiquer sous une autre forme ; sans quoi ils ne tarderont pas à sentir les révoltes de la chair.
757- 3° Outre ces mortifications prescrites par la loi divine et la loi ecclésiastique, il en est d'autres que chacun doit s'imposer, sur l'avis de son directeur, en certaines circonstances particulières, quand les tentations se font plus pressantes ; on les choisit parmi celles que nous allons indiquer (n° 767 ss).
II. Nécessité de la mortification pour la perfection
758. Cette nécessité découle de ce que nous avons dit de la nature de la perfection : elle consiste dans l'amour de Dieu poussé jusqu'au sacrifice et à l'immolation de soi, n° 321 - 327, si bien que, selon l'Imitation, la mesure de notre progrès spirituel dépend de la mesure avec laquelle nous nous faisons violence à nous-mêmes (l. I, c. 25). Il suffira donc de rappeler brièvement quelques motifs qui puissent agir sur notre volonté pour l'aider à pratiquer ce devoir ; ils se tirent du côté de Dieu, de Jésus-Christ, de notre sanctification personnelle .
1° Du côté de Dieu
759. A) Le but de la mortification, nous l'avons dit, c'est de nous unir à Dieu. Or nous ne le pouvons faire sans nous détacher de lamour désordonné des créatures.
Comme le dit avec raison S. jean de la Croix, « l'âme attachée à la créature devient semblable à elle ; plus l'affection grandit, plus l'identité s'affirme, car l'amour établit un rapport d'égalité entre ce qui aime et ce qui est aimé... Donc celui qui aime une créature, s'abaisse à son niveau, et même au-dessous, parce que l'amour ne se contente pas de niveler, mais établit un esclavage. C'est pour ce motif qu'une âme esclave d'un objet hors de Dieu, devient incapable de pure union et de transformation en Dieu, car la bassesse de la créature est plus distante de la souveraineté du Créateur que les ténèbres de la lumière. « Or l'âme qui ne se mortifie pas s'attache vite aux créatures d'une façon désordonnée : elle se sent en effet, depuis la chute originelle, attirée vers elles, captivée par leurs charmes, et, au lieu de s'en servir comme déchelons pour aller jusqu'au Créateur, elle se complait en elles et les considère comme une fin. Pour briser ce charme, pour échapper à cette emprise, il est absolument nécessaire de se détacher de tout ce qui n'est pas Dieu, ou du moins de tout ce qui n'est pas envisagé comme un moyen d'aller à lui. Voilà pourquoi M. Olier, comparant la condition des chrétiens à celle d'Adam innocent, dit qu'il y a une grande différence entre les deux : « Adam cherchait Dieu, le servait et l'adorait dans ses créatures ; et, au contraire, les chrétiens sont obligés de chercher Dieu par la foi, de le servir et de l'adorer retiré en lui-même et en sa sainteté, séparé de toute créature. » (Cat. Chrétien, I. P., leç. IV). C'est en cela que consiste la grâce du baptême.
760. B) Au jour de notre baptême s'est formé entre Dieu et nous un véritable contrat. a) De son côté, Dieu nous a purifiés de la tache originelle et adoptés pour enfants, nous a communiqué une participation à sa vie, et s'est engagé à nous donner toutes les grâces nécessaires pour la conserver et l'accroître. Nous savons avec quelle libéralité il a tenu ses promesses. b) De notre côté, nous nous sommes engagés à vivre en vrais fils de Dieu, à nous rapprocher de la perfection de notre Père céleste, en cultivant cette vie surnaturelle. Or, nous ne le pouvons faire qu'autant que nous pratiquons la mortification. Car, d'un côté, le Saint Esprit qui nous a été donné au baptême, « nous porte au mépris, à la pauvreté, aux souffrances, et de l'autre, notre chair désire l'honneur, le plaisir, les richesses » (leç., VII). Il y a donc en nous un conflit, une lutte incessante ; et nous ne pouvons être fidèles à Dieu qu'en renonçant à l'amour désordonné de l'honneur, du plaisir des richesses. C'est pour cela que le prêtre, en nous baptisant, trace deux croix, lune sur le cur, pour imprimer en nous lamour de la croix, lautre sur les épaules, pour nous donner la force de la porter. Nous manquerions donc aux promesses de notre baptême, si nous ne portions notre croix en combattant le désir de lhonneur par lhumilité, lamour du plaisir par la mortification, la soif des richesses par la pauvreté.
2° Du côté de Jésus-Christ
761. A) Nous lui sommes incorporés par le baptême, et, comme tels, devons recevoir de lui le mouvement et les inspirations, et par suite nous conformer à lui. Or, nous dit l'Imitation, sa vie tout entière n'a été qu'un long martyre : Tota vita Christi crux fuit et martyrium. La nôtre ne peut donc pas être une vie de plaisir et d'honneurs, mais une vie mortifiée. C'est du reste ce que nous dit clairement notre divin Chef : « Si quis vuit post me venire, abneget semetipsum, et tollat crucem suam quotidie et sequatur me » (Luc, IX, 23). S'il est quelqu'un qui doit suivre Jésus, c'est bien celui qui tend à la perfection. Or comment suivre Jésus, qui, dès son entrée dans le monde a embrassé la croix, qui a soupiré toute sa vie après la souffrance et l'humiliation, qui a épousé la pauvreté à la crèche et l'a eue pour compagne jusqu'au Calvaire, si on aime le plaisir, les honneurs, les richesses, si on ne porte sa croix de chaque jour, celle que Dieu lui-même nous choisit et nous envoie ? C'est une honte, nous dit S. Bernard, que sous un chef couronné d'épines, nous soyons des membres délicats, effrayés des moindres souffrances. Pour être conformes à Jésus-Christ, et nous rapprocher de sa perfection, il faut donc que nous portions notre croix comme lui.
762. B) Si nous aspirons à l'apostolat, nous trouvons là un nouveau motif de crucifier notre chair. C'est par la croix que Jésus a sauvé le monde ; c'est donc par la croix que nous collaborerons avec lui au salut de nos frères, et notre zèle sera d'autant plus fécond que nous participerons davantage aux souffrances du Sauveur. C'est bien là le motif qui animait S. Paul, lorsqu'il complétait en sa chair la passion de son Maître, afin d'obtenir des grâces pour l'Eglise (Col., I, 24) ; c'est ce qui a soutenu dans le passé et soutient encore dans le présent tant d'âmes qui consentent à être victimes pour que Dieu soit glorifié et les âmes sauvées. Sans doute la souffrance est rude, mais quand on contemple Jésus marchant devant nous en portant sa croix, pour notre salut et celui de nos frères, quand on contemple son agonie, son injuste condamnation, sa flagellation, son couronnement d'épines, son crucifiement, quand on entend les railleries, les insultes, les calomnies qu'il accepte silencieusement, comment oser se plaindre ? Nous n'avons pas encore subi l'effusion du sang. Et si nous estimons à leur juste valeur notre âme et l'âme de nos frères, est-ce qu'il ne vaut pas la peine d'endurer quelques souffrances passagères pour une gloire qui ne finira pas, et pour coopérer avec Notre Seigneur au salut de ces âmes pour lesquelles il a versé jusqu'à la dernière goutte de son sang ?
Ces motifs, si élevés soient-ils, sont compris par quelques âmes généreuses, même dès le début de leur conversion ; et les leur proposer, c'est avancer luvre de leur purification et de leur sanctification.
3° Du côté de notre sanctification
763. A) Nous avons besoin d'assurer notre persévérance ; or la mortification est assurément l'un des meilleurs moyens de se préserver du péché. Ce qui nous fait succomber à la tentation, c'est l'amour du plaisir ou l'horreur de la peine, de la lutte. Or la mortification combat cette double tendance, qui au fond n'en fait qu'une ; en nous sevrant de quelques plaisirs légitimes, elle arme notre volonté contre les plaisirs illicites, et nous rend plus facile la victoire sur la sensualité et l'amour-propre, comme dit avec raison S. Ignace. Si au contraire nous capitulons devant le plaisir, nous permettant toutes les joies permises, comment saurons-nous résister au moment où la sensualité, avide de nouvelles jouissances, dangereuses ou même illicites, se sent comme entraînée par l'habitude de céder à ses exigences ? La pente est tellement glissante qu'en matière de sensualité surtout, il est facile de tomber dans l'abîme, attiré par une sorte de vertige. Et même, quand il s'agit de l'orgueil, la pente est plus rapide qu'on ne le croit : on ment en matière légère pour s'excuser, pour éviter une humiliation ; et, quand on arrive au saint tribunal, on est exposé à manquer de sincérité par peur d'un aveu humiliant. Notre sécurité demande donc la lutte contre l'amour-propre aussi bien que contre la sensualité et la cupidité.
764. B) Ce n'est pas assez que d'éviter le péché ; il faut avancer dans la perfection. Or quel est ici encore le grand obstacle, sinon l'amour du plaisir et l'horreur de la croix ? Combien désireraient être meilleurs, tendre à la sainteté, s'ils ne craignaient l'effort nécessaire pour avancer, les épreuves que Dieu envoie à ses meilleurs amis ? Il faut donc leur rappeler ce que S. Paul redisait souvent aux premiers chrétiens, à savoir que la vie est un combat, que nous devons rougir d'être moins courageux que ceux qui luttent pour une récompense terrestre, et qui, pour se préparer à la victoire, se privent de beaucoup de plaisirs permis et s'imposent de rudes et pénibles exercices, et cela pour une couronne périssable, tandis que la couronne qui nous est promise est immortelle, « et illi quidem ut corruptibilem coronam accipiant, nos autem incorruptam » (I Cor., IX, 25).
Nous avons peur de la souffrance, mais songeons-nous à ces souffrances terribles du Purgatoire, (n° 734) qu'il nous faudra subir pendant de longues années, si nous voulons vivre dans l'immortification et nous accorder tous les plaisirs qui nous flattent ? Combien plus prudents sont les hommes du siècle ? Beaucoup s'imposent de rudes travaux, et parfois des démarches humiliantes pour gagner un peu d'argent et s'assurer une retraite honorable ; et nous ne voudrions pas nous imposer des mortifications pour nous assurer une retraite éternelle dans la cité du ciel ! Est-ce raisonnable ?
Il faut donc se persuader qu'il n'est point de perfection, de vertu possible sans la mortification. Comment être chaste sans mortifier cette sensualité qui nous incline si fortement aux plaisirs dangereux et mauvais ? Comment être tempérant, sinon en réprimant la gourmandise ? Comment pratiquer la pauvreté et même la justice si on ne combat la cupidité ? Comment être humble, doux et charitable sans maîtriser ces passions d'orgueil, de colère, d'envie et de jalousie qui sommeillent au fond de tout cur humain? Il n'est pas une seule vertu qui, dans l'état de nature déchue, puisse se pratiquer longtemps sans effort, sans lutte et par là même sans mortification. On peut donc dire, avec M. Tronson, que « comme l'immortification est l'origine des vices et la cause de tous nos maux, la mortification est le fondement des vertus et la source de tous nos biens. » (Examens particuliers).
765. C) On peut même ajouter que la mortification, malgré les privations et les souffrances qu'elle impose, est, même sur terre, la source des plus grands biens, et qu'au fond les chrétiens mortifiés sont plus heureux dans l'ensemble que les mondains qui se livrent à tous les plaisirs. C'est ce qu'enseigne Notre Seigneur lui-même, lorsqu'il nous dit que ceux qui quittent tout pour le suivre, reçoivent en retour le centuple même en cette vie : « Qui reliquerit domum vel fratres... centuplum accipiet, et vitam æternam possidebit » (Matth., XIX, 29 ; Marc, X, 29-30). S. Paul ne tient pas un autre langage, lorsqu'après avoir parlé de la modestie, c'est-à-dire, de la modération en toutes choses, il ajoute que celui qui la pratique jouit de cette paix véritable qui surpasse toute consolation : « pax Dei quæ exsuperat omnem sensum custodiat corda vestra et intelligentias vestras ». N'en est-il pas lui-même un vivant exemple ? Il eut certes beaucoup à souffrir, et il décrit longuement les épreuves terribles qu'il eut à souffrir dans la prédication de l'Evangile, comme aussi dans la lutte contre lui-même ; mais il ajoute qu'il abonde et surabonde de joie au milieu de ses tribulations : « superabundo, gaudio in omni tribulatione nostra » (II Cor., VII, 4).
Tous les Saints en sont là : sans doute ils ont eu eux aussi à subir de longues et douloureuses tribulations ; mais les martyrs, au milieu de leurs tortures, disaient qu'ils n'avaient jamais été à pareil festin, « nunquam tam jucunde epulati sumus » ; et, en lisant la vie des Saints, deux choses nous frappent, les terribles épreuves qu'ils ont subies, les rnortifications quils se sont librement imposées ; et d'un autre côté leur patience, leur joie, leur sérénité au milieu de ces souffrances. Ils en arrivent à aimer la croix, à cesser de la redouter, à soupirer même après elle, à compter comme perdues les journées où ils nont eu presque rien à souffrir. C'est là un phénomène psychologique qui étonne les mondains, mais qui console les âmes de bonne volonté. Sans doute on ne peut demander à des commençants cet amour de la croix ; mais on peut, en citant les exemples des Saints, leur faire comprendre que lamour de Dieu et des âmes allège considérablement la souffrance et la mortification, et que s'ils consentent à entrer généreusement dans la pratique des petits sacrifices, qui sont à leur portée, ils en viendront un jour eux-mêmes à aimer, à désirer la croix, et à y trouver de véritables consolations spirituelles.
766. C'est bien ce que remarque l'auteur de lImitation, dans un texte qui résume fort bien les avantages de la mortification : « In cruce salus, in cruce vita, in cruce protectio ab hostibus, in cruce infusio superne suavitatis, in cruce robur mentis, in cruce gaudium spiritus, in cruce virtutis summa, in cruce perfectio sanctitatis » (l. II, C. 12). L'amour de la croix, c'est en effet l'amour de Dieu poussé jusqu'à limmolation ; or, nous l'avons dit, cet amour est bien le résumé de toutes les vertus, l'essence même de la perfection, et par là même le bouclier le plus puissant contre nos ennemis spirituels, une source de force et de consolation, le meilleur moyen d'augmenter en nous la vie spirituelle et d'assurer notre salut.
ART. III. PRATIQUE DE LA MORTIFICATION
767. Principes. 1° La mortification doit embrasser l'homme tout entier, corps et âme, car c'est l'homme tout entier qui, s'il n'est pas bien discipliné, est une occasion de péché. Sans doute il n'y a, à vrai dire, que la volonté qui pèche ; mais elle a pour complices et instruments notre corps avec ses sens extérieurs et notre âme avec toutes ses facultés : c'est donc tout l'homme qui doit être discipliné ou mortifié.
768. 2° La mortification s'attaque au plaisir. Sans doute le plaisir en soi n'est pas un mal ; c'est même un bien, quand il est subordonné à la fin pour laquelle Dieu l'a institué. Or Dieu a voulu attacher un certain plaisir à l'accomplissement du devoir, afin den faciliter la pratique : ainsi nous trouvons un certain plaisir dans le manger et le boire, dans le travail, et d'autres devoirs de ce genre. Ainsi donc, dans le plan divin, le plaisir n'est pas une fin mais un moyen. Goûter le plaisir en vue de mieux faire son devoir n'est donc pas défendu : c'est l'ordre établi par Dieu. Mais vouloir le plaisir pour lui-même, comme fin, sans aucun rapport avec le devoir, c'est au moins dangereux, puisqu'on s'expose à glisser des plaisirs permis dans les plaisirs coupables ; goûter le plaisir en excluant le devoir, c'est un péché plus ou moins grave, parce que c'est la violation de l'ordre voulu par Dieu. La mortification consistera donc à se priver des plaisirs mauvais, contraires à l'ordre providentiel, ou à la loi de Dieu ou de l'Eglise ; à renoncer même aux plaisirs dangereux, afin de ne pas s'exposer au péché ; et même à s'abstenir de quelques plaisirs licites, afin d'assurer davantage l'empire de la volonté sur la sensibilité. C'est dans ce même but que non seulement on se privera de quelques plaisirs, mais qu'on s'infligera quelques mortifications positives : car c'est un fait d'expérience qu'il n'est rien de plus efficace pour mater l'attrait au plaisir que de s'imposer quelque travail ou quelque souffrance de surérogation.
769. 3° Mais la mortification doit se pratiquer avec prudence ou discrétion : elle doit être proportionnée aux forces physiques et morales de chacun et à l'accomplissement des devoirs détat : 1) il faut ménager ses forces physiques ; car, selon S. François de Sales, « nous sommes exposés à de grandes tentations en deux états, savoir, quand le corps est trop nourri, et quand il est trop abattu » (Vie dévote, IIIe P, ch. XXIII) ; dans ce dernier cas en effet on tombe facilement dans la neurasthénie, qui oblige ensuite à des ménagements dangereux. 2) Il faut ménager ses forces morales, c'est-à-dire, ne pas s'imposer au début des privations excessives qu'on ne pourra continuer longtemps, et qui, au moment où on les abandonne, peuvent conduire au relâchement. 3) Il importe surtout qu'elles soient en harmonie avec les devoirs d'état, puisque ceux-ci, étant obligatoires, passent avant les pratiques de surérogation. Ainsi ce serait mauvais pour une mère de famille de pratiquer des austérités qui l'empêcheraient d'accomplir ses devoirs à l'égard de son mari et de ses enfants.
770. 4° Il y a une hiérarchie dans les mortifications : celles qui sont intérieures valent mieux évidemment que celles qui sont extérieures, parce qu'elles s'attaquent plus directement à la racine du mal. Mais il ne faut pas oublier que celles-ci facilitent beaucoup la pratique de celles-là, qui voudrait discipliner son imagination sans mortifier ses yeux, n'y réussirait guère, précisément parce que ceux-ci fournissent à celle-là les images sensibles qui font sa pâture. Ce fut une erreur des modernisants que de railler les austérités des siècles chrétiens. En fait les Saints de toutes les époques, ceux qui ont été béatifiés en ces derniers temps aussi bien que les autres, ont châtié rudement leur corps et leurs sens extérieurs, bien persuadés que c'est l'homme tout entier qui doit être mortifié, dans l'état de nature déchue, pour appartenir tout entier à Dieu.
Nous allons donc parcourir successivement tous les genres de mortification, en commençant par les extérieures pour arriver aux plus intérieures : c'est là l'ordre logique ; mais en pratique il faut savoir mélanger et doser les unes et les autres.
§ I. De la mortification du corps et des sens extérieurs
771. 1° Sa raison d'être. a) Notre Seigneur avait recommandé à ses disciples la pratique modérée du jeûne et de l'abstinence, la mortification du regard et du toucher. S. Paul comprenait si bien la nécessité de mater le corps, qu'il le châtiait sévèrement pour échapper au péché et à la réprobation. L'Eglise est elle-même intervenue pour prescrire aux fidèles certains jours de jeûne et d'abstinence.
b) Quelle en est la raison ? Sans doute le corps, bien discipliné, est un serviteur utile, nécessaire même, dont il faut ménager les forces pour les mettre au service de l'âme. Mais, dans l'état de nature déchue, le corps cherche des jouissances sensuelles sans tenir compte de ce qui est permis ou défendu ; il a même un attrait spécial pour les plaisirs illicites, et parfois se révolte contre les facultés supérieures qui veulent les lui interdire. C'est un ennemi d'autant plus dangereux qu'il nous accompagne partout, à table, au lit, dans nos courses, et qu'il rencontre souvent des complices, prêts à exciter sa sensualité et sa volupté. Ses sens sont en effet autant de portes ouvertes par lesquelles se glisse, s'insinue le subtil poison du plaisir défendu. Il est donc absolument nécessaire de veiller sur lui, de le maîtriser, de le réduire en servitude : faute de quoi, il nous trahira.
772. 2° Modestie du corps. Pour mater notre corps, commençons par bien observer les règles de la modestie et de la bonne tenue : il y a là une abondante matière à mortification. Le principe qui doit nous servir de règle, c'est celui de S. Paul : « Ne savez-vous pas que vos corps sont des membres du Christ ? Ne savez-vous pas que votre corps est le temple du Saint-Esprit qui est en vous ? Nescitis quoniam corpora vestra membra sunt Christi ?... Membra vestra templum sunt Spiritus Sancti. » (I Cor., VI, 15, 19).
A) Il faut donc respecter notre corps comme un temple saint, comme un membre du Christ ; point de ces costumes plus ou moins indécents qui ne sont faits que pour provoquer la curiosité et la volupté. Que chacun porte le vêtement que requiert sa condition, simple et modeste, mais toujours propre et décent.
Rien de plus sage que les avis de S. François de Sales à ce sujet : « Soyez propre, Philothée, et qu'il n'y ait rien sur vous de traînant et de mal agencé
; mais gardez-vous bien des vanités et des affêteries, des curiosités et folâtreries ; tenez-vous, tant quil sera possible, du côté de la simplicité et de la modestie, qui est sans doute le plus grand ornement de la beauté et la meilleure excuse pour la laideur... les femmes vaines font douter de leur chasteté ; au moins si elles en ont, elle n'est pas visible parmi tant de fatras et de bagatelles. » (Vie dévote, IIIe Part., ch. XXV). Saint Louis dit en un mot, « que lon se doit vestir selon son état, en sorte que les personnes sages et les gens de bien ne puissent dire : vous en faites trop, ni les jeunes gens : vous en faites trop peu. »
Quant aux religieux et religieuses, ainsi qu'aux ecclésiastiques, ils ont sur la forme et la matière de leurs vêtements des règles auxquelles ils doivent se conformer : inutile de dire que la mondanité et la coquetterie seraient complètement déplacées chez eux et ne pourraient que scandaliser les mondains eux-mêmes.
773. B) La bonne tenue est aussi une excellente mortification à la portée de tous : éviter avec soin les tenues molles et efféminées, tenir le corps droit, sans contrainte et sans affectation, ni courbé ni penché d'un côté ou de l'autre ; ne point changer trop souvent de posture ; ne croiser ni les pieds ni les jambes ; ne point s'appuyer mollement sur sa chaise ou son prie-Dieu ; éviter les mouvements brusques et les gestes désordonnés : ce sont là, entre cent autres, des moyens de se mortifier sans péril pour notre santé, sans attirer l'attention, et qui nous donnent sur notre corps une grande maîtrise.
774. C) Il y a d'autres mortifications positives que les pénitents généreux aiment à s'imposer pour mater leur corps, calmer ses ardeurs intempestives, et stimuler leur désir de piété : les plus communes sont ces petits bracelets de fer qu'on se passe au bras, ces chaînes qu'on met autour de ses reins, des ceintures ou scapulaires de crin, ou quelques bons coups de discipline, quand on peut se les donner sans attirer l'attention. En tout cela, il faut prendre soigneusement l'avis de son directeur, éviter tout ce qui sentirait la singularité ou flatterait la vanité, sans parler de ce qui serait contraire à l'hygiène et à la propreté ; le directeur ne permettra ces choses qu'avec discrétion, à lessai pour un temps seulement, et s'il remarque quelques inconvénients d'un genre ou d'un autre, il les supprimera.
775. 3° Modestie des yeux. A) Il y a des regards gravement coupables, qui offensent non seulement la pudeur, mais la chasteté elle-même (Matth., V, 28), et dont il faut évidemment s'abstenir. Il en est qui sont dangereux, lorsqu'on fixe sa vue sans raison sur des personnes ou des objets qui sont de nature à susciter des tentations : ainsi la Ste Ecriture nous avertit de ne pas arrêter nos regards sur une jeune personne, pour que sa beauté ne soit pas pour nous un sujet de scandale : « Virginem ne conspicias, ne forte scandalizeris in decore illius » (Eccli., IX, 5). Et, aujourd'hui, où la licence des étalages et l'immodestie des costumes, où les exhibitions malsaines des théâtres et de certains salons créent tant de dangers, de quelle réserve ne faut-il pas s'armer pour ne point s'exposer au péché ?
776. B) Aussi le chrétien sincère, qui veut sauver son âme à tout prix, va plus loin, et, pour être sûr de ne pas succomber à la sensualité, mortifie la curiosité des yeux, évitant, par exemple, de regarder à la fenêtre pour voir les passants, tenant les yeux modestement baissés, sans affectation, dans ses courses d'affaires ou ses promenades. Il aime au contraire à les reposer sur quelque objet, image pieuse, clocher, croix, statue, pour s'exciter à l'amour de Dieu et des Saints.
777. 4° Mortification de l'ouïe et de la parole. A) Elle demande qu'on ne dise et qu'on n'entende rien qui soit contraire à la charité, à la pureté, à l'humilité et aux autres vertus chrétiennes ; car, nous dit S. Paul, les conversations mauvaises corrompent les bonnes murs (I Cor., XV, 33). Et que d'âmes en effet ont été perverties pour avoir écouté des conversations déshonnêtes ou contraires à la charité. Les paroles lubriques excitent une curiosité morbide, soulèvent les passions, allument des désirs et provoquent au péché. Les paroles peu charitables suscitent des divisions jusque dans les familles, des défiances, des inimitiés et des rancunes. Il faut donc veiller sur ses moindres paroles pour éviter de tels scandales, et, savoir fermer l'oreille à tout ce qui peut troubler la pureté, la charité et la paix.
778. B) Mais, pour y mieux réussir, on mortifiera parfois sa curiosité, en évitant d'interroger sur ce qui peut la flatter, ou en réprimant cette démangeaison de causer qui, entraîne en des bavardages non seulement inutiles, mais dangereux : « in multiloquio non deerit peccatum » (Prov., X, 19).
C) Et, comme les moyens négatifs ne suffisent pas, on aura soin de diriger la conversation vers des sujets non seulement inoffensifs, mais bons, honnêtes et parfois édifiants, sans toutefois se rendre à charge aux autres par des remarques trop sérieuses qui ne sont pas amenées naturellement.
779. 5° Mortification des autres sens. Ce que nous avons dit de la vue, de l'ouïe et de la parole, s'applique aux autres sens ; nous reviendrons sur le goût en parlant de la gourmandise, sur le toucher à propos de la chasteté. Quant à l'odorat, quil suffise de dire que l'usage immodéré des parfums n'est souvent qu'un prétexte pour satisfaire la sensualité et parfois pour exciter la volupté ; qu'un chrétien sérieux n'en use qu'avec modération, pour des raisons de grande utilité ; et que les religieux et les ecclésiastiques se font une règle de n'en jamais user.
§ II. De la mortification des sens intérieurs
Les deux sens intérieurs qu'il faut mortifier sont l'imagination et la mémoire, qui généralement agissent de concert, le travail de la mémoire étant accompagné d'images sensibles.
780. 1° Principe. Ce sont là deux facultés précieuses, qui non seulement fournissent à l'intelligence les matériaux dont elle a besoin pour travailler, mais lui permettent d'exposer la vérité avec des images et des faits qui la rendent plus saisissable, plus vivante, et par là même plus intéressante : un résumé pâle et froid n'aurait que peu d'attraits pour le commun des mortels. Il ne s'agit donc pas d'atrophier ces facultés, mais de les discipliner, et de subordonner leur activité à l'empire de la raison et de la volonté ; autrement, laissées à elles-mêmes, elles peuplent l'âme d'une foule de souvenirs et d'images qui la dissipent, gaspillent ses énergies, lui font perdre un temps précieux dans la prière et dans le travail, et créent mille tentations contre la pureté, la charité, l'humilité et les autres vertus. Il est donc nécessaire de les discipliner et de les mettre au service des facultés supérieures.
781. 2° Règles à suivre. A) Pour réprimer les écarts de la mémoire et de l'imagination, on s'appliquera tout d'abord à chasser impitoyablement, dès le début, c'est-à-dire aussitôt qu'on s'en aperçoit, les images ou souvenirs dangereux, qui, en nous rappelant un passé scabreux, du en nous transportant au milieu des séductions du présent ou de l'avenir, seraient pour nous une source de tentations. Mais, comme il y a souvent une sorte de déterminisme psychologique, qui nous fait passer des vaines rêveries à celles qui sont périlleuses, on se prémunira contre cet engrenage en mortifiant les pensées inutiles, qui nous font déjà perdre un temps précieux et qui préparent la voie à d'autres plus dangereuses encore : la mortification des pensées inutiles, disent les Saints, est la mort des pensées mauvaises.
782. B) Pour y mieux réussir, le moyen positif le meilleur, c'est d'appliquer notre âme tout entière au devoir présent, à nos travaux, à nos études, à nos occupations habituelles. C'est du reste le meilleur moyen de réussir à bien faire ce qu'on fait, en concentrant toute son activité sur l'action présente : age quod agis. Que les jeunes hommes se rappellent que, pour progresser dans leurs études comme dans leurs autres devoirs d'état, il faut donner plus de place au travail de l'intelligente et de la réflexion, et moins aux facultés sensibles : ainsi tout, en assurant leur avenir, ils éviteront les rêveries dangereuses.
783. C) Enfin il est très utile de se servir de l'imagination et de la mémoire pour nourrir sa piété, en cherchant dans nos Saints Livres, nos prières liturgiques et les auteurs spirituels les plus beaux textes, les plus belles comparaisons et images ; en se servant de l'imagination pour se mettre en la présence de Dieu, et pour se représenter dans le détail les mystères de Notre Seigneur et de la Sainte Vierge. Ainsi, au lieu d'atrophier son imagination, on la peuplera de pieuses représentations qui banniront celles qui seraient dangereuses, et nous mettront à même de mieux comprendre et de mieux expliquer à nos auditeurs les scènes évangéliques.
§. III. De la mortification des passions
784. Les passions, au sens philosophique du mot, ne sont pas nécessairement et absolument mauvaises : ce sont des forces vives, souvent impétueuses, qu'on peut utiliser pour le bien comme pour le mal, pourvu qu'on sache les discipliner et les orienter vers une noble fin. Mais, dans le langage populaire, et chez certains auteurs spirituels, ce mot s'emploie au sens péjoratif, pour désigner les passions mauvaises. Nous allons donc : 1° rappeler les principales notions psychologiques sur les passions ; 2° indiquer leurs bons et leurs mauvais effets ; 3° tracer des règles pour le bon usage des passions.
I. La psychologie des passions
Nous ne faisons ici que rappeler ce que l'on expose plus longuement en psychologie.
785. 1° Notion. Les passions sont des mouvements impétueux de lappétit sensitif vers le bien sensible avec un retentissement plus ou moins fort sur lorganisme.
a) A la base de la passion, il y a donc une certaine connaissance au moins sensible dun bien espéré ou acquis ou d'un mal contraire à ce bien ; c'est de cette connaissance que jaillissent les mouvements de l'appétit sensitif.
b) Ces mouvements sont impétueux et se distinguent ainsi des états affectifs agréables ou désagréables qui sont calmes, paisibles, sans cette ardeur, cette véhémence qui existe dans la passion.
6) Précisément parce qu'ils sont impétueux et agissent fortement sur l'appétit sensitif, ils ont leur retentissement jusque dans l'organisme physique, à cause de l'étroite union entre le corps et l'âme. Ainsi la colère fait affluer le sang au cerveau et tend les nerfs, la peur fait pâlir, l'amour dilate le cur, et la crainte le resserre. Toutefois ces effets physiologiques ne se présentent pas au même degré chez tous : ils dépendent du tempérament de chacun et de l'intensité de la passion, comme aussi de la maîtrise qu'on acquiert sur soi-même.
786. Les passions diffèrent donc des sentiments qui sont des mouvements de la volonté, qui supposent par conséquent une connaissance de l'intelligence, et qui, tout en étant forts, n'ont pas la violence des passions. Ainsi il y a un amour-passion et un amour-sentiment, une crainte passionnelle et une crainte intellectuelle. Ajoutons que dans l'homme, animal raisonnable, les passions et les sentiments se mélangent souvent, presque toujours, à des doses très variées, et que c'est par la volonté, aidée de la grâce, que nous parvenons à transformer en nobles sentiments les passions les plus ardentes, en subordonnant celles-ci à ceux-là.
787. 2° Leur nombre. On en compte généralement onze, qui toutes découlent de lamour, comme le montre excellemment Bossuet : « Nos autres passions se rapportent au seul amour qui les enferme ou les excite toutes » (De la connaissance de Dieu et de soi-même, ch. I, n. VI).
1) L'amour est une passion de s'unir à une personne ou à une chose qui plaît : on veut l'avoir en sa possession.
2) La haine est une passion d'éloigner de nous quelque chose qui nous déplaît ; elle naît de l'amour, en ce sens que nous haïssons ce qui s'oppose à ce que nous aimons : je ne hais la maladie que parce que j'aime la santé, je ne hais une personne que parce qu'elle met un obstacle à posséder ce que j'aime.
3) Le désir est la recherche du bien absent, et naît de ce que nous aimons ce bien.
4) L'aversion (ou fuite) nous fait écarter le mal qui s'approche de nous.
5) La joie n'est que la jouissance du bien présent.
6) La tristesse au contraire s'afflige et s'éloigne du mal présent.
7) Laudace (hardiesse ou courage) s'efforce de s'unir à lobjet aimé dont l'acquisition est difficile.
8) La crainte nous pousse à nous éloigner d'un mal difficile à éviter.
9) L'espérance se porte avec ardeur vers l'objet aimé, dont l'acquisition est possible quoique difficile.
10) Le désespoir naît en l'âme quand l'acquisition de l'objet aimé paraît impossible.
11) La colère repousse violemment ce qui nous fait du mal et excite le désir de se venger.
Les six premières passions, qui prennent leur origine dans l'appétit concupiscible, sont appelées communément par les modernes passions de jouissance ; les cinq autres, qui se rapportent à l'appétit irascible, se nomment passions combatives.
II. Les effets des passions
788. Les Stoïciens prétendaient que les passions sont radicalement mauvaises et doivent être supprimées ; les Epicuriens déifient les passions et proclament bien haut qu'il faut les suivre : c'est ce que nos épicuriens modernes appellent : vivre sa vie. Le christianisme tient le milieu entre ces deux excès : rien de ce que Dieu a mis dans la nature humaine n'est mauvais ; Jésus lui-même a eu des passions bien réglées : il a aimé, non seulement par la volonté, mais par le cur, et a pleuré sur Lazare et sur Jérusalem infidèle ; il s'est laissé aller à une sainte colère, a subi la crainte, la tristesse, l'ennui ; mais il a su tenir ces passions sous l'empire de la volonté et les subordonner à Dieu. Quand les passions sont au contraire déréglées, elles produisent les plus pernicieux effets ; il faut donc les mortifier et les discipliner.
789. Effets des passions déréglées. On appelle déréglées les passions qui se portent vers un bien sensible défendu, ou même vers un bien permis, mais avec trop d'empressement et sans le rapporter à Dieu. Or ces passions désordonnées :
a) Aveuglent lâme : elles se portent en effet vers leur objet avec impétuosité, sans consulter la raison, se laissant guider par l'attrait ou le plaisir. Or c'est là un élément perturbateur qui tend à fausser le jugement, et à obscurcir la droite raison : l'appétit sensitif est aveugle, par nature, et si l'âme se laisse guider par lui, elle est elle-même aveuglée : au lieu de se laisser conduire par le devoir, elle se laisse éblouir par le plaisir du moment ; c'est comme un nuage qui empêche de voir la vérité ; aveuglée par les poussières que soulèvent les passions, l'âme ne voit plus clairement la volonté divine, le devoir qui s'impose à elle : elle n'est plus apte à porter un jugement sain.
790. b) Elles fatiguent l'âme et la font souffrir.
1) Les passions, nous dit S. jean de la Croix, « sont comme les petits enfants impatients, et qu'on ne saurait contenter ; ils demandent à leur mère tantôt ceci et tantôt cela, et ne sont jamais satisfaits. Un avare se lasse de creuser en vain pour posséder un trésor ; ainsi lâme se fatigue à vouloir atteindre ce que demandent ses appétits. Si l'un est satisfait, d'autres renaissent et engendrent la fatigue, parce que rien ne peut les satisfaire
Les appétits fatiguent et affligent l'âme ; elle est navrée, agitée et troublée par eux, comme les flots par le vent » (La montée du Carmel, l. I, ch. VI).
2) De là une souffrance d'autant plus intense que les passions sont plus vives : car elles tourmentent notre pauvre âme jusqu'à ce qu'elles soient satisfaites, et, comme l'appétit vient en mangeant, elles demandent toujours davantage ; si la conscience regimbe, elles s'impatientent, elles s'agitent, elles sollicitent la volonté pour qu'elle cède à leurs désirs sans cesse renaissants : c'est une torture indicible.
791. c) Elles affaiblissent la volonté : tiraillée en sens divers par ces passions rebelles, la volonté est obligée de disperser ses forces, et par là même de les affaiblir. Tout ce qu'elle cède aux passions augmente leurs prétentions et diminue ses énergies. Pareils aux rejetons inutiles et gourmands qui poussent autour du tronc d'un arbre, les appétits qu'on ne maîtrise pas, vont en se développant, et enlèvent de la force à l'âme, comme les rejetons parasites à l'arbre. Le moment vient où l'âme affaiblie tombe dans le relâchement et la tiédeur, prête à toutes les capitulations.
792. d) Elles souillent l'âme. Quand l'âme, cédant aux passions, s'unit aux créatures, elle s'abaisse à leur niveau et contracte leur malice et leurs souillures ; au lieu d'être l'image fidèle de Dieu, elle se fait à l'image des choses auxquelles elle s'attache : des grains de poussière, des taches de boue viennent ternir sa beauté, et sopposent à lunion parfaite avec Dieu. « J'ose affirmer, dit S. Jean de la Croix, qu'un seul appétit désordonné, même sans quil soit entaché de péché mortel, suffit pour mettre lâme dans un tel état d'obscurité, de laideur, de malpropreté, quelle devient incapable dune union (intime) quelconque avec Dieu, aussi longtemps qu'elle ne sen est purifiée. Que dire alors de celle qui a la laideur de toutes ses passions naturelles, qui est livrée à tous ses appétits ? A quelle distance infinie ne sera-t-elle pas de la pureté divine ? Ni paroles, ni raisonnements ne peuvent faire comprendre la variété des souillures que tant dappétits divers produisent dans une âme
chaque appétit dépose à sa façon sa part spéciale dimmondices et de laideur dans lâme. » ( l. I, ch. IX).
793. Conclusion. Il faut donc, si on veut arriver à l'union à Dieu, mortifier toutes les passions, mêmes plus petites, en tant qu'elles sont volontaires et désordonnées. L'union parfaite suppose qu'il n'y ait en nous rien de contraire à la volonté de Dieu, aucune attache voulue à la créature et à nous-mêmes : aussitôt que de propos délibéré nous nous laissons égarer par quelque passion, il ny a plus d'union parfaite entre notre volonté et celle de Dieu. Cela est vrai surtout des passions ou attaches habituelles - elles paralysent la volonté, même lorsqu'elles sont légères. C'est la remarque de S. Jean de la Croix : « qu'un oiseau soit lié à la patte, par un fil mince, ou un fil épais, peu importe : il ne lui sera possible de voler qu'après l'avoir rompu » (La montée du Carmel, l. I, ch. XI).
794. Avantages des passions bien réglées. Quand au contraire les passions sont bien réglées, c'est-à-dire, orientées vers le bien, modérées et soumises à la volonté, elles ont les plus précieux avantages. Ce sont en effet des forces vives, ardentes qui viennent stimuler l'activité de notre intelligence et de notre volonté, et leur prêtent ainsi une aide puissante.
a) Elles agissent sur l'intelligence, en excitant notre ardeur au travail, notre désir de connaître la vérité. Quand un objet nous passionne dans le bon sens du mot, nous sommes tout yeux, tout oreilles pour le bien connaître, notre esprit saisit plus facilement la vérité, notre mémoire est plus tenace pour la retenir. Voici, par exemple, un inventeur animé d'un patriotisme ardent : il travaille avec plus d'ardeur, de ténacité et de perspicacité, précisément parce qu'il veut rendre service à sa patrie ; de même, un étudiant, soutenu par la noble ambition de mettre sa science au service de ses compatriotes, fait plus d'efforts et aboutit à des résultats plus appréciables ; mais surtout celui qui aime passionnément Jésus Christ, étudie l'Evangile avec plus d'ardeur, le comprend et le goûte mieux : les paroles du Maître sont pour lui des oracles qui portent en son âme une lumière étincelante.
795. b) Elles agissent aussi sur la volonté pour l'entraîner et décupler ses énergies : ce que l'on fait avec amour est mieux fait, avec plus d'application, de constance, de succès. Que ne tente pas une mère aimante pour sauver son enfant ? Que d'actes héroïques inspirés par l'amour de la patrie ? De même quand un saint est passionné d'amour pour Dieu et pour les âmes, il ne recule devant aucun effort, aucun sacrifice, aucune humiliation pour sauver ses frères. Sans doute, c'est la volonté qui commande ces actes de zèle, mais la volonté inspirée, stimulée, soutenue par une sainte passion. Or quand les deux appétits, sensitif et intellectuel, en d'autres termes quand le cur et la volonté travaillent dans la même direction et unissent leurs forces, les résultats sont évidemment beaucoup plus importants et durables. Il importe donc de voir comment on peut utiliser les passions.
III. Du bon usage des passions
Après avoir rappelé les principes psychologiques qui peuvent faciliter notre tâche, nous indiquerons comment on résiste aux passions mauvaises, comment on oriente les passions vers le bien et comment on les modère.
1° Principes psychologiques à utiliser
796. Pour maîtriser les passions, il faut, avant tout, compter sur la grâce de Dieu, par conséquent sur la prière et les sacrements, mais il faut aussi user d'une sage tactique basée sur la psychologie.
a) Toute idée tend à provoquer l'acte correspondant, surtout si elle est accompagnée de vives émotions et de fortes convictions. Ainsi penser au plaisir sensible, en se le représentant vivement par l'imagination, provoque un désir et souvent un acte sensuel ; au contraire penser à de nobles actions, se représenter les heureux effets qu'elles produisent, excite le désir de faire des actes de ce genre. Cela est vrai surtout de l'idée qui ne demeure pas abstraite, froide, incolore, mais qui, étant accompagnée dimages sensibles, devient concrète, vivante, et par là même entraînante ; c'est en ce sens qu'on peut dire que l'idée est une force, une mise en marche, un commencement d'action. Si donc on veut maîtriser les passions mauvaises, il faut écarter avec soin toute pensée, toute imagination qui représente le plaisir mauvais comme attrayant ; si au contraire on veut cultiver les bonnes passions ou les bons sentiments, il faut entretenir en soi des pensées et des images qui montrent le beau côté du devoir, de la vertu, et rendre ces réflexions aussi concrètes et aussi vives que possible.
797. b) L'influence d'une idée se prolonge tant qu'elle n'est pas effacée par une idée plus forte qui la supplante ; ainsi un désir sensuel continue de se faire sentir tant qu'il n'est pas chassé par une pensée plus noble qui s'empare de l'âme. Si donc on veut s'en débarrasser, il faut, par une lecture ou une étude intéressante se livrer à une série de pensées totalement différentes ou contraires ; si au contraire on veut intensifier un bon désir, on le prolonge en méditant sur ce qui peut l'alimenter.
c) L'influence d'une idée augmente, si on l'associe à d'autres idées connexes qui l'enrichissent et lui donnent plus d'ampleur ; ainsi la pensée et le désir de sauver son âme devient plus intense et plus efficace si on l'associe à l'idée de travailler à sauver l'âme de ses frères, comme on en voit un exemple chez François Xavier.
798. d) Enfin l'idée atteint son maximum de puissance, quand elle devient habituelle, absorbante, une sorte d'idée fixe qui inspire toutes les pensées et toutes les actions. C'est ce qu'on remarque, au point de vue naturel, chez ceux qui n'ont qu'une idée, par exemple, celle de faire telle ou telle découverte ; et au point de vue surnaturel, chez ceux qui se pénètrent tellement d'une maxime évangélique qu'elle devient la règle de leur vie, par exemple : Vends tout et donne-le aux pauvres ; ou : que sert à l'homme de gagner l'univers s'il vient à perdre son âme ; ou encore : ma vie à moi, c'est le Christ. Il faut donc viser à enraciner profondément dans son âme, quelques idées directrices, prenantes, absorbantes, puis les réduire à l'unité par une devise, une maxime qui les concrétise et les tienne sans cesse présentes à l'esprit, par exemple : Deus meus et omnia ! Ad majorem Dei gloriam ! Dieu seul suffit ! Qui a Jésus a tout ! Esse cum Jesu dulcis paradisus ! Avec une devise de ce genre, il sera plus facile de triompher des passions mauvaises, et d'utiliser les bonnes.
2° Comment combattre les passions déréglées
799. Aussitôt qu'on a conscience que s'élève en notre âme un mouvement désordonné, il faut faire appel à tous les moyens naturels et surnaturels pour l'enrayer et le dominer. a) Dès le début, on se sert du pouvoir d'inhibition de la volonté, aidée de la grâce, pour enrayer ce mouvement. Ainsi on évite les actes ou gestes extérieurs qui ne peuvent que stimuler ou intensifier la passion : si on se sent envahi par la colère, on évite les gestes désordonnés, les éclats de voix, on se tait jusqu'à ce que le calme soit revenu ; s'il s'agit d'une affection trop vive, on évite de rencontrer la personne aimée, de lui parler, et surtout de lui exprimer d'une façon même indirecte l'affection qu'on a pour elle. Ainsi la passion s'affaiblit peu à peu.
800. b) Bien plus, s'il s'agit surtout d'une passion de jouissance, on s'efforce d'oublier l'objet de cette passion. Pour y réussir : 1) on applique fortement son imagination et son esprit à toute occupation honnête qui puisse nous distraire de l'objet aimé : on tâche de s'absorber dans l'étude, la solution d'un problème, le jeu, la promenade avec d'autres, la conversation, etc. 2) Quand le calme commence à se faire, on fait appel aux considérations d'ordre moral qui puissent armer la volonté contre l'attrait du plaisir : considérations naturelles, comme les inconvénients, pour le présent et pour lavenir, d'une liaison dangereuse, d'une amitié trop sensible (n° 603) ; mais surtout considérations surnaturelles, l'impossibilité d'avancer dans la perfection tant qu'on entretient des attaches, les chaînes qu'on se forge, la compromission de son salut, le scandale qu'on peut donner, etc.
S'il s'agit des passions combatives, comme la colère, la haine, après avoir fui un moment pour diminuer la passion on peut souvent prendre l'offensive, se mettre en face de la difficulté, se convaincre par la raison et surtout par la foi que s'abandonner à la colère ou à la haine est indigne d'un homme et d'un chrétien ; que demeurer calme, maître de soi, est tout ce qu'il y a de plus noble, de plus honorable, de plus conforme à lEvangile.
801. c) Enfin on essaiera de faire des actes positifs contraires à la passion. Si on éprouve de l'antipathie pour une personne, on agira comme si on voulait gagner sa sympathie, on s'efforcera de lui rendre service, d'être aimable à son égard, et surtout de prier pour elle : il n'est rien qui adoucisse le cur comme une prière sincère pour un ennemi. Si au contraire on sent une affection excessive pour une personne, on évite sa compagnie, ou, si on ne le peut, on lui témoigne cette froide courtoisie, cette sorte d'indifférence qu'on a pour le commun des hommes. Ces actes contraires finissent par affaiblir et faire disparaître la passion, surtout si on sait cultiver les bonnes passions.
3° Comment orienter les passions vers le bien
802. Nous avons dit que les passions ne sont pas mauvaises en soi ; elles peuvent donc être orientées vers le bien, et cela sans aucune exception.
a) L'amour et la joie peuvent sorienter vers les affections pures et légitimes de la famille, vers les amitiés bonnes et surnaturelles ; mais surtout vers Notre Seigneur qui est de tous les amis le plus tendre, le plus généreux et le plus dévoué. C'est donc de ce côté qu'il importe de diriger notre cur, en lisant, en méditant et en pratiquant les deux beaux chapitres de lImitation qui ont ravi et ravissent encore tant d'âmes, De amore Jesu super omnia, De familiari amicitia Jesu.
b) La haine et l'aversion se tournent vers le péché, le vice et tout ce qui y conduit, pour le détester et le fuir : « Iniquitatem odio habui » (Ps. CXVIII, 163).
c) Le désir se transforme en une ambition légitime, lambition naturelle d'honorer sa famille et son pays, l'ambition surnaturelle de devenir un saint, un apôtre.
d) La tristesse, au lieu de dégénérer en mélancolie, devient une douce résignation en présence des épreuves qui pour le chrétien sont une semence de gloire, ou une tendre compassion à l'égard de Jésus souffrant et offensé ou à l'égard des âmes affligées.
e) L'espoir devient espérance chrétienne, confiance inébranlable en Dieu, et décuple nos énergies pour le bien.
f) Le désespoir se transforme en une juste méfiance de soi, fondée sur notre impuissance et nos péchés, mais tempéré par la confiance en Dieu.
g) La crainte, au lieu d'être un sentiment déprimant qui affaiblit l'âme, est chez le chrétien une source d'énergie : il craint le péché et l'enfer, mais cette crainte légitime l'arme de courage contre le mal ; il craint Dieu surtout, il redoute de loffenser, et méprise le respect humain.
h) La colère, au lieu de nous enlever la maîtrise de nous-mêmes, n'est qu'une juste et sainte indignation, qui nous rend plus forts contre le mal.
i) L'audace devient l'intrépidité en face des difficultés et des dangers : plus une chose est difficile, et plus elle nous apparaît digne de nos efforts.
803. Pour arriver à cet heureux résultat, rien ne vaut la méditation, accompagnée de pieuses affections et de généreuses résolutions. C'est par elle qu'on se forme un idéal et des convictions profondes pour s'en rapprocher chaque jour. Il s'agit en effet de provoquer et d'entretenir dans l'âme des idées et des sentiments conformes aux vertus qu'on veut pratiquer, et d'écarter au contraire les images et impressions conformes aux vices qu'on veut éviter. Or rien de meilleur, pour atteindre ce résultat, que de méditer chaque jour de la façon que nous avons indiquée, n° 679 ss ; dans ce tête-à-tête avec Dieu, l'infinie vérité et l'infinie bonté, la vertu devient chaque jour plus aimable, le vice plus odieux, et la volonté, fortifiée par ces convictions, entraîne les passions vers le bien au lieu de se laisser elle-même entraîner par elles au mal.
4° Comment modérer les passions
804. a) Même quand les passions sont orientées vers le bien, il faut savoir les modérer, c'est-à-dire, les soumettre à la direction de la raison et de la volonté, guidées elles-mêmes par la foi et par la grâce. Sans cela, elles seraient parfois excessives, parce que de leur nature elles sont trop impétueuses.
Ainsi le désir de prier avec ferveur peut devenir de la contention, lamour pour Jésus peut se traduire par des efforts de sensibilité qui usent le corps et l'âme ; le zèle intempestif devient du surmenage, l'indignation de la colère, la joie dégénère en dissipation. Nous sommes tout particulièrement exposés à ces excès en notre siècle, où l'activité fiévreuse de nos contemporains devient contagieuse. Or ces mouvements ardents, même lorsqu'ils se portent vers le bien, fatiguent et usent l'esprit et le corps, et ne peuvent en tout cas durer longtemps, violenta non durant ; et pourtant, ce qui fait le plus de bien, c'est la continuité dans l'effort.
805. b) Il faut donc faire contrôler son activité par un sage directeur, et suivre les conseils de la sagesse.
1) Habituellement, il faut mettre, dans la culture de nos désirs et passions, une certaine modération, une sorte de tranquillité apaisée, et éviter d'être constamment tendu : il est nécessaire de ménager sa monture pour aller jusqu'au terme de la course, et par conséquent d'éviter l'empressement excessif qui use les forces ; notre pauvre machine humaine ne peut pas être constamment sous pression, si nous voulons qu'elle n'éclate pas.
2) Avant un grand effort à donner, ou après une dépense considérable d'énergie, la prudence demande qu'on impose un certain calme, un certain repos aux ambitions les plus légitimes, au zèle le plus ardent et le plus pur. C'est l'exemple que nous a laissé Notre Seigneur ; de temps en temps, il invitait ses disciples au repos : « Venite seorsum ut desertum locum et requiescite pusillium » (Marc, VI, 31).
Ainsi dirigées et modérées, les passions, loin d'être un obstacle à la perfection, ne seront que des moyens efficaces pour nous en rapprocher chaque jour ; et la victoire remportée sur elles nous permettra de mieux discipliner nos facultés supérieures.
§ IV. De la mortification des facultés supérieures
Ces facultés supérieures, qui constituent l'homme en tant qu'homme, sont l'intelligence et la volonté, qui elles aussi ont besoin d'être disciplinées, parce qu'elles aussi ont été atteintes par le péché originel, n° 75.
I. Mortification ou discipline de l'intelligence
806. Notre entendement nous a été donné pour connaître la Vérité, et surtout Dieu et les choses divines. C'est Dieu qui est le vrai soleil des esprits ; il nous éclaire par une double lumière, la lumière de la raison et celle de la foi. Dans l'état présent, nous ne pouvons arriver à la vérité intégrale sans le concours de ces deux lumières ; faire fi de l'une ou de l'autre, c'est s'aveugler soi-même. Il est d'autant plus important de discipliner notre intelligence que c'est elle qui éclaire la volonté et lui permet de prendre son orientation vers le bien ; c'est elle qui, sous le nom de conscience, est la règle de notre vie morale et surnaturelle. Mais pour qu'il en soit ainsi il faut mortifier ses tendances défectueuses, dont les principales sont : l'ignorance, la curiosité et la précipitation, l'orgueil et l'opiniâtreté.
807. 1° L'ignorance se combat par l'application méthodique et constante à l'étude, et surtout à l'étude de tout ce qui se rapporte à Dieu, notre fin dernière, et aux moyens de l'atteindre. Il serait déraisonnable en effet de s'occuper de toutes les sciences et de négliger celle du salut.
Assurément chacun doit étudier, dans les sciences humaines, celles qui se rapportent à ses devoirs d'état ; mais le devoir primordial étant de connaître Dieu pour l'aimer, négliger cette étude serait inexcusable. Et cependant que de chrétiens, très instruits dans telle ou telle branche des sciences, n'ont qu'une connaissance rudimentaire des vérités chrétiennes, des dogmes, de la morale et de l'ascétique ! Un progrès se manifeste aujourd'hui dans l'élite, et il y a des cercles d'étude où l'on étudie avec le plus vif intérêt toutes les questions religieuses, y compris la spiritualité. Dieu en soit béni, et puisse ce mouvement s'étendre !
808. 2° La Curiosité est une maladie de notre esprit qui ne fait qu'augmenter l'ignorance religieuse : elle nous porte en effet avec une ardeur excessive vers les connaissances qui nous plaisent beaucoup plus que vers celles qui nous sont utiles, et nous fait perdre ainsi un temps précieux. Souvent elle est accompagnée d'empressement et de précipitation qui fait que nous nous absorbons dans les études qui flattent la curiosité, au détriment de celles qui sont plus importantes.
Pour en triompher, il faut : 1) étudier en premier lieu non ce qui plait, mais ce qui est utile, surtout ce qui est nécessaire : « id prius quod est magis necessarium », dit S. Bernard, et ne s'occuper du reste que par mode de récréation. Par conséquent on ne doit lire quavec sobriété ce qui nourrit l'imagination plus que l'esprit, comme la plupart des romans, ou ce qui se rapporte aux nouvelles et aux bruits du monde, comme les journaux et certaines revues. 2) Dans ces lectures, il faut éviter l'empressement excessif, ne pas vouloir dévorer rapidement un volume tout entier. Même quand il s'agit de bonnes lectures, il importe de les faire lentement, pour mieux comprendre et goûter ce qu'on lit (n° 582). 3) C'est ce qui sera plus facile, si on étudie non par curiosité, non pour se complaire en sa science, mais pour un motif surnaturel, pour s'édifier soi-même et édifier les autres ». Car, nous dit avec raison S. Augustin, la science doit être mise au service de la charité. Ceci est vrai même dans l'étude des questions de spiritualité : il en est en effet qui, dans ces études, cherchent plus à satisfaire leur curiosité et leur orgueil qu'à purifier leur cur et à pratiquer la mortification.
809. 3° L'orgueil doit donc être évité, cet orgueil de lesprit qui est plus dangereux et plus difficile à guérir que l'orgueil de la volonté, dit Scupoli (Combat spirituel, ch. IX, n°8).
C'est cet orgueil qui rend difficiles la foi et l'obéissance aux supérieurs : on voudrait se suffire à soi-même, tant on a confiance en sa raison, et on a peine à recevoir les enseignements de la foi, ou du moins on veut les soumettre à la critique et à l'interprétation de sa raison ; de même on a tellement confiance en son jugement, qu'on n'aime guère à consulter les autres, et spécialement ses supérieurs. De là des imprudences regrettables ; de là aussi une opiniâtreté dans ses propres idées, qui nous fait condamner d'un ton tranchant les opinions qui ne sont pas conformes aux nôtres. C'est une des causes les plus fréquentes de ces divisions qu'on remarque entre chrétiens, parfois même entre auteurs catholiques. S. Augustin signalait déjà de son temps ces malheureuses divisions qui détruisent la paix, la concorde et la charité.
810. Pour guérir cet orgueil de l'esprit : 1) il faut avant tout se soumettre, avec une docilité d'enfant, aux enseignements de la foi : sans doute il est permis de chercher cette intelligence de nos dogmes qu'on obtient par une patiente et laborieuse recherche, en utilisant les travaux des Pères et des Docteurs, surtout de S. Augustin et de S. Thomas; mais il faut le faire avec piété et sobriété, nous dit le Concile du Vatican, en s'inspirant de la maxime de S. Anselme : fides quærens intellectum. Alors on évite cet esprit hypercritique qui atténue et minimise nos dogmes, sous prétexte de les expliquer ; alors on soumet son jugement non seulement aux vérités de foi mais aux directions pontificales ; alors aussi, dans les questions librement discutées, on laisse aux autres la liberté qu'on réclame pour ses propres opinions, et on ne traite pas avec un dédain transcendant les opinions contraires aux siennes. C'est ainsi que se fait la paix dans les esprits.
2) Dans les discussions qu'on a avec les autres, il faut chercher, non la satisfaction de son orgueil et le triomphe de ses idées, mais la vérité. Il est rare qu'il n'y ait point, dans les opinions adverses, une part de vérité qui nous avait échappé jusqu'ici : écouter les raisons de nos adversaires avec attention et impartialité, et leur concéder ce qu'il y a de juste dans leurs remarques est encore le meilleur moyen de se rapprocher de la vérité, comme aussi de sauvegarder les lois de l'humilité et de la charité. En résumé, il faut donc, pour discipliner son intelligence, étudier ce qui est plus nécessaire, et le faire avec méthode, constance, et esprit surnaturel, c'est-à-dire avec le désir de connaître, d'aimer et de pratiquer la vérité.
II. Mortification ou éducation de la volonté
811. 1° Nécessité. La volonté est dans l'homme la faculté maîtresse, la reine de toutes les autres facultés, celle qui les gouverne ; c'est elle qui, étant libre, donne non seulement à ses actes propres (ou élicites), mais encore aux actes des autres facultés qu'elle commande (actes impérés) leur liberté, leur mérite ou leur démérite. Régler la volonté, c'est donc régler l'homme tout entier. Or la volonté est bien réglée si elle est assez forte pour commander aux facultés inférieures, et assez docile pour obéir à Dieu : tel est son double rôle. Lun et l'autre est difficile ; car souvent les facultés inférieures se révoltent contre la volonté, et ne se soumettent à son empire que lorsqu'on sait joindre le tact à la fermeté : la volonté n'a pas en effet un pouvoir absolu sur les facultés sensibles, mais une sorte de pouvoir moral, pouvoir de persuasion pour les amener à la soumission (n° 56).
Ce n'est donc qu'avec difficulté, et par des efforts souvent renouvelés qu'on arrive à soumettre à la volonté les facultés sensibles et les passions. Il en coûte aussi de soumettre parfaitement sa volonté à celle de Dieu : nous aspirons à une certaine autonomie, et, comme la volonté divine ne peut nous sanctifier sans nous demander des sacrifices, nous reculons souvent devant l'effort, et préférons nos goûts, nos caprices à la sainte volonté de Dieu. Ici encore par conséquent la mortification s'impose.
812. 2° Moyens pratiques. Pour bien faire l'éducation de la volonté, il faut la rendre assez souple pour obéir à Dieu en toutes choses, et assez forte pour commander au corps et à la sensibilité. Afin d'atteindre ce but, il est nécessaire d'écarter les obstacles et de prendre des moyens positifs.
A) Les principaux obstacles : a) intérieurs sont : 1) Lirréflexion : on ne réfléchit pas avant dagir, et on suit l'impulsion du moment, la passion, la routine, le caprice ; donc réfléchir avant d'agir, et se demander ce que Dieu réclame de nous ; 2) Lempressement fiévreux qui, en produisant une tension trop forte et mal dirigée, use le corps et l'âme en pure perte, et souvent nous fait dévier vers le mal ; donc du calme, de la modération même dans le bien, afin de faire feu qui dure, et non pas un feu de paille ; 3) la nonchalance, ou l'indécision, la paresse, le manque de ressort moral, qui paralyse ou atrophie les forces de la volonté ; donc fortifier ses convictions et ses énergies, comme nous allons le dire ; 4) la peur de l'insuccès, ou le manque de confiance, qui diminue singulièrement nos forces ; il faut au contraire se souvenir qu'avec le secours de Dieu on est sûr daboutir à de bons résultats.
813. b) A ces obstacles viennent s'en joindre d'autres du dehors : 1) le respect humain, qui nous rend esclaves des autres, en nous faisant craindre leurs critiques ou leurs railleries ; on le combat en se disant que ce qui compte, c'est le jugement de Dieu, toujours sage, et non celui des hommes, toujours faillible ; 2) les mauvais exemples qui nous entraînent d'autant plus facilement qu'ils correspondent à une propension de notre nature ; se rappeler alors que le seul modèle à imiter, c'est Jésus, notre Maître et notre Chef, n° 136 ss., et que le chrétien doit faire tout le contraire de ce que fait le monde, n° 214.
814. B) Quant aux moyens positifs, ils consistent à combiner harmonieusement le travail de l'intelligence, de la volonté et de la grâce.
a) A l'intelligence il appartient de fournir ces convictions profondes, qui seront à la fois un guide et un stimulant pour la volonté. Ces convictions sont celles qui sont propres à déterminer la volonté à choisir ce qui est conforme à la volonté de Dieu. Elles se résument ainsi : Dieu est ma fin et Jésus est la voie que je dois suivre pour aller jusqu'à lui ; je dois donc tout faire pour Dieu, en union avec Jésus Christ ; un seul obstacle s'oppose à ma fin, le péché : je dois donc le fuir, et, si j'ai eu le malheur de le commettre, réparer aussitôt ; un seul moyen est nécessaire et suffit pour éviter le péché, faire constamment la volonté de Dieu : je dois donc viser sans cesse à la connaître et à y conformer ma conduite. Pour y réussir, je me redirai souvent la parole de S. Paul, au moment de sa conversion : Seigneur, que voulez-vous que je fasse, Domine, quid me vis facere ? Et le soir, dans mon examen, je me reprocherai mes moindres défaillances.
815. b) Ces convictions agiront puissamment sur la volonté. Celle-ci de son côté devra agir avec décision, fermeté et constance. 1) Il faut de la décision : quand on a réfléchi et prié, selon l'importance de l'action qu'on va faire, il faut immédiatement se décider, malgré les hésitations qui pourraient persister : la vie est trop courte pour perdre un temps notable à délibérer si longuement : on se décide pour ce qui semble plus conforme à la volonté divine, et Dieu, qui voit notre bonne disposition, bénira notre action. 2) Cette décision doit être ferme il ne suffit pas de dire : je voudrais bien, je désire : ce ne sont là que des velléités. Il faut dire : je veux et je veux à tout prix ; et se mettre aussitôt à l'uvre, sans attendre demain, sans attendre les grandes occasions : c'est la fermeté dans les petites actions qui assure la fidélité dans les grandes. 3) Toutefois cette fermeté n'est pas la violence : elle est calme, parce qu'elle veut durer, et, pour la rendre constante, on renouvellera souvent ses efforts, sans jamais se laisser décourager par l'insuccès : on n'est vaincu que lorsqu'on abandonne la lutte ; malgré quelques défaillances et même quelques blessures, on doit se regarder comme victorieux, parce qu'appuyé sur Dieu on est en réalité invincible. Si on avait eu le malheur de succomber un moment, on se relève aussitôt : avec le divin médecin des âmes il n'est pas de blessure, il n'est pas de maladie incurable.
816. c) C'est donc, en dernière analyse, sur la grâce de Dieu qu'il faut savoir compter; si nous la demandons avec humilité et confiance, elle ne nous sera jamais refusée, et avec elle nous sommes invincibles. Nous devons donc renouveler souvent nos convictions sur l'absolue nécessité de la grâce, en particulier au commencement de chaque action importante ; la demander avec instance en union avec Notre Seigneur, pour être plus sûr de l'obtenir ; nous rappeler que Jésus est non seulement notre modèle, mais encore notre collaborateur, et nous appuyer avec confiance sur lui, sûrs qu'en lui nous pouvons tout entreprendre et tout réaliser dans l'ordre du salut : « Omnia passum in eo qui me confortat » (Phil., IV, 13). Alors notre volonté sera forte, parce qu'elle participera à la force même de Dieu : Dominus fortitudo mea ; elle sera libre : car la véritable liberté ne consiste pas à s'abandonner aux passions qui nous tyrannisent, mais à assurer le triomphe de la raison et de la volonté sur l'instinct et la sensualité.
817. Conclusion. Ainsi se réalisera le but que nous avions assigné à la mortification : soumettre nos sens et nos facultés inférieures à la volonté, et celle-ci à Dieu.
Par là nous pourrons plus facilement combattre et déraciner les sept vices ou péchés capitaux.
CHAPITRE IV. Lutte contre les péchés capitaux
818. Cette lutte n'est au fond qu'une sorte de mortification. Pour compléter la purification de l'âme et l'empêcher de retomber dans le péché, il faut s'attaquer à la source du mal en nous, qui est la triple concupiscence. Nous l'avons déjà décrite dans ses traits généraux n° 193-209 ; mais, comme elle est la racine des sept péchés capitaux, il importe de connaître et de combattre ces tendances mauvaises. Ce sont en effet des tendances, plutôt que des péchés ; cependant on les appelle pêchés, parce qu'elles nous portent au péché, et péchés capitaux, parce qu'ils sont la source ou la tête d'une foule d'autres péchés.
Voici comment ces tendances se rattachent à la triple concupiscence : de la superbe naissent lorgueil, l'envie et la colère ; la concupiscence de la chair produit la gourmandise, la luxure et la paresse ; enfin la concupiscence des yeux s'identifie avec l'avarice ou lamour désordonné des richesses.
819. La lutte contre les sept péchés capitaux a toujours tenu une grande place dans la spiritualité chrétienne. Cassien en traite au long dans ses Conférences et ses Institutions ; il en distingue huit au lieu de sept, parce qu'il met à part l'orgueil et la vaine gloire. S. Grégoire le Grand distingue nettement les sept péchés capitaux qu'il fait tous découler de lorgueil. S. Thomas les rattache aussi à l'orgueil, et montre comment on peut les classer philosophiquement, en tenant compte des fins spéciales vers lesquelles l'homme se porte. La volonté peut se porter vers un objet par un double mouvement : la recherche d'un bien apparent ou l'éloignement d'un mal apparent. Or le bien apparent recherché par la volonté, peut être : 1) la louange ou l'honneur, biens spirituels poursuivis d'une façon désordonnée : c'est la fin spéciale du vaniteux ; 2) les biens corporels, ayant pour but la conservation de l'individu ou celle de l'espèce, recherchés d'une façon excessive, sont les fins respectives du gourmand et du luxurieux ; 3) les biens extérieurs, aimés d'une manière déréglée, sont la fin de l'avare. Le mal apparent qu'on fuit, peut être : 1) l'effort nécessaire pour l'acquisition du bien, effort que fuit le paresseux ; 2) la diminution de l'excellence personnelle que redoutent et fuient le jaloux et le coléreux, quoique d'une manière différente. Ainsi la distinction des sept péchés capitaux se tire des sept fins spéciales que poursuit le pécheur.
En pratique nous suivrons la division qui rattache les vices capitaux à la triple concupiscence, comme étant plus simple.
ART. I. L'ORGUEIL ET LES VICES QUI S'Y RATTACHENT
§ I. L'orgueil lui-même
820. L'orgueil est une déviation de ce sentiment légitime qui nous porte à estimer ce qu'il y a de bon en nous, et à rechercher l'estime des autres dans la mesure où elle est utile aux bonnes relations que nous devons avoir avec eux. Assurément on peut et on doit estimer ce que Dieu a mis de bon en nous, en reconnaissant qu'il en est le premier principe et la dernière fin : c'est un sentiment qui honore Dieu, et qui nous porte à nous respecter nous-mêmes. On peut aussi désirer que les autres voient ce bien, l'apprécient, et en rendent gloire à Dieu, de même que nous devons reconnaître et estimer les qualités du prochain : cette estime mutuelle ne fait que favoriser les bonnes relations qui existent entre les hommes.
Mais il peut y avoir déviation ou excès dans ces deux tendances. On oublie parfois que Dieu est l'auteur de ces dons, et on se les attribue à soi-même : ce qui est un désordre, puisque c'est nier au moins implicitement que Dieu soit notre premier principe. De même on est tenté d'agir pour soi, ou pour gagner l'estime des autres au lieu d'agir pour Dieu, et de lui rapporter tout l'honneur de ce que nous faisons : c'est un désordre, puisque c'est nier, implicitement du moins, que Dieu soit notre dernière fin. Tel est le double désordre qui se trouve dans ce vice. On peut donc le définir : un amour désordonné de soi-même qui fait qu'on s'estime, explicitement ou implicitement, comme si on était son premier principe ou sa dernière fin. C'est une sorte d'idolâtrie, parce qu'on se regarde comme son dieu, ainsi que le fait remarquer Bossuet, n° 204. Pour mieux combattre l'orgueil, nous exposerons : 1° ses formes principales ; 2° les défauts qu'il engendre ; 3° sa malice ; 4° ses remèdes.
I. Les principales formes de l'orgueil
821. 1° La première forme consiste à se regarder soi-même, explicitement ou implicitement, comme son premier principe.
A) Il en est peu qui explicitement s'aiment d'une façon assez désordonnée pour se regarder comme leur premier principe. a) C'est le péché des athées qui volontairement rejettent Dieu, parce qu'ils ne veulent pas de maître : ni Dieu ni Maître ; cest d'eux que parle le Psalmiste quand il dit : « L'insensé a dit en son cur : il ny a pas de Dieu, Dixit insipiens in cordo suo : non est Deus » (Ps. XIII, 1). b) Ce fut équivalemment le péché de Lucifer, qui, voulant être autonome, refusa de se soumettre à Dieu ; de nos premiers parents, qui, désirant être comme des dieux, voulurent connaître par eux-mêmes le bien et le mal ; des hérétiques, qui, comme Luther, refusèrent de reconnaître l'autorité de l'Eglise établie par Dieu ; c'est celui des rationalistes, qui, fiers de leur raison, ne veulent pas la soumettre à la foi. C'est aussi le péché de certains intellectuels, qui, trop orgueilleux pour accepter l'interprétation traditionnelle des dogmes, les atténuent et les déforment pour les harmoniser avec leurs exigences.
822. B) Un plus grand nombre tombent implicitement dans ce défaut, en agissant comme si les dons naturels et surnaturels dont Dieu nous a gratifiés, étaient complètement nôtres. Sans doute on reconnaît en théorie que Dieu est notre premier principe ; mais en pratique, on s'estime démesurément comme si on était soi-même l'auteur des qualités qui sont en nous.
a) Il en est qui se complaisent dans leurs qualités et leurs mérites, comme s'ils en étaient les seuls auteurs : « L'âme se voyant belle, dit Bossuet, s'est délectée en elle-même, et s'est endormie dans la contemplation de son excellence : elle a cessé un moment de se rapporter à Dieu : elle a oublié sa dépendance ; elle sest premièrement arrêtée et ensuite livrée à elle-même. Mais en cherchant d'être libre jusqu'à s'affranchir de Dieu et des lois de la justice, l'homme est devenu captif de son péché » (Tr. de la concupiscence, ch. XI).
823. b) Plus grave est l'orgueil de ceux qui s'attribuent à eux-mêmes la pratique de la vertu, comme les Stoïciens ; ou qui s'imaginent que les dons gratuits de Dieu sont le fruit de nos mérites, que nos bonnes uvres nous appartiennent plus qu'à Dieu, alors qu'en réalité il en est la cause principale ; qu'on y prend ses complaisances comme si elles étaient uniquement nôtres.
824. C) C'est ce même principe qui fait qu'on exagère ses qualités personnelles.
a) On ferme les yeux sur ses défauts, on regarde ses qualités avec des verres grossissants ; on en vient à s'attribuer des qualités qu'on n'a pas, ou du moins qui n'ont que l'apparence de la vertu : ainsi on fait laumône par ostentation et on croit être charitable, alors qu'on est orgueilleux ; on s'imagine être un saint, parce qu'on a des consolations sensibles, ou parce qu'on a écrit de belles pensées ou de bonnes résolutions, et en réalité on est encore aux premiers échelons de la perfection. D'autres croient avoir l'esprit large, parce quils font peu de cas des petites règles, voulant se sanctifier par les grands moyens. b) De là à se préférer injustement aux autres il n'y a qu'un pas : on examine les défauts des autres à la loupe, et c'est à peine si on prend conscience de ses propres défauts ; on voit la paille qui est dans l'il du voisin, mais non la poutre qui est dans le nôtre. Parfois on en vient, comme le Pharisien, à mépriser ses frères ; dautres fois, sans aller aussi loin, on les rabaisse injustement dans son estime et on se croit meilleur qu'eux, alors qu'en réalité on leur est inférieur. C'est en vertu du même principe qu'on cherche à les dominer, à faire reconnaître sa supériorité sur eux. c) Par rapport aux Supérieurs, cet orgueil se traduit par un esprit critique et frondeur, qui fait qu'on épie leurs moindres gestes ou démarches pour les blâmer : on veut tout juger, tout contrôler. Par là on se rend l'obéissance beaucoup plus difficile, on a peine à se soumettre à leur autorité, à leurs décisions, à leur demander des permissions, on aspire à l'indépendance, c'est à dire, au fond, à être son premier principe.
825. 2° La seconde forme de l'orgueil consiste à se regarder soi-même explicitement ou implicitement comme sa dernière fin, en faisant ses actions sans les rapporter à Dieu, et en désirant être loué comme si elles étaient complètement nôtres. Ce défaut découle du premier ; car qui se regarde comme son premier principe veut aussi en être la dernière fin. Ici il faudrait renouveler les distinctions que nous avons déjà faites.
A) Bien peu se regardent explicitement comme leur dernière fin, sauf les athées et les incroyants.
B) Mais beaucoup agissent en pratique comme s'ils participaient à cette erreur. a) Ils veulent être loués, complimentés sur leurs bonnes uvres, comme s'ils en étaient les principaux auteurs, et comme s'ils avaient le droit dagir pour leur propre compte, pour satisfaire leur vanité. Au lieu de tout rapporter à Dieu, ils entendent bien qu'on les félicite de leurs prétendus succès, comme s'ils avaient droit à tout l'honneur qui en revient. b) Ils agissent par égoïsme, pour leurs propres intérêts, se souciant fort peu de la gloire de Dieu, et encore moins du bien de leur prochain. Ils en viennent même à cet excès qu'ils s'imaginent en pratique que les autres doivent organiser leur vie pour leur plaire ou leur rendre service ; ils se font ainsi le centre des autres, et, pour ainsi dire, leur fin. N'est-ce pas là usurper inconsciemment les droits de Dieu. c) Sans aller aussi loin, des personnes pieuses se recherchent elles-mêmes dans la piété, se plaignent de Dieu quand il ne les inonde pas de consolations, se désolent quand elles sont dans la sécheresse, et s'imaginent ainsi faussement que le but de la piété c'est de jouir des consolations tandis qu'en réalité la gloire de Dieu doit être notre fin suprême en toutes nos actions, mais surtout dans la prière et les exercices spirituels.
826. Il faut donc l'avouer, l'orgueil, sous une forme ou sous une autre, est un défaut très commun, même parmi ceux qui s'adonnent à la perfection, et un défaut qui nous suit à travers toutes les étapes de la vie spirituelle, et qui ne meurt qu'avec nous. Les commençants n'en ont guère conscience, parce qu'ils ne s'étudient pas d'une façon assez profonde. Il importe d'attirer leur attention sur ce point, de leur signaler les formes les plus ordinaires de ce défaut, pour en faire le sujet de leur examen particulier.
II. Les défauts qui naissent de l'orgueil
Les principaux sont la présomption, l'ambition et la vaine gloire.
827. 1° La présomption est le désir et l'espoir désordonné de vouloir faire des choses au-delà de ses forces. Elle naît de ce que l'on a trop bonne opinion de soi-même, de ses facultés naturelles, de sa science, de ses forces, de ses vertus.
a) Au point de vue intellectuel on se croit capable d'aborder et de résoudre les plus difficiles problèmes, les questions les plus ardues, ou du moins d'entreprendre des études disproportionnées à ses talents. On se persuade facilement qu'on a beaucoup de jugement et de sagesse, et, au lieu de savoir douter, on tranche avec aplomb les questions les plus controversées. b) Au point de vue moral, on s'imagine qu'on a assez de lumière pour se conduire, et qu'il n'est guère utile de consulter un directeur. On se persuade que, malgré ses fautes passées, on n'a pas de rechutes à craindre, et on se jette imprudemment dans des occasions de péché, où l'on succombe ; de là des découragements et des dépits qui sont souvent la cause de nouvelles chutes. c) Au point de vue spirituel, on n'a que peu de goût pour les vertus cachées et crucifiantes, on préfère les vertus d'éclat ; et, au lieu de bâtir sur le fondement solide de l'humilité, on rêve de grandeur d'âme, de force de caractère, de magnanimité, de zèle apostolique et de succès imaginaires qu'on escompte pour l'avenir. Mais aux premières graves tentations on s'aperçoit vite combien la volonté est encore faible et chancelante. Parfois aussi on méprise les oraisons communes et ce qu'on appelle les petites pratiques de piété ; on aspire à des grâces extraordinaires, alors qu'on est encore aux débuts de la vie spirituelle.
828. 2° Cette présomption, jointe à l'orgueil, engendre l'ambition, c'est-à-dire l'amour désordonné des honneurs, des dignités, de l'autorité sur les autres. Parce qu'on présume trop de ses forces, et qu'on se juge supérieur aux autres, on veut les dominer, les gouverner, leur imposer ses propres idées. Le désordre de l'ambition peut se manifester de trois manières, nous dit S. Thomas (Sum. theol. IIa IIæ, q. 131, a. 1) : 1) on recherche les honneurs qu'on ne mérite pas, et qui dépassent nos moyens ; 2) on les recherche pour soi, pour sa propre gloire, et non pour la gloire de Dieu ; 3) on s'arrête à la jouissance des honneurs pour eux-mêmes, sans les faire servir au bien des autres, contrairement à l'ordre établi par Dieu, qui demande que les supérieurs travaillent au bien de leurs inférieurs.
Cette ambition se porte dans tous les domaines : 1) dans le domaine politique, où l'on aspire à gouverner les autres, et cela parfois au prix de bien des bassesses, de bien des compromissions, de bien des lâchetés qu'on commet pour obtenir les suffrages des électeurs ; 2) dans le domaine intellectuel, en cherchant avec obstination à imposer aux autres ses idées, même dans les questions librement controversées ; 3) dans la vie civile, où l'on recherche avec avidité les premières places, les fonctions d'éclat, les hommages de la foule ; 4) et même dans la vie ecclésiastique, car, comme le dit Bossuet, « combien a-t-il fallu prendre de précautions pour empêcher dans les élections, même ecclésiastiques et religieuses, l'ambition, les cabales, les brigues, les secrètes sollicitations, les promesses et les pratiques les plus criminelles, les pactes simoniaques, et les autres dérèglements trop communs en cette matière, sans qu'on puisse se vanter d'avoir peut-être fait autre chose que de couvrir ou pallier ces vices, loin de les avoir entièrement déracinés » (Tr. Concup., ch. XVI). Et, comme le remarque S. Grégoire, n'en est-il pas aussi, même dans le clergé, qui veulent être appelés docteurs, et recherchent avidement les premières places et les compliments.
C'est donc un défaut plus commun qu'on ne le croirait tout d'abord, et qui se rattache aussi à la vanité.
829. 3° La vanité est l'amour désordonné de l'estime des autres. Elle se distingue de l'orgueil qui se complaît dans sa propre excellence. Mais généralement elle découle de celui-ci : quand on s'estime soi-même d'une façon excessive, on désire naturellement être estimé des autres.
830. A) Malice de la vanité. Il y a un désir d'être estimé qui n'est pas un désordre : si l'on désire que nos qualités, naturelles ou surnaturelles, soient reconnues pour que Dieu en soit glorifié, et que notre influence pour faire le bien en soit augmentée, il n'y a pas là en soi un péché ; il est en effet dans l'ordre que ce qu'il y a de bon soit estimé, pourvu qu'on reconnaisse que Dieu en est l'auteur et que lui seul doit en être loué. Tout au plus peut-on dire qu'il est dangereux d'arrêter sa pensée à des désirs de ce genre, parce qu'on risque de désirer l'estime des autres pour des fins égoïstes.
Le désordre consiste donc à vouloir être estimé pour soi-même, sans renvoyer cet honneur à Dieu qui a mis en nous tout ce qu'il y a de bon ; ou à vouloir être estimé pour des choses vaines qui ne méritent pas la louange ; ou enfin à rechercher l'estime de ceux dont le jugement n'a pas de valeur, des mondains, par exemple, qui n'apprécient que les choses vaines.
Nul n'a mieux décrit ce défaut que S. François de Sales : « Nous appelons vaine la gloire qu'on se donne, ou pour ce qui n'est pas en nous, ou pour ce qui est en nous, mais non pas à nous, ou pour ce qui est en nous et à nous, mais qui ne mérite pas qu'on s'en glorifie. La noblesse de la race, la faveur des grands, l'honneur populaire, ce sont choses qui ne sont pas en nous, mais ou en nos prédécesseurs, ou en l'estime d'autrui. Il y en a qui se rendent fiers et morgans pour être sur un bon cheval, pour avoir un pennache en leur chapeau, pour être habillés somptueusement ; mais qui ne voit cette folie ? Car s'il y a de la gloire pour cela, elle est pour le cheval, pour l'oyseau et pour le tailleur ... Les autres se prisent et regardent pour des moustaches relevées, pour une barbe bien peignée, pour des cheveux crespés, pour des mains douillettes, pour savoir danser, jouer, chanter ; mais ne sont-ils pas lâches de courage, de vouloir enchérir leur valeur et donner du surcroît à leur réputation par des choses si frivoles et si folâtres ? Les autres, pour un peu de science, veulent être honorés et respectés du monde, comme si chacun devait aller à l'école chez eux et les tenir pour maîtres ; c'est pourquoi on les appelle pédants. Les autres se pavonnent sur la considération de leur beauté, et croient que tout le monde, les muguette. Tout cela est extrêmement vain, sot et impertinent, et la gloire qu'on prend de si faibles sujets s'appelle vaine, sotte et frivole ».
831. B) Défauts qui découlent de la vanité.
La vanité produit plusieurs défauts, qui en sont comme la manifestation extérieure, en particulier la vantardise, lostentation et l'hypocrisie.
1) La vantardise ou jactance est l'habitude de parler de soi ou de ce qui peut tourner à son avantage en vue de se faire estimer. Il en est qui parlent deux-mêmes, de leur famille, de leurs succès avec une candeur qui fait sourire les auditeurs ; d'autres qui habilement font glisser la conversation sur un sujet où ils peuvent briller ; d'autres encore qui timidement parlent de leurs défauts avec l'espoir secret qu'on les excusera en relevant leurs bonnes qualités. « Celui qui se blâme, dit S. Fr. de Sales (Esprit, c. XIX) cherche indirectement la louange, et fait comme celui qui rame, lequel tourne le dos au lieu où il tend de toutes ses forces. Il serait bien fâché que l'on croie le mal qu'il dit de lui, et c'est par orgueil qu'il veut être estimé humble. »
2) L'ostentation consiste à attirer sur soi l'attention par certaines manières d'agir, par le faste qu'on déploie, par les singularités qu'on se permet.
3) L'hypocrisie prend les dehors ou les apparences de la vertu, tout en cachant là-dessous des vices secrets très réels.
III. La malice de lorgueil
Pour bien juger de cette malice, on peut considérer l'orgueil en lui-même ou dans ses effets.
832. 1° En lui-même : A) l'orgueil proprement dit, celui qui consciemment et volontairement usurpe, même implicitement, les droits de Dieu, est un péché grave, le plus grave même des péchés, dit S. Thomas, parce qu'il ne veut pas se soumettre au souverain domaine de Dieu.
a) Ainsi vouloir être indépendant, refuser dobéir à Dieu ou à ses représentants légitimes en matière grave, est un péché mortel, puisque par là on se révolte contre Dieu, notre légitime souverain. b) C'est une faute grave aussi que de s'attribuer à soi-même ce qui manifestement vient de Dieu, et surtout les dons de la grâce : car c'est nier implicitement que Dieu soit le premier principe de tout le bien qui est en nous. Plusieurs cependant le font, en disant, par exemple : je suis le fils de mes uvres. c) On pèche encore gravement quand on veut agir pour soi, à l'exclusion de Dieu ; c'est en effet nier son droit d'être notre fin dernière.
833. B) L'orgueil atténué, qui tout en reconnaissant Dieu comme premier principe ou dernière fin, ne lui rend pas tout ce qui lui est dû, et lui dérobe implicitement une portion de sa gloire, est une faute vénielle bien caractérisée. Tel est le cas de ceux qui se glorifient de leurs bonnes qualités ou de leurs vertus, comme s'ils étaient persuadés que tout cela leur appartient en propre ; ou bien de ceux qui sont présomptueux, vaniteux, ambitieux, sans rien faire cependant qui soit contraire à une loi divine ou humaine en matière grave. Toutefois ces péchés peuvent devenir mortels, s'ils poussent à des actes gravement répréhensibles. Ainsi la vanité, qui en soi n'est que faute vénielle, devient faute grave, quand elle fait contracter des dettes qu'on ne pourra pas payer, ou quand on cherche à exciter dans les autres un amour désordonné. Il faut donc aussi examiner l'orgueil dans ses résultats.
834. 2° Dans ses effets : A) l'orgueil qui n'est pas réprimé, aboutit parfois à des effets désastreux. Que de guerres ont été suscitées par l'orgueil des gouvernants et quelquefois des peuples eux-mêmes ? Sans aller aussi loin, que de divisions dans les familles, que de haines entre particuliers doivent être attribuées à ce vice ? Les Pères enseignent avec raison qu'il est la racine de tous les autres vices, et que de plus il corrompt beaucoup d'actes vertueux, parce qu'il nous les fait accomplir avec une intention égoïste.
835. B) Si nous nous plaçons au point de vue de la perfection, qui est celui qui nous occupe, on peut dire que l'orgueil est le grand ennemi de la perfection, parce qu'il produit en notre âme une désolante stérilité et est la source de nombreux péchés. a) Il nous prive en effet de beaucoup de grâces et de beaucoup de mérites : 1) De beaucoup de grâces, parce que Dieu, qui donne avec libéralité sa grâce aux humbles, la refuse aux superbes : « Deus superbis resistit, humilibus autem dat gratiam » (Jac., IV, 6). Pesons bien ces paroles : Dieu résiste aux superbes, parce que, nous dit M. Olier, le superbe s'attaquant directement à Dieu, et en voulant à sa propre personne, il résiste à ses prétentions insolentes et horribles ; et comme il se veut conserver en ce qu'il est, il abat et détruit ce qui s'élève contre lui ». 2) De beaucoup de mérites : l'une des conditions essentielles du mérite, c'est la pureté d'intention ; or l'orgueilleux agit pour soi, ou pour plaire aux hommes, au lieu d'agir pour Dieu, et il mérite ainsi le reproche adressé aux Pharisiens qui faisaient leurs bonnes uvres avec ostentation, pour être vus des hommes, et qui, pour cette raison, ne pouvaient attendre d'être récompensés par Dieu (Matth., VI, 1-2).
836. b) C'est aussi une source de nombreuses fautes : 1) fautes personnelles : par présomption on s'expose au danger et on y succombe ; par orgueil, on ne demande pas instamment les grâces dont on a besoin, et on tombe ; puis on se décourage, et on est exposé à dissimuler ses péchés en confession ; 2) fautes contre le prochain : par orgueil, on ne veut pas céder même quand on a tort, on est mordant en conversation, on s'y livre à des discussions âpres et violentes qui amènent des dissensions et des discordes ; de là des paroles amères, injustes même contre ses rivaux pour les abaisser, des critiques acerbes contre les Supérieurs et refus d'obéir à leurs ordres.
837. e) C'est enfin une cause de malheur pour qui s'adonne habituellement à l'orgueil : comme il veut être grand en tout et dominer ses semblables, il n'y a plus pour lui ni paix ni repos. Il n'est pas tranquille en effet tant qu'il n'a pu triompher de ses rivaux, et comme il n'y arrive jamais complètement, il est troublé, agité, malheureux. Il importe donc de chercher un remède à ce vice si dangereux.
IV. Les remèdes de l'orgueil
838. Nous avons déjà dit (n° 207) que le grand remède de l'orgueil, c'est de reconnaître que Dieu est l'auteur de tout bien, et que par conséquent à lui seul appartient tout honneur et toute gloire. De nous-mêmes nous ne sommes que néant et péché, et ne méritons par conséquent que l'oubli et le mépris (n° 208).
839. 1° Nous ne sommes que néant. C'est ce dont les commençants doivent se convaincre dans la méditation, en ruminant lentement, à la lumière divine, les pensées suivantes : je ne suis rien, je ne puis rien, je ne vaux rien.
A) Je ne suis rien : sans doute il a plu à la bonté divine de me choisir entre des milliards de possibles pour me donner l'existence, la vie, une âme spirituelle et immortelle, et je dois l'en bénir tous les jours. Mais : a) je sors du néant, et de mon propre poids je tends au néant, et j'y retomberais infailliblement si mon Créateur ne me conservait par son action incessante ; mon être ne m'appartient donc pas, mais est tout entier à Dieu, et c'est à lui que je dois en faire hommage. b) Cet être que Dieu ma donné est une réalité vivante, un immense bienfait, dont je ne saurais trop le remercier; mais, si admirable soit-il, cet être comparé à l'Etre divin, est comme un néant, « Tanquam nihilum ante te » (Ps. XXXVIII, 6), tant il est imparfait : 1) c'est un être contingent, qui pourrait disparaître sans que rien ne manquât à la perfection du monde ; 2) c'est un être d'emprunt, qui ne m'est donné que sous la réserve expresse du souverain domaine de Dieu ; 3) c'est un être fragile, qui ne peut subsister par lui-même et qui a besoin d'être soutenu à chaque instant par celui qui l'a créé. C'est donc un être essentiellement dépendant de Dieu et qui n'a d'autre raison d'exister que pour rendre gloire à son auteur. Oublier cette dépendance, agir comme si nos qualités étaient complètement nôtres, et nous en vanter, est donc une erreur inconcevable, une folie et une injustice.
840. Ce que nous disons de l'homme dans l'ordre de la nature est plus vrai encore dans l'ordre de la grâce : cette participation à la vie divine, qui fait ma noblesse et ma grandeur, est un don essentiellement gratuit, que je tiens de Dieu et de Jésus Christ, que je ne puis garder longtemps sans la grâce divine, qui ne grandit en moi que par le concours surnaturel de Dieu (n° 126-128), et c'est donc le cas de dire « gratias Deo super inenarrabili dono ejus » (II Cor., IX, 15). Quelle ingratitude et quelle injustice que de s'attribuer à soi-même la moindre parcelle de ce don essentiellement divin ? (I Cor., IV, 7).
841. B) Je ne puis rien par moi-même : sans doute j'ai reçu de Dieu des facultés précieuses qui me permettent de connaître et aimer la vérité et la bonté ; ces facultés ont été perfectionnées par les vertus surnaturelles et les dons du Saint Esprit ; et nous ne saurions trop admirer ces dons de la nature et de la grâce qui se complètent et s'harmonisent si bien. Mais de moi-même, de ma propre initiative, je ne puis rien pour le mettre en marche et le perfectionner ; rien dans l'ordre naturel sans le concours de Dieu ; rien dans l'ordre surnaturel sans la grâce actuelle, pas même former une bonne pensée salutaire, un bon désir surnaturel. Et, le sachant, je pourrais m'enorgueillir de ces facultés naturelles et surnaturelles, comme si elles étaient entièrement ma propriété ? Ici encore ce serait ingratitude, folie, injustice.
842. C) Je ne vaux rien : sans doute si je considère ce que Dieu a mis en moi, ce qu'il y opère par sa grâce, je suis d'un grand prix, je suis une valeur (I Cor., VI, 20) : je vaux ce que j'ai coûté, et j'ai coûté le sang d'un Dieu ! Mais est-ce que l'honneur de ma rédemption et de ma sanctification revient à moi ou à Dieu ? La réponse ne saurait être douteuse. Mais enfin, dit lamour-propre vaincu, j'ai cependant quelque chose qui est à moi et me donne de la valeur, cest mon libre consentement au concours et à la grâce de Dieu ? Assurément nous y avons quelque part, mais non la principale : ce libre consentement n'est que l'exercice des facultés que Dieu nous a gratuitement données, et, au moment même où nous le donnons, c'est Dieu qui l'opère en nous comme cause principale : « operatur in vobis et velle et perficere » (Phil., II, 13). Et, pour une fois que nous consentons à suivre l'impulsion de la grâce, que de fois nous lui avons résisté, que de fois nous n'y coopérons qu'imparfaitement ? Vraiment il n'y a pas là de quoi nous vanter, mais nous humilier.
Quand un grand maître a peint un chef-d'uvre, c'est à lui qu'on l'attribue, et non aux artistes de troisième ou de quatrième ordre qui ont été ses collaborateurs. A plus forte raison devons-nous attribuer nos mérites à Dieu, comme cause première et principale, si bien que, comme le chante l'Eglise après S. Augustin, Dieu couronne ses dons quand il couronne nos mérites : « coronando merita coronas dona tua ».
Ainsi donc de quelque côté que nous nous considérions, et quel que soit le prix immense des dons qui sont en nous, de nos mérites eux-mêmes, nous n'avons pas le droit de nous en vanter, mais le devoir d'en faire hommage à Dieu et de l'en remercier du fond du cur. Nous avons aussi à lui demander pardon du mauvais usage que nous avons fait de ces dons.
843. 2° Je suis pécheur, et, comme tel, je mérite le mépris, tous les mépris dont il plaira à Dieu de m'accabler. Pour nous en convaincre, il suffit de se rappeler ce que nous avons dit du péché mortel et véniel.
A) Si j'ai eu le malheur de commettre un seul péché mortel, je mérite d'éternelles humiliations, puisque j'ai mérité l'enfer. Sans doute j'ai la douce confiance que Dieu m'a pardonné ; mais il n'en reste pas moins vrai que jai commis un crime de lèse majesté divine, une sorte de déicide, une sorte de suicide spirituel, n° 719, et que, pour expier l'offense à la majesté divine, je dois être prêt à accepter, à désirer même toutes les humiliations possibles, les médisances, les calomnies, les injures, les insultes : tout cela est bien au-dessous de ce que mérite celui qui une seule fois a offensé l'infinie majesté de Dieu. Et si je l'ai offensée un grand nombre de fois, quelle ne doit pas être ma résignation, ma joie même quand j'ai l'occasion d'expier mes péchés par des opprobres de courte durée ?
844. B) Nous avons tous commis des péchés véniels, et sans doute, de propos délibéré, préférant volontairement notre volonté et notre plaisir à la volonté et à la gloire de Dieu. C'est là, avons-nous dit, n° 715, une offense à la majesté divine, offense qui mérite des humiliations si profondes que, malgré toute une vie passée dans la pratique de l'humilité, nous ne pourrions de nous-mêmes rendre à Dieu toute la gloire dont nous l'avons injustement dépouillé. Si ce langage paraît exagéré, qu'on se rappelle les larmes et la pénitence austère des Saints qui n'avaient commis que des fautes vénielles, et qui ne croyaient jamais en faire assez pour purifier leur âme et réparer les outrages infligés à la majesté divine. Ces Saints y voyaient plus clair que nous, et si nous pensons autrement qu'eux, c'est que nous sommes aveuglés par notre orgueil.
Nous devons donc, comme pécheurs, non seulement ne pas rechercher l'estime des autres, mais nous mépriser nous-mêmes et accepter toutes les humiliations qu'il plaira à Dieu de nous envoyer.
§ II. L'Envie
845. L'envie est à la fois une passion et un vice capital. Comme passion, c'est une sorte de tristesse profonde qu'on éprouve dans la sensibilité à la vue du bien qu'on remarque chez les autres ; cette impression est accompagnée d'un resserrement de cur qui diminue son activité et produit un sentiment d'angoisse. Ici nous nous occupons surtout de l'envie en tant que vice capital, et nous exposerons : 1° sa nature ; 2° sa malice ; 3° ses remèdes.
846. 1° Nature. A) L'envie est une tendance à s'attrister du bien d'autrui comme d'une atteinte portée à notre supériorité. Souvent elle est accompagnée du désir de voir le prochain privé du bien qui nous offusque. Ce vice vient donc de l'orgueil, qui ne peut supporter de supérieurs ni de rivaux. Quand on est convaincu de sa propre supériorité, on s'attriste de voir que d'autres sont aussi bien et mieux doués que nous, ou du moins qu'ils réussissent mieux. Ce sont surtout les qualités brillantes qui sont l'objet de l'envie ; cependant, chez les hommes sérieux, elle se porte aussi vers les qualités solides et même la vertu. Ce défaut se manifeste par la peine que l'on éprouve en entendant louer les autres; alors on s'efforce d'atténuer ces éloges en critiquant ceux qu'on loue.
847. B) Souvent on confond lenvie avec la jalousie ; quand on les distingue, on définit celle-ci un amour excessif de son propre bien accompagné de la crainte qu'il ne nous soit enlevé par d'autres. On était le premier de son cours, on constate les progrès d'un condisciple, et on le jalouse parce qu'on craint quil ne nous enlève la première place. On possède l'affection d'un ami : on craint qu'elle ne nous soit ravie par un rival, et on le jalouse. On a une nombreuse clientèle : on craint qu'elle ne soit diminuée par un concurrent. De là cette jalousie qui sévit parfois entre professionnels, entre artistes, entre littérateurs, et quelquefois même entre prêtres. En un mot on est envieux du bien d'autrui et jaloux de son propre bien.
C) Il y a une différence entre l'envie et l'émulation : celle-ci est un sentiment louable, qui nous porte à imiter, à égaler, et, si c'est possible, à surpasser les qualités des autres, mais par des moyens loyaux.
848. 2° Malice. On peut étudier cette malice en soi et dans ses effets.
A) En soi, l'envie est un péché mortel de sa nature, parce qu'il est directement opposé à la vertu de charité qui veut qu'on se réjouisse du bien des autres. Plus le bien qu'on envie est important, plus le péché est grave ; aussi, nous dit S. Thomas, porter envie aux biens spirituels du prochain, s'attrister de ses progrès ou de ses succès apostoliques, est un très grave péché. Ceci est vrai lorsque ces mouvements d'envie sont pleinement consentis ; mais souvent ce ne sont que des impressions, ou des sentiments irréfléchis, ou du moins peu réfléchis et peu volontaires : dans ce dernier cas, la faute n'est que vénielle.
849. B) Dans ses effets, l'envie est parfois très coupable : a) Elle excite des sentiments de haine : on est exposé à haïr ceux qu'on envie ou qu'on jalouse, et, par suite, à mal parler d'eux, à les dénigrer, à les calomnier, à leur désirer du mal. b) Elle tend à semer des divisions non seulement entre étrangers, mais encore au sein des familles (qu'on se rappelle l'histoire de Joseph), ou entre familles alliées ; et ces divisions peuvent aller fort loin et créer des inimitiés et des scandales. Elle divise parfois les catholiques d'une même région, au grand détriment du bien de l'Eglise. c) Elle pousse à la poursuite immodérée des richesses et des honneurs : pour surpasser ceux à qui on porte envie, on se livre à des excès de travail, à des manuvres plus ou moins loyales, où l'honnêteté se trouve compromise. d) Elle trouble l'âme de l'envieux : on n'a ni paix ni repos tant qu'on n'a pas réussi à éclipser, à dominer ses rivaux ; et, comme il est bien rare qu'on y arrive, ce sont des angoisses perpétuelles.
850. 3° Remèdes. Ils sont négatifs ou positifs.
A) Les moyens négatifs consistent : a) à mépriser les premiers sentiments d'envie et de jalousie qui s'élèvent dans le cur, à les écraser comme quelque chose d'ignoble, comme on écrase un reptile venimeux ; b) à faire diversion, en s'occupant de toute autre chose ; et, lorsque le calme est revenu, on se dit que les qualités du prochain ne diminuent pas les nôtres, mais nous sont un stimulant pour nous exciter à les imiter.
851. B) Parmi les moyens positifs, il en est deux qui sont plus importants : a) Le premier se tire de notre incorporation au Christ : en vertu de ce dogme, nous sommes tous frères, tous membres du corps mystique dont Jésus est la tête, et les qualités comme les succès d'un de ces membres rejaillissent sur les autres ; au lieu donc de s'attrister de la supériorité de nos frères, nous devons nous en réjouir, selon la belle doctrine de S. Paul (Rom., XII, 15, 16), puisqu'elle contribue au bien commun et même à notre bien particulier. Si ce sont les vertus des autres que nous envions, « au lieu de leur porter envie et jalousie pour ces vertus, ce qui arrive souvent par la suggestion du diable et de l'amour-propre, il faut vous unir à l'Esprit Saint de Jésus-Christ dans le Saint Sacrement, honorant en lui la source de ces vertus, et lui demandant la grâce d'y participer et d'y communier ; et vous verrez combien cette pratique vous sera utile et avantageuse » (J. J. Olier, Catéch. Chrét. IIe P., leç. XIII).
852. b) Le second moyen, c'est de cultiver l'émulation, ce sentiment louable et chrétien, qui nous porte à imiter et surpasser même, en s'appuyant sur la grâce de Dieu, les vertus du prochain. Pour être bonne, et se distinguer de l'envie, l'émulation chrétienne doit être : 1) honnête dans son objet, c'est à dire, se porter non sur les succès, mais sur les vertus des autres, pour les imiter ; 2) noble dans son intention, ne pas chercher à triompher des autres, à les humilier, à les dominer, mais à devenir meilleurs, si c'est possible, afin que Dieu soit plus honoré et l'Eglise plus respectée ; 3) loyale dans ses moyens daction, utilisant, pour aboutir à ses fins, non l'intrigue, la ruse ou tout autre procédé illicite, mais l'effort, le travail, le bon, usage des dons divins. Ainsi entendue, l'émulation est un remède efficace contre l'envie, puisqu'elle ne blesse aucunement la charité, et est en même temps un excellent stimulant. Car considérer comme modèles les meilleurs d'entre nos frères pour les imiter, ou même les dépasser, c'est au fond reconnaître notre imperfection, et vouloir y remédier en profitant des exemples de ceux qui nous entourent. N'est-ce pas en réalité se rapprocher de ce que faisait S. Paul quand il invitait ses disciples à être ses imitateurs comme il létait du Christ : « Imitatores mei estote sicut et ego Christi » (I Cor., XI, 1) et suivre les conseils qu'il donnait aux Chrétiens de se considérer mutuellement pour s'exciter à la charité et aux bonnes uvres : « consideremus invicem in provocationem caritatis et bonorum operum » (Hebr., X, 24). Et n'est-ce pas entrer dans l'esprit de l'Eglise, qui, en proposant les Saints à notre imitation, nous provoque à une noble et sainte émulation ? Ainsi l'envie ne sera pour nous qu'une occasion de cultiver la vertu.
§ III. La colère
La colère est une déviation de ce sentiment instinctif qui nous porte à nous défendre quand nous sommes attaqués, en repoussant la force par la force. Nous dirons : 1° sa nature ; 2° sa malice ; 3° ses remèdes.
I. Nature de la colère
853. Il y a une colère-passion et une colère-sentiment.
1° La colère, considérée comme passion, est un besoin violent de réaction déterminé par une souffrance ou contrariété physique ou morale. Cette contrariété déclenche une émotion violente qui tend les forces en vue de vaincre la difficulté : on est alors porté à décharger sa colère sur les personnes, les animaux ou les choses. On en distingue deux formes principales : la colère rouge ou expansive chez les forts, et la colère blanche ou pâle, ou spasmodique chez les faibles. Dans la première, le cur bat avec violence et pousse le sang à la périphérie : la respiration est accélérée, le visage sempourpre, le cou se gonfle, les veines se dessinent sous la peau ; les cheveux se dressent, le regard étincelle, les yeux semblent sortir de leurs orbites, les narines se dilatent, la voix devient rauque, entrecoupée, exubérante. La force musculaire augmente : tout le corps est tendu pour la lutte, et le geste irrésistible frappe, brise ou écarte violemment l'obstacle. Dans la colère blanche, le cur se resserre, la respiration devient difficile, la face devient d'une extrême pâleur, une sueur froide perle sur le front, les mâchoires se serrent, on garde un silence impressionnant ; mais l'agitation, contenue intérieurement, finit par éclater brutalement et se décharge par des coups violents.
854. 2° La colère, considérée comme sentiment, est un désir ardent de repousser et de châtier un agresseur.
A) Il y a une colère légitime, une sainte indignation qui n'est qu'un désir ardent, mais raisonnable, d'infliger aux coupables un juste châtiment. C'est ainsi que Notre Seigneur entra dans une juste colère contre les vendeurs qui par leur trafic souillaient la maison de son Père ; le grand prêtre Héli au contraire fut sévèrement repris pour n'avoir pas réprimé la mauvaise conduite de ses fils. Pour que la colère soit légitime, il faut qu'elle soit : a) juste dans son objet, ne visant qu'à châtier celui qui le mérite et dans la mesure où il le mérite ; b) modérée dans son exercice, n'allant pas plus loin que ne le réclame l'offense commise, et suivant l'ordre que demande la justice ; b) charitable dans son intention, ne se laissant pas aller à des sentiments de haine, mais ne recherchant que la restauration de l'ordre et l'amendement du coupable. Si quelquune de ces conditions manque, il y aura excès blâmable. C'est surtout chez les Supérieurs et les parents que la colère est légitime ; mais les simples citoyens ont parfois le droit et le devoir de s'y laisser aller pour défendre les intérêts de la cité, et empêcher le triomphe des méchants : il est en effet des hommes que la douceur ne touche pas, et qui ne craignent que le châtiment.
855. B) Mais la colère, qui est un vice capital, est un désir violent et immodéré de châtier son prochain, sans tenir compte des trois conditions que nous avons indiquées. Souvent la colère est accompagnée de haine, qui cherche non seulement à repousser l'agression, mais à en tirer vengeance ; c'est un sentiment plus réfléchi, plus durable, et qui par là même a de plus graves conséquences.
856. 3° La colère a ses degrés : a) au début, c'est seulement un mouvement dimpatience on montre de l'humeur à la première contrariété, au premier insuccès ; b) puis c'est de l'emportement, qui fait qu'on s'irrite outre mesure et qu'on manifeste son mécontentement par des gestes désordonnés ; c) parfois elle va jusquà la violence et se traduit non seulement par des paroles, mais par des coups ; d) elle peut aller jusqu'à la fureur, qui est une folie passagère ; le colérique n'est plus alors maître de soi, mais se laisse aller à des paroles incohérentes, à des gestes tellement désordonnés qu'on dirait une véritable folie ; e) enfin elle dégénère parfois en une haine implacable qui ne respire que vengeance et va jusqu'à désirer la mort de l'adversaire. Il importe de discerner ces degrés, pour en apprécier la malice.
II. Malice de la colère
On peut la considérer en elle-même et dans ses effets.
857. 1° En elle-même, il y a lieu de distinguer encore :
A) Quand la colère est simplement un mouvement transitoire de passion, elle est de sa nature un péché véniel, car alors il y a excès dans la manière dont elle s'exerce, en ce sens qu'elle dépasse la mesure ; mais il n'y a pas, nous le supposons, violation des grandes vertus de justice ou de charité. Cependant il est des cas où elle est tellement excessive qu'on perd la maîtrise de soi et qu'on se laisse aller à de graves insultes à l'égard du prochain ; si ces mouvements, quoique passionnels, sont délibérés et volontaires, ils constituent une faute grave ; mais souvent ils ne sont qu'à moitié volontaires.
858. B) La colère, qui va jusqu'à la haine et la rancune quand elle est délibérée et volontaire, est un péché mortel de sa nature, parce qu'elle viole gravement la charité et souvent la justice. C'est en ce sens que Notre Seigneur a dit : « Quiconque se met en colère contre son frère mérite d'être puni par les juges ; et celui qui dira à son frère : Raca, mérite d'être puni par le Conseil (le sanhédrin) ; et celui qui lui dira : Fou, mérite d'être jeté dans la géhenne du feu » (Matth., V, 22). Mais, si le mouvement de haine n'est pas délibéré, ou si on n'y donne qu'un consentement imparfait, la faute ne sera que légère.
859. 2° Les effets de la colère, quand ils ne sont pas réprimés, sont parfois terribles.
A) Sénèque les a décrits en termes expressifs : il lui attribue des trahisons, des meurtres, des empoisonnements, des divisions intestines dans les familles, des dissensions et guerres civiles, des guerres avec toutes leurs suites funestes. Même quand elle ne va pas à ces excès, elle est la source d'un grand nombre de fautes, parce qu'elle nous fait perdre la maîtrise de nous-mêmes. et en particulier trouble la paix des familles et crée des inimitiés terribles.
860. B) Au point de vue de la perfection, elle est, nous dit S. Grégoire, un grand obstacle au progrès spirituel. Car, si on ne la réprime, elle nous fait perdre : 1) la sagesse ou la pondération ; 2) l'amabilité, qui fait le charme des relations sociales ; 3) le souci de la justice, parce que la passion empêche de reconnaître les droits du prochain ; 4) le recueillement intérieur, si nécessaire à l'union intime avec Dieu, à la paix de l'âme, à la docilité aux inspirations de la grâce. Il importe donc d'en chercher le remède.
III. Remèdes contre la colère
Ces remèdes doivent combattre la passion de la colère et le sentiment de haine qui parfois en est la suite.
861. 1° Pour triompher de la passion, il ne faut négliger aucun moyen. A) Il y a des moyens hygiéniques qui contribuent à prévenir ou à modérer la colère : tels sont un régime alimentaire émollient, des bains tièdes, des douches, l'abstention des boissons excitantes, et en particulier des spiritueux : à cause du lien intime entre le corps et l'âme, il faut savoir tempérer le corps lui-même. Mais comme en cette matière, il faut tenir compte du tempérament et de l'état de santé, la prudence demande qu'on consulte un médecin.
862. B) Mais les remèdes moraux sont encore meilleurs. a) Pour prévenir la colère, il est bon de saccoutumer à réfléchir avant d'agir, afin de ne pas se laisser dominer par les premières atteintes de la passion : travail de longue haleine, mais très efficace. b) Lorsque, malgré tout, cette passion a surpris notre cur, « il est mieux de la repousser vistement que de vouloir marchander avec elle ; car, pour peu qu'on lui laisse de loisir, elle se rend maîtresse de la place, et fait comme le serpent, qui tire aisément tout son corps où il peut mettre la tête... Il faut qu'au premier ressentiment que vous en aurez, vous ramassiez promptement vos forces, non point brusquement ni impétueusement, mais doucement et néanmoins sérieusement » (S. Fr. De Salles, Vie dévote, IIIe P, Ch. VIII). Autrement, en voulant réprimer notre colère avec impétuosité, nous nous troublons davantage. c) Pour mieux réprimer la colère, il est utile de faire diversion, c'est-à-dire, de penser à toute autre chose que ce qui peut l'exciter ; il faut donc bannir le souvenir des injures reçues, écarter les soupçons, etc. d) « Il faut invoquer le secours de Dieu quand nous nous voyons agités de colère, à l'imitation des Apôtres tourmentés du vent et de l'orage emmi les eaux ; car il commandera à nos passions qu'elles cessent, et la tranquillité se fera grande » (id.).
863. 2° Lorsque la colère excite en nous des sentiments de haine, de rancune ou de vengeance, ceux-ci ne peuvent se guérir radicalement que par la charité basée sur l'amour de Dieu. C'est le cas de se souvenir que nous sommes tous les enfants du même Père céleste, incorporés au même Christ, appelés à la même félicité éternelle, et que ces grandes vérités sont incompatibles avec tout sentiment de haine. Ainsi donc : a) On se rappellera les paroles du Pater : pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés ; et, parce qu'on désire vivement recevoir le pardon divin, on pardonnera plus volontiers à ses ennemis. b) On n'oubliera pas les exemples de Notre Seigneur, appelant encore Judas son ami au moment de sa trahison, et priant du haut de la croix pour ses bourreaux ; et on lui demandera le courage d'oublier et de pardonner. c) On évitera de penser aux injures reçues et à tout ce qui sy rapporte. Les parfaits prieront pour la conversion de ceux qui les ont blessés, et trouveront en cette prière un grand adoucissement aux blessures de leur âme.
Tels sont les principaux moyens pour triompher des trois premiers péchés capitaux, l'orgueil, l'envie et la colère ; nous allons maintenant traiter des défauts qui découlent de la sensualité ou de la concupiscence de la chair : gourmandise, luxure et paresse.
ART. II DES PÉCHÉS QUI SE RATTACHENT A LA SENSUALITÉ
I. De la gourmandise
La gourmandise n'est que l'abus du plaisir légitime que Dieu a voulu attacher au manger et au boire si nécessaires à la conservation de l'individu. Exposons : 1° sa nature ; 2° sa malice ; 3° ses remèdes.
864. 1° Nature. La gourmandise est l'amour désordonné des plaisirs de la table, du boire ou du manger. Le désordre consiste à rechercher le plaisir de la nourriture pour lui-même, en le considérant explicitement ou implicitement comme une fin, à l'exemple de ceux qui font un dieu de leur ventre, « quorum deus venter est » (Phil., III, 19) ; ou de le rechercher avec excès, sans souci des règles que dicte la sobriété, quelquefois même contrairement au bien de la santé.
865. Les théologiens signalent quatre façons différentes de manquer à ces règles.
Præpropere : c'est manger avant que le besoin s'en fasse sentir, en dehors des heures marquées pour les repas, et cela sans raison, pour satisfaire sa gourmandise.
Laute et studiose : c'est rechercher les mets exquis ou apprêtés avec beaucoup de soin, afin d'en jouir davantage : c'est lé péché des gourmets ou des friands.
Nimis : c'est dépasser les limites de l'appétit ou du besoin, se gorger de nourriture ou de boisson, au risque de compromettre sa santé ; il est évident que seul le plaisir désordonné peut expliquer cet excès que dans le monde on appelle goinfrerie.
Ardenter : c'est manger avec avidité, avec gloutonnerie, comme font certains animaux ; et cette façon de faire est considérée dans le monde comme de la grossièreté.
866. 2° La malice de la gourmandise vient de ce qu'elle asservit l'âme au corps, matérialise l'homme, affaiblit sa vie intellectuelle et morale, et le prépare, par une pente insensible, au plaisir de la volupté, qui, au fond, est du même genre. Pour en préciser la culpabilité, une distinction s'impose.
A) La gourmandise est une faute grave : a) lorsqu'elle va à des excès tels qu'elle nous rend incapables, pour un temps notable, de remplir nos devoirs d'état ou d'obéir aux lois divines ou ecclésiastiques ; par exemple, quand elle nuit à la santé, quand elle est une source de folles dépenses qui compromettent les intérêts de la famille, quand elle fait manquer aux lois de l'abstinence ou du jeûne. b) Il en est de même quand elle devient la cause de fautes graves. Donnons quelques exemples. « Les excès de table, dit le P. Janvier (Carême, 1921), disposent à l'incontinence qui est fille de la gourmandise. Incontinence des yeux et des oreilles qui demandent une pâture malsaine aux spectacles et aux chants licencieux ; incontinence de l'imagination qui se trouble, incontinence de la mémoire qui cherche dans le passé des souvenirs capables d'exciter la concupiscence, incontinence de la pensée qui, s'égarant, se répand sur les objets illicites, incontinence du cur qui aspire aux affections charnelles, incontinence de la volonté qui abdique pour s'asservir aux sens... L'intempérance de la table mène à l'intempérance de la langue. Que de fautes la langue commet au cours des repas pompeux et prolongés ! Fautes contre la gravité !... Fautes contre la discrétion ! On trahit les secrets qu'on avait promis de garder, des secrets professionnels qui sont sacrés, et on livre à la malignité la réputation d'un mari, d'une épouse, d'une mère, l'honneur d'une famille, quand ce n'est pas l'avenir d'une nation. Fautes contre la justice et la charité ! La médisance, la calomnie, la détraction sous leurs formes les plus inexcusables s'expriment avec une liberté déconcertante... Fautes contre la prudence ! On se lie par des engagements que l'on ne pourra pas tenir sans offenser toutes les lois de la morale...
867. B) La gourmandise nest que faute vénielle lorsqu'on cède aux plaisirs de la table d'une façon immodérée, mais sans tomber dans des excès graves, et sans s'exposer à enfreindre quelque précepte important. Ainsi ce serait un péché véniel de manger ou de boire plus que de coutume, par plaisir, pour faire honneur à un bon repas ou plaire à un ami, sans commettre d'excès notable.
868. C) Au point de vue de la perfection, la gourmandise est un obstacle sérieux : 1) elle entretient l'immortification, qui affaiblit la volonté, et développe l'amour du plaisir sensuel qui prépare l'âme à de dangereuses capitulations ; 2) elle est la source de bien des fautes, en produisant une joie excessive, qui porte à la dissipation, au bavardage, aux plaisanteries d'un goût douteux, au manque de réserve et de modestie, et ouvre ainsi l'âme aux attaques du démon. Il importe donc de la combattre.
869. 3° Remèdes. Le principe qui doit nous diriger dans la lutte contre la gourmandise, c'est que le plaisir n'est pas une fin, mais un moyen, et que par conséquent il doit être subordonné à la droite raison éclairée par la foi, n° 193. Or la foi nous dit qu'il faut sanctifier les plaisirs de la table par la pureté d'intention, la sobriété et la mortification.
1) Avant tout, il faut prendre ses repas avec une intention droite et surnaturelle, non comme l'animal qui ne cherche que le plaisir, non comme le philosophe qui se borne à une intention honnête mais en chrétien, pour mieux travailler à la gloire de Dieu : en esprit de reconnaissance pour la bonté de Dieu qui daigne nous donner le pain de chaque jour; en esprit d'humilité, se disant, comme Vincent de Paul, que nous ne méritons pas le pain que nous mangeons ; en esprit d'amour, mettant les forces que nous récupérons au service de Dieu et des âmes. Par là nous accomplissons la recommandation donnée par S. Paul aux premiers chrétiens, et que, dans beaucoup de, communautés, on rappelle au début des repas : « Soit que vous mangiez, soit que vous buviez, faites tout pour la gloire de Dieu : sive ergo manducatis, sive bibitis... omnia in gloriam Dei facite » (I Cor., X, 31).
870. 2) Cette pureté d'intention nous fera garder la sobriété ou la juste mesure : voulant en effet manger pour acquérir les forces nécessaires à l'accomplissement de nos devoirs d'état, nous éviterons tous les excès qui pourraient compromettre notre santé. Or, nous disent les hygiénistes, la sobriété (ou frugalité) est la condition essentielle de la vigueur physique et morale. Puisque nous mangeons pour vivre, nous devons manger sainement pour vivre sainement. Il ne faut donc pas trop manger ni trop boire... On doit se lever de table avec une sensation de légèreté et de vigueur, rester un peu sur sa faim, et éviter d'être alourdi par un excès de bonne chère.
Il est bon toutefois de remarquer que la mesure n'est pas la même pour tous. Il est des tempéraments qui, pour se préserver de la tuberculose, ont besoin d'une alimentation plus copieuse ; il en est d'autres, au contraire, qui, pour combattre l'arthritisme, ont besoin de modérer leur appétit. Qu'on s'en tienne donc là dessus aux conseils d'un sage médecin.
871. 3) A la sobriété le chrétien joint la pratique de quelques mortifications. A) Comme il est facile de glisser sur la pente et de trop donner à la sensualité, on se prive parfois de quelques aliments qu'on aime, qui seraient même utiles, mais ne sont pas nécessaires. Par là on acquiert une certaine maîtrise sur la sensualité, en la privant de quelques satisfactions légitimes ; on dégage l'esprit de la servitude des sens, on lui donne plus de liberté pour la prière et pour l'étude, et on évite bien des tentations dangereuses.
B) C'est une excellente pratique que de s'habituer à ne prendre aucun repas sans y faire quelque mortification. Ces petites privations ont l'avantage de fortifier la volonté sans nuire à la santé, et c'est pour cela qu'elles sont en général préférables aux mortifications plus importantes qu'on ne fait que rarement. Les bonnes âmes y joignent un motif de charité ; on laisse un petit morceau pour les pauvres, et par là même pour Jésus vivant en leur personne; et, comme le fait remarquer S. Vincent Ferrier, ce qu'on laisse ne doit pas être un morceau de rebut, mais un morceau de choix, si minime soit-il. C'est aussi une bonne pratique de s'habituer à manger un peu de ce qu'on n'aime pas.
872. C) Parmi les mortifications les plus utiles, nous rangeons celles qui se rapportent aux liqueurs alcooliques. Rappelons à ce sujet les principes : a) En soi l'usage modéré de l'alcool ou des spiritueux n'est pas un mal : on ne peut donc blâmer les laïques ou prêtres qui en usent modérément. b) Mais s'en abstenir par esprit de mortification, ou pour donner le bon exemple, est assurément très louable. C'est ainsi que des prêtres ou des hommes d'uvres se privent de toute liqueur, pour en détourner plus facilement. les autres. c) Il est des cas où cette abstinence est moralement nécessaire pour éviter des excès : 1) quand, par atavisme, on a hérité d'une certaine propension pour les spiritueux; alors le simple usage peut créer un penchant presque irrésistible, de même qu'il suffit d'une étincelle pour allumer un incendie dans des matières inflammables ; 2) si on a eu le malheur de contracter des habitudes invétérées d'alcoolisme : alors le seul remède efficace sera souvent l'abstinence totale.
§ II. La luxure
873. 1° Nature. De même que Dieu a voulu qu'un plaisir sensible fût attaché à la nourriture, pour aider l'homme à conserver sa vie, ainsi a-t-il attaché un plaisir spécial aux actes par lesquels se propage l'espèce humaine. Ce plaisir est donc permis aux personnes mariées, pourvu qu'elles en usent pour la fin très noble pour laquelle le mariage a été institué, la transmission de la vie ; en dehors de là, il est rigoureusement interdit. Malgré cette interdiction, il y a malheureusement en nous, surtout à partir de l'âge de puberté ou de l'adolescence, une tendance plus ou moins violente à goûter ce plaisir même en dehors du mariage légitime. C'est cette tendance désordonnée qu'on appelle la luxure et qui est condamnée dans ce double précepte du Décalogue : « Luxurieux point ne seras de corps ni de consentement. L'uvre de chair ne désireras qu'en mariage seulement. » Ce ne sont donc pas seulement les actes extérieurs qui sont défendus, mais les actes intérieurs consentis, imaginations, pensées, désirs. Et c'est avec raison : car si on s'arrête de propos délibéré à des images ou pensées déshonnêtes, à des désirs mauvais, les sens se troublent, et des mouvements organiques se produisent qui ne sont trop souvent que le prélude d'actes contraires à la pureté. Si donc on veut éviter ces actes, il importe de combattre les pensées et les imaginations dangereuses.
874. 2° Gravité de ces fautes. A) Lorsquon recherche et veut directement le plaisir mauvais, le plaisir voluptueux, il y a faute mortelle. C'est en effet un très grave désordre que de compromettre la conservation et la propagation de la race humaine. Or s'il était une fois posé en principe qu'on peut rechercher le plaisir de la volupté en pensées, en paroles ou en actes ailleurs que dans l'usage légitime du mariage, il serait impossible de mettre un frein à la fureur de cette passion, dont les exigences augmentent avec les satisfactions qu'on lui accorde, et bientôt le but du Créateur serait frustré. C'est du reste ce que montre l'expérience : il n'y a que trop de jeunes gens qui se rendent incapables de transmettre la vie, parce qu'ils ont abusé de leur corps. Aussi, dans le plaisir mauvais directement voulu il n'est point de légèreté de matière.
B) Mais il est des cas où, sans qu'on le recherche directement, ce plaisir se produit à la suite de certaines actions d'ailleurs bonnes ou au moins indifférentes. Si l'on ne consent pas à ce plaisir, et si par ailleurs on a une raison suffisante pour faire l'action qui y donne lieu, on n'est pas coupable, et il ne faut donc pas s'alarmer. Mais si les actes qui déterminent ces sensations ne sont ni nécessaires ni sérieusement utiles, comme sont les lectures dangereuses, les représentations théâtrales, les conversations légères, les danses lascives, il est évident que s'y livrer c'est un péché d'imprudence plus ou moins grave selon la gravité du désordre ainsi produit et du danger qu'il y a d'y consentir.
875. C) Au point de vue de la perfection, il n'est pas, après l'orgueil, d'obstacle plus grand au progrès spirituel que le vice impur. a) Qu'il s'agisse de fautes solitaires ou de fautes commises avec d'autres personnes, elles ne tardent pas à produire des habitudes tyranniques qui paralysent tout élan vers la perfection, et inclinent la volonté vers les joies grossières. Plus de goût pour la prière, plus de goût pour la vertu austère, plus d'aspirations nobles et généreuses. b) L'âme est envahie par l'égoïsme : l'amour qu'on avait pour ses parents ou ses amis s'étiole et disparaît presque complètement; il ne reste plus que le désir de jouir à tout prix des plaisirs mauvais : c'est une véritable obsession. c) Alors l'équilibre des facultés est rompu : c'est le corps, c'est la volupté qui commande ; la volonté devient l'esclave de cette honteuse passion, et bientôt se révolte contre Dieu qui interdit et châtie ces plaisirs mauvais. d) Les tristes effets de cette abdication de la volonté se font bientôt sentir : l'intelligence s'émousse et s'affaiblit, parce que la vie est descendue de la tête dans les sens : on n'a plus de goût pour les études sérieuses ; l'imagination ne se porte plus que vers les choses d'en bas ; le cur se flétrit peu à peu, se dessèche, s'endurcit, n'ayant plus d'attrait que pour les plaisirs grossiers. e) Souvent le corps lui-même est profondément atteint : le système nerveux, surexcité par ces abus, s'irrite, s'affaiblit et devient impropre à sa mission de régulation et de défense ; les divers organes ne fonctionnent plus qu'imparfaitement ; la nutrition se fait mal, les forces s'affaiblissent, et l'on est menacé de consomption.
Il est évident qu'une âme ainsi déséquilibrée, animant un corps débile, ne songe plus à la perfection ; elle s'en écarte tous les jours davantage ; trop heureuse si elle peut se ressaisir à temps et assurer du moins son salut ! Il importe donc de signaler quelques remèdes pour ce vice grossier.
876. 3° Remèdes. Pour résister à une passion si dangereuse, il faut : des convictions profondes, la fuite des occasions dangereuses, la mortification et la prière.
A) Des convictions profondes portant à la fois sur la nécessité de combattre ce vice et la possibilité d'y réussir. a) Ce que nous avons dit de la gravité du péché de luxure montre combien il est nécessaire de l'éviter pour ne pas s'exposer aux peines éternelles. On peut y ajouter deux motifs tirés de S. Paul : 1) Nous sommes les temples vivants de la Ste Trinité, temples sanctifiés par la présence du Dieu de toute sainteté et par une participation à la vie divine (n° 97, 106). Or rien ne souille plus ce temple que le vice impur qui profane à la fois le corps et l'âme du baptisé. 2) Nous sommes les membres de Jésus-Christ, auquel nous sommes incorporés par le baptême ; et nous devons par conséquent respecter notre corps comme le corps même du Christ. Et nous irions le profaner par des actes contraires à la pureté ! Ne serait-ce pas une sorte de sacrilège odieux, et cela pour se procurer un plaisir grossier qui nous ravale au niveau de la brute ?
877. b) Bien des hommes disent qu'il est impossible de pratiquer la continence. Ainsi le pensait Augustin avant sa conversion. Mais revenu à Dieu, et soutenu par les exemples des Saints et la grâce des Sacrements, il comprit qu'il n'y a rien d'impossible quand on sait prier et lutter. Et c'est là l'exacte vérité : de nous-mêmes nous sommes si faibles, et le plaisir mauvais est parfois si alléchant que nous finirions par succomber ; mais lorsque nous nous appuyons sur la grâce divine et faisons des efforts énergiques, nous sortons victorieux des plus rudes tentations. Et qu'on ne dise pas que la continence chez les jeunes gens est un obstacle à la santé ; les médecins honnêtes répondent avec le Congrès international de Bruxelles : « Il faut surtout enseigner à la jeunesse masculine que, non seulement la chasteté et la continence ne sont pas nuisibles, mais encore que ces vertus sont recommandables au point de vue purement médical et hygiénique ». Et en effet on ne connaît aucune maladie venant de la continence, et il y en a beaucoup qui trouvent leur origine dans la luxure.
878. B) La fuite des occasions. C'est un axiome spirituel que la chasteté se conserve surtout par la fuite des occasions dangereuses ; quand on est convaincu de sa faiblesse, on ne s'expose pas inutilement au danger. Lorsque ces occasions ne sont pas nécessaires, il les faut éviter avec soin, sous peine d'y succomber : quiconque s'expose au danger, y périt : « qui amat periculum, in illo peribit » (Eccli., III, 27). Quand donc il s'agit de lectures, de visites, de rencontres, de représentations dangereuses, auxquelles on peut se soustraire sans inconvénient notable, il n'y a pas lieu d'hésiter ; au lieu de les rechercher, on les fuit, comme on fuit un serpent dangereux. Si ces occasions ne peuvent être évitées, il s'agit de fortifier sa volonté par des dispositions intérieures qui rendront le péril moins prochain. C'est ainsi que S. François de Sales déclare que si les danses ne peuvent être évitées, il faut du moins qu'elles soient accompagnées de modestie, de dignité et de bonne intention ; et, pour que ces dangereuses récréations ne réveillent pas de mauvaises affections, il est bon de se dire que, pendant qu'on est au bal, plusieurs âmes brûlent en enfer pour les péchés commis à la danse ou à cause de la danse (Vie dévote, IIIe P., ch. XXXIII). Combien cela est plus vrai aujourd'hui où des danses exotiques et lubriques ont envahi beaucoup de salons.
879. C) Mais il y a des occasions qu'on ne peut éviter, ce sont celles qu'on rencontre chaque jour en soi et en dehors de soi, et qu'on ne peut vaincre que par la mortification. Nous avons dit ce qu'est cette vertu et quelles sont ses pratiques, n° 754-815. Nous ne pouvons que rappeler quelques-unes de ses prescriptions se rapportant plus directement à la chasteté. a) Les yeux doivent être particulièrement surveillés, parce que les regards imprudents allument les désirs, et ceux-ci entraînent la volonté. Voilà pourquoi Notre Seigneur déclare que quiconque regarde une femme avec convoitise a déjà commis l'adultère dans son cur (Matth., V, 28) ; et il ajoute que si notre il droit est une occasion de scandale, il faut l'arracher, c'est-à-dire détacher énergiquement son regard de l'objet qui nous scandalise. Cette modestie des yeux s'impose dautant plus aujourd'hui qu'on est plus exposé à rencontrer presque partout des personnes et des objets capables de susciter des tentations. b) Le sens du toucher est encore plus dangereux, parce qu'il provoque des impressions sensuelles qui facilement tendent à des jouissances mauvaises ; il faut donc s'abstenir de ces attouchements ou caresses qui ne peuvent qu'exciter les passions. c) Quant à l'imagination et à la mémoire, qu'on se rappelle les règles tracées au n° 781. En ce qui concerne la volonté, il s'agit de la rendre forte par une éducation virile, selon les principes exposés n° 811-816.
880. d) Le cur doit aussi être mortifié par la lutte contre les amitiés sensibles et dangereuses (n° 600-604). Sans doute le moment vient où les personnes qui se préparent au mariage se lient entre elles par un amour légitime, mais qui doit demeurer chaste et surnaturel ; elles éviteront donc ces marques d'affection qui seraient contraires aux lois de la décence, et se rappelleront que leur union, pour être bénie de Dieu, doit être pure. Quant à celles qui sont encore trop jeunes pour songer au mariage, elles se mettront en garde contre ces affections sensibles et sensuelles, qui, en amollissant le cur, le préparent à de dangereuses capitulations. On ne joue pas impunément avec le feu. Et d'ailleurs si on exige de la personne qu'on veut épouser un cur pur, ne faut-il pas que celui qu'on offre le soit aussi ?
881. e) Enfin l'une des mortifications les plus utiles est l'application énergique et constante au devoir d'état. L'oisiveté est mauvaise conseillère ; le travail au contraire, en absorbant notre activité tout entière, éloigne notre imagination, notre esprit et notre cur des objets dangereux : nous y reviendrons bientôt, n° 887.
882. D) La prière. a) Le Concile de Trente nous avertit que Dieu ne commande rien d'impossible, mais qu'il nous demande de faire ce que nous pouvons et de prier pour obtenir la grâce de faire ce dont nous sommes incapables par nous-mêmes. Cette prescription s'applique surtout à la chasteté, qui offre, pour la plupart des chrétiens, même quand ils sont dans le saint état du mariage, des difficultés spéciales. Pour en triompher, il faut prier, prier souvent, et méditer sur les grandes vérités : ces ascensions fréquentes de l'âme vers Dieu nous détachent peu à peu des joies sensuelles pour nous élever vers les joies pures et saintes.
b) A la prière il faut joindre la pratique fréquente des sacrements. 1) Quand on se confesse souvent, qu'on accuse franchement les fautes ou les imprudences commises contre la pureté, la grâce de l'absolution, jointe aux conseils qu'on reçoit, fortifie singulièrement la volonté contre les tentations. 2) Cette grâce s'affermit encore par la communion fréquente : l'union intime avec Celui qui est le Dieu de toute sainteté amortit la concupiscence, rend l'âme plus sensible aux biens spirituels et la détache ainsi des plaisirs grossiers. C'est par la confession et la communion fréquente que S. Philippe de Néri guérissait les jeunes gens adonnés au vice impur ; et aujourd'hui encore il n'est pas de remède plus efficace soit pour préserver soit pour fortifier la vertu. Si tant de jeunes gens et de jeunes filles échappent à la contagion du vice, c'est parce qu'ils trouvent dans la pratique religieuse une arme contre les tentations qui les assiègent. Sans doute cette arme demande du courage, de l'énergie, des efforts souvent renouvelés ; mais avec la prière, les sacrements et une volonté ferme on triomphe de tous les obstacles.
§ 111. La paresse
883. La paresse se rattache à la sensualité, parce qu'elle vient au fond de l'amour du plaisir en tant qu'il nous porte à éviter l'effort ou la gêne. Il y a en nous tous en effet une tendance au moindre effort, qui paralyse ou diminue notre activité. Exposons : 1° sa nature ; 2° sa malice ; 3° ses remèdes.
884. 1° Nature. A) La paresse est une tendance à l'oisiveté ou du moins à la négligence, à la torpeur dans l'action. Parfois c'est une disposition morbide qui vient d'un mauvais état de la santé. Mais la plupart du temps, c'est une maladie de la volonté, qui redoute et refuse l'effort. Le paresseux veut éviter toute peine, tout ce qui peut troubler son repos, entraîner des fatigues. Véritable parasite, il vit aux dépens des autres, dans la mesure où il le peut. Doux et résigné quand on ne le tracasse pas, il devient hargneux et méchant, quand on veut le tirer de son inertie.
B) Il y a des degrés divers dans la paresse. a) Le nonchalant ou l'indolent n'aborde sa tâche qu'avec lenteur, mollesse et indifférence ; sil fait quelque chose, il le fait mal. b) Le fainéant ne refuse pas absolument le travail, mais il s'attarde, flâne et recule indéfiniment la tâche qu'il avait acceptée. c) Le vrai paresseux ne veut rien faire de fatigant, et montre un éloignement prononcé pour tout travail sérieux du corps et de lesprit.
C) Lorsque la paresse se porte sur les exercices de piété, elle s'appelle acédie ; c'est un certain dégoût pour les choses spirituelles, qui porte à les faire négligemment, à les abréger, et même quelquefois à les omettre sous de vains prétextes. C'est la mère de la tiédeur, dont nous parlerons à propos de la voie illuminative.
885. 2° Malice. A) Pour comprendre la malice de la paresse, il faut se rappeler que l'homme a été fait pour le travail. Quand Dieu créa notre premier père, il le mit dans un paradis de délices, pour y travailler : « ut operaretur et custodiret ilium » (Gen., II, 15). C'est qu'en effet l'homme n'est pas, comme Dieu, un être parfait ; il a de nombreuses facultés, qui ont besoin d'agir pour se perfectionner : c'est donc une nécessité de sa nature de travailler pour cultiver ses puissances, pourvoir aux besoins de son corps et de son âme, et tendre ainsi vers sa fin. La loi du travail précède donc la faute originelle. Mais l'homme ayant péché, le travail est devenu pour lui non seulement une loi de la nature, mais un châtiment, en ce sens qu'il est devenu pénible et comme un moyen de réparer sa faute ; c'est à la sueur de notre front qu'il nous faut manger notre pain, le pain de l'intelligence aussi bien que le pain qui nourrit notre corps : « in sudore tuo vesceris Pane » (Gen., III, 19).
Or c'est à cette double loi, naturelle et positive, que manque le paresseux ; il commet donc un péché, dont la gravité se mesure à la gravité des devoirs qu'il néglige. a) Quand il va jusqu'à laisser de côté les devoirs religieux nécessaires à son salut ou à sa sanctification, il y a une faute grave. Il en est de même lorsqu'il néglige volontairement, en matière importante, quelqu'un de ses devoirs détat. b) Lorsque cette torpeur ne lui fait négliger que des devoirs, religieux ou civils, de moindre importance, le péché n'est que véniel. Mais la pente est glissante, et, si on ne lutte contre la nonchalance, elle ne tarde pas à s'aggraver et à devenir plus funeste et plus coupable.
886. B) Au point de vue de la perfection, la paresse spirituelle est l'un des obstacles les plus sérieux, à cause de ses funestes résultats. a) Elle rend notre vie plus ou moins stérile. On peut en effet appliquer à l'âme ce que la Ste Ecriture dit du champ du paresseux :
« J'ai passé près du champ d'un paresseux et près de la vigne d'un insensé. Et voici... les épines y croissaient partout, les ronces en couvraient la surface, et le mur de pierre était écroulé... Un peu de sommeil, un peu d'assoupissement, un peu croiser les mains pour dormir, et ta pauvreté viendra comme un rôdeur et ton indigence comme un homme armé » (Prov., XXIV, 30-34).
C'est bien ce qu'on trouve dans l'âme du paresseux : au lieu des vertus, ce sont les vices qui y croissent, et les murs que la mortification avait élevés pour protéger sa vertu, tombent peu a peu, et préparent la voie à l'invasion de l'ennemi, c'est-à-dire du péché.
887. b) Bientôt en effet les tentations se font plus pressantes et plus obsédantes : « car l'oisiveté enseigne beaucoup de mal, multam malitiam docuit otiositas » (Eccli., XXXIII, 29). C'est elle qui, avec l'orgueil, perdit Sodome : « Voici quel fut le crime de Sodome : l'orgueil, l'abondance et l'insouciant repos où elle vivait avec ses filles » (Ezéch., XVI, 49). L'esprit et le cur de l'homme ne peuvent en effet demeurer inactifs : s'ils ne sont pas absorbés dans l'étude ou quelque autre travail, ils sont bientôt envahis par une foule d'images, de pensées, de désirs et d'affections ; or, dans l'état de nature déchue, ce qui domine en nous, quand nous ne réagissons pas contre elle, c'est la triple concupiscence ; ce sont donc des pensées sensuelles, ambitieuses, orgueilleuses, égoïstes, intéressées qui vont prendre le dessus en notre âme et l'exposer au péché.
888. C) Ce n'est donc point seulement la perfection de notre âme qui est ici en jeu, mais son salut éternel. Car, outre les fautes positives dans lesquelles nous fait tomber l'oisiveté, le seul fait de ne pas accomplir nos devoirs importants est une cause suffisante de réprobation. Nous avons été créés pour servir Dieu et accomplir nos devoirs d'état, nous sommes des ouvriers envoyés par Dieu pour travailler à sa vigne ; or le maître ne demande pas seulement à ses ouvriers de s'abstenir de mal faire ; il veut qu'ils travaillent ; si donc, sans commettre des actes positifs contre les lois divines, nous nous croisons les bras au lieu de travailler, est-ce que le Maître ne nous reprochera pas, comme aux ouvriers, notre oisiveté ? Larbre stérile, par le fait seul qu'il ne produit pas de fruit, mérite d'être coupé et jeté au feu : « omnis ergo arbor, que non facit fructum bonum, excidetur et in ignem mittetur » (Matth., III, 10).
889. 3° Remèdes. A) Pour guérir le paresseux, il faut tout d'abord lui inculquer des convictions profondes sur la nécessité du travail, lui faire comprendre que les riches comme les pauvres sont soumis à cette loi, et qu'y manquer suffit pour encourir la damnation éternelle. C'est la leçon que nous donne Notre Seigneur dans la parabole du figuier stérile ; pendant trois ans le maître vient y chercher des fruits ; n'en trouvant point, il commande au vigneron de l'abattre (Luc, XIII, 7).
Qu'on ne dise pas, je suis riche, je n'ai pas besoin de travailler. Si vous navez pas besoin de travailler pour vous-mêmes, vous devez le faire pour les autres. Cest Dieu votre maître qui vous le commande : s'il vous a donné des bras, un cerveau, une intelligence, des ressources, c'est pour que vous les utilisiez pour sa gloire et le bien de vos frères. Et certes ce ne sont pas les uvres qui manquent : que de pauvres à soulager, que d'ignorants à instruire, que de curs meurtris à consoler, que de grandes entreprises à fonder pour donner à ceux qui n'en ont point du travail et du pain ! Et, quand on veut fonder une famille nombreuse, ne faut-il pas peiner et travailler pour assurer l'avenir de ses enfants ? Qu'on noublie donc pas la grande loi de la solidarité chrétienne, en vertu de laquelle le travail de chacun sert à tous, tandis que la paresse nuit au bien général comme au bien particulier.
890. B) Aux convictions il faut joindre l'effort suivi et méthodique, en appliquant les règles tracées sur l'éducation de la volonté, n° 812. Et, comme le paresseux recule instinctivement devant l'effort, il importe de lui montrer qu'il n'est pas au fond d'homme plus malheureux que l'oisif : ne sachant comment employer, ou, selon son expression, tuer le temps, il s'ennuie, il se dégoûte de tout, et finit par avoir la vie en horreur. Ne vaut-il pas mieux faire un effort, se rendre utile, et conquérir un peu de bonheur en s'efforçant de faire des heureux autour de soi ?
Parmi les paresseux, il en est qui déploient une certaine activité, mais uniquement dans les jeux, les sports, les réunions mondaines. A ceux-là il faut rappeler le sérieux de la vie et le devoir de se rendre utile, afin quils tournent leur activité vers un champ plus noble, et qu'ils aient horreur d'être des parasites. Le mariage chrétien, avec les obligations de famille qu'il comporte, est souvent un excellent remède : un père de famille sent le besoin de travailler pour ses enfants, et de ne pas s'en remettre à des étrangers pour administrer leur fortune.
Mais ce qu'il ne faut pas cesser de rappeler, c'est le but de la vie : nous sommes ici, sur terre, non pour vivre en parasites, mais pour conquérir, par le travail et la vertu, une place dans le ciel. Et Dieu ne cesse de nous dire : Que faites-vous donc ici, paresseux ? Allez vous aussi travailler à ma vigne. « Quid hic statis tota die otiosi ?... Ite et vos in vineam meam » (Matth., XX, 6, 8).
ART. III. L'AVARICE
L'avarice se rattache à la concupiscence des yeux, dont nous avons déjà parlé, n° 199. Nous exposerons : 1° sa nature, 2° sa malice, 3° ses remèdes.
891. 1° Nature. L'avarice est l'amour désordonné des biens de la terre. Pour montrer où se trouve le désordre de l'avarice, il faut d'abord se rappeler le but pour lequel Dieu a donné à l'homme les biens temporels.
A) Le but que Dieu s'est proposé est double : notre utilité personnelle et celle de nos frères.
a) Lesbiens de la terre nous sont donnés pour subvenir aux besoins temporels de l'homme, de l'âme et du corps, pour conserver notre vie et la vie de ceux qui dépendent de nous, et nous procurer les moyens de cultiver notre intelligence et nos autres facultés. Parmi ces biens: 1) les uns sont nécessaires pour le présent ou pour l'avenir : c'est un devoir de les acquérir par un travail honnête ; 2) les autres sont utiles pour augmenter graduellement nos ressources, assurer notre bien-être ou celui des autres, contribuer au bien public en favorisant les sciences ou les arts. Il n'est pas défendu de les désirer pour une fin honnête, pourvu qu'on fasse la part des pauvres et des uvres.
b) Ces biens nous sont aussi donnés pour venir en aide à ceux de nos frères qui sont dans l'indigence. Nous sommes donc, dans une certaine mesure, les trésoriers de la Providence, et devons disposer de notre superflu pour soulager les pauvres.
892. B) Il nous est maintenant plus facile d'exposer où se trouve le désordre dans l'amour des biens de la terre. a) Il existe parfois dans l'intention : on désire les richesses pour elles-mêmes, comme une fin, ou pour des fins intermédiaires qu'on érige en fin dernière, par exemple, pour se procurer des plaisirs ou des honneurs. Si on s'arrête là, si on ne regarde pas la richesse comme un moyen de poursuivre des biens supérieurs, c'est une sorte d'idolâtrie, le culte du veau d'or : on ne vit plus que pour l'argent. b) Il se manifeste encore dans la manière de les acquérir : on les poursuit avec âpreté, par toutes sortes de moyens, au détriment des droits d'autrui, au détriment de sa santé, ou de la santé de ses employés, par des spéculations hasardeuses, au risque de perdre le fruit de ses économies. c) Il apparaît aussi dans la manière d'en user : 1) on ne les dépense qu'à regret, avec lésinerie, parce qu'on veut les accumuler, pour avoir une sécurité plus grande, ou pour jouir de l'influence que donne la richesse ; 2) on ne donne rien ou presque rien aux pauvres et aux bonnes uvres : capitaliser, voilà le but suprême qu'on poursuit à outrance. 3) Quelques-uns en viennent à aimer leur argent comme une idole, à l'encaisser, à le palper avec amour : c'est le type classique de l'avare.
893. C) Ce défaut n'est pas en général celui des jeunes, qui, encore légers et imprévoyants, ne songent pas à capitaliser ; il y a cependant des exceptions parmi les caractères sombres, inquiets, calculateurs. C'est dans l'âge mûr ou la vieillesse qu'il se manifeste : c'est alors en effet que se développe la peur de manquer, basée parfois sur la crainte des maladies ou des accidents qui peuvent produire l'impuissance ou l'incapacité de travailler. Les célibataires, vieux garçons et vieilles filles, y sont particulièrement exposés, n'ayant pas d'enfants pour les secourir dans leur vieillesse.
894. D) La civilisation moderne a développé une autre forme de l'amour insatiable des richesses, la ploutocratie, la soif de devenir millionnaire ou milliardaire, non pour assurer son avenir ou celui de ses enfants, mais pour acquérir ce pouvoir dominateur que donne l'argent. Quand on a à sa disposition des sommes énormes, on jouit d'une influence très grande, on exerce un pouvoir souvent plus efficace que les gouvernants, on est le roi du fer, de l'acier, du pétrole, de la finance, et on commande aux souverains aussi bien qu'aux peuples. Cette domination de l'or dégénère souvent en une intolérable tyrannie.
895. 2° Sa malice. A) L'avarice est une marque de défiance à l'égard de Dieu, qui a promis de veiller sur nous avec une sollicitude paternelle, et de ne nous laisser jamais manquer du nécessaire pourvu que nous ayons confiance en lui. Il nous invite à regarder les oiseaux du ciel, qui ne sèment ni ne moissonnent, les lis des champs qui ne travaillent ni ne filent, non pas certes pour nous encourager à la paresse, mais pour calmer nos préoccupations, et nous inviter à la confiance à l'égard de notre Père céleste (Matth., VII, 24-34). Or l'avare, au lieu de mettre sa confiance en Dieu, la met dans la multitude de ses richesses, et fait injure à Dieu, en se défiant de lui : « Ecce homo qui non posuit Deum adjutorem suum, sed speravit in multitudine divitiarum suarum et prævaluit in vanitate sua » (Ps. LI, 9). Cette défiance est accompagnée d'une trop grande confiance en soi-même, en son activité personnelle : on veut être sa providence, et ainsi on tombe dans une sorte d'idolâtrie, faisant de l'argent son dieu. Or nul ne peut servir deux maîtres à la fois, Dieu et la Richesse : « non potestis Deo servire et mammonæ » ( Matth., VI, 24).
Ce péché est donc grave de sa nature pour les raisons que nous venons d'indiquer ; il l'est aussi lorsqu'il fait manquer aux devoirs graves de la Justice, par les moyens frauduleux dont on se sert pour acquérir et détenir la richesse ; de la charité, quand on ne fait pas les aumônes nécessaires ; de la religion, quand on se laisse tellement absorber par les affaires qu'on laisse de côté ses devoirs religieux. Mais il n'est que faute vénielle lorsqu'il ne nous fait manquer à aucune des grandes vertus chrétiennes, y compris nos devoirs envers Dieu.
896. B) Au point de vue de la perfection, l'amour désordonné des richesses est un obstacle très grave. a) C'est une passion qui tend à supplanter Dieu dans notre cur : ce cur, qui est le temple de Dieu, est envahi par toutes sortes de désirs empressés pour les choses de la terre, d'inquiétudes, de préoccupations absorbantes. Or, pour s'unir à Dieu, il faut vider son cur de toute créature, de toute préoccupation terrestre ; car Dieu veut tout l'esprit, tout le cur, tout le temps et toutes les forces de ses chétives créatures. Il faut surtout le vider de l'orgueil ; or l'attache aux richesses développe l'orgueil, parce qu'on a plus confiance en ses richesses qu'en Dieu. Attacher son cur à l'argent, c'est donc mettre un obstacle à l'amour de Dieu ; car là où est notre trésor, là aussi est notre cur. Le détacher, c'est ouvrir à Dieu la porte de notre cur : une âme dépouillée des richesses est riche de Dieu même : toto Deo dives est. b) L'avarice conduit aussi à l'immortification et à la sensualité : quand on a de l'argent et qu'on l'aime, on veut en jouir et se procurer beaucoup de plaisirs ; ou, si l'on se prive de ces plaisirs, on attache son cur à l'argent. Dans l'un et l'autre cas, c'est une idole qui nous détourne de Dieu. Il importe donc de combattre ce triste penchant.
897. 3° Remèdes. A) Le grand remède, c'est la conviction profonde, basée sur la raison et sur la foi, que les richesses sont non une fin, mais des moyens que nous donne la Providence pour subvenir à nos besoins et à ceux de nos frères ; que Dieu en demeure le Souverain Maître, que nous n'en sommes, à vrai dire, que les administrateurs, et qu'un jour nous en rendrons compte au Souverain juge. Ce sont du reste des biens qui passent, que nous nemporterons pas avec nous dans l'autre vie, où du reste ils n'ont pas cours ; et, si nous sommes sages, c'est pour le ciel et non pour la terre que nous capitaliserons : « Ne vous amassez pas des trésors sur la terre, où la rouille et les vers rongent, et où les voleurs percent les murs et dérobent. Mais amassez-vous des trésors dans le ciel, où ni les vers ni la rouille ne rongent, et où les voleurs ne percent pas les murs ni ne dérobent » (Matth., VI, 19-20).
B) Pour mieux se détacher, il n'est pas de moyen plus efficace que déplacer ses biens sur la banque du ciel, en faisant la part large aux pauvres et aux uvres. Donner aux pauvres, c'est prêter à Dieu, c'est recevoir le centuple, même sur terre en ayant la consolation de faire des heureux autour de soi, mais surtout dans le ciel, où Jésus, considérant comme donné à lui-même ce qu'on a donné au moindre des siens, se chargera de restituer en biens impérissables les biens temporels que nous aurons sacrifiés pour lui. Les sages sont donc ceux qui échangent les trésors d'ici-bas pour ceux du ciel. Chercher Dieu et la sainteté, voilà donc en quoi consiste la prudence chrétienne : « Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice, et tout cela vous sera donné par dessus (Matth., VI, 33).
898. C) Les parfaits vont plus loin : ils vendent tout pour le donner aux pauvres, ou pour le mettre en commun, en entrant dans une congrégation. On peut aussi, tout en gardant le fonds, se dépouiller des revenus, en n'en faisant usage que selon l'avis d'un sage directeur. Par là, tout en demeurant dans l'état où la Providence nous a mis, on pratique le détachement d'esprit et de cur.
Conclusion
899. Ainsi donc la lutte contre les sept péchés capitaux achève de déraciner en nous ces tendances mauvaises qui résultent de la triple concupiscence. Sans doute, il restera toujours en nous quelques unes de ces tendances, pour nous exercer à la patience et nous rappeler à la défiance de nous-mêmes ; mais elles seront moins dangereuses, et, appuyés sur la grâce de Dieu, nous en triompherons plus facilement. Sans doute, malgré nos efforts, des tentations s'élèveront encore dans notre âme, mais ce sera pour nous donner l'occasion d'une nouvelle victoire.
CHAPITRE V. Lutte contre les tentations
900. Malgré les efforts que nous faisons pour déraciner nos vices, nous pouvons et devons nous attendre à la tentation. Nous avons en effet des ennemis spirituels, la concupiscence, le monde et le démon, n° 193-227, qui ne cessent de nous tendre des pièges. Il faut donc nous occuper de la tentation, soit de la tentation en général soit des tentations principales des commençants.
ART. I. DE LA TENTATION EN GÉNÉRAL
901. La tentation est une sollicitation au mal provenant de nos ennemis spirituels. Nous exposerons : 1° les fins providentielles de la tentation ; 2° la psychologie de la tentation ; 3° l'attitude que nous devons avoir à l'égard de la tentation.
I. Les fins providentielles de la tentation
902. Dieu ne nous tente pas directement : « Que nul, lorsqu'il est tenté, ne dise : c'est Dieu qui me tente ; car Dieu ne saurait être tenté de mal, et lui-même ne tente personne ». Mais il permet que nous soyons tentés par nos ennemis spirituels, tout en nous donnant les grâces nécessaires pour résister : « Fidelis est Deus qui non patietur vos tentari supra id quod potestis, sed faciet etiam cum tentatione Proventum » (I Cor., X, 13). Il a pour cela d'excellentes raisons.
1° Il veut nous faire mériter le ciel. Sans doute il aurait pu nous octroyer le ciel comme un don ; mais il a voulu sagement que nous le méritions comme une récompense. Il veut même que la récompense soit proportionnée au mérite, par conséquent à la difficulté vaincue. Or il est certain que l'une des difficultés les plus pénibles, c'est la tentation qui met en péril notre fragile vertu. La combattre énergiquement est l'un des actes les plus méritoires ; et, quand avec la grâce de Dieu, nous en avons triomphé, nous pouvons dire avec S. Paul que nous avons combattu le bon combat, et qu'il ne nous reste plus qu'à recevoir la couronne de justice que Dieu nous a préparée. Il y a d'autant plus d'honneur et de joie à la posséder que nous avons plus fait pour la mériter.
903. 2° C'est aussi un moyen de purification. 1) Elle nous rappelle en effet qu'autrefois, par manque de vigilance et d'énergie, nous avons succombé, et nous est ainsi une occasion de renouveler des actes de contrition, de confusion et d'humiliation, qui contribuent à purifier notre âme ; 2) elle nous oblige en même temps à faire des efforts énergiques et soutenus pour ne pas succomber ; ainsi elle nous fait expier nos lâchetés et nos capitulations par des actes contraires, et tout cela rend notre âme plus pure. Voilà pourquoi quand Dieu veut purifier une âme plus parfaitement pour lélever à la contemplation, il permet qu'elle subisse d'horribles tentations, comme nous le dirons en traitant de la voie unitive.
904. 3° C'est enfin un moyen de progrès spirituel. a) La tentation est comme un coup de fouet qui nous réveille au moment où nous allions nous endormir et nous relâcher ; elle nous fait comprendre la nécessité de ne pas nous arrêter à mi-chemin, mais de viser plus haut, afin d'écarter plus sûrement tout danger. b) C'est aussi une école d'humilité, de défiance de soi-même : on comprend mieux sa faiblesse, son impuissance, on sent davantage le besoin de la grâce, et l'on prie avec plus de ferveur. On voit mieux la nécessité de mortifier l'amour du plaisir, source de nos tentations, et on embrasse avec plus de générosité les petites croix de chaque jour, afin d'amortir l'ardeur de la concupiscence. c) C'est une école d'amour de Dieu : car, pour résister avec plus de sécurité, on se jette entre les bras de Dieu pour y trouver force et protection ; on lui est reconnaissant des grâces qu'il ne manque pas d'accorder; on se comporte avec lui comme un fils qui, en toutes ses difficultés, a recours au plus aimant des pères.
La tentation a donc de multiples avantages, et c'est pour cela que Dieu permet que ses amis soient tentés : « parce que tu étais agréable à Dieu, dit l'ange à Tobie, il a fallu que la tentation t'éprouvât (Tob., XII, 13).
II. La psychologie de la tentation
Nous décrirons : 1° la fréquence de la tentation ; 2° ses diverses phases ; 3° les marques et les degrés de consentement.
905. 1° Fréquence des tentations. La fréquence et la violence des tentations varient extrêmement : il est des âmes souvent et violemment tentées ; il en est d'autres qui ne le sont que rarement et sans se sentir profondément ébranlées. Bien des causes expliquent cette diversité. a) Tout d'abord le tempérament et le caractère : il y a des personnes extrêmement passionnées et en même temps faibles de volonté, souvent tentées et que la tentation bouleverse ; il en est d'autres bien équilibrées et énergiques qui ne sont que rarement tentées, et qui gardent le calme au milieu de la tentation. b) L'éducation amène d'autres différences : il y a des âmes élevées dans la crainte et l'amour de Dieu, dans la pratique habituelle du devoir austère, et qui n'ont guère reçu que de bons exemples ; d'autres au contraire ont été élevées dans l'amour du plaisir et la peur de toute souffrance, et ont vu trop d'exemples de vie mondaine et sensuelle. Il est évident que les secondes seront plus violemment tentées que les premières. c) Il faut tenir compte aussi des desseins providentiels de Dieu : il est des âmes qu'il appelle à une vocation sainte et dont il préserve la pureté avec un soin jaloux ; d'autres qu'il destine aussi à la sainteté, mais qu'il veut faire passer par de rudes épreuves, afin d'affermir leur vertu ; d'autres enfin qu'il n'appelle pas à une vocation aussi élevée, et qui seront plus souvent tentées, quoique jamais au-dessus de leurs forces.
906. 2° Les trois phases de la tentation. D'après la doctrine traditionnelle, qu'expose déjà S. Augustin, il y a trois phases dans la tentation : la suggestion, la délectation et le consentement. a) La suggestion consiste dans la proposition de quelque mal : l'imagination ou l'esprit se représente, d'une façon plus ou moins vive, les attraits du fruit défendu ; parfois cette représentation est très séduisante, s'impose avec ténacité et devient une sorte d'obsession. Si dangereuse que soit cette suggestion, elle n'est pas un péché, pourvu qu'on ne l'ait pas provoquée ou qu'on n'y consente pas librement : il n'y a faute que lorsque la volonté y donne son consentement. b) A la suggestion se joint la délectation : instinctivement la partie inférieure de l'âme se porte vers le mal suggéré, et on éprouve un certain plaisir. « Il arrive maintes fois, dit S. François de Sales, que la partie inférieure se plaît en la tentation, sans le consentement, ains contre le gré de la supérieure : c'est la guerre que l'apôtre S. Paul décrit quand il dit que sa chair convoite contre son esprit » (Vie dévote, Ive Part., ch. III). Cette délectation de la partie inférieure, tant que la volonté n'y adhère pas, n'est pas une faute ; mais c'est un danger, parce que la volonté se trouve ainsi sollicitée de donner son adhésion ; alors se pose l'alternative : la volonté va-t-elle consentir, oui ou non ? c) Si la volonté refuse son acquiescement, combat la tentation et la repousse, elle est victorieuse et fait un acte très méritoire. Si au contraire elle se complaît dans la délectation, y prend plaisir volontairement, et y consent, le péché intérieur est commis. Tout dépend donc du libre consentement de la volonté, et c'est pourquoi nous allons, pour plus de clarté, indiquer les signes auxquels on peut reconnaître si et dans quelle mesure on a consenti.
907. 3° Signes de consentement. Pour mieux expliquer ce point important, voyons les signes de non-consentement, de consentement imparfait, de plein consentement. a) On peut considérer qu'on n'a pas consenti, si, malgré la suggestion et le plaisir instinctif qui l'accompagne, on éprouve du mécontentement, de l'ennui de se voir ainsi tenté, si on lutte pour ne pas succomber, si on a une vive horreur, dans la partie supérieure de l'âme, pour le mal proposé . b) On peut être coupable de la tentation dans la cause, lorsqu'on prévoit que telle ou telle action, que nous pouvons éviter, nous est une source de tentations : « Si je sais, dit S. François de Sales, que quelque conversation m'apporte de la tentation et de la chute, et j'y vais volontairement, je suis indubitablement coupable de toutes les tentations que j'y recevrai » (ch. VI). Mais alors on n'est coupable que dans la mesure où l'on a prévu, et si la prévision n'a été que vague et confuse, la culpabilité est diminuée d'autant.
908. c) On peut considérer que le consentement est imparfait : 1) Quand on ne repousse pas la tentation aussi promptement qu'on en perçoit le caractère dangereux ; il y a là une faute d'imprudence, qui sans être grave, expose au danger de consentir à la tentation. 2) Quand on hésite un instant : on voudrait bien goûter un peu du plaisir défendu, mais on ne voudrait pas offenser Dieu ; bref, après un moment d'hésitation, on repousse la tentation ; ici encore faute vénielle d'imprudence.
3) Si on ne repousse la tentation qu'à demi : on résiste, mais d'une façon molle, incomplète ; or une demi résistance est un demi consentement : faute vénielle.
909. d) Le consentement est plein et entier quand la volonté, affaiblie par les premières concessions, se laisse entraîner à goûter volontairement le plaisir mauvais, malgré les protestations de la conscience qui reconnaît que c'est mal ; alors, si la matière est grave, le péché est mortel : c'est un péché de pensée ou de délectation morose, comme disent les théologiens. Si à la pensée s'ajoute le désir consenti, c'est une faute plus grave encore. Enfin si du désir on passe à l'exécution, ou du moins à la recherche et poursuite des moyens propres à l'exécution de son dessein, c'est un péché d'action.
910. Dans les divers cas que nous avons exposés, il y a parfois des doutes qui s'élèvent sur le consentement ou le demi consentement donné. Il faut alors distinguer entre les consciences délicates et les consciences relâchées ; dans le premier cas, on juge qu'il n'y a pas eu consentement, parce que la personne en question a l'habitude de ne pas consentir, tandis que dans le second on formera un jugement tout contraire.
III. Notre attitude à l'égard de la tentation
Pour triompher des tentations et les faire servir au bien spirituel de notre âme, il y a trois choses principales à faire : 1° prévenir la tentation ; 2° la combattre vigoureusement ; 3° remercier Dieu après la victoire ou se relever après la chute.
911. 1° Prévenir la tentation. Nous connaissons le proverbe : mieux vaut prévenir que guérir ; c'est aussi ce que conseille la sagesse chrétienne. Quand Notre Seigneur emmène les trois apôtres au jardin des Oliviers, il leur dit : « Veillez et priez, de peur que vous n'entriez en tentation » (Matth., XXVI, 41) ; voilà donc les deux grands moyens de prévenir la tentation.
912. A) Veiller, c'est monter la garde autour de son âme pour ne pas se laisser surprendre : car il est si facile de succomber dans un moment de surprise ! Cette vigilance implique deux dispositions principales : la défiance de soi et la confiance en Dieu. a) Il faut donc éviter cette présomption orgueilleuse qui nous jette au milieu des périls, sous prétexte que nous sommes assez forts pour en triompher. Ce fut le péché de S. Pierre, qui, au moment où Jésus prédisait l'abandon des apôtres, s'écria : « Quand vous seriez pour tous une occasion de chute, vous ne le seriez jamais pour moi » (Marc, XIV, 29). Qu'on se rappelle au contraire que celui qui croit être debout doit prendre garde de tomber (I Cor., X, 12) ; car, si l'esprit est prompt, la chair est faible, et la sécurité ne se trouve que dans l'humble défiance de sa faiblesse. b) Mais il faut aussi éviter ces vaines terreurs qui ne font qu'accroître le danger ; il est bien vrai que nous sommes faibles par nous-mêmes, mais invincibles en Celui qui nous fortifie : « Dieu qui est fidèle ne permettra pas que vous soyez tentés au-dessus de vos forces ; mais avec la tentation il ménagera aussi une heureuse issue en vous donnant le pouvoir de la vaincre » (I Cor., X, 13). c) Cette juste défiance de nous-mêmes nous fait éviter les occasions dangereuses, telle compagnie, tel amusement, etc., où notre expérience nous a montré que nous étions exposés à succomber. Elle combat l'oisiveté, qui est l'une des occasions les plus dangereuses, n° 885, comme aussi cette mollesse habituelle qui détend les ressorts de la volonté et la prépare à toutes les capitulations . Elle a horreur de ces vaines rêveries qui peuplent l'âme de fantômes qui ne tardent pas à devenir dangereux. En un mot, elle pratique la mortification sous les différentes formes que nous avons signalées, n° 767-817 et l'application aux devoirs d'état, à la vie intérieure et à l'apostolat. Alors il reste peu de place pour les tentations dans cette vie intense. d) La vigilance doit s'exercer spécialement sur le point faible de l'âme, puisque c'est généralement de ce côté que vient l'attaque. Pour fortifier ce point vulnérable, on se sert de l'examen particulier, qui concentre notre attention pendant un temps notable sur ce défaut, ou mieux encore sur la vertu contraire (n° 468).
913. B) A la vigilance s'ajoute la prière, qui, en mettant Dieu de notre côté, nous rend invincibles. Au fond, Dieu est intéressé à notre victoire : c'est à lui en effet que s'attaque le démon en notre personne, c'est son uvre qu'il veut détruire en nous ; nous pouvons donc l'invoquer avec une sainte confiance, sûrs qu'il ne demande qu'à nous secourir. Toute prière est bonne contre la tentation, vocale ou mentale, privée ou publique, sous forme d'adoration ou sous forme de demande. On peut tout particulièrement, dans les moments de calme, prier pour le temps de la tentation. Au moment où celle-ci se présente, on n'a plus alors qu'à faire une courte élévation de cur pour résister avec plus de succès.
914. 2° Résister à la tentation. Cette résistance sera différente selon la nature des tentations. Il en est qui. Sont fréquentes, mais peu graves : il faut les traiter par le mépris, comme l'explique si bien S. François de Sales : « Quant à ces menues tentations de vanité, de soupçon, de chagrin, de jalousie, d'envie, d'amourettes, et semblables tricheries, qui, comme mouches et moucherons, viennent passer devant nos yeux et tantôt nous piquer sur la joue, tantôt sur le nez... la meilleure résistance qu'on leur puisse faire, c'est de ne s'en point tourmenter ; car tout cela ne peut nuire, quoiqu'il puisse faire de l'ennui, pourvu que l'on soit bien résolu de vouloir servir Dieu. Méprisez donc ces menues attaques et ne daignez pas seulement penser à ce qu'elles veulent dire, mais laissez-les bourdonner autour de vos oreilles tant qu'elles voudront... comme l'on fait des mouches ». (Vie dévote, Ive P., ch. IX).
Ici nous nous occupons surtout des tentations graves, il faut les combattre promptement, énergiquement, avec constance et humilité.
A) Promptement, sans discuter avec l'ennemi, sans aucune hésitation : au début, la tentation n'ayant pas encore pris pied solidement dans notre âme, il est assez facile de la rejeter ; si nous attendons qu'elle y ait pris racine, ce sera beaucoup plus difficile. Donc ne parlementons pas ; associons l'idée de plaisir illicite à tout ce qu'il y a de plus répugnant, à un serpent, à un traître qui veut nous surprendre, et rappelons-nous la parole de nos SS. Livres : « Fuis devant le péché comme devant un serpent ; car si tu en approches, il te mordra » (Eccli., XXI, 2). On fuit en priant et en appliquant fortement son esprit à tout autre sujet.
915. B) Energiquement, non pas avec mollesse et comme à regret : ce qui semblerait inviter la tentation à revenir ; mais avec force et vigueur, témoignant l'horreur qu'on a pour une telle proposition : « arrière, Satan, vade retro Satana » (Marc, VIII, 33). Mais il y a une tactique différente à employer suivant le genre de tentations : s'il s'agit de plaisirs attrayants, il faut se détourner et fuir en appliquant fortement son attention à un sujet différent qui puisse absorber notre esprit : la résistance directe ne ferait généralement qu'augmenter le danger. S'il s'agit d'une répugnance à faire son devoir, d'antipathie, de haine, de respect humain, le mieux est souvent d'affronter la tentation, de considérer franchement la difficulté en face et de faire appel aux principes de la foi pour en triompher.
916. C) Avec constance : parfois en effet la tentation, un moment vaincue, revient avec un nouvel acharnement, et le démon ramène du désert sept esprits plus méchants que lui. A cette opiniâtreté de l'ennemi il faut opposer une résistance non moins tenace : c'est celui qui combat jusqu'à la fin qui remporte la victoire. Mais alors, pour être plub sûr de triompher, il importe de faire connaître la tentation à son directeur. C'est le conseil que donnent les Saints, en particuliei S. Ignace et S. François de Sales : « car notez, dit ce dernier que la première condition que le malin fait avec l'âme qu'il veut séduire, c'est du silence, comme font ceux qui veulent séduire les femmes et les filles, qui de prime abord défendent quelles ne communiquent point les propositions aux pères ni aux maris : ou au contraire Dieu, en ses inspirations, demande sur toutes choses que nous les fassions reconnaître par nos supérieurs et conducteurs » (Vie dévote, IVe P., ch. VII). Il semble en effet qu'une grâce spéciale soit attachée à cette ouverture de cur : une tentation découverte est à moitié vaincue.
917. D) Avec humilité : c'est elle en effet qui attire la grâce, et c'est la grâce qui nous donne la victoire. Le démon, qui a péché par orgueil, s'enfuit devant un acte sincère d'humilité, et la triple concupiscence, qui tient sa force de la superbe, est facilement vaincue, lorsque par l'humilité nous l'avons pour ainsi dire décapitée.
918. 3° Après la tentation, il faut bien se garder d'examiner minutieusement si on a consenti ou non : cette imprudence pourrait ramener la tentation et créer un nouveau péril. D'ailleurs il est facile de voir, par le témoignage de la conscience, sans examen approfondi, si on a été victorieux. A) Si on a eu le bonheur de triompher, qu'on remercie de grand cur Celui qui nous a donné la victoire : c'est un devoir de reconnaissance, et c'est le meilleur moyen d'obtenir de nouvelles grâces en temps opportun. Malheur aux ingrats qui, s'attribuant à eux-mêmes la victoire, me songeraient pas à en remercier Dieu ! Ils ne tarderaient pas à expérimenter leur faiblesse.
919. B) Si au contraire on avait eu le malheur de succomber, qu'on ne se décourage pas; qu'on se souvienne de l'accueil fait au prodigue, et que, comme lui, on aille se jeter aux pieds du représentant de Dieu, avec ce cri du cur : Père, j'ai péché contre le ciel et contre vous : je ne mérite plus d'être appelé votre fils ( Luc, XV, 21). Et Dieu, plus miséricordieux encore que le père du prodigue, lui donnera le baiser de paix et lui rendra son amitié.
Mais, pour éviter des rechutes, le pécheur repentant profitera de sa faute pour s'humilier profondément devant Dieu, reconnaître son impuissance à faire le bien, mettre toute sa confiance en Dieu, devenir plus circonspect en évitant soigneusement les occasions de péché, et revenir à la pratique de la pénitence. Une faute ainsi réparée ne sera pas un obstacle sérieux à la perfection. Comme le remarque avec raison S. Augustin, ceux qui se relèvent ainsi en deviennent plus humbles, plus prudents et plus fervents : ex casu humiliores, cautiores, ferventiores » (De corrept. et gracia, cap. 1).
ART. II DES PRINCIPALES TENTATIONS DES COMMENÇANTS
Les commençants sont sujets à toutes sortes de tentations, venant des sources que nous avons indiquées. Mais il en est cependant quelques-unes qui semblent plus particulièrement les concerner; ce sont : 1° les illusions venant des consolations et des sécheresses ; 2° l'inconstance ; 3° l'empressement ; 4° parfois les scrupules.
§ I. Illusions des commençants sur les consolations
920. Généralement le Bon Dieu accorde des consolations sensibles aux débutants, afin de les attirer à son service ; puis il les en prive pour un temps, afin d'éprouver et d'affermir leur vertu. Or il en est qui se croient arrivés déjà à un certain degré de sainteté, quand ils ont beaucoup de consolations ; si elles viennent à disparaître et font place aux sécheresses ou aridités, ils se croient perdus. Il importe donc, pour prévenir à la fois la présomption et le découragement, de leur expliquer la vraie doctrine sur les consolations et les sécheresses.
1. Les consolations
921. 1° Nature et provenance. a) Les consolations sensibles sont des émotions douces qui affectent la sensibilité et font goûter une joie spirituelle sentie. Alors le cur se dilate et bat avec plus d'animation, le sang circule avec plus de rapidité, le visage est rayonnant, la voix est émue, et parfois, cette joie se manifeste par des larmes. Elles se distinguent des consolations spirituelles, accordées généralement aux âmes en progrès, consolations d'un ordre supérieur qui agissent sur l'intelligence en l'éclairant, et sur la volonté en l'attirant à la prière et à la vertu. Souvent du reste il y a un certain mélange des deux, et ce que nous allons dire peut s'appliquer aux unes et aux autres.
b) Ces consolations peuvent provenir d'une triple source : 1) de Dieu, qui agit à notre égard comme une mère à l'égard de son enfant, et nous attire à lui par les douceurs qu'il nous fait trouver à son service, afin de nous détacher plus facilement des faux plaisirs du monde ; 2) du démon, qui, en agissant sur le système nerveux, l'imagination et la sensibilité, peut produire certaines émotions sensibles, dont il se servira ensuite pour pousser à des austérités indiscrètes, à la vanité, à la présomption suivie bientôt de découragernent ; 3) de la nature elle-même : il y a des tempéraments imaginatifs, émotifs, optimistes, qui, lorsqu'ils s'adonnent à la piété, y trouvent naturellement un aliment à leur sensibilité.
922. 2° Avantages. Les consolations ont assurément leur utilité : a) Elles facilitent la connaissance de Dieu : l'imagination, aidée de la grâce, aime à se représenter les amabilités divines, le cur les goûte ; alors on se plaît à prier, à méditer longuement, et l'âme comprend mieux la bonté de Dieu. b) Elles contribuent à fortifier la volonté : celle-ci ne trouvant plus, dans les facultés inférieures, d'obstacles, mais au contraire des auxiliaires précieux, se détache plus facilement des créatures, aime Dieu plus ardemment, et prend d'énergiques résolutions qu'elle garde plus facilement grâce aux secours obtenus par la prière : aimant Dieu d'une façon sensible, elle supporte vaillamment les petits sacrifices de chaque jour, et s'impose même volontiers quelques mortifications. c) Elles nous aident à former des habitudes de recueillement, de prière, d'obéissance, d'amour de Dieu, qui persévéreront dans une certaine mesure après que les consolations auront disparu.
923. 3° Dangers. Cependant ces consolations ont aussi leurs dangers :
a) Elles provoquent une sorte de gourmandise spirituelle qui fait qu'on s'attache plus aux consolations de Dieu qu'au Dieu des consolations, si bien que, lorsqu'elles disparaissent, on néglige ses exercices spirituels et ses devoirs d'état ; même au moment où nous en jouissons, notre dévotion est loin d'être solide : car, tout en pleurant sur la Passion du Sauveur, nous lui refusons le sacrifice de telle amitié sensible, de telle privation ! Or il n'y a de vertu solide que lorsque l'amour de Dieu va jusqu'au sacrifice inclusivement, n° 321 : « Il y a beaucoup d'âmes qui ont de ces tendretés et consolations, qui néanmoins ne laissent pas d'être fort vicieuses, et par conséquent n'ont aucun vrai amour de Dieu, et, beaucoup moins, aucune vraie dévotion » (Vie dévote, IVe P., ch XIII).
b) Elles favorisent souvent la superbe sous une forme ou sous une autre : 1) la vaine complaisance en soi-même : quand on est consolé, et que la prière est facile, on se croit si facilement un saint, alors quon n'est encore qu'un novice en perfection ! 2) la vanité : on désire parler aux autres de ces consolations, pour se faire valoir; et alors on est souvent sevré pour un temps notable ; 3) la présomption : on se croit fort, invincible, et parfois on sexpose au danger, ou du moins on commence à se reposer, alors qu'il faudrait redoubler d'efforts et progresser.
924. 4° Attitude à l'égard des consolations. Afin de bien profiter des consolations divines, et d'échapper aux dangers que nous venons de signaler, voici les règles à suivre.
a) On peut sans doute désirer ces consolations d'une façon conditionnelle, avec l'intention de s'en servir pour aimer Dieu et accomplir sa sainte volonté. C'est ainsi que l'Eglise nous fait demander, le jour de la Pentecôte, dans la Collecte la grâce de la consolation spirituelle : « et de ejus semper consolatione gaudere ». C'est en effet un don de Dieu qui a pour but de nous aider dans l'uvre de notre sanctification ; il faut donc l'estimer beaucoup, et on peut le demander, pourvu quon se soumette à la sainte volonté de Dieu.
b) Quand ces consolations nous sont données, recevons-les avec reconnaissance et humilité, nous en reconnaissant indignes, et en attribuant tout le mérite à Dieu ; s'il lui plaît de nous traiter en enfants gâtés, qu'il en soit béni, mais avouons que nous sommes encore bien imparfaits, puisque nous avons besoin du lait des enfants. Surtout ne nous en vantons pas : ce serait le meilleur moyen de les perdre.
c) Les ayant reçues humblement, employons-les soigneusement selon l'intention de Celui qui nous les donne. Or il nous les accorde, dit S. François de Sales, « pour nous rendre doux envers un chacun et amoureux envers lui. La mère donne la dragée à l'enfant afin qu'il la baise ; baisons donc ce Sauveur qui nous donne tant de douceurs. Or baiser le Sauveur, c'est lui obéir, garder ses commandements, faire ses volontés, suivre ses désirs, bref l'embrasser tendrement avec obéissance et humilité » (Vie dévote, IVe P., ch. XIII).
d) Enfin il faut se persuader que ces consolations ne dureront pas toujours, et demander humblement à Dieu la grâce de le servir dans la sécheresse, quand il daignera nous l'envoyer. En attendant, au lieu de vouloir prolonger par des efforts de tête ces consolations, il faut les modérer et s'attacher fortement au Dieu des consolations.
II. Des sécheresses
Pour nous affermir dans la vertu, Dieu est obligé de nous envoyer de temps en temps des sécheresses ; exposons 1° leur nature ; 2° leur but providentiel ; 3° la conduite à tenir à leur égard.
925. 1° Nature. Les sécheresses sont une privation des consolations sensibles et spirituelles qui facilitaient la prière et la pratique des vertus. Malgré des efforts souvent renouvelés, on n'a pas de goût pour la prière, on y éprouve même de l'ennui, de la lassitude, et le temps paraît très long; la foi et la confiance semblent endormies, et l'âme, au lieu d'être alerte et joyeuse, vit dans une espèce de torpeur : on n'agit plus qu'à coups de volonté. C'est assurément un état très pénible ; mais il a aussi ses avantages.
926. 2o But providentiel. a) Ouand Dieu nous envoie des sécheresses, c'est pour nous détacher de tout ce qui est créé, même du bonheur qu'on trouve dans la piété, afin que nous apprenions à aimer Dieu seul, et pour lui-même. b) Il veut aussi nous humilier, en nous montrant que les consolations ne nous sont pas dues, mais sont des faveurs essentiellement gratuites. c) Par là aussi il nous purifle davantage soit de nos fautes passées soit de nos attaches présentes et de toute recherche égoïste : quand il faut servir Dieu sans goût, par conviction et volonté, on souffre beaucoup, et cette souffrance est expiatrice et réparatrice. d) Enfin il nous affermit dans la vertu : car il faut, pour continuer à prier et à faire le bien, exercer avec énergie et constance sa volonté, et c'est par cet exercice que s'affermit la vertu.
927. 3° Conduite à tenir. a) Comme les sécheresses viennent parfois de nos fautes, il faut tout d'abord examiner sérieusement, mais sans inquiétude excessive, si nous n'en sommes point responsables : 1) par des mouvements plus ou moins consentis de vaine complaisance et d'orgueil ; 2) par une sorte de paresse spirituelle, ou au contraire par une contention intempestive ; 3) par la recherche des consolations humaines, d'amitiés trop sensibles, de plaisirs mondains, Dieu ne voulant pas d'un curpartagé ; 4) par le manque de loyauté avec le directeur : « car, puisque vous mentez au Saint Esprit, dit S. François de Sales, ce n'est pas merveille qu'il vous refuse sa consolation » (Vie dévote, IVe P., ch. XIV). Quand on a trouvé la cause de ces sécheresses, on s'en humilie, et on s'efforce de la supprimer.
928. b) Si nous n'en sommes pas la cause, il importe de bien utiliser cette épreuve. 1) Le grand moyen, pour y réussir, est de nous persuader que servir Dieu sans goût et sans sentiment est plus méritoire que de le faire avec beaucoup de consolation ; qu'il suffit de vouloir aimer Dieu pour l'aimer, et que d'ailleurs l'acte le plus parfait d'amour est de conformer sa volonté à celle de Dieu. 2) Pour rendre cet acte plus méritoire encore, il n'est rien de meilleur que de s'unir à Jésus qui, au jardin des Oliviers, a consenti à s'ennuyer et à s'attrister par amour pour nous, et de redire comme lui : « verumtamen non mea voluntas sed tua fiat » (Luc, XXII, 42). 3) Surtout il ne faut jamais se décourager, ni rien retrancher de ses exercices, de ses efforts, de ses résolutions ; mais imiter Notre Seigneur qui, plongé dans l'agonie, n'en priait que plus longuement.
929. Conseil au directeur. Pour que cette doctrine sur les consolations et les sécheresses soit bien comprise des dirigés, il faut y revenir souvent ; car, malgré tout, ils croient qu'ils font bien mieux quand tout va au gré de leurs désirs que quand il faut ramer, contre le courant; mais peu à peu la lumière se fait, et, quand ils savent ne pas s'enorgueillir au moment de la consolation et ne pas se décourager au temps de la sécheresse, leurs progrès sont beaucoup plus rapides et plus soutenus.
§ II. L'inconstance des commençants
930. 1° Le mal. Quand une âme se donne à Dieu et commence à progresser dans les voies spirituelles, elle est soutenue par la grâce de Dieu, par l'attrait de la nouveauté et un certain élan vers la vertu qui aplanit bien des difficultés. Mais le moment vient où la grâce de Dieu nous est donnée sous une forme moins sensible, où nous nous fatiguons d'avoir toujours à recommencer les mêmes efforts, où notre élan semble brisé par la continuité des mêmes obstacles. C'est alors qu'on est exposé à l'inconstance et au relâchement.
Cette disposition se manifeste : 1) dans les exercices spirituels quon fait avec moins d'application, qu'on écourte ou quon néglige ; 2) dans la pratique des vertus : on était entré de grand cur dans la voie de la pénitence et de la mortification, mais on trouve que c'est pénible, ennuyeux, et on ralentit ses efforts ; 3) dans la sanctification habituelle de ses actions : on s'était accoutumé à renouveler souvent l'offrande de ses actions, pour être sûr de les faire avec pureté d'intention ; on se fatigue de cette pratique, on la néglige, et le résultat c'est que bientôt la routine, la curiosité, la vanité, la sensualité inspirent beaucoup de nos actions. Impossible d'avancer avec de telles dispositions : car on n'arrive à rien sans un effort soutenu.
931. 2° Le remède. A) Il faut se convaincre que l'uvre de la perfection est une oeuvre de longue haleine, qui demande beaucoup de constance, et que ceux-là seuls réussissent qui se remettent sans cesse à l'uvre avec une nouvelle ardeur, malgré les échecs partiels qu'ils éprouvent. C'est ce que font les hommes d'affaires quand ils veulent réussir ; c'est ce que doit faire toute âme qui veut progresser. Chaque matin elle se demande si elle ne peut pas faire un peu plus et surtout un peu mieux pour Dieu ; et chaque soir elle examine avec soin si elle a réalisé au moins en partie le programme du matin. B) Rien ne sert plus à assurer la constance que la pratique fidèle de l'examen particulier, n° 468 ; en concentrant son attention sur un point, une vertu, et en rendant compte à son confesseur des progrès accomplis, on est sûr de progresser, alors même qu'on n'en aurait pas conscience. Ce que nous avons dit sur l'éducation de la volonté, n° 812, est aussi un excellent moyen de triompher de l'inconstance.
§ III. Lempressement excessif des commençants
Plusieurs commençants, pleins de bonne volonté, mettent une ardeur, un empressement excessif à travailler à leur perfection, et finissent par se fatiguer, s'épuiser en efforts inutiles.
932. 1° Les causes. a) La cause principale de ce défaut, c'est qu'on substitue son activité à celle de Dieu : au lieu de réfléchir avant d'agir, de demander au Saint Esprit ses lumières et de les suivre, on se précipite dans l'action avec une ardeur fébrile ; au lieu de consulter son directeur, on agit d'abord, et on le met ensuite en face du fait accompli ; de là beaucoup d'imprudences, beaucoup d'efforts perdus. b) Souvent aussi on y met de la présomption : on voudrait brûler les étapes, sortir promptement des exercices de la pénitence, et arriver vite à l'union avec Dieu ; mais hélas ! bien des obstacles imprévus se dressent, on se décourage, on recule, et parfois on tombe en des fautes graves. b) D'autres fois c'est la curiosité qui domine : on cherche sans cesse de nouveaux moyens de perfection, on les essaie quelque temps, et bientôt on les laisse de côté, avant même qu'ils n'aient pu produire leurs effets. Sans cesse on fait de nouveaux projets de réforme pour soi et pour les autres, et on oublie de les exécuter. Le résultat le plus net de cette activité excessive, c'est la perte du recueillement intérieur, cest l'agitation et le trouble, sans aucun résultat sérieux.
933. 2° Les remèdes. a) Le remède principal, c'est de se soumettre avec une entière dépendance à l'action de Dieu, de réfléchir mûrement avant dagir, de prier pour obtenir la divine lumière, de consulter son directeur et de s'en tenir à sa décision. De même que, dans l'ordre de la nature, ce ne sont pas les forces violentes qui obtiennent les meilleurs résultats, mais les forces bien disciplinées, ainsi, dans la vie surnaturelle, ce ne sont pas les efforts fébriles, mais les efforts calmes et bien réglés, qui nous font progresser : qui va lentement, va sûrement. b) Mais, pour se soumettre ainsi à l'action de Dieu, il est nécessaire de combattre les causes de l'empressement : 1) cette vivacité de caractère qui pousse aux décisions trop promptes ; 2) cette présomption, qui vient d'une trop grande estime de soi ; 3) cette curiosité qui est toujours en quête de quelque chose de nouveau. On attaquera donc successivement ces défauts par l'examen particulier, et alors Dieu reprendra sa place dans l'âme et la guidera avec calme et douceur dans les sentiers de la perfection.
§ IV. Les scrupules
934. Le scrupule est une maladie physique et morale, qui produit une sorte d'affolement dans la conscience, et lui fait craindre, pour des motifs futiles, d'avoir offensé Dieu. Cette maladie n'est pas particulière aux commençants ; mais elle se rencontre chez eux aussi bien que chez des âmes plus avancées. Il faut donc en dire un mot, et exposer : 1° sa nature ; 2° son objet ; 3° ses inconvénients et avantages ; 4° ses remèdes.
I. Nature du scrupule
935. Le mot scrupule (du latin scrupulus, petit caillou) a désigné pendant longtemps un poids minuscule sous lequel ne s'inclinaient que les balances les plus sensibles. Au moral il désigne une raison minutieuse dont seules se préoccupent les consciences les plus délicates. De là il en est venu à exprimer l'inquiétude excessive qu'éprouvent certaines consciences, sur les motifs les plus futiles, d'avoir offensé Dieu. Pour mieux en connaître la nature, expliquons sa provenance, ses degrés, sa distinction d'avec la conscience délicate.
936. 1° Provenance. Le scrupule provient tantôt d'une cause purement naturelle, tantôt d'une intervention surnaturelle.
a) Au point de vue naturel, le scrupule est souvent une maladie physique et morale. 1) La maladie physique qui contribue à produire ce désordre, est une sorte de dépression nerveuse, qui rend plus difficile une sage appréciation des choses morales, et tend à produire la pensée obsédante qu'on a commis un péché, et cela sans raison sérieuse. 2) Mais il y a aussi des causes morales qui produisent le même résultat : un esprit méticuleux, qui se noie dans les plus petits détails, qui voudrait avoir une certitude absolue en toutes choses ; un esprit mal éclairé, qui se représente Dieu comme un juge non seulement sévère, mais impitoyable ; qui, dans les actes humains, confond l'impression avec le consentement et s'imagine avoir péché parce que l'imagination a été fortement et longuement impressionnée ; un esprit entêté, qui préfère son propre jugement à celui de son confesseur, précisément parce qu'il se laisse guider par ses impressions beaucoup plus que par la raison. Quand ces deux causes, physique et morale, sont réunies, le mal est plus profond, plus difficile à guérir.
937. b) Le scrupule peut provenir aussi d'une intervention préternaturelle de Dieu ou du démon. 1) Dieu permet que nous soyons ainsi obsédés tantôt pour nous châtier, surtout de notre superbe, de nos mouvements de vaine complaisance ; tantôt pour nous éprouver, nous faire expier les fautes passées, nous détacher des consolations spirituelles, et nous amener à un plus haut degré de sainteté ; c'est ce qui arrive particulièrement aux âmes que Dieu veut préparer à la contemplation, comme nous lexposerons en traitant de la voie unitive. 2) Le démon vient aussi, parfois greffer son action sur une prédisposition morbide de notre système nerveux pour jeter le trouble dans notre âme : il nous persuade que nous sommes en état de péché mortel pour nous empêcher de communier, ou pour nous gêner dans laccomplissement de nos devoirs d'état ; surtout il essaie de nous tromper sur la gravité de telle ou telle action, afin de nous faire pécher formellement, alors même qu'il n'y a pas matière à péché et surtout à péché grave.
938. 2° Degrés. Il y a évidemment bien des degrés dans le scrupule : a) au début, ce n'est qu'une conscience méticuleuse, craintive à l'excès, qui voit le péché là où il n'est pas ; b) puis ce sont des scrupules passagers qu'on soumet au directeur, mais en acceptant immédiatement la solution qu'il donne ; c) enfin le scrupule proprement dit, tenace, accompagné d'entêtement.
939. 3° Différence d'avec la conscience délicate. Il importe de bien distinguer la conscience scrupuleuse de la conscience délicate ou timorée. a) Le point de départ n'est pas le même : la conscience délicate aime Dieu avec ferveur et, pour lui plaire, veut éviter les moindres fautes, les moindres imperfections volontaires ; le scrupuleux est guidé par un certain égoïsme qui lui fait désirer trop ardemment d'être sûr de posséder l'état de grâce. b) La conscience délicate, ayant horreur du péché et connaissant sa faiblesse, a une crainte fondée, mais non troublante, de déplaire à Dieu ; le scrupuleux entretient des craintes futiles de pécher en toute circonstance. c) La conscience timorée sait maintenir la distinction entre le péché mortel et véniel, et, en cas de doute, se soumet immédiatement au jugement de son directeur ; le scrupuleux discute âprement avec son directeur et ne se soumet que difficilement à ses décisions. S'il faut éviter avec soin le scrupule, il n'est rien de plus précieux au contraire qu'une conscience délicate.
II. Objet du scrupule
940. 1° Parfois le scrupule est universel et se porte sur toutes sortes de sujets ; avant laction, il grossit démesurément les dangers qui peuvent se rencontrer en telle ou telle occasion d'ailleurs fort innocente ; après l'action, il peuple l'âme d'inquiétudes mal fondées et persuade aisément à la conscience qu'elle s'est rendue gravement coupable.
941. 2° Plus souvent il porte sur un certain nombre de sujets particuliers : a) Sur les confessions passées : même après avoir fait plusieurs confessions générales, on n'est pas satisfait, on craint de navoir pas tout accusé, ou d'avoir manqué de contrition, et on veut toujours recommencer ; b) sur les mauvaises pensées : l'imagination est remplie d'images dangereuses ou obscènes, et, comme elles produisent une certaine impression, on craint d'y avoir consenti, on en est même certain, bien qu'elles déplaisent infiniment ; c) sur des pensées de blasphème : parce que ces idées traversent l'esprit, on est persuadé qu'on y a consenti, malgré toute l'horreur quon en éprouve ; d) sur la charité : on a entendu des médisances sans protester énergiquement, on a manqué au devoir de la correction fraternelle par respect humain, on a scandalisé le prochain par des paroles indiscrètes, on a vu un attroupement et on n'est pas allé voir s'il n'y avait pas quelque accident de personne nécessitant l'intervention d'un prêtre pour donner l'absolution, et en tout cela on voit de gros péchés mortels ; e) sur les espèces consacrées qu'on craint d'avoir touché indûment, et on veut purifier ses mains, ses vêtements ; f) sur les paroles de la consécration, sur la récitation intégrale de l'office divin, etc...
III. Inconvénients et avantages du scrupule
942. 1° Quand on a le malheur de se laisser dominer par les scrupules, ils produisent sur le corps et l'âme des effets déplorables : a) Ils amènent graduellement un affaiblissement et un certain déséquilibre du système nerveux : les craintes, les angoisses incessantes exercent une action déprimante sur la santé du corps ; elles peuvent devenir une véritable obsession et amener une sorte de monoidéisme, voisin de la folie. b) Ils aveuglent l'esprit et faussent le jugement : on perd peu à peu la faculté de discerner ce qui est péché de ce qui ne l'est pas, ce qui est grave de ce qui est léger ; l'âme devient un navire sans gouvernail. c) L'indévotion du cur en est souvent la suite à force de vivre dans l'agitation et le trouble, on devient terriblement égoïste, on se défie de tout le monde, de Dieu lui-même qu'on estime trop sévère ; on se plaint de ce qu'il nous laisse en ce malheureux état, on l'accuse injustement; il est évident que la vraie dévotion est alors impossible. d) Enfin viennent les défaillances et les chutes. 1) Quand on est scrupuleux, on use ses forces en efforts inutiles sur des minuties, et on n'en a plus assez pour lutter sur des points de grande importance : car l'attention ne peut se porter avec intensité sur toute la ligne. De là des surprises, des défaillances et parfois des fautes graves. 2) D'ailleurs on cherche instinctivement un soulagement à ses peines, et, comme on n'en trouve pas dans la piété, on va le chercher ailleurs, dans des lectures, des liaisons dangereuses : c'est parfois l'occasion de fautes déplorables, qui jettent dans un profond découragement.
943. 2° Mais si on sait accepter les scrupules comme une épreuve, et s'en corriger peu à peu, avec l'aide d'un sage directeur, ils ont au contraire des avantages précieux. a) Ils servent à purifier l'âme : on s'applique en effet à éviter les moindres péchés, les moindres imperfections volontaires, et ainsi on acquiert une grande pureté de cur. b) Ils nous aident à pratiquer l'humilité et l'obéissance, en nous obligeant à soumettre nos doutes à notre directeur en toute simplicité, et à suivre ses avis avec une pleine docilité non seulement de la volonté mais du jugement. c) Ils contribuent à nous donner une pureté d'intention plus grande, en nous détachant des consolations spirituelles pour nous attacher uniquement à Dieu qu'on aime d'autant plus qu'il nous éprouve davantage.
IV. Remèdes du scrupule
944. C'est dès le début qu'il faut combattre le scrupule, avant qu'il ne soit profondément enraciné dans l'âme. Or le grand et, à vrai dire, l'unique remède, c'est l'obéissance pleine et absolue à un sage directeur : la lumière de la conscience s'étant obscurcie, il faut avoir recours à une autre lumière ; un scrupuleux, c'est un navire sans gouvernail ni boussole : il faut le prendre en remorque. Le directeur doit donc gagner la confiance du scrupuleux et savoir exercer son autorité sur lui pour le guérir.
945. 1° Avant tout il faut gagner sa confiance : car on obéit facilement à celui en qui on a mis sa confiance. Mais ce n'est pas toujours chose facile : sans doute les scrupuleux sentent instinctivement le besoin d'un guide ; mais quelques-uns n'osent pas s'abandonner complètement à lui : ils veulent bien le consulter, mais aussi discuter les raisons. Or il ne faut pas discuter avec un scrupuleux, il faut lui parler avec autorité, en lui disant nettement ce qu'il doit faire. Pour inspirer cette confiance, il doit la mériter par sa compétence et par son dévouement.
a) Il laissera d'abord parler le pénitent, en intercalant seulement quelques remarques pour montrer qu'il a bien compris ; il posera ensuite quelques questions, auxquelles le scrupuleux n'aura qu'à répondre oui ou non, et dirigera ainsi lui-même l'examen méthodique de sa conscience. Puis il ajoutera : je comprends votre cas, vous souffrez de telle ou telle manière. C'est déjà un immense soulagement pour le pénitent de voir qu'il est bien compris, et parfois c'en est assez pour qu'il donne complètement sa confiance.
b) A la compétence il faut joindre le dévouement. Le directeur se montrera donc patient, écoutant sans sourciller les longues explications du scrupuleux, au début du moins ; bon, s'intéressant à cette âme et manifestant le désir et l'espoir de la guérir ; doux, ne parlant pas d'un ton sévère et âpre, mais avec bonté, même lorsqu'il est obligé d'employer le langage impératif. Rien ne gagne plus la confiance que ce mélange de fermeté et de bonté.
946. 2° Quand on a gagné la confiance, il faut exercer son autorité et exiger l'obéissance, en disant au scrupuleux : si vous voulez guérir, il faut obéir aveuglement : en obéissant, vous êtes en toute sécurité, même si votre directeur se trompe, car Dieu ne vous demande en ce moment qu'une chose, obéir. C'est tellement vrai que si vous croyez ne pas pouvoir m'obéir, il faut aller trouver un autre directeur : seule l'obéissance aveugle vous guérira, mais elle vous guérira certainement.
a) En donnant ses ordres, le confesseur doit parler net, avec clarté et précision, en évitant toute équivoque; d'une façon catégorique, non pas au conditionnel : si cela vous inquiète, ne le faites pas ; mais d'une façon absolue faites ceci, évitez cela, méprisez telle tentation.
b) La plupart du temps il ne faut pas motiver les décisions, surtout, au début ; plus tard, quand le scrupuleux pourra en comprendre, en sentir la force, on donnera brièvement la raison, pour lui former, peu à peu, la conscience. Mais surtout pas de discussion sur le fond même de la décision : si un obstacle sopposait pour le moment à son exécution, on en tient compte ; mais la décision demeure.
c) Il ne faut donc pas se déjuger : avant la décision, on réfléchit bien, et on ne donne pas dordres quon ne puisse maintenir ; mais l'ordre donné, on ne le révoque pas, tant qu'il n'y a pas un fait nouveau qui nécessite un changement.
d) Pour s'assurer si l'ordre est bien compris, on le fait répéter, et alors il ne reste plus qu'à le faire exécuter. C'est difficile, le scrupuleux reculant parfois devant l'exécution comme le condamné devant le supplice. Mais on lui déclare nettement qu'il devra en rendre compte ; s'il n'a pas suivi l'avis, on ne l'écoutera que lorsqu'il l'aura exécuté. Il y a donc lieu de répéter plusieurs fois la même prescription, jusqu'à ce qu'elle soit bien exécutée ; on le fait, sans impatience, mais avec une fermeté croissante, et le scrupuleux finit par obéir.
947. 3° Le moment venu, le directeur inculque le principe général qui permettra au scrupuleux de mépriser tous les doutes ; au besoin il le dictera sous cette forme ou toute autre analogue : « Pour moi, en fait d'obligation de conscience, il n'y a que l'évidence qui compte, c'est-à-dire une certitude excluant tout doute, une certitude calme et pleine, aussi claire que deux et deux font quatre ; je ne puis donc commettre un péché mortel ou véniel que si j'ai la certitude absolue que l'action que je vais faire est pour moi défendue sous peine de péché mortel ou véniel, et que, le sachant bien, je veuille cependant la faire quand même. Je ne ferai donc aucune attention aux probabilités, si fortes soient-elles, je ne me croirai lié que par l'évidence claire et certaine ; en dehors de là, point de péché. Quand le scrupuleux se présentera en affirmant qu'il a commis une faute vénielle ou mortelle, le confesseur lui dira : Pouvez-vous affirmer, sur la foi du serment, que vous avez vu clairement avant d'agir que cette action était un péché, et que, l'ayant vu clairement, vous y avez donné un plein consentement ? Cette question précisera la règle et la fera mieux comprendre.
948. 4° Il faut enfin appliquer ce principe général aux difficultés particulières qui se présentent.
a) Par rapport aux confessions générales, après en avoir permis une, on ne permettra plus d'y revenir que s'il y a évidence sur ces deux points : 1) un péché mortel certainement commis, et 2) la certitude que ce péché n'a jamais été accusé dans aucune confession valide. Du reste, au bout de quelque temps, le confesseur dira qu'il ne faut plus du tout revenir sur le passé, et que si quelque péché avait été omis, il se trouve pardonné avec les autres.
b) En ce qui concerne les péchés intérieurs de pensées et de désirs, on donnera cette règle : pendant la crise, détournez votre attention en pensant à autre chose ; après la crise, ne pas s'examiner pour voir si on a péché (ce qui ramènerait la tentation), mais poursuivre son chemin en vaquant à ses devoirs d'état, et communier, tant qu'on n'a pas l'évidence d'avoir donné un plein consentement (n° 909).
949. c) La communion est souvent une torture pour les scrupuleux : ils craignent de n'être pas en état de grâce ou de n'être pas à jeun. Or 1) la peur de n'être pas en état de grâce prouve qu'ils n'ont pas de certitude là-dessus ; donc ils doivent communier, et la communion les mettra en état de grâce s'ils n'y sont pas ; 2) le jeûne eucharistique ne doit empêcher les scrupuleux de communier que lorsqu'ils sont absolument certains de l'avoir rompu.
d) La confession est encore pour eux une plus grande torture ; il importe donc de la leur simplifier. On leur dira donc : 1) vous n'êtes tenu que d'accuser les fautes certainement mortelles ; 2) pour les fautes vénielles, ne mentionnez que celles qui vous viendront à l'esprit après cinq minutes d'examen ; 3) pour la contrition, vous consacrerez sept minutes à la demander à Dieu et à vous y exciter, et vous l'aurez ; - mais je ne la sens pas : - ce n'est pas nécessaire, la contrition étant un acte de la volonté qui ne tombe pas sous la sensibilité. - En certains cas même, quand le scrupule est très intense, on prescrira aux pénitents de se contenter de cette accusation générique : je m'accuse de tous les péchés commis depuis ma dernière confession et de tous ceux de ma vie passée.
950. 5° Réponse aux difficultés. Parfois le pénitent dira au confesseur : vous me traitez en scrupuleux ; or je ne le suis pas. On répondra : Ce n'est pas à vous d'en juger, cest à moi. Etes-vous bien sûr de n'être pas scrupuleux ? Etes-vous comme tout le monde, calme, tranquille après vos confessions ? N'avez-vous pas des doutes, des angoisses que la plupart des gens n'ont pas ? Vous n'êtes donc pas dans un état d'âme normal ; il y a en vous un certain déséquilibre, au point de vue physique et moral ; vous avez donc besoin d'un traitement spécial ; obéissez donc sans discuter, et vous guérirez ; sinon, votre état ne peut que saggraver. C'est par ces moyens et d'autres analogues qu'on finit, avec la grâce de Dieu, à guérir cette désolante maladie du scrupule.
APPENDICE SUR LE DISCERNEMENT DES ESPRITS
951. Des divers esprits qui agissent en nous. Au cours des pages précédentes, nous avons parlé plusieurs fois des mouvements divers qui nous poussent au bien ou au mal. Il importe évidemment de reconnaître quelle est la source de ces mouvements. Or ils peuvent venir théoriquement de six principes différents :
a) de nous-mêmes, de l'esprit qui nous pousse vers le bien, de la chair qui nous pousse vers le mal.
b) du monde, en tant qu'il agit, par nos sens, sur nos facultés intérieures, pour les porter vers le mal, n° 212.
c) des bons anges, qui suscitent en nous de bonnes pensées ;
d) des démons, qui au contraire agissent sur nos sens extérieurs ou intérieurs pour nous pousser au mal ;
e) de Dieu, qui seul peut pénétrer jusqu'au plus intime de l'âme et ne nous porte jamais qu'au bien.
962. Mais en pratique, il suffit de savoir si ces mouvements viennent du bon ou du mauvais principe : du bon principe, Dieu, les bons anges ou l'esprit aidé de la grâce ; du mauvais principe, le démon, le monde ou la chair. Les règles qui nous permettent de distinguer l'un de l'autre s'appellent règles sur le discernement des esprits. Déjà S. Paul en avait jeté les fondements, en distinguant dans l'homme la chair et l'esprit, et, en dehors de lui, l'Esprit de Dieu qui nous porte au bien et les anges déchus qui nous sollicitent au mal. Depuis lors, les auteurs spirituels, comme Cassien, S. Bernard, S. Thomas, l'auteur de l'Imitation (l. III, c. 54-55), S. Ignace, ont tracé des règles pour discerner les mouvements contraires de la nature et de la grâce.
953. Règles de S. Ignace qui conviennent particulièrement aux commençants.
Les deux premières règles se rapportent à la conduite différente que tiennent le bon et le malin esprit à l'égard des pécheurs et des personnes ferventes.
1° Première règle. Aux pécheurs qui ne mettent aucun frein à leurs passions, le démon propose des plaisirs apparents et des voluptés pour les retenir et les plonger plus avant dans le vice ; le bon esprit au contraire excite en leur conscience le trouble et le remords pour les faire sortir de leur triste état.
Deuxième règle. Quand il s'agit des personnes sincèrement converties, le démon leur suscite de la tristesse et des tourments de conscience, des obstacles de toutes sortes, pour les décourager et arrêter leurs progrès. Au contraire le bon esprit leur donne du courage, des forces, de bonnes inspirations, pour les faire avancer dans la vertu. On jugera donc de l'arbre à ses fruits : tout ce qui enraye le progrès vient du démon, tout ce qui le favorise vient de Dieu.
954. 2° La troisième règle concerne les consolations spirituelles. Elles viennent de l'esprit bon : 1) lorsqu'elles produisent des mouvements intérieurs de ferveur : dabord une étincelle, puis une flamme, enfin un brasier ardent d'amour divin ; 2) quand elles font répandre des larmes qui sont vraiment l'expression de la componction intérieure ou de l'amour de Notre Seigneur ; 3) quand elles augmentent la foi, l'espérance, la charité, ou pacifient et tranquillisent l'âme.
955. 3° Les règles suivantes (4e-9e) se rapportent aux désolations spirituelles : 1) les désolations sont des ténèbres dans l'esprit, ou des inclinations de la volonté aux choses basses et terrestres qui rendent l'âme triste, tiède et paresseuse ; 2) alors il ne faut rien changer aux résolutions quon a prises auparavant, comme le suggère le malin esprit, mais demeurer ferme dans les décisions antérieures ; 3) il faut même en profiter pour devenir plus fervent, donner plus de temps à la prière, à lexamen de conscience, à la pénitence ; 4) avoir confiance au secours divin, qui, bien que non senti, nous est donné réellement pour aider nos facultés naturelles à faire le bien ; 5) être patient et espérer que la consolation reviendra ; se dire que la désolation peut être un châtiment de notre tiédeur ; une épreuve, Dieu voulant nous faire toucher du doigt ce que nous pouvons quand nous sommes privés de consolations ; une leçon, Dieu voulant nous montrer que nous sommes incapables de nous procurer des consolations, et nous guérir ainsi de notre orgueil.
956. 4° La règle onzième revient sur les consolations pour nous avertir quil faut alors faire provision de courage pour se bien comporter au temps de la désolation ; et pour nous avertir que nous devons nous humilier en voyant le peu que nous pouvons quand nous sommes privés de la consolation sensible, et au contraire que nous pouvons beaucoup au temps de la désolation, si nous nous appuyons sur Dieu.
957. Les trois dernières règles (12e-14e) exposent en vue de les dévoiler, les ruses du démon pour nous séduire : a). il agit comme une femme méchante, qui est faible quand on lui résiste, mais ardente et cruelle quand on lui cède ; il faut donc résister vigoureusement au démon ; b) il se conduit comme un séducteur qui demande le secret à la personne quil sollicite au mal ; donc le meilleur moyen de le vaincre est de tout découvrir à son directeur ; c) il imite un capitaine, qui, pour emporter une place, l'attaque du côté le plus faible ; il importe donc de surveiller ce point faible dans son examen de conscience.
SYNTHÈSE DE CE PREMIER LIVRE
Le but poursuivi par les commençants, c'est la purification de l'âme, pour que, dégagés des restes et des occasions du péché, ils puissent s'unir à Dieu.
958. Pour réaliser ce but, ils ont recours à la prière ; en rendant à Dieu leurs devoirs de religion, ils l'inclinent à leur pardonner toutes leurs fautes passées ; en l'invoquant avec confiance, en union avec le Verbe Incarné, ils obtiennent des grâces de contrition et de bon propos qui purifient de plus en plus leur âme et les préservent contre les rechutes de l'avenir. Ce résultat est obtenu d'une façon encore plus assurée par la méditation : les convictions inébranlables qu'on y acquiert par de longues et sérieuses réflexions, les retours sur soi-même qui nous montrent mieux nos misères et notre pauvreté, les prières ardentes qui jaillissent alors du fond de ce pauvre cur, les résolutions qu'on y prend et qu'on essaie de pratiquer, tout cela purifie l'âme, lui inspire l'horreur du péché et de ses occasions et la rend plus forte contre les tentations, plus généreuse dans la pratique de la pénitence.
959. Car, comprenant mieux la grandeur de l'offense faite à Dieu par le péché, et le devoir strict de la réparation, elle entre courageusement dans les voies de la pénitence ; en union avec Jésus, qui a voulu être pénitent pour nous, elle entretient en son cur des sentiments de confusion, de contrition et d'humiliation, et se reproche sans cesse son péché. Dans ces sentiments, elle se livre aux austérités de la pénitence, accepte généreusement les croix providentielles que Dieu lui envoie, s'impose quelques privations, pratique l'aumône, et ainsi répare le passé.
Afin d'éviter le péché à l'avenir, elle pratique la mortification, disciplinant ses sens extérieurs et intérieurs, son intelligence et sa volonté, en un mot, toutes ses facultés pour les soumettre à Dieu et ne rien faire qu'en conformité à sa sainte volonté.
Sans doute il y a en elle des tendances mauvaises profondes qui s'appellent les sept péchés capitaux ; mais, appuyée sur la grâce divine, elle entreprend de les déraciner ou du moins de les affaiblir ; elle lutte vaillamment contre chacun d'eux en particulier, et le moment vient où elle les a suffisamment maîtrisés.
Malgré tout, des tentations, parfois terribles, s'élèveront des bas-fonds de l'âme, et seront excitées par le démon et par le monde. Mais sans se décourager, appuyée sur Celui qui a vaincu le monde et la chair, elle luttera dès le début et aussi longtemps qu'il le faudra contre ces assauts de l'ennemi ; et, avec la grâce de Dieu, la plupart du temps ces attaques ne seront que l'occasion d'une victoire ; si une chute malheureuse survenait, l'âme, humiliée mais confiante, se jetterait aussitôt dans les bras de la miséricorde divine pour implorer son pardon. Une chute ainsi réparée ne serait pas un obstacle à son avancement spirituel.
960. Nous devons toutefois ajouter que les purifications actives que nous avons décrites en ce premier livre ne suffisent pas à rendre une âme parfaitement pure. Aussi ce travail de purification continuera pendant la voie illuminative par la pratique positive des vertus morales et théologales. Il ne sera complet que lorsque viendront, dans la voie unitive, ces purifications passives, si bien décrites par S. jean de la Croix, qui donnent à lâme la pureté de cur parfaite normalement nécessaire à la contemplation. Nous en parlerons au troisième livre.
LIVRE II : La voie illuminative ou l'état des âmes en progrès
961. Quand on a purifié son âme des fautes passées par une longue et laborieuse pénitence, proportionnée au nombre et à la gravité de ses fautes ; quand on s'est affermi dans la vertu par la pratique de la méditation, de la mortification et de la résistance aux inclinations mauvaises et aux tentations, on entre dans la voie illuminative. Elle est ainsi appelée parce qu'elle consiste surtout à imiter Notre Seigneur par la pratique positive des vertus chrétiennes ; or Jésus est la lumière du monde, et qui le suit ne marche pas dans les ténèbres : « Qui sequitur me, non ambutat in tenebris, sed habebit lumen vitæ » (Joan., VIII, 12).
INTRODUCTION
Avant de décrire les vertus que doivent pratiquer les âmes en progrès, nous avons trois questions préliminaires à élucider : 1° quels sont ceux à qui convient la voie illuminative ; 2° quel est le programme à suivre dans cette voie ; 3° quelle est la différence entre les âmes pieuses et les âmes ferventes qui cheminent en cette voie.
I. Quels sont ceux à qui convient là voie illuminative
962. Ste Thérèse décrit ainsi les habitants des troisièmes demeures, cest-à-dire, les âmes en progrès : « Elles ont un grand désir de ne pas offenser la divine Majesté : elles évitent même les péchés véniels ; elles aiment la pénitence ; elles ont leurs heures de recueillement ; elles emploient utilement le temps ; elles s'exercent dans les uvres de charité envers le prochain. Tout est bien réglé en elles : leurs paroles, leurs habits, le gouvernement de leur maison, si elles en ont une à conduire ».
De cette description on peut dégager les conclusions suivantes.
963. 1° Puisque la voie illuminative consiste dans l'imitation de Notre Seigneur, il faut, pour y entrer, réaliser les trois conditions suivantes, qui nous permettent de suivre le divin Maître par la pratique positive des vertus dont il nous a donné l'exemple.
A) Il faut avoir déjà acquis une certaine pureté de cur pour pouvoir aspirer, sans trop de témérité, à cette union habituelle avec Notre Seigneur que suppose l'imitation de ses vertus : tant que l'âme demeure exposée à tomber de temps en temps dans le péché mortel, elle doit avant tout lutter énergiquement contre les occasions de péché, les tendances mauvaises de la nature, et les tentations ; c'est après avoir surmonté ces difficultés qu'elle s'occupe plus utilement du côté positif des vertus. Il faut aussi qu'elle ait en horreur le péché véniel de propos délibéré et s'efforce de l'éviter.
B) Il faut en outre qu'elle ait mortifié ses passions. Pour suivre Notre Seigneur, il importe en effet de renoncer non seulement au péché mortel mais encore au péché véniel de propos délibéré, surtout à celui qu'on commet fréquemment et auquel on a des attaches. Or c'est en luttant vaillamment contre les passions et les vices capitaux qu'on parvient à cette maîtrise de soi qui permet de pratiquer le côté positif des vertus et de se rapprocher ainsi progressivement du divin Modèle. Alors en effet on peut avoir une vie bien réglée, des moments de récollection, et employer son temps à l'accomplissement de ses devoirs d'état.
964. C) Il est enfin nécessaire d'avoir acquis par la méditation des convictions profondes sur toutes les grandes vérités, afin qu'on puisse donner plus de temps aux pieuses affections et à la prière proprement dite dans l'oraison. C'est en effet par ces affections et par la demande qu'on attire en soi les vertus de Notre Seigneur et qu'on peut les pratiquer sans trop de difficultés.
On reconnaît donc les progressants à ces deux signes principaux : 1) ils éprouvent une grande difficulté à faire une oraison purement discursive ; l'attrait du Saint Esprit les porte à joindre aux raisonnements beaucoup d'affections ; 2) ils ont un désir ardent et habituel de s'unir à Notre Seigneur, de le connaître, de l'aimer, de l'imiter.
965. 2° De ce que nous venons de dire découlent les différences principales entre les deux voies, purgative et illuminative.
A) Le but, de part et d'autre, c'est bien l'effort et la lutte ; mais les commençants luttent contre le péché et ses causes, tandis que les âmes en progrès luttent pour orner leur âme en acquérant les vertus de Notre Seigneur. Toutefois il n'y a pas d'opposition entre ces deux orientations ; l'une prépare à autre : en se détachant du péché et de ses causes, on pratique déjà les vertus, dans leur premier degré, qui est surtout négatif ; par ailleurs les vertus positives, qu'on pratique dans la voie illuminative, perfectionnent le détachement de soi-même et des créatures ; dans le premier cas, on met l'accent sur le côté négatif, dans le second, sur le côté positif : les deux se complètent mutuellement. On ne cesse donc pas de faire pénitence et de se mortifier, mais c'est en vue de s'unir et de ressembler davantage à Notre Seigneur.
B) Les moyens, tout en restant substantiellement les mêmes, diffèrent dans la façon dont on les met en uvre : la méditation, qui était discursive, devient affective ; la pensée, qui se portait habituellement sur Dieu, se concentre davantage sur Notre Seigneur qu'on veut connaître, aimer, imiter : il devient véritablement le centre de notre vie.
II. Programme à suivre dans la voie illuminative
966. Ce programme découle de ce que nous avons dit.
1° Le but direct est de nous conformer à Notre Seigneur de manière à faire de lui le centre de notre vie.
A) Nous en faisons le centre de nos pensées. Nous aimons à étudier sa vie et ses mystères ; l'Evangile a pour nous des charmes nouveaux : nous le lisons lentement, affectueusement, nous intéressant aux moindres détails de la vie du Sauveur, surtout à ses vertus. Nous y trouvons des sujets d'oraison inépuisables, aimant à méditer ses paroles, à les analyser dans le détail, à nous en faire l'application. Quand nous voulons pratiquer une vertu, cest en Jésus que nous l'étudions tout d'abord, nous rappelant ses enseignements et ses exemples, et trouvant là le motif le plus puissant pour reproduire en nous ses dispositions et ses vertus. C'est lui encore qui est le centre de nos pensées à la sainte Messe et dans la communion : les prières liturgiques sont pour nous un excellent moyen de l'étudier. Enfin on s'efforce, par de pieuses lectures, de mieux connaître l'enseignement de Notre Seigneur, surtout sa doctrine spirituelle, et c'est Jésus qu'on cherche dans les livres : Jesum quærens in libris.
967. B) Cette connaissance conduit à l'amour, et Jésus devient ainsi le centre de nos affections. a) Comment en effet pourrait-on étudier chaque jour Celui qui est la beauté et la bonté même sans se sentir épris d'amour pour lui ? « Depuis que j'ai connu Jésus-Christ, disait Lacordaire, rien ne m'a paru assez beau pour le regarder avec concupiscence ». Si les Apôtres, au Thabor, en voyant l'humanité de Notre Seigneur transfigurée, furent si ravis d'admiration et d'amour qu'ils s'écrièrent : « Il est bon pour nous de demeurer ici, bonum est nos hic esse » (Matth., XVII, 4), combien plus sommes-nous ravis nous-mêmes en face de la beauté divine qui reluit en jésus ressuscité ? b) Et comment ne pas l'aimer en méditant souvent l'amour qu'il nous a témoigné et qu'il ne cesse de nous témoigner dans l'Incarnation, la Rédemption, et l'Eucharistie? S. Thomas a résumé, dans une strophe d'une concision merveilleuse, les grands bienfaits du Sauveur à notre égard (Hymne des Laudes du Saint Sacrement) :
Se nascens dedit sodum,
Convescens in edulium,
Se moriens in pretium,
Se regnans dat in præmium.
Au jour de sa naissance, il se fait notre compagnon de route, notre ami, notre frère, et ne nous laisse jamais seuls. En instituant l'Eucharistie, il devient notre nourriture et rassasie de son corps, de son sang, de son âme, de sa divinité nos âmes qui ont faim et soif de lui. En mourant sur la croix, il paie le prix de notre rançon, nous délivre de la servitude du péché, nous rend la vie spirituelle et nous donne la plus grande marque d'amour qui se puisse donner à des amis. Enfin, dans le ciel, il se donne lui-même en récompense, nous le possédons pendant toute l'éternité, et désormais notre bonheur se confond avec sa gloire. Nous ne saurons donc jamais assez reconnaître son infinie bonté, jamais assez l'aimer.
968. C) Or l'amour conduit à l'imitation. Précisément parce qu'on est attiré vers l'ami par l'estime qu'on a pour ses vertus, on veut reproduire en soi ces mêmes vertus, afin de ne faire avec lui qu'un cur et qu'une âme. On sent en effet que cette union, pour être intime et profonde, ne peut se faire qu'en communiant aux pensées, aux sentiments, aux vertus de l'ami ; instinctivement on copie ce que l'on aime. Ainsi Jésus devient le centre de nos actions, de notre vie tout entière. Quand on prie, on attire en soi Notre Seigneur avec son esprit de religion, pour glorifier Dieu et demander efficacement les grâces dont on a besoin. Quand on travaille, on s'unit au divin ouvrier de Nazareth pour travailler, comme lui, à la gloire de Dieu et au salut des âmes. Quand on veut acquérir une vertu, on attire en soi Jésus, modèle parfait de cette vertu, et avec lui on sefforce de la pratiquer. Il nest pas jusquaux récréations qui ne soient prises en union avec lui et dans son esprit, en vue de mieux travailler ensuite aux grands intérêts de Dieu et de son Eglise.
969. 2° Mais, pour atteindre ce but, il faut des moyens, et ces moyens seront, outre la prière et l'oraison affective, l'effort soutenu pour pratiquer les vertus chrétiennes qui nous font mieux connaître, aimer et imiter Notre Seigneur, à savoir les vertus théologales et les vertus morales. On vise à la vertu solide basée non sur des émotions, mais sur des convictions profondes.
A) Ces vertus se pratiquent parallèlement, en ce sens qu'on ne peut s'exercer aux vertus morales sans s'exercer aux vertus théologales, et réciproquement. Ainsi on ne peut cultiver la prudence chrétienne sans être guidé par les lumières de la foi, soutenu par l'espérance et stimulé par l'amour de Dieu ; de même la foi et l'espérance supposent la prudence, la force et la tempérance ; et ainsi des autres vertus.
Toutefois il est des vertus qui conviennent mieux à tel ou tel stage de la voie illuminative. Ainsi ceux qui entrent dans cette voie mettent l'accent sur certaines vertus morales, dont ils sentent davantage le besoin pour triompher de la sensualité ou de l'orgueil. Plus tard, quand on a dominé ces vices, on s'adonnera plus spécialement aux vertus théologales, qui nous unissent plus directement à Dieu.
970. B) Pour mieux comprendre cette doctrine il faut dès maintenant indiquer brièvement la différence entre ces vertus. a) Les vertus théologales ont pour objet direct Dieu lui-même et pour motif un attribut divin ; ainsi par la foi, je crois en Dieu appuyé sur son autorité divine ; par la charité je l'aime à cause de son infinie bonté. Par là même ces vertus nous unissent directement à Dieu : la foi nous fait communier à sa pensée, la charité à son amour. b) Les vertus morales ont pour objet direct un bien créé, et pour motif un bien honnête ; ainsi la justice a pour objet de rendre à chacun ce qui lui est dû, et son motif est l'honnêteté. Ces vertus préparent notre union à Dieu en écartant les obstacles, comme l'injustice, et même commencent cette union : car, en étant juste, je m'unis à Dieu qui est la justice même. Mais ce sont les vertus théologales qui, plus directement unifiantes, consomment cette union.
971. C) Il en résulte que si on étudie les vertus selon l'ordre de dignité, on doit commencer par les vertus théologales ; mais si on suit l'ordre psychologique, qui va du moins parfait au plus parfait, comme nous le faisons ici, il faut commencer par les vertus morales, en n'oubliant pas toutefois notre remarque précédente sur le développement parallèle des vertus chrétiennes.
III. Deux catégories d'âmes en progrès
Dans la voie illuminative, on peut distinguer bien des catégories d'âmes, et surtout deux principales : les âmes pieuses et les âmes ferventes.
972. 1° Les premières ont de la bonne volonté, de l'élan vers le bien, et font des efforts sérieux pour éviter les fautes délibérées. Mais elles sont encore vaniteuses et présomptueuses ; peu accoutumées à l'abnégation, elles manquent d'énergie, de constance, surtout quand viennent les épreuves. De là des oscillations trop nombreuses dans leur conduite : prête à tout souffrir quand les épreuves sont encore lointaines, elles manquent de patience et se plaignent quand elles sont en face de la douleur ou de la sécheresse ; promptes à prendre de généreuses résolutions, elles ne les accomplissent qu'imparfaitement, surtout si des difficultés imprévues se présentent. Aussi leurs progrès sont lents, et elles ont besoin de cultiver les vertus de force, de constance et d'humilité.
973. 2° Les âmes ferventes sont plus humbles et plus généreuses. Défiantes d'elles-mêmes et confiantes en Dieu, déjà accoutumées à l'abnégation chrétienne, elles sont plus énergiques et plus constantes. Toutefois leur renoncement n'est ni absolu ni universel : elles ont un grand désir de perfection, mais leur vertu n'a pas été assez affermie par l'épreuve. Quand la consolation et la jouissance se présentent, elles les acceptent volontiers, et s'y reposent avec complaisance ; elles n'ont pas encore l'amour de la croix. Les résolutions énergiques prises le matin ne sont qu'en partie exécutées, parce qu'elles ne sont pas assez constantes dans leurs efforts. Elles ont fait assez de progrès en l'amour divin pour renoncer aux choses dangereuses, mais affectionnent parfois avec excès ce que Dieu leur permet d'aimer, leurs parents, leurs amis, les consolations qu'elles trouvent dans leurs exercices spirituels. Elles ont donc à se détacher encore plus parfaitement de tout ce qui gêne leur union à Dieu.
Nous ne traiterons pas à part de ces deux catégories d'âmes ; mais le directeur choisira, parmi les vertus que nous décrivons, celles qui conviennent le mieux à chaque âme.
DIVISION DU LIVRE SECOND
974. Le but des âmes en progrès étant de faire de Jésus le centre de leur vie : 1° elles s'appliqueront avec soin à l'oraison affective pour y puiser la connaissance, l'amour et l'imitation de leur divin modèle. 2° Elles pratiqueront aussi d'une façon spéciale, mais non exclusive, ces vertus morales qui, en les dégageant des obstacles qui s'opposent à l'union à Dieu, commenceront à les unir à Celui qui est l'exemplaire de toute perfection. 3° Alors les vertus théologales, qu'elles avaient déjà pratiquées dans la voie purgative et parallèlement avec les vertus morales, se développent en elles et deviennent le mobile principal de leur vie. 4° Mais, comme la lutte est loin d'être finie, il y aura encore des retours offensifs de l'ennemi qu'il faudra prévoir et combattre victorieusement . D'où quatre chapitres.
CH. I. DE LORAISON AFFECTIVE PROPRE A CETTE VOIE
CH. II. DES VERTUS SORALES
CH. III. DES VERTUS THÉOLOGALES
CH. IV. DE LA LUTTE CONTRE LES RETOURS OFFENSIFS DE L'ENNEMI
CHAPITRE I. : De l'oraison affective
975. Les âmes en progrès continuent de faire les exercices spirituels des commençants, n° 657, en augmentant leur nombre et leur durée, et en se rapprochant ainsi de la prière habituelle déjà décrite, n° 522, et qui ne se réalise complètement que dans la voie unitive. Elles s'appliquent surtout à l'oraison affective, qui peu à peu remplace pour elles la méditation discursive. Nous exposerons donc 1° sa nature ; 2° ses avantages ; 3° ses difficultés ; 4° la méthode qu'on y peut suivre.
ART. I. NATURE DE LORAISON AFFECTIVE
976. 1° Définition. L'oraison affective est, comme le mot l'indique, celle où dominent les pieuses affections, c'est-à-dire, les divers actes de volonté par lesquels nous exprimons à Dieu notre amour et le désir de le glorifier. Dans cette oraison le cur a plus de part que l'esprit. Les commençants, avons-nous dit n° 668, ont besoin dacquérir des convictions : ils insistent donc sur les raisonnements, et ne donnent qu'une place fort restreinte aux affections. Mais au fur et à mesure que ces convictions s'enracinent profondément dans l'âme, il suffit de peu de temps pour les renouveler, et alors on fait la part plus large aux affections. Eprise de l'amour de Dieu et de la beauté de la vertu, l'âme s'élève plus facilement par de pieux élans vers l'auteur de tout bien pour l'adorer, le bénir, le remercier, l'aimer ; vers Notre Seigneur Jésus-Christ, son Sauveur, son modèle, son chef, son ami, son frère, pour lui offrir ses sentiments les plus affectueux ; vers la T. Ste Vierge, la mère de Jésus et la nôtre, la distributrice des faveurs divines, pour lui exprimer l'amour le plus filial, le plus confiant, le plus généreux, n° 166. D'autres sentiments jaillissent spontanément de son cur, sentiments de honte, de confusion et d'humiliation à la vue de ses misères, désirs ardents de mieux faire, prières confiantes pour en obtenir la grâce ; sentiments de zèle pour la gloire de Dieu, qui la font prier pour tous les grands intérêts de l'Eglise et des âmes.
977. 2° Passage de la méditation à l'oraison affective. Ce n'est pas tout d'un coup qu'on arrive à cette oraison. Il y a une période de transition où l'on mélange plus ou moins les considérations et les affections. Il en est une autre où les considérations se font encore, mais sous forme de colloque : Aidez-moi, ô mon Dieu, à bien comprendre la nécessité de telle vertu ; et on réfléchit quelques minutes ; puis on continue : merci, mon Dieu, de vos divines lumières ; ayez la bonté de faire pénétrer ces convictions plus avant dans mon âme, puisqu'elles influent plus efficacement sur ma conduite... Aidez-moi, je vous prie, à voir combien je suis éloigné de cette vertu... ce que j'ai à faire pour la mieux pratiquer aujourd'hui même. Enfin le moment arrive où les raisonnements cessent presque complètement, ou du moins se font si brièvement que la plus grande partie de l'oraison se passe en pieux colloques. Parfois cependant on sent le besoin de revenir momentanément aux considérations pour occuper suffisamment son esprit. En tout cela il faut suivre les mouvements de la grâce contrôlés par le directeur.
978. 3° Signes qui justifient ce passage. A) Il importe de connaître les signes auxquels on reconnaît qu'il est temps de quitter la méditation pour l'oraison affective. Il serait imprudent de le faire trop ; car alors, l'âme n'étant pas encore assez avancée pour entretenir ces affections, tomberait dans la distraction ou la sécheresse. D'un autre côté il serait fâcheux de le faire trop tard ; car, de l'aveu de tous les auteurs spirituels, l'oraison affective est plus fructueuse que la méditation, parce que cest surtout par des actes de volonté que nous glorifions Dieu et attirons en nous les vertus.
B) Ces signes sont les suivants : 1) quand, malgré sa bonne volonté, on a de la peine à faire des raisonnements ou à en tirer du profit, et que par ailleurs on est porté aux affections ; 2) lorsque les convictions sont si profondément enracinées que l'âme se sent convaincue dès le début de l'oraison ; 3) lorsque le cur, détaché du péché, se porte facilement vers Dieu ou Notre Seigneur. Mais, comme on est mauvais juge en sa propre cause, on soumettra ces signes au jugement du directeur.
979. 4° Moyens de cultiver les affections. A) C'est surtout en s'exerçant à la vertu de charité qu'on multiplie et qu'on prolonge les pieuses affections : elles jaillissent en effet d'un cur où domine lamour de Dieu. C'est lui qui nous fait admirer les perfections divines ; éclairé par la foi, il met devant nos yeux la beauté, la bonté, la miséricorde infinie de Dieu ; et alors naît spontanément un sentiment de révérence et d'admiration, qui à son tour provoque la reconnaissance, la louange, la complaisance ; plus on aime Dieu et plus se prolongent ces actes divers. Il en est de même de lamour envers N. S. Jésus-Christ : quand on repasse dans son esprit les bienfaits que nous avons signalés, n° 967, les souffrances endurées pour nous par cet aimable Sauveur, l'amour qu'il nous témoigne encore dans l'Eucharistie, on se laisse aller facilement aux sentiments d'admiration, d'adoration, de reconnaissance, de compassion, d'amour, et on sent le besoin de louer et de bénir Celui qui nous aime tant.
980. B) Pour favoriser cet amour divin, on conseillera aux progressants de méditer souvent sur les grandes vérités qui nous rappellent ce que Dieu a fait et ne cesse de faire pour nous : a) L'habitation des trois divines personnes dans notre âme et leur action paternelle sur nous (n° 92-130) ; b) Notre incorporation au Christ et son rôle dans notre vie chrétienne (n° 132-153) ; sa vie, ses mystères, surtout sa douloureuse Passion, son amour dans lEucharistie ; c) Le rôle de la Ste Vierge, des Anges et des Saints dans la vie chrétienne (n° 154-189) : nous trouvons là en effet un moyen précieux de varier nos affections, en nous adressant tantôt à notre Mère du Ciel, tantôt aux SS. Anges, surtout à notre ange gardien, tantôt aux Saints, surtout à ceux qui nous inspirent une plus grande dévotion ; d) Les prières vocales, qui, comme le Pater, lAve Maria, l'Adoro te devote latens deitas, etc... sont pleines de sentiments d'amour, de reconnaissance, de conformité à la volonté de Dieu ; e) Les principales vertus, comme la religion envers Dieu, l'obéissance à l'égard des supérieurs, l'humilité, la force, la tempérance, et surtout les trois vertus théologales : on considérera ces vertus non pas dans leur caractère abstrait, mais en tant que pratiquées par Notre Seigneur, et c'est pour lui ressembler et lui témoigner son amour qu'on essaiera de les pratiquer. f) On ne cessera pas de méditer sur la pénitence, la mortification, le péché, les fins dernières ; mais on le fera d'une autre manière que les commençants. Ainsi on considérera Jésus comme modèle parfait de pénitence et de mortification, comme chargé de nos péchés et les expiant par un long martyre, et on s'efforcera de l'attirer en soi avec toutes ces vertus. Si on médite sur la mort, le ciel et l'enfer, ce sera pour se détacher des choses créées pour s'unir à Jésus, et par là s'assurer la grâce d'une bonne mort et une belle place dans le ciel près de Jésus.
ART. II. AVANTAGES DE L'ORAISON AFFECTIVE
Ces avantages découlent de la nature même de cette oraison.
981. 1° Le principal, c'est une union plus intime et plus habituelle avec Dieu. En multipliant les affections, elle produit en nous un accroissement d'amour pour Dieu... les affections sont ainsi effet et cause : elles naissent de l'amour de Dieu, mais aussi elles le perfectionnent, puisque les vertus croissent par la répétition des mêmes actes. Par là même elles augmentent notre connaissance des perfections divines. Car, comme le fait remarquer S. Bonaventure, la meilleure manière de connaître Dieu est d'expérimenter la douceur de son amour ; ce mode de connaissance est bien plus excellent, plus noble et plus délectable que la recherche par voie de raisonnement. De même en effet qu'on juge mieux de l'excellence d'un arbre en goûtant la saveur de son fruit, ainsi on apprécie mieux l'excellence des attributs divins quand on expérimente la suavité de l'amour de Dieu. Cette connaissance augmente à son tour notre charité, notre ferveur, et nous donne de l'élan pour pratiquer plus parfaitement toutes les vertus.
982. 2° En augmentant la charité, l'oraison affective perfectionne par là même toutes les vertus qui en découlent : a) la conformité à la volonté de Dieu : on est heureux de faire la volonté de celui qu'on aime ; b) le désir de la gloire de Dieu et du salut des âmes : quand on aime, on ne peut s'empêcher de louer et de faire louer l'objet de son affection ; c) l'amour du silence et du recueillement : on veut se trouver seul à seul avec Celui qu'on aime, pour penser plus souvent à lui et lui redire son amour ; d) le désir de la communion fréquente : on désire posséder le plus parfaitement possible l'objet de son amour, on est heureux de le recevoir dans son cur et de lui demeurer uni tout le long du jour ; e) l'esprit de sacrifice : on sait qu'on ne peut s'unir au divin Crucifié et, par lui, à Dieu lui-même, que, dans la mesure où on renonce à soi-même et à ses aises, pour porter sa croix sans défaillir, et accepter toutes les épreuves que nous envoie la Providence.
983. 3° On y trouve aussi souvent la consolation spirituelle : il n'est pas en effet de joie plus pure et plus douce que celle qu'on trouve en la compagnie d'un ami ; et, comme Jésus est le plus tendre et le plus généreux des amis, on goûte en sa présence quelque chose des joies du ciel : esse cum Jesu dulcis paradisus. Sans doute à côté de ces joies, il y a parfois des sécheresses ou d'autres épreuves ; mais elles sont acceptées avec une douce résignation, on ne cesse de redire à Dieu que, malgré tout, on veut l'aimer et le servir ; et la pensée qu'on souffre pour Dieu est déjà un adoucissement à nos peines, une consolation. On peut ajouter que l'oraison affective est moins pénible que l'oraison discursive ; dans cette dernière, on se fatigue vite à suivre des raisonnements, tandis que si on laisse aller son cur à des sentiments d'amour, de reconnaissance, de louange, l'âme y goûte un doux repos qui lui permet de réserver ses efforts pour le temps de l'action.
984. 4° Enfin l'oraison affective, en se simplifiant, c'est-à-dire en diminuant le nombre et la diversité des affections pour intensifier certaines d'entre elles, nous conduit peu à peu à l'oraison de simplicité, qui est déjà une contemplation acquise, et prépare ainsi à la contemplation infuse ou proprement dite les âmes qui y sont appelées. Nous en parlerons dans la voie unitive.
ART. III. LES INCONVÉNIENTS ET DANGERS DE L'ORAISON AFFECTIVE
Les meilleures choses ont leurs inconvénients et leurs dangers : il en est ainsi de l'oraison affective qui, si elle nest pas faite selon les règles de la discrétion conduit à des abus. Nous allons signaler les principaux avec leurs remèdes.
985. Le premier est la contention, qui amène 985 la fatigue et l'épuisement. Il en est en effet qui, voulant intensifier leurs affections, font des efforts de tête et de cur, se battent les flancs, s'excitent violemment à produire des actes, des élans d'amour, où la nature a beaucoup plus de part que la grâce. Avec de tels efforts le système nerveux se fatigue, le sang afflue au cerveau, une sorte de fièvre lente consume les forces, et on est vite épuisé. Il peut même arriver que des désordres physiologiques en soient la suite, et qu'aux pieuses affections se mêlent des sensations plus ou moins sensuelles.
986. C'est là un grave défaut, auquel il importe de remédier dès le début, en suivant les avis d'un sage directeur auquel on ne manquera pas de signaler cet état. Or le remède, c'est d'être bien convaincu que le véritable amour de Dieu consiste beaucoup plus dans la volonté que dans la sensibilité, que la générosité de cet amour n'est pas dans des élans violents mais dans le dessein calme et arrêté de ne rien refuser à Dieu. N'oublions pas que lamour est un acte de la volonté ; sans doute il rejaillit souvent sur la sensibilité, et y produit des émotions plus ou moins fortes, mais celles-ci ne sont pas la vraie dévotion, elles n'en sont que des manifestations accidentelles, et doivent demeurer subordonnées à la volonté, être modérées par elle, faute de quoi, elles prennent le dessus, ce qui est un désordre, et, au lieu de favoriser la piété solide, la font dégénérer en amour sensible et parfois sensuel : car toutes les émotions violentes sont au fond du même genre, et l'on passe facilement de l'une à l'autre. Il faut donc tendre à spiritualiser ses affections, à les calmer, à les mettre au service de la volonté ; alors on goûtera une paix qui surpassera tout sentiment : « pax Dei qua exsuperat omnem sensum » (Phil., IV, 7).
987. 2° Le second défaut est l'orgueil et la présomption. Parce qu'on a de bons et nobles sentiments, de saints désirs, de beaux projets d'avancement spirituel, parce qu'on a de la ferveur sensible, et que, dans ces moments, on méprise les plaisirs, les biens et les vanités du siècle, on se croit volontiers beaucoup plus avancé qu'on ne l'est, on se demande même si on n'est pas déjà tout près des cimes de la perfection et de la contemplation ; parfois même, à l'oraison, on retient sa respiration, dans l'attente des communications divines. De tels sentiments montrent clairement au contraire qu'on est encore bien loin de ces hauts sommets : car les saints, les fervents se défient d'eux-mêmes, s'estiment toujours les pires et croient volontiers que les autres sont meilleurs qu'eux. Il faut donc revenir à la pratique de l'humilité, de la défiance de soi-même, en tenant compte de ce que nous dirons plus tard de cette vertu. Du reste, quand ces sentiments d'orgueil se développent, Dieu se charge souvent de ramener ces âmes à de justes sentiments de leur indignité et de leur incapacité, en les privant de consolations, de grâces de choix : elles comprennent alors qu'elles sont encore bien loin du but désiré.
988. 3° Il en est aussi qui mettent toute leur dévotion dans la recherche des consolations spirituelles, et négligent leurs devoirs d'état et la pratique des vertus ordinaires : pourvu qu'elles fassent de belles oraisons, elles s'imaginent être parfaites. C'est là une grande illusion : il n'est point de perfection sans conformité à la volonté divine ; or cette volonté, c'est que nous accomplissions fidèlement, outre les commandements, les devoirs d'état, que nous pratiquions les petites vertus de modestie, de douceur, de condescendance, d'amabilité, aussi bien que les grandes. Croire qu'on est un saint parce qu'on aime l'oraison et surtout ses consolations, c'est oublier que celui-là seul est parfait qui fait la volonté de Dieu : « Ce ne sont pas ceux qui me disent : Seigneur, Seigneur, qui entreront dans le royaume des cieux, mais bien celui qui fait la volonté de mon Père » (Matth., VII, 21).
Mais quand on sait écarter les obstacles et les dangers par les moyens que nous avons indiqués, il reste que l'oraison affective est très utile à notre progrès spirituel comme au zèle apostolique. Voyons donc quelles sont les méthodes qui nous permettent le mieux de la cultiver.
ART. IV. MÉTHODES D'ORAISON AFFECTIVE
Ces méthodes se ramènent à deux types : la méthode de S. Ignace et celle de S. Sulpice.
I. Les méthodes de S. Ignace
Parmi les méthodes ignatiennes, il en est trois qui se rapportent à l'oraison affective : 1° la contemplation ; 2° l'application des sens ; 3° la seconde manière de prier.
1° La contemplation ignatienne
989. Il s'agit ici non de la contemplation infuse ni même de la contemplation acquise, mais d'une méthode d'oraison affective. Contempler un objet, ce n'est pas le regarder en passant, mais posément et avec goût jusqu'à ce qu'on soit pleinement satisfait ; c'est le regarder avec admiration, avec amour comme une mère contemple son enfant. Cette contemplation peut porter sur les mystères de Notre Seigneur ou sur les attributs divins.
Quand on médite sur un mystère : 1) on contemple les personnes qui interviennent dans ce mystère, par exemple, la Ste Trinité, Notre Seigneur, la Ste Vierge, les hommes, on voit leur extérieur et leur intérieur ; 2) on écoute leurs paroles, on se demande à qui elles sont adressées, ce qu'elles expriment ; 3) On considère les actions, leur nature et leurs circonstances : le tout en vue de rendre ses devoirs à Dieu, à Jésus, à Notre Dame, de mieux connaître et de mieux aimer Notre Seigneur.
990. Pour que cette contemplation soit plus fructueuse, on regarde le mystère non pas comme un événement passé, mais comme se déroutant actuellement sous nos yeux : il subsiste en effet par la grâce qui y est attachée. De plus on n'y assiste pas en simple spectateur, mais en y prenant une part active, par exemple en s'unissant aux sentiments de la Vierge, au moment de la naissance de l'Enfant-Dieu. On y cherchera, en outre, un résultat pratique, par exemple, une connaissance plus intime de Jésus, un amour plus généreux pour lui. Comme on le voit, il est facile de faire rentrer dans ce cadre tous les sentiments d'admiration, d'adoration, de reconnaissance, d'amour envers Dieu, comme aussi de componction, de confusion, de contrition à la vue de nos péchés, et enfin toutes les prières que nous pouvons faire pour nous et pour les autres. Pour que la multiplicité de ces affections ne nuise pas à la paix et à la tranquillité de l'âme, on n'oubliera pas cette remarque si sage de S. Ignace : « Si j'éprouve dans un point les sentiments que je voulais exciter en moi, je m'y arrêterai et reposerai, sans me mettre en peine de passer outre, jusqu'à ce que mon âme soit pleinement satisfaite ; car ce n'est pas l'abondance de la science qui rassasie l'âme et la satisfait, mais le sentiment et le goût intérieur des vérités qu'elle médite » (Ex. spirituels, 2e annot., 4e addit.).
2° Lapplication des cinq sens
991. On désigne sous ce nom une manière de méditer très simple et très affectueuse. Elle consiste à exercer les cinq sens imaginatifs ou spirituels sur quelque mystère de Notre Seigneur, afin de faire pénétrer plus avant dans notre âme toutes les circonstances de ce mystère et d'exciter dans notre cur de pieux sentiments et de bonnes résolutions.
Prenons un exemple tiré du mystère de Noël.
1) Application de la vue : je vois le petit enfant dans la crèche, cette paille sur laquelle il est couché, ces langes qui lenveloppent... je vois ses petites mains qui tremblent de froid, ses yeux mouillés de larmes... C'est mon Dieu : je ladore avec une foi vive. Je vois la Ste Vierge : quelle modestie, quelle beauté céleste !... je la vois qui prend lenfant Jésus dans ses bras, qui l'enveloppe de langes, qui le presse sur son cur, et le couche sur la paille : c'est son Fils et c'est son Dieu ! J'admire, je prie... je pense à la sainte communion : c'est le même Jésus que je reçois... Ai-je la même foi, le même amour ?
2) Application de louïe. J'entends les vagissements du divin Enfant... les gémissements que lui arrache la souffrance... Il a froid, il souffre surtout de lingratitude des hommes... J'entends les paroles de son Cur au Cur de sa sainte Mère, la réponse de celle-ci, réponse pleine de foi, d'adoration, d'humilité, d'amour ; et je m'unis à ses sentiments...
3) Application de l'odorat. Je respire le parfum des vertus de la crèche, la bonne odeur de Jésus-Christ, et je supplie mon Sauveur de me donner ce sens spirituel qui me permettra de respirer le parfum de son humilité...
4) Application du goût. Je goûte le bonheur dêtre avec Jésus, Marie, Joseph, le bonheur de les aimer, et pour le mieux goûter, je resterai silencieusement tout près de mon Sauveur.
5) Application du toucher. Je touche de mes mains avec un pieux respect la crèche et la paille où mon Sauveur est couché, je les baise avec amour... Et, si le divin Enfant veut bien me le permettre, je baise ses pieds sacrés .
On termine par un pieux colloque avec Jésus, avec sa mère, en demandant la grâce d'aimer plus généreusement ce divin Sauveur.
992. Quant à l'oraison sur les attributs divins, elle se fait en considérant chacun de ces attributs avec des sentiments d'adoration, de louange et d'amour, pour conclure au don total de soi-même à Dieu .
3° La seconde manière de prier
993. Cette seconde manière de prier consiste à parcourir lentement une prière vocale, comme le Pater, l'Ave, le Salve Regina, etc., pour considérer et goûter la signification de chaque parole. Ainsi, pour le Pater, vous considérez le premier mot, et vous dites : O mon Dieu, vous l'Eternel, le Tout-Puissant, le Créateur de toutes choses, vous m'avez adopté pour enfant, vous êtes mon Père. Vous l'êtes parce que vous m'avez communiqué au baptême une participation à votre vie divine, et que chaque jour vous l'augmentez en mon âme... Vous l'êtes, parce que vous m'aimez comme jamais aucun père, aucune mère n'a aimé son enfant... parce que vous avez pour moi une sollicitude toute paternelle... On demeure sur ce premier mot tant qu'on y trouve des significations et des sentiments qui apportent quelque lumière, force ou consolation. S'il arrive même qu'une ou deux paroles fournissent une matière suffisante pour tout le temps de l'oraison, on ne se met pas en peine de passer outre ; on goûte ces paroles, on en tire quelque conclusion pratique, et on prie pour pouvoir l'accomplir.
Voilà donc trois manières simples et faciles pour pratiquer l'oraison affective.
II. La méthode de S. Sulpice
Nous avons déjà remarqué, n° 701, que cette méthode est très affective ; les âmes avancées n'ont donc qu'à l'utiliser en tenant compte des remarques suivantes.
904. 1° Le premier point, l'adoration, qui, pour les commençants était assez court, se prolonge de plus en plus, et parfois occupe à lui seul plus d'une moitié de l'oraison. C'est alors que l'âme, éprise d'amour de Dieu, admire, adore, loue, bénit, remercie tantôt les trois divines personnes, tantôt chacune d'elles en particulier, tantôt Notre Seigneur, modèle parfait de la vertu qu'on veut attirer en soi. Elle rend aussi, selon les circonstances, ses hommages de vénération, de reconnaissance et d'amour à la Ste Vierge et aux Saints ; et, en le faisant, elle se sent attirée à imiter leurs vertus.
995. 2° Le second point, ou communion, devient aussi presque complètement affectif. Les quelques considérations qu'on fait sont très courtes, et encore les fait-on sous forme de colloques avec Dieu ou Notre Seigneur : « Aidez-moi, ô mon Dieu, à me convaincre de plus en plus »... ; elles sont accompagnées et suivies d'effusions de reconnaissance pour les lumières reçues, de désirs ardents de pratiquer la vertu sur laquelle on médite. Quand on s'examine sur cette vertu, c'est sous le regard de Jésus et en se comparant à ce divin Modèle ; le résultat, c'est qu'on voit bien mieux ses défauts et ses misères, à cause du contraste entre lui et nous ; et alors les sentiments d'humiliation et de confusion qu'on éprouve sont plus profonds, la confiance qu'on a en Dieu est plus grande, parce qu'on se trouve en face du divin guérisseur des âmes, et que spontanément s'échappe ce cri du cur : « Seigneur, voici que celui que vous aimez est bien malade : « ecce quem amas infirmatur » (Joan., XI, 4). De là des prières ardentes pour obtenir la grâce de pratiquer telle ou telle vertu, prières non seulement pour soi, mais pour les autres, pour l'Eglise tout entière ; prières confiantes, parce qu'étant incorporé au Christ, on sait que ces prières sont appuyées par lui.
996. 3° La coopération elle-même, au troisième point, devient plus affectueuse : la résolution qu'on prend, on la soumet à Jésus, pour la lui faire approuver, on veut la pratiquer pour s'incorporer à lui plus parfaitement, on compte pour cela sur sa collaboration, en se défiant de soi-même ; on attache cette résolution à un bouquet spirituel, une pieuse invocation qu'on redit souvent au cours de la journée, et qui nous aide non seulement à la mettre en pratique, mais à nous souvenir affectueusement de Celui qui nous l'a inspirée.
997. Il est des cas cependant où l'âme, étant dans la sécheresse, ne peut qu'avec grande peine produire des affections de ce genre. Alors, doucement abandonnée à la volonté de Dieu, elle proteste qu'elle veut l'aimer, lui rester fidèle, se maintenir coûte que coûte en sa présence et à son service ; elle reconnaît humblement son indignité, son incapacité, s'unit par la volonté à Notre Seigneur, offre à Dieu les devoirs qu'il lui rend, et y joint les souffrances qu'elle éprouve à ne pouvoir faire plus pour honorer sa divine Majesté. Ces actes de volonté sont encore plus méritoires que les pieuses affections.
Telles sont les principales méthodes d'oraison affective : à chacun de choisir celle qui lui convient le mieux, et, dans chaque méthode, à prendre ce qui se rapporte actuellement aux besoins et aux attraits surnaturels de son âme, suivant en cela les mouvements de la grâce. Ainsi il progressera dans la pratique des vertus.
CHAPITRE II. Des vertus morales
Avant de décrire chacune d'elles, il nous faut rappeler brièvement les notions théologiques sur les vertus infuses.
NOTIONS PRÉLIMINAIRES SUR LES VERTUS INFUSES
Nous parlerons d'abord des vertus infuses en général, et ensuite des vertus morales en particulier.
I. Des vertus infuses en général
998. Il y a des vertus naturelles, c'est-à-dire, des habitudes bonnes, acquises par des actes fréquemment répétés, qui facilitent la pratique du bien honnête. Ainsi les incroyants et les païens peuvent, avec le concours naturel de Dieu, acquérir les vertus morales de prudence, de justice, de force, de tempérance et s'y perfectionner. Mais nous ne parlons pas ici de ces vertus ; nous voulons traiter des vertus surnaturelles ou infuses, telles qu'elles existent chez le chrétien.
999. Elevés à l'état surnaturel, et n'ayant d'autre fin que la vision béatifique, nous devons y tendre par des actes faits sous l'influence de principes et de motifs surnaturels : car il faut qu'il y ait proportion entre la fin et les actes qui y conduisent. Ainsi donc, pour nous, les vertus que dans le monde on appelle naturelles, doivent être pratiquées d'une façon surnaturelle. Comme le fait remarquer avec raison le P. Garrigou-Lagrange, selon S. Thomas, les vertus morales chrétiennes sont infuses et essentiellement distinctes par leur objet formel des plus hautes vertus morales acquises décrites par les plus grands philosophes... Il y a une différence infinie entre la tempérance aristotélicienne, réglée seulement par la droite raison, et la tempérance chrétienne réglée par la foi divine et la prudence surnaturelle.
Ayant déjà montré comment ces vertus nous sont communiquées par le Saint Esprit vivant en nous, n° 121-122, il ne nous reste plus qu'à décrire : 1° leur nature ; 2° leur accroissement ; 3° leur affaiblissement ; 4° le lien qui existe entre elles ; 5° Lordre que nous suivrons dans leur exposé.
1° Nature des vertus infuses
1000. A) Les vertus infuses sont des principes d'action que Dieu insère en nous pour jouer dans notre âme le rôle de facultés surnaturelles, et nous permettre ainsi de faire des actes méritoires. Il y a donc une différence essentielle entre les vertus infuses et les vertus acquises sous le triple point de vue de l'origine, du mode d'exercice, de la fin. a) Par rapport à l'origine, les vertus naturelles s'acquièrent par la répétition des mêmes actes ; les vertus surnaturelles viennent de Dieu qui les met dans notre âme en même temps que la grâce habituelle. b) Au point de vue de l'exercice, les vertus naturelles s'acquérant par la répétition des mêmes actes, nous donnent la facilité de produire des actes semblables avec promptitude et avec joie ; les vertus surnaturelles, mises dans notre âme par Dieu, ne nous donnent que le pouvoir de faire des actes méritoires, avec une certaine tendance à les produire ; la facilité ne viendra que plus tard à force de produire des actes. c) Sous le rapport de la fin, les vertus naturelles poursuivent le bien honnête et nous orientent vers le Dieu créateur ; tandis que les vertus infuses poursuivent le bien surnaturel et nous portent vers le Dieu de la Trinité, tel que la foi nous le fait connaître. Aussi les motifs qui inspirent ces vertus doivent être surnaturels, et se ramènent à l'amitié de Dieu : je pratique la prudence, la justice, la tempérance, la force, pour être en harmonie avec Dieu.
1001. Il en résulte que les actes de ces vertus surnaturelles sont beaucoup plus parfaits que ceux des vertus acquises ; notre tempérance, par exemple, ne nous porte pas seulement à la sobriété nécessaire pour sauvegarder la dignité humaine, mais aux mortifications positives par lesquelles nous nous conformons davantage au Sauveur Jésus ; notre humilité ne nous fait pas seulement éviter les excès d'orgueil et de colère contraires à l'honnêteté, mais nous fait embrasser des humiliations qui nous rendent plus semblables à notre divin Modèle.
Il y a donc une différence essentielle entre les vertus acquises et infuses : leur principe et leur motif formel ne sont pas les mêmes.
1002. B) Nous avons dit que la facilité d'exercer les vertus infuses s'acquiert par la répétition des mêmes actes, qui permet d'agir avec plus de promptitude, d'aisance et de plaisir, (promptius, facilius, delectabilius). Trois causes principales concourent à cet heureux résultat : a) L'habitude diminue les obstacles ou les résistances de la mauvaise nature, et ainsi, avec le même effort, on obtient de meilleurs résultats ; b) elle assouplit nos facultés, les perfectionne dans leur exercice, les rend plus promptes à saisir les motifs qui nous portent au bien, plus aptes à réaliser le bien perçu ; nous éprouvons même un certain plaisir à exercer des facultés aussi souples, comme un artiste à promener ses doigts sur un clavier très mobile. c) Enfin la grâce actuelle, qui nous est octroyée avec d'autant plus de libéralité que nous y correspondons plus fidèlement, vient aussi faciliter singulièrement notre tâche et nous la faire aimer. Remarquons en passant que cette facilité une fois acquise ne se perd pas aussitôt qu'on a le malheur de perdre la vertu infuse par un péché mortel : la facilité étant le résultat d'actes fréquemment répétés, persiste pendant quelque temps en vertu des lois psychologiques sur les habitudes acquises.
2° De laccroissement des vertus infuses
1003. A) Les vertus infuses peuvent croître dans notre âme, et en fait y croissent dans la mesure où grandit la grâce habituelle, dont elles découlent. Cet accroissement vient directement de Dieu, puisque lui seul peut augmenter en nous la vie divine et les divers éléments qui la constituent. Or Dieu produit en nous cette augmentation quand nous recevons les sacrements, quand nous faisons des bonnes uvres ou des prières. a) Les sacrements, en vertu même de leur institution, produisent en nous une augmentation de grâce habituelle, et par là même des vertus infuses qui y sont annexées, et cela en proportion de nos dispositions, n° 259-261. b) Nos bonnes uvres méritent aussi non seulement la gloire, mais un accroissement de grâce habituelle et par là même des vertus infuses ; cet accroissement dépend en grande partie de la ferveur de nos dispositions, n° 237. c) La prière, outre sa valeur méritoire, a de plus une valeur impétratoire, qui sollicite et obtient un accroissement de grâce et de vertus, et cela en proportion de la ferveur avec laquelle on prie. Il importe donc de s'unir aux prières de l'Eglise et de demander, avec Elle, un accroissement de foi, d'espérance et de charité.
B) Cet accroissement se fait, selon S. Thomas, non par une augmentation de degré ou de quantité, mais par une possession plus parfaite et plus active de la vertu : cest en ce sens que les vertus jettent des racines plus profondes dans notre âme, et y deviennent ainsi plus solides et plus agissantes.
3° De laffaiblissement des vertus
Une activité qui ne s'exerce pas ou qui ne s'exerce qu'avec mollesse, ne tarde pas à s'affaiblir ou même à se perdre complètement.
1004. A) De la diminution des vertus. Les vertus infuses ne sont pas, à vrai dire, susceptibles de diminution, pas plus que la grâce sanctifiante dont elles dépendent. Le péché véniel ne peut les diminuer, pas plus qu'il ne diminue la grâce habituelle elle-même. Mais, surtout quand il est commis souvent et de propos délibéré, il gêne considérablement l'exercice des vertus, en diminuant la facilité acquise par les actes précédents. Cette facilité vient en effet d'une certaine ardeur et constance dans l'effort ; or les fautes vénielles délibérées brisent notre élan et paralysent en partie notre activité, n° 730. Ainsi les péchés véniels d'intempérance, sans diminuer en soi la vertu infuse de sobriété, font perdre peu à peu la facilité qu'on avait acquise de mortifier la sensualité. En outre l'abus des grâces amène une diminution des grâces actuelles qui nous facilitaient l'exercice des vertus, et de ce chef nous les pratiquons avec moins d'ardeur. Enfin, comme nous l'avons dit, n° 731, les fautes vénielles délibérées préparent la voie aux fautes graves, et par là même à la perte des vertus.
1005. B) De la perte des vertus. On peut poser en principe que les vertus se perdent par tout acte qui détruit leur objet formel ou motif, par là en effet on sape la vertu par la base. a) Ainsi la charité se perd par tout péché mortel de quelque nature qu'il soit, parce que ce péché détruit en nous l'objet formel ou la base de cette vertu, puisquil est directement opposé à l'infinie bonté de Dieu. b) Les vertus morales infuses se perdent par le péché mortel ; elles sont en effet tellement liées à la charité que, celle-ci disparaissant, elles disparaissent avec elle. Cependant la facilité qu'on avait acquise de faire des actes de prudence, de justice, etc., subsiste pendant quelque temps après la perte des vertus infuses, en vertu de la persistance des habitudes acquises. c) Quant à la foi et à l'espérance, elles subsistent dans l'âme, même quand on a perdu la grâce par un péché mortel, pourvu que ce ne soit pas directement un péché contraire à ces deux vertus. C'est qu'en effet les autres fautes ne détruisent pas en nous la base de la foi ou de l'espérance ; et par ailleurs, Dieu, dans son infinie miséricorde, veut que ces vertus demeurent en nous comme une dernière planche de salut : tant quon croit et quon espère, la conversion demeure relativement facile.
4° Du lien entre les vertus
1006. On dit souvent que toutes les vertus sont connexes : ceci demande quelques explications.
A) Tout d'abord la charité, bien comprise et bien pratiquée, comprend toutes les vertus, non seulement la foi et l'espérance (ce qui est évident) ; mais même les vertus morales, comme nous l'avons expliqué, n° 318, à la suite de S. Paul : Caritas patiens est, caritas benigna est
Ceci est vrai en ce sens que celui qui aime Dieu et le prochain pour Dieu, est prêt à pratiquer chaque vertu, aussitôt que la conscience nous en fera connaître l'obligation. On ne peut en effet aimer Dieu à fond, par dessus toutes choses, sans vouloir observer ses commandements et même quelques conseils. De plus c'est le propre de la charité d'ordonner tous nos actes vers Dieu, fin dernière, et par conséquent de les régler selon les vertus chrétiennes. Et l'on peut dire que plus la charité augmente plus aussi s'accroissent radicalement les autres vertus.
Cependant lamour de Dieu, tout en inclinant la volonté vers des vertus morales, et tout en facilitant leur pratique, ne donne pas immédiatement et nécessairement la perfection de toutes ces vertus, par exemple, de la prudence, de lhumilité, de lobéissance, de la chasteté. Supposons en effet un pécheur qui se convertit sincèrement, après avoir contracté des habitudes mauvaises ; bien qu'il pratique la charité très sincèrement, il n'est pas du premier coup parfaitement prudent, parfaitement chaste ou tempérant ; il lui faudra du temps et des efforts pour se débarrasser des habitudes anciennes et en former de nouvelles.
1007. B) La charité étant la forme, le dernier complément de toutes les vertus, celles-ci ne sont jamais parfaites sans elle ; ainsi la foi et l'espérance, qui restent dans l'âme du pécheur, tout en étant de vraies vertus, sont informes, c'est-à-dire privées de cette perfection qui les orientait vers Dieu comme fin dernière ; aussi les actes de foi et d'espérance faits en cet état ne peuvent mériter le ciel, bien qu'ils soient surnaturels et une préparation à la conversion.
1008. C) Quant aux vertus morales, si on les possède en leur perfection, c'est-à-dire informées par la charité, et dans un degré un peu élevé, elles sont véritablement connexes, en ce sens qu'on ne peut en posséder une sans posséder les autres. Ainsi toutes les vertus, pour être parfaites, supposent la prudence ; la prudence elle-même ne peut se pratiquer parfaitement sans le concours de la force, de la justice et de la tempérance : un caractère faible, porté à l'injustice et à l'intempérance manquera de prudence en plusieurs circonstances ; la justice ne peut se pratiquer parfaitement sans la force d'âme et la tempérance ; la force doit être tempérée par la prudence et la justice, et ne subsisterait pas longtemps sans la tempérance et ainsi de suite (S. Augustin, Lettre 167 à Jérôme, P.L. XXXIII, 735).
Mais si les vertus morales n'existent qu'à un degré inférieur, la présence de l'une n'emporte pas nécessairement la pratique de l'autre. Ainsi il en est qui sont pudiques sans être humbles, qui sont humbles sans être miséricordieux ou miséricordieux sans pratiquer la justice.
II. Les vertus morales
Expliquons brièvement leur nature, leur nombre et leur caractère commun.
1009. 1° Leur nature. On appelle ces vertus morales, pour une double raison : a) pour les distinguer des vertus purement intellectuelles, qui perfectionnent notre intelligence sans aucun rapport avec la vie morale, comme la science, l'art, etc. ; b) pour les distinguer des vertus théologales, qui règlent bien aussi nos murs, mais qui, comme nous l'avons déjà dit, ont Dieu directement pour objet, tandis que les vertus morales poursuivent directement un bien surnaturel créé, par exemple la maîtrise de nos passions. Il ne faut pas oublier cependant que les vertus morales surnaturelles sont vraiment elles aussi une participation à la vie de Dieu et nous préparent à la vision béatifique. Du reste ces vertus, au fur et à mesure qu'elles se perfectionnent, et surtout quand elles sont complétées par les dons du St Esprit, finissent par se rapprocher tellement des vertus théologales qu'elles en sont comme tout imprégnées, et ne sont plus que des manifestations diverses de la charité qui les informe.
1010. 2° Leur nombre. Les vertus morales, quand on les considère dans leurs diverses ramifications sont très nombreuses ; mais elles se ramènent toutes aux quatre vertus cardinales, ainsi appelées (du mot cardines, gonds) parce qu'elles sont pour ainsi dire les quatre gonds sur lesquels s'appuient toutes les autres. Ces quatre vertus répondent en effet à tous les besoins de l'âme et perfectionnent toutes ses facultés morales.
1011. A) Elles répondent à tous les besoins de notre âme. a) Nous avons besoin tout d'abord de choisir les moyens nécessaires ou utiles à l'obtention de notre fin surnaturelle : c'est le rôle de la prudence. b) Il nous faut aussi respecter les droits d'autrui : c'est ce que fait la justice. c) Pour défendre notre personne et nos biens contre les dangers qui nous menacent, et cela sans peur comme sans violence, nous avons besoin de la force. d) Pour user des biens de ce monde et des plaisirs sans dépasser la mesure, il nous faut la tempérance.
Ainsi donc la justice règle nos rapports avec le prochain, la force et la tempérance nos rapports avec nous-mêmes, la prudence dirige les trois autres vertus.
1012. B) Elles perfectionnent toutes nos facultés morales : l'intelligence est réglée par la prudence, la volonté par la justice, l'appétit irascible par la force, et l'appétit concupiscible par la tempérance. Notons toutefois que, comme l'appétit irascible et concupiscible ne sont susceptibles de moralité que par la volonté, la force et la tempérance résident dans cette faculté supérieure aussi bien que dans les facultés inférieures, qui reçoivent leur direction de la volonté.
1013. C) Ajoutons enfin que chacune de ces vertus peut être considérée comme un genre qui contient des parties intégrantes, subjectives ou potentielles. a) Les parties intégrantes sont des compléments utiles ou nécessaires à la pratique de la vertu, si bien qu'elle ne serait pas parfaite sans ces éléments ; ainsi la patience et la constance sont des parties intégrantes de la force. b) Les parties subjectives sont pour ainsi dire les différentes espèces subordonnées à la vertu principale ; ainsi la sobriété et la chasteté sont des parties subjectives de la tempérance. c) Les parties potentielles (ou annexes) ont avec la vertu principale une certaine ressemblance, mais sans atteindre pleinement toutes les conditions de la vertu. Ainsi la vertu de religion est une annexe de la justice, parce qu'elle vise bien à rendre à Dieu le culte qui lui est dû, mais ne peut le faire avec la perfection voulue ni avec une stricte égalité ; l'obéissance rend aux supérieurs la soumission qui leur est due, mais ici encore il n'y a pas de droit absolument strict, ni rapport d'égal à égal.
Pour faciliter notre tâche et celle de nos lecteurs, nous n'entrerons pas dans l'énumération de toutes ces divisions et sous-divisions ; mais nous choisirons les vertus principales, qu'il importe vraiment de cultiver, et nous n'insisterons que sur les éléments les plus essentiels au double point de vue théorique et pratique.
1014. 3° Leur caractère commun. a) Toutes les vertus morales s'appliquent à garder le juste milieu entre les excès opposés : in medio stat virtus. Elles doivent en effet suivre les règles tracées par la droite raison éclairée par la foi. Or on peut manquer à cette règle en dépassant la mesure ou en restant en deçà ; la vertu consistera donc à éviter ces deux excès. b) Les vertus théologales en soi ne consistent pas dans le juste milieu, puisque, comme le dit S. Bernard, la mesure d'aimer Dieu, c'est de l'aimer sans mesure ; mais considérées par rapport à nous, ces vertus doivent tenir compte aussi du juste milieu, ou en d'autres termes être régies par la prudence, qui nous indique en quelles circonstances nous pouvons et devons pratiquer les vertus théologales ; c'est elle, par exemple, qui nous montre ce qu'il faut croire et ce qu'il ne faut pas croire, comment il faut éviter à la fois la présomption et le désespoir.
DIVISION DU SECOND CHAPITRE
1015. Dans notre second chapitre nous traiterons successivement des quatre vertus cardinales et des vertus principales qui s'y rattachent.
I. De la prudence.
II. De la justice : de la religion, de l'obéissance.
III. De la force.
IV. De la tempérance : de la chasteté, de lhumilité, de la douceur.
ART. I. DE LA VERTU DE PRUDENCE
Nous exposerons : 1° sa nature ; 2° sa nécessité ; 3° les moyens de s'y perfectionner.
I. Sa nature
Pour la mieux comprendre, donnons sa définition, ses éléments constitutifs, ses espèces.
1016. 1° Définition : c'est une vertu morale et surnaturelle, qui incline notre intelligence à choisir, en toute circonstance, les meilleurs moyens pour atteindre nos fins en les subordonnant à notre fin dernière.
Ce n'est donc ni la prudence de la chair, ni la prudence purement humaine ; c'est la prudence chrétienne.
A) Ce n'est pas la prudence de la chair : celle-ci nous rend ingénieux à trouver les moyens d'atteindre une fin mauvaise, à satisfaire nos passions, à nous enrichir, à parvenir aux honneurs. Elle est condamnée par S. Paul, parce qu'elle est l'ennemie de Dieu, en révolte contre sa loi, et lennemie de l'homme qu'elle conduit à la mort éternelle (Rom., VIII, 6-8). Ce n'est pas non plus la prudence purement humaine, qui recherche les moyens les meilleurs pour atteindre une fin naturelle sans les subordonner à la fin dernière, comme la prudence de lindustriel, du commerçant, de lartiste, de l'ouvrier, qui cherchent à gagner de l'argent ou de la gloire, sans se préoccuper de Dieu et du bonheur éternel. A ceux-là il faut rappeler qu'il ne sert à rien de conquérir le monde entier s'ils perdent leur âme (Matth. XVI, 26)
1017. B) C'est la prudence chrétienne, qui, s'appuyant sur les principes de la foi ramène tout à la fin surnaturelle, c'est-à-dire à Dieu connu et aimé sur terre et possédé dans le ciel. Sans doute la prudence ne s'occupe pas directement de cette fin, qui lui est proposée par la foi ; mai, elle l'a sans cesse devant les yeux pour rechercher, à sa lumière, les moyens les meilleurs pour orienter toutes nos actions vers cette fin. Elle s'occupe donc de tous les détails de notre vie : elle règle nos pensées pour les empêcher de s'égarer en dehors de Dieu ; elle règle nos intentions, pour éloigner ce qui pourrait en corrompre la pureté ; elle règle nos affections, nos sentiments et nos volitions pour les rattacher à Dieu ; elle règle jusqu'à nos actes extérieurs et l'exécution de nos résolutions pour les ramener à notre fin dernière.
1018. C) Cette vertu réside à proprement parler dans l'intelligence, puisqu'elle juge et discerne ce qui, dans chaque circonstance particulière est plus apte à obtenir notre fin ; c'est une science d'application qui, à la connaissance des principes, joint celle des réalités positives au milieu desquelles nous devons organiser notre vie. Toutefois la volonté intervient pour commander à l'intelligence de s'appliquer à la considération des motifs et raisons qui lui permettent de faire un choix éclairé, et plus tard pour commander l'exécution des moyens ainsi choisis.
1019. D) La règle de la prudence chrétienne n'est pas la seule raison, mais la raison éclairée par la foi. On en trouve l'expression la plus noble dans le Sermon sur la montagne, où Notre Seigneur complète et perfectionne la loi ancienne, en la débarrassant des fausses interprétations des docteurs juifs. La prudence surnaturelle puise donc sa lumière et ses inspirations dans les maximes évangéliques qui sont diamétralement opposées à celles du monde. Pour en faire l'application aux actions de chaque jour elle s'inspire des exemples des Saints, qui ont vécu conformément à l'Evangile et des enseignements de l'Eglise infaillible qui vient nous guider dans les cas douteux. Ainsi nous sommes moralement certains de ne pas nous égarer.
Par ailleurs les moyens qu'elle emploie sont non seulement des moyens honnêtes, mais des moyens surnaturels, la prière et les sacrements, qui, multipliant nos énergies pour le bien, nous font arriver à de bien meilleurs résultats. C'est ce qui apparaîtra mieux encore en étudiant les éléments constitutifs de cette vertu.
1020. 2° Eléments constitutifs. Pour agir prudemment, trois conditions sont particulièrement nécessaires : délibérer avec maturité, décider avec sagesse et bien exécuter.
A) Tout d'abord une mûre délibération s'impose pour rechercher les moyens les plus propres à atteindre la fin qu'on se propose, délibération qui doit être proportionnée à l'importance de la décision à prendre. Pour la faire avec plus de maturité, il réfléchira personnellement et consultera les sages.
1021. a) Il réfléchira lui-même sur le passé, le présent et l'avenir. 1) Le souvenir du passé lui sera d'une très grande utilité : le fond de la nature humaine demeurant le même à travers les âges, il importe de consulter l'histoire pour y voir comment nos pères ont résolu les problèmes qui se posent devant nous : les expériences qu'ils ont tentées pour les résoudre, éclaireront notre inexpérience et nous épargneront bien des bévues : en voyant ce qui a réussi et ce qui a échoué, nous comprendrons mieux les écueils à éviter et les moyens à prendre. Mais il faut aussi consulter notre propre expérience : depuis notre enfance, nous avons été en contact un jour ou l'autre avec des difficultés analogues ; nous devons nous demander ce qui nous a réussi et ce qui a été une cause d'insuccès, et nous dire résolument : je ne veux pas m'exposer aux mêmes dangers ni succomber aux mêmes tentations. 2) Mais il faut aussi tenir compte du présent, des conditions différentes dans lesquelles nous vivons : chaque siècle, chaque homme a ses traits particuliers, et nous-mêmes n'avons plus à l'âge mûr les mêmes goûts que nous avions dans notre jeunesse. Ici donc l'intelligence interviendra pour nous aider à interpréter les expériences passées en les accommodant aux circonstances présentes. 3) Enfin il n'est pas jusqu'à l'avenir qu'il ne soit prudent d'interroger : avant de nous décider, il est utile de prévoir, autant que faire se peut, les conséquences de nos actes sur nous-mêmes et sur les autres. C'est par la mémoire du passé et la prévision de lavenir que nous pouvons le mieux organiser le présent.
Pour appliquer tout ceci à une vertu déterminée, la chasteté, l'histoire me rappellera ce qu'ont fait les Saints pour demeurer purs au milieu des dangers du monde ; mon expérience me dira quelles furent mes tentations, les moyens employés pour y résister, les succès et les défaillances ; et de là je pourrai conclure avec grande probabilité quel résultat aurait dans l'avenir telle ou telle démarche, telle ou telle lecture, telle ou telle fréquentation.
1022. b) Ce n'est pas assez de réfléchir, il faut savoir consulter les hommes sages et expérimentés : un mot, une remarque d'un ami, d'un proche, parfois même d'un serviteur, nous ouvre les yeux et nous montre un côté des choses que nous avions oublié ou négligé : il y a plus de sagesse dans deux têtes que dans une seule, et de la discussion jaillit la lumière. Combien cela est plus vrai encore de la parole d'un directeur qui nous connaît et qui, étant désintéressé dans la question, voit mieux que nous ce qui est utile au bien de notre âme ? On consultera donc avec soin et avec docilité un homme sage et expérimenté ; ce qui ne nous empêchera pas du reste d'exercer notre sagacité personnelle, qui nous fait voir avec rapidité et exactitude ce qu'il y a de fondé dans les conseils qu'on nous donne aussi bien que dans nos propres observations. Mais on n'oubliera pas de recourir au meilleur des conseillers, au Père des lumières, et un Veni Sancte Spiritus récité avec confiance nous sera souvent plus utile que bien des délibérations.
1023. B) Quand on a délibéré, il faut bien juger, c'est-à-dire, décider quels sont, parmi les moyens suggérés, ceux qui sont véritablement les plus efficaces. Pour y réussir : a) on écartera avec soin les préjugés, les passions et les impressions qui sont des éléments perturbateurs du jugement, et on se placera résolument en face de l'éternité pour tout apprécier à la lumière de la foi ; b) on ne s'arrêtera pas à la surface des raisons qui nous inclinent de tel ou tel côté, on les examinera à fond, avec perspicacité, pesant bien le pour et le contre ; c) enfin on jugera avec décision, sans se laisser aller à des hésitations excessives : quand on a réfléchi suivant l'importance relative de l'affaire, et pris le parti qui semble meilleur, Dieu ne nous reprochera pas notre conduite, puisque nous avons tout fait pour connaître sa volonté ; et nous pouvons compter sur sa grâce pour l'exécution de nos résolutions.
1024. C) Il faut en effet ne pas tarder à réaliser le plan auquel on s'est arrêté ; ce qui demande trois choses : de la prévoyance, de la circonspection et des précautions. a) De la prévoyance : prévoir, c'est calculer davance les efforts nécessaires pour accomplir nos desseins, les obstacles que nous rencontrerons, les moyens de les vaincre, afin de proportionner l'effort au résultat qu'on veut obtenir. b) De la circonspection : on doit ouvrir les yeux, considérer les choses et les personnes à droite et à gauche, pour en tirer le meilleur parti possible ; observer toutes les circonstances pour s'y adapter ; surveiller les événements pour en profiter s'ils sont favorables, pour en prévenir les conséquences fâcheuses s'ils sont contraires. c) Des précautions : « videte quomodo caute ambuletis » (Ephes., V, 15). Même quand on a essayé de tout prévoir, les choses n'arrivent pas toujours comme nous les avions prévues : car notre sagesse est bornée et faillible. Il faut donc, dans la vie morale, comme dans les affaires, avoir des réserves, s'entourer de précautions : lennemi spirituel a des retours offensifs, comme nous l'avons expliqué plus haut, n° 900 ; c'est alors qu'on a recours à ses réserves d'énergie, à la prière, aux sacrements, aux conseils d'un directeur. Ainsi on n'est pas la victime de circonstances imprévues ; on ne se laisse pas déconcerter, et on finit, avec la grâce de Dieu, par mener à bonne fin les desseins qu'on avait sagement arrêtés.
1025. 3° Les diverses espèces de prudence. La prudence se diversifie selon les objets sur lesquels elle s'exerce : elle est individuelle, lorsqu'elle règle la conduite personnelle : c'est celle dont nous avons parlé ; elle est sociale, lorsqu'elle a pour objet le bien de la société, et comme on distingue trois sortes de communautés, la famille, l'Etat et larmée, on distingue aussi trois sortes de prudence : la prudence domestique qui règle les rapports des époux entre eux et des parents à l'égard des enfants ou réciproquement ; la prudence civile, qui poursuit le bien public et le bon gouvernement de l'Etat ; la prudence militaire, qui s'occupe de la conduite des armées. Nous n'entrerons pas ici dans les détails ; les principes généraux que nous avons exposés suffisent au but que nous nous proposons. C'est aux époux chrétiens, aux gouvernants et aux chefs militaires qu'il appartient détudier à fond l'application de ces principes à leur situation particulière.
II. Nécessité de la prudence
La prudence n'est pas moins nécessaire pour notre conduite personnelle que pour la conduite des autres.
1026. 1° Pour notre conduite personnelle, ou notre sanctification. C'est elle en effet qui nous permet déviter le péché et de pratiquer les vertus. A) Pour éviter le péché, nous l'avons dit, il en faut connaître les causes et les occasions, rechercher et bien organiser les remèdes. Or c'est ce que fait la vertu de prudence, comme nous pouvons le conclure de l'étude de ses éléments constitutifs : en s'inspirant de l'expérience du passé et de l'état actuel de l'âme, elle voit ce qui pour nous est ou serait dans l'avenir une cause ou une occasion de péché ; par là même elle suggère les meilleurs moyens à prendre pour supprimer ou atténuer ces causes, la stratégie qui réussit le mieux pour vaincre les tentations et même en profiter. Sans cette prudence, que de péchés seraient commis ; combien le sont par manque de prudence !
1027. B) Pour pratiquer les vertus et faciliter ainsi l'union à Dieu, la prudence n'est pas moins nécessaire. C'est avec raison qu'on compare les vertus à un char qui nous conduit à Dieu, et la prudence au cocher qui dirige le char, auriga virtutum ; c'est, pour ainsi dire, l'il de notre âme, qui voit la route à suivre et les obstacles à éviter. 1) Elle est nécessaire à la pratique de toutes les vertus : des vertus morales, qui doivent se tenir dans un juste milieu et éviter les excès contraires ; et même des vertus théologales, qui doivent se pratiquer en temps opportun et par des moyens appropriés aux diverses circonstances de la vie : ainsi c'est à la prudence qu'il appartient de rechercher quels sont les dangers qui menacent la foi et les moyens de les écarter, comment cette foi peut être cultivée et devenir plus pratique ; comment il faut concilier la confiance en Dieu et la crainte des jugements divins, éviter à la fois la présomption et le désespoir ; comment la charité peut informer toutes nos actions, sans gêner l'exercice de nos devoirs d'état. Et que de prudence il faut dans la pratique de la charité fraternelle ! 2) Elle est plus nécessaire encore pour la pratique d'un certain nombre de vertus qui semblent contradictoires, la justice et la bonté, la douceur et la force, les saintes austérités et le soin légitime de sa santé, le dévouement au prochain et la chasteté, la vie intérieure et les relations.
1028. 2° Quand il s'agit de pratiquer l'apostolat, la prudence n'est pas moins nécessaire. a) En chaire, la prudence suggère au prêtre ce qu'il faut dire et ce qu'il faut taire, comment il faut le dire pour ne pas froisser les auditeurs, pour adapter à leur degré d'intelligence la parole divine, pour persuader, toucher et convertir. C'est encore plus nécessaire peut-être au catéchisme, quand il s'agit de former les enfants, et de mettre en leur âme une empreinte qui durera toute leur vie. b) Au confessionnal, c'est la prudence qui permet au confesseur d'être un juge perspicace et intègre, qui sache discerner leur culpabilité, interroger les pénitents avec précision et clarté, chacun selon son âge et sa condition, et, en tenant compte de toutes les circonstances ; un docteur, qui sache instruire sans scandaliser, laisser certaines âmes dans la bonne foi ou les éclairer, selon les résultats différents qu'on peut prévoir ; un médecin qui puisse avec tact explorer les causes de la maladie, en découvrir et prescrire sagement les remèdes ; un père assez dévoué pour inspirer la confiance et assez réservé pour ne pas inspirer une sympathie trop humaine. c) Dans tout ce qui se rapporte aux baptêmes, aux premières communions, aux mariages, à lExtrême Onction, aux funérailles, que de tact ne faut-il pas pour concilier les désirs des familles avec les règles divines et liturgiques ! Dans les visites des malades ou dans les visites d'apostolat que de discrétion s'impose ! d) Il en est de même dans l'administration temporelle des paroisses, les questions de tarifs pour les diverses cérémonies, le denier du culte ; pour savoir obtenir toutes les ressources nécessaires à l'église, sans froisser les paroissiens, sans les scandaliser, sans compromettre la réputation de parfait désintéressement qu'un prêtre doit posséder.
III. Les moyens de se perfectionner dans cette vertu
1029. Il est un moyen général qui s'applique à toutes les vertus, morales et théologales, c'est la prière, par laquelle nous attirons en nous Jésus et ses vertus. Nous le mentionnons une fois pour toutes, pour n'avoir pas à y revenir ; et nous ne parlerons plus que des moyens propres à chaque vertu.
1030. 1° Le principe général, qui préside à tous les autres et sapplique à toutes les âmes, c'est de ramener tous ses jugements et toutes ses décisions à la fin dernière surnaturelle. C'est ce que conseille St Ignace en tête des Exercices spirituels, dans sa méditation fondamentale. a) Remarquons toutefois que ce principe ne sera pas entendu par toutes les âmes de la même façon : les commençants, en considérant la fin de l'homme, mettront l'accent sur le salut, les parfaits sur la gloire de Dieu; cette seconde manière est en soi meilleure, mais ne pourrait être comprise et goûtée par toutes es âmes. b) Pour concrétiser ce principe, on peut le rattacher à quelque maxime qui nous le remettra vivement sous les yeux, par exemple : Quid hoc ad æternitatem ? Quod æternum non est, nihil est. Quid prodest homini ?... En pratigue se bien pénétrer de quelqu'une de ces maximes, y revenir jusqu'à ce qu'elle nous soit familière, s'habituer à en vivre, c'est un moyen détablir en soi les bases de la prudence chrétienne.
1031. 2° Armés de ce principe, les commençants s'appliquent à se débarrasser des défauts contraires à la prudence chrétienne.
a) Ainsi ils combattent vigoureusement la prudence de la chair, qui recherche avidement les moyens de satisfaire la triple concupiscence, en mortifiant l'amour du plaisir, et en se rappelant que les fausses joies de ce monde, trop souvent suivies damers regrets, ne sont rien en comparaison des joies éternelle.
b) Ils rejettent avec soin l'astuce, le vol, la fraude, même dans la poursuite d'une fin honnête, sachant bien que la meilleure des politiques c'est encore l'honnêteté, que la fin ne justifie pas les moyens et que, selon l'Evangile, la simplicité de la colombe doit s'allier à la prudence du serpent. Cest d'autant plus nécessaire qu'on reproche parfois ces défauts, injustement la plupart du temps, aux dévots, aux prêtres, aux religieux. On cultivera donc avec soin la loyauté parfaite et la simplicité évangélique.
1032. c) Ils travaillent à mortifier les préjugés et les passions qui sont des éléments perturbateurs du jugement : les préjugés, qui font que l'on prend une décision d'après des mobiles préconçus qui peuvent être faux ou déraisonnables ; les passions, orgueil, sensualité, volupté, sollicitude excessive des biens du monde, qui agitent l'âme et lui font choisir non ce qu'il y a de meilleur, mais ce qui est plus agréable et plus utile au point de vue des intérêts temporels. Pour s'affranchir de ces influences perturbatrices, ils se rappellent les maximes évangéliques : « Quærite primum regnum Dei et justitiam ejus ». Ils évitent donc de prendre une décision sous l'influence d'une passion vive ; ils attendront que le calme se soit fait dans leur âme. Si cependant il faut se décider rapidement, ils se recueillent du moins un moment pour se mettre sous le regard de Dieu, implorer sa lumière et la suivre fidèlement.
d) Pour combattre la légèreté d'esprit, la précipitation dans les jugements ou l'inconsidération ils s'appliquent à ne jamais agir sans réfléchir, sans se demander pour quels motifs ils agissent, quelles seront les conséquences bonnes ou fâcheuses de leurs actes, le tout au point de vue de l'éternité. Cette réflexion sera mesurée sur l'importance de la décision à prendre, et, dans les choses graves, ils consultent un homme sage et expérimenté. Ainsi ils prendront peu à peu l'habitude de ne rien décider, de ne rien faire sans le rapporter à Dieu et à leur fin dernière.
e) Enfin, pour éviter l'indécision, l'hésitation excessive à se déterminer, on aura soin d'éliminer les causes de cette maladie spirituelle, (esprit trop complexe ou trop perplexe, manque d'initiative, etc.) en se faisant tracer des règles fixes par un sage directeur, en vertu desquelles on se décidera rondement dans les cas ordinaires, et on consultera dans les cas plus difficiles.
1033. 3° Quant aux âmes en progrès, elles se perfectionnent dans la prudence de trois façons : a) En étudiant les actions et les paroles de Notre Seigneur dans lEvangile, pour y trouver une ligne de conduite, et attirer en elles, par la prière et l'imitation, les dispositions de ce divin Modèle. 1) Ainsi on admirera sa prudence dans sa vie cachée : il demeure trente ans dans la pratique de ces vertus qui nous coûtent tant, l'humilité, l'obéissance, la pauvreté, prévoyant bien que, sans cette leçon de choses, nous n'aurions pas su pratiquer ces vertus si nécessaires. On n'admirera pas moins sa prudence dans sa vie publique : il lutte contre le démon, de façon à dérouter ses calculs et à le confondre par des réponses qui ne souffrent pas de réplique ; il gradue son enseignement selon les circonstances, ne manifestant que progressivement sa qualité de Messie et de Fils de Dieu ; il use de comparaisons familières pour mieux faire comprendre sa pensée, de paraboles pour la voiler ou la dévoiler selon que l'exigeaient les circonstances ; il démasque habilement ses adversaires et répond à leurs questions captieuses par des questions qui les déconcertent; il forme progressivement ses apôtres, supportant leurs défauts et adaptant son enseignement à ce qu'ils pouvaient saisir « non potestis portare modo » (Joan., XVI, 12) ; il sait cependant leur dire de rudes vérités, comme l'annonce de sa Passion, afin de les préparer au scandale de la croix ; au milieu même de sa douloureuse passion, il répond avec calme à ses juges aussi bien qu'aux valets, sachant se taire en temps opportun ; en un mot il sait concilier, en toutes choses, la prudence la plus parfaite avec la fermeté et la fidélité au devoir.
2) Quant à son enseignement, il se résume en ces paroles : Cherchez d'abord le royaume de Dieu et sa justice... Soyez prudents comme des serpents et simples comme la colombe... Veillez et priez : « Quærite ergo primum regnum Dei et justitium ejus... Estote ergo prudentes sicut serpentes et simplices sicut columbæ... » (Matth., VI, 33 ; X, 16). « Vigilate et orate » (Marc, XIII, 33).
Méditer ces enseignements et ces exemples, et supplier ardemment Notre Seigneur de nous communiquer une part à sa prudence, tel est le moyen principal de se perfectionner dans cette vertu.
1034. b) Elles cultiveront ensuite les éléments constitutifs de la prudence, dont nous avons parlé, à savoir le bon sens, l'habitude de la réflexion, la docilité à consulter les autres, l'esprit de décision, l'esprit de prévoyance et de circonspection.
1035. c) Enfin elles donneront à leur prudence les qualités que signale S. Jacques ; après avoir distingué entre la vraie et la fausse sagesse, il ajoute : « Quæ autem desursum est sapientia, primum quidem pudica est, deinde pacifica, modesta, suadibilis, plena misericordia et fructibus bonis, non judicans, sine simulatione » (Jac., III, 13-18). Pudica, veillant à garder cette pureté de corps et de cur qui nous unit à Dieu, et par là même à l'éternelle sagesse ; Pacifica, gardant la paix de l'âme, le calme, la mesure, la pondération qui permettent de prendre de sages décisions. Modesta, pleine de condescendance à l'égard des autres, et par là même suadibilis, se laissant persuader, cédant aux bonnes raisons : ce qui évite les emportements auxquels donnent lieu les contentions. Plena misericordia et fructibus bonis, pleine de miséricorde à l'égard des malheureux, aimant à leur faire du bien, puisque c'est une marque de la sagesse chrétienne d'accumuler des trésors pour le ciel. Non judicans, sine simulatione, sans partialité ni duplicité et sans hypocrisie, défauts qui troublent l'âme et le jugement.
1036. Quant aux parfaits, ils pratiquent la prudence d'une façon éminente, sous l'influence du don de conseil, comme nous l'expliquerons en traitant de la voie unitive.
ART. II. DE LA VERTU DE JUSTICE
Après avoir rappelé brièvement l'enseignement théologique sur la justice, nous traiterons successivement des vertus de religion et d'obéissance qui sy rattachent.
§ I. La justice proprement dite
Nous exposerons : 1° sa nature, 2° les règles principales à suivre pour la pratiquer.
I. Nature de la justice
1037. 1° Définition. Le mot de justice signifie souvent, dans la Ste Ecriture, l'ensemble des vertus chrétiennes ; c'est ainsi que Notre Seigneur proclame heureux ceux qui ont faim et soif de justice, c'est-à-dire de sainteté : « Beati qui esuriunt et sitiunt justitiam » (Matth., V, 6). Mais au sens restreint où nous l'employons ici, il désigne cette vertu morale surnaturelle, qui incline notre volonté à rendre constamment aux autres tout ce qui leur est dû strictement. C'est une vertu qui réside dans la volonté, et qui règle nos devoirs stricts à l'égard du prochain ; ainsi elle se distingue de la charité, vertu théologale, qui nous fait considérer les autres comme des frères en Jésus Christ, et nous incline à leur rendre des services que ne réclame pas la stricte justice.
1038. 2° Excellence. La justice fait régner l'ordre et la paix dans la vie individuelle comme dans la vie sociale. Précisément parce qu'elle respecte les droits de chacun, elle fait régner l'honnêteté dans les affaires, réprime la fraude, protège les droits des petits et des humbles, refrène les rapines et les injustices des forts, et met ainsi l'ordre dans la société. Sans elle, ce serait l'anarchie, la lutte entre les intérêts rivaux, l'oppression des faibles par les forts, le triomphe du mal. Si la justice naturelle est si excellente, combien plus la justice chrétienne, qui est une participation à la justice même de Dieu ? Le Saint Esprit, en nous la communiquant, la fait pénétrer jusque dans les profondeurs de notre âme, la rend inébranlable, inaccessible à la corruption, et y ajoute un si grand souci des droits d'autrui qu'on a horreur non seulement de l'injustice proprement dite, mais des moindres indélicatesses.
1039. 3° Les principales espèces. On distingue deux espèces principales : la justice générale, qui nous prescrit de rendre aux sociétés ce que nous leur devons, et la justice particulière, qui nous fait rendre aux individus ce qui leur est dû.
a) La première, qui s'appelle aussi justice légale, parce qu'elle est fondée sur l'exacte observance des lois, nous oblige à reconnaître les grands bienfaits que nous recevons de la société, en supportant les charges légitimes qu'elle nous impose, et en lui rendant les services qu'elle attend de nous. Comme le bien commun l'emporte sur le bien particulier, il est des cas où les citoyens doivent sacrifier une part de leurs biens, de leur liberté, et même risquer leur vie pour la défense de la cité. Mais la société a aussi des devoirs à l'égard de ses sujets : elle doit distribuer les biens sociaux et les charges non au gré du caprice et de la faveur, mais selon les capacités de chaque citoyen, et en tenant compte des règles de l'équité. A tous elle doit la somme de protection et d'assistance indispensable pour que soient sauvegardés les droits et les intérêts essentiels de chaque citoyen : le favoritisme à l'égard des uns et la persécution à l'égard des autres sont des abus contraires à la justice distributive que les sociétés doivent à leurs sujets.
1040. b) La seconde, qu'on appelle particulière, règle les droits et les devoirs des citoyens entre eux. Elle doit respecter tous les droits : non seulement le droit de propriété, mais encore les droits qu'ils ont sur les biens du corps et de l'âme, leur vie, leur liberté, leur honneur, leur réputation.
Nous ne pouvons entrer dans tous ces détails que nous avons exposés dans notre Théologie morale, et il nous suffira de rappeler les règles principales qui doivent nous guider dans la pratique de cette vertu.
II. Règles principales pour pratiquer la justice
1041. 1° Principe. Il est évident que les personnes pieuses, les religieux et les prêtres sont obligés de pratiquer la justice avec une perfection, une délicatesse plus grande que les gens du monde : leur devoir est de donner le bon exemple en matière d'honnêteté aussi bien que pour toutes les autres vertus. Agir autrement, ce serait scandaliser le prochain, et donner un prétexte à nos adversaires pour condamner la religion. Ce serait aussi mettre un obstacle au progrès spiiituel : car le Dieu de toute justice ne peut admettre en son intimité ceux qui violent manifestement ses commandements formels sur la justice.
1042. 2° Applications. A) On doit tout d'abord respecter le droit de propriété en ce qui concerne les biens temporels. a) On évitera donc avec le plus grand soin les petits vols, qui, par une pente glissante, conduisent souvent à des injustices plus grandes ; et on inculquera ce principe dès l'enfance, afin d'inspirer une sorte d'horreur instinctive pour les plus petites injustices. A plus forte raison on évitera ces vols commis par les commerçants ou industriels qui pratiquent habituellement la fraude sur la qualité ou la quantité des marchandises, sous prétexte que leurs concurrents font de même, ou qui vendent à des prix exagérés, ou achètent à des prix dérisoires, en abusant de la simplicité de ceux avec qui ils traitent ; on se tiendra à l'écart de ces spéculations téméraires, de ces affaires véreuses, où l'on risque et sa fortune et celle des autres sous prétexte de faire de gros bénéfices. b) On aura horreur de contracter des dettes, quand on nest pas assuré de pouvoir les payer ; et si on en a contracté quelques-unes, on se fera un point d'honneur de les rembourser au plus tôt. c) Quand on emprunte un objet, il faut le traiter avec plus de soin encore que s'il nous appartenait, et ne pas oublier le rendre aussitôt que possible. Que de larcins inconscients sont commis lorsqu'on néglige ces précautions ! d) Si on a volontairement causé quelque dommage, on est tenu en justice de le réparer. Si c'est involontairement, on ny est pas strictement obligé, mais les personnes qui visent à la perfection le feront dans la limite de leurs ressources. e) Quand on a reçu en dépôt quelques sommes d'argent ou des valeurs pour des bonnes uvres, il faut prendre toutes les précautions légales nécessaires pour que, en cas de mort subite, ces sommes soient bien employées selon les intentions des donateurs. C'est particulièrement vrai pour les prêtres, qui reçoivent des honoraires de messes ou des aumônes : ils doivent non seulement tenir leurs comptes en ordre, mais avoir pour légataire universel ou pour exécuteur testamentaire un prêtre qui puisse assurer l'acquittement des messes ou le bon emploi des aumônes.
1043. B) Il n'est pas moins nécessaire de respecter la réputation et l'honneur du prochain. a) On évitera donc les jugements téméraires sur le prochain : condamner nos frères sur de simples apparences, ou pour des raisons plus ou moins futiles, sans connaître à fond leurs intentions, c'est usurper les droits de Dieu qui seul est le juge suprême des vivants et des morts, c'est commettre une injustice à l'égard du prochain, puisqu'on le condamne sans l'entendre, sans connaître les mobiles secrets de ses actions, et la plupart du temps sous l'empire de préjugés ou de quelque passion. La justice et la charité demandent au contraire ou qu'on s'abstienne de juger, ou qu'on interprète le plus favorablement possible les actions du prochain. b) A plus forte raison faut-il s'abstenir de la médisance, qui manifeste aux autres les fautes ou les défauts secrets du prochain. Sans doute ces défauts sont réels, nous le supposons, mais tant qu'ils ne sont pas du domaine public, nous n'avons pas le droit de les révéler. En le faisant : 1) nous contristons le prochain qui, se voyant atteint dans sa réputation, en souffre dautant plus quil tient davantage à son honneur ; 2) nous labaissons dans lestime de ses semblables ; 3) nous affaiblissons lautorité, le crédit dont il a besoin pour gérer ses affaires ou exercer une légitime influence, et de ce chef nous causons parfois des dommages presque irréparables. Ne dites pas que celui dont vous racontez les fautes n'a plus droit à sa réputation ; il le conserve tant que ses fautes ne sont pas publiques ; et après tout, il ne faut pas perdre de vue la parole du Sauveur : « Que celui de vous qui est sans péché lui jette la première pierre » (Joan., VIII, 7). Il est à remarquer que les Saints sont extrêmement miséricordieux, et cherchent de toutes façons à sauvegarder la réputation de leurs frères. Nous ne pouvons mieux faire que de les imiter. c) Par là nous serons plus assurés d'éviter la calomnie, qui, par des imputations mensongères, accuse le prochain de fautes qu'il n'a pas commises. C'est là assurément une injustice d'autant plus grave qu'elle est inspirée souvent par la méchanceté ou la jalousie. Et que de maux elle entraîne ! Trop bien accueillie hélas ! par la malice humaine, elle circule rapidement de bouche en bouche, détruit la réputation et lautorité de ceux qui en sont victimes, et parfois leur porte un préjudice considérable même dans leur affaires temporelles.
1044. C'est donc un devoir strict de réparer les médisances et les calomnies. C'est difficile sans doute ; car il en coûte de se rétracter, et d'ailleurs la rétractation, si sincère soit-elle, ne fait que pallier l'injustice commise : le mensonge, même quand il est désavoué, laisse souvent des traces ineffaçables. Ce n'est pas une raison pour ne pas réparer l'injustice commise ; il faut même s'y appliquer avec d'autant plus d'énergie et de constance que le mal est plus grand. Mais la difficulté d'une réparation doit nous porter à nous abstenir de tout ce qui pourrait de près ou de loin nous faire tomber dans ce grave défaut. Voilà pourquoi ceux qui tendent à la perfection cultivent non seulement la justice, mais encore la charité, qui, en nous faisant voir Dieu dans le prochain, nous fait éviter soigneusement tout ce qui pourrait le contrister. Nous y reviendrons plus loin.
§ II. La vertu de religion
1045. Cette vertu se rattache à la justice, parce qu'elle nous fait rendre à Dieu le culte qui lui est dû ; mais, comme nous ne pouvons lui offrir les hommages infinis auxquels il a droit, notre religion ne remplit pas toutes les conditions de la vertu de justice ; aussi elle n'est pas au sens propre un acte de justice, mais elle s'en rapproche le plus possible. Nous en exposerons : 1° la nature ; 2° la nécessité ; 3° la pratique.
I. Nature de la vertu de religion
1046. La religion est une vertu morale surnaturelle qui incline notre volonté à rendre à Dieu le culte qui lui est dû, à cause de son excellence infinie et de son souverain domaine sur nous.
a) C'est une vertu spéciale, distincte des trois vertus théologales, qui ont Dieu lui-même pour objet direct, tandis que lobjet propre de la religion est le culte de Dieu, soit intérieur, soit extérieur. Mais elle présuppose la vertu de foi, qui nous éclaire sur les droits de Dieu ; et, quand elle atteint sa perfection, elle est informée par la charité, et finit par n'être plus que l'expression et la manifestation des trois vertus théologales. b) Son objet formel ou motif est de reconnaître l'excellence infinie de Dieu, premier principe et dernière fin, l'Etre parfait, le Créateur de qui tout dépend et vers lequel tout doit graviter. c) Les actes auxquels nous porte la religion, sont intérieurs et extérieurs.
1047. Par les actes intérieurs, nous soumettons à Dieu notre âme, avec ses facultés, mais surtout l'intelligence et la volonté. 1) Le premier et le plus important de ces actes est l'adoration, qui prosterne notre être tout entier devant Celui qui est la plénitude de l'être et la source de tout ce qu'il y a de bon dans la créature. Il est accompagné ou suivi de l'adoration respectueuse que nous éprouvons à la vue de ses infinies perfections. 2) Et, comme il est l'auteur de tous les biens que nous possédons, nous lui en témoignons notre reconnaissance. 3) Mais, nous rappelant que nous sommes pécheurs, nous entrons dans des sentiments de pénitence, pour réparer l'offense commise envers son infinie majesté. 4) Et, parce que nous avons sans cesse besoin de son secours pour faire le bien et atteindre notre fin, nous lui adressons nos prières ou demandes, reconnaissant ainsi qu'il est la source de tout bien.
1048. Ces sentiments intérieurs se manifestent par des actes extérieurs, qui ont d'autant plus de valeur que les actes intérieurs, dont ils sont l'expression, sont plus parfaits. 1) Le principal de ces actes est incontestablement le sacrifice, acte extérieur et social par lequel le prêtre offre à Dieu, au nom de l'Eglise, une victime immolée, pour reconnaître son souverain domaine, réparer l'offense faite à sa majesté et entrer en communion avec lui. Il n'y a, dans la Loi nouvelle, qu'un sacrifice, celui de la messe, qui, en renouvelant le sacrifice du Calvaire, rend à Dieu des hommages infinis et obtient pour les hommes toutes les grâces dont ils ont besoin. Nous avons indiqué plus haut ses effets et les dispositions nécessaires pour en bien profiter, n° 271-276. 2) A cet acte principal s'ajoutent : les prières publiques offertes, au nom de l'Eglise, par ses représentants, en particulier l'office divin, les bénédictions du Saint Sacrement ; les prières vocales privées ; les serments et les vux faits avec discrétion, en l'honneur de Dieu, et entourés de toutes les conditions décrites dans les traités de Théologie morale ; les actes surnaturels extérieurs faits pour la gloire de Dieu, et qui, selon l'expression de S. Pierre, sont des sacrifices spirituels, agréables à Dieu : « offerre spirituales hostias, acceptabiles Deo » (I Petr., II, 5).
De là on peut conclure que la vertu de religion est la plus excellente des vertus morales, parce que, en nous faisant pratiquer le culte divin, elle nous rapproche de Dieu plus que ne le font les autres vertus.
II. Nécessité de la vertu de religion
Pour procéder avec ordre, nous montrerons : 1° que toutes les créatures doivent rendre gloire à Dieu ; 2° que c'est un devoir spécial pour l'homme ; 3° surtout pour le prêtre.
1049. 1° Toutes les créatures doivent rendre gloire à Dieu. Si toute uvre doit proclamer la gloire de l'artiste qui l'a faite, combien plus la créature doit proclamer la gloire de son Créateur ? Car enfin l'artiste ne fait que modeler son uvre, et quand il l'a terminée, son rôle est fini. L'artiste divin n'a pas seulement modelé ses créatures, il les a tirées tout entières du néant, et il y a laissé non seulement l'empreinte de son génie mais encore un reflet de ses perfections ; il continue de s'occuper d'elles en les conservant, en les aidant de son concours et de sa grâce, en sorte qu'elles sont dans une entière dépendance de lui. Elles doivent donc, beaucoup plus que les uvres d'un artiste, proclamer la gloire de leur auteur. C'est ce que, font à leur manière les êtres inanimés, qui, en nous dévoilant leur beauté et leur harmonie, nous invitent à glorifier Dieu : « Cæli enarrant gloriam Dei » (Ps. XVIII, 2), « ... Ipse fecit nos et non ipsi nos » (Ps. XCIX, 3) ; mais c'est là un hommage qui n'honore Dieu que bien imparfaitement, puisqu'il n'a rien de libre.
1050. 2° Il appartient donc à l'homme de glorifier Dieu d'une façon consciente, de prêter son cur et sa voix à ces créatures inanimées pour lui rendre un hommage intelligent et libre. Il lui appartient, à lui qui est le roi de la création, de contempler toutes ces merveilles pour les rapporter à Dieu et d'être ainsi le pontife de la création. Il doit surtout le louer en son propre nom : plus parfait que les êtres sans raison, créé à l'image et à la ressemblance de Dieu, participant à sa vie, il doit vivre en perpétuelle admiration, louange, adoration, reconnaissance et amour à l'égard de son Créateur et Sanctificateur. C'est ce que nous déclare S. Paul : « De lui, par lui et pour lui sont toutes choses : à lui la gloire dans tous les siècles !... Car soit que nous vivions, nous vivons pour le Seigneur ; soit que nous mourions, nous mourons pour le Seigneur
» (Rom., XI, 36 ; XIV, 7-8). Et, rappelant à ses disciples que notre corps aussi bien que notre âme est le temple du Saint Esprit, il ajoute : « glorifiez Dieu dans votre corps : glorificate et portate Deum in corpore vestro » (I Cr., VI, 20).
1051. 3° Ce devoir s'impose tout particulièrement aux prêtres. Malheureusement en effet la plupart des hommes, absorbés dans leurs affaires et leurs plaisirs, ne consacrent que bien peu de temps à l'adoration. Il fallait donc que, parmi eux, fussent choisis des délégués spéciaux, agréés de Dieu, qui pûssent, non seulement en leur nom, mais au nom de toute la société, rendre à Dieu les devoirs de religion auxquels il a droit. C'est précisément le rôle du prêtre catholique : choisi par Dieu lui-même, parmi les hommes, il est comme le médiateur de religion entre le ciel et la terre, chargé de glorifier Dieu, de lui porter les hommages de toutes les créatures et de faire ensuite descendre sur la terre une pluie de grâces et de bénédictions. C'est donc son devoir détat, sa profession, un véritable devoir de justice, ainsi que l'explique St Paul : « Omnis namque Pontifex ex hominibus assumptus pro hominibus constituitur in iis quæ sunt ad Deum, ut offerat dona et sacrificia pro peccatis » (Hebr., V, 1). Voilà pourquoi l'Eglise lui confie deux grands moyens de pratiquer la vertu de religion, l'office divin et la sainte messe. Il doit s'acquitter de ce double devoir avec d'autant plus de ferveur qu'en glorifiant Dieu, il le dispose en même temps favorablement à exaucer nos requêtes ; par là il travaille et pour sa sanctification personnelle et pour les âmes qui lui sont confiées, n° 393-401. Ses prières ont d'autant plus d'efficacité que c'est l'Eglise, que c'est Jésus qui prie avec lui et en lui ; or les prières du Christ sont toujours exaucées : « exauditus est pro sua reverentia » (Hebr., V, 7).
III. Pratique de la vertu de religion
1052. Pour bien pratiquer cette vertu, il faut cultiver la vraie dévotion, cette disposition habituelle de la volonté qui fait qu'on se porte promptement et généreusement à tout ce qui est du service de Dieu. C'est au fond une manifestation de l'amour de Dieu, et c'est ainsi que la religion se relie à la charité.
1053. 1° Les commençants pratiquent cette vertu : a) en observant bien les lois de Dieu et de l'Eglise sur la prière, la sanctification des dimanches et fêtes ; b) en évitant la dissipation habituelle, extérieure et intérieure, source de nombreuses distractions dans la prière, par une certaine vigilance à lutter contre le flot envahissant des amusements mondains, des rêveries inutiles ; c) en se recueillant intérieurement avant de prier, pour le faire avec plus d'attention, et en pratiquant le saint exercice de la présence de Dieu, n° 446.
1054. 2° Les progressants s'efforcent d'entrer dans l'esprit de religion, en union avec Jésus, le grand Religieux du Père, qui, dans sa vie comme dans sa mort, a glorifié Dieu d'une façon infinie, n° 151.
a) Cet esprit de religion comprend deux dispositions principales, révérence et amour. La révérence est un sentiment profond de respect mêlé de crainte, par lequel nous reconnaissons Dieu comme notre Créateur et Souverain Maître, et sommes heureux de proclamer notre dépendance absolue à son égard. L'amour s'adresse au Père très aimable et très aimant, qui a bien voulu nous adopter pour fils et ne cesse de nous envelopper de sa tendresse paternelle. C'est de ce double sentiment que jaillissent tous les autres : admiration, reconnaissance, louange.
1055. b) C'est dans le Cur Sacré de Jésus que nous allons puiser ces sentiments de religion. Ce divin Médiateur n'a vécu que pour glorifier son Père : « Ego te clarificavi super terram » ; il est mort pour faite son bon plaisir, pour le contenter entièrement, protestant ainsi qu'il ne voit rien qui mérite de vivre et de subsister devant Dieu. Après sa mort, il continue son uvre non seulement dans l'Eucharistie, où il ne cesse d'adorer la sainte Trinité, mais dans nos curs, où, par son divin Esprit, il opère en nos âmes des dispositions religieuses semblables aux siennes. Il vit dans tous les chrétiens, mais surtout dans ses prêtres, et par eux procure la gloire de Celui qui seul mérite d'être adoré et respecté. Nous devons donc, par des désirs ardents, l'attirer en nous et nous donner à lui, pour qu'en nous, avec nous et par nous il pratique la vertu de religion.
« Alors il vient en nous et se laisse en la terre entre les mains des prêtres comme hostie de louange, pour nous communier à son esprit d'hostie, nous appliquer à ses louanges, et nous communiquer intérieurement les sentiments de sa religion. Il se répand en nous, il s'insinue en nous, il embaume notre âme et la remplit des dispositions intérieures de son esprit religieux ; en sorte que de notre âme et de la sienne il n'en fait qu'une, qu'il anime d'un même esprit de respect, d'amour, de louange, de sacrifice intérieur et extérieur de toutes choses à la gloire de Dieu son Père ». (M. Olier, Introd. à la vie et aux vertus, ch. I).
1056. c) Mais il ne faut pas oublier que Jésus demande notre collaboration. Puisqu'il vient nous faire communier à son état et à son esprit d'hostie, il faut qu'avec lui et en lui nous vivions en esprit de sacrifice, crucifiant les tendances de la nature corrompue et obéissant, promptement aux inspirations de la grâce ; alors toutes nos actions plairont à Dieu et seront autant d'hosties, d'actes de religion, louant et glorifiant Dieu, notre Créateur et notre Père. Par là nous proclamons d'une façon pratique le tout de Dieu et le néant de la créature, puisque nous immolons en détail tout notre être, toutes nos actions, à la gloire de notre Souverain Maître.
d) Nous le faisons tout particulièrement dans les actes qui sont à proprement parler des actes de religion, dans l'assistance à la sainte messe, la récitation des prières liturgiques ou autres, ainsi que nous l'avons expliqué nn° 274, 284, 523.
N. B. Les parfaits pratiquent cette vertu sous l'influence du don de piété, dont nous traiterons plus loin.
§ III. De la vertu d'obéissance
Cette vertu se rattache à la justice, puisque l'obéissance est un hommage, un acte de soumission dû aux Supérieurs ; mais s'en distingue parce qu'elle emporte l'inégalité entre supérieurs et inférieurs. Exposons : 1° sa nature et son fondement ; 2° ses degrés ; 3° ses qualités ; 4° son excellence.
I. Nature et fondement de l'obéissance
1057. 1° Définition. L'obéissance est une vertu morale surnaturelle qui nous incline à soumettre notre volonté à celle des supérieurs légitimes en tant qu'ils sont les représentants de Dieu. Ce sont ces dernières paroles qu'il faut d'abord expliquer, puisqu'elles sont la base de l'obéissance chrétienne.
1058. 2° Fondement de cette vertu. L'obéissance est fondée sur le souverain domaine de Dieu et la soumission absolue que lui doit la créature.
A) Il est évident tout d'abord que nous devons obéir à Dieu, n° 481. 1) Créés par Dieu, nous devons être dans une dépendance entière de sa sainte volonté. Toutes les créatures obéissent à sa voix : « Omnia serviunt tibi » (Ps. CXVIII, 91) ; mais les créatures raisonnables y sont plus obligées que les autres, ayant plus reçu de lui, en particulier ce don de la liberté, que nous ne pouvons mieux reconnaître qu'en soumettant librement notre volonté à celle de notre Créateur. 2) Enfants de Dieu, nous devons obéir à notre Père céleste, comme l'a fait Jésus lui-même, qui, entré dans le monde par obéissance, n'en est sorti que par obéissance, « factus obediens usque ad mortem » (Phil., II, 8). 3) Rachetés de la servitude du péché, nous ne nous appartenons plus, nous appartenons à Jésus-Christ qui a donné son sang pour nous faire siens : « jam non estis vestri, empti enim estis pretio magno » (I Cor., VI, 20) ; nous devons donc obéir à ses lois.
1059. B) Nous devons par là même obéir aux représentants légitimes de Dieu : c'est le point qu'il faut bien comprendre. a) Voyant que l'homme ne peut se suffire à lui-même pour sa culture physique, intellectuelle et morale, Dieu a voulu qu'il vécût en société. Or la société ne peut subsister sans une autorité qui coordonne les efforts de ses membres vers le bien commun ; Dieu veut donc qu'il y ait une société hiérarchique, avec des supérieurs chargés de commander et des inférieurs qui doivent obéir. Pour rendre cette obéissance plus facile, il délègue son autorité aux supérieurs légitimes : « Non est enim potestas nisi a Deo » (Rom., XIII, 2), si bien qu'obéir à ceux-ci, c'est obéir à Dieu, et que leur désobéir, c'est aller au devant de sa condamnation : « Itaque qui resistit potestati Dei ordinationi resistit, qui autem resistunt ipsi sibi damnationem acquirunt » (Rom., XIII, 2). Le devoir des supérieurs, c'est de n'exercer leur autorité que comme délégués de Dieu, pour procurer sa gloire, et promouvoir le bien général de la communauté ; s'ils y manquent, ils sont responsables de cet abus d'autorité devant Dieu et ses représentants. Mais le devoir des inférieurs c'est d'obéir aux représentants de Dieu comme à Dieu lui-même : « Qui vos audit, me audit
qui vos spernit, me spernit » (Luc, X, 16). On en voit la raison : sans cette soumission, il n'y aurait, dans les diverses communautés, que désordre et anarchie, et tout en souffrirait.
1060. b) Mais quels sont les supérieurs légitimes ? Ce sont ceux qui sont placés par Dieu à la tête des diverses sociétés. 1) Dans l'ordre naturel, on peut distinguer trois sortes de sociétés : la société domestique ou familiale, à laquelle président les parents et surtout le père de famille ; la société civile, que gouvernent ceux qui sont les détenteurs légitimes de l'autorité selon les systèmes reconnus dans les diverses nations ; la société professionnelle, où il y a des patrons et des ouvriers, dont les droits et devoirs respectifs sont déterminés par le contrat de travail. 2) Dans l'ordre surnaturel, les supérieurs hiérarchiques sont : le S. Pontife, dont l'autorité est souveraine et immédiate dans l'Eglise universelle ; les Evêques, qui ont juridiction dans leurs diocèses respectifs, et, sous leur autorité, les curés et les vicaires, chacun dans les limites tracées par le Code de droit Canon. De plus, il y a dans l'Eglise, des communautés particulières avec des constitutions et des règles approuvées par le S. Pontife ou par les Evêques, et ayant des Supérieurs nommés conformément aux Constitutions ou règles ; là encore nous nous trouvons donc en face d'autorités légitimes. Par conséquent quiconque entre dans une communauté s'engage par là même à en observer les règlements et à obéir aux Supérieurs qui commandent dans les limites définies par la règle.
1061. c) Il y a donc des limites posées à l'exercice de l'autorité. 1) Il est évident tout d'abord qu'il n'est ni obligatoire ni permis d'obéir à un supérieur qui commanderait quelque chose de manifestement contraire aux lois divines ou ecclésiastiques ; ce serait alors le cas de redire la parole de S. Pierre : « Mieux vaut obéir à Dieu qu'aux hommes, obedire oportet Deo magis quam hominibus » (Act., V, 29) : parole libératrice qui assure la liberté chrétienne contre toute tyrannie. Il en serait de même si ce qui est commandé est notoirement impossible. Mais, comme nous sommes sujets à nous faire illusion en cas de doute, il faut présumer que le supérieur a raison. 2) Si un supérieur commande en dehors de ses attributions, par exemple, si un père s'oppose à la vocation mûrement étudiée de son enfant, il outrepasse ses droits, et on n'est pas tenu de lui obéir. Il en serait de même d'un supérieur de communauté qui donnerait des ordres en dehors de ce que lui permettent les constitutions et les règles, celles-ci ayant sagement déterminé des limites à son autorité.
II. Les degrés de l'obéissance
1062. 1° Les commençants s'appliquent avant tout à observer fidèlement les commandements de Dieu et de l'Eglise ; et à se soumettre au moins extérieurement aux ordres des supérieurs légitimes avec diligence, ponctualité et esprit surnaturel.
1063. 2° Les âmes plus avancées : a) méditent avec soin les exemples que Jésus nous donne depuis le premier instant de sa vie, où il s'offre pour faire en tout la volonté de son Père, jusqu'au dernier où il meurt victime de son obéissance. Elles le supplient de venir vivre en elles avec cet esprit d'obéissance ; et s'efforcent de s'unir à lui pour se soumettre aux supérieurs, comme il était lui-même soumis à Marie et à joseph : « et erat subditus illis » (Luc, II, 51). b) Elles ne se contentent pas d'obéir extérieurement, mais elles soumettent intérieurement leur volonté, même dans les choses pénibles, contraires à leur humeur ; elles le font de grand cur, sans se plaindre, heureuses même de pouvoir par là se rapprocher plus parfaitement de leur divin modèle. Elles évitent surtout de prendre des détours pour amener le supérieur à vouloir ce qu'elles veulent elles-mêmes. Car, comme le remarque S. Bernard, « si, désirant une chose, vous travaillez soit ouvertement soit secrètement à vous la faire commander par votre père spirituel, ne vous flattez pas d'obéir en ceci : vous ne faites que vous séduire. Car ce n'est pas vous qui obéissez à votre supérieur, mais c'est lui qui vous obéit. » (Serm. de diversis, XXXV, 4).
1064. 3° Les âmes parfaites font plus encore : elles soumettent leur jugement à celui de leur supérieur, sans même examiner les raisons pour lesquelles il commande. C'est ce qu'explique fort bien S. Ignace : « Mais si quelqu'un veut faire de soi-même un sacrifice parfait, il est nécessaire qu'après avoir soumis à Dieu sa volonté, il lui consacre encore son entendement,
de sorte que non seulement il veuille ce que le supérieur veut, mais qu'il soit aussi de même sentiment avec lui, et que son jugement soit entièrement assujetti au jugement du supérieur, autant qu'une volonté déjà soumise peut soumettre l'entendement... » Le jugement peut, aussi bien que la volonté, s'égarer en ce qui nous touche, et par conséquent comme pour empêcher que notre volonté ne se dérègle, nous l'unissons à celle du supérieur : « ainsi dans la crainte que notre jugement ne se trompe, nous devons le conformer de même au jugement du supérieur ». Il ajoute toutefois que « s'il se présente à votre esprit quelque sentiment différent de celui du supérieur, et qu'après avoir consulté Notre Seigneur dans la prière il vous semble devoir l'exposer, vous pouvez le faire. Mais de peur qu'en cela l'amour-propre et votre sens particulier ne vous trompent, il est à propos d'y apporter cette précaution qu'avant de proposer votre sentiment et après l'avoir fait, vous vous teniez dans une parfaite égalité desprit, tout disposé non seulement à entreprendre ou à laisser ce dont il sagit, mais encore à approuver et à regarder comme le meilleur tout ce que le supérieur aura déterminé » (Lettre CXX, p. 464). C'est ce qu'on appelle l'obéissance aveugle, qui fait que lon est etre les mains des supérieurs, mais avec les réserves que fait S. Ignace et celles que nous avons faites plus haut, cette obéissance na rien de déraisonnable, puisque c'est à Dieu que nous soumettons notre volonté et notre intelligence, comme nous allons encore le préciser, en exposant les qualités de l'obéissance.
III. Les qualités de l'obéissance
L'obéissance, pour être parfaite, doit être surnaturelle dans son intention, universelle dans son extension, intégrale en son exécution ;
1065. 1° Surnaturelle dans son intention : ce qui veut dire que nous devons voir Dieu lui-même ou Jésus-Christ dans nos supérieurs, puisqu'ils n'ont d'autorité que par lui. Rien ne rend l'obéissance plus facile : car qui voudrait refuser d'obéir à Dieu ? C'est bien ce que recommande S. Paul aux serviteurs : « Obéissez à vos maîtres avec respect et crainte et dans la simplicité de votre cur, comme au Christ, ne faisant pas seulement le service sous leurs yeux, comme pour plaire aux hommes, mais en serviteurs du Christ, qui font de bon cur la volonté de Dieu » (Ephes., VI, 5-9).
Cest aussi ce que S. Ignace écrivait à ses Religieux de Portugal : « je souhaite que vous vous portiez avec tout le soin et avec toute l'application possible à reconnaître Jésus-Christ N. S. en quelque supérieur que ce soit, et à rendre avec un profond respect dans sa personne à la divine Majesté l'honneur que vous lui devez
Ainsi quils ne considèrent jamais la personne même à qui ils obéissent mais qu'ils voient en elle Jésus-Christ N. S, en considération duquel ils obéissent. Et en effet, si l'on doit obéir au supérieur, ce n'est point en vue de sa prudence, de sa bonté ou dautres qualités que Dieu pourrait lui avoir données, mais uniquement parce quil est le lieutenant de Dieu... Que si au contraire il paraissait avoir moins de prudence et de sagesse, ce n'est pas une raison de lui obéir avec moins d'exactitude, puisque en sa qualité de supérieur il représente la personne de Celui dont la sagesse est infaillible, et qui suppléera par lui-même à tout ce qui pourrait manquer à son ministre, soit de vertu soit d'autres bonnes qualités » (Lettre CXX, p. 458-459).
Rien de plus sage que ce principe : car si aujourd'hui nous obéissons à notre supérieur, parce que ses qualités nous plaisent, que ferons-nous demain si nous avons un supérieur qui nous paraisse dépourvu de ces qualités ? Et ne perdons-nous pas notre mérite en nous soumettant à un homme que nous estimons au lieu de nous soumettre à Dieu lui-même ? Donc ne regardons pas les défauts de nos supérieurs, ce qui rend l'obéissance plus difficile ; ni leurs qualités, ce qui la rend moins méritoire, mais Dieu vivant et commandant en leur personne.
1066. 2° Universelle dans son extension, en ce sens que nous devons obéir à tous les ordres du supérieur légitime, lorsqu'il commande légitimement. Ainsi donc, comme le dit S. François de Sales, l'obéissance « se soumet amoureusement à faire tout ce qui lui est commandé, tout simplement, sans regarder jamais si le commandement est bien ou mal fait, pourvu que celui qui commande ait le pouvoir de commander, et que le commandement serve à la conjonction de notre esprit avec Dieu » (Entr. spirit., ch. XI, p. 170). Mais il ajoute que si un supérieur commande ce qui est manifestement contraire à la loi de Dieu, on a le devoir de ne pas s'y soumettre ; une telle obéissance, nous dit S. Thomas, serait indiscrète.
En dehors de ce cas, le vrai obéissant ne s'égare pas, même si le supérieur se trompe et commande des choses moins bonnes que celles qu'on désire faire : alors en effet, Dieu, à qui l'on obéit, et qui voit le fond des curs, récompense l'obéissance, en assurant le succès de ce qu'elle entreprend. Le vrai obéissant, dit S. François de Sales, en commentant la parole : « vir obediens loquetur victorias », demeurera vainqueur en toutes les difficultés esquelles il sera porté par obéissance, et sortira à son honneur des chemins esquels il entrera par obéissance, pour dangereux qu'ils puissent être » (Vrays Entr. spirit., ch. XI, p. 191). En d'autres termes, notre supérieur peut se tromper en commandant ; nous, nous ne nous trompons point en obéissant.
1067. 3° Intégrale dans son exécution, et par conséquent ponctuelle, sans restriction, constante, et même joyeuse. a) Ponctuelle, car l'amour qui préside à l'obéissance parfaite nous fait obéir promptement : « l'obéissant aime le commandement, et dès qu'il l'aperçoit de loin, quel qu'il puisse estre, soit-il selon son goust ou non, il l'embrasse, il le caresse et le chérit tendrement » (Ibid., p. 178). C'est bien ce que dit S. Bernard : « Le vrai obéissant ne connaît point de délais ; il a horreur du lendemain ; il ignore les retards ; il prévient le commandement ; il tient ses yeux attentifs, ses oreilles dressées, sa langue prête à parler, ses mains disposées à agir, ses pieds prêts à s'élancer ; il est tout recueilli pour saisir aussitôt la volonté de celui qui commande ». (Sermo de diversis, XLI, 7). b) Sans restriction, car faire un choix, obéir en certaines choses et désobéir dans les autres, c'est perdre le mérite de l'obéissance, c'est montrer qu'on se soumet en ce qui plaît, et par suite que cette soumission n'est point surnaturelle. Rappelons-nous donc ce que dit Notre Seigneur : « Un seul iota ou un seul trait de la Loi ne passera pas que tout ne soit accompli, iota unum aut unus apex non præteribit a lege donec omnia fiant » (Matth., V, 18). Il nous demande aussi la constance ; et c'est là un des grands mérites de cette vertu : « car de faire joyeusement une chose que l'on commande pour une fois, tant que l'on voudra, cela ne couste rien ; mais quand on vous dit : Vous ferez toujours cela, et tout le temps de votre vie, c'est là où il y a de la vertu et où gist la difficulté » (S. Fr. de Sales, Entr. spirit., ch. XI, p. 182). c) Joyeuse : « hilarem enim datorem diligit Deus » (II Cor., IX, 7). L'obéissance ne peut être joyeuse dans les choses pénibles, que si elle est inspirée par l'amour ; rien ne coûte en effet à celui qui aime, parce qu'on ne pense pas à la souffrance, mais à celui pour qui l'on souffre. Or quand on voit Notre Seigneur dans la personne de celui qui commande, comment ne pas l'aimer, comment ne pas faire de grand cur le petit sacrifice réclamé par Celui qui est mort victime de son obéissance pour nous ? Voilà pourquoi il faut toujours en revenir au principe général que nous avons posé : voir Dieu dans la personne de son supérieur; alors on comprend mieux aussi l'excellence et les fruits de l'obéissance.
IV. L'excellence de l'obéissance
1068. De ce que nous avons dit découle l'excellence de l'obéissance. S. Thomas n'hésite pas à dire qu'après la vertu de religion, elle est la plus parfaite de toutes les vertus morales, parce que plus que les autres elle nous unit à Dieu, en ce sens qu'elle nous détache de notre volonté propre qui est le plus grand obstacle à l'union divine (Sum. theol., IIa IIæ, q. 104, a. 3). Elle est en outre la mère et la gardienne des vertus, et transforme nos actes ordinaires en actes vertueux.
1069. 1° Lobéissance nous unit à Dieu et nous fait communier habituellement à sa vie. a) Elle soumet en effet directement notre volonté à la volonté divine et par là même toutes nos autres facultés, en tant quelles sont soumises à la volonté. Cette soumission est d'autant plus méritoire qu'elle se fait librement : les créatures inanimées obéissent à Dieu par une nécessité de leur nature ; mais l'homme obéit par le libre choix de sa volonté. Par là il fait hommage à son Souverain Maître de ce quil a de plus cher, et immole la plus excellente des victimes. Il entre ainsi en communion avec Dieu, puisqu'il n'a plus d'autre volonté que la sienne, redisant la parole héroïque de Jésus au moment de son agonie : « non mea voluntas, sed tua fiat » (Luc, XXII, 42). Communion très méritoire et très sanctifiante, puisqu'elle unit la volonté, le bien le plus précieux que nous ayons, à la volonté divine, toujours bonne et sainte. b) Et, comme la volonté est la reine de toutes les facultés, en l'unissant à Dieu, nous lui unissons toutes les puissances de notre âme. Ce sacrifice est plus grand que celui des biens extérieurs que nous faisons par la pauvreté, que celui des biens du corps que nous faisons par la chasteté et la mortification ; c'est vraiment le plus excellent des sacrifices : « melior est obedientia quam victimæ » (I Reg., XV, 22). c) Il est aussi le plus constant et le plus durable ; par la communion sacramentelle nous ne demeurons unis à Dieu que quelques instants ; mais l'obéissance habituelle établit entre notre âme et Dieu une sorte de communion spirituelle permanente, qui nous fait demeurer en lui comme il demeure en nous, puisque nous voulons tout ce qu'il veut et rien que ce qu'il veut, ce qui est au fond la plus réelle, la plus intime, la plus pratique de toutes les unions.
1070. 2° Elle est, par voie de conséquence, la mère et la gardienne de toutes les vertus, selon la belle expression de S. Augustin : « Obedientia in creatura rationali mater quodammodo est custosque virtutum » (De Civit. Dei, l. XIV, c. 12). a) Elle se confond en fait avec la charité, puisque, comme l'enseigne S. Thomas, l'amour produit avant tout l'union des volontés. Et n'est-ce pas là l'enseignement de S. Jean ? Après avoir déclaré que celui qui prétend aimer Dieu et ne garde pas ses commandements, est un menteur, il ajoute : « Mais celui qui garde sa parole, c'est en lui véritablement que l'amour de Dieu est parfait ; par là nous connaissons que nous sommes en lui » (Joan., II, 5). N'est-ce pas aussi l'enseignement du divin Maître, quand il nous dit que garder ses commandements, c'est l'aimer : « Si diligitis me, servate mandata » (Joan., XIV, 15). L'obéissance vraie est donc au fond un acte excellent de charité.
1071. b) Elle nous fait aussi pratiquer les autres vertus, en tant que toutes sont commandées ou du moins conseillées. Ainsi, elle nous fait pratiquer la mortification et la pénitence, si souvent prescrites dans l'Evangile, la justice, la religion, la charité et toutes les vertus contenues dans le Décalogule. Elle nous fait même ressembler aux martyrs, qui sacrifient leur vie pour Dieu ; comme lexplique en effet S. Ignace, « par elle la volonté et le jugement propre sont dans tous les temps immolés, et étendus comme des victimes sur lautel en sorte que dans l'homme, à la place du libre arbitre, il n'y a plus que la volonté de Jésus-Christ N.-S., laquelle nous est intimée par celui qui commande ; et ce n'est pas seulement le désir de la vie, ainsi qu'il arrive dans le martyre, qui est immolé par l'obéissance, mais ce sont tous les désirs à la fois » (Lettre citée, p. 235-236). C'était ce que disait S. Pacôme à un jeune religieux qui désirait le martyre. « Assez meurt martyr qui bien se mortifie ; c'est un plus grand martyre de persévérer toute sa vie en obéissance, que non pas de mourir tout d'un coup par un glaive » (S. Fr. de Sales, Entr. spirit., p. 183).
1072. c) L'obéissance nous donne par là une sécurité parfaite ; laissés à nous-mêmes, nous nous demanderions ce qu'il y a de plus parfait ; l'obéissance, en nous traçant notre devoir pour chaque instant, nous montre la voie la plus sûre pour nous sanctifier : en faisant ce qu'elle prescrit nous réalisons aussi pleinement que possible la condition essentielle demandée par la perfection, l'accomplissement du bon plaisir de Dieu. De là un sentiment de paix profonde et inaltérable ; quand on ne veut faire que la volonté de Dieu exprimée par les supérieurs, on ne se préoccupe ni de ce qu'il faut faire, ni des moyens de le réaliser ; on n'a qu'à recevoir les ordres de celui qui tient la place de Dieu, et à les exécuter le moins mal quon peut : la Providence se charge du reste. Elle ne nous demande pas le succès, mais simplement l'effort pour accomplir les ordres donnés. On peut d'ailleurs se rassurer sur le résultat final : il est clair que si nous faisons la volonté de Dieu, lui se chargera de faire la nôtre, c'est-à-dire d'exaucer nos requêtes et de favoriser nos desseins. C'est donc la paix en cette vie ; et, quand nous arrivons au terme, l'obéissance nous ouvre encore l'entrée du ciel : perdu par la désobéissance de nos premiers parents, reconquis par l'obéissance de Jésus-Christ, le ciel est réservé à ceux qui se laissent conduire par les représentants de ce divin Sauveur. Pas denfer pour les vrais obéissants.
1073. 3° Enfin l'obéissance transforme en vertus et en mérites les occupations les plus ordinaires de la vie, repas, récréations, travaux ; tout ce qui est fait en esprit d'obéissance participe au mérite de cette vertu, plaît à Dieu et sera récompensé par lui Au contraire tout ce qui est fait en opposition avec la volonté des Supérieurs, fût-il excellent en lui-même, n'est au fond qu'un acte de désobéissance. Aussi on compare souvent l'obéissance au voyageur qui est entré dans un navire conduit par un excellent pilote : chaque jour, même quand il se repose, il avance vers le port, et ainsi, sans fatigue et sans préoccupations il arrive au but désiré, au port de la bienheureuse éternité.
1074. Concluons par ces paroles que Dieu adresse à sainte Catherine de Sienne : « Combien douce et glorieuse cette vertu qui enferme en elle toutes les vertus ! Elle a été conçue et enfantée par la charité. Sur elle est établie la pierre de la très sainte foi... Elle est le centre même de l'âme qu'aucune tempête ne peut atteindre... Les privations ne lui causent nulle affliction ; car l'obéissance lui a appris à ne désirer que moi seul, qui puis, si je le veux, réaliser tous ses désirs... O obéissance, qui accomplis la traversée sans peine et arrives sans péril au port du salut ! Tu te conformes au Verbe, mon Fils unique ; tu prends passage sur la barque de la très sainte-Croix, prête à tout souffrir plutôt que de t'écarter de l'obéissance du Verbe et, d'enfreindre sa doctrine ! Comme ta longue persévérance te fait grande ! Si grande que tu vas de la terre au ciel, puisque c'est par toi et par toi seule qu'on le peut ouvrir ». (Dialogue, t. II, p. 259-260).
ART. III. LA VERTU DE FORCE
1075. La justice, complétée par la religion et l'obéissance, règle nos rapports avec les autres ; la force et la tempérance règlent nos rapports avec nous-mêmes. C'est de la force que nous allons traiter, en décrivant : 1° sa nature ; 2° les vertus alliées qui s'y rattachent ; 3° les moyens de la pratiquer.
§ I. Nature de la vertu de force
Nous exposerons : 1° sa définition ; 2° ses degrés.
I. Définition
1076. Cette vertu, qu'on appelle force d'âme, force de caractère, ou virilité, chrétienne, est une vertu morale surnaturelle qui affermit lâme dans la poursuite du bien difficile, sans se laisser ébranler par la peur, pas même par la crainte de la mort. A) Son objet est de réprimer les impressions de la crainte qui tend à paralyser nos efforts vers le bien, et de modérer l'audace qui, sans elle, deviendrait facilement de la témérité.
1077. B) Ses actes se ramènent à deux principaux : entreprendre et endurer des choses difficiles. a) La force consiste tout d'abord à entreprendre et exécuter des choses difficiles : il y a en effet, sur le chemin de la vertu et de la perfection, des obstacles nombreux, difficiles à vaincre, sans cesse renaissants. Il faut n'en avoir pas peur, aller même au devant d'eux, faire courageusement l'effort nécessaire pour les surmonter : cest le premier acte de la vertu de force. Cet acte suppose : 1) de la décision, pour se résoudre promptement à faire son devoir coûte que coûte ; 2) du courage, de la générosité pour faire des efforts proportionnés aux difficultés et qui sache grandir avec celles-ci ; 3) de la constance, pour continuer l'effort jusqu'au bout, malgré la persistance et les retours offensifs de l'ennemi. b) Mais il faut aussi savoir souffrir pour Dieu les épreuves nombreuses et difficiles qu'il nous envoie, les souffrances, les maladies, les railleries, les calomnies dont on est la victime. C'est souvent plus difficile encore que d'agir : sustinere difficilius est quam aggredi, dit S. Thomas, et il en donne trois raisons. 1) Tenir bon suppose qu'on est attaqué par un ennemi supérieur, tandis que celui qui attaque se sent supérieur à son adversaire ; 2) celui qui soutient le choc est déjà aux prises avec les difficultés et en souffre, celui qui attaque ne fait que les prévoir ; or un mal présent est plus redoutable que celui qu'on prévoit ; 3) lendurance suppose quon demeure immobile et inflexible sous le choc, pendant un temps notable, par exemple quand on est cloué au lit par une longue maladie, ou qu'on éprouve de violentes ou longues tentations ; celui qui entreprend une chose difficile donne un effort momentané, qui généralement ne dure pas aussi longtemps.
II. Degrés de la vertu de force
1078. 1° Les commençants luttent courageusementcontre les diverses craintes qui s'opposent à l'accomplissement du devoir : 1) La crainte des fatigues et des dangers : ils se rappellent que l'homme a des biens plus précieux que la fortune, la santé, la réputation et la vie : les biens de la grâce qui ne sont eux-mêmes que les préludes du bonheur éternel ; ils en concluent qu'il faut sacrifier généreusement les premiers pour conquérir les biens qui ne périssent pas. Ils se persuadent que le seul, véritable mal, c'est le péché ; et que par conséquent ce mal doit être évité à tout prix, même au risque d'endurer tous les maux temporels qui peuvent fondre sur nous.
1079. 2) La crainte des critiques ou railleries, ou, en d'autres termes, le respect humain, qui nous porte à négliger notre devoir par peur des Jugements défavorables qu'on portera sur nous, des railleries qu'on aura à subir, des menaces prononcées contre nous, des injures et injustices dont on sera la victime. Que d'hommes, intrépides sur le champ de bataille, reculent devant ces critiques ou ces menaces ! Et combien il importe de former les jeunes gens au mépris du respect humain, à ce mâle courage qui sait braver l'opinion publique, et suivre ses convictions sans peur comme sans reproche. 3) La crainte de déplaire à ses amis : elle est parfois plus redoutable que celle d'encourir la vengeance de ses ennemis. Et cependant il faut se souvenir qu'il vaut mieux plaire à Dieu qu'aux hommes, que ceux qui nous empêchent de faire intégralement notre devoir ne sont que de faux amis, et qu'à vouloir leur plaire on perdrait l'estime et l'amitié de N. S. Jésus Christ : « Si adhuc hominibus placerem, Christi servus non essem » (Gal., I, 10). A plus forte raison ne faut-il pas sacrifier son devoir au désir d'une vaine popularité : les applaudissements des hommes passent, il n'y a de durable, il n'y a de vraiment digne de nous que l'approbation de Dieu, le juge infaillible. Concluons donc avec S. Paul que la gloire à rechercher c'est uniquement celle qui vient de la fidélité à Dieu et au devoir : « Qui autem gloriatur, in Domino glorietur. Non enim qui se ipsum commendat, ille probatus est, sed quem Deus commendat » (II Cor., X, 17-18)
1080. 2° Les âmes avancées pratiquent le côté positif de la vertu de force, en s'efforçant d'imiter la force d'âme dont Jésus nous a donné l'exemple pendant sa vie.
1) Cette vertu apparaît dans sa vie cachée : dès le premier instant Notre Seigneur se propose à son Père pour remplacer toutes les victimes de l'Ancienne Loi en s'immolant lui-même pour les hommes. Il sait que par là sa vie sera un martyre ; mais ce martyre il le veut librement. C'est pour cela que dès sa naissance, il embrasse avec ardeur la pauvreté, la mortification et l'obéissance, se soumet aux persécutions et à l'exil, s'enferme pendant trente ans dans l'obscurité la plus complète, afin de nous mériter la grâce de sanctifier les actions les plus ordinaires et de nous inspirer, l'amour de l'humilité. C'est ainsi qu'il nous apprend à pratiquer la force, le courage dans les mille petits détails de la vie commune.
2) Elle apparaît dans sa vie publique : dans le long jeûne qu'il s'impose avant de commencer son ministère ; dans la lutte victorieuse qu'il soutient contre le démon ; dans sa prédication, où, contrairement aux préjugés juifs, il annonce un royaume tout spirituel, basé sur l'humilité, le sacrifice, l'abnégation en même temps que sur l'amour de Dieu ; dans la vigueur avec laquelle il flétrit le scandale et condamne les interprétations casuistiques des Docteurs de la loi ; dans le soin jaloux avec lequel il évite une popularité de mauvais aloi et rejette la royauté qu'on veut lui offrir ; dans la manière, à la fois douce et forte, avec laquelle il forme ses apôtres, redresse leurs préjugés, corrige leurs défauts et fait la leçon à celui qu'il a choisi comme chef du collège apostolique ; dans cet esprit de décision qu'il montre en se rendant à Jérusalem, sachant bien qu'il va à là souffrance, à l'humiliation et à la mort. Ainsi il nous donne l'exemple de ce courage calme et constant que nous devons pratiquer dans toutes nos relations avec le prochain.
3) Elle apparaît dans sa vie souffrante : dans cette agonie douloureuse, où, malgré la sécheresse et l'ennui, il ne cesse de prier longuement ; dans la sérénité parfaite qu'il montre au moment de son injuste arrestation, dans ce silence qu'il sait garder au milieu des calomnies et en face de la curiosité d'Hérode ; dans la dignité de son attitude devant les juges ; dans la patience héroïque dont il fait preuve au milieu des supplices immérités qu'on lui inflige, des railleries dont on l'abreuve ; et surtout dans cette calme résignation avec laquelle il s'abandonne entre les mains de son Père, avant d'expirer. Par là il nous enseigne la patience au milieu des plus rudes épreuves.
Comme on le voit, il y a là ample matière à imitation ; et, pour y mieux réussir, nous devons supplier Notre Seigneur de venir vivre en nous avec la plénitude de sa force. Mais il faut coopérer avec lui à la pratique de cette vertu, en nous y exerçant non seulement dans les grandes occasions, mais encore dans ces mille petites actions qui composent le détail de notre vie, nous souvenant que la pratique constante des petites vertus demande autant et plus d'héroïsme que les actions d'éclat.
1081. 3° Les âmes parfaites cultivent non seulement la vertu mais le don de force, comme nous l'expliquerons en parlant de la voie unitive. Elles entretiennent cette disposition généreuse de s'immoler pour Dieu, et de subir ce martyre à petit feu qui consiste dans un effort sans cesse renouvelé de tout faire pour Dieu, de tout souffrir pour sa gloire.
§ II. Les vertus alliées de la force
1082. A la vertu de force se rattachent quatre vertus : deux qui nous aident à faire les choses difficiles, à savoir la magnanimité et la magnificence ; deux qui nous aident à bien souffrir, la patience et la constance. Au témoignage de S. Thomas, elles sont à la fois des parties intégrantes et des annexes de la vertu de force.
I. La magnanimité
1083. 1° Nature. La magnanimité, qu'on appelle encore grandeur d'âme, ou noblesse de caractère, est une disposition noble et généreuse à entreprendre de grandes choses pour Dieu et le prochain. Elle diffère de l'ambition, qui est au contraire essentiellement égoïste, et cherche à s'élever au-dessus des autres par l'autorité ou les honneurs ; le désintéressement est le caractère distinctif de la magnanimité : elle veut rendre service aux autres. a) Elle suppose donc une âme noble, ayant un idéal élevé, des idées généreuses ; une âme courageuse qui sait mettre sa vie en harmonie avec ses convictions. b) Elle se manifeste, non seulement par de nobles sentiments, mais par de nobles actions, et cela dans tous les ordres : dans l'ordre militaire, par des actions d'éclat ; dans l'ordre civique, par de grandes réformes ou de grandes entreprises industrielles, commerciales ou autres ; dans l'ordre surnaturel, par un idéal élevé de perfection sans cesse poursuivi, par des efforts généreux pour se vaincre et se surpasser, pour acquérir des vertus solides, pratiquer l'apostolat sous toutes ses formes, fonder et diriger des uvres ; tout cela sans craindre de compromettre sa fortune, sa santé, sa réputation et même sa vie.
1084. 2° Le défaut opposé est la pusillanimité qui, par crainte excessive d'un échec, hésite et demeure dans l'inaction. Pour éviter des bévues, on commet en réalité la plus grande des maladresses : on ne fait rien ou presque rien, et ainsi on gaspille sa vie. Il est évident qu'il vaut mieux s'exposer à quelques méprises que de rester dans l'inaction.
II. La munificence ou magnificence
1085. 1° Nature. Quand on a une âme noble et un grand cur, on pratique la magnificence ou la munificence, qui nous porte à faire de grandes uvres, et par là même les grandes dépenses que ces uvres entraînent. a) Parfois c'est l'orgueil ou l'ambition qui inspir ces uvres ; ce n'est pas alors une vertu. Mai quand on a en vue la gloire de Dieu ou le bien de ses semblables, on surnaturalise ce désir naturel des grandeurs, et, au lieu de capitaliser constamment ses ressources, on dépense noblement son argent en de grandes et nobles entreprises, uvres d'art, monuments publics, constructions d'églises, d'hôpitaux, d'écoles et d'universités, en un mot, de tout ce qui favorise le bien public : c'est alors une vertu, qui nous fait triompher de l'attache naturelle qu'on a pour l'argent et du désir d'augmenter ses revenus.
1086. b) C'est une vertu excellente qu'il faut recommander aux riches, en leur montrant que le meilleur emploi des richesses que la Providence leur à confiées est d'imiter la libéralité et la magnificence de Dieu dans ses uvres. Que d'institutions catholiques végètent aujourd'hui faute de ressources ! N'y a-t-il pas là un noble emploi pour les fonds qu'on a pu accumuler, et n'est-ce pas le meilleur moyen de se bâtir une riche demeure dans le ciel ? Et que d'autres institutions sont à créer ? Chaque génération apporte son contingent de besoins nouveaux : tantôt ce sont des églises et des écoles à bâtir, tantôt les ministres du culte à entretenir ; parfois ce sont des misères publiques à soulager ; d'autrefois des uvres nouvelles à fonder, patronages, syndicats, caisses de prévoyance et de retraites, etc. Il y à là un vaste champ ouvert à toutes les activités et à toutes les bourses. c) Il n'est même pas besoin d'être riche pour pratiquer cette vertu. S. Vincent de Paul ne l'était pas ; et cependant est-il un seul homme qui ait pratiqué autant et aussi sagement que lui une munificence vraiment royale à l'égard de toutes les misères de son siècle, et fondé des uvres qui ont eu autant de succès durable ? Quand on a l'âme noble, on trouve des ressources dans la charité publique, et il sembte que la Providence se mette au service des grands dévouements, quand on sait se confier en elle et observer les lois de la prudence ou suivre les mouvements du Saint Esprit.
1087. 2° Les défauts opposés sont la lésinerie et la profusion. a) La lésinerie ou mesquinerie arrête les élans du cur, ne sait pas proportionner les dépenses à l'importance de l'uvre à entreprendre et ne fait rien que de petit ou d'étroit. b) La profusion au contraire nous pousse à faire des dépenses excessives, à prodiguer son argent sans compter, sans proportion avec l'uvre entreprise, et parfois même en allant au delà de ses ressources. On l'appelle encore prodigalité. C'est à la prudence qu'il appartient de tenir le juste milieu entre ces deux excès.
III. La patience
1088. 1° Nature. La patience est une vertu chrétienne qui nous fait supporter avec égalité d'âme, par amour pour Dieu et en union avec Jésus-Christ, les souffrances physiques ou morales. Tous nous souffrons assez pour être des saints, si nous savons le faire vaillamment et pour des motifs surnaturels ; mais beaucoup ne souffrent qu'en se plaignant, en maugréant, parfois même en maudissant la Providence ; d'autres souffrent par orgueil ou cupidité et perdent ainsi le fruit de leur patience. Le vrai motif qui doit nous inspirer, c'est la soumission à la volonté de Dieu, n° 487, et, pour nous y aider, l'espoir de la récompense éternelle qui couronnera notre patience, n° 491. Mais le stimulant le plus puissant, c'est la méditation de Jésus souffrant et mourant pour nous. Si lui, l'innocence même, a enduré si héroïquement tant de tortures physiques et morales, et cela par amour pour nous, pour nous racheter et nous sanctifier, n'est-il pas juste que nous, qui sommes coupables et avons par nos péchés causé ses souffrances, consentions à souffrir avec lui et dans les mêmes intentions que lui, pour collaborer avec lui à l'uvre de notre purification et de notre sanctification, et avoir part à sa gloire après avoir eu part à ses souffrances ? Les âmes nobles et généreuses y ajoutent un motif d'apostolat : elles souffrent pour compléter la Passion du Sauveur Jésus, et travailler ainsi à la rédemption des âmes (n° 149). Là est le secret de la patience héroïque des Saints et de leur amour pour la croix.
1089. 2° Les degrés de patience correspondent aux trois stages de la vie spirituelle. a) Au début, on accepte la souffrance, comme venant de Dieu, sans murmure et sans révolte, soutenu par l'espérance des biens célestes ; on l'accepte pour réparer ses fautes et purifier son cur, pour maîtriser ses penchants déréglés, en particulier la tristesse et l'abattement ; on l'accepte, malgré les répugnances de la sensibilité, et si on demande que le calice s'éloigne, on ajoute que, malgré tout, on se soumet à la volonté divine.
1090. b) Au second degré, on embrasse les souffrances avec ardeur et détermination, en union avec Jésus-Christ, et pour se conformer davantage à ce divin Chef. On aime donc à parcourir avec lui la voie douloureuse qu'il a suivie de la crèche au Calvaire, on l'admire, on le loue, on l'aime dans tous les états douloureux où il a passé : dans le dénuement où il s'est condamné à son entrée dans le monde, sa résignation dans l'humble crèche qui lui sert de berceau, où il souffre encore plus de l'ingratitude des hommes que du froid de la saison ; les souffrances de l'exil ; les obscurs travaux de la vie cachée ; les labeurs, les fatigues et les humiliations de la vie publique, mais surtout, les souffrances physiques et morales de sa longue et douloureuse passion. Armé de cette pensée : « Christo igitur passo in carne, et vos eadem cogitatione armamini » (I Petr., IV, 1) on se sent plus courageux en face de la douleur ou de la tristesse ; on s'étend amoureusement sur la croix, à côté de Jésus et par amour pour lui : « Christo confixus sum cruci » (Galat., II, 19) ; quand on souffre davantage, on jette un regard compatissant et amoureux sur lui, et on l'entend nous dire : « Beati qui lugent ... beati qui persecutionem patiuntur propter justitiam » ; l'espoir de partager sa gloire dans le ciel rend plus supportables les crucifiements qu'on subit avec lui : « Si tamen compatimur ut et conglorificemur » (Rom., VIII, 17). On en vient même parfois, comme S. Paul, à se réjouir de ses misères et de ses tribulationsi sachant bien que souffrir avec le Christ, c'est le consoler et compléter sa passion, c'est l'aimer plus parfaitement sur terre et se préparer à jouir davantage de son amour dans l'éternité (II Cor., XII, 9 ; VII, 4).
1091. c) Et ceci nous mène au troisième degré, le désir et lamour de la souffrance, pour Dieu quon veut ainsi glorifier, et pour les âmes à la sanctification desquelles on veut travailler. C'est ce qui convient aux parfaits et surtout aux âmes apostoliques, aux religieux, aux prêtres et aux âmes d'élite. C'est cette disposition qu'avait Notre Seigneur en s'offrant à son Père comme victime dès son entrée dans le monde et qu'il exprimait en proclamant son désir d'être baptisé du baptême douloureux de sa passion (Luc, XII, 50). Par amour pour lui, et afin de lui mieux ressembler, les âmes parfaites entrent dans les mêmes sentiments : car, nous dit S. Ignace, comme les gens du monde, qui sont attachés aux choses de la terre, aiment et cherchent avec beaucoup d'empressement les honneurs, la réputation et l'éclat parmi les hommes... de même ceux qui s'avancent dans la voie de l'esprit et qui suivent sérieusement Jésus-Christ, aiment et désirent avec ardeur tout ce qui est contraire à lesprit du monde... de sorte que, si cela pouvait se faire sans aucune offense de Dieu et sans scandale du prochain, ils voudraient souffrir des affronts, des faux témoignages et des injures, être regardés et traités comme des insensés, sans toutefois en avoir donné le sujet, tant ils ont de désir de se rendre semblables en quelque manière à Notre Seigneur Jésus-Christ... afin qu'avec le secours de sa grâce nous tâchions de l'imiter autant qu'il sera possible, et de le suivre en toutes choses, puisqu'il est la voie véritable qui conduit les hommes à la vie. Il n'y a évidemment que l'amour de Dieu et du divin crucifié qui puisse faire aimer de la sorte les croix et les humiliations.
1092. Faut-il aller plus loin, s'offrir à Dieu comme victime et demander positivement à Dieu des souffrances exceptionnelles, soit pour réparer la gloire de Dieu, soit pour obtenir quelque insigne faveur ? Assurément il y a eu des Saints qui l'ont fait, et aujourd'hui encore il y a des âmes généreuses qui sont portées à le faire. Mais d'une façon générale on ne peut prudemment conseiller ces demandes : elles prêtent trop à l'illusion et sont souvent inspirées par une générosité irréfléchie qui vient de la présomption. On les fait, dit le P. de Smedt, en des moments de ferveur sensible, et, le temps de cette ferveur une fois passé, on se sent trop faible pour exécuter les actes héroïques de soumission et d'acceptation qu'on avait faits si énergiques en imagination. De là des tentations très rudes de découragement ou même des murmures contre la divine Providence... c'est là une source de beaucoup d'ennuis et, d'embarras pour les directeurs de ces âmes. Il ne faut donc pas demander de soi-même des souffrances ou épreuves spéciales ; si on s'y sent porté, on consultera un directeur sage, et on ne fera rien sans son approbation.
IV. La constance
1093. La constance dans l'effort consiste à lutter et à souffrirjusqu'au bout, sans succomber à la lassitude, au découragement ou à la mollesse.
1° L'expérience montre en effet, qu'après des efforts réitérés, on se fatigue de faire le bien, on s'ennuie d'avoir toujours à tendre sa volonté. Et cependant la vertu n'est pas solide, tant qu'elle n'a pas la sanction du temps, qu'elle n'est pas affermie par des habitudes profondément enracinées. Ce sentiment de lassitude produit souvent le découragement et la mollesse : l'ennui que l'on éprouve à renouveler ses efforts détend les énergies de la volonté, et produit un certain affaissement moral ou découragement ; alors l'amour de la jouissance et le regret d'en être sevré, reprennent le dessus, et on se laisse aller au courant de ses mauvaises tendances.
1094. 2° Pour réagir contre cette faiblesse : 1) il faut tout d'abord se souvenir que la persévérance est un don de Dieu, n° 127, qui s'obtient par la prière ; nous devons donc le demander avec instance, en union avec Celui qui a été constant jusqu'à la mort, et par l'intercession de celle que nous appelons avec raison la Vierge fidèle. 2) Il faut ensuite renouveler ses convictions sur la brièveté de la vie et la durée sans fin de la récompense, qui couronnera nos efforts : si nous avons toute l'éternité pour nous reposer, cela vaut bien quelques efforts et quelques ennuis sur terre. Si, malgré tout, nous nous sentons faibles et vacillants, c'est le cas de demander avec instance la grâce de constance dont nous sentons si vivement le besoin, en redisant la prière d'Augustin : Da, Domine, quod jubes, et jube quod vis. 3) Enfin on se remet courageusement à l'uvre avec une nouvelle ardeur, appuyé sur la grâce toute puissante de Dieu, et cela malgré le peu de succès apparent de nos essais, en nous rappelant que Dieu nous demande l'effort et non le succès. Toutefois n'oublions pas que nous avons parfois besoin d'une certaine détente, de repos et de diversion. La constance n'exclut donc pas le repos légitime ; le tout c'est de le prendre en conformité avec la volonté de Dieu, selon les prescriptions de la règle ou d'un sage directeur.
§ III. Moyens d'acquérir ou de perfectionner la vertu de force
Nous renvoyons tout d'abord le lecteur à ce que nous avons dit de l'éducation de la volonté, n° 811, en ajoutant quelques remarques qui se rapportent davantage à notre sujet.
1095. 1° Le secret de nôtre force réside dans la défiance de nous-mêmes et la confiance absolue en Dieu. Incapables de rien faire de bon, dans l'ordre surnaturel, sans le secours de la grâce, nous participons à la force même de Dieu et sommes invincibles, si nous avons soin de nous appuyer sur Jésus : « qui manet in me et ego in eo, hic fert fructum multum » (Joan., XV, 5). « Omnia possum in eo qui me confortat » (Phil., IV, 13). Voilà pourquoi ce sont les humbles qui sont forts, quand, à la conscience de leur faiblesse, ils joignent la confiance en Dieu. Ce sont donc ces deux sentiments qu'il faut cultiver dans les âmes. S'il s'agit des orgueillëux et des présomptueux on insistera sur la défiance de soi ; si lon a à faire à des timides et des pessimistes, on insistera sur la confiance en Dieu, en leur expliquant ces consolantes paroles de S. Paul : « Infirma mundi elegit Deus ut confundat fortia, et ea quæ non sunt, ut ea quæ sunt destrueret : ce qui était faible aux yeux du monde, Dieu l'a choisi pour confondre les forts... ce qui n'est rien, pour réduire au néant ce qui est » (I Cor., I, 27-28).
1096. 2° A cette double disposition il faut joindre des convictions profondes et l'habitude d'agir conformément à ces convictions. A) Des convictions fondées sur les grandes vérités, en particulier la fin de l'homme et du chrétien, la nécessité de tout sacrifier pour atteindre cette fin ; l'horreur que doit nous inspirer le péché, le seul obstacle à notre fin ; la nécessité de soumettre notre volonté à celle de Dieu pour éviter le péché et atteindre notre fin, etc. Ce sont en effet ces convictions qui sont les principes directeurs de notre conduite, et les moteurs qui nous donnent l'élan nécessaire pour triompher des obstacles. B) Voilà pourquoi il importe de s'habituer à agir d'après ces convictions ; on ne se laissera donc pas entraîner par l'inspiration du moment, par l'impulsion brusque de la passion, par la routine ou l'intérêt personnel ; mais avant d'agir, on se dira : quid hoc ad æternitatem ? Est-ce que cette action que je vais faire me rapproche de Dieu, de mon éternité bienheureuse ? Si oui, je la fais ; si non, je m'en abstiens. Ainsi, en ramenant tout à la fin dernière, on vit d'après ses convictions, et on est fort.
1097. 3° Pour mieux surmonter les difficultés, il est bon de les prévoir, de les envisager en face, et de s'armer de courage contre elles ; mais sans les exagérer, et en comptant sur le secours que Dieu ne manquera pas de nous donner en temps opportun. Une difficulté prévue est à moitié vaincue.
1098. 4° Enfin on n'oubliera qu'il n'est rien qui nous rende intrépides comme l'amour de Dieu : « fortis est ut mors dilectio » (Cant., VIII, 6). Si lamour rend une mère courageuse et vaillante quand il s'agit de défendre ses enfants, que ne fera pas l'amour de Dieu quand il est profondément enraciné dans l'âme ? N'est-ce pas lui qui a fait les martyrs, les vierges, les missionnaires, les saints ? Quand Paul raconte par quelles épreuves il a passé, quelles persécutions, quelles souffrances il a endurées, on se demande ce qui soutenait son courage au milieu de tant d'adversités. Il nous le dit lui-même : c'est l'amour du Christ : « Caritas enim Christi urget nos » (II Cor., V, 14). Et voilà pourquoi il est sans inquiétude pour l'avenir ; car qui donc peut le séparer de l'amour du Christ ? Et il énumère les différentes tribulations qu'il peut prévoir, en ajoutant que « ni la mort, ni la vie, ni les anges... ni les choses présentes, ni les choses à venir, ni les puissances... ni aucune créature ne pourra nous séparer de l'amour de Dieu en Jésus Christ notre Seigneur » (Rom., VIII, 38-39). Ce que S. Paul disait, tout chrétien peut le dire, pourvu qu'il aime loyalement son Dieu ; et alors il participera à la force même de Dieu : « quia tu es Deus, fortitudo mea » (Ps. XLII, 2).
ART. IV. LA VERTU DE TEMPÉRANCE
Si la force est nécessaire pour réprimer la crainte, la tempérance ne l'est pas moins pour modérer cet attrait du plaisir qui si facilement nous détourne de Dieu.
1099. La tempérance est une vertu morale surnaturelle qui modère l'attrait au plaisir sensible, surtout aux plaisirs du goût et du toucher, et le contient dans les limites de l'honnêteté. Son objet est de modérer tout plaisir sensible, mais surtout celui qui est lié aux deux grandes fonctions de la vie organique : le manger et le boire, qui conservent la vie de l'individu, et les actes qui ont pour but la conservation de l'espèce. La tempérance nous fait user du plaisir pour une fin honnête et surnaturelle, et par là même en modère l'usage selon les prescriptions de la raison et de la foi. Et, précisément parce que le plaisir est alléchant et nous entraîne facilement au delà des justes limites, la tempérance nous porte à la mortification, même dans certaines choses permises, afin d'assurer lempire de la raison sur la passion. C'est à l'aide de ces principes que nous résoudrons les questions de détail.
Comme nous avons déjà suffisamment parlé des règles à suivre pour modérer le plaisir attaché à la nutrition (n° 864), nous traiterons ici de la chasteté qui règle le plaisir attaché à la propagation de lespèce. Nous parlerons ensuite de deux vertus alliées à la tempérance, l'humilité et la douceur.
§ I. De la chasteté
1100. 1° Notion. La chasteté a pour but de réprimer tout ce qu'il y a de désordonné dans les jouissances voluptueuses. Or ces jouissances n'ont qu'une fin, perpétuer la race humaine en transmettant la vie par l'usage légitime du mariage. En dehors de là, toute volupté est strictement prohibée. La chasteté est appelée avec raison une vertu angélique, parce qu'elle nous rapproche des anges qui eux sont purs par nature. C'est une vertu austère, parce qu'on n'arrive à la pratiquer qu'en disciplinant et en domptant son corps et ses sens par la mortification. C'est une vertu délicate, que ternissent les moindres défaillances volontaires ; et par là même difficile, puisqu'on ne peut la garder qu'en luttant généreusement et constamment contre la plus tyrannique des passions.
1101. 2° Degrés. 1) Elle a bien des degrés : le premier consiste à éviter avec soin de consentir à toute pensée, imagination, sensation ou action contraire à cette vertu. 2) Le second vise à écarter immédiatement et énergiquement toute pensée, image ou impression qui pourrait ternir l'éclat de cette vertu. 3) Le troisième, qui ne s'acquiert généralement qu'après de longs efforts dans la pratique de l'amour de Dieu, consiste à maîtriser tellement ses sens et ses pensées, que, quand on a par devoir à traiter des questions relatives à la chasteté, on le fait avec autant de calme et de tranquillité que s'il s'agissait de tout autre sujet. 4) Il en est enfin qui, par un privilège spécial, en arrivent à navoir aucun mouvement déréglé, comme on le raconte de S. Thomas après sa victoire dans une circonstance critique.
1102. 3° Espèces. Il y a deux sortes de chasteté, la chasteté conjugale qui convient aux personnes légitimement mariées, et la continence qui convient à celles qui ne le sont pas. Après avoir traité brièvement de la première, nous insisterons sur la seconde, en tant surtout qu'elle convient aux personnes engagées dans le célibat religieux ou ecclésiastique.
I. De la chasteté conjugale
1103. 1° Principe. Les époux chrétiens n'oublieront jamais que, selon la doctrine de S. Paul, le mariage chrétien est le symbole de l'union sainte qui existe entre le Christ et son Eglise : « Maris, aimez vos femmes comme le Christ a aimé l'Eglise et s'est livré lui-même pour elle, afin de la sanctifier » (Ephes., V, 25). Ils doivent donc s'aimer, se respecter, se sanctifier mutuellement (n° 591). Le premier effet de cet amour, c'est l'union indissoluble des curs, et par conséquent la fidélité inviolable de l'un à l'autre.
1104. 2° Fidélité mutuelle. a) Ici nous emprunterons le langage de S. François de Sales ou résumerons sa pensée : « Conservez donc, ô maris, un tendre, constant et cordial amour envers vos femmes... Si vous voulez que vos femmes vous soient fidèles, faites-leur en voir la leçon par votre exemple. Avec quel front, dit S. Grégoire Nazianzene (Orat. XXXVIII), voulez-vous exiger la pudicité de vos femmes, si vous-mêmes vivez en impudicité ? » - « Mais vous, ô femmes, desquelles l'honneur est inséparablement conjoint avec la pudicité et honnêteté, conservez jalousement votre gloire, et ne permettez qu'aucune sorte de dissolution ternisse la blancheur de votre réputation. Craignez toutes sortes d'attaques pour petites qu'elles soient, ne permettez jamais aucune muguetterie autour de vous. Quiconque vient louer votre beauté et votre grâce doit vous être suspect, mais si à votre louange quelquun ajoute le mépris de votre mari, il vous offense infiniment, car la chose est claire que non seulement il veut vous perdre, mais vous tient déjà pour demi-perdue, puisque la moitié du marché est faite avec le second marchand quand on est dégoûté du premier. » (Vie dévote, IIIe P., ch. XXXVIII). b) Rien n'assure mieux cette mutuelle fidélité que la pratique de la vraie dévotion, en particulier la prière récitée en commun. « Ainsi les femmes doivent souhaiter que leurs maris soient confits au sucre de la dévotion, car l'homme sans dévotion est un animal sévère, âpre et rude ; et les maris doivent souhaiter que leurs femmes soient dévotes, car, sans la dévotion la femme est grandement fragile et sujette à déchoir ou ternir en la vertu ». c) Au demeurant, le support mutuel de l'un pour l'autre doit être si grand que tous deux ne soient courroucés ensemble et tout à coup, afin qu'en eux il ne se voie de la dissension et du débat ». Si donc l'un des deux est en colère, que l'autre demeure calme, afin que la paix revienne au plus tôt.
1105. 3° Devoir conjugal. Les époux respecteront la sainteté du lit conjugal par la pureté de leur intention et l'honnêteté de leurs rapports. A) Leur intention sera celle du jeune Tobie, lorsqu'il épousa Sara : « Vous savez, Seigneur, que ce n'est pas pour satisfaire ma passion que je prends ma sur pour épouse, mais dans le seul désir de laisser des enfants qui bénissent votre nom dans tous les siècles » (Tob., VIII, 9). Voilà bien en effet la fin primordiale du mariage chrétien : avoir des enfants qu'on élèvera dans la crainte et l'amour du Seigneur, qu'on formera à la piété et à la vie chrétienne, pour en faire un jour des citoyens du ciel. La fin secondaire, c'est de s'entraider à supporter les peines de la vie, et de triompher des passions en subordonnant le plaisir au devoir.
1106. B) On accomplira donc fidèlement et franchement le devoir conjugal ; tout ce qui favorise la transmission de la vie est non seulement licite, mais honorable ; mais toute action qui mettrait volontairement un obstacle à ce but primordial serait une faute grave, puisqu'elle irait contre la fin première du mariage. On tiendra compte de cette recommandation de S. Paul : « Ne vous soustrayez pas l'un à l'autre, si ce n'est d'un commun accord, pour un temps, afin de vaquer à la prière ; puis remettez-vous ensemble, de peur que Satan ne vous tente par suite de votre incontinence » (I Cor., VII, 5).
C) La modération s'impose dans l'accomplissement de ce devoir aussi bien que dans l'usage de la nourriture ; il est même des cas où l'hygiène et les convenances demandent qu'on pratique pour un temps la continence. On n'y réussit que lorsqu'on a pris l'habitude de subordonner le plaisir au devoir, et de chercher dans la réception fréquente des sacrements un remède aux désirs violents de la concupiscence. Mais qu'on se souvienne qu'il n'est rien d'impossible, et que par la prière on obtient toujours la grâce de pratiquer les vertus les plus austères.
II. De la continence ou du célibat
1107. La continence absolue est un devoir pour toutes les personnes qui ne sont pas unies par les liens d'un légitime mariage. Elle doit donc être pratiquée par tous avant le mariage comme aussi par ceux qui sont dans le saint état de veuvage. Mais il est en outre des âmes d'élite appelées à pratiquer la continence toute leur vie, soit dans l'état religieux, soit dans le sacerdoce, soit même dans le monde. A ces personnes il est bon de tracer des règles spéciales pour la conservation de la pureté parfaite. Or la chasteté est une vertu frêle et délicate qui ne peut se conserver que si elle est protégée par d'autres vertus ; c'est une citadelle qui a besoin, pour sa défense, de forts avancés. Ces forts sont au nombre de quatre : 1° lhumilité, qui produit la défiance de soi et la fuite des occasions dangereuses ; 2° la mortification, qui, en combattant l'amour du plaisir, atteint le mal à sa racine ; 3° l'application aux devoirs d'état, qui prévient les dangers de l'oisiveté ; 4° l'amour de Dieu, qui, en remplissant le cur, l'empêche, de sadonner aux affections dangereuses. Au centre de ce quadrilatère l'âme peut non seulement repousser les attaques de l'ennemi, mais se perfectionner dans la pureté.
1° L'humilité, gardienne de la chasteté
1108. Cette vertu produit trois dispositions principales qui nous mettent à l'abri de bien des dangers : la défiance de soi et la confiance en Dieu ; la fuite des occasions dangereuses, la sincérité en confession.
A) La défiance de soi-même accompagnée de confiance en Dieu. Beaucoup d'âmes en effet tombent dans l'impureté par orgueil et présomption. S. Paul en fait la remarque à propos des philosophes païens, qui en se glorifiant dans leur sagesse, se laissèrent aller à toutes sortes de turpitudes (Rom., I, 26). Ce qu'explique ainsi M. Olier : « Dieu qui ne peut souffrir la superbe dans une âme, l'humilie jusqu'au bout ; et jaloux de lui faire reconnaître sa faiblesse, et qu'elle n'a aucun pouvoir d'elle-même pour résister au mal et pour se maintenir dans le bien... permet qu'elle soit travaillée de ces horribles tentations, et quelquefois même qu'elle y succombe jusqu'au bout, parce qu'elles sont les plus honteuses de toutes, et qu'elles laissent après elles une plus grande confusion ». Quand au contraire on est persuadé qu'on n'est pas capable d'être chaste par soi-même, on redit à Dieu cette humble prière de S. Philippe de Néri : « Mon Dieu, méfiez-vous de Philippe ; autrement il vous trahirait ».
1109. a) Cette défiance doit être universelle. 1) elle est nécessaire à ceux qui déjà ont commis des fautes graves : car la crise reviendra, et, sans la grâce, ils seraient exposés à succomber de nouveau ; elle ne l'est pas moins à ceux qui ont conservé leur innocence : car la crise viendra un jour ou l'autre, et sera d'autant plus redoutable qu'on n'a pas encore fait l'expérience de la lutte. 2) Elle doit persévérer jusqu'à la fin de ta vie : Salomon n'était plus jeune quand il se laissa aller à l'amour des femmes ; ce furent des vieillards qui tentèrent la chaste Suzanne ; le démon qui nous attaque à l'âge mûr est d'autant plus redoutable qu'on le croyait vaincu ; et l'expérience montre que, tant qu'il nous reste un peu de chaleur vitale, le feu de la concupiscence, qui couve sous la cendre, se rallume parfois avec une ardeur nouvelle. 3) Elle s'impose même aux âmes les plus saintes : le démon est plus désireux de les faire tomber que les âmes vulgaires, et leur tend des pièges plus perfides. C'est la remarque de saint Jérôme (Epistola XXII, ad Eustochium, P.L. XXII, 396), et il en conclut qu'il ne faut point se rassurer sur les longues années qu'on a passées dans la chasteté, sur sa sainteté ou sa sagesse (Ep. LII, ad Nepotianum, P.L. XXII, 531-532).
1110. b) Toutefois cette vigilance doit être accompagnée d'une absolue confiance en Dieu. Car Dieu ne permettra pas que nous soyons tentés au-dessus de nos forces ; il ne nous demande pas l'impossible : tantôt il nous donne immédiatement la grâce de résister aux tentations, et tantôt celle de prier pour obtenir une grâce plus efficace. Il faut donc, dit M. Olier, « se retirer intérieurement en Jésus Christ, pour trouver en lui la force de résister à la tentation... Il veut que nous soyons tentés, afin quétant avertis par cette voie de notre infirmité et du besoin que nous avons de son secours, nous nous retirions en lui pour y puiser la force qui nous manque » (Introduction, ch. XII). Si la tentation devient plus pressante, on doit se jeter à genoux et lever les mains au Ciel pour invoquer l'assistance de Dieu : « je dis, ajoute M, Olier, qu'il faut lever les mains au ciel, non seulement à cause que cette posture prie d'elle-même auprès de Dieu, mais encore parce qu'il lui faut donner pour pénitence expresse de ne se toucher jamais pendant ce temps, et de souffrir plutôt tous les martyres intérieurs et toutes les gênes de la chair, et même du démon, que de se toucher ».
Quand on a pris toutes ces précautions, on peut compter infailliblement sur le secours de Dieu : « Fidelis est Deus qui non patietur vos tentari supra id quod potestis, sed faciet etiam cum tentatione proventum ». Il ne faut donc pas trop craindre la tentation avant qu'elle vienne : ce serait le moyen de l'attirer ; ni lorsqu'elle nous attaque, puisqu'en nous appuyant sur Dieu, nous sommes invincibles.
1111. B) La fuite des occasions dangereuses. a) La sympathie mutuelle qui existe entre les personnes de différent sexe, crée aux personnes vouées au célibat des occasions périlleuses ; il faut donc supprimer les rencontres inutiles, et écarter le danger lorsque ces rencontres sont nécessaires. Voilà pourquoi la direction spirituelle des femmes ne doit se faire qu'au confessionnal, comme nous l'avons dit, n° 546. Nous avons deux choses à sauvegarder : notre vertu et notre réputation ; l'une et l'autre exigent une extrême réserve. b) Les enfants qui ont un extérieur agréable, un caractère gai et affectueux, peuvent aussi être une occasion dangereuse : on aime à les regarder, à les caresser, et, si on n'y prend garde, on se laisse entraîner à des familiarités qui troublent les sens. C'est un avertissement qu'il ne faut pas négliger, une sorte de monition que Dieu nous donne, pour nous faire comprendre qu'il est temps de s'arrêter, qu'on est même allé déjà trop loin. Rappelons-nous que ces enfants ont des anges gardiens qui contemplent la face de Dieu ; qu'ils sont les temples vivants de la Ste Trinité et les membres du Christ. Alors il sera plus facile de les traiter avec un saint respect, tout en leur témoignant beaucoup de dévouement.
1112. c) D'une façon générale, l'humilité nous fait éviter le désir de plaire, qui prépare hélas ! bien des chutes. Ce désir, qui vient à la fois de la vanité et du besoin d'affection, se manifeste par un culte exagéré de sa personne, par les soins minutieux qu'on donne à sa toilette, par une attitude mièvre et affectée, un langage doucereux, des regards caressants, l'habitude de complimenter les personnes sur leurs qualités extérieures. Ces manières d'agir sont vite remarquées surtout dans un jeune clerc, un prêtre ou un religieux. Sa réputation est bientôt compromise ; puisse-t-il s'arrêter avant que sa vertu ne le soit !
1113. C) L'humilité nous donne enfin à l'égard de notre directeur cette ouverture de cur si nécessaire pour éviter les pièges de l'ennemi. Dans la treizième règle sur le discernement des esprits, S. Ignace nous dit avec raison que « quand l'ennemi de la nature humaine veut tromper une âme juste par ses ruses et ses artifices, il désire, il veut qu'elle l'écoute et qu'elle garde le secret. Mais si cette âme découvre tout à un confesseur éclairé, ou à une autre personne spirituelle qui connaisse les tromperies et les ruses de l'ennemi, il en reçoit un grand déplaisir ; car il sait que toute sa malice demeurera impuissante, du moment où ses tentatives seront découvertes et mises au grand jour ». C'est surtout à la chasteté que s'applique ce sage conseil : quand on a soin de découvrir avec candeur et humilité ses tentations à son directeur, on est averti à temps des dangers auxquels on s'expose, on prend les moyens suggérés par lui, et une tentation découverte est une tentation vaincue. Mais si, confiant en ses propres lumières, on n'en dit rien, sous prétexte que ce n'est pas un péché, on tombe facilement dans les pièges du séducteur.
2° La mortification, gardienne de la chasteté
Nous avons déjà exposé la nécessité et les pratiques principales de la mortification, n° 755-790. Rappelons ici ce qui se rapporte plus directement à notre sujet. Comme le poison de l'impureté s'insinue à travers toutes les fissures, il faut savoir mortifier les sens extérieurs, les sens intérieurs et les affections du cur.
1114. A) Le corps, avons-nous dit, n° 771 ss., a besoin d'être discipliné et au besoin châtié pour demeurer soumis à l'âme. C'est de ce principe que découle la nécessité de la sobriété, parfois du jeûne, ou de quelques pratiques extérieures de pénitence ; comme aussi la nécessité, en certaines occasions, surtout au printemps, d'un régime émollient, pour apaiser l'ébullition du sang et les ardeurs de la concupiscence. Rien n'est à négliger pour assurer la maîtrise de l'âme sur le corps. Pas de sommeil trop prolongé ; en général il ne faut pas rester au lit le matin quand on est éveillé et qu'on ne peut se rendormir. Dans le corps, chacun des sens a besoin d'être mortifié.
1115. a) Le saint homme Job avait fait un pacte avec ses yeux pour ne pas les laisser s'égarer sur des personnes qui auraient pu être pour lui un sujet de tentation : « Pepigi fædus cum oculis meis, ut ne cogitarem quidem de virgine » (Job, XXXI, 1). L'Ecclésiastique recommande avec soin de ne pas arrêter ses regards sur une jeune fille, de détourner les yeux de la femme élégante : « car beaucoup sont séduits par sa beauté, et la passion s'y allume comme un feu » (Eccli., IX, 5, 8, 9). Tous ces conseils sont très psychologiques : le regard excite l'imagination, allume le désir, le désir sollicite la volonté, et si celle-ci consent, le péché entre dans l'âme.
1116. b) La langue et l'ouïe se mortifient par la réserve dans les conversations. Or cette réserve n'existe pas toujours, même parmi les personnes chrétiennes : l'habitude de lire des romans et d'aller au théâtre, fait qu'on parle trop librement de beaucoup de choses qu'on devrait passer sous silence ; on aime aussi à se tenir au courant des petits scandales mondains ; d'autrefois on plaisante agréablement sur des choses plus ou moins scabreuses. Une certaine curiosité malsaine fait qu'on se complaît en ces histoires ou plaisanteries ; l'imagination s'en repaît, se représente par le menu les scènes décrites, les sens s'émeuvent, et souvent la volonté finit par y prendre un plaisir coupable. C'est donc avec raison que S. Paul blâme les mauvaises compagnies comme une source de dépravation : « corrumpunt mores bonos colloquia prava » (I Cor., XV, 33). Et il ajoute : « Point de paroles déshonnêtes, ni de bouffonneries, ni de plaisanteries grossières, toutes choses qui sont malséantes » (Ephes., V, 4). L'expérience montre en effet que des âmes pures ont été perverties par la curiosité malsaine excitée par des conversations imprudentes.
1117. c) Le toucher est tout particulièrement dangereux, n° 879. L'abbé Perreyve l'avait bien compris, lui qui écrivait : « Plus que jamais, Seigneur, je vous consacre mes mains ; je vous les consacre jusquau scrupule. Ces mains vont recevoir dans trois jours la consécration sacerdotale. Dans quatre jours, elles auront touché, tenu, porté votre corps et votre sang. Je veux les respecter, les vénérer comme des instruments sacrés de votre service et de vos autels » (Méditation sur les SS Ordres, p. 105). Quand on se rappelle en effet que le matin on a tenu entre ses mains le Dieu de toute sainteté, on est plus enclin à s'abstenir de tout ce qui pourrait en ternir la pureté. Donc grande réserve à l'égard de soi-même ; à l'égard des autres, qu'on donne les marques ordinaires de courtoisie, mais qu'on se garde d'y faire passer un sentiment passionné qui trahirait une affection déréglée. A un prêtre qui demandait s'il était expédient de tâter le pouls d'une mourante, S. Vincent répond : « Il faut bien se garder d'user de cette pratique, et le malin esprit se peut bien servir de ce prétexte pour tenter le mourant et la mourante même. Le diable, en ce passage, fait flèche de tout bois pour attraper une âme... Ne vous hasardez jamais de toucher ni fille ni femme, sous quelque prétexte que ce soit ».
1118. B) Les sens intérieurs ne sont pas moins dangereux que les sens extérieurs, et, alors même que nous baissons les yeux, des souvenirs importuns et des images obsédantes ne cessent de nous poursuivre. S. Jérôme s'en plaignait dans sa solitude, où malgré l'ardeur du soleil et la pauvreté de sa cellule, il se voyait transporté par l'imagination au milieu des délices de Rome. Aussi recommande-t-il instamment de chasser immédiatement ces images. Il faut étouffer l'ennemi avant qu'il ne grandisse et arracher l'ivraie avant qu'elle ne croisse ; autrement l'âme est envahie, obsédée par la tentation, et le temple du Saint Esprit devient un repaire de démons.
1119. Pour éviter ces images dangereuses, il importe de ne pas lire ces romans et pièces de théâtre, où sont décrites d'une façon vive et réaliste les passions humaines, et surtout la passion de l'amour. Ces descriptions ne peuvent que troubler l'imagination et les sens ; elles reviennent avec persistance dans les moments de rêveries, donnent à la tentation une forme plus vive et plus séduisante, et parfois entraînent le consentement. Or, comme le remarque S. Jérôme, la virginité se perd non pas seulement par les actes extérieurs, mais encore par les actes intérieurs. De plus les Saints nous exhortent à mortifier les imaginations et rêveries inutiles. L'expérience montre en effet que celles-ci sont bientôt suivies d'images sensuelles et dangereuses, et que par conséquent, si on veut prévenir ces dernières, il faut ne pas s'arrêter volontairement aux premières. Alors, peu à peu, on finit par mettre l'imagination au service de la volonté. Ceci est particulièrement nécessaire au prêtre, qui, en vertu même de sa profession, reçoit des confidences sur des matières délicates. Sans doute il a grâce d'état pour ne point s'y complaire, mais à la condition qu'au sortir du confessionnal, il ne revienne pas volontairement sur ce qu'il a entendu ; autrement, sa vertu serait soumise à une rude épreuve, et Dieu ne s'est pas engagé à secourir les imprudents qui vont au-devant du péril.
1120. C) Le cur n'a pas moins besoin d'être mortifié que l'imagination. C'est une des plus nobles, mais aussi des plus dangereuses facultés. Par les vux ou par le sacerdoce, nous consacrons notre cur à Dieu et renonçons aux joies du foyer domestique. Mais ce cur demeure ouvert aux affections, et si nous avons des grâces spéciales pour le discipliner, ce sont des grâces de combat, qui demandent de notre part beaucoup de vigilance et d'efforts. Outre les dangers communs, le prêtre en trouve de particuliers dans l'exercice du ministère. On s'attache inconsciemment aux personnes auxquelles on fait du bien ; et celles-ci se sentent portées de leur côté à nous exprimer leur reconnaissance. De là des affections mutuelles, surnaturelles d'abord, mais qui, si nous n'y prenons garde, deviennent facilement naturelles, sensibles, absorbantes. Car il est aisé de se faire illusion : « Souvent, dit S. François de Sales, nous pensons aimer une personne pour Dieu, et nous l'aimons pour nous-même; nous disons que c'est pour Dieu que nous l'aimons, mais en réalité nous l'aimons pour la consolation que nous trouvons dans nos rapports avec elle ». Un texte célèbre, attribué à S. Augustin, nous montre les degrés successifs par lesquels on passe de l'amour spirituel à l'amour charnel : « Amor spiritalis generat affectuosum, affectuosus obsequiosum, obsequiosus familiarem, familiaris carnalem ».
1121. Pour éviter un tel malheur, il faut se demander de temps en temps si on ne reconnaît pas en soi quelques-uns des signes caractéristiques d'une amitié trop naturelle et sensible. Le P. de Valuy les résume ainsi : « Lorsque la figure d'une personne commence à captiver les yeux ou, que son humeur sympathique remue et fait palpiter le cur. Des saluts tendres, des paroles tendres, des regards tendres, de petits présents redoublés... je ne sais quels sourires échangés plus éloquents que les paroles, un certain laisser aller qui tend peu à peu à la familiarité, des complaisances et des attentions étudiées, des offres de service, etc. Se ménager des entretiens secrets où nul il, nulle oreille n'incommode ; les prolonger sans fin, les renouveler sans motif. Parler peu des choses de Dieu, mais beaucoup de soi et de l'amitié quon a l'un pour l'autre. Se louer, se flatter, s'excuser réciproquement. Se plaindre amèrement des avertissements des supérieurs, des obstacles qu'ils mettent aux entrevues, des soupçons. qu'ils paraissent former... Dans l'absence de la personne, éprouver de l'inquiétude et de la tristesse. Etre distrait dans ses prières par son souvenir, la recommander quelquefois à Dieu avec une ferveur extraordinaire, avoir son image profondément gravée dans l'âme, en être préoccupé le jour, la nuit, en songe même. Demander avec grand soin où elle est, ce qu'elle fait, quand elle reviendra, si elle na point d'affection pour un autre. Entrer à son retour dans les transports d'une joie inaccoutumée. Souffrir une sorte de martyre, quand il faut de nouveau s'en séparer. Avoir recours à mille expédients pour faire naître l'occasion de se rapprocher » (Vertus religieuses, p. 73-74). Qu'on ne se rassure pas sur la piété des personnes avec lesquelles on se lie : car plus elles sont saintes, plus elles sont attrayantes. Par ailleurs ces personnes s'imaginent que l'affection qu'on a pour un prêtre n'a rien de dangereux, et elles s'y laissent aller sans crainte ; il faut donc que le prêtre sache les tenir à une distance respectueuse.
3° L'Application aux études et devoirs détat
1122. L'une des mortifications les plus utiles est de fuir l'oisiveté, en s'appliquant avec ardeur aux études ecclésiastiques et à l'accomplissement fidèle des devoirs d'état. Par là on écarte les dangers de l'oisiveté : « multam malitiam docuit otiositas » (Eccli., XXXIII, 29). Pour un démon qui tente une personne occupée, il y en a cent qui tentent une personne oisive. Que faire en effet lorsqu'on ne s'occupe pas d'une façon utile ? On rêve, on lit de la littérature légère, on fait des visites longues, on entretient des conversations plus ou moins dangereuses, l'imagination se remplit de vains fantômes, le cur se laisse aller à des affections sensibles, et l'âme, ouverte à toutes les tentations, finit par succomber. Au contraire, quand on s'absorbe dans l'étude ou les uvres du ministère, l'esprit se remplit de bonnes et salutaires pensées, le cur se porte vers de nobles et chastes affections ; on ne pense qu'aux âmes ; et la multiplicité même des occupations nous met dans l'heureuse nécessité de n'avoir aucune intimité avec telle ou telle personne. Si, à un moment donné, la tentation se présente, la maîtrise qu'on a acquise sur soi-même par un travail assidu, permet de faire diversion beaucoup plus rapidement : l'étude, les uvres nous réclament, et on s'arrache vite aux rêveries pour s'occuper des réalités qui absorbent le meilleur de notre vie.
1123. C'est donc rendre un grand service aux séminaristes et aux prêtres que de leur apprendre à aimer l'étude, à fuir l'oisiveté, même en vacances, à savoir utiliser tous les moments de leur vie. Quand on peut les aider à se faire un plan d'études pour leur ministère, à préparer un cours suivi d'instructions, à s'intéresser à quelque question spéciale, on leur rend un grand service. Si on n'a aucun programme tracé d'avance, on est exposé à gaspiller son temps ; avec un programme, on se met à l'uvre avec beaucoup plus d'ardeur et de suite.
4° Lamour ardent pour Jésus et sa Sainte Mère
1124. Si le travail préserve notre esprit des pensées dangereuses, l'amour de Dieu préserve notre cur des affections sensibles, et nous évite ainsi bien des tentations. Le cur de l'homme est fait pour aimer ; le sacerdoce ou l'état religieux ne nous enlève pas ce côté affectif de notre nature, mais nous aide à le surnaturaliser. Si nous aimons Dieu de toute notre âme, si nous aimons Jésus par dessus tout, nous sentirons beaucoup moins le désir de nous épancher sur les créatures. C'est la remarque de S. J. Climaque : « Celui-là est vertueux qui a tellement les beautés célestes gravées dans l'esprit qu'il ne daigne pas jeter les yeux sur les beautés de la terre et ainsi ne ressent pas l'ardeur de ce feu qui embrase le cur des autres » (LEchelle, Degré XV, 7).
1125. Mais pour produire ce résultat, l'amour de Jésus doit être ardent, généreux, absorbant. Alors en effet il produit un triple avantage : 1) il remplit tellement l'esprit et le cur qu'on ne songe guère aux affections humaines ; si parfois elles s'insinuent en nous, on les éconduit en redisant ces paroles de Ste Agnès : « Ipsi sum desponsata cui Angeli serviunt, cujus pulchritudinem sol et luna mirantur ». Il est clair que, en face de Celui qui possède la plénitude de la beauté, de la bonté et de la puissance, toutes les créatures disparaissent et n'ont plus d'attraits. 2) Mais de plus, Jésus, qui ne peut souffrir d'idoles dans notre cur, nous reprochera vivement nos affections naturelles, si nous avons le malheur d'y tomber, et, sous le coup de ses reproches, nous serons plus forts pour les combattre. 3) Enfin, lui-même protège avec un soin jaloux le cur de ceux qui se donnent à lui ; il nous viendra donc en aide au moment de la tentation, et nous fortifiera contre les séductions des créatures. Cet amour généreux pour Jésus, on le puise dans l'oraison, dans de ferventes communions et visites au St Sacrement ; on le rend habituel et permanent par cette vie d'union intime avec Notre Seigneur, que nous avons décrite, n° 153.
1126. On y ajoute une grande dévotion à la Vierge immaculée ; son nom respire la pureté, et il semble que l'invoquer avec confiance, c'est déjà mettre la tentation en fuite. Mais si surtout on se consacre totalement à cette Bonne Mère (n° 170-176), elle veille sur nous comme sur son bien, sa propriété, et nous aide à repousser victorieusement les tentations les plus troublantes. Aimons donc à réciter la prière O Domina si efficace contre les suggestions impures, lAve maris stella, surtout la strophe :
Virgo singularis Inter omnes mitis Nos culpis solutos Mites fac et castos.
Et si jamais nous étions vaincus dans la lutte, n'oublions pas que le Cur Immaculé de Marie est en même temps le refuge assuré des pécheurs, que nous trouverons, en l'invoquant, la grâce du repentir, suivie de la grâce de l'absolution ; et que personne ne peut mieux que la Vierge fidèle assurer notre persévérance.
§ II. L'Humilité
Cette vertu pourrait, sous certains aspects, se rattacher à la justice, puisqu'elle nous incline à nous traiter comme nous le méritons. Cependant on la rattache généralement à la vertu de tempérance, parce qu'elle modère le sentiment que nous avons de notre propre excellence. Nous exposerons : 1° sa nature ; 2° ses degrés ; 3° son excellence ; 4° les moyens de la pratiquer.
I. Sa nature
1127. 1° L'humilité est une vertu que les païens n'ont pas connue : pour eux, l'humilité désignait quelque chose de vil, d'abject, de servile ou d'ignoble. Il n'en était pas de même chez les Juifs : éclairés par la foi, les meilleurs d'entre eux, les justes, conscients de leur néant et de leur misère, acceptaient avec patience l'épreuve comme un moyen d'expiation ; Dieu alors s'inclinait vers eux pour les secourir; il aimait à exaucer les prières des humbles, et pardonnait au pécheur contrit et humilié. Quand donc N. Seigneur vint prêcher l'humilité et la douceur, les Juifs purent comprendre son langage. Pour nous, nous le comprenons mieux encore, après avoir médité sur les exemples dhumilité qu'il nous a donnés dans sa vie cachée, publique et souffrante, et qu'il ne cesse de nous donner dans sa vie eucharistique.
On peut définir l'humilité : une vertu surnaturelle, qui, par la connaissance qu'elle nous donne de nous-mêmes, nous incline à nous estimer à notre juste valeur, et à rechercher l'effacement et le mépris. Plus brièvement S. Bernard la définit : « virtus qua homo verissima sui agnitione, sibi ipsi vilescit » (De gradibus humil., c.I, n.2). Cette définition se comprendra mieux, quand nous aurons exposé le fondement de l'humilité.
1128. 2° Fondement. L'humilité a un double fondement, la vérité et la justice : la vérité, qui fait que nous nous connaissons nous-mêmes tels que nous sommes ; la justice, qui nous incline à nous traiter conformément à cette connaissance.
A) Pour se connaître soi-même, dit S. Thomas, il faut voir ce qui en nous appartient à Dieu et ce qui nous appartient en propre ; or tout ce quil y a de bien vient de Dieu et lui appartient, tout ce qu'il y a de mal ou de défectueux, vient de nous. La justice demande donc impérieusement que lon rende à Dieu, et à Dieu seul, tout honneur et toute gloire : « Regi sæculorum immortali, invisibili, soli Deo honor et gloria » (I Tim., I, 17) ; « Benedictio, et claritas, et sapientia, et gratiarum actio, honor et virtus et fortitudo Deo nostro » (Apoc., VII, 12). Sans doute, il y a quelque chose de bon en nous, notre être naturel et surtout nos privilèges surnaturels ; l'humilité ne nous empêche pas de les voir, de les admirer ; mais, de même que quand on admire un tableau, c'est à l'artiste qui l'a peint que va notre hommage et non à la toile, ainsi, quand nous admirons les dons et les grâces de Dieu en nous, c'est à lui et non à nous-mêmes que doit aller notre admiration.
1129. B) Par ailleurs notre qualité de pécheurs nous condamne à l'humiliation. En un certain sens nous ne sommes de nous-mêmes que péché, parce que nés dans le péché, nous conservons en nous la concupiscence qui nous porte au péché. a) Quand nous entrons dans le monde, nous sommes déjà souillés par la tache originelle, dont seule la miséricorde divine peut nous purifier. b) Et que de fautes actuelles nous avons commises depuis le premier éveil de notre raison ? Si nous avons commis un seul péché mortel, nous méritons de ce chef d'éternelles humiliations. Mais même si nous n'avons commis que des fautes vénielles, nous devons nous rappeler que la moindre d'entre elles est une offense de Dieu, une désobéissance volontaire à sa loi, un acte de révolte par lequel nous avons préféré notre volonté à la sienne : une vie tout entière passée dans la pénitence et l'humiliation ne suffirait pas à l'expier. c) Mais de plus nous conservons en nous, même lorsque nous sommes régénérés, des tendances profondes au péché, à toutes sortes de péchés, si bien que, selon le témoignage de saint Augustin, si nous n'avons pas commis tous les péchés du monde, nous le devons à la grâce de Dieu. Nous devons donc en justice aimer les humiliations, accepter tous les reproches : si on nous dit que nous sommes avares, déshonnêtes, orgueilleux, nous devons en convenir, parce que nous conservons en nous la tendance à tous ces défauts. « Ainsi, conclut M. Olier, en toute maladie, persécution, mépris et autre affliction, il faut nous mettre du parti de Dieu contre nous-mêmes, et dire que nous les méritons justement et davantage, qu'il a droit d'user de toute créature pour nous punir, et que nous adorons la grande miséricorde quil exerce maintenant sur nous, sachant bien qu'au temps de sa justice il nous traitera plus rigoureusement » (Catéch. chrétien, Ire Part., lect. XVIII).
Voilà donc le double fondement de l'humilité : n'étant de nous-mêmes que néant, nous devons aimer l'oubli et l'effacement ; pécheurs, nous méritons tous les mépris et toutes les humiliations.
II. Les divers degrés d'humilité
Il y a différentes classifications, suivant les divers points de vue auxquels on se place. Nous n'indiquerons que les principales, qui peuvent se ramener à trois : celles de S. Benoît, de S. Ignace et de M. Olier.
1130. 1° Les douze degrés de S. Benoît. Cassien avait distingué dix degrés dans la pratique de l'humilité. S. Benoît complète cette division, en y ajoutant deux autres degrés. Pour en saisir l'ordonnance, il faut se rappeler que S. Benoît envisage cette vertu comme une attitude d'âme habituelle qui règle l'ensemble des relations du moine avec Dieu dans la vérité de sa double qualité de créature pécheresse et d'enfant adoptif. Elle est basée sur la révérence envers Dieu, et comprend, outre l'humilité proprement dite, l'obéissance, la patience et la modestie. Parmi ces douze degrés, sept se rapportent aux actes intérieurs et, cinq aux actes extérieurs.
1131. Parmi les actes intérieurs il rangé :
1) La crainte de Dieu sans cesse présente aux yeux de notre esprit, et nous faisant pratiquer les commandements : crainte des châtiments d'abord, puis crainte révérentielle, qui s'achève dans l'adoration : « timor Domini sanctus, permanens in sæculum sæculi » (Ps. XVIII, 10).
2) L'obéissance, ou la soumission de notre volonté à celle de Dieu : si nous avons en effet la révérence et la crainte de Dieu, nous ferons sa volonté en tout : cette obéissance est bien un acte d'humilité puisque c'est l'expression de notre dépendance à l'égard de Dieu.
3) L'obéissance aux Supérieurs pour l'amour de Dieu, pro amore Dei ; il est plus difficile de se soumettre aux Supérieurs qu'à Dieu lui-même : il y faut un plus grand esprit de foi pour voir Dieu dans ses supérieurs, et une abnégation plus parfaite, parce que cette obéissance s'applique à un plus grand nombre de choses.
4) L'obéissance patiente même dans les choses les plus difficiles, en supportant les injures sans se plaindre, même et surtout quand l'humiliation vient des Supérieurs : pour y réussir, on pense à la récompense céleste et aux souffrances et humiliations de Jésus.
5) L'aveu des fautes secrètes, y compris les pensées, au Supérieur, en dehors de la confession sacramentelle ; c'est un acte d'humilité qui est un frein
puissant : la pensée qu'il faudra manifester ses fautes les plus secrètes retient souvent sur la pente de l'abîme.
6) L'acceptation cordiale de toutes les privations, occupations viles, en se regardant comme au-dessous de sa tâche.
7) Se croire sincèrement, du fond du cur, le dernier de tous les hommes. C'est un degré rare ; les saints y arrivent, en se disant que si les autres avaient eu autant de grâces que nous, ils seraient meilleurs.
1132. Ces actes intérieurs se manifestent évidemment par des actes extérieurs, dont les principaux sont :
8) La fuite de la singularité : ne rien faire d'extraordinaire, mais se contenter de ce qui est autorisé par la règle commune, les exemples des anciens et les coutumes légitimes ; vouloir se singulariser est en effet une marque d'orgueil ou de vanité.
9) Le silence : savoir se taire tant qu'on n'est pas interrogé, ou qu'il n'y a pas une bonne raison de parier, et donner aux autres l'occasion de parler : dans l'empressement à prendre la parole il y a en effet beaucoup de vanité.
10) La retenue dans le rire : S. Benoît ne condamne pas le rire, en tant qu'il est l'expression de la joie spirituelle, mais seulement le rire de mauvais aloi, le gros rire ou le rire railleur, ou la disposition habituelle à rire promptement et bruyamment, qui montre peu de respect pour la présence de Dieu et peu d'humilité.
11) La réserve dans les paroles : quand on parle, le faire doucement et humblement, sans éclats de voix, avec la gravité et la sobriété du sage.
12) La modestie dans le maintien : marcher, s'asseoir, se tenir debout, regarder modestement, sans affectation, la tête légèrement inclinée, en pensant à Dieu, et en se disant qu'on est indigne de lever les yeux vers le ciel.
Après avoir expliqué les différents degrés d'humilité, S. Benoît ajoute qu'ils mènent à l'amour de Dieu, cet amour parfait qui exclut la crainte : l'amour de Dieu, voilà donc le terme où conduit l'humilité : la voie est rude, mais les sommets où elle conduit sont les hauteurs de l'amour divin.
1133. 2° Les trois degrés de S. Ignace. Vers la fin de la seconde semaine des Exercices, avant les règles sur l'élection, S. Ignace propose à son retraitant trois degrés d'humilité, qui sont au fond trois degrés d'abnégation.
1) Le premier « consiste à m'abaisser et à m'humilier autant qu'il me sera possible et qu'il m'est nécessaire pour obéir en tout à la loi de Dieu, notre Seigneur : de sorte que quand on m'offrirait le domaine de l'univers, quand on me menacerait de m'ôter la vie, je ne mette même pas en délibération la possibilité de transgresser un commandement de Dieu ou des hommes, qui m'oblige sous peine de péché mortel ». Ce degré est essentiel à tout chrétien qui veut garder l'état de grâce.
2) Le second degré d'humilité est plus parfait que le premier. « Il consiste à me trouver dans une entière indifférence de volonté et d'affection entre les richesses et la pauvreté, les honneurs et les mépris, le désir d'une longue vie ou d'une vie courte, pourvu qu'il en revienne à Dieu une gloire égale et un égal avantage au salut de mon âme. De plus, quand il s'agirait de gagner le monde entier, ou de sauver ma propre vie, je ne balancerais pas à rejeter toute pensée de commettre à cette fin un seul péché véniel ». C'est une disposition déjà bien parfaite, et à laquelle n'arrivent que fort peu d'âmes.
3) « Le troisième degré d'humilité est très parfait. Il renferme les deux premiers, et veut de plus, supposé que la louange et la gloire de la Majesté divine soient égales, que pour imiter plus parfaitement Jésus-Christ, notre Seigneur, et me rendre de fait plus semblable à lui, je préfère, j'embrasse la pauvreté avec Jésus-Christ pauvre, plutôt que les richesses ; les opprobres avec Jésus-Christ rassasié d'opprobres plutôt que les honneurs ; le désir d'être regardé comme un homme inutile et insensé, par amour pour Jésus-Christ, qui le premier a été regardé comme tel, plutôt que de passer pour un homme sage et prudent aux yeux du monde ». C'est le degré des parfaits, c'est l'amour de la croix et de l'humiliation, en union avec Jésus-Christ et par amour pour lui ; quand on en arrive là, on est dans la voie de la sainteté.
1134. 3° Les trois degrés d'humilité, d'après M. Olier. Après avoir exposé, dans le Catéchisme chrétien, la nécessité de l'humilité et la façon de combattre l'orgueil, M. Olier explique, dans l'Introduction, les trois degrés d'humilité intérieure qui conviennent aux âmes déjà ferventes.
a) Le premier, c'est de se plaire dans la connaissance de soi-même, de sa vileté, de sa bassesse, de ses défauts et de ses péchés. La connaissance seule de ses misères n'est pas l'humilité ; il en est qui remarquent leurs défauts, mais s'en attristent, et cherchent en eux quelque perfection qui les mettent à couvert de la confusion qu'ils éprouvent : c'est un effet de la superbe. Mais quand on se complaît dans la connaissance de ses misères, quand on aime sa propre vileté et abjection on est vraiment humble. Si on a en le malheur de commettre un péché, on doit le détester sans doute, mais en même temps aimer la vileté où l'on est réduit par le péché. Pour se complaire en ses misères, il faut se rappeler que ce sentiment honore Dieu, précisément parce que notre petitesse fait ressortir sa grandeur, et nos péchés sa sainteté. L'âme proteste ainsi qu'elle n'est rien qui vaille, qu'elle est incapable par elle-même de faire le bien, mais que tout vient de Dieu, que tout dépend de lui, et que tout doit être opéré par lui en nous.
b) Le second degré c'est d'aimer d'être connu pour vil, pour abject, pour néant et péché, et de passer pour tel dans l'esprit de tout le monde. Si en effet, connaissant et aimant notre misère, nous voulions être estimés des hommes, nous serions des hypocrites, désirant de paraître meilleurs que nous ne sommes. C'est hélas ! notre tendance : de là naît le chagrin que nous avons lorsqu'on découvre nos imperfections, le souci que nous avons de réussir dans nos uvres, et d'acquérir l'estime des hommes. Or désirer cette estime, c'est être un voleur et un larron, désirant s'approprier ce qui n'appartient qu'à l'Etre souverain. L'âme humble au contraire ne se soucie pas de ce qu'on pense d'elle ; elle souffre quand on la loue, et aimerait mieux souffrir mille affronts qu'une seule louange, l'un étant fondé sur la vérité, et l'autre sur le mensonge.
c) Le troisième degré est de vouloir être non seulement connu, mais traité pour vil, abject et méprisable ; c'est de recevoir avec joie tous les mépris et toutes les confusions possibles ; en un mot, c'est de désirer d'être traité selon ce qu'on mérite. Or quel mépris n'est pas dû au néant, qui n'a rien en soi de recommandable, et surtout quel mépris n'est pas dû au péché, qui nous éloigne du véritable bien qui est Dieu ? Aussi, quand Dieu nous envoie des sécheresses, des délaissements intérieurs et des rebuts, nous devons prendre le parti de Dieu contre nous, et avouer qu'il a raison de rebuter nos uvres et nos personnes. De même si nous sommes maltraités par nos supérieurs, nos égaux et même nos inférieurs, nous devons nous en réjouir comme de la chose la plus juste, la plus avantageuse pour nous et la plus conforme au désir de Jésus-Christ. Il ne faut même pas par superbe aspirer à une haute place dans le ciel ; sans doute il faut vouloir aimer Dieu autant qu'il le désire, et nous rendre fidèles pour parvenir au point de gloire et de félicité qu'il nous prépare ; mais, pour la place que nous occuperons dans le ciel, il faut s'abandonner entre les mains de Dieu. « Alors on est en anéantissement véritable, et on n'a plus que Dieu vivant et régnant en soi-même ».
1135. Conclusion. Chacun des points de vue que nous avons exposés d'après S. Benoît, S. Ignace et M. Olier, a sa raison d'être ; il appartient au directeur de conseiller celui qui correspond le mieux à l'état d'âme de son pénitent.
III. L'excellence de l'humilité
Pour comprendre le langage des Saints à ce sujet, il faut distinguer entre l'humilité en soi et l'humilité comme fondement des autres vertus.
1136. 1° Considérée en soi, l'humilité, nous dit S. Thomas, est inférieure aux vertus théologales, qui ont Dieu pour objet direct, inférieure même à certaines vertus morales, comme la prudence, la religion, et la justice légale qui regarde le bien commun ; mais elle est supérieure aux autres vertus morales (sauf peut-être l'obéissance), à cause de son caractère universel, et parce qu'elle nous soumet à l'ordre divin en toutes choses.
1137. 2° Mais si on considère l'humilité en tant qu'elle est la clé qui ouvre les trésors de la grâce et le fondement des vertus, elle est, au dire des Saints, l'une des vertus les plus excellentes. A) Elle est la clé qui ouvre les trésors de la grâce : « humilibus autem dat gratiam » (I Petr., V, 5). a) Dieu sait en effet que l'âme humble ne se complaît pas dans les grâces qu'il lui donne, qu'elle n'en tire pas vanité, mais au contraire qu'elle en renvoie à Dieu toute la gloire ; il peut donc faire affluer en elle l'abondance de ses faveurs, puisque par là sa gloire en sera augmentée. Il se voit obligé au contraire de retirer sa grâce aux superbes : « Deus superbis resistit » (I Petr., V, 5), parce que ceux-ci l'accaparent à leur profit et s'en font un titre de gloire ; ce que Dieu ne peut supporter : « Gloriam meam alteri non dabo » (II Cor., X, 5). b) D'ailleurs l'humilité vide notre âme d'amour propre et de vaine gloire, et y prépare ainsi pour la grâce une vaste capacité, que Dieu ne demande qu'à remplir ; car, comme le dit S. Bernard, il y a une affinité étroite entre la grâce et l'humilité : « Semper solet esse gratiæ divinæ familiaris virtus humilitas » (Super Missus est, homil. IV, 9).
1138. B) Elle est aussi le fondement de toutes les vertus ; elle en est sinon la mère, du moins la nourrice : et cela à un double point de vue, en ce sens que sans elle il n'est point de vertu solide, et qu'avec elle toutes les vertus deviennent plus profondes et plus parfaites.
1) Comme l'orgueil est le grand obstacle à la foi, il est certain que l'humilité rend notre foi plus prompte, plus facile, plus ferme, et même plus éclairée. Comme il est plus facile de captiver son intelligence sous l'autorité de la foi, quand on a conscience de la dépendance où nous sommes de Dieu ! Et réciproquement, la foi, en nous montrant l'infinie perfection de Dieu et notre néant, nous affermit dans l'humilité.
2) Il en est de même de l'espérance : l'orgueilleux se confie en lui-même et présume trop de ses forces ; il ne songe guère à implorer le secours divin ; l'humble au contraire met tout son espoir en Dieu, parce qu'il se défie de lui-même. L'espérance, à son tour, nous rend plus humbles, parce qu'elle nous montre que les biens célestes sont tellement au-dessus de nos forces que, sans le secours tout-puissant de la grâce, nous ne pourrions les atteindre.
3) La charité a pour ennemie l'égoïsme ; c'est donc dans le vide de soi que s'augmente l'amour de Dieu; et celui-ci à son tour rend plus profonde l'humilité, parce que nous sommes heureux de nous effacer devant Celui que nous aimons. Aussi S. Augustin dit avec raison qu'il n'est rien de plus sublime que la charité mais que ceux-là seuls la pratiquent qui sont humbles. De même, pour pratiquer la charité envers le prochain, il n'est pas de moyen plus sûr que l'humilité, qui jette un voile sur ses défauts, et nous fait compatir à ses misères au lieu de nous indigner contre lui.
1139. 4) La religion est d'autant mieux pratiquée qu'on voit plus clairement que tout doit sanéantir et se sacrifier pour Dieu.
5) La prudence l'exige : les humbles aiment à réfléchir et à consulter avant d'agir.
6) La justice ne peut se pratiquer sans l'humilité, car lorgueilleux exagère ses droits au détriment de ceux du prochain.
7) La force du chrétien venant non de lui-même, mais de Dieu, n'existe vraiment que chez ceux qui, conscients de leur faiblesse, s'appuient sur Celui qui seul peut les fortifier.
8) La tempérance et la chasteté, nous l'avons vu, supposent l'humilité. La douceur et la patience ne se pratiquent bien que lorsquon sait accepter les humiliations.
Ainsi donc on peut dire que sans l'humilité il nest point de vertu solide et durable, et que par elle au contraire toutes les vertus croissent et s'enracinent plus profondément dans l'âme. Nous pouvons conclure avec S. Augustin : « Désires-tu t'élever ? Commence par t'abaisser. Tu rêves de construire un édifice qui s'élève jusqu'au ciel ? Etablis d'abord le fondement sur l'humilité. Et plus la construction doit être élevée, plus profondes doivent être les fondations » (Sermo 10 de Verbis Domini).
IV. La pratique de l'humilité
1140. Les commençants combattent surtout l'orgueil, comme nous l'avons indiqué, n° 838-844. Les progressants s'efforcent d'imiter l'humilité de Notre Seigneur.
1141. 1° Ils s'efforcent d'attirer en eux les sentiments de Jésus humble. C'est bien ce que nous dit S. Paul : « Hoc enim sentite in vobis quod et in Christo Jesu : qui, cum in forma Dei esset... exinanivit semetipsum... » (Philip., II, 5-7). Il faut donc méditer souvent, admirer et s'efforcer de reproduire les exemples d'humilité que Jésus nous a donnés dans sa vie cachée, dans sa vie publique et sa vie souffrante et qu'il ne cesse de nous donner dans sa vie eucharistique.
A) Dans sa vie cachée, ce qu'il pratique surtout c'est l'humilité d'effacement. a) Il la pratique avant de naître en s'enfermant pendant neuf mois dans le sein de Marie, où il voile ses attributs divins de la façon la plus complète ; en se soumettant à un édit de César (Luc, II, 1) ; en souffrant sans se plaindre les rebuts dont sa mère est victime (Luc, II, 7) ; en souffrant surtout de l'ingratitude des hommes, qui ne songent guère à lui préparer une place dans leurs curs (Joan., I, 11). b) Il la pratique dans sa naissance, où il nous apparaît comme un enfant pauvre, emmailloté, placé dans une mangeoire, sur un peu de paille (Luc, II, 12). Et ce petit enfant est le Fils de Dieu, l'Égal du Père, la Sagesse incréée ! c) Il la pratique dans toutes les circonstances qui suivent cette naissance : comme un enfant du commun, il est circoncis, racheté au prix de deux tourterelles ; il est obligé de fuir en Egypte pour échapper à la persécution d'Hérode, lui qui d'un mot pouvait réduire en poussière ce cruel tyran ! d) Et quel effacement dans la vie de Nazareth ? Caché dans un petit village de Galilée, aidant sa mère dans les soins du ménage, apprenti et ouvrier, il passe trente ans à obéir, lui le Maître du monde (Luc, II, 51). On comprend alors l'exclamation de Bossuet : « Ô Dieu, je me pâme, encore un coup ! Orgueil, viens crever à ce spectacle ! Jésus, fils d'un charpentier, charpentier lui-même, connu par cet exercice sans quon parle daucun autre emploi, ni daucune autre action » (Elévations, XXe sem., 8e)
1142. B) Dans sa vie publique, Jésus ne cesse de pratiquer l'oubli de soi dans la mesure compatible avec sa mission. Il est obligé sans doute de proclamer par ses paroles et par ses actes qu'il est le Fils de Dieu ; mais il le fait d'une façon discrète, mesurée, assez clairement pour que les hommes de bonne volonté puissent comprendre, sans toutefois cet éclat qui force l'assentiment. Son humilité apparaît dans toute sa conduite. a) il s'entoure d'apôtres ignorants, peu cultivés, et par là même peu estimés : des pêcheurs et un publicain ! Il montre une préférence marquée pour ceux que le monde méprise : les pauvres, les pécheurs, les affligés, les enfants, les déshérités de ce monde. Il vit d'aumônes et n'a pas de maison à lui. b) Son enseignement est simple, à la portée de tous, et ses comparaisons comme ses paraboles, sont empruntées à la vie ordinaire ; il cherche non à se faire admirer, mais à instruire et à toucher les curs. c) Ce n'est que rarement qu'il opère des miracles, et encore recommande-t-il souvent à ceux quil guérit de n'en rien dire à personne. Pas d'austérité affectée : il prend ses repas comme tout le monde, assiste aux noces de Cana et à quelques banquets auxquels il est invité. Il fuit la popularité, ne craint pas de déplaire à ses disciples : « durus est hic sermo » (Joan., VI, 61) ; et quand on veut le faire roi, il s'enfuit. d) Si nous pénétrons ses sentiments les plus intimes, nous voyons comment il veut vivre en dépendance de son Père et des hommes : il ne juge rien de lui-même, mais il prend l'avis de son Père : « Ego non judico quemquam » (Joan., VIII, 15) ; il ne parle que pour exprimer la doctrine de Celui qui l'a envoyé : « A meipso non loquor » (Joan., XIV, 10 ; « Mea doctrina non est mea, sed ejus qui missit me » (Joan., VII, 16) ; il ne fait rien de lui-même, mais uniquement par déférence pour son Père : « Non possum a meipso facere quidquam... Pater autem in me manens ipse facit opera » (Joan., V, 30 ; XIV, 10). Aussi ce n'est pas sa propre gloire qu'il cherche, c'est celle du Père ; il n'a vécu sur terre que pour le glorifier : « Ego
non quaero gloriam meam » (Joan., VIII, 50), « Ego te clarificavi super terram » (Joan., XVII, 4). Bien Plus, lui le Maître du monde se fait le serviteur des hommes : « Non venit ministrari, sed ministrare » (Matth., XX, 28). En un mot, oublieux de lui-même, il se sacrifie constamment pour Dieu et pour les hommes.
1143. C) C'est ce qui paraît encore plus dans sa vie souffrante, où il pratique l'humilité d'abjection. Lui, la sainteté même, a voulu se charger du poids de nos iniquités, et en subir la peine, comme s'il eût été coupable (II Cor., V, 21). a) De là ces sentiments de tristesse, dabattement, d'ennui qu'il éprouve au jardin des Oliviers, en se voyant couvert de nos péchés : « cæpit pavere, tædere, mæstus esse... Tristis est anima mea usque ad mortem » (Marc, XIV, 33, 34). b) De là les avanies dont il a été comblé : trahi par Judas, il n'a pour lui que des paroles d'amitié : « Amice, ad quid huc venisti » (Matth., XXVI, 50) ; abandonné de ses apôtres, il ne cesse de les aimer ; arrêté, garrotté comme un malfaiteur, il guérit Malchus blessé par Pierre. Livré à la valetaille, il en subit les affronts sans se plaindre ; injustement calomnié, il ne se justifie pas, et ne parle que pour répondre à l'adjuration du grand prêtre, en qui il respecte lautorité de Dieu ; il sait que sa réponse lui vaudra la peine de mort, mais il dit la vérité quand même. Traité comme un fou par Hérode, il ne dira pas un mot, il ne fera pas un miracle pour venger son honneur. Le peuple, auquel il avait fait tant de bien, lui préfère Barabbas, et Jésus ne cesse de souffrir pour sa conversion ! Injustement condamné par Pilate, il se tait, se laisse flageller, couronner d'épines, vilipender comme un roi de théâtre ; il accepte sans murmure la lourde croix dont on charge ses épaules, se laisse crucifier sans mot dire. Insulté ironiquement par ses ennemis, il prie pour eux et les excuse auprès de son Père. Privé des consolations célestes, abandonné de ses disciples, blessé dans sa dignité d'homme, dans sa réputation, dans son honneur, il a subi, ce semble, tous les genres d'humiliation qu'on puisse imaginer, et peut redire avec plus de raison que le psalmiste : « Sum vermis et non homo, opprobrium hominum et abjectio plebis » (Ps. XXI, 7). Et c'est pour nous, pécheurs, à notre place, qu'il a enduré si héroïquement toutes ces insultes, sans un mot de plainte (I Petr., II, 23). Pourrions-nous donc jamais nous plaindre, nous qui sommes si coupables, même si en quelques circonstances nous étions injustement accusés ?
1144. D) Sa vie eucharistique reproduit ces différents exemples d'humilité. a) Jésus y est caché, plus encore que dans la crèche, plus qu'au Calvaire. Et cependant, du fond de son tabernacle, c'est lui qui est la cause première et principale de tout le bien qui se fait dans le monde, lui qui inspire, fortifie, console tous les missionnaires, les martyrs, les vierges
Et il veut être caché, nesciri, pro nihilo reputari. b) Et que d'avanies, que d'insultes ne reçoit-il pas dans son sacrement d'amour, non seulement de la part des incroyants qui refusent de croire à sa présence, des impies qui profanent son corps sacré, mais encore des chrétiens qui, par faiblesse et lâcheté, font des communions sacrilèges, des âmes même qui lui sont consacrées et parfois l'oublient et le laissent seul dans son tabernacle (Matth., XXVI, 40). Et au lieu de se plaindre, il ne cesse de nous dire : « Venite ad me omnes qui laboratis et onerati estis et ego reficiam vos » (Matth., XI, 28). Oui, vraiment il y a là pour nous tous les exemples dont nous avons besoin pour nous soutenir, nous fortifier dans la pratique de tous les genres d'humilité ; et, quand nous réfléchissons qu'il nous a en même temps mérité la grâce de l'imiter, comment hésiter à le suivre ?
1145. 2° Voyons donc comment nous pouvons à son exemple pratiquer l'humilité envers Dieu, le prochain et nous-mêmes.
A) Envers Dieu, l'humilité se manifeste surtout de trois façons : a) Par l'esprit de religion, qui honore en Dieu la plénitude de l'être et de la perfection. Ce que nous faisons en reconnaissant affectueusement et joyeusement notre néant et notre péché, heureux, de proclamer ainsi la plénitude et la sainteté de l'être divin. De là naissent ces sentiments d'adoration, de louange, de crainte filiale et d'amour ; de là ce cri du cur : Tu solus Sanctus, tu solus Dominus, tu solus Altissimus. Ces sentiments jaillissent de notre cur non seulement quand nous sommes en prière, mais encore quand nous contemplons les uvres de Dieu, uvres naturelles, où se reflètent les perfections du Créateur, uvres surnaturelles, où l'il de la foi nous découvre une véritable similitude, une participation à la vie divine.
1146. b) Par l'esprit de reconnaissance, qui voit en Dieu la source de tous les dons naturels et surnaturels que nous admirons en nous et dans les autres. Alors, comme l'humble Vierge, et avec elle, nous glorifions Dieu de tout le bien qu'il a mis en nous : « Magnificat anima mea Dominum... Fecit mihi magna qui potens est, et sanctum nomen ejus ». Ainsi, au lieu de nous enorgueillir de ces dons, nous en renvoyons à Dieu tout lhonneur, et connaissons que souvent nous les avons bien mal utilisés.
1147. c) Par l'esprit de dépendance, qui nous fait confesser notre incapacité à rien faire de bon par nous-mêmes. Dans cette conviction nous ne commençons jamais une action sans nous mettre sous l'influence et la direction du Saint Esprit, et sans implorer sa grâce qui seule peut remédier à notre incapacité. C'est ce que font en particulier les directeurs d'âmes, qui, dans l'exercice de leurs délicates fonctions, au lieu de se prévaloir de la confiance que leur témoignent leurs dirigés, avouent ingénument leur incapacité, et prennent conseil de Dieu avant de donner des avis aux autres.
1148. B) Envers le prochain, le principe qui doit nous guider est celui-ci : voir en lui ce que Dieu y a mis de bon, au double point de vue naturel et surnaturel, l'admirer sans envie, ni jalousie ; jeter au contraire un voile sur ses défauts, et les excuser dans la mesure où c'est possible, chaque fois du moins qu'on n'est pas chargé par devoir d'état de les réformer. En vertu de ce principe : a) on se réjouit des vertus, des succès du prochain, puisque tout cela glorifie Dieu, « dum omni modo... Christus annuntietur » (Phil., I, 18). On peut sans doute désirer leurs vertus, mais alors on s'adresse au Saint Esprit pour qu'il daigne nous en donner une participation ; ainsi s'établit une noble émulation (Hebr., X, 24). b) Si on voit le prochain tomber en quelque faute, au lieu de s'en indigner, on prie pour sa conversion; et on se dit sincèrement que, sans la grâce de Dieu, on serait tombé dans des fautes beaucoup plus graves encore, n° 1129.
1149. c) C'est ce qui permet de se regarder comme inférieurs aux autres (Phil., II, 3). On peut en effet considérer surtout, sinon exclusivement, ce qu'il y a de bon dans les autres et ce qu'il y a de mal en nous. Voici le conseil que donnait S. Vincent de Paul à ses disciples : « Si nous nous étudions à nous bien connaître, nous trouverons qu'en tout ce que nous pensons, disons et faisons, soit dans la substance ou les circonstances, nous sommes pleins et environnés de sujets de confusions et de mépris ; et si nous ne voulons point nous flatter, nous nous verrons non seulement plus méchants que les autres hommes, mais pires en quelque façon que les démons de l'enfer ; car si ces malheureux esprits avaient en leur disposition les grâces et les moyens qui nous sont donnés pour devenir meilleurs, ils en feraient mille et mille fois plus d'usage que nous n'en faisons ».
On s'est demandé comment il se peut faire qu'on arrive à cette persuasion, qui en soi, objectivement, n'est pas toujours conforme à la vérité. Notons d'abord qu'elle existe chez tous les Saints, et que par conséquent elle doit avoir un fondement solide. Ce fondement, le voici. En face de soi-même l'homme est juge, et, quand il se connaît à fond, il voit clairement qu'il est bien coupable et que de plus il y a en lui beaucoup de tendances mauvaises ; il en conclut qu'il doit se mépriser. Mais pour les autres il nest point juge, et il ne peut l'être, ne connaissant pas leurs intentions, qui sont un des éléments les plus essentiels pour juger leur conduite ; il ne connaît pas non plus la mesure de grâce que Dieu leur départit, et dont il faut tenir compte dans l'appréciation de leur conduite. Se jugeant donc sévèrement, et ne jugeant les autres qu'avec bénignité, on en arrive à la persuasion pratique que, somme toute, nous devons nous mettre au-dessous de tous les autres.
1150. C) Envers soi-même, voici le principe à suivre : tout en reconnaissant le bien qui est en nous, pour en remercier Dieu, nous devons surtout considérer ce qu'il y a de défectueux, notre néant, notre incapacité, notre péché, afin de nous tenir habituellement dans des sentiments d'humiliation et de confusion. A l'aide de ce principe, on pratiquera plus facilement l'humilité qui doit s'étendre à l'homme tout entier : à son esprit, à son cur, à son extérieur.
a) L'humilité desprit, qui comprend principalement quatre choses : 1) Une juste défiance de soi, qui nous porte à ne pas exagérer nos talents, mais à nous humilier de ce que nous avons si mal utilisé ceux que le Bon Dieu nous a donnés. C'est le conseil du Sage : « Ne cherche pas ce qui est trop difficile pour toi, et ne scrute pas ce qui dépasse tes forces » (Eccli., III, 22) ; c'est ce que S. Paul recommandait aux Romains : « En vertu de la grâce qui m'a été donnée, je dis à chacun de vous de ne pas s'estimer plus qu'il ne faut ; mais d'avoir des sentiments modestes, chacun selon la mesure de la foi que Dieu lui a départie » (Rom., XII, 3). 2) Dans l'usage qu'on fait de ses talents, ne pas chercher à briller, à se faire estimer, mais à être utile, à faire du bien. C'est ce que recommandait S. Vincent de Paul à ses missionnaires, et il ajoutait : « En user autrement, c'est se prêcher soi-même et non pas Jésus-Christ ; et une personne qui prêche pour se faire applaudir, louer, estimer, faire parler de soi, qu'est-ce que fait cette personne ?... Un sacrilège, oui, un sacrilège ! Quoi, se servir de la parole de Dieu et des choses divines pour acquérir de l'honneur et de la réputation ! oui c'est un sacrilège ! ».
1151. 3) Pratiquer la docilité intellectuelle, non seulement en se soumettant aux décisions officielles de l'Eglise, mais encore en acceptant cordialement les directions pontificales, même quand elles ne sont pas infaillibles, en se disant qu'il y a plus de sagesse dans ces décisions que dans nos propres jugements. 4) Cette docilité fera éviter l'obstination dans ses propres idées sur les points controversés. Assurément on a le droit d'embrasser, dans les choses librement discutées, le système qui nous semble le mieux fondé ; mais n'est-il pas juste de laisser la même liberté aux autres ?
1152. b) L'humilité de cur demande qu'au lieu de désirer et de rechercher la gloire ou les honneurs, on se contente de la condition où lon est, et qu'on préfère la vie cachée aux fonctions éclatantes. Elle va plus loin encore : elle cache tout ce qui peut nous faire aimer et estimer, et désire le dernier lieu non seulement dans les rangs du monde, mais dans leur estime (Luc, XIV, 10). Elle désire même que notre mémoire périsse entièrement sur la terre. Ecoutons S. Vincent de Paul : « Nous ne devons jamais jeter les yeux ni les arrêter sur ce qu'il y a de bien en nous, mais nous étudier à connaître ce qu'il y a de mal et de défectueux, et c'est là un grand moyen pour conserver l'humilité. Ni le don de convertir les âmes, ni tous les autres talents extérieurs qui sont en nous, n'étant pour nous, nous n'en sommes que les portefaix, et avec tout cela nous pouvons parfaitement nous damner. C'est pourquoi personne ne doit se flatter, ni se complaire en soi-même, ni en concevoir aucune propre estime, voyant que Dieu opère de grandes choses par son moyen ; mais il doit d'autant plus s'humilier et se reconnaître pour un chétif instrument dont Dieu daigne se servir ».
1153. c) L'humilité extérieure ne doit être que la manifestation des sentiments intérieurs ; mais on peut dire aussi que les actes extérieurs d'humilité réagissent sur nos dispositions pour les affermir et les intensifier. Il ne faut donc pas les t-ié.-kIliger, mais les accompagner de véritables sentiments d'humilité, et par conséquent abaisser son âme en même temps que son corps. 1) Un logement pauvre, des vêtements modestes, à moitié usés et rap ilécés, pourvu qu'ils demeurent propres, inclinent à l'humilité; un logement et des vêtements riches suggèrent facilement des sentiments contraires à cette vertu. 2) Une tenue, une démarche, une physionomie, une manière d'a.lir modeste et humble, sans affectation, aident à pratiquer l'humilité '; les occupations humbles, comme le travail manuel, raccommoder ses habits, produisent le même résultat. 3) Il en est de même de la condescendance qu'on montre à l'égard des autres, des marques de déférence et de courtoisie. 4) Dans les conversations, l'humilité nous porte à faire parler les autres sur les choses qui les intéressent, et à parler peu soi-même. Surtout elle empêche de parler de soi et de tout ce qui se rapporte au moi : il faut être un saint pour pouvoir parler de soi en mal, sans arrière-pensée 1, et parler de soi en bien n'est que de la vantardise. De même il ne faut pas, sous prétexte d'humilité, faire des extravagances. Comme le dit S. François de Sales 3, "si quelques grands serviteurs de Dieu ont fait semblant d'être fous, pour se
C'est ce qu'explique bien MGR. GAY, Vie et vertus, t. 1, de l'humilité, P. 357-358- " Il y a une habitude d'humilité extérieure oil l'âme sincèrement humble maintient toujours le corps. C'est quelque chose de contenu, de réservé, de calme, qui donne à la physionomie entière et à toutes les démarches cette beauté ineffable, cette liai monie, ce charme qu'exprime le mot de modestie. Modeste est le regard, modeste la voix, modeste le rire, modestes sont tous les mouvements... Rien n'est Plus loin de l'apprêt que la vraie modestie. Saint Paul (lisait (Phil. IV, 5) : Que votre modestie se montre à toits, car le Seigneur est proche! Là en effet est le secret de cette ravissance et sainte attitude. Dieu est proche de cette âme, et cette âme ne l'oublie jamais : elle vit ci, si, présence et agit sous ses yeux, en la compagnie des bons anges ",
- " Nous disons maintes fois que tiens ne sommes rien, que nous sommes la misère même et l'ordure dit monde : mais nous serions bien marris qu'on nous prist au mot, et que l'on nous publiast tels que nous disons; ait contraire nous faisons semblant de fuit et de nous cacher, afin qu'on nous coure après et qu'on nous cherche : nous faisons contenance de vouloir être les derniers, et assis au bas bout de la table, mais c'est afin de passer plus avantageusement au haut bout. La vraye humilité rie fait pas semblant de l'être, et ne dit guère de paroles d'humilité ". (S. FR. DE SALES, Vie dévoie, Il I~ Part_ ch. V.)
us abjects devant le moi-ide, il les faut admirer, et rendre plo . non pas imiter ; car ils ont eu des motifs pour passer à ces excès qui leur ont été si particuliers et extraordinaires que personne n'en doit tirer aucune conséquence pour soi ".
L'humilité est donc une vertu très pratique et très sanctifiante, qui embrasse l'homme tout entier; elle nous aide à pratiquer les autres vertus, et surtout la douceur.
§ III. La douceur
1154. Notre Seigneur associe justement la douceur à l'humilité, parce qu'elle ne peut guère se pratiquer sans celle-ci. Nous traiterons : 1° de sa nature ; 2° de son excellence ; 3° de sa pratique.
I. Nature de la vertu de douceur
1155. 1. Ses éléments. La douceur est une vertu complexe, qui comprend trois éléments principaux : a) une certaine maîtrise (le soi qui prévient et modère les mouvements de la colère : c'est à ce point de vue qu'elle se rattache à la tempérance -, b) le support tics défauts du prochain, qui demande la patience et par là même la vertu de force ; C) le pardon des injures et la bienveillance à l'égard de tous, même des ennemis : sous ce rapport, elle inclut la charité. Comme on le voit, c'est un ensemble de vertus, plutôt qu'une vertu unique.
1156. 2P 011 peut donc la définir : une vertu morale surnaturelle qui prévient et modère la colère, supporte le prochain ses défauts et le traite avec bénignité. La douceur n'est donc pas cette faiblesse de caractère qui dissimule, sous des dehors doucereux, un profond ressentiment. C'est une vertu intérieure qui réside à la fois dans la volonté et dans la sensibilité pour y faire régner le calme et la paix, mais qui se manifeste au dehors, dans les paroles et dans les gestes, par des manières affables. Elle se pratique à l'égard du prochain, mais aussi envers soi-même, comme aussi envers les êtres animés ou inanimés.
II. Son excellence
La douceur est une vertu excellente en soi et dans ses effets.
1157. 1- En soi, elle est, dit M. Olier 2, " la cousommation du chrétien ; car elle présuppose en lui l'an éantissein ent de tout le propre, et la mort à tout intérêt ". Aussi, ajoute-t-il, " la vraie douceur ne se rencontre presque jamais que dans les ânes innocentes ' dans lesquelles JésusChrist a fait un séjour continuel depuis la ré,,énération sainte ". Pour les
on ne l'y trouve en perfection que rarement, parce que bien peu travaillent avec assez d'énergie et de constance à détruire les défauts qu'ils ont contractés. Aussi Bossuet nous dit que " la vraie marque de l'innocence ou conservée, ou recouvrée, c'est la douceur " 3.
1158. 2- Le -rai-id avaizta,-e de la douceur est de faire régner la paix dans l'âme, paix avec Dicii, avec leprochain, avec soi-iizëine. a) Avec Dieu, parce qu'elle nous fait accepter tous les événements, même les plus fâcheux, avec calme et sérénité, comme des moyens de progresser dans les vertus, et surtout dans l'amour de Dieu : (C nous savons en effet, dit S. Paul, que toutes choses
Saint Jérûnie la décrit fort bien dans son CominentairesiérZes Gaïales, V. 22 : " La bénignitê, dit S. JéiÔme, est une vertu suavc, aimable, tranquille, an parler doux, aux moeurs affables, alliage heureux de toutes les bonues qualités. La bonté en est assez voisine, car elle aussi cherche à faire plaisir; mais elle s'en distingue en ceci qu'elle est moins avenante et d'aspect plus sévère; qu'elle est prompte à faire du bien et à rendre service, mais sans cette ainénitê, cette suavité qui gagne les coeurs ".
1 1nîroduction, ch. X.
3 Médit. sur l'Evangile, Sermon, 11l~ Jour.
concourent an bien de ceux qui aiment Dieu
di1~,~,ciziîbus Dezim omnia in bonum " 1.
b) Avec le : car, cri prévenant et réprimant les mouvements de colère, elle nous fait supporter les défauts du prochain, et nous permet de maintenir avec lui de bons rapports, ou du moins de ne pas être troublé intérieurement si d'autres s'irritent contre nous.
c) A l'égard (le soz-ilzêi;ie .- quand on a- commis une faute ou une bévue, on ne s'impatiente ni tic s'irrite; mais on se reprend avec tranquillité, avec compassion, sans s'étonner de ses fautes, en profitant (le l'expérience acquise pour être plus vigilant. Ainsi on évit(~ le défaut (le ceux qui " s'étant mis en colère, se courroucent de s'être courroucés, entrent en cha-rin de s'être chagrinés et ont dépit de s'être dépites " 2 . Ainsi on conserve la paix, qui est l'un des biens les plus précieux.
Ill. Prati'que & iez vel-tu de doléceli1%
î59. io Les commençants la pratiquent en combattant la colère et le désir de la vengeance, ainsi que tous les mouvements passionnés de l'âme, 11. 861-863.
1160. 2- Les âmes avancées s'efforcent d'attirer en elles la douceur de Jésus, douceur qu'il nous enseigne admirablement par ses paroles et par ses exemples 3.
A) Il attache tant d'importance à cette vertu qu'il a voulu qu'elle fût annoncée par les prophètes comme un des caractères du Messie, et que l'accomplissement de cette prophétie fût marqué par les EvangéliStes 4.
' lefflU., VIII, 28.
'S. FR. DL' SALES, Vie dévote, II1~ P., eh. IX.
3 Il. CHEVRIER, le disciple, P- 345-354-
4 ISATE, XLII, 1-4; Ajat , î~1., XII, 17-21.
1161. B) Il s'offre à nous comme un modèle de cette douceur, et nous invite à être - ses disciples, parce qu'il est doux et humble de cur1.
a) Il réalise parfaitement l'idéal de douceur tracé par les Prophètes. Quand il prêche l'Evangile, ce n'est pas avec contention, animosité, aigreur, mais calme et sérénité.
Pas d'éclats de voix, de cris inutiles, de paroles de colère le bruit passe et ne fait pas de bien. Ses manières seront si douces qu'il ne rompra pas le roseau à demi brisé et n'éteindra pas la mèche qui fume encore, c'est-à-dire la petite étincelle de foi et d'amour qui reste dans l'âme du pécheur. Pour attirer les hommes, il ne sera ni triste ni turbulent : tout en lui respirera l'amabilité, et il invitera ceux qui sont chargés de labeurs à venir chercher le repas en lui.
1162. b) A l'égard des ap~tres : i) sa conduite est pleine de douceur : il supporte leurs défauts, leur ignorance, leur rudesse; il procède avec ménageinents, ne leur révélant la vérité que par degrés, dans la mesure où ils peuvent la supporter, et laisse au Saint Esprit le soin de compléter son oeuvre.
Il les défend contre les accusations injustes des Pharisiens qui leur reprochent de ne pas jeûner; mais il les réprimande quand ils manquent de douceur à l'égard des enfants qui se pressent autour de lui, ou quand ils veulent attirer le feu du ciel sur un bourg de Samarie. Quand Pierre frappe -I\Ialclius de l'épée, Jésus le lui reproche ; mais en même temps il lui pardonne son triple reniement et le lui fait expier par une triple profession d'amour.
2) De plus il conscitle la douceur aux ouvriers apostoliques ils auront la simplicité de la colombe et non,l'astuce du serpent; ils seront comme des agneaux au milieu des loups, ne résisteront pas au mal, mais présenteront la joue gauche à celui qui les frappe sur la joue droite; ils donneront leur manteau, leur tunique, plutôt que d'aller en justice, et prieront pour ceux qui les persécutent.
1163. c) Aux pécheurs, même les plus coupables, il pardonne volontiers aussitôt qu'il voit en eux la, moindre trace de repentir.
C'est avec beaucoup de délicatesse qu'il obtient les aveux de la Samaritaine et sa conversion, qu'il pardonne à la femme pécheresse et au bon larron : car il est venu appeler, non les justes, mais les pécheurs, à la pénitence. Comme un bon pasteur, il va chercher la brebis égarée et la ramène au bercail sur ses épaules; il donne même sa vie pour ses brebis. -- Si parfois il parle rudement aux Pharisiens et aux Scribes, c'est parce qu'ils imposent aux autres un joug insupportable, et les empêchent ainsi d'entrer dans le royaume de Dieu.
d) Il n'est pas jusqu'à ses ennemis qu'il lie traite avec douceur : judas, qui le trahit, reçoit encore le doux nom d'ami, et jésus sur la croix prie pour ses bourreaux, et demande à son Père de leur pardonner à cause de leur ignorance.
1164. C) Pour iiniter Notre Sez~-neur : a) nous éviterons les disputes, les éclats de voix, les paroles ou actions blessantes ou brusques, pour lie pas éloi~ner les timides. Nous nous efforcerons de lie jamais rendre le mal pour le mal ; de lie rien briser ou casser par brusquerie; clé ne pas parler, quand nous sommes en colère. b) Nous essaierons au contraire de traiter avec ménagement tous ceux qui nous abordent; de conserver pour tous un visage gai et affable, même s'ils nous fatiguent et nous ennuient; d'accueillir avec une bonté particulière les pauvres, les affligés, les malades, les pécheurs, les timides, les enfants; d'adoucir par quelques bonnes paroles les réprimandes que nous sommes obligés de faire; de rendre service avec un saint empressement, faisant même quelquefois plus que ce qu'on nous demande, et surtout le faisant gracieusement. Nous serons prêts, s'il le faut, à supporter un soufflet sans le rendre, et à présenter la joue gauche à qui nous frappe sur la droite.
1165. 3o Les parfaits s'efforcent d'imiter la douceur inûme de Dieu, selon la remarque de M. Olier 1 : " Il est la douceur par essence, et lorsqu'il en veut rendre l'âme participante, il s'établit tellement en elle, qu'elle n'a plus rien de la chair ni d'elle-même; mais elle est toute perdue en Dieu, en son être, cri sa vie, en sa substance, en ses perfections : en sorte que tout ce qu'elle opère est en douceur; et quand même elle opère avec zèle, c'est toujours avec douceur, à cause que l'amertume et l'aigreur n'a plus de part en elle, lion plus qu'elle n'en peut avoir en Dieu ".
1166. Conclusion. Nous terminons ici, pour n'être pas trop long, l'exposé des vertus cardinales. a) Elles disciplinent, assouplissent et perfectionnent toutes nos facultés, en les soumettant à l'empire de la raison et de la volonté. Ainsi se rétablit peu à peu dans notre âme l'ordre primitif, la soumission du corps à l'âme, des facultés inférieures à la volonté. b) Elles font plus encore : non seulement elles suppriment les obstacles à l'union divine, mais déjà elles commencent cette union. Car la prudence que nous acquérons est déjà une participation à la sagesse de Dieu, notre justice une participation à sa justice; notre force vient de Dieu et nous unit à lui; notre tempérance nous fait participer au bel équilibre, à l'harmonie qui existe en lui. Quand nous obéissons à nos Supérieurs, c'est à lui que nous obéissons; la chasteté n'est qu'un moyen de nous rapprocher de sa pureté parfaite; l'humilité ne fait le vide dans notre âme que pour la remplir de Dieu; et notre douceur n'est qu'une participation à la douceur même de Dieu.
Ainsi préparée par les vertus morales, cette union avec Dieu va se perfectionner par les vertus théologales, qui ont Dieu lui-même pour objet.
CHAPITRE III. Les vertus théologales
1167. 1° Saint Paul mentionne les trois vertus théologales, et les groupe toutes les trois comme trois éléments essentiels de la vie chrétienne, en faisant ressortir leur supériorité sur les vertus morales. Ainsi il exhorte les Thessaloniciens à revêtir la cuirasse de la foi et de la charité et le casque de l'espérance (I Th., V, 8), et loue chez eux luvre de la foi, le labeur de la charité et le support de l'espérance (I Th., I, 3). Par opposition aux charismes qui passent, la foi, l'espérance et la charité demeurent (I Cor., XIII, 13).
1168. 2° Leur rôle est de nous unir à Dieu par Jésus-Christ, pour nous faire participer à la vie divine. Elles sont donc à la fois unifiantes et transformantes. a) Ainsi la foi nous unit à Dieu vérité infinie, et nous fait entrer en communion avec la pensée divine, puisqu'elle nous fait connaître Dieu comme il s'est révélé lui-même ; par là elle nous prépare à la vision béatifique. b) L'espérance nous unit à Dieu, suprême béatitude et nous le fait aimer comme bon pour nous ; par elle nous attendons avec fermeté et sécurité le bonheur du ciel, ainsi que les moyens nécessaires pour y arriver ; par elle nous nous préparons déjà à la pleine possession de l'éternelle béatitude. c) La charité nous unit à Dieu, bonté infinie, nous le fait aimer comme infiniment bon et aimable en soi, et établit entre lui et nous une sainte amitié, qui nous fait déjà vivre de sa vie, puisque nous commençons à l'aimer comme il s'aime lui-même. Cette vertu comprend toujours, sur terre, les deux autres vertus théologales : elle en est pour ainsi dire lâme, la forme ou la vie, si bien que la foi et l'espérance sont imparfaites, informes, mortes, sans la charité. Ainsi la foi n'est complète, au témoignage de S. Paul, que lorsqu'elle se manifeste par l'amour et par les uvres (Galat., V, 6) ; l'espérance n'est parfaite que lorsqu'elle nous donne un avant-goût du bonheur du ciel par la possession de la grâce sanctifiante et de la charité.
ART. I. LA VERTU DE FOI
Trois choses à exposer : 1° sa nature ; 2° son rôle sanctificateur ; 3° sa pratique progressive.
I. Nature de la foi
Nous ne pouvons ici que rappeler brièvement ce que nous avons exposé dans notre Théologie dogmatique et morale.
1169. 1° Signification dans la Sainte Ecriture. Le mot foi signifie bien la plupart du temps une adhésion de lintelligence à la vérité, mais basée sur la confiance : du reste, pour croire à quelqu'un, il faut avoir confiance en lui.
A) Dans l'Ancien Testament, la foi est présentée comme une vertu essentielle, d'où dépend le salut ou la ruine du peuple : « Croyez en Yawheh votre Dieu et vous serez sauvés » (II Paral., XX, 20) ; « si vous ne croyez pas, vous ne subsisterez point » (Isa., VII, 9). Cette foi est un assentiment à la parole de Dieu, mais accompagné de confiance, d'abandon, d'amour.
B) Dans le Nouveau Testament, la foi est tellement essentielle que croire c'est professer le christianisme, et ne pas croire c'est n'être pas chrétien : « Qui crediderit et baptizatus fuerit salvus erit ; qui vero non crediderit condemnabitur » (Marc, XVI, 16). La foi c'est l'acceptation de l'Evangile prêché par Jésus-Christ et ses Apôtres ; elle suppose donc la prédication : « fides ex auditu » (Rom., X, 17). Cette foi n'est donc ni une intuition du cur, ni une vision directe : « videmus nunc per speculum, in ænigmate » (I Cor., XIII, 12) ; c'est une adhésion à un témoignage divin, adhésion libre et éclairée, puisque d'un côté l'homme peut refuser de croire, et que de l'autre il ne croit pas sans raisons, sans la conviction intime que Dieu a révélé (Phil., III, 8-10 ; I Petr., III, 15). Cette foi est accompagnée d'espérance, et se perfectionne par la charité : « fides quæ per caritatem operatur » (Galat., V, 6).
1170. 2° Définition. La foi est une vertu théologale qui incline notre intelligence, sous linfluence de la volonté et de la grâce, à donner un ferme assentiment aux vérités révélées, à cause de l'autorité de Dieu.
A) C'est donc avant tout un acte de lintelligence, puisqu'il s'agit de connaître une vérité. Mais, comme cette vérité n'est pas intrinsèquement évidente, notre adhésion ne peut se faire sans l'influence de la volonté qui commande à l'intelligence d'étudier les raisons de croire, et, quand celles-ci sont convaincantes, lui commande encore de donner son assentiment. Et, comme il s'agit d'un acte surnaturel, la grâce doit intervenir soit pour éclairer l'intelligence, soit pour aider la volonté. C'est ainsi du reste que la foi devient un acte libre, surnaturel et méritoire.
B) L'objet matériel de notre foi, c'est tout l'ensemble des vérités révélées, soit celles que la raison ne peut aucunement découvrir, soit celles qu'elle peut connaître mais qu'elle connaît mieux par la foi. Toutes ces vérités se groupent autour de Dieu et de Jésus-Christ ; de Dieu, dans l'unité de sa nature et la trinité de ses personnes, notre premier principe et notre dernière fin ; de Jésus-Christ, notre rédempteur et médiateur, qui n'est autre que le Fils éternel de Dieu fait homme pour nous sauver, et par conséquent de l'uvre rédemptrice et de tout ce qui sy rapporte. Nous croyons, en d'autres termes, ce que nous verrons un jour dans le ciel (Joan., XVII, 3).
1171. C) L'objet formel, ou ce qu'on appelle communément le motif de notre foi, c'est l'autorité divine manifestée par la révélation, et nous communiquant quelques-uns des secrets de Dieu. Ainsi la foi est une vertu toute surnaturelle dans son objet comme dans son motif, qui nous fait entrer en communion avec la pensée divine.
D) Souvent la vérité révélée nous est proposée authentiquement par l'Eglise, instituée par Jésus-Christ comme interprète officiel de sa doctrine ; alors cette vérité est dite de foi catholique ; s'il n'y a pas de décision authentique de l'Eglise, elle est simplement de foi divine.
E) Rien de plus ferme que l'adhésion de foi : ayant pleine confiance en l'autorité divine, beaucoup plus qu'en nos propres lumières, c'est de toute notre âme que nous croyons la vérité révélée ; et nous le faisons avec une sécurité d'autant plus grande, que la grâce divine vient faciliter et fortifier notre assentiment. C'est de la sorte que l'adhésion de la foi est plus vive et plus ferme que l'adhésion aux vérités rationnelles.
II. Rôle sanctificateur de la vertu de foi
1172. La foi ainsi expliquée ne peut évidemment quexercer un rôle important dans notre sanctification : en nous faisant communier à la pensée divine, elle est la base de la vie surnaturelle, et nous unit à Dieu d'une façon très intime.
1173. 1° Elle est la base de notre vie surnaturelle. Nous avons dit que l'humilité est regardée comme le fondement des vertus, et nous avons expliqué dans quel sens (n° 1138) ; la foi est elle-même le fondement de l'humilité, qui, comme nous l'avons dit, a été inconnue aux païens, et, par conséquent est d'une manière plus profonde encore, le fondement de toutes les vertus. Pour le mieux faire comprendre, nous n'avons qu'à commenter les paroles du Concile de Trente affirmant que la foi est le commencement, le fondement et la racine de la justification, et par là même de la sanctification.
A) Elle en est le commencement, parce que c'est le moyen mystérieux employé par Dieu pour nous initier a sa vie, à la façon dont il se connaît lui-même ; c'est de notre côté la première disposition surnaturelle, sans laquelle on ne peut ni espérer ni aimer ; c'est, pour ainsi dire, la prise de possession de Dieu et des choses divines. Pour saisir le surnaturel et en vivre, il faut en effet tout d'abord le connaître ; or nous le connaissons par la foi, lumière nouvelle ajoutée à celle de la raison, et qui nous permet de pénétrer dans un monde nouveau, le monde surnaturel. C'est comme un télescope qui nous permet de découvrir les choses lointaines que nous ne pouvons voir à l'il nu, mais cette comparaison est bien imparfaite, car le télescope est un instrument extérieur, tandis que la foi pénètre au plus intime de notre intelligence et vient en augmenter l'acuité comme le champ d'action.
1174. B) Elle est aussi le fondement de la vie spirituelle : cette comparaison nous montre que la sainteté est comme un édifice, très vaste, très élevé, et dont la foi est le fondement. Or, dans un édifice, plus les fondations sont profondes et larges, et plus l'édifice peut être élevé en hauteur, sans rien perdre de sa solidité. Il importe donc d'affermir la foi des personnes pieuses, et surtout des séminaristes et des prêtres, pour que sur cette base inébranlable puisse s'élever le temple de la perfection chrétienne.
C) Elle est enfin la racine de la sainteté. Les racines vont chercher dans le sol les sucs nécessaires à la nutrition et à la croissance d'un arbre ; ainsi la foi, qui plonge ses racines jusqu'au plus intime de l'âme, et qui s'y nourrit des vérités divines, fournit à la perfection un riche aliment. Les racines, quand elles sont profondes, donnent aussi de la solidité à l'arbre qu'elles supportent ; ainsi lâme, affermie dans la foi, résiste aux tempêtes spirituelles. Rien donc de plus important, pour arriver à une haute perfection, que d'avoir une foi profonde.
1175. 2° La foi nous unit à Dieu, et nous fait communier à sa pensée et à sa vie, c'est la connaissance dont Dieu se connaît, prêtée à l'homme d'une manière partielle : « par elle, dit Mgr Gay, la lumière de Dieu devient notre lumière, sa sagesse notre sagesse ; sa science notre science ; son esprit, notre esprit ; sa vie, notre vie » (De la vie et des vertus, t. I, p. 150). Directement elle unit notre intelligence à la sagesse divine ; mais, comme l'acte de foi ne peut se faire sans l'intervention de la volonté, celle-ci a sa part dans les heureux effets que produit la foi dans notre âme. On peut donc dire que la foi est une source de lumière pour lintelligence, une force et une consolation pour la volonté, un principe de mérites pour l'âme tout entière.
1176. A) C'est une lumière qui éclaire notre intelligence, et distingue le chrétien du philosophe, comme la raison distingue l'homme de l'animal. Il y a en nous une triple connaissance : la connaissance sensible, qui s'opère par les sens ; la connaissance rationnelle qui s'acquiert par l'intelligence ; la connaissance spirituelle ou surnaturelle qui s'acquiert par la foi. Cette dernière est bien supérieure aux deux autres. a) Elle étend le cercle de nos connaissances sur Dieu et sur les choses divines : par la raison, nous connaissons si peu de choses sur la nature de Dieu et sa vie intime ; par la foi, nous apprenons qu'il est un Dieu vivant, que de toute éternité il engendre un Fils, et que de l'amour mutuel du Père et du Fils jaillit une troisième personne, le Saint Esprit ; que le Fils s'est fait homme pour nous sauver, et que ceux qui croient en lui deviennent les fils adoptifs de Dieu ; que le Saint Esprit vient habiter dans nos âmes, les sanctifier et les doter d'un organisme surnaturel, qui nous permet de faire des actes déiformes et méritoires. Et ce n'est là qu'une partie des révélations qui nous sont faites. b) Elle nous aide à approfondir les vérités déjà connues par la raison. Ainsi combien plus précise et plus parfaite est la morale évangélique comparée à la morale naturelle ! Qu'on relise le sermon sur la montagne : Notre Seigneur ose dès le début proclamer heureux les pauvres, les doux, les persécutés ; il demande à ses disciples d'aimer ses ennemis, de prier pour eux et de leur faire du bien. La sainteté qu'il prêche, ce n'est pas la sainteté légale ou extérieure, c'est une sainteté intérieure basée sur l'amour de Dieu et du prochain pour Dieu. Pour stimuler notre ardeur, il nous propose l'idéal le plus parfait, Dieu et ses perfections ; et, comme Dieu semble être loin de nous, son Fils descend du ciel, se fait homme, et, en vivant de notre vie, nous offre un exemple concret de la vie parfaite que nous devons mener sur terre. Pour nous donner la force et la constance nécessaires à une telle entreprise, il ne se contente pas de marcher à notre tête, il vient vivre lui-même en nous avec ses grâces et ses vertus. Nous ne pouvons donc point nous excuser sur notre faiblesse ; il est lui-même notre force, aussi bien que notre lumière.
1177. B) Que la foi soit un principe de force, c'est ce que montre excellemment l'auteur de l'Epître aux Hébreux (XI). La foi nous donne en effet des convictions profondes qui fortifient singulièrement la volonté : a) Elle nous montre ce que Dieu a fait et ne cesse de faire pour nous, comment il vit et agit dans notre âme pour la sanctifier, comment Jésus nous incorpore à lui et nous fait participer à sa vie, n°188-189 ; et alors les yeux fixés sur l'auteur de notre foi, qui, à la joie et au succès a préféré la croix et l'humiliation, (Hebr., XII, 2), nous nous sentons le courage de porter vaillamment notre croix à la suite de Jésus. b) Elle met sans cesse devant nos yeux l'éternelle récompense qui sera le fruit des souffrances d'un jour (II Cor., IV, 17) ; et comme S. Paul, nous disons : « J'estime que les souffrances du temps présent sont sans proportion avec la gloire à venir » (Rom., VIII, 18) ; comme lui, nous nous réjouissons même au milieu des tribulations (Rom., V, 3-5), parce que chacune d'elles patiemment supportée nous vaudra un degré de plus dans la vision et l'amour de Dieu. c) Si parfois nous sentons notre faiblesse, elle nous rappelle que Dieu lui-même étant notre force et notre appui, nous n'avons rien à craindre, quand même le monde et le démon se ligueraient contre nous (I Joan., V, 4). C'est bien ce qui apparaît dans la transformation merveilleuse produite par l'Esprit Saint dans l'âme des Apôtres ; armés désormais de la force de Dieu, ceux qui auparavant étaient timides et lâches, marchent courageusement au-devant des épreuves de toutes sortes, des flagellations, des emprisonnements, de la mort même, heureux de souffrir pour le nom de Jésus.
1178. C) La foi est aussi une source de consolation, non seulement au milieu des tribulations et des humiliations, mais encore quand nous avons la douleur de perdre nos parents et nos amis. ne sommes pas de ceux qui s'attristent sans espérance ; nous savons que la mort n'est qu'un sommeil, bientôt suivi de la résurrection, et que nous échangeons une demeure provisoire pour une cité permanente. Ce qui nous console surtout, c'est le dogme de la Communion des Saints : en attendant que nous soyons réunis à ceux qui nous ont quittés, nous leur demeurons unis d'une façon très intime dans le Christ-Jésus ; nous prions pour abréger leur temps d'épreuve et hâter leur entrée au ciel ; eux de leur côté, assurés désormais de leur propre salut, prient ardemment pour que nous allions les rejoindre un jour.
1179. D) C'est enfin une source de nombreux mérites : a) Lacte de foi lui-même est très méritoire, car il soumet à l'autorité divine ce qu'il y a de meilleur en nous, notre intelligence et notre volonté. Cette foi est d'autant plus méritoire qu'aujourd'hui elle est sujette à de plus nombreuses attaques, et que ceux qui confessent leur foi sont, dans certains pays, exposés à plus de railleries et de persécutions. b) Mais de plus, c'est la foi qui rend nos autres actes méritoires, puisqu'ils ne peuvent l'être sans une intention surnaturelle et sans le secours de la grâce (n° 126, 239). Or c'est la foi qui, en orientant notre âme vers Dieu et N. S. Jésus-Christ, nous permet d'agir en tout par des vues surnaturelles ; c'est elle aussi, qui, en nous découvrant notre incapacité et la toute puissance divine, nous fait prier avec ardeur pour obtenir la grâce.
III. Pratique de la vertu de foi
1180. La foi étant à la fois un don de Dieu et une libre adhésion de notre âme, il faut évidemment, pour y progresser, s'appuyer sur la prière et nos efforts personnels. Sous cette double influence, la foi deviendra plus éclairée et plus simple, plus ferme et plus agissante. Nous allons appliquer ce principe aux différents degrés de la vie spirituelle.
1181. 1° Les commençants s'efforceront d'affermir leur foi. A) Ils remercieront Dieu de ce grand don, qui est le fondement de tous les autres, et de toute leur âme, et rediront la parole de S. Paul : « Gratias Deo super inenarrabili dono ejus » (II Cor., IX, 15). Ils le remercieront d'autant plus qu'ils voient autour d'eux un grand nombre d'incroyants. Ils prieront donc pour obtenir la grâce de conserver ce don malgré tous les périls qui les entourent; ils penseront aussi à implorer le secours de Dieu pour la conversion des infidèles, hérétiques ou apostats.
1182. B) Ils réciteront avec une humble soumission et une ferme conviction les actes de foi, en disant avec les Apôtres : « adauge nobis fidem » (Luc, XVII, 5). Mais à la prière, ils joindront l'étude ou la lecture des livres qui sont de nature à éclairer et fortifier leur foi . on lit beaucoup à notre époque ; mais combien peu, même parmi les chrétiens intelligents, lisent des livres sérieux sur la religion et la piété ? N'est-ce pas là une aberration ? On veut savoir tout, sauf l'unique nécessaire.
1183. C) Ils éviteront tout ce qui pourrait inutilement troubler leur foi : a) ces lectures imprudentes, où sont attaquées, persifflées ou mises en doute les vérités de la foi. Le plus grand nombre de livres qui paraissent aujourd'hui, non pas seulement les livres de doctrine, mais les romans, les pièces de théâtre, contiennent des attaques, tantôt ouvertes et tantôt déguisées contre notre foi. Si on n'y prend garde, on avale peu à peu le poison de l'incroyance, on perd du moins la virginité de sa foi, et le moment vient où, ébranlée par des hésitations et des doutes, elle ne sait plus comment se défendre. Il faut respecter à ce sujet les sages prescriptions de l'Eglise qui dresse un catalogue des livres mauvais ou dangereux, et ne pas en faire fi, sous prétexte qu'on est suffisamment immunisé contre le danger. En réalité on ne l'est jamais ; Balmès, cet esprit si profond et si bien équilibré, qui a défendu si habilement l'Eglise, obligé de lire des livres hérétiques pour les réfuter, disait à ses amis : « Vous savez si les sentiments et les doctrines orthodoxes sont enracinées en moi. Eh bien ! il ne m'arrive point de faire usage d'un livre prohibé, sans ressentir le besoin de me retremper dans la lecture de la Bible, de l'Imitation ou de Louis de Grenade. Qu'arrivera-t-il à cette jeunesse insensée qui ose tout lire sans préservatif et sans expérience ? Cette idée seule me remplit d'effroi. La même raison doit nous porter évidemment à fuir les conversations des incroyants ou leurs conférences. b) Ils évitent aussi cet orgueil intellectuel, qui veut tout rabaisser à son niveau, et n'accepter que ce qu'il comprend. Ils se souviennent qu'il est au-dessus de nous un Esprit infiniment intelligent qui voit ce que notre faible raison ne peut comprendre, et qu'il nous fait un grand honneur en nous manifestant sa pensée. Quand donc nous constatons qu'il a parlé, la seule attitude raisonnable est d'accueillir avec reconnaissance ce supplément de lumière : si on s'incline devant un homme de génie, qui daigne nous communiquer quelques-unes de ses connaissances, avec combien plus de confiance ne devons-nous pas nous incliner devant la Sagesse infinie ?
1184. D) Quant aux tentations contre la foi, il faut distinguer entre celles qui demeurent vagues et celles dont l'objet est précis. a) Quand elles sont vagues, comme celle-ci : Qui sait si tout cela est vrai ? Il faut les chasser, comme des mouches importunes. 1) Nous sommes en possession de la vérité, nous avons des titres de propriété en bonne et due forme : cela nous suffit. 2) D'ailleurs, à d'autres moments, nous avons vu clairement que notre foi s'appuyait sur des assises solides ; cela nous suffit : on ne peut chaque jour remettre en doute les choses une fois prouvées ; dans les choses de la vie ordinaire, on ne s'arrête pas à ces doutes, à ces idées folles qui traversent l'esprit ; on va droit devant soi, et la certitude revient. 3) Enfin, d'autres plus intelligents que moi croient ces vérités, et sont convaincus qu'elles sont bien prouvées ; je me soumets à leur jugement, beaucoup plus sage que celui de ces extravagants qui se font un malin plaisir de se singulariser en sapant par la base tous les fondements de la certitude, A ces raisons de bon sens on ajoute une prière : « Credo, Domine, adjuva incredulitatem meam » (Marc, IX, 23).
1185. b) Si elles se précisent et portent sur un point particulier, on continue de croire fermement, puisqu'on est en possession de la vérité ; mais on profite de la première occasion pour élucider la difficulté, soit par une étude personnelle, si on a l'intelligence et les documents nécessaires à sa disposition, soit en consultant un homme instruit qui puisse nous aider à résoudre plus facilement le problème. On ajoute la prière à l'étude, la docilité à la recherche loyale, et généralement on ne tarde pas à trouver la solution. Toutefois il faut se souvenir que cette solution ne fera pas toujours disparaître toute la difficulté. Il y a parfois des objections historiques, critiques, exégétiques qui ne peuvent être résolues que par de longues années d'étude. On se souvient alors que, quand une vérité est prouvée par de bons et solides arguments, la sagesse demande qu'on continue d'y adhérer jusqu'à ce que la lumière puisse dissiper les nuages : la difficulté ne détruit pas les preuves, elle ne fait que montrer la faiblesse de notre esprit.
1186. 2° Les âmes avancées pratiquent non seulement la foi, mais l'esprit de foi ou la vie de la foi : « Justus autem ex fide vivit » (Rom., I, 17). A) Elles lisent avec amour le Saint Evangile, heureuses de suivre Notre Seigneur pas à pas, de goûter ses maximes, d'admirer ses exemples pour les reproduire. Jésus commence à devenir le centre de leurs pensées : elles le cherchent dans leurs lectures et leurs travaux, désirant le mieux connaître pour le mieux aimer.
1187. B) Elles s'habituent à tout envisager, à tout juger au point de vue de la foi : les choses, les personnes, les événements. 1) Elles voient dans toutes les uvres divines la main du Créateur, et les entendent redire : « ipse fecit nos et non ipsi nos » (Ps. XCIX, 1) ; c'est donc Lui qu'elles admirent partout. 2) Les personnes qui les entourent leur apparaissent comme des images de Dieu, des enfants du même Père céleste, des frères en Jésus-Christ. 3) Les événements, qui pour les incroyants sont parfois si déconcertants, sont interprétés par eux à la lumière de ce grand principe que tout est ordonné pour les élus, que les biens et les maux sont distribués en vue de notre salut et de notre perfection.
1188. C) Mais surtout elles s'efforcent de se conduire en tout d'après les principes de la foi : 1) leurs jugements sont fondés sur les maximes de l'Evangile et non sur celles du monde ; 2) leurs paroles sont inspirées par l'esprit chrétien et non par l'esprit du monde ; car elles conforment leurs paroles à leurs jugements, triomphant ainsi du respect humain ; 3) leurs actions se rapprochent le plus possible de celles de Notre Seigneur qu'elles aiment à considérer comme un modèle, et c'est ainsi qu'elles évitent de se laisser entraîner par les exemples des mondains. En un mot elles vivent de la vie de la foi.
1189. D) Elles s'efforcent enfin de propager autour d'elles cette foi dont elles sont pénétrées : 1) par leurs prières, demandant à Dieu d'envoyer des ouvriers apostoliques pour travailler à l'évangélisation des infidèles et des hérétiques (Matth., IX, 38) ; 2) par leurs exemples, pratiquant si bien tous leurs devoirs d'état que les témoins de leur vie se sentent portés à les imiter ; 3) par leurs paroles, confessant avec simplicité, mais sans respect humain, qu'elles trouvent dans leur foi des énergies pour faire le bien et des consolations au milieu de leurs peines ; 4) par leurs uvres, contribuant par leurs générosités, leurs sacrifices et leur action personnelle à l'instruction et à l'éducation morale et religieuse de leur prochain.
3° Les parfaits, en cultivant les dons de science et d'intelligence, perfectionnent encore leur foi comme nous l'expliquerons en traitant de la voie unitive.
ART. II. LA VERTU D'ESPÉRANCE
Nous décrirons : 1° sa nature ; 2° son rôle sanctificateur ; 3° la manière de la pratiquer.
I. Nature de lespérance
1190. 1° Divers sens. A) Dans l'ordre naturel, l'espérance désigne deux choses : une passion et un sentiment. a) L'espoir est en effet une des onze passions, n° 787 ; c'est alors un mouvement de la sensibilité qui se porte vers un bien sensible absent, qu'on peut atteindre, mais non sans difficulté. b) C'est aussi un des sentiments les plus nobles du cur humain, qui se porte vers le bien honnête absent, malgré les difficultés qui s'opposent à son acquisition. Ce sentiment joue un grand rôle dans la vie humaine : c'est lui qui soutient l'homme dans ses entreprises difficiles, le laboureur quand il sème, le marin quand il part pour un lointain voyage, le commerçant et l'industriel quand ils lancent une affaire. B) Mais il y a aussi une espérance surnaturelle qui soutient le chrétien au milieu des difficultés du salut et de la perfection. Elle a pour objet toutes les vérités révélées qui se rapportent à la vie éternelle et aux moyens d'y parvenir; et comme elle est basée sur la puissance et la bonté divine, elle a une fermeté inébranlable.
1191. 2° Eléments essentiels. Si nous analysons cette vertu, nous voyons qu'elle comprend trois éléments principaux : a) L'amour et le désir de bien surnaturel, c'est-à-dire de Dieu, notre suprême béatitude. Voici la genèse de ce sentiment : le désir du bonheur est universel ; or la foi nous montre que Dieu seul peut faire notre bonheur ; nous l'aimons donc comme la source de notre béatitude. C'est un amour intéressé, mais surnaturel, puisqu'il se porte vers le Dieu connu par la foi. Comme ce bien est d'accès difficile, nous éprouvons instinctivement la crainte de ne pas l'atteindre ; et c'est pour triompher de cette crainte qu'intervient un second élément, lespoir fondé de l'obtenir. b) Cet espoir n'est pas fondé évidemment sur nos propres forces, qui sont radicalement insuffisantes pour atteindre ce bien ; mais sur Dieu, sur sa toute-puissance auxiliatrice. C'est de lui que nous attendons toutes les grâces nécessaires pour acquérir la perfection en cette vie, le salut en l'autre. c) Mais la grâce demande notre collaboration : de là un troisième élément ; c'est un certain élan, un effort sérieux pour tendre vers Dieu et utiliser les moyens de salut mis à notre disposition. Ces efforts doivent être d'autant plus énergiques et constants que l'objet de notre espérance est plus élevé.
1192. 3° Définition. D'après ce que nous venons de dire on peut définir l'espérance : une vertu théologale qui nous fait désirer Dieu comme notre bien suprême, et attendre avec une ferme confiance, à cause de la bonté et de la puissance divine, la béatitude éternelle et les moyens dy parvenir.
A) L'objet premier et essentiel de notre espérance, c'est Dieu lui-même en tant qu'il est notre béatitude, c'est Dieu éternellement possédé par la claire vision et l'amour sans partage. Car, comme le dit Notre Seigneur, la vie éternelle, c'est la connaissance, la vision de Dieu et de Celui qu'il a envoyé (Joan., XVII, 3). Mais, comme nous ne pouvons atteindre cet objet sans le secours de la grâce, notre espérance porte aussi sur tous les secours surnaturels nécessaires pour éviter le péché, vaincre les tentations et acquérir les vertus chrétiennes, et même sur les biens de l'ordre temporel dans la mesure où ils sont utiles ou nécessaires à notre perfection et à notre salut.
1193. B) Quant au motif sur lequel s'appuie notre espérance, il dépend du point de vue auquel on se place pour regarder cette vertu : a) si l'on considère, avec Scot, que son acte principal est le désir ou lamour de Dieu, considéré comme notre bonheur, le motif sera sa bonté à notre égard. b) si on pense, avec S. Thomas, que l'espérance consiste essentiellement dans l'attente de ce bien difficile à atteindre qu'est la possession de Dieu, le motif sera la toute-puissance secourable de Dieu, qui soulève nos âmes, les arrache aux biens de la terre et les porte vers le ciel. Les promesses divines ne viennent que confirmer la certitude de ce secours. On peut donc dire que le motif adéquat c'est à la fois la bonté de Dieu et sa puissance.
II. Le rôle de l'espérance dans notre sanctification
L'espérance contribue à notre sanctification de trois manières principales : 1° elle nous unit à Dieu ; 2° elle donne de l'efficacité à nos prières ; 3° elle est un principe d'activité féconde.
1194. 1° Elle nous unit à Dieu en nous détachant des biens terrestres. Nous sommes attirés par les plaisirs sensibles, les satisfactions de lorgueil et la fascination de la richesse, enfin par les joies naturelles, mais plus pures, de l'esprit et du cur. Or l'espérance, appuyée sur une foi vive, nous montre que toutes ces joies terrestres manquent de deux éléments essentiels au bonheur, la perfection et la durée. A) Aucun de ces biens n'est assez parfait pour nous satisfaire : après nous avoir procuré quelques moments de jouissance, ils produisent vite la satiété et l'ennui. Notre cur est trop grand, il a des aspirations trop vastes, trop élevées pour se contenter des biens matériels qui ne sont que des moyens pour arriver à une fin plus noble. Les biens naturels de l'esprit et du cur ne nous suffisent pas non plus : notre intelligence n'est jamais satisfaite que par la connaissance de la cause première ; et notre cur, qui cherche un ami parfait, ne le trouve qu'en Dieu : lui seul est la plénitude de l'être, plénitude de beauté, de bonté, de puissance ; Lui, qui se suffit pleinement à lui-même, suffit évidemment à notre bonheur. Le tout est de l'atteindre ; mais précisément l'espérance nous le montre s'inclinant vers nous pour se donner à nous ; et quand nous l'avons compris, nos curs se détachent des biens terrestres pour se porter vers lui, comme le fer se porte vers l'aimant.
1195. B) Quand même les biens terrestres nous suffiraient, ils n'ont qu'un temps, et nous échappent bientôt. Nous le savons, et cette pensée trouble notre joie, même quand nous les possédons ; Dieu au contraire demeure pour toujours, et la mort qui nous sépare de tout, ne fait que nous unir plus parfaitement à Lui ; aussi, malgré l'horreur naturelle qu'elle nous inspire, nous la voyons approcher avec confiance grâce à l'espoir que nous avons d'être pour toujours unis à Celui qui seul peut faire notre bonheur.
1196. 2° C'est elle aussi qui, jointe à l'humilité, donne de l'efficacité à nos prières et nous obtient par là même toutes les grâces dont nous avons besoin. A) Rien de plus touchant que les pressantes exhortations de la Sainte Ecriture à la confiance en Dieu. LEcclésiastique résume en ces termes la doctrine de l'Ancien Testament : « Qui a jamais espéré au Seigneur et a été confondu ? Qui est resté fidèle à ses préceptes et a été abandonné ? Qui l'a invoqué et n'a reçu de lui que le mépris ? Car le Seigneur est compatissant et miséricordieux (Eccli., II, 11-12). B) Mais c'est surtout dans le Nouveau qu'éclate l'efficacité de la confiance. Notre Seigneur opère ses miracles en faveur de ceux qui ont confiance en lui : quon se rappelle sa conduite à l'égard du Centurion (Matth., VIII, 10, 13), du paralytique qui, ne pouvant aborder le Maître, se fait descendre par le toit (Matth., IX, 2), des aveugles de Jéricho (Matth., IX, 29), de la Chananéenne qui, trois fois rebutée, ne se lasse pas de réitérer sa demande (Matth., XV, 28), de la femme pécheresse (Luc, VII, 50), du lépreux qui vient remercier Celui qui l'a guéri (Luc, XVII, 19). Du reste, comment ne pas avoir confiance quand Notre Seigneur lui-même nous affirme avec autorité que tout ce que nous demanderons au Père en son nom, nous sera accordé (Joan., XVI, 23). Nous avons là le secret de notre force : quand nous prions au nom de Jésus, c'est-à-dire, en nous confiant en ses mérites et ses satisfactions, son sang plaide plus éloquemment pour nous que nos pauvres prières. C) D'ailleurs il n'est rien qui honore tant Dieu, que la confiance : par là nous proclamons sa puissance et sa bonté, et Lui, qui ne se laisse pas vaincre en générosité, répond à cette confiance par une effusion abondante de grâces. Concluons donc, avec le Concile de Trente, que nous devons tous mettre en Dieu une confiance inébranlable.
1197. 3° L'espérance est enfin un principe d'activité féconde. a) Elle produit en effet de saints désirs, en particulier le désir du ciel, le désir de posséder Dieu. Or le désir imprime à l'âme l'élan, le mouvement, l'ardeur nécessaires pour atteindre le bien convoité, et soutient nos efforts jusqu'à ce que nous ayons pu parvenir au but désiré. b) Elle augmente nos énergies par la perspective d'une récompense qui dépassera de beaucoup nos efforts. Si les personnes du monde travaillent avec tant d'ardeur pour acquérir des richesses périssables, si les athlètes se condamnent à des exercices d'entraînement si pénibles, s'ils font des efforts désespérés pour gagner une couronne corruptible, combien plus ne devons-nous pas travailler et souffrir pour une couronne immortelle ? (I Cor., IX, 25).
1198. c) Elle nous donne ce courage, cette endurance que produit la certitude du succès. S'il n'est rien de plus décourageant que de lutter sans espoir de remporter la victoire, il n'est rien au contraire qui nous donne des forces comme lassurance de triompher. Or c'est cette certitude que nous donne l'espérance. Faibles de nous-mêmes, nous avons de puissants alliés, Dieu, Jésus-Christ, la Sainte Vierge et les Saints (n°188-190). Or si Dieu est avec nous, qui donc sera contre nous ? Si Deus pro nobis, quis contra nos ? (Rom., VIII, 31). Si Jésus, qui a vaincu le monde et le démon, vit en nous et nous communique sa force divine, ne sommes-nous pas sûrs de triompher avec lui ? Si la Vierge immaculée, qui a écrasé le serpent infernal, nous soutient de sa puissante intercession, n'obtiendrons-nous pas tous les secours désirables ? Si les amis de Dieu prient pour nous, est-ce que tant de supplications ne nous donnent pas une sécurité absolue ? Et si nous sommes assurés de la victoire, pouvons-nous reculer devant les quelques efforts nécessaires pour conquérir l'éternelle possession de Dieu ?
III. Pratique progressive de lespérance
1199. 1° Principe général. Pour progresser en cette vertu, il faut la rendre plus solide en ses appuis et plus féconde dans ses résultats. A) Pour la rendre plus solide, il importe de méditer souvent sur les motifs qui en sont le fondement, la puissance de Dieu unie à sa bonté et aux magnifiques promesses qu'il nous a faites, n° 1193. S'il fallait quelque chose de plus pour affermir notre confiance, nous n'aurions qu'à nous rappeler cette parole de S. Paul : « Lui qui n'a pas épargné son propre Fils, mais qui l'a livré à la mort pour nous tous, comment avec lui ne nous donnera-t-il pas toutes choses ? Qui accusera les élus de Dieu ? C'est Dieu qui les justifie ! Qui les condamnera ? Le Christ est mort, bien plus il est ressuscité, il est à la droite de Dieu, il intercède pour nous ! » (Rom., VIII, 32-34). Ainsi donc, du côté de Dieu, notre espérance est absolument certaine. Toutefois, de notre côté nous avons raison de craindre, parce que nous sommes loin de correspondre toujours et parfaitement à la grâce de Dieu. Tout notre effort doit donc tendre à rendre notre espérance plus ferme, en la rendant plus féconde.
1200. B) Pour atteindre ce but, il faut collaborer avec Dieu à l'uvre de notre sanctification (I Cor., III, 9). Dieu, en nous accordant sa grâce, ne veut pas substituer son action à la nôtre ; il veut simplement suppléer à notre insuffisance. Sans doute il est la cause première et principale, mais, loin de supprimer notre activité, il veut la provoquer, la stimuler, la rendre plus efficace. C'est bien là ce qu'avait compris S. Paul : « C'est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis, disait-il, mais sa grâce n'a pas été vaine en moi ; j'ai travaillé plus que les autres, non pas moi, mais la grâce de Dieu en moi » (I Cor., XV, 10 ; Phil., III, 13-14). Ce qu'il faisait lui-même, il exhortait les autres à le faire (II Cor., VI, 1) ; c'est surtout à son cher disciple Timothée qu'il adressait cette pressante recommandation : « Labora sicut bonus miles Christi, Jesu » (II Tim., II, 3), parce qu'il avait à travailler non seulement à sa propre sanctification, mais aussi à celle des autres. S. Pierre ne tient pas un attire langage ; il rappelle à ses disciples que sans doute ils sont appelés au salut, mais quil faut assurer leur vocation par l'accomplissement des bonnes uvres (II Petr., I, 10). Ainsi donc, il faut être bien convaincu que, dans l'uvre de notre sanctification, tout dépend de Dieu ; mais il faut agir comme si tout dépendait de nous seuls : Dieu en effet ne nous refuse jamais sa grâce, et par conséquent, en pratique, nous n'avons à nous occuper que de notre effort personnel.
1201. 2° Applications aux divers degrés de la vie spirituelle. Il est facile de voir comment on applique le principe énoncé aux différentes étapes de la vie chrétienne. A) Les commençants viseront tout d'abord à éviter les deux excès contraires à l'espérance : la présomption et le désespoir. a) La présomption consiste à attendre de Dieu le ciel et les grâces nécessaires pour y arriver, sans vouloir prendre les moyens qu'il nous a prescrits. Tantôt on présume de la bonté divine : Dieu est trop bon pour me damner; et on néglige ses commandements. C'est oublier que, si Dieu est bon, il est juste et saint, et qu'il hait l'iniquité (Ps. CXVII, 163). Tantôt on présume trop de ses forces, par orgueil, et on se jette au milieu des dangers et des occasions de péché ; on oublie trop que celui qui s'expose au danger y succombe. Notre Seigneur nous promet la victoire, mais à la condition que nous sachions veiller et prier : « Vigilate et orate ut non intretis in tentationem » (Marc, XVI, 38) ; S. Paul, si confiant en la grâce de Dieu, nous avertit cependant qu'il faut opérer notre salut avec crainte et tremblement (Phil., II, 12). b) D'autres au contraire sont exposés au découragement et parfois au désespoir. Souvent tentés et parfois vaincus dans la lutte, ou torturés par le scrupule, ils se découragent, s'imaginent qu'ils ne pourront se réformer, et commencent à désespérer de leur salut. C'est là une disposition dangereuse, contre laquelle il faut se prémunir : on se rappellera donc que S. Paul, tenté lui aussi et sachant bien que de lui-même il ne peut résister, s'abandonne avec confiance à la grâce de Dieu (Rom., VII, 24-25). A l'exemple de l'Apôtre, on priera et on sera délivré.
1202. B) Après avoir évité ces écueils, reste à pratiquer le détachement des biens terrestres pour penser souvent au ciel et le désirer. C'est ce que nous demande S. Paul (Col. III, 1-2). Ressuscités avec Jésus-Christ, notre chef, nous ne devons plus chercher et goûter les choses de la terre, mais bien celles du ciel, où nous attend Jésus. Le ciel, c'est la patrie, la terre n'est qu'un exil ; le ciel, c'est notre fin, le bonheur véritable, tandis que la terre ne peut nous donner que des joies éphémères.
1203. 3° Les progressants pratiquent non seulement l'espérance, mais la confiance en Dieu, en s'appuyant sur Jésus Christ, devenu le centre de leur vie. A) Incorporés à ce divin chef, ils attendent avec une invincible confiance ce ciel où Jésus leur prépare une place : « quia vado parare vobis locum » (Joan., XIV, 2), et où ils sont déjà en espérance dans la personne de leur Sauveur : « spe enim salvi facti sumus » (Rom., VIII, 24). a) Ils l'attendent au milieu même des adversités et des épreuves de cette vie ; avec le Psalmiste, ils redisent : « Non timebo mala, quoniam tu mecum es » (Ps. XXII, 4). Et en effet Notre Seigneur, vivant en eux, vient les réconforter en leur disant comme autrefois aux apôtres : « Pax vobis, ego sum, nolite timere » (Luc, XXIV, 36). Si ce sont les intrigues et les persécutions qui les inquiètent, ils se rappellent ce que S. Vincent de Paul disait aux siens : « Quand bien même toute la terre s'élèverait pour nous perdre, il n'en sera que ce qui plaira à Dieu, en qui nous avons mis notre espérance ». Si ce sont des pertes temporelles, ils se disent, avec le même saint : « Tout ce que Dieu fait, il le fait pour le mieux, et partant nous devons espérer que cette perte nous sera profitable, puisqu'elle vient de Dieu ». Si ce sont des souffrances physiques ou morales, ils les regardent comme des bénédictions divines destinées à nous faire acheter le ciel au prix de quelques douleurs passagères.
1204. b) Ils savent, par cette confiance, échapper à l'étreinte des plaisirs et des succès, plus périlleuse encore que celle de la souffrance. « Quand la vie semble sourire à nos espérances terrestres, il est dur de dédaigner ces promesses flatteuses qui nous prennent par le côté sensible de nous-mêmes ; il est dur de se dérober à l'enlacement du plaisir, de dire au bonheur qui s'offre à nous : tu ne saurais me suffire » (Mgr dHulst, Carême, 1892, p. 201). Mais le chrétien se rappelle que les joies mondaines sont trompeuses, qu'elles arrêtent notre élan vers Dieu ; pour échapper à leur étreinte, il pratique des mortifications positives, et surtout va chercher dans une amitié plus intime avec Notre Seigneur des joies plus pures et plus sanctifiantes : « esse cum Jesu dulcis paradisus » (De Imitat., lib. II, c. 8). c) Si c'est le sentiment de leurs misères et imperfections qui les inquiète, ils méditent ces paroles de S. Vincent de Paul : « Vous me représentez vos misères. Hélas ! et qui n'en est plein ? Tout est de les connaître et d'en aimer l'abjection, comme vous faites, sans s'y arrêter que pour y établir le fondement bien ferme d'une confiance en Dieu ; car alors le bâtiment est fait sur une roche, en sorte que, la tempête venant, il demeure ferme » (Maynard, Vie et doctrine, p. 11). Nos misères appellent en effet la miséricorde divine, quand nous l'invoquons avec humilité, et ne font que nous mettre dans la meilleure disposition pour recevoir les grâces divines. S. Vincent ajoutait que lorsque Dieu a commencé à faire du bien à une créature, il ne cesse de lui continuer jusqu'à la fin, si elle ne s'en rend point trop indigne. Ainsi les miséricordes passées sont un gage des miséricordes à venir.
1205. B) L'espérance nous fait vivre habituellement en esprit dans le ciel et pour le ciel. Selon la belle prière que l'Eglise nous fait réciter le jour de l'Ascension, nous devons habiter déjà le ciel en esprit. Ce qui veut dire que c'est pour le ciel qu'il faut agir et souffrir ; c'est vers lui que nous devons diriger nos désirs et nos curs. Et, comme les joies de la communion sont un avant-goût du bonheur du ciel, cest là que nous irons, en attendant, chercher les véritables consolations dont notre cur a besoin.
1206. C) Cette pensée nous fera prier souvent avec confiance pour le don de persévérance finale, le plus précieux de tous les dons. Nous ne pouvons sans doute le mériter ; mais nous pouvons l'obtenir de la miséricorde divine ; nous n'aurons du reste, pour cela, qu'à nous unir aux prières dans lesquelles la Ste Eglise nous fait demander la grâce d'une bonne mort, par exemple l'Ave que nous récitons si souvent, et où nous implorons la protection spéciale de Marie pour l'heure de la mort : « et in hora mortis nostræ ».
4° Les parfaits pratiquent la confiance en Dieu par le saint abandon que nous décrirons en traitant de la voie unitive.
ART. III. LA VERTU DE CHARITE
1207. La vertu de charité surnaturalise et sanctifie le sentiment de l'amour, amour envers Dieu, amour envers le prochain. Après quelques remarques préliminaires sur l'amour, nous traiterons : 1° de la charité envers Dieu ; 2° de la charité envers le prochain ; 3° du Cur Sacré de Jésus, modèle de l'une et de l'autre.
Remarques préliminaires
1208. 1° L'amour en général est un mouvement, une tendance de notre âme vers le bien. Si le bien vers lequel nous nous portons est sensible, et perçu par l'imagination comme agréable, notre amour sera lui-même sensible ; si le bien est honnête et connu par la raison comme digne d'estime, notre amour sera rationnel ; si le bien est surnaturel et perçu par la foi, notre amour sera chrétien. Comme on le voit, l'amour suppose la connaissance, mais n'est pas toujours en proportion avec cette connaissance, comme nous l'expliquerons ailleurs.
On petit distinguer dans l'amour, quel qu'il soit, quatre éléments principaux : 1) une certaine sympathie pour l'objet aimé qui résulte de ce qu'on remarque une proportion entre lui et nous : cette proportion n'emporte pas une similitude complète entre les deux amis, mais une proportion telle que l'un complète l'autre ; 2) un mouvement ou élan de l'âme vers l'objet aimé, pour se rapprocher de lui et jouir de sa présence ; 3) une certaine union ou communion des esprits et des curs pour se faire part des biens qu'on possède ; 4) un sentiment de joie, de plaisir ou de bonheur qu'on éprouve dans la possession de l'objet aimé.
1209. 2° L'amour chrétien est celui qui est surnaturalisé dans son principe, son motif et son objet. a) Il est surnaturalisé dans son principe par la vertu infuse de charité qui réside dans la volonté : cette vertu, mise en uvre par une grâce actuelle, transforme l'amour honnête et lélève à un degré supérieur. b) La foi nous fournit alors un motif pour sanctifier les affections : elle les dirige d'abord vers Dieu, en qui elle nous montre le bien Suprême, infini, qui seul répond à nos légitimes aspirations ; puis vers les créatures qu'elle nous représente comme un reflet des perfections divines, si bien qu'en les aimant nous aimons Dieu lui-même. c) L'objet de notre amour devient ainsi surnaturel : le Dieu que nous aimons, ce n'est pas le Dieu abstrait de la raison, mais le Dieu vivant de la foi, le Père qui engendre un Fils de toute éternité et nous adopte pour enfants ; le Fils, égal au Père, qui en s'incarnant devient notre frère ; le Saint Esprit, amour mutuel du Père et du Fils, qui vient répandre dans nos âmes la divine charité. Les créatures elles-mêmes nous apparaissent non pas en leur être naturel, mais telles que la révélation nous les montre ; ainsi les hommes sont pour nous des enfants de Dieu, notre Père commun, des frères en Jésus-Christ, des temples vivants du Saint Esprit. Tout donc est surnaturel dans l'amour chrétien.
Selon S. Thomas, la charité ajoute à l'amour l'idée d'une certaine perfection provenant d'une grande estime pour l'objet aimé. Ainsi toute charité est amour, mais tout amour n'est pas charité.
1210. 3° On peut définir la charité : une vertu théologale qui nous fait aimer Dieu de la façon quil saime, par dessus toutes choses, pour lui-même et le prochain pour lamour de Dieu. Cette vertu a donc un double objet : Dieu et le prochain, mais ces deux objets n'en font qu'un, parce que nous n'aimons les créatures qu'en tant qu'elles sont une expression, un reflet des perfections divines ; c'est donc Dieu que nous aimons en elles ; ainsi, ajoute S. Thomas, nous aimons le prochain parce que Dieu est en lui ou du moins pour qu'il soit en lui. Voilà pourquoi il n'y a qu'une seule et même vertu de charité.
§ I. De l'amour de Dieu
Nous exposerons : 1° sa nature ; 2° son rôle sanctificateur ; 3° la manière progressive de le pratiquer.
I. Sa nature
1211. Le premier objet de la charité, c'est Dieu : comme il est la plénitude de l'être, de la beauté et de la bonté, il est infiniment aimable. C'est Dieu considéré dans toute l'infinie réalité de ses perfections, et non tel attribut divin en particulier. Du reste la considération d'un seul attribut, comme la miséricorde, nous conduit facilement à la considération de toutes les perfections. Il n'est pas du reste nécessaire de les connaître en détail ; les âmes simples aiment le Bon Dieu tel que la foi le fait connaître, sans analyser ses attributs. Pour éclaircir la notion de l'amour de Dieu, nous expliquerons le précepte qui nous l'impose, le motif sur lequel il s'appuie, et les différents degrés par lesquels nous arrivons à. l'amour pur.
1212. 1° Le précepte. A) Déjà formulé dans l'Ancien Testament, il est renouvelé par Notre Seigneur et proclamé par lui comme le résumé de la Loi et des Prophètes : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cur, de toute ton âme, de toutes tes forces, et de tout ton esprit ». C'est dire que nous devons aimer Dieu par dessus toutes choses et de toutes les puissances de notre âme. Ce qu'explique fort bien S. François de Sales : « C'est l'amour qui doit prévaloir sur tous nos amours et régner sur toutes nos passions : et c'est ce que Dieu requiert de nous, qu'entre tous nos amours le sien soit le plus cordial, dominant sur tout notre cur ; le plus affectionné, occupant toute notre âme ; le plus général, employant toutes nos puissances ; le plus relevé, remplissant tout notre esprit, et le plus ferme, exerçant toute notre force et vigueur » (Amour de Dieu, l. X, ch. VI, X). Et il conclut par un magnifique élan d'amour : « je suis vôtre, Seigneur, et ne dois être qu'à vous ; mon âme est vôtre, et ne doit vivre que pour vous ; ma volonté est vôtre et ne doit aimer que pour vous ; mon amour est vôtre et ne doit tendre qu'en vous. Je vous dois aimer comme mon premier principe, puisque je suis de vous ; je vous dois aimer comme ma fin et mon repos, puisque je suis pour vous ; je vous dois aimer plus que mon être, puisque mon être subsiste par vous ; je vous dois aimer plus que moi-même, puisque je suis tout à vous et en vous ».
1213. B) Le précepte de la charité est donc très étendu ; en soi il n'a pas de limites, car la mesure d'aimer Dieu est de l'aimer sans mesure, il nous oblige donc à tendre sans cesse vers la perfection, n° 353-361, et notre charité doit toujours grandir jusqu'à la mort. Selon la doctrine de S. Thomas, la perfection de la charité est commandée comme fin ; il faut donc vouloir l'atteindre ; mais, ajoute Cajetan, « précisément parce qu'elle est fin, il suffit, pour ne pas manquer au précepte, d'être dans l'état d'atteindre un jour cette perfection, fût-ce dans l'éternité. Quiconque possède, même dans le degré le plus faible, la charité et marche ainsi vers le ciel, est dans la voie de la charité parfaite, et dès lors il évite la transgression du précepte, qui est de nécessité de salut ».
Toutefois les âmes qui visent à la perfection ne se contentent pas de ce premier degré ; elles montent toujours plus haut, s'efforçant d'aimer Dieu non seulement de toute leur âme, mais encore de toutes leurs forces. C'est du reste ce à quoi nous porte le motif de la charité.
1214. 2° Le motif de la charité n'est pas le bien qu'on a reçu de Dieu ou qu'on attend de lui, mais linfinie perfection de Dieu, au moins comme motif finalement prédominant. D'autres motifs peuvent donc s'adjoindre à celui-ci, motifs de crainte salutaire, d'espérance, de reconnaissance, pourvu que le motif indiqué soit vraiment prédominant. Par conséquent l'amour de soi, en tant qu'il est subordonné à l'amour de Dieu, se concilie avec la charité. Quand donc les Saints condamnent si vertement l'amour de soi, ou l'amour-propre, il s'agit de l'amour déréglé de soi.
1215. A) Mais on ne petit admettre l'opinion de Bolgeni, qui prétend que la seule charité possible et obligatoire est celle qui a pour motif la bonté de Dieu à notre égard, parce que, dit-il, nous ne pouvons aimer que ce que nous percevons comme conforme à nos besoins et à nos aspirations. L'auteur a confondu ce qui n'est qu'une condition préalable avec le véritable motif de la charité. Il est bien vrai que l'amour par lui-même suppose que l'objet aimé s'harmonise avec notre nature et nos aspirations ; mais le motif pour lequel nous laimons n'est pas cette convenance, c'est l'infinie perfection de Dieu aimée pour elle-même.
Ici encore S. François de Sales expose bien cette doctrine : « Mais si par imagination de chose impossible, il y avait une infinie bonté à laquelle nous n'eussions nulle sorte d'appartenance, et avec laquelle nous ne pussions avoir aucune communication, nous l'estimerions certes plus que nous-mêmes... mais à proprement parler, nous ne laimerions pas, puisque lamour regarde lunion ; et beaucoup moins pourrions-nous avoir la charité envers elle, puisque la charité est une amitié, et l'amitié ne peut estre que réciproque, ayant pour fondement la communication et pour fin lunion » (Amour de Dieu, l. X, ch. X).
1216. B) On s'est demandé si le motif de reconnaissance ne suffit pas pour la charité parfaite. Ici il y a lieu de distinguer : si la reconnaissance ne s'élève pas au-dessus du bienfait reçu pour aller jusqu'au bienfaiteur lui-même, elle ne suffit pas comme motif de charité, puisqu'elle demeure intéressée ; mais si de l'amour du bienfait on passe à l'amour du bienfaiteur et qu'on laime à cause de son infinie bonté, ce motif se confond avec celui de la charité. En fait la reconnaissance conduit facilement à l'amour pur, parce qu'elle est un sentiment très noble ; aussi l'Ecriture et les Saints nous proposent souvent les bienfaits de Dieu pour nous exciter à l'amour de charité. C'est ainsi que S. Jean, après avoir dit que l'amour parfait bannit la crainte, nous exhorte à aimer Dieu, puisque Dieu nous a aimés le premier : « quoniam deus prior dilexit nos » (I Joan., IV, 19). Et que d'âmes en effet ont appris à aimer Dieu de l'amour le plus pur en songeant à l'amour qui1 nous a témoigné de toute éternité, et en méditant sur l'amour de Jésus pour nous, dans sa Passion et dans l'Eucharistie ? Si lon veut un critère pour distinguer l'amour pur de l'amour intéressé, on peut dire que le premier consiste à aimer Dieu parce qu'il est bon et à lui vouloir du bien, et que le second consiste à aimer Dieu en tant qu'il est bon pour nous et à nous vouloir du bien à nous-mêmes.
1217. 3° Quant aux degrés de l'amour, S. Bernard en distingue quatre (De diligendo Deo, ch. XV) : 1) L'homme s'aime d'abord lui-même pour lui-même ; car il est chair et incapable de goûter autre chose que lui. 2) Puis, sentant son insuffisance, il commence à rechercher Dieu par la foi et à l'aimer comme un aide nécessaire ; à ce second degré, il aime Dieu non encore pour Dieu mais pour soi-même. 3) Mais bientôt, à force de cultiver et de fréquenter Dieu comme un aide nécessaire, il voit peu à peu combien Dieu est doux, et il commence à l'aimer pour lui-même. 4) Enfin le dernier degré, que bien peu atteignent sur terre, c'est de s'aimer soi-même uniquement pour Dieu, et par conséquent d'aimer Dieu exclusivement pour lui-même. En laissant de côté le premier degré qui n'est que l'amour de soi, restent trois degrés d'amour de Dieu qui correspondent aux trois degrés de perfection que nous avons déjà exposés, n° 340, 624-626).
II. Rôle sanctificateur de lamour de Dieu
1218. 1° La charité est en soi la plus excellente et par là même la plus sanctifiante des vertus ; nous l'avons déjà prouvé en montrant qu'elle constitue l'essence même de la perfection, qu'elle comprend toutes les vertus, et leur donne une perfection spéciale en faisant converger leurs actes vers Dieu aimé par dessus tout (n° 310-319). C'est ce que déclare S. Paul en langage lyrique : « Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n'ai pas la charité, je ne suis qu'un airain bruyant et qu'une cymbale retentissante : Aurais-je le don de prophétie et une foi capable de transporter les montagnes, si je n'ai pas la charité, je ne suis rien. Distribuerais-je aux pauvres tous mes biens, et livrerais-je mon corps pour être brûlé, si je n'ai pas la charité cela ne me sert de rien. La charité est patiente, elle est bienveillante ; la charité n'envie pas; la charité ne se vante pas, ne s'enfle pas, ne fait rien d'inconvenant, ne cherche pas son intérêt, ne s'irrite pas, n'impute pas le mal ; elle ne se réjouit pas de l'injustice, elle sympathise au contraire avec la vérité ; elle excuse tout, espère tout, croit tout et supporte tout. La charité ne périra jamais... Maintenant demeurent la foi, l'espérance et la charité ; mais la plus grande d'entre elles est la charité » (I Cor., XIII, 1-13).
1219. Plus que les autres vertus en effet la charité est unifiante et transformante : a) C'est l'âme tout entière qu'elle unit à Dieu, avec toutes ses facultés : lesprit par lestime et la pensée fréquente de Dieu, la volonté par la soumission parfaite à la volonté divine, le cur en subordonnant toutes nos affections à l'amour divin, nos énergies en les mettant toutes au service de Dieu et des âmes. b) En l'unissant tout entière à Dieu, elle la transforme : l'amour nous fait sortir de nous-mêmes, nous élève jusqu'à Dieu, et nous porte à l'imiter, à reproduire en nous ses divines perfections : on veut en effet ressembler à celui qu'on aime, parce qu'on l'estime comme un modèle et qu'on veut, en lui ressemblant davantage, pénétrer plus avant dans son intimité.
1220. 2° Dans ses effets, la charité contribue très efficacement à notre sanctification. a) Elle établit entre notre âme et Dieu une certaine sympathie ou connaturalité qui nous fait mieux comprendre et goûter Dieu et les choses divines ; c'est à cause de cette sympathie mutuelle que les amis se comprennent, se devinent et s'unissent de plus en plus intimement. Bien des âmes ignorantes, mais éprises d'amour pour Dieu, goûtent et pratiquent mieux que des savants les grandes vérités chrétiennes : c'est un des effets de la charité.
1221. b) Elle centuple nos énergies pour le bien, en nous communiquant une force indomptable pour surmonter les obstacles et nous porter aux actes de vertu les plus excellents ; car « l'amour est fort comme la mort, fortis est ut mors dilectio » (Cant., VIII, 6). Quelle force intrépide ne donne pas à une mère son amour pour son enfant ? Nul peut-être n'a mieux décrit que l'auteur de lImitation les admirables effets de l'amour divin (l. III, c. V) ; il allège nos douleurs et nos fardeaux ; il nous élève jusqu'à Dieu, parce qu'il est né de Dieu ; il nous donne des ailes pour voler avec joie aux actes les plus parfaits, au don total de soi-même ; aussi il nous presse de faire de grandes choses et de viser au plus parfait ; il veille sans cesse, ne se plaint jamais de ses fatigues, et ne se laisse pas troubler par la crainte ; mais, comme une vive flamme, s'élève toujours plus haut et passe en toute sécurité au milieu des difficultés.
1222. c) Il produit aussi une grande joie et dilatation d'âme : c'est en effet la possession initiale du souverain Bien, et cette possession remplit notre âme de joie. Aussi, reprend l'Imitation, il n'est rien de plus doux, rien de plus agréable, rien de meilleur au ciel et sur la terre. La cause principale de cette joie, c'est que nous commençons à prendre conscience d'une façon plus vive de la présence de Jésus et de la présence de Dieu en nous.
1223. d) Cette joie est suivie d'une paix profonde : quand on a la conviction que Dieu est en nous et qu'il exerce sur nous une action, une sollicitude paternelle, on s'abandonne à lui avec une douce confiance, on lui remet en toute sécurité le soin de tous ses intérêts, et ainsi on jouit d'une paix, d'une sérénité parfaite. Or il n'est pas de disposition plus favorable au progrès spirituel que la paix intérieure.
Ainsi donc, de quelque côté qu'on considère la charité, en elle-même ou dans ses effets, elle est de toutes les vertus la plus unifiante et la plus sanctifiante ; elle est vraiment le lien de la perfection. Voyous donc comment on la pratique.
III. La pratique progressive de lamour de Dieu
1224. Principe général. L'amour étant le don de soi, notre amour pour Dieu sera d'autant plus parfait que nous nous donnerons à lui plus complètement, sans réserve comme sans retour. Et, comme sur terre, on ne peut se donner sans se sacrifier, notre amour sera d'autant plus parfait que nous pratiquerons plus généreusement l'esprit de sacrifice par amour pour Dieu (n° 321).
1225. 1° Les commençants pratiquent lamour de Dieu en sefforçant déviter le péché, surtout le péché mortel, et ses causes. A) Ils pratiquent donc lamour pénitent, en regrettant amèrement d'avoir offensé Dieu et de lui avoir dérobé sa gloire (n° 743-745). Cet amour produit deux effets : 1) il nous sépare de plus en plus du péché et de la créature à laquelle la délectation nous avait attachés ; 2) il nous réconcilie et nous unit à Dieu, non seulement en écartant le péché, le grand obstacle à l'union divine, mais en mettant dans notre cur ces sentiments de contrition et d'humiliation qui sont déjà un commencement d'amour, et qui, sous l'action de la grâce se transforment parfois en amour parfait. « Car, comme le dit S. François de Sales, l'amour imparfait le (Dieu) désire et le requiert, la pénitence le cherche et le trouve, l'amour parfait le tient et le serre. » En tout cas nos péchés nous sont remis d'autant plus complètement que notre amour est plus intense.
1226. b) Ils pratiquent encore, en son premier degré, lamour de conformité à la volonté divine, obéissant à ses commandements et à ceux de l'Eglise, et supportant vaillamment les épreuves que la Providence leur envoie pour les aider à purifier leur âme (n° 747). c) Bientôt leur amour devient reconnaissant. Constatant que, malgré leurs péchés, Dieu ne cesse de les combler de ses bienfaits, et quil leur octroie un pardon si libéral aussitôt qu'ils se repentent, ils lui expriment une sincère et vive reconnaissance, louent sa bonté, et s'efforcent de mieux profiter de ses grâces. C'est là déjà un noble sentiment, une excellente préparation à l'amour pur : facilement nous nous élevons du bienfait reçu à l'amour du bienfaiteur, et nous désirons que sa bonté soit reconnue et jouée par toute la terre : c'est déjà l'amour de charité.
1227. 2° Les progressants pratiquent l'amour de complaisance, de bienveillance, de conformité à la volonté de Dieu, et par là arrivent à l'amour d'amitié. A) Lamour de complaisance naît de la foi et de la réflexion. a) Par la foi nous savons et par la méditation nous nous convainquons que Dieu est la plénitude de l'être et de la perfection, de la sagesse, de la puissance, de la bonté. Or, pour peu que nous soyons bien disposés, nous ne pouvons pas ne pas nous complaire en cette infinie perfection ; nous nous réjouissons de voir que notre Dieu est si riche en tous biens, nous sommes plus heureux du plaisir divin que du nôtre, et nous manifestons notre joie par des actes d'admiration, d'approbation et de congratulation. b) Par là nous attirons en nous les perfections de la divinité ; Dieu devient notre Dieu ; nous nous nourrissons de ses perfections, de sa bonté, de sa douceur, de sa vie divine. Car le cur se nourrit des choses desquelles il se plaît - et ainsi nous devenons riches des perfections divines que l'amour rend nôtres en s'y complaisant.
1228. c) Mais, en attirant en nous les divines perfections, nous y attirons Dieu lui-même, et nous nous donnons entièrement à lui, comme l'explique fort bien S. François de Sales : « Par ce saint amour de complaisance, nous jouissons des biens qui sont en Dieu comme s'ils étaient nôtres ; mais, parce que les perfections divines sont plus fortes que notre esprit, entrant en iceluy elles le possèdent réciproquement ; de sorte que nous ne disons pas seulement que Dieu est nôtre par cette complaisance, mais aussi que nous sommes à lui ». Aussi l'âme crie perpétuellement en son sacré silence : « Il me suffit que Dieu soit Dieu, que sa bonté soit infinie, que sa perfection soit immense ; que je meure ou que je vive il importe peu pour moi, puisque mon cher Bien-aimé vit éternellement d'une vie toute triomphante... C'est assez pour l'âme qui aime, que celui qu'elle aime plus que soi-même soit comblé de biens éternels, puisqu'elle vit plus en celui qu'elle aime qu'en celui quelle anime » (Amour de Dieu, l. V, ch. III).
1229. d) Cet amour se transforme en compassion et en condoléances, quand il contemple Jésus souffrant. Une âme dévote, voyant cet abîme d'ennuis et de détresses dans lequel ce divin amant est plongé, ne peut pas ne pas partager sa douleur saintement amoureuse. C'est ce qui attira sur S. François d'Assise les stigmates et sur Ste Catherine de Sienne les blessures du Sauveur, la complaisance produisant la compassion, et la compassion produisant une blessure semblable à celle de l'objet aimé.
1230. B) De l'amour de complaisance naît l'amour de bienveillance, c'est-à-dire, un désir ardent de glorifier et de faire glorifier celui qu'on aime. Ce qui peut se pratiquer de deux façons à l'égard de Dieu. a) En ce qui concerne sa perfection intérieure, nous ne pouvons le pratiquer que d'une façon hypothétique, disant par exemple : Si, par imagination de chose impossible, je pouvais vous procurer quelque bien, je ne cesserais de le désirer au prix même de ma vie. Si étant ce que vous êtes, vous pouviez recevoir quelque accroissement de bien, je vous le désirerais de tout mon cur.
1231. b) Pour ce qui est de sa gloire extérieure, nous désirons d'une façon absolue l'agrandir en nous et dans les autres ; et, pour cela, le mieux connaître et le mieux aimer, pour le mieux faire connaître et aimer. Afin que cet amour ne soit pas purement spéculatif, nous nous efforçons d'étudier en détail les beautés et perfections divines pour les louer et les faire bénir, sacrifiant pour cela des études ou occupations qui nous plairaient davantage. Remplis alors d'estime et d'admiration pour Dieu, nous désirons que son saint nom soit béni, exalté, loué, honoré, adoré par toute la terre. Et, comme nous sommes incapables de le faire parfaitement par nous-mêmes, nous invitons toutes les créatures à louer et bénir leur Créateur : « Benedicte omnia opera Domini Domino » (Dan., III, 57) ; nous montons en esprit jusquau ciel pour nous joindre aux churs des Anges et des Saints, et chanter avec eux : « Sanctus, Sanctus, Sanctus Dominus »... Nous nous unissons aussi à la Sainte Vierge, qui, élevée au-dessus des Anges, rend plus de louange à Dieu que toutes les créatures, et avec elle, nous redisons : « Magnificat anima mea Dominum ». Mais surtout nous nous unissons au Verbe Incarné, le grand Religieux du Père, qui étant Dieu et homme, offre à la Sainte Trinité des louanges infinies. Enfin nous nous unissons à Dieu lui-même, c'est-à-dire aux trois divines personnes qui se louent et se félicitent mutuellement. « Alors nous exclamons : Gloire soit au Père et au Fils et au Saint Esprit ; et, afin qu'on sache que ce n'est pas la gloire des louanges créées que nous souhaitons à Dieu, mais la gloire essentielle et éternelle qu'il a en lui-même, par lui-même, de lui-même, ajoutons : Ainsi quil l'avait au commencement, et maintenant, et toujours... comme si nous disions par souhait : Qu'à jamais Dieu soit glorifié de la gloire qu'il avait avant toute créature, en son infinie éternité et éternelle infinité » (Amour de Dieu, l. V, ch. XII). Ce sont surtout les Religieux et les Prêtres qui se sentent obligés, par leurs vux ou leur sacerdoce, à promouvoir ainsi la gloire de Dieu : dévorés du désir de le glorifier, ils ne cessent, même au milieu de leurs occupations de le bénir et de le louer et, dans leur monastère, ils n'ont qu'une ambition, étendre le règne de Dieu et faire louer éternellement Celui quils aiment comme leur unique partage.
1232. C) L'amour de bienveillance se manifeste par lamour de conformité : pour étendre en profondeur le règne de Dieu, il n'est rien de plus efficace que d'accomplir sa sainte volonté : fiat voluntas tua sicut in cælo et in terra. L'amour en effet est avant tout l'union, la fusion de deux volontés en une seule : unum velte unum nolle ; et, comme la volonté de Dieu est seule bonne et sage, c'est nous évidemment qui devons conformer notre volonté à la sienne : « non mea voluntas, sed tua fiat » (Luc, XXII, 42). Cette conformité comprend, comme nous l'avons exposé, n° 480-492, l'obéissance aux commandements, aux conseils, aux inspirations de la grâce, et l'humble, affectueuse soumission aux événements providentiels, heureux ou malheureux, aux insuccès, aux humiliations, aux épreuves de toutes sortes, qui ne nous sont envoyées que pour notre sanctification et la gloire de Dieu. Elle produit à son tour la sainte indifférence pour tout ce qui n'est pas du service de Dieu : persuadés que Dieu est tout et que la créature nest rien, nous ne voulons que Dieu, son amour et sa gloire, et restons indifférents par la volonté à tout le reste. Ce n'est pas l'insensibilité stoïcienne : car nous continuons à sentir de l'attrait pour les choses qui nous plaisent ; mais c'est une indifférence d'estime et de volonté. Ce n'est pas non plus le laisser-aller des Quiétistes ; nous ne sommes pas indifférents à notre salut, nous le désirons ardemment, mais nous ne le désirons qu'en conformité avec la volonté divine. Ce saint abandon produit une paix profonde : on sait que rien ne nous arrivera qui ne soit utile à notre sanctification (Rom., VIII, 28 » ; et cest pourquoi on embrasse avec joie les épreuves et les croix par amour pour le divin Crucifié et pour lui ressembler davantage. Ainsi la conformité parfaite à la volonté de Dieu, dit Bossuet (Elévations, XIIIe sem., 7e), « nous fait reposer dans la douleur comme dans la joie, selon qu'il plait à Celui qui sait ce qui nous est bon. Elle nous fait reposer non dans notre propre contentement, mais en celui de Dieu : le priant de se contenter et de faire toujours de nous ce qui lui plaira ».
1233. D) Cette conformité nous conduit à lamitié avec Dieu. L'amitié emporte, outre la bienveillance, la réciprocité ou le don mutuel des deux amis. Or c'est bien ce qui est réalisé dans la charité. C'est une vraie amitié, dit S. François de Sales, « car elle est réciproque, Dieu ayant aimé éternellement quiconque l'a aimé, l'aime ou l'aimera temporellement, elle est déclarée et reconnue mutuellement, attendu que Dieu ne peut ignorer l'amour que nous avons pour lui, puisque lui-même nous le donne, ni nous aussi ne pouvons ignorer celui quil a pour nous, puisqu'il l'a tant publié... et enfin nous sommes en perpétuelle communication avec lui, qui ne cesse de parler à nos curs par inspirations, attraits et mouvements sacrés » (Amour de Dieu, l. II, ch. XXII). Et il ajoute : « Cette amitié n'est pas une simple amitié, mais amitié de dilection, par laquelle nous faisons élection de Dieu pour l'aimer d'amour particulier ».
1234. Cette amitié consiste dans le don que Dieu nous fait de lui-même et dans celui que nous lui faisons de notre personne. Voyons donc ce qu'est l'amour de Dieu pour nous, pour comprendre quel doit être notre amour pour lui. a) Son amour pour nous est : 1) éternel : « in caritate perpetua dilexi te » (Jerem., XXXI, 3) ; 2) désintéressé, car, se suffisant pleinement à lui-même, il ne nous aime que pour nous faire du bien ; 3) généreux : car il se donne tout entier, venant lui-même habiter amicalement dans notre âme (n° 92-97) ; 4) Prévenant : car non seulement il nous aime le premier, mais il sollicite, il mendie notre amour, comme s'il avait besoin de nous : « Mes délices sont avec les enfants des hommes... mon fils, donne-moi ton cur » (Prov., VIII, 31). Pourrait-on jamais rêver d'une telle délicatesse de sentiments ?
1235. b) Nous devons donc répondre à cet amour par un amour aussi parfait que possible. 1) Cet amour sera toujours progressif ; n'ayant pu aimer Dieu de toute éternité, et ne pouvant jamais l'aimer autant qu'il le mérite, nous devons du moins l'aimer chaque jour davantage, ne mettant aucune borne à notre affection pour lui, ne lui refusant aucun des sacrifices qu'il nous demande, et cherchant toujours à lui plaire : « quæ placita sunt ei facio semper » (Joan ., VIII, 29). 2) Il sera généreux, se traduisant sans doute par de pieuses affections, de fréquentes oraisons jaculatoires, des actes très simples d'amour : je vous aime de tout mon cur ; mais aussi par des actes, et surtout par le don total de nous-mêmes. Il faut que Dieu soit le centre de tout notre être : de notre intelligence par des retours fréquents vers lui ; de notre volonté, par l'humble soumission à ses moindres désirs ; de notre sensibilité, en ne permettant pas que notre cur s'égare en des afflictions qui seraient un obstacle à lamour de Dieu ; de toutes nos actions, nous efforçant de les faire pour lui plaire. 3) Il sera désintéressé : c'est lui que nous aimerons beaucoup plus que ses dons; et c'est pourquoi nous l'aimerons dans la sécheresse aussi bien que dans la consolation, lui redisant souvent que nous voulons l'aimer et l'aimer pour lui-même. C'est ainsi que, malgré notre impuissance, nous essaierons de répondre à son amitié.
§ II. De la charité à l'égard du prochain
Après avoir exposé la nature de cette vertu et son rôle sanctificateur, nous indiquerons la manière de la pratiquer.
I. Nature de la charité fraternelle
1236. La charité fraternelle est bien une vertu théologale, comme nous l'avons dit, pourvu qu'on aime Dieu lui-même dans le prochain, ou, en d'autres termes, qu'on aime le prochain pour Dieu. Si nous aimions le prochain uniquement pour lui-même ou à cause des services qu'il peut nous rendre, ce ne serait pas de la charité. A) C'est donc Dieu qu'il faut voir dans le prochain. Il s'y manifeste par les dons naturels, qui sont une participation à son être et à ses attributs ; et par les dons surnaturels, qui sont une participation à sa nature et à sa vie, n° 445. La vertu de charité étant surnaturelle, ce sont ces qualités surnaturelles que nous devons envisager comme le motif de notre charité ; si donc nous considérons aussi ses qualités naturelles, nous devons les envisager avec l'il de la foi, en tant que surnaturalisées par la grâce.
1237. B) Pour mieux saisir le vrai motif de la charité fraternelle nous pouvons l'analyser, en envisageant les hommes dans leurs rapports avec Dieu ; alors ils nous apparaîtront comme des enfants de Dieu, des membres de Jésus-Christ, des cohéritiers du même royaume céleste (nn°. 93, 142-149). Alors même qu'ils ne sont pas en état de grâce ou quils n'ont pas la foi, ils sont appelés à posséder ces dons surnaturels, et c'est notre devoir de contribuer, au moins par la prière et par l'exemple, à leur conversion. Quel puissant motif pour nous les faire aimer comme des frères, et comme les divergences de vues qui nous séparent sont petites en face de tout ce qui nous unit à eux !
II. Rôle sanctificateur de la charité fraternelle
1238. 1° Puisque l'amour surnaturel du prochain nest qu'une manière d'aimer Dieu, il faudrait redire ici tout ce que nous avons exposé sur les merveilleux effets de l'amour de Dieu. Qu'il nous suffise de citer quelques textes de S. Jean : « Celui qui aime son frère demeure dans la lumière, et il n'y a en lui aucun sujet de chute. Mais celui qui hait son frère est dans les ténèbres » (I Joan., I, 10-11). Or demeurer dans la lumière, c'est, dans le style de S. Jean, demeurer en Dieu, source de toute lumière, et être dans les ténèbres, c'est être dans l'état du péché. Et il poursuit : « Nous, nous savons que nous sommes passés de la mort à la vie parce que nous aimons nos frères... quiconque hait son frère est un meurtrier » (I Joan., III, 14-15). Et il conclut ainsi : « Mes bien-aimés, aimons-nous les uns les autres, car l'amour vient de Dieu, et quiconque aime est né de Dieu et connaît Dieu. Celui qui n'aime pas n'a pas connu Dieu, car Dieu est amour... Si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous et son amour est parfait en nous... Dieu est amour, et celui qui demeure dans l'amour demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui... Si quelqu'un dit : J'aime Dieu et qu'il haïsse son frère, c'est un menteur ; comment celui qui n'aime pas son frère qu'il voit, peut-il aimer Dieu qu'il ne voit pas ? Et nous avons reçu ce commandement : que celui qui aime Dieu aime aussi son frère » (I Joan., IV, 7, 8). On ne peut plus explicitement affirmer qu'aimer le prochain, c'est aimer Dieu, et jouir de tous les privilèges attachés à l'amour divin.
1239. 2° D'ailleurs Jésus nous dit qu'il considère comme fait à lui-même tout service rendu au moindre des siens : « Amen dico vobis, quamdiu fecistis uni ex his fratribus meis minimis, mihi fecistis » (Matth., XXV, 40). Or il est évident que Jésus ne se laisse pas vaincre en générosité, et qu'il rend au centuple, en grâces de toutes sortes, le moindre service qu'on lui rend dans la personne de ses frères. Que cette pensée est consolante pour ceux qui pratiquent la charité fraternelle, et font l'aumône corporelle ou spirituelle à leur prochain ; et plus encore pour ceux dont la vie tout entière est vouée aux uvres de charité ou à l'apostolat ! C'est à chaque instant qu'ils rendent service à Jésus dans la personne de leurs frères ; et donc à chaque instant aussi que Jésus travaille leur âme pour l'orner et la sanctifier.
III. Pratique de la charité fraternelle
1240. Le principe qui doit nous guider constamment, c'est de voir Dieu ou Jésus dans le prochain : « in omnibus Christus » ; et de rendre ainsi notre charité plus surnaturelle dans ses motifs et ses moyens d'action, plus universelle dans son étendue, plus généreuse et plus active dans son exercice.
1241. 1° Les commençants visent surtout à éviter les défauts contraires à la charité et à pratiquer les actes qui sont de précepte. A) Ils évitent donc avec soin, pour ne pas contrister Jésus et le prochain : a) Les jugements téméraires, médisances et calomnies contraires à la justice et à la charité, n° 1043 ; b) les antipathies naturelles, qui, lorsqu'elles sont consenties, sont souvent la cause de manquements à la charité ; c) les paroles aigres, railleuses, méprisantes qui ne peuvent qu'engendrer ou attiser les inimitiés ; et même ces jeux desprit qu'on fait aux dépens du prochain et causent souvent des blessures cuisantes ; d) les contestations et les disputes âpres et orgueilleuses, où chacun veut faire triompher son avis et humilier le prochain ; e) les rivalités, les discordes, les faux rapports qui ne peuvent que semer les dissensions entre les membres de la grande famille chrétienne.
1242. Pour se tenir résolument à l'écart de toutes ces fautes si contraires à la charité, rien n'est plus efficace que de méditer les paroles si touchantes que S. Paul adressait sur ce même sujet aux premiers chrétiens : « Je vous prie donc instamment, moi qui suis prisonnier dans le Seigneur, d'avoir une conduite digne de votre vocation... vous supportant mutuellement avec charité, vous efforçant de conserver l'unité de lesprit par le lien de la paix. Il n'y a qu'un seul corps et un seul Esprit, comme aussi vous avez été appelés par votre vocation à une seule espérance. Il n'y a qu'un Seigneur, un Dieu, Père de tous, qui est au-dessus de tous, qui agit par tous, qui est en tous... confessant la vérité, continuons à croître à tous égards dans la charité en union avec celui qui est le chef, le Christ » (Ephes., IV, 1-16). Et il ajoute : « Si donc il est quelque encouragement dans le Christ, s'il est quelque consolation de charité... rendez ma joie parfaite : ayez une même pensée, un même amour, une même âme, un même sentiment. Ne faites rien par esprit de rivalité ou par vaine gloire ; mais que chacun en toute humilité, regarde les autres comme au-dessus de soi ; chacun ayant égard, non à ses propres intérêts, mais à ceux des autres » (Phil., II, 1-4). Qui pourrait ne pas se sentir ému en écoutant ces supplications de l'Apôtre ? Oubliant les chaînes dont il est chargé, il ne songe qu'à réprimer les discordes qui troublaient la communauté chrétienne, et leur rappelle que puisqu'ils ont tant de liens qui les unissent, il faut laisser de côté tout ce qui les divise. N'est-il pas vrai que, après vingt siècles de christianisme, cet appel pressant est encore bien opportun pour nous tous ?
1243. Il est surtout un mal, qu'il faut éviter à tout prix, le scandale, c'est-à-dire, tout ce qui pourrait, avec quelque probabilité, porter les autres au péché. Cela est tellement vrai qu'on doit s'abstenir avec soin de ce qui, indifférent ou même permis en soi, peut devenir, à cause des circonstances, une occasion de faute pour les autres. C'est ce principe que S. Paul inculque à propos des viandes offertes aux idoles ; puisque les idoles ne sont rien, ces viandes ne sont pas en soi défendues ; mais, comme plusieurs chrétiens étaient convaincus qu'elles l'étaient, l'Apôtre demande à ceux qui sont plus éclairés de tenir compte des scrupules de leurs frères : « car le faible, ce frère pour qui mourut le Christ, se perdrait par ta science. Ainsi, péchant contre vos frères en scandalisant leur conscience faible, vous pécheriez contre le Christ. Si un aliment scandalise mon frère, je m'abstiendrai de viande à jamais pour ne pas le scandaliser » (I Cor., VIII, 13). Ces paroles ont besoin d'être méditées aujourd'hui encore. Des chrétiens et des chrétiennes se permettent des lectures, des spectacles, des danses plus ou moins inconvenantes, sous prétexte que tout cela ne leur fait point de mal. Cette assertion pourrait être contestée ; car hélas ! plusieurs des personnes qui parlent de la sorte se font parfois illusion. Mais en tout cas, songent-elles au scandale qui en résulte pour les personnes de service, et pour le public qui en prend prétexte pour se livrer, avec plus de péril, à des plaisirs plus dangereux encore.
1244. B) Les commençants n'évitent pas seulement ces fautes ; ils pratiquent ce qui est commandé, en particulier le support du prochain et le pardon des injures. a) Ils supportent le prochain, malgré ses défauts. Est-ce que nous n'avons pas les nôtres, que le prochain est obligé de supporter ? D'ailleurs nous sommes exposés à exagérer ces défauts, surtout s'il s'agit d'une personne qui nous est antipathique. Ne devrions-nous pas au contraire les atténuer, et nous demander si c'est bien à nous de remarquer la paille dans l'il du voisin, quand il y a peut-être une poutre dans le nôtre. Au lieu donc de condamner les défauts des autres, demandons-nous si nous n'en avons pas de semblables ou peut-être de plus graves ; et songeons tout d'abord à nous corriger : medice, cura teipsum.
1245. b) C'est aussi un devoir que de pardonner les injures et de se réconcilier avec ses ennemis, avec ceux qui nous ont fait ou à qui nous avons fait de la peine. Si urgent est ce devoir que Notre Seigneur nhésite pas à dire : « Si, lorsque tu présentes ton offrande à l'autel, tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton offrande devant l'autel, et va d'abord te réconcilier avec ton frère » (Matth., V, 23-24). Car, selon la remarque de Bossuet, « le premier présent qu'il faut offrir à Dieu, c'est un cur pur de toute froideur, et de toute inimitié avec son frère » (Meditat., XIVe jour). Il ajoute qu'il ne faut même pas attendre le jour de la communion, mais mettre en pratique ce que dit S. Paul : « Que le soleil ne se couche point sur votre colère » ; car « les ténèbres augmenteraient notre chagrin ; notre colère nous reviendrait en nous réveillant et deviendrait plus aigre ». Ne nous demandons donc point si notre adversaire na pas plus de torts que nous, si ce n'est pas à lui de prendre les devants ; à la première occasion, dissipons tout malentendu par une franche explication. Si notre ennemi présente le premier ses excuses, hâtons nous de pardonner : « car si vous pardonnez aux hommes leurs offenses, votre Père céleste vous pardonnera aussi ; mais si vous ne leur pardonnez pas, votre Père ne pardonnera pas non plus vos offenses » (Matth., VI, 14-15). C'est justice, puisque nous demandons à Dieu de nous remettre nos offenses comme nous les remettons à ceux qui nous ont offensés.
1246. 2° Les progressants s'efforcent d'attirer en eux les dispositions si charitables du Cur de Jésus. A) Ils n'oublient pas que le précepte de la charité est son précepte, et que son observation sera le signe distinctif des chrétiens : « Je vous donne un commandement nouveau : que vous vous aimiez les uns les autres ; que comme je vous ai aimés, vous vous aimiez les uns les autres : « ut diligatis invicem sicut dilexi vos » (Joan., XIII, 34). Ce commandement est nouveau, dit Bossuet, « parce que Jésus Christ y ajoute cette circonstance importante de nous aimer les uns les autres comme il nous a aimés. Il nous a prévenus par son amour, lorsque nous ne songions pas à lui : il est venu à nous le premier ; il ne se rebute point par nos infidélités, nos ingratitudes : il nous aime pour nous rendre saints, pour nous rendre heureux, sans intérêt ; car il n'a pas besoin de nous, ni de nos services » (Médit., La Cène, 1e P., 75e jour). La charité sera la marque distinctive des chrétiens : « C'est à cela que tous connaîtront que vous êtes mes disciples, si vous avez de lamour les uns pour les autres » (Joan., XIII, 35).
1247. B) Aussi les progressants essaient de se rapprocher des exemples du Sauveur. a) Sa charité est prévenante : il nous a aimés le premier, alors que nous étions ses ennemis, « cum adhuc peccatores essemus » (Rom., V, 8) ; il est venu à nous, qui étions pécheurs, convaincu que ce sont les malades qui ont besoin du médecin ; c'est sa grâce prévenante qui va chercher la Samaritaine, la femme pécheresse, le bon larron pour les convertir. C'est pour prévenir et guérir nos peines qu'il nous adresse cette tendre invitation : « Venez à moi, vous tous qui souffrez et ployez sous le fardeau, et je vous soulagerai : venite ad me omnes qui laboratis et oneratis estis, et ergo reficiam vos » (Matth., XI, 28). Nous devons imiter ces divines prévenances en allant au devant de nos frères pour connaître leurs misères et les soulager, comme font ceux qui visitent les pauvres pour subvenir à leurs besoins, et les pécheurs pour les ramener peu à peu à la pratique de la vertu, sans se laisser décourager par leurs premières résistances.
1248. b) Sa charité fut compatissante. Quand il voit la foule qui l'a suivi au désert exposée à souffrir de la faim, il multiplie les pains et les poissons pour la nourrir ; mais surtout, quand il voit les âmes privées de nourriture spirituelle, il s'apitoie sur leur sort, et il veut qu'on demande à Dieu des ouvriers apostoliques pour travailler à la moisson : « rogate ergo Dominum messis ut mittat operarios in messem suam » (Matth., IX, 38). Laissant un moment les quatre-vingt-dix-neuf brebis fidèles, il court après celle qui s'est égarée et la ramène sur ses épaules au bercail. Aussitôt qu'un pécheur donne une marque de repentir, il s'empresse de pardonner. Plein de compassion pour les malades et les infirmes, il les guérit en grand nombre, et souvent leur rend en même temps la santé de l'âme, en leur pardonnant leurs péchés. A lexemple de Notre Seigneur, nous devons avoir une grande compassion pour tous les malheureux, et leur venir en aide dans la mesure où nos ressources le permettent ; quand ces ressources sont épuisées, faisons du moins l'aumône de notre temps, d'une bonne parole, d'un bon procédé. Ne nous laissons pas rebuter par les défauts des pauvres ; mais à laumône corporelle joignons quelques bons conseils qui un jour ou lautre porteront leurs fruits.
1249. c) Sa charité fut généreuse : par amour pour nous, il consentit à peiner, à souffrir, à mourir : « dilexit nos et tradidit semetipsum pro nobis » (Ephes., V, 2). Nous devons donc être prêts à rendre service à nos frères au prix des plus pénibles sacrifices, prêts à les soigner dans leurs maladies, même si elles sont répugnantes, et à faire pour eux des sacrifices pécuniaires. Cette charité sera cordiale et sympathique : car la manière de donner vaut mieux encore que ce que l'on donne. Elle sera intelligente, donnant aux pauvres non seulement un morceau de pain, mais, si c'est possible, les moyens de gagner honnêtement leur vie. Elle sera apostolique, faisant du bien aux âmes par la prière et par l'exemple, et quelquefois, d'une façon discrète, par de sages conseils. Ce devoir du zèle s'impose surtout aux prêtres, aux religieux, à tous les chrétiens d'élite ; ils n'oublieront pas que « celui qui ramène un pécheur de la voie où il ségare, sauvera une âme de la mort et couvrira une multitude de péchés » (Jac., V, 20).
1250. 3° Les parfaits aiment le prochain jusqu'à limmolation deux-mêmes : « Jésus ayant donné sa vie pour nous, nous aussi nous devons donner notre vie pour nos frères » (I Joan., III, 16). a) C'est ce que font les ouvriers apostoliques : sans verser leur sang pour leurs frères, ils donnent leur vie goutte à goutte, travaillant sans cesse pour les âmes, s'immolant dans leurs prières, leurs études, leurs récréations elles-mêmes, se laissant manger, selon l'expression du P. Chevrier, qui n'est au fond que la traduction de cette parole de S. Paul : « Bien volontiers je me dépenserai moi-même tout entier pour vos âmes, dussé-je, en vous aimant davantage, être moins aimé de vous » (II Cor., XII, 15).
1251. b) C'est ce qui a poussé de saints prêtres à faire le vu de servitude à l'égard des âmes : par là ils s'engageaient à considérer le prochain comme un supérieur qui a le droit d'exiger des services, et à obtempérer à tous leurs désirs légitimes. c) Cette charité se manifeste encore par un saint empressement à prévenir les moindres désirs du prochain, et à lui rendre tous les services possibles ; parfois aussi par l'acceptation cordiale d'un service offert : c'est en effet le moyen de rendre heureux celui qui l'offre. d) Enfin elle se manifeste par un amour très spécial pour les ennemis, qu'on considère alors comme les exécuteurs des vengeances divines sur soi, et qu'on révère comme tels, priant spécialement pour eux et leur faisant du bien en toute occasion, selon le conseil de Notre Seigneur : « Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous maltraitent et qui vous persécutent » (Matth., V, 44). Ainsi on se rapproche de Celui qui fait luire son soleil sur les méchants comme sur les bons.
III. Le Cur sacré de Jésus modèle et source de charité
1252. 1° Remarques préliminaires. Pour conclure ce que nous avons dit sur la charité, nous ne pouvons mieux faire que d'inviter nos lecteurs à chercher dans le Cur sacré de Jésus la source et le modèle de la charité parfaite : dans les Litanies approuvées officiellement par l'Eglise, nous l'invoquons en effet comme une fournaise ardente de charité, une plénitude de bonté et d'amour : « fornax ardens caritatis... bonitate et amore plenum ». Il y a en effet dans la dévotion au Sacré Cur deux éléments essentiels : un élément sensible, le cur de chair hypostatiquement uni à la personne du Verbe, un élément spirituel symbolisé par le cur matériel et qui n'est autre que l'amour du Verbe Incarné pour Dieu et pour les hommes. Ces deux éléments n'en font qu'un, comme ne font qu'un le signe et la chose signifiés. Or l'amour signifié par le Cur de Jésus, c'est sans doute l'amour humain, mais réellement aussi l'amour divin, puisqu'en Jésus les opérations divines et humaines sont unies et indissolubles. C'est son amour pour les hommes : « Voici ce Cur qui a tant aimé les hommes » ; mais c'est aussi son amour pour Dieu, puisque, nous l'avons montré, la charité à l'égard des hommes découle de la charité envers Dieu, et tire d'elle son motif véritable. Nous pouvons donc considérer le Cur de Jésus comme le modèle le plus parfait de l'amour envers Dieu et de lamour envers le prochain, et même comme le modèle de toutes les vertus, puisque la charité les contient et les perfectionne toutes. Et comme, pendant sa vie mortelle, il a mérité pour nous la grâce d'imiter ses vertus, il est aussi la cause méritoire, la source des grâces qui nous permettent d'aimer Dieu et nos frères et de pratiquer toutes les autres vertus .
1253. 2° Le Cur de Jésus source et modèle de l'amour envers Dieu. L'amour c'est le don total de soi-même, et, s'il en est ainsi combien parfait est l'amour de Jésus pour son Père ! Dès le premier instant de l'Incarnation, il s'offre et se donne comme victime pour réparer la gloire de Dieu outragé par nos péchés. A sa naissance, comme au jour de sa présentation au temple, il renouvelle cette offrande. Pendant sa vie cachée, il témoigne son amour à l'égard de Dieu en obéissant à Marie et à joseph, en qui il voit les représentants de l'autorité divine ; et qui nous dira les actes de pur amour qui de la petite maison de Nazareth s'élevaient sans cesse vers l'adorable Trinité ? Au cours de sa vie publique, il ne cherche que le bon plaisir et la gloire de son Père : « Quæ placita sunt ei facio semper » (Joan., VIII, 29)
« Ego honorifico Patrem » (Joan., VIII, 49) ; à la dernière Cène, il peut se rendre le témoignage qu'il a glorifié son Père pendant toute sa vie : « Ego te clarificavi super terram » ; et le lendemain, il poussait le don de soi jusqu'à l'immolation du Calvaire : « factus obediens usque ad mortem, mortem autem Crucis ». Qui pourra jamais compter les actes intérieurs d'amour qui jaillissaient sans cesse de son Cur, et qui ont fait de sa vie tout entière un acte continuel de charité parfaite ?
1254. Mais qui pourrait surtout exprimer la perfection de cet amour ? « C'est, dit le Bx J. Eudes, un amour digne dun tel Père et d'un tel Fils ; c'est un amour qui égale très parfaitement les perfections ineffables de son objet bien-aimé ; c'est un Fils infiniment aimant, qui aime un Père infiniment aimable ; c'est un Dieu qui aime un Dieu... En un mot le divin Cur de Jésus, considéré selon sa divinité ou selon son humanité, est infiniment plus embrasé d'amour pour son Père, et il l'aime infiniment davantage en chaque moment que tous les curs des Anges et des Saints ensemble ne le peuvent aimer pendant toute l'éternité » (Le Cur admirable, l. XII, ch. II). Or cet amour nous pouvons le faire nôtre en nous unissant au Cur Sacré de Jésus et l'offrir au Père, en disant avec le Bx. J. Eudes : « Ô mon Sauveur, je me donne à vous pour m'unir à l'amour éternel, immense et infini que vous portez à votre Père. Ô Père adorable, je vous offre tout cet amour éternel, immense, infini de votre Fils Jésus comme un amour qui est à moi... Je vous aime comme votre Fils vous aime ».
1255. 3° Le Cur de Jésus source d'amour pour les hommes. Nous avons dit, n° 1247, combien Jésus les a aimés sur terre ; il nous reste à expliquer comment il ne cesse de les aimer maintenant qu'il est au ciel. a) C'est parce qu'il nous aime qu'il nous sanctifie par les sacrements : ce sont en effet, dit le Bx J. Eudes, autant de fontaines inépuisables de grâce et de sainteté qui ont leur source dans l'océan immense du sacré Cur de notre Sauveur ; et toutes les grâces qui en procèdent sont autant de flammes de cette divine fournaise » (ibid., ch. VII).
1256. b) Mais c'est surtout dans l'Eucharistie qu'il nous donne la plus grande marque d'amour. 1) Depuis dix-neuf siècles il est avec nous, nuit et jour, comme un père qui ne veut pas quitter ses enfants, comme un ami qui fait ses délices d'être avec ses amis, comme un médecin qui se tient constamment au chevet de ses malades. 2) Il y est toujours actif, adorant, louant et glorifiant son Père pour nous ; le remerciant sans cesse de tous les biens qu'il ne cesse de nous prodiguer, l'aimant pour nous, offrant ses mérites et satisfactions pour réparer nos péchés, et demandant sans cesse de nouvelles grâces pour nous : « semper vivens ad pro nobis » (Hebr., VII, 25). 3) Il ne cesse de renouveler sur l'autel le sacrifice du Calvaire, il le fait un million de fois par jour, partout où il y a un prêtre pour consacrer, et cela par amour pour nous, pour appliquer à chacun d'entre nous les fruits de son sacrifice, n° 271-273 ; et, non content de s'immoler, il se donne tout entier à chaque communiant, pour lui communiquer ses grâces, ses dispositions et ses vertus, n° 277-281. Or ce divin Cur désire vivement nous communiquer ses sentiments de charité : « Mon divin Cur, disait-il à Ste Marguerite Marie, est si passionné d'amour pour les hommes, et pour toi en particulier, que ne pouvant plus contenir en lui-même les flammes de son ardente charité, il faut qu'il les répande par ton moyen, et qu'il se manifeste à eux pour les enrichir de ses précieux trésors » (Première des grandes Révélations, 1673). Et ce fut alors que Jésus lui demanda son cur pour l'unir au sien, et y mettre une étincelle de son amour. Ce qu'il fit d'une façon miraculeuse pour la sainte, il le fait pour nous d'une manière ordinaire dans la sainte communion, et chaque fois que nous unissons notre cur au sien ; car il est venu sur terre apporter le feu sacré de la charité, et ne désire rien tant que de l'allumer en nos curs : « ignem veni mittere in terram et quid volo nisi ut accendatur » (Luc., XII, 49).
1257. 4° Le Cur de Jésus source et modèle de toutes les vertus. Souvent, dans la Sainte Ecriture, le cur désigne tous les sentiments intérieurs de l'homme par opposition à ses actes extérieurs : « L'homme ne voit que ce qui se manifeste au dehors, mais Dieu voit le cur : Homo videt ea quæ parent, Deus autem intuetur cor » (I Reg., XVI, 7). Par voie de conséquence, le cur de Jésus symbolise non seulement l'amour, mais tous les sentiments intérieurs de son âme. C'est bien ainsi que les grands mystiques du Moven-Age, et, après eux, le Bx J. Eudes ont envisagé la dévotion au Sacré Cur. Il en est de même de Ste Marguerite-Marie : sans doute elle insiste surtout, et avec raison, sur l'amour dont ce divin Cur est rempli. Mais dans ses divers écrits, elle nous montre ce Cur comme le modèle de toutes les vertus ; et le P. de la Colombière, son confesseur et son interprète, résume sa pensée dans un acte de consécration qu'on trouve à la fin des Retraites Spirituelles (uvres complètes, Grenoble, 1901, VI, p. 124). « Cette offrande se fait pour honorer ce divin Cur, le siège de toutes les vertus, la source de toutes les bénédictions et la retraite de toutes les âmes saintes. Les principales vertus qu'on prétend honorer en lui sont : premièrement un amour très ardent de Dieu son père, joint à un respect très profond et à la plus grande humilité qui fût jamais ; secondement, une patience infinie dans les maux, une douleur extrême pour les péchés dont il s'était chargé, la confiance d'un fils très tendre alliée avec la confusion d'un très grand pécheur ; troisièmement, une compassion très sensible pour nos misères, et, nonobstant tous ces mouvements, une égalité inaltérable causée par une conformité si parfaite à la volonté de Dieu qu'elle ne pouvait être troublée par aucun événement. » Du reste, puisque toutes les vertus découlent de la charité et y trouvent leur dernière perfection, n° 318-319, le Cur de Jésus, étant la source et le modèle de la divine charité, l'est aussi de toutes les vertus.
1258. Par là cette dévotion au Sacré Cur rejoint la dévotion à la Vie Intérieure de Jésus exposée par M. Olier et pratiquée à Saint-Sulpice. Cette vie intérieure, nous dit-il, consiste « en ces dispositions et sentiments intérieurs envers toutes choses : par exemple, en sa religion envers Dieu, en son amour envers le prochain, en son anéantissement envers soi-même, en son horreur envers le péché, et à sa condamnation envers le monde et ses maximes » (Catéch. chrétien, 1e P, leç. 1). Or ces dispositions se trouvent dans le Cur sacré de Jésus, et c'est là qu'il faut aller les puiser. Aussi à une personne pieuse, qui aimait à se retirer dans le Cur de Jésus, M. Olier écrit : « Perdez-vous mille fois le jour dans son aimable Cur où vous vous sentez si puissamment attirée... C'est la pièce d'élite que le Cur du Fils de Dieu ; c'est la pierre précieuse du cabinet de Jésus ; c'est le trésor de Dieu même où il verse tous ses dons et où il communique toutes ses grâces... C'est en ce Cur sacré et en cet adorable Intérieur que se sont premièrement opérés tous les mystères... Voyez par là à quoi Notre Seigneur vous appelle en vous ouvrant son Cur, et combien vous devez profiter de cette grâce qui est une des plus grandes que vous ayez obtenues en votre vie. Que la créature ne vous tire jamais de ce lieu de délices, et que vous y soyez abîmée et pour le temps et pour l'éternité avec toutes les saintes épouses de Jésus » (Lettres, t. II, lettre 426). Et ailleurs il ajoute : « Quel cur que le Cur de Jésus ! Quel océan d'amour s'y trouve contenu et déborde sur toute la terre ! Ô source féconde et intarissable de tout amour ! Ô abîme profond et inépuisable de toute religion ! Ô divin centre de tous les curs !... Ô Jésus, souffrez que je vous adore en votre intérieur, que j'adore votre âme bénie, que j'adore votre Cur que jai vu encore ce matin. Je voudrais le décrire, mais je ne le puis tant il est ravissant. Je l'ai vu comme un ciel tout rempli de lumière, d'amour, de reconnaissance et de louanges. Il exaltait Dieu, il exprimait ses grandeurs et ses magnificences » (Esprit de M. Olier, t. 1, 186-187, 193). Pour M. Olier, l'Intérieur de Jésus et son Cur sacré ne font qu'un : c'est le centre de toutes ses dispositions et de ses vertus, c'est le sanctuaire de l'amour et de la religion, où Dieu est glorifié et où les âmes ferventes aiment à se retirer.
1259. Conclusion. Pour que la dévotion au Sacré Cur produise ces heureux effets, elle doit consister en deux actes essentiels : amour et réparation. 1° L'amour est le premier et le principal de ces devoirs, d'après Ste Marguerite-Marie aussi bien que d'après le Bx J. Eudes. Rendant compte au P. Croiset de la seconde grande apparition, elle lui écrit : « Il me fit voir que le grand désir qu'il avait d'être aimé des hommes et de les retirer de la voie de la perdition lui avait fait former ce dessein de manifester son cur aux hommes, avec tous les trésors d'amour, de miséricorde, de grâce, de sanctification et de salut, afin que ceux qui voudraient lui rendre et procurer tout l'honneur, la gloire et l'amour qui seraient en leur pouvoir, il les enrichît avec abondance et profusion de ces divins trésors du cur de Dieu qui en était la source » (Lettres inédites, IV, p. 142). Et, dans une lettre à sur de la Barge, elle conclut ainsi : « Aimons-le donc cet unique amour de nos âmes, puisqu'il nous a aimées le premier et qu'il nous aime encore avec tant d'ardeur, qu'il en brûle continuellement au Très-Saint Sacrement. Il ne faut que l'aimer, ce Saint des Saints, pour devenir sainte. Qui nous empêchera donc de l'être, puisque nous avons des curs pour aimer et des corps pour souffrir... Il n'y a que son pur amour qui nous fasse faire tout ce qui lui plaît ; il n'y a que ce parfait amour qui nous le fasse faire de la manière qui lui plaît ; et il n'y peut avoir que cet amour parfait qui nous fasse faire toute chose quand il lui plaît » (Lettre CVIII, t. II, p. 227).
1260. 2° Mais le second de ces actes, c'est la réparation ; car l'amour de Jésus est outragé par les ingratitudes des hommes, comme Notre Seigneur lui-même le déclare dans la troisième grande apparition : « Voilà ce Cur qui a tant aimé les hommes qu'il n'a rien épargné jusqu'à s'épuiser et se consommer pour leur témoigner son amour ; et, pour reconnaissance, je ne reçois de la plupart d'entre eux que des ingratitudes par leurs irrévérences et leurs sacrilèges, et par les froideurs et les mépris qu'ils ont pour moi dans ce sacrement d'amour ». Et alors il lui demande de réparer ces ingratitudes par la ferveur de son amour : « Ma fille, je viens dans le cur que je t'ai donné, afin que par ton ardeur tu répares les injures que jai reçues des curs tièdes et lâches qui me déshonorent dans le Saint Sacrement ».
1261. Ces deux actes nous sanctifieront extrêmement : l'amour, en nous unissant intimement au Cur sacré de Jésus, nous fera communier à ses vertus, et nous donnera le courage de les pratiquer, malgré tous les obstacles ; la réparation, en nous faisant compatir aux souffrances de Jésus, stimulera encore notre ferveur, et nous portera à souffrir courageusement par amour toutes les épreuves auxquelles il voudra bien nous associer.
Ainsi entendue, la dévotion au Sacré Cur n'aura rien de mièvre, rien d'efféminé : ce sera l'esprit même du christianisme, un heureux mélange d'amour et de sacrifice, accompagné de la pratique progressive des vertus morales et théologales. Ce sera comme une synthèse de la voie illuminative et une heureuse initiation à la voie unitive.
CHAPITRE IV. Les retours offensifs de l'ennemi
1262. Pendant que nous travaillons à l'acquisition des vertus, nos ennemis spirituels ne restent pas inactifs ; ils reviennent sournoisement à l'attaque, soit en faisant renaître en nous, sous une forme plus atténuée, les sept péchés capitaux, soit en nous portant à la tiédeur.
ART. 1. RÉVEIL DES PÉCHÉS CAPITAUX
1263. S. Jean de la Croix décrit fort bien ces péchés capitaux tels qu'ils existent chez ceux qu'il appelle les commençants, c'est-à-dire ceux qui sont sur le point d'entrer dans la contemplation par la nuit des sens (La nuit obscure, l. I, ch. II-VII). Nous ne ferons guère que condenser son analyse psychologique.
I. Du penchant à lorgueil
1264. Ce penchant se manifeste de six façons principales : 1) Visant à la ferveur et fidèles à leurs exercices, ces commençants se complaisent en leurs uvres et s'estiment eux-mêmes à l'excès ; présomptueux, ils forment beaucoup de projets et n'en exécutent presque aucun. 2) Ils parlent de spiritualité plutôt pour donner des leçons aux autres que pour les mettre eux-mêmes en pratique, aussi ils condamnent vertement ceux qui n'approuvent pas leur genre de spiritualité. 3) Quelques-uns ne peuvent supporter de rivaux à côté d'eux ; si d'occasion un rival se présente, ils le condamnent et le rabaissent. 4) Ils recherchent les bonnes grâces et l'intimité de leur directeur, et si celui-ci n'approuve pas leur esprit, ils en cherchent un autre qui leur soit plus favorable. Pour y mieux réussir, ils atténuent leurs fautes, et s'ils tombent dans une faute plus notable, ils la confessent à un autre confesseur et non à leur directeur ordinaire. 5) S'il leur arrive de commettre un péché grave, ils s'emportent contre eux-mêmes et se découragent, irrités de ce qu'ils ne sont pas encore des saints. 6) Ils aiment à se singulariser par des démonstrations extérieures de piété, et racontent volontiers aux autres leurs bonnes uvres et leurs succès. De l'orgueil naît l'envie, qui se manifeste par des mouvements de déplaisir à la vue du bien spirituel des autres : on souffre de les entendre louer, on s'attriste de leur vertu, et, à l'occasion on ne manque pas de les dénigrer.
II. Des pêchés de sensualité
1265. A) La gourmandise spirituelle se manifeste de deux façons : a) Par un goût excessif pour les consolations : on les recherche jusque dans les austérités, la discipline par exemple, et on importune son directeur pour obtenir la permission de s'infliger des mortifications dans l'espoir d'obtenir ainsi des consolations. b) C'est en vertu du même principe que certaines personnes font des efforts de tête à l'oraison ou à la communion, pour se procurer de la dévotion sensible, ou désirent se confesser souvent en vue de trouver quelque consolation en cet exercice. Souvent ces efforts et ces désirs demeurent vains ; alors le découragement s'empare de ces âmes plus attachées aux consolations qu'à Dieu lui-même.
1266. B) La luxure spirituelle se présente sous deux formes principales : a) on recherche les amitiés sensibles ou sensuelles, sous prétexte de dévotion, et on ne veut pas y renoncer, parce qu'on prétend que ces liaisons ne font qu'entretenir la piété. b) Parfois les consolations sensibles, qu'on éprouve à l'oraison ou à la communion, occasionnent, chez les personnes d'un naturel tendre et affectueux, des délectations d'un autre genre qui peuvent devenir une source de tentation ou d'inquiétude .
1267. C) La paresse porte : a) à s'ennuyer dans les exercices spirituels, quand on n'y trouve pas de goût sensible, et à les abréger ou supprimer ; b) à se laisser abattre quand on reçoit de son supérieur ou de son directeur des ordres ou des conseils qui semblent trop pénibles : nous voudrions une spiritualité plus accommodante, qui ne vînt pas troubler nos aises et déranger nos petits calculs.
III. L'avarice spirituelle
1268. Cette avarice est ainsi décrite par S. Jean de la Croix : a) « Il est des commençants qui ne se lassent pas de se bourrer de conseils et de préceptes spirituels ; il faut qu'ils possèdent et lisent nombre de traités spéciaux ; ils y mettent tout leur temps et n'en ont pas pour luvre qui est leur premier devoir : se mortifier et s'exercer au parfait dépouillement intérieur de l'esprit. b) Outre cela, ils se chargent d'images, de rosaires, de croix, objets de curiosité payés très chers. Alors on abandonne ceci pour préférer cela, on change et on rechange ; cet arrangement-ci vaut mieux que l'autre, et le choix finit par se porter de préférence sur ce qui est curieux ou riche ». Tout cela est évidemment contraire à l'esprit de pauvreté, et montre en même temps qu'on attache une importance excessive à des accessoires, en négligeant ce qu'il y a de principal dans la dévotion.
1269. Conclusion. Il est évident que ces imperfections nuisent beaucoup au progrès spirituel. Voilà pourquoi, dit S. jean de la Croix, Dieu, pour les corriger, les introduit dans la nuit obscure, dont nous parlerons bientôt. Quant aux âmes qui n'y entrent pas, elles essaieront de se débarrasser de ces entraves, en pratiquant ce que nous avons dit sur lutilisation des consolations et des sécheresses, n° 921-933 ; sur l'obéissance, la force, la tempérance, l'humilité et la douceur, nn° 1057, 1076, 1127, 1154.
ART II. LA TIEDEUR
Si on ne réagit pas contre les défauts que nous venons de signaler, on ne tarde pas à tomber dans la tiédeur, maladie spirituelle très dangereuse, dont nous allons exposer : 1° la nature ; 2° les dangers ; 3° les remèdes.
I. Nature de la tiédeur
1270. 1° Notion. La tiédeur est une maladie spirituelle qui peut s'attaquer aux commençants ou aux parfaits, mais qui se manifeste surtout au cours de la voie illuminative. Elle suppose en effet qu'on avait acquis un certain degré de ferveur, et que graduellement on se laisse aller au relâchement. La tiédeur consiste dans une sorte de relâchement spirituel qui détend les énergies de la volonté, inspire l'horreur de l'effort, et conduit ainsi au ralentissement de la vie chrétienne. C'est une sorte de langueur, de torpeur, qui n'est pas encore la mort, mais qui y conduit insensiblement en affaiblissant graduellement nos forces morales. On peut la comparer à ces maladies de langueur qui, comme la phtisie, rongent peu à peu quelqu'un des organes vitaux.
1271. 2° Ses causes. Deux causes principales contribuent à son développement : une alimentation spirituelle défectueuse, et linvasion de quelque germe morbide. A) Pour vivre et progresser, notre âme a besoin d'une bonne alimentation spirituelle ; or ce qui l'alimente ce sont les divers exercices, oraisons, lectures, prières, examens, accomplissement des devoirs d'état, pratique des vertus, qui la mettent en communion avec Dieu, la source de la vie surnaturelle. Si donc on fait ces exercices avec négligence, si on s'abandonne volontairement aux distractions, si on ne réagit pas contre la routine ou la torpeur, on se prive par là même de beaucoup de grâces, on s'alimente mal, on devient faible, incapable de pratiquer les vertus chrétiennes tant soit peu difficiles. Remarquons en passant que cet état est bien différent de la sécheresse ou des épreuves divines : dans celles-ci, au lieu d'accueillir les distractions, on est peiné et humilié d'en avoir, on fait des efforts sérieux pour en diminuer le nombre ; dans la tiédeur au contraire, on se laisse aller facilement aux pensées inutiles, on y prend plaisir, on ne fait presque aucun effort pour les chasser, et bientôt les distractions envahissent presque complètement nos prières. C'est alors que, voyant le peu de fruit qu'on retire de ses exercices, on commence à les raccourcir, en attendant qu'on les supprime. Ainsi l'examen de conscience, devenu ennuyeux, gênant, une simple routine, finit par être omis ; alors on ne se rend plus compte de ses fautes, de ses défauts, et on les laisse reprendre le dessus. On ne fait plus d'efforts pour acquérir les vertus, et bientôt les vices, les tendances mauvaises tendent à refleurir.
1272. B) Le résultat de cette apathie spirituelle, c'est l'affaiblissement progressif de l'âme, une sorte d'anémie spirituelle, qui prépare la voie à l'invasion d'un germe morbide, c'est-à-dire de l'une des trois concupiscences, ou parfois des trois réunies ensemble. a) Les avenues de l'âme étant mal gardées, les sens extérieurs et intérieurs s'ouvrent facilement aux suggestions malsaines de la curiosité et de la sensualité, et des tentations fréquentes surgissent, qui ne sont souvent quà demi repoussées. Parfois le cur se laisse prendre à des affections troublantes : on commet des imprudences, on joue avec le danger : les péchés véniels se multiplient, à peine regrettés ; on glisse sur une pente dangereuse, on côtoie l'abîme, trop heureux si on n'y glisse pas imperceptiblement. b) Par ailleurs l'orgueil, qui n'avait jamais été bien réprimé, renouvelle ses attaques : on ne cesse de se complaire en soi-même, en ses qualités, en ses succès extérieurs. Pour mieux s'exalter, on se compare à d'autres plus relâchés encore, et l'on méprise comme des esprits étroits et méticuleux ceux qu'on voit plus fidèles au devoir. Cet orgueil amène de l'envie, de la jalousie, des mouvements d'impatience et de colère, de la dureté dans les rapports avec le prochain. c) La cupidité se rallume : on a besoin d'argent pour se procurer plus de plaisir, pour paraître avec plus d'éclat ; pour s'en procurer davantage, on a recours à des procédés peu délicats, peu honnêtes, qui frisent l'injustice.
1273. De là des péchés véniels nombreux, délibérés, qu'on se reproche à peine, parce que la lumière du jugement et la délicatesse de la conscience s'affaiblissent peu à peu : on vit en effet dans la dissipation habituelle, on fait mal ses examens de conscience. Ainsi l'horreur du péché mortel diminue, les grâces de Dieu se font plus rares et on en profite moins ; en un mot tout l'organisme spirituel s'affaiblit, et cette anémie prépare de honteuses capitulations.
1274. 3° Ses degrés. De ce que nous avons dit il résulte qu'il y a bien des degrés dans la tiédeur ; mais en pratique il suffit de distinguer la tiédeur commencée de la tiédeur consommée. a) Dans le premier cas, on conserve encore de l'horreur pour le péché mortel, bien qu'on commette des imprudences qui peuvent y conduire ; mais on commet facilement le péché véniel de propos délibéré, surtout celui qui correspond au défaut dominant ; par ailleurs on n'apporte que peu d'application aux exercices spirituels, et souvent on les fait par routine. b) A force de se laisser aller à ces négligences coupables, on cesse d'avoir une horreur instinctive pour le péché mortel ; par ailleurs l'amour pour le plaisir augmente tellement qu'on en vient à regretter que tel on tel plaisir soit défendu sous peine de faute grave. On ne repousse donc que mollement les tentations, et le moment vient où on se demande, non sans raison, si on est encore en état de grâce : c'est la tiédeur consommée.
II. Les dangers de la tiédeur
1275. Ce qui constitue le danger spécial de cet état, c'est l'affaiblissement progressif des forces de l'âme plus dangereux qu'un péché mortel isolé. C'est dans ce sens que Notre Seigneur dit au tiède : « Je connais tes uvres, et que tu n'es ni froid ni chaud. Mieux vaudrait que tu fusses froid ou chaud. Ainsi parce que tu es tiède, et ni chaud ni froid, je suis près de te vomir de ma bouche. Tu dis : je suis riche et me suis enrichi, et je n'ai besoin de rien, et tu ignores que c'est toi le malheureux, pitoyable, aveugle et nu » (Apoc., III, 15-17). C'est du reste la différence qu'on remarque entre les maladies chroniques et aiguës ; ces dernières, une fois guéries, ne laissent souvent aucune trace fâcheuse ; les premières, ayant lentement affaibli le corps, le laissent pendant longtemps dans un grand état de faiblesse. Essayons de le montrer un peu plus en détail.
1276. 1° Le premier effet de la tiédeur est une sorte d'aveuglement de la conscience : à force de vouloir excuser et pallier ses fautes, on en vient à se fausser le jugement, et à regarder comme légères des fautes qui en soi sont graves ; ainsi on se fait une conscience relâchée, qui ne sait plus reconnaître la gravité des imprudences ou des péchés qu'on commet, qui n'a plus assez de ressort pour les détester, et qui tombe bientôt dans des illusions coupables : « Telle voie paraît droite à un homme, mais son issue, c'est la voie de la mort » (Prov., XIV, 12). On se croit riche, parce qu'on est orgueilleux, et en réalité on est pauvre et misérable aux yeux de Dieu.
1277. 2° De là vient un affaiblissement progressif de la volonté. a) A force de faire des concessions à la sensualité et à l'orgueil dans les petites choses, on en vient à céder au plaisir dans les choses plus importantes. Car tout se tient dans la vie spirituelle. L'Ecriture nous apprend que celui qui ne soigne pas le peu qu'il a, tombera bientôt dans la ruine (Eccli., XIX, 1), que celui qui est fidèle dans les petites choses l'est aussi dans les grandes, et que celui qui est injuste dans les petites choses l'est aussi dans les grandes (Luc, XVI, 10) ; ce qui veut dire que l'application ou la négligence qu'on met dans certaines actions se retrouve dans les actions analogues. b) On en arrive bientôt au dégoût pour l'effort : le ressort de la volonté étant détendu, on se laisse aller à la pente de la nature, à la nonchalance, à l'amour du plaisir. Or c'est là une pente dangereuse qui, si on ne la remonte, ne peut aboutir qu'aux fautes graves. c) Car, en agissant de la sorte, on abuse des grâces, on résiste souvent aux inspirations du Saint Esprit ; par là même on écoute plus facilement la voix du plaisir, on cède aux tendances mauvaises, et on finit par pécher gravement.
1278. Cette chute est d'autant plus difficile à réparer qu'elle est presque insensible ; on se laisse glisser, pour ainsi dire, au fond de l'abîme sans brusque secousse. Alors on essaie de se faire illusion : on tâche de se persuader que la faute n'est que vénielle, que, si la matière est grave, on n'y a pas consenti parfaitement : c'est une faute de surprise, qui ne peut être mortelle. Ainsi on se fausse la conscience, on ne fait qu'une confession insignifiante, comme celles qu'on faisait précédemment. Le confesseur y est trompé, et ce peut être le commencement d'une longue série de sacrilèges. Quand une balle tombe de haut, elle a la force de rebondir : si elle glisse au fond de l'abîme, elle y demeure ; ainsi en est-il parfois des âmes tièdes ! Il importe donc d'indiquer les remèdes.
III. Les remèdes de la tiédeur
1279. Notre Seigneur lui-même indique ces remèdes : « Je te conseille de m'acheter de l'or éprouvé au feu pour que tu t'enrichisses [lor de la charité et de la ferveur], et des vêtements blancs pour que tu t'enveloppes et que n'apparaisse pas la honte de ta nudité [pureté de conscience], et un collyre pour tes yeux, afin que tu regardes [la franchise avec soi-même et avec son confesseur]. Car ceux que j'aime, je les reprends et les corrige : aie donc du zèle et convertis-toi. Voici que je suis debout à la porte, et je frappe : si quelqu'un entend ma voix et ouvre la porte, j'entrerai chez lui et je souperai avec lui et lui avec moi » (Apoc., III, 18-20). Il ne faut donc jamais désespérer : Jésus est tout prêt à nous rendre son amitié, et même son intimité, si nous nous convertissons. Pour le faire :
1280. 1° Il faut recourir fréquemment à un sage confesseur, lui ouvrir franchement son âme et le prier sincèrement de secouer notre torpeur ; recevoir et suivre ses conseils avec énergie et constance. 2° Sous sa direction, on reviendra à la pratique fervente de ses exercices spirituels, surtout de ceux qui assurent la fidélité aux autres, l'oraison, l'examen de conscience et l'offrande souvent renouvelée de ses actions, n° 523-528. La ferveur dont il est question n'est pas la ferveur sensible, mais la générosité de la volonté qui s'efforce de ne rien refuser à Dieu. 3° On reprendra aussi la pratique assidue des vertus et devoirs d'état, faisant successivement son examen particulier sur les principaux points, et en rendant compte en confession, n° 265, 468-476. C'est par là qu'on reviendra à la ferveur ; et on n'oubliera pas que les fautes passées exigent une réparation par l'esprit et les uvres de pénitence.
APPENDICE : RÈGLES SUR LE DISCERNEMENT DES ESPRITS POUR LA VOIE ILLUMINATIVE
1281. Nous avons déjà tracé, d'après S. Ignace, les règles sur le discernement des esprits pour les commençants, n° 953-957. Il est utile de résumer celles qu'il donne pour la voie illuminative, ou pour la seconde semaine des Exercices. Elles se rapportent à deux points principaux : 1° les consolations spirituelles ; 2° les désirs ou projets d'avenir.
1282. 1° Règles sur les consolations. a) C'est le propre du bon esprit, lorsquil sapproche d'une âme de bonne volonté de lui donner la vraie joie spirituelle, celle qui est accompagnée de paix. Cest le propre du mauvais esprit de combattre cette joie par des raisons spécieuses, des subtilités, des illusions : on dirait u avocat retors qui défend une mauvaise cause. Cette règle est fondée sur ce que Dieu est l'auteur de la paix, tandis que le démon jette le trouble dans l'âme pour la décourager.
b) Dieu seul peut donner la vraie consolation sans qu'aucune cause ait précédé capable de la produire : lui seul en effet peut pénétrer dans l'intime de l'âme pour l'attirer et la tourner vers lui. Nous disons que la consolation n'a pas eu de cause précédente, quand rien ne s'est présenté qui peut la faire naître. Ainsi l'âme était plongée dans la désolation, et voilà qu'en un instant elle se trouve rassurée, pleine de joie, de force et de bonne volonté : tel fut le cas de saint François de Sales après les violents scrupules qui l'avaient assailli.
c) Quand une cause a précédé la consolation, elle peut venir du bon ou du mauvais esprit : elle vient du premier, si elle rend l'âme plus éclairée et plus forte dans le bien ; elle vient du démon, si elle produit le relâchement, la mollesse, l'amour du plaisir ou de l'honneur, la présomption. En d'autres termes on juge de l'arbre à ses fruits.
d) C'est le propre du mauvais ange de se transformer en ange de lumière, d'entrer d'abord dans les sentiments de l'âme pieuse et de finir par lui inspirer les siens propres. Ainsi, quand il voit une âme s'adonner à la vertu, il lui suggère d'abord des sentiments conformes à ses dispositions vertueuses ; puis, en s'appuyant sur son amour-propre, lui suggère des sentiments de vaine complaisance ou de présomption, des excès dans ses pénitences pour l'amener ensuite au découragement, ou au contraire quelques adoucissements à son genre de vie, sous prétexte de santé ou détudes. Ainsi il la fait déchoir peu à peu.
1283. 2° Règles sur les désirs ou projets. a) Dans nos désirs et nos projets, nous devons examiner avec soin si le commencement, le milieu et la fin tendent au bien ; car si, à l'un quelconque de ces moments, il y a quelque chose de mauvais, de dissipant, ou de moins bon que ce que nous nous étions déjà proposé ; ou si ces désirs inquiètent notre âme, la troublent et l'affaiblissent, c'est une preuve qu'ils procèdent du mauvais esprit, ennemi de notre avancement et de notre salut éternel. La raison en est que, pour quune action soit bonne, il faut quil ny ait en elle rien de contraire à la volonté de Dieu ou au bien spirituel de lâme ; si donc, dans un quelconque de ses éléments, on voit quelque défaut, cest la marque de l'esprit malin.
b) Quand une fois on a découvert cette intervention du malin, il est utile de reprendre la suite des bonnes pensées, et de découvrir comment peu à peu le malin s'est introduit dans l'âme pour la troubler et essayer de l'amener au mal. Cette expérience nous fournira les moyens de nous mettre en garde plus tard contre les artifices de l'ennemi.
c) Il est une autre règle tirée de la façon d'agir du bon et du mauvais esprit : le premier agit doucement sur l'âme qui progresse comme une rosée qui pénètre une éponge ; le second agit bruyamment comme une pluie d'orage qui tombe sur la pierre.
d) Même quand la consolation vient de Dieu, il faut savoir distinguer entre le temps même de la consolation et celui qui la suit ; dans le premier, on agit sous l'inspiration de la grâce ; dans le second, on forme des résolutions et des projets qui ne sont pas immédiatement .inspirés par Dieu, et qui par conséquent doivent être exammés avec soin selon les règles précédentes.
1284. 3° A ces règles tracées par S. Ignace on peut en ajouter quelques autres, qui résultent de ce que nous avons dit dans ce livre second.
a) Aspirer à une perfection intempestive, en dehors des occupations actuelles, en pratiquant des vertus d'éclat, en se singularisant, est la marque du mauvais esprit ; car le bon nous porte sans doute à une haute perfection, mais compatible avec nos devoirs d'état, à une vie humble et cachée.
b) Le mépris des petites choses et le désir de se sanctifier en grand, ne sont pas la marque du bon esprit qui nous incline à la fidélité parfaite aux devoirs d'état et aux petites vertus (Matth., V, 18).
c) Les retours complaisants sur soi-même quand on croit avoir bien fait, le désir d'être estimé pour sa piété et sa vertu, sont en opposition avec l'esprit chrétien qui cherche avant tout à ne plaire qu'à Dieu : « Si adhuc hominibus placerem, servus Christi non essem » (Gal., I, 10). Ainsi donc la fausse humilité qui se blâme pourse faire louer, et la fausse douceur qui n'est au fond que le désir de plaire aux hommes, sont contraires à l'esprit de Dieu.
d) Se plaindre, s'impatienter, se décourager au milieu des épreuves et des sécheresses, est une marque de l'esprit humain ; l'esprit de Dieu nous porte au contraire à l'amour de la croix, à la résignation, au saint abandon, et nous fait persévérer dans l'oraison au milieu des aridités et des distractions.
Synthèse du livre second
1285. 1° Le but de la voie illuminative, c'est de nous faire suivre Jésus en imitant ses vertus, dans la mesure où le permet notre faiblesse ; ainsi nous marchons à la lumière de ses exemples : « Qui sequitur me, non ambulat in tenebris, sed habebit lumen vitæ » (Joan., VII, 12). Faire de lui le centre de nos pensées, de nos affections, de notre vie tout entière, tel est l'idéal dont nous essayons de nous rapprocher chaque jour.
C'est pour cela que notre oraison devient affective et que nous avons sans cesse Jésus devant les yeux pour l'adorer, dans le cur pour l'aimer et l'attirer en nous, dans les mains pour pratiquer les vertus en union avec lui. Les vertus que nous pratiquons sont les vertus théologales et les vertus morales : elles se pratiquent parallèlement, en s'entr'aidant mutuellement. Toutefois il y a comme deux phases dans le développement de notre vie : dans la première nous mettons l'accent sur les vertus morales, et dans la seconde sur les vertus théologales.
1286. 2° Il faut en effet tout dabord assouplir nos facultés pour les unir à Dieu. Or cest là ce que font les vertus morales :
1) la prudence assouplit notre intelligence, laccoutume à réfléchir avant dagir, à prendre conseil de Dieu et de ses représentants, et la fait ainsi participer à la sagesse divine.
2) La justice assouplit la volonté, en l'habituant à respecter les droits de Dieu et du prochain par la pratique de l'honnêteté parfaite, de la religion et de l'obéissance aux supérieurs ; ainsi nous nous rapprochons de la justice de Dieu.
3) La force assouplit les passions violentes, modère et refrène leurs écarts, et dirige leurs forces vives vers le bien surnaturel difficile à réaliser ; elle nous fait pratiquer la magnanimité, la munificence, la patience, et la constance, et nous rapproche ainsi de la force même de Dieu.
4) Pour amortir et discipliner l'amour du plaisir, la tempérance nous aide à mortifier la gourmandise par la sobriété, à vaincre la volupté par la chasteté, à dominer la superbe par l'humilité et la colère par la douceur. Ainsi l'âme pourra mieux pratiquer les vertus unifiantes.
1287. Vient alors la seconde phase de la voie illuminative qui nous unit directement a Dieu.
1) La foi, avec ses clartés que tempère une certaine obscurité, soumet et unit notre intelligence à Dieu, et nous fait communier à la pensée divine.
2) L'espérance, comme un puissant levier, soulève notre volonté, la détache des choses terrestres, oriente ses désirs et ses ambitions du côté du Ciel, et nous unit à Dieu, source de notre bonheur, infiniment puissant et bon, dont nous attendons avec confiance tous les secours nécessaires pour atteindre notre fin surnaturelle.
3) La charité nous élève plus haut encore, nous fait aimer Dieu pour lui-même, parce qu'il est infiniment bon en soi, et nous fait aimer le prochain pour Dieu, comme un reflet de ses divines perfections. Elle unit donc notre âme tout entière à Dieu.
C'est dans le Cur Sacré de Jésus que nous allons puiser ce double amour : unis étroitement à lui nous triomphons de notre égoïsme, et, faisant nôtres l'amour et tous les sentiments de Jésus, nous vivons pour Dieu comme il a vécu lui-même : « Ego vivo propter Patrem » (Joan., VI, 58).
1288. 4° Sans doute, il faut s'attendre, au cours de nos ascensions, à des retours offensifs de l'ennemi : les sept péchés capitaux essaient de s'insinuer, sous une forme atténuée, jusqu'au plus intime de notre âme, et, si nous n'y prenons garde, nous font tomber dans la tiédeur. Mais les âmes vigilantes, appuyées sur Jésus, repoussent ces attaques, en profitent même pour s'affermir dans la vertu, et se préparent ainsi aux joies et aux épreuves de la voie unitive.
LIVRE III : De la voie unitive
1289. Quand on a purifié son âme, quand on l'a ornée par la pratique positive des vertus, on est mûr pour l'union habituelle et intime avec Dieu, en d'autres termes pour la voie unitive.
REMARQUES PRÉLIMINAIRES
Avant d'entrer dans le détail des questions, il faut exposer brièvement : 1° le but à poursuivre dans cette voie ; 2° ses caractères distinctifs ; 3° la notion générale de la contemplation, qui est l'un des caractères généraux de cette voie ; 4° la division à suivre.
I. Le but à poursuivre
1290. Ce but n'est autre que l'union intime et habituelle avec Dieu par Jésus-Christ. Il est fort bien exprimé dans ces paroles que M. Olier a mises en tête du Pietas Seminarii : « Primarius et ultimus finis hujus Instituti erit vivere summe Deo in Christo Jesu Domino nostro, ita ut interiora Filii ejus intima cordis nostri penetrent, et liceat cuilibet dicere quod Paulus fiducialiter de se prædicabat : Vivo, jam non ego ; vivit vero in me Christus » (Gal. II, 20). Vivre uniquement pour Dieu, le Dieu vivant, la Trinité Sainte, habitant en nous, pour le louer, le servir, le révérer et l'aimer, tel est le but du parfait chrétien ; vivre non d'une façon médiocre, mais d'une façon intense, avec toute la ferveur que donne lamour ; par conséquent viser à soublier soi-même afin de ne plus songer quà ce Dieu qui daigne vivre en nous, à l'aimer de toute notre âme, et à faire converger vers lui toutes nos pensées, nos désirs, nos actions. Cest par là que nous pourrons réaliser cette prière de Prime, où nous demandons à Dieu de diriger, de sanctifier, de régir et de gouverner notre âme et notre corps, nos sentiments, nos paroles, pour les soumettre entièrement à sa sainte volonté. « Dirigere et sanctificare, regere et gubernare dignare, Domine Deus, Rex cæli et terræ, hodie corda et corpora nostra, sensus, sermones et actus nostros in lege tua et in operibus mandatorum tuorum... »
1291. Mais, comme nous en sommes incapables par nous-mêmes, nous voulons nous unir intimement au Christ Jésus, in Christo Jesu : incorporés à lui par le baptême, nous voulons resserrer cette union intime par la réception fervente des sacrements, et surtout par la sainte Communion, prolongée par le recueillement habituel afin que ses dispositions intérieures deviennent nôtres, inspirent toutes nos actions, et que nous puissions redire et pratiquer la parole de S. Paul : « Je vis, mais ce n'est plus moi qui vis, c'est Jésus qui vit en moi ». Pour obtenir cet heureux résultat, Jésus par ses mérites et ses prières nous envoie son divin Esprit, cet Esprit qui opérait en son âme les dispositions parfaites dont elle était animée ; et, en nous laissant conduire par ce divin Esprit, en obéissant promptement, généreusement à ses inspirations, nous pensons, parlons et agissons comme ferait Jésus s'il était à notre place. C'est donc lui qui vit en nous, lui qui, avec nous et par nous, glorifie Dieu, nous sanctifie et nous aide à sanctifier nos frères. Si donc, en cette voie, la dévotion à la Sainte Trinité devient prédominante, on ne cesse pas pour cela de sunir au Verbe Incarné, et cest par lui quon monte jusqu'au Père : « nemo venit ad Patrem nisi per me » (Joan., XIV, 6).
II. Les caractères distinctifs de la voie unitive
Ces caractères se résument en un seul, le besoin de tout simplifier, de tout ramener à l'unité, c'est-à-dire à l'union intime avec Dieu par la divine charité.
1292. 1° L'âme vit presque constamment sous le regard de Dieu : elle aime à le contempler vivant en son cur, « Ambulare cum Deo intus », et pour cela se détache avec soin des créatures : « nec aliqua affectione teneri foris ». C'est pour ce motif qu'elle recherche la solitude et le silence ; elle construit peu à peu dans son cur une petite cellule, où elle trouve Dieu et lui parle cur à cur. Alors s'établit entre Dieu et elle une douce intimité : « Lintimité, dit Mgr Gay, cest la conscience quont ceux qui aiment de l'harmonie qui existe entre eux : conscience pleine de lumière, d'onction, de joie et de fécondité. C'est le sentiment et l'expérience de leurs attraits mutuels, de leur affinité et de leur similitude parfaite... Cest lunion jusquà lunité et partant lunité sans la solitude. C'est une sûreté réciproque, une confiance sans bornes, une simplicité consentie, rendant les âmes toutes transparentes ; enfin, et par suite, c'est la pleine liberté qu'elles se donnent de s'entre-regarder toujours et de se voir jusqu'au dernier fond. » (Elévations sur la vie
de NSJC, t. I, p. 429). Or cest cette intimité que Dieu permet et daigne offrir aux âmes intérieures, comme l'explique si bien l'auteur de l'Imitation : « Frequens illi visitatio cum homine interno, dulcis sermocinatio, grata consolatio, multa pax, familiaritas stupenda nimis » (De Imit., l. II, cap. I, 1).
1293. 2° Lamour de Dieu devient ainsi non seulement sa vertu principale, mais, on peut le dire, son unique vertu, en ce sens que toutes les autres vertus quelle pratique, ne sont pour elle que des actes damour.
Ainsi la prudence n'est, pour elle, qu'un regard affectueux vers les choses divines pour y trouver la règle de ses jugements ; la justice, une imitation aussi parfaite que possible de la rectitude divine ; la force, une maîtrise totale des passions ; la tempérance, un oubli complet des plaisirs terrestres pour penser aux joies du ciel (S. Thomas, Ia IIæ, q. 61, a.5). A plus forte raison, les vertus théologales sont pour elle un exercice d'amour parfait : la foi, ce n'est plus seulement un acte renouvelé de temps en temps, c'est l'esprit de foi, la vie de foi informée par la charité, fides quæ per caritatem operatur ; l'espérance, c'est la confiance filiale, le saint abandon. A ces sommets, toutes les vertus n'en font plus qu'une, ce ne sont, pour ainsi dire, que des formes diverses de la charité : caritas patiens est, benigna est.
1294. 3° Une simplification analogue s'opère dans l'oraison : les raisonnements disparaissent peu à peu pour faire place à de pieuses affections ; celles-ci à leur tour se simplifient, comme nous l'expliquerons bientôt, et deviennent un regard affectueux et prolongé sur Dieu.
1295. 4° De là une simplification dans la vie tout entière ; autrefois elle avait ses heures d'oraison et de prière ; maintenant sa vie est une prière perpétuelle : qu'elle travaille ou qu'elle se récrée, qu'elle soit seule ou avec d'autres, elle s'élève sans cesse vers Dieu, en conformant sa volonté à la sienne : « Quæ placita sunt ei facio semper » (Joan., VII, 29). Et cette conformité n'est pour elle qu'un acte d'amour et d'abandon entre les mains de Dieu : ses prières, ses actions communes, ses souffrances, ses humiliations sont tout imprégnées d'amour de Dieu : Deus meus et omnia.
1296. Conclusion. Par là on peut voir quels sont ceux à qui convient la voie unitive : ce sont ceux qui réunissent les trois conditions suivantes :
a) Une grande pureté de cur, c'est-à-dire non seulement lexpiation et la réparation des fautes passées, mais le détachement de tout ce qui pourrait conduire au péché, l'horreur pour toute faute vénielle de propos délibéré et même pour toute résistance volontaire à la grâce ; ce qui n'exclut pas cependant quelques fautes vénielles de fragilité, d'ailleurs vivement et immédiatement regrettées. Cette purification de l'âme, ébauchée dans la voie purgative, s'est perfectionnée dans la voie illuminative par la pratique positive des vertus et l'acceptation généreuse des croix providentielles ; elle va s'achever, dans la voie unitive, par les épreuves passives que nous décrirons bientôt.
b) Une grande maîtrise de soi-même, acquise par la mortification des passions, et la pratique des vertus morales et théologales, qui, en disciplinant nos facultés, les soumet peu à peu à la volonté, et celle-ci à la volonté divine. Par là se trouve rétabli, dans une certaine mesure, l'ordre primitif : maîtresse d'elle-même, l'âme peut se donner complètement à Dieu.
c) Un besoin habituel de penser à Dieu, de s'entretenir avec lui, de faire toutes ses actions en vue de lui plaire ; on souffre de ne pouvoir s'occuper constamment de lui, et si, par devoir d'état, on se livre à des occupations profanes, on s'efforce de ne pas perdre de vue sa présence ; on se tourne instinctivement vers lui comme l'aiguille aimantée vers le Nord : « oculi mei semper ad Dominum » (Ps. XXIV, 15).
III. Notion générale de la contemplation
A force de penser à Dieu, on fixe amoureusement son regard sur lui ; c'est la contemplation, qui est lune des marques caractéristiques de cette voie.
1297. 1° Contemplation naturelle. Contempler en général est regarder un objet avec admiration. Il y a une contemplation naturelle, qui peut être sensible, imaginative ou intellectuelle. 1) Elle est sensible, quand on regarde longuement et avec admiration un beau spectacle, par exemple l'immensité de la mer ou une chaîne de montagnes. 2) On l'appelle imaginative, quand, par l'imagination, on se représente longuement, avec admiration et affection, une chose ou une personne aimée. 3) Elle se nomme intellectuelle ou philosophique, lorsqu'on arrête son esprit avec admiration, et par une simple vue, sur quelque grande synthèse philosophique, par exemple, sur l'Etre absolument simple et immuable, principe et fin de tous les êtres.
1298. 2° Contemplation surnaturelle. Il y a aussi une contemplation surnaturelle, et c'est d'elle que nous parlons. Nous allons en exposer la notion et les espèces.
A) Notion. Le terme contemplation désigne au sens propre un acte de simple vue intellectuelle, abstraction faite des divers éléments affectifs ou imaginatifs qui l'accompagnent ; mais, quand l'objet contemplé est beau et aimable, il est accompagné d'admiration et d'amour. Par extension, on appelle contemplation une oraison caractérisée par la prédominance de ce simple regard ; il n'est donc pas nécessaire que cet acte dure tout le temps de l'oraison, il suffit qu'il soit fréquent et accompagné d'affections. Ainsi l'oraison contemplative se distingue de l'oraison discursive, n° 667, parce qu'elle exclut les longs raisonnements, et de loraison affective, n° 976, parce qu'elle exclut la multiplicité des actes qui caractérise celle-ci. On peut donc la définir : une vue simple et affectueuse de Dieu ou des choses divines ; plus brièvement, simplex intuitus veritatis, comme dit S. Thomas (IIa IIæ, q. 180, a.1 et 6).
1299. B) Espèces. On peut distinguer trois sortes de contemplation : la contemplation acquise, la contemplation infuse et la contemplation mixte. a) La contemplation acquise n'est au fond qu'une oraison affective simplifiée et peut se définir : une contemplation dans laquelle la simplification des actes intellectuels et affectifs est le fruit de notre activité aidée de la grâce. Souvent même les dons du Saint Esprit y interviennent d'une façon latente, surtout ceux de science, d'intelligence et de sagesse, pour nous aider à fixer amoureusement notre regard sur Dieu, comme nous l'expliquerons plus loin.
1300. b) La contemplation infuse ou passive est essentiellement gratuite, et nous ne pouvons pas nous la procurer par nos propres efforts, aidés de la grâce ordinaire. On peut donc la définir : une contemplatton dans laquelle la simplification des actes intellectuels et affectifs résulte d'une grâce spéciale, grâce opérante, qui nous saisit et nous fait recevoir des lumières et des affections que Dieu opère en nous avec notre consentement. Ainsi donc elle est dite infuse, non parce qu'elle procède des vertus infuses, puisque la contemplation acquise en provient aussi, mais parce qu'il n'est pas en notre pouvoir de produire ces actes, même avec la grâce ordinaire ; et cependant ce n'est pas Dieu seul qui agit en nous, il le fait avec notre consentement, en ce sens que nous recevons librement ce qu'il nous donne. Si notre âme, sous l'influence de la grâce opérante est dite passive, c'est parce qu'elle reçoit des dons divins ; mais, en les recevant, elle y donne son consentement, ainsi que nous l'expliquerons plus loin. Elle est appelée surnaturelle par Ste Thérèse, parce qu'elle l'est doublement, non seulement au même titre que les autres actes surnaturels, mais parce que Dieu opère en nous d'une façon très spéciale.
1301. c) On distingue aussi une contemplation mixte. Nous verrons en effet plus tard que la contemplation infuse est parfois très courte ; il peut donc arriver que, dans une même oraison, les actes dus à notre initiative alternent avec les actes produits sous l'action spéciale de la grâce opérante ; c'est ce qui arrive surtout à ceux qui commencent à entrer dans la contemplation infuse. Alors 1a contemplation est mixte, c'est-à-dire alternativement active et passive ; mais généralement on ramène ce genre à la contemplation infuse, dont elle est pour ainsi dire le premier degré.
IV. Division du troisième livre
1302. Dans la voie unitive on peut distinguer deux formes ou deux phases distinctes :
1° La voie unitive simple ou active, qui se caractérise par la culture des dons du Saint Esprit, surtout des dons actifs, et par la simplification de l'oraison qui devient une sorte de contemplation active ou improprement dite.
2° La voie unitive passive ou mystique au sens propre, qui se caractérise par la contemplation infuse ou proprement dite.
3° En outre, à la contemplation viennent parfois s'ajouter des phénomènes extraordinaires, comme les visions et révélations, auxquels s'opposent les contrefaçons diaboliques, l'obsession et la possession.
4° En des matières aussi difficiles il n'est pas étonnant qu'il y ait des opinions divergentes ou controverses ; nous les examinerons dans un chapitre spécial.
Par mode de conclusion, nous indiquerons quelle doit être la conduite du directeur à l'égard des contemplatifs.
CHAP. I. De la voie unitive simple ou active.
CHAP. II. De la voie unitive mystique ou passive.
CHAP. III. Des phénomènes mystiques extraordinaires.
CHAP. IV. Questions controversées.
CONCLUSION : De la direction des contemplatifs.
CHAPITRE I. De la voie unitive simple
1303. Cette voie est l'état des âmes ferventes qui vivent habituellement dans l'union intime avec Dieu, sans avoir encore reçu le don de contemplation infuse. Habitués déjà à pratiquer les vertus morales et théologales, elles s'efforcent de les perfectionner en cultivant les dons du Saint Esprit ; leur oraison se simplifie de plus en plus et devient une oraison de simplicité, ou de simple recueillement qu'on appelle contemplation improprement dite, acquise, ou active. Que cet état existe, c'est ce que montrent l'expérience, la distinction des deux genres de contemplation, comme aussi la différence entre les dons actifs et contemplatifs.
1304. 1° L'expérience montre d'abord qu'il y a, dans le cloître et dans le monde, des âmes vraiment ferventes, unies à Dieu d'une façon habituelle, pratiquant les vertus chrétiennes avec générosité et constance, parfois même d'une façon héroïque, et qui cependant ne jouissent pas de la contemplation infuse. Ces âmes sont dociles au Saint Esprit, correspondent habituellement à ses inspirations, reçoivent même de temps en temps des lumières et des inspirations spéciales, sans que rien ne vienne déceler à elles-mêmes ou à leur directeur qu'elles sont dans l'état passif proprement dit.
1305. 2° C'est aussi ce qui ressort de la distinction entre la contemplation acquise et la contemplation infuse, dont on retrouve des traces jusque chez Clément d'Alexandrie et Richard de S. Victor, et qui est devenue classique depuis la fin du dix-septième siècle : les âmes qui demeurent dans la contemplation acquise pendant une période notable de leur vie, sont dans la voie unitive simple. Ici, pour éviter toute équivoque, nous ne disons point qu'il y ait deux voies divergentes, puisque nous admettons au contraire que la contemplation acquise est une excellente disposition à la contemplation infuse, quand il plaît à Dieu de nous la donner. Mais il est des âmes nombreuses qui ne la reçoivent point, tout en demeurant unies intimement à Dieu ; elles restent donc dans la voie unitive simple, sans qu'il y ait nécessairement faute de leur part.
1306. 3° Ce qui confirme cet argument, c'est que, parmi les dons du Saint Esprit, les uns nous sont donnés surtout pour l' action, et les autres surtout pour la contemplation. Or il arrive que certaines âmes, douées d'un tempérament plus actif et d'ailleurs absorbées par des occupations plus nombreuses, cultivent plus spécialement les dons actifs, et sont ainsi moins aptes à la contemplation proprement dite. Cette remarque n'a pas échappé au P. Noble : « Ce n'est pas, dit-il, dans la fatigue du travail ou dans laffairement de tâches compliquées et captant l'attention tout entière que la pensée peut se concentrer au dedans d'elle-même et fixer un immobile regard sur les réalités spirituelles et éternelles. Pour contempler, il ne faut pas être harcelé par d'opiniâtres et fatigants labeurs ; du moins il faut pouvoir leur imposer assez de répit pour que le cur et l'esprit s'élèvent paisiblement vers Dieu. » (Rev. des Jeunes, 25.09.1923, p. 613). Ces âmes ne jouiront donc pas, habitueIlement du moins, de la contemplation infuse, mais seront étroitement unies à Dieu dans l'action, et dociles aux inspirations du Saint Esprit : c'est cet état que nous appelons voie unitive simple.
Comme elle est caractérisée : 1° par la culture des dons du Saint Esprit et 2° par l'oraison de simplicité, nous allons traiter successivement de ces deux éléments.
ART. I. DES DONS DU SAINT ESPRIT
Nous traiterons successivement : 1° des dons du Saint Esprit en général ; 2° de chacun d'eux en particulier ; 3° de leur rôle dans la contemplation ; 4° des fruits et des béatitudes qui correspondent aux dons.
§ I. Des dons du Saint Esprit en général
Nous exposerons : 1° leur nature ; 2° leur excellence ; 3° la façon de les cultiver ; 4° comment on peut les classifier.
I. Nature des dons du Saint Esprit
1307. Nous avons dit, n° 119, comment le Saint Esprit habitant notre âme, y produit, outre la grâce habituelle, des habitudes surnaturelles qui perfectionnent nos facultés et leur permettent de produire des actes surnaturels sous l'impulsion de la grâce actuelle. Ces habitudes sont les vertus et les dons : c'est en précisant la différence entre ces deux sortes d'habitudes que nous verrons mieux en quoi consistent les dons.
1308. 1° Différence entre les dons et les vertus. A) La différence fondamentale ne vient pas de l'objet matériel ou du champ d'action qui est en réalité le même, mais de leur manière différente d'opérer dans notre âme.
Dieu, nous dit S. Thomas, peut opérer en nous de deux façons : a) en se pliant au mode humain d'agir de nos facultés : c'est ce qu'il fait dans les vertus, alors il nous aide à réfléchir, à rechercher les meilleurs moyens pour arriver à notre but ; pour surnaturaliser ces opérations, il nous donne des grâces actuelles, mais nous laisse prendre l'initiative selon les règles de la prudence ou de la raison éclairée par la foi : c'est donc nous qui agissons, sous l'impulsion de la grâce. b) Mais Dieu agit, par le moyen des dons, d'une façon supérieure au mode humain d'agir : il prend lui-même l'initiative ; avant que nous ayons eu le temps de réfléchir et de consulter les règles de la prudence, il nous envoie des instincts divins, des illuminations et des inspirations, qui opèrent en nous, sans délibération de notre part, non toutefois sans notre consentement. Cette grâce, qui sollicite suavement et obtient efficacement notre consentement, peut être appelée grâce opérante : par elle nous sommes plus passifs qu'actifs, et notre activité consiste surtout à consentir librement à l'opération de Dieu, à nous laisser conduire par l'Esprit Saint, à suivre promptement et généreusement ses inspirations.
1309. B) A l'aide de ce principe fondamental, on comprend mieux les différences entre les dons et les vertus : a) Les vertus nous inclinent à agir conformément à la nature de nos facultés : ainsi, à l'aide de la grâce que nous recevons, nous cherchons, raisonnons, travaillons tout comme nous le faisons dans les actes d'ordre purement naturel ; ce sont donc des énergies premièrement et directement actives. Les dons au contraire nous donnent une souplesse, une réceptivité qui nous permet de recevoir et de suivre les motions de la grâce opérante : c'est cette grâce qui met en branle nos facultés, sans cependant leur enlever leur liberté, si bien que l'âme, nous dit S. Thomas, est plus passive qu'active : « non se habet ut movens sed magis ut mota » (IIa IIæ, q. 52, a. 2). b) Dans les vertus, nous nous conduisons d'après les principes et les règles de la prudence surnaturelle ; nous avons donc à réfléchir, à délibérer, à consulter, à choisir, etc. (n° 1020) ; sous l'influence des dons, nous nous laissons conduire par une inspira- tion divine, qui, soudainement, sans réflexions personnelles, nous presse vivement de faire telle ou telle chose. c) Comme la part de la grâce est beaucoup plus grande dans les dons que dans les vertus, les actes faits sous l'influence des dons sont normalement et toutes choses égales d'ailleurs, plus parfaits que ceux qui se font sous l'action des vertus ; c'est grâce aux dons que se pratique le troisième degré des vertus, et qu'on fait des actes héroïques.
1310. C) On se sert de diverses comparaisons pour mieux faire comprendre cette doctrine. a) Pratiquer les vertus, c'est naviguer à la rame, user des dons c'est naviguer à la voile : on avance ainsi plu rapidement et avec moins defforts. b) Lenfant qui, soutenu par sa mère, fait quelques pas en avant, cest le symbole du chrétien qui pratique ses vertus avec laide de la grâce ; lenfant que la mère prend dans ses bras pour le faire avancer plus rapidement, c'est l'image du chrétien qui utilise les dons en correspondant à la grâce opérante qui lui est donnée. c) L'artiste qui pince les cordes de la harpe pour en tirer des sons harmonieux est l'image du chrétien qui pratique les vertus ; mais, quand le Saint Esprit vient lui-même par ses touches divines faire vibrer les cordes de notre âme, celle-ci se trouve sous l'influence des dons. C'est une comparaison dont se servent les Pères pour exprimer l'action de Jésus dans l'âme de Marie : « Sua vissima cithara qua Christus utitur ad delicias Patris ».
1311. 2° Définition. De ce qui vient d'être exposé, on peut conclure que les dons du Saint Esprit sont des habitudes surnaturelles qui donnent à nos facultés une telle souplesse qu'elles obéissent promptement aux inspirations de la grâce. Mais, comme nous l'expliquerons bientôt, cette souplesse n'est d'abord qu'une simple réceptivité et a besoin d'être cultivée pour atteindre son plein développement. De plus elle n'entre en exercice que lorsque Dieu nous accorde cette grâce actuelle qu'on appelle opérante. Alors notre âme, tout en étant passive sous l'action de Dieu, est très active pour faire sa volonté ; et on peut dire des dons qu'ils sont tout à la foi des souplesses et des énergies, des docilités et des forces, rendant l'âme plus passive sous la main de Dieu et en même temps plus active à le servir et à faire ses uvres.
II. Excellence des dons
On peut considérer cette excellence en soi et par rapport aux vertus.
1312. 1° En soi, il est évident que ces dons sont excellents. Plus nous sommes unis et dociles au Saint Esprit, source de toute sainteté, et plus par là même nous sommes parfaits. Or les dons nous mettent sous l'action directe du Saint Esprit, qui, vivant en notre âme, illumine notre intelligence de ses lumières, lui indique nettement ce que nous devons faire, enflamme notre cur et fortifie notre volonté pour lui faire accomplir le bien suggéré. Cest donc une union aussi intime quelle peut lêtre sur terre. Aussi ses résultats sont précieux. Ce sont les dons qui nous font pratiquer le degré le plus parfait des vertus morales et théologales, celui que nous avons appelé le troisième degré ; et qui inspirent les actes héroïques. C'est grâce à eux que l'âme est élevée, quand Dieu le veut, à la contemplation infuse, la souplesse et la docilité qu'ils produisent étant la disposition prochaine requise pour l'état mystique. C'est donc le chemin de raccourci pour arriver à la plus haute perfection.
1313. 2° Si nous comparons les dons aux vertus, ils sont, nous dit S.Thomas (IIa IIæ, q. 9, a. 3 ad 3), plus parfaits que les vertus morales ou intellectuelles. Celles-ci n'ont pas en effet Dieu pour objet immédiat, tandis que les dons portent les vertus à un degré supérieur où, se confondant avec la charité, elles nous unissent à Dieu. Ainsi la prudence, perfectionnée par le don de conseil, nous fait participer à la lumière même de Dieu, le don de force met en nous, à notre disposition, la force même de Dieu. Mais les dons ne sont pas supérieurs aux vertus théologales, surtout à la charité ; la charité est en effet le premier et le plus parfait des biens surnaturels, la source d'où découlent les dons. Toutefois on peut dire que les dons perfectionnent les vertus théologales dans leur exercice ; ainsi le don d'intelligence rend notre foi plus vive et plus pénétrante en lui manifestant l'harmonie intime de nos dogmes, et le don de sagesse perfectionne l'exercice de la charité en nous faisant goûter Dieu et les choses divines. Ce sont donc des moyens qui se rapportent aux vertus théologales comme à leur fin ; mais elles y ajoutent une perfection de plus.
III. De la culture des dons du Saint Esprit
1314. 1° Développement progressif. Nous recevons les dons du Saint Esprit en même temps que l'état de grâce : ce sont alors de simples facultés surnaturelles. Quand vient l'âge de raison et que notre cur s'oriente vers Dieu, nous commençons, sous l'influence de la grâce actuelle, à mettre en uvre tout notre organisme surnaturel, y compris les dons du Saint Esprit : il n'est pas croyable en effet que les dons restent inutilisés et inutilisables pendant une longue période de notre vie. Mais, pour qu'ils atteignent leur développement normal et complet, il faut avoir pratiqué tout d'abord les vertus morales pendant un temps notable, qui varie selon les desseins de Dieu sur nous et notre coopération à la grâce : ce sont en effet ces vertus qui, comme nous l'ayons dit, assouplissent peu à peu notre âme et la préparent à cette docilité parfaite que suppose le plein exercice des dons. En attendant ceux-ci croissent, comme habitudes, avec la grâce habituelle ; fréquemment ils ajoutent leurs énergies, sans que nous en ayons conscience, à celles des vertus pour nous faire pratiquer les actes surnaturels.
Il y a même des occasions où, par sa grâce opérante, le Saint Esprit provoquera d'une façon transitoire une ferveur inaccoutumée qui sera comme une contemplation passagère. Quelle âme fervente n'a pas en effet ressenti, à certains moments, de ces inspiratiohs soudaines de la grâce, où nous n'avions qu'à recevoir et suivre la motion divine ? C'était en lisant le saint Evangile ou un livre pieux, dans une communion ou une visite au Saint Sacrement, dans une retraite, au moment du choix d'un état de vie, d'une ordination, d'une prise d'habit ; il nous semblait alors que la grâce de Dieu nous emportait doucement et fortement.
1315. 2° Moyens pour cultiver les dons. A) La pratique des vertus morales est la première condition nécessaire à la culture des dons. Tel est l'enseignement de S. Thomas (Ia IIæ, q. 68, a. 8 ad 2). Pour acquérir en effet cette divine souplesse que confèrent les dons, il faut avoir dompté ses passions et ses vices, par des habitudes de prudence, d'humilité, dobéissance, de douceur, de chasteté. Comment en effet pourrait-on percevoir, accueillir et suivre docilement les inspirations de la grâce quand l'âme est agitée par la prudence de la chair, l'orgueil, l'indocilité, la colère, et la luxure ? Avant d'être conduit par les instincts divins, il faut avoir tout d'abord suivi les règles de la prudence chrétienne ; avant dobéir aux mouvements de la grâce, il faut avoir observé les commandements et triomphé de la superbe. Aussi, Cajetan, le fidèle commentateur de S. Thomas, dit avec raison : « Que les directeurs spirituels notent bien ceci, et qu'ils veillent à ce que leurs disciples s'exercent d'abord dans la vie active avant de leur proposer les sommets de la contemplation. Il faut en effet dompter ses passions par des habitudes de douceur, de patience, etc., de libéralité, d'humilité, etc., pour pouvoir, une fois apaisé, s'élever à la vie contemplative. Faute de cette ascèse préalable, beaucoup qui, au lieu de marcher, s'en vont sautant dans la voie de Dieu, se retrouvent, après avoir consacré un long temps de leur vie à la contemplation, vides de toutes vertus, impatients, colères, orgueilleux, pour peu quon les mette à l'épreuve. De tels gens nont eu ni la vie active, ni la vie contemplative, ni lunion des deux, mais ils ont édifié sur le sable, et plût à Dieu que ce défaut fût rare.
1316. B) On cultive aussi les dons en combattant l'esprit du monde, qui est diamétralement opposé à l'Esprit de Dieu. C'est ce que nous demande S. Paul : « Pour nous, nous avons reçu, non l'esprit du monde, mais l'Esprit qui vient de Dieu, afin que nous connaissions les choses que Dieu nous a données par sa grâce
L'homme naturel ne reçoit pas les choses de l'Esprit de Dieu, car elles sont une folie pour lui, et il ne peut les connaître, parce que c'est par l'Esprit qu'on en juge » (I Cor., II, 12-14). Pour mieux combattre cet esprit du monde, il faut lire et méditer les maximes évangéliques, et y conformer sa conduite aussi parfaitement que possible ; alors on sera prêt à se laisser conduire par l'Esprit de Dieu.
1317. C) Viennent ensuite les moyens positifs et directs qui nous mettent sous l'action du S. Esprit : a) Avant tout, le recueillement intérieur, ou habitude de penser souvent à Dieu, vivant non seulement près de nous, mais en nous (n° 92). On arrive ainsi graduellement à ne pas perdre de vue la présence de Dieu, même au milieu des occupations les plus absorbantes ; on se retire souvent dans la cellule de son cur, pour y trouver le Saint Esprit et prêter l'oreille à sa voix : « Audiam quid loquatur in me Dominus Deus » (Ps. LXXXIV, 9). Alors se réalise ce que dit l'auteur de l'Imitation : « Beata anima quæ Dominum in se loquentem audit, et de ore ejus verbum consolationis accipit » (De Imit. L. III, c. 1) ; le Saint Esprit parle au cur, et ses paroles portent avec elles lumière, force et consolation.
1318. b) Et, comme ce divin Esprit nous demande des sacrifices, il faut s'habituer à suivre promptement et généreusement ses moindres inspirations, quand il nous parle d'une façon claire et certaine : « quæ placita sunt ei facio semper » (Joan., VIII, 29). Autrement il cesserait de se faire entendre, ou du moins parlerait beaucoup moins fréquemment : « Hodie si vocem ejus audiertis, nolite obdurare corda vestra, sicut in exacerbatione secundum diem tentationis in deserto, ubi tentaverunt me patres vestri » (Ps. XCIV, 8 ; Hebr., III, 7-8). Si les sacrifices qu'il nous demande paraissent difficiles, ne nous décourageons pas, mais, comme Augustin, demandons simplement la grâce de les accomplir. L'important, c'est de ne jamais résister de propos délibéré à ses divines inspirations : plus nous sommes dociles, et plus il se plaît à mouvoir notre âme.
1319. c) Il faut même aller au devant de lui, en l'invoquant avec confiance en union avec le Verbe incarné qui nous a promis de nous envoyer son Esprit, en union avec Celle qui est le temple le plus parfait et l'épouse du Saint Esprit, comme le firent les Apôtres qui, au Cénacle, priaient en union avec Marie : « cum Maria, matre Jesu » (Act., I, 14). L'Eglise nous fournit, dans sa liturgie, de magnifiques prières pour attirer en nous l'Esprit de Dieu : la séquence Veni Sancte Spiritus, l'hymne Veni Creator Spiritus, et d'autres invocations qu'on trouve dans le Pontifical pour l'ordination des sous-diacres, des diacres et des prêtres : elles ont évidemment une efficacité spéciale, et leur contenu est si beau qu'on ne peut les réciter sans une pieuse émotion. C'est aussi une excellente habitude de réciter, avant chacune de nos actions, le Veni Sancte Spiritus, comme on le fait dans les Séminaires ; nous y demandons la divine charité, principe des dons, et le don de sagesse « recta sapere », qui étant le plus parfait, contient tous les autres. Récitée avec attention et ferveur, cette prière ne peut rester sans effet.
IV. Classification des dons du Saint Esprit
1320. Le prophète Isaïe, en annonçant la venue du Messie, déclare que l'esprit de Dieu reposera sur lui, « esprit de sagesse et d'intelligence, esprit de conseil et de force, esprit de science et de crainte » (Is., XI, 2-3) ; et, comme par le baptême nous sommes incorporés au Christ, nous participons à ces mêmes dons. D'après la Tradition, ils sont au nombre de sept. On peut les classifier de différentes façons.
A) Au point de vue de la perfection, le moins parfait est la crainte de Dieu, le plus parfait est le don de sagesse.
B) Si on considère les facultés sur lesquels ils agissent, on distingue les dons intellectuels et les dons affectifs : les premiers, qui illuminent notre intelligence, sont : les dons de science, d'intelligence, de sagesse et de conseil ; les seconds, qui fortifient la volonté, sont la piété, la force et la crainte de Dieu. Parmi les dons intellectuels, il en est trois surtout qui produisent la contemplation infuse, les dons de science, d'intelligence et de sagesse, les autres sont appelés actifs.
C) Si on examine les dons dans leur correspondance avec les vertus qu'ils perfectionnent,
le don de conseil perfectionne la prudence ;
le don de piété perfectionne la religion, annexe de la justice ;
le don de force perfectionne la vertu de force ;
le don de crainte perfectionne la vertu de tempérance ;
les dons de science et d'intelligence perfectionnent la vertu de foi ;
le don de crainte se rattache à l'espérance ;
le don de sagesse à la vertu de charité.
C'est cette division que nous suivons, parce qu'elle nous montre mieux la nature de chaque don, en le rapprochant de la vertu qui lui correspond.
§ II. De chacun des dons en particulier
I. Le don de conseil
1321. 1° Nature. A) Le don de conseil perfectionne la vertu de prudence en nous faisant juger promptement et sûrement, par une sorte d'intuition surnaturelle ce qui convient de faire, surtout dans les cas difficiles. Par la vertu de prudence nous réfléchissons et recherchons avec soin, les meilleurs moyens pour atteindre un but, profitant des leçons du passé et mettant à profit nos connaissances présentes pour prendre une sage décision. Avec le don de conseil, il en va tout autrement ; le Saint Esprit nous parle au cur et nous fait comprendre en un instant ce que nous avons à faire, et ainsi se réalise la promesse faite par Notre Seigneur à ses apôtres : « Lorsqu'on vous livrera, ne pensez ni à la manière dont vous parlerez, ni à ce que vous devez dire : ce que vous aurez à dire vous sera donné sur l'heure » (Matth., X, 19). C'est ce que nous voyons dans la conduite de S. Pierre, après la Pentecôte ; arrêté par les Sanhédrites, il reçoit l'ordre de ne plus annoncer Jésus-Christ ; et aussitôt il réplique : « Obedire oportet Deo magis quam hominibus » (Act., V, 29) : mieux vaut obéir à Dieu quaux hommes.
Bien des Saints ont joui de ce don de conseil. S. Antonin le possédait à un si haut degré que la postérité lui a décerné le titre de bon conseiller, Antoninus consiliorum ; il était en effet consulté non seulement par les simples fidèles, mais encore par les hommes d'Etat, en particulier Côme de Médicis, qui le choisit plusieurs fois pour ambassadeur. Nous admirons aussi ce don dans une Ste Catherine de Sienne, qui, toute jeune encore et sans avoir jamais étudié, donne de sages conseils aux princes, aux Cardinaux, au Souverain Pontife lui-même ; dans une Ste Jeanne d'Arc, qui, ignorante de l'art de la guerre, trace des plans de campagne admirés par les meilleurs capitaines, et nous indique où elle puisait sa sagesse : « Vous avez été à votre conseil, moi aussi j'ai été au mien ».
1322. B) L'objet propre du don de conseil c'est la bonne direction des actions particulières ; les dons de science et d'intelligence nous donnent les principes généraux ; mais le don de conseil nous les fait appliquer aux mille cas particuliers qui se présentent à nous : la lumière du Saint Esprit nous montre alors ce qu'il faut faire dans le temps, le lieu et les circonstances où l'on se trouve; et, si nous sommes chargés de conduire les autres, quels conseils on doit leur donner.
1323. 2° Nécessité. A) Pour tous, ce don est nécessaire en certains cas plus importants et plus difficiles, où il y va de notre salut ou de notre sanctification, par exemple dans les questions de vocation, ou de certaines occasions de péché qu'on rencontre dans l'exercice même de ses fonctions. La raison humaine étant faillible et incertaine en ses voies, et ne pouvant procéder que lentement, il importe, aux moments décisifs de notre vie, de recevoir les lumières de ce divin Conseiller, qui d'un seul coup dil embrasse tout, et qui, en temps opportun, nous fait voir avec sûreté ce que nous devons faire dans telle circonstance difficile. Avec le don de conseil, dit Mgr Landrieux, elle a le discernement sûr des moyens ; elle voit son chemin ; elle y marche avec assurance, fût-il ardu, aride et rebutant... elle sait attendre l'heure propice. B) Ce don est particulièrement nécessaire aux supérieurs et aux prêtres, soit pour leur sanctification personnelle, soit pour la sanctification des autres. a) Il est parfois si difficile de savoir concilier la vie intérieure et l'apostolat, l'affection qu'on doit aux âmes et la chasteté parfaite, la simplicité de la colombe et la prudence du serpent, que ce n'est pas trop d'une lumière spéciale du Saint Esprit pour nous suggérer au moment voulu la conduite à tenir. b) De même les Supérieurs, qui doivent faire observer la règle avec fidélité et garder cependant la confiance et l'affection de leurs subordonnés, ont besoin de beaucoup de tact pour allier une juste sévérité avec la bonté, ne pas multiplier les prescriptions et les avis et faire observer la règle par amour encore plus que par crainte. c) Quant aux directeurs, de quelle lumière n'ont-ils pas besoin pour discerner ce qui convient à chacun de leurs dirigés, connaître leurs défauts et choisir les meilleurs moyens de les réformer, décider des vocations et conduire chaque âme au degré de perfection ou au genre de vie auquel elle est appelée !
1324. 3° Moyens de le cultiver. A) Pour cultiver ce don, il faut tout dabord avoir un sentiment profond de notre impuissance, et souvent recourir au Saint Esprit pour quil nous fasse connaître ses voies : « Vias tuas, Domine, demonstra mihi : et semitas tuas edoce me » (Ps. XXIV, 4). Il ne manquera pas de venir nous éclairer d'une façon ou de l'autre, parce qu'il s'abaisse vers les humbles ; surtout si nous avons soin de l'invoquer dès le matin pour toute la journée, au commencement de nos principales actions, et spécialement dans tous les cas difficiles. B) En outre, il faut s'accoutumer à prêter l' oreille à la voix du Saint Esprit, à tout juger à sa lumière, sans se laisser influencer par les considérations humaines, et à suivre ses moindres inspirations ; trouvant alors notre âme souple et docile, il lui parlera au cur beaucoup plus fréquemment .
II. Le don de piété
1325. 1° Nature. Ce don perfectionne la vertu de religion, annexe de la justice, en opérant en nos curs une affection filiale envers Dieu, et une tendre dévotion envers les personnes ou les choses divines, pour nous faire accomplir avec un saint empressement nos devoirs religieux. La vertu de religion ne sacquiert que laborieusement, le don de piété nous est communiqué par le Saint Esprit.
A) Il nous fait voir en Dieu un Père très bon et très aimant, et non plus seulement un Maître souverain : « Accepistis spiritum adoptionis filiorum, in quo clamamus : Abba, Pater » (Rom., VIII, 15). Il dilate donc notre âme dans la confiance et dans l'amour, sans exclure la révérence qui lui est due. Il cultive donc en nous un triple sentiment : 1) un respect filial pour Dieu, qui nous le fait adorer avec un saint empressement, comme un Père bien-aimé ; alors les exercices spirituels, au lieu dêtre une tâche ardue, deviennent comme un besoin de lâme, un élan du cur vers Dieu ; 2) un amour tendre et généreux, qui nous porte à nous sacrifier pour Dieu et pour sa gloire, en vue de lui plaire ; ce n'est donc pas une piété égoïste, qui recherche les consolations, une piété inerte qui reste oisive alors qu'il faudrait agir, une piété sentimentale qui ne recherche que les émotions et se perd en rêveries ; c'est la piété virile qui manifeste son amour en faisant la volonté divine ; 3) une obéissance affectueuse, qui voit dans les commandements et les conseils l'expression très sage et très paternelle des volontés de Dieu sur nous ; de là un saint abandon entre les mains de ce Père très aimant, qui sait mieux que nous ce qui nous convient, et qui ne nous éprouve que pour nous purifier et nous unir à lui : « diligentibus Deum omnia cooperantur in bonum » (Rom., VIII, 28).
1326. B) Ce même sentiment nous fait aimer les personnes et les choses qui participent à l'être divin et à ses perfections. 1) Ainsi nous aimons et vénérons la Ste Vierge, parce qu'elle est la Mère de Dieu et notre mère (n° 155-156) ; ainsi nous reportons sur elle quelque chose de notre vénération et de notre amour pour Dieu, puisqu'elle est de toutes les créatures celle qui reflète le mieux ses perfections. 2) De même nous aimons et révérons dans les Anges et les Saints un reflet des attributs divins. 3) La Sainte Ecriture nous apparaît comme la parole de Dieu, une lettre écrite pour nous par notre Père du ciel, et nous communiquant sa pensée et ses desseins sur nous. 4) La Sainte Eglise, c'est pour nous l'Epouse du Christ, sortie de son sacré côté, perpétuant sa mission sur terre, revêtue de son autorité infaillible ; notre mère, qui nous a enfantés à la vie de la grâce et l'alimente par ses sacrements. Nous nous intéressons donc à tout ce qui la touche de près, à ses succès comme à ses humiliations ; nous épousons tous ses intérêts et sommes heureux de les promouvoir ; nous compatissons à ses douleurs : en un mot nous avons pour elle un amour filial. Nous y ajoutons une obéissance cordiale, sachant bien que se soumettre à ses prescriptions c'est obéir à Dieu lui-même : « qui vos audit, me audit » (Luc, X, 16). 5) Le chef de cette Eglise, le Souverain Pontife, est pour nous le lieutenant, le représentant visible de Jésus Christ sur terre : nous reportons donc sur lui notre vénération et notre amour pour le chef invisible de l'Eglise, et il nous est doux de lui obéir comme au Christ lui-même. 6) Ces sentiments nous les éprouvons aussi à l'égard de nos supérieurs, en qui nous aimons à voir Jésus Christ. Et si Dieu nous confie des inférieurs, nous reportons sur eux la tendresse filiale que Dieu nous témoigne.
1327. Nécessité. A) Tous les chrétiens ont besoin de ce don pour accomplir avec joie et empressement leurs devoirs de religion envers Dieu, de respectueuse obéissance à l'égard de leurs supérieurs, de condescendance à l'égard de leurs inférieurs. Sans lui, ils agiraient avec Dieu comme avec un maître : la prière serait un fardeau plus qu'une consolation, les épreuves providentielles apparaîtraient comme des châtiments sévères ou même injustes. Sous l'influence de ce don au contraire, Dieu nous apparapit comme un Père, cest avec une joie filiale que nous lui rendons nos hommages, et avec une douce soumission que nous baisons la main qui ne nous frappe que pour nous purifier et nous unir plus intimement à Lui.
1328. B) Ce don est bien plus nécessaire encore aux prêtres, aux religieux, à toutes les personnes qui se consacrent à Dieu tout en vivant dans le monde. a) Sans lui, les nombreux exercices spirituels qui forment la trame de leur vie, deviendraient vite un joug jnsupportable : car on ne peut penser longuement à Dieu que quand on l'aime, et c'est précisément le don de piété qui, uni à la charité, met dans l'âme ces sentiments de tendresse filiale envers Dieu qui transforment nos exercices en une douce conversation avec notre Père céleste. Sans doute les sécheresses viennent parfois troubler cet entretien ; mais on les accepte avec patience, et même avec joie, comme venant d'un Père qui ne se cache que pour se faire chercher ; et, comme on ne désire quune chose, lui plaire, on est content de souffrir pour lui. b) Ce don ne nous est pas moins nécessaire pour traiter avec bonté et douceur les âmes qui ne nous seraient pas naturellement sympathiques ; pour avoir une tendresse paternelle à l'égard de celles qu'il veut bien nous confier, et entrer dans les sentiments de S. Paul qui voulait former en ses disciples Jésus Christ lui-même : « Filioli mei quos iterum parturio donec formetur Christus in vobis » (Galat., IV, 19).
1329. 3° Moyens de cultiver ce don. A) Le premier, c'est de méditer fréquemment ces beaux textes de la Ste Ecriture qui nous décrivent la bonté, la miséricorde paternelle de Dieu à l'égard des hommes et surtout à l'égard des justes (n° 93-96). Le titre de Père est celui sous lequel il aime à être connu et aimé, surtout dans la Loi nouvelle ; nous devons donc recourir à lui, en toutes nos difficultés, avec l'empressement et la confiance d'un fil. Ainsi nous accomplirons nos exercices de piété avec amour, en recherchant avant tout le bon plaisir de Dieu et non pas notre consolation. B) Le second, c'est de transformer nos actions ordinaires en actes de religion, les faisant pour plaire à notre Père céleste (n° 527) : ainsi notre vie tout entière devient une prière, et par conséquent un acte de piété filiale à l'égard de Dieu, et de piété fraternelle à l'égard du prochain. Ainsi nous accomplissons parfaitement la parole de saint Paul : « Exerce teipsum ad pietatem... pietas autem ad omnia utilis est promissionem habens vitæ quæ nunc est et futuræ : la piété est utile à tout : elle a des promesses pour la vie présente et pour la vie à venir » (I Tim., IV, 7-8).
III. Le don de force
1330. 1° Nature. C'est un don qui perfectionne la vertu de force en donnant à la volonté une impulsion et une énergie, qui lui permet de faire ou de souffrir allègrement et intrépidement de grandes choses, malgré tous les obstacles. Il diffère de la vertu en ce qu'il vient non pas de nos efforts aidés de la grâce, mais de !'action du Saint Esprit qui saisit l'âme par en haut et lui donne un empire particulier sur les facultés inférieures et sur les difficultés du dehors. La vertu n'enlève pas une certaine hésitation, une certaine crainte des obstacles et des insuccès ; le don y substitue la décision, l'assurance, la joie, lespoir certain du succès et produit ainsi de plus grands résultats. Voilà pourquoi il est dit de S. Etienne qu'il était plein de force parce qu'il était rempli du Saint Esprit : « Stephanus autem plenus gratia et fortitudine... cum autem esset plenus Spiritu Sancto » (Act., VI, 8 ; VII, 55).
1331. Agir et souffrir, au milieu même des difficultés les plus épineuses, et cela au prix d'efforts parfois héroïques, tels sont les deux actes auxquels nous porte le don de force. a) Agir, c'est-à-dire entreprendre sans hésitation ni crainte les choses les plus ardues ; par exemple, pratiquer le recueillement parfait dans une vie très mouvementée, comme le fit S, Vincent de Paul ou Ste Thérèse ; garder inviolablement la chasteté au milieu des rencontres les plus scabreuses, comme S. Thomas d' Aquin et S. Charles Borromée ; demeurer humble au milieu des honneurs, comme S. Louis ; braver les périls, les ennuis, les fatigues, la mort même, comme le fit François Xavier ; fouler aux pieds le respect humain, mépriser les honneurs, comme le fit S. Chrysostome, qui ne craignait qu'une chose, le péché. b) Il ne faut pas moins de force pour supporter de longues et douloureuses maladies, comme le fit Ste Lidwine, ou des épreuves morales comme celles quendurent certaines âmes dans les épreuves passives ; ou simplement pour observer pendant toute une vie, sans défaillance, tous les points de sa règle, Le martyre est considéré comme l'acte par excellence du don de force, et avec raison, puisqu'on donne pour Dieu le bien le plus cher, la vie ; mais verser son sang goutte à goutte en se dépensant complètement pour les âmes, comme le font, après S. Paul, tant d'humbles prêtres, et tant de pieux laïques, est un martyre à la portée de tous, et qui n'est guère moins méritoire.
1332. 2° Nécessité. Il est inutile d'insister longuement sur la nécessité de ce don. Nous avons dit en effet, n° 360, qu'en bien des circonstances il faut, pour conserver l'état de grâce, pratiquer l'héroïsme. Or c'est précisément le don de force qui nous permet d'accomplir généreusement ces actes difficiles. Combien plus nécessaire encore est ce don dans certaines professions où l'on est obligé de s'exposer aux maladies et à la mort, par exemple au médecin, au soldat, au prêtre !
1333. 3° Moyens de le cultiver. A) Puisque notre force ne vient pas de nous-mêmes, mais de Dieu, il faut évidemment la chercher en lui en reconnaissant humblement notre impuissance. La Providence se sert en effet des instruments les plus faibles, pourvu qu'ils aient conscience de leur faiblesse et s'appuient sur Celui qui seul peut les fortifier. Tel est le sens de ces paroles de S. Paul : « Ce qui était insensé aux yeux du monde, Dieu l'a choisi pour confondre les sages ; et ce qui était faible, il l'a choisi pour confondre les forts... pour réduire au néant ce qui est, afin que nulle chair ne se glorifie devant Dieu ». C'est surtout dans la sainte communion que nous pouvons aller chercher en Jésus la force dont nous avons besoin pour triompher de tous les obstacles. S. Chrysostome représente les chrétiens, au sortir de la sainte table, forts comme des lions, parce qu'ils participent à la force même du Christ.
1334. B) Il faut aussi saisir avec soin les mille petites circonstances où, par la continuité de l'effort, on peut pratiquer la force et la patience. C'est ce que font ceux qui se soumettent joyeusement à une règle depuis le matin jusqu'au soir, qui s'efforcent d'être attentifs à leurs prières et recueillis tout le long du jour, qui gardent le silence alors qu'ils ont envie de causer, qui évitent de regarder les objets qui excitent leur curiosité, qui souffrent sans se plaindre les intempéries des saisons, qui se montrent aimables à l'égard de ceux qui leur sont naturellement antipathiques, reçoivent avec patience et humilité les reproches qu'on leur fait, s'accommodent aux goûts, aux désirs et aux tempéraments des autres, supportent sans s'irriter la contradiction, en un mot, s'appliquent à triompher de leurs petites passions et à se vaincre eux-mêmes. Faire tout cela, non pas une fois en passant, mais habituellement, le faire non seulement patiemment, mais joyeusement, c'est déjà de l'héroïsme ; et il ne sera pas difficile alors d'être héroïque dans les grandes circonstances quand elles se présenteront : nous aurons avec nous la force même du Saint Esprit (Act., I, 8).
IV. Le don de crainte
1335. 1° Nature. Il ne s'agit pas ici de la peur de Dieu, qui, au souvenir de nos péchés, nous inquiète, nous attriste ou nous agite. Il ne s'agit pas non plus de la crainte de l'enfer, qui suffit pour amorcer une conversion, mais non pour achever notre sanctification. Il s'agit de la crainte révérentielle et filiale qui nous fait redouter toute offense de Dieu.
Le don de crainte perfectionne à la fois les vertus d'espérance et de tempérance : la vertu d'espérance, en nous faisant redouter de déplaire à Dieu et d'être séparé de lui ; la vertu de tempérance, en nous détachant des faux plaisirs qui pourraient nous séparer de Dieu. Il peut donc se définir un don qui incline notre volonté au respect filial de Dieu, nous éloigne du péché en tant quil lui déplaît, et nous fait espérer en la puissance de son secour.
1336. Il comprend trois actes principaux : a) un vif sentiment de la grandeur de Dieu, et par suite une extrême horreur des moindres péchés qui offensent son infinie majesté. « Ne sais-tu pas, disait le Seigneur à Ste Cathetine de Sienne, que toutes les peines que l'âme supporte ou peut supporter en cette vie ne suffisent pas à punir même la plus petite faute. L'offense qui m'est faite à moi, le Bien infini, appelle une satisfaction infinie. C'est pourquoi je veux que tu saches que toutes les peines de cette vie ne sont pas une punition mais une correction
» (Dialogue, l. I, ch. 2). C'est ce quavaient compris les saints, qui se reprochaient amèrement leurs plus légères fautes, et ne croyaient jamais avoir assez fait pour les réparer. b) Une vive contrition des moindres fautes commises, parce qu'elles ont offensé un Dieu infini et infiniment bon ; de là naît un désir ardent et sincère de les réparer, en multipliant les actes de sacrifice et d'amour. c) Un soin vigilant à éviter les occasions de péché comme on évite un serpent : « quasi a facie colubri fuge peccata » (Eccli., XXI, 2) ; et par suite une grande attention à vouloir connaître en tout le bon plaisir de Dieu pour y conformer notre conduite. Il est évident qu'en agissant de la sorte on perfectionne la vertu de tempérance, en évitant les plaisirs défendus, et celle d'espérance en élevant ses regards vers Dieu avec une filiale confiance.
1337. 2° Nécessité. A) Ce don est nécessaire pour éviter une trop grande familiarité envers Dieu. Il en est qui sont tentés d'oublier la grandeur de Dieu et l'infinie distance qui nous sépare de lui, et de prendre avec lui et avec les choses saintes des libertés inconvenantes, de lui parler avec trop de hardiesse, de traiter avec lui comme d'égal à égal. Sans doute Dieu invite lui-même certaines âmes à une douce intimité, à une familiarité surprenante ; mais c'est à lui de prendre les devants, et non pas à nous. D'ailleurs la crainte filiale n'empêche nul- lement cette tendre familiarité qu'on voit en quelques saints. B) Ce don n'est pas moins utile pour nous préserver, dans nos rapports avec le prochain, surtout avec nos inférieurs, de ces manières hautaines et fières qui se rapprochent beaucoup plus de l'esprit païen que de l'esprit chrétien ; la crainte révérentielle de Dieu, qui est leur père en même temps que le nôtre, nous fera exercer notre autorité d'une façon modeste, comme il convient à ceux qui la tiennent non d'eux-mêmes, mais de Dieu.
1338. 3° Moyens de cultiver ce don. A) Il faut méditer souvent l'infinie grandeur de Dieu, ses attributs, son autorité sur nous ; et considérer, à la lumière de la foi, ce qu'est le péché qui, si léger qu'il soit, est encore une offense à l'infinie majesté de Dieu. Alors on ne peut sempêcher de concevoir une crainte révérentielle pour ce Souverain Maitre que nous ne cessons d'offenser : « confige timore tuo carnes meas ; a judiciis enim tuis timui » (Ps. CXVIII, 120) ; et, quand on parait devant Jui, c'est avec un cur contrit et humilié. B) Pour entretenir ce sentiment, il est bon de faire avec soin ses examens de conscience, en s'excitant encore plus à la componction qu'à la recherche minutieuse de ses fautes : « cor contritum et humiliatum, Deus, non despicies » (Ps. L, 19). Et, pour obtenir une pureté de cur plus parfaite, il convient de s'unir, de s'incorporer de plus en plus à Jésus pénitent : plus nous avons part à sa haine du péché et à ses humiliations, et plus notre pardon sera complet.
V. Du don de science
1339. Remarques sur les trois dons intellectuels. Avec le don de science nous arrivons aux trois dons intellectuels qui concourent le plus directement à la contemplation ; le don de science, qui nous fait juger sainement des choses créées dans leur rapport avec Dieu ; le don d'intelligence qui nous manifeste l'harmonie intime des vérités révélées ; le don de sagesse, qui nous les fait juger, apprécier et goûter. Ils ont tous les trois ceci de commun qu'ils nous donnent une connaissance expérimentale ou quasi-expérimentale, parce qu'ils nous font connaître les choses divines non par raisonnement, mais par une lumière supérieure qui nous les fait saisir comme si nous en avions l'expérience. Cette lumière, que nous communique le Saint Esprit, est sans doute la lumière de la foi, mais plus active, plus illuminatrice qu'elle ne l'est habituellement, et qui nous donne comme une sorte d'intuition de ces vérités, semblable à celle que nous avons des premiers principes.
1340. 1° Nature. La science dont nous parlons ici, n'est pas la science philosophique que l'on acquiert par la raison, ni même la science théologique qui s'acquiert par le travail de la raison sur les données de la foi, mais la science des Saints, qui nous fait juger sainement des choses créées dans leurs rapports avec Dieu. On peut donc définir le don de science un don qui, sous l'action illuminatrice du Saint Esprit, perfectionne la vertu de foi en nous faisant connaître les choses créées dans leurs rapports avec Dieu. Car, nous dit M. Olier, « Dieu est un être qui remplit et qui occupe tout. Il paraît sous l'extérieur de toutes choses. Il nous dit, dans les cieux et sur la terre, quelque chose de ce qu'il est en lui-même. Ainsi, sous chaque créature, qui est comme un sacrement des perfections de Dieu, nous devons adorer ce qu'elle représente... Nous l'eussions fait avec facilité si la grâce d'Adam ne nous eût pas été enlevée, mais le péché nous la ravie, et elle n'est rendue en Jésus-Christ qu'aux âmes bien pures auxquelles la foi montre la majesté de Dieu partout où elle se trouve. Cette lumière de la foi s'appelle proprement la science des Saints. Sans le secours des sens, sans l'expérience de la raison, elle montre la dépendance où se trouve de Dieu toute créature
Cette connaissance s'acquiert sans fatigue et en un instant, par un seul regard on pénètre la cause de toutes choses et on trouve en chacune un sujet d'oraison et de contemplation perpétuelle. » (Esprit de M. Olier, t. II, p. 346).
1341. L'objet du don de science ce sont donc les choses créées, mais en tant qu'elles nous conduisent à Dieu. a) Si nous considérons leur origine, elles nous disent qu'elles viennent de Dieu qui les a créées et les conserve ; si nous étudions leur nature, nous y voyons une image ou un reflet de Dieu ; leur fin est de nous porter à Dieu : ce sont comme des échelons pour aller jusquà Dieu. C'est ainsi que les Saints envisageaient les choses, en particulier S. François d'Assise. Il regardait tous les êtres comme ayant un rapport commun avec le Père unique, et chacun lui apparaissait comme un frère dans la grande famille du Père céleste : le soleil, l'eau limpide, les fleurs et les oiseaux : « Lorsqu'il sentait la solidité inébranlable et la puissance des rochers, aussitôt il sentait et reconnaissait du même coup combien Dieu est fort et quel appui il nous offre. L'aspect d'une fleur dans la fraîcheur matinale, ou de petits becs ouverts avec une confiance ingénue, dans un nid d'oiseaux, tout cela lui révélait la pureté et la beauté naïve de Dieu, ainsi que la tendresse infinie du cur divin doù tout cela jaillissait. Et ce sentiment remplissait François d'une sorte de joie continue à la vue et à la pensée de Dieu, comme aussi d'un incessant désir de lui rendre grâces. » (J. Joergensen, S. François dAssise, p. 463-466). b) C'est aussi ce don de science qui nous fait voir promptement et certainement ce qui regarde notre sanctification et celle des autres. Ainsi ce don nous éclaire sur l'état de notre âme, ses mouvemcnts secrets, leurs principes, leurs motifs et les effets qui en peuvent résulter. Il nous apprend aussi la manière de traiter avec le prochain en vue de son salut : ainsi le prédicateur connaît par ce don ce qu'il doit dire à ses auditeurs pour leur faire du bien ; le directeur comment il doit conduire les âmes, chacune selon ses besoins spirituels et les attraits de la grâce, et cela en vertu d'une lumière qui lui permet de pénétrer jusqu'au fond des curs : c'est le don infus du discernement des esprits. C'est ainsi que plusieurs Saints, éclairés par Celui qui sonde les reins et les curs, connaissaient, avant les déclarations de leurs pénitents, leurs pensées les plus secrètes.
1342. 2° Utilité. Il est évident que ce don est très utile aux simples chrétiens et surtout aux religieux et aux prêtres. a) Il nous détache des créatures, en nous montrant combien en elles-mêmes elles sont vaines, incapables de nous rendre heureux, et même dangereuses, parce qu'elles tendent à nous pervertir, en nous attirant à elles, en nous captivant pour nous détourner de Dieu. Ainsi détachés, nous nous élevons beaucoup plus facilement vers Celui qui seul peut combler tous les désirs de notre cur, et, comme le Psalmiste, nous nous écrions : « Oh ! si j'avais les ailes de la colombe, je m'envolerais et m'établirais en repos ; voici que je m'enfuirais bien loin et demeurerais au désert : Quis mihi dabit pennas sicut columbæ et volabo et requiescam » (Ps. LIV, 7). b) Il nous aide à bien user des créatures, en nous en servant comme d'échelons pour aller jusqu'à Dieu. Par instinct naturel, nous désirons en jouir et sommes tentés d'en faire notre fin ; grâce à ce don, nous ne voyons plus en elles que ce que Dieu y a mis, et de ce pâle reflet des beautés divines nous remontons jusqu'à la beauté infinie ; et, comme Augustin, nous redisons : « O pulchritudo semper antiqua et semper nova, sero te cognovi, sero te amavi » (Confess., l. X, c. 27).
1343. 3° Moyens de le cultiver. a) Le grand moyen, c'est d'ouvrir sans cesse les yeux de la foi lorsque nous regardons les créatures : au lieu de s'arrêter à ces ombres qui passent, ne faut-il pas voir en elles la Cause première qui a daigné leur communiquer une image de ses perfections, s'attacher à elle, et mépriser tout le reste ? C'est bien là ce que faisait S. Paul, qui, épris de l'amour de Jésus, écrivait : « Pour son amour jai voulu tout perdre, regardant toutes choses comme de la balayure afin de gagner le Christ : propter quem omnia detrimentum feci et arbitror ut stercora, ut Christum Iucrifaciam » (Phil., III, 8). b) C'est dans cet esprit que nous saurons nous priver de tout ce qui est inutile, et même de quelque chose d'utile, par exemple, d'un regard, d'une lecture, d'un peu de nourriture, pour en faire un sacrifice à Dieu. C'est ainsi que nous nous détacherons peu à peu des créatures pour ne plus voir en elles que ce qui peut nous conduire à leur auteur.
VI. Le don d'intelligence
1344. 1° Nature. Le don d'intelligence se distingue de celui de science, parce que son objet est beaucoup plus vaste : au lieu de se borner aux choses créées, il s'étend à toutes les vérités révélées ; en outre son regard est beaucoup plus pénétrant ; il nous fait pénétrer (intus legere, lire au dedans) le sens intime des vérités révélées. Sans doute il ne nous fait pas comprendre les mystères, mais il nous fait percevoir que, malgré leur obscurité, ils sont croyables, qu'ils s'harmonisent entre eux et avec ce qu'il y a de plus noble dans la raison humaine, et confirme ainsi les motifs de crédibilité. On peut donc le définir : un don qui, sous l'action illuminatrice du Saint Esprit, nous donne une intuition pénétrante des vérités révélées, sans toutefois nous en découvrir le mystère. C'est ce que nous fera mieux comprendre son action dans notre âme.
1345. 2° Effets. Ce don produit en nous trois effets principaux.
A) Il nous fait pénétrer à l'intérieur des vérités révélées de six façons différentes, nous dit saint Thomas (IIa IIæ, q. 8, a. 1) :
1) Il nous découvre la substance cachée sous les accidents, par exemple Jésus sous les espèces eucharistiques ; c'est ce qui faisait dire au paysan dont parle le Curé d'Ars : « Je lavise et il m'avise ».
2) Il nous explique le sens des mots caché sous la lettre ; c'est ce que fit Notre Seigneur en dévoilant aux disciples d'Emmaüs le sens des prophéties. Et que de fois le Saint Esprit ne fait-il pas comprendre aux âmes intérieures le sens profond de tel ou tel passage de nos Saints Livres ?
3) Il manifeste la signification mystérieuse des signes sensibles ; c'est ainsi que S. Paul nous montre dans le baptême d'immersion le symbole de notre mort au péché, de notre ensevelissement et de notre résurrection spirituelle avec le Christ.
4) Il nous fait saisir sous les apparences les réalités spirituelles, nous montrant dans l'ouvrier de Nazareth le Créateur du monde.
5) Par lui nous voyons les effets contenus dans la cause, par exemple, dans le sang de Jésus versé au Calvaire la purification de notre âme et notre réconciliation avec Dieu, dans le côté percé de Jésus la naissance de l'Eglise et des sacrements.
6) Par lui enfin nous voyons la cause dans les effets comme dans les événements extérieurs l'action de la Providence.
1346. B) Ce don nous montre les vérités de la foi sous un jour tel, que, sans nous les faire comprendre, il nous affermit dans notre croyance ; c'est ce que nous dit S. Thomas : « Cognoscitur quod ea quæ exterius apparent veritati non contrariantur... quod non est recedendum ab iis quæ sunt fidei » (IIa IIæ, q. 8, a. 3). A un degré plus élevé, il nous fait contempler Dieu, non point par une intuition positive immédiate de l'essence divine, mais en nous montrant ce que Dieu n'est pas, comme nous l'expliquerons plus tard (Ia IIæ, q. 69, a. 2 ad 3 ; IIa IIæ, q. 8, a. 7). C) Enfin il nous fait connaître un plus grand nombre de vérités, en nous aidant à déduire des principes révélés les conclusions théologiques qui y sont contenues. C'est ainsi que des paroles : « Et Verbum caro factum est et habitavit in nobis » se tire presque toute notre doctrine sur le Verbe incarné, et que du texte : « ex qua natus est Jesus qui vocatur Christus », on déduit toute la doctrine sur la Ste Vierge. Ce don, si utile à tous les fidèles, l'est donc tout particulièrement aux prêtres et aux théologiens, pour leur donner l'intelligence des vérités révélées qu'ils doivent expliquer à leurs disciples.
1347. 3° Culture du don d'intelligence. A) La disposition principale nécessaire pour l'obtenir est une foi vive et simple qui sollicite avec humilité la lumière divine pour mieux saisir les vérités révélées : « Da mihi intellectum et discam mandata tua » (Ps. CXVIII, 73). C'est ainsi qu'agissait S. Anselme qui, après avoir fait un acte de foi vive, cherchait l'intelligence de nos mystères, selon sa maxime « fides quærens intellectum » : c'est par la foi que nous arrivons à l'intelligence des verités surnaturelles. B) Après cet acte de foi, il faut s'accoutumer à pénétrer 1e plus possible au cur du mystère, non pas pour le comprendre (ce qui est impossible), mais pour en saisir le sens, la portée, l'analogie avec la raison ; et, quand on a étudié un certain nombre de mystères, on les compare les uns avec les autres, et cette comparaison projette souvent une vive lumière sur chacun d'eux : c'est ainsi que le rôle du Verbe dans la Sainte Trinité fait mieux comprendre le mystère de son union avec la nature humaine et son action rédemptrice ; réciproquement l'Incarnation et la Rédemption projettent de nouvelles lumières sur les attributs divins et les relations entre le Père, le Fils et le Saint Esprit. Mais pour les mieux saisir, il faut aimer ces vérités et les étudier plus avec le cur qu'avec l'esprit, et surtout avec humilité. Notre Seigneur nous le dit en effet dans cette belle prière adressée à son Père : « Je vous bénis, Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que vous avez caché ces choses aux sages et aux prudents et les avez révélées aux petits » (Matth., XI, 25).
VII. Le don de sagesse
Nous exposerons sa nature, ses effets et le moyen de le cultiver.
1348. 1° Nature. C'est un don qui perfectionne la vertu de charité, et réside à la fois dans l'intelligence et la volonté parce qu'il répand dans notre âme la lumière et l'amour. Il est donc considéré avec raison comme le plus parfait des dons, celui en qui se résument tous les autres, de même que la charité comprend toutes les vertus. A) S. Bernard l'appelle la connaissance savoureuse des choses divines. Il y a donc un double élément dans le don de sagesse : 1) une lumière, qui éclaire notre intelligence et lui fait porter un jugement droit sur Dieu et sur les choses créées, en ramenant celles-ci à leur premier principe et leur dernière fin ; elle nous aide donc à juger des choses par leurs causes les plus élevées et à les ramener à l'unité dans une vaste synthèse ; 2) un goût surnaturel qui agit sur la volonté et lui fait savourer les choses divines par une sorte de secrète connaturalité ou sympathie. Une comparaison nous fera mieux comprendre ce double rôle : c'est comme un rayon de soleil, rayon de lumière, qui éclaire et réjouit les yeux de l'âme, rayon de chaleur qui réchauffe le cur, l'embrase d'amour et le comble de joie.
1349. B) On peut donc définir le don de sagesse un don qui perfectionne la vertu de charité, en nous faisant discerner et juger Dieu et les choses divines dans leurs principes les plus élevés, et en nous les faisant goûter. Il diffère donc du don d'intelligence qui nous fait bien connaître les vérités divines en elles-mêmes et dans leurs rapports mutuels, mais non dans leurs causes les plus élevées ; et qui ne nous les fait pas goûter directement, tandis que le don de sagesse nous les fait aimer et savourer : « gustate et videte quoniam suavis est Dominus » (Ps. XXXIII, 9). Ainsi c'est ce don qui permet à S. Paul de voir d'un seul coup d'il le plan divin de la Rédemption, avec la gloire de Dieu comme cause finale première, le Verbe incarné comme cause méritoire et exemplaire, le bonheur des élus comme cause finale secondaire, et la grâce divine comme cause formelle ; c'est lui qui fait échapper de son âme ce cantique d'action de grâces : « Benedictus Deus et Pater Domini nostri Jesu Christi... » (Ephes., I, 3). C'est grâce à ce don que S. Jean ramène toute la théologie au mystère de la vie divine, dont l'amour est à la fois le principe et le terme : Deus caritas est ; et que S.Thomas résume toute sa Somme en cette unique pensée : Dieu est à la fois le premier principe d'où sortent toutes les créatures, la dernière fin à laquelle elles reviennent, et la voie qu'elles suivent pour retourner à Lui.
1350. 2° Effets du don de sagesse. Outre l'augmentation de charité qu'il produit dans l'âme, ce don perfectionne toutes les autres vertus : a) Il rend la foi inébranlable par la connaissance quasi expérimentale qu'il nous donne des vérités révélées ; ainsi, quand on a goûté longuement les joies de la communion, comment pourrait-on douter de la présence réelle ? b) il affermit notre espérance : lorsqu'on a compris et goûté le dogme de notre incorporation au Christ, comment ne pas espérer, puisque Celui qui est notre tête est déjà au ciel, et que les Saints qui règnent avec lui dans la cité bienheureuse sont déjà nos frères ? c) Il nous fait pratiquer dans leur perfection les vertus morales ; car, quand on a goûté les joies de lamour divin, celles de la terre n'ont plus de saveur pour nous ; on aime la croix, la mortification, l'effort, la tempérance, l'humilité, la douceur, parce que ce sont là autant de moyens de ressembler davantage au Bien-Aimé et de lui témoigner son amour.
Ainsi donc il y a cette différence entre le don de sagesse et le don d'intelligence que celui-ci est un regard de l'esprit et que celui-là est une expérimentation du cur ; l'un est lumière et l'autre est amour : ainsi ils s'harmonisent et se complètent. Mais le plus parfait est le don de sagesse : car le cur va plus loin que l'esprit, il a plus de pénétration et comprend ou devine ce que la raison ne saisit pas ; et, dans les Saints surtout, il y a souvent plus d'amour que de connaissance.
1351. 3° Moyens de le cultiver. A) La sagesse étant l'un des dons les plus précieux, il faut le désirer ardemment, le demander avec instance, et le rechercher avec une ardeur inlassable. C'est bien ce que nous conseille le livre de la Sagesse ; il veut que nous la prenions pour épouse, pour la compagne de notre vie tout entière, et nous suggère une belle prière pour l'obtenir : « Dieu de nos pères, Seigneur de miséricorde,
qui par votre sagesse avez établi l'homme pour dominer sur toutes les créatures que vous avez faites pour régir le monde dans la sainteté et la justice... donnez-moi la sagesse qui est assise près de votre trône, et ne me rejetez pas du nombre de vos enfants. Car je suis votre serviteur et le fils de votre servante, un homme faible, à la vie courte, et peu capable de comprendre votre jugement et vos lois... Envoyez-moi cette sagesse de votre sainte demeure du ciel ; envoyez-la du trône de votre gloire, afin qu'elle soit avec moi dans mes labeurs, et que je connaisse ce qui vous est agréable. Car elle connaît et comprend toutes choses, et elle me conduira avec prudence dans mes uvres, et me gardera par sa lumière. Et ainsi mes uvres vous seront agréables, je gouvernerai votre peuple avec justice, et je serai digne du trône de mon Père. » (Sap., IX, 1-12). B) La sagesse ramenant tout à Dieu, nous devons nous efforcer de voir comment toutes les vérités que nous étudions viennent de lui, comme premier principe, et tendent à lui comme dernière fin. Il faut donc nous habituer à ne pas nous noyer dans les détails, mais à tout ramener aux principes, à l'unité, en faisant d'abord des synthèses particulières de ce que nous avons étudié, et en préparant ainsi une synthèse générale de toutes nos connaissances.
1352. C) Puisque ce don nous fait goûter les choses divines, nous devons aussi nous accoutumer à aimer et à goûter ces choses, en nous rappelant que toute connaissance qui ne mène pas à l'amour est vaine. D'ailleurs comment ne pas aimer ce Dieu qui est l'infinie beauté et l'infinie bonté ? « Gustate et videte quoniam suavis est Dominus » (Ps., XXXIII, 9). Il en est de même des choses divines, en qui nous voyons une participation de la beauté et de la bonté de Dieu : nous ne pouvons aimer et goûter Dieu sans que cet amour ne rejaillisse sur ce qui participe à ses perfections.
§ III. Le rôle des dons dans l'oraison et la contemplation
De ce que nous venons de dire il résulte que l'exercice des dons nous est d'un grand secours dans l'oraison.
1353. 1° Avant même que les dons ne soient arrivés à leur complet développement, au moment où nous commençons à les cultiver, ils ajoutent leur lumière et leur influence à celle des vertus pour nous faciliter l'oraison. Sans nous mettre dans l'état passif ou mystique, ils assouplissent déjà notre âme, et la rendent plus sensible à l'action du Saint Esprit. C'est l'enseignement commun des théologiens, que résume ainsi le P. Meynard ; après avoir mentionné l'opinion de quelques auteurs qui ont cru que les dons du Saint Esprit, réservés exclusivement aux actes héroïques, restaient inactifs dans la pratique des vertus ordinaires, il ajoute : « Leur action s'étend également à une multitude de circonstances où la volonté de Dieu demande de nous une certaine promptitude et une docilité plus grande dans la pratique des vertus ordinaires de la vie chrétienne, par exemple, quand il s'agit de se défaire de ses vices, de dompter ses passions, de résister aux tentations de la chair, du monde et du démon, surtout quand la faiblesse et l'infirmité du sujet demandent un secours plus complet et plus efficace, et par conséquent un principe d'action plus élevé. Ce dernier sentiment, que nous croyons être l'expression de la vérité, est fondé sur ce que les dons ne produisent pas des uvres d'un genre particulier et distinct des vertus, mais nous viennent simplement en aide pour pratiquer toutes les vertus d'une manière plus prompte et plus facile. » (Traité de la vie intérieure, t. I, n° 246). Or si les dons du Saint Esprit interviennent dans la pratique des vertus ordinaires, ils nous facilitent aussi l'oraison, acte de la vertu de religion et l'un des moyens les plus efficaces pour pratiquer les vertus.
Ces dons agissent alors soit à létat latent, sans quil soit possible de distinguer leur action de celle des vertus ; à certains moments cependant, ils agissent d'une façon plus manifeste, en nous donnant des intuitions transitoires qui saisissent l'âme plus vivement que les raisonnements, et en excitant des mouvements d'amour supérieurs à ceux que nous éprouvons habituellement.
1354. 2° A plus forte raison ces dons nous aident dans la contemplation active, qui consiste dans une sorte d'intuition affectueuse de la vérité. C'est en effet le propre des dons d'intelligence et de sagesse, même avant leur complet épanouissement, de faciliter cette simple vue de foi en rendant notre intelligenceplus pénétrante et notre amour plus ardent. Déjà leur action, sans nous mettre encore dans létat mystique, est plus fréquente et plus efficace que dans l'oraison ordinaire; et c'est ce qui explique comment notre âme peut arrêter plus longuement et plus affectueusement ses regards sur une seule et même vérité.
1355. 3° Mais c'est surtout dans la contemplation infuse que les dons jouent un rôle important ; arrivés à leur complet épanouissement, ils communiquent à l'âme une souplesse merveilleuse qui la rend apte à l'état mystique ou contemplatif. A) Trois d'entre eux, les dons de science, d'intelligence et de sagesse, concourent d'une façon spéciale à la contemplation. Expliquons notre pensée : a) à vrai dire, ce sont nos facultés supérieures elles-mêmes, intelligence et volonté, en tant que perfectionnées et transformées par les vertus théologales et les dons, et mises en uvre par la grâce actuelle opérante, qui sont les principes élicitifs de la contemplation ; les dons sont en effet greffés sur nos facultés, et par conséquent les facultés et les dons concourent indivisiblement au même acte. Ces facultés, ainsi transformées, sont les principes élicitifs de la contemplation, c'est-à-dire la source prochaine d'où jaillissent, sous l'action d'une grâce opérante, les actes de contemplation, comme l'intelligence, perfectionnée par la vertu de foi, est le principe élicitif des actes de foi.
b) Tous les théologiens reconnaissent que les dons d'intelligence et de sagesse sont les principes élicitifs de la contemplation ; mais quelques-uns n'attribuent pas ce rôle au don de science. Nous croyons, avec la majorité des auteurs, qu'il ne faut cependant pas l'exclure ; car la contemplation prend quelquefois son point de départ dans les créatures, et alors le don de science intervient pour nous faire voir l'image de Dieu dans les créatures. « Dieu, dit S. Jean de la Croix, a laissé sur chacune de ses créatures un vestige de ce quil est, non seulement en les faisant sortir du néant, mais encore en les dotant de grâces et de propriétés innombrables. Il a augmenté encore leur beauté par l'ordre admirable, la dépendance indéfectible qui les relie les unes aux autres... Les créatures ont conservé un vestige du passage de Dieu, c'est-à-dire, l'empreinte de sa grandeur, de sa puissance, de sa sagesse et d'autres attributs divins. » (Cantique spirituel, str. V). Or c'est le propre du don de science de nous élever des créatures au Créateur, de nous montrer la beauté de Dieu cachée sous des symboles visibles.
1356. B) Ces trois dons se prêtent un mutuel concours, et agissent ou tous ensemble, ou l'un après l'autre, dans la même contemplation. a) Ainsi le don de science nous élève des créatures à Dieu pour nous unir à lui : 1) il est accompagné d'une lumière infuse, par laquelle nous voyons clairement le néant de tout ce que le monde recherche, honneurs, richesses, plaisirs, le prix de la souffrance et des humiliations, comme moyens d'aller à Dieu et de le glorifier, le reflet des perfections divines caché dans les créatures, etc. 2) Cette lumière est accompagnée d'une grâce qui agit sur la volonté, pour la détacher des créatures et l'aider à ne s'en servir que comme déchelons pour aller jusqu'à Dieu.
b) Le don d'intelligence nous fait pénétrer plus avant : en nous montrant les harmonies secrètes qui existent entre notre âme et Dieu, entre les vérités révélées et nos aspirations les plus profondes, comme aussi les relations de ces vérités entre elles, il fixe notre esprIt et notre cur sur la vie intime de Dieu, sur ses opérations immanentes, sur les mystères de la Trinité, de l'Incarnation ou de la grâce, et nous les fait admirer en eux-mêmes et dans leurs mutuels rapports, si bien que nous avons peine à en détacher notre esprit et notre cur. Ruysbroeck le compare à la lumière du soleil : le soleil, par son rayonnement, remplit l'air d'une clarté simple ; il éclaire toute forme et figure et fait distinguer toutes les couleurs. Ainsi ce don pénètre dans l'esprit et y produit la simplicité ; et cette simplicité est traversée par les rayons d'une singulière clarté ; alors nous sommes capables de recevoir la connaissance des attributs sublimes qui sont en Dieu, et qui sont l'origine de toutes ses uvres (Lornement des noces spirituelles, livre II, c. 66-68).
c) Le don de sagesse, en nous faisant tout apprécier par rapport à Dieu, et savourer les choses divines, fixe encore plus amoureusement notre esprit et notre cur sur l'objet contemplé, et nous fait adhérer à lui avec plus d'ardeur et de constance. Ruysbroeck décrit ainsi la saveur produite par ce don : « Cette saveur est si forte qu'il semble à l'âme que le ciel et la terre et tout ce qu'ils renferment doivent se fondre et s'anéantir dans cette saveur insondable. Ces délices sont dessus et dessous (c. à d. dans les facultés supérieures et les facultés inférieures) dedans et dehors, et ont embrassé et pénétré le royaume de l'âme tout entier. Ainsi l'intelligence contemple la simplicité, d'où découlent toutes ces délices. En suite de quoi la raison éclairée se met à considérer ; elle sait pourtant bien que ces incompréhensibles délices doivent toujours échapper à sa connaissance : car sa considération se fait à la clarté d'une lumière créée et ces délices sont sans mesure. C'est pourquoi la raison défaille en cette considération ; mais lintelligence, qui est transformée grâce à cette clarté sans limites, contemple et fixe sans cesse lincompréhensible joie de la béatitude. » (Royaume des amants, c. XXXIII).
1357. C) Les quatre autres dons, sans avoir un rôle aussi important dans la contemplation, y ont cependant une certaine part, et cela de deux façons : a) Ils nous y disposent en contribuant eux aussi à rendre notre âme plus souple et plus docile à laction du Saint Esprit ; b) ils y coopèrent en excitant en notre cur de pieuses affections qui entretiennent la contemplation : ainsi le don de crainte nous donne des sentiments de componction et de détachement des créatures ; le don de piété, des sentiments d'amour filial ; le don de force, des sentiments de générosité et de constance ; le don de conseil nous permet d'appliquer à nous-mêmes et aux autres les lumières reçues du Saint Esprit. On le voit donc, chacun de ces dons a son rôle dans la contemplation.
NOTE : LES CINQ SENS SPIRITUELS ET LES DONS
1358. Un certain nombre de Pères et de théologiens ainsi que beaucoup d'auteurs mystiques parlent de cinq sens spirituels, analogues aux cinq sens imaginatifs dont nous avons déjà parlé n° 991. Voici le beau texte où S. Augustin les décrit : « O mon Dieu, qu'est-ce que j'aime quand je vous aime ?... C'est une certaine lumière, une certaine voix, une certaine odeur, une certaine nourriture, un certain embrassement : tout cela n'étant éprouvé que par ce qu'il y a en moi d'intérieur. Mon âme voit briller une lumière qui n'est pas dans l'espace, elle entend un son qui ne s'éteint pas avec le temps, elle sent un parfum que le vent nemporte pas, elle goûte un aliment que l'avidité ne fait pas diminuer, elle s'attache à un objet que la satiété ne lui fait pas abandonner. Voilà ce que j'aime quand j'aime mon Dieu. » (Confes., l. X, ch. VI). Que faut-il entendre par ces sens spirituels ? Il nous semble que ce ne sont là que des fonctions ou opérations des dons du Saint Esprit, en particulier des dons d'intelligence et de sagesse. Ainsi les sens spirituels de la vue et de l'ouïe se rapportent au don d'intelligence, qui nous fait voir Dieu et les choses divines (n° 1341) et entendre Dieu qui nous parle au cur. Les trois autres sens se rapportent au don de sagesse, qui nous fait goûter Dieu, respirer ou odorer le parfum de ses perfections, et entrer en contact avec lui, par une sorte d'étreinte, d'embrassement spirituel qui n'est autre chose qu'un amour expérimental de Dieu. De cette façon on concilie sur ce point la doctrine de S. Augustin et de S. Thomas, du P. Poulain et du P. Garrigou-Lagrange.
§ IV. Des fruits du Saint Esprit et des béatitudes
Aux dons se rattachent les fruits du Saint Esprit et les béatitudes, qui y correspondent et les complètent, ainsi que les grâces gratuitement données qui ont avec les dons une certaine analogie (n°1314).
I. Les fruits du Saint Esprit
1359. Quand une âme correspond fidèlement aux grâces actuelles qui mettent en branle les vertus et les dons, elle produit des actes de vertu, d'abord imparfaits et pénibles, puis meilleurs et plus savoureux, qui remplissent le cur d'une sainte joie. Ce sont les fruits du Saint Esprit qu'on peut définir : des actes de vertu arrivés à une certaine perfection et qui remplissent l'âme d'une sainte joie. S. Paul en énumère neuf : la charité, la joie, la paix, la patience, la mansuétude, la bonté, la fidélité, la douceur, la tempérance (Galat., V, 22-23). Mais il n'a pas voulu dresser une liste complète ; et S. Thomas fait remarquer avec raison que ce nombre est symbolique et désigne en réalité tous les actes de vertu dans lesquels l'âme trouve une consolation spirituelle : « Sunt fructus quæcumque virtuosa opera in quibus homo delectatur » (Ia IIæ, q. 70, a. 2).
1360. Ces fruits se distinguent des vertus et des dons comme l'acte se distingue de la puissance. Cependant tous les actes de vertu ne méritent pas le nom de fruits, mais ceux-là seulement qui sont accompagnés dune certaine suavité spirituelle. Au début, les actes de vertu exigent souvent beaucoup d'efforts, et ont parfois une certaine âpreté comme un fruit qui n'est pas mûr. Mais quand on s'est longuement exercé à la pratique des vertus, on acquiert la facilité d'en produire les actes, on les fait sans effort pénible, et même avec plaisir, comme les actes des habitudes acquises ; c'est alors qu'on les appelle des fruits. C'est donc en cultivant les vertus et les dons qu'on obtient les fruits, et par eux les béatitudes, prélude du bonheur éternel.
II. Les Béatitudes
1361. Les béatitudes sont le dernier couronnement de l'uvre divine en nous. Comme les fruits, ce sont des actes, mais d'une perfection telle qu'ils semblent procéder des dons plutôt que des vertus ; ce sont des fruits, mais d'une maturité si parfaite, qu'ils nous donnent déjà un avant-goût de la béatitude céleste ; de là leur nom de béatitudes. Notre Seigneur, dans le discours sur la montagne, les ramène à huit : la pauvreté en esprit, la douceur, les larmes, la faim et la soif de la justice, la miséricorde, la pureté de cur, la patience au milieu des persécutions. Mais on peut dire aussi que ce nombre est symbolique et n'a rien de limitatif. Ces béatitudes ne désignent pas le bonheur absolu et parfait ; ce sont plutôt des moyens pour arriver à la béatitude éternelle, et des moyens très efficaces : car, lorsquon embrasse joyeusement la pauvreté, la douceur, la pureté, l'humiliation, lorsqu'on sait se dominer soi-même au point de prier pour ses ennemis et d'aimer la croix, on imite parfaitement Notre Seigneur, et on fait des pas rapides dans les voies de la perfection.
1362. Conclusion. Les dons du Saint Esprit nous introduisent dans la voie unitive, quand nous savons les cultiver. 1) Ils nous font en effet pratiquer toutes les vertus, morales et théologales, au degré le plus élevé, et nous unissent ainsi à Dieu, nous transforment peu à peu en lui, en nous faisant imiter ses divines perfections. 2) Ils mettent dans notre âme cette souplesse, cette docilité qui permet au Saint Esprit de s'emparer de notre âme et d'y agir librement. C'est déjà sous l'influence latente de ces dons, et parfois avec leur concours manifeste que se fait l'oraison de simplicité, dont nous allons traiter.
ART II. LORAISON DE SIMPLICITÉ
1363. L'oraison de simplicité, ainsi appelée par Bossuet, était connue bien avant lui, et portait différents noms qu'il est bon de rappeler.
1) SteThérèse l'appelle l'oraison de recueillement ; ce qu'il faut entendre du recueIllement actif, par oppositIon au recueillement passif dont nous parle!ons au chapitre second : l'âme y recueille ses diverses facultés pour les concentrer sur Dieu, l'écouter et l'aimer.
2) Plusieurs la nomment oraison de simple regard, de simple présence de Dieu, ou de simple remise en Dieu, ou une simple vue de foi, parce que l'âme fixe son regard affectueusement sur Dieu, se maintient en sa présence, se remet entre ses mains, et par une simple vue de foi, le regarde et l'aime.
3) Bossuet l'appelle oraison de simplicité, parce qu'elle nous fait tout simplifier, les raisonnements et les affections de l'oraison, et même la vie tout entière.
4) Les Carmes, et avec eux, beaucoup d'auteurs depuis le XVIIe siècle, la nomment contemplation acquise pour la distinguer de la contemplation infuse.
Nous allons exposer : 1° la nature de cette oraison ; 2° ses avantages ; 3° la manière de la faire ; 4° ses rapports avec la contemplation proprement dite.
§ I. Nature de l'oraison de simplicité
1364. Bossuet a fort bien décrit cette oraison : « Il faut s'accoutumer à nourrir son âme d'un simple et amoureux regard en Dieu et en Jésus-Christ Notre Seigneur ; et, pour cet effet, il faut la séparer doucement du raisonnement, du discours et de la multitude d'affections, pour la tenir en simplicité, respect et attention, et s'approcher ainsi de plus en plus de Dieu, son premier principe et sa dernière fin. La méditation est fort bonne en son temps, et fort utile au commencement de la vie spirituelle ; mais il ne faut pas s'y arrêter, puisque l'âme, par sa fidélité à se mortifier et à se recueillir, reçoit pour lordinaire une oraison plus pure et plus intime, que l'on peut nommer de simplicité, qui consiste dans une simple vue, regard ou attention amoureuse en soi, vers quelque objet divin, soit Dieu en lui-même, ou quelqu'un de ses mystères, ou quelques autres vérités chrétiennes. L'âme quittant donc le raisonnement, se sert d'une douce contemplation qui la tient paisible, attentive et susceptible des opérations et impressions divines que le Saint Esprit lui communique : elle fait peu et reçoit beaucoup ; son travail est doux, et néanmoins plus fructueux ; et, comme elle approche de plus près de la source de toute lumière, de toute grâce et de toute vertu, on lui en élargit aussi davantage. » Ainsi donc cette oraison comprend deux actes essentiels : regarder et aimer ; regarder Dieu ou quelque objet divin en vue de l'aimer, et l'aimer pour le mieux regarder. Si l'on compare cette oraison avec la méditation discursive, ou affective, on y remarque une triple simplification, qui justifie bien l'expression employée par Bossuet.
1365. 1° La première simplification c'est la diminution, puis la suppression des raisonnements qui tenaient une si grande place dans la méditation des débutants. Obligés d'acquérir des convictions profondes, et d'ailleurs peu habitués aux pieuses affections, ils avaient besoin de réfléchir longuement sur les vérités fondamentales de la religion et sur leurs rapports avec la vie spirituelle, sur la nature, la nécessité des principales vertus chrétiennes, et les moyens de les pratiquer, avant de faire jaillir de leur cur des sentiments de reconnaissance et d'amour, de contrition; d'humiliation et de ferme propos, des demandes ardentes et prolongées. a) Mais le moment vient où ces convictions se sont tellement affermies dans l'âme qu'elles font pour ainsi dire partie de notre mentalité habituelle et qu'il suffit de quelques minutes pour les rappeler à l'esprit. Alors jaillissent promptement et facile- ment les pieuses affections dont nous parlions, et l'oraison devient affective.
1366. b) Plus tard une autre simplification se réalise : les quelques minutes de réflexion sont remplacées par un regard intuitif de l'intelligence. Nous connaissons sans difficulté et par une sorte d'intuition les premiers principes. Or, quand nous avons longtemps médité sur les vérités fondamentales de la vie spirituelle, elles deviennent pour nous aussi certaines et lumineuses que les premiers principes, et nous les saisissons d'un coup d'il synthétique avec facilité et complaisance, sans avoir besoin de les analyser d'une façon minutieuse. Ainsi l'idée de père appliquée à Dieu, qui au début avait besoin de longues réflexions pour nous livrer son contenu, nous apparaît d'un seul coup d'il comme si riche, si féconde, que nous nous y arrêtons longuement et avec amour pour en savourer les multiples éléments. c) Il arrive même parfois que l'âme se contente d'un regard confus sur Dieu ou les choses divines, qui la maintient cependant doucement et affectueusement en la présence de Dieu et la rend de plus en plus docile à l'action du Saint Esprit ; alors sans multiplier les actes d'intelligence ou de volonté, elle s'abandonne à Dieu pour exécuter ses ordres.
1367. 2° Une simplification analogue s'opère dans les affections. Au début, elles étaient nombreuses, variées, et se succédaient avec rapidité : amour, reconnaissance, joie, compassion, douleur de ses fautes, désir de mieux faire, demande de secours, etc. a) Mais bientôt une seule et même affection se prolonge pendant cinq, dix minutes : l'idée de Dieu notre Père, par exemple, excite dans le cur un amour intense qui, sans s'exprimer par de multiples paroles, alimente pendant quelques minutes l'âme tout entière, la pénètre et y produit des dispositions généreuses. Sans doute elle ne suffira pas à remplir tout le temps de l'oraison, et il faudra passer à d'autres affections pour ne pas tomber dans les distractions ou une sorte d'oisiveté ; mais chacune tiendra une place si large qu'il ne sera pas nécessaire d'en multiplier le nombre comme autrefois.
1368. b) Parmi ces affections, l'une finit par dominer et revenir sans cesse à l'esprit et au cur : son objet devient comme celui d'une idée fixe, autour de laquelle gravitent d'autres idées sans doute, mais en petit nombre et qui se subordonnent à la première. Pour quelques-uns, ce sera la Passion de Notre Seigneur, avec les sentiments damour et de sacrifice quelle suscite (Galat., II, 20). Pour dautres, ce sera Jésus vivant dans l'Eucharistie qui deviendra le centre de leurs pensées et de leurs affections, et sans cesse, ils rediront : Adoro te, devote, latens Deitas. Il en est qui sont saisis par la pensée de Dieu présent dans l'âme et qui ne songent qu'à le glorifier tout le long du jour (Joan., XIV, 23 ; I Cor., III, 17 ; VI, 20). C'est ce qu'explique fort bien le P.Massoulié : Quand l'âme vient à considrer que non seulement elle a l'honneur d'être en la présence de Dieu, mais encore le bonheur de le posséder en elle-même, cette pensée la pénètre vivememt, et la fait entrer dans un recueillement profond. Elle regarde ce Dieu d'amour et de majesté, et toute la Trinité adorable, qui daigne bien entrer en elle, et y habiter comme dans son temple. Elle le regarde avec une extrême complaisance, elle jouit du plaisir de cette possession, et elle y trouve un repos inexprimable, voyant tous ses désirs accomplis autant qu'ils peuvent l'être sur la terre ; car que peut désirer et espérer l'âme de plus grand que de posséder Dieu ?
1369. 3° Cette simplification s'étend bientôt à la vie tout entière : « La pratique de cette oraison, dit Bossuet, doit commencer dès le réveil, en faisant un acte de foi de Dieu qui est partout, et de Jésus-Christ, les regards duquel, quand nous serions abîmés au centre de la terre, ne nous quittent point ». Il se poursuit le long du jour. Tout en vaquant à ses occupations ordinaires, on s'unit à Dieu, on le regarde et on l'aime. Dans les prières liturgiques et les prières vocales on s'attache plus à la présence de Dieu vivant en nous qu'au sens particulier des paroles, on cherche avant tout à lui témoigner son amour. Les examens de conscience se simplifient : d'un regard rapide on voit ses fautes aussitôt qu'elles sont commises et on les regrette sans délai. Les études et les uvres extérieures de zèle se font en esprit de prière, sous le regard de Dieu, avec le désir ardent de le glorifier, ad majorem Dei gloriam. Il n'est pas jusqu'aux actions les plus communes qui ne soient pénétrées de l'esprit de foi et d'amour et ne deviennent ainsi des hosties fréquemment offertes à Dieu, « offerre spirituales hostias, acceptabiles Deo » (I Petr., II, 5).
§ II. Avantages de l'oraison de simplicité
1370. Le grand avantage de cette oraison, c'est que par elle toute la vie est ramenée à l'unité, et se rapproche ainsi de la vie divine, pour la plus grande gloire de Dieu et le bien spirituel de lâme. 1° Dieu est glorifié tout le long du jour. Ce regard habituel et affectueux de l'âme vers Dieu le fait connaître et aimer mieux que toutes les considérations : on s'oublie soi-même, et à plus forte raison on oublie les créatures, ou du moins on ne les voit que dans leurs rapports avec Dieu, sous l'influence du don de science (n° 1341). La vie devient ainsi un acte prolongé de la vertu de religion, un acte de reconnaissance et d'amour qui nous fait redire avec Marie : « Mon âme glorifie le Seigneur : magnificat anima mea Dominum ».
1371. 2° Par là même l'âme est sanctifiée. a) En concentrant son attention sur une vérité pendant un temps notable, elle apprend à mieux connaître Dieu, et, comme ce regard est accompagné d'amour, elle l'aime d'un amour plus intense, et s'unit à lui d'une façon plus intime, attirant par là en elle les perfections divines et les vertus de Notre Seigneur. b) Alors le détachement devient plus facile : quand on pense habituellement à Dieu, les créatures ne nous apparaissent plus que comme des échelons pour aller au Créateur : pleines d'imperfections et de misères, elles n'ont de valeur que dans la mesure où elles reflètent les perfections divines, et nous crient de remonter jusqu'à la source de tout bien. c) L'humilité devient plus facile : à la lumière divine, on voit clairement son néant et ses péchés, et on se réjouit de pouvoir, par l'humble aveu de ses fautes, glorifier Celui qui seul mérite tout honneur et toute gloire : Soli Deo honor et gloria, mihi autem ignominia et confusio. Au lieu de se préférer au prochain, on se regarde comme le dernier des pécheurs, prêt à sourire amoureusement toutes les épreuves et les humiliations. On peut donc dire en toute vérité que l'oraison de simplicité nous aide singulièrement à glorifier Dieu et à sanctifier notre âme.
1872. Solution des difficultés. a) On reproche parfois à ce genre d'oraison de favoriser l'oisiveté. Ste Thérèse répond ainsi à cette objection : « Revenant à ceux qui discourent, je leur dis de ne pas employer à cet exercice, si méritoire qu'il soit d'ailleurs, tout le temps de l'oraison. Comme ils y trouvent du plaisir, ils se figurent que pour eux il n'est point de jour de dimanche, et que tous les instants appartiennent au travail. Le reste, à leur avis, n'est qu'une perte de temps. Eh bien ! moi, je regarde cette perte comme un gain véritable. Que de la façon indiquée plus haut, ils se mettent intérieurement en présence de Jésus-Christ ; que là, sans effort de l'entendement, ils restent à lui parler, à jouir de sa compagnie ; qu'au lieu de se fatiguer à ordonner un discours, ils se contentent de représenter leurs besoins et les raisons qu'aurait Notre-Seigneur de ne pas les souffrir auprès de lui. Ils feront bien pourtant d'user de variété, de crainte que l'âme ne se fatigue par la continuité d'un même aliment. Ceux dont je parle sont extrêmement savoureux et profitables : une fois que l'âme y a pris goût, elle y trouve une nourriture substantielle et vivifiante, avec de très précieux avantages. » (Vie, ch. XIII, p. 171). C'est qu'en effet l'âme ne reste pas oisive : elle ne raisonne plus, mais elle regarde, elle aime, elle loue Dieu, elle se donne à lui, et, si elle reste un moment en silence c'est pour l'écouter ; si Dieu cesse de parler, elle reprend ses pieuses affections, et ainsi n'est jamais oisive.
1878. b) D'autres objectent que concentrer ainsi son attention sur une idée fixe, c'est se fatiguer la tête et tomber dans la contention. Ce serait un danger réel, si on voulait entrer dans ce genre d'oraison avant d'y être préparé, et s'y maintenir par des efforts de tête. Mais c'est là précisément ce qu'il faut éviter, dit Bossuet : « Il faut observer de ne pas tourmenter sa tête, ni même trop exciter son cur ; mais prendre ce qui se présente à la vue de l'âme avec humilité et simplicité, sans ces efforts violents qui sont plus imaginaires que véritables et fonciers ; se laisser doucement attirer à Dieu, s'abandonnant à son esprit. » (Opuscule de la meilleure manière de faire oraison, t. VII, p. 501). Il ne s'agit donc pas de faire des efforts violents, mais de suivre doucement les attraits de la grâce, et, quand on a épuisé une pensée, de passer à une autres sans vouloir s'obstiner à s'occuper de la première. Alors l'oraison de simplicité, au 1ieu d'être une fatigue, est un doux repos de l'âme qui s'abandonne à l'action du Saint Esprit. C'est du reste ce qu'on comprendra mieux en voyant comment se fait cette oraison.
§ III. Manière de faire l'oraison de simplicité
1374. 1° De l'appel à cette oraison. Pour faire l'oraison de simplicité d'une façon habituelle, il faut réaliser les conditions que nous avons indiquées pour la voie unitive (n° 1296). Toutefois, s'il s'agit de s'adonner de temps en temps à ce genre d'oraison, il suffit d'y être attiré par la grâce de Dieu. Au reste on peut réduire à deux les signes distinctifs d'un appel divin à cette oraison : a) un certain dégoût pour l'oraison discursive ou la multiplicité des affections, joint au peu de profit qu'on en retire ; nous supposons bien entendu qu'il s'agit d'une âme fervente qui s'efforce de bien méditer, et non d'une âme tiède qui est résolue à vivre dans la médiocrité. b) Un certain attrait pour simplifier l'oraison, pour fixer son regard sur Dieu et se tenir en sa présence, joint au profit qu'on retire de ce saint exercice. En pratique, quand un directeur voit qu'une âme fervente éprouve une grande difficulté à faire des considérations ou de multiples affections, il est opportun de lui exposer les grandes lignes de cette manière d'oraison, de l'exhorter à en faire l'essai, et de lui demander compte des résultats obtenus : s'ils sont bons, on l'engagera à continuer.
1375. 2° De l'oraison elle-même. Il n'y a pas, à proprement parler, de méthode pour ce genre d'oraison, puisqu'il n'y a guère qu'à regarder et à aimer. Toutefois on peut donner quelques conseils aux âmes qui y sont appelées, pour les aider à se maintenir sous le regard de Dieu. Ces conseils seront proportionnés au caractère, aux dispositions et aux attraits surnaturels des pénitents. a) A ceux qui ont besoin de fixer leur sens sur quelque objet pieux, on conseillera de jeter les yeux sur la croix, le tabernacle ou une pieuse image propre à concentrer la pensée sur Dieu. Comme le dit le Curé d'Ars, « on n'a pas besoin de tant parler pour bien prier. On sait que le Bon Dieu est là, dans le saint tabernacle; on lui ouvre son cur ; on se complaît en sa sainte présence ; c'est la meilleure prière. b) Ceux qui ont une vive imagination pourront se représenter une scène évangélique, non dans le détail, comme autrefois, mais en gros, par exemple Notre Seigneur au Jardin des Oliviers, ou sur le Calvaire ; puis le contempler amoureusement souffrant pour nous, et se dire : « Il m'a aimé et s'est livré pour moi : dilexit me et tradidit semetipsum pro me » (Galat., II, 20) .
1376. c) Il en est qui aiment à parcourir doucement un texte de la Sainte Ecriture ou de quelque pieuse prière, à le goûter, à s'en nourrir. C'est ce que conseille S. Ignace dans la seconde manière de prier (n° 993) ; et l'expérience montre que beaucoup d'âmes sont initiées à l'oraison de simplicité par ce moyen ; il faut alors leur conseiller de se faire un recueil des plus beaux textes, de ceux qu'ils ont déjà savourés en les lisant et de les utiliser selon les attraits du Saint Esprit.
1377. d) Aux âmes affectueuses on conseillera de faire des actes motivés d'amour de Dieu, par exemple : « Je vous aime de tout mon cur, ô mon Dieu, parce que vous êtes la bonté même, Deus caritas est, la beauté infinie... » ; et on savoure longuement ces quelques pensées. Ou bien on s'adresse à Jésus, et on pense aux titres qu'il a à notre amour : « Je vous aime, ô Jésus, vous qui êtes l'amabilité même; vous êtes mon Seigneur, je veux vous obéir ; mon Pasteur, je veux vous suivre et me nourrir de vous ; mon Docteur, je crois en vous ; mon Rédempteur, je vous bénis et j'adhère à vous ; mon chef, je m'incorpore à vous ; mon ami le plus fidèle, je vous aime par dessus tout, et je veux vous aimer toujours ». On peut aussi utiliser la méthode primitive d'oraison que M. Olier a laissée à ses disciples : Jésus devant les yeux : « Tenons-nous en révérence et en respect vers une chose si divine et si sainte ; et après que notre cur se sera répandu en amour, en louanges et en autres devoirs, demeurons quelque temps en silence devant lui... » ; Jésus dans le cur : nous supplierons l'Esprit de Jésus de venir en notre âme pour nous rendre conformes à ce divin Modèle : « Nous nous donnerons à lui pour en être possédés et pour être animés de sa vertu ; ensuite de quoi nous demeurerons encore un temps en silence auprès de lui, pour nous laisser détremper de son onction divine... » ; Jésus dans les mains, voulant « que sa divine volonté s'accomplisse en nous, qui sommes ses membres, qui devons être soumis à notre chef, et qui ne devons point avoir de mouvement que celui que nous donne Jésus-Christ, notre vie et notre tout ; qui, remplissant notre âme de son Esprit, de sa vertu et de sa force, doit être opérant en nous et par nous tout ce qu'il désire. » (Introduction, ch. IV).
1378. e) Il est des âmes où domine la volonté, qui ne peuvent plus discourir ; et qui par ailleurs se trouvant dans la sécheresse et les distractions, ont peina à tirer de leur cur de pieuses affections. L'oraison simplifiée qui leur convient est ainsi décrite par le P. Piny : « Cette oraison consiste à vouloir passer tout le temps de l'oraison à aimer Dieu, et à l'aimer plus que nous-mêmes ; à vouloir y être pour le prier par un esprit de charité ; à vouloir y demeurer abandonné à sa divine volonté
Il faut remarquer que l'amour a cet avantage sur les actes de la plupart des vertus et sur les autres sortes d'union, que, si nous voulons aimer, nous aimons, que si nous voulons par une véritable volonté nous unir amoureusement à la volonté de Celui que nous aimons ou que nous voulons aimer, nous possédons aussitôt cette union par cet acte de notre volonté : l'amour, en effet, n'est pas autre chose qu'un acte affectif de notre volonté. » (Loraison du cur, ch. 1).
1379. f) Dans cette oraison, on est exposé aux distractions et aux sécheresses comme dans l'oraison affective. Il ny a quà sen humilier, et à offrir à Dieu la peine qu'on en éprouve, en s'efforçant, malgré tout, de se maintenir en sa présence avec une soumission parfaite à sa volonté : les distractions peuvent bien empêcher la pensée de se fixer sur Dieu, mais non la volanté, dont l'acte persévère virtuellement malgré les imaginations vagabondes.
1380. 3° De la préparation et de la conclusion. A) On s'est demandé si, quand on fait l'oraison de simplicité, il faut préparer son sujet. La réponse doit être, en général, affirmative, On sait que S. François de Sales conseillait à Ste Chantal de préparer son oraison : « Je ne dis pas que quand on a fait sa préparation, et qu'en l'orayson on est attiré à cette sorte d'orayson (simple regard), il n'y faille aller ; mais prendre pour méthode de ne se point préparer, cela m'est un peu dur, comme encore de sortir tout à fait de devant Dieu sans action de grâce, sans offrande, sans prière expresse. Tout cela peut être utilement fait, mais que cela soit une règle, je confesse que j'ai un peu de répugnance. » (Lettre du 11 mars 1610, t. XIV, p. 266). Ce conseil est très sage : préparer un sujet n'empêchera pas le Saint Esprit de nous en suggérer un autre, s'il le veut ; et, s'il ne le juge pas à propos, on s'occupera du sujet qu'on a préparé.
1381. B) Cette préparation s'étend à la résolution qu'on prend à la fin de l'oraison ; mieux vaut assurément en déterminer une la veille au soir. Il se peut que le Saint Esprit en suggère une autre, ou simplement porte l'âme à se donner à Dieu tout le long du jour ; mais celle qu'on a prise soi-même aura eu son utilité. Ajoutons toutefois que, comme tout se simplifie, la résolution la meilleure sera souvent la même, par exemple, celle de vivre habituellement sous le regard de Dieu, ou de ne lui rien refuser, ou de tout faire par amour. Quelque vagues que semblent ces résolutions à ceux qui ne font pas oraison de cette façon, elles sont au contraire très précises pour les âmes que Dieu y a conduites, parce qu'il se charge de les rendre pratiques par les inspirations qu'il enverra souvent pendant la journée.
§ IV. Rapport entre l'oraison de simplicité et la contemplation infuse
Pour exprimer avec précision la doctrine commune sur ce sujet, nous montrerons : 1° que loraison de simplicité n'est au fond, dans ses débuts, qu'une contemplation acquise ; 2° qu'elle est une excellente disposition à la contemplation infuse et parfois même y aboutit.
1382. 1° C'est une contemplation. a) C'était bien la pensée de Bossuet qui, après avoir décrit cette oraison, ajoute : « L'âme quittant donc le raisonnement, se sert d'une douce contemplation qui la tient paisible, attentive et susceptible des opérations et impressions divines, que le Saint Esprit lui communique ». C'est aussi la conclusion qui se dégage de la nature même de cette oraison comparée à celle de la contempration. Celle-ci se définit, comme nous l'avons dit (n° 1298), une simple intuition de la vérité ; or l'oraison de simplicité, dit Bossuet, « consiste dans une simple vue, regard ou attention amoureuse en soi, vers quelque objet divin » ; c'est donc avec raison qu'on lappelle contemplation.
b) Cest une contemplation acquise, non infuse, au moins à ces débuts, tant qu'elle demeure faible et intermittente. Alors en effet elle ne dure que quelques minutes, et fait place à d'autres pensées et affections ; ce n'est que peu à peu que l'âme s'accoutume à regarder et aimer Dieu par une vue simple de foi, pendant un temps un peu plus notable, et d'une façon synthétique, comme l'artiste contemple un chef-d'uvre dont il a auparavant étudié en détail les divers éléments. Il semble bien qu'il y ait là un procédé psychologique ordinaire qui suppose évidemment une foi vive, et même l'action latente des dons du Saint Esprit, mais non une intervention spéciale de Dieu, une grâce opérante.
1383. 2° L'oraison de simplicité est une disposition favorable à la contemplation infuse. Elle met, en effet, l'âme dans un état qui la rend très attentive et très docile aux mouvements de la grâce, facile mobilis a Spiritu Sancto. Quand donc il plaira à la divine Bonté de s'emparer d'elle pour y produire un recueillement plus profond, une vue plus simple, un amour plus intense, elle entre dans la seconde phase de l'oraison de simplicité, telle que Bossuet la décrit au n° V de lopuscule déjà cité : « Ensuite il ne faut pas se multiplier à produire plusieurs autres actes où dispositions différentes, mais demeurer simplement attentif à cette présence de Dieu, exposé à ses divins regards, continuant ainsi cette dévote attention ou exposition, tant que Notre Seigneur nous en fera la grâce, sans s'empresser à faire d'autres choses que ce qui nous arrive, puisque cette oraison est une oraison avec Dieu seul, et une union qui contient en éminence toutes les autres dispositions particulières, et qui dispose l'âme à la passivité, c'est-à-dire que Dieu devient le seul maître de son intérieur, et qu'il y opère plus particulièrement qu'à l'ordinaire : tant moins la créature travaille, tant plus Dieu opère puissamment : et puisque l'opération de Dieu est un repos, l'âme lui devient donc en quelque manière semblable en cette oraison, et y reçoit aussi des effets merveilleux »
On remarquera ces expressions que nous avons soulignées et qui indiquent si clairement l'action puissante, spéciale de Dieu et la passivité de l'âme ; ici il est bien question de la contemplation infuse, et l'oraison, commencée avec une certaine activité par un regard amoureux sur Dieu, se termine par le repos ou quiétude, où Dieu opère beaucoup plus puissamment que l'âme.
1384. Ainsi il y a une certaine continuité entre l'oraison affective simplifiée, que l'on peut acquérir par l'esprit de foi, et la quiétude, oraison infuse produite avec la collaboration de l'âme par les dons du Saint Esprit. Il y a une différence essentielle entre les deux, l'une étant acquise et l'autre infuse ; mais il y a un trait d'union, un pont, c'est l'oraison de simplicité qui commence par une simple vue de foi, et se termine, quand il plaît à Dieu, par la mainmise du Saint Esprit sur l'âme. Sans doute il n'est pas obligé, même quand on est parvenu à l'oraison de simplicité, de la transformer en oraison infuse, qui demeure toujours un don gratuit auquel nous ne pouvons nous élever nous-mêmes ; mais souvent il le fait, quand il trouve l'âme bien disposée : car il ne désire rien tant que de sunir d'une façon plus parfaite les âmes généreuses qui veulent ne rien lui refuser.
Conclusion du premier chapitre
1385. Cette première forme de la vie unitive est déjà bien parfaite. 1) Unie affectueusement et habituellement à Dieu, l'âme s'efforce de pratiquer les vertus en ce qu'elles ont de plus élevé, avec l'aide des dons du Saint Esprit, agissant tantôt d'une façon latente et tantôt d'une façon plus manifeste. Les dons qui prédominent chez elle sont, à cause de son tempérament, de ses occupations et des attraits divins, ceux qui portent à l'action ; mais, en agissant, elle demeure en communion avec Dieu : c'est pour lui, c'est avec lui, c'est sous l'action de sa grâce qu'elle travaille et qu'elle souffre. 2) Quand vient le moment de la prière, son oraison est fort simple : elle regarde des yeux de la foi ce Dieu qui est son Père, qui habite en elle, qui collabore avec elle ; et, en le contemplant, elle l'aime : parfois cet amour se manifeste par des élans généreux ; d'autres fois par de purs actes de volonté ; car elle a ses sécheresses et ses épreuves, et elle ne peut que dire : Mon Dieu, je vous aime, ou du moins je veux vous aimer, je veux, par amour, faire votre volonté, coûte que coûte. 3) Il y a des moments où les dons de science, d'intelligence et de sagesse, qui habituellement n'opèrent en elle qu'à létat latent, se manifestent comme un éclair et la mettent un moment dans un doux repos. C'est une sorte d'initiation à la contemplation infuse.
CHAPITRE II. De la contemplation infuse
Après avoir exposé les notions générales sur la contemplation infuse, nous parcourrons ses différents degrés.
ART. I Notions générales sur la contemplation infuse
Pour faire connaître la contemplation infuse, nous expliquerons : 1° sa nature ; 2° ses avantages ; 3° les marques de vocation prochaine à la contemplation.
§ I. Nature de la contemplation infuse
Après avoir donné la définition, nous expliquerons la part de Dieu et de l'âme dans la contemplation.
I. Définition
1386. A) Les auteurs anciens, ne distinguant pas d'une façon explicite entre la contemplation acquise et infuse, ne donnent pas généralement la distinction spécifique entre les deux. Des différents articles de S. Thomas sur ce sujet, on peut conclure que la contemplation est une vue simple, intuitive, de Dieu et des choses divines, qui procède de l'amour et tend à l'amour (IIa IIæ, q. 180, a. 3, 0 et ad 1 ; a. 7, 0 et ad 1). S. François de Sales la définit : « une amoureuse, simple et permanente attention de l'esprit aux choses divines » (Amour de Dieu, l. VI, c. 3).
B) Les auteurs modernes font généralement la distinction entre les deux genres de contemplation, et définissent ou décrivent la contemplation infuse, avec Benoît XIV : « une simple vue intellectuelle, accompagnée d'un amour suave des choses divines, procédant de Dieu qui applique d'une manière spéciale l'intelligence à connaître et la volonté à aimer les choses divines, et qui concourt à ces actes par les dons du Saint Esprit, l'intelligence et la sagesse, en éclairant l'intelligence d'une vive lumière et en embrasant la volonté d'amour ». C'est là une notion très complète, indiquant bien le rôle de Dieu et des dons du Saint Esprit, en même temps que le rôle de nos facultés, qui, tout en étant appliquées par Dieu à la connaissance et à l'amour, collaborent librement à cette motion divine. Remarquons toutefois que cette définition ne comprend que la contemplation suave, et non la contemplation aride, Voilà pourquoi, si on veut une définition qui comprenne les deux, on peut dire que la con- templation infuse est une vue simple, affectueuse et prolongée de Dieu et des choses divines, qui se fait sous l'influence des dons du Saint Esprit et d'une grâce actuelle spéciale qui s'empare de nous et nous fait agir plus passivement qu'activement.
Pour bien comprendre cette définition, il nous reste à exposer la part de Dieu et la part de l'homme dans la contemplation.
II. Part de Dieu dans la contemplation
Dieu a la part principale, puisque lui seul peut s'emparer de nous et nous mettre dans l'état passif.
1387. 1° C'est Dieu qui appelle lâme à la contemplation ; car de l'aveu de tous les mystiques, c'est là un don essentiellement gratuit. C'est ce quenseigne Ste Thérese ; souvent elle appelle cette oraison surnaturelle ; or, dans sa seconde relation au P. Rodrigue Alvarez, elle explique ainsi ce mot : « J'appelle surnaturel ce qui ne peut sacquérir ni par industrie, ni par effort, quelque peine que l'on prenne pour cela. Quant à s'y disposer, oui, on le peut, et c'est sans doute un grand point » (uvres, t. II, Relation LIV, p. 295). Elle le fait mieux comprendre encore par cette gracieuse comparaison : « Dieu se plaît dabord à faire monter l'âme vers lui de degré en degré ; ensuite il prend cette petite colombe et la met dans le nid afin qu'elle s'y repose » (Vie, ch. XVIII).
Tel est aussi l'enseignement de S. Jean de la Croix. Il distingue deux méthodes, l'une active et l'autre passive ; celle-ci, qui n'est autre que la contemplation, est, dit-il, « celle où l'âme n'a ni initiative, ni activité propres. C'est Dieu qui opère en elle pendant qu'elle se tient passivement » (Montée du carmel, l. I, ch. 13). Il revient souvent sur cette distinction : « Et entre les deux états il y a toute la différence qui existe entre l'uvre humaine et l'uvre divine, entre le mode d'action naturel et surnaturel. De telles âmes n'agissent pas par elles-mêmes, mais sont sous l'action du Saint Esprit ; il est le principal agent, le guide, le moteur en cet état, et ne cesse de veiller sur elles, simples instruments qu'il mène vers la perfection selon la Foi et la loi divine, selon l'esprit que Dieu départit à chacune » (Vive flamme, str. III, v. 3, n. 8-9). Or, si c'est Dieu qui a toute linitiative, lui qui meut les âmes, le principal agent, tandis que l'âme n'est qu'un instrument, il est clair que l'âme ne peut ni s'ingérer elle-même en cet état, ni le mériter au sens propre, de condigno ; on ne peut en effet mériter de la sorte que ce que Dieu a bien voulu faire rentrer dans l'objet du mérite, c'est-à-dire, la grâce sanctifiante et la gloire éternelle.
Cette gratuité est admise même par l'Ecole qui pense que toutes les âmes sont appelées à la contemplation ; après avoir dit que la méditation n'est pas au dessus de nos efforts, M. Saudreau ajoute : « On ne peut entrer de même dans l'oraison mystique ; quelque effort que l'on fasse, on n'y atteindra pas, si on n'a pas été élevé par la faveur divine à un état si méritoire » (Létat mystique, 2e éd. 1921, p. 19-20). Sans doute quelques-uns pensent qu'on peut le mériter de congruo, mais ce mérite de simple convenance n'enlève pas son essentielle gratuité.
1388. 2° C'est encore Dieu qui choisit le moment et le mode de contemplation, de même que sa durée. C'est lui seul en effet qui met l'âme dans l'état passif ou mystique, en s'emparant de ses facultés pour agir en elles et par elles, avec le libre consentement de la volonté : c'est une sorte de possession divine ; et, comme Dieu est le souverain maître de ses dons, il intervient quand il le veut et comme il le veut.
1389. 3° Dans la contemplation Dieu agit surtout dans ce que les mystiques appellent la fine pointe de l'âme ; la cime de l'âme, la cime de la volonté ou le fond intime de l'âme. Ce qu'il faut entendre par là, c'est tout ce qu'il y a de plus élevé dans l'intelligence et la volonté ; c'est l'intelligence, non en tant qu'elle raisonne, mais en tant qu'elle perçoit la vérité par un simple regard, sous l'influence des dons supérieurs d'intelligence et de sagesse ; c'est la volonté, dans son acte le plus simple, qui est d'aimer et de goûter les choses divmes.
Le Vén. L. de Blois pense que ce centre de l'âme, où s'opère la contemplation, est beaucoup plus intime et élevé que les trois facultés maîtresses, étant la source de ces facultés mêmes... En lui, ajoute-t-il, les facultés supérieures elles-mêmes sont une seule chose ; là règnent une souveraine tranquillité et un parfait silence, car jamais une image n'y peut atteindre. C'est dans ce centre où se cache l'image divine que nous revêtons la forme divine... O noble centre, temple divin d'où le Seigneur ne se retire jamais ! Retraite admirable, demeure de la Trinité Sainte, source dès ici-bas des délices éternelles ! » (Linstitution spirit., ch. XII, t. II des uvres, p. 101-103).
1390. 4° C'est dans ce centre de l'âme que Dieu produit à la fois connaissance et amour.
a) Une connaissance, qui tout en demeurant obscure, frappe vivement l'âme, parce qu'elle est expérimentale ou quasi expérimentale. Dieu peut la produire en nous de quatre façons principales :
1) En attirant notre attention par la lumière des dons sur une idée que nous avions déjà, mais qui jusque là ne nous avait pas frappés. Ainsi nous savions que Dieu est amour, mais voilà que la lumière divine nous fait comprendre et goûter cette pensée, si bien que nous en sommes tout pénétrés et tout saisis.
2) En nous faisant tirer de deux idées que nous avions déjà, une conclusion que cette même lumière rend saisissante. Ainsi de ce que Dieu est tout et nous rien, le Saint Esprit nous fait comprendre que l'humilité est pour nous un devoir impérieux : Je suis celui qui est, et toi tu es celui qui n'est pas !
3) En produisant en nous des espèces infuses, qui, parce ce qu'elles viennent de Dieu, représentent d'une façon plus parfaite et plus saisissante les choses divines ; c'est ce qui a lieu dans certaines visions ou révélations.
4) En accordant d'une façon transitoire à une âme la vision béatifique, comme S. Thomas l'admet pour Moïse et S. Paul, et quelques Pères pour la Ste Vierge. Mais c'est là une faveur absolument exceptionnelle, et qui est mise en doute par de graves théologiens, qui expliquent autrement les textes de l'Ecriture apportés par S. Thomas.
1391. b) Dieu produit aussi dans l'âme un ineffable amour : il lui fait comprendre par une sorte d'intuition qu'il est Lui et Lui seul le souverain bien, et l'attire ainsi d'une manière forte, irrésistible, comme l'aimant attire le fer, sans cependant violenter sa liberté ; alors en effet elle se porte vers Dieu de toute l'ardeur avec laquelle elle se porte au bonheur, mais librement, parce que cette vue, étant obscure, ne lui enlève pas sa liberté.
Alors, selon le Vén. L. de Blois, elle sort de soi pour s'écouler tout entière en Dieu, et se perdre dans l'abîme de l'éternel amour. « Et là, morte à elle-même, elle vit en Dieu sans rien connaître ni sentir, hormis l'amour dont elle est enivrée. Elle se perd dans l'immensité de la solitude et des ténèbres divines ; mais là se perdre, c'est bien plutôt se trouver. Car l'âme dépouille vraiment tout l'humain pour se revêtir de Dieu ; elle est toute changée et transformée en Dieu, comme le fer sous l'action du feu reçoit l'aspect du feu et se change en lui ; mais l'essence de l'âme ainsi déifiée demeure ce qu'elle était, de même que le fer incandescent ne cesse pas d'être du fer. Dans cette âme il n'y avait jusque là que froideur, désormais elle est tout embrasée ; des ténèbres elle est passée à l'éclat le plus vif : jadis insensible, elle n'est plus que tendresse... Toute consumée par le feu du divin amour et toute liquéfiée, elle est passée en Dieu, et s'unissant à lui sans intermédiaire, elle ne fait plus qu'un esprit avec lui : ainsi l'or et l'airain se fondent-ils en un seul métal. Ceux du reste qui sont ainsi ravis et perdus en Dieu atteignent à des hauteurs diverses ; car chacun pénètre d'autant plus avant dans les profondeurs divines qu'il se tourne vers Dieu avec plus de sincérité, d'ardeur et d'amour, et qu'il abdique plus complètement, dans cette recherche même tout intérêt per- sonnel. » (Linstitution spirit., ch. XII, p. 89-90).
III. Part de lâme
Prévenue par la grâce de Dieu, lâme répond librement à la motion divine :
1392. 1° Elle se laisse librement saisir et mouvoir par Dieu, comme l'enfant qui se laisse emporter dans les bras de sa mère d'un libre et joyeux consentement ; elle est donc à la fois passive et active. a) Elle est passive, en ce sens qu'elle est impuissante à agir de sa propre initiative, comme elle le faisait auparavant ; elle ne peut plus, au moment de la contemplation, exercer ses facultés d'une façon discursive ; elle dépend d'un principe supérieur qui la gouverne, qui fixe son regard, son esprit et son cur sur l'objet contemplé, le lui fait aimer et goûter, lui suggère ce qu'elle doit faire et lui donne une forte impulsion pour la faire agir. Cependant ce n'est pas dans les premiers degrés une impuissance complète ; le phénomène de la ligature des facultés ne se produit que graduellement et n'existe complètement que dans certains états plus élevés de contemplation, en particulier dans l'extase. Ainsi, dans la quiétude, prier vocalement et méditer est pour l'âme une fatigue, mais n'est pas généralement impossible ; dans l'union pleine, Dieu suspend l'entendement, non pas complètement, en l'empêchant d'agir, mais en l'empêchant de discourir ; il arrête les pensées en les fixant sur tel objet ; il fait expirer la parole sur les lèvres en sorte qu'on n'en peut proférer aucune sans un pénible effort. (Ste Thérèse, 2e Relation, p. 295-297 ; chemin de la perfection, ch. XXXI).
1393. b) Mais l'âme, qui ne peut discourir comme auparavant, ne demeure pas oisive. Sous l'influence de la motion divine, elle agit en regardant Dieu et en l'aimant, bien que par des actes qui ne sont parfois qu'implicites. Elle agit même avec plus d'activité que jamais ; car elle reçoit un influx d'énergie spirituelle qui décuple ses propres énergies. Elle se sent comme transformée par un être supérieur, qui est pour ainsi dire, l'âme de son âme, la soulève et l'emporte vers Dieu : c'est l'effet de la grâce opérante, à laquelle elle consent avec bonheur.
1394. 2° Dans cet état, Dieu apparaît sous un aspect nouveau, comme une réalité vivante qu'on saisit par une sorte de connaissance expérimentale que le langage humain ne peut exprimer. Ce n'est plus par induction ou déduction qu'on connaît Dieu, c'est par une simple intuition qui n'est pas cependant la claire vision de Dieu ; elle demeure obscure et se fait par une sorte de contact avec Dieu qui nous fait sentir sa présence et goûter ses faveurs. Nul peut-être n'a mieux décrit cette connaissance expérimentale que S. Bernard : « Le Verbe est venu en moi (je suis insensé de dire ces choses), et il est venu plusieurs fois. Bien qu'il m'ait visité souvent, je n'ai pas senti le moment précis où il est arrivé. Mais j'ai senti, je m'en souviens, qu'il était là. Parfois j'ai pu pressentir son arrivée, mais jamais je n'ai pu sentir son entrée ni sa sortie
Et cependant j'ai connu que c'était vrai ce que j'avais lu, à savoir qu'en lui nous vivons, nous nous mouvons et nous sommes. Heureux celui en qui il habite, qui vit pour lui et est mû par lui ! Mais, puisque ses voies sont impénétrables, vous me demandez comment j'ai pu connaître sa présence. Comme il est plein de vie et d'énergie, sitôt qu'il est présent, il réveille mon âme endormie ; il meut, il amollit, il blesse mon cur, dur comme la pierre et bien malade ; il se met à arracher et à détruire, à édifier et à planter, à arroser ce qui est aride, à éclairer ce qui est obscur, à ouvrir ce qui est fermé, à réchauffer ce qui est froid, à redresser ce qui est tortueux, à aplanir ce qui est raboteux, si bien que mon âme bénit le Seigneur et que toutes mes puissances louent son saint nom. Ainsi donc, en entrant en moi le divin Epoux ne fait pas sentir sa venue par des signes extérieurs, par le bruit de sa voix ou de ses pas ; ce n'est pas à ses mouvements, ce n'est pas par mes sens que je reconnais sa présence, c'est, comme je vous l'ai dit, au mouvement de mon cur : en éprouvant l'horreur du péché et des affections charnelles je reconnais la puissance de sa grâce ; en découvrant et en détestant mes fautes cachées j'admire la profondeur de sa sagesse ; en réformant ma vie j'expérimente sa bonté et sa douceur, et le renouvellement intérieur qui en est le fruit me fait percevoir son incomparable beauté. » (Serm. in Cant., LXXIV, 5-6). Ainsi l'âme qui contemple le Verbe sent à la fois sa présence et son action sanctificatrice. C'est donc une connaissance intermédiaire entre la foi ordinaire et la vision béatifique, mais qui en dernière analyse se ramène à la foi et participe à son obscurité.
1395. 3° Souvent l'âme aime beaucoup plus qu'elle ne connaît : cest la contemplation séraphique, par opposition à la contemplation chérubique où domine la connaissance. La volonté atteint, en effet, son objet d'une manière différente de l'intelligence : celle-ci ne connaît que selon la représentation, l'image, l'espèce intelligible qu'elle reçoit de l'objet ; la volonté ou le cur se porte vers la réalité telle qu'elle est en elle-même. C'est pour cela que nous pouvons aimer Dieu tel qu'il est en lui-même, bien que notre intelligence ne découvre pas sur terre sa nature intime. L'obscurité même où il s'enveloppe, ne fait qu'aviver notre amour pour lui, et désirer ardemment sa présence. Par un élan du cur, le mystique, qui ne peut voir Dieu, franchit le mystère qui lui voile sa face, et aime Dieu en lui-même, dans son essence infinie. Toutefois il y a toujours quelque connaissance qui précède l'amour ; si donc certains mystiques semblent le nier, c'est parce qu'ils insistent sur ce qui les a particulièrement frappés ; mais il reste vrai, même dans 1'état mystique, qu'on ne peut aimer ce qu'on ne connaît aucunement : « nil volitum quin præcognitum ».
1396. 4° Dans la contemplation, il y a un mélange de jouissance et d'angoisse : joie ineffable de savourer la présence de l'hôte divin ; angoisse de ne pas le posséder complètement. Tantôt c'est un sentiment qui domine et tantôt l'autre, selon les desseins de Dieu, les phases de la vie mystique et les tempéraments. Ainsi, il y a des phases partculièrement douloureuses, qu'on appelle nuits, et des phases douces et suaves ; il y a des tempéraments qui voient et décrivent spécialement les épreuves de la vie mystique, comme S. Jean de la Croix et Ste Chantal ; d'autres qui s'étendent avec plus de complaisance sur les joies et les enivrements de la contemplation, comme Ste Thérèse et S. François de Sales.
1397. 5° Cette contemplation demeure ineffable, inexprimable, ainsi que l'avouent unanimement les mystiques. « Impossible à l'âme de la discerner, dit S. Jean de la Croix, de lui donner un nom ; elle n'en a du reste aucune envie, et ne saurait trouver ni mode ni manière, ni comparaison pour faire connaître une connaissance si élevée, un sentiment spirituel si délicat. De façon que, même si l'âme éprouvait le plus vif désir de s'expliquer, et accumulait les explications, le secret resterait entier et toujours à révéler... Elle est dans le cas de quelqu'un qui découvre une chose toute nouvelle, sans équivalent connu de lui ; il constate qu'elle est, qu'elle lui plaît ; mais il a beau faire, il ne sait ni lui trouver un nom, ni la décrire, bien qu'il s'agisse, dans ma supposition, d'une perception des sens. N'en sera-t-il pas de même à plus forte raison si les sens ne sont pas intervenus ? » (Nuit, l. II, ch. 17).
Deux raisons principales expliquent cette impossibilité à décrire ce que l'on a éprouvé : d'un côté l'esprit est plongé dans la divine ténèbre et ne perçoit Dieu que d'une façon confuse et obscure, bien que très impressionnante ; et de l'autre, le phénomène le plus frappant est celui d'un amour intense pour Dieu, qu'on expérimente mais qu'on ne sait décrire.
1398. A) Voyons tout d'abord ce qu'on entend par la divine ténèbre, expression empruntée au Ps. Denys : « Délivrée du monde sensible et du monde intellectuel, l'âme entre dans la mystérieuse obscurité d'une sainte ignorance, et, renonçant à toute donnée scientifique, elle se perd en celui qui ne peut être ni vu ni saisi ; tout entière à ce souverain objet, sans appartenir à elle-même ni à d'autres ; unie à l'inconnu par la plus noble portion d'elle-même, et en raison de son renoncement à la science ; enfin puisant dans cette ignorance absolue une connaissance que l'entendement ne saurait conquérir » (Théologie mystique, ch. I, § 3). Pour arriver à cette contemplation, il faut donc s'élever au-dessus de la connaissance sensible, qui ne peut évidemment percevoir Dieu ; au-dessus de la connaissance rationnelle, qui ne connaît Dieu que par induction et abstraction ; et c'est uniquement par la fine pointe de l'intelligence que nous pouvons le percevoir. Mais sur terre nous ne pouvons le voir directement ; il ne nous reste donc qu'à l'atteindre par voie de négation.
C'est ce que S. Thomas explique d'une façon plus nette : « De négation en négation, l'âme s'élève plus haut que les plus excellentes créatures et s'unit à Dieu dans la mesure où on le peut ici-bas. Car durant la vie présente notre intelligence n'arrive jamais à voir l'essence divine, mais seulement à connaître ce qu'elle n'est pas. L'union de notre esprit à Dieu, telle qu'elle est possible ici-bas, s'accomplit donc quand nous connaissons que Dieu dépasse les créatures les plus excellentes » (Comment. de div. nomin., c. XIII, lect. 3). La notion d'être elle-même, telle que nous la concevons, est trop imparfaite pour être appliquée à Dieu ; ce n'est qu'après avoir éliminé tout l'être qui lui est connu que notre intelligence rejoint Dieu ; alors elle est dans la divine ténèbre, et c'est là que Dieu habite.
Si on se demande comment cette intuition négative peut nous éclairer sur Dieu, on peut répondre que, connaissant par là non ce qu'il est, mais ce qu'il n'est pas, on a de lui une très haute idée, qui produit dans la partie supérieure de l'âme une impression profonde de la transcendance divine, et en même temps un amour intense de ce Dieu dont rien ne peut exprimer la grandeur et la bonté, et qui seul peut remplir l'âme. Cette contemplation confuse et affectueuse suffit à faire jaillir de l'âme, sous l'influence de la grâce, des actes implicites de foi, de confiance, d'amour, de religion qui remplissent l'âme tout entière, et produisent en elle généralement une grande joie.
1399. B) Le second élément qui rend difficile la description de la contemplation, c'est l'amour ardent quon y goûte, et quon ne sait comment exprimer. « C'est, nous dit S. Bernard, le cantique de l'amour ; nul ne le comprend, si l'onction ne le lui a enseigné, si l'expérience ne le lui a appris. Ceux qui l'ont éprouvé le connaissent, ceux qui ne l'ont pas expérimenté n'ont qu'à désirer non de le connaître, mais de le goûter. Ce n'est pas un frémissement de la bouche, c'est un hymne du cur, ce n'est pas un bruit des lèvres, mais un mouvement de joie ; ce sont les voluptés qui s'harmonisent et non les voix. On ne l'entend pas au dehors, il ne retentit pas en public ; personne ne l'entend que celui qui le chante et à qui il le chante, l'épouse et l'époux. C'est un chant nuptial qui exprime les chastes et délicieuses étreintes des âmes, l'accord des sentiments et la mutuelle correspondance des affections. L'âme novice, l'âme encore enfant, ou récemment convertie ne peut chanter ce cantique ; il est réservé à l'âme avancée et formée, qui, par les progrès réalisés sous l'action de Dieu, a atteint l'âge parfait, l'âge nubile par les mérites qu'elle a acquis, et qui, par ses vertus, soit devenue digne de l'Epoux. » (Serm. in Cantic., I, n. 11-12)
1400. 6° Quand la contemplation est aride et faible, comme dans la première nuit de S. Jean de la Croix, on n'en a pas conscience ; ce n'est que plus tard, en étudiant les effets qu'elle a produits dans l'âme, qu'on peut en constater l'existence. Quand elle est savoureuse, il semble bien qu'on ne la constate pas toujours à ses débuts, lorsqu'elle est encore faible, parce qu'il est difficile d'en voir la différence d'avec l'oraison de simplicité, et que parfois on glisse de l'une dans l'autre sans s'en apercevoir. Mais quand elle devient intense, on en a conscience ; ce que l'on peut dire, c'est que toutes les oraisons surnaturelles décrites par Ste Thérèse sont de ce genre, ainsi que nous le remarquerons en expliquant les différentes phases de la contemplation.
1401. Conclusion. De ce que nous avons dit il résulte que l'élément essentiel de la contemplation infuse est la passivité telle que nous l'avons décrite, et qui consiste en ce que l'âme est conduite, actionnée, mue, dirigée par le Saint Esprit ; au lieu de se conduire, de se mouvoir et de se diriger elle-même, sans toutefois perdre sa liberté ni son activité. On ne doit donc pas dire que la conscience de la présence de Dieu ou la présence de Dieu sentie soit l'élément essentiel de la contemplation, puisqu'il fait quelquefois défaut, en particulier dans la contemplation aride décrite par S. Jean de la Croix, lors de la première nuit. Mais c'est un des éléments principaux, puisqu'il se retrouve dans tous les degrés de contemplation décrits par Ste Thérèse, depuis la quiétude jusqu'à l'union transformante.
§ II. Les avantages de la contemplation
Ces avantages surpassent encore ceux de l'oraison de simplicité, précisément parce que l'âme se trouve plus unie à Dieu et sous l'influence d'une grâce plus efficace.
1402. 1° Dieu y est plus glorifié. a) En nous faisant expérimenter l'infinie transcendance de Dieu, la contemplation infuse prosterne notre être tout entier devant sa majesté, nous le fait louer et bénir non seulement au moment même où nous le contemplons, mais encore tout le long du jour : quand on a entrevu cette grandeur divine, on demeure saisi d'admiration et de religion devant elle. C'est tellement vrai, que ne pouvant contellir en soi-même ces sentiments, on se sent pressé d'inviter toutes les créatures à bénir et à remercier Dieu, comme nous le dirons plus loin, n° 1444. b) Ces hommages sont d'autant plus agréables à Dieu et l'honorent d'autant plus qu'ils sont inspirés plus directement par l'action du Saint Esprit : c'est lui qui adore en nous, ou plutôt nous fait adorer avec des sentiments de grande ferveur et humilité. Il nous fait adorer Dieu tel qu'il est en lui-même, et nous fait comprendre que c'est là un devoir d'état, et que nous sommes créés uniquement pour chanter ses louanges ; et, pour nous les faire chanter avec plus d'ardeur, il comble l'âme de nouveaux biens et d'une grande suavité.
1403. 2° L'âme y est plus sanctifiée. La contemplation répand en effet tant de lumière, tant d'amour et de vertus qu'on l'appelle avec raison un chemin de raccourci pour arriver à la perfection. A) Elle nous fait connaître Dieu d'une façon ineffable et très sanctifiante. « C'est alors que Dieu, tranquillement dans le secret de l'âme, lui communique sagesse et connaissance d'amour, sans actes spécifiés, bien qu'il permette parfois de tels actes avec quelque durée » (Vive flamme, 3e str., v. 3, n° 6). Cette connaissance est très sanctifiante, parce qu'elle nous fait connaître par expérience ce qu'auparavant nous avions appris par des lectures ou réflexions personnelles, et nous fait voir d'un coup d'il synthétique ce que nous avions analysé par des actes successifs. C'est ce qu'explique fort bien S. Jean de la Croix : « Dieu en son essence une et simple renferme toutes les vertus, toutes les grandeurs de ses attributs. Il est tout puissant, il est sage et bon ; miséricordieux, juste et fort ; il est amour, etc., sans compter les attributs et perfections infinies que nous ignorons. Or, étant tout cela en son être simple, s'il s'unit avec l'âme, et, s'il veut bien condescendre à se manifester, cette âme aperçoit distinctement en lui toutes ses vertus et grandeurs... Et, comme chacune de ces choses est l'Etre même de Dieu en une de ses hypostases, qui est le Père, ou le Fils ou le Saint Esprit, et que chacun de leurs attributs est Dieu même, et que Dieu est lumière infinie et feu divin infini... il se fait que chacun de ces attributs, qui sont innombrables, et chacune de ces vertus, éclairent et donnent de la chaleur comme Dieu. » (Vive flamme, 3e str., v. 1). On comprend alors ce que dit Ste Thérèse : « Quand c'est Dieu qui suspend et arrête l'entendement, il lui fournit de quoi admirer et de quoi s'occuper ; alors, dans l'espace d'un Credo, nous recevons sans discourir, plus de lumière que nous ne pourrions en acquérir en bien des années par toutes nos industries terrestres. » (Vie, XII, p. 160). Sans doute, il est des cas où la lumière n'est pas si distincte, où elle demeure obscure et confuse ; mais même alors elle impressionne vivement l'âme, comme nous l'avons exposé, n. 1398.
1404. B) Mais elle produit surtout un amour très fervent, qui, selon S. Jean de la Croix, se caractérise par trois excellences principales : a) D'abord l'âme aime Dieu non d'elle-même, mais par Lui ; ce qui est une excellence admirable, car elle aime ainsi par l'Esprit Saint, comme le Père et le Fils s'aiment : ce que le Fils même déclare dans S. Jean : « Afin que l'amour dont vous m'avez aimé soit en eux, et que je sois moi aussi en eux » (Joan., XVII, 26). b) La seconde excellence, c'est d'aimer Dieu en Dieu... parce que dans cette union ardente, l'âme s'absorbe en amour de Dieu, et Dieu se livre à l'âme avec une grande véhémence. c) La troisième excellence de l'amour suprême, c'est que l'âme aime Dieu en cet état pour ce qu'il est, c'est-à-dire qu'elle l'aime non seulement parce qu'il se montre envers elle généreux, bon et glorieux, etc, mais beaucoup plus ardemment parce qu'il est tout cela essentiellement.
Nous pouvons ajouter, avec S. François de Sales, que cet amour pour Dieu est d'autant plus ardent qu'il est basé sur une connaissance expérimentale. De même que celui qui « d'une vue bien claire sent et ressent l'agréable splendeur du beau soleil levant » aime mieux la lumière que l'aveugle-né qui n'en connaît que la description, ainsi celui qui jouit de Dieu par la contemplation l'aime beaucoup mieux que celui qui ne le connaît que par l'étude : « car l'expérience d'un bien nous le rend plus aimable que toutes les sciences qu'on en pourrait avoir » (Amour de Dieu, l. VI, ch. 4). Ainsi, ajoute-t-il, Ste Catherine de Gênes aima plus Dieu que le subtil théologien Ocham ; celui-ci le connut mieux par science, et celle-là par expérience, et cette expérience la conduisit bien plus avant dans l'amour séraphique. Ce qui augmente encore cet amour, c'est qu'il facilite la contemplation et que celle-ci à son tour accroît l'amour : « Car l'amour ayant excité en nous l'attention contemplative, cette attention fait naître réciproquement un plus grand et plus fervent amour, lequel enfin est couronné de perfection lorsqu'il jouit de ce qu'il aime... l'amour presse les yeux de regarder toujours plus attentivement la beauté bien-aimée, et la vue force le cur de l'aimer toujours plus ardemment » (ibid., ch. 3). C'est ce qui explique comment les Saints ont tant aimé.
1405. C) Cet amour est accompagné de la pratique, en leur degré supérieur, de toutes les vertus morales, en particulier de l'humilité, de la conformité à la volonté divine, du saint abandon, et par là même de la joie et de la paix spirituelle, au milieu même des épreuves, parfois terribles, qu'éprouvent les mystiques. C'est ce que nous verrons plus en détail, en analysant les divers degrés de contemplation, n. 1440, etc.
§ III. De l'appel prochain à la contemplation
1406. Nous laissons de côté en ce moment la question controversée de l'appel général et éloigné de tous les baptisés à la contemplation. Nous restons, autant que possible, sur le terrain des faits, et voulons examiner ces deux questions : 1° à qui Dieu accorde-t-il généralement la grâce de la contemplation ; 2° quels sont les signes de l'appel prochain et individuel à la contemplation.
I. A qui Dieu donne-t-il la contemplation ?
1407. 1° La contemplation étant un don essentiellement gratuit (n° 1387), Dieu l'accorde à qui il veut, quand il le veut et de la manière qu'il le veut. Cependant généralement et d'une façon normale, il ne l'accorde qu'aux âmes bien préparées. Par exception, et d'une façon extraordinaire, Dieu accorde parfois la contemplation à des âmes dénuées de vertus, afin de les arracher aux mains du démon.
C'est ce que dit Ste Thérèse : « Il est des âmes que Dieu sait pouvoir gagner au moyen de ces faveurs. Il les voit livrées à de grands égarements... elles sont en mauvais état, dépourvues de vertus, et cependant il leur donne des goûts, des consolations, de tendres sentiments qui commencent à exciter leurs désirs. Quelquefois même il les fait entrer en contemplation ; mais cela est rare et ne dure guère. Il agit de la sorte, je le répète, pour voir si, grâce à cette faveur, elles voudront se disposer à jouir souvent de sa présence. » (Chemin de la perfection, ch. XVI, p. 128).
1408. 2° Il est des âmes privilégiées que Dieu appelle à la contemplation dès leur enfance : telle fut Ste Rose de Lima, et de nos jours la Bse Thérèse de l'Enfant Jésus. Il en est d'autres qui y sont conduites et y font des progrès très rapides qui semblent hors de proportion avec leurs vertus. C'est ce que raconte Ste Thérèse : « Il en est une dont le souvenir se présente à moi en ce moment. En trois jours, Dieu l'a enrichie de si grands biens, que si l'expérience de plusieurs années déjà, jointe à des progrès toujours croissants, ne me rendaient la chose croyable, je la regarderais comme impossible. Une autre l'a été dans l'espace de trois mois. Toutes les deux étaient encore fort jeunes. J'en ai vu d'autres ne recevoir cette grâce qu'au bout d'un long temps... On ne peut poser de limites à un Maître si grand et si désireux d'accorder des bienfaits. » (Pensées sur le Cantique des Cantiques, ch. VI).
1409. 3° Mais généralement, et d'une façon normale, Dieu élève de préférence à la contemplation les âmes qui s'y sont préparées par le détachement, la pratique des vertus et l'exercice de l'oraison, surtout de l'oraison affective. C'est l'enseignement de S. Thomas qui déclare qu'on ne peut arriver à la contemplation qu'après avoir mortifié les passions par la pratique des vertus morales (n° 1315). S. Jean de la Croix n'est pas moins affirmatif ; il développe cette doctrine tout au long dans la Montée du Carmel et la Nuit de l'âme, montrant que, pour arriver à la contemplation, il faut pratiquer le dénuement le plus complet et le plus universel, et il ajoute que s'il y a si peu de contemplatifs, c'est parce qu'il y en a peu qui soient complètement détachés d'eux-mêmes et des créatures ; « faites en sorte, ajoute-t-il, que l'âme soit établie dans la pure nudité spirituelle, et alors celle-ci devenue pure et simple, se transformera dans la simple et pure sagesse divine qui est le Fils de Dieu » (Montée du Carmel, l. II, ch. 13). Ste Thérèse y revient sans cesse et recommande surtout l'humilité : « Faites d'abord ce qui a été recommandé aux habitants des Demeures précédentes, et ensuite : de l'humilité ! de l'humilité ! C'est par elle que le Seigneur cède à tous nos désirs... Mon opinion est qu'il choisit pour la leur accorder des personnes qui ont renoncé aux choses de ce monde, sinon de fait, parce que leur état les en empêche, du moins par le désir. Il les invite alors à vaquer d'une manière spéciale aux choses intérieures. Aussi, je suis persuadée que si on laisse à Dieu sa liberté d'action, il ne bornera pas là sa libéralité envers des âmes qu'il appelle évidemment à monter plus haut. » (Château intérieur, IVe Dem., ch. II et III, p. 112, 117).
1410. 4° Les principales vertus qu'il faut pratiquer, sont : a) une grande pureté de cur, et un détachement complet de tout ce qui peut conduire au péché et troubler l'âme. Comme exemples d'imperfections habituelles, qui empêchent l'union parfaite à Dieu, S. Jean de la Croix cite : « le verbiage, une légère attache qu'on ne se décide pas à rompre, qu'il s'agisse d'une personne, d'un vêtement, d'un livre, d'une cellule, d'un plat qu'on préfère, de petites familiarités et légers attraits vers ce qui plaît, tout savoir et entendre, et autres satisfactions de même espèce ». Il en donne la raison : « Qu'un oiseau soit lié à la patte par un fil mince ou épais, peu importe ; il ne lui sera possible de voler qu'après l'avoir rompu... Il en est de même des attaches de l'âme ; elle aura beau pratiquer la vertu, il faut qu'elle soit libre avant d'arriver à l'union » (Montée, l. I, c. XI, p. 40-41).
1411. b) Une grande pureté d'esprit, c'est-à-dire la mortification de la curiosité, qui trouble et inquiète l'âme, l'éparpille et la répand de toutes parts. Voilà pourquoi ceux qui, par devoir d'état, ont à lire beaucoup et à étudier, doivent mortifier souvent leur curiosité, et s'arrêter de temps en temps pour purifier leur intention et ramener toutes leurs études à l'amour de Dieu. Cette pureté demande aussi qu'on sache diminuer, et, en temps opportun, abandonner le raisonnement dans l'oraison, et simplifier ses affections, pour arriver peu à peu à un simple regard affectueux sur Dieu. A ce sujet, S. Jean de la Croix blâme vertement les directeurs maladroits, qui, ne connaissant que la méditation discursive, veulent obliger tous leurs pénitents à faire travailler sans cesse leurs puissances .
1412. c) Une grande pureté de volonté par la mortification de la volonté propre et du saint abandon (n° 480-497).
d) Une joie vive, qui nous fasse vivre en tout selon les maximes de l'Evangile (n° 1188).
e) Un religieux silence qui nous permette de transformer en priéres toutes nos actions (n° 522-529).
f) Enfin, et surtout, un amour ardent jusqu'à limmolation de soi et l'acceptation joyeuse de toutes les épreuves (n° 1227-1235).
II. Signes de l'appel prochain à la contemplation
1413. Quand une âme s'est ainsi disposée à la contemplation, consciemment ou inconsciemment, le moment vient où Dieu lui fait comprendre qu'elle doit quitter la méditation discursive. Or, nous dit S. Jean de la Croix, les signes qui marquent ce moment sont au nombre de trois.
1° « La méditation devient impraticable, l'imagination reste inerte, le goût de cet exercice a disparu, et la saveur produite autrefois par l'objet auquel s'appliquait l'imagination, s'est changée en sécheresse. Aussi longtemps que la saveur persiste, et qu'on peut passer, en méditant, d'une pensée à une autre, il ne faut pas l'abandonner, sauf au moment où l'âme éprouve la paix et la quiétude, dont il sera question à propos du troisième signe ». La cause de ce dégoût, ajoute le Saint, c'est que l'âme a déjà retiré presque complètement des choses divines tout le bien spirituel que la méditation discursive en pouvait dégager ; elle ne sait plus s'y plier, le goût et la saveur ne reviennent plus ; elle a donc besoin d'un nouveau procédé. (Montée, l. II, ch. XI et XII)
1414. 2° « Le second signe se manifeste par manque complet d'envie de fixer soit l'imagination soit le sens sur n'importe quel objet particulier, intérieur ou extérieur. Je ne dis pas que l'imagination ne se manifestera plus par le va-et-vient qui lui est propre, et qui agit sans effort même dans un profond recueillement, mais que l'âme n'aura aucun désir de la fixer intentionnellement sur des objets étrangers ». Ce que le Saint explique ainsi : « Il se fait dans ce nouvel état, qu'en se mettant en oraison, l'âme ressemble à quelqu'un qui a de l'eau à sa portée et la boit suavement, sans effort, sans devoir l'aspirer par le tuyau des anciennes évocations de formes et de figures. Aussitôt qu'elle s'est mise en la présence de Dieu, elle se trouve dans l'acte de connaissance affectueuse, pacifique et calme, et elle y étanche sa soif de sagesse, d'amour et de saveur. Il n'est donc pas étonnant qu'une telle âme éprouve de la peine et du dégoût, lorsque, jouissant déjà de cette paix, on la force à reprendre la méditation. Son cas est semblable à celui d'un enfant qui goûte le lait du sein mis à sa disposition ; voilà qu'on l'en arrache, ce qui fait que l'enfant se débat, et s'efforce de s'y accrocher des mains, pour arriver à y appliquer encore la bouche. »
1415. 3° « Le signe le plus décisif est celui-ci. L'âme se plaît à se trouver seule avec Dieu, fixant sur Lui son attention affectueuse sans considération particulière, avec paix intérieure, quiétude et repos, sans actes ni exercices proprement discursifs des puissances (entendement, volonté, mémoire) par enchaînement d'idées. Elle se contente de la connaissance et de l'attention générale et amoureuse dont nous parlons ; sans perception particulière d'autre chose. » « Elle se manifeste parfois si délicate, si subtile, surtout quand elle est tout à fait pure, simple, parfaite, quand elle est vivement spirituelle et intérieure : que l'âme, tout en la possédant, ne la remarque et ne l'expérimente pas. Et le cas se présente surtout, d'après nous, quand cette connaissance est en soi particulièrement claire, pure, simple et parfaite ; en pénétrant dans une âme toute pure, elle est étrangère aux connaissances et notions particulières qui peuvent affecter l'entendement et le sens
Or comme cette connaissance dépasse en pureté, simplicité et perfection toutes les autres, l'entendement ne la perçoit pas et n'y voit que de l'obscunté. Par contre, quand cette connaissance est moins pure et simple, l'entendement la juge claire et saisissable, à cause de l'enveloppe des formes intelligibles qu'elle garde et qui s'adaptent à la perception de l'intelligence ou des sens. » Ce qu'il explique par une comparaison : quand un rayon de soleil pénètre dans un appartement, la vue le saisit d'autant mieux qu'il est plus chargé de poussière ; dépouillé de ces molécules, il est moins perceptible. Il en est de même pour la lumière spirituelle : plus elle est vive et pure, et moins elle est perçue ; si bien qu'alors l'âme se croit dans les ténèbres : si au contraire elle est chargée de quelques espèces intelligibles, elle est plus facilement perceptible,et l'âme se croit mieux éclairée.
1416. Remarquons ici, avec S. Jean de la Croix, que ces trois signes doivent coexister conjointement pour qu'on puisse en toute sécurité abandonner la méditation et entrer dans la contemplation. Ajoutons, avec le même Saint, qu'il est avantageux, dans les premiers temps où l'on jouit de la contemplation, de reprendre parfois la méditation discursive ; cela devient même nécessaire si l'âme voit qu'elle est inoccupée dans le repos de la contemplation ; alors en effet la méditation s'impose tant que l'âme n'aura pas acquis lhabitude de contempler (Montée, l. II, ch. XIII).
Conclusion : Du désir de la contemplation
1417. La contemplation infuse étant un excellent moyen de perfection, il est permis de la désirer, mais humblement et conditionnellement, avec un saint abandon à la volonté de Dieu. a) Qu'on puisse la désirer, c'est ce qui ressort de ses nombreux avantages (n°1402) : la contemplation est comme l'arrosage qui fait croître les vertus, et les fortifie et où elles obtiennent leur perfection dernière. b) Mais il faut que ce désir soit humble, accompagné de la conviction que nous en sommes très indignes, et du désir de nen user que pour la gloire de Dieu et le bien des âmes. c) Il doit être conditionnel, subordonné en tout au bon plaisir de Dieu. Il ne sera donc ni empressé ni chimérique : on se rappellera que la contemplation suppose normalement la pratique des vertus morales et théologales, et que ce serait présomptueux de la désirer avant de s'être longtemps exercé dans les vertus que nous avons indiquées. Il faut en outre être bien persuadé que si la contemplation procure des joies indicibles, elle est aussi accompagnée d'épreuves terribles, que seules les âmes vaillantes peuvent soutenir avec la grâce de Dieu. C'est ce que montrera encore mieux la description des différentes phases de la contemplation.
ART. II. Les différentes phases de la contemplation
1418. La contemplation infuse n'est pas la même chez tous : Dieu, qui se plaît à diversifier ses dons et à les adapter aux divers tempéraments et caractères, n'emprisonne point son action dans des cadres rigides ; et, quand on lit les mystiques, on y trouve des formes très variées de contemplation. Cependant il semble bien qu'à travers cette multiplicité il y ait une certaine unité, qui a permis aux auteurs spirituels de classifier les étapes principales parcourues par les mystiques. Nous ne rapporterons pas ici les différentes classifications adoptées par les différents auteurs ; suivant le point de vue, auquel ils se placent, ils distinguent des degrés plus ou moins nombreux, et parfois comptent comme degrés différents ce qui en réalité ne constitue que des formes variées du même état.
1419. Comme, de l'aveu de tous, Ste Thérèse et S. Jean de la Croix sont les deux grands docteurs de l'union mystique, nous nous en tiendrons aux divisions qu'ils nous donnent, en essayant de les combiner harmonieusement. Les divers degrés se marquent par une emprise de plus en plus grande de Dieu sur l'âme. 1° Quand il s'empare de la fine pointe de l'âme, laissant les facultés inférieures et les sens libres de se livrer à leur activité naturelle, c'est l'oraison de quiétude ; 2° quand il saisit toutes les facultés intérieures, laissant seulement les sens extérieurs à leur activité, c'est l'union pleine. 3° s'il s'empare en même temps des puissances intérieures et des sens extérieurs, c'est l'union extatique (fiançailles spirituelles) ; 4° enfin lorsqu'il étend son emprise sur toutes les facultés intérieures et extérieures non plus d'une façon transitoire, mais d'une façon stable et permanente, c'est le mariage spirituel. Tels sont les quatre degrés que distingue sainte Thérèse. S. Jean de la Croix y ajoute les deux nuits ou épreuves passives ; mais la première n'est qu'une sorte de quiétude aride et crucijiante ; la seconde comprend l'ensemble des épreuves qui précédent le mariage spirituel et qui se trouvent dans l'union pleine et l'union extatique.
Nous traiterons donc :
I. De la quiétude aride et suave
II. De l'union pleine
III. De lunion extatique suave et crucifiante
VI. De lunion transformante ou mariage spirituel
§ I. L'oraison de quiétude
Généralement cette oraison se présente d'abord sous la forme aride, pour aboutir à la forme suave.
I. De la quiétude aride, ou de la nuit des sens
1420. Nous avons dit que, pour la contemplation, une grande pureté de cur est requise. Or, même les âmes avancées sont encore sujettes à beaucoup d'imperfections, et sentent renaître en elles, sous une forme atténuée, les sept péchés capitaux (n° 1264). C'est pour les purifier et les préparer à un plus haut degré de contemplation, que Dieu leur envoie différentes épreuves, qui sont appelées passives, parce que c'est Dieu lui-même qui les produit et que l'âme n'a qu'à les accepter patiemment.
Nul n'a mieux décrit ces épreuves que S. Jean de la Croix, dans la Nuit obscure ; il les appelle nuit, parce que l'action divine, liant dans une certaine mesure les facultés sensibles pour les soumettre à lesprit, et empêchant l'esprit de raisonner, ce dernier se trouve dans une sorte de nuit : d'un côté il ne peut plus discourir comme autrefois, et de l'autre la lumière de la contemplation qu'il reçoit est si faible et si crucifiante quil se croit plongé dans une nuit obscure. Le Saint distingue deux nuits : la première est destinée surtout à nous détacher de tout le sensible, et sappelle la nuit des sens, la seconde nous détache des consolations spirituelles et de tout amour propre.
1421. Ici nous ne parlons que de la première nuit : « Dieu, dit S. Jean de la Croix, introduit d'abord l'âme dans la nuit sensitive, afin de purifier le sens ou partie inférieure, pour l'accommoder, l'assujettir et l'unir à l'esprit, et cela en l'obscurcissant, en lui interdisant son habitude de discourir » (Nuit, l. I, ch. IX). C'est un état d'âme complexe, et un mélange déconcertant d'obscurité et de lumière, de, sécheresse et d'amour intense de Dieu à létat latent, d'impuissance réelle et de sourde énergie qu'il est difficile d'analyser sans tomber dans d'apparentes contradictions. Il faut lire S. Jean de la Croix lui-même à l'aide du fil conducteur que nous allons essayer de donner. Pour cela, nous exposerons : 1° les éléments constitutifs de cette nuit spirituelle ; 2° les épreuves accessoires qui l'accompagnent ; 3° ses avantages.
1° Les éléments constitutifs de cette épreuve
1422. A) Le premier et le plus essentiel est la contemplation infuse, que Dieu commence à communiquer à l'âme, mais d'une façon secrète, obscure, dont l'âme n'a pas conscience, et qui produit une impression douloureuse et angoissante. « C'est, dit notre Saint, un commencement d'obscure et sèche contemplation, qui demeure cachée et secrète à celui-là même qui en jouit ... elle pousse l'âme au désir de l'isolement et de la quiétude, de façon que la pensée ne s'applique plus à aucun objet particulier et n'en éprouve plus l'envie » (Nuit, l. I, ch. IX). Pour faire comprendre cet état, le Saint emploie plus loin (Nuit, l. II, ch. X.) une comparaison qu'il est utile d'avoir sous les yeux dès maintenant : Quand on plonge un morceau de bois humide dans un foyer, le feu commence par le dessécher en lui faisant pleurer sa sève. Après cela il le noircit, l'obscurcit, lui fait répandre une mauvaise odeur, le dessèche peu à peu, commence à l'enflammer et le transforme en feu, aussi brillant que le feu lui-même : devenu chaud, il réchauffe ; lumineux, il éclaire. Or quelque chose d'analogue se passe quand l'âme, encore pleine d'imperfections, est jetée dans le feu divin de la contemplation ; celle-ci, avant de transformer l'âme, en extrait les vilenies, la rend noire, obscure à ses propres yeux, si bien qu'elle paraît pire qu'auparavant ; elle ignorait en effet ses misères : la contemplation les lui fait voir si clairement qu'en découvrant ce qu'elle ignorait, il lui paraît que son indignité excite l'horreur divine, bien qu'en fait elle ne soit pas en soi ni devant Dieu plus mauvaise qu'auparavant .
1423. B) Cette contemplation latente produit dans l'âme une grande aridité, non seulement dans les facultés sensibles qui sont privées de consolation, mais aussi dans les facultés supérieures qui ne peuvent plus méditer d'une façon discursive comme auparavant. C'est là une situation douloureuse : habitués à la lumière, ils se trouvent plongés dans l'obscurité ; eux qui savaient discourir et faire jaillir de leur cur de nombreuses affections, ont perdu cette facilité, et l'oraison leur devient très pénible. Il en est de même de la pratique des vertus : les efforts qu'ils faisaient joyeusement pour devenir vertueux leur coûtent et les effraient.
1424. Mais il importe de distinguer cette sécheresse purificatrice de la sécheresse causée par la négligence et la tiédeur. S. Jean de la Croix nous donne trois signes pour faire cette distinction : 1) On ne trouve pas plus de goût dans les créatures qu'en Dieu ; on en trouve même moins, tandis que les tièdes, qui n'ont pas de goût pour les choses divines, en ont pour les plaisirs de la terre. Il se peut cependant, ajoute le Saint, que ce dégoût général provienne d'une indisposition ou tristesse naturelle ; il est donc nécessaire qu'à ce premier signe s'adjoigne le second. 2) On garde habituellement le souvenir de Dieu, accompagné d'anxiété, de sollicitude, de malaise : on craint de ne pas le servir assez bien, d'aller même à reculons à cause du manque de saveur dans les choses divines ; dans la tiédeur au contraire on n'a aucune sollicitude intérieure pour les choses divines ; de même quand la sécheresse vient de la faiblesse physique, tout se traduit en dégoût naturel, et on ne voit aucune trace de ce désir de servir Dieu qui caractérise la sécheresse purificatrice, et que la contemplation obscure met dans l'âme. 3) Enfin on est dans l'incapacité de méditer d'une façon discursive, si bien que, si on veut le faire, leffort reste stérile. « La raison en est que Dieu commence alors a se communiquer, non plus par le sens comme avant, au moyen du raisonnement qui évoquait et classait les connaissances, mais au moyen du pur esprit qui ignore l'enchaînement discursif, et où Dieu se communique en acte de simple contemplation » (Nuit, l. I, ch. X). Il remarque cependant que cette incapacité n'est pas toujours régulière, et que parfois on peut revenir à la méditation ordinaire. Notons aussi que cette impuissance n'existe généralement que pour les choses spirituelles : on peut s'occuper activement de ses étude ou de ses affaires.
1425. C) A cette aridité se joint un besoin douloureux et persistant d'une union plus intime avec Dieu. C'est tout d'abord un désir non senti, mais qui se développe peu à peu et inspire une affection grandissante et plus vive, sans que l'âme comprenne ni d'où ni comment cela lui est venu ; elle ne se rend compte que d'une chose, c'est que cette flamme, cette ardeur augmentent parfois au point qu'elle aspire à Dieu avec des angoisses d'amour... Or c'est par cette sollicitude et ce souci que la secrète contemplation entre dans l'âme, et, avec le temps, lorsqu'elle a purifié partiellement le sens, c'est-à-dire la partie sensitive des forces et des affections naturelles par les sécheresses qu'elle lui applique, l'Amour divin commence à enflammer l'esprit. Avant cette heure, l'âme est un malade soumis à un traitement ; la nuit obscure n'est pour elle que souffrance et sèche purification de l'appétit » (Nuit, l. I, ch. XI). L'âme est donc orientée vers Dieu et ne veut plus des créatures ; mais cette orientation est encore vague et confuse, c'est comme la nostalgie de Dieu absent : elle veut s'unir à lui, le posséder. Si elle n'a pas eu encore l'expérience de la quiétude suave, c'est un attrait confus, un besoin sourd,un malaise indéfinissable ; si elle a déjà goûté l'union mystique, c'est un désir précis de revenir à cette union (Dom Lehodey, Les voies de loraison, p. 260).
2° Les épreuves qui accompagnent cette première nuit
1426. Généralement les auteurs spirituels en font une description effrayante, parce qu'ils décrivent ce qui sest passé dans l'âme des Saints, qui, étant appelés à une haute contemplation, ont eu à porter une croix très lourde. Mais d'autres, appelés à un degré moins élevé, sont moins éprouvés ; il est bon de le savoir, afin de rassurer les âmes craintives que la peur de la croix pourrait empêcher d'entrer dans cette voie. Qu'on se souvienne donc que Dieu proportionne les grâces à la grandeur des épreuves.
A) Outre cette aridité persistante dont nous avons parlé, l'âme souffre aussi de terribles tentations : 1) contre la foi : ne sentant rien, elle s'imagine qu'elle ne croit rien ; 2) contre l'espérance : privée de consolations, elle se croit abandonnée, tentée d'ennui et de découragement ; 3) contre la chasteté : « alors se manifeste l'ange de Satan ou lesprit de fornication, pour tourmenter par de fortes et abominables tentations, suggérant des pensées honteuses, inquiétant l'imagination par des représentations très vives, ce qui est, pour ceux qui en sont l'objet, une douleur pire que la mort » (Nuit, l. I, ch. XIV) ; 4) contre la patience : au milieu de tous ces ennuis, on est enclin à murmurer contre les autres ou contre soi-même ; et des pensées de blasphème se présentent à l'imagination d'une façon si vive que la langue paraît en prononcer les mots ; 5) contre la paix de l'âme : obsédés de mille scrupules et perplexités, ils s'embrouillent tellement dans leurs idées qu'ils ne peuvent suivre un conseil ni céder à un raisonnement ; et c'est là une des peines les plus vives.
1427. B) Elle est éprouvée aussi du côté des hommes : 1) parfois des mécréants, qui les abreuvent de toutes sortes de persécutions : « Et omnes qui pie volunt vivere in Christo Jesu, persecutionem patientur » (II Tim., III, 12), mais aussi de la part des supérieurs, des amis, qui, ne comprenant pas cet état, sont mal impressionnés par nos insuccès, nos aridités persistantes ; 3) parfois même de la part du directeur, qui tantôt confond cet état avec la tiédeur et tantôt est impuissant à consoler une telle détresse. C) Des maux extérieurs viennent quelquefois augmenter ces souffrances intimes : 1) on est victime de maladies étranges qui déconcertent les médecins ; 2) on ne réussit plus comme auparavant, à cause de l'impuissance dans laquelle on se trouve, ou parce qu'on est absorbé dans ses peines intérieures : on se sent comme hébété, au point que les autres s'en aperçoivent ; 3) on subit quelquefois des pertes temporelles qui mettent dans une situation précaire. En un mot il semble que le ciel et la terre soient conjurés contre ces pauvres âmes. Dans beaucoup de cas, ces épreuves peuvent être naturelles ou ne pas sortir du cadre de celles que Dieu envoie aux âmes ferventes pour les perfectionner. Mais, dans d'autres, elles sont vraiment mystiques : on les reconnaît à leur soudaineté, à leur acuité, et aux heureux effets qu'elles produisent dans l'âme.
3° Avantages de cette purification
C'est déjà un immense avantage que d'être introduit dans la contemplation passive, même obscure et douloureuse. Mais il y en a d'autres que S. Jean de la Croix appelle accessoires.
1428. 1°) La connaissance expérimentale de soi-même et de ses misères : « Cette vertu lui fait comprendre que, de soi, elle ne fait rien et ne peut rien faire ; par là elle ne s'estime plus en rien, et ne trouve en soi aucune satisfaction. Alors Dieu l'estime davantage... Il naît de là une façon de traiter avec Dieu plus respectueuse et plus circonspecte, et qui convient toujours quand on est en rapport avec le Très-Haut. Le charme que la satisfaction ressentie donnait à l'appétit attachait à Dieu, outrepassait un peu en hardiesse ce qu'elle pouvait se permettre, manquait d'égards et de retenue. » (Nuit, l. I, ch. XII). Ainsi la vertu de religion y gagne.
1429. 2° La connaissance de Dieu devient plus pure et plus vraie, et son amour plus dégagé des goûts sensibles. L'âme ne recherche plus les consolations : elle veut plaire à Dieu uniquement : « Plus de présomption ni de satisfaction de soi comme au temps de sa prospérité ; ce qui domine, c'est plutôt la défiance, la peur de se contenter, et de là dérive la crainte de Dieu qui conserve et augmente les vertus » (ch. XII).
1430. 3° Par là on se guérit des péchés capitaux sous leur forme raffinée (n° 1263). a) Ainsi on pratique l'humilité non seulement par rapport à Dieu, mais encore par rapport aù prochain : « L'âme en effet, se voyant aride et misérable, ne pense plus, même par premier mouvement, qu'elle est plus parfaite que les autres... bien au contraire elle s'incline devant eux. De là naît l'amour du prochain : en l'estimant elle oublie le temps où, pleine d'elle-même, elle n'accordait rien à autrui. Sa misère seule l'occupe et elle est tellement présente à ses yeux que celle d'autrui ne la frappe plus » (ch. XII). b) On pratique aussi la sobriété spirituelle ; comme l'âme ne peut plus se nourrir de consolations sensibles, elle s'en détache peu à peu, comme aussi de tous les biens créés, pour ne plus s'occuper que des biens éternels ; c'est le commencement de la paix spirituelle ; car les consolations et attaches aux créatures troublaient son cur. Et dans cette paix, on cultive la force, la patience, la longanimité, en persévérant dans des exercices qui n'offrent ni consolation ni attrait. c) Quant aux vices spirituels, comme l'envie, la colère, la paresse, l'âme s'en débarrasse et acquiert les vertus opposées : devenue souple et humble sous l'action des aridités et des tentations, elle s'irrite moins facilement contre le prochain et contre elle-même ; la charité succède à l'envie, parce que l'humilité lui fait admirer les qualités des autres ; et plus elle voit ses defauts, plus elle sent la nécessité du travail et de leffort pour s'en corriger.
1431. 4° Enfin Dieu mêle à ces aridités quelques consolations spirituelles ; quand l'âme y pense le moins, il lui communique des lumières intellectuelles très vives et un amour très pur ; ces faveurs sont bien supérieures à tout ce qu'elle avait éprouvé auparavant, et plus sanctifiantes, bien qu'au début l'âme n'en juge pas ainsi, cette influence demeurant secrète.
En résumé, ces sécheresses font marcher l'âme avec pureté dans l'amour de Dieu : elle n'agit plus sous l'influence des consolations, elle veut plaire à Dieu uniquement. Plus de présomption ni de vaine complaisance comme au temps de la ferveur sensible ; plus de mouvements empressés ni d'élans naturels trop vifs ; c'est déjà la paix spirituelle qui commence à régner dans le cur (Nuit, l. II, ch. XIII).
Conclusion : conduite à tenir pendant cette épreuve
1432. Le directeur des âmes qui passent par cette épreuve doit se montrer plein de bonté et de dévouement à leur égard, les éclairer et les consoler, en leur disant nettement que c'est une épreuve purificatrice, qu'ils en sortiront meilleurs, plus purs, plus humbles, plus affermis dans la vertu, plus agréables à Dieu. a) La disposition principale qu'il doit inculquer, c'est le saint abandon : il faut baiser la main qui nous frappe en reconnaissant que nous avons bien mérité ces épreuves ; s'unir à Jésus en son agonie, et redire humblement sa prière : « Mon Père, s'il est possible, que ce calice passe loin de moi ! Cependant, non pas comme je veux, mais comme vous voulez : Pater mi, si possibile est, transeat a me calix iste, verumtamen non sicut ego volo, sed sicut tu » (Matth., XXVI, 39). b) En outre il faut, malgré la sécheresse, persévérer dans loraison, en union avec Notre Seigneur, qui malgré son agonie, continuait de prier : « factus in agonia prolixius orabat » (Luc, XXII, 43). Qu'on se rappelle la parole de Ste Thérèse : « Quelques fautes que vienne à commettre celui qui a entrepris de s'adonner à l'oraison, qu'il se garde bien de l'abandonner : avec elle il aura les moyens de se corriger ; sans elle, ce sera beaucoup plus difficile. Qu'il repousse la tentation dont j'ai été assaillie moi-même, de renoncer à l'oraison sous prétexte d'humilité. » (Vie, ch. VIII, p. 120) ; et nous pour- rions ajouter, sous prétexte d'inutilité.
1433. c) Mais il ne faut pas vouloir revenir à la méditation discursive, quand on a constaté son impuissance à le faire ; il faut laisser lâme en repos, même quand il semble quon ne fait rien, et se contenter d'un regard affectueux et tranquille sur Dieu. Quand un peintre fait le portrait d'une personne, celle-ci ne doit point remuer constamment la tête ; autrement l'artiste ne pourrait achever son travail ; de même quand Dieu veut peindre son portrait dans notre âme et suspend l'activité de nos puissances, nous n'avons qu'à nous tenir en paix, et par cette paix, l'esprit d'amour s'allume et brûle de plus en plus en nous (Nuit, l. I, X). Cet état de repos n'est pas le désuvrement ; c'est une occupation d'un genre différent, qui exclut la paresse et la torpeur : il faut donc écarter les distractions. Et si, pour le faire, il faut revenir aux considérations, qu'on ne craigne pas de le faire, aussitôt que la chose devient possible sans un violent effort.
1434. d) Quant aux vertus, il est évident qu'il faut continuer de les cultiver, celles en particulier qui correspondent à cet état : humilité, renoncement, patience, charité à l'égard du prochain, amour de Dieu par une douce conformité à sa sainte volonté ; prière confiante, le tout par une sorte de saint abandon entre les mains de Dieu. Si on le fait courageusement, cet état sera une vraie mine d'or quon exploitera pour le plus grand bien de l'âme. e) La durée de l'épreuve varie avec les desseins de Dieu, le degré d'union auquel il destine l'âme et le plus ou moins d'imperfections, qu'il reste à purifier ; elle peut se prolonger de deux à quinze ans, nous disent les auteurs spirituels . Mais il y a des intervalles de répit, pendant lesquels l'âme respire, jouit de Dieu, et reprend des forces pour de nouveaux combats. Donc patience, confiance et saint abandon, voilà en résumé ce que le directeur conseillera à ces âmes éprouvées.
II. De la quiétude suave
1435. Pour cet état et les suivants, nous utiliserons surtout les uvres de Ste Thérèse, qui a décrit ces oraisons avec une sûreté de coup d'il et une précision incomparables. Elle donne à cette oraison divers noms : c'est la quatrième demeure du Château , ou l'oraison des goûts divins, parçe que c'est la première où l'on constate la présence de Dieu par un certain goût spirituel ; dans sa Vie (ch. XIV), elle l'appelle l'oraison de quiétude et elle l'explique par la deuxième manière d'arroser. D'autres la nomment l'oraison de silence, précisément parce que l'âme cesse de discourir. Cette oraison a comme trois phases distinctes : 1° le recueillement passif qui la prépare ; 2° la quiétude proprement dite ; 3° le sommeil des puissances qui la complète et prépare l'union pleine des facultés.
1° Le recueillement passif
1436. A) Nature. Ce recueillement est ainsi appelé pour le distinguer du recueillement actif qui s'acquiert par nos propres efforts aidés de la grâce (n° 1317) ; le recueillement passif ne s'obtient pas en effet « par le travail de lentendement, en sefforçant de penser à Dieu au dedans de soi-même, ni par celui de l'imagination en se le représentant en soi » (Château, 4e Dem., ch. 3, p. 116) ; mais par l'action directe de la grâce divine sur nos facultés. C'est pour cela que Ste Thérèse l'appelle la première oraison surnaturelle qu'elle ait expérimentée : « L'oraison dont je parle est un recueillement intérieur qui se fait sentir à l'âme, et durant lequel on dirait qu'elle a en elle-même d'autres sens, analogues aux extérieurs. Elle semble vouloir se séparer de l'agitation des sens extérieurs ; parfois même elles les entraîne après elle. Elle sent le besoin de fermer les yeux du corps, de ne rien entendre, de ne rien voir, de vaquer uniquement à ce qui l'occupe alors tout entière : je veux dire, à cet entretien seul à seul avec Dieu. Dans cet état, les sens et les puissances ne sont pas suspendus ; ils restent libres, mais pour s'appliquer à Dieu » (uvres, t. II, p. 295).
Ailleurs elle l'explique par une gracieuse comparaison ; nos facultés étaient sorties du château pour aller vivre avec des étrangers, puis, reconnaissant leur faute, s'étaient rapprochées du château, sans toutefois y pénétrer. Le grand Roi qui habite le centre du château, veut bien, dans sa grande miséricorde, les rappeler à lui : « Comme un bon pasteur, il leur fait entendre sa voix, et, par un appel si doux qu'elles le saisissent à peine, il les invite à laisser là leurs égarements et à revenir à leur ancienne demeure. Cet appel du berger a sur elles tant d'empire, qu'abandonnant les choses extérieures qui les captivaient, elles rentrent dans le château. Il me semble n'avoir jamais si bien expliqué ceci qu'à présent » (Château, 4e Dem., ch. 3, p. 115). S. François de Sales nous donne une autre comparaison, non moins expressive : « Et comme qui mettrait un morceau d'aimant entre plusieurs aiguilles, verrait que soudain toutes les pointes se retourneraient du côté de leur aimant bien-aimé, et se viendraient attacher à lui, ainsi lorsque Notre Seigneur fait sentir au milieu de notre âme sa très délicieuse présence, toutes nos facultés retournent leurs pointes de ce côté-là pour se venir joindre à cette incomparable douceur » (Am. de Dieu, l. VI, ch. 7).
On peut donc définir ce recueillement passif : une douce et affectueuse absorption de l'intelligence et de la volonté en Dieu, produite par une grâce spéciale du Saint Esprit.
1437. B) Conduite à tenir. Cette faveur est généralement le prélude de l'oraison de quiétude, mais peut cependant n'être que transitoire, comme il arrive en certaines occasions où l'on est plus fervent, par exemple au moment d'une prise d'habit, des vux, d'une ordination. De là deux conclusions pratiques : a) Si Dieu nous plonge dans ce recueillement, empêchons doucement l'entendement de discourir, mais sans faire effort pour suspendre l'entendement : « Sans nulle violence, sans bruit, qu'elle tâche d'empêcher l'entendement de discourir, mais quelle n'essaie point de le suspendre, non plus que l'imagination ; car il est bon de considérer que l'on est en présence de Dieu et de réfléchir à ce qu'il est. Que si l'entendement se trouve absorbé par ce qu'il éprouve en lui-même, fort bien ; mais qu'il ne cherche pas à comprendre ce dont il jouit, parce que c'est à la volonté que le don s'adresse. Ainsi qu'il la laisse à sa jouissance, sans y mêler ses propres industries, se bornant à lui suggérer quelques paroles d'amour » (Château, p. 120).
b) Mais si Dieu ne nous parle pas au cur, « si nous n'avons aucune marque que ce divin Roi nous ait entendus ou regardés, gardons-nous de rester là comme des stupides », dit Ste Thérèse (p. 118-119). Car lorsque l'âme fait effort pour enchaîner sa pensée, elle tombe dans une plus grande sécheresse qu'auparavant, et la violence même qu'elle s'impose pour ne penser à rien, rend son imagination plus inquiète. Dailleurs nous ne devons songer qu'à la gloire de Dieu, non aux consolations ou aux goûts personnels. Quand Sa Majesté veut que l'entendement cesse d'agir, elle l'occupe d'une autre manière, et l'instruit mieux que ne le ferait notre activité. Mais, en dehors de là, nos puissances sont faites pour agir.
2° La quiétude proprement dite
Exposons sa nature, son origine et ses progrès, ses formes diverses, et la conduite qu'il y faut tenir.
1438. A) Nature. Dans cette oraison la partie supérieure de l'âme, intelligence et volonté, est saisie par Dieu qui lui fait goûter un repos très suave et une joie très vive de sa présence ; mais l'entendement, ou pouvoir de raisonner, la mémoire et l'imagination demeurent libres, et sont parfois une source de distractions. a) Voici comment Ste Thérèse explique le caractère surnaturel de cette oraison, et la façon dont la volonté est saisie par Dieu : « C'est quelque chose de surnaturel et que nous ne pouvons nous procurer par nos propres efforts
Ici en effet l'âme se plonge dans la paix, ou, pour mieux dire, le Seigneur l'y plonge par sa présence ainsi qu'il en usa envers le juste Siméon. Alors toutes les puissances sapaisent, et lâme comprend par un mode de compréhension très différent de celui qui nous vient par les sens extérieurs qu'elle est tout près de Dieu, et que, pour un peu, elle en viendrait à être par l'union une même chose avec lui. Ce n'est pas qu'elle le voie des yeux du corps ni de ceux de l'âme... seulement elle se rend compte qu'elle se trouve dans le royaume, ou du moins près du Roi qui doit le lui donner, et elle est saisie d'un si grand respect qu'elle n'ose lui faire aucune demande... La volonté seule est ici prisonnière, et, si dans cet état, elle peut éprouver quelque peine, c'est de voir qu'elle recouvrera sa liberté
Rien ne l'afflige ni ne semble l'affliger. Enfin, durant tout ce temps, la jouissance et la suavité intérieure que l'on goûte enivrent et absorbent de telle sorte qu'on ne voit rien de plus à souhaiter, et de grand cur on dirait avec S. Pierre : Seigneur, faisons ici trois tentes » (Chemin de la perfection, ch. XXXI, p. 222-224). Comme la volonté seule est prisonnière, les deux autres puissances peuvent s'égarer, ajoute la Sainte : « La volonté doit n'y faire aucune attention, mais demeurer dans sa jouissance et son repos. Et en effet, si elle cherche à les ramener, elles s'égareront toutes les trois » (Vie, ch. XIV, p. 180). L'imagination surtout s'égare parfois et nous fatigue par son bruit assourdissant : c'est un vrai traquet de moulin : « laissons aller ce traquet de moulin, et occupons-nous de moudre notre farine, en faisant agir notre volonté et notre entendement » (Château, 4e Dem., ch. 1, p. 106).
1439. b) La joie spirituelle produite dans la quiétude est bien différente de celle qu'on goûte dans l'oraison active. C'est ce que Ste Thérèse explique en comparant les goûts divins produits par la contemplation avec les contentements ou consolations de l'oraison active. Il y a une double différence, venant de l'origine et des effets. 1) Les goûts divins viennent directement de l'action de Dieu, tandis que les contentements viennent de notre activité aidée de la grâce. Pour le faire comprendre, elle se sert de la comparaison des deux bassins : l'un est alimenté par un aqueduc qui amène les eaux de loin ; l'eau y entre avec bruit : c'est l'image des consolations qu'on goûte dans loraison active ; l'autre est alimenté par une source qui jaillit de notre fond et se remplit sans aucun bruit : image de la contemplation, où l'eau de la consolation « coule de notre fond le plus intime, avec une paix, une tranquillité, une suavité extrême » (Château, 4e Dem., ch. II, p. 108-109).
2) Aussi les joies de la contemplation sont elles bien supérieures à celles de loraison active : « A peine cette eau céleste a-t-elle commencé à jaillir de sa source, qu'aussitôt lon dirait que tout notre intérieur se dilate et sélargit. Ce sont alors des biens spirituels qui ne se peuvent dire, et l'âme même est incapable de comprendre ce qu'elle reçoit en cet instant. Elle respire comme une excellente odeur. Pour me servir d'une comparaison, c'est comme si dans ce fond intérieur il y avait un brasero où l'on jetterait des parfums exquis » (p. 110). Mais la Sainte ajoute que c'est là une comparaison bien imparfaite. Dans sa Vie (ch. XIV et XV, p. 181-182), elle affirme que ces joies ressemblent à celles du ciel, et que l'âme perd le désir des choses de la terre : « elle voit jusqu'à l'évidence que le bonheur dont elle jouit n'est point d'ici-bas, qu'il n'y a ni richesses, ni puissances, ni honneurs, ni plaisirs qui puissent lui donner, l'espace même d'un clin d'il, ce contentement vrai, ce rassasiement si senti »
La cause principale de cette joie, c'est la présence sentie de Dieu : « Le Seigneur veut alors, dans sa munificence, faire comprendre à cette âme qu'il est tout près d'elle, si près qu'elle n'a plus besoin de lui envoyer de messagers. Elle peut lui parler elle-même et sans élever la voix, car, à cause de sa proximité, il la comprend au seul mouvement de ses lèvres. » Sans doute, ajoute-t-elle, Dieu est toujours avec nous ; mais il s'agit d'une présence spéciale : « Ce divin Monarque, notre Maître, veut que nous nous rendions compte qu'il nous entend, que nous éprouvions les effets de sa présence. Il lui plaît d'agir dans notre âme d'une manière spéciale, en la remplissant d'une très vive jouissance intérieure et extérieure ».
1440. c) Cette dilatation de l'âme produit des dispositions vertueuses excellentes ; en particulier : la crainte d'offenser Dieu, qui remplace la crainte de l'enfer, l'amour de la pénitence et des croix, l'humilité, le mépris des joies du monde : 1) « La crainte de l'enfer cesse de l'agiter. Tandis que celle d'offenser Dieu grandit en elle, la crainte servile disparaît, et l'âme sent une grande confiance de le posséder un jour. 2) Au lieu d'appréhender comme auparavant de ruiner sa santé en pratiquant la pénitence, elle croit tout possible avec le secours divin, et ses désirs de l'embrasser n'ont jamais été si grands. Autrefois elle redoutait les croix, maintenant elle les craint moins, parce que sa foi est plus vive ; elle sait que si elle les embrasse pour l'amour de Dieu, sa Majesté lui donnera grâce pour les supporter patiemment. Parfois même elle les appelle de ses vux, tant est vif son désir de faire quelque chose pour lui. 3) Connaissant mieux sa grandeur, elle a une plus basse opinion d'elle-même. 4) Comme elle a expérimenté les délices qui viennent de lui, les plaisirs du monde ne sont plus à ses yeux que fumier ; elle s'en éloigne peu à peu, et elle a, pour le faire, plus d'empire sur elle-même. Enfin elle avance dans toutes les vertus, et ses progrès seront continuels, si toutefois elle ne retourne pas en arrière et n'offense point Dieu ; car, autrement, pour élevée qu'elle puisse être, eût-elle même atteint les plus hauts sommets, tout lui échappe. » (Château, 4e Dem., ch. III, p. 122).
1441. Définition. De cette description on peut donc conclure que la quiétude est une oraison surnaturelle, incomplètement passive, qui se produit dans la partie supérieure de l'âme, et lui fait sentir et goûter Dieu présent près d'elle. C'est une oraison surnaturelle, c'est-à-dire infuse, et en cela nous nous séparons de quelques Carmes qui, la considérant comme une oraison de transition, pensent qu'elle peut être acquise comme l'oraison de simplicité. Mais avec eux nous disons qu'elle n'est qu'incomplètement passive, puisque seule la volonté (avec l'intelligence) est captive, et que l'entendement et l'imagination demeurent libres de divaguer. Quant aux goûts divins et aux vertus qui en sont le fruit, nous les avons suffisamment expliqués, n° 1439.
1442. B) Origine et progrès de la quiétude. a) En général la quiétude est accordée aux âmes qui se sont déjà exercées à la méditation pendant un temps notable, et qui ont passé par la nuit des sens. Cependant elle précède parfois cette dernière, surtout chez les enfants ou les âmes innocentes qui n'ont pas besoin de purification spéciale. b) Au début, elle n'est donnée que de temps en temps, d'une façon assez faible, et inconsciente ; elle dure peu, par exemple, dit Ste Thérèse, l'espace d'un Ave Maria . Puis elle devient plus fréquente et se prolonge davantage, jusqu'à une demi-heure. Mais, comme elle ne vient pas toujours subitement et ne disparaît pas non plus tout d'un coup, elle peut, avec son aube et son crépuscule, atteindre une heure ou même davantage. De plus, quand elle est agissante (n° 1445) et accompagnée d'ivresse spirituelle, elle peut se prolonger un ou deux jours, sans empêcher du reste de vaquer aux occupations ordinaires. c) La quiétude savoureuse peut alterner avec la quiétude aride, tant que la purification de l'âme n'est pas terminée. d) Le moment arrive où la quiétude devient habituelle : on y entre alors généralement dès qu'on se met en prière ; parfois même on est saisi à l'improviste jusque dans les occupations les plus vulgaires. De même elle tend à devenir plus forte et plus consciente, et, si lâme correspond à la grâce, elle aboutit à l'union pleine et à l'extase. Mais, si elle est infidèle, elle peut déchoir et retomber dans l'oraison discursive, ou même perdre la grâce.
1443. C) Formes ou variétés de la quiétude. On en distingue trois principales : la quiétude silencieuse, priante et agissante. a) Dans la quiétude silencieuse, l'âme contemple Dieu dans un silence plein d'amour, l'admiration étouffant pour ainsi dire toute parole ; la volonté, plongée en Dieu, enflammée d'amour pour lui, se repose délicieusement en lui dans une union calme, tranquille, savoureuse. Comme une mère qui couve son enfant des yeux, l'âme contemple et aime son Dieu. Elle « ressemble alors, dit Ste Thérèse, à un petit enfant à la mamelle, attaché au sein de sa mère, qui, dans sa tendresse, lui fait couler le lait dans la bouche sans qu'il ait à remuer les lèvres » (Chemin de la perfection, ch. XXXI, p. 228). De même ici la volonté est à son amour, sans effort de l'entendement.
1444. b) Parfois Pâme, ne pouvant plus contenir son amour, s'épanche en une ardente prière : c'est la quiétude priante : tantôt elle se répand en doux colloques ; tantôt elle s'abandonne aux effusions de sa tendresse et invite toutes les créatures à louer Dieu : « elle dit mille saintes folies, qui vont droit au Cur de Celui qui la met ainsi hors d'elle-même » (Vie, ch. XVI, p. 204). Ste Thérèse composait alors des strophes pour dépeindre son amour et son tourment. Parfois aussi Dieu répond à ces élans d'amour par des caresses affectueuses, qui produisent une sorte d'ivresse spirituelle, qui, selon S. François de Sales, nous aliène non du sens spirituel, mais des sens corporels, qui ne nous hébète ni abêtit pas, mais nous angélise
et divinise... qui nous met hors de nous, pour nous élever au-dessus de nous » (Amour de Dieu, l. VI, ch. 6).
1445. c) Il est des cas où la quiétude devient agissante. Lorsque, nous dit Ste Thérèse, la quiétude est profonde et de longue durée, comme la volonté seule est enchaînée, les autres facultés demeurent libres de s'occuper du service de Dieu et le font avec beaucoup plus d'activité : alors, tout en s'occupant d'uvres extérieures, lâme ne cesse d'aimer Dieu ardemment : c'est lunion de Marthe et de Marie, de l'action et de la contemplation.
3° Le sommeil des puissances
1446. Cette troisième phase de la quiétude est une forme plus élevée et qui prépare l'union pleine des facultés intérieures. SteThérèse la décrit au ch. XVII de sa Vie : « Voici ce qui se produit fréquemment dans l'union qui m'occupe... Dieu s'empare de la volonté et même, je crois, de l'entendement. Celui-ci, en effet, cesse de discourir, étant tout occupé à jouir de Dieu : on dirait une personne qui regarde et voit tant de choses, qu'elle ne sait de quel côté porter ses yeux... Quant à la mémoire, elle reste libre, en compagnie de l'imagination, je pense. Cette puissance se trouvant seule, quels combats elle livre, grand Dieu ! et quels efforts elle fait pour tout mettre sens dessus dessous ! Pour moi, j'en suis excédée et je l'ai en horreur. Souvent, je supplie le Seigneur de me l'ôter... Semblable à ces petits papillons de nuit, importuns et inquiets, elle voltige de tous côtés. La comparaison me paraît d'une exactitude parfaite ; car si ces insectes sont incapables de faire le moindre mal, ils n'en sont pas moins bien fatigants à voir »... Quant au moyen de triompher de ces égarements, elle n'en signale qu'un : « ne pas faire plus de cas de la mémoire que d'une folle et l'abandonner à son thème, Dieu seul pouvant len détacher ». Comme on le voit, c'est donc une oraison de quiétude, où l'entendement lui-même est saisi par Dieu, mais où l'imagination continue de divaguer. C'est une préparation à l'union pleine.
Conduite à tenir dans loraison de quiétude
1447. La disposition générale qu'on doit cultiver en cet état est celle d'un humble abandon entre les mains de Dieu dans toutes les phases de cette oraison, depuis le début jusqu'à son achèvement. a.) Il ne faut donc pas faire d'effort pour se mettre soi-même en cet état, en essayant de suspendre ses puissances et jusqu'à sa respiration : ce serait peine perdue, puisque Dieu seul peut nous donner la contemplation. b) Aussitôt qu'on ressent l'action divine, il faut s'y adapter aussi parfaitement que possible, cessant de discourir, et suivant docilement le mouvement de la grâce : 1) Si nous sommes appelés à un silence affectueux, regardons et aimons sans rien dire, ou tout au plus proférons de temps en temps quelques paroles de tendresse, pour rallumer la flamme de l'amour, sans faire de ces efforts violents qui pourraient l'éteindre. 2). Si nous sommes inclinés à faire des actes, si les affections jaillssent comme de source, prions doucement, sans bruit de paroles, mais avec un grand désir d'être exaucés. « Quelques menues pailles jetées avec humilité... feront mieux ici l'affaire qu'une grande quantité de bûches, et contribueront davantage à faire prendre le feu. Par bûches j'entends ces raisonnements qui nous paraissent si doctes, et qui, dans l'espace d'un Credo, auront étouffé l'étincelle » (Vie, ch. XV, p. 193-194). Il faut surtout, ajoute S. François de Sales (Amour de Dieu, l. VI, ch. 10), éviter les élans violents, indiscrets, qui fatiguent le cur et les nerfs ; et ces retours sur soi-même, qui font qu'on sinquiète pour savoir si la tranquillite dont on jouit est bien tranquille. 3) Si l'entendement et l'imagination divaguent, qu'on ne s'en inquiète pas, qu'on ne se mette pas à leur poursuite ; que la volonté « reste à jouir de la faveur qui lui est accordée, comme une sage abeille au fond de sa retraite. Si, au lieu d'entrer dans la ruche, les abeilles s'en allaient toutes à la recherche les unes des autres, comment se ferait le miel ? ».
§ II. Oraison d'union pleine
1448. Cette oraison, qui correspond à la cinquième demeure, s'appelle union simple ou union pleine des facultés intérieures, parce que l'âme est unie à Dieu non seulement par la volonté, mais encore par toutes les facultés intérieures ; elle est donc plus parfaite que l'oraison de quiétude. Nous allons décrire : 1° sa nature ; 2° ses effet.
I. Nature de l'oraison d'union
1449. 1° Ses caractères essentiels sont au nombre de deux : la suspension de toutes les puissances, et la certitude absolue que Dieu est présent dans l' âme. « Je reviens à la marque que j'ai dit être la véritable, dit Ste Thérèse : vous voyez cette âme que Dieu a privée d'intelligence pour mieux imprimer en elle la véritable sagesse ; elle ne voit, n'entend, ni ne comprend tout le temps que dure cette faveur, temps toujours bref et qui lui paraît beaucoup plus court qu'il ne l'est en réalité » (Château, 3e Dem., ch. I, p. 134 ; Vie, ch. XVIII). En d'autres termes, non seulement la volonté, mais l'intelligence, l'imagination et la mémoire sont suspendues dans leur exercice. La Sainte poursuit : « Dieu s'établit alors de telle sorte au plus intime de cette âme qu'en revenant à elle, il lui est impossible de douter quelle nait été en Dieu et que Dieu n'ait été en elle » . Cette vérité s'imprime si bien dans son esprit que des années se fussent-elles écoulées sans que Dieu lui ait renouvelé cette grâce, elle ne peut l'oublier ni douter qu'elle n'ait été en Dieu ».
1450. 2° De ces deux caractères en découlent trois autres : a) L'absence de distractions, puisque l'âme est tout entière absorbée en Dieu. b) L'absence de fatigue : le travail personnel est réduit à fort peu de chose ; il suffit, en effet, de s'abandonner au bon plaisir de Dieu ; la manne du ciel tombe dans son âme, et elle n'a qu'à la goûter. Aussi cette oraison, si longue soit-elle, ne nuit pas à la santé . c) Une abondance de joie extraordinaire : « Ici l'on ne sent plus rien, dit Ste Thérèse ; on ne fait que jouir, sans savoir ce dont on jouit. On voit qu'on jouit d'un bien qui renferme tous les biens, mais on ne comprend pas en quoi consiste ce bien. Tous les sens (intérieurs) sont tellement absorbés par cette jouissance que nul d'entre eux n'a la liberté de s'occuper d'autre chose »... (Vie, ch. XVIII, p. 218). Et elle ajoute qu'un seul moment de ces pures délices suffit à dédommager de toutes les peines d'ici-bas. Cette oraison se distingue donc de la quiétude qui ne saisit que la volonté, et où, après coup, on se demande encore parfois si l'âme a été unie à Dieu. On peut donc la définir : une union très intime de l'âme avec Dieu, accompagnée de la suspension de toutes les facultés intérieures et de la certitude de la présence de Dieu dans l' âme.
II. Effets de l'oraison d'union
1451. 1° L'effet principal est une merveilleuse transformation de l'âme, qui, selon Ste Thérèse, peut se comparer à la métamorphose du ver à soie. Ces petits vers se nourrissent de feuilles de mûrier, filent la soie, en forment de petites coques où ils s'enfermet et meurent : de chacune des coques s'échappe un gratieux papillon blanc. Ainsi notre âme, après s'être nourrie de lectures, de prières et de sacrements, se construit sa petite maison, tisse sa coque par le renoncement, meurt à elle-même et devient un gracieux papillon blanc (Château, 5e Dem., ch. II, p. 138-143). Image de la merveilleuse transformation qui, par l'oraison d'union, s'opère dans notre âme ! Cette âme, qui auparavant avait peur de la croix, se sent pleine de générosité et prête à faire pour Dieu les plus pénibles sacrifices. Et ici Ste Thérèse entre dans quelques détails ; elle décrit le zèle ardent qui presse l'âme de glorifier Dieu, de le faire connaître et aimer de toutes les créatures ; le détachement des créatures allant jusqu'au désir de sortir de ce monde où Dieu est tant offensé ; la soumission parfaite à la volonté de Dieu, qui n'offre pas plus de résistance à la grâce que la cire molle sur laquelle on imprime un cachet ; une grande charité à l'égard du prochain, qui se manifeste par les uvres, et fait que nous nous réjouissons des éloges décernés aux autres (ibid., p. 146-158).
1452. 2° Cette union est le prélude d'une autre, beaucoup plus parfaite : c'est comme la première entrevue avec le fiancé, bientôt suivie, si nous correspondons à la grâce, des fiançailles spirituelles, et enfin du mariage mystique. Mais il ne faut pas cesser, nous dit la Sainte, de progresser dans la voie du détachement et de l'amour. Tout arrêt serait suivi de relâchement et de recul (ibid., p. 159-166).
§ 111. L'union extatique (fiançailles spirituelles)
Cette union se présente sous deux formes : la forme suave et la forme douloureuse.
I. L'union extatique suave
1453. Le mot extase n'implique pas nécessairement le phénomène de la lévitation, dont nous parlerons au chapitre suivant, mais seulement la suspension des sens extérieurs qui caractérise cette union. Elle est donc plus complète que les deux unions précédentes, puisqu'elle contient, outre les éléments propres à celles-ci, la suspension des sens extérieurs, Nous allons en décrire : 1° la nature ; 2° les phases ou degrés ; 3° les effets.
1° Nature de lunion extatique
1454. Deux éléments constituent cette union : l'absorption de l'âme en Dieu et la suspension des sens... c'est parce que l'âme est complètement absorbée en Dieu que les sens extérieurs semblent rivés sur lui ou l'objet qu'il manifeste.
A) L'absorption en Dieu naît de deux causes principales, l'admiration et l'amour, comme l'explique fort bien S. François de Sales : a) « L'admiration se fait en nous par la rencontre d'une vérité nouvelle que nous ne connaissions pas ni n'attendions pas de connaître ; et si à la nouvelle vérité que nous rencontrons est jointe la beauté et bonté, l'admiration qui en pro- vient est grandement délicieuse... Quand donc il plaît à la divine bonté de donner à notre entendement quelque spéciale clarté, par le moyen de laquelle il vienne à contempler les mystères divins d'une contemplation extraordinaire et fort relevée, alors voyant plus de beauté en iceux qu'il n'avait pu s'imaginer, il entre en admiration. Or l'admiration des choses agréables attache et colle fortement l'esprit à la chose admirée : tant à raison de l'excellence de la beauté qu'elle lui découvre, qu'à raison de la nouveauté de cette excellence ; l'entendement ne se pouvant assez assouvir de voir ce qu'il n'a encore point vu et qui est si agréable à voir. » (Amour de Dieu, l. VII, ch. IV VI). b) A l'admiration se joint l'amour. « Or ce ravissement d'amour se fait sur la volonté de cette sorte : Dieu la touche par ces attraits de suavité, et lhors, comme une aiguille touchée par laimant se tourne et remue vers le pôle, s'oubliant de son insensible condition, ainsi la volonté atteinte de l'amour céleste s'élance et porte en Dieu, quittant toutes ses inclinations terrestres, entrant par ce moyen dans un ravissement non de connaissance, mais de jouissance, non dadmiration mais d'affection, non de science mais d'expérience, non de vue mais de goût et de savourement. » (Amour de Dieu, l. VII, ch. IV VI).
1455. c) Du reste l'admiration s'accroît par l'amour et l'amour par l'admiration : « L'entendement entre quelquefois en admiration voyant la sacrée délectation que la volonté a en son extase, comme la volonté reçoit souvent de la délectation appercevant l'entendement en admiration ; de sorte que ces deux facultés s'entre-communiquent leurs ravissements, le regard de la beauté nous la faisant aimer, et l'amour nous la faisant regarder ». Il n'est pas étonnant qu'une âme, livrée ainsi à l'admiration et à l'amour de Dieu, soit, pour ainsi dire, hors d'elle-même et ravie, emportée vers lui. Si celui qui se laisse entraîner par la passion de lamour humain en vient à tout quitter pour se donner à l'objet aimé, est-il donc étonnant que l'amour divin, imprimé dans notre âme par Dieu lui-même, nous absorbe tellement que nous en venions à tout oublier pour ne voir et n'aimer que lui ?
1456. B) La suspension des sens est le résultat de cette absorption en Dieu ; elle se fait progressivement et n'arrive pas au même degré chez tous. a) En ce qui concerne les sens extérieurs : 1) Cest d'abord l'insensibilité plus ou moins marquée et le ralentissement de la vie physique, de la respiration, par suite la diminution de la chaleur vitale : « On s'aperçoit, dit Ste Thérèse, que la chaleur naturelle se retire, et que le corps se refroidit progressivement, mais avec une suavité et un plaisir indicibles » (Vie, p. 249). 2) C'est ensuite une certaine immobilité qui fait que le corps conserve l'attitude où il a été surpris ; le regard demeure fixé sur un objet invisible. 3) Cet état, qui naturellement devrait affaiblir le corps, lui donne au contraire de nouvelles forces (Vie, ch. XVIII et XX). Sans doute au moment du réveil on sent une certaine lassitude, mais elle est suivie d'une recrudescence de vigueur. 4) Parfois la suspension des sens est complète ; mais parfois elle est incomplète et permet de dicter les révélations qu'on reçoit, comme on le voit dans la vie de Ste Catherine de Sienne. b) Les sens intérieurs sont suspendus encore plus parfaitement que dans l'union mystique dont nous avons déjà parlé.
1457. c) On se demande si la liberté est elle-même suspendue. On répond communément, avec S. Thomas, Suarez, Ste Thérèse, Alvarez de Paz, que la liberté demeure, et que par conséquent l'âme peut mériter dans l'extase : c'est librement en effet que l'âme reçoit les faveurs spirituelles qui lui sont alors données. d) Quant à la durée de l'extase, elle varie beau- coup : l'extase complète ne dure généralement que quelques instants, parfois une demi-heure ; mais, comme elle est précédée et suivie de moments où l'extase est incomplète, elle peut durer plusieurs jours, en tenant compte de toutes les alternatives par lesquelles elle passe. e) On sort de l'extase par voie de réveil spontané ou provoqué : 1) dans le premier cas, on éprouve une certaine angoisse, comme si on revenait d'un autre monde, et ce n'est que peu à peu que l'âme reprend son action sur le corps. 2) Dans le second cas, le réveil est provoqué par l'ordre ou rappel d'un supérieur : s'il est oral, il est toujours obéi ; s'il n'est que mental, il ne l'est pas toujours.
2° Les trois phases de lunion extatique
1458. Il y a trois phases principales dans l'extase : l'extase simple, le ravissement et le vol de l'esprit. a) L'extase simple est une sorte de défaillance qui se produit doucement, et cause à l'âme une blessure douloureuse et délicieuse en même temps : son Epoux lui fait sentir sa présence, mais pour un temps seulement ; or elle voudrait en jouir constamment, et souffre de cette privation. Toutefois cette jouissance est plus savoureuse que dans la quiétude. Ecoutons Ste Thérèse : « L'âme sent qu'elle vient de recevoir une délicieuse blessure. Comment, de qui la-t-elle reçue, elle ne s'en rend pas compte ; mais elle en comprend si bien le prix, qu'elle voudrait n'en jamais guérir. Elle se plaint à son Epoux par des paroles d'amour, et cela, même extérieurement. Elle ne peut s'en empêcher parce qu'il lui fait sentir sa présence, sans pourtant se manifester de manière à len laisser jouir. La peine qu'elle en éprouve est très vive, mais suave et pleine de douceur... elle goûte dans cette peine une joie tout autrement grande que dans la savoureuse absorption de loraison de quiétude, où il n'entre aucune souffrance.» (Château, 6e Dem., ch. II, p. 180). Il y a déjà dans cette phase des paroles surnaturelles et des révélations : nous en parlerons plus tard.
1459. b) Le ravissement s'empare de l'âme avec impétuosité et violence, si bien qu'on ne peut y résister. On dirait un aigle puissant vous emportant sur ses ailes : on ne sait où l'on va. Malgré le plaisir qu'on éprouve, la faiblesse naturelle cause, dans les commencements, un sentiment de frayeur. « Mais cette crainte est mêlée d'un ardent et nouvel armour pour Celui qui en témoigne un si tendre à un vermisseau qui n'est que pourriture » (Vie, ch. XX, p. 246). C'est dans le ravissement que se concluent les fiançailles spirituelles ; et c'est là une attention délicate de la part de Dieu ; car, si l'âme conservait l'usage de ses sens, elle perdrait peut-être la vie en se voyant si proche de cette suprême Majesté (Château, 6e Dem., ch. IV, p. 199). Le ravissement fini, la volonté demeure comme enivrée, et ne peut plus s'occuper que de Dieu ; dégoûtée des choses terrestres, elle a un désir insatiable de faire pénitence, si bien qu'elle se plaint quand elle ne souffre pas.
1460. c) Au ravissement succède le vol de l'esprit, qui est si impétueux qu'il semble séparer l'esprit du corps, et qu'on ne peut lui résister. « L'âme, dit Ste Thérèse, se croit transportée tout entière dans une autre région, fort différente de celle où nous vivons ; elle y voit une lumière nouvelle et bien d'autres choses, si dissemblables de celles d'ici-bas qu'elle n'eût jamais réussi à se les figurer, quand elle y eût employé sa vie entière. Parfois elle se trouve instruite en un instant de tant de choses à la fois, qu'eût-elle travaillé de longues années à les agencer à l'aide de l'imagination et de l'intelligence, elle n'aurait pu en produire la millième partie » (Ibid., ch. V, p. 214).
3° Effets principaux de lunion extatique
1461. A) L'effet qui résume tous les autres, c'est une grande sainteté de vie, allant jusqu'à l'héroïsme, tellement que si elle n'existe pas, l'extase est suspecte. C'est la remarque de S. François de Sales : « Quand donc on voit une personne qui en l'oraison a des ravissements..., et néanmoins n'a pas d'extase en sa vie, c'est-à-dire, ne fait point une vie relevée et attachée à Dieu, par abnégation des convoitises mondaines et mortification des volontés et inclinations naturelles, par une intérieure douceur, simplicité, humilité, et surtout par une continuelle charité, croyez, Théotime, que tous ces ravissements sont grandement douteux et périlleux ; ce sont ravissements propres à faire admirer les hommes, mais non pas à les sanctifier » (Am. De Dieu, l. VII, ch. VII).
1462. B) Quant aux vertus princtpales que l'union extatique produit, elles sont : I) Un détachement parfait des créatures : Dieu fait, pour ainsi dire, monter l'âme au sommet d'une forteresse, d'où elle découvre clairement le néant des choses d'ici-bas. Aussi désormais elle ne veut plus avoir de volonté propre, elle voudrait même renoncer à son libre arbitre, si c'était possible. 2) Une immense douleur des péchés commis : ce qui l'afflige, ce n'est pas la crainte de l'enfer, mais celle d'offenser Dieu. 3) Une vue fréquente et affectueuse de la sainte humanité de Notre Seigneur, de la T. Ste Vierge. Et combien est excellente cette compagnie de Jésus et de Marie ! Les visions imaginatives et intellectuelles qui se font alors plus nombreuses, achèvent de détacher l'âme et de la plonger dans l'humilité. 4) Enfin une patience admirable pour supporter vaillamment les nouvelles épreuves passives que le Bon Dieu lui envoie, ce qu'on appelle la purification d'amour. Embrasée du désir de voir Dieu, l'âme se sent comme transpercée d'une flèche de feu, et pousse de grands cris en se voyant séparée de Celui qu'elle aime uniquement. C'est un véritable martyre qui commence, martyre de l'âme et martyre du corps, qui est accompagné d'un désir ardent de mourir pour ne plus être jamais séparé du Bien-Aimé, martyre interrompu parfois de délices enivrantes ; c'est ce que nous comprendrons mieux quand nous aurons étudié la seconde nuit de S. Jean de la Croix, la nuit de l'esprit.
II. La nuit de l'esprit
1463. La première nuit avait purifié l'âme pour la préparer aux joies de la quiétude, de l'union et de l'extase ; mais, avant les joies plus pures encore et plus durables du mariage spirituel, il faut une purification plus profonde et plus radicale, qui se fait généralement au cours de l'union extatique. Nous allons en exposer : 1° la raison d'être ; 2° les rudes épreuves ; 3° les heureux effets.
1° Raison dêtre de la nuit de lesprit
1464. Pour être uni à Dieu d'une façon aussi intime et durable qu'on l'est dans l'union transformante ou mariage spirituel, il est nécessaire d'être débarrassé des dernières imperfections qui restent dans l'âme. Or, nous dit S. Jean de la Croix, ces imperfections sont de deux sortes : les unes habituelles et les autres actuelles.
A) Les premières consistent en deux choses : a) en des affections et habitudes imparfaites ; ce sont comme des racines demeurées dans lesprit, là où la purification du sens n'a pu pénétrer, par exemple des amitiés un peu trop vives ; il faut donc les déraciner ; b) en une certaine faiblesse de l'esprit, hebetudo mentis, qui rend sujet aux distractins et à lépanchement de lesprit vers le dehors ; or ces faiblesses sont incompatibles avec l'union parfaite.
B) Les imperfections actuelles, qui sont aussi de deux sortes : a) un certain orgueil, une vaine complaisance en soi-même, venant des consolations spirituelles abondantes qu'on reçoit ; ce sentiment conduit parfois à l'illusion et nous fait prendre de fausses visions et prophéties pour des réalités ; b) une hardiesse trop grande avec Dieu, qui nous fait perdre la crainte respectueuse, sauvegarde de toutes les vertus.
Il faut donc à la fois purifier et réformer ces tendances ; et c'est pour nous aider à le faire que Dieu nous envoie les épreuves de la seconde nuit.
2° Epreuves de la nuit de lesprit
1465. Pour purifier et réformer l'âme, Dieu laisse l'entendement dans les ténèbres, la volonté dans l'aridité, la mémoire sans souvenirs et les affections perdues dans la douleur et dans l'angoisse. C'est par la lumière de la contemplation infuse, dit S. Jean de la Croix, que Dieu produit cette purification, lumière vive en elle-même, mais obscure et douloureuse pour l'âme à cause de ses ignorances et de son impureté.
A) Souffrances de l'intelligence. a) La lumière de la contemplation étant vive et pure, offusque les yeux de notre intelligence trop faible et trop impure pour la supporter : de même que les yeux malades sont offusqués par une lumière vive et claire, ainsi notre âme encore maladive est torturée et comme paralysée par la lumière divine, si bien que la mort lui paraîtrait une délivrance. b) Cette douleur est intensifiée par la rencontre du divin et de l'humain dans la même âme : le divin, c'est-à-dire la contemplation purificatrice, l'envahit pour la renouveler, la perfectionner, la diviniser ; l'humain, c'est-à-dire l'âme elle-même avec ses défauts, éprouve l'impression d'un anéantissement, d'une mort spirituelle, par laquelle il faut passer pour parvenir à la résurrection. c) A cette douleur s'ajoute la vue intense de sa pauvreté et de sa misère : la partie sensitive de l'âme étant plongée dans la sécheresse, la partie intellectuelle dans les ténèbres, elle éprouve l'impression angoissante d'un homme sans appui, suspendu en l'air ; parfois même, elle voit l'enfer s'ouvrir pour l'engloutir à jamais. Ce sont là des expressions figurées sans doute, mais qui dépeignent l'effet de cette lumière qui montre, d'un côté, la grandeur et la sainteté de Dieu, et, de l'autre, le néant et les misères de l'homme.
1466. B) Les souffrances de la volonté sont non moins indicibles : a) l'âme se voit privée de tout bonheur et est persuadée que c'est pour toujours ; son confesseur même ne peut la consoler. b) Pour la soutenir dans cette épreuve, Dieu lui envoie des intervalles de soulagement, où elle goûte une paix suave dans l'amour et la familiarité divine. Mais ces moments sont suivis de retours offensifs, où elle s'imagine que Dieu ne l'aime pas, qu'elle est justement abandonnée par lui : c'est le supplice de la déréliction spirituelle. c) En cet état, il est impossible de prier ; si on le fait, c'est avec tant de sécheresse qu'il lui semble que Dieu ne l'écoute pas. Il y a des cas où elle ne peut même plus s'occuper de ses intérêts temporels, sa mémoire étant pleine de défaillances : c'est une ligature des puissances qui s'étend aux actions naturelles. Pour tout résumer en un mot : c'est une sorte d'enfer par la douleur qu'on éprouve, et de purgatoire par la purification qui en est le fruit.
3° Heureux effets de la purification de lesprit
1467. A) Ces effets sont ainsi résumés par S. Jean de la Croix : « Si elle obscurcit l'esprit, c'est pour lui communiquer des lumières sur toutes choses ; si elle l'humilie et le rend misérable, c'est pour l'exalter et l'affranchir ; si elle l'appauvrit et le prive de toute possession et affection naturelle, c'est pour le rendre capable de goûter divinement la douceur de tous les biens » (Nuit, l. II, ch. IX). Pour expliquer ces effets, le Saint emploie la comparaison d'un morceau de bois humide jeté dans un brasier, que nous avons déjà expliquée, n° 1422.
1468. B) Il les ramène ensuite à quatre points principaux : a) Un amour ardent pour Dieu : dès le début de cette nuit, elle l'avait dans la partie supérieure de l'âme, mais sans en a voir conscience ; le moment vient où Dieu lui en donne conscience, et alors elle est prête à tout oser, à tout faire pour lui plaire. b) Une lumière très vive : cette lumière ne lui montrait tout d'abord que ses misères, et était douloureuse ; mais, lorsque les imperfections ont été éliminées par la componction, elle montre les richesses que l'âme va conquérir, et devient ainsi très consolante. c) Un grand sentiment de sécurité ; car cette lumière la préservé de l'orgueil, le grand obstacle au salut ; elle lui montre que cest Dieu lui-même qui la conduit, et que la souffrance qu'il envoie est plus profitable que la jouissance ; enfin elle met dans la volonté la résolution ferme de ne rien faire qui puisse l'offenser, de ne rien négliger de ce qui contribue à sa gloire. d) Une force merveilleuse pour gravir les dix échelons de l'amour divin, que décrit S. Jean de la Croix avec complaisance (Nuit, l. II, ch. XIX-XXII) et qu'il faut méditer avec soin, pour avoir une idée des ascensions merveilleuses qui mènent à l'union transformante.
§ IV. L'union transformante ou mariage spirituel
1469. Après tant de purifications, l'âme arrive enfin à cette union calme et durable qu'on appelle union transformante et qui semble être le dernier terme de l'union mystique, la préparation immédiate à la vision béatifique. Nous allons en exposer : 1° la nature ; 2° les effets.
I. Nature de l'union transformante
Signalons : 1° ses princzpaux caractères ; 2° la description qu'en fait Ste Thérèse.
1470. 1° Ses principaux caractères sont l'intimité, la sérénité, l'indissolubilité.
A) L'intimité. C'est parce que cette union est plus intime que les autres qu'elle s'appelle mariage spirituel ; entre époux plus de secrets : c'est la fusion de deux vies en une seule. Or telle est l'union qui existe entre l'âme et Dieu ; Ste Thérèse l'explique par une comparaison : « On dirait l'eau du ciel qui tombe dans une rivière... et qui se confond tellement avec elle qu'on ne peut plus ni les diviser, ni distinguer quelle est l'eau de la rivière et quelle est l'eau du ciel » (Château, 7e Dem., ch. II,p. 287). B) La sérénité : en cet état, plus d'extases ni de ravissements, ou du moins fort peu ; c'étaient là des faiblesses, des défaillances qui ont disparu presque totalement, pour faire place à cet état d'âme paisible et calme dans lequel se trouvent deux époux assurés désormais de leur amour mutuel. C) L'indissolubilité : les autres unions n'étaient que transitoires ; celle-ci devient de sa nature permanente comme l'est le mariage chrétien.
1471. Est-ce que cette indissolubilité entraîne l'impeccabilité ? Il y a là-dessus une différence de vues entre S. Jean de la Croix et Ste Thérèse. Le premier pense que l'âme est alors confirmée en grâce : « A mon avis, l'âme ne peut jamais être mise en possession de cet état, sans se trouver en même temps confirmée en grâce
Elle n'a plus à redouter ni tentations, ni troubles, ni chagrins, et oublie toutes ses sollicitudes et ses soucis » (Cantique spirituel, str. XXII). Ste Thérèse est loin d'être aussi affirmative : « Toutes les fois que je dis que l'âme est en assurance, cela doit s'entendre : aussi longtemps que la divine Majesté la tiendra dans la main et qu'elle-même ne l'offensera pas. Je sais du moins, à n'en point douter, que la personne en question, bien qu'arrivée à cet état et y persévérant depuis des années, ne se croit pas en assurance » (Château, 7e Dem., ch. II, p. 290-291). Il nous semble que le langage de ste Thérèse est plus conforme à celui de la théologie, qui nous enseigne que la grâce de la persévérance finale ne peut se mériter ; pour être assuré de son salut, il faudrait donc une révélation spéciale portant non seulement sur létat de grâce présent, mais encore sur la persévérance en cet état jusqu'à la mort.
1472. 2° La description de Ste Thérèse contient deux apparitions, l'une de Notre Seigneur et lautre de la Sainte Trinité.
A) C'est Jésus qui introduit l'âme dans cette dernière demeure par une double vision : lune imaginaire, l'autre intellectuelle. a) Dans une vision imaginaire, qui eut lieu après la communion, il apparut à la Sainte « dans une splendeur, une beauté, une majesté admirables, tel qu'il était après sa résurrection » (Château, 7e Dem., ch. II, p. 284). « Il lui dit qu'il était temps qu'elle fît de ses intérêts à lui ses intérêts propres, et qu'Il prendrait soin de ce qui la concernait » ... « Désormais tu auras soin de mon honneur, non seulement parce que je suis ton Créateur, ton Roi et ton Dieu, mais encore parce que tu es ma véritable épouse. Mon honneur est le tien, et ton honneur est le mien » (Relation XXV, t. II des uvres, p. 246). b) Vient ensuite la vision intellectuelle : « Ce que Dieu communique alors à l'âme en un moment est un si grand secret, une faveur si sublime, et inonde l'âme de si excessives délices, que je ne sais à quoi les comparer. Je dirai seulement qu'en cet instant le Seigneur daigne lui manifester la béatitude du ciel, par un mode dont la sublimité dépasse celle de toutes les visions et de tous les goûts spirituels. Tout ce que l'on peut dire, c'est que l'âme ou plutôt l'esprit de l'âme, devient, selon qu'on en peut juger, une même chose avec Dieu » (Château, ibid., p. 286).
1473. B) Vision de la Sainte Trinité. Une fois qu'elle est introduite dans cette demeure, les trois personnes de la Très Sainte Trinité dans une vision intellectuelle se découvrent à elle par une certaine représentation de la vérité et au milieu d'un embrasement qui, semblable à une nuée resplendissante, vient droit à son esprit. Les trois divines Personnes se montrent distinctes, et, par une notion admirable qui lui est communiquée, l'âme connaît d'une certitude absolue que toutes trois ne sont qu'une même substance, une même puissance, une même science et un seul Dieu. « Ainsi, ce que nous croyons par la foi, l'âme, on peut le dire, le perçoit ici par la vue. Et cependant l'on ne voit rien, ni des yeux du corps, ni des yeux de l'âme, parce que ce n'est pas ici une vision imaginaire. Alors les personnes divines se communiquent toutes trois à l'âme, elles lui parlent et lui découvrent le sens de ce passage de l'Evangile où Notre Seigneur annonce qu'il viendra, avec le Père et l'Esprit Saint, habiter dans l'âme qui l'aime et garde ses commandements. O Dieu ! Quelle dijférence entre écouter ces paroles, les croire même, ou comprendre par la voie que je viens de dire à quel point elles sont vraies » . Cette âme est dans un étonnement qui grandit tous les jours, parce qu'il lui semble que depuis lors ces trois divines personnes ne l'ont jamais quittée ; elle voit clairement de la manière déjà mentionnée qu'elles résident dans son intérieur. Cest dans la partie la plus intime d'elle-même qu'elle sent cette divine compagnie, et comme dans un abîme très profond qu'elle ne saurait définir, faute de science » (Château, 6e Dem., ch. I, p. 279-281).
II. Effets de l'union transformante.
1474. Une union si intime et si profonde ne peut que produire de merveilleux effets de sanctification. Ils se résument en un mot : l'âme est tellement transformée qu'elle s'oublie elle-même pour ne plus songer quà Dieu et sa gloire. Doù :
1° Un saint abandon entre les mains de Dieu, si bien que l'âme est souverainement indifférente à tout ce qui n'est pas Dieu ; dans l'union extatique, elle désirait la mort pour s'unir à son Bien-Aimé ; maintenant elle est indifférente à la vie ou à la mort, pourvu que Dieu soit glorifié : « Sa seule préoccupation est de lui plaire toujours davantage, de trouver des occasions, des moyens de lui témoigner son amour. C'est là le but de l'oraison, et ce mariage spirituel est destiné à produire continuellement des uvres » (Château, l.c. p. 308).
1475. 2° Un immense désir de souffrir, mais sans inquiétude, en conformité parfaite à la volonté de Dieu : « S'il veut qu'elles souffrent, fort bien ; s'il ne le veut pas, elles ne s'en désolent plus. Sont-elles en butte à la persécution, elles en ressentent intérieurement la joie la plus vive et gardent une paix beaucoup plus profonde que dans les états précédents. Elles n'ont pas le moindre ressentiment contre ceux qui leur font du mal ou voudraient leur en faire. Que dis-je ? Elles les aiment d'une affection spéciale » (ibid. p. 295).
1476. 3° L'absence de désirs et de peines intérieures : « Pour tout dire, elles n'ont. plus d'attrait pour les consolations... Leur attrait constant est d'être seules, ou de travailler à l'avancement spirituel du prochain. Elles n'ont ni sécheresses ni peines intérieures, mais toujours tendrement occupées de Notre Seigneur, elles voudraient ne jamais cesser de lui donner des louanges » (p. 296).
1477. 4° L'absence de ravissements. « Une fois arrivée là, l'âme n'a plus de ravissements, ou, si elle en a, ce qui est très rare, ce ne sont plus de ces enlèvements et de ces vols d'esprit, comme ceux dont j'ai parlé. En outre, cela ne lui arrive presque jamais en public, chose qui lui était fort ordinaire » (p. 300). C'est donc la paix, la sérénité parfaite : « En ce temple de Dieu, en cette demeure qui est sienne, Dieu seul et l'âme jouissent l'un de l'autre dans un très profond silence » (p. 299).
1478. 5° Un zèle ardent, mais contenu, pour la sanctijication des âmes. Il ne suffit pas de rester dans ce doux repos, il faut agir, faire des uvres, souffrir, se faire l'esclave de Dieu et du prochain, travailler à progresser dans les vertus, l'humilité surtout : car ne pas croître, c'est décroître. Faire l'office de Marie et de Marthe en même temps, telle est la perfection. On peut faire du bien aux âmes, sans sortir du cloître ; et, sans viser à faire du bien au monde entier, on peut en faire aux personnes avec lesquelles on vit : « Cette uvre sera d'autant plus méritoire que vous êtes obligées de l'accomplir. Pensez-vous que ce sera peu de chose si par votre humilité profonde, votre esprit de mortification, votre dévouement, votre tendre charité pour vos surs, votre amour pour Notre Seigneur, vous les embrasez de ce feu céleste et leur devenez un continuel stimulant à la vertu ? Vous ferez un très grand fruit au contraire, et vous rendrez à N. S. un service qui lui sera très àgréable » (p. 313). Mais surtout il faut faire ces uvres par amour : « Le Seigneur regarde moins la grandeur de nos uvres que l'amour avec lequel nous les accomplissons » (p. 314).
1479. En terminant, la Sainte invite ses surs à entrer dans ces demeures, s'il plaît au maître du Château de les y introduire, mais à ne pas vouloir en forcer l'entrée. « Si donc vous rencontrez de sa part quelque résistance, je vous le conseille, n'essayez pas de passer outre. Vous le fâcheriez si bien qu'il vous en fermerait l'entrée pour toujours. Il aime extrêmement l'humilité. Si vous vous croyez indigne de pénétrer même dans la troisième Demeure, vous obtiendrez bien vite l'entrée de la cinquième. Vous pourrez même la fréquenter si assidûment et le servir si bien lui-même, qu'il vous admettra dans celle qu'il s'est réservée » (p. 316).
Synthèse du chapitre second
1480. Après avoir parcouru les quatre grandes phases de la contemplation, avec leurs alternatives d'épreuves douloureuses et de joies enivrantes, il me semble que se trouve confirmée la notion de la contemplation infuse telle que nous l'avons donnée, à savoir la prise de possession progressive de l'âme par Dieu avec le libre consentement de celle-ci.
1° Dieu s'empare progressivement de l'âme contemplative tout entière : d'abord de la volonté, dans la quiétude ; puis de toutes les puissances intérieures dans l'union pleine ; des facultés intérieures et des sens extérieurs dans l'extase ; et enfin de l'âme tout entière, d'une façon non plus transitoire, mais permanente, dans le mariage spirituel. Or, si Dieu s'empare de l'âme, c'est pour l'inonder de lumière et d'amour, c'est pour la faire communier à ses perfections. a) Cette lumière est d'abord faible, et douloureuse tant que l'âme n'est pas suffisamment purifiée ; mais elle devient plus forte, plus consolante, bien que toujours mélangée d'obscurité, à cause de la faiblesse de notre esprit. Elle produit une vive impression parce qu'elle vient de Dieu, et qu'elle donne à l'âme une connaissance expérimentale de l'infinie grandeur, bonté et beauté de Dieu, de la petitesse, du néant et des misères de la créature. b) L'amour, qui est donné à l'âme contemplative, est ardent, généreux, avide de sacrifices : on s'oublie soi-même, et on veut s'immoler pour Celui qu'on aime.
1481. 2° L'âme consent librement à cette possession divine, et se donne librement, joyeusement à Dieu par l' humilité la plus profonde, l'amour de la croix pour Dieu et pour Jésus, le saint abandon. Par là elle se purifie de plus en plus de ses imperfections, s'unit à Dieu et se transforme en lui, si bien que se réalise aussi pleinement que possible le désir ardent de Notre Seigneur : « Ut et ipsi in nobis unum sint » (Joan., XVII, 21).
Telle est la vraie mystique ; il importe de la distiriguer du faux mysticisme ou du quiétisme.
Appendice : le faux mysticisme ou quiétisme
1482. A côté des vrais mystiques, dont nous venons d'exposer la doctrine, il s'est trouvé parfois de faux mystiques, qui, sous des noms divers, ont perverti la notion de l'état passif et sont tombés dans des erreurs doctrinales, dangereuses au point de vue des murs : tels furent les Montanistes, les Béghards. Mais l'erreur la plus célèbre fut le Quiétisme. Elle s'est présentée sous trois formes différentes : 1° le quiétisme grossier de Molinos ; 2° le quiétisme atténué et spiritualisé de Fénelon ; 3° les tendances semi-quiétistes.
1° Le quiétisme de Molinos
1488. Né en Espagne, en 1640, Michel de Molinos passa la plus grande partie de sa vie à Rome, et c'est là qu'il dissémina ses erreurs dans deux ouvrages, qui eurent beaucoup de succès : La Guide spirituelle et L'Oraison de quiétude. Son erreur fondamentale fut d'affirmer que la perfection consiste dans la passivité complète de l'âme, dans un acte continuel de contemplation et d'amour, qui, une fois fait, dispense de tous les autres actes, et même de la résistance aux tentations : laissons faire Dieu, telle est sa devise.
1484. Pour mieux faire saisir les erreurs de détail, mettons sur deux colonnes la docrine catholique et les déviations de Molinos.
Doctrine catholique
1) II y a un état passif où Dieu agit en nous par sa grâce opérante ; mais on ny arrive normalement qu'après avoir longuement pratiqué les vertus et la méditation.
2) L'acte de contemplation ne dure que peu de temps, bien que létat dâme qui en résulte puisse durer plusieurs jours.
3) La contemplation contient émimemment les actes de toutes les vertus chrétiennes, mais ne nous dispense pas de faire, en dehors du temps de la contemplation, des actes explicites de ces vertus.
4) L'objet principal de la contemplation est Dieu lui-même, mais Jésus en est l'objet secondaire, et en dehors de l'acte contemplatif on n'est pas dispensé de penser à Jésus-Christ, le médiateur nécessaire, ni d'aller à Dieu par lui.
5) Le saint abandon est une vertu très parfaite ; mais il ne doit pas aller jusqu'à l'indifférence par rapport au salut éternel : il faut au contraire le désirer, l'espérer et le demander ;
6) Il peut arriver que, dans les épreuves intérieures, l'imagination et la sensibilité soient profondément troublées, tandis que la fine pointe de l'âme jouit d'une paix profonde ; mais la volonté est toujours obligée de résister aux tentations.
Erreurs de Molinos
1) Il n'y a qu'une voie, la voie intérieure ou la voie de la contemplation passive quon peut acquérir pour soi-même, avec la grâce commune ; il faut donc entrer aussitôt dans la voie passive, et par là annihiler ses passions.
2) Lacte de contemplation peut durer des années entières, et même toute la vie, jusque dans le sommeil, sans être réitéré.
3) La contemplation étant perpétuelle, dispense de tous les actes explicites des vertus, qui ne sont que pour les commençants, par exemple, des actes de foi, d'espérance, de religion, de mortification, de la confession, etc.
4) C'est une imperfection de penser à Jésus Christ et à ses mystères ; il faut et il suffit de se perdre dans l'essence divine : celui qui se sert d'images ou d'idées n'adore pas Dieu en esprit et en vérité.
5) Dans l'état de contemplation, il faut être indifférent à tout, même à sa sanctification, à son salut, et perdre l'espérance, pour que l'amour soit désintéressé.
6) Il ne faut pas se mettre en peine de résister aux tentations ; les imaginations les plus obcènes, les actes qui en résultent, ne sont pas forcément répréhensibles, parce quils sont luvre du démon. Ce sont des épreuves passives que les Saints eux-mêmes ont éprouvées, et qu'il faut bien se garder de confesser. C'est par là qu'on arrive à la pureté parfaite et à l'union intime avec Dieu.
Lexposé que nous avons fait de la vraie doctrine catholique nous disense de la réfutation de cette erreur. Mais de lhistoire du Quiétisme on tirera la conclusion que, lorsqu'on veut arriver trop tôt à la contemplation et s'y ingérer de soi-même sans avoir mortifié ses passions et pratiqué les vertus chrétiennes, on tombe d'autant plus bas qu'on avait prétendu s'élever plus haut : qui veut faire l'ange fait la bête.
2° Le Quiétisme atténué de Fénélon
1485. Le quiétisme de Molinos fut repris, sous une forme tempérée, et sans les conséquences immorales qu'en avait tirées son auteur, par Mme Guyon, qui, devenue veuve à un âge encore jeune, se lança avec ardeur dans une piété émotive et imaginative qu'elle appelait la voie de l'amour pur. Elle gagna dabord à ses idées le P. Lacombe, barnabite, puis, dans une certaine mesure, Fénelon lui-même, qui, dans l' Explication des maximes des saints sur la vie intérieure, 1697, formula un quiétisme mitigé où il s'efforçait de mettre en lumière la doctrine du pur amour, « charité pure et sans aucun mélange du motif de l'intérêt propre » ! Toutes les erreurs contenues dans ce livre, peuvent, au jugement de Bossuet, se ramener aux quatre propositions suivantes : « 1) Il y a dans cette vie un état habituel de pur amour, dans lequel le désir du salut éternel n'a plus lieu. 2) Dans les dernières épreuves de la vie intérieure, une âme peut être persuadée d'une persuasion invincible et réfléchie, qu'elle est justement réprouvée de Dieu, et, dans cette persuasion, faire à Dieu le sacrifice absolu de son bonheur éternel. 3) Dans l'état du pur amour, l'âme est indifférente pour sa propre perfection et pour les pratiques de vertu. 4) Les âmes contemplatives perdent, en certains états, la vue distincte, sensible et réfléchie de Jésus-Christ »...
1486. Assurément ce quiétisme est beaucoup moins dangereux que celui de Molinos. Mais les quatre propositions sont fausses, et pourraient conduire à des conséquences funestes. 1) Il est faux qu'il y ait sur terre un état habituel de pur amour excluant l'espérance... car, comme le dit avec raison le 5e article d'Issy, « tout chrétien en tout état, quoique non à tout moment, est obligé de vouloir, désirer et demander explicitement son salut éternel, comme chose que Dieu veut et qu'il veut que nous voulions pour sa gloire ». Ce qui est vrai c'est que, chez les parfaits, le désir de la béatitude est souvent commandé par la charité, et qu'il y a des moments où ils ne songent pas explicitement à leur salut. 2) La seconde proposition n'est pas moins fausse. Sans doute il y a des Saints qui ont eu l'impression très vive dans la partie inférieure de leur âme, qu'ils étaient justement réprouvés ; mais ce n'était pas une persuasion réfléchie de la partie supérieure ; si quelques-uns ont fait le sacrifice conditionnel de leur salut, ce n'était pas un sacrifice absolu. 3) Il n'est pas exact non plus que l'âme, dans l'état du pur amour, soit indifférente à sa perfection et aux pratiques de vertu ; nous avons vu au contraire que Ste Thérèse ne cesse de recommander, dans les plus hauts états de perfection, le souci du progrès et des vertus fondamentales. 4) Il est faux enfin que dans les états parfaits on perde la vue distincte de Jésus-Christ. Nous avons vu, n° 1472, que, dans l'union transformante, Ste Thérèse avait des visions de l'humanité sainte de Jésus-Christ ; ce qui est vrai, c'est que, en certains moments transitoires, on ne pense pas explicitement à lui.
3° Tendances semi-quiétistes
1487. On trouve parfois, dans certains ouvrages de piété, d'ailleurs excellents, des tendances plus ou moins quiétistes, qui, si elles servaient de règles de direction pour les âmes ordinaires, conduiraient à des abus. L'erreur principale, qui se glisse dans ces livres, c'est qu'on semble inculquer à toutes les âmes, même à celles qui sont peu avancées, des dispositions de passivité qui ne conviennent en réalité qu'à la voie unitive. On veut arriver trop tôt à simplifier la vie spirituelle, oubliant que, pour la plupart des âmes, cette simplification ne peut se faire utilement qu'après avoir passé par la méditation discursive, les examens de conscience détaillés et la pratique des vertus morales. Cest l'excès d'une bonne qualité ; on veut rendre les âmes parfaites le plus rapidement possible, en supprimant les étapes intermédiaires, et en suggérant dès le début les moyens qui réussissent aux âmes plus avancées.
1488. a) Ainsi, sous prétexte de favoriser l'amour désintéressé, on ne donne pas à l'espérance chrétienne la place qu'elle doit occuper ; on suppose que le désir du bonheur éternel n'est qu'accessoire, que la gloire de Dieu est tout. Or, en réalité, la gloire de Dieu et le bonheur éternel sont intimement liés ensemble : car, c'est par la connaissance et l'amour de Dieu qu'on procure sa gloire, et cette connaissance et cet amour constituent en même temps notre bonheur. Au lieu de séparer ces deux éléments, il faut au contraire les unir, et montrer comment ils se complètent et s'harmonisent, tout en remarquant que, si on considère séparément l'un et l'autre, c'est la gloire de Dieu qui est le principal. b) De même on insiste trop sur le côté passif de la piété : laisser Dieu agir en nous, nous porter entre ses bras, sans ajouter que Dieu ne le fait généralement que lorsque, pendant longtemps, nous nous sommes exercés à la piété active. c) Quand on en vient aux moyens de sanctification, on propose presque exclusivement ceux qui conviennent à la voie unitive : on critique, par exemple, la méditation méthodique et cloisonnée, comme on l'appelle ; les résolutions de détail, qui, dit-on, brisent l'unité de la vie spirituelle ; les examens de conscience détaillés qu'on veut remplacer par un simple coup d'il. Mais on oublie que les commençants narrivent généralement à l'oraison de simplicité que par l'oraison méthodique, que, pour eux, les résolutions générales d'aimer Dieu de tout son cur ont besoin d'être précisées, et que, pour connaître leurs défauts, et les réformer, il faut entrer dans le détail : ils ne sont que trop exposés à se contenter d'un regard superficiel sur eux-mêmes qui laissera subsister leurs passions et leurs défaillances. En un mot on oublie trop qu'il y a plusieurs étapes à parcourir avant d'arriver à l'union à Dieu et à l'état passif.
CHAPITRE III. Phénomènes mystiques extraordinaires
1489. En décrivant la contemplation, nous avons laissé de côté les phénomènes extraordinaires qui, surtout à partir de l'union extatique, l'accompagnent souvent : visions, révélations, etc. Et, comme le démon singe les uvres divines, il y a parfois aussi, chez les mystiques vrais ou faux, des phénomènes diaboliques. Nous parlerons donc successivement des phénqmènes divins et des phénomènes diaboliques.
ARTICLE I. PHÉNOMÈNES MYSTIQUES EXTRAORDINAIRES DIVINS
On distingue deux sortes de phénomènes de ce genre: ceux de l'ordre intellequel et ceux de l'ordre psycho-physiologique.
§ I. Phénomènes divins intellectuels
Ces phénomènes se ramènent à deux principaux : les révélations privées et les grâces gratuitement données.
I. Révélations privées
Nous exposerons : 1° Leur nature ; 2° Les règles pour discerner les vraies révélations des fausses.
1° Nature des révélations privées
1490. A) Différence entre les révélations privées et publiques. La révélation divine en général est la manifestation surnaturelle faite par Dieu d'une vérité cachée : Lorsque cette manifestation se fait pour le bien de l'Eglise tout entière, c'est une révélation publique ; lorsqu'elle se fait pour l'utilité particulière de ceux qui en sont favorisés, on l'appelle révélation privée. Nous ne parlons ici que de cette dernière. Il y a eu, dans tous les temps, des révélations privées : l'Ecriture et les procès de canonisation nous en donnent des exemples. Ces révélations ne font pas partie de l'objet de la foi catholique, qui s'appuie uniquement sur le dépôt contenu dans l'Ecriture et la Tradition et confié à l'interprétation de la Sainte Eglise. Elles ne s'imposent donc pas à la foi de tous les fidèles ; lorsque l'Eglise les approuve, elle ne nous oblige pas à les croire, mais permet seulement, nous dit Benoît XIV, qu'elles soient publiées pour l'instruction et l'édification des fidèles : l'assentiment qu'on doit y donner n'est donc pas un acte de foi catholique, mais un acte de foi humaine fondé sur ce que ces révélations sont probables et pieusement croyables ». On ne peut publier les révélations privées sans l'approbation de l'autorité ecclésiastique (décret dUrbain VIII, 13 mars 1625, de Clément IX, 23 mai 1668).
Cependant plusieurs théologiens pensent que les personnes elles-mêmes à qui ces révélations sont faites, et celles à qui Dieu fait signifier ces volontés, peuvent y croire d'une foi véritable, pourvu qu'elles aient des preuves certaines de leur authenticité.
1491. B) Comment se font les révélations. Elles se font de trois façons diverses : par des visions, des paroles surnaturelles, des touches divines. a) Les visions sont des perceptions surnaturelles d'un objet naturellement invisible pour l'homme. Elles ne sont des révélatibns que lorsqu'elles découvrent des vérités cachées. Elles sont de trois espèces : sensibles, imaginaires ou purement intellectuelles. 1) Les visions sensibles ou corporelles, qu'on appelle aussi apparitions, sont celles où les sens perçoivent une réalité objective naturellement invisible à l'homme. Il n'est pas nécessaire que l'objet perçu soit un corps en chair et en os, il suffit qu'il soit une forme sensible ou lumineuse. Ainsi on admet communément, avec S.Thomas, que Notre Seigneur, après son Ascension, n'est apparu personnellement que d'une façon très rare ; il n'apparaît donc généralement que sous une forme sensible qui n'est pas son véritable corps. Quand il apparaît dans l'Eucharistie, cela s'explique de deux façons, dit S. Thomas : ou par une impression miraculeuse dans les organes des yeux (ce qui est le cas lorsqu'il ne se fait voir qu'à un seul) ; ou par la formation dans l'air ambiant d'une forme sensible réelle, mais distincte du corps même de Notre Seigneur; car, ajoute-t-il, le corps du Sauveur ne peut être vu sous sa forme propre que dans un seul lieu : « Corpus Christi non potest in propria specie videri nisi in uno loco, in quo definitive continetur » (Sum. theol., III, q. 76, a. 8) . Ce qui est dit de Notre Seigneur s'applique à la Ste Vierge ; ainsi, quand elle est apparue à Lourdes, son corps demeurait au ciel, et, il n'y avait au lieu de l'apparition, qu'une forme sensible la représentant. C'est ce qui explique comment elle apparaît tantôt sous une forme et tantôt sous une autre.
1492. 2) Les visions imaginaires ou imaginatives sont celles qui sont produites dans l'imagination par Dieu ou par les anges, à l'état de veille ou pendant le sommeil. Ainsi un ange apparaît plusieurs fois à S. Joseph pendant son sommeil, et Ste Thérèse raconte plusieurs visions imaginaires de l'humanité de Notre Seigneur qu'elle eut à l'état de veille (Vie, ch. XXVIII) ; souvent ces visions sont accompagnées d'une vision intellectuelle qui en explique la signification (Vie, ch. XXIX). Parfois on parcourt, en vision, des contrées lointaines : ce sont alors, la plupart du temps, des visions imaginaires.
1493. 3) Les visions intellectuelles sont celles où l'esprit perçoit une vérité spirituelle, sans formes sensibles : telle fut la vision de la Sainte Trinité qu'eut Ste Thérèse, et que nous avons rapportée, n° 1473. Ces visions se font soit par des idées déjà acquises, mais que Dieu coordonne ou modifie, soit par des espèces infuses qui représentent mieux que des idées acquises les choses divines. Parfois elles sont obscures et ne manifestent que la présence de l'objet (Vie, ch. XXVII, p. 336) ; d'autres fois, elles sont claires, mais ne durent qu'un moment : ce sont comme des intuitions qui laissent une impression profonde (Château, 6e Dem., ch. X, p. 262).
II y a des visions qui réunissent deux ou trois caractères en même temps. Ainsi la vision de S. Paul sur le chemin de Damas fut à la fois sensible, quand il vit la lumière fulgurante, imaginative, quand les traits d'Ananie furent représentés à son imagination, et intellectuelle, lorsqu'il comprit la volonté de Dieu sur lui.
1494. b) Les paroles surnaturelles sont des manifestations de la pensée divine qui se font entendre aux sens extérieurs, aux sens intérieurs ou directement à l'intelligence. On les appelle auriculaires lorsque ce sont des vibrations miraculeusement formées qui retentissent aux oreilles ; imaginaires, lorsqu'elles se font entendre à l'imagination ; intellectuelles, lorsquelles saddressent directement à lintelligence.
1495. c) Les touches divines sont des sentiments spirituels délicieux imprimés dans la volonté par une sorte de contact divin, et qui sont accompagnés d'une vive lumière pour l'intelligence. On en distingue deux sortes : les touches divines ordinaires, et les touches divines substantielles, qui, tout en atteignant la volonté, sont si profondes qu'elles semblent se produire dans la substance même de l'âme ; de là ces expressions des mystiques qui déclarent avoir éprouvé un contact de substance à substance. En réalité ces touches s'exercent sur la fine pointe de la volonré et de l'intelligence, là où ces facultés s'enracinent dans la substance même de l'âme ; mais ce sont les facultés et non la substance, qui, d'après la doctrine de S. Thomas, perçoivent ces impressions. Cette fine pointe de la volonté est appelée par les mystiques la cime de l'esprit ou la cime de la volonté, ou encore le fond de l'âme.
1496. C) Attitude par rapport à ces grâces extraordinaires. Les grands mystiques sont unanimes à enseigner qu'il ne faut ni désirer ni demander ces faveurs extraordinaires. Ce ne sont pas en effet des moyens nécessaires pour arriver à l'union divine ; et parfois même, à cause de nos tendances mauvaises, ce sont plutôt des obstacles à l'union divine. C'est ce que montre en particulier S. Jean de la Croix ; il affirme que ce désir de révélations enlève la pureté de la foi, développe une curiosité dangereuse qui est une source d'illusions, embarrasse l'esprit de vains fantômes, dénote souvent un manque d'humilité et un manque de soumission à Notre Seigneur, qui, par les révélations publiques, nous a donné tout ce qu'il faut pour nous conduire au ciel. Aussi il s'élève avec force contre ces directeurs imprudents qui favorisent ce désir des visions. « Ils les encouragent, dit-il, à s'occuper de ces visions de façon ou dautre, ce qui les empêche de marcher dans le pur et parfait esprit de foi. Ils ne les édifient et fortifient plus dans la foi ; et se prêtent à de longs entretiens au sujet de ces visions. Par là ils leur font comprendre que cela leur plaît ou qu'ils en font grand cas ; elles se comportent de même ? Alors ces âmes, livrées à leurs impressions, ne sont plus inspirées par la foi, ne sont plus vides, dépouillées et détachées de ces choses sensibles
Où est l'humilité de cette âme, du moment quelle croit quil y a là quelque chose qui est un bien, et même s'imagine que Dieu fait d'elle un cas spécial ?... Comme ces confesseurs se trouvent devant des âmes qui sont l'objet de manifestations divines, ils les utilisent, demandent qu'elles veuillent bien servir d'intermédiaires afin que Dieu leur fasse connaître ceci ou cela, pour eux-mêmes ou pour d'autres. Ces âmes sont alors assez niaises pour se charger de ce service... La vérité est que cela ne plaît pas à Dieu, et qu'il ne le désire daucune façon » (Montée, l. II, ch. XVI). Du reste ces visions sont sujettes à beaucoup d'illusions ; voilà pourquoi il faut donner des règles pour discerner les vraies des fausses.
2° Règles pour le discernement des révélations
1497. Pour bien discerner les vraies révélations, et savoir reconnaître l'élément humain qui peut s'y glisser, il importe de tracer des règles aussi précises que possible. Ces règles concernent la personne qui reçoit des révélations, l'objet sur lequel elles portent, les effets qu'elles produisent, les signes qui les accompagnent.
A) Règles concernant la personne favorisée de révélations
1498. Dieu sans doute peut faire des révélations à qui il lui plaît, même à des pécheurs ; mais il ne le fait habituellement qu'aux personnes non seulement ferventes, mais déjà élevées à l'état mystique. D'ailleurs, même pour interpréter les vraies révélations, il est nécessaire de connaître les qualités et les défauts des personnes qui se croient favorisées de révélations. Or il faut pour cela, étudier leurs qualités naturelles et surnaturelles.
a) Qualités naturelles : 1) au point de vue du tempérament, sont-ce des personnes bien équilibrées ou atteintes de psycho-névrose ou d'hystérie ? Il est évident en effet que, dans ce dernier cas, il y a lieu de tenir en suspicion les prétendues révélations, parce que ces tempéraments sont sujets aux hallucinations. 2) Au point de vue mental, s'agit-il d'une personne de bon sens, au jugement droit, ou d'une imagination exaltée, jointe à une excessive sensibilité ? D'une personne instruite ou ignorante ? De qui a-t-elle reçu son instruction ? Son esprit n'est-il pas affaibli par la maladie, par de longs jeûnes ? 3) Au point de vue moral, la personne est-elle parfaitement sincère, ou bien a-t-elle l'habitude d'amplifier la vérité, quelquefois même de l'inventer ? Est-elle d'un caractère calme ou passionné ? La solution de ces questions ne prouvera pas sans doute l'existence ou la non-existence d'une révélation, mais aidera beaucoup à juger de la valeur du témoignage apporté par les voyants.
1499. b) Quant aux qualités surnaturelles, on examinera si la personne : 1) est douée d'une vertu solide, longuement éprouvée, ou seulement d'une ferveur plus ou moins sensible ; 2) si elle a une humilité sincère, profonde, ou si au contraire elle aime à se mettre en avant, à raconter à tout le monde ses faveurs spirituelles ; l'humilité vraie est la pierre de touche de la sainteté ; et si elle fait défaut, c'est un très mauvais signe ; 3) si elle fait connaître à son directeur ses révélations, au lieu de les communiquer à d'autres personnes, et si elle suit ses conseils avec docilité ; 4) si elle a déjà passé par les épreuves passives et les premiers degrés de con templation ; si surtout elle a des extases dans sa vie, c'est-à-dire, si elle pratique les vertus à un degré héroïque : généralement en effet Dieu réserve ces visions aux âmes parfàites.
1500. Remarquons bien que la présence de ces qualités ne prouve pas l'existence d'une révélation, mais rend le témoignage de la voyante plus croyable ; et que leur absence, sans en prouver la non-existence, la rend peu probable. En outre les renseignements ainsi obtenus permettront plus facilement de découvrir les mensonges ou les illusions des prétendues voyantes. Il en est en effet qui, par orgueil et pour se faire valoir, simulent volontairement des extases et des visions . D'autres, plus nombreuses, se font illusion, grâce à une vive imagination, et prennent leurs propres pensées pour des visions ou des paroles intérieures .
B) Règles concernant l'objet des révélations.
1501. C'est de ce côté surtout qu'il faut faire porter son attention : car toute révélation contraire à la foi ou aux bonnes murs, doit être impitoyablement rejetée, d'après l'enseignement unanime des Docteurs, fondé sur cette paroles de S. Paul : « Quand nous-mêmes, quand un ange venu du ciel vous annoncerait un autre Evangile que celui que nous vous avons annoncé, qu'il soit anathème » (Galat. I, 8). Dieu ne peut en effet se contredire, ni révéler des choses contraires à ce qu'il nous enseigne par son Eglise. De là un certain nombre de règles que nous allons rappeler. a) Il faut regarder comme fausse toute révélation privée en contradiction avec une vérité de foi : telles sont, par exemple, les prétendues révélations spirites qui nient plusieurs de nos dogmes, en particulier l'éternité des peines de l'enfer. Il en est de même, si elles sont opposées à l'enseignement unanime des Pères et Théologiens, qui est une des formes du magistère ordinaire de l'Eglise. S'il s'agit d'une opinion controversée entre théologiens, il faut tenir en suspicion toute révélation qui prétendrait en donner la solution, par exemple, qui trancherait la controverse entre thomistes et molinistes : Dieu n'a pas coutume de se prononcer sur des questions de ce genre.
1502. b) On doit rejeter aussi toute vision qui serait contraire aux lois de la morale ou de la décence : par exemple, des apparitions de formes humaines sans vêtements, un langage trivial ou immodeste, des descriptions minutieuses ou détaillées de vices honteux, qui ne peuvent qu'offenser la pudeur . Dieu, qui ne fait de révélations que pour le bien des âmes, ne peut évidemment être l'auteur de celles qui sont de nature à porter au vice. C'est en vertu du même principe que sont suspectes les apparitions qui manquent de dignité, de réserve, à plus forte raison toutes celles où éclate le ridicule ; ce dernier trait est la marque des contrefaçons humaines ou diaboliques : telles furent les manifestations du cimetière de Saint-Médard. c) On ne peut admettre non plus comme venant de Dieu des requêtes impossibles à réaliser, en tenant compte des lois providentielles et des miracles que Dieu a coutume de faire : Dieu ne demande pas en effet l'impossible .
C) Règles concernant les effets produits par les révélations.
1503. On juge larbre à ses fruits ; on peut donc juger des révélations par les effets qu'elles produisent dans l'âme. a) D'après S. Ignace et Ste Thérèse, la vision divine produit au début un sentiment d'étonnement et de crainte,bientôt suivi d'un sentiment profond et durable de paix, de joie et de sécurité. C'est le contraire pour les visions diaboliques ; si d'abord elles causent de la joie, elles produisent vite du trouble, de la tristesse, du découragement ; c'est par là en effet que le démon fait tomber les âmes.
1504. b) Les vraies révélations affermissent l'âme dans les vertus d'humilité, d'obéissance, de patience, de conformité à la volonté divine ; les fausses engendrent l'orgueil, la présomption, la désobéissance. Écoutons Ste Thérèse : « Cette grâce apporte avec elle, en un très haut degré, la confusion et l'humilité ; tandis que l'action du démon laisserait des effets tout contraires. Il est si manifeste qu'elle vient de Dieu
que l'âme ainsi favorisée se trouve dans l'impossibilité absolue d'y voir un bien qui lui soit propre : il est clair pour elle que c'est un don divin... Les trésors dont cette grâce enrichit l'âme, et les effets intérieurs qu'elle produit ne permettent pas de l'attribuer à la mélancolie. Le démon non plus ne pourrait procurer un si grand bien ; l'âme ne sentirait pas une paix si profonde, des désirs si constants de plaire à Dieu, un si grand mépris de tout ce qui ne la mène pas à lui ». (Château, 6e Dem., ch. VIII, p. 242-243).
1505. c) Ici se présente la question de savoir si on peut demander des signes pour confirmer les révélations privées. a) Si la chose est importante on peut le faire, mais humblement et conditionnellement ). car Dieu n'est pas tenu de faire des miracles pour prouver la vérité de ces visions. b) Si on lui en demande, il est bon de lui en laisser le choix. Le bon curé de Lourdes avait fait demander à l'apparition de faire fleurir un églantier en plein hiver ; ce signe ne fut pas accordé, mais la Vierge immaculée fit jaillir une source miraculeuse qui devait guérir les corps et les âmes. c) Quand le miracle demandé a été bien constaté, ainsi que sa relation avec l'apparition, il y a la une preuve sérieuse qui entraîne la conviction.
D) Règles pour discerner le vrai du faux dans les révélations privées.
1506. Une révélation peut être vraie en son fond et cependant mêlée d'erreurs accessoires, Dieu ne multiplie pas les miracles sans raison, et ne corrige pas les préjugés ou erreurs qui peuvent se trouver dans l'esprit des voyants : il a en vue leur bien spirituel et non leur formation intellectuelle. C'est ce que nous comprendrons mieux en analysant les principales causes d'erreurs qu'on rencontre en quelques révélations privées. a) La première cause, c'est le mélange de l'activité humaine avec l'action surnaturelle de Dieu, surtout si l'imagination et l'esprit sont d'une grande vivacité.
1) Ainsi on retrouve dans les révélations privées les erreurs du temps sur les sciences physiques ou historiques. Ste Françoise Romaine affirme qu'elle a vu un ciel de cristal entre le ciel des étoiles et l'empyrée, et attribue la couleur bleue du firmament au ciel des étoiles. Marie d'Agréda crut savoir par révélation que ce ciel de cristal se divisa en onze parties au moment de l'Incarnation.
2) On y retrouve aussi les idées, et parfois les préjugés ou systèmes des directeurs des voyantes. Sur la foi de ses directeurs, Ste Colette crut voir que Ste Anne sétait mariée trois fois et venait la visiter avec sa nombreuse famille. Parfois les saintes dominicaines et franciscaines parlent, dans leurs visions, conformément au système particulier de leur Ordre.
3) Des erreurs historiques se glissent aussi parfois dans les révélations : Dieu n'a pas coutume de révéler des détails précis sur la vie de Notre Seigneur ou de la Ste Vierge, quand ils n'ont qu'un intérêt médiocre pour la piété ; or plusieurs voyantes, confondant leurs pieuses méditations avec les révélations, donnent des détails, des chiffres, des dates qui contredisent des documents historiques ou d'autres révélations. Ainsi, dans les divers récits sur la Passion, bien des petits détails, racontés dans des visions, sont contradictoires (par exemple sur le nombre de coups que Jésus reçut dans sa flagellation), ou en opposition avec les meilleurs historiens.
1507. b) Une révélation divine peut être mal interprétée. Par exemple, Ste Jeanne d'Arc ayant demandé à ses voix si elle serait brûlée, elles lui répondirent de s'en remettre à Notre Seigneur, qu'il l'aiderait et qu'elle serait délivrée par grande victoire ; or elle croyait que cette victoire serait sa délivrance de prison ; ce fut en réalité son martyre et son entrée au ciel. S. Norbert avait déclaré savoir par révélation, d'une manière très certaine, que l'antéchrist viendrait du temps de la génération actuelle (XIIe s.) ; poussé à bout par S. Bernard, il dit qu'au moins il ne mourrait pas sans avoir vu une persécution générale dans l'Eglise. S. Vincent Ferrier avait annoncé le jugement dernier comme prochain, et semblé confirmer cette prédiction par des miracles .
1508. c) Une révélation peut être inconsciemment altérée par le voyant lui-même au moment où il cherche à l'expliquer, ou, plus souvent encore, par ses secrétaires. Ste Brigitte reconnaît elle-même que parfois elle retouchait ses révélations pour les mieux expliquer ; ces explications ne sont pas toujours exemptes d'erreurs. On reconnaît aujourd'hui que les secrétaires qui ont écrit les révélations de Marie d'Agréda, de Catherine Emmerich et de Marie Lataste, les ont retouchées dans une mesure qu'il est difficile de reconnaître. Pour toutes ces raisons, on ne saurait apporter trop de prudence dans l'examen des révélations privées.
Conclusion : conduite à tenir par rapport aux révélations privées
1509. a) Nous ne pouvons mieux faire que d'imiter la sage réserve de l'Eglise et des Saints. Or l'Eglise n'admet de révélations que lorsqu'elles sont bien et dûment constatées et, même alors, elle ne 1es impose pas à la croyance des fidèles. De plus, quand il s'agit de l'institution d'une fête ou de quelque fondation extérieure, elle attend de longues amlées avant de se prononcer, et ne se décide qu'après avoir examiné mûrement la chose en elle-même, et dans ses rapports avec le Dogme et la Liturgie. Ainsi la Bse Julienne de Liège, choisie par Dieu pour faire instituer la fête du S. Sacrement, ne soumit son projet aux théologiens que vingt-deux ans après ses premières visions ; ce ne fut que seize ans après que l'évêque de Liège institua la fête dans son diocèse, et six ans après la mort de la Bienheureuse que le pape Urbain IV l'institua pour toute l'Eglise (1264). De même la fête du Sacré-Creur ne fut approuvée que longtemps après les révélations faites à Ste Marguerite-Marie, et pour des motifs indépendants des révélations elles-mêmes. Il y a là pour nous une leçon dont il faut profiter.
1510. b) On ne se prononcera donc avec certitude sur l'existence d'une révélation privée que lorsqu'on aura des preuves convaincantes, ces preuves si bien résumées par Benoît XIV dans son livre sur les Canonisations. En général, on ne se contentera pas d'une seule preuve, on en exigera plusieurs ; et on se demandera si elles sont cumulatives et convergentes, si elles se confirment les unes les autres : plus elles sont nombreuses et plus on aura d'assurance.
1511. c) Quand un directeur reçoit des confidences sur des révélations, il se gardera bien de manifester de l'admiration : ce qui encouragerait les voyants à regarder immédiatement ces visions comme vraies, et peut-être à s'en enorgueillir. Il doit au contraire manifester que ce sont là des choses beaucoup moins importantes que la pratique des vertus, que l'illusion est facile, qu'il faut s'en défier, et, au début, les rejeter plutôt que de les accueillir. Telle est la règle tracée par les Saints. Voici ce qu'écrit Ste Thérèse : « Qu'il s'agisse d'âmes malades ou saines, il est toujours bon de se défier, jusqu'à ce qu'on soit bien assuré de l'esprit qui opère. C'est pourquoi je dis que, dans les commencements, le meilleur est toujours de faire opposition. Si ces effets sont de Dieu, ils ne continueront que mieux, car l'épreuve les fait croître au lieu de les diminuer : ceci est l'exacte vérité. Mais, d'autre part, il faut éviter de trop contraindre l'âme, comme aussi de la troubler, car il est certain qu'elle ne peut rien à cela » (Château, 6e Dem., ch. III, p. 186). S. Jean de la Croix est encore plus énergique ; après avoir signalé les six inconvénients principaux qu'il y aurait à bien accueillir ces visions, il ajoute : « Rien de plus agréable au démon qu'une âme qui cherche les révélations et en est avide ; c'est lui présenter toute facilité pour insinuer des erreurs et pour affaiblir la foi, et par là elle est le plus souvent exposée aux extravagances et aux fortes tentations » (Montée du carmel, l. II, ch. X).
1512. d) Cependant le directeur doit traiter avec douceur les personnes qui croient avoir des révélations : par là il obtiendra leur confiance et pourra plus efficacement connaître les détails qui lui permettront, après mûre réflexion, de porter un jugement. Si elles sont dans lillusion, il n'en aura que plus d'autorité pour les éclairer et les ramener à la vérité. C'est le conseil que donne S. Jean de la Croix, pourtant si sévère à l'égard des visions : « Nous avons insisté avec sévérité sur la nécessité qu'il y a de se débarrasser des visions et révélations, ajoutant que les confesseurs doivent en détourner les âmes, loin de s'en entretenir avec elles, et cela ne veut pas dire qu'ils doivent se montrer durs et repousser avec mépris les déclarations faites à ce sujet. Par là on ferme la porte à toute confidence ; les âmes se resserrent et se renferment en elles-mêmes, de façon à ne plus rien dire ; et il n'en peut résulter que des misères » (Montée du Carmel, l. II, ch. XX).
1513. e) S'il s'agit de quelque institution ou fondation extérieure, le directeur se gardera bien de l'encourager sans avoir auparavant examiné avec soin les raisons pour et contre à la lumière de la prudence surnaturelle. Telle fut la conduite des Saints : Ste Thérèse, qui eut tant de révélations, ne voulut pas que ses directeurs fussent influencés dans leurs décisions uniquement par les visions qu'elle recevait. Ainsi, quand Notre Seigneur lui eut révélé de fonder le monastère réformé d'Avila, elle soumit humblement ce dessein à son directeur et, comme celui-ci hésitait, elle prit lavis de St Pierre d'Alcantara, de St François Borgia et de St Louis Bertrand (Histoire de Ste Thérèse par une Carmélite, ch. XII).
Quant aux voyants eux-mêmes, ils nont quune règle à suivre, faire connaître leurs révélations à un sage directeur, et suivre humblement et en tout la ligne de conduite qu'il leur trace : c'est le plus sûr moyen de ne pas s'égarer.
II. Les grâces gratuitement données
1514. Les révélations dont nous venons de parler, sont données surtout pour lutilité personnelle ; les grâces gratuitement données le sont principalement pour l'utilité des autres. Ce sont en effet des dons gratuits, extraordinaires et transitoires, conférés directement pour le bien des autres, bien qu'ils puissent indirectement servir à la sanctification personnelle. Saint Paul les mentionne sous le nom de charismes ; dans l'Epître aux Corinthiens, il en distingue neuf, qui tous proviennent du même Esprit :
1515. 1) La parole de sagesse, sermo sapientiæ, qui nous aide à tirer des vérités de foi, considérées comme principes, des conclusions qui enrichissent le dogme.
2) La parole de science, sermo scientia, qui nous fait utiliser les sciences humaines pour expliquer les vérités de foi.
3) Le don de foi, non pas la vertu elle-même, mais une certitude spéciale qui est capable d'enfanter des prodiges.
4) Le don des guérisons, gratia sanitatum, qui n'est autre que le pouvoir de guérir les malades.
5) La puissance d'opérer des miracles... pour confirmer ainsi la révélation divine.
6) Le don de prophétie, ou le don d'enseigner au nom de Dieu, et au besoin, de confirmer son enseignement par des prophéties.
7) Le discernement des esprits, ou don infus de lire les secrets des curs et de discerner le bon esprit du mauvais.
8) Le don des langues, qui, en S. Paul, est le don de prier en langue étrangère, avec un certain sentiment d'exaltation ; d'après les théologiens, c'est le don de parler plusieurs langues.
9) Le don dinterprétation, ou la faculté d'interpréter les paroles étrangères dont il vient d'être question .
Selon la remarque très juste de S. Paul et de S. Thomas, tous ces charismes sont bien au-dessous de la charité et de la grâce sanctifiante.
§ II. Phénomènes psycho-physiologiques
1516. On désigne sous ce nom des phénomènes qui agissent à la fois sur l'âme et sur le corps, et qui se rattachent plus ou moins à l'extase, dont nous avons déjà parlé, n° 1454. Les principaux de ces phénomènes sont : 1° la lévitation ; 2° les effluves lumineux ; 3° les effluves odoriférants ; 4° l'abstinence ou inédie ; 5° la stigmatisation.
I. La lévitation
1517. La lévitation est un phénomène en vertu duquel le corps se trouve soulevé au-dessus du sol et s'y maintient sans aucun appui naturel : on l'appelle alors l'extase ascensionnelle. Parfois le corps s'envole à de grandes hauteurs : c'est le vol extatique. D'autres fois il semble courir rapidement en rasant le sol : c'est la marche extatique. De nombreux faits de lévitation se lisent dans la vie de plusieurs saints, soit dans les Bollandistes, soit au Bréviaire ; par exemple : S. Paul de la Croix, au 28 avril ; S. Philippe de Néri, 26mai ; S. Etienne de Hongrie, 2 septembre ; S. Joseph de Cupertino, 18 septembre ; S. Pierre dAlcantara, 19 octobre ; S. François Xavier, 3 décembre, etc. L'un des plus célèbres est S. Joseph de Cupertino, qui, voyant un jour des ouvriers fort embarrassés pour dresser une croix de mission très lourde, prit son vol aérien, saisit la croix et la planta sans effort dans le trou qui lui était destiné. A ce phénomène se rattache celui d'une pesanteur extra-ordinaire, qui fait qu'on ne peut être soulevé même par une force très grande.
1518. Les rationalistes ont essayé d'expliquer ce phénomène d'une façon naturelle, par l'aspiration profonde de l'air dans les poumons, par une force psychique inconnue, par lintervention des esprits ou des âmes séparées : autant dire qu'ils n'ont pas d'explication sérieuse à donner. Combien plus sage est Benoît XIV ! Il demande tout d'abord que le fait soit bien constaté, afin d'éviter toute supercherie. Puis il déclare : 1) que la lévitation bien constatée ne peut s'expliquer naturellement ; 2) qu'elle ne surpasse pas cependant les forces de l'ange et du démon, qui peuvent soulever les corps ; 3) que chez les Saints, ce phénomène est comme une anticipation du don d'agilité qui convient aux corps glorieux.
II. Effluves lumineux
1519. L'extase est parfois accompagnéede phénomènes lumineux : tantôt c'est une auréole de lumière qui enveloppe le front, tantôt c'est tout le corps qui est environné de lumière. Ici encore nous résumerons la doctrine de Benoît XIV. Avant tout, il faut bien étudier le fait avec toutes ses circonstances, pour voir si la lumière ne peut pas s'expliquer naturellement. On se demandera en particulier : 1) si le phénomène se produit en plein jour ou pendant la nuit, et, dans ce dernier cas, si la lumière est plus brillante que toute autre lumière ; 2) si c'est une simple étincelle, analogue à l'étincelle électrique, ou si le phénomène lumineux se prolonge pendant un temps notable et se renouvelle plusieurs fois ; 3) s'il se produit au cours d'un acte religieux, une extase, une prédication, une prière ; 4) s'il en résulte des effets de grâce, des conversions durables, etc ; 5) si la personne, d'où vient ce rayonnement, est vertueuse et sainte. Ce nest quaprès avoir mûrement examiné tous ces détails qu'on pourra conclure au caractère surnaturel de ces faits. Ici encore c'est une sorte d'anticipation de la clarté qui illuminera les corps glorieux.
III. Effluves odoriférants
1520. Parfois Dieu permet que du corps des saints, pendant leur vie, ou après leur mort, se dégagent des parfums, qui expriment ainsi la bonne odeur des vertus qu'ils ont pratiquées. Ainsi des stigmates de S. François d'Assise s'échappaient quelquefois des odeurs suaves. Quand SteThérèse mourut, l'eau avec laquelle on lava son corps demeura parfumée ; pendant neuf mois, un parfum mystérieux s'exhala de sa tombe, et, quand on exhuma son corps, une huile odoriférante coulait de ses membres. Et on cite beaucoup d'autres faits analogues. Benoît XIV indique comment il faut procéder pour constater le miracle ; on examinera : 1) si l'odeur suave est persistante ; 2) si rien, auprès du corps ou dans le terrain, ne peut l'expliquer ; 3) si quelques miracles ont été produits par l'usage de l'eau ou de l'huile provenant du corps saint.
IV. Abstinence prolongée
1521. Il y a des Saints, surtout parmi les stigmatisés, qui ont vécu sans prendre d'autre nourriture que la sainte communion, pendant plusieurs années. Le Dr Imbert-Goubeyre signale, en particulier, quelques cas frappants : « La Bse Angèle de Foligno resta douze ans sans prendre aucune nourriture ; Ste Catherine de Sienne, huit ans environ ; la Bse Elisabeth de Rente, plus de quinze ans ; Ste Lidwine, vingt-huit ans ; la Bse Catherine de Racconigi, dix ans... de nos jours, Rosa Andriani, vingt-huit ans... et Louise Lateau, quatorze ans » (La stigmatisation, t. II, p. 183). L'Eglise se montre très sévère dans ses enquêtes sur des faits de ce genre et exige une surveillance de tous les instants, pendant un temps notable, par des témoins nombreux et habiles à découvrir les fraudes. Ils doivent examiner si l'abstinence est totale, s'étendant à la boisson aussi bien qu'à la nourriture solide, si elle est durable, et, si la personne continue de vaquer à ses occupations. Il faut rapprocher de ce phénomène l'abstinence de sommeil ; ainsi S. Pierre dAlcantara, pendant quarante ans, ne dormit quune heure et demie par nuit ; Ste Catherinede Ricci ne dormait qu'une heure par semaine.
V. La stigmatisation
1522. 1° Nature et origine. Ce phénomène consiste dans une sorte d'impression des plaies sacrées du Sauveur sur les pieds, les mains, le côté et le front : elles apparaissent spontanément, sans être provoquées par aucune blessure extérieure, et laissent couler périodiquement un sang non vicié. Le premier stigmatisé connu est S. François d'Assise : dans une extase sublime, sur le mont Alverne, le 17 septembre 1222, il vit un séraphin lui présentant l'image de Jésus crucifié et lui imprimant les sacrés stigmates ; il conserva jusqu'à sa mort ces plaies, d'où coulait un sang vermeil. Il essaya de cacher ce miracle, mais ne put y réussir complètement, et, à sa mort, le 11 octobre 1226, le prodige devint public. Depuis lors, les cas se sont multipliés. Le Dr Imbert en compte trois cent vingt et un, dont quarante et un parmi les hommes. Soixante-deux stigmatisés ont été canonisés.
1523. Il semble constaté que la stigmatisation n'existe que chez les extatiques, et qu'elle est précédée et accompagnée de très vives souffrances, physiques et morales, qui rendent ainsi le sujet conforme à Jésus souffrant. L'absence de ces souffrances serait un mauvais signe : car les stigmates ne sont que le symbole de l'union au divin Crucifié et de la participation à son martyre. L'existence des stigmates est prouvée par de si nombreux témoignages que les incroyants eux-mêmes en admettent généralement l'existence ; mais ils essaient de l'expliquer d'une façon naturelle. Ils affirment que, chez certains sujets doués d'une sensibilité exceptionnelle, on peut, en surexcitant l'imagination, provoquer des sueurs de sang qui ressemblent aux stigmates. En fait les quelques résultats que l'on a obtenus sont bien différents de ce qu'on remarque chez les stigmatisés.
1524. 2° Signes pour discerner les stigmates. Voilà pourquoi, afin de mieux différencier la stigmatisation des phénomènes artificiels qu'on provoque chez certains individus, il faut faire attention à toutes les circonstances qui caractérisent les vrais stigmates. 1) Les stigmates sont localisés aux endroits mêmes où Notre Seigneur reçut les cinq plaies, tandis que l'exsudation sanguine des hypnotisés n'est pas localisée de la même façon. 2) En général le renouvellement des plaies et des douleurs des stigmatisés a lieu aux jours ou aux époques qui rappellent le souvenir de la Passion du Sauveur, comme le Vendredi ou quelque fête de Notre Seigneur. 3) Ces plaies ne suppurent pas : le sang qui en coule est pur, tandis que la plus petite lésion naturelle sur un autre point du corps amène de la suppuration, même chez les stigmatisés. Elles ne guérissent pas, malgré les remèdes ordinaires, et persistent parfois pendant trente et quarante ans. 4) Elles produisent d'abondantes hémorragies ; ce qui se conçoit le premier jour où elles paraissent, mais devient inexplicable pour les jours suivants. L'abondance des hémorragies demeure aussi inexpliquée ; les stigmates sont généralement à la surface, loin des gros vaisseaux sanguins, et cependant ils laissent couler des flots de sang ! 5) Enfin, et surtout, ces stigmates ne se trouvent que chez des personnes qui pratiquent les vertus les plus héroïques, et qui ont en particulier un grand amour de la croix. Létude de ces circonstances montre bien que nous ne sommes pas ici en face d'un cas pathologique ordinaire, mais qu'il y a là l'intervention d'une cause intelligente et libre qui agit sur ces stigmatisés pour les rendre plus conformes au divin Crucifié.
Conclusion : différences entre ces phénomènes et les phénomènes morbides
1525. Les phénomènes qui se rattachent à l'extase sont si bien prouvés que les positivistes ne peuvent les nier ; ils essaient seulement de les assimiler à certains phénomènes morbides provenant de psycho-névroses et en particulier de l'hystérie ; quelques-uns mêmes y voient une forme de la folie. Assurément les Saints sont sujets à la maladie, comme les autres hommes ; mais là n'est pas la question ; il s'agit de savoir si, malgré leurs maladies, ils nous apparaissent sains et bien équilibrés au point de vue mental. Or sur ce point, il y a des différences tellement essentielles entre les phénomènes mystiques et les psycho-névroses, que nul homme de bonne foi ne peut s'empêcher de les constater et d'en conclure qu'il n'y a aucune assimilation possible. Ces différences se tirent spécialement : 1° du sujet ; 2° de la diversité des phénomènes ; 3° des résultats.
1526. 1° Différences du côté du sujet. Si on compare les malades atteints de psycho-névroses aux extatiques, les premiers sont des déséquilibrés au point de vue physique et moral, tandis que les seconds sont, au point de vue moral du moins, parfaitement équilibrés. A) Les premiers sont des déséquilibrés au point de vue mental aussi bien qu'au point de vue physique. On constate chez eux une diminution de l'activité intellectuelle et de la puissance de la volonté : la conscience est altérée ou suspendue, l'attention se ralentit, l'intelligence s'appauvrit, la mémoire se désagrège au point qu'on croit à un dédoublement de la personnalité ; bientôt il ne reste plus dans lesprit qu'un petit nombre d'idées fixes ; de là un certain monoidéisme, voisin de la folie. En même temps la volonté s'affaiblit ; les émotions prennent le dessus ; on est le jouet de ses caprices, ou des suggestions d'une volonté supérieure, on ne s'appartient plus. C'est donc un affaiblissement, une diminution de la personnalité, des forces intellectuelles et morales.
1527. B) C'est tout le contraire qui a lieu chez les mystiques : leur intelligence s'agrandit, leur volonté se fortifie, et ils deviennent capables de concevoir et de réaliser les plus grandes entreprises. Nous avons vu en effet comment ils acquièrent de nouvelles connaissances sur Dieu, sur ses attributs, sur les dogmes de foi, sur eux-mêmes. Sans doute ils ne peuvent exprimer tout ce qu'ils voient ; mais ils déclarent en toute sincérité avoir plus appris en quelques instants de contemplation qu'en de longues lectures ; et cette conviction se traduit par un progrès réel dans la pratique des vertus les plus héroïques. On les voit en effet plus humbles, plus charitables, plus soumis à la volonté divine, au milieu même des souffrances les plus rudes, et jouissant d'un calme, d'une paix, d'une sérénité inaltérables. Que nous sommes loin des agitations et des mouvements passionnés des hystériques !
1528. 2° Différences du côté des phénomènes. Il n'y a pas moins de différences du côté de la manière dont se produisent les phénomènes de part et d'autre. A) Rien de plus triste, de plus écurant que les crises hystériques : 1) La première phase ressemble à une légère attaque d'épilepsie, mais s'en distingue par la sensation d'une boule qui monte à la gorge, et qui au fond n'est qu'un gonflement de la gorge avec une impression d'étouffement, et par une sorte de sifflement qu'on perçoit par les oreilles. 2) La seconde consiste en des gestes désordonnés, des contorsions de tout le corps, notamment en arc de cercle. 3) La troisième est celle des attitudes passionnelles de frayeur, de jalousie, de lubricité en rapport avec l'image ou l'idée obsédante. 4) Le tout finit par des accès de pleurs ou de rires : c'est la détente qui se produit. Au sortir de ces crises, les sujets sont fatigués, épuisés et souffrent de diverses indispositions. B) Ici encore quelle différence d'avec les extatiques ! Point de convulsions, point d'agitations violentes : c'est le calme, le ravissement d'une âme intimèment unie à Dieu, si bien que les témoins de l'extase, par exemple ceux qui ont vu Bernadette au moment de ses visions à la grotte de Massabielle, ne peuvent retenir leur admiration. Aussi, comme le déclare S. Thérèse, n° 1456, le corps, au lieu d'être épuisé, reprend dans l'extase de nouvelles forces.
1529. 3° Différences du côté des effets. Quant aux effets, ils sont bien différents dans les deux cas. A) Chez les hystériques, plus se multiplient les scènes décrites, et plus le déséquilibre des facultés augmente : la dissimulation, le mensonge, l'abrutissement, la lubricité, tel est le résultat des expériences faites sur ces malheureuses victimes. B) Au contraire, chez les mystiques, c'est un accroissement constant d'intelligence, d'amour de Dieu, de dévouement au prochain. Quand ils ont occasion d'entreprendre des uvres, des fondations, ils déploient un bon sens, un esprit ouvert et ferme, une volonté énergique, que vient couronner le succès. Ste Thérèse, avant de mourir, avait fondé, malgré des oppositions nombreuses, seize couvents de femmes et quatorze d'hommes ; Ste Colette fonda treize monastères et ranima la discipline dans un grand nombre d'autres ; Mme Acarie, extatique dès l'âge de seize ans, fut mariée pendant trente ans, éleva six enfants, releva la fortune de sa famille compromise par les imprudences de son mari, et contribua, quand elle fut veuve, à fonder le Carmel en France ; Ste Catherine de Sienne, morte à trente-deux ans, qui pendant longtemps ne savait ni lire ni écrire, joua un rôle si important dans les affaires du temps et en particulier dans le retour des Papes à Rome, qu'un historien récent l'a appelée un homme d'état et un grand homme d'état. On le voit donc, il y a entre les hystériques et les stigmatisés de telles différences que vouloir les assimiler est aller contre toutes les règles de l'observation scientifique.
1580. 4° Objection. Cependant il reste une dernière difficulté à résoudre : il en est qui, avec Ribot, prétendent que l'extase est un rétrécissement progressif du champ de la conscience aboutissant au monoidéisme affectif ; puisque les mystiques ne rêvent plus que dunion intime avec Dieu. Pour répondre à cette difficulté spécieuce, on peut distinguer un double monoidéisme : lun est désorganisateur et désagrège peu à peu la personnalité en faussant le jugement ; telle est l'idée fixe du suicide qui recherche le néant comme le bien suprême ; mais l'autre est au contraire un monoidéisme coordinateur, qui fait sans doute prédominer dans l'âme une idée principale et y ramène toutes les autres, mais sans les fausser. Ce dernier, loin de désagréger la personnalité ne fait que la fortifier ; c'est parce que les grands politiques ont une idée fixe et y ramènent tous leurs desseins, qu'ils peuvent accomplir de grandes choses, pourvu que cette idée soit juste. Or c'est bien le cas pour les mystiques. Ils ont une idée prédominante, une idée fixe, celle de poursuivre avant tout leur fin dernière, c'est-à-dire l'union intime avec Dieu, source de tout bonheur et de toute perfection ; et ils y ramènent toutes leurs autres pensées, tous leurs sentiments, toutes leurs énergies. Cette idée est parfaitement juste ; elle ne désagrège rien, elle coordonne au contraire toutes les pensées et toutes les actions, en les orientant vers cette fin unique qui seule peut nous donner la perfection et le bonheur. Voilà pourquoi, même au point de vue humain, les Saints sont de grands actifs, pleins de bon sens, d'énergie et de constance, qui conçoivent et mènent à bonne fin de grandes entreprises. C'est ce qu'ont remarqué des incroyants eux-mêmes, comme nous l'avons déjà noté, n° 43. Soyons donc justes et avouons que les mystiques sont des hommes supérieurs en même temps que des Saints.
ART. II. PHENOMÈNES DIABOLIQUES
1531. Jaloux d'imiter l'action divine dans l'âme des Saints, le démon s'efforce d'exercer lui aussi son empire ou plutôt sa tyrannie sur les hommes. Tantôt il assiège pour ainsi dire l'âme par le dehors en lui suscitant dhorribles tentations ; tantôt il s'installe dans le corps et le meut à son gré comme sil en était le maître, afin de jeter le trouble dans l'âme. Dans le premier cas cest lobsession, dans le second c'est la possession. Sur l'action du démon il y a un double excès à éviter : il en est qui lui attribuent tous les maux qui nous arrivent ; c'est oublier qu'il y a en nous des états morbides qui ne supposent aucune intervention diabolique, les tendances mauvaises qui viennent de la triple concupiscence, et que ces causes naturelles suffisent à expliquer bien des tentations. Il en est d'autres au contraire qui, oubliant ce que nos Saints Livres et la Tradition nous disent de l'action du démon, ne veulent admettre en aucun cas son intervention. Pour se tenir dans le juste milieu, la règle à suivre est de n'accepter comme phénomènes diaboliques que ceux qui, soit par leur caractère extraordinaire, soit par un ensemble de circonstances, dénotent l'action du malin esprit. Nous traiterons. successivement de l'obsession et de la possession.
§ I. De lobsession
1632. I. Sa nature. L'obsession est au fond une série de tentations plus violentes et plus durables que les tentations ordinaires. Elle est externe, lorsqu'elle agit sur les sens extérieurs, par des apparitions ; elle est interne, lorsqu'elle provoque des impressions intimes. Il est rare qu'elle soit purement externe, le démon n'agissant sur les sens que pour troubler plus facilement l'âme. Cependant il y a des saints qui, tout en étant obsédes extérieurement par toutes sortes de fantômes, conservent dans leur âme une paix inaltérable.
1633. 1° Le démon peut agir sur tous les sens extérieurs : a) Sur la vue, en apparaissant tantôt sous des formes repoussantes, pour effrayer les personnes et les détourner de la pratique des vertus, comme il le fit pour la Vble Mère Agnès de Langeac et bien d'autres ; tantôt sous des formes séduisantes, pour attirer au mal, comme il arriva souvent à S. Alphonse Rodriguez. b) Sur l'ouie, en faisant entendre des paroles ou des chants blasphématoires ou obscènes, comme on le lit dans la vie de la Bse Marguerite de Cortone ; ou en faisant du tapage pour effrayer comme il arrivait parfois à Ste Madeleine de Pazzi et au Bx Curé d'Ars. c) Sur le toucher, de deux façons, en infligeant des coups et des blessures, comme on le lit dans les bulles de canonisation de Ste Catherine de Sienne, de St François Xavier, et dans la Vie de Ste Thérèse, d'autrefois par des embrassements qui ont pour but de provoquer au mal, comme S. Alphonse Rodriguez le raconte de lui-même. Comme le remarque le P. Schram, il est des cas où ces apparitions sont de simples hallucinations produites par une surexcitation nerveuse ; même dans ce cas, ce sont de redoutables tentations.
1534. 2° Le démon agit aussi sur les sens intérieurs, l'imagination et la mémoire, et sur les passions, pour les exciter. Comme malgré soi, on est envahi par des images importunes, obsédantes, qui persistent malgré des efforts énergiques ; on se sent en proie aux bouillonnements de la colère, aux angoisses du désespoir, à des mouvements instinctifs d'antipathie, ou au contraire à des tendresses dangereuses et que rien ne semble justifier. Sans doute il est difficile parfois de décider s'il y a obsession véritable ; mais quand ces tentations sont à la fois soudaines, violentes, persistantes, et difficiles à expliquer par une cause naturelle, on peut y voir une action spéciale du démon. En cas de doute, il est bon de consulter un médecin chrétien, qui puisse examiner si ces phénomènes ne sont pas dus à un état morbide quune bonne hygiène peut atténuer.
1535. II. Conduite du directeur. Il doit joindre la prudence la plus avisée à la bonté la plus paternelle. a) Sans doute il ne croira pas, sans preuves sérieuses, à une véritable obsession. Mais, qu'il y ait obsession ou non, il doit avoir pitié des pénitents assaillis de tentations violentes et persistantes, et 1es soutenir par de sages conseils. Il leur rappellera en particulier ce que nous avons dit de la tentation, de la manière d'y résister, n° 992-918, et des rémèdes spéciaux contre la tentation diabolique, n° 223-224. b) Si, dans la violence de la tentation, des désordres se sont produits sans aucun consentement de la volonté, il rappellera qu'il n'y a pas de péché sans consentement. En cas de doute, il jugera qu'il n'y a pas eu faute, au moins grave, quand il s'agit d'une personne qui habituellement est bien disposée. c) Quand il s'agit de personnes ferventes, le directeur se demandera si ces tentations persistantes ne font pas partie des épreuves passives que nous avons décrites plus haut, n° 1426 ; et alors il donnera à ces personnes les conseils appropriés à leur état d'âme.
1536. d) Si l'obsession diabolique est moralement certaine ou très probable, on peut employer, d'une façon privée, les exorcismes prescrits par le Rituel Romain ou des formules abrégées ; dans ce cas, il est bon de ne pas prévenir la personne qu'on va l'exorciser, si on craint que cette déclaration ne trouble et n'exalte son imagination ; il suffit de l'avertir qu'on va réciter sur elle une prière approuvée par l'Eglise. Quant aux exorcismes solennels, on ne peut les employer qu'avec la permission de l'Ordinaire, et avec les précautions que nous allons signaler en parlant de la possession.
§ II. De la possession
Nous expliquerons : 1° sa nature ; 2° les remèdes prescrits par le Rituel.
I. Nature de la possession
1537. 1° Ses éléments constitutifs. Deux éléments constituent la possession : la présence du démon dans le corps du possédé, et l'empire qu'il exerce sur ce corps, et, par son intermédiaire, sur son âme. C'est ce dernier point qu'il faut expliquer. Le démon n'est pas uni au corps comme l'âme l'est au corps ; il n'est par rapport à l'âme qu'un moteur externe, et s'il agit sur elle, c'est par l'intermédiaire du corps dans lequel il habite. Il peut agir directement sur les membres du corps, et leur faire exécuter toutes sortes de mouvements ; indirectement il agit sur les facultés dans la mesure où celles-ci dépendent du corps pour leurs opérations. On peut distinguer dans les possédés deux états distincts : l'état de crise et l'état de calme. La crise est comme une sorte d'accès violent, où le démon manifeste son empire tyrannique en imprimant au corps une agitation fébrile qui se traduit par des contorsions, des éclats de rage, des paroles impies et blasphématoires. Les patients perdent alors, ce semble, tout sentiment de ce qui se passe en eux, et, revenus à eux-mêmes, ne conservent aucun souvenir de ce qu'ils ont dit ou fait, ou plutôt de ce que le démon a fait par eux. Ce n'est qu'au début qu'ils sentent l'irruption du démon, après cela, ils semblent perdre conscience.
1538. Il y a cependant des exceptions à cette règle générale. Le P. Surin, qui, en exorcisant les Ursulines de Loudun, devint lui-même possédé, gardait conscience de ce qui se passait en lui. Il décrit comment son âme est partagée, ouverte d'un côté aux impressions diaboliques, et de l'autre abandonnée à l'action de Dieu ; comment il prie pendant que son corps roule par terre. Il ajoute : « Mon état est tel qu'il me reste très peu d'actions où je sois libre. Si je veux parler, ma langue est rebelle ; pendant la messe, je suis contraint de m'arrêter tout à coup ; à table, je ne puis porter les morceaux à ma bouche. Si je me confesse, mes péchés m'échappent ; et je sens que le démon est chez moi comme en sa maison, entrant et sortant comme il lui plaît ».
1539. Dans les intervalles de calme, rien ne vient décéler la présence du malin esprit : on dirait qu'il s'est retiré. Parfois cependant cette présence se manifeste par une sorte d'infirmité chronique qui déroute toutes les ressources de l'art médical. Souvent il y a plusieurs démons à posséder une seule personne : ce qui montre leur faiblesse. Généralemcnt la possession ne s'attaque qu'aux pécheurs ; il y a cependant des exceptions, comme dans le cas du P. Surin.
1540. 2° Les signes de la possession. Comme il y a des maladies nerveuses, et des monomanies ou cas d'aliénation mentale, qui se rapprochent, dans leurs manifestations, de la possession diabolique, il importe de donner des signes qui puissent la distinguer de ces phénomènes morbides. Or, d'après le Rituel Romain, il y trois signes principaux qui peuvent faire reconnaître la possession : parler une langue inconnue en faisant usage de plusieurs mots de cette langue, ou comprendre celui qui la parle ; découvrir les choses éloignées et occultes ; faire montre de forces qui dépassent les forces naturelles de lâge ou de la condition. Ces signes et autres semblables, lorsquils se trouvent réunis en grand nombre, sont les plus forts indices de la possession ». Un mot pour expliquer ces signes.
a) L'usage de langues inconnues. Il faut, pour le constater, un examen approfondi sur le sujet, voir s'il n'a pas eu occasion dans le passé d'apprendre quelques mots de ces langues, si, au lieu d'articuler quelques phrases apprises par cur, il parle et comprend une languequi lui était vraiment inconnue.
b) La révélation de choses occultes qu'aucun moyen naturel ne peut expliquer. Ici encore il faut donc une enquête approfondie : s'il s'agit, par exemple, de choses éloignées, il faut être sûr que le sujet ne les connaît pas par lettre, télégramme ou autre moyen naturel ; s'il s'agit de choses futures, il faut attendre leur réalisation pour voir si elles arrivent bien de la façon annoncée, et si elles sont assez précises pour ne donner lieu à aucune équivoque. On ne doit donc pas tenir compte de ces prédictions vagues annonçant de grands malheurs, suivis d'heureux succès ; il serait ainsi trop facile de se faire une réputation de prophète ! Quand le fait est dûment constaté, reste à voir si cette connaissance préternaturelle vient du bon ou du malin esprit, selon les règles sur le discernement des esprits ; et d'un malin esprit actuellement présent dans le possédé.
c) Le déploiement de forces dépassant notablement les forces naturelles du sujet, en tenant compte de son âge, de son entraînement, de son état morbide, etc. ; il y a en effet des cas de surexcitation où les énergies sont doublées. Nous avons déjà dit que le phénomène de lévitation, quand il est bien constaté, est préternaturel ; il est des cas où, en tenant compte des circonstances, on ne peut l'attribuer à Dieu ou à ses anges ; on doit donc alors y reconnaître une marque d'intervention diabolique.
1541. On peut ajouter à ces signes ceux qui résultent des effets produits par lemploi des exorcismes ou des choses sacrées, surtout lorsque cet emploi se fait à linsu des personnes quon croit possédées. Il en est, par exemple, qui au contact d'un objet saint, ou lorsqu'on récite sur elles des prières liturgiques, entrent dans des états de fureur indicible, et blasphèment horriblement. Mais ce signe n'est certain que lorsque ceci se fait à leur insu... si elles s'en aperçoivent en effet, elles peuvent entrer en fureur, soit à cause de leur horreur de tout ce qui est religieux, soit par simulation. Il n'est donc pas aisé de reconnaître une vraie possession, et on ne saurait être trop réservé avant de se prononcer.
1542. 3° Différences entre la possession et les troubles nerveux. Les expériences faites sur des personnes atteintes de maladies nerveuses ont montré une certaine analogie entre ces états morbides et les attitudes extérieures des possédés. Il ne faut pas s'en étonner : le démon peut produire soit des maladies nerveuses, soit des phénomènes extérieurs analogues à ceux des névroses. C'est une raison de plus pour être très réservé dans ses jugements sur les prétendus cas de possession. Mais ces analogies portent uniquement sur les gestes extérieurs, qui par eux-mêmes sont insuffisants pour prouver la possession. On n'a pas trouvé de névrosés qui parlent des langues inconnues, révèlent les secrets des curs ou prédisent l'avenir avec précision et certitude. Or ce sont là, avons-nous dit, les véritables signes de la possession ; quand ils sont tous absents, on peut croire à une simple névrose. Si parfois des exorcistes se sont trompés, c'est qu'ils s'étaient éloignés des règles tracées par le Rituel. Pour éviter ces erreurs, il est opportun de faire examiner le cas non seulement par des prêtres mais aussi par des médecins chrétiens.
1543. Ainsi le P. Debreyne, qui, avant d'entrer à la Trappe, avait exercé la médecine, raconte qu'il a eu à traiter une comunauté de femmes dont l'état présentait de grandes ressemblances avec celui des Ursulines de Loudun. Il les guérit en peu de temps par des moyens hygiéniques en particulier par un travail manuel assidu et varié. Il faut en particulier se défier des possessions épidémiques : il peut se faire qu'un cas réel de possession amène chez ceux qui en sont les témoins un état nerveux analogue extérieurement à la possession. Le meilleur moyen de déviter cette sorte de contagion est de disperser les personnes atteintes et de les éloigner du milieu où elles ont contracté cette nervosité.
II. Remèdes contre la possession
Ces remèdes sont, d'une façon générale, tous ceux qui peuvent affaiblir laction du démon sur1'homme, purifier l'âme et fortifier la volonté contre les assauts diaboliques ;d'une façon spéciale, ce sont les exorcismes.
1544. 1° Remèdes généraux. On emploiera tous ceux que nous avons signalés en parlant de la tentation diabolique, n° 223-224. A) L'un des plus efficaces est la purification de l' âme par une bonne confession, surtout une confession générale, qui en nous humiliant et en nous sanctifiant, met en fuite l'esprit orgueilleux et impur. Le Rituel conseille d'y ajouter le jeûne, la prière et la sainte communion. Plus on est pur et mortifié, et moins le démon a de prise sur nous ; et la sainte communion met en nous Celui qui a triomphé de Satan. Toutefois la sainte communion ne doit être recue que dans les moments de calme. B) Les sacramentauxet les objets bénis ont aussi une grande efficacité, a cause des prières que l'Eglise a faites en les bénissant. Ste Thérèse avait une confiance spéciale en leau bénite, confiance bien fondée puisque lEglise y attache la vertu de chasser le démon. Mais il faut en user avec un grand esprit de foi, d'humilité et de confiance. C) Le crucifix, le signe de la croix et surtout les reliques authentiques de la vraie croix sont redoutables au démon qui a été vaincu par la croix. Pour la même raison l'esprit malin craint beaucoup l'invocation du saint nom de Jésus, qui, d'après la promesse même du Maître, a un pouvoir merveilleux pour mettre le démon en fuite (Marc, XVI, 17).
1545. 2° Exorcismes. Jésus-Christ ayant laissé à son Eglise le pouvoir de chasser les démons, elle institua de bonne heure l'ordre des Exorcistes, auxquels elle conféra le pouvoir d'imposer les mains sur les possédés, catéchumènes ou baptisés ; et plus tard elle composa des formules de prières dont ils devaient se servir. Mais, comme la fonction d'exorciste est difficile à remplir, et qu'elle suppose beaucoup de science, de vertu et de tact, ce pouvoir est lié aujourd'hui, et ne peut être exercé d'une façon solennelle que par des prêtres choisis à cet effet par l'Ordinaire. Toutefois les prêtres peuvent faire des exorcismes privés, en utilisant les prières de l'Eglise ou d'autres formules ; les laïques eux-mêmes peuven t réciter ces prières, mais non pas au nom de l'Eglise.
1546. Le Rituel indique la façon de procéder et donne aux exorcistes de très sages conseils. Nous ne pouvons que rappeler les principaux. Quand une fois la possession a été constatée et qu'on a été délégué pour pratiquer les exorcismes : 1) Il convient de se préparer à cette fonction redoutable par une humble et sincère confession, afin que le démon ne puisse reprocher aux exorcistes leurs fautes ; et par le jeûne et la prière, puisqu'il est des démons qui ne cèdent qu'à ces moyens (Marc, IX, 28). 2) C'est dans une église ou chapelle que doivent se faire généralement les exorcismes, à moins que, pour de graves raisons on ne juge à propos de les faire dans une maison particulière. En tout cas, l'exorciste ne sera jamais seul avec le possédé : il doit être accompagné de témoins graves et pieux, assez robustes pour maîtriser le patient dans ses crises. S'il s'agit d'une femme, il y aura, pour la contenir, des matrones d'une prudence et vertu éprouvées ; et le prêtre y montrera la plus grande réserve et modestie.
1547. 3) Après avoir récité les prières prescrites, l'exorciste procédera aux interrogations. Il doit poser les questions avec autorité et se borner à celles qui sont utiles, et que conseille le Rituel : sur le nombre et le nom des esprits possesseurs, le temps et les motifs de leur invasion ; on le somme de déclarer quand il sortira et à quel signe On reconnaîtra sa fuite, le menaçant, s'il s'obstine à résister, d'augmenter ses tortures en proportion de sa résistance. Dans ce but, on redoublera les adjurations qui semblent l'irriter davantage, les invocations des Saints Noms de Jésus et de Marie, les signes de croix et les aspersions d'eau bénite ; on les obligera à se prosterner devant la ste Eucharistie ou le crucifix ou les saintes reliques. On évitera avec soin le verbiage, les plaisanteries, les questions oiseuses ; si l'esprit malin fait des réponses mordantes ou risibles, se lance dans des digressions, on lui impose silence avec autorité et dignité.
1548. 4) Il ne faut pas permettre aux témoins, qui du reste doivent être peu nombreux, de faire des questions ; qu'ils se tiennent silencieux, recueillis, et prient en union avec Celui qui chasse les démons. 5) L'exorciste ne doit pas, malgré lautorité dont il est revêtu, vouloir reléguer le démon dans un lieu plutôt que dans un autre ; il se borne à expulser l'esprit malin, en abandonnant son sort à la divine justice. Il faut continuer les exorcismes plusieurs heures, et même plusieurs jours, avec des intervalles de répit, jusqu'à ce que le démon sorte ou du moins se décrare prêt à sortir. 6) Quand la délivrance est bien constatée, l'exorciste prie Dieu d'interdire au démon de jamais rentrer dans le corps qu'il a dû abandonner ; il remercie Dieu, et invite la personne délivrée à le bénir ; et à éviter avec soin tout péché, pour ne pas retomber sous l'empire du malin.
Conclusion
1549. Ces phénomènes extraordinaires, divins ou diaboliques, montrent d'un côté la miséricordieuse bonté de Dieu pour ses amis privilégiés, auxquels il accorde, à côté d'indicibles souffrances, comme dans le cas de la stigmatisation, d'insignes faveurs qui sont comme un présage et un prélude de la gloire qu'il leur donnera dans le ciel ; et de l'autre la jalousie, la haine du démon qui, lui aussi, veut exercer son pouvoir tyrannique sur les hommes, en les sollicitant au mal d'une façon extraordinaire, en les persécutant quand ils résistent et étendent le règne de Dieu, en torturant par la possession certaines de leurs victimes. Il y a donc sur terre les deux cités si bien décrites par S. Augustin, les deux camps et les deux étendards dont parle S. Ignace. Les vrais chrétiens ne peuvent hésiter; plus ils se donnent à Dieu, plus ils échappent à l'empire du démon : si Dieu permet qu'ils soient éprouvés, ce n'est que pour leur bien, et, au milieu même de leurs angoisses, ils peuvent redire en toute confiance :
« Si Deus pro nobis, quis contra nos ? (Rom. VIII, 31)
Quis ut Deus ? »
CHAPITRE IV. Questions controversées
1550. Jusqu'ici nous avons exposé la doctrine communément reçue dans les diverses écoles de spiritualité, et nos lecteurs ont pu se rendre compte qu'elle suffit pleinement pour conduire et élever les âmes à la plus haute perfection, Dieu n'ayant pas voulu attacher le progrès dans la sainteté à la solution des questions librement controversées. Le moment est venu cependant d'exposer brièvement les principaux points en discussion ; nous le ferons aussi impartialement que possible, en vue non pas de concilier des opinions divergentes (ce qui est impossible), mais d'essayer un rapprochement entre les hommes modérés des diverses écoles.
1551. Causes de ces divergences. Un mot dabord sur les causes principales de ces divergences. 1) La première se tire assurément de la difficulté même et de l'obscurité des questions débattues. Ce n'est pas en effet chose aisée de pénétrer les secrets desseins de Dieu sur l'appel universel des baptisés à la contemplation infuse, ou de préciser la nature même de cet acte mystérieux où la part principale revient à Dieu, et où l'âme est plus passive qu'active, où el1e reçoit lumière et amour sans perdre sa liberté. Il n'est donc pas étonnant que les auteurs qui essaient de se rendre compte de ces merveilles, n'arrivent pas toujours aux mêmes explications. 2) Il est une autre cause qui vient de la diversité des méthodes. Comme nous lavons dit, n° 28, toutes les Ecoles s'efforcent de combiner ensemble les deux méthodes, expérimentale et déductive, mais, tandis que les unes font surtout appel à l'expérience, d'autres s'appuient davantage sur la méthode déductive. De là des différences dans les conclusions : les uns, frappés du petit nombre des contemplatifs, l'expliqueront en disant que tous ne sont pas appelés à la contemplation ; les autres, voyant que nous avons tous un organisme surnaturel suffisant pour arriver à la contemplation, en concluront que s'il y a peu de contemplatifs, c'est parce qu'il y a peu d'âmes assez généreuses pour faire les sacrifices nécessaires à la contemplation.
1552. 3) Cette divergence de vues est accentuée par le tempérament, l'éducation, le genre de vie que l'on mène : il y a des natures plus aptes à la contemplation que d'autres, et lorsque cette aptitude est augmentée par l'éducation et le genre de vie, on est naturellement porté à penser que la contemplation est quelque chose de normal ; d'autres, plus actifs, et trouvant, dans leur tempérament et leurs occupations, plus d'obstacles à la contemplation, en concluent facilement que c'est un état extraordinaire. 4) Enfin il ne faut pas oublier que les systèmes philosophiques et théologiques qu'on a embrassés sur la connaissance et l'amour, sur la grâce efficace et suffisante, ont leur retentissement en théologie mystique ; ainsi, quand on admet, avec les thomistes, que la grâce est efficace par elle-même, on est plus enclin à voir dans l'état passif le prolongement de l'état actif, puisque même dans ce dernier on agit déjà sous la motion efficace de la grâce. Qu'on ne soit donc pas surpris de ces divergences sur des points si ardus, et que chacun demeure libre de choisir le système qui lui semble le mieux fondé. On peut ramener à trois les principales questions discutées aujourdhui : 1° la nature de la contemplation infuse ; 2° l'appel universel à cette contemplation ; 3° le moment normal où elle commence.
§ I. Controverse sur la nature de la contemplation
1553. Tout le monde admet que la contemplition infuse ou mystique est un don gratuit de Dieu qui nous met dans l'état passif et nous donne une connaissance et un amour de Dieu que nous n'avons qu'à recevoir. Mais en quoi consiste cette connaissance ? Elle est évidemment distincte de celle que nous acquérons à l'aide des lumières de la foi ; de l'aveu de tous, elle est expérimentale ou quasi-expérimentale, n° 1394. Mais est-e1le immédiate, sans intermédiaire, ou est-elle médiate, avec des espèces soit acquises soit infuses ? Deux systèmes sont en présence.
1554. 1° Théorie de la connaissance immédiate. Cette théorie qui se réclame de l'autorité du Pseudo-Denys, de l'école de S. Victor et de l'école mystique flamande, admet que la contemplation infuse est une perception ou intuition ou vision immédiate, quoique obscure et confuse de Dieu ; étant immédiate, elle se distingue de la connaissance ordinaire de la foi ; étant obscure, elle diffère de la vision béatifique. Il y a des nuances dans la façon dont on l'expose. Ainsi le P. Poulain, s'appuyant sur la théorie des sens spirituels, pense que l'âme contemplative sent directement la présence de Dieu : « Pendant cette union, quand elle n'est pas trop élevée, nous ressemblons à un homme placé auprès d'un de ses amis, mais dans un lieu complètement obscur, et en silence. Il ne le voit donc pas, il ne l'entend pas, seulement il sent qu'il est là, au moyen du toucher, parce qu'il tient sa main dans la sienne. Il reste ainsi à penser à lui et à l'aimer » (Grâces doraison, ch. VI, n. 16).
1555. Le P. Maréchal, après avoir constaté que les mystiques affirment l'existence, dans les états de haute contemplation, d'une intuition intellectuelle de Dieu et de l'indivisible Trinité, estime « que la haute contemplation implique un élément nouveau, qualitativement distinct des activités normales et de la grâce ordinaire... la présentation active, non symbolique, de Dieu à 1'âme, avec son corrélatif psychologique : l'intuition immédiate de Dieu par l'âme » (La mystique chrétienne, Rev. de Philosophie, 1912, t. XXX, p. 478). Ce qui, ajoute-t-il, ne paraît pas tellement étrange si l'on admet (ce qu'il a exposé auparavant) que l'intuition de l'être est pour ainsi dire le centre de la perspective de la psychologie humaine.
Cette théorie est perfectionnée par le P. Picard. Après avoir exposé qu'au point de vue naturel, une saisie ou intuition immédiate de Dieu, mais confuse et obscure, n'est pas impossible quand une fois on a démontré l'existence de Dieu par les preuves classiques, il fait l'application de cette théorie à la contemplation mystique. Ce Dieu, dont la présence s'est animée au fond de l'âme « tantôt s'empare d'elle en l'étreignant par ses facultés connaissantes qu'il concentre sur Lui, dans le silence, l'admiration et la paix ; tantôt il saisit en maître sa volonté et ses puissances affectives... lorsque la saisie de l'âme par Dieu se fait sentir à l'âme plutôt selon ses facultés de connaissance, nous avons l'oraison de recueillement ; lorsque l'âme se sent prise par ses puissances volontaires et affectives, elle est dans l'oraison de quiétude » (La saisie immédiate de Dieu dans les états mystiques, 1923). L'auteur montre ensuite qu'au fur et à mesure que Dieu augmente la force de son étreinte, qu'il lui donne un empire plus absolu, plus exclusif, plus envahissant, l'âme progresse dans les degrés supérieurs de la contemplation. Il ajoute enfin que cette théorie est bien distincte de l'ontologisme ; car elle affirme que la notion d'être trouve son origine dans la perception de l'être fini, qu'elle est analogue, et attend, pour être appliquée à Dieu, que l'existence de Dieu ait été démontrée. Elle rejette la vision en Dieu : c'est notre esprit fini et imparfait, qui, à l'aide de ses seules idées et actes finis et imparfaits, atteint toutes les vérités dont il prend connaissance ; d'ailleurs cette intuition est essentiellement confuse et obscure.
1556. 2° Connaissance médiate. Mais l'opinion communément admise est que la connaissance du contemplatif, si parfaite soit-elle, demeure médiate en même temps que confuse et obscure, bien que quasi-expérimentale. Dans les premiers degrés, Dieu se contente de projeter sa lumière, la lumière des dons, sur nos concepts déjà existants, soit en attirant notre attention sur une idée d'une façon saisissante, soit en tirant de deux prémisses une conclusion qui nous frappe vivement, n° 1390 ; dans les états supérieurs, comme l'union extatique, il met en nous de nouvelles espèces intelligibles qui représentent les vérités divines d'une façon beaucoup plus saisissante que nos propres concepts, et cest alors que l'âme est dans le ravissement en percevant des vérités qui jusque là lui étaient inconnues. Et, comme elle goûte et savoure ces vérités, elle en a une connaissance quasi-expérimentale. Cette connaissance demeure donc une connaissance de foi mais beaucoup plus vive et surtout beaucoup plus affectueuse que la connaissance ordinaire et ce qui la différencie de celle-ci, c'est qu'elle est reçue de Dieu, l'âme recevant à la fois connaissance et amour et n'ayant qu'à consentir à l'action divine qui produit en elle ces dons si précieux.
1557. Nous nous rallions à cette doctrine que nous avons déjà exposée dans notre chapitre second. Elle nous paraît mieux sauvegarder la différence essentielle entre la contemplation, qui demeure médiate et obscure, per speculum et in ænigmate, et la vision béatifique qui est immédiate et claire. Mais nous nous garderons bien d'accuser d'ontologisme ceux qui maintiennent comme probable l'opinion d'une intuition immédiate, du moment qu'ils insistent sur son caractère confus et obscur, et rejettent le principe fondamental de l'ontologisme, en affirmant que l'esprit ne s'élève à Dieu qu'en partant des créatures. Sans doute plusieurs mystiques emploient des expressions hardies qui semblent, à première vue, supposer qu'ils sont en contact immédiat avec la substance divine, qu'ils voient Dieu ; mais, quand on examine le contexte, il semble bien que ces paroles doivent s'entendre des effets produits dans l'âme par l'action divine. Par le don de sagesse nous goûtons lamour, la joie, la paix spirituelle, que Dieu met dans notre âme : de là ce nom de goûts divins donné à l'oraison de quiétude par Ste Thérèse. Par les touches divines il semble aux mystiques que la substance même de leur âme est atteinte, tant l'impression produite par l'amour divin est profonde ! Mais quand ils viennent à détailler leurs impressions, ce qu'ils décrivent se ramène aux différents effets d'un amour ardent et généreux. On peut donc penser que s'ils emploient ces expressions si fortes, c'est à cause de la pauvreté du langage humain à décrire les impressions de grâce produites en leur âme.
§ II. De l'appel universel à la contemplation
1558. Il ne s'agit pas ici de l'appel individuel et prochain à la contemplation infuse, dont nous avons déjà parlé n° 1406 ; sur ce point tout le monde s'entend et accepte la doctrine de Tauler et de S. Jean de la Croix. Mais il s'agit de l'appel éloigné suffisant et général ; en d'autres termes, on se demande si toutes les âmes en état de grâce sont appelées dune façon générale, éloignée et suffisante à la contemflatt'on infuse. Or sur ce point précis il y a deux solutions opposées, qui découlent, en grande partie du moins, de l'idée différente qu'on se fait de la contemplation,
1559. 1° L'appel universel, éloigné et suffisant, est admis aujourd'hui, avec des nuances diverses, par un grand nombre d'auteurs, appartenant à divers Ordres Religieux, comme les Dominicains, les Bénédictins ; on en trouve aussi quelques-uns chez les Franciscains, les Carmes, les Pères de la Compagnie de Jésus, les Eudistes, et, dans le clergé séculier ; des Revues, en particulier la Vie spirituelle, ont été fondées pour soutenir et propager cette opinion. Le P. Garrigou-Lagrange expose vigoureusement cette thèse, en essayant d'établir que la vie mystique est le développement normal de la vie intérieure, et que par conséquent toutes les âmes en état de grâce y sont appelées. Voici en résumé ses arguments : a) Le principe radical de la vie mystique est le même que celui de la vie intérieure commune : c'est la grâce sanctifiante ou grâce des vertus et des dons. Or ces dons grandissent avec la charité, et, quand ils sont arrivés à leur entier développement, ils agissent en nous selon leur mode supra-humain, et nous mettent dans l'état passif ou mystique. Donc le principe de la vie intérieure contient en germe la vie mystique, qui est ici-bas comme la fleur de la vie surnaturelle.
1660. b) Dans le progrès de la vie intérieure, la purification de l'âme n'est complète que par les purifications passives. Or ces purifications sont d'ordre mystique. Donc la vie intérieure ne peut atteindre son progrès complet que par la vie mystique. c) La fin de la vie intérieure est la même que celle de la vie mystique, c'est une disposition très parfaite à recevoir la lumière de gloire aussitôt après la mort, sans passer par le purgatoire. « Or la disposition parfaite à recevoir la vision béatifique sitôt après le dernier soupir, ne peut être que la charité intense d'une âme pleinement purifiée, avec l'ardent désir de voir Dieu, tels que nous les constatons dans l'union mystique, et particulièrement dans l'union transformante. Celle-ci est donc bien ici-bas le sommet du développement de la vie de la grâce ».
1561. 2° Théorie d'un appel spécial et limité. Cependant ces arguments ne paraissent pas convaincants à tout le monde ; et un grand nombre d'auteurs spirituels appartenant à la Compagnie de Jésus, comme le Card. Billot, les PP. de Maumigny, Poulain, Bainvel, J. de Guibert, aux Carmes déchaussés, comme le P. Marie-Joseph du Sacré-Creur, ou vivant en dehors des écoles, comme Mgr Lejeune et Mgr Farges, pensent que la contemplation infuse est un don gratuit qui n' est pas donné à tout le monde, et qui par ailleurs n'est pas nécessaire pour arriver à la sainteté. Nous résumons leurs arguments. a) Assurément la théorie précédente est une magnifique construction théologique ; mais plusieurs des pierres de cet édifice ne semblent pas également solides. Ainsi il n'est pas démontré « que le septenaire des dons corresponde à sept habitus infus distincts, et non pas seulement à sept ordres de grâces diverses, à la réception desquelles l'intelligence et la volonté sont préparées chacune par un seul habitus. Et en outre, cela fût-il démontré, il faudrait prouver encore que les dons de Sagesse et d'Intelligence ne peuvent exercer pleinement leur fonction que dans la contemplation, et non pas aussi dans la réception des grâces de lumière ne comportant pas nécessairement cette forme particulière d'oraison : ce qui ne paraît pas non plus hors de conteste » (J. De Guibert). Il n'est pas démontré non plus que les dons agissent toujours selon le mode supra-humain ; le Card. Billot pense que ces dons agissent de deux façons, tantôt d'une façon ordinaire, en s'accommodant à notre mode humain d'agir, et tantôt d'une façon extraordinaire, en produisant en nous la contemplation infuse.
1562. b) Sans doute les épreuves passives semblent être le plus puissant moyen de purifier une âme, en la faisant passer par un véritable purgatoire ; mais, dans cette vallée de larmes où il y a tant d'occasions de souffrir et de se mortifier, n'est-il pas possible, par une douce résignation à la volonté de Dieu et par des mortifications positives faites sous la conduite du Saint Esprit et d'un sage directeur, d'arriver à faire son Purgâtoire sur terre ? Est-il démontré que les grâces de la contemplation soient la seule forme des grâces de choix ? Tout le monde avoue qu'il y a des âmes non encore élevées à la contemplation infuse, qui sont plus parfaites que d'autres que Dieu, par un libre choix, élève à la contemplation, afin précisément de les rendre meilleures, n° 1407 ; étant plus parfaites, elles sont par là même mieux purifiées. Il peut donc arriver qu'au moment de la mort leur purification soit complète. c) Il est bien vrai que la fin de la vie intérieure comme de la vie mystique est de nous préparer à la vision béatifique, et que l'union transformante en est, pour certaines âmes, la meilleure préparation. Est-ce la seule ? Il y a des âmes qui restent dans l'oraison discursive et affective et sont des modèles de vertus héroïques, qui extérieurement, et aux yeux de ceux qui les connaissent à fond paraissent aussi vertueuses et même plus que d'autres qui sont contemplatives. Est-il prouvé que les dons du Saint Esprit n'interviennent pas d'une façon éminente dans ces milliers d'oraisons jaculatoires que font certaines personnes en vaquant à leurs occupations chaque jour, dans l'exercice constant et surnaturel des devoirs professionnels, qui par leur continuité demandent un courage héroïque ? Et cependant, quand on interroge ces personnes, on ne trouve pas de traces de contemplation proprement dite, au moins habituelle. Ne faut-il donc pas avouer que Dieu, qui sait adapter ses grâces au caractère, à l'éducation, à la situation providentielle de chacun, ne conduit pas toutes les âmes par les mêmes voies ; que, tout en demandant à chacune une docilité parfaite aux inspirations du Saint Esprit, il se réserve de les sanctifier par des moyens différents ?
1563. 3° Essai de rapprochement. En réfléchissant sur les raisons apportées de part et d'autre il nous a semblé que les deux opinions pouvaient se rapprocher. A) Constatons tout d'abord les points communs sur lesquels les hommes modérés de chaque opinion s'entendent : a) Il y a eu et il peut y avoir des contemplatifs de tous les tempéraments et de toutes les conditions ; mais en fait il y a des tempéraments et des genres de vie qui sont plus aptes que d'autres à la contemplation infuse. La raison en est que la contemplation est un don gratuit, que Dieu accorde à qui il veut et quand il le veut, n° 1387, et que par ailleurs Dieu a coutume d'adapter ses grâces au tempérament et aux devoirs professionnels de chacun. b) La contemplation n'est pas la sainteté, mais un des moyens les plus efficaces pour y arriver ; la sainteté consiste en effet dans la charité, l'union intime et habituelle à Dieu. Or la contemplation est bien en soi la voie de raccourci pour arriver à cette union, mais ce n'est pas la seule, et il y a des âmes non contemplatives qui « peuvent être plus avancées dans la vertu, dans la vraie charité, que d'autres qui ont reçu plus rapidement la contemplation infuse » (P. Garrigou-Lagrange). c) Nous avons tous reçu au baptême un organisme surnaturel (grâce habituelle, vertus et dons) qui, lorsqu'il est arrivé à son plein développement, conduit normalement à la contemplation, en ce sens qu'il nous donne cette souplesse, cette docilité qui permet à Dieu de nous mettre dans l'état passif quand il veut et de la manière qu'il le veut. Mais en fait il y a des âmes qui, sans qu'il y ait de leur faute, n'arrivent pas sur terre à la contemplation.
1564. B) Malgré l'accord sur ces points importants, il reste cependant des divergences, qui viennent, nous le pensons, de tendances plus ou moins favorables à l'état mystique, et du caractère plus ou moins ordinaire ou extraordinaire qu'on attribue à cet état. Nous exposerons modestement notre solution, qui comprend deux affirmations : a) la contemplation infuse est en soi un prolongement normal de la vie chrétienne ; b) cependant, en fait, toutes les âmes en état de grâce ne semblent pas appelées à cette contemplation ; y compris l'union transformante.
a) La contemplation infuse, quand on la considère indépendamment des phénomènes mystiques extraordinaires qui parfois l'accompagnent, n'est pas quelque chose de miraculeux, d'anormal, mais résulte de deux causes : la culture de notre organisme surnaturel, surtout des dons du Saint Esprit, n° 1355, et d'une grâce opérante qui elle-même na rien de miraculeux. Nous avons dit en effet que l'infusion d'espèces intellectuelles nouvelles n'est pas nécessaire pour les premiers degrés de contemplation, n° 1390. On peut même ajouter, avec le Congrès carmélitain de Madrid, que la contemplation est en soi l'état d'union entre Dieu et l'âme le plus parfait qu'on puisse atteindre en cette vie, l'idéal le plus élevé et comme la dernière étape de la vie chrétienne en ce monde dans les âmes appelées à l'union mystique avec Dieu, le chemin ordinaire de la sainteté et de la vertu habituellement héroïque. Cette doctrine semble bien être la doctrine traditionnelle telle qu'on la trouve dans les auteurs mystiques, depuis Clément d'Alexandrie jusqu'à Saint François de Sales.
1565. b) Cependant il ne résulte pas nécessairement de ces prémisses que toutes les âmes en état de grâce soient vraiment appelées, même d'une façon éloignée, à l'union transformante. De même qu'au ciel il y a des degrés très différents dans la gloire, « stella enim a stella differt in claritate » (I Cor., XV, 41), ainsi il y a sur terre différents degrés de sainteté auxquels les âmes sont appelées dès cette vie. Or Dieu, toujours libre dans la distribution de ses dons, et qui sait adapter son action au tempérament, à l'éducation et au genre de vie de chacun, peut élever les âmes au degré de sainteté auquel il les destine, par des voies diverses. A celles qui, par leur caractère plus actif, et leurs occupations plus absorbantes, semblent faites pour l'action plus que pour la contemplation, il donnera des grâces pour exercer surtout les dons actifs : ces âmes vivront dans l'union intime et habituelle avec Dieu, parfois même multiplieront leurs oraisons jaculatoires au delà de ce qui semble dépasser les forces humaines ; et surtout elles accompliront, sous le regard de Dieu et par amour pour lui, avec une constance héroïque, les mille petits devoirs de chaque jour, constamment dociles aux inspirations de la grâce. Ainsi elles atteindront le degré de sainteté auquel Dieu les destine, et cela sans le secours, au moins habituel, de la contemplation infuse. Elles seront dans la voie unitive simple, telle que nous l'avons décrite, n° 1303 ss. On dit sans doute que ce sont là des exceptions, et que la voie normale de la sainteté est la contemplation. Mais quand ces exceptions sont nombreuses, ne faut-il pas en tenir compte dans le problème de l'appel éloigné, puisque le tempérament et les devoirs d'état sont des éléments qui aident à résoudre la question de la vocation ?
Au fond, l'accord est plus réel que ne semble l'indiquer la différence de langage. Les uns, se plaçant au point de vue abstrait et formel, admettent des exceptions nombreuses à l'appel universel, mais maintiennent le principe de l'universalité ; les autres, se plaçant sur le terrain pratique des faits, préfèrent déclarer tout simplement que l'appel n'est pas universel, bien que la contemplation soit un prolongement normal de la vie chrétienne.
1566. c) La solution que nous proposons est, ce nous semble, appuyée sur la doctrine traditionnelle. 1) D'un côté, presque tous les auteurs spirituels, de Clément d'Alexandrie à S. François de Sales, traitent de la contemplation comme du couronnement normal de la vie spirituelle. 2) D'un autre côté bien peu d'entre eux examinent explicitement la question de l'appel universel à la contemplation ; ceux qui le font ne s'adressent la plupart du temps qu'à des âmes d'élite, vivant dans des communautés contemplatives ou du moins très ferventes, Quand donc ils affirment que tous ou presque tous peuvent arriver à la fontaine d'eau vive (contemplation), c'est pour les membres de leur communauté qu'ils parlent, et non pour toutes les âmes en état de grâce. Par ailleurs, à partir du XVIIe s., époque où l'on commence à entrer dans la voie des précisions, un grand nombre d'auteurs demandent pour la contemplation infuse un appel spécial, et plusieurs affirment positivement quon peut arriver à la sainteté sans cette contemplation. Il y a donc lieu de ne pas confondre les deux questions ; et on peut admettre que la contemplation est le prolongement normal de la vie spirituelle, sans affirmer que toutes les âmes en état de grâce sont appelées à lunion transformante.
1567. Ajoutons que l'acquisition de la sainteté et la direction des âmes qui y tendent, ne dépendent pas de la solution de ce problème si ardu. Quand on insiste sur la culture des dons du Saint Esprit aussi bien que sur le détachement parfait de soi-même et des créatures, quand on conduit peu à peu les âmes à l'oraison de simplicité, qu'on leur apprend à écouter la voix de Dieu et à suivre ses inspirations, on les met ainsi sur le chemin qui conduit à la contemplation ; le reste appartient à Dieu, qui seul peut saisir ces âmes, et, selon la gracieuse comparaison de Ste Thérèse, les mettre dans le nid c'est-à-dire dans le repos contemplatif.
§ III. Du moment où commence la contemplation
1568. Avec le commun des auteurs, nous pensons que la contemplation infuse appartient à la voie unitive. Sans doute il est des cas exceptionnels où Dieu élève à la contemplation des âmes moins parfaites, précisément en vue de les perfectionner plus efficacement, n° 1407. Mais ce n'est pas là ce qu'il fait habituellement. Cependant des auteurs de marque, comme le P. Garrigou-Lagrange, placent dans la voie illuminative la purification des sens et l'oraison de quiétude. Ils s'appuient sur S. Jean de la Croix, qui écrit, dans la Nuit obscure : « La purification passive des sens est commune, elle se produit chez le grand nombre des commençants... Les progressants ou avancés se trouvent dans la voie illuminative, c'est là que Dieu nourrit et fortifie l'âme par contemptation infuse » (Nuit obscure, l. I, ch. VIII, ch. XIV). Nous connaissons ce texte depuis longtemps, mais avec le traducteur du grand mystique, H. Hoornaert, nous interprétons ce passage autrement. S. Jean de la Croix ne parle, dans ses divers ouvrages, que de la contemplation infuse ; or, dans cette contemplation, il y a des débutants, des progressants et des parfaits : les débutants sont, pour lui, ceux qui vont entrer dans la purtfication passive des sens : voilà pourquoi il en parle dès le premier chapitre de la Nuit obscure ; les avancés sont ceux qui sont entrés dans la contemplation infuse, la quiétude et l'union pleine ; les parfaits sont ceux qui ont traversé la nuit de l'esprit et sont dans l'union extatique ou l'union trans.formante. C'est donc un point de vue différent.
1569. D'ailleurs au point de vue didactique, qui doit dominer dans un Précis, il importe de rapprocher tout ce qui se rapporte aux différents genres de contemplation, afin d'en mieux faire ressortir la nature et les divers degrés. Voilà pourquoi nous avons cru devoir conserver le plan communément suivi. Mais je me hâte d'ajouter que Dieu, dont les voies sont aussi multiples qu'admirables, ne suit pas toujours les cadres logiques que nous essayons de tracer ; l'important pour le directeur est de suivre les mouvements de la grâce et non de les précéder.
1570. Voilà pourquoi nous ajoutons en terminant avec l'Ami du Clergé (8 déc. 1921, p. 697) que « ce qui est discuté si vivement en théorie n'empêche pas la certitude sur un certain nombre de règles pratiques essentielles... Pour profiter des bienfaits médicinaux d'une plante, il n'est pas strictement indispensable de connaître sa famille et son nom scientifique. Il en va de même pour la contemplation : on ne s'entend ni sur sa définition ni sur la place qu'il convient de lui assigner dans les classifications théologiques... Sans attendre les résultats techniques et théoriques, nos confrères en savent assez pour connaître le but vers lequel s'acheminent les âmes généreuses et pré-destinées et pour les aider à l'atteindre ». -C'est ce qui résultera plus clairement des conclusions que nous allons maintenant tirer.
Conclusion du livre III : direction des contemplatifs
Au cours de ce livre nous avons déjà plusieurs fois tracé les règles à suivre pour cette direction ; il importe d'en donner un coup d'il synthétique, et d'indiquer quelle doit être la conduite du directeur pour préparer les âmes à la contemplation, les guider au milieu des écueils qu'on y rencontre, les relever si elles avaient le malheur de déchoir.
1571. 1° C'est un devoir pour le directeur, s'il a sous sa conduite des âmes généreuses, de les préparer peu à peu à la voie unitive et à la contemplation. Ici deux excès à éviter : celui de vouloir pousser toutes les âmes pieuses indistinctement et rapidement à la contemplation, et celui de s'imaginer qu'il est inutile de s'en occuper.
1572. A) Pour éviter le premier écueil : a) le directeur se rappellera que normalement on ne peut songer à la contemplation que lorsqu'on a pratiqué pendant longtemps l'oraison et les vertus chrétiennes, la pureté de cur, le détachement de soi et des créatures, l'humilité, l'obéissance, la conformité à la volonté de Dieu, l'esprit de foi, de confiance et d'amour. Il se rappellera l'enseignement de S. Bernard : S'il y a, parmi les moines, des contemplatifs, ce ne sont pas les novices dans la vertu, qui, récemment morts au péché, travaillent dans les gémissements et la crainte du jugement à guérir leurs plaies encore fraîches. Ce sont ceux qui, après une longue coopération à la grâce, ont fait des progrès sérieux dans la vertu, n'ont plus à tourner et à retourner dans leur esprit la triste image de leurs péchés, mais font leurs délices de méditer jour et nuit et de pratiquer la loi de Dieu. b) S'il remarquait des désirs empressés, présomptueux pour la contemplation, il aurait soin de les calmer, en rappelant que nul ne peut s'y ingérer, et que d'ailleurs les suavités de l'oraison sont généralement précédées d'amères épreuves. c). Il se gardera bien de confondre les consolations sensibles des commençants ou même spirituelles des progressants avec les goûts divins, n° 1439, et attendra, pour se prononcer sur l'entrée dans l'état passif, l'apparition des trois signes distinctifs que nous avons exposés, nn° 1413-1416.
1573. B) Pour éviter le second écueil, il se rappellera que Dieu, toujours libéral en ses dons, se communique généreusement aux âmes ferventes et dociles. a) Sans parler directement de contemplation, il formera les bonnes âmes non seulement aux vertus, mais à la dévotion au Saint Esprit : il leur rappellera souvent l'habitation de ce divin Esprit dans l'âme, le devoir de penser souvent à lui, de l'adorer, d'obéir à ses inspirations, de cultiver ses dons. b) Il les aidera peu à peu à rendre leur oraison plus affective, à prolonger les actes de religion, d'amour, de donation de soi-même, d'abandon à la volonté de Dieu, actes qu'ils rediront souvent dans le courant de la journée, par une simple élévation de cur, et sans négliger leurs devoirs d'état, et la pratique des vertus. Quand il remarquera qu'elles sont portées à demeurer silencieusement sous le regard de Dieu, pour l'écouter et faire sa volonté, il les encouragera en leur disant que c'est là une oraison excellente et très fructueuse.
1574. 2° Quand lâme est entrée dans les voies mystiques, le directeur a besoin dune prudence extrême pour guider l'âme au milieu des sécheresses et des douceurs divines. A) Il faut, dans les épreuves passives, soutenir l'âme contre le découragement et les autres tentations, comme nous lavons indiqué, nn° 1432-1434. B) Dans la contemplation suave, on peut être exposé à la gourmandise spirituelle ou à la vaine complaisance. a) Pour éviter le premier défaut, il importe de se rappeler sans cesse que c'est Dieu seul, et non les goûts divins, qu'il faut aimer, que les consolations ne sont qu'un moyen pour nous unir à lui, et qu'il faut être prêt à y renoncer de cur, aussitôt qu'il lui plaît de nous en sevrer : Dieu seul suffit. b) Parfois Dieu se charge lui-même d'empêcher les mouvements d'orgueil, en imprimant dans l'âme d'une façon très vive le sentiment de son néant et de ses misères, et en montrant clairement que ces faveurs sont un pur don, dont on ne peut nullement se prévaloir. Mais, quand les âmes n'ont pas été complètement purifiées par la puit de l'esprit, elles ont besoin, comme le dit Ste Thérèse, de s'exercer sans cesse à l'humilité et à la conformité à la volonté de Dieu, nn° 1447, 1474. Il faudra surtout les prémunir contre le désir des visions, révélations et autres phénomènes extraordinaires ; il n'est jamais permis de les désirer, et les saints les repoussent soigneusement, par humilité, n° 1496.
1575. C) On n'oubliera pas que l'extase est une illusion quand elle n'est pas accompagnée dune extase dans la vie, selon l'expression de S. François de Sales, c'est-à-dire de la pratique des vertus héroïques, n° 1461. Ce serait une grave illusion de négliger les devoirs d'état pour donner plus de temps à la contemplation : le P. Balthazar Alvarez, qui avait été confesseur de Ste Thérèse, déclare nettement qu'on doit laisser la contemplation pour remplir son office ou subvenir aux besoins du prochain ; il ajoute que Dieu donne à celui qui sait ainsi se mortifier plus de lumière et d'amour en une heure doraison qu'à un autre en plusieurs heures.
1576. D) Ce serait une illusion plus grave ençore de s'imaginer que la contemplation confère le privilège de l'impeccabilité. L'histoire montre que les faux mystiques qui, comme les Béghards et les Quiétistes, se croyaient impeccables, sont tombés dans les vices les plus grossiers. Ste Thérèse insiste constamment sur la nécessité de la vigilance pour éviter le péché, même quand on est arrivé aux plus hauts degrés de la contemplation ; et S. Philippe de Néri disait souvent : « Mon Dieu, méfiez-vous de Philippe, autrement il vous trahirait ». Nous ne pouvons en effet persévérer longtemps sans une grâce spéciale ; or cette grâce est accordée aux humbles qui se défient d'eux-mêmes et mettent toute leur confiance en Dieu.
1577. 3° Il faut donc prévoir le cas où des âmes contemplatives tomberaient dans le péché. Ces chutes peuvent provenir de plusieurs causes : a) L'âme avait été élevée à la contemplation avant d'avoir suffisamment maîtrisé ses passions ; au lieu de continuer vigoureusement la lutte, elle s'est endormie dans un doux repos ; de violentes tentations ont surgi, et, trop confiante en elle-même, elle a succombé. Le remède, c'est la componction, c'est le retour à Dieu avec un cur contrit et humilié, c'est une longue et laborieuse pénitence : plus on est tombé de haut, et plus il faut d' « efforts humbles et constants pour remonter la pente et revenir aux sommets. Il appartient au directeur de le lui rappeler sans cesse avec bonté et fermeté. b) Il est des contemplatifs qui avaient lutté vigoureusement pour dominer leurs tendances mauvaises ; ils y avaient réussi ; mais s'imaginant que la lutte est finie, ils ralentissent leurs efforts, manquent de générosité dans l'accomplissement de certains devoirs considérés comme moins importants ; c'est une sorte de relâchement progressif, qui pourrait engendrer la tiédeur. Il importe d'enrayer ce mouvement rétrograde, en leur rappelant que plus le Bon Dieu se montre généreux à leur égard, et plus ils doivent redoubler de ferveur ; que les moindres négligences dans les amis de Dieu blessent au vif Celui qui leur prodigue ses faveurs. Qu'on lise dans l'auto-biographie de Ste Marguerite-Marie les reproches sévères que Notre Seigneur lui adressait pour la corriger de ses moindres infidélités, de ses manques de respect et d'attention dans le temps de l'office et de l'oraison, des défauts de droiture et de pureté en ses intentions, de la vaine curiosité, des moindres manquements à l'obéissance, même en vue de s'infliger plus d'austérités ; et qu'on s'inspire de ces reproches pour ramener ces âmes à la ferveur.
1578. c) D'autres s'attendaient à ne trouver dans la contemplation, après les premières épreuves passives, que suavité et goûts divins. Or en réalité Dieu continue de leur envoyer alternativement des désolations et des consolations, afin de les sanctifier d'une façon plus efficace. Elles se découragent et sont exposées au relâchement et à ses suites. Le grand remède, c'est de leur inculquer sans cesse l' amour de la croix, non que la croix soit aimable en elle-même, mais parce qu'elle nous rend plus conformes à Jésus crucifié. D'ailleurs, disait le Bx Curé d'Ars, « la croix est le don que Dieu fait à ses amis. Il faut demander l'amour des croix, alors elles deviennent douces. J'en ai fait l'expérience... oh ! j'avais bien des croix, j'en avais presque plus que je n'en pouvais porter ! Je me mis à demander l'amour des croix ; alors je fus heureux... Vraiment il n'y a de bonheur que là » (Monnin, Le Curé dArs, l. III, ch. III). Pour tout résumer en un mot, ce que le directeur des âmes contemplatives doit faire, c'est d'étudier les ouvrages et les biographies des mystiques, et de demander le don de conseil, pour ne rien dire à ces âmes qu'après avoir consulté le Saint Esprit.
Epilogue : les trois voies et le cycle liturgique
1579. Après avoir parcouru les trois voies ou les trois étapes qui mènent à la perfection, il ne sera pas inutile de voir comment chaque année la Sainte Eglise nous invite, dans sa liturgie, à recommencer et à perfectionner luvre de notre sanctification, avec ses trois degrés, la purification, lillumination et lunion à Dieu. La vie spirituelle est en effet une série de perpétuels recommencements, et le cycle liturgique vient chaque année nous solliciter à de nouveaux efforts. Tout, dans la liturgie, se rapporte au Verbe Incarné, médiateur de religion aussi bien que de rédemption, qui nous est présenté non seulement comme un modèle à imiter, mais aussi comme la tête d'un corps mystique qui vient vivre dans ses membres pour leur faire pratiquer les vertus dont il leur a donné l'exemple. Chaque fête, chaque période liturgique nous rappelle donc quelqu'une des vertus de Jésus, et nous apporte les grâces qu'il a méritées pour que nous les reproduisions en nous, avec sa collaboration.
1580. L'année liturgique, qui correspond aux quatre saisons de l'année, s'harmonise bien aussi avec les quatre phases principales de la vie spirituelle I. LAvent correspond à la voie purgative ; le temps de Noël et de l'Epiphanie répond à la voie illuminative où nous suivons Jésus en imitant ses vertus ; le temps de la Septuagésime et du Carême amène une seconde purification de l'âme, plus profonde que la première ; le temps pascal, c'est la voie unitive, avec l'union à Jésus ressuscité, union qui se perfectionne avec l'Ascension, et la descente du Saint Esprit. Expliquons brièvement ce cycle liturgique.
1581. 1° L'Avent, qui signifie avènement, est une préparation à la venue du Sauveur, et, comme telle, une période de purification et de pénitence. L'Eglise nous invite à méditer sur le triple avènement de Jésus : sa venue sur terre par lIncarnation, son entrée dans les âmes par la grâce, son apparition à la fin des temps pour juger tous les hommes. Mais cest sur le premier avènement qu'elle attire surtout notre attention : elle nous rappelle les soupirs des patriarches et des prophètes, pour nous faire désirer avec eux la venue du Libérateur promis, et l'établissement ou l'affermissement de son royaume dans nos âmes. C'est donc un temps de saints désirs et d'ardentes supplications, où nous demandons à Dieu de faire descendre sur nous la rosée de la grâce et surtout le Rédempteur lui-même : Rorate, cæli, desuper, et nubes pluant justum ! Cette prière devient plus pressante, avec les grandes antiennes, O Emmanuel, Rex gloriæ, Oriens, etc., qui en nous rappelant les titres glorieux donnés au Messie par les prophètes et les principaux traits de sa mission, nous fait désirer la venue de Celui qui seul peut soulager notre détresse.
1582. Mais cest aussi un temps de pénitence. L'Eglise nous y rappelle le jugement dernier auquel il faut nous préparer par l'expiation de nos péchés ; la prédication de S. Jean Baptiste nous invitant à faire pénitence pour préparer la voie au Sauveur : « Parate viam Domini, rectas facile semilas ejus » (Luc, III, 4). Autrefois on jeûnait trois fois par semaine, on le fait encore dans certains Ordres religieux, et si l'Eglise n'impose plus le jeûne à ses enfants, elle les exhorte à y suppléer par d'autres mortifications, et, pour le leur rappeler, célèbre les messes du temps en couleur violette, symbole de deuil. Ces saints désirs et ces pratiques de pénitence tendent évidemment à purifier l'âme et la préparent ainsi au règne de Jésus.
1583. 2° Voici le temps de Noël : le Verbe apparaît dans l'infirmité de la chair, avec les charmes mais aussi avec les infirmités de l'enfance, et nous invite à lui ouvrir nos curs pour qu'il y puisse régner en maître, et nous faire communier à ses dispositions et à ses vertus. C'est la voie illuminative qui commence : purifiés de nos fautes, détachés du péché et des causes qui pourraient nous y faire retomber, nous nous incorporons de plus en plus à Jésus pour avoir part à ses anéantissements, aux vertus d' humilité, d'obéissance et de pauvreté qu'il a si bien pratiquées au moment de sa naissançe et dans les circonstances qui l'ont suivie. Pour l'accueillir sur cette terre qu'il vient racheter, c'est à peine si quelques bergers et quelques sages de l'Orient viennent lui présenter leurs hommages ; ces Juifs qu'il a choisis pour son peuple ne daignent pas le recevoir : « in propria venit et sui eum non receperunt » (Joan., I, 2). Il est obligé de fuir en Egypte, et, quand il revient, il s'ensevelit dans un petit village de Galilée, et y demeure près de trente ans, grandissant en sagesse et en science, aussi bien qu'en âge, travaillant de ses mains comme un simple ouvrier, et obéissant en tout à Marie et à Joseph : tel est le spectacle que nous présente la liturgie, pendant le temps de Noël et de l'Epiphanie, pour mettre sous nos yeux les exemples que nous devons imiter. En même temps, elle nous invite à adorer d'autant plus profondément l'Enfant Dieu qu'il s'anéantit davantage, à le remercier et à l'aimer : « Sic nos amantem quis non redamaret ? »
1584. 3° Mais, avant de pouvoir goûter les joies de l'union divine, une nouvelle purification s'impose, plus rude, plus profonde que la première ; le temps de la Septuagésime et du Carême nous donnent l'occasion de la faire. La Septuagésime est comme le prélude du Carême. L'Eglise, en mettant sous nos yeux, dans l'Ecriture occurrente, le récit de la chute de l'homme, des péchés qui l'ont suivie, du déluge qui en fut le châtiment, de la vie sainte des Patriarches, qui en fut l'expiation, nous invite à repasser dans l'amertume de notre âme tous nos péchés, à les détester sincèrement, à les expier par une généreuse pénitence. Les moyens qu'elle nous propose sont : 1) le travail, ou l'accomplissement fidèle des devoirs d'état pour l'amour de Dieu : « ite et vos in vineam meam » ; 2) la lutte contre les passions : dans l'Epître, elle nous compare à des athlètes qui courent ou qui combattent pour obtenir une couronne, et nous invite à châtier notre corps et à le réduire en servitude ; 3) lacceptation volontaire de la souffrance et des épreuves, auxquelles nous sommes justement condamnés, avec une humble prière pour en bien profiter : « Circumdederunt me gemitus mortis
et in tribulatione mea invocavi Dominum ».
1585. A ces moyens le Carême ajoutera le jeûne, 1'abstinence et 1'aumône, pour lutter victorieusement contre les tentations ; nous les pratiquerons en union avec Jésus, qui, pendant quarante jours se retira au désert, pour y faire pénitence en notre nom, et consent à y être tenté pour nous apprendre comment résister au démon. La préface nous dira que le jeûne mate nos vices, éleve notre cur vers Dieu, et nous vaut un accroissement de vertu et de mérites. La scène du Thabor, racontée au deuxième dimanche, nous montrera que la pénitence a ses joies, quand on sait y joindre la prière, et lever les yeux vers Dieu pour y chercher un appui : « Oculi mei semper ad Dominum, quia ipse evellet de laqueo pedes meos ». L' Introït du 4e dimanche soutiendra notre courage, en nous faisant entrevoir les joies du ciel : « Lætare Jerusalem », dont la sainte communion, figurée par la multiplication des pains, nous donne déjà un avant-goût.
1586. Avec le dimanche de la Passion se dresse l'étendard de la croix : « Vexilla Regis prodeunt » ; c'est la croix toute nue, car limage du divin crucifié est voilée en signe de deuil et de tristesse, pour nous apprendre qu'il y a des moments où nous ne voyons qu'épreuves ; sans sentir aucune consolation. Mais lEpître du jour nous consolera en nous montrant notre Pontife qui, par l'effusion de son sang, entre dans le Saint des Saints, et en nous redisant que la croix, symbole de mort, est devenue une source de vie « ut unde mors oriebatur inde vita resurgeret ». Le dimanche des Rameaux, bientôt suivi des mystères douloureux, nous apprendra combien sont éphémères les triomphes terrestres les mieux mérités, et comment ils sont suivis des humiliations les plus profondes. Alors de l'âme angoissée s'élève un cri de douleur : « Deus Deus meus, respice in me : quare me dereliquisti » (I Cor., IV, 16) ; c'est le cri de Jésus au jardin des Oliviers, comme sur le Calvaire ; cest le cri de l'âme chrétienne, quand elle est visitée par les peines intérieures ou en butte à la calomnie. Mais l'Epitre vîent nous réconforter, en nous pressant de nous unir aux sentiments intérieurs de Jésus, obéissant jusqu'à la mort et à la mort de la croix, et bientôt récompensé par une exaltation telle que tout genou fléchit devant lui : si donc nous avons part à ses souffrances, nous aurons part aussi à ses triomphes, comme le dit S. Paul : « si tamen compatimur ut et conglorificemur » (Rom., VIII, 17).
1587. 4° La Résurrection et le cycle pascal nous rappellent la vie glorieuse de Jésus, image de la vie unitive. C'est une vie plus céleste que terrestre : Jésus, pendant son ministère, avait constamment vécu sur terre, avait travaillé, conversé avec les hommes, exercé l'apostolat ; après sa résurrection, il vit plus séparé que jamais de toutes les choses extérieures, n'apparaissant plus que rarement à ses apôtres, pour leur donner ses derniers enseignements, et retourne à son Père : « apparens eis et loquens de regno Dei » (Act., I, 3). C'est l'image des âmes qui, étant dans la voie unitive, cherchent désormais la solitude pour converser intimement avec Dieu ; si les devoirs d'état les obligent à traiter avec les hommes, ce nest qu'en vue de les sanctifier ; elles s'efforcent de se rapprocher de l'idéal tracé par S. Paul : « Si vous êtes ressuscités avec le Christ, recherchez les choses d'en haut, où le Christ demeure assis à la droite de Dieu ; affectionnez-vous aux choses den haut, et non à celles de la terre : car vous êtes morts, et votre vie est cachée avec le Christ en Dieu » (Col., III, 1-3). Avec l'Ascension, c'est encore un degré de plus : Jésus désormais vit au ciel, à la droite du Père, priant sans cesse pour nous : son apostolat n'en devient que plus fécond, parce qu'il nous envoie le Saint Esprit, l'Esprit sanctificateur qui transforme les Apôtres ; et par eux des millions d'âmes. Ainsi les contemplatifs, qui par l'esprit et le cur habitent déjà au ciel, ne cessent de prier et de se sacrifier pour le salut de leurs frères, et leur apostolat n'en est aussi que plus fécond.
1588. La Pentecôte, c'est la descente du Saint Esprit en chacune de nos âmes pour y opérer d'une manière plus lente et plus cachée la transformation merveilleuse opérée dans les Apôtres. Le mystère de la Sainte Trinité vient remettre devant nos yeux le grand objet de notre foi et de notre religion, la cause efficiente et exemplaire de notre sanctification ; et les fêtes du Saint Sacrement et du Sacré-Cur nous redisent que Jésus, dans l'Eucharistie où il manifeste les trésors de son Cur Sacré, mérite nos adorations et notre amour, et est en même temps le grand Religieux de Dieu, par qui et en qui nous pouvons rendre à l'adorable Trinité les hommages qui lui sont dus. Les nombreux dimanches qui suivent la Pentecôte représentent lépanouissement complet de luvre du Saint Esprit non seulement dans l'Eglise mais encore en chaque âme chrétienne, et nous invitent par conséquent à produire, sous l'action du Saint Esprit, des fruits abondants de salut jusqu'au jour où nous irons rejoindre au ciel Celui qui nous y a précédés pour nous y préparer une place.
1589. Dans ce cycle liturgique prennent place les fêtes des Saints ; les exemples de ces hommes, qui, membres du Christ comme nous, ont reproduit ses vertus, malgré toutes les tentations et tous les obstacles, nous servent d'un puissant stimulant. Nous les entendons nous dire avec S. Paul : « Soyez mes imitateurs comme je l'ai été du Christ : imitatores mei estote sicut et ego Christi » (I Cor., IV, 16).; et, en lisant au bréviaire le récit de leurs vertus héroïques, nous redisons la parole d'Augustin : « Tu non poteris quod isti, quod istæ ». Nous n'oublierons pas surtout que la Reine des Anges et des Saints, la Mère du Sauveur, est associée constamment à son Fils dans la liturgie, et que nous ne pouvons honorer le Fils sans honorer, aimer et imiter sa mère. Et c'est ainsi que, soutenus, aidés par la SteVierge et les Saints, incorporés au Verbe Incarné, nous nous approchons de Dieu en parcourant chaque année le cycle liturgique.
1590. Mais, pour bien profiter des moyens abondants de sanctification que nous offre la Sainte Eglise, il faut attirer en nous les dispositions intérieures de Jésus ; Il est une prière très belle et très efficace pour nous aider à reproduire en nous ces sentiments : c'est la prière O Jesu vivens in Maria ; et nous ne pouvons mieux terminer ce Précis qu'en lexpliquant brièvement.
PRIÈRE : O JESU VIVENS IN MARIA
O Jesu vivens in Mariâ, veni et vive in famulis tuis, in spiritu sanctitatis tuæ, in plenitudine virtutis tuæ, in perfectione viarum tuarum, in veritate virtutum tuarum, in communione mysteriorum tuorum, dominare omni adversæ potestati, in Spiritu tuo ad gloriam Patris.
O Jésus vivant en Marie, venez et vivez en vos serviteurs, dans lesprit de votre sainteté, dans la plénitude de votre force, dans la perfection de vos voies, dans la vérité de vos vertus, dans la communion de vos mystères, dominez sur toute puissance ennemie, en votre Esprit à la gloire du Père.
On peut distinguer dans cette prière trois parties d'inégale longueur : dans la première, on indique à qui s'adresse cette demande ; dans la seconde, se trouve l'objet de cette demande ; dans la troisième, son but final.
1591. 1° A qui s'adresse cette prière ? A Jésus vivant en Marie, c'est-à-dire au Verbe Incarné : à l'Homme-Dieu, qui, dans l'unité d'une même personne, possède à la fois la nature divine et la nature humaine, et qui est pour nous la cause méritoire, exemplaire et vitale de notre sanctification, n° 132. Nous nous adressons à lui, en tant qu'il vit en Marie. Il a vécu autrefois physiquement dans son sein virginal pendant neuf mois : il ne s'agit pas de cette vie qui a cessé dès la naissance de l'Enfant-Dieu ; il a vécu en elle sacramentellement par la sainte communion : mais cette présence a pris fin avec la dernière communion de Marie sur terre. Il y a vécu et il y vit encore mystiquement, comme tête du corps mystique, dont tous les chrétiens sont membres, mais à un degré bien supérieur, puisque Marie occupe dans ce corps la place la plus honorable, n°155-162. Il y vit par son divin Esprit, c'est-à-dire par l'Esprit Saint qu'il communique à sa sainte Mère, pour que cet Esprit opère en elle des dispositions semblables à celles qu'il opère dans l'âme humaine du Christ. En vertu des mérites et des prières du Sauveur, le Saint Esprit vient donc sanctifier et glorifier Marie, la rendre aussi semblable que possible à Jésus, si bien qu'elle en devient la copie vivante la plus parfaite.
C'est ce qu'explique bien M. Olier : « Ce qu'est Notre Seigneur à son Eglise, il l'est par excellence à sa très sainte Mère. Ainsi il est sa plénitude intérieure et divine ; et, comme il s'est sacrifié plus particulièrement pour elle que pour toute l'Eglise, il lui donne la vie de Dieu plus qu'à toute l'Eglise ; et il la lui donne même par gratitude, et en reconnaissance de la vie qu'il a reçue d'elle, car, comme il a promis à tous ses membres de leur rendre au centuple de ce qu'il aura reçu de leur charité en la terre, il veut rendre aussi à sa Mère le centuple de la vie humaine qu'il a reçue de son amour et de sa piété ; et ce centuple est la vie divine infiniment précieuse et estimable
Il faut donc considérer Jésus-Christ notre Tout, vivant en la Très Sainte Vierge en la plénitude de la vie de Dieu, tant de celle qu'il a reçue de son Père que de celle qu'il a acquise et méritée aux hommes par le ministère de la vie de sa Mère. C'est en elle qu'il fait voir tous les trésors de ses richesses, l'éclat de sa beauté et les délices de la vie divine... Il y habite en plénitude ; il y opère en l'étendue de son divin Esprit ; il n'est qu'un cur, qu'une âme, qu'une vie avec elle ». Cette vie il la répand continuellement en elle « aimant en elle, louant en elle, et adorant en elle-même Dieu son Père, comme un digne supplément de son cur, dans lequel il se dilate et se multiplie avec plaisir ». (Journée chrétienne, p. 395-396).
1592. Jésus vit en Marie en plénitude non seulement pour la sanctifier, mais pour sanctifier par elle les autres membres de son corps mystique : elle est en effet, nous dit S. Bernard, l'acqueduc par lequel nous arrivent toutes les grâces méritées par son fils : « totum nos habere voluit per Mariam », n° 161. Il est donc à la fois très agréable à Jésus et très utile à notre âme de nous adresser à Jésus vivant en Marie : « Qu'y a-t-il de plus doux et de plus agréable à Jésus-Christ que de l'aller chercher dans le lieu de ses délices, sur ce trône de grâce, au milieu de cette adorable fournaise du saint amour pour le bien de tous les hommes ? Quelle source plus abondante de grâce et de vie que ce lieu où habite Jésus comme en la source de la vie des hommes et en la mère nourrice de son Eglise ? ». Nous avons donc le droit d'être pleins de confiance lor.sque nous prions ainsi Jésus vivant en Marie.
1593. 2° Quel est l'objet de cette prière ? C'est la vie intérieure avec tous les éléments qui la constituent, vie intérieure qui n'est qu'une participation à cette vie que Jésus communique à sa Mère et que nous le supplions de vouloir bien nous commumquer à nous-mêmes. A) Comme Jésus vivant en Marie est la source de cette vie, nous lui demandons humblement de venir en nous et d'y vivre, en promettant de nous soumettre docilement à son action : VENI ET VIVE IN FAMULIS TUIS. a) Il vient en nous comme il vient en Marie par son divin Esprit, par la grâce habituelle : chaque fois qu'elle grandit en nous, l'Esprit de Jésus y grandit aussi ; et, par suite, chaque fois que nous faisons un acte surnaturel et méritoire, ce divin Esprit vient en nous et rend notre âme plus semblable à celle de Jésus comme à celle de Marie. Quel puissant motif pour multiplier et intensifier nos actes méritoires, en les informant par la divine charité ! (n° 236-248). b) Il agit en nous par la grâce actuelle qu'il nous a méritée et nous distribue par son divin Esprit : il opère en nous le vouloir et le faire, il devient le principe de tous nos mouvements, de nos dispositions intérieures, si bien que nos actes ne proviennent que de Jésus nous communiquant sa propre vie, ses sentiments, ses affections, ses désirs. C'est alors que nous pouvons dire, comme S. Paul : « Je vis, non plus moi, mais c'est Jésus qui vit en moi ». c) Pour qu'il en soit ainsi, il faut que, comme de fidèles serviteurs, in famulis tuis, nous nous laissions conduire par lui et coopérions à son action en nous ; comme l'humble Vierge nous devons dire en toute sincérité : « Voici la servante du Seigneur, qu'il me soit fait selon votre parole : ecce ancilla Domini, fiat mihi secundum verbum tuum ». Conscients de notre misère et de notre incapacité, nous n'avons qu'à obéir promptement aux moindres inspirations de la grâce. C'est là pour nous une servitude honorable, « cui servire regnare est », une servitude d'amour qui nous soumet à Celui qui est pour nous un Maître sans doute, mais aussi un Père, un ami, et qui ne nous commande rien que ce qui est utile au bien de notre âme. Ouvrons, ouvrons donc nos curs à Jésus-Christ et à son divin Esprit, pour qu'il y règne comme il a régné dans le cur de notre Mère !
1594. B) Jésus, étant la source de toute sainteté, nous lui demandons de vivre et d'agir en nous « in spiritu sanctitatis tuæ », pour nous communiquer sa sainteté intérieure. Il y a en lui une double sainteté ; une sainteté substantielle qui découle de l'union hypostatique, et une sainteté participée qui n'est autre que la grâce créée, n° 105 ; c'est celle-ci que nous le prions de nous communiquer. Cette sainteté, c'est tout d'abord l' horreur du péché et la séparation de tout ce qui peut y conduire, un éloignement extrême des créatures et de toute recherche égoïste ; mais c'est aussi une participation à la vie divine, une union intime avec les trois divines personnes, un amour de Dieu qui domine toute autre affection, en un mot la sainteté positive.
1595. Mais, comme nous sommes incapables de l'acquérir par nous-mêmes, nous le supplions de venir en nous avec la plénitude de sa force ou de sa grâce « in plenitudine virtutis tuæ ». Et même, comme nous nous défions de nos rébellions possibles, nous ajoutons avec l'Eglise qu'il veuille bien soumettre à son empire nos facultés rebelles ; « etiam rebelles ad te propitius compelle voluntates ». C'est donc une grâce efficace que nous sollicitons, cette grâce qui, tout en respectant notre liberté, sait agir sur les ressorts secrets de la volonté pour entraîner son consentement ; une grâce qui ne s'arrêtera pas devant nos répugnances instinctives ou nos folles oppositions, mais doucement et fortement opérera en nous le vouloir et le faire.
1596. C) Puisque la sainteté ne peut s'acquérir sans limitation de notre divin Modèle, nous le supplions de nous faire marcher dans la perfection de ses voies « in perfectione viarum tuarum », c'est-à-dire de nous faire imiter sa conduite, sa manière d'agir, ses actions extérieures et intérieures en tout ce qu'elles ont de plus parfait. En d'autres termes nous demandons de devenir des copies vivantes de Jésus, d'autres christs, pour que nous puissions dire à nos disciples, comme S. Paul : « Soyez mes imitateurs, comme je le suis du Christ ». Idéal si parfait que de nous-mêmes nous ne pouvons le réaliser ! Mais Jésus se fait notre voie : « ego sum via », voie lumineuse et vivante, voie marchante pour ainsi dire qui nous entraîne à sa suite : « Et ego, cum exaltatus fuero a terra, omnia traham ad me ipsum » (Joan., XII, 32). Nous nous laisserons donc entraîner par vous, ô divin Modèle, et nous essaierons de reproduire vos vertus.
1597. D) C'est pour cela que nous ajoutons : « in veritate virtutum tuarum ». Les vertus que nous demandons sont des vertus réelles, et non pas apparentes. Il en est qui cachent un esprit païen, sensuel et orgueilleux, sous un vernis de vertus purement extérieures. Ce n'est pas ce qui fait la sainteté. Ce que Jésus vient nous apporter, ce sont des vertus intérieures, des vertus crucifiantes, l'humilité, la pauvreté, la mortification, la chasteté parfaite de l'esprit et du cur aussi bien que du corps ; des vertus unifiantes, l'esprit de foi, de confiance et d'amour. Voilà ce qui fait le chrétien et le transforme en un autre Christ.
1598. E) Ces vertus, Jésus les a pratiquées surtout en ses mystères, et c'est pourquoi nous le prions de nous faire communier à la grâce de ses mystères : « in communione mysteriorum tuorum ». Ces mystères sont sans doute toutes les actions principales de Notre Seigneur, mais surtout les six grands mystères décrits par M. Olier dans son Catéchisme chrétien : l'Incarnation qui nous invite au dépouillement de tout amour propre pour nous consacrer totalement au Père, en union avec Jésus : « Ecce venio ut faciam, Deus, voluntatem tuam ». le crucifiement, la mort et la sépulture, qui expriment les degrés de cette immolation totale, par laquelle nous crucifions la nature mauvaise, et essayons de la faire mourir et de l'ensevelir à tout jamais ; la résurrection et l'ascension, qui signifient le détachement parfait des créatures et la vie toute céleste que nous désirons mener pour aller au ciel.
1599. F) Nous ne pouvons atteindre évidemment cette perfection que si Jésus vient dominer en nous sur toute puissance ennemie, la chair, le monde et le démon : « dominare omni adversre potestati ». Ces trois ennemis ne cessent de nous livrer de rudes assauts, et ne seront jamais anéantis, tant que nous vivrons sur terre ; mais Jésus, qui en a triomphé, peut les garrotter, les subjuguer, en nous donnant des grâces efficaces pour y résister : c'est ce que nous lui demandons humblement.
3° Et, pour obtenir plus facilement cette grâce, nous déclarons qu'avec lui nous ne poursuivons qu'un but, la gloire du Père que nous voulons procurer sous l'action du Saint Esprit : « In spiritu tuo ad gloriam Patris ». Puisqu'il est venu sur terre pour glorifier son Père « Ego honorifico Patrem », qu'il veuille bien compléter son uvre en nous, et nous communiquer sa sainteté intérieure, pour que nous puissions avec lui et par lui glorifier ce même Père et le faire glorifier autour de nous ! Alors nous serons vraiment les membres de son corps mystique, les religieux de Dieu : il vivra et régnera en nos curs pour la plus grande gloire de l'adorable Trinité.
Cette prière est donc une synthèse de la vie spirituelle, et un résumé de notre Précis. En le terminant, nous ne pouvons que bénir et inviter nos lecteurs à bénir avec nous ce Dieu d'amour, ce Père très aimant, qui en nous faisant participer à sa vie, nous a comblés, en son Fils, de toutes les bénédictions.
BENEDICTUS DEUS ET PATER DOMINI NOSTRI JESU CHRISTI, QUI BENEDIXIT NOS IN OMNI BENEDICTIONE SPIRITUALI IN CÆLESTIBUS IN CHRISTO.
FIN.
Pour compléter ces indications, voir l'excellent ouvrage de P. POURRAT, La Spiritualité chrétienne, 2 in-12, Paris, Gabalda, 1918-1921.
Revelationes Gertrudianæ ac Mechtildianæ, publiées par les Bénédictins de Solesmes, 1875-1877 ; trad. française : Le Héraut de l'amour divin, 1878 ; ou, Insinuations de la divine piété, 1918 ; Exercices spirituels de Ste Gertrude (Art catholique) ; Ste Gertrude, sa vie intérieure, par D. G. DOLAN, collect. Pax, 1922.
L'auteur, avant de mourir, nous a permis d'utiliser son travail, et nous avons été heureux de le faire.
Outre les traités de Philosophie, cf. CH. DE SMEDT, Notre Vie surnaturelle, 1912, Introduction, P, 1-37 ; J. SCHRYVERS, Les principes de la Vie spirituelle, 1922, p. 31.
C'est sur cette vérité que J.-J. OLIER, Catéchisme chrétien pour la vie intérieure, pp. 35, 37, 43 des éd. 1906 et 1922, base sa spiritualité : « Qui est celui qui mérite d'être appelé chrétien ? C'est celui qui a en soi l'Esprit de Jésus Christ... qui nous fait vivre intérieurement et extérieurement comme Jésus Christ. » - « Il (le St Esprit) y est avec le Père et le Fils, et y répand, comme nous avons dit, les mêmes sentiments les mêmes murs et les mêmes vertus de Jésus-Christ. »
Cette expression n'est pas tout à fait exacte, puisque la grâce n'est pas en nous une substance, mais un accident ou modification accidentelle de notre âme. Mais comme elle est quelque chose de fini et ne peut venir que de Dieu seul, sans être méritée par nous, on lui donne ce nom, ou parfois on l'appelle concréée, pour marquer qu'elle est tirée de la puissance obédientielle de notre âme.
En théologie, union physique ne veut pas dire union matérielle, mais union réelle.
P. BÉRULLE (appelé l'apôtre du Verbe Incarné), Discours de lEstat et des Grandeurs de Jésus.
Dans ce paragraphe, nous ne faisons que résumer le chap. V du Tr. de la Concupiscence de Bossuet.
Si donc on avait conscience d'être en état de péché mortel, il faudrait tout d'abord aller à confesse avec un cur contrit et humilié, et ne pas se contenter de la contrition même parfaite.
C'est ce qu'avait compris E. PSICHARI, Les Voix qui crient dans le désert, lorsquavant sa conversion définitive, dans le désert de Mauritanie, il disait du saint tel qu'il le concevait : « Jusqu'à sa mort il garde l'inquiétude de la perfection, ce mécontentement de soi-même qui n'est que le sentiment de sa réelle impuissance. A mesure qu'il s'affine dans sa vie morale, il voit se creuser davantage l'abîme qui le sépare de son Dieu. Plus il s'approche de la perfection, plus il la voit fuir devant lui. Aussi sa vie est-elle un rejaillissement perpétuel, un perpétuel mouvement, une glorieuse ascension et comme une escalade du ciel qui ne laisse nul répit. »
Dans la méthode de S. Sulpice, on y ajoute l'adoration, c'est à dire tous ces actes de religion, par lesquels nous adorons, louons, bénissons, aimons et remercions Dieu ; et on se met en face de Jésus, modèle et juge, comme il a été exposé, n° 462.
La traduction de la Bible par CRAMPON, corrigée, par d'illustres professeurs qui par modestie ont voulu cacher leur nom, et l'Abrégé qui en a été fait, rendront aux lecteurs intelligents les plus grands services.
Ainsi, dans la voie unitive, on distingue généralement deux formes distinctes : la voie unitive simple et la voie unitive accompagnée de contemplation infuse comme nous l'expliquerons plus loin.
S. Jean de la Croix, suivi par un certain nombre d'auteurs, a une terminologie spéciale sur les trois voies qu'il importe de connaître : il appelle commençants ceux qui sont tout près de la contemplation obscure ou nuit des sens ; avancés, ceux qui sont déjà dans la contemplation passive ; parfaits, ceux qui ont traversé la nuit du sens et celle de l'esprit.
Dom CHAUTARD, LAme de tout apostolat, p. 178-179.
Les distractions sont volontaires en soi quand on les veut de propos délibéré, ou lorsque sapercevant que limagination divague, on ne fait rien pour réprimer ses écarts ; volontaires dans leur cause, quand on prévoit que telle lecture ou occupation passionnante, d'ailleurs inutile, serait une source de distractions, et qu'on s'y livre quand même.
Signalons spécialement la méthode de S. François de Sales, Vie dévote, IIe Part., ch. II-VII ; celle des Carmes déchaussés, Instruction des novices du V. P. J. de Jésus-Marie, IIIe Part., ch. II ; celle de Cisterciens réformés, Directoire spirituel de Dom Lehodey, 1910, sect. V, ch. IV ; celle des Dominicains, Instruction des novices du P. Cormier.
Nous ne parlons pas des châtiments temporels par lesquels Dieu punit le péché : la Sainte Ecriture y revient souvent, surtout l'Ancien Testament. Mais quand il s'agit de déterminer si telle ou telle peine est le châtiment du péché véniel, on est souvent réduit à des conjectures. Il ne faut donc pas insister sur ce point, comme le font certains auteurs spirituels qui attribuent à des fautes vénielles des châtiments terribles ; ainsi la femme de Loth est changée en une statue de sel pour une faute de curiosité, Oza est frappé de mort pour avoir touché l'arche.
C'est ce qu'il démontre longuement dans le Progrès de lâme, ch. XIX, et il ajoute : « De même que tout culte tombe en ruine, sil n'a pour base les sentiments d'une créature pour son créateur... de même que les pénitences n'aboutissent à rien, si elles ne sont faites en union avec Jésus Christ
ainsi la sainteté a perdu le principe de sa croissance, quand elle est séparée d'un regret constant d'avoir péché. En effet le principe du progrès n'est pas seulement l'amour, mais l'amour né du pardon ».
Les motifs de pénitence que nous avons exposés, n° 736 ss. sont analogues à ceux que nous exposons ici, parce que la pénitence n'est au fond que la mortification en tant qu'elle répare les fautes passées.
S. François de Sales raconte (Vie dévote, IVe P., ch. IV) que sainte Catherine de Sienne ayant été violemment tentée contre la chasteté, Notre Seigneur lui dit : « Dis-moi, ces tiennes sales cogitations de ton cur te donnaient-elles plaisir ou tristesse, amertume ou délectation ? Et elle dit : « Extrême amertume et tristesse ». Et Notre Seigneur la consola en ajoutant que ces peines étaient un grand mérite et un grand gain.
« On est quelquefois surpris de quelque chatouillement de délectation, devant que bonnement on s'en soit pris garde ; et cela ne peut être pour le plus qu'un bien léger péché véniel, lequel se rend plus grand si, après qu'on s'est aperçu du mal où l'on est, on demeure par négligence quelque temps à marchander avec la délectation, si l'on doit l'accepter ou la refuser ». Vie dévote, 1. c., ch. VI.
Cette mollesse est bien décrite par MGR GAY, Vie et vertus chrétiennes, traité VIII. p. 525-526 : « Elle dort et demeure par suite exposée aux coups de l'ennemi, l'âme paresseuse, l'âme molle, lâche, pusillanime, que tout sacrifice épouvante, que tout travail sérieux surmonte, qui, riche peut-être de désirs, reste pauvre de résolutions et plus encore d'opérations, qui se ménage en tout, suit à peu près toujours ses pentes et se laisse aller aux courants ».
Nous ne traitons donc point, dans la voie illuminative, de la purification passive des sens ni de l'oraison de quiétude, qui, précisément parce qu'elles sont déjà un commencement de contemplation infuse, appartiennent à la voie unitive. Nous prévenons cependant les lecteurs que des auteurs de marque pensent que les premières purifications passives et la quiétude appartiennent à la voie illuminative.
Sans doute il y a des Saints qui ont parfois de ces élans d'amour qui se traduisent à l'extérieur par des manifestations sensibles ; mais ce ne sont pas eux qui les excitent, cest la grâce de Dieu, et ce serait présomption que de vouloir exciter en soi-même de violentes émotions, sous prétexte d'imiter les Saints.
S. Ignace n'ose aller aussi loin : d'autres saints l'ont osé, et on peut les imiter, si la grâce nous y porte.
Voir la dernière contemplation de S. Ignace, Ex. spir., IVe Sem.
C'est ce quexplique bien le Bx Eudes, Le Royaume de Jésus, 2e P., § 35, p. 259 : « Regardez votre prochain en Dieu et Dieu en lui ; c'est-à-dire, regardez-le comme une chose qui est sortie du cur et de la bonté de Dieu, qui est une participation de Dieu, qui est créée pour retourner dedans Dieu, pour être logée un jour dedans le sein de Dieu, pour glorifier Dieu éternellement, et dans laquelle Dieu sera en effet éternellement glorifié, soit par miséricorde ou par justice ».
Dans ce bref exposé, sans insister sur les différences accessoires entre la dévotion enseignée par le P. Eudes et celle de Paray-le-Monial, nous essayons de concilier ce qu'il y a de commun dans ces deux formes d'une même dévotion.
Ste Thérèse, écrivant à son frère Lorenzo de Cepeda, qui s'était plaint d'ennuis de ce genre, lui donne ce sage conseil : « Quant aux misères dont vous vous plaignez, il n'en faut faire aucun cas. Bien que je ne puisse parler d'expérience, puisque Dieu m'a toujours préservée de telles passions, je m'explique ce qui se passe. C'est l'intensité même des délices de l'âme qui produit le mouvement dans la nature. Avec la grâce de Dieu cela passera, si vous voulez bien ne pas vous en inquiéter » (Lettre 138, éd. Vicente de la Fuente).
Voilà pourquoi Donoso Cortès disait que les meilleurs conseillers sont les contemplatifs : « Parmi les personnes que jai vues de près, et jen ai vu beaucoup, les seules en qui jai reconnu un bon sens imperturbable, une véritable sagacité, une merveilleuse aptitude pour donner des solutions pratiques et sages aux problèmes les plus difficiles
sont celles qui ont mené une vie contemplative et retirée ». (Essai sur le catholicisme, p. 200).
La Vulgate en énumère douze : « Fructus autem Spiritus est : caritas, gaudium, pax, patientia, benignitas, bonitas, longanimitas, mansuetudo, fides, modestia, continentia, castitas » ; elle ajoute donc la longanimité, la modestie et la continence, et met la chasteté au lieu de la tempérance.
Ste Thérèse, dans sa Vie, ch. XIII, nous donne un exemple de cette oraison ; après avoir invité ses surs à méditer sur Jésus à la colonne, elle ajoute : « Mais il ne faut pas se fatiguer sans relâche à creuser son sujet : il faut aussi se tenir auprès de Notre Seigneur dans le silence de l'entendement. Lâme tâchera de se pénétrer de la pensée qu'il la regarde ; elle lui tiendra compagnie, elle lui parlera, lui adressera des demandes ; elle s'humiliera à ses pieds ; elle trouvera sa joie auprès de lui, elle se reconnaîtra indigne de demeurer en sa présence. Si elle peut en venir là, même dès le début de loraison, elle en tirera grand profit
».
« C'est pourquoi ils disent à l'âme : Allons, abandonnez ces pratiques, ce n'est qu'oisiveté et perte de temps ! Agissez, remettez-vous à méditer, à faire des actes intérieurs... tout le reste n'est qu'illuminisme et duperie. Les maîtres spirituels qui agissent ainsi ne comprennent donc ni le recueillement ni la solitude spirituelle de l'âme. Ils ne savent pas que dans cette solitude Dieu raffermit l'âme par ces ineffables onctions, ils jugent utile d'y superposer ou d'y mêler les onguents vulgaires d'un exercice spirituel qui force l'âme de remettre ses puissances en activité ». ( Vive flamme, 3e strophe, v. 3, n. 8, p. 216-217). Ste Thérèse se plaint aussi de ces directeurs qui font travailler les puissances, même le dimanche. ( Vie, chap. XIII).
M. J. RIBET, Mystique divine, t. I, ch. X, énumère les principales classifications. Alvarez de Paz en compte 15 : l'intuition de la vérité, la concentration intérieure des forces de l'âme, le silence, le repos, l'union, l'auditton de la parole de Dieu, le sommeil spirituel, lextase, le ravissement, l'apparition corporelle, lapparition imaginaire, la vision intellectuelle, lobscurité divine, la manifestation de Dieu, la vision intuitive de Dieu. Schram a une nomenclature plus complète et plus confuse. Le P. Scaramelli distingue douze degrés : le recueillement, le silence spirituel, la quiétude, l'ivresse d'amour, le sommeil spirituel, les anxiétés et la soif d'amour, les touches divines, l'union mystique simple, lextase, le ravissement, l'union stable et parfaite. Le P. Philippe de la T. Ste Trinité en énumère six : la récollection, la quiétude, l'union ordinaire, l'impulsion divine, le ravissement, le mariage spirituel.
Une comparaison peut le faire comprendre : quand on examine à l'il nu un vert d'eau, on n'y voit rien d'inquiétant ; si on le regarde à l'aide d'un puissant microscope, on recule d'horreur à la vue des petits monstres qu'on y découvre. Or la contemplation est comme un microscope qui nous aide à mieux voir nos défauts.
Le Card. Bona (Via compendii ad Deum, c. 10, n. 6) dit que S. François d'Assise passa deux ans dans ces épreuves purificatrices, Ste Thérèse, dix-huit ; la Bse Claire de Montefalco, quinze ; Ste Catherine de Bologne, cinq ; Ste Madeleine de Pazzi, cinq années dabord, puis seize autres ; le V. Balthazar Alvarez, seize. Ces chiffres comprennent sans doute la durée des deux nuits, lesquelles sont généralement séparées par un intervalle notable de douces consolations.
Le Château intérieur, composé en 1577, au monastère de Tolède, cinq ans avant sa mort, sur la demande du P. Gratien et du P.Velasquez, est le couronnement et la synthèse de toutes ses uvres, où elle décrit avec clarté et précision les sept degrés principaux d'oraison correspondant aux sept états de la vie spirituelle. La veille de la fête de la Ste Trinité, elle était à se demander quelle serait l'idée fondamentale de ce Traité lorsque Dieu voulut bien lui-même la lui suggérer. Il lui montra l'âme en état de grâce comme un magnifique globe de cristal en forme de château, ayant sept demeures. Dans la septième, au centre, se trouve Dieu lui-même, brillant dun éclat merveilleux dont toutes les demeures se trouvent illuminées, et cela dautant plus qu'elles sont plus proches du centre. En dehors du château, il n'y a que ténèbres et immondices, et des bêtes venimeuses qui s'attaquent à ceux qui s'aventurent en ces parages. La porte d'entrée c'est l'oraison, qui nous fait rentrer en nous-mêmes et trouver Dieu. On en sort par le péché mortel, dont la sainte fait une terrible description (1e Dem., ch. II). Il y a sept demeures : les deux premières correspondent à la voie purgative ; la troisième à la voie illuminative ; cest avec la quatriètne que commence la contemplation infuse.
La Sainte ne parle que de la volonté, parce que cest elle qui, étant la reine des facultés, est saisie principalement et la première, la contemplation étant un acte d'amour encore plus que de connaissance ; mais, comme la volonté n'agit quéclairée par l'intelligence, celle-ci est aussi dans une certaine mesure sous l'emprise divine.
S. Jean de la Croix fait remarquer (Montée, l. II, ch. XIV) que le temps passe si rapidement quand on jouit de la contemplation que parfois on se trompe sur sa durée : ce qui semble n'avoir duré que deux ou trois minutes peut fort bien s'être prolongé davantage.
Elle en donne la raison, Château, p.131 : « Effectivement, sa Majesté est alors tellement jointe et unie à l'essence même de l'âme, que le démon n'oserait approcher »...
Vie, ch. XVIII, p. 224 : « Cette oraison, si longue qu'elle soit, ne nuit pas à la santé ; du moins ne ma-t-elle jamais éte préjudiciable. Si indisposée que je fusse quand Dieu m'accordait cette faveur, je ne me souviens pas de m'en être jamais mal trouvée ; j'en éprouvais au contraire un mieux très sensible ».
Quon remarque ces expressions qui indiquent bien la différence immense qu'il y a entre le simple acte de foi et la connaissance ou persuasion que donne la contemplation.
Cest aussi ce qui résulte du témoignage de Ste Thérèse, Relat. XIII, uvres, t. II, p. 234 : « Je compris, par certaines choses qu'il me dit, que, depuis qu'il est remonté aux cieux, il n'est jamais descendu sur terre pour se communiquer aux hommes, si ce n'est dans le T. S. Sacrement ».
Telle fut en particulier Madeleine de la Croix, franciscaine de Cordoue, au XVIe s., qui, après s'être donnée au démon dès son enfance, entra au couvent à l'âge de dix-sept ans, et fut trois fois abbesse de son monastère. Aidée par le démon, elle simula tous1es phénomènes mystiques, extases, lévitation, stigmates, révélations et prophéties plusieurs fois réalisées. Se croyant sur le point de mourir, elle fit des aveux, puis les rétracta, fut exorcisée et enfermée dans un autre couvent de son ordre. Cfr. POULAIN, Grâces d'oraison, ch. XXI, n. 36.
Ste Thérèse en parle plusieurs fois : « Il est des personnes - j'en ai connu, non pas trois ou quatre, mais un grand nombre - qui, par suite de la débilité de leur imagination ou de l'activité de leur entendement, ou je ne sais pour quel autre motif, se trouvent tellement remplies des fautômes de limagination qu'elles croient voir réellement tout ce qu'elles pensent ». (Château, 6e Dem. , ch. IX, p. 253).
Ainsi, au milieu du XIXe s., une voyante, nommée Cantianille, gagna la confiance d'un pieux évêque qui publia une prétendue révélation contenant une peinture horrible des murs des prêtres de son diocèse ; il fut bientôt obligé de donner sa démission. (POULAIN, op. cit. ch. XXII). C'est peut-être pour cette raison qu'on a prohibé la publication du Secret de Mélanie.
Ainsi il est raconté dans la vie de Ste Catherine de Bologne que le démon lui apparaissait parfois sous la forme du Christ crucifié et lui commandait, sous prétexte de perfection, des choses impossibles, pour la jeter dans le désespoir. (Vita altera, cap. II, 10-13, dans les Bollandistes, 9 mars).
Le P. FAGES, O. P., dans l'Histoire de S. V. Ferrier, explique que c'était une prophétie conditionnelle, comme celle de Jonas sur Ninive ; et que le monde fut sauvé précisément par les conversions nombreuses que fit le Saint.
On lira avec intérêt l'article où S. Thomas synthétise ces diverses grâces (Ia IIæ, q. III, a. 4), en montrant combien elles sont utiles au prédicateur de la foi : 1) pour lui donner une pleine connaissance des choses divines ; 2) confirmer ce qu'il prêche par des miracles ; 3) et prêcher la parole de Dieu avec plus d'efficacité.
Cette prière, composée par le P. DE CONDREN et complétée par M. OLIER, est récitée, chaque jour dans les séminaires de Saint-Sulpice, à la fin de l'oraison. Le VÉN. P. LIBERMANN l'a pieusement commentée, Lettres, t. II, p. 506-522.
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