[16] Stendhal, Rome, Naples et Florence, op. cit., p. 350. - ORBi lu
le voyage s'avère indissociable du récit qu'il suscite, de ce genre littéraire
quelque ..... Le dépaysement est tel qu'il dépouille le sujet de toute assise, de
tout repère. ...... qui se livre à l'examen des interactions entre espaces humains et
littérature, ...... L'ajustement romanesque est de l'ordre de l'hyperbole, de l'
euphorisation ...
part of the document
NATHALIE ROELENS
ÉLOGE DU DÉPAYSEMENT
DU VOYAGE AU TOURISME
À T.
INTRODUCTION
« In via patria » (La seule patrie, cest la voyage) (Saint Augustin)
« Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent /Pour partir » (Charles Baudelaire, « Le voyage »)
À une époque où lindustrie du tourisme est plus que florissante, il semble opportun de se pencher sur les origines du voyage en Europe, sur le Grand Tour comme sa matrice pédagogique et culturelle. Le déplacement à létranger aura mené à lénigme de la différence des murs et le cosmopolitisme à léveil des consciences non encore éclairées. Si le tourisme se nourrit de textualités guides, sites web, etc. , le voyage savère indissociable du récit quil suscite, de ce genre littéraire quelque peu hybride (entre document et fiction) qui requiert davantage quune approche littéraire, fût-elle géocritique (selon cette discipline que le regain dintérêt pour les lieux a engendrée), car il mobilise des considérations anthropologiques, historiques et philosophiques. Le voyage, qui a toujours suscité soit lopprobre soit lengouement, est-il désormais menacé par lubiquité virtuelle et par les flux globalisants ? La villégiature de masse signe-t-elle la fin du sentiment du divers ? Gageons quil y aura toujours un recoin propice au dépaysement.
Historiquement le voyage fut toujours proscrit comme source de dispersion, de dégradation morale, bref dégarement, et son récit jugé frivole, inutile, dangereux. À linstar des utopies, les voyages étaient considérés comme autant de remises en cause de la Providence divine, responsable de lordre immuable des choses, et la curiosité du voyageur comme attention accordée à linessentiel : « Les pèlerins, mus par la dévotion, sont depuis longtemps invités, lorsquils se déplacent sur les routes, à ne poser leur regard et à ne faire halte quauprès des monuments et des reliques liés à leur cheminement de croyants». Même la géographie amoureuse de la Carte de Tendre (et non du Tendre, comme on a coutume de le dire, car Tendre est un nom de pays) incitait à suivre un parcours balisé, jalonné de lieux saillants, de villages galants dont on ne pouvait sécarter sous peine de se fourvoyer, en somme de se perdre (au sens physique et moral) dans la « Mer Dangereuse » ou dans les « Terres inconnues », voire daboutir au « Lac dIndifférence ».
Le voyage profane semble à plus forte raison porter en lui le germe de la dissidence : ainsi Montaigne, animé par un but non plus votif mais voulant se faire plaisir et sinstruire, revendique-t-il dans ses Essais lerrance, le vagabondage, la divagation : « Je respons ordinairement à ceux qui me demandent raison de mes voyages : que je sçay bien ce que je fuis, mais non pas ce que je cherche », ce quon pourrait inscrire dans une « esthétique de la digression répondant aux exigences du scepticisme » : « Je mesgare : mais plustost par licence, que par mesgarde. [
] mon stile, et mon esprit, vont vagabondant de mesmes » ou, plus prosaïquement : « Sil faict laid à droicte, je prens à gauche ; si je me trouve mal propre à monter à cheval, je marreste. [
] Ay-je laissé quelque chose à voir derriere moy ? Jy retourne ; cest tousjours mon chemin. Je ne trace aucune ligne certaine, ny droicte ny courbe ». Dans son Journal de voyage en Italie (1580-1581), qui navait pas vocation à être publié, il récidive, prétendant quil na « nul project que de se promener par des lieux inconnus», quoiquon sache que ce son long périple (de 13 mois) avait un dessein curatif : guérir sa gravelle ou maladie de la pierre, à tel point que ce Journal a été qualifié d« histoire thermale et diététique » par son préfacier M. de Querlon, deux siècles plus tard. Toutefois, dès lors que le corps est capricieux, le voyage lest aussi.
Le voyage moderne dépasse en effet les métaphores théologiques de lhomo viator comme perfectionnement moral. Une petite révolution épistémologique sobserve à lépoque classique : lexpérience prime désormais sur la connaissance livresque, la pratique sur la théorie. On compte parmi les voyageurs des érudits, des scientifiques, des militaires, des commerçants, qui éprouvent tous le besoin de rendre compte par écrit de cette expérience. Surgit alors le récit de voyage, mais le droit chemin est bien vite écarté. Or, à lépoque des Lumières un paradoxe sobserve dont le Chevalier de Jaucourt se fait le porte-parole. Dune part, le voyage trouve sa légitimité dans sa fonction expérimentale, ses vertus pédagogiques ou thérapeutiques, dautre part, le récit de voyage est stigmatisé pour les mensonges quil véhicule : « Dordinaire les voyageurs usent de peu de fidélité. Ils ajoutent presque toujours aux choses quils ont vues, celles quils pouvoient voir ; [
] de même quils trompent leurs lecteurs ensuite ». Le voyage ne pêche dès lors plus par manque de rectitude, mais par manque de fiabilité : cest sa facticité qui est hypothéquée par une sincérité suspecte, engendrant le thème du voyageur menteur et mystificateur, en proie aux « infidélités », « aux tentations de la fiction littéraire ». Dans la formule « Ils ajoutent presque toujours aux choses quils ont vues, celles quils pouvoient voir », le pouvoir libérateur (les possibles narratifs) soppose au devoir régulateur, comme si avec le pouvoir, qui dans le spectre des modalités soppose au devoir, resurgissait la déviance morale (au niveau de lénoncé) dans un voyage qui nétait plus répréhensible quau niveau de lénonciation. Il faut donc insister sur le côté séditieux de tout voyage de par son désaveu de toute autorité, sans désolidariser lénonciation de lénoncé, ni scinder le logique, du moral, du juridique ou de lesthétique. Le fait quil oscille entre documentaire et fiction, rend le récit de voyage essentiellement dé-routant. Le flou générique se reflète dans les libellés multiples : récit, relation, Journal de voyage, Lettres familières, Mémoires dun touriste, Impressions de voyage, Carnets du grand chemin, etc. Aussi le récit de voyage se vautre-t-il dans une marge du littéraire bien commode pour des esprits épris de liberté.
Le voyage au XIXe siècle se montre toujours dissipé, ce que se répercute dans une rédaction sujette aux atermoiements : « Je vais toujours commencer ma lettre, mon cher ami, sans savoir quand jaurai le temps de la finir », lit-on dans une des missives qui composent le Voyage en Italie de Chateaubriand. Stendhal, dans lincipit de son Rome, Naples et Florence, insiste pour sa part sur le naturel de son esquisse non exempte de « phrases incorrectes », ce quon interpréta comme « une réaction marquée contre le bien écrit des deux auteurs qui avaient lancé la mode des écrivains romantiques voyageurs : Chateaubriand et Madame de Staël ». Les premières lignes de Rome, Naples et Florence attestent en outre que tout départ se fait dans lemportement : « transport de joie, battements de cur », voire dans la folie, « Que je suis encore fou à trente ans ! », véritable syndrome de Stendhal avant la lettre, mais aussi dans la clandestinité, dans lillégalité : « Mais je me cache soigneusement du ministre : les eunuques sont en colère permanente contre les libertins. Je mattends même à deux mois de froid à mon retour».
Le récit de voyage déjoue aussi tout contrat de fiducie avec le lecteur dès lors quil est pris en charge par un narrateur non fiable, qui parle des lieux où il na pas été. Stendhal simule ainsi une visite au site de Paestum, certes par le biais dune prétérition : « Il y aurait trop à dire sur larchitecture des temples de Paestum et des choses trop difficiles à comprendre » et se met à inventer de toutes pièces une rencontre avec Rossini dans une auberge de Terracina : « Nous restons à prendre du thé jusquà minuit passé : cest la plus aimable de mes soirées dItalie, cest la gaieté dun homme heureux. Je me sépare enfin de ce grand compositeur, avec un sentiment de mélancolie ». LorsquAlexandre Dumas dans son Corricolo. Impressions de voyage à Naples se met lui aussi à enfanter une anecdote analogue, la méfiance du lecteur sera au comble.
Quoique le voyage se solde souvent par une consécration de la vertu et de la sagesse, un retour à lordre établi témoin tous les voyages initiatiques de notre littérature : de lOdyssée (Ulysse doit honorer son engagement envers les Athéniens et envers sa femme Pénélope) à La Divine Comédie (Dante retrouve Béatrice au Purgatoire, levier pour atteindre la visio dei au Paradis), du Quichotte à Candide, dAlice au pays des merveilles (doté dune fin victorienne) à Pinocchio (content dêtre devenu un ragazzino perbene, un petit garçon convenable), jusquaux expéditions pseudo-scientifiques de Jules Verne , cest là encore pour se dédouaner des débridements, de la frivolité intrinsèque du genre, de limpunité liée à la distance géographique, comme les peintres qui, sous prétexte dhonorer la mythologie, pouvaient pratiquer le nu dans tous ses excès.
On eût cru que le XXe siècle, après cette fêlure avec les instances autoritaires, pût donner libre cours à toute la puissance subversive du genre sans devoir négocier une fin consensuelle, sans devoir se justifier. Or les voyages non canoniques sont toujours tenus de se démarquer dune norme désuète mais apparemment opiniâtre : Le Bateau ivre (1871) dArthur Rimbaud, La Prose du Transsibérien (1913) de Blaise Cendrars et Sonia Delaunay, LÉtrange Voyageur sans bagages (1922) de Philippe Soupault, les explorations périlleuses dAntoine de Saint-Exupéry, les voyages dans des contrées imaginaires, oniriques et lexploration de soi de Henri Michaux, La Modification (1957) ou les Génie du lieu de Michel Butor demeurent tous dans la frange avant-gardiste dune littérature normative qui, quoique peu fournie, a toutefois inspiré des disciplines comme la narratologie formaliste qui prétend décortiquer le récit comme une quête (au gré dun mûrissement du sujet avec un départ et une sanction à larrivée). Sil est vrai que « tout récit est un récit de voyage », au sens dune pratique de lespace, il faut sans doute tenir compte de son irrespect envers toute doxa. De sorte que le voyage et son récit savèrent toujours un parti pris contre une instance en place. Même le projet de Carol Dunlop & Julio Cortazar relaté dans Les Autonautes de la cosmoroute, pour innocent quil paraisse, relève dune infraction. Leur expédition passer un mois sur lautoroute Paris-Marseille à raison de deux parkings par jour à bord dun camping-car a beau être aussi « fertile en prodiges » quun long périple, elle se déploie dans lillégalité la plus totale, car la demande dautorisation officielle au Directeur de la Société des Autoroutes pour quune voiture puisse rester plus de deux jours sur la voie a été refoulée, au motif que la lenteur était interdite.
Les variations minimales par rapport au degré zéro du voyage, « excursion », « sortie », « promenade», portent dailleurs déjà en germe lexaltation de la dissidence : ainsi les tramways deviennent-ils pour Julien Gracq « ces séduisantes baladeuses nantaises, qui faisaient de tout itinéraire un chemin décole buissonnière ». Seul Jean-Marie Le Clézio, qui sest vu décerner le prix Nobel en tant qu« écrivain de nouveaux départs, de laventure poétique et de lextase sensuelle, explorateur dune humanité au-delà et en-dessous de la civilisation régnante », semble échapper à cette marginalisation du voyage, sans doute parce que, tout en évoluant dans des contrées éloignées, il ne cède jamais à la tentation de lexotisme, comme collection dimages pittoresques égocentrée, ethnocentrique, mais effectue une réelle plongée géocentrée dans lailleurs. Il nen demeure pas moins quil faille appréhender le voyage et sa mise en discours comme levée de tout interdit, comme essentiellement pervers. La « relation contractuelle » que Marc Augé distingue dans les gestes obligés du voyageur en partance « toujours tenu de prouver son innocence », par exemple par la présentation de son passeport, fait partie de cette logique retorse de tout voyage, car cette innocence conquise fonctionne comme laissez-passer, comme alibi aux multiples ruptures qui sensuivront.
Le tourisme aurait-il perdu cette veine mutine inhérente au voyage ? Dès son avènement, le tourisme sinscrit dans un parcours balisé, quoiquencore imprégné de nonchalance et de liberté. Daniel Sangsue nous rappelle que cest aux Anglais que nous devons le nom et la notion de tourisme : « Une de leurs traditions, très vivace aux dix-huitième siècle, voulait que les jeunes gens distingués effectuent à la fin de leurs études ce quon appelait le Grand Tour, cest-à-dire un voyage sur le continent qui pouvait durer de vingt à trente mois et qui avait pour étapes les principales capitales européennes ».Cesare de Seta précise que jusquà la fin du XVIIe siècle le caractère national dorigine se reflétait dans litinéraire du voyage : « Les Anglais élisent comme capitale idéale Venise, les Français sont attirés irrésistiblement par Rome ». Un glissement quantitatif sest donc opéré entre le jeune noble effectuant le Grand Tour et les hordes de touristes qui envahissent la planète. Toutefois, bien que la condamnation du tourisme soit postérieure à la pratique du Grand Tour, elle semble découler de celle-ci. Jean-Didier Urbain insiste sur « linfamante épithète de touriste » qui porte atteinte à la dignité du voyageur, le dépouillant de sa qualité principale : voyager. La connotation péjorative semble remonter au XIXe siècle et avait précisément pour cible le voyageur anglais. Les grands voyageurs-écrivains, dotés dun certains staélisme (cette supériorité du génie et des arts sur la médiocrité que prônait Mme de Staël), se distinguent en effet des touristes non encore de masse mais en passe de le devenir, invectivant contre leur instinct grégaire, leur incompétence artistique, leur asservissement aux clichés et leur prise dassaut des curiosités ou des lieux emblématiques. Chateaubriand approchant de la ville sainte safflige de la cécité des barbares : « les âmes glacées ! les barbares ! Quand ils viennent ici, nont-ils pas traversé la Toscane, jardin anglais au milieu duquel il y a un temple, cest-à-dire Florence ? nont-ils pas passé en caravane, avec les aigles et les sangliers, les solitudes de cette seconde Italie appelée lEtat romain ? Pourquoi ces créatures voyagent-elles ? ». Stendhal sen prend lui aussi aux Anglais (les ennemis de son idole, Napoléon ?). Ayant assisté à la messe du pape dans la fameuse chapelle Sixtine, il est le seul à sindigner du « charivari [
] dégoûtant des castrats » à linverse de ses voisins, « des Anglais, gens pour qui la musique est lettre close ». Lors de la cérémonie de Noël à Saint-Pierre de Rome, le Grenoblois soffense encore de linvasion de la perfide Albion : « Il y avait deux Romaines, cinq Allemandes, et cent quatre-vingt-dix Anglaises. Dans le reste de léglise, personne, excepté une centaine de paysans dun aspect horrible. Je fais en Italie, un voyage en Angleterre ». Le nombre dAnglais décuplera à Naples, où Stendhal en déplore « deux ou trois mille ». Au musée des peintures antiques de Portici, contenant les fresques enlevées à Pompéi et à Herculanum, enfin, il rencontre trois officiers de marine anglaise qui parcourent les vingt-deux salles en trois à quatre minutes. Flaubert se fâche plutôt des idées reçues dont sabreuvent les touristes, des stéréotypes dans lesquels ils restent engoncés : « Saint-Pierre de Rome, uvre glaciale et déclamatoire, mais quil faut admirer. Cest dans lordre. Cest une idée reçue ». Au sujet des Stanze du Vatican, les chambres de Raphaël qui servaient dappartements à Jules II, Hippolyte Taine est interpellé par le fait que les étrangers sattardent religieusement « un livret à la main » devant des fresques mal éclairées, aux coloris ternis, écaillées par la moisissure. Quant à Barnabooth, alter ego de Valery Larbaud, cosmopolite voyou mais formé aux classiques, il redoute que ses tableaux favoris des Offices ne soient souillés par des regards ignares et exposés « aux rires du vulgaire », comme sil subodorait déjà le pouvoir quaurait bientôt lopinion publique. Aussi est-ce avec une ferveur accrue quil sinsurge contre la majorité, dont il tient à se distinguer : « On se demande ce que lItalie peut faire pour eux. Ils partiront, ayant tout blasphémé, mais certains davoir augmenté ce quils nomment leur culture, et plus convaincus que jamais de lexcellence des esprits médiocres [
] ». Les uvres dart souffrent aussi selon lui de « tout le fumier littéraire que les critiques ont, depuis cent cinquante ans, accumulé à leur pied ». Il ne reste plus quà faire table rase, à résister à la tentation de « discuter lappréciation de Ruskin sur les fresques de Ghirlandaio ».Cétait largument qui animait la feinte jalousie de Goethe à légard des « voyageurs » qui napprofondissent rien : « Rome est un monde, et il faut des années rien que pour sy reconnaître. Que je trouve heureux les voyageurs qui voient et qui passent ! ».
Le tourisme de masse entraîne aussi une banalisation, un panurgisme qui plonge les références à une culture élitiste dans les oubliettes ou dans le mépris. Lami de Barnabooth, le prince de Putouarey, essaie de lui faire perdre ses illusions au sujet de la haute culture. Le règne de la bêtise est en train de prendre le pas sur tout voyage imbu dérudition: « Imagine un homme tel que Benvenuto Cellini dans la petite ville de Mme Bovary. Ne crois pas que les gens dYonville auraient peur de lui. Non, ils le trouveraient ridicule, avec ses amours, ses vantardises et son art : et jusquaux poules, tout Yonville lui donnerait la chasse ». Les Allemands prendront le relais des Anglais au XXe siècle comme cible du mépris anti-touristique, témoin le jugement du même Barnabooth depuis lhôtel Carlton à Florence : « Je suis depuis bientôt quatre heures dans cette curieuse ville américaine, bâtie dans le style de la Renaissance italienne et où il y a trop dAllemands ».Notons que le voyage demeure jusqualors lapanage dune caste bien spécifique, une activité réservée à une élite intellectuelle et aristocratique, cultivant lotium, le désuvrement, le dolce far niente, tandis que le neg-otium, le négoce était le sort de la classe active. Les congés payés (1936), en démocratisant le voyage, auront rendu une part dotium à tout un chacun. Il nempêche que, comme on vient de le constater, le tourisme grégaire semble avoir pris son essor bien avant son acte de naissance sociale.
Dans les nouvelles pompéiennes de Théophile Gautier, Arria Marcella (1852), et de Wilhelm Jensen, Gradiva. Fantaisie pompéienne (1903), tant les touristes que les guides sont dépréciés parce quils annihilent le rêve, limaginaire du voyage. Chez Gautier lon voit le cicérone ânonner sa leçon ou le patron de losteria vanter les croûtes qui décorent son local. Les convives qui « nappartenaient pas au genre mystifiable des philistins et des bourgeois » ont tôt fait de le remettre en place : « Hôte vénérable, dit Fabio, ne déployez pas votre éloquence en pure perte. Nous ne sommes pas des Anglais, et nous préférons les jeunes filles aux vieilles toiles ». Or, lhôte, agissant dans une perspective commerciale target-oriented (comme lon dit en théorie de la traduction, cest-à-dire veillant à la compréhension optimale du destinataire-cible) loue maintenant sa cave en reléguant les spécialités locales à la fin dune litanie nologique globalisante : « château-Margaux, grand-Laffitte retour des Indes, sillery de Moët, hochmeyer, scarlat-wine, porto et porter, ale et gingerbeer, lacryma-christi blanc et rouge, capri et falerne ». Or, nos camarades avertis auraient apprécié un abord source-oriented (qui essaie de préserver la complexité du pays-source au risque daffecter la communication).Dans la nouvelle de Jensen, ce sont les jeunes couples allemands en voyage de noces rivés à leur Baedeker, qui remportent la palme de la sottise et sont la risée du narrateur archéologue, ou encore les Anglais et les Américains « venus pour obéir aux devoirs du touriste » avec « leurs voix de crécelle et leurs accents nasillards ». Le narrateur sen trouve fortement agacé : « pourquoi un tel couple, multiplié en cent exemplaires, envahissait-il les musées de Florence, Rome et Naples au lieu de se livrer à ses diverses occupations chez soi, en Allemagne, dans la mère patrie ? ».
Vers la fin du XIXe siècle, à la charnière entre tourisme élitiste et industrie du tourisme qui sinstalle avec les « fantasmagories » aliénantes des expositions universelles, Guy de Maupassant intitule « Lassitude » le premier chapitre de La Vie errante, car il est las et dégoûté des « papiers gras »et « sueur confondue » des masses qui affluent à Paris pour venir admirer une « carcasse métallique », « squelette disgracieux et géant » qui signe la fin de lart désintéressé. Son départ précipité vers le sud est donc dicté par cette « kermesse internationale », par « cette foule humaine qui samuse ». Jean Giono attribue pour sa part à lexpansion du tourisme la muséification des villes : « Je ne suis pas un touriste », clame-t-il demblée « ou alors je le suis quand je me promène dans mon jardin ».Il faut, à son sens, tenter de retrouver dans Venise autre chose que limage dÉpinal avec ses bals costumés et ses gondoles quelle est devenue, ville muséifiée qui fait oublier sa population locale dartisans, menuisiers, cordonniers, tailleurs, cordiers dont on ignore les aspirations quotidiennes et les « pipes fumées au frais » : « Tout ça va son train ; comme à la grande époque où il ny avait pas de touristes, où lon allait à Venise comme on va à Romorantin. Le touriste a fait de cette ville un décor à usage de touriste. Ruskin sen est mêlé, et Wagner, et DAnnunzio, et le Duce, et maintenant Laurel et Hardy ; si on se sait pas quelle est surtout une ville à usage des Vénitiens, on ne la voit guère ». Julien Gracq pousse la récrimination encore plus loin dans Autour des sept collines : il conspue « les visiteurs à kodak » ; « le tourisme de contreseing et de validation », « le prêt à porter culturel », les « must paysagistes » et les « ghettos hôteliers », voire déplore que la piazza Navona soit devenue « une baignoire pour bains de foule ».
Et pour achever cette généalogie de la touristophobie, citons Jean Baudrillard qui, dans son voyage en Amérique, nous décline en quelque sorte lévidement du tourisme, son obsolescence dans un monde trop lisse. Son regard se heurte à linsignifiant radical, tant les stéréotypes anéantissent toute sémiose. Dans l« ivresse inculte, amnésique » de la disponibilité et de la transparence, il achoppe à un « rejet des avatars touristiques et pittoresques, des curiosités, des paysages mêmes (seule leur abstraction demeure, dans le prisme de la canicule). Rien nest plus étranger au travelling pur que le tourisme ou le loisir ». Les longues traversées en voiture dans « les déserts de linsignifiance » font oublier lEurope, abolissent tout point de vue critique, toute velléité de dépaysement : « En réalité, on ne prend pas ici, comme je lespérais, de distance par rapport à lEurope, on ny gagne point de vue plus étrange. Quand vous vous retournez, lEurope a tout simplement disparu ». On pourrait lui opposer le voyage au Japon de Roland Barthes, décrit dans LEmpire des signes, ce là-bas dont les coutumes sont tellement aux antipodes de ce que lon connaît quil ne livre que des signifiants vides dun tout autre système sémiotique, visant lexemption du sens que lOccident sacharne à saturer. Barthes ne prétend pas comparer deux cultures : « Je ne regarde pas amoureusement vers une essence orientale, lOrient mest indifférent, il me fournit simplement une réserve de traits dont la mise en batterie, le jeu inventé, me permettent de flatter lidée dun système symbolique inouï, entièrement dépris du nôtre». Il ne cherche pas à comprendre la culture ou la langue étrangères, mais à « apprendre la systématique de linconcevable ; défaire notre réel sous leffet dautres découpages, dautres syntaxes ; [
] jusquà ce quen nous tout lOccident sébranle et que vacillent les droits de la langue paternelle, celle qui nous vient de nos pères et qui nous fait à notre tour, pères et propriétaires dune culture que précisément lhistoire transforme en nature ». Le dépaysement est tel quil dépouille le sujet de toute assise, de tout repère.
Le glissement du voyage comme itinéraire émancipé de toute contrainte au tourisme comme clôture dans un projet préétabli était déjà illustré par le même Barthes dans les Mythologies lorsquil opposait le Bateau ivre de Rimbaud au Nautilus de Verne (le poème Le Bateau ivre et le roman Vingt mille lieues sous les mers remontent tous deux à 1871). Tandis le Bateau ivre de Rimbaud libère le navire de sa concavité de réceptacle ou dhabitat et lui fait dire je à son tour, inaugurant une poétique de lexploration et de lévasion car « il devient il voyageur, frôleur dinfinis », Verne « cherchait sans cesse à rétracter [le monde], à le peupler, à le réduire à un espace connu et clos, que lhomme pourrait ensuite habiter confortablement [
] ».
Ce qui distingue également voyage et tourisme est le fait que le tourisme nait pas engendré de récits, hormis des notes privées, une carte postale ou une lettre adressée à des proches et, de nos jours, des témoignages, voire des doléances postés sur les sites ou les réseaux sociaux. Les textualités touristiques se situent plutôt en amont du déplacement : guides, sources virtuelles. Dès quelles se situent en aval et ont une vocation littéraire (bien que sujette à caution), elles concernent le voyage. Il serait toutefois un peu simpliste dencenser le voyage et de stigmatiser le tourisme. Notre binôme voyage/tourisme gagnera à être appréhendé à nouveaux frais. Lindustrie touristique actuelle semble dailleurs tabler sur la veine viatique en occultant ses intentions commerciales. Elle offre au touriste une expérience susceptible de larracher à la routine, lui faisant oublier quelle sadresse à une masse. Elle lui fait miroiter une catabase (errance, abandon) mais pour la récupérer aussitôt en anabase (promesse dun gain ontologique). Bertrand Westphal insiste bien sur tous les dispositifs mis en place par les médiateurs (prospectus, tours opérateurs), pour valoriser le lieu et personnaliser le sujet grégaire : « Sur le papier, le touriste est un sujet egregius, hors du troupeau, à qui lon promet une expérience unique alors même quil a pour destination une plage constamment bondée ». Westphal invoque cette surdétermination par des textualités pour appâter le touriste. Lon abuse du recours à une « manne mythologique », mais on adopte surtout une rhétorique de la prudence : « La métaphore vise à ramener la référence exogène à un référence familière. [
] le nord de la Sardaigne est comme la Bretagne, constatait Dominique Fernandez, dans Mère Méditerranée (1965). La permutation se contente dinstaurer un registre minimal de familiarité, car la dimension exotique des lieux doit être préservée». Westphal parle de déterritorialisation contrôlée qui place le voyageur « dans une situation doscillation permanente entre une Verfremdung (défamiliarisation) maîtrisée et le renvoi à une familiarisation rassurante ».
Cest en effet le dépaysement qui formera pour nous la charnière entre le voyage (friand de dépaysement) et le tourisme (qui module le dépaysement pour le libérer de tout ébranlement) et qui servira de curseur pour étudier les deux pratiques, pour déterminer le taux viatique ou touristique du déplacement. Nous éviterons toutefois dopposer de façon manichéenne le regard dinitié du voyageur au regard prosaïque du touriste. Certains sétonneront en outre de limportance accordée à la péninsule italienne comme destination privilégiée (liter italicum) dans les pages qui suivent au détriment de lOrient qui attira maints voyageurs. Ce choix puise une légitimité dans le fait que lItalie était une étape privilégiée, incontournable du Grand Tour. LItalie se situe en outre à la bonne distance pour mesurer le dépaysement relatif de lauteur français ou dEurope du Nord, car elle est à la fois géographiquement limitrophe (malgré lépreuve symbolique de la traversée des Alpes) et culturellement exogène. Les Français ne sont pas trop dépaysés en Italie, mais suffisamment pour que lindividu ressente lécart avec son lieu dorigine, pour que ses clichés soient révisés à laune dun système sémiologique local, confrontés à dautres moralités, pour paraphraser le Nietzsche du Gai Savoir. LOrient, qui a donné lieu à la veine orientaliste à lépoque romantique, mène plus facilement aux poncifs du pittoresque. Cette veine remonte déjà à linjonction rousseauiste « Voyez lEgypte, cette première école de lUnivers» en tant que modèle artistique et philosophique, au Voyage en Egypte et en Syrie de Volnay ou au Voyage de la Basse et de la Haute Égypte pendant la campagne du général Bonaparte de Vivant Denon qui conforte la vague dégyptomanie. Mentionnons aussi Chateaubriand et Lamartine qui font pivoter leur voyage autour de lorigine de la chrétienté, la Terre sainte, Nerval, Gautier, Flaubert, Loti, Barrès ou Gide (avec lAfrique du Nord) jusquà Muriel Cerf (avec lInde hippie)et, enfin, les accusations dimpérialisme dans lessai LOrientalisme dEdward Saïd. LOrient, par son étrangeté, savère trop différent quant aux murs et à la religion pour quon puisse échapper à la tentation de lexotisme. Si Montaigne, Stendhal, Dumas, Peyrefitte ou Déon ont pu élire lItalie en patrie de cur et simmerger dans la culture autre passant de lacculturation à lexpatriation volontaire, lOrient invite plutôt à copier un style de vie, en adoptant le vestimentaire, en se déguisant, sans vraiment simprégner de laltérité. Les Lettres persanes illustrent le phénomène inverse tout aussi probant : Rica à son arrivée à Paris suscite la curiosité générale, sentend dire « quil a lair bien persan » et trouve son portrait partout. Cela le résout « à quitter lhabit persan, et à en endosser un à leuropéenne, pour voir sil resterait encore dans [s]a physionomie quelque chose dadmirable ». Dépouillé de ces ornements étrangers, il perd soudain lestime publique, entre tout à coup « dans un néant affreux », mais si quelquun apprend par hasard quil est Persan, lattention revient : « jentendais aussitôt autour de moi un bourdonnement: Ah ! Ah ! monsieur est Persan ? Cest une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on être Persan ?». Nerval, pour sa part, qualifie lEgypte de « pays des énigmes et des mystères » car « la beauté sy entoure comme autrefois, de voiles et de bandelettes, et cette morne attitude décourage lEuropéen frivole ». Pour assister à une cérémonie de mariage et éviter les dangers de la rue la nuit, il nhésite pas à se travestir : « Heureusement javais acheté un de ces manteaux de poil de chameau nommés machlah qui couvrent un homme des épaules aux pieds ; avec ma barbe déjà longue et un mouchoir tordu autour de la tête, le déguisement était complet ». Se déguiser serait une façon de rester à distance. Barthes avait mis en garde contre cet usage commode, bourgeois de lexotisme qui classe la culture autre dans une altérité dont on reste à labri : « LAutre se dévoile irréductible : non par un scrupule soudain, mais parce que le bon sens sy oppose : tel na pas la peau blanche, mais noire, tel autre boit du jus de poire et non du Pernod. Comment assimiler le Nègre, le Russe ? Il y a ici une figure de secours : lexotisme ». Soit lOrient savère trop exotique pour y pénétrer, soit il entraîne une déterritorialisation absolue sans espoir de retour. On peut aussi invoquer un voyage vers le Nord, quoiquil soit moins fréquent : « Briques et tuiles, /O les charmants /Petits asiles /Pour les amants ! /Houblons et vignes, /Feuilles et fleurs, /Tentes insignes /Des francs buveurs ! /Guinguettes claires, /Bières, clameurs,/Servantes chères /A tous fumeurs!/Gares prochaines, /Gais chemins grands
/Quelles aubaines, /Bons juifs-errants ! ». On pourrait même avancer que, malgré les idiolectes culturels, la destination savère peut-être indifférente par rapport à lacte, au geste viatique: « quimporte le lieu ? » disait Chateaubriand. LItalie ne serait quune destination parmi dautres, tout comme on pourra imputer au voyage vers Balbec de Proust les affres et les joies de tout voyage, ce qui nous a amenée à y lire une scène primitive.
Dès lors que le voyage et le tourisme supposent un déplacement réel, nous nallons pas prendre en compte le voyage imaginaire à proprement parler, tel quil fut pratiqué en poésie et qui concentrait toutes les velléités de fuite des auteurs enchaînés à des impératifs moraux, depuis LInvitation au voyage de Baudelaire qui introduit lailleurs dans lici : « Vois sur ces canaux /Dormir ces vaisseaux /Dont lhumeur est vagabonde /Cest pour assouvir /Ton moindre désir /Quils viennent du bout du monde », en passant par « Lespérance et le doute » de Maupassant : « Comme Colomb, rêvant à de lointaines grèves, /Que dautres sont partis, le cur joyeux et fort, /Car un vent parfumé les poussait loin du port /Aux pays merveilleux où fleurissent les rêves », Brise marine de Stéphane Mallarmé qui se compose dune série dexhortations : « Fuir !là-bas fuir ! Je sens que des oiseaux sont ivres /Dêtre parmi lécume inconnue et les cieux !/ [
] Je partirai ! Steamer balançant ta mâture,/Lève lancre pour une exotique nature ! », Steamboat de Tristan Corbière qui fait du voyage loccasion de rencontres amoureuses fugaces : « A une passagère. /En fumée elle est donc chassée /Léternité, la traversée /Qui fit de Vous ma sur dun jour,/Ma sur damour !
», Les Conquérants de José Maria de Heredia qui fait miroiter un ailleurs vibrant : « Chaque soir, espérant des lendemains épiques, /Lazur phosphorescent de la mer des Tropiques/Enchantait leur sommeil dun mirage doré », jusquau Navire mystique dAntonin Artaud qui ne connaît pas les havres de la terre mais seul le transport vers les Cieux : « Il se sera perdu le navire archaïque. /Aux mers où baigneront mes rêves éperdus ; /Et ses immenses mâts se seront confondus /Dans les brouillards dun ciel de bible et de cantiques ». Il nempêche que le voyage réel savère toujours nimbé dimaginaire. Les limites du monde connu (écoumène) et lattrait du monde inconnu (terra incognita) enfantent toutes sortes de légendes fabuleuses, monstrueuses, soit émanant de lépoque : « La découverte sur la plage de Galway de deux cadavres aux traits mongoloïdes ramenés par la mer, vraisemblablement des Esquimaux, aurait suggéré [à Christophe Colomb] lidée de la proximité de la Chine, qui deviendra par la suite lune de ses obsessions », soit émanant de limaginaire qui prend le pas sur le réel. On retient de Louis Antoine de Bougainville la fleur repérée au Brésil, la bougainvillée baptisée en hommage au navigateur par le botaniste Philibert Commerson (et quil offrit à Joséphine de Beauharnais) ou, encore, le mythe sulfureux du paradis polynésien quon tire de la Description dun voyage autour du monde (1772), celui auquel Diderot donnera un Supplément, brodant autour de létude des murs des indigènes, à tel point que les apports scientifiques du voyage initial seront éclipsés par le caractère ambigu du succès de son ouvrage.
Le dépaysement serait en tout cas antithétique dun exotisme bon marché, car il exige une déterritorialisation existentielle, culturelle, physique, esthétique qui enrichit le moi au lieu de lesquiver. Lattrait de lexotisme gagnera en tout cas à être redéfini suite à son déblayage effectué par Victor Segalen qui, dans Essai sur lexotisme (jamais achevé), lavait débarrassé de son acception coloniale tropicale, en le « dépouill[ant] de tous ses oripeaux : le palmier et le chameau », en libérant le mot de ce quil contient de rance : les « moisissures quun si long usage tant de bouches, tant de mains postitueuses et touristes lui avaient laissé[e]s », pour ne retenir que le sentiment du divers qui « na rien à craindre des Cook, des paquebots, des aéroplanes
». Lexotisme devient pour Segalen un mode dexistence privilégié dont lattitude fondamentale consiste à vivre ivre. Lexote incarne cette façon dêtre capable de contempler avec ivresse le spectacle des choses et des êtres : « Je conçois autre, et aussitôt le spectacle est savoureux. Tout lexotisme est là ». Dailleurs, vue de Tahiti (ou des antipodes en général), cest lEurope qui recèle la saveur de létrange. Le concept dexotisme devient la perception de toute discontinuité, de toute différence au sein du réel, de lopacité, du mystère. Segalen invente un « Exotisme essentiel », toutefois menacé : « Le Divers décroît. Là est le grand danger terrestre. Cest donc contre cette déchéance quil faut lutter, se battre mourir peut-être avec beauté ». Le poème « Les Conseils au bon voyageur » laissent une lueur despoir que cette lutte ne soit pas vaine : « Ainsi, sans arrêt ni faux pas, sans licol et sans étable, /sans mérites ni peines, tu parviendras, non point, /ami, au marais des joies immortelles, /Mais aux remous pleins divresses du grand fleuve / Diversité ».
Lexotisme du quotidien sera en effet notre point daboutissement. Nos réflexions nous amèneront à envisager de nouvelles formes de tourisme par le biais dun art de se promener, de la flânerie comme cheminement cognitif et sensoriel, de la marche comme révélatrice de lieux réputés anodins. Cest en faveur de la sauvegarde du dépaysement que nous aimerions militer, comme certains militent en faveur de la sauvegarde du patrimoine.
CHAPITRE I
RÉCIT DE VOYAGE ET RÉFÉRENTIALITÉ
Goethe, etc.
Lépigraphe mise en exergue au voyage goethéen est éloquente quant au dépaysement : « Auch ich in Arkadien ! ». Elle restitue à la locution latine Et in Arcadia Ego (Moi aussi je suis en Arcadie) la connotation euphorique, aux accents denchantement idyllique, de pays des délices, que celle-ci avait perdue dans les tableaux de Guercino et de Poussin dont on a surtout retenu le memento mori. Certes, un lien inextricable sest toujours noué entre le voyage et la mort, et Baudelaire de faire de cette patrie mystique lhorizon de tout voyage : « Ô Mort, vieux capitaine, il est temps !levons lancre ! / Ce pays nous ennuie, ô Mort! Appareillons ! ». Selon son étymologie en effet, le voyage est un engagement de vie, un pèlerinage, une mutation de fortune, un trépas sans retour, qui entraîne en tout cas « un bouleversement esthétique, intellectuel et sensible, existentiel».Si lon considère toutefois quà la devise Et in Arcadia Ego fait écho la réception officielle de Goethe à lAcadémie des Arcadiens dans un jardin roman parmi les ruines, lexpression se dépouille totalement du memento mori qui planait sur elle. Son assomption comme « namhaften Schäfer » (honorable Berger) est dailleurs illustrée dans lédition allemande par une aquarelle de Johann Christian Reinhart, apaisée, idyllique, loin des versions italienne et française. LAcadémie des Arcadiens fut créée en réaction aux excès de la poésie maniériste et baroque, renouant avec Dante et Pétrarque et le terme fut choisi en fonction de lenvironnement bucolique où les élus se rencontrèrent : des jardins romains parsemés de débris antiques. Les étrangers de marque y furent conviés en échange dune modique cotisation. Goethe relate ensuite la cérémonie du 1er février 1788qui se déroule dans une cabane du Bosco Parnasio sur le Janicule avec un dignitaire ecclésiastique en guise de parrain. Après le discours du Custode (gardien), il fut « formellement déclaré membre de la société, et reçu et reconnu avec de grands battements de mains ». Ce titre honorifique, couronné par un nom de berger, Megalio Melpomenio, et un diplôme délivré en signe de la plus haute estime, dont le texte est cité en italien : « Inclito ed Erudito Signor DE GOETHE, [
] celebre a tutto il Mondo Letterario. [
] nuovo astro di Cielo straniero tra le nostre selve », nous rappelle le titre de citoyen romain qui fut décerné à Montaigne en latin, ainsi que lépitaphe italienne de Stendhal, dont nous aurons à reparler. Il sinscrit dans une logique du devenir-autre dun voyageur qui accepte un part de déterritorialisation, dexpatriation symbolique, et finalement de mort à soi suivie dune régénération. On le voit, le voyage nest pas de tout repos.
Mais cest un autre détail qui attire notre attention. Le déictique de « Auch Ich in Arkadien ! », insistant sur la fonction témoin du voyageur, se retrouve ailleurs dans les Italienische Reise sous forme dun double impératif : « Vedi Napoli e poi muori ! sagen sie hier. Siehe Neapel und stirb !», qui a donné lexpression courante voir Naples et mourir (laquelle sutilise pour vanter les beautés de Naples et, au figuré, pour marquer laccomplissement dun désir souhaité si ardemment quau-delà la vie perd tout son sens). Certes limpératif est ici de seconde main, mais Goethe lassume, car savoue vaincu à décrire autrement les beautés de la ville : « Pour la situation de la ville et ses magnificences, quon a si souvent décrites et célébrées, je nen dirai pas un mot : Vedi Napoli e poi muori ! disent-ils ici. Vois Naples et puis meurs ! ». On a beaucoup glosé sur lorigine de cette expression qui viendrait de la déformation dun toponyme situé plus ou moins à proximité de Naples comme Morire ou Mori : il faut voir Naples et ensuite le village de Morire, au pied du Vésuve, ou la petite île de Mori, dans la baie. Ce qui nous importe cest ladresse au destinataire.
Le même vocatif apparaît toujours chez Goethe dans lincipit de la chanson Kennst du das Land, wo die Zitronen blühn invoquée dansLes Années dapprentissage de Wilhelm Meister(1796) au moment où Mignon implore Wilhelm de lemmener en Italie : « Kennst du das Land, wo die Zitronen blühn, /Im dunkeln Laub die Gold-Orangen glühn, /Ein sanfter Wind vom blauen Himmel weht, /Die Myrte still und hoch der Lorbeer steht ? /Kennst du es wohl ? /Dahin ! Dahin /Möcht ich mit dir, o mein Geliebter, ziehn ». Ce vers sera à son tour réactivé par la poétesse Corinne lors de son allocution au Capitole dans le roman éponyme de Mme de Staël (1807): « Connaissez-vous cette terre où les orangers fleurissent, que les rayons des cieux fécondent avec amour ? Avez-vous entendu les sons mélodieux qui célèbrent la douceur des nuits ? Avez-vous respiré ces parfums, luxe de lair déjà si pur et doux ? Répondez, étrangers, la nature est-elle chez vous belle et bienfaisante ? ».
Quest-ce à dire ? Le voyage a besoin dun récepteur à qui lon sadresse, établissant un « lien socio-affectif» avec lallocutaire sédentaire,implorant laval de celui-ci (comme Freud qui disait que le mot desprit, le Witz, nécessite la sanction de lAutre, dont la fonction est de lauthentifier). Dans cette double dialogie feinte, le témoignage est à la fois adressé (au destinataire) et partagé (avec le lecteur) et devient une espèce dacte de langage qui transforme lassertif en un injonctif. « Dahin, dahin » (« Là-bas, là-bas ») répété comme une litanie dans « Kennst du das Land
» ajoute dailleurs une réelle destination à ces interpellations, à savoir lItalie. Le voyage ultramontain vers la péninsule italienne fut déjà érigé en emblème de tout voyage par le Chevalier de Jaucourt, qui le cite comme exemple grammatical « VOYAGE, s. m. (Gram.) transport de sa personne dun lieu où lon est dans un autre assez éloigné. On fait le voyage dItalie ».
Gérard de Nerval adressera une supplique analogue à son destinataire dans le deuxième quatrain de « El Desdichado », pièce liminaire des Chimères (1854) qui en outre fait allusion au chevalier errant de Walter Scott et, partant, au thème du déracinement et du bannissement. Et nous nous laissons emporter par cette petite navigation hypertextuelle avant la lettre : « Dans la nuit du Tombeau, Toi qui mas consolé, /Rends-moi le Pausilippe et la mer dItalie, /La fleur qui plaisait tant à mon cur désolé, /Et la treille où le Pampre à la Rose sallie ». Cet appel désespéré renoue avec lexil qui aurait procuré à Nerval des moments de bonheur en compagnie de Jenny Colon laquelle incarnerait du reste lénigmatique Myrtho du deuxième sonnet des Chimères. Cette même colline, le Pausilippe, qui surplombe la baie de Naples y est en effet évoquée « ce Pausilippe altier, de mille feux brûlants » et le poème de célébrer le myrte, la plante qui symbolisait lamour dans lantiquité. Lintersubjectivité du « Rends-moi le Pausilippe » est cependant théoriquement inextricable et symptomatique de la difficulté dappréhender le récit de voyage, car elle est à la fois la trace du littéraire (dune mise en voix de la subjectivité) par rapport à lobjectivité présumée dun simple reportage et la trace de lauthenticité du vécu dun témoin oculaire. Nous sommes en plein docu-fiction, pour le dire cavalièrement. Goethe et Nerval tirent bien sûr la couverture du côté de limaginaire, de la poésie, de lonirisme, abolissant les frontières entre rêve et réalité, enfantant des monstres composites, détranges hybrides de réel et dimagination, bref des chimères. Cest cette alchimie quil nous faudra analyser, cest ce maillage entre le référentiel et leffet de fiction quil nous faudra détricoter. Le quadruple débrayage à peine évoqué, « Auch ich », « Kennst du », « Vedi », « Rends-moi », nous même à la question théorique de la référentialité.
Un faux débat
Le voyage engendre des journaux de bord, des carnets de voyage, des lettres, des romans ou des poèmes. Or, que nous ayons à faire à du diaristique ou à du fictionnel, nous aimerions tout classer sous la rubrique littérature de voyage. Les deux options imbriquent en effet tant le descriptif, ancrés quils sont dans le réel, que le narratif, par leur dimension fictive, par la modélisation secondaire (Lotman) que le référent y a subi. Il nous faudra cependant nuancer davantage. Le descriptif peut tantôt sabstraire de lhistoire, tantôt accompagner les découvertes progressives du narrateur, ses erreurs dappréciation, ses joies et ses déceptions, jusquà lindiscernabilité entre la retranscription du réel et limaginaire au sein du témoignage. Le narratif peut à son tour senraciner dans un vécu et se nourrir des choses vues. La pureté générique semble en tout cas antithétique du voyage de sorte que cest un « contrat de lecture mixte » (véridictoire et fictionnel engageant des régimes de croyance incompatibles) que ces textes concluent avec le lecteur. Nous sommes cependant soucieuse dinsister sur la déhiscence qui se creuse entre le lieu et le texte contre les tenants dun retour au réel dans le littéraire, contre toute tentative dhomologation même dans le reportage le plus neutre : « Lendroit le plus érotique dun corps nest-il pas là où le vêtement bâille ?» se demandait Roland Barthes. Cest ce bâillement, aussi infime soit-il, qui mérite selon nous dêtre analysé, la rencontre toujours manquée avec le réel, là où sinsinue le fantasme ou limaginaire, sans quoi la littérature sonnerait son propre glas.
Dans les sciences (en physique classique) on parle de référentiel pour désigner un système de coordonnées de lespace à trois dimensions dont lorigine est un corps ponctuel réel ou imaginaire. Cest donc un repère mouvant selon le point de vue qui le considère. Dans ce quon appelle la sémiotique peircienne (de Charles Sanders Peirce) un representamen renvoie à son objet selon la priméité, la secondéité ou la tiercéité, cest-à-dire par un rapport de similarité, de contiguïté ou de loi. Suivant cette trichotomie, le signe est appelé respectivement une icône, un indice ou un symbole. A première vue le signe littéraire sinscrit dans le symbolique dès lors quil est assujetti à la convention de la langue mais également dans liconique lorsquil exploite la ressemblance entre les mots et les choses comme nous le verrons avec lénoncé « Florence est ville et fleur et femme » de Sartre. Lindiciel reste le parent pauvre du littéraire mais il revient depuis peu à la charge. Chez Ferdinand de Saussure (pour qui tout est inféodé à la science des signes) le référent est quasi absent car toute lattention va à la relation entre signifiant et signifié. Chez Roman Jakobson la fonction référentielle réapparaît mais nen est quune parmi les six fonctions du langage. Chez Youri Lotman, la sémiosphère remplace en quelque sorte le référent. On le voit, le référent nest pas une évidence, il doit être construit, mérité presque. Aussi Antoine Culioli, linguiste plus récent, insiste-t-il sur le fait que la référence savère toujours indirecte, sujette à caution, inadéquate et, partant, susceptible derreur, engendrant des assertions différées, fictives ou hypothétiques, bref des « chemins possibles». Si lon veut encore invoquer des concepts lacaniens comme le fait Bernard Lamizet, le réel, en tant que contrainte qui simpose au sujet, est saisi dans le présent, le symbolique est relégué dans le passé (limparfait verbal) tandis que limaginaire se meut dans le futur (qui est un mode et non un temps). La fiction a donc cette étrange latitude dévacuer le présent de la contrainte et du réel et dévoluer à la fois dans le passé des mythes et dans le futur des possibles. La fiction puise en outre sa légitimité dans lambivalence du sémème de re-présentation (délégation et spectacle). Au rapport métonymique (contiguïté) et ontologique dun langage véridictoire se substitue le rapport métaphorique, de transfert de sens, dun langage fictif. Rappelons que létymologie du terme métaphore (du grec meta-ferein) renvoie déjà au voyage, au transport au sens matériel comme au sens abstrait. Selon Michel de Certeau le récit serait intrinsèquement métaphorique : « Dans lAthènes daujourdhui, les transports en commun sappellent métaphorai. Pour aller au travail ou rentrer à la maison, on prend une métaphore - un bus ou un train. Les récits pourraient également porter ce beau nom : chaque jour, ils traversent et ils organisent des lieux ; ils les sélectionnent et les relient ensemble ; ils en font des phrases et des itinéraires. Ce sont des parcours despaces ». Le spécialiste de la télévision François Jost établit enfin une triade entre authentifiant, ludique et fictif qui définit trois interprétants différents liés à la promesse de sens respective.
En théorie littéraire, le référent fut fort tabou à lépoque structuraliste car on prétendait que le texte devait être étudié dans son immanence, dans sa textualité : « Il ny a pas de hors-texte » affirmait Derrida, « les structures ne descendent pas dans la rue », Lacan. Aussi ce que Barthes a théorisé sous lexpression effet de réel était-ce déjà une infraction à lorthodoxie structurale alors à son apogée, car il sagit déléments descriptifs dénués de valeur au sein de lintrigue, par exemple un baromètre dans un passage de Flaubert. Selon Barthes, les « détails inutiles », les notations « scandaleuses », « impertinentes » du point de vue de la structure qui constituent leffet de réel nont dautre fonction que daffirmer la contiguïté entre le texte et le monde réel concret, d« authentifier» celui-ci perçu comme une référence absolue nayant besoin daucune justification. Leffet de réel nétait quun épiphénomène très accessoire dans une conjoncture textualiste qui prônait la clôture du texte. Dailleurs même la description de Rouen dans Madame Bovary savère selon Barthes soumise à une « fin esthétique», témoin les nombreuses variantes que Flaubert introduit dune version à lautre, les « joyaux » stylistiques qui opacifient une saisie directe de la ville.
On le voit, au XXe siècle le monde fictif sisole théoriquement de plus en plus du monde réel : citons les « mondes de fiction» de Thomas Pavel, les « mondes possibles » dUmberto Eco, le « mondo scritto » dItalo Calvino. Comme si les théoriciens voulaient rendre grâce à la conquête de la souveraineté littéraire au XIXe siècle, qui fut ponctuée par quelques victoires théoriques : Mme de Staël affranchissant la littérature des belles lettres (« la littérature, cest du langage »), Baudelaire défendant « la morale des arts » contre la censure du Second Empire incarnée par Me Pinard, Flaubert avide de rédiger « un livre sur rien » qui ne tienne que par la vertu du style et dès lors échappe à toute lecture moralisante car « ce qui est beau est moral », Théophile Gautier qui prônait un art désintéressé, « il ny a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid », et qui avait de surcroît « fermé ses vitres à louragan des événements politiques pour ciseler de fins joyaux » ou Mallarmé qui nous chante « une fleur [
] labsente de tous bouquets »opposant lopacité et lhermétisme à la transparence des mots de la tribu. Le mot devient linstrument dune transmutation, ne décrit plus mais suscite un monde. Cette conquête de la liberté inaliénable de lart se radicalise avec les avant-gardes du XXe siècle : « La terre est bleue comme une orange » de Paul Eluard ; le soupçon de lengagement et de lillusion représentative des Nouveaux Romanciers : « Le récit devient laventure dune écriture plutôt que lécriture dune aventure ». Jean Kaempfer insiste sur lémancipation de toute morale : « Cest lalibi fictionnel qui servira au XXe siècle à dédouaner les romanciers. Ceux-ci revendiquent lextraterritorialité : le roman, par statut, ouvre des contrées où le jugement moral est suspendu ».
À linverse, en herméneutique, on a toujours considéré que le monde du texte nétait pas le seul. Mikhaïl Bakhtine distinguait déjà les chronotopes (la corrélation essentielle des rapports spatio-temporels en littérature) de lauteur et du lecteur, qui sont indissolublement liés lun à lautre comme un organisme vivant à son milieu ambiant, Paul Ricur « le monde fictif du texte » et « le monde réel du lecteur », à savoir lespace où retentit luvre.
Les deux dernières décennies, depuis ce quEdward Soja a appelé le spatial turn (tournant spatial) auquel on a imputé un changement de paradigme dans les sciences humaines qui remet le référent à lhonneur, de nouvelles disciplines ont en effet vu le jour, telle la géocritique initiée par Bertrand Westphal, qui se livre à lexamen des interactions entre espaces humains et littérature, reliant topographie et réalème comme souche tangible ou référent objectif, suggérant par exemple quune ville évoquée dans un roman désigne la ville réelle selon un « consensus homotopique ». Perec parlait déjà de réels insistant sur la fonctionnalité des lieux face à souvenirs (lieux surdéterminés dun point de vue autobiographique) pour son projet inachevé de Lieux. Dautres, tel Alain Trouvé de léquipe de Reims, a réhabilité le concept darrière-texte, inventé par Elsa Triolet qui traduit ainsi lexpression russe podtekst (littéralement sous-texte), forgée par le poète et formaliste russe Khlebnikov, renvoyant au processus de création génétique, à une latence, à un vécu, à une nébuleuse de références, de présupposés culturels présidant lécriture.
Un débat théorique est donc en cours entre les tenants du retour au référent en littérature et les tenants de la littérarité, de lautotélie du littéraire. Cette question renoue dailleurs avec un débat philosophique très ancien entre réalisme et nominalisme : pour les réalistes, les concepts ont une portée ontologique, pour les nominalistes, ce sont de purs constructions de lesprit : « Le point commun entre la querelle des universaux et la problématique du référent, sil existe, réside donc dans le rapport entre les mots et les choses ». Tandis que lautonomisation de lart et de la littérature ont réactivé le nominalisme que lon avait quitté au moyen âge avec Thomas dAquin, depuis peu le réalisme revient au galop. Mais cest sans doute un faux débat. Si la conjoncture actuelle impose un impératif référentiel, jusquà lidolâtrie du banal que lon constate dans les arts plastiques, la littérature oppose une résistance à cet impératif. Et vice versa, le nominalisme dune littérature désincarnée ne peut empêcher comme nous le verrons - que le cratylisme de certains noms de lieu ne vienne remotiver larbitraire des descriptions fictives. Le réalème de Westphal savère dailleurs déjà une reconstitution et a été révisé par une attention portée aux « mondes plausibles» qui ne compromettent aucun pays réel. Déjà dans sa réflexion sur le tourisme et ses textualités de 2009, Westphal insistait sur le clivage, le jeu entre réalème et littérature, mais aussi entre brochure et roman : « Mais la littérature peut dessiller les yeux. Elle introduit un principe de variabilité qui extrait la relation au référent du schéma dune connexion simple, voire simpliste. Chypre nest pas ce que Durrell ou telle brochure en ont dit. Cest dans linfinie variation des discours qui la cartographient partiellement que la réalité se niche : sens et non-sens, territoire et déterritorialisation, géographie de lincertain, géographie des relations aussi. [
] La littérature joue ; elle a du jeu. Le discours touristique ne joue pas ; il reproduit au plus près un pan de réalité celui quil a sélectionné parmi dautres possibles ».
Entre la littérarité et la référentialité il y aura, à notre sens, toujours une intersection conceptuelle. Entre le réel et sa représentation, il y aura toujours une déhiscence, un relais, un code. La représentation ne sera jamais lanalogon parfait du réel. La littérature de voyage occupe dès lors précisément cette intersection entre le fictionnel et le référentiel même si nous aimerions avancer lhypothèse selon laquelle ce sont toujours « les tentations de la fiction littéraire » (cf. supra) qui lemportent. Lallusion à un référent nentraîne aucune incidence du réel sur ce qui produit son effet ou, à linverse, de son effet sur le réel. La distance est donc de rigueur, mais il faut envisager cette distance également dun point de vue temporel. Limmédiateté journalistique savère antinomique de lécriture qui requiert la durée dun labeur, un travail de gestation, une perlaboration (comme dirait Freud). Les journaux de voyage sont souvent lobjet de réécriture, les lettres sont retravaillées et amplifiées. Le monde décrit est reconnaissable, certes, et cest là où réside toute la difficulté, mais différent, selon un écart spatial et temporel, une différance pour le dire en termes derridiens, introduisant en quelque sorte un manque constitutif. La différance sera relayée par Michel Deguy qui reconceptualise la référence en référance. On peut y ajouter le fait que le récit soit toujours imperfectif, actualisé mais non réalisé. Pour Ricur, la réalisation a lieu dans la reconfiguration par le lecteur, de sorte que la déhiscence se creuse donc davantage par le fait quil soit lu.
À la reproduction sajoute la facture, le style, une requalification. À supposer que le texte colle au plus près à la ville ou au lieu, ceux-ci seront toujours in absentia. Même le vérisme nest pas une façon plus vraie de renvoyer au réel, cest un style en soi. Roland Barthes lavait bien montré au sujet des arts imitatifs qui ne peuvent prétendre à une dénotation pure : « décrire, ce nest donc pas seulement être inexact ou incomplet, cest changer de structure, cest signifier autre chose que ce qui est montré ». Même le ça-a-été de limage photographique a depuis lors aussi été revu par le rôle des pratiques et de linstance instauratrice, depuis le simple découpage du réel jusquà sa verbalisation. La plénitude analogique seffondre. « Limage est labsence de la chose » disait Sartre. Or, la géocritique nous ramène au paradoxe de la photographie qui imbrique dénotation (objectivité) et connotation (investissement rhétorique, traitement), qui savère à la fois naturelle et culturelle, paradoxe qui coïncide pour Barthes avec un paradoxe éthique. Toute lidéologie du photographique réside dans lutilisation de sa « crédibilité particulière » pour faire passer comme dénoté et innocent un objet fortement connoté. La prétendue objectivité serait un leurre, sauf dans une image privative « débarrassée utopiquement de ses connotations », en loccurrence les photos-chocs traumatisantes (incendies, naufrages, catastrophes),qui suspendent le langage et bloquent la signification. La géocritique a failli traumatiser la littérature mais elle nest pas allée jusque-là. Westphal2 sest bien gardé d« innocenter », de « naturaliser », de « désintellectualiser » le littéraire comme laissait présager Westphal1 sil avait suivi ses prémisses jusquau bout. Le produit culturel ne doit pas être « plongé dans un bain lustral dinnocence », il doit garder sa part de subversion, de licence, dimpunité, etc. Le récit de voyage nous entraîne au cur de ce faux débat sur la référentialité. Il ne revendique pas une autonomie totale par rapport à son objet, le pays étranger, mais semble naviguer dans les eaux troubles dun référent suspect.
Manipulation modale et éloge du possible
Le Chevalier de Jaucourt soupçonnait les voyageurs dajouter les choses « quils pouvoient voir » à celles quils avaient vues et, partant, de tromper le lecteur. Il dote ainsi lécriture viatique dun pouvoir éminemment libérateur. On se souvient du rôle du devoir par le biais duquel Gérard Genette interprétait la querelle du Cid. Le devoir (dans son double sens dobligation et de probabilité) étayait en effet à la fois la bienséance (devoir éthique) et la vraisemblance (devoir logique). Genette eut le mérite de lui opposer l« extravagant » revendiqué par Corneille qui met en scène le tumulte modal (vouloir mais ne pas pouvoir), lextra-vagant dont létymologie extra et vagans, de vagari (errer) nous ramène au vagabondage non vectoriel de Montaigne, à une affabulation coextensive de lécriture viatique. Le topos du buste en creux dans la lave trouvé dans la villa dArrius Diomedes à Pompéi montre à luvre cette manipulation modale car il gravite autour dun manque que le récit se réjouit de combler, une simple trace en mal darchive qui peut être considérée comme lemblème de la question référentielle. Chateaubriand cite cette empreinte comme une curiosité et loccasion dune méditation philosophique. Dans son journal du 11 janvier 1804 il raconte quil entre dans la maison de campagne si connue : « cest là que fut étouffée la jeune femme dont le sein sest imprimé dans le morceau de terre que jai vu à Portici : la mort, comme un statuaire, a moulé sa victime » et dans la réécriture du même passage : « On ma montré à Portici un morceau de cendres du Vésuve, friable au toucher, et qui conserve lempreinte, chaque jour plus effacée, du sein et du bras dune jeune femme ensevelie sous les ruines de Pompeïa ; cest une image assez juste, bien quelle ne soit pas encore assez vaine, de la trace que notre mémoire laisse dans le cur des hommes, cendre et poussière [Job. (N.d.A.)] ». En effet, le Palais de Portici, que le roi Charles de Bourbon avait fait construire en 1738 comme résidence de la cour, abritait les vestiges exhumés des fouilles alentours. Dominique Vivant Denon, en 1778, lui aussi visitant la cave où lon voit vingt-sept squelettes de femmes, tout adoptant un point de vue scientifique elles sy étaient réfugiées, leurs bijoux indiquent leur rang distingué , se laisse aller à un semblant de jugement évaluatif : « On conserve au muséum lempreinte de la gorge dune delles, qui devait être fort belle ». Alexandre Dumas, dans son Corricolo, visitant la même villa et sa galerie souterraine en 1835, dote le morceau de lave dappréciations nettement euphoriques : « lon conserve au musée de Naples un fragment de cette terre dans lequel est empreint un magnifique sein de femme à la surface duquel on distingue les plis dune robe de mousseline. Un second fragment garde le moule des deux épaules ; un troisième, le contour dun bras : tout cela jeune et arrondi, tout cela magnifique de forme ». Lorsque larchéologue Giuseppe Fiorelli (1866) imposera la technique dinjecter du plâtre dans la cavité laissée par la décomposition des corps dans la gangue des dépôts volcaniques, permettant de réaliser des moulages des victimes, limagination se tarira, le charme de laffabulation sera rompu.
Entretemps, Théophile Gautier, dans Arria Marcella (1852), échafaude toute une histoire, opère une concrétisation figurative à partir de cette lacune, de ce creux. Le récit de voyage se plaît en effet à combler des interstices de lHistoire pour solliciter limaginaire du lecteur. Il fonctionne par manipulation modale, transformant le possible en nécessaire, létranger en familier, opérant la relève de la dialectique du même et de lautre, réduisant ainsi le décalage entre le non-savoir du lecteur les Leerstelle (places vides) au sens de Iser et le prétendu savoir du narrateur-reporter. A la manipulation modale sajoute également une manipulation fiduciaire. Le récit fait croire à laléatoire. Reprenons la nouvelle de Gautier. Le protagoniste, déjà prédisposé par son nom romain Octavien, contemple un « morceau de cendre noire coagulé portant une empreinte creuse » au musée des Études à Naples. Or, tout le travail de Gautier consiste à faire vivre cette synecdoque féminine sous le regard fasciné dOctavien, lhabillant pour ainsi dire de chair humaine, lui insufflant la vie. Le morceau de cendre se mue bien vite en « la coupe dun sein admirable » doté dun « contour charmant ». Cest lécart entre la compétence modale, le savoir, et limaginaire que le manque de savoir suscitera, qui importe ici. Au regard de ses compagnons lobjet dans la vitrine nest quune simple empreinte trouvée dans la maison dArrius Diomèdes, un simple reste, tandis que pour Octavien, elle devient une obsession, une hallucination qui va se mettre à vivre au mépris de la réalité historique (le nécessaire), comme une possibilité divergeant de la voie que le destin a empruntée : « Tous les historiens sétaient trompés ; léruption navait pas eu lieu, ou bien laiguille du temps avait reculé de vingt heures séculaires sur le cadran de léternité ».
On aurait ainsi un texte qui désontologise ses bases et, partant, illustre malgré lui ce que Marc Escola développera bien plus tard dans sa théorie des textes possibles, une théorie créatrice qui prend le contre-pied du commentaire respectueux dun texte comme discours subalterne, en le confrontant à ce quil aurait pu être, à ses variantes, en accordant une dignité aux possibles :les choix des personnages et leurs anticipations. Escola va jusquà offrir un supplément à luvre en traquant dans celle-ci la trace de scénarios abandonnés Calvino dirait una strage di possibilità (une hécatombe de possibilités) ou de livres qui restent à écrire, en somme ce que le texte recèle en puissance (comme le bourgeon la fleur). Ici la résurrection dun débris antique serait la révision textuelle possible romantique et fantastique de la marche de lHistoire. Mais le récit et cest en cela quon peut parler de manipulation retraduit cet ensemble flottant, déléments concurrentiels ou seulement possibles, en une nécessité. Cest dautant plus le cas du récit de voyage qui transforme des pérégrinations hasardeuses en parcours obligatoire. Lancrage dans le réel ne change à cette loi du récit.
Et Gautier de se distinguer des simples impressions de voyage dans le sillage de Dumas lorsquil raconte léquipée de ses personnages en corricolo : « Le corricolo, avec ses grandes roues rouges, son strapontin constellé de clous de cuivre, son cheval maigre et plein de feu, harnaché comme une mule dEspagne, courant au galop sur les larges dalles de lave, est trop connu pour quil soit besoin den faire la description ici, et dailleurs nous nécrivons pas des impressions de voyage sur Naples, mais le simple récit dune aventure bizarre et peu croyable, quoique vraie ». Vraie, vraisemblable ? Le véridictoire nest pas une catégorie juridique en littérature. La fiction chérit le mentir-vrai (Aragon ), pratique les assertions feintes (Genette), la vérité romanesque (Girard ).Toutefois on surprend Gautier en flagrant délit de perdre le fil de son histoire, voire de déroger à son esthétique de lart pour lart, lorsquil sombre dans le savoir gnomique, dans les stéréotypes tellement exploités par les simples relations de voyage : « [
] ils prirent un guide à losteria bâtie en dehors des anciens remparts, ou, pour parler plus correctement, un guide les prit. Calamité quil est difficile de conjurer en Italie ». On retrouve les jugements ironiques de Montaigne, les agacements du Président de Brosses ou lallusion aux friponneaux de Stendhal. Sabstraire de la glèbe du référentiel est difficile pour le nouvelliste ; épurer le document de toute tentation fictionnelle tout autant pour le reporter. Les amis vont malgré eux empêcher le prosaïsme, pour laisser place à la poésie du pur imaginaire : « Assez darchéologie comme cela ! sécria Fabio ; nous ne voulons pas écrire une dissertation sur une cruche ou une tuile du temps de Jules César pour devenir membre dune académie de province, [
] ». Dans lensemble lécriture émaux-et-camées lemporte. Non seulement « Le Vésuve découpait dans le fond de son cône sillonné de stries de laves bleues, roses, violettes, mordorées par le soleil », mais « de belles collines, aux lignes ondulées et voluptueuses comme des hanches de femme, arrêtaient lhorizon », comme un berceau susceptible daccueillir le sein redevenu jeune patricienne. Pompéi semble bien entendu un lieu propice pour ce jaillissement de limaginaire car on y retrouve tant déléments inchoatifs, dans limminence dun état de marche, en somme le vivant : « tous ces détails domestiques que négligent les historiens et dont les civilisations emportent le secret avec elles ; ces fontaines à peine taries, ce forum surpris au milieu dune réparation ; [
] ces boutiques où ne manque que le marchand ». Au sujet dArria Marcella : « Elle avait des anneaux dor, et les lambeaux de sa fine tunique adhéraient encore aux cendres tassées qui ont gardé sa forme ».
Il faut naturellement resituer la visée du voyage afin de comprendre les nuances fantasmatiques de celui-ci. Les voyageurs du XVIIIe siècle avait un but plus scientifique que littéraire : les Lettres familières du Président de Brosses navaient pas vocation à être publiées si Romain Colomb ny avait pas vu précisément lintérêt de la spontanéité, son Mémoire sur le Vésuve est un traité scientifique adressé à lacadémie des sciences ; le journal de Vivant de Denon était simplement destiné à contribuer au Voyage pittoresque de labbé de Saint-Non (Jean-Claude Richard) qui lui avait confié la mission de diriger une équipe pour rassembler les éléments écrits et visuels sur ces terres encore méconnues de lItalie du sud, si bien que Denon décrit les paysages et les ruines sans fantasmer, sans jamais sémouvoir concrètement des carnages ou des atrocités, sans lyrisme. Il ne sapitoie pas sur le sort des femmes ensevelies dont on lui présente les crânes, au contraire, il va même en ramener un en France. En revanche, il nest pas étonnant quOctavien, sorte de Pygmalion porté sur lamour des statues et dont la Vénus de Milo lui inspire la phrase « Oh ! qui te rendra les bras pour mécraser contre ton sein de marbre ? », soit gagné par des « élans insensés », une « ivresse poétique », voire « la folie », à légard de cette empreinte féminine. « Pris dun amour rétrospectif », il accuse des signes somatiques dune émotion intense, entre le coup de foudre, le syndrome de Stendhal et le bovarysme, avec halètement et larmes.
On peut lire dans la suite une métaphore du narrateur-restaurateur, reconstructeur dans le sillage dUmberto Eco qui parlait de la narration comme de lameublement dun monde ou remplissage imaginaire de limperfection foncière de la figurativité. On peut aussi y lire un clin dil à Chateaubriand qui proposait une restauration analogue pour sauvegarder le patrimoine contre le pillage anarchique auquel il assistait (cf. infra) : « tous les piliers étaient coiffés de leurs chapiteaux ; pas une pierre, pas une brique, pas une pellicule de stuc, pas une écaille de peintre ne manquaient aux parois luisantes des façades, et par linterstice des péristyles on entrevoyait, autour du bassin de marbre du cavaedium, des lauriers roses et blancs, des myrtes et des grenadiers ». Le narrateur-restaurateur se permet donc des libertés par rapport à la marche de lHistoire, renouant également avec la païennie voluptueuse au-delà de « cette religion morose » empruntant des possibles alternatifs quil meuble, peuple, anime à sa guise. Il substitue le possible de la fiction au nécessaire de lHistoire, selon un « prodige inconcevable » où « rien ne devait être impossible » dont est douée toute fiction.
On le voit, les autres modalités sont également exploitées : le pouvoir-voir (non-obstruction) : le vouloir-voir (curiosité) stimulé par laura dont sont enveloppées les figures ; le savoir-voir (compétence lexicale, encyclopédique) qui détermine des promenades inférentielles pour suppléer au non-savoir. Les valeurs négatives non-pouvoir, non-vouloir, non-savoir seront colmatées par le storytelling, lincompréhension face aux énigmes résiduelles levée, linconnu soudain rendu accessible. Même lincroyable (le non-croire) est convoqué : « ce quil voyait était parfaitement incroyable » (le fait quOctavien se retrouve en 79 de notre ère au théâtre face à une jeune femme de lépoque). Manipulation modale ou simple pouvoir de la narration ? « La vue de cette gorge dun contour si correct, dune coupe si pure, troubla magnétiquement Octavien ; il lui sembla que ces rondeurs sadaptaient parfaitement à lempreinte en creux du musée de Naples, qui lavait jeté dans une si ardente rêverie [
] ». Une fois chez elle, cette « fantasmagorie archaïque » sentoure de tous les artifices. Arria Marcella « rappelait la femme couchée de Phidias sur le fronton du Parthénon », son pied était « plus blanc que marbre » et le plat de terre émaillé de peintures présentait « divers fruits que leurs saisons empêchent de se rencontrer ensemble ». On est dans leffet dirréel aux antipodes de leffet de réel de Barthes. Nous assistons enfin, lors de la première et dernière étreinte passionnée, car lillusion sévanouira bien vite, à une réelle incarnation : « Et contre son cur Octavien sentit sélever et sabaisser ce beau sein, dont le matin même il admirait le moule à travers la vitre dune armoire de musée ; la fraîcheur de cette belle chair le pénétrait à travers sa tunique et le faisait brûler ».
Noms de lieux
Or, Chateaubriand montrait déjà quune simple phrase peut raviver des formes figées par un regard trivial. Lorsquil nous lance « La Solfatare, champ de soufre. Bruit des fontaines deau bouillante ; bruit du Tartare pour les poètes », on mesure toute la distance entre un référent brut et un référent requalifié par la poésie, entre un rapport déictique, indiciel, métonymique et un rapport iconique, métaphorique, mythique au monde, entre la Darstellung (présentation) et la Vorstellung (représentation). Voire, du récit à la phrase au simple signifiant, on constate le même dispositif. Le toponyme étranger peut faire preuve dune extrême malléabilité, comme lavait suggéré Barthes : « si le Nom [propre] est un signe, cest un signe volumineux, un signe toujours gros dune épaisseur touffue de sens, quaucun usage ne vient réduire, aplatir ». Le sémiologue relève ce trop-plein du sens à propos de la ville de Parme dans luvre de Proust : « Parme ne désigne pas une ville dÉmilie, située sur le Pô, fondée par les Étrusques, grosse de 138 000 habitants ; le véritable signifié de ces deux syllabes est composé de deux sèmes : la douceur stendhalienne et le reflet des violettes». En effet, si lon consulte le texte proustien, on découvre le cratylisme en tant quabolition magique de la différence entre le signe et la chose (vieux rêve idéaliste de faire concorder la langue et le réel) qui infuse toute la troisième partie de Du côté de chez Swann intitulée « Noms de pays : le nom ». Parme, cette ville où le jeune Marcel désirait le plus aller depuis quil avait lu la Chartreuse, lui évoque par la sonorité de son toponyme un tendre chromatisme : « Le nom de Parme [
] mapparaissant compact, lisse, mauve et doux ; si on me parlait dune maison quelconque de Parme dans laquelle je serais reçu, on me causait le plaisir de penser que jhabiterais une demeure lisse, compacte, mauve et douce, qui navait de rapport avec les demeures daucune ville dItalie, puisque je limaginais seulement à laide de cette syllabe lourde du nom de Parme, où ne circule aucun air, et de tout ce que je lui avais fait absorber de douceur stendhalienne et du reflet des violettes ». Le nom de Florence dégage des senteurs encore plus capiteuses : « Et quand je pensais à Florence, cétait comme à une ville miraculeusement embaumée et semblable à une corolle, parce quelle sappelait la cité des lys et sa cathédrale, Sainte-Marie-des-Fleurs ». Le Balbec de sa villégiature estivale est également préfiguré phoniquement : « Quant à Balbec, cétait un de ces noms où comme sur une vieille poterie normande qui garde la couleur de la terre doù elle fut tirée, on voit se peindre encore la représentation de quelque usage aboli, de quelque droit féodal, dun état ancien de lieux, dune manière désuète de prononcer qui en avait formé les syllabes hétéroclites et que je ne doutais pas de retrouver jusque chez laubergiste qui me servirait du café au lait à mon arrivée, [
] ».Les toponymes évoquent des images « fausses» car échafaudées à partir de ce que leurs syllabes évoquent, à partir de limagination, du rêve et du désir que Marcel avait enfermés« dans le refuge des noms ». Lorsque le père décide de passer les vacances de Pâques à Florence, le jeune homme fait tenir « les parfums printaniers » et « le génie de Giotto » dans le toponyme, forgeant une image essentielle, chargée de lieux communs, quitte à retomber dans le poncif. Le Ponte-Vecchio est toutefois resémantisé par la sonorité florale du mot Florence et, partant, « encombré de jonquilles, de narcisses et danémones ». Or, excepté le blason de la ville dargent, à fleur de lys florencé (orné) de gueules, excepté les guirlandes de fleurs qui accueillent le poète florentin Dante au Paradis, les fleurs ne sont pas la spécialité de ce pont marchand dont les boutiques étaient initialement occupées par des tripiers et des tanneurs, bientôt remplacées du temps des Médicis (qui nen supportaient pas les odeurs fétides liées à lutilisation durine pour le traitement des peaux) par des joailliers et des bijoutiers.Cette image apparemment stéréotypée mais finalement totalement idiosyncrasique, élaborée par la rêverie, façonnée par le signifiant, finit par hanter le narrateur, aimanter son désir, occuper plus de place dans sa vie véritable que Paris où il se trouve effectivement. Ce serait encore une façon de parler les lieux où lon na pas été pour paraphraser Pierre Bayard qui, en dépit de son éloge du mensonge, nenvisage dailleurs pas ce travail sur le signifiant.
La rêverie sur le nom de la ville de Florence sera réactivée par Sartre, qui ajoute lui aussi le halo affectif et culturel de son expérience intime au monde qui entoure le mot. À nouveau, le signifiant et le signifié uvrent ensemble pour évacuer le référent : « Florence est ville et fleur et femme, elle est ville-fleur et ville-femme et fille-fleur tout à la fois. Et létrange objet qui paraît ainsi possède la liquidité du fleuve, la douce ardeur fauve de lor et, pour finir, sabandonne avec décence et prolonge indéfiniment par laffaiblissement continu de le muet son épanouissement plein de réserves ».Le poète Philippe Jaccottet, dans Carnets de la semaison, pratique la même régénération des lieux en joignant à lépars du monde les choses rêvées ou lues. Les notes ont une valeur séminale, germinative. Les carnets ne relèvent pas du diaristique, ni des notes de voyage. Michel Collot parle de la poétique de leffacement de Jaccottet, de sa poéthique, de son refus de narcissisme, de son ouverture vers laltérité du monde et des êtres. Aussi Ravenne ne sera-t-elle pas réduite aux curiosités touristiques, à ses musées mais dotée dune aura de rêve : « 1975, Avril Ravenne. Cest là quil faudrait revenir et sarrêter longtemps, errer, lire des livres ou des chroniques de lépoque ; parce que là, quelque chose se passe encore qui ne ressemble pas à ce que donnent dautres villes italiennes, quelque chose que la lumière assez blanche et la tranquillité presque somnolente de la ville préservent [
] ». Faut-il parler pour autant dévincement du référent ? Celui-ci savère plutôt un référent tremplin : qui fait passer le sujet de la vue à la vision. Ce qui pousse Collot à considérer le référent poétique comme « un lieu sans lieu, une référence sans référent ».
Certains auteurs transfigurent le réel sous lemprise de lengouement, du ravissement, de lextase. Lorsque Goethe arrive à Rome cest linverse qui se passe : il est enfin guéri dune sorte de « maladie que le vue et la présence des objets pouvaient seules guérir », espèce de fébrilité protensive, car il pourra contempler en vrai ce quil navait pu voir quen gravure. Or une fois sur place, il retombe dans lempathie romantique. Il relate la hâte avec laquelle il a franchi les Alpes et traversé Florence pour arriver à Rome où il se sent désormais tranquillisé : « Tous les rêves de ma jeunesse, je les vois vivants aujourdhui ; les premières estampes donc je me souvienne (mon père avait placé les vues de Rome dans un vestibule), je les vois maintenant en réalité, [
] ; où que jaille, je retrouve une connaissance dans un monde étranger ; tout est comme je me le figurais et tout est nouveau ». Entre le « voir intérieurement » (rêves), le « voir extérieurement » (tableaux, dessins, gravures), le « voir en réalité » (reviviscence du connu par procuration) le dernier mode lemporte. Stendhal traduira cela dans le phrasé même de son discours par lamplification de lexpectative de lobjet, par le contraste entre lhorizon dattente romanesque et la brièveté de la rencontre réelle, par le rejet syntaxique du verbe à la fin de la phrase : « Tout ce que limagination la plus orientale peut rêver de plus singulier, de plus frappant, de plus riches en beautés darchitecture, tout ce que lon peut se représenter en draperies brillantes, en personnages qui, non seulement ont les habits mais la physionomie, mais les gestes des pays où se passe laction, je lai vu ce soir ».
Dépoussiérer les villes
Julien Gracq, dans Autour des sept collines, offre un récit de voyage peu orthodoxe qui vise à démystifier tous les clichés, démolir le mythe de la Rome éternelle, nous livrant un texte composite, dobédience essayistique selon la veine géographique de lauteur mais pimenté de sensibilité littéraire et, surtout, adoptant un ton déceptif après tous ceux qui ont encensé la ville. Or on narrive jamais vierge dans une ville tellement imprégnée de « relations de voyage illustres » : on a dans sa besace « lIsle sonnante de Rabelais », « la bauge conventuelle et bigote, un peu croupissante de Stendhal », « les clairs de lune sur les ruines de Chateaubriand » et, même si Gracq déchante devant la réalité urbaine, son appréhension à demi onirique de Rome garde dextrêmes libertés avec le plan de la ville et se laisse plutôt guider par une fantaisie qui poétise le réel, qui imagine dans ses « clairières inquiétantes » « une attaque de diligence ou [
]un marigot de crocodiles », bref il ré-élabore, re-configure le référent urbain. Gracq a beau vouloir dépoussiérer la ville des textes qui lencombrent « trop de poussières y sont perpétuellement en suspension. À Rome, tout est alluvion, et tout est allusion » , des scories, du « terreau culturel qui recouvre la ville », il ne pourra se dépêtrer totalement du littéraire. Cet enfilage de citations, car chaque auteur cite ses prédécesseurs, est dailleurs valable pour toute littérature de voyage quelle ait un but fictif ou descriptif. Sade et Vivant Denon citent labbé Jérôme Richard ; de Brosses cite Misson ; Dumas cite Chateaubriand ; Chateaubriand cite Ovide et Dante ; Lamartine cite de Staël et Goethe ; Giono cite Machiavel, Chateaubriand, de Staël et Stendhal. Dans son Corricolo Dumas, pour relayer lindicible, délègue lévocation du Vésuve à celle, romantique, sublime, que Chateaubriand a léguée par simple paresse ou plutôt en hommage à un maître : « Après avoir remercié notre excellent ermite, je montai jusquà la bouche du volcan, et je descendis jusquau fond du cratère. Le lecteur trouvera mes expressions exactes magnifiquement rendues dans trois admirables pages de Chateaubriand, qui avait accompli avant moi la même ascension et la même descente ».Dans Le Chevalier de Saint-Hermine Dumas citera carrément de longs passages du « doux style » de Chateaubriand à loccasion du titre dambassadeur de Rome dont Bonaparte affuble lauteur.
Revenons à Julien Gracq qui souhaite désensevelir le réel de sa textualité écrasante, toucher au référent romain. Même le regard le plus lucide, le plus objectif ne peut se purger de textes, que ceux-ci trouvent ou non grâce à ses yeux : « Épuisé le plaisir de voir presser dans mon verre des oranges cueillies à larbre, je me serais ennuyé à Sorrente. La mer ny est guère abordable, le rivage est partout taillé en falaise, et les plages sonores des vers de Lamartine ne trouvent nulle part à sy loger. Ce qui me donnait un peu dhumeur, car le souvenir du médiocre Graziella me poursuivait autour de la baie de Naples, presque autant que celui des vers des Chimères. Hélas, lîle de Procida, vue de la côte, nest pas bien tentante, et le port de la Mergellina, qui à travers les pages de la nouvelle, sous les figuiers, ses orangers naïvement enguirlandés de lessives, mévoquait un petit éden populiste, cerné aujourdhui dun amphithéâtre de béton, est devenu le port dembarquement des aliscafi pour Capri ! »
De même, toutes les illusions de Marcel sur Balbec, nourries par ses lectures, par le sacré de lart, tombent lorsquil est confronté au trivial du réel, comme si le lieu ne pouvait jamais rivaliser avec ses mises en discours, et vice versa. Cest cet écart, cette inadéquation, cette déhiscence qui sans doute alimente et signe la longévité de la littérature et de limaginaire. La Vierge du Porche de léglise persane, sublimée par le désir, rendue universelle par lart, se voit soudain réduite, particularisée, par son environnement vulgaire, contingent, « enchaînée à la Place, inséparable du débouché de la grandrue, ne pouvant fuir les regards du Café et du bureau domnibus, recevant sur son visage la moitié du rayon, de soleil couchant et bientôt, dans quelques heures, de la clarté du réverbère dont le bureau du Comptoir dEscompte recevait lautre moitié, gagnée en même temps que cette Succursale dun Établissement de crédit, par le relent des cuisines du pâtissier, soumise à la tyrannie du Particulier ». Marcel essaie de se consoler par des noms de lieux évocateurs qui préservent encore certaines villes de cette souillure du réel : la « pluie de perles, dans le frais gazouillis des égouttements de Quimperlé », « le reflet verdissant et rose qui baignait Pont-Aven ».
Tout comme Balbec/Cabourg frustre les attentes esthétiques de Marcel, la Sorrente prosaïque trahit, désappointe, spolie le souvenir des « plages sonores » évoquées par Lamartine dans Graziella. Elle entre pour Gracq dans la catégorie des villes remodelées à la fin du XXe qui sont devenues atones, inertes comme le Nantes décrit dans La Forme dune ville, dont il avait apprécié enfant « lancienne ville » et « lancienne vie » et dont le « vaste corps vivant » savère dorénavant anémique, exsangue : « LOuest de la ville [
] : une vaste zone opaque où le sang ne circule pas », « ces jachères urbaines quaucun souvenir nengraisse », privée de génie du lieu. Il ressent le « dégrisement » des zones hantées, lurbanisme moderne ayant anéanti « lélectricité statique » quelles secrétaient. Or, quoique « la flasque et tiède nouvelle de Lamartine ne se réchauffe plus au panorama de Naples », on peut néanmoins lui accorder davoir eu cette puissance dévocation à lépoque, par exemple lorsque le golfe de Naples est comparé à « une coupe de vert antique qui blanchit décume, et dont le lierre et le pampre festonnent les anses et les bords [
] ». On pourrait dailleurs arguer que Graziella nest pas aussi médiocre que ne le prétend Gracq ou déjà Flaubert dans ce sens que, derrière la strate romantique, de lamour idyllique dun aristocrate pour une pauvre Procitane, on découvre des considérations sur les us et coutumes du sud de lItalie, entre autres sur la place dhonneur que constitue la terrasse, souvent sur le toit, certes encore esthétisée par le clair de lune : « Nous rentrions à la nuit tombante, les poches et les mains pleines de nos modestes munificences. La famille se rassemblait, le soir sur le toit quon appelle à Naples lastrico, pour attendre les heures du sommeil. Rien de si pittoresque, dans les belles nuits de ce climat, que la scène de lastrico au clair de lune. À la campagne, la maison basse et carrée ressemble à un piédestal antique, qui porte des groupes vivants et des statues animées. Tous les habitants de la maison y montent, sy meuvent ou sy assoient dans des attitudes diverses ; la clarté de la lune ou les lueurs de la lampe y projettent et dessinent ces profils sur le fond bleu du firmament ». On le voit, au paragraphe narratif succède un paragraphe documentaire jamais totalement exempt dune dimension esthétique, du trope, la topique rejoignant le topologique. Dautres mises en discours trouvent pourtant grâce aux yeux de Gracq comme le déjà cité Myrtho de Nerval et sa jumelle Delfica : ces deux sonnets « non seulement continuent pour moi à blasonner le golfe de leurs vers énigmatiques, mais encore se substituent à lui plus quà moitié, en réajustent et en modulent le souvenir quils nettoient de toutes ses scories, ramènent à une pureté, à une netteté de lignes emblématiques. Ils rabattent les brumes du matin comme un manteau sur les laideurs du Pausilippe urbanisé, rapatrient Paestum sur la baie, restituent au Vésuve sa fumée et à Cumes sa Sibylle ». La haute littérature parvient à nettoyer la ville de ses scories, à offrir la quintessence du lieu. Nous voyageons donc dun texte à lautre du moins du premier quatrain de Myrtho aux deux premiers de Delfica : « Je pense à toi, Myrtho, divine enchanteresse, /Au Pausilippe altier, de mille feux brillant, /À ton front inondé des clartés dOrient, /Aux raisins noirs mêlés avec lor de ta tresse » ; « La connais-tu, DAFNÉ, cette ancienne romance, /Au pied du sycomore, ou sous les lauriers blancs, /Sous lolivier, le myrte, ou les saules tremblants, /Cette chanson damour... qui toujours recommence ?.../Reconnais-tu le TEMPLE au péristyle immense, /Et les citrons amers où simprimaient tes dents, /Et la grotte, fatale aux hôtes imprudents, /Où du dragon vaincu dort lantique semence ?... ». Gracq finit par sapaiser et part décrire les dégâts urbanistiques subis par Rome.
200 chambres 200 salles de bains de Valery Larbaud, nous confronte avec une nouvelle entorse à la présomption de référentialité que suppose la géocritique (Westphal 1). Le titre laisse présager une histoire de cosmopolite nomade, épris de transhumance et de lieux transitoires, à linstar du Larbaud voyageur qui préfère les hôtels à sa maison natale et la terra incognita à tout repère/repaire. Lorsquon apprend cependant que le titre de lopuscule est totalement fortuit, que Larbaud, voulant couper lentête de la feuille sur laquelle il sapprêtait à écrire, laisse la phrase « 200 chambres 200 salles de bains » visible, nous sommes à nouveau déroutés. Car, comme le Voyage autour de ma chambre de Xavier de Maistre, 200 chambres 200 salles de bains est « un livre de voyage à larrêt, où lécrivain sassied et observe tandis que le monde avance sous ses yeux comme un fleuve qui coule ». Une maladie aurait en effet immobilisé lauteur dans un palace de Bussaco au Portugal. La résidence forcée dans la chambre devient loccasion dobserver les voisins, dont une comtesse russe désargentée qui y a élu domicile et ne veut plus quitter les lieux même si son mari providentiel narrive jamais (car il nexiste pas) pour soulager ses créanciers, mais qui ne dédaigne pas à habiller les enfants des ouvriers du coin, « cette voleuse, qui, au temps de sa prospérité, sétait souvenue des pauvres et des enfants ».Dans lhôtel même, dont elle était devenue le scandale, la honte et le rebut, quelquun parlait en sa faveur : cétait le garçon du restaurant, dont elle avait jadis demandé le renvoi parce quil avait des chaussures qui craquaient et quelle avait conduit chez le meilleur bottier de la ville, soudain prise de remords. Le lieu « A SaintA
, le Grand Hôtel » et la temporalité « Bussaco, le
.. 19.. » sont minorés en faveur des micro-récits qui peuvent jaillir de cette réclusion, des personnages qui fréquentent les hôtels et qui deviennent nos voisins forcés. Les coutumes lemportent sur la vérité historique : nous découvrons ainsi que les gens séjournaient pour des mois entiers à lhôtel, habitude en train de disparaître à lépoque du tourisme de masse réglé sur les congés payés. Le récit se clôt par une injonction à la fuite hors de la patrie, de la famille et du devoir. La patrie de cur, ici délicieusement allégorisée, sera toujours aux antipodes de celle qui nous est imposée par nous origines : « Quelle vienne dans ton cur, humble et très pure, portant lamour dans ses bras, et telle que limage delle que tu préfères la représente : pressant du doigt sa petit mamelle à demi-nue, comme une simple paysanne de la Toscane ou de la campagne de Rome, comme une pauvre petite Ciociara qui allaite avec soin son nouveau-né, [
] ».
Affabulation et perversion
Dautres cas plus étendus de réélaboration du référent en fiction littéraire nous sont fournis par des auteurs qui pratiquent allègrement les deux genres réferentiel et fictionnel. Mentionnons ainsi le passage consacré à la « cocagne » dans Le Voyage dItalie (1776) du marquis de Sade. La cocagne,« plutôt une école de pillage quune véritable fête», est un épisode du carnaval napolitain, où les participants assaillent jusquà sentretuer une espèce de volcan artificiel de vivres quils se disputent. Lépisode est tellement fabuleux en soi quil constitue comme un kyste textuel dans le récit de voyage plutôt monotone, rébarbatif il sagit en effet dun carnet érudit où Sade consigne scrupuleusement ses impressions, où il dénombre les églises dont lindigence esthétique lui sert à encenser en retour lart païen : « Louverture se fit par une cocagne, spectacle le plus barbare quil soit peut-être possible dimaginer au monde. Sur un grand échafaud que lon orne dune décoration rustique, se pose une prodigieuse quantité de vivres disposées de manière à composer eux-mêmes une partie de la décoration. Ce sont, inhumainement crucifiés, des oies, des poules, des dindons, qui, suspendus tout en vie avec deux ou trois clous, amusent le peuple par leurs mouvements convulsifs ». À lire dautres auteurs qui relatent le même rituel, on constate cependant que Sade est déjà dans laffabulation. Ainsi Vivant Denon décrit-il ce moment du carnaval comme la preuve de la non-violence du peuple napolitain. Si barbarie il y a, elle est dirigée contre les animaux cloués sur léchafaud, et ne concerne nullement les participants qui lemportent en vertu de leur seule adresse : « Les attroupements sont bruyants, mais jamais orageux. Je vis le spectacle bien plaisant et bien national de la cocagne. [
] Le plus ingambe en emporte le plus, et remplit sa chemise, et est reporté en triomphe par ses camarades ». Sade nhésitera pas à recycler cette séquence dans le scénario totalement fictif et lubrique de son Histoire de Juliette, rédigé vingt ans plus tard. La cocagne se voit alors dotée sans effort particulier dune littérarité, dune fonction esthétique, même si lémancipation de la valeur documentaire était déjà réalisée à cette occasion précise dans le récit de voyage. Dès lors que cette fête singulière et extravagante est déjà tellement plastique et imagée en soi, que la réalité semble dépasser la fiction tant la coutume semble invraisemblable, outrageusement théâtrale, il nest pas étonnant quelle serve dans lHistoire de Juliette, de mise en appétit pour toutes les débauches, perversions et déviances qui suivront dans le périple de la jeune libertine. Lajustement romanesque est de lordre de lhyperbole, de leuphorisation (on boit du chocolat), du passage de lévaluatif au participatif qui se traduit par des préambules qui mettent en place la focalisation : la petite compagnie, où des figures historiques (le roi Ferdinand, en maître de cérémonie, et la reine Charlotte, équivalent fictif de Marie-Caroline, sur de Marie-Antoinette) côtoient des êtres de papier, se délecte au spectacle panem et circenses depuis le balcon du palais royal. En outre, le sort des pauvres victimes dépend du libre arbitre de nos dépravés qui donnent leurs ordres den exposer davantage aux officiers de cérémonie : « - Allons, belles dames, nous dit Ferdinand, donnez vos ordres : en raison du plus ou moins de rigueur, du plus ou moins de police que je mets à la célébration de ces orgies, je puis faire tuer six cents hommes de plus ou de moins : prescrivez-moi donc ce que vous désirez à cet égard
- Le pis, le pis ! répondit Clairwil ; plus vous ferez égorger de ces coquins, et plus vous nous amuserez. - Allons , dit le roi, en donnant bas un ordre à lun de ses officiers ; puis, un coup de canon sétant aussitôt fait entendre, nous nous avançâmes sur le balcon ». Le récit de voyage détaille les phases du spectacle de façon neutre et en tire des conclusions sur la sauvagerie des coutumes méridionales : « Cette effrayante scène, qui me donna, la première fois que je la vis, lidée dune meute de chiens auxquels on fait faire la curée, finit quelquefois tragiquement. Deux concurrents sur une oie ou sur une pièce de buf ne se souffrent pas impunément. [
]. À linstant, le couteau est à la main. À Naples et à Rome, cest la seule réponse à une discussion. Un deux tombe et nage dans son sang. Mais le vainqueur ne jouit pas longtemps de sa victoire. Les échelons sur lesquels il grimpe pour en aller dérober le fruit manquent sous ses pieds. Couvert de la moitié de vache, il tombe lui-même sur le cadavre de son rival. Viande, blessés, morts, tout ne fait plus quun. [
] Huit minutes suffisent à la destruction totale de lédifice ; et sept ou huit morts et une vingtaine de blessés qui souvent meurent après, est ordinairement le nombre des héros que la victoire laisse sur le champ de bataille ». Or, le roman présente une variante dans la fin du paragraphe : « Mais cette fois, daprès nos désirs, par les soins cruels de Ferdinand, quand le théâtre fut chargé, quand on crut quil pouvait bien y avoir sept ou huit cents hommes dessus, tout à coup il senfonce, et plus de quatre cents personnes sont écrasées ».Le nombre de morts du carnet de voyage est centuplé dans le roman pour laisser libre cours à la fougue littéraire et libidinale, bref au scénario sadique même. Car non seulement la vue des animaux maltraités et agonisants offerte à la joie des foules constitue une mise en abyme de la vue des gueux égorgés offerte à lamusement de la cour mais cette contemplation sert damorce, de mise en appétit, presque de légitimation (« électrise », « enflamme»), à lorgie sadique qui suivra et qui, comme pour prolonger lignominie en pratique infâme, organisera le supplice des compagnes des infortunés qui viennent de périr sous leur yeux.
Comment appréhender dans ces conditions la mise en pratique perverse (lapogée de toute possibilité) dans la maison de correction de Vespoli à Salerne (plus on va vers le sud plus latmosphère sembrase)? Il faudrait sans doute voir cette scène comme corrélat littéraire de nombreuses années que le marquis a déjà vécues reclus dans ce que Foucault appellerait des hétérotopies : le donjon de Vincennes, la Bastille, et bientôt lhospice daliénés de Charenton (le libertinage étant considéré comme une maladie mentale à lépoque). Cest le roi Ferdinand qui avait confié à son confesseur Vespoli ladministration despotique de cette maison de force (entre prison et hôpital), lui permettant de se livrer là « à tout ce qui pourrait le mieux flatter les criminelles passions de ce libertin», à savoir la scélérate lubricité qui consiste à jouir des fous : « Oh ! Sacredieu, sécriait-il de temps en temps, quelle jouissance que le cul dun fou ! et moi aussi je suis fou, double foutu Dieu ; jencule des fous, je décharge dans des fous ; la tête me tourne pour eux, et [je] ne veux foutre queux au monde. Cependant comme Vespoli ne voulait pas perdre ses forces, il fait détacher le jeune homme : un autre arrive
celui-là se croit Dieu. Je vais foutre Dieu, nous dit Vespoli, regardez-moi ; mais il faut que je rosse Dieu, avant que de lenculer ». La perversion semble découler logiquement des potentialités de la fiction. Du moins celle-ci, débarrassée des entraves du document, sen donne à cur joie, encensant par la grâce des mots le crime (au double sens de supplice et de débauche).
On observe également dans le Voyage dItalie de Sade un autre phénomène générique intéressant. Le document, étouffant dans ses contraintes réalistes, a besoin de respirer par limaginaire et dès lors de combler ses interstices de trouées sensuelles. Comme disait Bachelard, « grâce à limaginaire, limagination est essentiellement ouverte, évasive, elle est dans le psychisme humain lexpérience même de ouverture, lexpérience même de la nouveauté ». Le descriptif, dès quil sy prête, par exemple lorsquil porte sur la région volcanique aux alentours de Naples avec ses solfatares, le déchaînement des éléments, la fougue de lactivité tellurique, vire au narratif, annonçant les épanchements libidineux, le débridement éruptif et enflammé de la pratique lubrique du roman. La consomption « Les eaux [
] qui consument toutes promptement les matières quon y jette » sera relayée par la consommation érotique sans reste, sans résultat, par le flux stérile que daucuns ont comparé au flux du capital ou la pure dépense de Bataille. Qui plus est, cette nature prodigue en soufre, alun, sel ammoniac, vitriol, salpêtre, plomb suscita déjà à lépoque romaine laffabulation : « On sait que cétait là que Strabon avait placé les forges de Vulcain. Pline appelait toute cette contrée les Champs de feu ». Comme si le dessein profond du voyage de Sade était de relancer lactivité littéraire au sein dun document « ennuyeux », et trouvant une issue dans le roman. Or cette émancipation de la valeur documentaire semble en loccurrence possible grâce à ce terreau propice que constitue la Campanie, du reste appelée Campania felix dans lantiquité, qui doit son caractère prospère et fertile à la proximité du fleuve Volturne et des pentes du Vésuve. Le diariste cède déjà le pas au romancier malgré lui, car il sefforce de se désolidariser par pudeur : « Non, il nest pas possible de rendre ce quon éprouve en ce désert heureux. On ne peut que le sentir et se taire. Cest là quÉnée sacrifia aux dieux infernaux, avant de sengager dans les routes ténébreuses de lEnfer que lui avait indiquées la Sibylle ». Ailleurs, sa plume cède à un relâchement voluptueux tout en respectant le genre descriptif : « Insensiblement, on descend sur la plage et on arrive sur lemplacement de cette fameuse ville de Baïes, centre des délices et de la volupté, où les Romains venaient se livrer aux débauches les plus fortes et les plus variées. [
], on y respire encore cet air mol et efféminé, qui dans ce climat délicieux, détruisait malgré soi les murs les plus pures et les principes les mieux établis. [
]Vénus devait être la divinité dune ville aussi corrompue ». Charles de Brosses se répand lui aussi en propos épicuriens devant ce site renommé pour être lendroit le plus lascif de lItalie chez les Romains, qui y venaient en villegiatura à la fin de lautomne : « Toutes les louanges quon a données à cette charmante baie ne me paroissent point outrées. Quant à la vue de la colline et des masures, je me représente quel spectacle admirable cétoit que cette lieue demi-circulaire de terrain, pleine de maisons de campagne dun goût exquis, de jardins en amphithéâtre, de terrasses sur la mer, de temples, de colonnes, de portiques, de statues, de monuments, de bâtiments dans la mer [
]. Le beau spectacle pour sa soirée que ces gondoles dorées, ornées tantôt de banderoles de couleurs, tantôt de lanternes, que cette mer couverte de roses, que ces barques pleines de jolies femmes en déshabillé galant, que ces concerts sur leau pendant lobscurité de la nuit ; en un mot que tout ce luxe si vraiment décrit et si sottement clamé par Sénèque !». Dans Histoire de Juliette, en revanche, qui se déroule en grande partie dans « la patrie des Néron et des Messaline », le lecteur est invité à ses reposer des lubricités escarpées par une pause dans la plaine. Le descriptif peut donc réémerger ironiquement pour atténuer le narratif : « le lecteur, dont limagination est échauffée par les détails lubriques qui parsèment cette narration, ne serait-il pas enchanté davoir à se reposer quelquefois sur des descriptions plus douces, et toujours marquées du sceau de la plus exacte vérité ? Lil du voyageur, fatigué des points de vue pittoresques qui loccupent en traversant les Alpes, aime à sarrêter sur les plaines fertiles quil trouve au bas des monts, où la vigne, agréablement enlacée à lormeau, semble toujours, dans ces belles contrées, indiquer la nature en fête».
La littérarité ajoute à la référentialité le blanc seing, le sauf-conduit, limmunité qui devient toute-puissance (au-dessus des lois naturelles) chez Sade car la nature, au lieu de se venger dun quelconque outrage, ira même jusquà cautionner le geste scélérat : le Vésuve répond par un grognement dapprobation lorsque Juliette el Clairwil précipitent la princesse Olympe Borghese (personnage dont le patronyme rappelle une célèbre dynastie de cardinaux) toute vive dans les entrailles de son cratère. Si les zones volcaniques constituent des étapes majeures du voyage de Juliette, cela est dû à lardeur que la nature communique aux libertins. Les visites aux volcans sont loccasion de périlleuses scènes libertines (Pietra Mala, le Vésuve, lEtna) ou, dans les termes de Michel Delon, « Lorifice du volcan devient une matrice, image dune sexualité exacerbée et dune matrice monstrueuse». Clairwil et Juliette lancent Olympe dans lorifice en blasphémant : « Nous insultions la nature, nous la bravions, nous la défiions : et, triomphantes de limpunité dans laquelle sa faiblesse et son insouciance nous laissaient, nous navions lair de profiter de son indulgence que pour lirriter plus grièvement » car, hormis le bruit du corps qui se heurte sur la paroi, la nature demeure silencieuse. Clairwil remarque que la nature pourrait les engloutir si elle désapprouvait le geste et quil nen est rien car « tous les crimes la servent, tous lui sont utiles ». Dailleurs, «aucun bruit ne se fit entendre ; le crime était consommé, la nature était satisfaite ». Le forfait sera redoublé dun mensonge (elles présentent la chute comme accidentelle à leurs gens), de feintes larmes, dune publication de leur malheur, appelant la consolation du roi Ferdinand, dune spoliation (elles semparent des bijoux dOlympe Borghese) et ensuite dun meurtre : elles brûlent la cervelle de lhomme qui les aide à enterrer leurs malles pleines de trésors dans leur jardin. Cela va sans dire : « Naie point de complices, dit Machiavel, ou défais-t-en, dès quils tont servi ». Michel Delon sinterroge sur léventuelle portée politique des volcans sadiens et en déduit que ces aristocrates du crime trouvent grâce au volcan dégaler les capacités de destruction de la Nature, façon pour Sade de dessiner « les contours de société entièrement anarchiques, aux seins desquelles les vrais aristocrates recouvreraient leurs droits primitifs, en vertu non de coutumes obsolètes, mais dune constitution physique supérieure ».
Ces luxures seront cependant toujours feintes, la perversion irréalisable, tant le bien que le mal jugulés par leur impossible réalisation. Cest ce que Pierre Klossowski qualifiait de forclusion au sujet du lécriture sadienne dans ce sens que lacte réalisé restait en-dehors, exclu. On rejoint ici encore lévincement du référent, en somme : « Le texte de Sade maintient et entretient la possibilité de lacte aberrant, en tant que lécriture lactualise. Toutefois cette actualisation par lécriture vaut pour une censure que Sade sinflige à lui-même en égard à lacte exécutable, [
] ». Si ces délices demeurent des impossibilia au niveau de la praxis, un pur libertinage langagier, des « débauches irréelles », elles nen sont pas moins possibles discursivement et dès lors dotées dune licence poétique sans freins : « Le langage a cette faculté de dénier, doublier, de dissocier le réel : écrite, la merde ne sent pas. [
] Le réel et le livre sont coupés : aucune obligation ne les lie : un auteur peut parler infiniment de son uvre, il nest jamais tenu de la garantir ». Roland Barthes est le premier à avoir doté la littérature dune valeur de contre-pouvoir, de tricherie par rapport au commerce mondain. Dans Sade, Fourier, Loyola il invective contre lendoxa ou lopinion courante qui englue dans les stéréotypes, qui enjoint à dire selon des rubriques obligatoires, et que seule linvention dun discours paradoxal (pur de toute doxa) peut subvertir, ce quil appelle « faire du romanesque».Dans sa leçon inaugurale au Collège de France il insistera sur la « relation fatale daliénation » quimplique la langue quil va même jusquà qualifier de « fasciste » mais dont la littérature peut déjouer les contraintes : « Cette tricherie salutaire, cette esquive, ce leurre magnifique, qui permet dentendre la langue hors-pouvoir, dans la splendeur dune révolution permanente du langage, je lappelle pour ma part : littérature ». Sade semploie en effet à dépasser les limites que Platon situait déjà dans le langage, à parler sans être muselé, bâillonné, à soctroyer des licences stylistiques ou morales, à cultiver le propre de la littérature qui serait de raconter des bobards, dêtre mythomane, voire dêtre « dérangeant ». Stendhal a pu nous faire croire quil était aux côtés de Napoléon dans sa Vie de Henry Brulard, tout comme Jacques-Louis David a pu dépeindre un Napoléon glorieux en costume dapparat traversant le Grand Saint-Bernard dans la neige tandis que le 14 mai 1800 « en réalité Napoléon était habillé en civil, il traversa les Alpes à dos de mulet et par beau temps ». La souveraineté de la littérature et de lart en général réside dans cette mystification. La littérature et lart doivent être considérées comme des machines célibataires, selon lexpression de Deleuze et Guattari, cest-à-dire privées de fertilité fonctionnelle, stériles, ou à la fonctionnalité absurde, insensée, bref des dépenses inutiles, machines qui ont un droit inabrogeable à la puissance du faux, à lautorité de limposture selon la terminologie nietzschéennes cette fois. En dépit de ces licences, nous participons cependant et jouissons nous aussi, certes par procuration. Cest à ce stade que nous voudrions proposer une équation entre lire et voyager. Lauteur mène le lecteur en bateau, en voyage, le dépayse par les possibilités de la fiction. Le lecteur se laisse entraîner vers des contrées fabuleuses ou fabulées.
Chez Alexandre Dumas qui consacra également des carnets de voyage et un roman au sujet de lItalie, on constate une fusion encore plus marquée menant à la quasi indiscernabilité entre impressions de voyage et fiction. Le Comte de Monte-Cristo semble en effet engendré par lobsession napolitaine de Dumas dont le père, le général Alexandre Davy-Dumas de la Pailletterie, grand homme de guerre originaire de Saint-Domingue qui se distingua lors de la campagne dÉgypte en 1798 par ses exploits contre les Mamelucks, avait été maltraité (emprisonné et empoisonné) dans les geôles des Bourbons après avoir été désavoué par Napoléon. Un triple axe fantasmatique napolitain lié au vécu de Dumas se dessine dès lors, à savoir celui de la fixation sur lItalie, celui de lempoisonnement, celui de la dissimulation identitaire culminant dans lobsession de lanonymat. Les trois axes se fonderont alors dans le récit de vengeance sublimée par la fiction : le don dubiquité est nécessaire pour accomplir la vengeance tandis que la dimension napolitaine essentiellement simulatrice, ostentatoire, est nécessaire pour greffer le roman sur le vécu. Un seul exemple : Edmond Dantès invoque des rites napolitains pour justifier sa longue barbe et ses longs cheveux afin de masquer son identité après sa sortie de prison à lîle de Tiboulen face au patron du bâtiment contrebandier La Jeune Amélie : « Je suis, répondit Dantès en mauvais italien, un matelot maltais ; nous venions de Syracuse, [
] cest un vu que javais fait à Notre-Dame del Pie de la Grotta, dans un moment de danger, dêtre dix ans sans couper mes cheveux ni ma barbe ». Ce lapsus révélateur du récit de vengeance nous entraîne vers une fête napolitaine que Dumas avait déjà relatée dans son Corricolo publié quelques années auparavant : « Chacun, homme et femme, accourt de vingt lieues à la ronde avec son costume national ; Ischia, Caprée, Castellamare, Sorrente, Procida, envoient en députation leurs plus belles filles, et la solennité de ce jour est si grande, si ardemment attendue, quil est dhabitude de faire dans les contrats de mariage une obligation au mari de conduire sa femme à la promenade de la Villa-Reale, le 8 septembre de chaque année, jour de la fête de la Madona di Pie-di-Grotta ». Edmond, dans sa dissimulation qui dupe le contrebandier, explicite dailleurs la cité maudite obsédante, comme un retour du refoulé : « donnant force détails sur Naples et sur Malte, quil connaissait comme Marseille ».
Dans les chapitres sur le carnaval romain nous passons également de façon imperceptible du roman au récit de voyage, calqué sur les impressions de voyage dont Dumas a le secret. La suture entre les deux est savamment escamotée selon un beau fondu enchaîné qui camoufle le montage. Lorsque Franz revient à Rome après son détour par lîle de Monte-Cristo où il a rencontré Dantès déguisé en nabab tunisien qui se fait appeler Simbad le marin, il accoste dans une ville en pleins préparatifs avec une foule qui encombre les rues. Le registre impressions de voyage semble lemporter désormais sur le registre roman dans ce sens que lintrusion dauteur, telle une voix off, extra-diégétique, fait des commentaires sur les rites et les murs dont elle a été témoin : « Depuis deux heures jusquà cinq heures, Franz et Albert suivirent la file, échangeant des poignées de confetti avec les voitures de la file opposée et les piétons qui circulaient entre les pieds des chevaux, entre les roues des carrosses, sans quil survînt au milieu de cette affreuse cohue un seul accident, une seule dispute, une seule rixe. Les Italiens sont le peuple par excellence sous ce rapport. Les fêtes sont pour eux de véritables fêtes. Lauteur de cette histoire, qui a habité lItalie cinq ou six ans, ne se rappelle pas avoir jamais vu une solennité troublée par un seul de ces événements qui servent toujours de corollaire aux nôtres ». On est ici en pleine affabulation hyperbolique : Dumas na passé que six mois dans le Royaume des Deux-Siciles et quelques mois à Florence en 1840-1841. On passe du roman à la tentation du document, comme on passe ailleurs du document à la tentation du roman. Que les chapitres sur le carnaval romain soient en outre redevables de lintertexte goethéen, Das Römische Karneval (Le Carnaval romain) de 1788 et des articles du Magasin pittoresque de 1832 à 1836, qui en présentent tous les ingrédients hormis la mazzolata (exécution par une masse) les confetti (dragées de puzzolane, terre volcanique enfarinée à la chaux ou au plâtre), la course des chevaux libres, les moccoli (bataille de bougies) , ne fait que confirmer cette tendance. Les réjouissances populaires « insensées » (« danse insensée », « costumes insensés », « spectacle insensé »), ne sont autre que la condensation dune série illimitée de fêtes, rites païens ou chrétiens, souvent syncrétiques, qui ponctuent la vie à Naples et dont il a farci ses Impressions : la fête du cocomero, pulcinella, Piedigrotta, le corricolo lui-même comme léquivalent prolétaire des carrosses du carnaval.
Si, dune part, le roman vire aux impressions de voyage, on se rend à lévidence que chez Dumas et cest là où il excelle celles-ci sont déjà un genre hybride qui phagocyte tous les autres genres : carnet de voyage, guide touristique, recueil historique, florilège de contes et de légendes, tranches de vie, tableaux de murs, recettes de cuisine, réflexions philosophiques. Les impressions de voyage foisonnent tellement danecdotes que le narratif jaillit sans débrayage (opération par laquelle on passe du récit premier au récit second) du documentaire. Aussi, le brigand Gasparone transitera-t-il aisément du Corricolo au Monte-Cristo et se fondera-t-il dans lintrigue sous lidentité de Luigi Vampa, parachevant cette imbrication générique. Pastrini effraye ses hôtes au sujet du fameux bandit qui rôde au Colisée : « - Eh bien, cest un bandit auprès duquel les Deseraris et les Gasparone sont des espèces denfants de cur». Dune part, Vampa rencontre Monte-Cristo au Colisée et, de lautre, Albert samourache de Teresa, qui se trouve aux côtés de Vampa dans la calèche des paysannes romaines. À linstar de Gasparone, Vampa est « traqué dans les Abruzzes, chassé du royaume de Naples ». Ils ont le même parcours, la même maîtresse Teresa, affectionnent les mêmes lectures, se font engager par le même chef de bande Cucumello, à la consonne près : Cucumetto dans le Monte-Cristo. Qui plus est, la coïncidence entre le récit de voyage et la fiction sera totale, lorsquon découvrira que Monte-Cristo a fréquenté le même hôtel de la Poste à Pérouse que le je narrateur du Corricolo. Edmond Dantès cest moi, semble vouloir suggérer Dumas. Si on a pu dire que « le récit de voyage a servi de laboratoire, de ballon dessai à Dumas en quête de roman» et, certes, cest sans doute parce quil avait déjà lexpérience des impressions que les éditeurs ont eu lidée de lui commander des Impressions de voyage dans Paris autour dune dintrigue romanesque de son invention, il semble quon pourrait aller plus loin et avancer que le roman est laboutissement nécessaire du trop-plein de romanesque des Impressions. « Le romanesque [est loin] du roman », disait Barthes, « je puis écrire du romanesque, sans jamais écrire du roman».
Mieux, chez Dumas ce sont les murs, les coutumes italiennes, le court-circuit, le choc culturel qui déclenchent la narration. La mazzolata dans le Monte-Cristo (absente chez Goethe) savère un spectacle dune même « sublime horreur» que la cocagne chez Sade, suscitant chez létranger le même voyeurisme enflammé : « Quand on voyage, cest pour sinstruire, dit Monte-Cristo à Albert, quand on change de lieu, cest pour voir ». Cest la triple équation entre voyager, avec le risque de pénétrer dans un monde inconnu (voire de ne plus revenir comme Pline lAncien sapprochant du Vésuve en éruption), perte dhabitudes, affabulation et lecture qui est relancée ici. À en croire Ricur, lauteur « natteint son lecteur que si, dune part, il partage avec lui un répertoire du familier, quant au genre littéraire, au thème, au contexte social, voire historique ; et si, dautre part, il pratique une stratégie de défamiliarisation par rapport à toutes les normes que la lecture croit pouvoir aisément reconnaître et adopter ».
Le voyage implique la rupture des habitudes, la surprise et, partant, la fiction, comme lillustre ironiquement Valery Larbaud : « Oh, jai bien aimé cet hôtel au centre du monde, plus que ma maison natale, plus quaucune des maisons où mon enfance a passé. Il est nommé dans le journal de voyage dun grand écrivain étranger du XIXe siècle [Samuel Butler]. Il en fait léloge, mais avec une restriction : il navait pas trouvé de savon dans sa chambre. Il débarquait pour la première fois sur le continent et ne savait pas que les gens ont lhabitude de choisir leur savon, quils lapportent dans leurs valises, quils ne se serviraient pas de nimporte quel savon. Il crut quon ne se servait pas du tout de savon en Europe ; et il la écrit ».
CHAPITRE II
RUPTURE DE LHABITUDE
Ce que tu chériras plus tendrement au monde
Sera perdu pour toi : cest là le premier trait
Qui de larc de lexil jaillit et touche au cur.
Et tu feras lessai du goût amer du sel
Sur le pain étranger ; tu sauras sil est dur
De monter et descendre les escaliers dautrui.
(Dante, Paradis, XVII, 55 60)
La marchande de lait
Bertrand Westphal nous rappelle quen anglais le terme travel « dérive de travail, or le travail implique une torture, un accouchement douloureux ou tout du moins une contrainte forte : le triplium était un joug sous lequel on couplait des bufs, chez les Romains ». Tandis que Reise, en allemand « provient du germanique risân ; qui signifie élan, mais aussi rupture [
]. Pendant tout le Moyen Age, le voyage/travel/Reise est un passage arrachant à lici ». Léquation entre lire et voyager se précisera chemin faisant car la lecture semble mener à la même rupture existentielle quentraîne le voyage. Cette équation est dailleurs thématisée par Proust lui-même dans À lOmbre des jeunes filles en fleurs, à loccasion de la marchande de lait aperçue le long de la voie suite à une nuit en train des plus traumatisantes. Linédit (en voyage ou dans un texte) tire le sujet désabusé de sa torpeur : « Dès quil a eu connaissance de cette nouvelle uvre, le lettré, tout à lheure blasé, se sent de lintérêt pour la réalité quelle dépeint. Telle, étrangère aux modèles de beauté que dessinait ma pensée quand je me trouvais seul, la belle fille me donna aussitôt le goût dun certain bonheur [
], dun bonheur qui se réaliserait en vivant auprès delle. Mais ici encore la cessation momentanée de lHabitude agissait pour une grand part ». La fascination pour la marchande de lait némerge quau gré de sensations exacerbées à un niveau inaccoutumé (respiration, appétit, circulation sanguine), dun « état dexcitation » suscité par la rupture de lhabitude. Or, la somatisation ne concerne pas seulement une « nature nerveuse » comme celle de Marcel mais, semble-t-il, tout lecteur interpellé par le monde inconnu qui souvre à lui. Nous devrions sans doute moduler cette équation et définir des lectures-voyage et des lectures-tourisme, les premières plus friandes de nouveauté, lectures-jouissance, les secondes recherchant la confirmation dun horizon dattente, lectures-plaisir, suivant lopposition barthésienne entre plaisir et jouissance. À lencontre du texte de plaisir « qui vient de la culture, ne rompt pas avec elle, est lié à une pratique confortable de la lecture », le texte de jouissance est « celui qui met en état de perte, celui qui déconforte [
], fait vaciller les assises historiques, culturelles, psychologiques, du lecteur, la consistance de ses goûts, de ses valeurs et de ses souvenirs, met en crise son rapport au langage ». Paul Ricur, réfléchissant à lapplicabilité de la littérature par rapport au prêche qui serait lapplication de lexégèse biblique, au verdict qui serait lapplication du texte juridique, en conclut également à la jouissance esthétique, voire à une autre façon de voir le monde.
Proust se situe manifestement dans le pôle de la jouissance, cest du moins ce quil avoue : « Je faisais bénéficier la marchande de lait de ce que cétait mon être au complet, apte à goûter de vives jouissances, qui était en face delle. Cest dordinaire avec notre être réduit au minimum que nous vivons ; la plupart de nos facultés restent endormies, parce quelles se reposent sur lhabitude qui sait ce quil y a à faire et na pas besoin delles. Mais par ce matin de voyage, linterruption de la routine de mon existence, le changement de lieu et dheure avaient rendu leur présence indispensable. ». Léquation avec la lecture semble se prolonger dans lallusion à une vie autre : « cette belle fille que japercevais encore, tandis que le train accélérait sa marche, cétait comme une partie dune vie autre que celle que je connaissais, séparée delle par un liseré, et où les sensations quéveillaient les objets nétaient plus les mêmes, et doù sortir maintenant eût été comme mourir à moi-même ».
Seuils
Le voyage requiert une rupture avec un cocon dhabitudes rassurantes, suscite une acuité de lagir et du pâtir selon la formule de Paul Ricur en commençant par le seuil à franchir, qui en impose beaucoup au sujet sédentaire. Le seuil est un moment « sacré » selon Régis Debray qui dans LÉloge des frontières renvoie tout seuil au geste de Romulus qui prend un soc de charrue pour tracer la délimitation sacrale et inviolable du Palatin : « Sacré, en français, vient du latin sancire : délimiter, entourer, interdire. Sanctuaire également. Le latin templum (lespace circonscrit dans les airs par le bâton de laugure) renvoie au grec temnein, qui veut dire découper. Ce qui se tient devant lenceinte réservée au culte est le pro-fanum, le profane [
]. Dans la civilisation latine, les murs et les portes de la ville étaient réputés res sanctae, choses sacrées ». Jean Bellemin-Noël nous offre à son tour une méditation sur le trans du mot transhumance, transhumance physique ou symbolique qui est le passage de la frontière même : « Passer au-delà, en doublant par le côté ou en traversant de front, et même au bout du trajet passer à travers : telles sont les significations attachées à cette préposition latine devenue préfixe dans nos langues occidentales. Les deux versants du même mont diffèrent comme les deux bords du fleuve, comme la plaine et le causse ou les alpages : aller de lun à lautre, cest changer de territoire, ou mieux : de contrée, puisque ce mot jadis désignait le pays den face. Gagner lautre bord ou lautre versant, cest renouveler lhabitat, lherbage, léclat du soleil et les halos de la lune, lair quon respire, même lécoulement des heures : là-bas là-haut , le temps passe moins vite, les yeux voient plus loin, les pensées vagabondent plus libres, les années pèsent moins lourd». Debray déplore cependant que ces frontières soient en train de disparaître dans lidéologie de la mondialisation, sauf en Europe où la balkanisation est toujours en vigueur malgré lidée dune Union européenne. LEurope concentre, à linverse des États-Unis, « un maximum de diversité dans un minimum despace. Cela fait en général un summum de civilisation (non une garantie, à preuve nos guerres civiles), comme le montre lItalie de la Renaissance, avec ses émulations municipales dans un mouchoir de poche ». Il nous faudra revenir sur ce pays morcelé jusquen 1860 qui faisait du voyage en Italie un voyage dans des principautés à caractère unique. Debray insinue quune planète lisse où lon parle globish, où lon se moque de « Terminus, le dieu des confins, auquel Rome rendait un culte sur le Capitole », où on chante lerrance et la nouvelle mobilité planétaire, serait privée de dépaysement. Il sen prend indirectement à la théorie deleuzienne du lisse et du nomadisme en faisant allusion au « mantra de la déterritorialisation». Heinz Wismann déplore, quant à lui, le « complexe babélien », laspiration à une langue unique, adamique, qui serait purement dénotative, qui exclurait la nuance, la connotation, la poésie. Il oppose au complexe babélien, la Pentecôte, les apôtres qui parlent en langues, la promesse de la diversité. On pourrait étendre ces concepts à la culture : lesperanto culturel sopposerait ainsi au dire-autrement culturel. Et Debray de renchérir : « Léconomie se globalise, le politique se provincialise. Avec le cellulaire, le GPS et lInternet, les antipodes deviennent mes voisinages, mais les voisins du township sortent les couteaux et sentretuent de plus belle ». Cest ne pas tenir compte, nous semble-t-il, dune approche mutifocale dun espace : « léclatement progressif de la perception dun espace humain homogène, provoqué par un décentrement continu du point de vue ».Toutefois cest surtout léconomie globalisante qui indispose Debray, non la déterritorialisation en soi. Dailleurs Deleuze craint lui-même un nomadisme militaire mondialisé : « Il est vrai que ce nouveau nomadisme accompagne une machine de guerre mondiale dont lorganisation déborde les appareils dÉtat, et passe dans des complexes énergétiques, militaires-industriels, multi-nationaux ». Il cite encore le fleet in being, la présence permanente en mer dune flotte invisible pouvant frapper ladversaire nimporte où et nimporte quand. Montaigne avait, en son temps déjà, vanté la mondialisation de lamitié et de la sagesse tout en demeurant le chantre du dépaysement : « Je sçay que lamitié a les bras assez longs, pour se tenir et se joindre, dun coin de monde à lautre : et specialement cette cy, où il y a une continuelle communication doffices, qui en reveillent lobligation et la souvenance. Les Stoïciens disent bien, quil y a si grande colligance et relation entre les sages, que celuy qui disne en France, repaist son compagnon en Ægypte ; et qui estend seulement son doigt, où que ce soit, tous les sages qui sont sur la terre habitable, en sentent ayde ».
Que Debray chérisse finalement laltérité comme un champ à défricher, son ouvrage Contre Venise nous en fournit la preuve. Cet essai aux allures de pamphlet célèbre le plongeon dans la ville de Naples et savoue réticent à légard de Venise, trop orientale, trop artificielle et, partant, réfractaire au coup de foudre. Doù la formule choc : « Je suis Naples et non Venise ». La Sérénissime semble trop éloignée de notre univers pour pouvoir éprouver le bon taux de dépaysement. Venise est devenue un « microcosme égocentrique» totalement retranchée du monde par la « coupure sémiotique » dont fait office la lagune et qui accentue le sentiment dailleurs féerique, de « ville-jouet » ou « simulacre ». À linverse, le « tempérament » de Naples savère demblée hospitalier. Et sa plume de se mettre à fabuler, à personnifier, dérogeant au style de lessai : « La Parthénopéenne na pas besoin daller chez le coiffeur ni de vérifier son rimmel chaque quart dheure dans une glace [
]. Putassière, charnue, généreuse, effrontée, avec ses klaxons, ses criailleries, ses obscénités, la truculente du Sud se jette à votre cou à vos risques et périls. La sensuelle tempête toutes tripes dehors exhibant ses draps et ses petites culottes tendus au milieu de la rue (à Venise, le linge sèche dans la cour, convenances obligent). Elle beugle, sue, pue, piaille, provoque ». Reprenant ensuite une métaphore éculée mais éminemment applicable à Naples, Debray parle de son « ventre » et de ses « entrailles ». Lîle de Capri, plus raffinée, plus cosmpolite exerce, quant à elle, une fascination plus mythologique, littéraire. Alberto Savinio, développa une dualité intéressante dans son livre sur Capri: celle entre « autochtones » (Caprais de naissance) et « ullissides » (Caprais délection), cest-à-dire entre indigènes, dune part, et ceux qui « attirés par le chant jamais tari des Sirènes, affluent ici des points les plus éloignés du globe», plus nombreux que les locaux, de lautre.
La frontière, en tant que point de césure entre le même et lautre, dont la porosité est toujours relative, est une condition de possibilité pour un dépaysement salutaire. Revenons au seuil comme état dynamique, turbulent, initiatique, emblème dun débrayage à la fois angoissant et tragique, une zone critique quil faut négocier par des stratégies et à laquelle sa propre pratique doit sajuster. Le seuil serait toujours une zone critique car il faut adapter son être sédentaire à lêtre nomade quon est sur le point de devenir, franchir des lieux de légitimation ou de corroboration de la clandestinité lorsquil sagit dune fuite. Michel Onfray parle dun entre-deux quil faut habiter un moment et qui signe linstant précis où commence le voyage proprement dit, à savoir « dès le mouvement de clé dans la serrure de la porte de son domicile, quand on ferme et laissa derrière soi sa maison, son port dattache ». Le voyage nous confronte bien sûr en creux à ce que lexil signifie pour les émigrés, gens du voyage ou victimes de la diaspora, le voyage forcé à commencer par la nef des fous qui subit selon Foucault le grand confinement : lostracisation des aliénés en dehors des limites de la ville. Il faut que lexil pointe à lhorizon de nos réflexions comme un miroir grossissant, exacerbant tous les motifs évoqués et transformant le départ en moment de déchirement, le devenir-autre en amputation. Le sonnet Bohémiens en voyage de Baudelaire, quoiquimprégné de clichés, reflète bien cette réalité dont les gens du voyage sont les premières victimes : « La tribu prophétique aux prunelles ardentes /Hier sest mise en route, emportant ses petits /Sur son dos, ou livrant à leurs fiers appétits /Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes. /Les hommes vont à pied sous leurs armes luisantes /Le long des chariots où les leurs sont blottis, /Promenant sur le ciel des yeux appesantis /Par le morne regret des chimères absentes».
Le voyage de Marcel Proust vers Balbec, que nous pouvons considérer comme le parangon de tout voyage tant il est riche en considérations sur le changement dhabitudes (il en fait un concept avec majuscule), sur le devenir-autre et les différences sociales (plus que culturelles), nous montre un premier seuil à franchir : la gare Saint-Lazare qui constitue le moment traumatisant, tragique, infernal, à en croire lintertexte dantesque qui le hante (lasciate ogni speranza), du départ et les prémisses vers une suspension des coutumes familiales et sentimentales qui bridaient le jeune Marcel : « Malheureusement ces lieux merveilleux que sont les gares, doù lon part pour une destination éloignée, sont aussi des lieux tragiques, car si le miracle sy accomplit grâce auquel les pays qui navaient encore dexistence que dans notre pensée vont être ceux au milieu desquels nous vivrons, pour cette raison même il faut renoncer, au sortir de la salle dattente, à retrouver tout à lheure la chambre familière où lon était il y a un instant encore. Il faut laisser toute espérance de rentrer coucher chez soi, une fois quon sest décidé à pénétrer dans lantre empesté par où lon accède au mystère, dans lun de ces grands ateliers vitrés, comme celui de Saint-Lazare où jallai chercher le train de Balbec, [
] ». La gare savère un exemple privilégié du chronotope du seuil développé par Bakhtine ou de ce que Tatiana Barazon appelle pensée du seuil ou soglitude. Le chronotope du seuil est pour Bakhtine le temps-espace de la rencontre, de la crise, du tournant dune vie. Chez Dostoïevski il sincarne dans lescalier, lanti-chambre, le couloir, voire la rue, « lieu où saccomplit lévénement de la crise, de la chute, de la résurrection, du renouveau de vie, de la clairvoyance, des décisions qui infléchissent une vie entière ». Ce spectre de connotations est sans doute lié au fait que le terme même de seuil revête déjà un sens métaphorique : « il a été associé au moment de changement brusque, de crise, de décision modifiant le cours de lexistence (ou dindécision, de crainte de passer le seuil) ».
La traversée des Alpes incarne à plus forte raison le chronotope du seuil. Les abords sont déjà un inchoatif : « Nice est la porte de lItalie »,« Nice est plus italienne que Turin et Milan, et presque aussi grecque que Sybaris ». Dominique Vautier, dans son ouvrage Tous les chemins mènent à Rome, insiste sur « la périlleuse traversée des Alpes », sur les dangers quil faut braver, sur les traîneaux qui sabîment dans le précipice, accidents qui ont donné lieu à de petits oratoires dont la route est parsemée, sur les tempêtes de neige et de vent ou sur un froid pénétrant contre lequel il faut se prémunir « Ceux qui seront délicats feront bien de se pourvoir de bonnes fourrures à Munich, avant que de sengager dans les Alpes, si cest lhiver quils doivent les passer » et, pour finir, sur les cols à franchir : le Mont-Cenis qui sépare la France de lItalie et mène à Turin par des chemins étroits, le Simplon, le Saint-Gothard dont les horreurs du pont du Diable (côté suisse) nargue les voyageurs et dont lhospice offre des paillasses dures et des couvertures insuffisantes, et le Brenner. Ce qui pousse Pierre Bayard à avancer quil vaut mieux rester chez soi, se vautrer dans sa condition de « voyageur casanier », éviter ce déplacement physique qui entraîne tant de désagréments. Montaigne relativise toutefois les dangers des Alpes : « M. de Montaigne disoit QUIL setoit toute sa vie meffié du jugemant dautruy sur le discours des commodités des païs estrangiers, chacun ne sçachant gouster que selon lordonnance de sa coustume & de lusage de son village, & avoit faict fort peu destat des avertissemans que les Voiageurs lui donnoint : mais en ce lieu il sesmerveilloit encore plus de leur betise, aïant, & notament en ce voïage oui dire que lentredeus des Alpes en cet endroit etoit plein de difficultés, les meurs des homes estranges, chemins inaccessibles, logis sauvages, lair insuportable. [
]; mais que du demourant sil avoit, à promener sa fille, qui na que huit ans, il laimeroit autant en ce chemin ; quen une allée de son jardin ». Larrivée en Italie savère pour tous un soulagement et procure une vision idyllique : « Nous arrivâmes au pied du Mont-Cenis, du côté de lItalie ; le voyage sétait bien passé, malgré le froid et la neige ; plus de montagnes [
]. À chaque village, nous trouvions à alimenter notre curiosité ; les costumes du peuple, jusquau caractère de figure, tout était varié ». Or, bizarrement le Vésuve sera davantage investi de valeurs de sublime que les Alpes qui sont pourtant parmi les exemples classiques de lesthétique du sublime (selon Burke ou Kant). Sans doute parce que le Vésuve, avec ses éruptions à répétition attire et horrifie. Ajoutons que lamplification du tourisme grâce à laménagement des passages alpins aura ôté lenvoûtement à cette épreuve.
Lauteur qui a le mieux thématisé ce franchissement initiatique des Alpes est à lévidence Stendhal. À loccasion dun petit voyage à la campagne chez son oncle Romain Gagnon, Henri Beyle connut déjà une première joie intense qui vint égayer la tristesse mesquine de son enfance grenobloise : « Je fis un voyage aux Échelles ; ce fut comme un séjour dans le ciel ; tout y fut ravissant pour moi. [
] Tout fut sensations exquises et poignantes de bonheur dans ce voyage, sur lequel je pourrais écrire vingt pages de superlatifs ». Le petit bourg des Échelles, séparé de Grenoble par le massif de la Grande-Chartreuse, formait alors lextrême frontière de la Savoie, encore piémontaise. En franchissant le ruisseau du Guiers pour aller voir son oncle, Beyle mit ainsi pour la première fois le pied sur le sol italien découvrant la félicité. La fameuse traversée du Grand-Saint-Bernard vers la Terre promise de lItalie parachèvera lexode définitif de Grenoble. Le « traitement anti-héroïque » que Stendhal fait subir à son moi passé est ici à son comble. Cest comme une jeune fille timide quil arrive au Saint-Bernard. Et pourtant : « De temps en temps un cheval mort faisait cabrer le mien », comme dans le célèbre tableau de David. Ce phénomène de superposition se reproduira plus loin, une fois le bataillon arrivé au fort du Bard. Lemplacement du moi dans le croquis manuscrit au point H est curieusement le même que celui de Napoléon dans la gravure de Vivant Denon, Bonaparte examinant le fort de Bard. Stendhal usurpe la place de Napoléon, bafouant toute vérité historique, puisque Bonaparte en vue du fort de Bard ordonna quon lemportât de force par escalade ! La configuration schématique en coupe, en forme de V, nous rapproche de surcroît de la configuration de lEnfer chez Dante, gouffre qui, on le sait, avait été creusé par Satan, lange rebelle. Linitiation guerrière du jeune Henri Beyle le fort de Bart où il vit le feu pour la première fois : « Cétait une espèce de pucelage qui me pesait autant que lautre » et sexuelle « Jai oublié de dire que je rapportais mon innocence de Paris, ce nétait quà Milan que je devais me délivrer de ce trésor » se feront à coup de trébuchements comme le voyage initiatique de Dante semé dembûches et de dérapages. On assiste aussi au heurt de ses rêveries (alimentées par Rousseau et le Tasse) contre légoïsme aigri et la grossièreté de ses compagnons, de son bonheur béat et excessif contre leur ennui. Lantithèse de la chute serait à la fois la montagne du Purgatoire menant au Paradis où lattend Angela-Beatrice et ici ce « bonheur céleste et complet ». Après le salto mortale de Kierkegaard (la coupure radicale entre ce quon était et ce quon est devenu), lindividu passe dune sphère dexistence à lautre, dans notre cas,le salut, la félicité dun moi ineffable : « On ne peut pas apercevoir distinctement la partie du ciel trop voisine du soleil ; par un effet semblable jaurai grand-peine à faire une narration raisonnable de mon amour pour Angela Pietragrua ». Laspiration céleste du porteur dailes, lAli-ghieri, buta sur la même entrave dans le dire : « Ainsi, décrivant le paradis, /le poème sacré doit faire un saut /comme celui qui trouve la voie interrompue ». Laffabulation retrouvera sa voix dans La Chartreuse de Parme, dont le premier chapitre sintitule « Milan en 1794 » et dont lépigraphe est empruntée à lArioste « Già mi fur dolci inviti a empir le carte /i luoghi ameni ».Une réelle transfiguration a dailleurs lieu dans lépilogue de la Vie de Henry Brulard, rappelant le tableau La Transfiguration de Raphaël, sous le sceau duquel a été placé le projet dautobiographie. Comme le Christ, Stendhal se sent « enlevé à la terre » par un amour si céleste, si passionné, et transporté « dans le pays des chimères, mais des chimères les plus célestes, les plus délicieuses, les plus à souhait ». Cette élévation est décrite dans les mêmes termes que LAssomption de la Vierge du Corrège: « Lâme éprouve [
], en le contemplant, quelque chose de céleste. On se sent transporté au-delà de tout séjour terrestre, non point dans ce ciel sévère et froid que nous présentent les catéchismes, mais dans un ciel deviné par la belle imagination de Corrège ». Ce sont la légèreté, la gaieté, la grâce qui lemportent en dernier ressort sur lautodérision, qui consistait à sabaisser. Cest la fin de lautodépréciation. Mais le lecteur ne comprendra pas ce bonheur à moins dappartenir au cercle restreint des happy few qui connaissent le ravissement de lamour fou.
Nous pouvons en outre considérer les Alpes comme une césure symbolique qui permet la levée des interdits, une délivrance qui offre une certaine immunité aux voyageurs et aux écrivains, une liberté discursive attestée par les « papegaults » de lIsle sonnante de Rabelais, les Poemata (en latin) de du Bellay, jusquaux Chroniques italiennes (1839) du même Stendhal, issues des anecdotes ou romans possibles dont il avait farci son Rome, Naples et Florence. Son engouement, son regard passionné, son italophilie lui font ajouter ce quil pouvait voir, ce quil aurait aimé voir à ce quil a vu. Son imaginaire déborde le réel et son récit de voyage devient un « recueil de sensations » dont la peinture de murs étrangères le décharge de toute responsabilité car elles échappent aux critères de bienséance français. De même, lavertissement ironique de La Chartreuse de Parme tend à dédouaner lauteur de reproches dimmoralité et daventures blâmables en présentant le manuscrit comme des intrigues de cours reprises dans les annales que lui a fournies le neveu du chanoine de Padoue en 1830. Les Chroniques napolitaines de Jean-Noël Schifano (1989) profitent enfin de linscription dans la culture autre pour donner libre cours à limagination sensuelle et sulfureuse de leur auteur.
Le Divin Marquis y ajoutera une licence quil soctroie pour fuir la justice : mêlé à plusieurs scandales dont celui des prostituées de Marseille, il voyage en Italie déguisé en curé en 1772. Il sy réfugie une nouvelle fois sous le nom du comte de Mazan en 1775, après les priapées de Lacoste avec « des petites filles ». Chaque voyage en Italie aurait un caractère de fuite. Dans Histoire de Juliette cela se traduit par un brevet dimpunité que le ministre Saint-Fond accorde à Juliette. Toutefois, comme il demeure insistant auprès de la jeune libertine et comme celle-ci désapprouve son projet danéantir une partie de lEurope en affamant sa population, elle décide de partir : « je résolus de placer les Alpes entre sa haine et moi ». Larrivée en Italie enflamme lesprit coquin par son passé notoire : « Oh, Dieu ! me dis-je, en respirant un air et plus pur et plus libre, me voilà donc dans cette partie de LEurope si intéressante et si recherchée par les curieux ; me voilà dans la patrie des Néron et des Messaline ; je pourrai peut-être en foulant le même sol, que ces modèles de crimes et de débauches, imiter à la fois les forfaits du fils incestueux dAgrippine, et les lubricités de la femme adultère de Claude ». À Florence le climat et les penchants de la nature seront « lexcuse de la dépravation des murs » : « Léopold, nous te jurons le plus profond secret, si tu nous assures de ta part limpunité la plus entière, tout le temps que nous habiterons Florence. Jure-nous que, quelque chose que nous fassions dans tes États, nous ny serons jamais recherchée sur rien ». Sbrigani, le secrétaire de Juliette, embraye : « puisque nous avons six mois à nous, cest assez pour une bonne récolte. Les murs sont très libres à Florence. [
] Linceste et ladultère sy montrent également sans aucun voile : les maris cèdent leurs femmes, les frères couchent avec leurs surs, les pères avec leurs filles. Le climat, dit ce bon peuple, est lexcuse de notre dépravation, et le Dieu qui nous y fit naître ne sétonnera pas des excès où lui-même nous porte ».
Mais il faut également rappeler le morcellement du pays avant 1860. Westphal oppose lidée de mondialisation de lespace à celle d« espaces flottants, navicules épithète que Leon Battista Alberti appliqua naguère aux États évanescents (naviculae) qui formaient lItalie du Quattrocento ». Le passage dune ville à lautre supposait déjà le franchissement dune nouvelle frontière, avec douane, péage, changement de monnaie, différence de langue, pourboire extorqué, fouille des valises, risque pour les écrivains dêtre mis à lindex et pour dautres quon leur saisisse des ouvrages indésirables, comme ce fut le cas du second volume de Misson auteur huguenot qui a écrit lun des premiers guides dItalie, Voyage dItalie (1687-1688) , confisqué à Charles de Brosses dans les États du pape par lInquisition. Cétait justement le volume de Rome : « Jugeant quil me serait impossible de retrouver ici, chez les libraires, un livre si bien noté à lindex expurgatoire, jai tout tenté pour amollir le cur de ces perfides commis ; jai même offert de leur donner les deux autres volumes de Misson en contre-échange de celui-là. [
] Dans le vrai, je nai pas jugé que cette bagatelle valût la peine den parler au pape. Je me suis rejeté, pour me guider dans ma course, sur une plate et longue description de Rome, par Deseine, en marge de laquelle javais fait quantité de petites notes et de remarques. Mais vous nêtes pas plus avancés, car jai égaré le premier tome dans une église ». Le voyage par mer nest pas moins éprouvant. Vivant Denon et ses compagnons mettent deux jours pour aller de Marseille à La Ciotat. En arrivant leur air de scorbutiques les retient au bureau de santé. La suite du voyage sur la mer Tyrrhénienne est tout aussi tempétueuse jusquà ce qu« enfin je touchai pour la première fois cette chère Italie, que je désirais presque autant que lavait désirée Énée ».
Il sagit toujours de franchir des frontières, réelles, symboliques, disciplinaires. Pour reprendre notre équation entre lire et voyager, on peut dire que lentrée dans un texte est un passage initiatique par un étroit goulot qui nous transporte du monde réel au monde fictif. Le voyage de Proust, degré zéro du voyage, contient en germe tous les aléas que le départ de son chez-soi implique, pour commencer ce que Michel de Certeau, dans « Naval et carcéral », appelle « impératif du détachement qui oblige à payer une abstraite maîtrise oculaire de lespace en quittant tout lieu propre, en perdant pied ». De Certeau compare le dedans du wagon ou du navire à un « isoloir » et qualifie la vitre d« opérateur de division » de « shifter » entre les spectateurs « transgresseurs despaces » du dedans et les êtres immobiles du dehors. Ces capsules seraient des « lieux de paresse et de pensée, nefs paradisiaques» où lon peut sabstraire de toute hiérarchie. Dans lavion limpôt à payer est supérieur mais entraîne une diminution de plaisir de voir ce dont on est séparé. Le retour chez soi est tout aussi dépaysant : « Recommence le corps à corps avec le réel qui déloge le spectateur, privé de rails et de vitres. Terminée la robinsonnade de la belle âme voyageuse qui pouvait se croire elle-même, intacte, parce quelle était entourée de verre et de fer ».
Pour Marcel Proust, rivé à ses petites manies quotidiennes dont il se départit difficilement, le dépaysement du voyage se conquiert suite à un lent désengluement de lHabitude. Celle-ci savère analgésique et soporifique. Elle installe le sujet dans le confort, dans la quiétude, voire dans lindifférence : « À Paris jétais devenu de plus en plus indifférent à Gilberte, grâce à lHabitude. Le changement dhabitude, cest-à-dire la cessation momentanée de lHabitude, paracheva luvre de lHabitude quand je partis pour Balbec». Les choses, affectées par le regard coutumier, deviennent elles aussi transparentes, routinières, insignifiantes. Lattention est au contraire totalement sollicitée et les sens aiguisés lorsque surgit la défamiliarisation dun nouvel environnement, devant la marchande de lait comme nous lavons vu ou devant la pendule, les grands rideaux violets, les petites bibliothèques à vitrine, la grande glace à pieds et surtout le plafond trop haut de sa chambre au Grand-Hôtel de Balbec : « Cest notre attention qui met les objets dans une chambre et lhabitude qui les en retire et nous y fait de la place. De la place, il ny en avait pas pour moi dans ma chambre de Balbec (mienne de nom seulement), elle était pleine de choses qui ne me connaissaient pas, me rendirent le coup dil méfiant que je leur jetai et, sans tenir aucun compte de mon existence, témoignèrent que je dérangeais le train-train de la leur. [
]Nayant plus dunivers, plus de chambre, plus de corps que menacé par les ennemis qui mentouraient, quenvahi jusque dans les os par la fièvre, jétais seul, javais envie de mourir. Alors ma grand-mère entra ; et à lexpansion de mon cur refoulé souvrirent aussitôt des espaces infinis».Marcel se souvient quavant le départ, Swann lavait déjà prévenu quon na pas toujours envie de rentrer après un voyage. Ce qui donne lieu à une nouvelle réflexion sur lhabitude qui « allait assumer maintenant lentreprise de me faire aimer ce logis inconnu. [
] Certes ces amitiés nouvelles pour des lieux et des gens ont pour trame loubli des anciennes ». Or, cette promesse doubli ne fait au contraire quaffoler son désespoir : « Ce nest pas que notre cur ne doive éprouver, lui aussi, quand la séparation sera consommée, les effets analgésiques de lhabitude ; mais jusque-là il continuera de souffrir ». La mort à soi serait certes suivie dune résurrection le lendemain matin, en effet, tout respire la joie mais à un moi différent : « lanxieuse alarme que jéprouvais sous ce plafond inconnu et trop haut nétait que la protestation dune amitié qui survivait en moi pour un plafond familier et bas. Sans doute cette amitié disparaîtrait, une autre ayant pris sa place (alors la mort, puis une nouvelle vie auraient, sous le nom dHabitude, accompli leur uvre double) [
] ».
Lesthétique dépaysante du peintre Elstir corrobore la théorie de lattention conditionnée par la cessation momentanée de lhabitude. Il représente les choses selon une perspective différente de celle qui nous est coutumière, donnant une « image singulière dune chose connue», en loccurrence une cathédrale le long dun fleuve tandis quon la voit dordinaire au milieu de la ville. Non seulement lart mais aussi lamour peut renouveler le regard sur les choses ternies par lhabitude. Lorsque Marcel décide dinviter Albertine à passer le voir dans sa chambre, celle-ci lui semble tout à coup nouvelle, elle est à nouveau dotée dune aura quelle avait perdue dans la durée : « Or voici que je venais de recommencer à ouvrir les yeux sur elle, mais cette fois-ci de ce point de vue égoïste qui est celui de lamour. Je songeais que la belle glace oblique, les élégantes bibliothèques vitrées donneraient à Albertine si elle venait me voir une bonne idée de moi».
Cognitivement et sémiotiquement parlant, lhabitude constitue un arrêt dans linterprétation, une stase mentale et conduit dès lors à la nécrose des facultés sensorielles et intellectives. Charles Sanders Peirce appelle habitude linterprétant logique final par rapport au processus sémiotique théoriquement illimité. Dans la pratique, ce processus est court-circuité par lhabitude que nous avons dattribuer telle signification à tel signe dans tel contexte qui nous est familier. Lhabitude fige provisoirement le renvoi infini dun signe à dautres signes, permettant à des interlocuteurs de se mettre rapidement daccord. Mais ce processus résulte de laction de signes antérieurs. Ce sont les signes qui provoquent le renforcement ou la modification des habitudes. La sémiotique percienne est une phénoménologie, une théorie de la connaissance mais insiste avant tout sur la pragmatique : linterprétation des signes. Pour Bourdieu, sous langle de la sociologie, lhabitus est une habitude sédimentée en système de dispositions, manières dêtre, tendances réglées déterminée par la classe sociale dappartenance. Dans tous les contextes, lhabitude relève donc de linertie, de la convention, de la norme établie, voire de larbitraire culturel. Le voyage aura cette faculté de bousculer ce train-train abrutissant et anesthésiant ;le voyage resémantise les choses, les rend inédites et donc perturbantes à force dintroduire linsolite dans le prévisible, lUnheimliche dans le Heim(maison, foyer), létrangement inquiétant dans la quiétude du familier. Freud lavait déjà formulé : « linquiétante étrangeté est cette variété particulière de leffrayant qui remonte au depuis longtemps connu, depuis longtemps familier. [
] Le mot allemand unheimlich est manifestement lantonyme de heimlich, heimisch (du pays), vertraut (familier), et lon est tenté den conclure quune chose est effrayante justement pour la raison quelle nest pas connue ni familière. Mais il est évident que nest pas effrayant tout ce qui est nouveau et non familier ; la relation nest pas réversible. On peut seulement dire que ce qui a un caractère de nouveauté peut facilement devenir effrayant et étrangement inquiétant [
] ». Il y ajoute ensuite quune autre condition est requise pour quune chose revêtue du caractère de nouveauté devienne étrangement inquiétante, à savoir le facteur de la répétition du semblable dans les états oniriques. Et ceux-ci de relier les deux fils de la lecture (la demi-conscience) et du voyage (la dialectique du même et de lautre) dans létrange labyrinthe du fourvoiement : « Un jour que je flânais, par un chaud après-midi dété, dans les rues inconnues et désertes dune petite ville italienne, je tombai par hasard dans une zone sur le caractère de laquelle je ne pus longtemps rester dans le doute. Aux fenêtres des petites maisons, on ne pouvait voir que des femmes fardées, et je me hâtai de quitter la ruelle au premier croisement. Mais après avoir erré pendant un moment sans guide, je me retrouvai soudain dans la même rue où je commençai à susciter quelque curiosité, et mon éloignement hâtif eut pour seul effet de my reconduire une troisième fois par un nouveau détour. Mais je fus saisi alors dun sentiment que je ne peux que qualifier dunheimlich ».
Au cours du voyage le déplacement engage le corps ainsi que lesprit. Le voyageur plonge physiquement et mentalement dans linconnu. Il accepte de se dépayser, de souvrir à la nouveauté, de confronter ses murs et ses opinions à la spécificité culturelle dautrui. En effet, létude de la représentation de létranger est lune des plus anciennes orientations de la littérature comparée. Dautres ont pour mission de chercher luniversel. Ils adhèrent à la philosophie du cosmopolitisme qui vise à minimiser la variété culturelle. Toutefois le dépaysement semble plus exigeant : la problématique de lhabitude devra être croisée avec la question des différences culturelles et du devenir-autre afin de trouver tout son déploiement conceptuel.
CHAPITRE III
DIFFÉRENCES CULTURELLES
« À létranger on parle étranger » (slogan de Free)
« Chaque langue détermine une vision du monde singulière » (Sapir& Whorf)
« Un homme qui connaît quatre langues en vaut quatre » (Charles Quint)
Tu « frotteras, & limeras ta cervelle contre celle dautrui »
Historiquement parlant, on sait que les souverains français ont eu des visées sur lItalie faisant valoir ce quils estimaient être leurs droits héréditaires sur le royaume de Naples, puis sur le duché de Milan, depuis Charles XVIII et Louis XII. Les guerres italiennes de François Ier ont contribué à introduire la renaissance en France jusquau déclin de linfluence italienne à lépoque de Louis XIV où le grand sculpteur et architecte Gian Lorenzo Bernini se voit refuser son projet de façade du Louvre par Colbert. Or le célèbre Machiavel invoque déjà précisément les différences culturelles pour expliquer léchec de la conquête de Milan par Louis XII : «Lorsquon acquiert des États dans une province dont la langue, les coutumes et les lois diffèrent des siens, il est difficile et il faut avoir beaucoup de chance et faire beaucoup defforts pour les garder. Un des majeurs et meilleurs remèdes serait que la personne qui acquiert aille y vivre ; cela rendrait cette possession plus sûre et plus durable, comme a fait le Turc en Grèce».
Il faudrait sans doute définir la culture avant de parler de différences culturelles mais on constate que la culture se définit par interaction avec dautres cultures : la sémiosphère, concept de Youri Lotman, savère la zone de cohérence culturelle où les croyances sont partagées, ladhésion la plus intense, par rapport à des zones périphériques où cette force dengagement est plus diffuse : « lhétérogénéité est maximale à la périphérie [
], lhomogénéité nest attente quau centre ». En revanche, la mondialisation implique une interaction multilatérale, plurielle avec toutes les autres cultures, un assaut de significations, de nouvelles normes difficiles à gérer. La forme de vie, qui constitue une forme de légitimité, dorganisation, de cohérence, est mise à lépreuve lors du voyage qui implique un moment de cohabitation entre personnes venant de cultures différentes, entre eux et nous, censées bâtir quelque chose comme une forme de vie commune. De même, la plasticité et la dynamique de la sémiosphère, sujette à des remaniements perpétuels, se voient éprouvées : « Le point de vue de la sémiosphère privilégie les interactions conflictuelles ou pacifiques entre zones de congruence variable [...] ». Néanmoins, même dans la différence, dans le dialogisme, on peut trouver une certaine cohérence. Il faut partager ce que Vincent Descombes appelle le même territoire ou pays rhétorique, cest-à-dire les mêmes codes quil développe dans le cadre dune cosmologie de Combray mais quon peut retrouver à Balbec. Or le pays rhétorique peut aussi savérer impénétrable, exclusiviste. Cest le cas du lieu de villégiature normand, en tant que repaire d« habitués » avec leurs codes, leurs contraintes sociales et leur informateur : « Ce petit groupe de lhôtel de Balbec regardait dun air méfiant chaque nouveau venu, ayant lair de ne pas sintéresser à lui, tous interrogeaient sur son compte leur ami le maître dhôtel ». Marcel souffre en effet de ne pas faire partie des baigneurs quil trouve dailleurs vulgaires par rapport à Mme de Villeparisis : « Avant de monter en voiture javais composé le tableau de mer que jallais chercher, que jespérais voir avec le soleil rayonnant, et quà Balbec je napercevais que trop morcelé entre tant denclaves vulgaires et que mon rêve nadmettait pas, de baigneurs, de cabines, de yacht de plaisance ». Même Charlus semble appartenir à un pays vestimentaire plus raffiné que ces baigneurs : « Pourtant sa mise extrêmement soignée était beaucoup plus grave et beaucoup plus simple que celles de tous les baigneurs que je voyais à Balbec, et rassurantes pour mon veston si souvent humilié par la blancheur éclatante et banale de leurs costumes de plage ».
Le langage est encore plus sensible aux variations culturelles, voire la différence des langues détermine une autre appréhension des choses. Cette variabilité exacerbe ou atténue le dialogue de sourds culturel et linguistique comme lillustre Jean Portante : « je veux rester nomade a dit lun /lerrance est la perfection /lunité parfaite entreombre et son corps /lautre sédentaire sans doute a compris monade /et lindivisible lui a fait peur /comme font peur tous les mots a deux sorties ». Chaque langue connaît en outre ses idiolectes régionaux, ses topolectes culturels : « Un homme du peuple à Naples, vous dit froidement : Lannée dernière, au mois daoût, jeus un malheur ; ce qui veut dire : Lannée dernière, au mois daoût, jassassinai un homme ». On voyage avec dans ses bagages son encyclopédie (Umberto Eco), son « archéologie expérientielle » à savoir ses expériences engrangées, tributaires de ses propres habitudes culturelles, son savoir qui savère un filtre pour le voir, sa propre praxis linguistique, idiolectale, ses particularismes. Laccommodation sémantique touche tant les coutumes que le langage. Charles de Brosses est mis de mauvaise humeur par ce pays de canailles qui vous demandent sans cesse un pourboire et qui vous traitent de « poveri forestieri, cest-à-dire, en langue vulgaire, les étrangers sont faits pour être volés ». Charles Mercier Dupaty, quant à lui, semble reconnaître aux Napolitains une espèce de seconde nature crapuleuse ou du moins insiste sur les glissements sémantiques. Et, quoique cette naturalisation des vices et des vertus tout est encore brut, non épuré, sans dépravation puisse refléter une certaine condescendance de la part du civilisé qui exonère les barbares de leurs défauts, on peut également y lire une réelle empathie : « La misère commet ici très peu de vols caractérisés, et très peu dassassinats. La filouterie y est plus une tromperie quun vol : quand le peuple en voit faire un, il rit, et il laisse faire. La vengeance seule assassine. La débauche fait plus partie de loisiveté que de la volupté ». Ou, chez Stendhal : « Il y avait ce soir un bellissimo teatro : cest-à-dire que tout était plein ». Toutes ces différences culturelles ou linguistiques mènent à un relativisme salutaire : « À Paris, la décence est aussi grande dans les usages que lindécence lest dans les murs. Ici cest peut-être le contraire ; mais, après tout, quest ce que lindécence dans les usages, si ce nest le défaut dhabitude de ces usages mêmes ? ». La muse de Flaubert, Louise Colet, demande dans une auberge à Ravenne si elle peut avoir un bain : « Si signora, lui répondit-il, un bagno al mare » (Oui, madame, un bain de mer). Le récit de voyage doit forcément fournir une image de lAutre, des us et coutumes de la population des pays visités et, en retour, éclaire sur sa propre culture : « Florence et Rome mapprendront à voir Paris, car je ne lai point encore vu », avoue Montesquieu. Or, même sil est question dans nos pages de plongeon dans la réalité autre, voire de devenir-autre, nous devons garder à lesprit la foncière irréductibilité des sémiosphères, l« aveu dimpénétrabilité » formulé par Segalen : « Ne nous flattons pas dassimiler les murs, les races, les nations, les autres ; mais au contraire éjouissons-nous de ne le pouvoir jamais ; nous réservant ainsi la perdurabilité du plaisir de sentir le Divers ». Le défi de se mesurer à laltérité nen sera quaccru.
Le regard envers létranger peut être celui du colonisateur ou celui de lethnologue. Pour le premier il est intéressant de revisiter la notion de colonisateur dAimé Césaire : « [
] le colonisateur qui, pour se donner bonne conscience, shabitue à voir dans lautre la bête, sentraîne à le traiter de bête, tend objectivement à se transformer lui-même en bête ». Ce binôme colonisateur vs ethnologue recoupe le regard egocentré vs géocentré proposé par Westphal. Celui-ci reproche précisément aux récits de voyage de notre tradition dêtre trop ethnocentriques, culturocentriques et de népouser que le seul point de vue exogène : « [
] une culture regardante se focalise sur une culture regardée dont le statut de culture est le plus souvent minoré. En littérature, ladaptation la plus systématique de ce binarisme sopère dans le récit de voyage. Un regard se pose sur un espace rendu exotique. Ce regard est occidental, voire septentrional, car lexotisme dominant va du nord au sud autant que douest en est ». Cest ne pas faire justice, nous semble-t-il, aux regards dethnologues de Montaigne ou de Stendhal. Le premier, grand intellectuel cosmopolite européen, lemporte de loin sur les autres auteurs quant à sa capacité de saccoutumer à dautres murs, de sacclimater : « Il mêloit à la vérité à son jugement un peu de passion du mespris de son païs quil avoit à haine & à contrecoeur pour autres considérations ; mais tant y a quil préferoit les commodités de ce païs-là sans compareson aux Francèses, & sy conforma jusquà y boire le vin sans eau». Et dans les Essais : « La diversité des façons dune nation à autre, ne me touche que par le plaisir de la varieté. Chaque usage a sa raison. Soyent des assietes destain, de bois, de terre : bouilly ou rosty ; beurre, ou huyle, de noix ou dolive, chaut ou froit, tout mest un». Montaigne senorgueillit de son adaptabilité : « Quand jay esté ailleurs quen France : et que, pour me faire courtoisie, on ma demandé, si je vouloy estre servi à la Françoise, je men suis mocqué ». Il va même jusquà apprendre litalien pour rédiger une partie de son Journal dans la langue du pays daccueil : « ASSAGGIAMO di parlar un poco questa altra lingua, massime essendo in queste contrade dove mi pare sentire il più pefetto favellare della Toscana, particolarmente tra li paesani ché non lhanno mescolato & alterato con li vicini ». Litalien est certes un peu maladroit (de Querlon avoue avoir corrigé beaucoup derreurs) et truffé de gallicismes : assaggiamo est un faux ami dessayons, car assaggiare signifie « goûter » en italien.
Dans la suite en italien il raconte quil donne un bal local de paysannes et quil y danse lui-même pour ne pas paraître trop réservé. Il sadapte même à la coutume locale qui veut quon offre des prix à lissue du bal. Aussi se fait-il envoyer par son « ami particulier », M. Jean da Vincenzo Saminiati, des ceintures de cuir et des bonnets pour les gentilhommes ; des tabliers de taffetas, des épingles, des escarpins, des mules, des coiffes de gaze, des colliers de perles pour les dames. Les présents sont offerts à ceux ou celles qui se distinguent par la grâce dans la danse : « Cest véritablement un spectacle agréable & rare pour nous autres François, de voir des paysannes si gentilles, mises comme des Dames, danser aussi bien, & le disputer aux meilleures danseuses, si ce nest quelles dansent autrement. Jinvitai tout le monde à souper, parce quen Italie les festins ne sont autre chose quun de nos repas bien légers en France. Jenfus quitte pour plusieurs pieces de veau & quelques paires de poulets». Il avoue ne pas trop se mouiller mais il a néanmoins contenté toute une compagnie par sa générosité. De nos jours cela correspondrait à offrir un caffè sospeso, un café que lon paie à lavance à lintention dun éventuel client anonyme démuni, coutume napolitaine (ville du café) qui avait disparu et a été réhabilitée depuis peu (en raison de la crise).
On le voit, limprégnation dans une culture autre ne va pas sans un choc culturel même si lextrait de Montaigne montre quil ya beaucoup de complaisance dans cette façon dagir et que le premier signe de lacculturation est dimiter les codes extérieurs : culinaire, vestimentaire. Cest néanmoins de la différence de murs que jaillit le désir de se fondre avec laltérité. Stendhal, qui ne voulait pas ajouter un ouvrage au corpus déjà gigantesque de voyages en Italie plus ou moins médiocres, déplorait que ses devanciers, ne sintéressant quaux bâtiments, ne se fussent pas penchés sur les coutumes locales : « Excepté de Brosses, les voyageurs ne se sont pas doutés des murs, des habitudes, des préjugés, des diverses manières de chercher le bonheur du peuple quils traversaient, ils nont vu que les murs ». Il épargne Montaigne, Misson et de Brosses mais sa préférence va aux Italiens : les Mémoires de Benvenuto Cellini (1567) et litinéraire Vallardi.
Que le regard soit endogène, exogène ou allogène, on verra quil peut évoluer, que lesprit peut « guérir de ses préjugés nationaux ». Le Chevalier de Jaucourt dans son article pour lEncyclopédie était déjà très visionnaire au sujet de ce quon appelle aujourdhui les différences culturelles. Cest en vantant les vertus pédagogiques du voyage, comme moyen dacquérir de lexpérience, quil en arrive aux avantages de la rencontre avec lautre : « Voyage, (Éducation.) [
] Les voyages étendent lesprit, lélevent, lenrichissent de connoissances, & le guérissent des préjugés nationaux. Cest un genre détude auquel on ne supplée point par les livres, & par le rapport dautrui ; il faut soi-même juger des hommes, des lieux, & des objets. Ainsi le principal but quon doit se proposer dans ses voyages, est sans contredit dexaminer les murs, les coutumes, le génie des autres nations, leur goût dominant, leurs arts, leurs sciences, leurs manufactures & leur commerce.[
] Il est en particulier un pays au-delà des Alpes, qui mérite la curiosité de tous ceux dont léducation a été cultivée par les lettres. Je sais que lItalie moderne noffre aux curieux que les débris de cette Italie si fameuse autrefois [
]. Cependant le principal nest pas, comme dit Montagne, de mesurer combien de piés a la santa Rotonda, & combien le visage de Néron de quelques vieilles ruines, est plus grand que celui de quelques médailles ; mais limportant est de frotter, & limer votre cervelle contre celle dautrui ». Dans léducation de Gargantua Rabelais avait déjà prévu cet enseignement quon peut tirer du voyage ou des voyageurs invitant son géant et son précepteur à aller « visiter les compaignies des gens lettrez, ou de gens que eussent veu pays estranges ». Montaigne, relayé par Jaucourt, est plus complet et dit en germe tout ce que les théories des différences culturelles avancent par grande batteries de concepts. Lexpression « frotter, & limer votre cervelle contre celle dautrui » comporte un aspect cognitif (la cervelle, la « tête bien faite » de Montaigne, une intelligence qui ne porte pas encore le nom de raison mais qui se nourrit dexpérience) et, dautre part, un geste actif : frotter et limer. La tolérance interculturelle de Montaigne se décline dailleurs dans dautres observations qui témoignent de son profond relativisme : « chacun appelle barbare ce qui nest pas de son usage. Comme de vray nous navons dautre mire de la verité, et de la raison, que lexemple et idée des opinions et usances du païs où nous sommes ». Rappelons que le mot barbare signifie étymologiquement : étranger, de sorte quil est légitime de sétonner que des compatriotes ne cessent de « condamner tant de murs barbares quils voient. Pourquoi non barbares, puisquelles ne sont Françoises ? »
Stendhal, véritable girouette, a toujours révisé ses propres préjugés : « À Naples, la grossièreté de ce peuple demi-nu, qui vous poursuit jusque dans les cafés, me choquait un peu : on sent, à mille détails, quon vit au milieu des barbares. Ces barbares sont friponneaux, parce quils sont pauvres, mais ne sont pas méchants. Les vrais méchants-bilieux de lItalie sont les Piémontais [
]. Jai reconnu un trait observé sous la tente noire de lArabe bédouin : une fois que le Piémontais vous dit sem amiz, vous pouvez tout attendre de lui. Le Piémont et la Corse peuvent encore donner des grands hommes : Alfieri est le type. Son valet de chambre lui tire un cheveu en le frisant ; il lui donne un coup de couteau ; le soir même il sendort à côté de ce valet de chambre ». Maupassant reconsidère lapriori français selon lequel la Sicile serait un pays sauvage, dangereux à visiter : « Moralité : si vous recherchez les coups de couteau et les arrestations, allez à Paris ou à Londres, mais ne venez pas en Sicile ».
Chez les écrivains qui acceptent de se mêler à laltérité, les images de limmersion et de la fusion priment comme pour rejoindre la distance intime de lautre théorisée par lanthropologue Edward Hall. Celui-ci articule les distances entre les personnes comme déterminées culturellement et distingue quatre bulles de réaction personnelle : distance intime : 15-46 cm ; distance personnelle : 46-120 cm ; distance sociale ou consultative : 1,2-3,7m ; distance publique ; 3,7-7,6 m ou plus. Un geste pénétrant la bulle personnelle despace selon une distance intime est permis dans les pays méditerranéens mais pas en Angleterre. Or il nous semble quil sagisse dune fusion culturelle, existentielle et non seulement physique. Montaigne sest toujours « jetté aux tables les plus espesses destrangers» tandis quil a honte de voir ses compatriotes « seffaroucher des formes contraires aux leurs. Il leur semble estre hors de leur element, quand ils sont hors de leur village. Où quils aillent, ils se tiennent à leurs façons, et abominent les estrangeres. Retrouvent-ils un compatriote en Hongrie, ils festoient ceste aventure : les voilà à se ralier, et à se recoudre ensemble ». Au lieu dentrer en fusion avec létranger, ses compatriotes manifestent un repli sur soi. Il compare cette frilosité à celle des jeunes courtisans qui « ne tiennent quaux hommes de leur sorte : nous regardent comme gens de lautre monde, avec desdain, ou pitié. Ostez leur les entretiens des mysteres de la cour, ils sont hors de leur gibier. Aussi neufs pour nous et malhabiles, comme nous sommes à eux. On dict bien vray, quun honneste homme, cest un homme meslé ». Se mêler aux murs étrangères, accepter le brassage culturel qui met fin à la consanguinité culturelle, est donc une condition du voyage pour Montaigne. Trois siècles plus tard, le marquis de Putuarey insiste lui aussi sur la proximité et rabroue Barnabooth au sujet de sa distance élitiste : « Ces vagabonds du portique des Offices dont vous mavez parlé avec enthousiasme, vous navez même pas songé à entrer en relation avec eux ? Jai connu ça à mes débuts dans la vie européenne : de la paresse et quelques dégoûts
Vous ne vous logez pas chez lhabitant de peur des insectes domestiques ; il vous faut votre chauffage central et votre tapis partout ; il vous faut le palace, et non le Palazzo ; et ça vous ennuie daller chercher votre bain en ville ; vous le voulez à six pas de votre lit. [
] à Florence, il ny a pas que vos musées ; il y a la vie florentine qui mérite aussi quelque attention. Et les rencontres des rues
Vous avez passé à côté du meilleur. [
] au moins, avez-vous mangé dans une vraie trattoria florentine ? avez-vous joué au lotto ? attendu impatiemment lestrazione du samedi soir ?... ».
Chez les écrivains ou personnages qui privilégient lisolement, les images de la cloison abondent. Montaigne reproche à ses compatriotes de voyager « couverts et resserrez, dune prudence taciturne et incommunicable, se defendans de la contagion dun air incogneu ». Dans Corinne ou de lItalie de Madame de Staël (1807) quon peut considérer comme une anthologie des préjugés Nord-Sud, de la pudibonderie protestante face à lexubérance catholique, la « muraille de Chine » est évoquée ironiquement par Corinne lorsque le comte dErfeuil défend lesprit français au théâtre : « Notre théâtre est le modèle de la délicatesse et de lélégance, cest là ce qui le distingue ; et ce serait nous plonger dans la barbarie, que de vouloir introduire rien détranger parmi nous Autant vaudrait, dit Corinne en souriant, élever autour de vous la grande muraille de Chine ». On retrouve cette image dans le cas de la vieille femme riche chez Proust qui débarque à Balbec barricadée dans son chez soi, jalouse du « privilège de son exterritorialité » sur un sol étranger, et qui met « entre elle et le monde extérieur auquel il eût fallu sadapter, la cloison de ses habitudes ». Cest le jugement du narrateur qui résonne dans lincise « auquel il eût fallu sadapter », car on sait combien il lui en a coûté. La vieille femme ne fait au contraire aucune effort : « Dès lors, ayant placé entre elle dune part, le personnel de lhôtel et les fournisseurs de lautre, ses domestiques qui recevaient à sa place le contact de cette humanité nouvelle et entretenaient autour de leur maîtresse latmosphère accoutumée, ayant mis ses préjugés entre elle et les baigneurs, insoucieuse de déplaire à des gens que ses amies nauraient pas reçus, cest dans son monde quelle continuait à vivre [
] ». À son tour, selon un éclairant renversement multifocal, la salle à manger de lhôtel avec sa grande baie vitrée, « devenait comme un immense et merveilleux aquarium devant la paroi de verre duquel la population ouvrière de Balbec, les pêcheurs et aussi les familles de petits bourgeois, invisibles dans lombre, sécrasaient au vitrage pour apercevoir, lentement balancée dans des remous dor, la vie luxueuse de ces gens, aussi extraordinaire pour les pauvres que celle de poissons et de mollusques étranges ». Proust se demande cependant combien de temps encore cette paroi de verre tiendra et sil ny a pas parmi la foule quelque écrivain amateur dichtyologie humaine qui consignera et classera ces mâchoires par caractère innés ou par ces caractères acquis« qui font quune vieille dame serbe dont lappendice buccal est dun grand poisson de mer, parce que depuis son enfance elle vit dans les eaux douces du faubourg Saint-Germain, mange la salade comme une La Rochefoucauld ». La même métaphorique de la clôture réapparaît chez Walter Lippmann, premier théoricien des stéréotypes, dont il fait une « protection contre le monde, du sens de notre propre valeur », une « forteresse de la tradition ». Comme nous le rappelle Jacques Fontanille revisitant la notion de sémiosphère : « Le domaine intérieur est celui de lharmonie, de la culture, de la sécurité ; le domaine extérieur est celui du chaos, de la barbarie et de la menace », mais il précise que ce champ de la sémiosphère est dynamique, connaît des entrées, sorties, intégrations, expulsions : les rôles positionnels, nous et eux, sont susceptibles de transformations et entraînant une évolution dans les effets passionnels : « le linquiétude à la familiarisation en passant par linquiétante familiarité ». Tant Montaigne que Stendhal se dissocient de leurs compatriotes chez qui ils déplorent un manque de flexibilité. Ils atténuent la polarité entre nous-voyageur et eux-indigènes, et exacerbent celle entre le moi-voyageur et le eux-compatriotes. Se sentir différent des siens serait déjà la preuve dune tolérance culturelle. Cela se traduit chez Stendhal par lusage de la troisième personne dont il se distancie :« Les gens du Nord sont difficiles pour la gaieté du Midi ; chez eux la détente du rire part difficilement».
Nous pourrions invoquer ici les quatre dimensions culturelles définies par Geert Hofstede, qui voit la culture comme une programmation mentale résultant dun conditionnement général inconscient. À lissue dune étude menée auprès des employés IBM dans soixante-dix pays, il distingue cinq facteurs variables dun pays à lautre : la distance hiérarchique, à savoir le degré de respect dont font preuve les gens vis-à-vis de leur hiérarchie et de lautorité ; le contrôle de lincertitude, qui désigne le degré de résistance aux événements imprévus ; lindividualisme et le collectivisme, qui exprime la plus ou moins grande solidarité du groupe et lattachement aux valeurs communautaires comme lamitié ou la famille ; la dimension masculine/féminine qui reflète le fait quune société soit, dune part, plutôt plus sensible à des facteurs émotionnels (féminin) ou factuels (masculin) et, dautre part, organisée avec une séparation marquée ou non des rôles des deux sexes dans les tâches de la vie quotidienne ; lorientation court terme/long terme, le long terme étant associé aux valeurs de la vertu, de léconomie et de la persévérance, tandis que le court terme privilégie les méthodes traditionnelles.
Lindice du contrôle de lincertitude nous intéresse dès lors que la rupture de lhabitude quimpose le voyage requiert une adaptabilité plus prononcée chez les ressortissants qui ne voient pas la situation imprévue comme inquiétante, mais au contraire comme stimulante tandis que dautres cultures, plus casanières et les Français ont un indice de contrôle de lincertitude élevé selon Hofstede , sont à laffût de prévisibilité, de règles formelles et rigides. Les voyageurs avides de dépaysement tels Montaigne ou Stendhal ne craignent pas daffronter les aléas du voyage, de se faire aventuriers (du latin adventura, ce qui doit arriver), voire pirates (du grec peirat¿s ß?ßaßhßààààà1à2à?àCàEàNàgáááááêá ââââæâçâääääñäñäØñÈñÈ»ñÈñ¯ñ¯ñ¯ñ¯ñäØñ¯Ø¯ñvd#h&hß%5CJOJQJ^JaJjh&hß%0JU\])h&hß%0J5CJH*OJQJ]aJ&h&hß%0J5CJOJQJ]aJhß%CJOJQJaJhzo6CJOJQJaJh&hß%6CJOJQJaJhzoCJOJQJaJjh&hß%0JUh&hß%CJOJQJaJ"äää®äÛäå?åhååÇåçåèåýå¾ð´ôµô¶ô½ô¾ôêê××××××××Ë¿®®$dð¤`a$gdß%$ªdð¤`ªa$gdß%$`a$gdß%$`a$gdß%$¤¤[$\$`a$gdß%$dð¤7$8$H$`a$gdß%äääÛäÜäå
åhåiåååÏåÖåØåÜåÝåçåèåýå3æ4æ:æGæïÞ˻˻˻˻˧˻ËwfXFf#h&hß%6CJOJPJQJaJhzoCJOJPJQJaJ h&hß%CJOJPJQJaJh&hß%6OJQJmHsHh&hß%OJQJmHsH!hß%6CJOJQJaJmHsH'htghß%6CJOJQJaJmHsHhß%CJOJQJaJmHsH$h&hß%CJOJQJaJmHsH hHXhß%CJOJQJ^JaJ h&hß%CJOJQJ^JaJGæHæOæPæççççç>çBçHçWç]çjçsçtç²ç³çÌçÍçÎçÔçòçóçaèbèè¤è©èÉèuêvê±êíÜíÜÍÜ»ÜÜ»ÜíÜíÜíÜíÍÜÜÜscWhbrCJOJQJaJh&hß%6CJOJQJaJhß%6CJOJQJaJh&hß%CJOJQJaJhCJOJPJQJaJhzoCJOJQJaJnHtHhß%CJOJPJQJaJ#h&hß%6CJOJPJQJaJjh&hß%0JPJU h&hß%CJOJPJQJaJ$h&hß%CJOJQJaJnHtH!±ê¶êAëBëùëúë%ì&ìfìgìiìjìºì¿ìÒìÓìí!í)í:ífíyí¼íÌíÍíÎí
îîî²î ï¡ï£ï¥ïªïóïùï-ð4ðmðwð|ððôåØåØåÌåØåÌåôåÌå¼å¼å¼å¼åÌå¬åØ|åÌå¼å¼åôå¼hË
CJOJQJ]aJh&hß%CJOJQJ]aJ$h&hß%CJOJQJaJnHtHhß%CJOJQJaJnHtHh&hß%6CJOJQJaJhbrCJOJQJaJjh&hß%0JUh&hß%CJOJQJaJhß%CJOJQJaJ*ð»ð¼ð½ðóóóónótó¯ô°ô¶ô¼ô¾ôõ!õ&õ,õLõMõ²õÞõàõïåïÖÊÀÊÖ´Ö§ÖÖï
t
ïjïWC'h&hß%6CJOJQJaJnHtH$h&hß%CJOJQJaJnHtHjh0JU htghß%CJOJQJ^JaJ#h&hß%6CJOJQJ^JaJh&hß%6CJOJQJaJjh&hß%0JUhß%CJOJQJaJjhbr0JUhbrCJOJQJaJh&hß%CJOJQJaJjhß%0JU h&hß%CJOJQJ^JaJàõáõôõõõ9öEö{öööö¦öèöïö>÷E÷U÷]÷o÷v÷÷£÷´÷µ÷øø ø!ø#ø%ø3ø5ø6ødøiørø~øÐøîÚɶ¦¶¶sf¶¦¶¦¶Ú¶Ú¶jh&hß%0JUhbrCJOJQJ^JaJ&h&hß%6CJOJQJ]^JaJ h&hß%CJOJQJ^JaJhß%CJOJQJaJnHtH$h&hß%CJOJQJaJnHtH!h«6CJOJQJaJnHtH'h&hß%6CJOJQJaJnHtH!hß%6CJOJQJaJnHtH$Ðø²ù³ùú úÂúÓú%û,û^û_ûhûiûãûäûæûçûöûÍüÎüÞüßüïüäýåýèýäËä²ä²ä²ä²ä²ääËä
u
e
TGTjh&hß%0JU h&hß%CJOJQJ^JaJhß%CJOJQJaJnHtHhbrCJOJQJaJnHtH$h&hß%CJOJQJaJnHtH3jh&hß%0JB*UfHphqÊ
ÿÿÿÿ0hß%B*CJOJQJaJfHphqÊ
ÿÿÿÿ0hbrB*CJOJQJaJfHphqÊ
ÿÿÿÿ6h&hß%B*CJOJQJaJfHphqÊ
ÿÿÿÿèýéý¨þ¯þÿÿQÿRÿ§ÿ¨ÿÿ´ÿ½ÿøÿùÿúÿüÿ 67º»¾ÈÙÞçùZefn
¡¨´µ¶·5=@XaÄÅÔòáÏáÂáòáòÏáÏáÂá´òáÂáò´áÏáÏáÏáÏ¥ÏáòÏ´ò´ò´áòá´á´ááÂáòáòáòá&h&hß%6CJOJQJ]^JaJhbr6CJOJQJ^JaJhß%CJOJQJ^JaJjh&hß%0JU#h&hß%6CJOJQJ^JaJ h&hß%CJOJQJ^JaJhbrCJOJQJ^JaJ9ÔÞßíijlmÖ× òóôö÷ ¯°ÓíÞͺºÍÍqqcQÍCÍhbrCJOJQJ^JaJ#h&hß%6CJOJQJ^JaJhCJOJQJ^JaJhbrCJOJQJ^JaJ h&hß%CJOJQJ^JaJhCJOJQJ^JaJh&hß%CJOJQJaJjh&hß%0JU$h&hß%CJOJQJaJnHtH h&hß%CJOJQJ^JaJhbr6CJOJQJ^JaJ#h&hß%6CJOJQJ^JaJÓä
OPQ]k` b h i m n o òáÒÅÒ©ááyhZhGhG7hhCJOJQJaJnHtH$h&hß%CJOJQJaJnHtHhß%CJOJQJ^JaJ h&hß%CJOJQJ^JaJ&h&hß%6CJOJQJ]^JaJhCJOJQJ^JaJhbrCJOJQJ^JaJ6h/hß%B*CJOJQJaJfHphqÊ
ÿÿÿÿjh&hß%0JUh&hß%CJOJQJaJ h&hß%CJOJQJ^JaJhß%CJOJQJ^JaJ¾ôØwÅá*ÂRS`ak~ÅÎÜùüýòåÖÊÖ¾Ö®Öò¢Ö®ÖòqÖ¾Ö®ÖÊaÊÖ¾h"{hß%6CJOJQJaJhõe£CJOJQJ^JaJ#h&hß%6CJOJQJ^JaJ h&hß%CJOJQJ^JaJhä]¬CJOJQJaJh&hß%6CJOJQJaJhõe£CJOJQJaJhß%CJOJQJaJh&hß%CJOJQJaJhõe£6CJOJQJaJjh&hß%0JUý()XY¹ºìíHIstvw§¨» !,:ìÜìÜìÜìÜìÜìÜìÜì¦tth\hhõe£CJOJQJaJhß%CJOJQJaJhõe£CJOJQJaJnHtH$h&hß%CJOJQJaJnHtHh&hß%CJOJQJaJ6h&hß%B*CJOJQJaJfHphqÊ
ÿûûû3jh&hß%0JB*UfHphqÊ
ÿûûûhõe£B*CJOJQJaJph%h&hß%B*CJOJQJaJph:P¯³Í ¡ÊÔÕÝ*.78©ª«ùþUV®¯¸¾ïàÔàÁ´¤Á¤ÁÁÁlÁà]QàïÔàQàÁàÔhõe£CJOJQJaJjh&hß%0JU^J%jh&hß%0JU^JnHtH!hõe£6CJOJQJaJnHtH'h&hß%6CJOJQJaJnHtHhõe£CJOJQJaJnHtHjh&hß%0JU$h&hß%CJOJQJaJnHtHhß%CJOJQJaJh&hß%CJOJQJaJh&hß%6CJOJQJaJ¾¿ÀÁ¨ © Ñ ï !!!Ñ"Ò"æ"ê"ë"##"$A$$$$%-%.%O'S'ã'ä'æ'íÞÑÅÞÑÞµÞÑÞÑÞ©ÅÞµÞ©ÞÑÅÞízdN+hECJOJQJ^JaJfHqÊ
ÿÿÿÿ*jh&hß%0JUfHqÊ
ÿÿÿÿ+hß%CJOJQJ^JaJfHqÊ
ÿÿÿÿ1h&hß%CJOJQJ^JaJfHqÊ
ÿÿÿÿhß%CJOJQJaJh&hß%6CJOJQJaJhõe£CJOJQJaJjh&hß%0JUh&hß%CJOJQJaJ$h&hß%CJOJQJaJnHtHæ'ç'è'((Ë(Î(Ï(Ð(Ñ(U)V)Y)Z)P*Q*c*d*s*F+G+ï,ð,ó,ô,...%.'.(.).¿.À.///¶/·/J0K0L0§0Ë0m1æÐÁµÁ©Á©©ÁÁÁÁ©Á©ÁÁÁ©Á©ÁÁÁtÁÁtÁÁh¯2[CJOJQJaJh&hß%6CJOJQJaJjh&hß%0JUhõe£CJOJQJaJhß%CJOJQJaJhECJOJQJaJh&hß%CJOJQJaJ+hõe£CJOJQJ^JaJfHqÊ
ÿÿÿÿ1h&hß%CJOJQJ^JaJfHqÊ
ÿÿÿÿ-m1n1³1¾1õ1ö122E2Z2×2Ø2Ú2Û2f3g3i3j3²3³3*5+5,585E5Û5Ü5å56Ì6Í6Î6Ð6Ñ6é6ø677¢7É7Þ7ôä×ä×ä×äÊä»äÊä»äÊä®ä»Êää×äÊä»ÊäÊäää|lh&hß%6CJOJQJaJh&hß%CJOJQJaJ jh&hß%0JU\^J"h&hß%6CJOJQJ\aJhõe£CJOJQJ\aJjh&hß%0JU\h¯2[CJOJQJ\aJhß%CJOJQJ\aJh&hß%CJOJQJ\aJh¯2[CJOJQJaJ(Þ7á7ð7ù788!8+8E8G888Ç8Û8ò89%:&:`:z:¿:Æ:;;>>h>òæ×æ×æ×æ×Ǻ×Ç×Ç׺×Ç×Ç׺×Çׯ¢¢|o|oºeoh¯2[OJQJ^Jh&hß%OJQJ^Jh&hß%6OJQJ^Jh¯2[OJQJ^Jh&hß%6OJQJ^Jh&hß%OJQJ^Jh&hß%OJQJjh&hß%0JUh&hß%6CJOJQJaJh&hß%CJOJQJaJhß%CJOJQJaJhß%6CJOJQJaJ&h>r>>Ó>è>ê>?m?n?q???©?ª?@.@/@@@ A
A
AA&ABACALAMARASAÊAB
B«BÈBÉB÷B CñáñáñáñÐñùùë ùÃëÃÃÃÃvvhvh¯2[CJOJQJ^JaJ h&hß%CJOJQJ^JaJh&hß%CJOJQJaJh¯2[OJQJ^Jh¯2[6OJQJ^Jh&hß%6OJQJ^Jhß%OJQJ^Jh&hß%OJQJ^J!jh&hß%0JUmHsHh&hß%6OJQJmHsHh&hß%OJQJmHsH% C
CCIC]C^CiCtCuCCCµC¶C D¡DD®DFFFF²FÐFÓFÖFGGGäGòáÒµҩҵÒÒÒòÒòÒ©Ò©Ò©Òt^t*h¯2[CJOJQJ\aJfHqÊ
ÿÿÿÿ0h&hß%CJOJQJ\aJfHqÊ
ÿÿÿÿh¯2[CJOJQJaJh>Çhß%6CJOJQJaJhß%CJOJQJaJh¯2[6CJOJQJaJh&hß%6CJOJQJaJh&hß%CJOJQJaJ h&hß%CJOJQJ^JaJjh&hß%0JUäGHHHHHÅIãIäIåIèI4J×JàJK KK
K½K¾KRLêÑêÑ»ÑꤻÑn]MAh¯2[CJOJQJaJh¯2[CJOJQJaJnHtH!jh&hß%0JUnHtH'h&hß%6CJOJQJaJnHtH$h&hß%CJOJQJaJnHtHh&hß%CJOJQJaJ-jh&hß%0JU\fHqÊ
ÿÿÿÿ*h¯2[CJOJQJ\aJfHqÊ
ÿÿÿÿ0h&hß%CJOJQJ\aJfHqÊ
ÿÿÿÿ*hß%CJOJQJ\aJfHqÊ
ÿÿÿÿRLsLLªL³LÂLÈLÑL¿OÀOÂOÃOjPkPªP¶PÇPÑPPQQQTQUQXQYQQ®QáQâQnR%S&S¶SôåôåÕåôåÈåô·©··©·©·È·xjå^åxPxhß%CJOJQJ^JaJhß%CJOJQJaJh¯2[CJOJQJ^JaJ h&hß%CJOJQJ^JaJh73hß%CJOJQJaJ h&h¯2[CJOJQJ^JaJhß%CJOJQJ^JaJ h&hß%CJOJQJ^JaJjh&hß%0JUh&hß%6CJOJQJaJh&hß%CJOJQJaJh73CJOJQJaJ¶S·SüSýSþS=T>TUTVTqTrTîTïTV®V²VÑVìVYWbWcWmWæWèWéW/X9XIXSX}XXX¨XÄXÅXðßðÑßðßÃßðßðßðß´¨´¨¨´yeeeeXjh&hß%0JU'h&hß%CJOJQJ\aJnHtHh73CJOJQJaJnHtH$h&hß%CJOJQJaJnHtHh73CJOJQJaJhß%CJOJQJaJh&hß%CJOJQJaJhß%CJOJQJ^JaJh73CJOJQJ^JaJ h&hß%CJOJQJ^JaJjh&hß%0JU^J"ÅXÈXZqZ±ZðZøZ\\_\]]]>^é^ê^ë^ì^í^8_9_¶_¾_é_ê_#`(`H`Z`t`u` a¨aÅaÆaÉaÊaÚaÛaíÞÒÞí¾í®ííÞízí®ízí¾íí®z®íjí¾ízíízhä]¬CJOJQJaJnHtHh73CJOJQJaJnHtH!jh&hß%0JUnHtH%jh&hß%0JU^JnHtHhß%CJOJQJaJnHtH'h&hß%CJOJQJ\aJnHtHhß%CJOJQJaJh&hß%CJOJQJaJ$h&hß%CJOJQJaJnHtH%Ûaåaábâbc8cicoc7dAdeee¾e¿eSfTfsf{fhhaibikiiÇi÷jøjk0k3këØÅصصصØÅئ¦¦~¦¦~¦`¦¦O h&hß%CJOJQJ^JaJ:h&hß%B*CJOJQJ^JaJfHphqÊ
ÿÿÿÿh&hß%6CJOJQJaJh73CJOJQJaJhß%CJOJQJaJh&hß%CJOJQJaJhß%CJOJQJaJnHtH%jh&hß%0JU^JnHtH$h&hß%CJOJQJaJnHtH'h&hß%6CJOJQJaJnHtH3k;kRk]kfkjkÏkÑk\l]lmlwll«l´l¾l(m*m.m1mmm©m«m¯m²m8hß%6CJOJQJ^JaJttt!u.udusuuuuºu¾uøuúu
vv>vQvRvVvñàÎ຦lWEW6Îh&hß%CJOJQJaJ"hß%CJOJQJ^JaJmHsH(h&hß%CJOJQJ^JaJmHsH)hHXhß%0J56CJOJQJ]aJ hß%0J5CJOJQJ]aJ&h&hß%0J5CJOJQJ]aJ&hHXhß%0J5CJOJQJ]aJ&h&hß%0J5CJOJQJ]aJ#h&hß%6CJOJQJ^JaJ h&hß%CJOJQJ^JaJh&hß%CJOJQJaJdueurusuuuÀu
vQvRvSvvv©zêêêêÙÄÄ«ÙÙ
$dð¤7$8$H$`a$gdß%$ªdð¤`ªa$gdß%$$Vdð¤7$8$H$^V`a$gdß%$Vdð¤^V`a$gdß%$dð¤`a$gdß%$Ädð¤^Ä`a$gdß%
Vvvvv v¨vûv6w7wUwVweww¯w°w³w´w(xVxyy>y?y¥z¦z©z{U{îÜ˼°¼||¼l_¼°¼°¼S¼S¼F¼Ë¼jh&hß%0JUhß%CJOJQJaJh7pCJH*OJQJaJh&hß%CJH*OJQJaJ5h&hß%0J6CJOJQJ^JaJfHqÊ
ÿÿÿÿ1h&hß%CJOJQJ^JaJfHqÊ
ÿÿÿÿh7pCJOJQJaJh&hß%CJOJQJaJ h&hß%CJOJQJ^JaJ#h&hß%6CJOJQJ^JaJ"h&hß%6CJOJQJ\aJU{`{| |g|h|||||O}P}\}^}b}¡}£}$~'~+~/~~¥~á~ä~ijÎïàÔàÔàÂà®àÔ|®|®g®g®g®|®Â®V h&hß%CJOJQJ^JaJ)h&hß%6CJOJPJQJaJwh hß%CJOJPJQJaJwhhß%6CJOJQJ_H aJ#h&hß%6CJOJQJ_H aJ&h&hß%CJOJPJQJaJwh#jh&hß%0JPJUwhh7pCJOJQJaJh&hß%CJOJQJaJh&hß%6CJOJQJaJ%&ª¬/Lfz;?@ABCÌÍàÿNOPSx´µ¶øðãÙãÙãÌÂãÙ±£±}}}}l±Z±£±l£±£#h&hß%6OJQJ^JmHsH!jh&hß%0JUmHsHh&hß%OJQJhß%OJQJmHsHh&hß%OJQJmHsHh\ÿOJQJ^JmHsH h&hß%OJQJ^JmHsHh\ÿOJQJ^Jjh&hß%0JUhß%OJQJ^Jh&hß%OJQJ^Jh&hß%OJPJQJwh#8>¢ÃO`¬bd¶ÀEM~¬ÀäåèCD567u¨»ËïÝïÝïÏÀ®À®ÀÀÀÀÀïÝïïÀÀÀueeh3"³hß%6OJQJmHsHhkKXOJQJmHsHh&hß%6OJQJmHsHhß%OJQJmHsH!jh&hß%0JUmHsH"h&hß%6OJQJ]mHsHh&hß%OJQJmHsHhß%OJQJ^JmHsH#h&hß%6OJQJ^JmHsH h&hß%OJQJ^JmHsH$ËÌÍÎÏî2@bßàâãö÷ü¯°êë&3?£TU]ñäÕÉÁ¶Á¶Á¶©¶Á¶Á¡ÁÁyiyiy]y©yhß%CJOJQJaJh&hß%6CJOJQJaJh&hß%CJOJQJaJh&hß%OJQJmHsHjhß%0JUhkKXOJQJjh&hß%0JUh&hß%OJQJhß%OJQJhkKXOJQJmHsHhhß%OJQJmHsHhß%6OJQJmHsHjhß%0JUmHsH]pr§²³ [bgº»ÂÃòýåïÝï̾¬Ìï¾ï~mbmOmAmhß%CJOJQJ^JaJ$h&hß%CJOJQJaJnHtHh&hß%OJQJ h&hß%CJOJQJ^JaJh&hß%6CJOJQJaJh&hß%CJOJQJaJhkKX6CJOJQJ^JaJ#hhß%6CJOJQJ^JaJhkKXCJOJQJ^JaJ hQ%hß%CJOJQJ^JaJ#h&hß%6CJOJQJ^JaJ h&hß%CJOJQJ^JaJåæè÷Yãå$&'()óôõø>EhikNOòäÓÅÓ¶ª¶ò¶¶¶ò¶ò¶{g{T{gEjh&hß%0JU^J$hkKXhkKXCJOJQJaJmHsH'hkKXhß%6CJOJQJaJmHsH$hkKXhß%CJOJQJaJmHsHhkKXCJOJQJaJh&hß%6CJOJQJaJhß%CJOJQJaJh&hß%CJOJQJaJhß%CJOJQJ^JaJ h&hß%CJOJQJ^JaJhcêCJOJQJ^JaJjh&hß%0JUORSÇÈÒåíóýþ134tu
¡¡¡¡°¡½¡Æ¡æ¡¢¢ú£Ç¤Ö¤ç¤ê¤±¥íÚË¿¯Ë¯Ë¯¢Ë¿Ë¿Ë¿Ë¿Ë˿˯˿ËËxjxjX#h&hß%CJOJPJQJ]aJhß%CJOJQJ^JaJ h&hß%CJOJQJ^JaJjhß%0JUjh&hß%0JU^JhkKX6CJOJQJaJh&hß%6CJOJQJaJhkKXCJOJQJaJh&hß%CJOJQJaJ$hkKXhkKXCJOJQJaJmHsH$hkKXhß%CJOJQJaJmHsH"±¥²¥³¥
¦¦]¦e¦g¦n¦r¦{¦§§X§o§¨¨)¨0¨p¨¨1©2©i©p©
««D«E«ß«,¬-¬.¬íÞ̼¼¼¼¼¼ll]jh&hß%0JU\$h&hß%CJOJQJaJnHtHhkKXCJOJQJaJh&hß%CJOJQJ\aJ"h&hß%6CJOJQJ]aJh&hß%CJOJQJaJh&hß%6CJOJQJaJ#h&hß%CJOJPJQJ]aJhkKXCJOJPJQJ]aJ$jh&hß%0JPJU]^J .¬0¬2¬)*Þ®@®C®®®ä®ï® ¯}¯¯¯@°A°B°Z°a°°°>±?±B±±±G²ðàÑÄÑàѸѨѸÑÑÑÄuÑÑuÑÄÑfZfhkKXOJQJmHsHh&hß%OJQJmHsHhkKXCJOJQJaJh&hß%6CJOJQJaJ-h&hß%CJOJQJaJfHqÊ
ÿÿÿÿh÷'Õhß%6CJOJQJaJhß%CJOJQJaJjh&hß%0JUh&hß%CJOJQJaJh&hß%CJOJQJ\aJhä]¬CJOJQJaJnHtHG²R²ª²Ä²Å²Ê²³³5³=³G´H´J´¨DÑIîÛÊʵÛÊÊÊîîîîîÊÊ$ª¤¤-DMÆ
ÿÿÿÿ[$\$`ªa$gdß%H$ªdð¤^`ªa$gdß%$ªdð¤`ªa$gdß%$ª¤¤[$\$`ªa$gdß%$dð¤`a$gdß%ðôðüð¼ñ½ñdòyòÊòËòÞòáòçòìòÈóÉóÌóÍóôô»ô¼ôÀôÁôöö0ö8ö>ölöÓö5÷G÷4øOøYø_øøø>ù?ùñáñÐñÄñ¸ñÄñ¦ñÐñ¸ñ¦ñÐñ¸ñÐñÄñÄñzndjhß%0JUhß%CJOJQJaJjh&hß%0JUh&hß%6CJOJQJaJh&hß%CJOJQJaJ"h&hß%6OJQJ]mHsHh·^
OJQJmHsHhß%OJQJmHsH!jh&hß%0JUmHsHh&hß%6OJQJmHsHh&hß%OJQJmHsH'?ùCùùù°ù¿ù:ú;ú=ú?ú¨úËúþûÿûüüüëüìüýýýýfýmýãýþôþõþ¯ÿºÿãÿäÿôåôåÓåÆåôåôåÆåºå§§§§r§§§båºh·^
CJOJQJaJmHsH'h&hß%6CJOJQJaJmHsHhß%CJOJQJaJmHsH!jh&hß%0JUmHsH$h&hß%CJOJQJaJmHsHh·^
CJOJQJaJjh&hß%0JU"h&hß%6CJOJQJ]aJh&hß%CJOJQJaJhß%CJOJQJaJ äÿæÿH]ÆÇÊËmuþÿµQR
".ÐíÞÎÞÁÞµÞεÞÁµÞ¦¦¦~¦r¦~g_g_g_gSh&hß%6OJQJhß%OJQJh&hß%OJQJhß%OJQJmHsHh·^
OJQJmHsHhì\OJQJmHsHh&hß%6OJQJmHsHh&hß%OJQJmHsHh·^
CJOJQJaJjh&hß%0JUh&hß%6CJOJQJaJh&hß%CJOJQJaJ#h&hß%CJOJQJ]^JaJ
+
ì
b^}~¨° FOPÉÊ";*B*CJOJQJ^JaJphÿhß%jhß%U$h&hß%0J6CJOJQJ^JaJ h&hß%CJOJQJ^JaJhß%6CJOJQJaJh&hß%CJOJQJaJhß%CJOJQJaJ÷³÷MøUødøxøùùMù]ù~ùùùùÁùÌùÈûÉûÍû,ü:ü_ülümüüüýýýýäýïýðýõýûýþþþÖÿ×ÿØÿÚÿÛÿ8JéïïàÐàÄà·àÄà«à«àÄà·àà«à«àà·àÄàÐ}à«ÄàÄàÄ·àÄàÄà·àÐàhGå6CJOJQJaJ"h&hß%6CJOJQJ]aJh&hGåCJOJQJaJhGåCJOJQJaJjh&hß%0JUhß%CJOJQJaJh&hß%6CJOJQJaJh&hß%CJOJQJaJ h&hß%CJOJQJ^JaJ1Äï´÷) T¡%n.S?C¯U¿aÀaÁaÂaÎaÏaÝaÞaêÙÙÈÙÙÙµµÙÙêꤤ¤¤¤$dð¤`a$gdß%$ª¤¤[$\$`ªa$gdß%$dð¤`a$gdß%$ªdð¤`ªa$gdß%$dð¤7$8$H$`a$gdß%NOPSZhz{ãätu¡$ % & e m s | ê
ë
+,Ò
Ó
Õ
Ö
lm´µþ67«¬#?bcd¥òã×ãò×ã×Ëã×ãËãòËãò×ã»ã»ã×ãòã±ãËãòã»ãòãËã¥ã¥ãòãËãË¥ãh]xCJOJQJ^JaJhPCÌCJOJQJaJjhß%0JUh&hß%6CJOJQJaJhß%CJOJQJaJh]xCJOJQJaJh&hß%CJOJQJaJjh&hß%0JU4¥º»¼034åèQa²ÀÁÂÊÞÓÔÝâJKïáïáïÕƺƩÆÕƺÆÆ©}p©^©K©}©p$h&hß%CJOJQJaJnHtH#h&hß%0J:6CJOJQJaJjh&hß%0JUhß%0J:CJOJQJaJh&hß%6CJOJQJaJhPCÌ0J:CJOJQJaJ h&hß%0J:CJOJQJaJhPCÌCJOJQJaJh&hß%CJOJQJaJh]xCJOJQJaJh]xCJOJQJ^JaJ h&hß%CJOJQJ^JaJK½Ã5Nnst¼Û'(ÎíïNQtu½ËÙçú#QRT!LïÝïÏïÀ´À´À´À¨ïÏïÀ´ÀÀ¨À¨À¨´´À¨ÀÀzhz#h&hß%6CJOJQJ^JaJ h&hß%CJOJQJ^JaJh) hß%6CJOJQJaJjh&hß%0JUh~` CJOJQJaJhß%CJOJQJaJh&hß%CJOJQJaJhß%0J:CJOJQJaJ#h&hß%0J:6CJOJQJaJ h&hß%0J:CJOJQJaJ%LMklqÐ× « ¬ Î Õ Ö !9!n$o$r$¥$®$Á$Ù$%òáòÏáÁá°á reYLY@Yh~` CJOJQJaJjh&hß%0JUhß%CJOJQJaJhä]¬6CJOJQJaJh&hß%6CJOJQJaJh&hß%CJOJQJaJjh&hß%0JU]h&hß%CJOJQJ]aJ h&hä]¬CJOJQJ^JaJhß%CJOJQJ^JaJ#h&hß%6CJOJQJ^JaJ h&hß%CJOJQJ^JaJh~` CJOJQJ^JaJ%%s%%&&H&J&((((((P(Q(R(S(z(ª(«(³(½()))")6)I)))¥)²)Þ)y*z**,,
,,÷-þ-
..i.j.n..
.£/ôåÖåÊåôå½åôåô½Êåôåôåôå½åôåôåôåôå®Êô®¡®ô®ô®ô®¡®h~` OJQJmHsHh©õhß%OJQJmHsHjh©õhß%0JUh©õhß%CJOJQJaJjh&hß%0JUh~` CJOJQJaJh&h~` CJOJQJaJh&hß%CJOJQJaJhß%CJOJQJaJ1£/¤/¥/þ0ÿ0114252~222 233Ê3Ë3Í3S4T4g4!5.577Ý8á8â8K9L9.:0:s:t:;®;°;±;²;æ;ý;y1h&hß%CJOJQJ^JaJfHqÊ
ÿÿÿÿh&hß%CJOJQJ]aJ#h&hß%6CJOJQJ^JaJ h&hß%CJOJQJ^JaJhK|CJOJQJaJhß%CJOJQJaJjh&hß%0JUh&hß%CJOJQJaJ*jh&hß%0JB*UnHphtH-h&hß%B*CJOJQJaJnHphtH'hK|B*CJOJQJaJnHphtHðÁñÁCÂDÂhÂÍÂòÂÃ,ÃYÃxÃÄÄÄÄ!Ä"ÄbÄÄDÅEÅFÅHÅIÅGÆòáÔáŵũũÅÔÅnnSÅCSh&hß%CJH*OJQJaJ5h&hß%0J6CJOJQJ^JaJfHqÊ
ÿÿÿÿ+hK|CJOJQJ^JaJfHqÊ
ÿÿÿÿ1h&hß%CJOJQJ^JaJfHqÊ
ÿÿÿÿhK|CJOJQJaJhß%CJOJQJaJh&hß%6CJOJQJaJh&hß%CJOJQJaJjh&hß%0JU h&hß%CJOJQJ^JaJhß%CJOJQJ^JaJGÆHÆIÆJÆKÆWÆ[ÆÆÆÃÇÄÇÆÇÈÇêÇÈ:ÈFÈQÈYÈÊÊÍÊÎÊ
Ë˳˴˼˿ËêÔ»¥»zmzaammzmI.hß%6CJOJQJ^JaJfHqÊ
ÿÿÿÿhK|CJOJQJaJjh&hß%0JUhß%CJOJQJaJh&hß%6CJOJQJaJh&hß%CJOJQJaJ+hß%CJOJQJ^JaJfHqÊ
ÿÿÿÿ1h&hß%CJOJQJ^JaJfHqÊ
ÿÿÿÿ+hK|CJOJQJ^JaJfHqÊ
ÿÿÿÿ*jh&hß%0JUfHqÊ
ÿÿÿÿ¿ËÕËôËõËdÌ'ÍÍÍÍÍÎfÎgÎiÎ
ÎÎÎå̶ ÌsdUDU8,dhK|OJQJmHsHhIñOJQJmHsH!jh&hß%0JUmHsHh&hß%OJQJmHsHh&hß%OJQJmHsH h&hß%CJOJQJ^JaJjh&hß%0JUh&hß%CJOJQJaJ+hß%CJOJQJ^JaJfHqÊ
ÿÿÿÿ+hK|CJOJQJ^JaJfHqÊ
ÿÿÿÿ1h&hß%CJOJQJ^JaJfHqÊ
ÿÿÿÿ4h&hß%6CJOJQJ^JaJfHqÊ
ÿÿÿÿÎΪαÎçÎêÎ/ÏPÏrÏÏñÏÐÐÐÑÑ Ñ>Ñ?Ñ@ÑPÑQÑÑÑÀÑÈÑÒÒôèÙèÙȺȺȺȬÈ
teȬÈÈÈS#h&hß%6CJOJQJ^JaJhIñ6OJQJ^JmHsH!jh&hß%0JUmHsH) j®ðh&hß%6OJQJ^JmHsH#h&hß%6OJQJ^JmHsHhIñOJQJ^JmHsHhß%OJQJ^JmHsH h&hß%OJQJ^JmHsHh&hß%OJQJmHsHhK|OJQJmHsHhß%OJQJmHsHÒÒ
ÒÒÒÒ3Ò4ÒMÒNÒ-Õ§ÝQãÄê&ð'ð(ðOðêêêÕÕÕêêij³³³ÄÄÄ$ª¤¤-DMÆ
ÿÿÿÿ[$\$`ªa$gdß%$ªdð¤`ªa$gdß%$dð¤`a$gdß%$dð¤7$8$H$`a$gdß%$dð¤7$8$H$`a$gdß%ÒÒÒ3Ò4ÒMÒVÒ^Ò¸ÒÁÒïÒ
ÓÓ¿ÓÀÓÊÓËÓÔÓåÓæÓcÔdÔvÔÕÕ,Õ-ÕÕÕÕÖÕûÕïàÑï¿® ® ® ® ®®® xpfYxh&hß%OJQJ^Jhß%OJQJ^Jhae!OJQJh&hß%OJQJh&hß%CJOJQJaJhae!CJOJQJ^JaJhß%CJOJQJ^JaJ h&hß%CJOJQJ^JaJ#h&hß%6CJOJQJ^JaJhHXhß%CJOJQJaJh&hß%CJOJQJaJ h&hß%CJOJQJ^JaJûÕÖÖ.ÖZÖkÖoÖÖÕÖãÖôÖõÖ××× ×|h#êCJOJQJ^JaJh#ê6CJOJQJ^JaJ#h&hß%6CJOJQJ^JaJhß%6CJOJQJ^JaJ h&hß%CJOJQJ^JaJhß%CJOJQJ^JaJ h&hß%CJOJQJ^JaJ&h&hß%6CJOJQJ]^JaJh#ê0J0CJOJQJ^JaJhkd0J0CJOJQJ^JaJjh&hß%0JU$h&hß%0J0CJOJQJ^JaJ³´áîïð,-[\¨+,WXÆÇ
bcv©çëìîïðÏ
Ð
,îïó"#~¯ðßÑßÃßÃ߶ßÑ߶ßÑߨ߶ßÑ߶ßß߶ßßѶß߶ßÑ߶ßÑßÑßÑßßÑhÅ7YCJOJQJ^JaJ#h&hß%6CJOJQJ^JaJhkdCJOJQJ^JaJjh&hß%0JUhúACJOJQJ^JaJhß%CJOJQJ^JaJ h&hß%CJOJQJ^JaJjh&hß%0JU^J5¨©¬®ºÁ 2^_vw ¡ÿ_`cd¡¢º¼ÅƽÚéÿ^_3BlmTUÞßòáÔáƸá¸á¸á®áÆá¸áÆá¸ÆáÔáÔáÆá¸á¸áÆáÔá á¸áÆáÔáá ®®hß%CJOJQJaJ#h&hß%6CJOJQJ^JaJhkdCJOJQJ^JaJjhß%0JUhß%CJOJQJ^JaJhÅ7YCJOJQJ^JaJjh&hß%0JU h&hß%CJOJQJ^JaJhVÏCJOJQJ^JaJ3ßæô\_}~é TUCG«±ÂËèëõù@Bcdf¦ÑÒAôäôÕÅÕ´¦´¦´´¦´´w´w´w´w´w´w´i´¦´´´hÅ7YCJOJQJ^JaJ&h&hß%6CJOJQJ]^JaJhkdCJOJQJ^JaJjh&hß%0JUhß%CJOJQJ^JaJ h&hß%CJOJQJ^JaJh&hß%6CJOJQJaJh&hß%CJOJQJaJhðohß%6CJOJQJaJhß%CJOJQJaJ&}~/¦Á«Q´,ÅÂÉÃÉÄÉçÉèÉz×êÕÕºÕº©
n©$.¤¤[$\$^.`a$gdß%$¤¤[$\$`a$gdß%$dð¤`a$gdß%$ªdð¤`ªa$gdß%G$ª¤¤-DMÆ
ÿÿÿÿ[$\$`ªa$gdß%$ªdð¤7$8$H$`ªa$gdß%$dð¤7$8$H$`a$gdß%AJLMSijª°OPUWefhtÕì+,./øù¥/5íÜÎíܽܬÜÜÜÜíÜíÜÜuffVfVfh&hß%6CJOJQJaJh&hß%CJOJQJaJ#h&hß%;CJOJQJ^JaJjhß%0JUhß%CJOJQJ^JaJjh&hß%0JU h&hkdCJOJQJ^JaJ!jh&hß%0JUmHsHhkdCJOJQJ^JaJ h&hß%CJOJQJ^JaJ#h&hß%6CJOJQJ^JaJG±²6@@ê@`AÇABmB¹BZC¦C¶CøC:DüDfEãEFAFF÷÷æ÷Ù÷÷÷÷÷÷÷÷ɲ÷÷÷÷÷$dð¤-D9DMÆ
ÿÿÿÿa$gdß%$Ð0ý^Ð`0ýa$gdß%$dð¤a$gdß%$¤¤9D[$\$a$gdß%$a$gdß%IA[A`AaAsA¤AÇAÈAÜAüABBBBBBOBlBmBnBBB¹BºBùBïà˼¬¼Ë¼¬¼¼Ë¼dK¼Ë¼¬¼Ë¼1hêühË
OJQJ^JfHmHqÊ
ÿÿÿÿsH7hêühË
6OJQJ]^JfHmHqÊ
ÿÿÿÿsH5hêühË
0J6OJQJ^JfHmHqÊ
ÿÿÿÿsH hêühË
OJQJ^JmHsHhêühË
6OJQJmHsHhêühË
OJQJmHsH)jhêühË
0JCJUaJmHsHhêühË
CJOJQJaJhêühË
CJOJQJ]aJùBúBCFCZC[CnC}CCCCCCCCC¦C§C¨CïàÐ໢¢lP¢là@¢à»3hË
6OJQJmH sH hêühË
H*OJQJmHsH7hêühË
6OJQJ]^JfHmHqÊ
ÿÿÿÿsH5hêühË
0J6OJQJ^JfHmHqÊ
ÿÿÿÿsH5hêühË
0JBOJQJ^JfHmHqÊ
ÿÿÿÿsH1hêühË
OJQJ^JfHmHqÊ
ÿÿÿÿsH)jhêühË
0JCJUaJmHsHhêühË
6OJQJmHsHhêühË
OJQJmHsHhêühË
;OJQJmHsH¨C¬C¶C·CÆCØC÷CøCùCDD9D:D;DKDhDïàËàï´àË¥{¥jWC'hêühË
6CJOJQJaJmHsH$hêühË
CJOJQJaJmHsH!jhêühË
0JCJUaJ'hêühË
OJQJ^JmHnHsHu*hêühË
6OJQJ^JmHnHsHuhêühË
OJQJmHsH-hêühË
OJQJfHmH qÊ
ÿÿÿÿsH )jhêühË
0JCJUaJmHsHhêühË
OJQJmH sH hêühË
6OJQJmH sH hDÀDáDûDüDýDE^EeEfEgE¡Eá˶£sW*B*CJOJQJaJmHphÿsH%jhêühË
CJOJQJUaJ$hêühË
CJOJQJaJmHsH'hêühË
6CJOJQJaJmHsH]4]d]e]f]z]]]]] ]¯]½]è]é]ú]^(^)^7^_^^õ^_éÔÁ¬¬¬|m]mLm hêühË
CJOJQJ^JaJhêühË
6CJOJQJaJhêühË
CJOJQJaJ!jhêühË
0JCJUaJhêühË
6OJQJmHsHhêühË
OJQJmHsH)jhêühË
0JCJUaJmHsH$hêühË
CJOJQJaJmHsH(hêühË
CJOJQJ^J
aJmHsH+hêühË
6CJOJQJ^J
aJmHsH_,_r_s_t____ _ª_«_°_º_»_À_Î_Ï_Ô_â_ã_è_õ_ö_
```"`+`,`1`;`dðgdß%$dð¤a$gdß%$¤¤[$\$a$gdß%$a$gdß%dÀdÁdìdeeee6e@eAeFeUeVe_eye{eeeee¶eÐeÑeèϵè¦n^OO^O^OO^O^hêühË
CJOJQJaJhêühË
6CJOJQJaJ'hêühË
6CJOJQJaJmHsH$hêühË
CJOJQJaJmHsH!jhêühË
0JCJUaJhêühË
OJQJmHsH3hêühË
6OJQJ]fHmHqÊ
ÿÿÿÿsH1hêühË
0J6OJQJfHmHqÊ
ÿÿÿÿsH-hêühË
OJQJfHmHqÊ
ÿÿÿÿsHÑeÒeÓe×eáeâeãeçeòeóeôeøefffff|ff¹fÂfÄfÊfÔfÕfæfüfg¶gÅgSkêÝ;êÝ;êÝ;ê®ê®®®êxeQe'hêühË
6CJOJQJaJmHsH$hêühË
CJOJQJaJmHsH'hêühË
6CJOJQJaJmHsH$hêühË
CJOJQJaJmHsHhêühË
OJQJmHsHhêühË
6OJQJmHsHhêühË
OJQJmH sH hêühË
6OJQJmH sH hË
6OJQJmH sH )jhêühË
0JCJUaJmHsHSktkkkkkRlSlell§l¨l·lÙlælçl÷lm(mEmMmUmbmcmhmrmsmm m¨m©méÔéÔéÁ¬¬zk[k[k[k¬¬¬hêühË
6CJOJQJaJhêühË
CJOJQJaJ%jhêühË
0JCJPJUaJhêühË
6OJQJmHsHhêühË
OJQJmHsH)jhêühË
0JCJUaJmHsH$hêühË
CJOJQJaJmHsH(hêühË
0JCJOJQJaJmHsH+hêühË
0J6CJOJQJaJmHsH©m®m¸m¹m¾mÈmÉmÎmØmÙmámçmèmímømùmn*n4n5nMnVnXn`nÞnçnÖpÙpÚpïàËïàËïàË»¬Ë»¬Ë¬»¬Ë¬»¬»¬»¬fBhêühË
0JKOJQJeh@fHmHqÊ
ÿÿÿÿrÊÿ@sHFhêühË
0JK@
OJQJeh@fHmHqÊ
ÿÿÿÿrÊÿ@sHhêühË
OJQJmHsHhêühË
6OJQJmHsH)jhêühË
0JCJUaJmHsHhêühË
OJQJmH sH hêühË
6OJQJmH sH ÈmØmçmøm4nIqcttÜtËu;vvvv®vow]xxz){V{Ú| }2}÷÷÷÷÷÷÷÷÷÷÷÷÷÷æ÷÷ÕÈ÷Õ÷÷$dð¤a$gdß%?$dð¤^a$gdß%$dð¤7$8$H$a$gdß%$a$gdß%ÚpÞpHqIqJq^q_qhq;tItKtStctdtzttttttÏtÜtÝtguquËuÌuùuܺ««
s«c«c««c«c«c««c«O&hêühË
0J5OJQJ]mHsHhêühË
6OJQJmHsH"hêühË
6OJQJ]mHsH hêühË
0J6OJQJmHsH)jhêühË
0JCJUaJmHsHhêühË
OJQJmHsHBhêühË
0JKOJQJeh@fHmHqÊ
ÿÿÿÿrÊÿ@sHEhêühË
0JK6OJQJeh@fHmHqÊ
ÿÿÿÿrÊÿ@sHùuv2v3v:v;vÃÑÃÄ#ÅÅ÷÷÷÷÷÷÷÷÷è÷÷÷÷÷÷÷ÑÄ÷÷÷C$dð¤a$gdß%$¤¤-DMÆ
ÿÿÿÿ[$\$a$gdß%$¤¤[$\$a$gdß%$a$gdß%è¼é¼½'½P½Q½U½^½_½q½½½½½½¢½»½Ñ½Ó½Û½å½æ½ç½ì½ö½÷½S¿T¿ÀêÛËÛêËÛê´´Ûê´ÛËÛ´ÛêËÛhêYhêühË
OJQJmHsH0hêühË
5B*CJOJQJaJmHphÿsH5jhêühË
0J5B*CJUaJmHphÿsH/hêühË
6OJPJQJ^JmHnHsHtH,hêühË
OJPJQJ^JmHnHsHtHhêühË
6OJQJmHsHhêühË
OJQJmHsH)jhêühË
0JCJUaJmHsHÀdÀpÀrÀÀ®ÀìÀîÀ4Á`ÁÁÁÂÁðÁ&Â'ÂOÂeÂgÂqÂxÂyÂ~ÂÂÂÂÔÂìÂôÂïà˼¬¼¼¬¼Ë|˼¬¼¬¼ËjYË| hêühË
OJQJ^JmH sH #hêühË
6OJQJ^JmH sH hêühË
6OJQJmH sH hêühË
OJQJmH sH !jhêühË
0JCJUaJhêühË
6OJQJmHsHhêühË
OJQJmHsH)jhêühË
0JCJUaJmHsHhêühË
OJQJmHsHhêühË
6OJQJmHsHôÂÃÃÃÃ3Ã>Ã?Ã}ÃÃÑÃÒÃãÃûÃÄÄCÄÄ#Å$ÅQÅiÅÅÅűźŻÅæÅöÅéÚŲ²Å²²ÅÚÚÅoÅoŲ²ÅéX,hêühË
OJPJQJ^JmH nHsH tHhêühË
6OJQJmHsHhêühË
OJQJmHsHhêühË
6OJQJmH sH 'hêühË
6CJOJQJaJmHsH$hêühË
CJOJQJaJmHsH)jhêühË
0JCJUaJmHsHhêühË
OJQJmH sH ,hêühË
OJPJQJ^JmH nHsH tHźÅ9ÆƽÆÇBÇÇ»ÇÍÇÝÇðÇþÇ
ÈÈ$È3ÈEÈÈÖÈ
ÉÉ-É=ÉðèèèèèèèèèèÛèèèèÍèèèèèè$dð¤@&a$gdß%$dð¤a$gdß%$a$gdß%$¤¤[$\$a$gdß%öÅ÷ÅùÅÆ8Æ9Æ:ÆRÆyÆÆÆÆƦƽƾÆ×ÆøÆÇÇÇëÔ¼ÔwhYIYhwh9hêühË
OJQJ]mHsHhêühË
6OJQJmHsHhêühË
OJQJmHsHhêühË
OJQJmHsHhêühË
6OJQJmHsH hêühË
OJQJ^JmHsH)jhêühË
0JCJUaJmHsHhêühË
OJQJmH sH /hêühË
6OJPJQJ^JmH nHsH tH,hêühË
OJPJQJ^JmH nHsH tH(hêühË
OJPJQJmH nHsH tHÇ:ÇAÇBÇCÇdÇ~ÇÇÇDzǺǻǼÇÁÇÍÇÎÇÓÇÝÇÞÇãÇðÇîÞϺϪϺpº`pº`pºPAhêühË
OJQJmH sH hêühË
6OJQJmH sH hêühË
6OJQJmH sH hêühË
OJQJmH sH +hêühË
6OJPJQJmH nHsH tH(hêühË
OJPJQJmH nHsH tHhêühË
6OJQJmHsH)jhêühË
0JCJUaJmHsHhêühË
OJQJmHsHhêühË
OJQJ]mHsH"hêühË
6OJQJ]mHsHðÇñÇöÇûÇýÇþÇÿÇÈ
ÈÈÈÈÈÈ$È%È*È3È4È9ÈDÈEÈFÈîÚÇ°Ç||||îbJÇ/hêühË
CJOJQJ\aJmH nHsH tH2hêühË
6CJOJQJ\aJmH nHsH tHhêühË
OJQJmH sH hêühË
6OJQJmH sH )jhêühË
0JCJUaJmHsH,hêühË
CJOJQJaJmH nHsH tH$hêühË
CJOJQJaJmH sH 'hêühË
6CJOJQJaJmH sH !jhêühË
0JCJUaJFÈ{ÈÈÈȨÈÍÈÖÈ×ÈâÈÉÉ
ÉÉÉÉÉÉ#É,É-É.É3ÉñáñÌñáñÌ»©»ñÌ}ÌkZ}ÌJhêühË
6OJQJmH sH hêühË
OJQJ^JmH sH #hêühË
6OJQJ^JmH sH hêühË
OJQJmH sH hêühË
6OJQJmH sH hä]¬6OJQJmH sH #hêühË
6OJQJ^JmHsH hêühË
OJQJ^JmHsH)jhêühË
0JCJUaJmHsHhêühË
6OJQJmHsHhêühË
OJQJmHsH3É=É>ÉCÉMÉNÉSÉ]É^ÉkÉÉ É©É±É²É¿ÉÏÉðÉñÉöÉÿÉÊ1ÊOÊVÊWÊjÊwÊÊʶÊÅÊËËËËIËhËjËkËËËñÜ̽Ü̽ܽ̽̽ܽ̽Ü̽ܽ̽Üññܽܽ̽Ìܽm)hêühË
0J6B*OJQJmHphsH+hêühË
6OJPJQJmHnHsHtH(hêühË
OJPJQJmHnHsHtHhêühË
6OJQJmH sH hêühË
OJQJmHsHhêühË
6OJQJmHsH)jhêühË
0JCJUaJmHsHhêühË
OJQJmH sH )=ÉMÉ]ɱÉðÉÿÉVÊÊËjËöË5Ì=ÌuÌÍlÍ»ÕÖcÖÖÛÖ×Ý×#Ø÷÷÷÷÷÷÷÷÷÷÷÷÷÷æ×ææ×÷÷÷÷$¤¤[$\$a$gdß%$dð¤7$8$H$a$gdß%$a$gdß%ËØËáËôËõËöË÷Ë5Ì6Ì;Ì=Ì>ÌMÌ]Ì_ÌgÌtÌuÌvÌÌ¡ÌáÌýÌÍìÖìÁ²²~m[m[m~²K²K²hêühË
6OJQJmHsH#hêühË
6OJQJ^JmH sH hêühË
OJQJ^JmH sH hêühË
OJQJmH sH hêühË
6OJQJmH sH )jhêühË
0JCJUaJmHsHhêühË
OJQJmHsH)hêühË
0J6B*OJQJmHphsH+hêühË
6B*OJQJ]mHphsH%hêühË
B*OJQJmHphsHÍÍ2Í@ÍkÍlÍmͥμÎòÎ÷ÎþÎÏ]ϰϱÏÛÏÜÏÐÑ7ÑѯѹÑßÑøÑîßͼߧ~hhUAUAUhhU~'hêühË
CJH*OJQJaJmHsH$hêühË
CJOJQJaJmHsH+hêühË
0JF6CJOJQJaJmHsH'hêühË
6CJOJQJaJmHsH(hêühË
0JFCJOJQJaJmHsH)jhêühË
0JCJUaJmHsH hêühË
CJOJQJ^JaJ#hêühË
6CJOJQJ^JaJhêühË
CJOJQJaJ!jhêühË
0JCJUaJøÑ Ò,ÒzÒ|Ò
Ò¡Ó«Ó¶ÓÈÓÝÓéÓºÕ»Õ¼ÕÍÕîÕÖÖÖíÙíÙíÄ®Äín_O_n> hêühË
CJOJQJ^JaJhêühË
6CJOJQJaJhêühË
CJOJQJaJ!jhêühË
0JCJUaJ,hêühË
0JFCJOJQJ^JaJmHsH/hêühË
0JF6CJOJQJ^JaJmHsH+hêühË
6CJOJQJ^JaJmHsH(hêühË
CJOJQJ^JaJmHsH'hêühË
6CJOJQJaJmHsH$hêühË
CJOJQJaJmHsHÖ,ÖbÖcÖdÖ|ÖÖÖÖ¶ÖÓÖÚÖÛÖÜÖßÖâÖüÖ×××íÜ͸¥¥¸ra¸QBQB¸BhêühË
OJQJmHsHhêühË
6OJQJmHsH hêühË
OJQJ^JmHsHhêühË
6OJQJmHsHhêühË
OJQJmHsH'hêühË
6CJOJQJaJmHsH$hêühË
CJOJQJaJmHsH)jhêühË
0JCJUaJmHsHhêühË
CJOJQJaJ hêühË
CJOJQJ^JaJ#hêühË
6CJOJQJ^JaJ×C×]×n×oקר×Ô×Õ×Ö×Ü×Ý×Þ×ì×Ø#Ø$Ø)Ø3Ø4ØIØïÝïοΪο￿
¿tdUtFhêühË
OJQJmHsHhêühË
CJOJQJaJhêühË
6CJOJQJaJ!jhêühË
0JCJUaJhêühË
6OJQJmHsH)jhêühË
0JCJUaJmHsH)hêühË
0JB*OJQJmHphÿsHhêühË
OJQJmHsHjhêühË
OJQJU#hêühË
6OJQJ^JmHsH hêühË
OJQJ^JmHsH#Ø3ØnØ.Ù¥ÙÙ¾ÙÆÙÚPÚ¯Ú·ÚÈÚØÚ'ÛoÛÂÛÓÛäÛ3ÜÜêÜúÜòíåÝÛÊÊåååååååååååååòí$dð¤7$8$H$a$gdß%$a$gde9K$a$gdß%gdß%$dð¤a$gdß%IØeØnØoØØàØüØ$Ù.Ù/ÙAÙVÙtÙ٤٥٦٧٫ÙٮٳÙïà˼¬¼¼Ë¼¬¼sbWïàbGhêühË
6CJOJQJaJhêühË
OJQJ!jhêühË
0JCJUaJ,hêühË
0JCJPJaJmHnHsHtHhêühË
OJQJ]mHsH"hêühË
6OJQJ]mHsHhêühË
6OJQJmHsHhêühË
OJQJmHsH)jhêühË
0JCJUaJmHsHhêühË
OJQJmHsHhêühË
6OJQJmHsH³Ù¾Ù¿ÙÄÙÆÙÇÙõÙÚÚÚ-ÚGÚOÚPÚQÚ\ÚsÚ¯Ú°ÚµÚ·Ú¸Ú½ÚÈÚÉÚÎÚØÚÙÚÛñàÐñ»¬¬»h¬»¬¬»XI»XI»XI»¬hêühË
OJQJmH sH hêühË
6OJQJmH sH 4hêühË
6OJQJ^JfHmHqÊ
ÿÿÿÿsH1hêühË
OJQJ^JfHmHqÊ
ÿÿÿÿsHhêühË
6OJQJmHsHhêühË
OJQJmHsH)jhêühË
0JCJUaJmHsHhêühË
6CJOJQJaJ!jhêühË
0JCJUaJhêühË
CJOJQJaJÛÛ'Û(Û;ÛMÛnÛoÛpÛÛ¦Û¨Û²ÛÂÛÃÛÈÛÓÛÔÛÙÛäÛåÛ3Ü4ÜFÜnÜÜÜÜÎÜéÜêÜëÜïà˺¨ºàËàïàïàËïàËïààËàïàr`QhêühË
CJOJQJaJ#hêühË
CJOJQJ]^JaJ&hêühË
6CJOJQJ]^JaJ hêühË
CJOJQJ^JaJ!jhêühË
0JCJUaJ#hêühË
6OJQJ^JmHsH hêühË
OJQJ^JmHsH)jhêühË
0JCJUaJmHsHhêühË
OJQJmHsHhêühË
6OJQJmHsHëÜðÜúÜûÜÝ$ÝJÝeÝlÝmÝqÝzÝïàŬx[¬J:+hêühË
OJQJmH sH hêühË
6OJQJmH sH !jhêühË
0JCJUaJ9hêühË
5B*CJOJQJaJfHphÿqÊ
ÿÿÿÿ2hêühË
56B*CJOJQJ\^JaJphÿ3hêühË
56B*CJOJQJaJmHphÿsH0hêühË
5B*CJOJQJaJmHphÿsH5jhêühË
0J5B*CJUaJmHphÿsHhêühË
OJQJmHsHhêühË
6OJQJmHsHúÜlÝzÝÝݪݾÝÎÝÞÝÞÞÌÞßJßßÂßÊß
àjà±àÁàá"áSácáëæÞÞæÞÜÞÏÞÞÏÏÞÞÞÏÞÏÞÞæÞÞ$dð¤a$gdß%$a$gdß%gdß%¤¤-DMÆ
ÿÿÿÿ[$\$gdß%zÝ{ÝÝÝÝÝÝÝ ÝªÝ«Ý°Ý¾Ý¿ÝÀÝÄÝÎÝÏÝÔÝÞÝßÝ÷ÝÞêÚË껬»¬êÚËqêÚË^H+hêühË
6CJOJQJ^JaJmHsH$hêühË
CJOJQJaJmHsHhêühË
OJQJmHsHhêühË
6OJQJmHsHhêühË
OJQJ!jhêühË
0JCJUaJhêühË
OJQJmH sH hêühË
6OJQJmH sH hêühË
OJQJmH sH hêühË
6OJQJmH sH )jhêühË
0JCJUaJmHsHÞÞÞÞMÞrÞtÞÞÞÞ·ÞËÞÌÞÍÞáÞþÞßëØò¢²Ãx[xJ;+;hêühË
6CJOJQJaJhêühË
CJOJQJaJ!jhêühË
0JCJUaJ8hêühË
0J66OJQJ^JfHmHqÊ
ÿÿÿÿsH5hêühË
0J6OJQJ^JfHmHqÊ
ÿÿÿÿsHhêühË
OJQJmHsHhêühË
6OJQJmHsH hêühË
OJPJQJmHsH)jhêühË
0JCJUaJmHsH$hêühË
CJOJQJaJmHsH(hêühË
CJOJQJ^JaJmHsHß ß&ß@ßJßKßlß|ß~ßßßß¡ß¹ßÂßÃßÈßÊßËßßßüß
àààYà_àjàkàà©à±à²à·àÁàîÛÇÛ²£££²t²£îeUe²££îeUe²£hêühË
6CJOJQJaJhêühË
CJOJQJaJhêühË
6OJQJmH sH hêühË
OJQJmH sH hêühË
6OJQJmHsHhêühË
OJQJmHsH)jhêühË
0JCJUaJmHsH'hêühË
6CJOJQJaJmHsH$hêühË
CJOJQJaJmHsH!jhêühË
0JCJUaJ!ÁàÂàÔàéàááá"á#á5áAáCáKáSáTáYácádáiákáláá¢áá®á¯á²áµáÉáËáÓáäáåáóáââ"â7â8â$åêÛËÛºËÛêÛËÛËÛêËÛêËÛêÛË©ÛêËÛËÛËÛºxêihêühË
OJQJmHsHhêühË
6CJOJQJaJ"hêühË
6CJOJQJ]aJhêühË
CJOJQJaJ hêühË
0J:OJQJmHsH!jhêühË
0JCJUaJhêühË
6OJQJmHsHhêühË
OJQJmHsH)jhêühË
0JCJUaJmHsH'cáká®áäá7âÿå9æcæ¤æåæ2ç{ççç¦ç®çÂçØçàçöçBèáè#é÷÷÷ê÷÷÷Ùê÷ÊÅ÷÷÷÷ÊÅÊ÷÷÷gdß%$¤¤[$\$a$gdß%$dð¤7$8$H$a$gdß%$dð¤a$gdß%$a$gdß%$å1ååÿåæ$æ&æ(æ0æ9æ:æ=æ@æQæSæ\æcædæxææ¤æ¥æ¨æ©æ«æåæææÿæ)ç2ç3çTçnçîßлЫЫл«Ð«Ð«Ð{{{»Ð«Ð»hT'hêühË
6CJOJQJaJmHsH$hêühË
CJOJQJaJmHsHhêühË
6CJOJQJaJhêühË
CJOJQJaJ!jhêühË
0JCJUaJhêühË
6OJQJmHsH)jhêühË
0JCJUaJmHsHhêühË
OJQJmHsHhêühË
OJQJmHsH"hêühË
6OJQJ]mHsH nç{ç|ç}ççççççç¤ç¦ç§ç¬ç®ç¯ç°ç´çÂçÃçÈçØçÙçÞçàçáçíÜÏ¿°¿°¿°¿°Ï¿°tÜdUhêühË
OJQJmHsHhêühË
6OJQJmHsH$hêühË
CJOJQJaJmH sH 'hêühË
6CJOJQJaJmH sH )jhêühË
0JCJUaJmHsHhêühË
OJQJmH sH hêühË
6OJQJmH sH hä]¬6OJQJmH sH !jhêühË
0JCJUaJ$hêühË
CJOJQJaJmHsHáçæçõçöç÷ç7è9èBèCèUèèèè¯èáèâèÿèé"é#é$éëÕÂ}}k\J9\ hêühË
OJQJ^JmHsH#hêühË
6OJQJ^JmHsHhêühË
OJQJmHsH"hêühË
6OJQJ]mHsHhêühË
6OJQJmHsH hêühË
OJQJ^JmHsHhêühË
OJQJmHsH)jhêühË
0JCJUaJmHsH$hêühË
CJOJQJaJmHsH+hêühË
0J6CJOJQJaJmHsH(hêühË
0JCJOJQJaJmHsH$é%é)é4é5é:ééBéMéNéSéUéVéhé
é«é¬éé×éãéòéôéõéêêêêêòâÓ¾âÓ¾òâÓ¾oo¾^L^LoL^¾o#hêühË
6OJQJ^JmHsH hêühË
OJQJ^JmHsHhêühË
6OJQJmHsHhêühË
OJQJmHsHhêühË
OJQJmHsHhêühË
6OJQJmHsH!jhêühË
0JCJUaJ)jhêühË
0JCJUaJmHsHhêühË
OJQJmH sH hêühË
6OJQJmH sH hcê6OJQJmH sH #é4éìIìJìOìYìZì_ìiìjìoìyìzìììì¥ì®ì¯ì´ì·ì¼ì½ì¾ìÃìÐìÑìÒì×ìáìâìçì÷ìøìùìýìíí í
íííñÜÌñÜÌñÜÌñÜÌñÜÌñÜÌñܽ½½ÜÌññÜñÜÌñÜÌñÜ}ÌñÜ}ÌñÜhä]¬6OJQJmH sH #hêühË
6OJQJ^JmH sH hêühË
OJQJ^JmH sH hêühË
6OJQJmHsHhêühË
OJQJmHsHhêühË
6OJQJmH sH )jhêühË
0JCJUaJmHsHhêühË
OJQJmH sH 1áì÷ìíí&íbííÇíùíïOï`ï´ïëï¬ð´ðJñ
ññ¬ñÚñ÷÷÷÷÷êê÷÷÷ê÷Ùêê÷Ô÷÷êÅ÷$¤¤[$\$a$gdß%gdß%$dð¤7$8$H$a$gdß%$dð¤a$gdß%$a$gdß%íí í%í&í'í5íLíbícííííí¡í¢íµí·íÀíÇíÈíÔíæíèíñíøíùíúíîîî3î#>3>Z>[>\>]>®>¿>Ô>Õ>?!?#?6?ñØñÃñ³ñ¢ññ¢sdTdÃñ³ñDhêühË
6OJQJmH sH hêühË
6CJOJQJaJhêühË
CJOJQJaJhË
CJOJQJaJ-hêühË
0JTB*OJPJQJmHphÿsHhË
OJQJmHsH!jhêühË
0JCJUaJhêühË
6OJQJmHsH)jhêühË
0JCJUaJmHsH1hêühË
OJQJ^JfHmHqÊ
ÿÿÿÿsHhêühË
OJQJmHsH6?T?U?Z?\?]?b?d?e?j?v?w?|?
???©?²?³?¸?Ç?È?Í?Ö?×?ê?@@@@#@-@.@U@ñÜÌñÜÌñÜÌñÜÌñ»¬¬Ü¬Ü¬Üy¬Ü¬fU hêühË
CJOJQJ^JaJ%jhêühË
0JCJPJUaJ#hêühË
6OJQJ^JmHsH hêühË
OJQJ^JmHsHhêühË
6OJQJmHsHhêühË
OJQJmHsH!jhêühË
0JCJUaJhêühË
6OJQJmH sH )jhêühË
0JCJUaJmHsHhêühË
OJQJmH sH !d?v?
?²?Ç?Ö?@-@¹@ AQAÆBCCCICCÜCDD²D*E:EKEyEEÐE÷÷ò÷÷÷÷å÷÷÷÷÷÷÷÷å÷÷÷÷÷÷÷÷ò$dð¤a$gdß%gdß%$a$gdß%U@c@g@p@r@t@@@@@³@¸@¹@º@Á@É@íÜíÜÍí¿¬~ÜkVF7hêühË
OJQJmHsHhêühË
OJQJ\mHsH)jhêühË
0JCJUaJmHsH$hêühË
CJOJPJQJ^JaJ.hêühË
6CJOJQJ^JaJmHnHu+hêühË
CJOJQJ^JaJmHnHu%hË
CJOJQJ^JaJmHnHuhË
CJOJQJ^JaJhË
6CJOJQJ^JaJ hêühË
CJOJQJ^JaJ#hêühË
6CJOJQJ^JaJÉ@AAA A!A2A=A?AFAQARA]AeA¡B·BÄBÅBÆBÇBÚBöBCCîßÏߺߪߪߪ~eJe~ߺߪߺ4hêühË
6OJQJ^JfHmHqÊ
ÿÿÿÿsH1hêühË
OJQJ^JfHmHqÊ
ÿÿÿÿsH5hêühË
0J6OJQJ^JfHmHqÊ
ÿÿÿÿsH!jhêühË
0JCJUaJhêühË
6OJQJmHsH)jhêühË
0JCJUaJmHsHhêühË
OJQJ\mHsHhêühË
OJQJmHsH"hêühË
6OJQJ]mHsHCCC CCCC!C2C4C;CICJCMCPCaC~CCC±C¹CÜCÝCDDïàËïà˺¨º¨ºxxeR>RËxË'hêühË
6CJOJQJaJmHsH$hêühË
CJOJQJaJmHsH%hêühË
B*OJQJmHphÿsHhêühË
OJQJmHsHhêühË
6OJQJmHsH!jhêühË
0JCJUaJ#hêühË
6OJQJ^JmH sH hêühË
OJQJ^JmH sH )jhêühË
0JCJUaJmHsHhêühË
OJQJmH sH hêühË
6OJQJmH sH DDDD-DmD²D³D¸D¼DØDÙD*E+E/E:E;EF?F@FAFîßÏßÃß®ßw\C4î(hË
OJQJmHsHhêühË
OJQJmHsH1hêühË
OJQJ^JfHmHqÊ
ÿÿÿÿsH4hêühË
OJQJ]^JfHmHqÊ
ÿÿÿÿsH4hV8hË
OJQJ]^JfHmH qÊ
ÿÿÿÿsH 7hV8hË
6OJQJ]^JfHmH qÊ
ÿÿÿÿsH )jhêühË
0JCJUaJmHsHhË
OJQJmH sH hV8hË
6OJQJmH sH hV8hË
OJQJmH sH !jhêühË
0JCJUaJÐE?FÇFGHÉHÝH$IhIªI¾IÎIJ$J5JFJUJ_KgKÔKøLëM÷òàÉ÷÷÷÷÷÷÷÷÷÷÷÷÷ò¼÷÷$dð¤a$gdß%$dð¤-D9DMÆ
ÿÿÿÿa$gdß%$
ƪdð¤a$gdß%gdß%$a$gdß%AFNFpF|FFFFFFF±F²FÅFÆFÇFÈFÞFäFGñåÔÂÔñåñ¯ ¯¯ zkT=-hêühË
0JTB*CJOJPJQJaJphÿ-hËO¦hË
0JTB*CJOJPJQJaJphÿhËO¦hË
CJOJQJaJ!jhËO¦hË
0JCJUaJ)hËO¦hË
0JB*OJQJmHphÿsHhËO¦hË
OJQJmHsH%jhËO¦hË
OJQJUmHsH#hêühË
H*OJPJQJmHsH hêühË
OJPJQJmHsHhË
OJQJmHsHhêühË
OJQJmHsHGGGGGH/HdH~HHHH¯HÉHÊHÏHÝHÞHñàDz¡taL=-=L-=LhêühË
6OJQJmHsHhêühË
OJQJmHsH)jhêühË
0JCJUaJmHsH$hêühË
CJOJQJaJmH sH .hêühË
6CJOJQJ]^JaJmH sH (hêühË
CJOJQJ^JaJmH sH hêühË
CJOJQJ^JaJ)hêühË
6CJOJQJ\]^JaJ1hêühË
CJOJQJ^JaJeh@rÊÿ@!jhêühË
0JCJUaJhêühË
CJOJQJaJÞHðHI#I$I%I-I7I_IhIiIvIII IªI«I°I¾I¿IÄIÎIÏIãIJJJJJ$J%J&J*J5J6J7J;J=JEJFJGJLJUJïÝïιï¢ï¹ÎxÎxιxιxιÎxιkxιkxιkxÎïιxÎhË
6OJQJmHsHhêühË
6OJQJmHsH2hêühË
6OJPJQJ]^JmHnHsHtH,hêühË
OJPJQJ^JmHnHsHtH)jhêühË
0JCJUaJmHsHhêühË
OJQJmHsH#hêühË
6OJQJ^JmHsH hêühË
OJQJ^JmHsH*UJVJgJJJ¹J¿JÙJÚJKK"K$KMKOKVKXK_K`KeKgKhKK¸KÔKÕK8L@LELeLL½LöL÷LøLùLêÞÏÞÏÞÏÀÏÞ´Þ§Þ´ÞÏÏwgwêÏÏÞÏÏÞÏêhêühË
6CJOJQJaJhêühË
CJOJQJaJhêühË
6OJQJmHsH!jhêühË
0JCJUaJhË
6OJQJmHsHhae!OJQJmHsHhËO¦hË
OJQJmHsHhêühË
OJQJmHsHhË
OJQJmHsH)jhêühË
0JCJUaJmHsH#ùLM»MëMìMñMûMüMiNNNNNàNáN(O)O*O+O,OOOÉOÊOËOÓOÔOøOPPPñáñÌáñÌñáñ̽ñ½¨½ñ̽ñ½¨½ñpaP!jhêühË
0JCJUaJhêühË
OJQJmHsH&hêühË
6OJQJ]^JmHsH$hêühË
0J6OJQJ^JmHsH hêühË
OJQJ^JmHsH)hêühË
0JB*OJQJmHphÿsHjhêühË
OJQJU)jhêühË
0JCJUaJmHsHhêühË
6OJQJmHsHhêühË
OJQJmHsHëMûMN*OËOPdPºPWQåRe¼½I½½½½3¾4¾6¾7¾÷÷÷÷÷âÑÑĺ÷÷÷÷£¡º¡$¤¤-DMÆ
ÿÿÿÿ[$\$a$gdß% dð¤gdß%$dð¤a$gdß%$¸dð¤]¸a$gdß%$dð¤-DMÆ
ÿÿÿÿa$gdß%$a$gdß%PAPRP\P^P_PcPdPePfPgPPPPPñßñȲxcQcQc='hêühË
CJOJQJ\aJmHsH"hË
CJOJQJ^JaJmHsH(hêühË
CJOJQJ^JaJmHsH!jhêühË
0JCJUaJ$hêühË
CJOJQJaJnHtH*hêühË
;CJOJQJ]aJnHtH*hì hË
;CJOJQJ]aJnHtH-hêühË
6;CJOJQJ]aJnHtH#hêühË
0J66CJOJQJaJhêühË
CJOJQJaJP§P¬P´PºP»PéPêPQQ7Q8QUQVQWQXQoQQ¸Q¹QçQèQRRê×Ʋ{{jZC-hêühË
0JB*CJOJQJ^JaJphÿhêühË
6CJOJQJaJ!jhêühË
0JCJUaJ)hêühË
0JB*CJOJQJaJphÿhêühË
CJOJQJaJ%jhêühË
CJOJQJUaJ'hêühË
CJOJQJ\aJmHsH!hË
CJOJQJ\aJmHsH%hË
0J6CJOJQJ\aJmHsH*hêühË
6CJOJQJ\aJmHsHRäRåRæR8S9S¨S©S¼c¼d¼e¼f¼l¼m¼Ç¼È¼½½½½G½H½I½J½^½ïàÏà¼à¼º¥¼àrr]rL hêühË
OJQJ^JmHsH)hêühË
0JB*OJQJmHphÿsHjhêühË
OJQJUhêühË
OJQJmHsH)jhêühË
0JCJUaJmHsH)hêühË
0JB*CJOJQJaJphÿU%jhêühË
CJOJQJUaJ!jhêühË
0JCJUaJhêühË
CJOJQJaJ hêühË
CJOJQJ^JaJhttp://www.franceinter.fr/emission-3d-le-journal-la-gloire-des-imposteurs-et-la-revolution-de-paris
Voir HYPERLINK "http://orto47.wordpress.com/gramigna-mappa-invasiva-elle-aree-verdi-bolognesi/"http://orto47.wordpress.com/gramigna-mappa-invasiva-elle-aree-verdi-bolognesi/
The Venice Biennale Projects, 1988-2011, p.82.
Michel de Certeau, LInvention du quotidien 1, op. cit., p.142.
Kenneth White, LEsprit nomade, op. cit., p.13.
Emile Verhaeren, « Un matin », in Les Forces tumultueuses, Paris, Société du Mercure de France, s.d., pp. 163-164.
PAGE \* MERGEFORMAT 186
PAGE \* MERGEFORMAT 238