Td corrigé JOHNNY BRUXELLES pdf

JOHNNY BRUXELLES

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t de l’autre côté, quand on est cette personne extérieure qui critique l’œuvre en devenir d’un artiste, de déterminer comment le faire de manière juste et adéquate (et il s’agira encore de méthode, mais d’abord d’éthique).

A ma connaissance, peu de gens ont décrit cet outil, ni n’ont dégagé une éthique de son emploi. Cela, peut-être, parce que la plupart des artistes emploient rarement cet outil. Un écrivain, par exemple, va faire lire son manuscrit à un ou deux amis, son conjoint et son lecteur à la maison d’édition. Il a donc, par roman en gestation, cinq, six avis à gérer ; fréquence trop faible pour que s’en dégagent des méthodes, trop faible même pour que l’écrivain décèle l’existence du processus.
La plupart des artistes ne critiquent jamais ou rarement le travail de leurs confrères pendant qu’il est encore en cours d’élaboration ; inversement, beaucoup de ceux qui critiquent, conjoints et amis, ne sont pas toujours eux-mêmes artistes et, donc, ne sont jamais eux-mêmes critiqués ; or, ce n’est que quand on s’est trouvé dans les deux situations, critiqueur et critiqué, qu’on peut pleinement déceler l’existence du processus de la critique extérieure.
Mais si prodiguer une critique extérieure sur une œuvre d’art en cours de création est le lot des conjoints et amis des artistes , c’est aussi, parfois, un métier : par exemple, les monteurs de cinéma et les lecteurs des maisons d’édition ; ces deux métiers portent, d’ailleurs, en anglais, le même nom : « editors ».
Le rôle d’un monteur de cinéma ne se limite pas à couper et à recoller des morceaux du film, ni même à rythmer ce film ou à le structurer ; d’abord, avant tout, il commente la matière qui a été filmée, les « rushes ». Il explique au réalisateur ce que, pour lui, raconte chaque prise de chaque plan, avant même de poser une hypothèse quant à la façon dont pourraient se combiner ces plans. Un monteur est un avis extérieur, dégagé de tout souvenir du plateau. Il ne connaît pas les aléas du filmage, n’a pas une vision tridimensionelle de la topographie des décors, ne lit pas nécessairement le scénario, ou vaguement, et tente ensuite de l’oublier : ce qu’il doit déterminer à la vision des rushes, c’est ce que la matière filmée raconte, pas ce qu’elle est censée raconter ; non pas les intentions a priori du scénario ou du réalisateur mais les intentions a posteriori qui se dégagent de ce qui a été filmé. Le travail de montage proprement dit, rythme, structure, raccords, n’interviendra qu’après cette critique.
Les lecteurs des maisons d’édition, quant à eux, ne sélectionnent pas seulement les livres selon une certaine ligne éditoriale. D’abord, avant tout, ils lisent et critiquent les manuscrits qui vont être publiés ; ils conseillent les auteurs et leur proposent, très diplomatiquement, coupes, modifications, altérations.
Les monteurs de cinéma, de par leur volonté farouche de se débarrasser le plus possible de l’abstraction pour se limiter au concret de la matière filmée, ne me semblent pas à même de théoriser leur rôle d’avis extérieur, en tous cas pas au-delà d’une observation psychologique et méthodologique directe - c’est-à-dire des anecdotes . Les lecteurs, par contre, en général écrivains eux-mêmes, évoluent dans un domaine plus abstrait ; je m’étonne qu’aucun n’ait tenté d’analyser sa pratique ; j’imagine bien un lecteur américain, qui écrirait « How to be a good editor ». Je n’ai jamais rencontré un tel ouvrage .

Un autre métier consiste, en grande partie, à donner un avis extérieur sur une œuvre d’art en cours d’élaboration : c’est l’enseignement des pratiques artistiques. Cet enseignement peut être scindée en deux versants : la pédagogie ; la critique extérieure.
Un enseignement est donné ; ensuite, cet enseignement est mis en pratique par les élèves. Le résultat de cette pratique, les œuvres qui en résultent, l’enseignant les analyse, les critique, comme illustration de cet enseignement mais aussi, simplement, pour permettre aux œuvres et aux élèves de progresser.
Les enseignants ont une réflexion sur la pédagogie. Ils se demandent posément quelles connaissances et quelles pratiques transmettre à leurs élèves et comment les transmettre. Mais une fois cette connaissance transmise, dès que l’élève a produit une œuvre d’art résultant de cette connaissance, soudain, étrangement, la réflexion s’arrête. Les enseignants ne réfléchissent pas sur la critique extérieure. Ils ne semblent même pas avoir décelé le processus. Certains critiquent admirablement, avec respect, finesse et justesse, mais ne théorisent pas leurs façons de critiquer. Ils agissent empiriquement. Ils ne semblent même pas avoir consciemment décelé le processus de la critique extérieure. Et les autres, beaucoup plus nombreux, critiquent avec une rigidité qui frise la faute professionnelle. Ils démolissent avec dureté les œuvres de leurs élèves, mettent en question leur talent, les découragent. Etrangement, ils vivent moins cela comme un échec de leur part que de celui de ces élèves.
Certains de ces enseignants sadiques ou maladroits se rendent bien compte qu’ils doivent suivre une éthique. Ils se rendent bien compte qu’ils sont payés pour être au service des élèves et non l’inverse ; mais même ces enseignants-là n’attribuent l’échec de leurs élèves qu’à des causes psychologiques (et une psychologie à deux sous, simpliste et fausse). Pour eux, l’échec n’est jamais causé par leurs méthodes incorrectes de critique extérieure. Pour eux, c’est à l’élève de s’adapter à ces méthodes brutales, inhumaines, inadéquates, alors que l’élève est doublement fragile, parce qu’en train de créer une œuvre et, dans le même temps, en train d’apprendre à la créer.
Aucune réflexion ne se fait donc au sujet de la critique extérieure dans les écoles artistiques, alors que c’est justement un des lieux possibles pour une telle réflexion, un des lieux où une telle réflexion serait un outil nécessaire.

Si j’écris cet essai, c’est donc pour combler un manque, pour analyser le phénomène de la critique extérieure des œuvres d’art en formation et qu’à l’avenir on ne puisse plus faire mine d’ignorer ce phénomène ; c’est pour aider ceux qui sont critiqué ainsi que ceux qui critiquent ; c’est, dans une volonté polémiste, de réclamer, pendant ces critiques, un minimum d’éthique et d’humanité ; c’est enfin de mettre au clair mes idées sur le sujet et d’ainsi faire une autobiographie en creux : la critique extérieure, depuis quinze ans, a été une des grandes affaires de ma vie. Je l’ai fréquemment utilisée et été confronté à son utilisation. Mes œuvres ont été critiquées et j’ai critiqué des œuvres, pour leur permettre d’évoluer ; et cela très fréquemment, dans des contextes très différents et donc sous des éclairages différents. D’éclairage en éclairage, tout ce que ces expériences avaient d’accidentels et d’anecdotiques s’est effacé, pour ne plus laisser que le processus pur, le processus à nu.
Je retrace ce parcours :
Parcours personnel
De formation, je suis monteur de cinéma. J’ai suivi des cours dans une école artistique et technique, l’INSAS, à Bruxelles, où le nombre de professeurs excédait celui des élèves, ce qui multipliait les occasions de divergences entre enseignants : il était fréquent que deux professeurs visionnent un montage et vous fassent des critiques incompatibles ou inverses, ou, plus perturbant encore, des critiques tout à fait semblables à un détail crucial près. Cela nous inquiétait : qui avait raison ? Qui devions-nous suivre ?
Après coup, je me rends compte à quel point cette situation était formatrice : nous étions confrontés, dès le départ, à la relativité et à la subjectivité de l’œuvre d’art. Nous devions, dès le départ, nous forger un avis personnel, en bravant une personne qui avait sur nous de l’autorité. Nous étions confrontés, de plein fouet, aux avantages et aux inconvénients de la critique extérieure.
Après être sorti de l’école, je fis une dizaine de montages ; les propositions s’épuisèrent ; je devins scénariste. Un scénario en cours d’élaboration est critiqué par le réalisateur et le producteur, par les bailleurs de fond, par les techniciens et les comédiens, mais aussi par les amis, parents, conjoints de tout ce monde. Vous avez droit, pour un scénario, à une centaine de critiques, rapportées et déformées par personne interposée (le réalisateur et le producteur servant, heureusement, de gare de triage), critiques innombrables contre lesquelles vous devez vous préserver tout en les écoutant.
Je publiai un roman, qui fut suivi d’autres, et je menai parallèlement à mon travail de scénariste, une carrière d’écrivain. Je découvris qu’en littérature, en France en tous cas, on vous critique le moins possible et le plus délicatement possible .
Vers la même époque, sous l’impulsion d’un ami comédien, Pierre Sartenaer, j’écrivis des pièces de théâtre. Ensuite, toujours sous son impulsion, j’en mis certaines en scène. Je n’ai aucune formation de metteur en scène ; je me méfiais de ma propre incompétence ; très naturellement, j’utilisais cet outil que je commençais à connaître de mieux en mieux : la critique extérieure. Déjà très tôt dans les répétitions, je faisais jouer les comédiens devant un petit public dont, ensuite, je recueillais les avis. Je corrigeais la mise en scène et le texte, en fonction des réactions de ce public, mais filtrées par mes propres impressions et mon propre avis.
Je me rendis aussi compte que ce qu’on appelle « diriger » un comédien n’est rien d’autre qu’une critique extérieure. Ce qu’on imagine être une sorte de talent inexpliquable, manipulateur et démiurgique, proche de celui d’un gourou, n’est, en général, qu’une critique extérieure de l’œuvre d’un artiste, l’œuvre étant le jeu et l’artiste étant le comédien .
Enfin, expérience décisive, expérience d’où découle directement ce texte : pendant trois ans, j’animai des ateliers d’écriture pour un public mixte : d’une part des gens « normaux », culturellement et socialement ; d’autre part, des ex-analphabètes, des gens qui deux ans auparavant ne savaient ni lire, ni écrire.
Le groupe et sa dynamique était évidemment construit autour des ex-analphabètes. Il fallait les amener à l’écriture sans les en dégoûter. Une critique ne fut-ce que légèrement malveillante, ironique, paternaliste, évoquant ne fut-ce qu’implicitement leurs manques de culture, leurs problèmes sociaux ou psychologiques, les écraserait irrémédiablement. Il fallait absolument les préserver, tout en les faisant progresser. La critique devait être claire et efficace mais surtout la plus douce possible.
Nous étions toujours deux pour animer un groupe : un écrivain et un animateur, en particulier Karine Wattiaux, qui était à la source de cette expérience. Avec elle, nous cherchions, sans cesse, quand et comment critiquer. Nous parlions de critique extérieure, consciemment, abstraitement, et nous extirpions peu à peu de tout empirisme.
En terminant les ateliers, je sentis que cette connaissance peu à peu accumulée et théorisée avec Karine Wattiaux devait être rassemblée et consignée, pas seulement pour transmettre une expérience (une expérience peut-elle vraiment être transmise ?) mais surtout pour nommer et décrire certains phénomènes.
J’ai souvent critiqué et été critiqué. Ce n’était pas seulement une fatalité due aux circonstances. La critique fait partie intégrante de mon travail artistique. Peut-être suis-je un être limité ; peut-être y a-t-il chez moi certaines particularités qui font que mon but, dans tout ce que je crée, c’est de produire certains effets sur un certain public et que je suis donc obligé de vérifier l’efficacité de ces effets ; toujours est-il qu’il m’est impossible de créer une œuvre sans le secours d’un regard extérieur.

PRELIMINAIRES
Dans cette partie, je précise le domaine de ce texte, j’y définis quelques termes que j’y utiliserai et, enfin, j’y fais quelques remarques sur la structure.
J’ai toujours beaucoup aimé les préliminaires.
critique et Critique
Le sujet de ce texte, c’est la critique faite pendant l’élaboration de l’œuvre d’art, pas après. Je ne parlerai donc pas de ce qu’on appelle, d’habitude, « la Critique ».
Pour différencier cette Critique (Critique universitaire, sociale, journalistique, médiatique, orale, faite après que l’œuvre soit terminée) de la critique qui se fait pendant l’élaboration de l’œuvre, je donnerai à cette première une majuscule : j’écrirai « la Critique », et cela sans aucune ironie (enfin, en essayant de refréner au maximum mon ironie). La majuscule n’est là que pour différencier deux phénomènes qui ont des points communs mais qui sont néanmoins distincts, avec d’autres fonctionnements et d’autres buts.
Une Critique peut être artistiquement intéressante ; elle peut être bien formulée, élégante, ingénieuse ; elle peut déceler dans une œuvre des beautés cachées, éclairer cette œuvre et l’enrichir, pas seulement pour le public mais aussi pour l’artiste lui-même. Néanmoins, ces qualités artistiques sont accidentelles. Le but d’une Critique n’est pas artistique mais de régulariser la pénétration d’une œuvre d’art dans la société, en jouant avec ou contre les goûts d’un certain public : chaque Critique sous-entend son public, parfois le plus large, le plus consensuel possible, (les mass médias), mais parfois le plus pointu, le plus marginal ou le plus élitiste possible (les universités, les fanzines, le café-du-coin, les publications spécialisées, etc.)
La Critique indique moins la qualité ou le manque de qualité intrinsèque d’une œuvre que la façon dont ce public présupposé se doit de l’apprécier. La Critique sous-entend : puisque vous lisez ce journal ou ce magazine-ci, puisque vous faites partie de telle coterie ou de telle masse, voici les films, les livres, la musique, etc., que vous devez aimer, et voici comment et pourquoi vous devez les aimer. Ce que la Critique a fait de plus admirable, c’est de révéler au public des œuvres d’art d’abords difficiles, de petit à petit changer ses goûts, malheureusement sans changer fondamentalement les gens mais en déclenchant des phénomènes de modes : même si la Critique a su sortir des œuvres de l’ombre, disons, par exemple, celle de Van Gogh, c’est en neutralisant en grande partie le choc que produisaient les toiles de Van Gogh, en le rendant consommable.
La Critique, qu’elle le veuille ou non, malgré un flirt constant avec les artistes, se place de l’autre côté de la barrière, du côté du public, du spectateur, de la société, des « consommateurs d’art ». Elle n’a aucun rôle direct dans le processus de création artistique. Ce n’est pas un mal, c’est juste une caractéristique. Comme tout phénomène, elle a une influence sur l’art et les artistes mais cette influence reste indirecte : par exemple, un Critique devient artiste et garde une partie de ses idées pour les appliquer dans son œuvre (parfois, c’est l’inverse qui se passe : l’artiste contredit ce qu’il affirmait naguère comme Critique). Autre cas de figure : un artiste devient connu grâce à la Critique, il s’enrichit, on l’admire, on le commente, on le fête, et son œuvre change en fonction de son succès, en bien ou en mal. Cela reste, avouons-le, une influence par ricochet : l’écriture de Borgès, par exemple, a certainement été modifiée par la reconnaissance Critique parisienne et ensuite mondiale ; mais moins, beaucoup moins, que par la cécité.
Une autre différence fondamentale entre la critique et la Critique, c’est que, pour cette dernière, l’œuvre est toujours vue comme achevée (ce qui est exact : quand la Critique y a accès, elle est, en effet, achevée) mais en plus, la Critique fait comme si l’œuvre n’avait jamais même été élaborée, comme si elle était apparue comme Vénus sortant des flots, déjà parfaite et terminée ; illusion entretenue par les artistes et par les œuvres ; illusion souvent nécessaire : dans le cas de beaucoup d’œuvres d’art, il vaut mieux ne pas trop révéler les secrets de fabrication, pas plus qu’un magicien ne doit révéler ses trucs : cela détruirait tout charme à sa magie.
Cette idée d’une œuvre d’art apparue d’un coup, comme par miracle me semble acceptable pour le public et la Critique. Par contre, pour les artistes, cette idée est néfaste : un artiste doit accepter qu’une œuvre est le résultat d’un travail, d’un processus de fabrication, même si une des caractéristiques et un des buts de ce travail, c’est en fin de compte, de se nier.
Rien n’est pire qu’une œuvre qui « sent le travail », une œuvre laborieuse où l’on a accidentellement laissé les fondations et les échafaudages. Le travail doit rester invisible, tout comme la tuyauterie. Mais nous sommes des artistes ; entre nous, nous pouvons et nous devons parler plomberie.
Les exemples
Pour illustrer ce texte, j’utiliserai des exemples. Je ne suis pas spécialiste des arts plastiques, de l’opéra, de la musique, de la chanson, de l’architecture, de l’arrangement floral, etc. Mes domaines sont la littérature, le cinéma, le théâtre. Malgré mes efforts pour élargir mes exemples hors de ces domaines, c’est forcément surtout dans ceux-ci que je puiserai.
J’ai la faiblesse de croire que les processus que je décris dans cet essai se retrouvent, avec des variantes, dans les domaines artistiques qui me sont moins connus.
Définition de certains termes
Dans ce texte, j’utiliserai certains termes en leur donnant un sens plus précis et moins péjoratif que le sens commun :
Artiste
Ce terme a été sacralisé jusqu’à en devenir pompeux. Il m’a néanmoins semblé adéquat pour ce texte : il me permet de différencier l’artiste (qui cherche) de l’artisan (qui a trouvé et répète ce qu’il a trouvé). On remarquera que cette définition ne qualifie pas en fait un type de production, les batiks et la ferronnerie, par exemple, étant automatiquement classé dans l’artisanat, et la Littérature et les Beaux-Arts, dans l’Art – non, cela qualifie surtout deux attitudes de la part des gens qui fabriquent un objet artisanal ou artistique : en créant une pièce, un ferronnier peut chercher à y inclure ne fut-ce qu’un élément novateur, même si cet élément est infinitésimal. Il aura dés lors une démarche et des problèmes d’artistes. A l’inverse, n’importe quel écrivain ou peintre, Rembrandt ou Joyce compris, a ses moments où il ne fait que travailler selon un credo préexistant et se comporte en artisan.
Les artisans se cantonnent à un nombre fini de manières de confectionner leurs productions, manières transmises par un aîné. La maîtrise se limite à trouver le tour de main, ce qui peut prendre des années et être très difficile. Une fois ce tour de main acquis, l’artisan ne fait plus que reproduire. Un artiste, par contre, doit remettre en question ses méthodes à chaque fois qu’il crée une nouvelle œuvre . La façon d’utiliser et de considérer la critique extérieure est foncièrement différente pour l’artiste et l’artisan. Avec un regard extérieur, ce dernier se contentera de vérifier qu’il atteint le savoir-faire suffisant pour produire une œuvre selon un canon préétabli. Tandis que pour l’artiste, utiliser un regard extérieur est une tâche beaucoup plus complexe...
Un artiste est une personne qui crée un objet toujours unique. Le savoir-faire et la tradition ont une importance plus ou moins grande dans cette création mais, contrairement à l’artisanat, elles ne sont qu’une base à partir de laquelle l’artiste cherche à créer de nouvelles sensations, de nouvelles formes, où il pourra insuffler sa personnalité.
Je n’éprouve aucun mépris pour les artisans, ni pour la part d’artisanat qui existe aussi au sein de n’importe quelle démarche artistique. Mon texte ne s’applique pas à l’artisanat. C’est tout.
Œuvre
Le terme « œuvre » est lui aussi devenu pompeux.
Dans ce texte, ce terme nomme ce que crée l’artiste, cet objet toujours unique. Cette recherche constante de la nouveauté en art fait que, contrairement à l’artisanat, chaque œuvre est un prototype, ne fut-ce qu’en partie, et crée, ne fut-ce qu’en partie, ses propres critères internes ; cela rend la critique extérieure périlleuse, problématique et malaisée.
Récepteur
En littérature, on parle de lecteur ; en théâtre, de public ; en musique, d’auditeur ; etc.
Dans ce texte, je rassemblerai tous ces termes sous le terme générique de « récepteur ».
Percevoir
Une peinture ou un film sont vus ; un morceau de musique est écouté ; un livre ou un poème sont lus. Dans ce texte, je rassemblerai tous ces verbes sous le verbe générique de « percevoir ».
Explication de la structure
Dans le premier chapitre de cet essai, je tenterai de déterminer la nature et l’utilité de la critique extérieure.
Dans le deuxième, j’examinerai les circonstances possible d’une critique extérieure et tenterai d’en déterminer les avantages et les inconvénients.
Dans le troisième, j’expliquerai comment recevoir une critique.
Dans le quatrième, comment donner une critique.
A propos de ces troisième et quatrième chapitres, on m’objectera peut-être que j’avance à reculons et qu’une critique doit être d’abord donnée avant d’être reçue. Mais une fois que l’on s’est mis dans la position de quelqu’un qui reçoit une critique, il est beaucoup plus facile, ensuite, de comprendre comment donner une critique. De même, d’après les sado-masochistes, un bon fouetteur doit, préalablement, avoir été fouetté ; avoir été victime avant de prendre la place du bourreau.

Finalement, je voudrais m’excuser de la longueur de ce texte. J’ai tenté d’être concis et de n’écrire qu’un article d’une vingtaine de pages, simple et univoque. J’ai échoué : la critique extérieure est un phénomène complexe et contradictoire. Si je l’expliquait rapidement et sans me contredire, j’aurais l’impression de commettre une erreur ou un mensonge.

1. POURQUOI UNE CRITIQUE EXTERIEURE ?
Dans les domaines artistiques, à quoi sert la critique extérieure ?
A améliorer une œuvre en cours d’élaboration.
Mais comment l’améliorer ? Une œuvre d’art est-elle « améliorable » ?
L’art est un domaine où la relativité est totale. Par exemple, selon les critères de Raphaël, Braque n’est même pas envisageable. Mais on peut critiquer une œuvre de Raphaël avec les critères de Raphaël et une œuvre de Braque avec les critères de Braque. Ce qu’il faut chercher, c’est une efficacité intrinsèque, c’est-à-dire : quels éléments mettre en jeu pour obéir avec la plus grande efficacité aux critères internes de l’œuvre.
Je reviendrai plus tard sur les notions d’intrinsèque et de critères ; je vais ici me pencher sur cette idée d’efficacité.
Efficacité
Ce terme « efficacité » va en faire bondir plus d’un ; quand on le lit, on pense aux séries télévisées et aux (mauvais) films américains ; on pense aux livres de recettes scénaristiques ; on pense aux vaudevilles, aux dessins animés médiocres, à la culture de masse. Prenons un exemple à l’opposé, tellement à l’opposé que c’est un exemple limite. Prenons un poète à la réputation (rarement volée) d’obscurité élitiste : Stéphane Mallarmé.
Il existe peu de vers français plus efficace que :

Aboli bibelot d’inanité sonore 

Ce bibelot étant, je le rappelle un « ptyx », qui est le dernier mot du vers précédent. Qu’est-ce qu’un ptyx ? Rien ; juste un mot inventé pour rimer avec « styx » ; un mot relativement inutile et vain, c’est à dire un « bibelot » ; un son sans signification qui n’existe donc pas et qui est donc « aboli », qui n’est rien d’autre qu’« inanité sonore ».
Comment faire un vers plus concis ? Plus harmonieux ? Plus implacable ? Plus efficace ? Et je n’ai décri ici, très grossièrement, que le premier voile qui recouvre ce vers, le voile le plus simple, le plus superficiel. Chaque lecteur peut chercher plus loin dans le jeu enchevêtré des sens et des sonorités, pour plonger, voile après voile, dans une complexité vertigineuse, composée avec une efficacité quasi-absolue. Il y a beaucoup plus de laisser-aller dans un sitcom américain que dans un vers de Mallarmé.
J’ai « décodé » ce vers de Mallarmé comme un commentateur de la Bible le ferait d’un verset, en posant comme hypothèse (vérifiable dans la correspondance de Mallarmé) qu’un sens compréhensible se cache sous l’obscurité de ce vers. Mais « efficacité » ne signifie pas nécessairement « compréhension ». Certaines œuvres d’art, certes, doivent être compréhensibles pour être efficaces : une comédie de Molière, un tableau figuratif, une photo de personnage connu et que l’on doit reconnaître, etc. ; d’autres, pour atteindre leurs buts intrinsèques avec la plus grande efficacité, doivent rester incompréhensibles : dans un tableau abstrait, par exemple, la moindre parcelle de figuratif, le moindre soupçon d’une forme reconnaissable, semble être une scorie anecdotique et déforce le tableau. La danse moderne est plus mystérieuse quand dénuée de récit et de sens directement lisible : dès qu’un chorégraphe tente d’expliquer son travail, que ce soit dans sa chorégraphie même ou en dehors, par des interviews ou des textes, nous sommes déçus : nous voulions ne pas comprendre et rester dans la sensation pure. Ici, une trop grande compréhension est inefficace .
Pourquoi l’autre ?
Une fois acceptée la notion d’efficacité, il faut tester cette efficacité de l’œuvre sur quelqu’un. Mais pourquoi ne pas réexaminer soi-même l’œuvre ? Pourquoi ne pas s’utiliser soi-même comme critique ?
Evidemment, les artistes font cela tout le temps. On connaît, car c’est devenu un cliché, on connaît les trois pas en arrière que fait un peintre pour voir sa toile dans son ensemble. Ce geste décrit très précisément le processus : le peintre prend de la distance. En général, il fait ces pas rapidement, pour être frappé d’un coup par l’ensemble du tableau, et le voir avec un regard neuf. Il tente de retrouver le regard de celui qui voit la toile pour la première fois.
Le problème est justement qu’il tente de retrouver ce regard. Il ne peut qu’échouer : une fois qu’il aura tracé ne fut-ce qu’un coup de pinceau, jamais plus il n’arrivera à voir la toile pour la première fois. Sa distance avec l’œuvre s’amenuisera à fur et à mesure qu’il y travaillera. Tandis que la moindre personne étrangère qui entrera dans son atelier et regardera sa toile aura, elle, automatiquement et sans effort, une distance maximale.
Un livre que l’auteur aura mis quelques années a écrire, qu’il aura lu et relu et corrigé jusqu’à en connaître chaque phrase, le lecteur le lira en quelques heures, sans aucune conscience du travail fourni, des versions écartées, des brouillons, des variantes.
La perception d’une œuvre d’art par son créateur est troublée par un fatras de facteurs affectifs mais aussi, simplement, par le fait qu’il en connaît la genèse : pour lui, cette genèse se superpose à l’œuvre et en parasite la perception. Une mère qui a élevé son enfant ne peut jamais vraiment imaginer ce que c’est, de le rencontrer, adulte, pour la première fois. Même quand son rejeton a dépassé la cinquantaine, elle voit encore, en superposition, le bébé, l’enfant, l’adolescent, le jeune adulte, qu’il a été jadis.
Comment retrouver cette distance ? Comment avoir la même fraîcheur, la même ignorance, que le récepteur de l’œuvre ? 
Une solution, c’est de laisser reposer son œuvre. Kipling conseillait de ranger son premier jet dans un tiroir pendant un an, pour ensuite le reprendre et le corriger ; Héraclite parlait de dix ans. En effet, utiliser le temps, oublier son œuvre pour la retrouver quelques temps plus tard avec un œil neuf, est un outil pratique et efficace, que les artistes emploient volontiers. Ce n’est pas toujours possible. Un artiste n’a pas nécessairement le luxe d’une période de temps suffisante pour oublier sa propre œuvre. Bach, Michelange, Dickens ou Fénéon devaient remettre leurs copies dans certains délais. Dans le cinéma, même si on travaille sur un film relativement bon marché, chaque jour de tournage ou de montage coûte de l’argent. Parfois, c’est l’artiste lui-même qui a besoin de dates butoirs, de limites temporelles, pour se forcer à travailler. Et contrairement, semble-t-il, à Kipling ou Héraclite, un artiste peut changer en un an, ou en dix, changer suffisamment pour perdre tout son intérêt pour l’œuvre. Il peut peut-être encore l’apprécier, la critiquer, mais ne sait plus comment la corriger en fonction de cette critique. Il a perdu le lien qui le relie à l’œuvre. Ces artistes doivent créer avec une certaine rapidité, une certaine continuité, pour conserver ce lien.
D’où l’impossibilité, dans certains cas, de laisser longtemps « reposer » l’œuvre.
D’où le besoin, d’où la nécessité, d’une critique extérieure.
Quoi de mieux, pour arriver à un regard neuf et non prévenu, que de convoquer un de ces regards neufs et non-prévenu ?
INACHEVEMENT
L’art est une activité subjective ; les notions de qualité, d’erreur, de correct ou d’incorrect, y sont relatives et subjectives ; comment critiquer un phénomène relatif et subjectif ? Sur quelles bases, sinon des bases subjectives, donc fragiles, incertaines, peu fiables ? Ce que l’un va aimer, l’autre le détestera ; mais justement il faut aller au-delà du « j’aime, j’aime pas ». Il faut aller au cœur de l’œuvre et l’analyser de l’intérieur.
Chaque œuvre est un univers clos, qui suit ses propres lois. Chaque œuvre crée ses propres lois et critères. Une œuvre cohérente terminée affirme avec autorité les critères auxquels elle obéit. Ne pas être d’accord avec ces critères, c’est ne pas pouvoir apprécier l’œuvre. Cela devient affaire de goût ; cela devient de la Critique. Mais quand l’œuvre est encore en chantier, ses critères ne sont pas toujours très affirmés, très sensibles, ni même très conscients dans le chef de l’artiste lui-même : l’univers de l’œuvre étant encore en formation, l’artiste qui le crée n’en connaît pas encore bien les lois. Comment un autre pourrait-il y entrer ? Comment un regard extérieur ne ferait-il pas fausse route en critiquant cet édifice encore instable ?
Quand l’artiste a derrière lui plusieurs œuvres déjà achevées, on arrive à imaginer ce qui manque. On peut imaginer telle ou telle fin à Lucien Leuwen, tel ou tel développement à Souvenirs d’égotisme, en décalquant ce qu’on l’on a déjà lu de Stendhal. L’autorité du reste de l’œuvre remplit les vides. Ce n’est pas le cas pour un jeune artiste qui n’a pas d’autres œuvres derrière lui. Ce n’est pas non plus le cas pour un artiste qui change de type d’œuvre, qui crée une œuvre différente de sa « manière » précédente. Dans ces cas, il est malaisé de déterminer précisément ce qui est un défaut dans l’œuvre et ce qui y est une qualité.
La critique extérieure est souvent vouée à l’échec mais un échec qui charrie avec lui des éclats, des moments où les subjectivités de personnes extérieures, même inadéquates, même fausses, communiquent avec la subjectivité de l’artiste et l’aident à construire, à améliorer et à consolider son œuvre.
Œuvres toujours inabouties
Le problème de l’inaboutissement est particulièrement aigu pour les scénarios de film ou les pièces de théâtre : ce ne sont jamais des œuvres terminées. L’œuvre terminée, c’est, dans le cas de la pièce de théâtre, la représentation du spectacle et, dans le cas du scénario, le film. Donc, par définition, un texte théâtral ou un scénario, tant qu’ils restent sous la forme d’écrits, restent inachevés. Ils prêtent toujours le flanc à la critique.
Ce problème est toutefois moins gênant en théâtre : il est difficile de lire une pièce, surtout si elle est contemporaine, mais, heureusement, les interlocuteurs d’un auteur de théâtre (directeurs, comédiens, éditeurs, etc.) ont pris l’habitude d’accepter le côté inachevé d’un texte de théâtre. Ils lisent une pièce en imaginant une mise en scène, une mise en espace, des voix, des lumières.
L’auteur d’une pièce est beaucoup plus respecté qu’un scénariste de film : l’auteur de théâtre, même vivant, même peu puissant, même médiocre, dès que son texte est en passe d’être monté, est automatiquement placé sur le même plan et dans la même programmation que Racine, Molière ou Shakespeare. Devant une difficulté du texte, devant une scorie même, les gens de théâtre se demanderont : qu’est-ce que l’auteur a bien pu vouloir dire ? S’il s’agit d’une coquille, ils mettrons beaucoup de temps à accepter que l’auteur, finalement, a juste été un peu distrait. Tandis qu’en cinéma, si quelque chose ne semble pas immédiatement clair à la lecture, au contraire, les interlocuteurs mettront beaucoup de temps à accepter que l’auteur avait raison.
Un scénario, pendant son élaboration, est critiqué de toutes parts sans vergogne. C’est même, à mon avis, une des œuvres les plus attaquées, déconstruites, point par point, pendant son élaboration ; cela parce que le cinéma est une activité exagérément chère, que le moindre petit film coûte cent ans de salaire d’un ouvrier qualifié, et aussi parce qu’il est difficile d’imaginer le film fini à partir du scénario.
Si le réalisateur est connu, s’il a un style identifiable, si, par exemple, c’est Fellini, Boris Lehman, David Lynch ou Almodovar, on imagine aisément le film à partir du scénario, on « remplit les blancs » et, à la lecture des mots, on visualise des images. Mais quand le réalisateur est un inconnu, son scénario reste un squelette où il est difficile d’imaginer précisément la chair. On peut le mal le comprendre, n’en saisir ni l’intérêt, ni les enjeux, intérêts et enjeux qui, quand le film sera terminé, seront lisibles et évidents.
Il est donc souhaitable de donner un côté faussement terminé aux scénarios pour permettre au lecteur de visualiser le plus possible le film fini. L’écriture d’un scénario, qui devrait se limiter à des dialogues et à des déplacements, s’alourdit de descriptions d’états d’âmes, de jugements de valeur, de commentaires, en lorgnant vers le roman. On écrit un scénario qui soit lisible plutôt qu’un scénario qui soit filmable. On a tendance à écrire des scénarios bavards, à y privilégier les dialogues sur l’action et l’image. On crée donc une œuvre non pas pour qu’elle soit intrinsèquement de qualité mais pour qu’elle résiste à la critique pendant le processus de création.
C’est un des effets pervers possible de la critique : au lieu d’aider l’œuvre à s’améliorer, ici, elle la transforme et la gauchit.

Ce problème d’inachèvement, tel qu’il est exposé ci-dessus pour les pièces de théâtre et les scénarios, doit être similaire dans d’autres domaines, en architecture, par exemple, ou dans la composition musicale écrite sur partition. Je n’ai dans ces domaines aucune expérience.
Se retirer de l’œuvre
Un des buts principaux de la critique extérieure, c’est de permettre à l’artiste de se retirer de l’œuvre. Même si la création d’œuvres d’art est une activité personnelle, l’artiste doit à certains moments examiner l’œuvre comme si un autre l’avait créée. Cela pour que l’artiste ait du recul, pour lui permettre de faire les trois pas en arrière du peintre mais aussi parce que pour créer une œuvre, il faut à certaines étapes faire comme si l’œuvre s’était créée d’elle-même, toute seule, sans aucune intervention extérieure.
Détails compréhensibles pour l’artiste mais incompréhensibles pour un récepteur
Parfois, une œuvre recèle un élément qui n’est intéressant et décodable que par l’artiste lui-même, un élément qui n’est pas transmissible à autrui.
Prenons l’exemple limite de l’autobiographie : quand elle est brute, elle n’est que pur témoignage psychologique, politique, historique, ragot, mais elle n’a aucun intérêt artistique. Elle ne devient artistiquement intéressante que quand elle est mise à distance, travaillée, et réfléchie. Un exemple caractéristique, ce sont les bandes dessinées autobiographiques qui fleurissent depuis quelques années (« Journal d’un album » , le journal intime de Fabrice Neaud , etc.) Ces œuvres peuvent être nombrilistes, complaisantes ou même désagréables dans leur impudeur mais la mise en dessin, le découpage par case, la transposition dans un dessin parfois caricatural (l’exemple le plus frappant étant « Maus » de Spiegelman , qui se déroule en grande partie dans un camp de concentration où les Juifs sont des souris, les Allemands des loups, etc.), tout cela en fait immanquablement des œuvres d’art. L’alchimie de la transposition en images nous intéresse autant, si pas plus, que la réalité documentaire que décrit l’auteur.
De même, les journaux intimes : ceux qu’on lit ne sont pas les carnets disparates de Victor Hugo qui n’ont qu’un intérêt universitaire (et encore !) mais ceux qui ont été écrit dans l’idée, consciente ou pas, d’une publication. Pour certains, les entrées ont été sélectionnées, voir même réécrites (cf. Anaïs Nin, André Gide). Le journal de Jules Renard donne une fausse impression de non-art, qui est le comble de l’art, et où éclate la concision lapidaire de son style. Les mémoires de Saint-Simon ne sont pas seulement pour nous un document sur la vie à la cour de Louis XIV, sinon il ne serait lu que par des historiens, comme Froissart ou Commynes. Nous le lisons surtout pour son style, sa langue, son talent de narrateur, et n’apprécions qu’en second lieu sa description documentaire de Versailles.
Les objets étranges de Joseph Beuys ont des rapports précis avec sa vie. Même si nous ne connaissons pas ces références, ces objets nous interpellent par leur étrangeté et leur beauté intrinsèque. Ils ne se réduisent pas à l’autobiographie.
Les œuvres autobiographiques les plus intéressantes sont toujours filtrées par une forme artistique. Ces filtres sont le style, la distanciation, la forme, la structure, tout ce qui permet à l’artiste de communiquer avec les récepteurs, et non pas simplement aligner des notes personnelles. Ces filtres sont similaires à ceux utilisés par la fiction. Quand on y réfléchit, il y a très peu de différences, finalement, entre la fiction et l’autobiographie, sinon le sujet de départ. Et donc, inversement, les travers possibles de l’autobiographie (nombrilisme, incompréhensibilités, longueurs absurdes) peuvent se retrouver dans la fiction.
Il arrive que pour les récepteurs, une œuvre de fiction soit entachée par une scorie incompréhensible, un élément tout à fait incompatible avec le reste de l’œuvre. En discutant avec l’artiste qui l’a créé, on se rend compte que ce n’est un élément autobiographique, compréhensible et sensible que pour lui. Il a beau avoir produit une fiction, il y a inséré une scorie autobiographique accidentelle, un élément pour lui tellement connu et tellement proche qu’il peut en arriver à croire qu’il est évident pour autrui. Il aura beau laisser reposer son œuvre, il ne parviendra pas à déceler le caractère incompréhensible de cet élément pour un récepteur extérieur.
Un regard extérieur doit donc identifier pour lui ces scories. L’artiste, ensuite, peut les retrancher, ou bien modifier l’œuvre jusqu’à transformer ces scories en éléments compréhensibles pour autrui, en faisant passer ces scories par les filtres du style, de la distanciation, de la structure, etc.
L’œuvre « échappe » à l’artiste
L’artiste doit se « retirer » de l’œuvre pas seulement à cause de ces scories autobiographiques mais aussi pour laisser l’œuvre se « fabriquer d’elle-même ».
Au départ, l’artiste fait le projet d’une œuvre. Il en dresse des fondations, par exemple imagine les idées qui traverseront toute l’œuvre : Emile Zola voulait, avec le cycle des Rougon-Macquart, démontrer l’importance d’une affection congénitale dans le destin d’une famille et prouver que le destin des hommes était plus influencé par la génétique que par le milieu.
Ensuite, l’artiste crée son œuvre et petit à petit l’œuvre semble vivre sa propre vie. L’œuvre « échappe » à l’artiste. L’œuvre bifurque. Cela peut être une bifurcation de détail ou un changement fondamental : dans le cas de Zola, les Rougon-Macquart, finalement, démontrent la prépondérance du milieu sur le destin humain, donc l’exact contraire de l’idée de départ. 
Cela peut sembler très étonnant pour quelqu’un qui n’est pas artiste lui-même : il est fréquent que l’œuvre « échappe » ainsi à l’artiste. Un romancier, par exemple, dira que ses personnages « vivent leur propre vie » et « guident le roman » ; un peintre suivra la forme inattendue qu’a pris une toile ; un musicien, une fois établies les fondations d’une pièce complexe et ample, a l’impression de ne plus avoir d’autre choix que de suivre les directions que lui dicte son œuvre.
Il peut arriver que l’artiste reste bloqué sur ses idées et fondations de départ, qu’il ne voie pas ce que l’œuvre, organiquement, propose, invente, crée, souvent quelque chose de plus riche, plus complexe, plus neuf que ce qu’il avait d’abord planifié. Une critique extérieure permet de déceler ce qu’exprime l’œuvre, c’est à dire ce qu’exprime réellement l’auteur et non pas ce qu’il veut exprimer. Cela permet à l’auteur de déceler la différence entre ses intentions de départ et ce qu’il a réellement accompli. Logiquement, s’il remarque que l’œuvre n’obéit pas à ses intentions de départ, il devrait la corriger jusqu’à ce qu’elle le fasse. Dans beaucoup de cas, ce serait une erreur : les intentions de départ sont en fait impossibles à réaliser ; ou bien, les intentions sont beaucoup moins intéressantes que le résultat.
Même si l’artiste a lancé les premiers traits, petit à petit, l’œuvre se crée ses propres règles, son propre rythme, ses propres tenants et aboutissants. L’artiste peut rester obnubilé par ce qu’il avait planifié a priori et ne pas voir ce que l’œuvre, en se créant, lui propose. Il a donc besoin d’une critique extérieure pour le lui montrer.

2. CIRCONSTANCES D’UNE CRITIQUE EXTERIEURE
Dans cette partie, j’examinerai une à une les circonstances d’une critique extérieure et tenterai de déterminer ce que chaque circonstance a de bénéfique ou de négatif. Cela afin de permettre, tant à la personne qui critique qu’à l’artiste qui est critiqué, de choisir ces circonstances de la façon la plus adéquate possible.
Quand ?
Quand montrer une œuvre en formation aux autres ? Quand convoquer ce regard extérieur ? Au début du travail de création ? A la fin ? Au milieu ?
Il n’y a pas de règle mais des besoins propres à chaque artiste et à chaque œuvre, ainsi que des problèmes spécifiques que posent la venue de critiques extérieures à chacune des étapes du processus de création.
Détaillons d’abord les problèmes :
Au début
Au début du processus, les intentions de l’artiste ne sont pas toujours sensibles dans l’œuvre. L’œuvre forme un fouillis difficile à appréhender et difficile à critiquer pour quelqu’un d’extérieur. Ou ce côté fouillis tient lieu de style : la modernité les « Pensées » de Pascal, par exemple, vient en grande partie de son inachèvement - inachèvement pas du tout voulu par l’auteur lui-même mais causé par sa mort. Cet inachèvement, cette absence de structure finale, cette brutalité rendent, pour notre sensibilité actuelle, les « Pensées » plus lisibles et plus modernes que « les Provinciales » ou tout autre ouvrage achevé de Blaise Pascal.
L’inachèvement peut devenir un style. Ce style, dans le cas d’œuvres en formation, en arrive à masquer l’œuvre en devenir qui pointe derrière. On voudrait que l’œuvre ne soit plus corrigée, qu’elle reste en l’état. Dans certains cas, certes, il serait judicieux ou intéressant de laisser l’œuvre dans cet inachèvement, avec ce style brouillon ; ce n’est pas nécessairement ce que désire l’artiste. Ce style est accidentel. Sa qualité est tout aussi accidentelle.
Et cette impression de qualité due à l’inachèvement n’est pas la règle. Au contraire, une œuvre inachevée est rarement à son avantage : son côté fouillis fait barrage à sa compréhension. Le récepteur sent bien que l’œuvre n’est pas terminée mais il ne devine pas nécessairement comment l’artiste va la continuer. Il peut y percevoir, y inventer des développements que l’artiste ne suivra jamais ou, à l’inverse, déceler une scorie là où l’artiste a posé une fondation. A cause de l’inachèvement de l’œuvre, il la comprend de travers. Les critiques et les conseils du récepteur ne s’appliquent pas à l’œuvre que l’artiste veut créer mais à celle que le récepteur imagine ; ce qui n’est pas très utile pour l’artiste.
Il est donc malaisé de montrer une œuvre en chantier au début.
Vers la fin
Un artiste peut souhaiter ne convoquer un regard extérieur qu’à la fin du processus de création, à un moment où, justement, il ressent très fort le besoin d’un regard extérieur pour faire les toutes dernières rectifications, pour « boucler » l’œuvre.
Mais une œuvre sur le point d’être terminée peut avoir l’air irrémédiablement mauvaise parce qu’elle est justement sur le point d’être terminée : une fois la dernière touche ajoutée, la clef de voûte emboîtée, les éléments qui semblaient mal agencés tout d’un coup formeront un tout logique ; juste avant d’être terminée, la clef de voûte étant manquante, l’œuvre a l’air irrémédiablement mauvaise, bien plus mauvaise que dans ses versions précédentes, où tout était encore possible.
Si la personne qui critique est incapable d’imaginer cette clef de voûte, elle peut croire l’œuvre irrémédiablement mauvaise. Il n’est donc pas toujours adéquat de montrer l’œuvre vers la fin.
Au milieu
Au milieu du processus de création d’une œuvre, il y a aussi des problèmes qui empêchent aussi de faire une critique de manière judicieuse : l’œuvre est. Ce n’est jamais le moment adéquat, toujours trop tôt ou trop tard.
Le regard extérieur est gêné, leurré, aveuglé, détourné, par l’inachèvement de l’œuvre ; il faut néanmoins montrer l’œuvre plusieurs fois, à plusieurs étapes, mais en mesurant et en tenant compte des désavantages dus à son état d’avancement.
Etapes
La question « Quand montrer ? » peut être posée différemment. L’artiste peut vouloir convoquer ce regard extérieur à certaines étapes précises de son travail, pour satisfaire des besoins précis.
Examinons certains de ces besoins.
Retrouver le chemin
L’artiste peut montrer son œuvre à un regard extérieur quand il se sent perdu et usé : il a travaillé sans relâche sur l’œuvre, jusqu’à s’en dégoûter ; il ne parvient plus à ressentir ce qu’elle procure non seulement sur autrui mais aussi sur lui-même ; il a tout oublié de l’impulsion qui au départ l’avait poussé à créer cette œuvre ; il ne sait plus comment continuer.
C’est le moment idéal pour laisser reposer l’œuvre, pour l’oublier pendant un temps, ou même pour travailler sur une autre œuvre. Comme je l’ai indiqué plus haut, c’est parfois impossible.
Un regard extérieur, même erroné, peut permettre à l’artiste d’envisager l’œuvre selon un autre angle. Plus qu’une véritable critique, il s’agit surtout d’un choc venu de l’extérieur pour ébranler et re-nourrir le rapport entre l’artiste et l’œuvre.
Effet précis
L’artiste peut convoquer un regard extérieur quand, dans une œuvre, il veut produire un effet précis et veut vérifier l’efficacité de cet effet. Par exemple, dans une narration, vérifier que telle information, tel renversement, tel rapport entre deux éléments disjoints, sont sensibles pour le récepteur ; dans un morceau de musique, que telle rupture, telle accélération, telle tension, sont audibles et assimilables ; dans une peinture, que tel effet d’optique, tel chemin que doit suivre le regard, tel agencement des couleurs ou de formes, fonctionnent effectivement pour quelqu’un qui la regarde pour la première fois.
C’est comme quand on cuisine : à force de goûter, on perd son goût et on est obligé de faire goûter le plat par quelqu’un d’autre. Notre demande est alors très précise : y a-t-il trop ou pas assez de sel ? Le plat est-il trop sec, trop liquide ? Est-ce assez chaud ?
Circonstances extérieures et conjoncturelles
A certaines étapes, les circonstances ou les conditions extérieures obligent un artiste à montrer son œuvre et à essuyer une critique extérieure : en cinéma, un réalisateur est obligé de faire lire son scénario et de montrer ses rushes et ses montages successifs à dates régulières ; en littérature, un écrivain doit envoyer son livre au lecteur et au comité de lecture pour être publié ; si l’on crée une œuvre de commande, le commanditaire demandera à voir l’œuvre plusieurs fois pendant son élaboration et fera part de ses critiques avec autorité.
Ces situations sont par essence angoissantes : les personnes qui critiquent l’œuvre sont en position de force. Certains se permettent d’être brutaux. D’autres se retranchent derrière une attitude secrète et mystérieuse : ils sont peu assurés, ils ergotent, noient le poisson, se perdent en scrupules. Cette attitude est tout aussi déstabilisante que la brutalité.
Paradoxalement, ces attitudes sont souvent causées par l’artiste lui-même. Elles sont générées par l’angoisse de l’artiste, que pressent le producteur , consciemment ou inconsciemment. En cessant d’avoir peur du producteur, l’artiste peut inverser la vapeur.
Il vaut mieux ne pas esquiver ces passages obligatoires : reporter sans cesse la venue des producteurs les rendra de plus en plus soupçonneux, de plus en plus agressifs et accroîtra le malaise. Je conseillerais, au contraire, de les convoquer régulièrement, de s’en faire des partenaires, des complices, qu’ils ne soient plus vraiment un avis extérieur mais plutôt des collaborateurs ; ce qu’ils sont réellement : l’aspect économique d’une pratique artistique est une des données de la création d’une œuvre. Choisir un orchestre symphonique ou un quatuor à corde, un budget d’un million de dollars pour un film ou de cent mille, peindre sur un morceau de carton ou sur une toile ou sur le plafond d’une basilique, sont des décisions qui influencent l’œuvre, qui en sont même un des principaux fondements, et des décisions que l’artiste ne prend pas nécessairement seul .
Néanmoins, différencions l’artistique de l’économique. L’artiste doit indiquer que c’est sa subjectivité , en fin de compte, qui l’emporte. Les facteurs économiques peuvent être à l’origine d’une œuvre mais ne doivent pas ensuite la dénaturer, lui enlever sa spécificité et son intérêt, et cela même d’un point de vue strictement commercial : une œuvre doit, pour reprendre des termes de publicité, se « positionner » le plus précisément sur le marché qui est le sien, un marché qui favorise, dans nos contrées et de nos jours, l’originalité (quoique relative), la singularité (quoique sans excès), l’individualité (sans exagération). Quand il s’agit d’une œuvre plus pointue, plus avant-gardiste, son marché est économiquement beaucoup plus restreint mais par contre beaucoup plus sensible à la singularité de chaque œuvre. Dans ce marché, on doit nettement sentir l’empreinte du créateur dans son œuvre ; ce qu’un bon « producteur-collaborateur » comprendra très bien. Sauf s’il est un créateur frustré (ce qui peut arriver), son but n’est pas de créer à la place du créateur mais de susciter, accompagner, aider la création chez des artistes qui peuvent être très différents de lui.
Malheureusement, un producteur ne peut pas toujours se transformer en complice. Ce n’est pas nécessairement un monstre pour autant. Il a ses raisons : il n’a l’habitude que des œuvres terminées et ne parvient pas à déceler les potentialités d’une œuvre en chantier ; il est écrasé par des impératifs financiers, personnels, ou autres ; l’alchimie ne fonctionne pas entre lui et l’artiste. Quoiqu’il en soit, si l’artiste a été le plus accueillant possible pour le producteur mais qu’il a néanmoins l’impression que ce dernier lui est nocif, il doit alors l’écarter du processus de création en utilisant tous les moyens possibles : consulter son avocat, prendre des cours d’art martiaux, engager un tueur , ou lire attentivement le Prince de Machiavel, le Traité du Courtisan et le Livre de la Prudence de Gracian, pour apprendre à louvoyer, pour, finalement, écarter ce producteur gênant.
Ce n’est pas toujours facile ; c’est parfois impossible ; l’artiste a l’impression de perdre son temps et son énergie dans la gestion des susceptibilités. Malheureusement, tant que la création d’œuvre d’art sera une activité sociale (et elle le sera toujours, car elle est faite par des êtres humains, pour d’autres êtres humains, au sein d’une société), les artistes, comme tout un chacun, devront subir et gérer les gens autour d’eux. Autant accepter ce fait, même si c’est pour le combattre ensuite. On ne combat efficacement un ennemi qu’après l’avoir clairement identifié.
Fréquence
Une autre façon encore de poser la question de « quand » montrer une œuvre d’art, c’est de se poser la question de la fréquence. Un artiste peut montrer plusieurs fois son œuvre en cours de création. Il est balancé entre deux désirs inverses : ne presque jamais la montrer et la montrer tout le temps.
S’il la montre tout le temps, il s’use à force d’entendre des avis contradictoires. Il en arrive à se dégoûter de l’œuvre. Par contre, s’il ne montre que très rarement son œuvre, cela peut devenir malaisé de la corriger en fonction d’une critique extérieure : dans un processus de création, il est difficile de revenir en arrière. L’artiste aurait préféré qu’on lui signale plus tôt telle ou telle erreur, certes indéniable, mais que, tout seul, il n’arrivait pas à identifier. Il regrette de ne pas avoir entendu cette critique plus tôt.
L’artiste doit donc trouver une fréquence entre jamais et toujours. Pour cela, il doit surmonter deux peurs inverses : la peur du regard extérieur ; la peur de l’échec.
D’une part, l’artiste a peur de montrer son œuvre ; peur du regard extérieur qui la remettrait en question et qui, par ricochet, le remettrait lui-même en question. D’autre part, l’artiste a peur de rater son œuvre ; échec social, mais aussi, mais surtout, échec à ses propres yeux. Rien n’est plus douloureux que de se rendre compte qu’on a fait une erreur non pas par rapport à un canon extérieur mais par rapport à ses propres critères et à son propre goût.
La fréquence dépend aussi de l’expérience de l’artiste : les artistes expérimentés ont tendance à montrer de moins en moins leurs œuvres. Ils sont de plus en plus assurés de leur propre jugement et l’assument, jusque dans les défauts.
De toutes façons, un artiste expérimenté sait quand il a besoin de critique extérieure, et pourquoi, et comment. Il ne doit même pas y réfléchir : c’est empiriquement, intuitivement, qu’il « sent » les moments adéquats pour être critiqué et la façon de réagir à ces critiques.
Le choix conscient d’une fréquence adéquate est surtout un problème d’artiste débutant ; je suis obligé de faire ici un détour :
Artistes débutants
L’artiste à ses débuts ne ressent aucune peur. Il crée avec une sûreté absolue sa première œuvre achevée. Il ne doute pas encore de son talent et n’est pas encore conscient de son manque d’expérience. Il sort d’un combat éprouvant contre son environnement social et familial : ils lui ont déconseillé de devenir artiste ; il a résisté ; il en ressent maintenant une impression de puissance infinie. Il a l’impression de n’avoir d’autre choix que d’être un génie tout de suite .
Très vite, parfois après des débuts éclatants dus à la fameuse chance du débutant, le jeune artiste essuie des échecs qui l’ébranlent jusqu’à ses fondements. On le critique durement là où il aurait attendu une adhésion quasi automatique. Il fait l’expérience cuisante d’être ridiculisé par sa propre œuvre. Il se morfond : ce qu’il produit n’est pas à la hauteur de ses attentes quasi-infinies ! Il n’est pas le génie qu’il croyait ! Il a peur de montrer son œuvre. Il craint tellement le regard des autres que ce regard le glace. C’est à ce stade que beaucoup de débutants s’arrêtent. Si un artiste s’obstine et continue, sa peur de l’échec prend le dessus. Il se rend compte que les regards extérieurs peuvent lui faire éviter les échecs. Il montre à tout va, montre trop, se gave de critiques extérieures contradictoires, alors qu’il ne sait pas comment recevoir ces critiques, comment les sélectionner, comment y réagir. C’est un paradoxe : les artistes débutants ont besoin de critiques extérieures ; en même temps, ils sont très mal armés pour les affronter.
Les jeunes artistes qui perdurent ne sont pas nécessairement les plus doués mais ceux qui, pour une raison quelconque, en général un défaut, égoïsme, besoin insatiable de reconnaissance, attrait pour le pouvoir intellectuel, soif d’expression, incompétence dans tout autre domaine d’activit頖 s’acharnent dans leurs pratiques artistiques malgré les obstacles et le découragement.
Un des buts, peut-être utopique, de ce texte, c’est de permettre au jeune artiste qui est dépourvu de ces défauts de néanmoins perdurer et progresser dans son activité.
Média
Une critique peut être orale. Elle peut être écrite, soigneusement rédigée, dans un texte relu et corrigé à plusieurs reprises, ou dans un Email rédigé à la hâte. Elle peut être contenue dans un formulaire qu’a préparé l’artiste ou le producteur de l’œuvre. On peut faire une critique par téléphone, par fax, par internet. Chaque média gauchit et transforme la critique . Par exemple, au téléphone, on ne voit pas le visage de la personne qui critique. On peut ne pas saisir l’ironie d’un ton ou ne pas comprendre une explication trop abstraite qui de visu aurait été soutenue par des gestes.
Une critique écrite permet à l’artiste de la consulter plusieurs fois, d’y revenir, d’y réfléchir ; mais il ne peut pas y répondre. Il ne peut plus questionner la personne qui a rédigé cette critique, et elle ne peut plus lui répondre.
Une critique orale peut être confuse. Mais c’est un échange où les gestes, les tons de voix, des petits rien presque imperceptibles, peuvent être plus éclairants qu’une explication consignée avec clarté par écrit.
Une critique par formulaire a l’avantage de cibler les critiques vers les questions spécifiques que se pose l’artiste ; mais elle empêche l’apparition d’une critique inattendue. Elle peut conforter l’artiste dans sa logique et l’empêcher d’en sortir.
Chaque media a ses avantages et ses inconvénients. Un artiste, pour chaque étape de travail de chaque œuvre, devrait se demander : quel média veut-il utiliser ? De quelle façon ? Pourquoi. Ce choix est aussi dicté par sa personnalité : untel, trop timide pour affronter un flot de paroles, préféra des critiques écrites ; un autre, comme moi, préférera la confusion d’une discussion à plusieurs ; un autre, encore, aura besoin d’un formulaire pour classifier les critiques ; etc.
Il est aussi intéressant de mélanger les médias, de demander une critique orale et une autre par écrit, de téléphoner le lendemain d’une séance de critique pour en reparler, etc.
On pourrait croire qu’ainsi les médias peu à peu s’effaceraient pour ne plus laisser qu’une critique pure, absolument pas influencée par ces médias. C’est l’inverse, évidemment : chaque media, en gauchissant la critique, en montre une autre facette. Le média lui aussi a son mot à dire dans une critique.
Combien d’avis ?
Le nombre de critiques extérieures varie selon les envies du créateur, tempéré par les contingences. Je m’explique en prenant deux exemples extrêmes :
Un film commercial américain se destine au plus grand nombre ; on le teste donc par le plus grand nombre. On fait ce qu’on appelle des « sneak preview » : on invite un public non-prévenu, une salle remplie, à voir le film en cours de fabrication. Même si le réalisateur se méfie de ces sneak previews (souvent avec raison), la production les lui impose.
A l’inverse, Boris Lehman, sans doute un des plus grands réalisateurs belges, celui, en tous cas, dont l’œuvre est la plus étendue en durée, choisit un et un seul spectateur extérieur par film et n’écoute l’avis que de ce spectateur : les films de Boris Lehman sont autobiographiques et nombrilistes jusqu’à la parodie ; ils jouent avec leur propre complaisance ; pour plus d’efficacité, pour mieux répondre à leurs critères internes, ils doivent posséder ce qui est absent de films américains : longueurs du temps réel, digressions, discours abscons et pince-sans-rire, apparente gratuité. Un avis unique permet à Boris Lehman de garder des éléments qui pourraient passer pour des imperfections pour un public de masse mais qui sont le style-même de ses films.
Ces deux exemples, Hollywood et Boris Lehman, que l’on peut croire à l’opposé l’un de l’autre, sont en fait très proches : un grand nombre de récepteurs équivaut, tous comptes fait, à une seule personne - mais une personne particulièrement conformiste. Une foule réagit en un ensemble statistique ; même s’il existe en son sein des avis minoritaires, même si chacun des membres de cet ensemble a certainement des particularités qui en font un personnage unique, il n’empêche que la foule rabote toutes ces particularités, nivelle, et donne une critique statistique et sans aucune folie. 
Personnellement, je préfère avoir plusieurs critiques à la fois, pas pour que s’en dégage des avis statistiques. Au contraire, je recherche les critiques de plusieurs individus pour que, parfois, ces avis concordent, parfois s’annulent, pour voir ces avis se disputer, se nuancer, former une dialectique et être forcé de me demander : finalement, qu’est-ce que moi, j’en pense ?
Les avis extérieurs ne sont pas là pour que l’artiste les suivent aveuglement. Ils sont là pour provoquer chez l’artiste son propre avis. Un artiste écoute l’avis de l’autre pour mieux trouver le sien.
Qui ?
A qui l’artiste doit-il montrer son œuvre en formation ?
A des gens qui ont des avis intéressants, en écartant ceux dont les avis pourraient être inintéressants ou même nocifs. Mais comment juger autrui ? Comme pleinement comprendre l’autre ?
Chaque personne le fait autrement. Certains ont une intuition inconsciente ; d’autre utilisent des schémas intellectuels, comme la psychologie, l'habillement, l’astrologie. Je ne vais pas passer en revue les différentes méthodes, leurs qualités et leurs défauts, ne fut-ce que parce que la plupart, je ne les connais pas. Mais à titre d’exemple, je vais détailler ma propre méthode :
Personnellement, je catégorise les gens à-priori, quitte à les caricaturer. Il ne s’agit pas pour moi de faire une description psychologique fouillée. Les ranger dans des divisions grossières me suffit amplement. Parfois, s’il le faut, dans un second temps, je nuance ces descriptions.
Je propose, dans les pages qui suivent, une typologie qui m’est personnelle et cela uniquement à titre d’exemple. Ces types que j’emploie ne sont pas très reluisants mais ils sont compréhensibles, je crois, pour tout le monde.
La Maman
Quelle que soit l’œuvre produite, quelle que soit la modification apportée à cette œuvre, la maman est toujours contente. Les mères des artistes, surtout des artistes débutants, ont réellement cette attitude mais aussi leurs amis ou parents, pas assez ou trop proches. Ce sont des gens qui connaissent l’artiste en dehors de sa pratique artistique et qui sont fascinés par le simple fait qu’il crée. Comme pour un enfant, ils ont l’impression qu’il ne faut pas le décourager.
Contrairement à un enfant, un artiste ne crée pas pour le pur plaisir et l’enrichissement personnel que procurent l’acte de création. Il crée pour qu’un récepteur perçoive sa création. Il lui faut donc des avis extérieurs qui soient à même de déceler les défauts de son œuvre et n’aient pas peur de les lui montrer.
Dans le domaine de la critique d’œuvre en formation, comme dans beaucoup de domaines, méfions-nous des mamans : elles sont nocives par bonté. Rien n’est plus dangereux, peut-être.

La Belle-mère
Cette personne a l’avis inverse de la Maman. Elle trouve tout ce que fait l’artiste mauvais. Elle ne donne aucun argument, aucune explication. Elle se contente d’aligner des avis négatifs, de juste répéter : « C’est mauvais ». Il lui arrive de n’évoquer que l’ensemble et, sans même daigner entrer dans le détail, déclarer cet ensemble médiocre. D’autres fois, au contraire, elle démonte l’œuvre en toutes petites parties et les nie une à une. La force tranquille de sa négation lui tient lieu d’argument. Il ne s’agit pas pour elle d’aider l’artiste mais de le dégoûter et de le faire abandonner son œuvre. Certaines belles-mères décèlent quand même des défauts intrinsèques de l’œuvre mais juste pour en déduire que l’œuvre est irrémédiablement mauvaise.
Les analyses négatives d’une belle-mère particulièrement intelligente peuvent avoir une telle pertinence qu’un artiste peut vouloir les écouter, pour ensuite les utiliser pour ce qu’elles n’étaient pas destinées : améliorer son œuvre. Plus retors de sa part : il peut vouloir les entendre pour prévoir les Critiques négatives qu’on fera de son œuvre quand elle sera achevée et, déjà, s’en prémunir.
Généralement, écouter une belle-mère critiquer une œuvre est une expérience éprouvante, que je déconseillerais. Une belle-mère a foncièrement tort : un avis purement négatif sur une œuvre d’art en formation est erroné parce que basé sur deux postulats erronés :
1 - Une œuvre d’art peut être irrémédiablement mauvaise. Ce qui est faux. L’appréciation d’une œuvre d’art étant subjective, il y aura toujours quelqu’un dans le monde pour l’apprécier.
La belle-mère tente de faire passer son avis pour un avis purement objectif, ce qui de nouveau est par essence faux : « avis objectif » est une contradiction dans les termes.
2 - Une œuvre d’art en formation peut être irrémédiablement mauvaise. Ce qui est encore plus absurde : une œuvre d’art en formation peut encore être modifiée. Il suffit d’un changement, parfois de fond, parfois de détail, pour que les éléments s’agencent et que l’œuvre acquière sa cohérence interne.
Qui sont les belles-mères ? Rarement les vrais ennemis d’un artiste. Ceux-là refusent de critiquer son œuvre, ou s’ils l’acceptent, ils sont tellement conscients de leur situation d’ennemis, tellement gênés, qu’ils sont en général très précautionneux ; non, les belles-mères sont des gens dont un trait de caractère, c’est de jouir de la destruction, surtout s’il s’agit de détruire les œuvres d’un ami. Tout sentiment est accompagné de son sentiment contraire ; la haine est mêlée à l’amour et l’amour à la haine ; une amitié, par exemple, renferme des côtés malsains : sadisme, jalousie, esprit de compétition ; tout est affaire de proportion. D’habitude, ces sentiments malsains restent enfouis mais, même dans le cas de l’amour maternel, ils peuvent surgir et devenir prédominants . Chez une belle-mère, ces sentiments malsains surgissent lors d’une critique. En détruisant par la critique l’œuvre en formation, la belle-mère ressent un plaisir que, d’ailleurs, elle ne parvient pas toujours à cacher. On la sent qui jouit de mettre une œuvre à mort.
Personnellement, j’évite les belles-mères. La création d’une œuvre d’art est un processus déjà assez difficile comme cela. Pourquoi se faire en plus du mal en écoutant des avis a priori négatifs ? Des avis dont le but n’est pas d’aider mais juste de détruire ?
Les noyeurs de poisson
D’autres personnes sont particulièrement nocives quand elles font une critique extérieure, ce sont celles qui noient le poisson, celles qui ne parviennent pas ou ne veulent pas parvenir à identifier les défauts de l’œuvre critiquée, qui peinent même à en identifier clairement les qualités, qui restent dans un entre-deux mou et sans consistance. Par excès de diplomatie, elles enlèvent toute aspérité à leur critique, jusqu’à la déformer, jusqu’à lui faire dire le contraire exact de leur véritable avis. Certes, il faut être diplomate quand on donne un avis extérieur mais pas jusqu’à raboter son propre avis, pas jusqu’à l’affadir et lui enlever toute consistance.
Dans les écoles artistiques, il est fréquent que l’on noie le poisson, surtout entre élèves, surtout devant un enseignant. Alors qu’une école artistique est le lieu où il serait justement intéressant d’être confronté aux avis d’autres élèves, avis de pairs, avis plus précieux que ceux des enseignants, car dégagés de toute autorité et prodigués par des gens de même génération, ayant des expériences et des imaginaires similaires – malheureusement, les élèves n’osent pas se critiquer franchement les uns les autres.
Les enseignants formalisent ces critiques lors de séances qui ne sont pas sans rappeler les auto-critiques maoïstes ou staliniennes : on passe en revue œuvre après œuvre et, après chacune, sous l’œil inquiet et angoissé de l’élève qui a créé cette œuvre, l’enseignant demande aux autres : « Qu’est-ce que vous en pensez ? » La situation est malsaine. Une critique négative se traduira par des sanctions académiques. Chaque élève a peur, s’il critique l’œuvre d’un autre, que cet autre, en retour, quand son tour viendra, le critique durement, pour se venger. Alors, on se tait ; si l’on parle, on se limite à relever les qualités de l’œuvre, même les plus superficielles ; quand, enfin, on critique, on le fait de façon vague et ambiguë.
Si ce genre de groupe produit presque immanquablement des noyeurs de poissons, c’est parce qu’il est bâti sur de mauvaises bases, avec sanctions à la clef, alors qu’un groupe dégagé de toute sanction et qui veut aider chacun de ses membres est très enrichissant et formateur. Ce genre de groupe peut pêcher par excès de dureté, par manque de respect entre ses membres, mais au moins les critiques y sont franches et directes. Le groupe porte, aide, tire et pousse chacun des artistes qui en fait partie.
Malheureusement, ce groupe idéal peut alors produire un autre type de noyeur de poisson qu’il est aussi intéressant de décrire : à force de rester en vase clos, un tel groupe se crée un langage commun et des critères communs incompréhensibles pour les gens hors du groupe. Ses membres produisent des œuvres qui satisfont le groupe et rien que le groupe. Autre phénomène : ils finissent par se connaître si bien les uns les autres qu’ils ne voient plus ce qu’exprime l’œuvre mais ce que l’artiste veut y exprimer. Ils connaissent tellement les intentions de l’artiste qu’ils les projettent dans l’œuvre, alors qu’au dehors du groupe, elles ne s’y trouvent pour personne.
Pour contrer ces effets pervers, il est nécessaire, de temps en temps, de montrer les œuvres hors du groupe et de recueillir des critiques. Il peut être intéressant d’ouvrir le groupe à des personnes extérieures, de le recomposer, de le dissoudre, pour l’empêcher de tourner en rond, pour empêcher la formation des noyeurs de poissons.
Les noyeurs de poisson ne se trouvent pas que dans les groupes, ni ne sont produits que par des groupes. Il existe des noyeurs de poissons solitaires, des gens qui, à cause de leur personnalité, par crainte, par timidité, par délicatesse, ne donnent pas sincèrement leur avis et noient gaillardement le poisson. C’est un manque de courage, le courage d’annoncer calmement cette mauvaise nouvelle qui blessera mais aidera. Personnellement, je trouve ces personnes particulièrement nocives quand elles critiquent. Je conseillerais aux artistes de les éviter et de fuir tout contexte malsain qui crée des noyeurs de poisson.
Le petit prof
Le petit prof profite de la critique pour faire la leçon. Il est irritant, pédant, supérieur. Le sens de ses critiques peut être pertinent mais la façon dont il assène chaque phrase avec un air supérieur est tellement catastrophique que l’artiste peine à entendre ce sens.
Pour argumenter sa critique, pour la rendre indéniable, le petit prof ne cesse de souligner son autorité, son expérience et sa maîtrise. Il insiste tellement qu’on prend à douter de lui : après tout, une véritable autorité existe ou n’existe pas mais elle n’a pas besoin d’être ainsi appuyée ; l’expérience n’a jamais empêché qui que ce soit de faire des erreurs, spécialement en arts où, au contraire, l’inexpérience peut produire des œuvres novatrices (cf. Cassavatès ou Monk) ; et la maîtrise de la personne qui critique n’est d’aucun intérêt : ce ne sera pas à lui de continuer l’œuvre mais à l’artiste critiqué.
Un artiste reste démuni et blessé devant un petit prof. S’il parvient à rester philosophe, il peut se concentrer sur le sens de ce qui est dit pour en oublier la manière. Il peut aussi essayer de contrecarrer le petit prof, avec de l’ironie par exemple. Mais cela n’a pas toujours l’effet escompté : le petit prof, par dessus le marché, est soupe-au-lait ! Il se vexe ! Il déteste qu’on ne le prenne pas au sérieux ! Il sort en claquant la porte !...
Les avertis et les non-avertis
Quand on montre une œuvre d’art en chantier, il y a toujours deux grandes familles de récepteurs : les « avertis » (appelés aussi les « professionnels ») et les « non-avertis » (appelés aussi le « vrai public »). Les avertis sont des artistes, ainsi que tous ceux qui gravitent dans le milieu artistique : patrons, conseillers, journalistes, assistants, etc. Les non-avertis sont des gens qui sont en dehors de toute pratique ou production artistique. Chacun de ces groupes a ses qualités et ses défauts quand il critique.
Une personne non-avertie ne comprendra pas nécessairement que ce qu’on lui montre est encore en chantier. On aura beau le lui expliquer, elle aura beau le comprendre intellectuellement, intuitivement, elle risquera de prendre l’œuvre en chantier pour un objet fini et ne pas parvenir à l’imaginer capable d’être encore améliorée. Elle sera perdue dans le fouillis de l’œuvre et pourra alors la déclarer sans rémission mauvaise alors qu’elle n’est qu’en chantier.
D’autre part, si l’œuvre est trop avant-gardiste, trop éloignée du goût commun, trop « en avance sur son temps », la personne non-avertie ne la comprendra pas. Van Gogh, de son vivant, n’était apprécié que par des avertis.
Une critique d’un non-averti est plus simple, plus franche, plus globale, que celle d’un « averti ». Elle est guidée par ses goûts. Au-delà de ce goût, une idéologie artistique consciente et structurée ne sous-tendra et ne déformera que rarement sa critique : il ne va pas aimer ou détester un morceau de musique parce qu’elle est tonale ou atonale, une pièce de théâtre parce qu’elle est psychologisante ou lyrique, une toile en se basant sur des critères conceptuels et théoriques.
Une idéologie, en art comme ailleurs, est une construction abstraite qui veut se faire passer pour objective alors que, en art particulièrement, toute construction abstraite est par essence subjective. Les idéologies, en art comme ailleurs, sont justement dangereuses pour leur totalitarisme.
Un non-averti n’est jamais totalitaire. Même s’il dit d’une œuvre : « C’est de la merde ! », il sous-entend que d’autres personnes peuvent apprécier cette œuvre, ne fut-ce que par bêtise ou par snobisme. Un averti, lui, niera même l’existence de ces autres personnes. Il fait comme s’il n’y avait pas de récepteur, comme s’il n’y avait aucune subjectivité, comme si l’art obéissait à des règles absolues. Telle œuvre sera déclarée « bonne » et telle autre « mauvaise » sans que jamais on ne puisse objecter quoi que ce soit à ces jugements.
Une personne non-avertie aura tendance à percevoir une œuvre comme un tout, alors qu’un averti la décomposera en éléments distincts. Un averti féru de théâtre analysera séparément le jeu des comédiens, la lumière, la scénographie, la dramaturgie. Si son domaine, c’est la peinture, il distinguera la composition de la couleur. Si c’est la musique, il sera capable d’entendre chacune des lignes mélodiques et d’ensuite analyser le rapport entre ces lignes. Grâce à cette analyse par éléments séparés, les avertis sont plus à même de décoder le fonctionnement de l’œuvre, à décrire l’œuvre en termes mécaniques, pour signaler à l’artiste où cette mécanique grippe, et pourquoi, et comment. Un averti en arrive à ne même plus voir l’ensemble de l’œuvre, à ne plus la considérer que comme un assemblage de détails, alors que c’est cet ensemble, finalement, qui compte.
En résumé : rien n’est plus précieux qu’un bon averti, pour vous pousser plus loin, pour vous faire entrevoir l’œuvre détail par détail ; rien n’est plus précieux qu’un bon non-averti, quelqu’un d’intelligent et de sensible, pour vous donner une vision benoîte de l’entièreté de l’œuvre.
L’idéal, c’est de mélanger ces deux types de personnes ou de passer de l’un à l’autre.
Quand un artiste se trouve face à une personne qui lui fait une critique, il doit toujours déceler si c’est un averti ou un non-averti.
Artistes et techniciens
Les « avertis » peuvent, à leur tour, se diviser en deux catégories : les artistes et les techniciens. Contrairement à l’usage commun, dans ce chapitre, le terme « artiste » sera un peu péjoratif et « technicien », un mot empreint de noblesse.
Chaque artiste crée, dans ses œuvres, son propre univers, avec ses propres lois. Quand un artiste en critique un autre, il évite d’entrer dans l’univers de cet autre. Ce qu’il y trouve comme défauts et comme qualité est fonction de l’adéquation ou la non-adéquation avec son propre credo. Pour qu’un artiste puisse en critiquer un autre, ils doivent partager le même credo, faire partie du même courant artistique, de la même école. Un artiste pompier et un impressionniste ne se comprenaient tout simplement pas et n’auraient jamais pu se comprendre. Mais les pompiers se sont certainement critiqués entre eux et les impressionnistes entre eux.
Quand un artiste est critiqué par un autre artiste avec lequel il ne partage pas de credo, cette critique semble aussi étrange que si elle était émise par un Martien. Mais il peut arriver qu’un artiste ait suffisamment de générosité pour se transformer en technicien, c’est à dire oublier son propre univers et entrer dans celui de l’autre artiste. Un impressionniste oubliera ses jugements de valeur pour comprendre l’univers d’un peintre pompier et critiquer son œuvre de manière constructive ; ou l’inverse. 
Quand on est artiste et qu’on critique, on doit se transformer en technicien, oublier sa propre œuvre, son propre credo, ses propres méthodes de travail et se mettre au service de l’œuvre d’autrui, en entrant dans sa logique et en l’observant de l’intérieur.
Classification systématique
On pourrait imaginer, à partir des exemples donnés ci-dessus, un tableau avec en colonnes : « Maman », « Belle mère », « Noyeur de poisson », « Petit prof » ; et en lignes : « Non averti » et « Averti » ; et, sous-division de cette dernière ligne : « Artistes » et « Techniciens ».
Ce genre de tableau serait aussi pratique et rassurant qu’il serait faux et dangereux. Les exemples ci-dessus ne sont jamais que des exemples. C’est ma typologie. Chaque artiste doit trouver la sienne. De plus, c’est une typologie caricaturale. Ce sont des pense-bêtes, des béquilles, de outils imparfaits mais utiles, des archétypes, qui permettent de simplifier grossièrement un individu infiniment complexe et donc de l’appréhender. Cela ne forme certainement pas une classification systématique !
En utilisant cette classification ou une autre trop systématiquement, on réduit les personnalités des gens à des clichés. Ces caricatures doivent être un point de départ à partir desquels les artistes déploient leurs intuitions et pas un point d’arrivée qui remplace et étouffe toute intuition.
USURE
Comme le pouvoir, comme la pratique thérapeutique, comme l’amour et le mariage, comme toute activité humaine, la critique extérieure use à la longue ceux qui la pratiquent. Elle use ceux qui critiquent trop fréquemment et trop longtemps. Elle use ceux qui sont critiqués trop fréquemment et à trop forte dose.
Usure de la personne qui critique
A la longue, une personne qui critique trop fréquemment a tendance à oublier qu’une œuvre d’art est d’abord source de plaisir, de jouissance, de sentiments et pas uniquement un objet de réflexion analytique. La capacité de cette personne à bien analyser en pâtit : les critères qu’elle utilise dans sa critique deviennent trop cérébraux. Petit à petit, elle en a arrive même à émousser son propre goût pour l’art, et à ne plus voir, dans les œuvres, que des structures formelles vides de sens et d’émotion.
Certes, elle ressent un autre type de plaisir, celui de décoder une œuvre comme on le ferait d’une énigme ; comme si le but de l’œuvre était seulement d’être un objet d’analyse ; ce que les œuvres sont, mais pas seulement. Une œuvre, me semble-t-il, devrait aussi être source de plaisir esthétique et d’émotion.
Une personne qui ne ressentirait plus ce plaisir et cette émotion, qui se cantonnerait à l’analyse, devrait se mettre en jachère, devrait cesser de critiquer pendant un temps, pour retrouver sa jouissance de simple amateur d’œuvres d’arts. Elle devrait se réhabituer à percevoir des œuvres sans les analyser. Une tactique, c’est de revenir aux premières œuvres qu’elle a appréciées dans sa vie, les œuvres qui lui ont donné le goût de l’art, pour y retrouver son plaisir de jadis, un plaisir en général émerveillé, sensuel, non-cérébral.
Malheureusement, devant ces œuvres jadis chéries, on peut être déçu : on ne comprend plus comment on a pu apprécier ce genre de fadaises ! On a vieilli, on a changé de goût, mais surtout, maintenant, on analyse ! Il faut absolument suspendre cette analyse, se forcer à comprendre de nouveau les goûts de sa jeunesse et recréer en soi le plaisir pur que peut procurer une œuvre d’art.
Usure de l’artiste
Entendre trop de critiques contradictoires sur une œuvre trouble l’artiste. Il se fatigue. Il s’use. Sa sensibilité est de plus en plus à vif. Changer d’œuvre pour être moins usé ne permet pas de contrecarrer l’usure : personnellement, je mène plusieurs travaux de front et j’ai des périodes où je suis critiqué tous les deux, trois jours. Les critiques s’accumulent, sans que le fait qu’elles s’appliquent à des œuvres différentes n’atténuent en rien l’accumulation ; au contraire. Je ressors de ces périodes usé, blessé et amoindri.
Quand il ressent cette usure, l’artiste doit lui aussi tenter de se mettre en jachère. S’il n’en a pas l’occasion ou la possibilité, il vaut mieux alors signaler cette usure aux gens qui critiquent : ils doivent être spécialement précautionneux et peuvent suggérer leurs critiques plus que les asséner : l’usure rend l’artiste extrêmement sensible et réceptif aux critiques. Même s’il s’énerve sur un avis, même s’il fait mine de ne pas l’entendre, en fait, il est tellement à vif qu’il décèle la critique dans une hésitation, dans un regard, dans un sous-entendu. Grâce à l’usure, chacune des critiques, en blessant l’artiste, atteint son but.


3. COMMENT RECEVOIR UNE CRITIQUE ?
Le question ci-dessus peut sembler idiote. Cela semble évident : quelqu’un vous critique ; il vous suffit d’écouter ce qu’il vous dit.
Après avoir subi ne fut-ce qu’une fois une avalanche de critiques contradictoires (et il suffit de deux personnes qui critiquent pour faire naître chez l’artiste cette impression d’avalanche, voir même une seule personne particulièrement volubile ou contradictoire), cette question « comment recevoir une critique ? » ne semble plus idiote mais, au contraire, fondamentale. Recevoir une critique, c’est un travail, une pratique, cela demande intuition, intelligence et roublardise. S’il reçoit mal une critique, un artiste s’énerve ou se sent écrasé mais, surtout, il peut en arriver à ne plus savoir que faire de cette critique, comment la comprendre, comment l’accepter ou ne pas l’accepter, et comment, ensuite, corriger son œuvre en fonction de cette critique.
La critique devait le guider ; à présent, il est encore plus perdu.
Ecarter les parasites
Dans cette partie, j’examinerai ce que ressent un artiste quand il est critiqué et je suggérerai comment gérer ces sensations.
Ce que ressent un artiste parasite sa compréhension d’une critique.
Donc, gérer ces sensations équivaut à écarter ces parasites.
Ecarter la psychologie de la personne critiquée
Quand on critique un artiste, il éprouve toute une série de sentiments contradictoires : il oscille entre la peur et l’excitation ; il se raidit ; il est prêt à bondir à la moindre critique négative et à l’infirmer par des arguments imparables – qu’il croit imparables ; en même temps, il se sent mis à nu et fragile.
On sous-entend qu’un artiste ne devrait pas éprouver ces sentiments, qu’il devrait parvenir à écouter les critiques avec une froideur martiale. Puisque qu’il a commis l’acte de créer (cette faute ! ce blasphème !) il n’a plus qu’à prêter son flanc à la critique et qu’à servir de punching-ball verbal !... Pourtant, c’est tout à fait humain de se sentir humilié et écrasé quand on se sent remis en question.
A l’artiste débutant, on insinue que, dans le futur, avec l’expérience, il s’endurcira et recevra la critique extérieure avec plus de sérénité. D’expérience et pour avoir vu d’autres créateurs très aguerris en action, je peux vous assurer que rien n’est plus faux. Certes, les artistes s’habituent au processus de critique extérieure et deviennent plus retors. Ils savent mieux déjouer et gérer les pièges de la critique mais ils en deviennent aussi de plus en plus sensibles, à vif, au fur et à mesure des œuvres. Ils parviennent à avoir l’air de plus en plus serein et le sont de moins en moins.
Ces sentiments que ressentent un artiste quand on le critique sont des parasites qui peuvent faire barrage à une critique extérieure et empêcher l’artiste de la comprendre pleinement. Avec ces sentiments, l’artiste critiqué peut construire une forteresse autour de son œuvre et refuser de la remettre en question. Mais nier ces sentiments, les déclarer interdits, n’est pas une solution pour les écarter. Je crois qu’au contraire, c’est judicieux d’en tenir compte, de les nommer, de les analyser, d’en parler calmement, pour ensuite non pas les annihiler mais juste les écarter. Un sentiment qui est nié n’en surgit que plus fort plus tard et au plus mauvais moment. Il suffit de nommer un sentiment pour le neutraliser ou au moins pour l’atténuer. Un artiste doit se dire : ici, j’ai peur ; là, je suis fâché ; etc. Il peut éventuellement renvoyer ces sentiments sur la personne qui le critique, lui expliquer, à cette personne, comment elle fait naître tel ou tel sentiment négatif : comment, en restant vague, elle l’inquiète ; comment, en déviant sur une remise en question de sa vie privée, elle l’a blessé. Si la personne qui critique fait passer un mauvais quart d’heure à l’artiste, surtout si cette personne a une position de pouvoir, si elle est, par exemple, enseignant ou producteur, et qu’elle profite de cette position pour décharger une partie de ses frustrations sur l’artiste en le critiquant durement, l’artiste peut alors lui faire passer, lui aussi, un mauvais quart d’heure. Ou, au moins, le tenter : dans la plupart des cas, l’artiste se rend compte que ce qui l’a heurté est causé non pas par une mauvaise intention mais par maladresse ou mécompréhension : la personne a mal formulé la critique, ou bien l’artiste l’a comprise de travers. L’artiste se rend compte que la personne qui critique est horrifiée de l’avoir ainsi blessé, que cela n’était absolument pas son but.
Distinguons néanmoins deux situations différentes : un artiste peut être heurté par la manière dont est faite la critique ; un artiste peut être heurté par le sens d’une critique.
Une critique, même attentionnée et délicate, peut très bien remettre en question toute une œuvre et, par ricochet, remettre en question l’artiste. Si le ton et la manière de la critique ont été clairs, délicats et attentionnés, l’artiste ne devrait pas se révolter contre son sens, quelqu’en soit la dureté et son caractère implacable, même s’il trouve ce sens totalement erroné. Personnellement, je ne parviens pas à rester aussi philosophe : dès que je me sens blessé, même si ce n’est pas par la manière dont est émise une critique mais par son sens, je ne peux m’empêcher de décharger cette blessure sur la personne qui critique. On ne se refait pas.
Quand on a ce genre de réaction, il est toujours possible de s’excuser par après, de reconnaître que sa mauvaise humeur était injuste et, éventuellement, que la critique était tout à fait pertinente. Cela satisfera certainement la personne qui a critiqué et s’est fait houspiller. Mais même si l’artiste ne doit pas toujours renvoyer ses sentiments comme un boomerang à la personne qui le critique, il doit quand même nommer intérieurement ces sentiments et ainsi les écarter.
L’artiste essaye, au maximum, de séparer son individualité de son œuvre : il doit se rappeler que c’est son œuvre qu’on critique et pas lui.
Ecarter la psychologie de la personne qui critique
Après avoir tenté d’écarter les sentiments parasites qu’il ressent, l’artiste, de la même manière, doit écarter les sentiments qu’il croit ressentir chez la personne qui le critique. L’artiste doit se demander : quels sentiments, d’après lui, ressent la personne qui critique ? Quels sentiments déforment sa critique ? Quelle jalousie, complaisance, timidité, peur, sentiment de supériorité du à l’argent, au pouvoir, à l’expérience, au machisme, au racisme, pousse la personne qui le critique à dire telle ou telle chose, ou de les dire de telle ou telle façon : avec un sourire sadique, ou en l’enrobant de fiel, ou avec hésitation, ou avec brutalité, etc. ? Et, à l’inverse, quel amour, quelle affection, etc., le font hésiter, le font adoucir ou durcir sa critique, etc.
L’artiste doit essayer de faire une analyse de la personne qui critique, analyse qui restera, évidemment, de la psychologie à deux sous : il ne pénétrera jamais l’esprit de celui qui critique et ne connaîtra jamais les motifs qui vraiment l’animent . Même si cette analyse psychologique est simpliste, même si elle est fausse, il ne doit pas hésiter à la faire : le but n’est pas d’analyser vraiment la personne qui critique mais d’écarter la psychologie négative que l’artiste croit sentir chez cette personne. Il doit identifier non pas le véritable caractère de cette personne mais bien la psychologie qu’il invente chez cette personne.
Il utilise l’autre comme un miroir.
Il se peut fort bien que l’autre réellement déteste l’artiste ou réellement veuille l’écraser, l’humilier, le manipuler ; mais l’artiste n’en saura jamais rien au juste. Que l’autre ressente ces sentiments négatifs ou pas, que ces sentiments soient le résultat d’une invention ou d’une perception, le résultat sera le même : ces sentiments parasites, l’artiste doit se les énoncer intérieurement pour qu’elles ne cachent plus pour lui la critique elle-même.
Ecarter la « pensée » de la personne qui vous critique
Après avoir ainsi « neutralisé » tout parasite psychologique, l’artiste doit continuer à décortiquer la critique qui lui est faite en suivant le même processus d’analyse en miroir mais dans un autre domaine : quelle est la pensée sous-jacente de la personne qui critique ? Quelle option artistique, politique, sociologique, épistémologique, religieuse, sexuelle, l’anime ? En quel dogme croit-elle, avec quelle raideur, quel fanatisme, ou au contraire, quelle légèreté, quelle mollesse ? Est-elle catholique, libertaire, socialisante ? Est-elle un épigone de l’art engagé ou de l’Art pour l’art ? Est-elle formaliste ou anti-formaliste ? Etc. Et comment cette pensée influence et déforme-t-elle la critique qu’elle énonce ?
Le mot « pensée » est vague mais à dessein : il renferme ici toute construction abstraite, idéologie, préjugés de classe, options esthétiques, qui dicte les actes et les paroles d’une personne, de quelque manière que ce soit, consciemment ou inconsciemment, faiblement ou avec vigueur, avec ambiguïté ou sans appel. Cette pensée peut être très claire et la personne qui critique va jusqu’à l’indiquer dès l’abord. Elle signale qu’elle est de telle ou telle obédience, qu’elle croit en ceci et pas en cela, que sa critique est influencée par telle théorie. Elle définit et explicite sa pensée au préalable. Elle va même jusqu’à demander à l’artiste de s’en méfier. Cette attitude est intelligente mais rare.
En général, la pensée de la critique n’est pas ainsi clairement définie. Elle en devient peu identifiable. L’artiste doit deviner cette pensée au travers de la critique qui lui est faite. S’il ne la décèle pas, cette pensée peut perturber sa perception de la critique autant qu’un parasite psychologique.
Evidemment, de nouveau, ce que décèle l’artiste n’est pas la véritable pensée de la personne qui critique mais celle qu’il imagine, qu’il pressent, qu’il craint. De nouveau, l’artiste utilise la personne qui critique en miroir pour se débarrasser de ses propres craintes, pour retirer tout ce qui fait barrage, chez lui-même, autour de la critique.
Déceler le pouvoir
L’artiste critiqué doit déceler et analyser le pouvoir qu’exerce sur lui la personne qui critique. Ce pouvoir est-il écrasant mais très visible ? Est-il minuscule mais insidieux ? Est-ce un pouvoir affectif ? Pécuniaire ? Découle-t-il d’une position, comme le pouvoir des lecteurs des maisons d’édition ? La personne qui critique est-elle commanditaire, producteur, enseignant ? A-t-elle du pouvoir du fait de l’âge ou d’un lien affectif ? Si l’artiste n’identifie pas clairement la nature de ce pouvoir, il le subira sans le comprendre. Rien n’est pire.
Dans certains cas très spécifiques, la personne qui critique a un pouvoir légal ou contractuel. Un producteur hollywoodien a le « final cut », c’est à dire le dernier mot sur le montage des films ; le « créatif » d’une agence de publicité qui juge une affiche, le Pape qui regardait l’avancement des travaux dans la chapelle Sixtine, l’éditeur qui relit un livre de circonstance qu’il a initié, sont les commanditaires de l’œuvre et leur avis est souverain, malgré l’artiste. Mais à part ce genre de cas spécifiques, ce pouvoir est rarement aussi tangible. Une personne qui critique peut vouloir exercer un pouvoir mais si l’artiste ne lui laisse pas le champ de l’exercer, ne l’écoute pas, n’est pas influençable, cela ne donne aucun résultat. L’artiste est moins influencé par le pouvoir réel de la personne qui critique que par le pouvoir qu’il lui imagine.
Ici, de nouveau, il s’agit d’une analyse en miroir. L’artiste doit déceler le pouvoir qu’il invente chez la personne qui critique.
Quand le pouvoir est réel ou légal, l’artiste n’a qu’une marge de manœuvre étroite : il doit louvoyer, comploter, flatter, utiliser toutes les astuces possibles, tous les moyens de pression possible.
Par contre, quand ce pouvoir n’est pas réel, quand il n’existe que dans le chef de l’artiste, l’artiste doit être conscient que c’est lui-même qui crée ce pouvoir et ne plus en tenir compte.
Gardien de l’intégrité de l’œuvre
L’artiste doit se poser en défenseur de son œuvre : cette œuvre est la sienne. Elle sera pour toujours associée à son nom. Même s’il sait, lui, que tel ou tel défaut y est imputable à une personne extérieure qui l’a critiquée de façon erronée, qu’éventuellement cette personne extérieure grâce à son pouvoir a imposé une modification fautive, au final, ce défaut, on l’attribuera toujours à l’artiste. L’artiste doit donc se défendre, bec et ongle, contre les critiques extérieures qu’il estime fautives, surtout si elles sont assénées par quelqu’un qui a du pouvoir.
Encore faut-il ne pas se tromper de cible, identifier précisément cette critique fautive et non pas simplement se braquer à la moindre critique extérieure. Il faut savoir accepter la critique extérieure en général pour refuser en particulier les critiques qui menacent l’intégrité de l’œuvre.
Cette défense forcenée de l’intégrité de l’œuvre par l’artiste qui la crée est au centre de l’essai Le Partenaire secret d’Alberto Manguel , une attaque en règle contre les « lecteurs » des maisons d’édition. Ce texte, comme tout ce qu’écrit Manguel, est d’une précision et d’une limpidité héritée, en partie, de son maître (notre maître à tous) Jorge Luis Borgès. Cet essai est tellement brillant et intelligent qu’il définit ce qu’il attaque. Tout en rejetant en bloc l’idée même d’un lecteur professionnel, il en décrit, en creux, l’éthique et le mode d’emploi. En niant la pertinence de la critique extérieure, il en précise l’utilisation adéquate.
Au centre de cet essai, il y a une croyance qui n’est jamais remise en question ou même nommée, qui est tellement implicitement acceptée qu’elle est présentée comme un absolu : la Toute Puissante centrale de l’Auteur Roi. Cette croyance est issue du romantisme et n’avait dû effleurer ni Shakespeare, ni « ces Grecs qu’on appelle Homère », ni l’auteur du Cantique des Cantiques. Il est vrai que dans la littérature de ces derniers siècles, l’auteur est un concept clair, tellement clair, d’ailleurs, qu’un écrivain, même sous la coupe de l’editor, ne subit que fort peu d’influences extérieures : les conflits entre auteur et lecteur, tel celui qu’Alberto Manguel décrit entre Timothy Findley et Corlies M. Smith au début de son essai, ou ceux entre Graham Greene et son éditeur, sont ridicules quand on les compare aux inévitables et éreintants combats d’un réalisateur de film face aux producteurs, distributeurs, acteurs et techniciens ; ceux d’un architecte ou d’un metteur en scène d’opéra ; expérience qui manque à monsieur Manguel pour véritablement mesurer le « danger » qui plane sur les auteurs, du fait des méchants editors.
Il s’en prend ensuite aux écrivains habitués aux editors, qui profitent de ce regard extérieur pour les laisser terminer l’œuvre à leur place, et en particulier à Thomas Wolfe :
Thomas Wolfe, soumis aux interventions de Perkins (son « editor »), se contentait de jeter à terre les pages non corrigées de son manuscrit au fur et à mesure qu’il les remplissait, laissant à un ou une dactylo le soin de les taper et à l’éditeur celui de couper et coller. Peu à peu, l’écrivain court le danger de ne plus se voir porter son œuvre jusqu’au point où il ne peut plus aller plus loin (en ne finissant pas son texte mais en l’abandonnant, comme l’a crânement dit Valéry), mais porter son texte jusqu’au seuil d’une salle de classe où le maître en vérifiera pour lui l’orthographe et la grammaire. 
Plus tard, il ajoute :
Dans certains cas, des écrivains ont recherché cette sorte de conseils professionnels et demandé à un éditeur de clarifier leurs propres intentions. Il en résulte une collaboration d’un genre particulier. A propos de ce qui est peut-être dans la poésie moderne le cas le plus connu d’ « editing », la révision par Ezra Pound du poème de T.S. Eliot intitulé « La Terre vaine », Borges faisait remarquer que « leurs deux noms devraient figurer sur la page de titre. Si un auteur autorise quelqu’un à modifier son texte, il n’est plus l’auteur – il est l’un des auteurs, et leur collaboration devrait être reconnue comme telle. » 
A la primauté de l’auteur, à la croyance quasi-religieuse en la Toute Puissance de cet auteur, je préfère, plus pragmatiquement, la cohérence interne de l’œuvre. En général, il est vrai que le plus facile pour garder cette cohérence interne et pour donner l’impression qu’une seule personne a créé l’œuvre, c’est de n’avoir effectivement qu’une seule personne pour la créer ou, tout au moins, dans les arts créés par une équipe, d’avoir une personne de référence, un « chef ». Mais pas toujours. Peut-être Tom Wolfe avait-il absolument besoin d’un regard extérieur pour parachever son œuvre. Pourquoi pas une œuvre littéraire créée par la conjonction de Tom Wolfe et de Maxwell Perkins ? Et quelle importance, en fin de compte, surtout cinquante ans plus tard, qui signe l’œuvre ? Autant ce problème peut sembler primordial sur le moment (ne fût-ce que pour des problèmes de payement de droits d’auteurs), autant, avec le temps, cela semble spécieux.
Là où Alberto Manguel a absolument raison, c’est sur l’influence castratrice d’un regard qui a un poids exagéré, d’un regard muni de trop d’autorité :
Un essaim de lecteurs non professionnels – la mère de l’auteur, un voisin, un amant, un mari ou une épouse – accomplissent la première inspection rituelle et offrent une poignée de doutes auquel l’auteur peut choisir de réfléchir ou non. Ce chœur contradictoire n’est ni la voix du pouvoir, ni la voix officielle recommandant la révision.
L’éditeur professionnel, par contre, même le plus subtil et le plus compréhensif (et j’ai eu le privilège d’avoir affaire à quelques uns), mâtine son opinion des couleurs de l’autorité, du simple fait de sa position. La différence entre un éditeur salarié et l’un de nos proches est la différence entre un médecin qui propose une lobotomie et une tante affectueuse qui recommande une tasse de thé bien fort. 
Un lecteur, dans une maison d’édition, surtout quand l’écrivain débute, est un regard autorisé et autoritaire, et pas un regard amical et familial. Manguel conclut qu’un tel regard est investi d’une telle autorité qu’il peut forcer l’artiste à raboter l’œuvre et à en retirer ce qui est intéressant. Cette conclusion est tout à fait juste, surtout si ce regard autoritaire pose comme postulat la dictature du public. Ce n’est pas le cas, en général, des lecteurs des maisons d’édition. Eux, se préoccupent surtout de l’intégrité de l’œuvre, mais l’intégrité d’une œuvre telle qu’eux l’imaginent. Et ils peuvent l’imaginer tout à fait autrement que l’auteur, surtout s’ils sont écrivains eux-mêmes comme c’est le cas en France. Alors imaginez la contrainte en cinéma où, à part la cohérence de l’œuvre, toute une série de facteurs extérieurs entrent en jeu : coût du film, financement, politique, et ce sempiternel goût du public !
Le goût du public est sans doute le pire argument d’une critique. On le brandit à tort et à travers, de façon idiote, avec des effets extrêmement néfastes. Ce goût du public est ou bien évalué par des études de marché, ou bien établi par l’instinct d’un individu quelconque, qui se croit devin parce qu’il a fait un certain type d’étude, ou qu’il a une position de pouvoir, ou encore parce qu’il a réussi, dans sa carrière, sans très bien savoir comment, un certain nombre de succès publics (un seul et unique succès étant en général suffisant pour qu’il croie pouvoir mesurer le goût du public avec une assurance tranquille que lui jalouseraient les cartomanciennes). Mais cet instinct est moins dangereux, tous comptes fait, que les études de marché. Les études de marché, sous leurs dehors scientifiques, ont moins de valeur que l’instinct de n’importe quel imbécile et sont plus difficiles à décoder, à comprendre, à prévoir, à éviter, à contourner. On ne sait que rarement comment exactement elles ont été menées, comment elles ont été calculées, et surtout, il est avéré qu’elles n’ont aucune valeur : si une étude de marché pouvait réellement mesurer et prévoir le goût du public, il n’y aurait aucun produit qui ne se vendrait pas ; aucun film commercial ne serait un échec ; ce qui n’est pas le cas ; donc, les études de marché n’ont aucune valeur. Elles existent pour que certaines personnes avec un pouvoir commercial aient l’impression de pouvoir contrôler quelque chose d’incontrôlable. En général, quand est brandi le goût du public, l’artiste doit automatiquement se battre comme un fauve contre un ennemi invisible, erratique, insaisissable, avec mille formes changeantes.
Même avec le plus bienveillant des critiques, même avec la mère, l’ami, le conjoint, etc., l’artiste doit se mettre en position de défensive. Même un avis dénué de toute autorité (et entre nous, comment Alberto Manguel peut-il croire qu’une mère ou une épouse soit dénuée de toute autorité ?) peut donner une critique extérieure qui guiderait l’artiste vers une voie pour lui inadéquate. Même avec ces gens sans autorité apparente, l’artiste doit rester le gardien jaloux de l’intégrité de son œuvre.
Le problème, c’est qu’il faut prendre le risque de la critique extérieure si l’on veut s’en défendre. Pour bien pouvoir rejeter des critiques extérieures inadéquates, il faut écouter ces critiques, les comprendre intellectuellement pour ensuite les examiner intuitivement. C’est l’intuition de l’artiste qui lui permet d’accepter ou de rejeter une critique mais une intuition qui est toujours le résultat d’une réflexion intellectuelle préalable.
L’artiste doit pouvoir dire, à la personne qui le critique : « J’ai compris ta critique mais je ne la sens pas. Je ne peux donc pas en tenir compte. » C’est un argument indéniable et impossible à réfuter, même si la personne qui critique est en position de pouvoir. Un regard extérieur, surtout muni d’une autorité qui, après cela, voudrait néanmoins obliger l’artiste à se plier à sa critique se méprendrait la nature de la création artistique. Il devrait changer d’orientation. On recrute dans l’armée.
Cacher son ego
Après cette soudaine diatribe, calmons-nous et nuançons : humainement, il est difficile, pour la personne qui critique, d’accepter que l’artiste utilise sa subjectivité, son ego, comme seul juge de l’adéquation d’une critique. C’est d’autant plus vrai si la personne qui critique est un non-averti.
Pour les avertis et en particulier pour les techniciens, c’est l’inverse : quand un technicien qui participe à la création de l’œuvre (« technicien » au sens large du terme : j’y inclus aussi les acteurs), pour lui, le seul juge, la seule référence, c’est en effet l’ego du maître de l’œuvre (metteur en scène, réalisateur, architecte, etc.), c’est sa vision, sa subjectivité, auquel il se plie le mieux possible (cf.  RENV _Ref531538177 \h  \* FUSIONFORMAT Qui est l’auteur ? pg.  RENVOIPAGE _Ref531538211 \h 105.) Mais quand la personne qui critique n’est pas un technicien, c’est choquant pour elle de voir l’artiste brandir ainsi son ego comme argument irréfutable.
Ces sentiments sont très étonnants pour l’artiste : n’est-ce pas lui qui crée l’œuvre, après tout ? Quel ego peut être juge de l’œuvre, si ce n’est le sien ? Il doit se mettre à la place de la personne qui critique et comprendre ce cheminement de pensée étrange et humain : pour bien critiquer, cette personne doit :
1 - S’approprier en partie l’œuvre, se la faire sienne (c’est inévitable : on doit avoir l’impression d’être un peu chez soi, pour pouvoir se permettre de critiquer).
2 – Séparer l’artiste de l’œuvre, séparer le plus possible cet ego de l’œuvre produite, comme si l’œuvre se produisait et se corrigeait d’elle-même et que l’artiste, et surtout son ego, n’y avaient aucune part. Quand l’artiste remet son ego sur le tapis, cela perturbe et choque la personne qui critique.
Il est donc souhaitable que l’artiste mente un peu et arrondisse les angles, pour cacher la place prépondérante que prend son ego dans la création : au lieu de réfuter une critique en utilisant son ego comme argument, il peut donner n’importe quelle autre raison, affirmer qu’il s’était déjà fait lui-même cette critique, qu’il avait déjà essayé de corriger l’œuvre dans ce sens, que de plus cela entraîne des effets pervers sur lesquels il reste brumeux, etc. Il doit faire croire que c’est l’œuvre elle-même, et pas lui, qui trouve cette critique inadéquate.
Analyser la critique (critiquer la critique)
Après avoir tenu compte de tous ces facteurs humains qui gauchissent la critique extérieure, après avoir examiné la gangue psychologique et abstraite qui troublait la compréhension de la critique, après avoir trouvé une attitude psychologique correcte pour écouter cette critique, ne reste plus que la critique elle-même.
Il faut analyser la critique, critiquer la critique. L’artiste doit se demander : cette critique, que me dit-elle exactement ? Et d’abord, comment le dit-elle ?
Externe ou interne ?
Une critique peut être tout à fait externe, c’est-à-dire que les critères sur lesquelles elle se base ne s’appliquent pas à l’œuvre d’art qu’elle analyse.
Un exemple grossier : Sidney Bechet dénigrait le Be-bop parce qu’il était impossible de danser sur cette musique . Hors, les créateurs de Be-bop n’avaient jamais désiré que leur musique soit dansante. Leurs buts étaient tout autres ; Sidney Bechet les critiquait donc avec un critère externe. Sa critique est externe.
Le caractère externe d’une critique est malheureusement rarement aussi évident et visible : Sidney Bechet était très conscient que le caractère dansant était pour lui un axiome. Il savait et affirmait sa critique comme externe. Une personne qui critique ne s’en rend pas forcément compte et croit, en toute bonne foi, que c’est l’œuvre de l’artiste qu’elle critique, alors que c’en est une autre, qu’elle imagine à partir de ce qui lui est montré. L’œuvre n’étant pas achevée, il est facile d’y imaginer un développement que l’artiste ne veut pas, un développement externe à son projet.
Si l’artiste ne décèle pas, au plus vite, ce caractère externe d’une critique, cela peut l’égarer. Imaginons qu’il modifie son œuvre en fonction de cette critique. Cette modification donnera à l’œuvre une direction incompatible avec son ensemble et la rendra bâtarde.
L’existence d’une critique externe indique que l’œuvre n’affirme pas encore avec suffisamment de force ses critères, ne dit pas avec assez d’aplomb : je suis ceci et pas cela. C’est normal et inévitable : c’est le propre d’une œuvre en chantier.
Si l’artiste décèle qu’une critique est externe, il doit alors la rejeter. Si par contre l’artiste décide qu’une critique est interne, il accepte dès lors qu’il y a un problème dans son œuvre, problème qu’il doit identifier, analyser et résoudre.
Comment l’artiste peut-il décider qu’une critique est interne ou externe ? Une fois de plus, tout simplement en se fiant à son intuition. En arts, l’intuition est fort sollicitée. A certains moments très précis, l’artiste doit utiliser cette intuition avec le plus d’égoïsme possible.
Pour déterminer si une critique est externe ou interne, un artiste doit, certes, réfléchir, analyser, peser le pour et le contre, mais au final, ce qui fera pencher la balance d’un côté ou de l’autre, ce sera son intuition.
Analyse ou illustration ?
On peut classer les critiques en deux catégories : celles qui analysent le problème et celles qui ne l’analysent pas mais l’illustrent.
Dans cette dernière catégorie, on trouve de nouveau deux sous-catégories : soit on donne des exemples, des comparaisons avec d’autres œuvres ; soit on offre des solutions pour corriger l’œuvre.
Une critique par exemples et solutions semble plus simple et plus claire qu’une critique analytique. La personne qui critique veut faire croire à l’artiste qu’elle utilise les exemples et les solutions pour lui faciliter la tâche ; alors que c’est dû de sa part à une incapacité à abstraire ou à de la paresse et que cela complique la tâche de l’artiste.
Le but final d’une critique, c’est que l’artiste trouve, lui-même, ses propres exemples et solutions. Il faut donc les lui insuffler, l’amener à les trouver lui-même et non pas les trouver à sa place. Parfois, certes, les solutions proposées semblent excellentes ; parfois, certes, les exemples employés sont éclairants ; ils coïncident exactement avec ce dont a besoin l’artiste. Mais quand ce n’est pas le cas, quand il ne comprend pas en quoi cette solution va améliorer son œuvre ou en quoi cet exemple s’applique à elle, alors, il doit péniblement déduire, à partir de l’exemple ou de la solution, une critique analytique. Il fait cela en se demandant ce que la personne qui critique a bien voulu dire par ces exemples et solutions, en tentant de décortiquer un cheminement de pensée qu’il ne comprend pas nécessairement. Ensuite, à partir de cette critique analytique, s’il la trouve adéquate, il doit retrouver ses propres exemples, inventer ses propres solutions, en oubliant ceux que lui avait offert l’autre personne, car ils l’encombrent. Si on lui avait tout de suite fait une critique analytique, l’artiste aurait évité plusieurs étapes difficiles et pénibles.
Nuançons : ce processus où l’on décode une critique analytique peut, pour certaines personnes, devenir excitant et gratifiant. Mais si l’artiste n’a pas en lui ce goût un peu pervers pour les énigmes, ou qu’il soit ne fut-ce qu’un peu fatigué ou, encore, que l’énigme soit trop éloignée de lui, le problème trop ténu ou la solution trop absurde, alors, tout ce décodage lui devient pénible.
Il est aussi vrai qu’une critique analytique peut être malaisée à comprendre, surtout vers la fin de la création d’une œuvre, les problèmes y devenant de plus en plus ténus et l’analyse de ces problèmes de plus en plus compliquée. La personne qui critique tout comme l’artiste critiqué n’ont pas nécessairement une formation qui les rend aptes à manipuler avec aisance, sûreté et rapidité des concepts abstraits. Mais si l’artiste ne comprend pas une critique analytique, il peut tout faire pour se la rendre compréhensible, en interrogeant la personne qui critique, en demandant qu’elle ré-explique avec d’autres mots ou en attaquant cette critique sur plusieurs angles, jusqu’à enfin la comprendre - jusqu’à enfin imaginer la comprendre mais en la ré-inventant - ce qui est suffisant.
L’artiste peut aussi demander des exemples ou des solutions mais juste et seulement pour éclairer l’analyse. Les solutions et les exemples ne forment pas une bonne critique ; elles n’en sont que les illustrations.
Critiquer, c’est analyser. 
Avis minoritaire ; avis majoritaire
Quand plusieurs personnes critiquent une œuvre, on remarque que sur certains points, leurs critiques divergent (ce sont alors des avis minoritaires) mais sur d’autres, elles se rejoignent (et forment des avis majoritaires).
Il arrive que des avis majoritaires se rejoignent si parfaitement qu’ils sont formulées avec les mêmes mots. Dans d’autres cas, ce sont des critiques inverses mais qui se réduisent au même problème : par exemple, quelqu’un dira d’un texte que des mots s’y répètent trop alors qu’un autre trouvera qu’il n’y a pas assez de répétitions ; ce qui est équivalent : il y a des répétitions mais de manière insuffisamment affirmée pour que cela passe pour autre chose qu’une erreur et non pour une volonté de l’auteur. C’est trop ou pas assez.
On pourrait croire qu’il suffit de rejeter, sans trop réfléchir, les avis minoritaires et accepter, sans rechigner, les avis majoritaires. Mais un artiste peut choisir de suivre un avis minoritaire, ou bien de ne pas suivre un avis majoritaire. Il peut sentir, intuitivement, que tel avis minoritaire rejoint le sien, suscite le sien, nourrit le sien ; inversement, il peut sentir que tel avis majoritaire ne l’inspire pas et qu’il veut, justement, ne pas en tenir compte. Aller contre un avis majoritaire peut être intéressant : cela peut déboucher sur quelque chose de neuf. Un avis majoritaire est normatif, peu inventif et se réduit à une solution toute faite ou à un cliché.
Il est difficile de s’opposer à un avis majoritaire. Tout le monde donne tort à l’artiste. Mais, rappelons-le, l’art est un domaine relatif. Rien n’y est impossible. Si la majorité des critiques relève ce qui semble être une scorie mais que l’artiste veut absolument le garder, il peut modifier son œuvre, en partie ou dans son entièreté, pour « faire passer » cette scorie, pour la justifier, ou même reconstruire toute l’œuvre autour d’elle. Il est aussi possible de simplement ignorer un avis majoritaire. Si l’artiste a l’intuition qu’une critique majoritaire n’est pas fondée, ou qu’elle décrit un défaut inhérent à l’œuvre, un défaut inévitable et qui permet d’autres qualités, alors, il devrait suivre son intuition. Dans les domaines artistiques, il est possible qu’un artiste ait raison contre le monde tout entier.
Les règles de l’art
Pour comprendre une critique, il est nécessaire, pour un artiste, de connaître les règles  de son art.
Tant qu’un artiste travaille seul sur son œuvre, il peut tout ignorer de ces règles. Cette méconnaissance peut l’enrichir ou même être la fondation de sa pratique : Théolonius Monk, paraît-il, avait basé une partie de sa musique, qui a révolutionné le jazz, sur une méconnaissance technique. Mais dès qu’un artiste se confronte à d’autres, artistes, techniciens ou producteurs, dès qu’il leur demande de critiquer son œuvre, il est obligé de connaître les règles communément admises dans le domaine artistique dans lequel il travaille. J’insiste : il doit « connaître » ces règles ; pas « suivre » ou « appliquer » ces règles !
Tout d’abord, il doit apprendre le vocabulaire technique, plus ou moins précis, plus ou moins vague, en vigueur dans son domaine artistique. En même temps, il doit s’en méfier : si ce vocabulaire est vague, il permet de gloser sans rien analyser et devient un discours qui cache ou même remplace la critique ; si ce vocabulaire est trop précis, il déforme les œuvres pour qu’elles répondent au vocabulaire. Par exemple, l’adjectif « non-psychologique » a fait des ravages dans les mises en scène théâtrale françaises, les a rendues exsangues, formelles, inhumaines et, pour finir, incompréhensibles.
Une fois ce vocabulaire connu, l’artiste doit connaître les règles acceptées dans le domaine où il travaille. Tout comme le vocabulaire, ces règles reviendront dans les critiques. Ces règles, même si elles semblent idiotes, soulignent la nature, l’essence, du domaine artistique où il travaille. Par exemple, le théâtre du XIXème siècle français suivait les trois unités et n’utilisait donc qu’un seul lieu, qu’un seul décor. Cette règle nous décrit une spécificité du théâtre : le théâtre est un événement qui se déroule dans un seul lieu : la salle de spectacle. Mais le théâtre de Shakespeare désobéit sans vergogne à cette règle et nous révèle ainsi une autre facette de la nature du théâtre, une autre règle : cet art permet au public d’imaginer l’invisible. Une pièce de Shakespeare, dans une mise en scène sobre et un décor dépouillé, nous transporte dans les plaines d’Ecosse, dans un château danois, dans la Rome antique, dans une forêt enchantée près d’Athènes, dans la plaine de Troie, dans les cours d’Angleterre, sur les plages d’îles exotiques et imaginaires.
Un artiste doit donc connaître ces règles, ne fut-ce que pour s’en méfier ou s’en détourner. Dans le contexte artistique (contrairement à celui de l’artisanat), une règle, une fois énoncée, acceptée et suivie par trop d’artistes, est dépassée. L’artiste doit connaître ces règles dépassées pour ne pas les suivre par erreur, pour choisir de ne pas les suivre. Dans beaucoup de cas, l’originalité vient d’un artiste qui, consciemment, choisit de ne pas suivre une règle, de la contourner ou de l’ignorer.
Le gros problème de ces règles, c’est qu’il y a des gens pour y croire dur comme fer et pour les utiliser dans les critiques, non pas comme illustration ou comme exemple, mais comme guide et comme solution. De plus, ces règles peuvent être mal assimilées, mal comprises. La distanciation brechtienne, le dodécaphonisme, les règles de prosodie, le nombre d’or, etc., permettent d’affirmer une chose et son contraire. Ce qui n’est pas le plus grave : le danger d’une règle, c’est son caractère soi-disant absolu. Utiliser une règle dans une critique, la brandir comme preuve, semble imparable. Et ce ne l’est absolument pas : il suffit de questionner la règle pour la détruire. En art, aucune règle ne résiste à une critique sérieuse. Elle peut être infirmée logiquement (« le contraire n’est-il pas tout aussi vrai ? ») ou par de nombreux contre-exemples. Une règle est valable dans le cadre de certaines œuvres, à une certaine époque, et c’est tout.
Méfions-nous des règles et de ceux qui les utilisent. Ne nous laissons impressionner par l’aplomb qu’elles donnent à ces gens. Il est spécieux de critiquer une œuvre selon un canon extérieur, quel qu’en soit la pertinence. Il faut, au contraire, critiquer chaque œuvre selon sa logique interne. Chaque œuvre crée ses propres règles.
Quelle critique prendre en compte ?
Une fois la critique analysée, assimilée, comprise, réinventée, comment ensuite l’accepter ou l’écarter ? Comment l’artiste doit-il décider qu’il la trouve adéquate ou inadéquate pour l’œuvre sur laquelle il travaille ?
Un artiste ne peut pas obéir à toutes les critiques qui lui sont faites : souvent, elles se contredisent les unes les autres. Même si par miracle les critiques ne se contredisaient pas, si l’artiste modifiait son œuvre en fonction de toutes ces critiques, son œuvre partirait dans tellement de directions qu’elle en perdrait sa cohérence interne. Elle en deviendrait une monstruosité informe.
Pour départager les critiques, l’artiste doit, en fin de compte, de nouveau, faire confiance à son intuition. Il doit se demander : « Cette critique résonne-t-elle en moi ? » Ce qui décrit bien la façon dont fonctionne ici l’intuition dans la critique extérieure : quand l’artiste a entendu une critique et qu’il y réfléchit, sur le moment ou par après, une sorte de clochette interne sonne-t-elle en lui ? Se dit-il : « Crévindju, elle est juste, cette critique ! » ? A-t-il l’impression de se rappeler cette critique, comme si dans le passé, il se l’était déjà confusément formulée ? Est-il furieux de ne pas se l’être faite lui-même au préalable, cette critique ?... Ce sont des signes que cette clochette résonne en l’artiste.
Cette résonance peut être tardive : une critique peut mettre un temps pour être assimilée par l’artiste. Sur le moment, quand cette critique avait été émise, l’artiste s’était peut-être battu comme un fauve contre elle. Il en avait même prouvé, par A+B la fausseté. Ce n’est que plus tard, en y réfléchissant après coup, que cela résonne en lui.
Cela peut sembler bizarre de faire ainsi tellement confiance à l’intuition. Une réflexion préalable est nécessaire mais ici la réflexion n’est pas un but en soi : elle sert surtout à déclencher l’intuition. Si l’artiste n’a pas de réflexion préalable, ce n’est plus son intuition qu’il suit mais le hasard ou l’humeur accidentelle du moment. Paradoxalement, l’intuition se réfléchit, l’intuition se travaille, l’intuition est le résultat d’une réflexion : après avoir décortiqué la critique, après l’avoir analysée, après avoir pesé le pour et le contre, l’artiste finit par faire confiance à son intuition.
L’artiste n’a donc d’autre outil que son intuition pour sélectionner entre les critiques - ou, pour être plus exact, d’autre outil que l’intuition de l’auteur.
Et pour cela, l’artiste doit d’abord déterminer qui est l’auteur.
L’artiste n’est pas nécessairement l’auteur.
Qui est l’auteur ?
Si vous êtes un artiste solitaire, si vous êtes poète, aquarelliste, autobiographe, si vous avez l’impression d’exprimer le plus sincèrement possible votre subjectivité dans les œuvres d’art que vous produisez, vous pouvez fort bien sauter ce passage. Car l’auteur d’un poème ou d’une toile est en général facilement identifiable. Mais quel est véritablement l’auteur d’un film ? D’une cathédrale ? D’une œuvre en collaboration ? D’une œuvre de commande ? D’un spectacle ? D’une publicité ?
L’auteur de « Dubliners » est-il vraiment le même que celui de « Finnegan’s Wake » ? N’y a-t-il pas là deux auteurs très différents ? On peut les confondre parce que le même corps a été le réceptacle de ces deux auteurs mais n’est-ce pas un peu léger ? Pourquoi, alors, ne pas confondre les œuvres de John Ford le dramaturge avec celles de John Ford le cinéaste ? Pourquoi ne pas attribuer les œuvre de Valéry à Simenon et inversement ? Cela semble absurde ; mais pas plus, me semble-t-il, tous comptes fait, que de confondre l’auteur de Dubliners et de Finnegan’s Wake.
On aura reconnu, ici, des idées recueillies et réinventées par Jorge Luis Borgès . Pour l’auteur argentin, il s’agissait d’un jeu et d’une satire. Il appréciait toujours plus la beauté d’une idée, son caractère paradoxal, que son efficacité pratique. Pour nous, cette idée est un outil qui nous permet de remettre en cause l’acceptation habituelle du concept « auteur ». Tel quel, dans ce chapitre, ce concept nous gêne aux entournures.
Quand on y réfléchit sérieusement, on s’aperçoit à quel point la notion d’auteur est une création abstraite et artificielle. Une œuvre d’art dans l’Occident moderne, même quand elle est fabriquée par un ensemble de personnes, doit donner l’impression d’avoir été créée par un seul et même créateur. Dans d’autres contrées ou dans d’autres temps, même si l’idée d’un créateur unique est (ou était) moins forte, le résultat reste (ou restait) le même : le besoin de cohérence interne de l’œuvre demande que le récepteur, devant l’œuvre terminée, sente la patte d’une seule personne, que j’appelle dans ce texte « l’auteur ». L’auteur d’une œuvre ne coïncide pas toujours avec l’artiste qui l’a créé. Cet auteur peut être clairement une pure fiction.
Une cathédrale, par exemple, n’était pas l’expression d’une individualité (le commanditaire ou l’architecte ou le contremaître) mais celle d’un auteur fictif, nommé Dieu. Pas le Dieu réel tel qu’un Catholique Croyant le concevait mais bien, déjà à l’époque, une fiction de Dieu. On n’envisageait pas que Dieu lui-même ait créé les cathédrales comme il avait créé le monde. On acceptait que les créateurs en étaient des hommes mais des hommes inspirés par une certaine idée de Dieu - une fiction de Dieu.
Autre exemple : l’autobiographie d’une personnalité connue. Le nègre qui rédige cette biographie n’en est pas l’auteur mais pas la personnalité connue non plus. L’auteur, c’est cette personnalité si elle avait été capable d’écrire. Cet auteur, une fois de plus, est une création artificielle, sous-entendue par l’œuvre.
Dans une publicité, l’auteur, c’est le produit, ou tout au moins, la firme qui fabrique le produit. L’auteur est au mieux une savonnette, au pire l’entreprise qui crée ces savonnettes, avec ses conflits et ses luttes de pouvoir.
Autre cas de création d’auteur : un artiste qui veut se renouveler, perdre ses tics, qui cherche autre chose, une autre manière, un nouveau style : il arrive alors qu’il se crée, plus ou moins consciemment, un nouvel auteur fictif. Pour le pire ou le meilleur, il change diamétralement de genre (Picasso, Joyce, Stravinski, De Chirico, Fritz Lang), de langue (Luciano Hearf, Nabokov), de domaine artistique (Cocteau, Paul Emond, Cartier-Bresson) ou simplement de nom : il se crée un pseudonyme, ou même une biographie mensongère, avec, cas le plus surprenant de cette démarche, Fernando Pessoa et sa vingtaine d’hétéronymes : Alvaro de Campos, Fernando Reis, etc., dont il avait inventé les vies, les œuvres, les polémiques, et qu’il fit mourir à plusieurs reprises.
Mais alors, si l’artiste n’est pas l’auteur de l’œuvre, s’il y a un autre auteur, une fiction d’auteur, comment ensuite l’artiste peut-il corriger cette œuvre ? Selon quels critères ? De nouveau, ici, l’artiste doit faire confiance à son intuition, il doit écouter si cela résonne en lui mais en « jouant à l’auteur », comme un comédien joue un personnage . Il doit utiliser son imagination pour endosser le rôle de l’auteur, en se demandant sans cesse pendant le processus de création : si j’étais l’auteur, que ferais-je ?
L’artiste est alors technicien, terme qui, comme je l’ai signalé plus haut, n’est pas pour moi péjoratif, au contraire. Il y a quelque chose d’égoïste et de limité chez un auteur, alors qu’un technicien sacrifie son ego pour se mettre au service des différents auteurs pour lesquels il travaille successivement. Il se fond dans la subjectivité de ces auteurs, les singe, les joue. Parfois, il se trompe et l’auteur (s’il n’est pas une fiction, si c’est par exemple un réalisateur de film ou le « créatif » d’une agence de pub), l’auteur le rappelle à l’ordre avec très peu de délicatesse : l’auteur se sent trahi. D’autres fois, l’auteur est surpris mais enchanté par ce que propose le technicien : le technicien lui a donné non pas ce qu’il demandait mais ce qu’il désirait et ne parvenait pas à formuler. L’objectif pour un technicien, c’est de rester dans la subjectivité et le point de vue de l’artiste et, en même temps, d’améliorer cette subjectivité ; grandeur des anonymes bâtisseurs de cathédrales.
Chaque œuvre, en fait, crée un auteur fictif. Un poème, par exemple, sous-entend un auteur fictif qui n’a rien ou peu en commun avec la personne en chair et en os qui l’a écrit. Le poète que sous-entend les vers de Racine n’a rien à voir avec le personnage peu ragoûtant qu’était, semble-t-il, Racine. Le mythe de Rimbaud a été créé par Rimbaud lui-même, dans ses textes ; il est très différent de l’adolescent de province aux gros doigts que décrit Mallarmé. Même chez Célan, où l’on peut croire que poésie et autobiographie sont mélangées, il y a création artificielle d’un auteur, ne fut-ce que dans le nom de « Paul Célan ». S’il y avait adéquation entre l’auteur fictionnel et l’artiste réel, s’il n’y avait pas cette transmutation qui crée cette fiction d’auteur, l’œuvre produite ne serait plus de l’art mais juste un témoignage anecdotique.
Quand il est possible de créer une œuvre sans tenir compte de cet auteur fictionnel, sans devoir y penser, il vaut mieux confondre cet auteur fictionnel avec l’artiste. L’outil conceptuel que nous développons dans ce chapitre peut gêner un artiste solitaire autant qu’il peut être utile à l’artiste qui travaille au sein d’un groupe, sous les ordres d’un commanditaire ou avec l’idée de Dieu comme guide. Cet artiste-là doit constamment se référer à cet auteur fictionnel car c’est cet auteur qui donne la cohérence interne de l’œuvre. Si cet artiste est un bon technicien, il doit constamment se demander qui est l’auteur ? Que pense-t-il de son œuvre ? Comment veut-il la modifier ?
Mécompréhension de la critique
L’artiste se méprend sur la critique qui lui a été faite, en partie ou complètement : une inversion logique, un mot légèrement ambigu, une inattention, l’ont guidé sur une piste erronée ; il trouve cette piste intéressante et la suit. Par après, la personne qui a émis cette critique reproche à l’artiste de ne pas avoir tenu compte de son avis, alors que l’artiste a fermement l’impression du contraire !...
Dans des domaines autres qu’artistiques, ce type de malentendus a causé des disputes, des divorces et des guerres. En art, ces malentendus n’ont aucune importance : l’artiste peut fort bien se méprendre sur une critique. Le plus important, c’est qu’il en tire quelque chose. Le but de la critique n’est pas que quelqu’un d’extérieur modifie l’œuvre mais bien qu’il induise en l’artiste une modification.
Si ensuite la personne qui avait critiqué revoit l’œuvre et a l’impression que sa critique est toujours d’actualité, si elle estime que le défaut qu’avait relevé cette critique entache toujours l’œuvre en chantier, elle aura tendance à la réexpliquer, avec une irritation due à l’impression d’avoir été incompris, irritation que l’artiste doit ignorer car elle est purement parasitaire.
La personne répète son explication, la précise et sa critique devient plus claire que la première fois qu’il l’avait émise. L’artiste doit l’écouter patiemment, pas seulement parce que cette critique pourrait être pertinente mais aussi parce qu’au contraire, elle risque d’être tout à fait inadéquate. Dans les deux cas, il doit l’entendre, l’assimiler, la comprendre – ou, enfin, comprendre quelque chose.
Car rien ne l’empêche, rien ne peut l’empêcher, de se méprendre à nouveau sur cette critique. Rien ne l’empêche d’inventer un nouveau sens à la critique qui lui a été faite.
Comment corriger ?
Une fois la critique acceptée, comprise, digérée, comment, ensuite, modifier son œuvre, en fonction de cette critique ?
Une fois de plus, cette question semble idiote, tautologique : il suffit de corriger les erreurs !... L’expérience, une fois de plus, montre très vite que ce n’est pas si simple : c’est difficile de corriger une œuvre sans l’endommager. Il est même difficile de déduire une correction à partir d’une critique. Il faut, pour cela, acquérir des méthodes, des techniques, des trucs, à fur et à mesure des années et des œuvres. Dans les pages qui suivent, je me limite à quelques directions, quelques conseils. Chaque artiste doit se créer ses propres outils adaptés à ses besoins et à sa personnalité.
Personnellement, je trouve la paresse bonne conseillère. Il faut corriger le moins possible, ce moins possible étant, le cas échéant, de tout reprendre depuis le début.
Ne pas changer d’œuvre
Dans des domaines où les critiques sont légion (dans le cinéma, la publicité, dans les écoles artistiques où plusieurs enseignants suivent l’évolution d’un même exercice d’élève), on ne compte plus les œuvres dénaturées par la correction : au lieu de corriger l’œuvre, de se confronter franchement et jusqu’au bout avec elle, ce qui nécessite efforts et labeur, on a tendance à changer d’œuvre, à revenir aux fondations d’une autre œuvre.
Il y a un moment, vers la fin du processus de création, où une œuvre semble impossible, où l’on se dit qu’il vaudrait mieux l’abandonner :
Tout livre abrite une impossibilité intrinsèque, que l’écrivain découvre dès que son excitation initiale faiblit. Le problème est structurel ; il est insoluble ; voilà pourquoi personne ne pourra jamais écrire ce livre. Les nouvelles, les essais et les poèmes complexes posent aussi ce problème : le défaut structurel rédhibitoire que l’écrivain aimerait n’avoir jamais remarqué. 
Si l’œuvre a une certaine ambition, une certaine ampleur, il arrive un moment où l’artiste a l’impression que l’œuvre est totalement impossible. Ce qui peut être vrai (cf. sous-chapitre suivant) mais en général, c’est juste l’œuvre qui se paufine jusqu’à un point où tous les éléments sont tendus et où l’artiste a l’impression d’être coincé entre toutes ces tensions. L’artiste a alors la tentation de changer d’œuvre. Il se retrouve alors aux débuts d’une autre œuvre, sur laquelle il faudra de nouveau travailler, jusqu’au point malheureusement inévitable où cette nouvelle œuvre semblera à son tour impossible. J’ai vu des artistes changer plusieurs fois d’œuvres, sans parvenir à en achever aucune. Un artiste croit corriger son œuvre alors qu’en fait, sans s’en rendre compte, il la modifie tellement, il en change tellement les fondations et les critères internes, qu’il est en train de changer d’œuvre.
Signalons que « rester dans la même œuvre » ou « changer d’œuvre » n’est pas seulement une question de temps ou de travail. Dans certains cas, modifier un détail fait bifurquer l’œuvre et en fait une nouvelle œuvre ; dans d’autres, refondre tout, recommencer, bousculer toute la structure, ne modifie pas fondamentalement l’œuvre mais, au contraire, la pousse plus loin et lui permet de persister et d’atteindre ses critères.
Malheureusement, ce n’est qu’avec l’expérience, après s’être plusieurs fois fourvoyé, que l’on identifie le moment où l’on change d’œuvre, le moment où, pour ne pas répondre jusqu’au bout aux critères internes de l’œuvre, l’on fuit dans une nouvelle œuvre.
Abandonner l’œuvre en cours
Il peut arriver que l’artiste doive abandonner une œuvre. Il s’aperçoit que, pour lui, cette œuvre est réellement impossible à réaliser, ou qu’elle n’est que redite, que d’autres ont déjà réalisé une œuvre trop semblable à celle-ci, ou, encore, que pour lui, tout compte fait, l’idée de départ est erronée.
Abandonner des œuvres est, je le crains, inévitable, surtout au début de la carrière d’un artiste. La « Recherche du temps perdu » a été précédée de « Jean Santeuil » et « Contre Sainte-Beuve » ; les versions inachevées et caduques de « la Tentation de Saint Antoine » ont permis à Flaubert, à la suite d’une séance de critique des ses amis, de se lancer dans « Madame Bovary » ; etc.
Une critique bien faite peut aider l’artiste à se rendre compte qu’il doit abandonner l’œuvre. Ce doit être une décision mûrement réfléchie. Un artiste ne devrait abandonner une œuvre qu’à froid, qu’après l’avoir laissé longtemps reposer, et jamais dans le feu de l’action, jamais quand sévit le ras-le-bol dû au travail, et surtout pas juste après une critique qui lui aurait suggéré d’abandonner l’œuvre. Au contraire, l’artiste doit d’abord tout faire pour ne pas abandonner l’œuvre, chercher toutes les solutions possibles, pousser l’œuvre dans ses derniers retranchements. Et ce n’est que finalement, par dépit, et après un long temps de réflexion, qu’il peut accepter que la critique était juste : l’œuvre doit être abandonnée.
Revenir en arrière
Il arrive qu’en corrigeant, au lieu de l’améliorer, on dégrade l’œuvre. Une critique, après cette correction, indique qu’elle n’est pas adéquate ; elle indique que « c’était mieux avant ». Elle conseille de revenir en arrière, à une plus ancienne version.
C’est possible dans certaines pratiques artistiques, le montage, l’écriture , etc. mais malaisé et même impossible dans d’autres, tout comme, en cuisine, il est difficile de retirer une épice dont on a abusé. En peinture à l’huile, ce n’est déjà pas toujours évident de revenir en arrière ; en aquarelle, c’est tout à fait impossible : chaque trait de peinture est définitif. On ne peut pas rectifier le tir en cours d’exécution.
On retrouve cette impossibilité dans d’autres domaines artistiques : l’improvisation, tant musicale que théâtrale, les photographies prises sur le vif, etc. Mais si les artistes, dans ces domaines, ne peuvent pas corriger une œuvre en revenant en arrière, ils peuvent se corriger d’œuvre en œuvre. Le processus de critique et de correction est le même et tout ce que l’on pourrait dire sur la critique extérieure, dans ces domaines, y est similaire. C’est juste le déroulement des opérations qui est différent.
Analyser le problème pour le résoudre
Dans l’énonciation d’un problème, se dégage parfois la solution à ce problème. Quand une solution ne s’en dégage pas, il suffit de demander à la personne qui critique de changer d’énonciation, d’utiliser d’autres mots pour analyser le problème, pour à un moment entendre, dans l’énonciation, à partir de cette énonciation, s’esquisser la solution.
Malheureusement, il peut arriver que l’analyse du problème ne donne aucun indice de ce que pourrait être une solution ; on a beau changer l’énonciation, la solution reste inconnue. L’artiste doit alors utiliser son imagination pour trouver la solution. Avec les éléments qui existent dans l’œuvre, en retranchant certaines parties, en en ajoutant d’autres, en modifiant certains éléments, il doit inventer  une solution. C’est un processus qui peut rappeler celui de l’imagination que doit déployer, au cours d’une partie, un bon joueur d’échec.
L’artiste plombier
Un artiste doit s’entraîner à réfléchir en réparateur, comme le ferait un plombier, un électronicien, ou un informaticien qui corrige un bogue dans un programme. L’artiste doit parvenir à se dire : puisque l’œuvre a tel ou tel problème, je peux le résoudre de telle ou telle manière.
Néanmoins, quand l’œuvre est effectivement corrigée de telle ou telle manière, il peut arriver que cela ne résolve en rien le problème, ou même que cela l’aggrave, que cela crée d’autres problèmes. Il faut alors chercher une autre solution au problème. Il faut faire, défaire, refaire. Au début de la carrière d’un artiste, il est malaisé d’agir ainsi, en réparateur, malaisé de repérer un problème dans une œuvre et de trouver la solution à apporter à ce problème. On idéalise tellement l’acte de création artistique qu’on ne parvient pas toujours à s’abaisser à l’artisanat de la réparation. Quand on corrige, on en arrive à être dégoûté par ce côté artisanal qui semble entacher le plaisir quasi extatique qu’on avait à créer le premier jet de l’œuvre.
Avec le temps, s’il ne se reconvertit pas dans un autre secteur d’activité, l’artiste finira par apprendre à apprécier cet artisanat, ou tout au moins à le supporter suffisamment pour que cela ne gâche pas son plaisir. Ce plaisir, de toutes façons, il le ressentira de nouveau pleinement quand il constatera dans l’œuvre les améliorations que cet artisanat a produit.
Avec le temps et l’expérience, l’artiste réfléchit de mieux en mieux en réparateur. Il sait mieux déceler les problèmes, les analyser, inventer des solutions. L’artiste n’apprend pas seulement à créer des œuvres artistiques ; il apprend à les corriger.
Petits problèmes, grandes solutions ; grands problèmes, petites solutions
Il arrive qu’une critique générale puisse être résolue par de tous petits changements et, inversement, une critique de détail peut révéler un problème de structure générale qui demande une refonte de toute l’œuvre.
En informatique, il arrive que l’on corrige une petite erreur, un bogue, mais que cette petite correction ait des répercussions sur tout le logiciel, au point que celui-ci en devient inopérationnel. On se rappellera aussi le vol d’un papillon qui déclenche une tornade. Des phénomènes similaires se retrouvent dans la création d’œuvres d’art : une minuscule pointe de couleur mal placée peut annihiler tout l’effet que procure une toile ou, au contraire, bien placée, la transformer en chef d’œuvre ; une fausse note détruit l’effet d’un morceau de musique ; un temps trop long ou trop court gâche tout l’effet d’un gag dans une comédie.
Les œuvres sont plus ou moins sensibles à l’adéquation et à la pertinence de chaque détail. Cela, d’abord, pour une question d’étendue : chaque mot d’un haïku est beaucoup plus d’importance qu’un mot perdu dans un roman d’un millier de pages. D’autre part, certaines œuvres se présentent, dès l’abord, comme pouvant comporter des scories ou des imprécisions : quand un écrivain nomme son livre « Fragment d’un discours amoureux », ou « Carnets de notes », quand des jazzmans qui ne se sont jamais rencontrée au préalable se rassemblent lors d’une jam session, quand on peint sur un morceau de carton récupéré, dès l’abord, ces œuvres indiquent leurs côtés imparfaits, aléatoires, et sont donc forcément moins sensibles à l’adéquation de chacun de leurs détails. Par contre, dans un morceau de Bach, dans un poème sophistiqué, même étendu comme « la Jeune Parque » de Paul Valéry, dans un film en cinémascope à l’éclairage stylisé, chaque détail est crucial. Il faut tenir compte de cette particularité de l’œuvre : si c’est une œuvre sensible à chacun de ses détails, ces détails doivent être peaufinés. A l’inverse, si l’œuvre est brute, elle ne supporterait sans doute pas une correction trop détaillée.
Un problème en cache un autre
Une critique semble tout à fait sensée, tout à fait logique, pour l’artiste ; il corrige l’œuvre en fonction de cette critique mais sa correction ne résout rien. Il se rend compte que le problème ne se situe pas là où le croyait la personne qui critique mais ailleurs. Ce problème n’est que le symptôme d’un problème ailleurs : un passage trop lent dans un morceau de musique ne le semble plus si l’on enlève un autre morceau, plus tôt, qui est trop rapide ; un déséquilibre général dans une composition graphique n’est due qu’à un élément anodin, presque une scorie, mais qui, accentué et mis en évidence, rééquilibre toute la composition ; etc.
Quand l’artiste cherche ainsi dans l’écheveau des causes obliques, quand il décode la façon biscornue dont l’œuvre fonctionne pour autrui, il en devient une sorte de détective. Le crime est l’œuvre ; la critique est l’enquête ; la correction est la solution de l’énigme.
Le public
Une œuvre d’art procure un certain effet avec une certaine efficacité sur un public. J’insiste : pas le public mais un public. Une œuvre d’art n’est pas créée pour satisfaire tout le monde mais un certaine nombre de personnes, un certain public. Le film « Titanic », destiné à un public planétaire, a été apprécié de gens très différents ; certains spectateurs se sont simplement ennuyés en le visionnant. A l’inverse, des poètes contemporains ne sont lus que par quelques milliers ou quelques centaines de lecteurs fidèles, passionnés, actifs, pour lesquels ces poèmes sont une partie importante de leurs vies ; pour le reste du monde, ils sont inconnus et souvent illisibles.
L’artiste doit donc destiner son œuvre à un public donné. Ce public peut être « ciblé », comme en publicité ou dans les mass média : on peut écrire un livre pour enfants, créer une série télévisée pour seniors, composer de la musique pour amateurs de tango, pour férus de virtuosités pianistiques, pour fanatiques du belcanto, etc. Plus fondamentalement, chaque œuvre se crée et sous-entend son propre public.
La pertinence, l’efficacité et la valeur d’une œuvre, se juge par rapport à ce public. C’est donc très important, pour l’artiste, de visualiser ce public . Non pas, évidemment, connaître chacune des personnes qui constituent ce public : il serait fastidieux d’ainsi consulter plusieurs centaines, milliers ou millions d’individus – mais en créant une abstraction, « le public », « son public », « le public de cette œuvre », auquel il fera référence pendant tout le processus de création de l’œuvre et, entre autres, pendant la critique extérieure . Comment créer cette abstraction ?
L’artiste peut décider de choisir un individu précis comme exemple significatif de ce public. Il peut décider d’adresser son œuvre à cette personne, en général une personne aimée ou admirée, comme on adresse une lettre. Nous avons tous pensé écrire, peindre, jouer, composer, etc., pour impressionner et séduire une personne. Ce qui, entre nous, est finalement peu efficace : quand cette personne voit enfin notre œuvre, elle ne l’apprécie pas nécessairement. Nous avons beau la cibler pour elle, l’œuvre peut fort bien échapper totalement à sa compréhension ou à ses goûts. Si elle l’apprécie et nous admire pour cela, cette admiration s’ajoute aux sentiments qu’elle éprouve pour nous, sans nécessairement les modifier : elle nous admire mais ne nous aime toujours pas. Et de toutes façons, l’appréciation de cette personne est-elle vraiment une preuve de qualité ? De toutes façons, il est difficile d’accomplir un travail aussi long et décourageant que la création d’une œuvre d’art, pour un but aussi idiot. Oh, on le suit aussi pour ce but, et pour d’autres, encore plus bêtes : pour les honneurs, pour avoir sa photo dans le journal, pour obtenir une certaine reconnaissance sociale, pour impressionner son papa et sa maman, etc. mais pas que pour cela. Même l’artiste le plus fat (par exemple Racine) a d’autres buts, quand il crée une œuvre (par exemple l’œuvre de Racine).
De toutes façons, si on arrivait à adresser une œuvre à une seule personne, si on parvenait à créer l’œuvre qui la contenterait totalement, cette personne prendrait alors tellement d’importance dans la création de l’œuvre qu’elle en deviendrait presque un co-auteur. L’œuvre risquerait d’être bâtarde et difficile à comprendre par une tierce personne qui ne soit ni l’artiste, ni le destinataire. Une œuvre ne peut pas être une lettre adressée à une personne. Elle doit aussi pouvoir intéresser des gens qui ne connaissent pas l’artiste. Même si le Roi était son principal commanditaire, Molière écrivait aussi ses pièces pour « le public », c’est à dire l’abstraction que j’essaie de définir dans ce chapitre.
Une autre solution pour définir cette abstraction, c’est l’inverse de la personne unique. C’est de se leurrer et de croire, de se persuader, que le public, c’est tout le monde. C’est avoir comme but que tous les êtres humains aiment l’œuvre. Ce qui est évidemment impossible. Aucune œuvre ne fait la stricte unanimité, et cela même dans un groupe très homogène. Il y a toujours quelque chose de personnel et d’erratique qui a sa part dans l’appréciation d’une œuvre d’art.
Alors, de « tout le monde », on peut passer à « le plus grand monde » : on créerait une œuvre pour plaire au plus de gens possible. Une œuvre qui plairait au plus grand nombre serait immanquablement de qualité. Mais pourquoi une œuvre d’art pour le plus grand nombre serait-elle plus valable qu’une œuvre pour quelques uns (for the happy few) ? Pourquoi les films grand publics de Steven Spielberg seraient-ils plus valables que les poèmes obscurs d’André Du Bouchet ? (L’inverse étant aussi vrai.) De plus, je crains que créer une œuvre d’art pour le plus grand nombre ne se fasse pas volontairement. N’est pas Spielberg qui veut. Il y a des particularités, quelque chose de personnel et d’intime, sans doute, chez Spielberg, qui le poussent vers la communication de masse, tout comme il y a quelque chose qui pousse André Du Bouchet à écrire sa poésie pour quelques aficionados . Le public que sous-entend chaque œuvre, ce public potentiel qu’insuffle chaque artiste dans chacune de ses œuvres, dépend de la nature profonde de l’artiste. Au point que finalement la méthode la plus efficace, il me semble, pour créer ce public, c’est, pour l’artiste, de se considérer lui-même comme le prototype de ce public. Ce qui est inévitable : un artiste crée toujours d’abord, ne fut-ce qu’en partie, pour lui-même.
Un artiste cynique peut vouloir produire un certain effet sur le public, sans prendre en compte sa propre personnalité et ses propres goûts, ou même en allant contre ses propres goûts. L’artiste devient alors un pur technicien avec, pour une fois, tout ce que ce terme a de péjoratif ; mais je ne crois pas qu’il soit vraiment possible, dans ces conditions, de créer une œuvre de qualité. Même dans les arts de masses, il faut de la nouveauté, il faut intéresser, étonner, choquer, (même si c’est à doses homéopathiques) et l’artiste ne peut jamais parvenir à cela par pur calcul. Un artiste, même quand il est technicien au service de l’œuvre d’un autre artiste, doit insuffler à son travail quelque chose de personnel. Un écrivain, par exemple, ne peut pas écrire pour les enfants s’il n’a pas un intérêt spécial pour les enfants, un amour et une connaissance poussée des enfants ou même, mieux, une part d’enfance encore très vivace en lui.
La plupart des artistes sont d’abord amateurs et consommateurs d’œuvres d’art. Certains produisent les œuvres qui sont pour eux manquantes, les œuvres qu’eux-mêmes auraient appréciés s’ils ne les avaient pas eux-mêmes créés.
Comment un artiste peut-il apprécier son œuvre, puisqu’il n’a plus de recul ? Puisqu’à l’œuvre se superpose, pour lui, le processus de sa fabrication ? Puisqu’il ne parvient justement plus à être spectateur de son œuvre ? – c’est d’ailleurs le sujet de tout ce texte. Personnellement, j’ai un critère qui me semble fiable : l’œuvre doit me plaire, mais dans plusieurs années. Quand je réexaminerai alors l’œuvre, il faudra au moins que je n’en sois pas trop honteux. Même si l’œuvre porte sur des sujets qui ne me préoccupent plus, je l’apprécierai comme si quelqu’un d’autre l’avait créé. Je pourrai y déceler quelques défauts et me rendre compte qu’ils sont mineurs ou inévitables. Au mieux, je ressentirai une certaine crainte : comment étais-je arrivé à créer cette œuvre ? J’avais à l’époque un secret que j’ai depuis perdu...
Aucun critique n’est plus dur, plus impitoyable, que soi-même avec le recul. Rien n’est pire que la honte d’avoir été médiocre. Rien n’est plus douloureux que de se déplaire à soi-même.
Evidemment, il s’agit d’une projection dans le futur à partir du présent et pas réellement de la personne que l’on sera dans plusieurs années. Celle-là pourra fort bien ne plus apprécier l’œuvre pour des raisons multiples impossibles à prévoir : conversion à une religion ou à une secte, changement de mode, rupture psychologique, modification même infime dans la personnalité, etc. Le goût change, même celui de l’artiste qui a créé l’œuvre. Le but, ici, n’est pas de deviner ce réel goût à venir mais, à partir du goût actuel, de créer la fiction d’un goût futur.
Faire le contraire
Une stratégie que je trouve très efficace (j’ai peut-être l’esprit particulièrement retors) :
Quelqu’un critique une œuvre et fait une suggestion, indique une solution. L’artiste peut très bien choisir de faire le contraire exact de cette suggestion. Si la suggestion est pertinente, la suggestion inverse l’est alors tout autant : un problème dans une œuvre artistique peut être résolu par une solution et son contraire.
Psychologiquement, c’est assez facile de faire le contraire d’une suggestion. L’artiste est toujours un peu énervé parce qu’on lui suggère quelque chose. Il aurait préféré trouvé cela lui-même. Faire l’inverse est un pied de nez à la personne qui a suggéré. Il se sent plus malin, plus malicieux. Cette malice le pousse et lui fait faire la modification dans l’œuvre avec rapidité et sérénité.
« Kill your darlings »
Cette expression (« Tuez vos chéries ») a été trouvée, paraît-il, par Faulkner. Un artiste ne doit pas hésiter à retirer de l’œuvre des éléments qu’il aime, des éléments qui peuvent être de qualité, qui peuvent même être les meilleurs éléments de l’œuvre, ses morceaux de bravoure, mais qui ne s’y incluent pas bien. Les DVD regorgent de « scènes coupées », dans certains cas redondantes ou faibles mais dans d’autres excellentes. Néanmoins, si on y réfléchit, il est logique qu’on les ait retirées du film : malgré leurs qualités intrinsèques, elles l’auraient gâché.
Autant il est facile de retirer un élément mauvais d’une œuvre, autant il est difficile d’en retirer un élément de qualité. Quand quelqu’un le propose lors d’une critique extérieure, l’artiste monte sur ses grands chevaux. Cette personne peut néanmoins avoir raison. Les œuvres en chantier regorgent d’éléments de qualité mais qui ne s’incluent pas dans l’ensemble. Un artiste doit se résigner. Il n’a pas le choix : il doit tuer ses chéries.
L’erreur qui subsiste
Une œuvre d’art doit avoir une cohérence intrinsèque mais jusqu’à un certain point. Une œuvre trop cohérente, trop logique, perd tout attrait. Une œuvre d’art terminée recèle toujours une erreur, un défaut, une scorie, mais une scorie fondatrice, sans laquelle l’œuvre serait lisse et atroce comme un visage tout à fait symétrique.
Je ne peux pas analyser plus précisément cette erreur qui subsiste : il ne s’agit pas ici du résultat d’une réflexion mais d’une impression empirique. Je ne peux que donner une métaphore : dans la cérémonie du thé, au Japon, l’assistant doit nettoyer au préalable la pièce, enlever la poussière, mais pas trop. La propreté impeccable des hôpitaux est inhumaine. Personne ne voudrait habiter dans un hôpital.
L’artiste doit donc accepter que son œuvre ne sera jamais logiquement parfaite, qu’elle ne peut que receler des failles, des erreurs, des scories qu’il doit garder et cela malgré les critiques extérieures qui lui conseilleraient de les corriger. Alberto Manguel, dans sa diatribe contre les editors, les conspuent aussi pour cela :
Sans les « editors », nous risquons certes d’avoir des textes bavards, incohérents, répétitifs, agressifs même, pleins de personnages dont les yeux sont verts un jour et noirs le lendemain (comme Mme Bovary) ; truffés d’erreurs historiques (tel le vaillant Cortez découvrant le Pacifique dans le sonnet de Keats) ; encombrés d’épisodes mal agencés (comme dans Don Quichotte) ; avec (comme dans Hamlet) un dénouement ou (comme dans les Mystères de Paris) un début fait de bric et de broc. Mais avec des « editors » - avec la présence constante et désormais inévitable d’ « editors » sans le nihil obstat desquels on ne peut quasi rien publier – nous risquons peut-être de rater quelque chose de fabuleusement nouveau, quelque chose d’aussi incandescent qu’un phénix et d’aussi unique, quelque chose d’impossible à décrire parce que ce n’est pas encore né mais qui, si cela existait, n’admettrait à sa création aucun partenaire secret. 
(Par « partenaire secret », Alberto Manguel sous-entend éditeur de maison d’édition et, par extension, toute personne extérieure qui critique une œuvre littéraire et qui a du pouvoir.)
On se rappellera encore l’exemple de « La Chartreuse de Parme », roman boiteux, rempli d’illogismes, d’incorrections, de personnages dont les âges ne cessent de changer de façon anarchique, roman où s’enchâssent maladroitement trois histoires aux styles et aux thèmes incompatibles, avec en plus une quatrième plaquée sur la fin, résumées dans les deux, trois dernières pages ! Balzac avait fait une critique de ce roman juste après sa parution. Il y avait pointé et identifié ces défauts. Suite à cette critique, Stendhal avait tenté de les corriger. Il s’était vite arrêté : il s’était rendu que tout le charme de son roman naissait de ces scories et qu’en tentant de le corriger, il le dénaturait.
Autant il est difficile d’enlever un élément qu’on sait ou qu’on croit de qualité dans une œuvre (cf. kill your darlings, pg.  RENVOIPAGE _Ref526344835 \h 120), autant il est difficile d’y laisser un défaut. L’intuition, une fois de plus, doit guider l’artiste. Il doit se demander : est-ce que je veux garder cette scorie ? Est-ce que j’estime qu’elle fait partie de l’œuvre autant que les qualités ? Il peut aussi suivre la méthode qu’a employé Stendhal : corriger l’œuvre et se rendre compte que cette correction la défigure et qu’il vaut mieux laisser le défaut en place.
Plus fondamentalement, l’artiste doit finir par revendiquer l’œuvre dans son entièreté. Une monteuse de cinéma, Sandrine Deegen, me parlait de ce moment où, pendant un montage, les réalisateurs revendiquent leur film, défauts compris. Ils acceptent que ce n’est finalement que cela, que ce n’est pas un chef d’œuvre, ou bien que cela l’est mais que ce chef d’œuvre recèle néanmoins telle ou telle scorie impossible à retirer. L’artiste doit, à un moment, accepter l’œuvre malgré ses défauts, à travers ses défauts, comme un parent aime son enfant : on commence par l’idéaliser mais l’enfant n’est jamais, en fin de compte, qu’un être humain, avec ses faiblesses et ses qualités. Quand le parent s’en rend compte (en général pendant l’adolescence de l’enfant), il doit surmonter sa déception et accepter l’enfant tel quel, l’aimer malgré ses défauts, l’aimer à travers ses défauts.
L’œuvre est-elle terminée ?
La critique sert aussi, à l’artiste, à déterminer si l’œuvre sur laquelle il travaille est terminée. Ce qui nous amène à cette étrange question : quand une œuvre est-elle terminée ?
On se rappellera le paradoxe brillant de Paul Valéry :
Un poème n’est jamais achevé - c’est toujours un accident qui le termine, c’est-à-dire qui le donne au public.
Ce sont la lassitude, la demande de l’éditeur, - la poussée d’un autre poème.
Mais jamais l’état même de l’ouvrage (si l’auteur n’est pas un sot) ne montre qu’il ne pourrait être poussé, changé, considéré comme première approximation, ou origine d’une recherche nouvelle. 
Paul Valéry a évidemment raison dans l’absolu et nous ne vivons évidemment pas dans un univers absolu. Les œuvres doivent à un moment donné être abandonnées par leurs créateurs sans quoi ils les travaillent trop et les dénaturent.
Un exemple, parmi d’autres : Manon Lescaut, de l’Abbé Prévost ; on trouve, dans certaines éditions, une partie rajoutée par la suite qui rend explicite tout le mystère du personnage de Manon et qui dénature le roman. Dans ce cas-ci, un regard extérieur avisé aurait pu signaler à l’auteur que son œuvre était achevée et qu’y rajouter quoi que ce soit la dénaturerait .
La phrase de Paul Valéry est plus brillante qu’exacte. Une œuvre peut être considérée comme terminée quand elle répond totalement et avec autorité à ses critères internes. Comment mesurer cela ? Untel pensera que l’œuvre répond à ses critères internes ; un autre, au contraire, trouvera qu’il y a encore des éléments à modifier pour parvenir à ce but. Ici, une fois de plus, c’est la subjectivité de l’artiste qui tranche. L’artiste doit avoir l’impression, subjective, que l’œuvre est terminée. Cette impression peut prendre différentes formes : une impression de dégoût, de ras-le-bol de l’œuvre ; dans le cas de Paul Valéry, une impression d’abandon ; ou, au contraire, l’artiste jubile : il a l’impression qu’enfin tous les éléments de l’œuvre s’agencent !...
L’artiste, à la fin du processus de création, est soit épuisé par son labeur, soit au contraire frénétique, en tous cas peu à même de se rendre compte que son œuvre est achevée. Il a donc besoin d’un avis extérieur, pas nécessairement pour lui signaler nommément que l’œuvre est terminée mais pour lui donner assez de distance pour s’en rendre compte lui-même. Il est de toute façon très rare qu’une personne qui fait une critique extérieure puisse dire qu’une œuvre est effectivement achevée. L’œuvre est certes achevée mais elle n’a pas encore la dernière touche qui, plus socialement qu’esthétiquement, la déclare terminée : le tableau n’est pas encore encadré, le livre n’est pas encore imprimé, le film n’est ni mixé, ni étalonné. L’œuvre donne une impression d’inachevé qui laisse à la personne qui critique le champ libre pour encore critiquer, encore chercher la petite bête. Quand l’artiste écoute ces critiques mais que, même après un temps de réflexion, elles lui semblent spécieuses, inutiles, si elles ne résonnent plus du tout en lui, s’il a l’impression qu’elles ne l’aident plus à faire avancer l’œuvre mais simplement qu’elles la décrivent, qu’elles se transforment, en fait, en Critique, c’est qu’il y a de bonnes chances que l’œuvre soit achevée.
Déceler ainsi, après une critique extérieure, que l’œuvre est achevée, cela aussi s’acquiert avec l’expérience. L’idéal étant d’avoir connu en la matière des échecs cuisants, d’avoir plusieurs fois dépassé le stade d’aboutissement en sur-corrigeant et, par cette sur-correction, d’avoir dénaturé l’œuvre. Ce n’est qu’en passant plusieurs fois par cette expérience pénible que l’artiste apprendra, petit à petit, comment sentir que son œuvre est terminée.

Le sous-chapitre que vous venez de lire est typiquement un de ceux où mon avis réel est de loin plus mitigé. Parfois, j’ai l’impression de croire dur comme fer aux idées développées ci-dessus ; quelques secondes plus tard, j’ai l’impression que Valéry a tout à fait raison et qu’une œuvre n’est jamais achevée mais abandonnée.
Le rôle de la critique extérieure est alors seulement d’indiquer à l’artiste que cet abandon peut être accepté socialement, ou pas ; indiquer qu’un regard extérieur se laissera berner par l’œuvre en l’état, ne parviendra pas à en déceler le caractère inachevé, la croira terminée, ou bien, au contraire, y décèlera des scories inacceptables et y sentira un aspect brouillon. Dans quel cas, l’artiste a abandonné l’œuvre trop vite. Il doit continuer à y travailler.
Conclusion : Automatismes
Tous les processus que j’ai détaillé dans ce chapitre ne peuvent pas être pris en compte consciemment en même temps. Un artiste qui entend une critique ne peut pas, dans le même instant, écarter tous les parasites, se demander si la critique est externe ou interne, en déduire une explication analytique, etc. D’autant plus que, dans beaucoup de contextes, une séance de critique se déroule rapidement. Les critiques y fusent et s’y succèdent à un rythme tel que l’artiste ne parvient pas à les assimiler. Et même si un artiste avait tout le temps pour réfléchir posément à chaque critique qui lui a été faite, même s’il pouvait y réfléchir en suivant scrupuleusement et consciemment la grille proposée dans ce chapitre, cela en deviendrait tellement fastidieux qu’il finirait par être dégoûté de son œuvre.
Avec l’habitude, heureusement, certains fonctionnements deviennent des réflexes. On peut comparer cela à la conduite automobile : au début, quand vous conduisez une voiture, vous êtes épuisé : tous vos gestes et toutes vos pensées sont conscients. Petit à petit, vous maîtrisez assez un aspect pour qu’il devienne un automatisme et pour ne plus devoir y réfléchir. Vous pouvez vous concentrer sur un autre aspect, plus infime. Peu à peu, vous êtes guidés plus par votre intuition et vos réflexes que par une constante réflexion consciente. C’est moins fatigant et plus agréable.
Ce texte ne forme pas un guide à appliquer règle par règle. Il se veut aussi un support aux réflexes et à l’intuition.

4. COMMENT DONNER UNE CRITIQUE ?
Un artiste peut se braquer contre une critique extérieure ou se laisser submerger par elle ; il peut devenir agressif ou exagérément mou, désagréable ou attendrissant ; il est indéniable qu’il prend ce qu’on lui dit de plein fouet. Il est donc fragile. Il est donc nécessaire de ne pas le brusquer.
Pourtant, peu de gens semblent être conscients de cela. Peu de gens suivent une éthique quand ils critiquent une œuvre d’art en cours de fabrication alors qu’ils risquent de secouer, de manipuler, de blesser, un être humain à un moment où il se met à nu et où il est spécialement sensible.
L’insouciance des gens qui critiquent est compréhensible et même bienvenue si ce sont des « non-avertis ». Leurs critiques blessent d’ailleurs toujours moins que celles des « professionnels » : les non-avertis sont francs et brutaux ; ils indiquent dans leur formulation à quel point leur critique est partiale ; ils ne critiquent que pour rendre service et pas pour satisfaire leur sadisme, leurs besoins de puissance ou de reconnaissance. Alors que quelqu’un « du métier » peut donner une critique apparemment moins brutale mais beaucoup plus retorse, beaucoup plus malsaine, et qui peut heurter beaucoup plus.
Les « avertis » devraient avoir un minimum de conscience de ce qu’ils font et préserver la personne critiquée. Ils doivent l’accompagner et l’aider sans la blesser.
Comment faire une critique exterieure
Les premières fois que l’on critique, on a la chance du débutant : on décrit simplement les sentiment qu’inspirent l’œuvre. On est alors un non-averti, avec un avis candide. Mais au fur et à mesure que l’on fait des critiques, on devient de plus en plus conscient du processus. On calcule. On réfléchit exagérément. On se perd dans des scrupules. On finit par se bloquer. On ne sait plus que dire, ni comment le dire ?
On doit revenir au point de départ et se demander, simplement, devant une œuvre : qu’est-ce que je ressens ? Qu’est que je ressens émotionellement ? Intuitivement ? Intellectuellement ? Ensuite, se demander pourquoi l’on ressent telle ou telle chose. Il faut analyser ses sensations.
Ce stade atteint, il faut pousser plus loin encore et affiner ses méthodes de critique. Pour un averti (artiste, producteur, enseignant, etc.), formuler une critique pendant l’élaboration d’une œuvre est une action qui demande à être sans cesse remise en question et ajustée. Avant de critiquer une œuvre, il doit planifier sa critique, élaborer des stratégies ; pendant qu’il critique une œuvre, il doit s’observer et observer l’artiste, observer comment sa critique est comprise, mal comprise, déformée, et il doit éventuellement rectifier le tir ; après la critique, il doit tirer des conclusions qui lui permettront, peut-être, de mieux critiquer la fois suivante.
Psychologie
Le travail qu’accomplit quelqu’un en critiquant une œuvre d’art en cours de formation est aussi délicat que celui d’un psychologue. De la même manière qu’un psychologue peut, d’une phrase ou d’un mot, heurter un patient, le déstabiliser ou le détruire, une critique extérieure maladroite peut blesser l’artiste et le plonger dans la dépression (ce qui pour beaucoup de gens ne semble pas très grave : une critique ne serait pas faite pour assurer le bien-être de l’artiste mais seulement pour faire progresser son œuvre ) mais, surtout, elle peut totalement bloquer l’artiste (ce qui, justement, ne fait plus progresser l’œuvre).
Désangoisser
Même bienveillantes, même énoncées avec douceur, les critiques sont très dures à entendre par l’artiste. Ces critiques entraîneront pour lui un surcroît de travail, éventuellement des remises en question de son œuvre et cela à des moments où souvent il est fatigué par cette œuvre. Il croit, il espère, en avoir terminé. On lui signifie qu’il doit s’y remettre ou qu’il doit tout recommencer !...
Il éprouve, très logiquement, une fierté comparable à celle d’une mère envers son bébé : allez donc lui dire que son bébé est laid ou handicapé ! Rien n’est plus puissant que le déni des parents, que ce soit les parents d’un enfant ou d’une œuvre d’art.
Donc, il s’angoisse. En critiquant, il faut chercher à ne pas augmenter son angoisse ou même tenter de la calmer. Il faut anticiper ses réactions à ce qui est dit et, surtout, à la façon dont c’est dit. La personne qui critique doit se mettre à la place de l’artiste.
C’est évidemment difficile : rien n’est plus difficile que l’empathie. Nous sommes fondamentalement seuls. Nous n’avons de preuve de l’existence des autres que par nos sens. Et si nos sens étaient leurrés ? Si les autres n’étaient que pures illusions ? Nous en avons le pressentiment et la crainte. Dès que nous quittons les théories psychologiques simplistes et que nous nous intéressons aux autres, nous avons l’impression d’assister à des comportements erratiques. Les gens, autour de nous, sont régis par des motifs qui nous échappent. Même notre propre personnalité, que nous croyons connaître mieux que tout autre, ne cesse de nous surprendre.
Cela semble impossible d’être véritablement en empathie avec l’artiste. Mais il faut au moins tenter de le faire. Tenter de l’analyser intellectuellement et en même temps laisser sa sensibilité en éveil, pour le comprendre intuitivement. Utiliser les mots, les concepts, la réflexion et, en même temps, se défier de tout cela, pour simplement humer l’artiste, comme le fait un animal qui en rencontre un autre, dans une forêt, et qui perçoit chez cet autre la peur, la fureur, l’amour.
Le début d’une critique
Dans toutes les relations humaines, le début est très important. Au début d’une séance de critique, l’artiste est sur des charbons ardents. Il espère le meilleur et il craint le pire. Il a peur d’être remis en question. En même temps, il veut qu’on le critique pour faire évoluer son œuvre.
Dès l’abord, la personne qui critique peut dissiper son angoisse. Il devrait écourter le plus possible ces conversations anecdotiques par lesquelles on commence toute réunion humaine (en anglais small talk) et attaquer le plus vite possible sa critique.
Laisser au début un long silence pour rassembler ses idées est certes humain mais cruel pour l’artiste. Il vaut mieux préparer à l’avance la façon dont l’on va débuter une critique, pour pouvoir embrayer tout de suite.
Un autre truc, pour aborder la séance de critique, c’est de parler de la critique, de signaler son existence, d’indiquer la nature et les limites de la critique, en insistant sur ces limites. Un processus mis à nu est moins angoissant qu’un processus que l’on perçoit mais qu’on ne comprend pas.
Ecarter la psychologie
Il faut essayer de ne pas gauchir une critique avec des sentiments parasites, qu’ils soient positifs (admiration, amour, désir sexuel, etc.) ou négatifs (crainte, jalousie, antipathie, etc.) Evidemment, les sentiments négatifs sont plus problématiques que les positifs.
Même si la personne qui critique éprouve un de ces sentiments négatifs envers l’artiste, même s’il veut le critiquer non pas pour l’aider mais pour le démolir, en fin de compte, le plus cruel, ce sera de lui énoncer froidement une critique dont il devra lui-même reconnaître le bien-fondé. Si l’artiste sent poindre dans la critique un quelconque sentiment parasite, il pourra se braquer sur ce sentiment, n’entendre que ce sentiment, et non pas ce que contient la critique.
Bien faire une critique extérieure pour des raisons néfastes, demande de suivre exactement la même démarche que de la faire pour des raisons charitables. Une critique extérieure est, par essence, une action qui aide l’artiste. Personne ne pourra empêcher qu’une critique, au final, soit bénéfique pour l’artiste, ou alors ce n’est plus une critique mais une insulte plus ou moins habilement déguisée ; ce qui n’entre pas dans le propos de ce texte.
En critiquant un artiste, une personne qui critique peut le heurter sans le faire exprès. Il doit au moins l’effort de ne pas chercher à lui faire mal. Même si par une phrase ou un mot la personne qui critique parvient à blesser l’artiste, si ce dernier sent que c’est involontaire, s’il sent que l’autre fait des efforts pour justement ne pas le blesser, il en tiendra d’autant moins compte et lui pardonnera d’autant plus facilement.
Confiance
A priori, l’artiste qui va être critiqué a peur. Il faut le mettre en confiance. Les lecteurs des maisons d’édition françaises sont en général très habiles pour faire cela : critiquer brutalement quelqu’un qui vient de passer plusieurs années en tête à tête avec un roman n’est sans doute pas très heureux.
Pour mon premier roman, mon lecteur de l’époque, monsieur Pascal Quignard, avait commencé par me dire : « Nous acceptons votre roman tel quel, avec les fautes d’orthographes. Néanmoins, il se pourrait, peut-être, que ce soit judicieux de... », et d’hyperbole en précaution oratoire, il me suggéra prudemment des rectifications. Sa critique était claire, ferme, sans hésitation, mais modeste. Chaque affirmation était aussitôt atténuée par des scrupules. Il soulignait constamment son caractère subjectif et questionnable. Il dissolvait toute l’autorité que lui donnait sa position, sa carrière, son âge, sa maîtrise du latin et du violoncelle. Il me donnait l’impression d’être moi, le Grand Ecrivain et lui un simple employé. Tout en me critiquant, il m’insufflait une confiance en moi absolue.

Hésitations
Une critique doit être franche. Il est maladroit d’hésiter ou de tergiverser. Toute hésitation dans la formulation ou le ton d’une critique augmente l’angoisse chez la personne critiquée.
Il y a deux façons d’hésiter :
1 – On a peur de critiquer. On a des appréhensions ou des regrets. On se sent mal à l’aise d’être mis dans une situation de critique. Cette peur se transmet à l’artiste.
Si quelqu’un a peur de critiquer, il ne devrait pas le faire. C’est légitime : il y a des cas, des contextes, où il vaut mieux ne pas critiquer : l’artiste intimide ou est antipathique ; quelqu’un ressent un dégoût viscéral pour l’œuvre ; un autre n’a aucun avis sur les œuvres d’une discipline artistique ou d’un style particulier ; etc.
2 – La personne cherche la formulation adéquate, ses argumentations, ses motivations, tente de rassembler ses idées et de les clarifier. Cette façon-là d’hésiter est acceptable, même si elle est maladroite. Et on peut fortement l’atténuer : si un personne doit vraiment hésiter en critiquant, alors elle devrait hésiter avec franchise. Hésiter sans hésitation. Je m’explique : elle indique qu’elle hésite, souligne le fait qu’elle cherche une formulation exacte et ne la trouve pas. La critique doit être ferme : même les hésitations doivent y être fermes.
L’hésitation dans la formulation est angoissante, dans la critique d’œuvre d’art en cours de création comme dans toutes les activités où l’on doit réellement parler à quelqu’un ; les domaines où une parole doit être non seulement entendue mais aussi véritablement comprise et assimilée par la personne qui écoute : vente, enseignement, chaîne de commande dans une armée, thérapie, lavage de cerveau, travail en petit groupe, etc. – et, en général, dans la direction d’acteur. Dans le métier de metteur en scène, que ce soit en théâtre ou au cinéma, il est interdit d’hésiter. La mise en scène, rappelons-le, peut se résumer à de la critique pendant un processus de création, les artistes critiqués étant les comédiens et techniciens. A la moindre hésitation, bafouillage, temps de réflexion trop long, on soupçonne le metteur en scène de ne plus savoir ce qu’il veut. On perd confiance en lui. Même si chacune des personnes de l’équipe, séparément, est absolument équilibrée, charmante et compatissante, en groupe, sous la pression (en théâtre, l’approche de la première ; en cinéma, les contraintes de temps et d’argent), ils forment un bloc et veulent être dirigé clairement. 
Nuançons : si vous êtes un metteur en scène reconnu, il vous est permis d’hésiter. Peter Brook ou Stanley Kubrick peuvent hésiter ou tergiverser tant qu’ils le veulent. Leurs hésitations ne produisent aucune angoisse chez les comédiens ou les techniciens. Quand de pareils « maîtres » hésitent, toute l’équipe est certaine qu’ils finiront certainement par trouver quelque chose et, en général, quelque chose qu’on imagine déjà génial. La confiance totale qu’on leur porte efface toute angoisse possible.
Par contre, un jeune metteur en scène doit affirmer le plus clairement possible ce qu’il veut alors que, justement, ce qu’il veut n’est absolument pas clair : il est en train de créer une œuvre mais aussi, en même temps, d’apprendre à la créer. C’est tout le paradoxe des arts créés par une équipe : là où vous seriez en droit, humainement, d’hésiter, vous le pouvez d’autant moins .
On retrouve ce paradoxe chez les hypnotiseurs : il est impossible d’hypnotiser une première fois. Si le patient sent que l’hypnotiseur n’a jamais fait cela, il ne se laissera pas hypnotiser. La première fois, il faut faire semblant que c’est déjà la deuxième fois.
« Il y a encore beaucoup de travail »
Un défaut classique de la critique extérieure, c’est de présumer du travail encore à accomplir sur une œuvre. Une phrase revient pendant les critiques, une phrase prononcée avec un ton bonhomme et satisfait : « Il y a encore beaucoup de travail !... »
Asséner cette phrase à un artiste qui peine sur une œuvre depuis généralement des semaines, des mois, des années, est, sinon cruel, en tous cas particulièrement mal venu. Cette phrase peut le décourager au point qu’il se bloque, qu’il arrête de travailler sur l’œuvre pendant un certain laps de temps, voire même qu’il l’abandonne.
En plus, cette phrase n’est jamais pertinente : il est très difficile 1- de présumer du travail encore à accomplir dans une œuvre en formation 2- de présumer du temps qu’il faudra pour accomplir ce travail. Dans certains cas, une refonte totale de l’œuvre peut être accomplie très rapidement ; inversement, cela peut prendre plusieurs années à un artiste pour corriger une toute petite scorie.
Idéalement, un artiste devrait travailler obstinément, sans se soucier d’un but, d’une fin, comme s’il n’y avait ni but, ni temps, et un jour, finalement se rendre compte avec surprise que le but est atteint, que le temps est écoulé, et l’œuvre, achevée. On n’est pas toujours dans un cas de figure idéal : il y a des délais, que ce soit les délais dûs à la commande ou ceux que s’impose l’artiste lui-même. Ces délais l’angoissent. Il ne faut pas, en plus, l’angoisser en présumant du travail encore à accomplir.
Contextes
En faisant une critique, il faut observer le contexte de cette critique avec autant de soin qu’un psychologue le fait avec ses séances. Tout entre en jeu : le lieu, le passé, le temps, la durée, etc. Dans cette partie du texte, je donnerai des exemples d’inconvénient dus au contexte.
Il ne s’agit pas d’une liste exhaustive de tous les inconvénients de tous les contextes (il en existe une infinité) mais seulement d’exemples que je trouve personnellement caractéristiques.
Téléphone
Une pratique particulièrement éprouvante pour la personne critiquée découle de l’emploi du téléphone : la plupart des gens parlent volontiers de choses futiles au téléphone mais répugnent à y parler de sujets sérieux ou graves, sans doute parce qu’on n’y voit pas son interlocuteur et que la voix y filtrée, simplifiée. Il arrive souvent que des gens appellent un artiste et lui disent : « J’ai perçu ton œuvre. J’ai des critiques à te faire. Je ne le ferai pas par téléphone mais de vive voix, la prochaine fois qu’on se voit ». En attendant cette prochaine fois qui se situe quelques heures ou quelques jours plus tard, l’artiste est sur des charbons ardents. Il imagine toute une série de scénarios catastrophes. Il ne peut s’empêcher de plonger dans une paranoïa productrice de fictions angoissantes.
C’est un exemple caractéristique d’erreur de contexte. Ici, en l’occurrence, ou bien la personne qui appelle critique tout de suite, même si c’est par téléphone, ou bien, si elle veut absolument faire la critique de vive voix, elle doit surtout ne pas faire l’erreur de l’annoncer au préalable par téléphone.
On me rétorquera que tous les artistes ne sont pas nécessairement fragiles à ce point-là. Personnellement, je crois qu’ils cachent plus ou moins bien à quel point ils sont fragiles, aux autres comme à eux-mêmes, et mieux ils le cachent, plus, évidement, leur fragilité s’accroît. A tout moment, elle peut brutalement refaire surface au moment le plus inattendu et l’artiste est blessé de plein fouet.
De toutes façons, on ne peut jamais deviner à quel point un artiste est sensible ou fragile, même si on croit très bien le connaître. Il vaut mieux envisager le pire.
Lien affectif avec l’artiste
Quand la personne qui critique l’œuvre d’un artiste est liée affectivement avec cet artiste, qu’elle est son conjoint, un ami, un intime, un membre de sa famille, il faut alors séparer la critique de ce lien, ne pas laisser ce lien complexifier et gauchir la critique . On pourrait croire qu’il suffirait, pour cela, de cloisonner, de séparer nettement la critique de la vie privée ; les êtres humains n’obéissent pas nécessairement à de tels cloisonnements.
Face à certains artistes, adopter une froideur professionnelle sera la meilleure façon d’indiquer que l’on ne critique que l’œuvre, rien que l’œuvre, sans remettre la personnalité de l’artiste en cause. Mais d’autres seraient mortifiés par une telle froideur. Avec ceux-là, il faut mettre des gants, multiplier les précautions oratoires, adoucir la critique. Pendant la critique, la personne qui critique doit continuellement réaffirmer son attachement à l’artiste, renforcer le lien affectif et, en même temps, bien plus encore qu’avec un artiste avec lequel il n’y aurait aucun lien affectif, séparer la personne et l’œuvre.
La personne qui critique ne devrait pas seulement réfléchir à la manière de formuler cette critique en fonction du lien affectif qui la lie à l’artiste mais aussi lui montrer qu’elle y réfléchit. Au moins, s’il commet un faux pas, il aura l’excuse d’avoir essayé de ne pas en commettre.
Critique devant un public.
Il vaut mieux, quand on critique une œuvre, se trouver seul à seul avec l’artiste. Cela n’est pas toujours possible. Certains artistes préfèrent être critiqués par un groupe de gens. Certains contextes font que plusieurs personnes rassemblées critiquent en même temps.
En critiquant devant d’autres gens, il faut tâcher à ne pas prendre ces autres gens comme un public ; de ne pas faire un spectacle de sa critique. Quand quelqu’un commence à avoir un peu d’expérience de la critique, quand il acquiert une certaine habileté à critiquer, très vite, il ne peut s’empêcher de prendre les autres à parti ou comme témoins, de les égailler par la brillance de vos propos, de les amuser au dépens de l’œuvre. Ce n’est pas très méchant mais l’artiste a vite l’impression d’un procès. Et de toutes façons, on ne critique pas pour ce public mais pour l’artiste.
Une autre tendance, quand on critique devant un public, c’est de « diriger » les autres, d’influencer les autres personnes, surtout lorsqu’on n’est pas d’accord avec eux. Mais faire le tribun, les contrecarrer trop rapidement ou de manière trop ostentatoire, ne fait qu’exciter leur opposition à ce tribun et diminue, aux yeux de l’artiste, la pertinence de sa critique. Plutôt que de parler fort, de faire de grands gestes, de s’énerver, il est préférable d’attendre que les autres aient épuisé leurs critiques pour enfin, calmement, prendre la parole. Si l’on n’a pas été entendu jusque là, cette parole aura un impact maximum et le message sera compris et assimilé le plus clairement possible. Le calme avec lequl est formulée une critique est un argument de poids en sa faveur.
Du même métier ou pas
C’est un phénomène étrange, que j’ai remarqué chez les comédiens qui en dirigent d’autres : ils sont directs, francs, brutaux même, alors que quand je dirige des comédiens, je tente toujours d’être le plus doux et diplomate possible. Je ne sais pas jusqu’à quel point je peux aller. Je ne sais pas exactement quelle est la phrase ou le mot qui va les déstabiliser, où se situe la frontière au delà de laquelle le comédien va se sentir remis en cause. Tandis qu’un autre comédien le sait sans même devoir y réfléchir.
C’est toute la différence entre un gynécologue homme et femme. Les hommes, paraît-il, sont plus précautionneux, plus doux, un peu trop même, alors qu’une femme elle, sait très bien quand, en auscultant un autre corps de femme, elle peut se permettre un peu de rudesse ou quand, au contraire, elle va faire trop mal. J’avoue qu’avec les scénaristes ou les monteurs, qui sont mes deux métiers d’origine, je me permets cette rudesse, cette franchise, ce qui permet de critiquer beaucoup plus vite.
Il faut se méfier de deux écueils : si l’on est du même métier que la personne qu’on critique, il ne faut toutefois pas être trop dur, trop brusque (les gynécologues femmes ont moins de clients que les hommes, paraît-il) ; si l’on est d’un autre métier, il faut ne pas se perdre dans des circonvolutions excessives et oser une certaine franchise sans agressivité.
Ethique
Garder sa place
Quand on critique fréquemment des artistes pour les aider et qu’on le fait bien, on en acquiert un statut de sauveur. On s’accapare l’œuvre. On a l’impression d’en être le véritable auteur.
Certes, la personne qui critique doit imaginer que l’œuvre est en partie sienne, sinon il n’oserait pas franchement se mêler de cette œuvre et la critiquer. Mais elle doit accepter, ensuite, que ce n’était qu’une vue de l’esprit : elle n’est pas artiste mais juste une personne qui pousse l’artiste à avancer.
Un exemple caractéristique : dans certaines situations, on critique pour permettre à l’artiste de faire les derniers mètres. Même quand l’artiste est absent dans ces derniers mètres, même si c’est quelqu’un d’autre qui, réellement, parachève l’œuvre, (un nègre qui termine un livre, le scénariste qui réécrit un scénario, le metteur en scène qui reprend et termine une mise en scène théâtrale) il n’est néanmoins pas l’auteur de l’œuvre.
Dans le cas des scénarios, ce cas de figure est très fréquent : on change de scénariste en cours de travail, on les remplace comme on remplacerait une ampoule, et cela même dans le cinéma d’auteur français. Quand un scénariste arrive en fin de parcours, quand il est le dernier à parachever le scénario, il croit pouvoir triturer l’histoire à sa guise, la faire bifurquer franchement dans des chemins qu’il croit adéquat mais, en y travaillant petit à petit, il se rend compte que, soit il doit repartir vraiment depuis le départ, créer une nouvelle œuvre et perdre tout le bénéfice de ce que le scénariste initial avait déjà inventé, soit il se retrouve à juste parachever ce qu’a construit le scénariste initial, et même à retomber dans les mêmes erreurs que lui, car ces erreurs sont inévitables, car ce ne sont pas des erreurs mais les fondements intrinsèques (ou les limites intrinsèques) de l’œuvre.
Parachever une œuvre, c’est juste enlever un peu de gangue. Le diamant était déjà là, en dessous, qui effleurait. Et c’est aussi facile de retirer cette gangue, d’arriver en sauveur, en inspecteur des travaux fini, qu’il est difficile, pour le créateur lui-même, pour celui qui a porté l’œuvre depuis sa création, de faire les derniers pas. Là est sans doute le rôle le plus crucial de la critique extérieure : l’artiste a posé les jalons, la structure, le gros ; il faut le pousser à débroussailler, à corriger, à affiner ; ensuite, il faut se retirer.
Quand nous critiquons, nous sommes l’obstétricien et la sage-femme : nous aidons à l’accouchement de l’œuvre. Notre rôle peut être primordial. Mais nous ne sommes pas les parents de l’œuvre.
Quand nous critiquons une œuvre d’art, nous n’en sommes pas pour autant des artistes.
Subjectivité
Il ne faut jamais oublier qu’on ne critique pas une œuvre pour la corriger à la place de l’artiste mais pour l’aider à se créer lui-même son propre avis et lui permettre de faire lui-même ses propres corrections. Une personne qui critique doit indiquer le plus possible la subjectivité de sa critique, rappeler, toujours, qu’elle n’est pas l’artiste et signaler à quel point son avis peut être très particulier et externe. Si, par exemple, elle pointe une erreur dans l’œuvre, cela peut ne pas signifier qu’une erreur s’y trouve réellement mais qu’une particularité se trouve chez elle : pour des raisons personnelles, culturelles ou parce qu’elle suit une idéologie artistique particulière, tel élément lui semble, à elle, une erreur et ne l’est peut-être pas pour l’artiste.
En émettant un avis, il faut toujours indiquer à quel point cet avis pourrait être minoritaire et toujours demander un deuxième avis pour le nuancer ou le contredire. Si la critique a été faite au sein d’un groupe de gens, il est intéressant de les utiliser, en leur demandant confirmation ou infirmation de l’avis, en posant des questions, en faisant de la critique un débat, où seront mises en évidence la relativité de chaque avis, ou, au contraire, l’unanimité des avis. Même cette unanimité peut être remise en question : c’est un avis statistique, qu’il serait peut-être intéressant d’ignorer ou de contourner. C’est à l’artiste de continuer. La critique n’est qu’un œil extérieur ; le créateur, c’est lui.
Plus on indique la relativité des critiques, plus, en retour, l’artiste, mis en confiance, écoute ces critiques, parvient à les comprendre et à les assimiler, plus, aussi, quand il corrigera, il risque de les prendre en compte. Il peut alors arriver qu’il corrige son œuvre en fonction de ces critiques mais de manière tout à fait inattendue et surprenante pour les personnes qui les ont émises, bien mieux que ce qu’ils imaginaient. Nous sommes, en Art, dans un domaine relatif .
Critique professionnel
Une personne engagée pour donner un avis extérieur, payée pour cela, que ce soit un enseignant ou un « script doctor » comme on en trouve en cinéma, se doit d’être d’une extrême gentillesse ; ses méthodes et son éthique doivent êtres sans faille. C’est un super-averti. Il est au service de l’artiste. Il est son employé.
Etrangement, beaucoup d’enseignants de matières artistiques, beaucoup de ces « script doctors », au contraire, agissent comme des panzers, sans la moindre délicatesse, avec une apparente sûreté absolue de leur avis. C’est d’autant plus choquant que leur métier, c’est justement la critique extérieure. Ils devraient être les spécialistes de l’étiquette de la critique extérieure, alors qu’ils n’ont même pas conscience du phénomène. Un artiste mis en présence d’un individu de ce genre peut se permettre de le rappeler à l’ordre, de l’admonester comme un domestique, et de remettre en cause son professionnalisme. L’artiste, ici, est client.
Plans de carrière
En critiquant une œuvre, on ne peut s’empêcher de faire référence aux autres œuvres de l’artiste. On compare avec les œuvres plus anciennes, on dégage des similitudes ou des différences, on en juge l’une par rapport à l’autre. En cours de fabrication d’une œuvre, cela perturbe l’artiste : il ne voyait pas sa carrière  de cette façon là, ni l’œuvre en cours se placer ainsi dans cette carrière.
L’artiste n’a pas la même vision de sa carrière que quelqu’un d’extérieur. Il l’examine de l’intérieur, en y mêlant sa personnalité, ses craintes, ses espoirs, en confondant les œuvres avec le processus de leurs fabrications, en y incluant des brouillons d’œuvres restées inachevées, toutes choses que la personne qui critique ignore. Utiliser la carrière comme illustration ou comme argument d’une critique n’est donc pas très efficace et peut aboutir à des incompréhensions de part et d’autre.
Plus grave : en critiquant l’œuvre et la carrière en même temps, dire, par exemple, que l’œuvre n’est que la répétition d’une œuvre antérieure de l’artiste, on outrepasse son rôle de critique. Ce qu’a demandé l’artiste, c’est la critique d’une œuvre bien précise et pas celle de toute sa carrière.
Il n’est pas toujours souhaitable pour un artiste de réfléchir en termes de carrière. Il peut y réfléchir entre deux œuvres mais certainement pas en pleine création d’une œuvre. Il vaut mieux, pour lui, réfléchir à chaque œuvre séparément. Lui parler de sa carrière, le rendre conscient de cette carrière, peut le bloquer.
Certains contextes obligent néanmoins la personne qui critique à faire des plans carrière à la place de l’auteur : un écrivain qui envoie son livre à son lecteur dans sa maison d’édition peut recevoir comme réponse non pas une critique circonstanciée du livre mais un refus avec, comme justification, des considérations sur la « carrière » de l’auteur : dans ce dernier livre, il se répète ; ou bien, au contraire, ce livre est trop différent des autres. Et l’agent ou le représentant d’un artiste, de part la nature de leur rôle face à l’artiste, critiquent plus volontiers sa carrière que chaque œuvre séparément.
Les ateliers
Le contexte où s’apprend le mieux le processus de critique extérieure, où se forge l’éthique la plus rigoureuse et les méthodes les plus fines, c’est l’animation d’un atelier de création, par exemple un atelier d’écriture. Pour cela, le public doit être spécifiquement constitué d’amateurs, pas des artistes ou des aspirants artistes mais des gens qui veulent créer pour leur enrichissement personnel.
Quand le public d’un atelier est défavorisé, socialement ou psychologiquement, les processus sont encore plus visibles, plus évidents, plus mis à nu. Le manque de culture et le sentiment d’infériorité que peuvent entraîner un déficit social ne sont pas tellement plus handicapants que l’excès de culture et le sentiment d’infériorité face à une culture qu’on ne connaît que trop : pour certaines personnes, c’est catastrophique de ne pas tout de suite écrire comme Rimbaud ou Beckett, de ne pas peindre comme Bacon, Picasso ou Michelange , etc. Mais le manque de culture est plus visible, plus accepté comme handicap, que l’excès de culture. Il est plus facile pour l’artiste qui anime un atelier d’en tenir compte.
Même si l’atelier n’est composé que de gens qui ont un handicap psychologique ou social, c’est néanmoins un lieu où tout le poids psychologique et social devrait être abandonné. Il est intéressant que l’artiste soit accompagné par quelqu’un qui prenne en charge tout ce poids : psychologue, assistant social, animateur, enseignant. L’artiste ne doit avoir que la pratique artistique à gérer et rien d’autre. Même si d’aventure il a une formation de thérapeute, même s’il est psychologue ou assistant social, il doit, dans l’atelier, se cantonner à l’enseignement de sa pratique artistique.
Ce n’est évidemment pas vraiment possible : l’écriture d’un ex-analphabète trahira, pas toujours en mal d’ailleurs, qu’il ne sait écrire que depuis quelques années ; un prisonnier évoquera sa condition dans ses textes ; la peinture d’un dément ou d’un dépressif trahira son état, ne fût-ce que métaphoriquement ; mais l’artiste ne doit jamais montrer qu’il tient compte de ce contexte car s’il le fait, il éveille, suscite et entretient chez les participants leurs propres auto-dépreciations. Il ne peut pas remettre en question les participants. Dire ou même sous-entendre à un participant qu’il n’est pas doué, même implicitement, serait criminel. La blessure causée par une telle critique est décuplée par les complexes sociaux et psychologiques.
L’artiste qui anime un atelier n’a donc d’autre choix que de se munir de l’éthique et des méthodes les plus justes et les plus efficaces possibles. C’est une excellente école de la critique extérieure.
Méthodes et trucs
Comme toute activité humaine, la critique extérieure d’œuvre d’art en formation peut être décomposée en méthodes. Quand il s’agit d’avoir une influence sur des êtres humains, les méthodes peuvent être dangereuses : la meilleure théorie du monde, appliquée bêtement ou même simplement à la lettre, et devient nocive. La théorie, dans les domaines où l’on travaille avec des êtres humains, n’est jamais qu’un cadre pour canaliser l’intuition. Il vaut mieux parler de « trucs » plutôt que de méthodes, de petits coups de pouce ponctuels que de théorie générale. La connexion entre deux êtres humains est tellement complexe qu’une intuition « travaillée » y est un meilleur outil que l’analyse intellectuelle. Pour réutiliser les termes de Blaise Pascal : ici, l’esprit de géométrie est beaucoup moins efficace que l’esprit de finesse. L’esprit de géométrie peut nourrir, complexifier, soutenir et pousser l’esprit de finesse. Mais il ne doit jamais le supplanter.
Formulation
La formulation d’une critique est primordiale. La construction des phrases, le choix des mots, le ton, le débit de parole, le grain de la voix, permettent à une critique d’être comprise ou mal comprise, prise en compte ou ignorée, efficace ou brumeuse. Une hésitation, un adjectif ou un grommellement peuvent réconforter l’artiste ou le vexer, l’éclairer ou le plonger dans la confusion, l’aider ou le perdre. La formulation d’une critique doit être planifiée et corrigée si l’on sent que l’artiste ne comprend pas une critique ou la comprend de travers.
Un exemple de formulation : il vaut mieux poser des questions qu’affirmer. Une question déclenche une réflexion ; une affirmation clôt la réflexion. Or, une critique doit pousser l’artiste à réfléchir par lui-même.
Un autre exemple : dans une critique, le conditionnel est une conjugaison plus pertinente que l’indicatif. Il vaut mieux constamment nuancer sa critique (« Il se pourrait que... ») que de l’affirmer. Cela permet de rappeler son caractère subjectif.
Ce sont juste des exemples parmi d’autres. Analyser en détails la formulation des critiques demanderait une théorie du langage, ce dont je suis totalement dépourvu. De toute façon, je crains qu’une fois de plus ce soit un domaine où les trucs sont plus adéquats que les méthodes. Une théorie du langage, ici, bloquerait plutôt qu’elle n’aiderait. Il vaut mieux que chacun se constitue sa batterie de petits trucs, qui guident et laissent le champ à l’intuition.
Critique positive
Le mot « critique » a des connotations négatives. On a l’impression que faire une critique, c’est se contenter de dire ce qui ne va pas. Mais rappelons-nous l’expression « critique dythirambique ». Dans la critique extérieure d’œuvre en formation, le mot « critique » doit renfermer ces deux connotations inverses, positive et négative. La connotation positive est aussi importante que la négative, si pas plus.
Quand on fait une critique, il faut certes signaler les problèmes, les erreurs, les scories mais aussi les qualités. Cela pour aider l’artiste à identifier les qualités de son œuvre, pour qu’il ne la dénature pas en les retranchant ou en les altérant et, aussi, simplement, pour l’encourager. Même quand il soumet une première ébauche, un brouillon informe, l’artiste a l’espoir secret que les personnes qui critiquent lui diront d’emblée et en cœur que l’œuvre est excellente, qu’il ne doit plus y toucher, qu’il a terminé ; en tous cas, il espère qu’ils trouveront ces débuts très prometteurs, qu’ils exprimeront même une certaine admiration, qu’ils l’encourageront chaudement à continuer.
Personnellement, j’aurais tendance à maximaliser cette critique positive et minimiser la critique négative, en l’introduisant prudemment par une phrase du type : « Il y a juste quelques petits problèmes » que je tempére aussitôt par : « Oh, rien de très gênant ».
Le premier but d’une critique, avant de signaler à l’artiste les défauts de l’œuvre en chantier, c’est de lui donner la force et l’entrain nécessaires pour continuer à travailler.
Séparer l’œuvre de l’artiste
Pendant qu’on critique une œuvre d’art, sans même en être conscient, on dévie et peu à peu on en vient à critiquer non pas l’œuvre mais l’artiste. On affirme que telle erreur provient du fait qu’il est un homme ou une femme, qu’il a un complexe d’Œdipe ou pas, qu’il est homosexuel ou pas, jeune ou vieux. On présume des raisons psychologiques de tel ou tel défaut de l’œuvre, on invente une théorie simpliste à partir de ces raisons et on l’applique, bêtement, sur le créateur. Alors qu’on n’en sait rien : un être humain est un magma infiniment complexe de relations de cause à effet floues. Dans la vie de tous les jours, nous avons besoin d’appréhender le réel autour de nous, au risque de le simplifier ; nous devons donc réduire la personnalité des gens qui nous entourent à quelques principes grossiers pour pouvoir vivre à leurs côtés, éprouver des sentiments envers eux, communiquer avec eux.
Dans la critique, ce genre de simplification n’est pas seulement maladroite, elle est nocive. Même si l’analyse psychologique qu’on fait de l’artiste, par hasard, s’avère exacte, elle ne l’aide absolument pas à travailler sur son œuvre. Le récepteur final n’aura pas accès à l’artiste. Il n’aura accès qu’à l’œuvre. C’est elle, cette œuvre, qu’il faut analyser et critiquer pour la faire évoluer, pas l’artiste.
Avouons-le : il est difficile de critiquer une œuvre d’art sans mettre en cause l’artiste qui la produit. L’œuvre d’art est clairement l’expression d’une individualité .
Pour un comédien, ce problème est particulièrement épineux : son outil de travail, c’est justement lui-même, c’est justement son corps, sa voix, sa personnalité ; critiquer sa façon de jouer, c’est toujours, en partie, le critiquer lui. Mais puisque chez les comédiens en particulier et chez les artistes en général, il y a cette confusion possible et néfaste entre l’œuvre et la personnalité, il ne faut pas en rajouter quand on critique ! On doit, au contraire, faire comme si l’on pouvait séparer l’œuvre de la personne qui la crée et cela surtout avec les comédiens. Ce n’est pas un mensonge ; c’est juste un outil abstrait qui permet de critiquer plus sereinement.
Nuançons : dans certains cas, la critique ne peut éviter de pénétrer dans la sphère psychologique. Parfois, un problème dans une œuvre ne peut que découler d’un blocage, d’une crainte, d’une angoisse chez l’artiste. Il faut savoir déceler cette caractéristique mais sans essayer d’en déterminer la nature exacte. La signaler à l’artiste est suffisant. Plutôt que d’analyser l’artiste, il faut, avec le plus de pudeur et de réserve possible, lui donner la possibilité de s’analyser lui-même.
Un exemple, justement avec un comédien : dans son livre « Making movies » , le réalisateur américain Sidney Lumet raconte qu’il répétait un film avec Paul Newman : A la fin des deux semaines de répétition, j’ai fait faire une lecture de toute la pièce (...) Il n’y avait pas de problèmes majeurs. En fait, cela semblait plutôt bon. Mais d’une certaine façon, cela sonnait un peu plat. Quand nous avons terminé la journée, j’ai demandé à Paul de rester un moment. Je lui ai dit que même si les choses semblaient prometteuses, on n’avait toujours pas atteint le niveau d’émotion qui, nous le savions tous les deux, se trouvait dans le scénario (...) Je lui ai dit que sa caractérisation du personnage était bonne mais que ce n’était pas encore devenu un être humain, qui vit, qui respire. Y avait-il un problème ? Paul répondit qu’il n’avait pas encore mémorisé les dialogues et que quand il l’aurait fait, tout coulerait de source. Je lui ai dit que je ne croyais pas que ce fut un problème de mémoire. Je lui ai dit qu’il y avait un certain aspect du personnage (...) qui manquait encore. Je lui ai dit que je ne voulais pas envahir sa vie privée, mais il n’y avait que lui qui pouvait choisir de révéler ou pas cet aspect du personnage et donc cet aspect de lui-même. Nous habitions près l’un de l’autre et rentrions ensemble. Le trajet, ce soir-là, fut silencieux. Paul réfléchissait. Le lundi, Paul revint aux répétitions et des étincelles fusèrent. Il était extraordinaire. Son personnage et le film devinrent vivants. 
On voit qu’ici Lumet ne fait jamais d’analyse psychologique. Il signale juste l’existence possible d’un aspect psychologique et il laisse à l’acteur la possibilité de l’analyser lui-même. Cette introspection est assez pénible et difficile comme cela. Il ne faut pas la brouiller par une analyse psychologique à la va comme je te pousse.
Interne
Quand on critique, il faut prendre une position de technicien, même si on est soi-même artiste – surtout si on est soi-même artiste. Quand un artiste critique l’œuvre d’un de ses confrères, il a trop souvent tendance à décrire l’œuvre telle qu’elle serait si lui-même la créait. Ce qui n’est absolument pas le but de la critique. Il faut tenter de comprendre l’œuvre de façon interne.
Si quelque chose dérange ou heurte dans l’œuvre, la personne qui critique doit d’abord se demander si ce n’est pas dû : 1 - à son goût personnel ; 2 - à une idéologie plus ou moins consciente qu’il aurait érigée en credo ; 3 - véritablement à une faute interne de l’œuvre.
Suivre ses goûts est pardonnable ; mais un averti doit néanmoins parvenir à en faire abstraction. De même, il doit oublier toute idéologie extérieure : pour un averti, suivre une idéologie dans une critique est une faute professionnelle. Il doit essayer d’analyser l’œuvre depuis l’intérieur, selon une cohérence interne. Ce n’est pas toujours évident : l’œuvre étant en chantier, par définition, elle est incohérente. La personne qui critique doit imaginer une cohérence en « jouant » à l’artiste, comme un comédien joue un rôle. Il échouera, en partie ou entièrement. Mais au moins la critique ne semblera pas débarquer d’une autre planète.
Les œuvres qui séduisent ; les œuvres qui doivent être séduites
Certaines œuvres « appellent » le récepteur, le hèlent, l’aguichent ; une affiche, par exemple, doit être comprise instantanément dès le premier regard. Pour d’autres œuvres, c’est le récepteur qui doit faire un effort pour y entrer et la comprendre ; par exemple, un poème de Mallarmé, de Célan, de Jaccottet.
En faisant une critique, il faut déceler cette particularité et en tenir compte. Une affiche doit être critiquée de façon sensiblement différente d’un poème. Les notions d’efficacité sont très différentes dans chacun des cas. Une affiche peut être « testée » sur un grand nombre de personnes. Une réponse statistique a, dans le cas d’une affiche, beaucoup de valeur. Dans le cas d’un poème, la valeur de la réponse statistique est nulle. Il ne sert même pas à grand chose, quand on critique un poème, de demander un second avis : c’est un avis personnel et singulier que demande le poète. Il n’adresse pas ses poèmes au plus grand nombre mais à des individualités. Une affiche clame ; un poème chuchote. Il faut tenir compte de cette clameur ou de ce chuchotement de l’œuvre, quand on la critique.
Œuvres avec une apparence de fini
Quand on juge une œuvre en formation, il ne faut pas oublier qu’elle est encore inachevée. C’est difficile, surtout par manque d’habitude, surtout au début. Nous sommes abreuvés d’œuvres achevées où la dernière touche a été apposée, des œuvres qu’annoncent des publicités et des articles, des œuvres avec des cadres, des jaquettes, des couverture, du vernis, des commentaires, des Critiques, des œuvres accompagnées par tout un décorum superficiel signifiant: cette œuvre-ci est terminée. C’est difficile, donc, d’apprécier une œuvre encore brute et sans apprêt, et d’accepter qu’elle n’est pas médiocre mais en chantier. Et c’est encore plus difficile pour des œuvres inachevées avec une apparence de fini ; des œuvres qui ne sont pas terminées mais où la touche finale a été apposée ; des œuvres inachevées dont on ne sent pas le caractère inachevé. Par exemple, (conséquence de l’informatique) les maquettes d’affiche ou de morceaux de musique : dès le premier jet, elles ont toutes les apparences superficielles d’un objet fini.
Jadis, un projet d’affiche était très visiblement un brouillon : on y voyait des morceaux de scotch, des traits de crayon, des lettrages brouillons, etc. De nos jours, un logiciel ad hoc et une bonne imprimante produisent une affiche qui semble terminée alors qu’elle n’est qu’une ébauche. Le premier réflexe, c’est de condamner l’affiche, de la trouver sans rémission mauvaise alors qu’elle doit juste être retravaillée.
Aux artistes qui présentent une œuvre en chantier, je conseillerai de lui donner, artificiellement, une impression d’inachèvement. Dans le cas d’une affiche, d’y mettre, de manière informatique, des dessins de scotch, des traits inutiles ; à un morceau de musique composé sur ordinateur, ajouter du souffle ou une réverbération « sale » ; à un dessin animé en 3D garder, jusqu’à la fin, quelques scories, quelques mouvements incorrects, quelques décors encore à l’état de squelette non « remplis » ; de détruire délibérément cette dernière touche, de contrecarrer son effet, pour donner clairement à l’œuvre une apparence de chantier, de work in progress (ne fut-ce qu’en indiquant, sous son titre : « Work in progress », « Brouillon », « Ebauche », etc.) Tout cela permet à la personne qui critique de sentir que l’œuvre est encore en formation.
En critiquant une œuvre en chantier qui a cette apparence superficielle de fini, il faut se rappeler consciemment que l’œuvre n’est pas mauvaise mais qu’elle est juste inachevée. Il faut se forcer à ne pas tenir compte de cette apparence de fini. D’expérience, par exemple avec des affiches, je crains que ce ne soit pas très facile.
Voir l’ensemble
On se rappelera qu’une des différences entre les « avertis » et les « non-avertis », c’est que ces premiers découpent l’œuvre en éléments séparés, tandis que ces derniers en voient surtout l’ensemble (Les avertis et les non-avertis, pg.  RENVOIPAGE _Ref526349086 \h 64). En critiquant, un averti ne doit pas oublier que ce qui compte, au final, c’est cet ensemble. A un moment de son analyse, il doit se forcer à considérer l’ensemble de l’œuvre, à oublier les strates, les détails, oublier de séparer le style du fond, oublier son esprit analytique et tenter de redevenir un simple récepteur. Il joue au non-averti. Il considère l’œuvre, dans son entièreté, et il se demande, simplement : qu’est-ce que j’en pense ?
Analyses, exemples et solutions
Comme indiqué dans la partie précédente, quand vous critiquez une œuvre, vous pouvez le faire de trois façons différentes : analytique, par solutions et par exemples.
Ces trois techniques ont leurs défauts et leurs avantages que je vais de nouveau ici détailler mais du point de vue de la personne qui critique.
Dangers de l’analyse
Comme indiqué plus haut, une critique analytique reste pour moi la meilleure façon de critiquer. Pourtant, c’est la moins immédiatement compréhensible.
Une critique analytique peut être facilement mal comprise : peu de gens sont habitués à l’abstraction. On utilise des mots abstraits à tort et à travers sans les avoir au préalable définis. Le sens de ces mots devient flou. Ce flou contamine la critique toute entière et la rend brumeuse, incertaine, ambiguë, alors qu’une explication analytique et abstraite devrait justement, au contraire, être très précise.
Pour contrer cela, l’artiste et la personne qui critique peuvent développer un vocabulaire abstrait commun. C’est fastidieux et en général néfaste : un vocabulaire commun déforme l’œuvre ; l’œuvre est créée en fonction de ce vocabulaire, pour répondre à ce vocabulaire.
Même si la personne qui critique n’a pas le même vocabulaire que l’artiste, il peut néanmoins utiliser toute une série de stratégies, de trucs, pour que l’artiste finisse par comprendre une critique analytique : par exemple, on peut répéter la même explication de plusieurs manières différentes. L’artiste recoupe ces différentes manières jusqu’à ce qu’il ait l’impression de vous comprendre.
Une fois de plus, signalons que vous ne devez pas avoir trop peur des que l’artiste comprenne mal : le plus important, c’est que l’artiste ait l’impression d’avoir compris quelque chose, pas nécessairement ce que l’on voulait lui expliquer. Il peut fort bien inventer quelque chose d’intéressant en comprenant mal une critique.
Danger des solutions
Le danger des critiques par solutions quand elles sont assénées sans la moindre analyse abstraite préalable, c’est que la personne qui critique propose ses solutions et non pas les solutions que l’artiste devrait lui-même trouver. Imposer ainsi une solution sous-entend que le problème va de soi, qu’il n’a même pas besoin d’être analysé, qu’il ne demande même pas à être énoncé et qu’il ne peut être résolu que par la solution proposée ; ce qui est impossible : en art, un problème ne peut pas n’avoir qu’une et une seule solution. Il existe ne fut-ce qu’une solution strictement inverse : on peut éclaircir une photo mais on peut tout aussi bien l’assombrir ; on peut retirer des adjectifs pléthoriques dans un texte mais on peut aussi accentuer cette pléthore jusqu’à en faire un style ; etc. En plus, la personne qui critique, quand elle ne se trompe pas de problème, peut se tromper de solution.
Un artiste, néanmoins, peut préférer les critiques par solutions, même s’il doit ainsi les décoder, à des critiques analytiques floues et insaisissables. Mais il faut comparer ce qui est comparable, comparer une critique analytique claire avec une critique par solutions claire ; ou comparer une critique analytique brumeuse avec une critique par solutions brumeuse. A même niveau, une critique analytique reste préférable.
Suggestions
Certaines personnes, en critiquant, n’apportent pas de solutions mais se contentent de faire des suggestions. Cela semble tout à fait inoffensif, une suggestion. Néanmoins, cela peut être très perturbant pour l’artiste. S’il a l’impression que la suggestion est inadéquate ou même totalement absurde, cela peut l’amener à croire que la personne qui a suggéré ne comprend absolument pas son œuvre. Cela infirmera la crédibilité de l’ensemble de sa critique. Ce qui est un moindre mal. Ce qui est plus gênant, c’est quand l’artiste ne sait que faire d’une suggestion, ne sait pas si elle est adéquate ou pas. Elle le perturbe tellement qu’elle le bloque. Plus grave encore, il finit par se convaincre que sa suggestion est adéquate mais sans en être intimement sûr ; il modifie l’œuvre en fonction de cette suggestion, jusqu’à se rendre compte, sur pièce, que la suggestion pour lui est inadéquate. Il aura perdu, là, du temps, de l’énergie et éventuellement aura endommagé l’œuvre (par exemple une toile).
Par contre, une suggestion adéquate peut débloquer un artiste, lui donner une idée, le sauver. Il faut donc ne pas suggérer à tort et à travers quand on critique mais seulement quand on est sûr (quand on croit être sûr) que cette suggestion aidera l’artiste.

En relisant les paragraphes ci-dessus, j’ai ressenti, je l’avoue, une peur panique : pourquoi condamner ainsi les suggestions alors que, personnellement, quand je mets en scène, je les utilise sans vergogne ? J’écoute avidement toutes les suggestions et, quand je les trouve bonne, je les utilise, je les fais miennes, je me les accapare. Ne suis-je pas ici en train de me couper l’herbe sous le pied ?
Nuançons donc : dans certains cas, il est adéquat de suggérer. Cela fait même partie de votre métier, si vous êtes technicien ou comédien. Mais vous ne pouvez pas le faire à tort et à travers. Paradoxalement, plus l’artiste est un débutant, plus les suggestions peuvent le déstabiliser. Alors qu’il aurait besoin de suggestions, il ne sait pas nécessairement comment les assimiler, comment les accepter ou les refuser. Un artiste plus aguerri a moins besoin de ces suggestions, mais par contre peut plus aisément les gérer. Un de mes professeurs à l’INSAS, la scripte Sylvette Baudrot, parlant de Roman Polanski, disait : « Je lui fais dix suggestions. Neuf fois, il m’engueule parce qu’il les trouve idiotes mais la dixième, elle l’aide. »
Quand l’artiste a du métier, de la bouteille, quand il est ouvert aux suggestions et qu’il les demande, alors, vous pouvez lui en fournir. Il sera à même de les trier. Quand l’artiste est un débutant, méfiez-vous. Il vaut mieux qu’il peine à trouver ses propres solutions plutôt que d’être complètement bloqué par une solution proposée par un tiers, clef en main, mais qu’il ne comprend pas.
Danger des exemples
La façon la plus étrange de critiquer, c’est de ne procèder que par exemples et références : « Ton œuvre, c’est un peu comme telle autre œuvre ; c’est le croisement entre tel artiste et tel artiste ; on y trouve le même défaut (ou les mêmes qualités) que dans telle œuvre » ; explications par comparaisons que la personne qui critique croit évidentes mais qui peuvent être très obscures pour l’artiste. Chaque œuvre est un univers clos et cohérent. Y introduire un univers extérieur peut déstabiliser et bloquer totalement la compréhension d’une critique.
On prend rarement des œuvres mineures ou ratées comme exemples, ce qui pourtant serait plus parlant. Au contraire, on compare l’œuvre en chantier avec celles des grands génies. Invoquer les mânes de Picasso, de Mozart ou de James Joyce peut, de nouveau, totalement bloquer l’artiste qui en est encore en train de faire son petit chemin artisanal .
Les meilleurs exemples proviennent au contraire d’œuvres mineures ou ratées, ou de situations quotidiennes partagées par tout un chacun. Les meilleurs exemples sont ceux qui sont le plus loin possible de l’œuvre qu’on critique (par exemple, un exemple tiré d’un dessin animé pour critiquer un opéra) mais qui restent, néanmoins, très clairs, très parlants, pour l’artiste.
Combiner
La meilleure façon de critiquer, c’est de combiner ces trois méthodes, analyse, solutions et exemples, de passer de l’une à l’autre, selon les besoins de son discours et les besoins de l’artiste. Par exemple : commencer par analyser un problème, puis l’illustrer par des exemples et, ensuite, proposer des solutions (et, ici, les solutions ne sont pas là pour que les artistes les suivent mais juste pour éclairer une critique en l’illustrant ; s’il les suit, tant mieux pour lui !) Mais l’on peut, pourquoi pas, partir des solutions, s’excuser, revenir en arrière, expliquer d’où viennent ces solutions, en déduire une explication analytique, qu’on éclairera ensuite par des exemples ; on peut proposer des solutions à l’artiste, solutions qu’il trouve absurdes, en discuter jusqu’à déduire avec lui une explication analytique éclairée par des exemples ; etc. : il y a mille façons de combiner.
Le but étant que l’artiste comprenne (ou ait l’impression de comprendre) la critique qui lui est faite. Pour atteindre ce but, tous les moyens sont bons.
Discussion
En critiquant, on peut utiliser les réactions de l’artiste comme guide de sa critique ; selon ses réactions, ses questions, ses expressions de visage, prolonger ou amplifier une explication parce qu’il ne semble pas la comprendre ou, au contraire, abréger une explication parce qu’elle est déjà assimilée et que cela ne sert à rien d’insister.
En général, c’est l’artiste lui-même qui suscite cette discussion. Il demande ici une explication, là des comparaisons, là des solutions. Il signale qu’il ne comprend pas. Il répète une critique qui vient de lui être faite avec d’autres mots, ce qui indique qu’il l’a assimilée ou, au contraire, qu’il l’a comprise de travers ; on peut alors la re-formuler selon un autre angle.
Une critique extérieure doit être un échange et pas une agression sans réponse possible. Cela la différencie de la Critique des médias qui, elle, quand elle est négative, est une pure agression sans aucune réponse ou recours possible .
Décrire l’œuvre
Une des fonctions possibles de la critique extérieure, c’est simplement de décrire l’œuvre à l’artiste qui l’a créé, lui expliquer comment elle fonctionne, quelle est sa nature, etc. Cela semble paradoxal ou même complètement idiot : qui connaît mieux l’œuvre que son créateur ? Mais il s’agit ici de lui expliquer comment elle fonctionne pour l’extérieur, quelle est sa nature pour autrui. Pour reprendre l’exemple du peintre, c’est de faire, pour lui, à sa place, les quelques pas en arrière qui lui permettent d’avoir un regard neuf et extérieur sur son œuvre. Sans ce regard, l’artiste peut mal comprendre sa propre œuvre et la corriger de façon erronée, en fonction de cette mauvaise compréhension.
Potentialité de l’œuvre
La personne qui critique peut aller encore plus loin que la simple description de l’œuvre : elle peut indiquer à l’artiste ce que l’œuvre, en l’état, recèle comme potentiel. Pas seulement la décrire telle qu’elle est mais aussi telle qu’elle pourrait devenir. Il ne s’agit pas de donner des solutions ou des suggestions mais d’indiquer, à partir de l’œuvre en état, des prolongements, des amplifications, des modifications logiques.
Quand on voit de l’extérieur une œuvre en formation, on y décèle des pistes et des développements possibles qui semblent très clairs mais qui ne le sont absolument pas pour l’artiste : il reste obnubilé par les intentions de départ de l’œuvre ; il a le nez sur l’œuvre et manque de recul ; il est fatigué par le processus de fabrication. Plus on a l’impression que ces pistes et développements sont évidents, plus, aussi, on s’étonne que l’artiste lui-même ne les ait pas perçus, plus il est primordial de lui en signaler l’existence.
En suggérant ces potentialités, la personne qui critique peut avoir l’impression d’être co-auteur de l’œuvre. Rien n’est plus faux. Ces potentialités ont été créées par l’artiste, même s’il n’en est pas conscient. Et parfois, la personne qui critique fait fausse route, ces potentialités sont en fait externes à l’œuvre. La personne qui critique ne fait que décrire ce qu’elle, elle ferait, si elle était auteur à la place de l’auteur. Les artistes font souvent cette erreur en critiquant l’œuvre d’un confrère.
Malgré toutes ces embûches, la personne qui critique ne doit pas hésiter à indiquer les potentialités éventuelles : elles peuvent être très éclairantes pour l’artiste et lui permettre de faire progresser son œuvre. Elles peuvent lui indiquer une voie que, seul, il n’aurait jamais prise, une voix nouvelle, intéressante, surprenante.
Le mot qui aide
Dans sa conférence retranscrite « Le Diable c’est l’ennui », Peter Brook parle d’un auteur sud-africain :
(Il) travaillait avec une petite troupe qui ne se produit que dans le « town-ship », à Soweto, depuis vingt-cinq ans. Il collaborait avec Gibson Kente, un metteur en scène étonnant qui a créé le mouvement du théâtre noir, théâtre très populaire avec des chansons, des éléments de la vie quotidienne... Ils jouaient partout où ils pouvaient, puisqu’il n'existe aucun théâtre dans aucun township. Il m'a dit une chose très émouvante, bouleversante: « Nous avons tous lu L'Espace vide, cela nous a vraiment beaucoup aidés. » (...) Au-delà du plaisir qu'il y a à recevoir un tel compliment, je me suis demandé comment ce livre pouvait toucher des acteurs travaillant dans de telles circonstances. Après tout, la plus grande partie du livre avait été écrite avant nos expériences en Afrique et dans le reste du monde, faisant référence aux théâtres de Londres, de Paris, de New York... Qu’avaient-ils donc pu trouver d'utile dans ce texte ? Comment ont-ils pu considérer que ce livre était aussi pour eux ? J'ai donc posé la question et ils m’ont répondu: « la première phrase » ! (« Je peux prendre n'importe quel espace vide et l’appeler une scène. Quelqu’un traverse cet espace vide pendant que quelqu'un d’autre l’observe, et c'est suffisant pour que l’acte théâtral soit amorcé. »)
Ils étaient convaincus que vivre et faire du théâtre dans leurs conditions était un malheur inévitable puisqu'il n'existait aucun bâtiment « théâtre » dans les townships d’Afrique du Sud. Ils avaient le sentiment qu'ils ne pouvaient pas aller très loin ni faire de grandes choses s’ils ne possédaient pas, comme les Blancs de Johannesburg, ou de ces grandes villes mythiques internationales, Paris, Londres, New York... ces théâtres de mille places avec rideaux et cintres, lumières et projecteurs colorés. Ils étaient comme ce musicien avec sa flûte qui rêve du grand orchestre symphonique de Berlin ! Quand subitement arrive un livre dont la première phrase affirme : « S’il y a une personne, sans dire où, qui traverse un espace et une autre personne qui la regarde, tout y est. Vous avez tout ce qu'il faut pour faire du théâtre. » C’était un immense soulagement. 
Cette anecdote, même si elle ne se rapporte pas à de la critique extérieure, en illustre néanmoins magnifiquement une caractéristique, à la fois extraordinaire et angoissante : quand on critique, on ne sait jamais quel concept, quelle phrase, quel mot vont aider la personne qu’on critique, ni comment ils vont l’aider. On ne sait pas non plus quel concept, phrase ou mot peuvent le troubler ou complètement le bloquer. On peut essayer de planifier, de deviner, d’analyser. Mais les êtres humains ne cessent jamais d’être étonnants. Il est impossible de les prévoir.
Une personne qui critique, consciente de ce fait, peut en devenir timide dans sa critique, parcimonieuse, trop prudente. C’est une erreur : en faisant une critique extérieure, il vaut mieux être généreux, donner le plus de concepts, d’idées, de phrases, de mots. Si l’un d’eux peut bloquer l’artiste, ce sera moins grave s’il est entouré d’autres mots, d’autres phrases, qui elles peuvent ensuite le débloquer et lui donner des idées nouvelles.
Les artistes qui se braquent
Parfois, l’artiste se braque devant une critique. Il devient agressif, paranoïaque. Il a l’impression d’être attaqué. C’est une situation désagréable : une personne lui fait une critique pour l’aider et, lui, il la rejette ! Il donne l’impression d’être obtus et imbu de lui-même. La personne qui critique a alors tendance à lui répondre tout aussi brutalement. Ils se montent réciproquement le bourrichon. Cela débouche sur un conflit qui ne mène à rien et rend impossible toute critique extérieure.
Avant tout, la personne qui critique se doit de vérifier si l’artiste n’a pas quelques raisons valables de s’énerver ainsi : la formulation ou le contexte de la critique ont peut-être été maladroits ; la critique est trop externe ; le ton peut avoir semblé supérieur ou dédaigneux ; la critique ne s’applique pas seulement à l’œuvre et déborde sur la vie privée de l’artiste ; et cetera. Mais il arrive que l’attitude de la personne qui critique soit parfaite : certains artistes, simplement, se braquent systématiquement quand on critique leurs œuvres.
Il ne faut pas les braquer encore plus en insistant sur le bien-fondé d’une critique ou, surtout, en insistant sur une éventuelle position de force : (« Tu dois m’écouter, puisque j’ai plus d’expérience que toi, j’ai un pouvoir sur toi, je suis commanditaire, etc. ») Ce n’est jamais par la force que l’on parviendra à forcer l’artiste à écouter une critique mais par la douceur et l’esquive : la personne qui critique doit montrer à quel point l’avis qu’elle émet n’est qu’un avis subjectif, que l’artiste doit ensuite confronter à d’autres avis extérieurs et à son propre avis, lui montrer que, de toutes façons, ce sera à lui d’ensuite continuer l’œuvre. En restant calme et modeste, on peut sortir l’artiste de son attitude braquée et lui permettre de comprendre la critique, même si c’est après coup : sur le moment, l’artiste reste braqué mais, plus tard, la critique s’éclaire pour lui. Il l’accepte ou pas, il modifie l’œuvre dans cette direction ou pas, c’est une autre affaire. Mais tout au moins, il l’a comprise.
Parfois, l’artiste est bouché à l’émeri. Il a beau avoir demandé des critiques, il est tout à fait incapable de les entendre. C’est son problème, plus que celui de la personne qui critique. Il ne reste plus qu’à refuser de le critiquer dorénavant. Si la personne qui critique est le producteur de l’œuvre, un des techniciens, ou l’enseignant de l’artiste, c’est impossible : elle est obligée de continuer à critiquer les œuvres de cet artiste. Elle a alors le choix entre une attitude passive (elle critique par conscience professionnelle mais n’insiste absolument pas sur sa critique), une attitude de kamikaze (elle affronte systématiquement l’artiste) ou une attitude patiente (elle continue à le critiquer sans relâche, calmement, en espérant qu’un jour il finira par apprendre à écouter ces critiques).
Critique répétée
Il peut arriver que quelqu’un fasse plusieurs fois la critique d’une œuvre en formation, à plusieurs étapes du travail, qu’il « suive » l’œuvre pendant son élaboration. C’est un métier : dramaturges en théâtre, monteurs en cinéma, etc. ; ou c’est une facette d’un métier, comme l’enseignement ; ou bien, la personne qui critique est le conjoint, le frère, la sœur, l’ami très proche de l’artiste.
Ces critiques répétées ont des avantages mais posent des problèmes spécifiques dont il faut tenir compte.
Les avantages : la personne qui critique devient complice de l’artiste. Sa critique permet à l’artiste d’éventuellement revenir en arrière : il se rappelle, mieux que lui, tel ou tel élément retranché ou modifié, qui était plus heureux auparavant et qu’il serait sage de réintroduire.
Les inconvénients : en critiquant plusieurs fois une œuvre, la personne qui critique s’use, tout comme l’artiste. Son regard sur l’œuvre n’a plus aucune fraîcheur. Elle perd la distance avec l’œuvre, même si c’est plus lentement que l’artiste. C’est plus traître pour elle que pour l’artiste : lui, en créant, ressent l’usure de l’œuvre qui monte petit à petit, tandis que chez elle, cela se produit par à-coups, sans qu’elle en ait forcément conscience. On doit donc toujours exiger au moins un second avis, l’avis de quelqu’un qui est neuf par rapport à l’œuvre.
L’idéal, pour un artiste, c’est d’avoir sous la main les deux cas de figure : d’une part des gens qui l’accompagnent et critiquent l’œuvre à plusieurs étapes ; de l’autre, des gens qui perçoivent l’œuvre pour la première fois.
L’artiste a tort
L’artiste croit ou affirme quelque chose de faux sur son œuvre. Son œuvre aurait, pour lui, tel ou tel effet sur le récepteur ; l’œuvre recèle, pour lui, un élément qui en réalité ne s’y trouve pas ; il se méprend sur le sens de l’œuvre ou sur certaines de ses particularités. Une critique extérieure peut lui montrer et démontrer cette fausseté.
En art, un avis est relatif. Ce que l’un trouvera sincèrement et objectivement faux, l’autre le tiendra pour juste. Tous les deux auront raison. Nuançons donc : il s’agit de montrer à l’artiste que tel élément n’est pas faux pour quelqu’un d’extérieur mais pour lui-même. Lui montrer que s’il n’était pas en train de créer cette œuvre, s’il avait plus de distance avec elle, lui-même aurait l’impression que c’est faux. Ce n’est pas une fausseté objective qu’il faut prouver (il n’y a pas d’objectivité en art) mais une fausseté pour la subjectivité de l’artiste. Pour faire cela, on peut se faire aider par des avis extérieurs.
Edmond Bernard, court-métragiste et professeur à l’INSAS, avait l’habitude de convoquer de tels regards. Un exemple célèbre, tellement célèbre que je le soupçonne d’être une légende urbaine :
Pendant un montage, un élève affirmait que le plan d’un chat qui passait dans le cadre signifiait la tristesse.
« Tu veux absolument exprimer la tristesse, par ce chat ? » demandait Edmond Bernard. L’élève répondait oui.
« D’après toi, n’importe quel spectateur ressentira cette tristesse en voyant le chat ? » demandait Edmond Bernard. L’élève répondait oui.
« Donc, si pour un spectateur pris au hasard, ce chat n’exprimait pas la tristesse, ton effet serait raté ? » demandait Edmond Bernard. L’élève répondait qu’en effet, il serait raté. Mais il assurait que ce n’était pas le cas, que n’importe quel spectateur, en voyant ce chat passer dans le champ, ressentirait cette tristesse.
Edmond Bernard faisait venir un des cuisiniers de la cantine, un grand homme aux longues moustaches. Il lui montrait le plan et lui demandait : « Qu’est-ce que c’est ?
Un chat qui passe.
Rien d’autre ?
Non. Juste un chat qui passe. »
Œuvre impossible
Une situation particulièrement embarrassante : l’artiste a montré son œuvre ; la personne qui la perçoit ne la trouve pas mauvaise, défectueuse, ce qui sous-entendrait qu’elle serait améliorable ; non ; elle la trouve tout simplement impossible.
Quelques exemples grossiers : un peintre veut peindre une toile abstraite décrivant de manière didactique une scène historique ; un écrivain veut rassembler une histoire complexe avec moultes personnages et rebondissements sous la forme d’un haïku ; un musicien tente de composer un morceau en même temps rapide et lent. Evidemment, en général, l’impossibilité est beaucoup plus subtile : ce sont des problèmes d’équilibre interne, entre complexité et simplicité, entre baroquisme et classicisme, ou bien des formes ou des formats impraticables pour le sujet qu’a choisi de traiter l’artiste.
Si l’on a l’impression que l’œuvre est impossible, si l’on croit sincèrement que l’artiste ne peut aboutir qu’à un échec, alors, mentir serait lâche. Si l’œuvre est en effet impossible, l’artiste a besoin de le savoir le plus vite possible, pour éventuellement l’abandonner avant d’y avoir consacré trop de temps .
Il faut indiquer cette impossibilité à l’artiste, l’expliquer le plus calmement possible, et lui laisser la possibilité ou bien d’abandonner l’œuvre et en entamer une autre, ou bien de contourner cette impossibilité, de la détromper, de partir d’elle pour créer son œuvre, ou bien, encore, de choisir benoîtement d’ignorer cette impossibilité. Il se peut que cette prétendue impossibilité n’existe que dans le chef de la personne qui critique, que son avis sur la question soit minoritaire, ou que cette impossibilité soit justement intéressante à explorer, qu’elle soit justement le fondement d’une œuvre novatrice.
Dans le cas d’une œuvre que l’on croit impossible, plus que pour une critique habituelle, il faut multiplier les précautions oratoires et les scrupules, relativiser son avis en en soulignant la subjectivité et indiquer explicitement qu’il est terriblement gênant d’ainsi indiquer cette impossibilité.
Il faut demander à l’artiste de ne tenir compte de cet avis que s’il résonne en lui, lui demander de chercher d’autres avis et de ne tenir compte de cette impossibilité que si elle est corroborée par d’autres, et là, même, de se méfier de cet avis général s’il n’est toujours pas confirmé par sa propre intuition.
Si la personne qui critique a du pouvoir sur l’artiste, par exemple si c’est un vieil artiste reconnu alors que l’artiste n’est encore qu’un jeune débutant, il faut lui rappeler que même si c’est un maître, ce n’est jamais en même temps qu’un être humain faillible, lui rappeler toutes les fois où ce vieux maître s’est trompé. Au final, il faut laisser l’artiste seul juge.
Ne pas critiquer
Personnellement, si je devais juger un poème, un opéra ou un spectacle de danse en cours de fabrication, je devrais m’avouer incompétent en la matière. Même si j’apprécie ces formes d’art, je ne les comprends pas de l’intérieur. Je ne suis pas, pour ces formes, un bon non-averti : je suis trop conscient du processus de la critique extérieure pour encore critiquer avec candeur. Je ne suis pas un bon averti : je ne comprends pas les arcanes de ces domaines artistiques. J’en ignore les enjeux. J’éprouve même des difficultés à y trouver des critères de qualité. Je m’abstiens donc de critiquer les œuvres dans ces domaines.
Dans des domaines que je connais mieux, malgré ma meilleure volonté, malgré mon désir d’être le plus technicien possible et de me mettre dans la peau de l’artiste qui l’a créée, l’œuvre est parfois trop différente de moi, trop éloignée de ce que j’aime et de ce que je suis, pour que j’arrive à la critiquer, ou simplement à la comprendre.
Dans ce genre de situations, il faut s’avouer incompétent et ne pas critiquer l’œuvre. Il faut signaler que cette incompétence ne présume en rien des qualités et des défauts de l’œuvre. Il faut s’excuser platement et partir.
Autre cas de figure : une personne fait partie d’un groupe qui critique et elle trouve que ce groupe critique déjà très bien sans qu’elle doive rien y rajouter. Ou bien elle sent que l’artiste lui-même a assez de distance par rapport à l’œuvre et qu’il peut très bien en saisir les qualités et les défauts tout seul. Ou, encore, une personne ne voit pas de défauts à l’œuvre ; il y en a certainement mais elle l’apprécie tellement en l’état qu’elle est aveugle à ses défauts. Si elle s’obstine à chercher la petite bête, elle risque de débusquer de faux défauts.
Le silence d’une personne qui critique peut inquiéter l’artiste. Elle doit lui expliquer pourquoi elle se tait. Cette explication ne satisfera pas nécessairement l’artiste. Il demandera de le critiquer quand même. S’il s’obstine, il faut lui obéir.
Critique fine
Une fois établie une éthique, une fois élaborée les premières méthodes et les premiers trucs, la personne qui critique régulièrement se rend compte que sa critique n’est pas toujours bien entendue et comprise par l’artiste, pas parce qu’elle est mal exprimée mais parce que les méthodes et trucs utilisés sont encore trop grossiers. Il faut affiner ces méthodes et trucs, devenir plus retors, plus habile, plus maître de ses moyens ; il faut faire de la critique fine.
Ici, plus encore que dans la partie précédente, je ne pourrais pas être systématique. Ici, la succession de petits textes sans liens clairs, le caractère parcellaire et impressionniste, sera encore plus marqué. Il ne s’agit que de trucs épars et pas d’une analyse globale. Même si une méthode générale serait plus rassurante, elle serait aussi plus fausse : les processus décrits ici sont justement parcellaires et impressionnistes. Les analyser systématiquement les décrirait de façon erronée.
Accompagner
Le but de la critique, c’est d’amener un artiste à comprendre comment son œuvre fonctionne pour autrui ; tout est dans le verbe « amener » : il s’agit d’un cheminement.
D’habitude, l’artiste suit seul ce cheminement : il entend une critique, ne la comprend pas nécessairement sur le moment, n’y accorde que peu d’attention ou même la rejette avec véhémence. Mais le temps passe et la critique se remet à résonner en lui : maintenant, il la comprend ; c’est une révélation subite qui se déroule en général, paraît-il, sous la douche ; ou, au contraire, la compréhension est progressive ; toujours est-il qu’il finit par comprendre la critique qui lui a été faite. Dans la plupart des cas, l’artiste ne se rappelle plus que c’est quelqu’un d’extérieur qui lui a fait cette critique. Il va jusqu’à refaire lui-même tout le cheminement pour arriver à cette critique. Sur les tournages de film, le réalisateur, tout heureux d’avoir trouvé une idée, va jusqu’à l’expliquer au technicien qui la lui a insufflée, quelques jours ou quelques heures plus tôt ! Ce technicien se sent volé et floué alors qu’il devrait au contraire être satisfait au plus haut point : son but est atteint. Sa critique a été comprise et acceptée par l’artiste. Il n’y a d’ailleurs pas de contexte où elle est mieux comprise et acceptée : il l’a tellement intégrée qu’il ne se rappelle plus que quelqu’un d’autre la lui a faite !...
Certaines critiques mettent donc un temps pour être comprises. Il est tentant pour la personne qui critique de guider l’artiste pendant cette compréhension, de le guider pendant ce chemin. Dans certains contextes, c’est inévitable : un enseignant doit observer comment l’élève reçoit sa critique, pour la nuancer ou la ré-expliquer et aussi, simplement, pour voir comment l’élève apprend à recevoir une critique. Un metteur en scène ne critique pas l’ensemble d’une prestation d’acteur mais la décompose en strates successives qu’il critiquera et fera travailler successivement. Il s’agit d’imaginer la compréhension de la critique et de la planifier en étapes. On cache ainsi en partie certains aspects d’une critique à l’artiste, pour qu’il les retrouve lui-même et dès lors les comprenne mieux et plus profondément que si on les avait seulement énoncées. Rappelons-le : une connaissance découverte est plus prégnante qu’une connaissance apprise. Mais il ne faut avec pas confondre ces omissions avec de la manipulation !...
Dans les activités où l’on travaille avec des êtres humains et, en particulier, dans la critique d’œuvre d’art en formation, rien n’est plus nocif, improductif, idiot, que la manipulation consciente.
Manipulation
Aucun contact humain n’est exempt d’une part de manipulation. Aucune parole ne recèle un autre sens, grâce auquel elle influence l’auditeur de biais. Une critique est toujours en partie une manipulation. Mais il faut différencier la manipulation inconsciente qui imprègne et gauchit tous les contacts humains, de celle, très consciente et stratégique, des démiurges. On rencontre des démiurges aux petits pieds dans beaucoup de domaines et, entre autres, dans la critique :
Un metteur en scène humilie sciemment et froidement un comédien devant une équipe technique ; l’ami d’un peintre ne prononce pas le moindre mot devant une toile en chantier et, quand le peintre lui demande des précisions, il reste désagréablement évasif ; un enseignant encense dans l’œuvre d’un de ses élèves tout ce qu’il y trouve médiocre. Le but, c’est de déclencher chez l’artiste, par des moyens détournés, une réaction planifiée à l’avance.
Ces démiurges manipulateurs, on les rencontre fréquemment dans les fictions où le thème est la création artistique. Ce sont des hommes grands et maigres. Ils ont les doigts fins, la mèche rebelle, la voix caverneuse. Ils sont enflammés et séducteurs. Ils font des gestes amples et des déclarations péremptoires. Quand ils critiquent, quand ils mettent en scène ou enseignent leur art, leurs manipulations pourtant exagérément tordues fonctionnent toujours et atteignent toujours parfaitement leurs buts !...
On aime l’idée du démiurge, en art. Mais il est rare qu’un démiurge, dans la réalité, soit autre chose qu’une personne malsaine et assoiffée de pouvoir. Son but n’est pas d’aider l’artiste mais de se jouer de lui, de l’écraser, de l’humilier, pour se mettre lui-même sur un piédestal et compenser ses propres névroses. En faisant une critique, surtout fine, on peut facilement et involontairement dévier et jouer au démiurge au petit pied. On profite d’une position de pouvoir (la personne qui critique étant toujours, ne fut-ce que légèrement, en position de pouvoir) pour assouvir son sadisme.
Une manipulation consciente part de l’axiome suivant : telle action d’un être humain sur un autre aura, immanquablement, tel effet. On retrouve cette idée chez le Chevalier Dupin, le héros de « La lettre volée » d’Edgar Allan Poe, le précurseur de Sherlock Holmes et de toute une lignée de détectives. Il marche avec le narrateur (l’ancêtre fictionnel, déjà, de Watson et d’une lignée parallèle de comparses) et révèle soudain exactement ce à quoi est en train de penser le comparse : « C’est un bien petit garçon, en vérité, et il serait mieux à sa place au théâtre des Variétés. »  Le narrateur répond que ça ne fait l’ombre d’un doute – quand soudain il remarque qu’il n’a rien dit, il a juste pensé ! Dupin lui explique comment il a suivi son cheminement de pensée, depuis un fruitier qui s’est jeté contre lui, un quart d’heure plus tôt, jusqu’à cette appréciation sur la taille d’un comédien nommé Chantilly ! Dupin explique : « Les anneaux principaux de la chaîne se suivent ainsi : Chantilly, Orion, le docteur Nichols, Epicure, la stéréotomie, les pavés, le fruitier. » Et il détaille, de petit incident en mimique, de murmure en enchaînement logique, comment le comparse est passé par toute cette chaîne de pensées !...
C’est une fiction, séduisante mais fausse. Faites ce simple exercice qui infirme totalement cette fiction : prenez une phrase absurde. Imaginez précisément la réaction d’une personne que vous connaissez bien à cette phrase. Ensuite, prononcez cette phrase devant elle. Il arrive que la personne réagisse au quart de tour. Elle a exactement la réaction attendue. En général, la réaction réelle est différente de la réaction imaginée, dans les détails ou dans sa totalité. Et il s’agit, là, d’une personne que l’on connaît bien ! Imaginez ce qu’il en est d’un artiste que l’on connaît moins bien, ou même pas du tout.
On peut déceler de la manipulation en analysant, après coup, ce qui s’est passé pendant la critique. Mais il est impossible, dangereux et sadique de planifier la manipulation : elle a peu de chances de fonctionner comme on se l’est imaginé et beaucoup de chances de blesser l’artiste.
Que critiquer en premier ?
Mettons-nous à la place d’un artiste qui vient de montrer son œuvre à une personne extérieure : on le submerge de critiques disparates ; on passe très vite d’un niveau à l’autre de l’œuvre ; on lui parle successivement de la structure générale, d’impressions sporadiques, de détails ; l’artiste est perdu.
Il vaut mieux, si possible, ne pas tout critiquer en même temps, surtout au début du travail de création de l’œuvre, où tout, justement, pourrait être critiqué puisqu’on n’en est qu’aux balbutiements. Il faut chercher un aspect par lequel commencer. Cette recherche peut être faite avec l’artiste, en lui demandant sur quel aspect il veut se concentrer : structure générale, détail significatif, début, fin ; ou bien, la personne qui critique se base sur son expérience et son intuition pour déterminer l’aspect que vous allez commencer par critiquer. On peut aussi décider arbitrairement : il faut bien commencer quelque part, alors pourquoi pas par là ?...
Le plus logique serait de d’abord dégrossir l’ensemble, de d’abord régler les problèmes de structures générales. Mais rappelons que la création d’une œuvre d’art n’a rien de logique : parfois, au contraire, il vaut mieux partir d’un détail infime car c’est de ce détail que toute l’œuvre découle.
Rythme de la critique
Pendant une séance de critique, l’artiste peut se sentir submergé par la rapidité à laquelle se succèdent les critiques. Au contraire, si on lui prodigue une critique parcimonieuse et sporadique, il peut être lassé par cette lenteur.
Il faut trouver le bon rythme pour critiquer. La mise en scène théâtrale, par exemple, se travaille en général à un rythme idéal : on prend le temps de travailler et de critiquer couche après couche, élément par élément.
Malheureusement, ce n’est pas toujours possible de critiquer à un rythme juste. D’abord, par manque de temps : on n’a que dix, vingt minutes, au maximum une heure, pour critiquer l’œuvre dans son entièreté ; l’artiste est pressé par des dates butoirs et il a peu de temps pour la correction ; on n’a pas toujours accès à toute l’œuvre en une fois : sur un plateau de cinéma, on ne filme que des petits morceaux de l’œuvre, des tranches minuscules. On ne peut pas y critiquer l’ensemble du travail d’un comédien couche par couche ; on n’a pas d’autre choix que de ne critiquer qu’un fragment et y critiquer l’interprétation comme les mouvements, les intentions comme la diction, tout y critiquer en même temps, au risque de le submerger.
Si une critique au tempo trop rapide n’est pas idéale, une critique trop lente présente aussi des inconvénients. Dans une critique qui serait faite strictement couche après couche, il faudrait chaque fois ne critiquer qu’un seul détail, modifier l’œuvre en fonction de ce détail, voir comment ce détail modifié se répercute sur l’ensemble de l’œuvre et ensuite seulement passer au détail suivant. L’artiste se lasserait. Pour reprendre l’exemple du peintre qui fait quelques pas en arrière, il ne fait pas ces quelques pas après chaque coup de pinceau.
Autant que possible, il faut trouver le rythme juste, pour faire une critique ni trop rapide, où toutes les couches se mélangeraient, ni trop lente, qui serait fastidieuse.
Clarté et métaphores
Dans la critique des œuvres en cours de fabrication, ce qui se conçoit bien ne s’énonce pas toujours clairement et les mots pour le dire n’arrivent pas nécessairement aisément. Dans certains cas, une critique qui pour la plupart des gens a les apparences de la clarté peut être moins adéquate qu’une critique brumeuse, mal articulée, même incompréhensible car, par exemple, émise dans une autre langue. Cf. ce texte sur « l’élan », chez le théoricien et le praticien du jeu de comédien, Grotowski :
« Elan » : je comprenais plus ce que cela voulait dire à travers la manière qu’avait Grotowski de le prononcer que par une quelconque explication verbale. (...)
Je me souviens qu’un jour Grotowski lors d’une sélection travaillait personnellement avec une actrice française, N. Normalement dans les sélections il ne travaillait pas personnellement avec les candidats, mais cette fois oui. Je suppose qu’il voyait chez elle de fortes possibilités et, en effet, elle devint un membre important de notre groupe. Il essaya très rapidement de lui faire structurer et respecter exactement la ligne de petites actions qu’elle avait improvisée. C’était une bataille : N. résistait en disant qu’elle ne pouvait pas comprendre le français de Grotowski.
Grotowski dit que le problème ne venait pas de son français, et changea immédiatement de langue, en lui donnant toutes les indications en polonais, langue qu’elle ne comprenait pas du tout! J’étais stupéfait. Il y avait un tel « élan » derrière sa manière de parler en polonais et un tel manque d’hésitation qu’elle n’avait pas d’autre choix que de comprendre. Elle commença à se battre pour exécuter immédiatement toutes ses indications. La séance se déroula beaucoup mieux qu’avant, malgré le fait que Grotowski continuait à donner ses indications uniquement en polonais. La clef venait sûrement de « l’élan ». 
J’ai vu des gens bégayer une critique très claire pour l’artiste. J’ai entendu des borborysmes limpides, des gestes des bras très explicatifs, des regards très efficaces et qui remplaçaient tout un raisonnement. J’ai vu un dessinateur critiquer et diriger un atelier d’écriture juste en dessinant ! Du moment que ça marche !...
Si vous critiquez de façon claire et structurée mais que l’artiste ne comprend pas ce que vous dites, cherchez ailleurs, cherchez dans la métaphore, dans l’expression plutôt que dans le sens, cherchez dans les gestes, les mimiques, les bruits, cherchez, cherchez, jusqu’à ce que l’artiste, enfin, comprenne quelque chose.
S’adapter à l’artiste
Chaque artiste a besoin de son propre langage pour être critiqué. Prenons l’exemple particulier des comédiens : il existe bien des théories générales du jeu, les plus connues étant celles de Stanislavski, de Brecht, de l’Actor Studio et, justement, de Grotowski. Mais ces théories générales ignorent l’immense palette de méthodes que se crée chacun des comédiens, l’immense variété des matériaux de base que chaque comédien a besoin pour jouer. Certains comédiens préfèrent aborder une pièce par un travail de lecture, de discussion, de réflexion, « à la table » ; d’autres veulent tout de suite jouer sur le plateau. L’un partira d’un geste alors que l’autre fera tout naître de l’intériorité des personnages. L’un cherchera d’abord l’efficacité immédiate ; l’autre voudra y arriver. L’un aura besoin de l’explication rationnelle ; l’autre, d’un regard, d’un froncement de sourcils, d’un soupir. Chacun a ses méthodes, ses besoins, son type de cheminement.
En mise en scène théâtrale, le metteur en scène a le temps de créer et d’imposer un langage commun, des techniques communes, pour tous les comédiens. Mais au cinéma, les (bons) metteurs en scène n’ont d’autre choix de que de s’adapter aux différentes méthodes des différents comédiens.
Citons Sidney Lumet, qui parle des comédiens pendant les répétitions de ses films :
En même temps qu’ils apprennent des choses sur moi, j’en apprends sur eux. Qu’est-ce qui les inspire, qu’est-ce qui déclenche leurs émotions ? Qu’est-ce qui les ennuie ? De quelle nature est leur concentration ? Ont-ils une technique ? Quelle technique de jeu ont-ils ? La « méthode » que l’Actors Studio (...) a rendue célèbre n’est pas la seule technique. Ralph Richardson, que j’ai vu au moins trois fois donner des performances exceptionnelles, utilisait une technique totalement auditive et musicale. Pendant les répétitions de « Long Day’s Journey into Night », il me posa une question toute simple. Quarante-cinq minutes plus tard, j’avais terminé ma réponse. (Je parle beaucoup). Ralph fit une pause, et dit (...) : « Je vois ce que vous voulez dire, mon cher ami : un peu moins violoncelle et un peu moins flûte. » J’étais évidemment enchanté. (...) A partir de là, nous ne parlions plus qu’en termes musicaux : « Ralph, un peu plus staccato. » « Un tempo plus lent, Ralph. » (...) Il s’utilisait lui-même comme un instrument. 
Portrait chinois
Une critique de front peut être difficile à accepter ou à comprendre par l’artiste. Il peut être plus efficace de le critiquer de biais, pas seulement pour ménager sa susceptibilité mais surtout pour l’amener à trouver lui-même la critique.
Revenons à l’exemple particulier et significatif de la direction d’acteur : un des grands problèmes du jeu de comédien, c’est qu’il doit faire plusieurs fois les mêmes actions mais en donnant l’impression, chaque fois, que c’est la première fois qu’il les fait. Si l’on dirige un comédien en lui montrant un geste et en lui disant de le copier, il sera déjà, dès la première fois, en train de refaire le geste. Il partira d’une mauvaise base. Un acteur doit trouver lui-même ces gestes. Pour le diriger, il vaut mieux ne pas lui montrer ce qu’il doit faire, ni le lui expliquer, mais le lui faire comprendre de biais. On le dirige par métaphores, animalières par exemple ; on lui donne des indications déstabilisantes ou absurdes (le célèbre « Pense à ta tante ! » de Luis Bunuel) ; des indications très concrètes (« Fais des pas plus courts ») ; etc. Tout est mis en œuvre pour ne pas le diriger de front, pour ne pas lui montrer ou expliquer que faire, mais l’amener à chercher et à trouver lui-même.
Cette critique de biais n’est pas l’apanage de la direction d’acteurs mais se retrouve dans tous les arts. Elle n’est pas sans danger : elle peut très vite devenir brumeuse, incompréhensible ; elle peut égarer l’artiste plus qu’elle ne le guide ; elle peut s’apparenter à de la manipulation mal placée. Il faut donc l’utiliser avec délicatesse et ne pas hésiter à la remplacer par une explication simple, claire et abstraite, si l’artiste ne comprend pas cette critique de biais.
Laisser l’œuvre mûrir en soi
Quand une œuvre est profonde, forte, grave ou difficile, qu’elle est bouleversante ou tragique , cela peut demander du temps pour l’assimiler. Autre cas de figure : l’œuvre étant encore en chantier, la personne qui critique a besoin d’un temps de maturation, de réflexion, pour démêler ce qui était échafaudage de ce qui est l’œuvre elle-même. Certaines personnes, enfin, ont toujours besoin de temps pour assimiler une œuvre et sont incapables d’en parler juste après l’avoir perçue.
Quand on critique une œuvre d’art, d’habitude, on n’a pas ce temps d’assimilation. Dès qu’on a perçu l’œuvre, dans la minute ou l’heure qui suit, on est sommé de la critiquer. On se retrouve à critiquer non pas par rapport à son véritable avis mais selon l’humeur accidentelle du moment ou, même, à ne pas parvenir à critiquer.
Dans ces cas, il faut tenir compte de ce temps d’assimilation, prévenir l’artiste de ce temps en lui en expliquant les raisons. La personne qui critique peut le rappeler plus tard, quand ce temps sera passé et qu’elle aura découvert son véritable avis. Même si elle lui a déjà fait une critique, elle peut lui en faire une autre, qui date d’après l’assimilation, en lui indiquant le plus clairement possible les différences de nature entre ces deux critiques.
Il ne faut pas tout de même pas attendre trop longtemps, sinon l’artiste aura probablement déjà modifié son œuvre et la critique sera devenue caduque.
Niveau de l’artiste
En critiquant, il faut s’adapter au niveau de l’artiste. On ne critique pas de la même façon un artiste débutant et un artiste confirmé. Un artiste aguerri peut être critiqué plus directement, en prenant moins de précautions, qu’un artiste débutant. Cela ne veut pas dire qu’il faille être brutal avec un artiste confirmé mais on peut s’abstenir de circonvolutions en faisant la critique. Un débutant, en même temps qu’il crée son œuvre, est en train d’apprendre à la créer. Pour les œuvres d’un débutant, le résultat est moins important que le cheminement. Un artiste débutant peut créer une œuvre que l’on trouve médiocre mais qui est plus intéressante, pédagogiquement, pour lui, qu’une œuvre qu’il a miraculeusement et inconsciemment réussi. Certaines œuvres de débutants, objectivement mauvaises, doivent être considérées comme bonnes dans un contexte pédagogique. Une critique doit alors être particulièrement encourageante.
En même temps, il est maladroit et malhonnête de mentir à un artiste débutant. Il faut lui signaler que ce n’est qu’en tant qu’œuvre de débutant qu’elle a des qualités indéniables mais que parfois, hors de ce contexte, pour la plupart des gens, elle est considérée comme défectueuse ou même médiocre. Cela le décourage. Il espérait, dès son coup d’essai, un coup de maître. Il faut le rassurer et lui insuffler la force de continuer à travailler, d’aligner sans faiblir ces œuvres « d’apprentissage », jusqu’à enfin, un jour, très tôt ou très tard, (cela n’a aucune importance dans l’absolu) trouver son style, sa voie, sa voix, et créer des œuvres originales et de qualité.
Un des problèmes classique de l’enseignement d’une pratique artistique, c’est que peu d’enseignants parviennent à se mettre au niveau des débutants. Leur enseignement reflète leurs propres réflexions et interrogations du moment. Ils volent trop haut pour les artistes débutants que sont les élèves.
Dans les ateliers de création artistique parmi un public d’« amateurs », l’artiste qui anime un tel groupe doit accepter que les participants sont toujours, par définition, des débutants  ; leurs problèmes de création sont toujours loin de ceux de l’artiste. Et contrairement à une école artistique, un atelier est un lieu où la pratique artistique ne devient jamais professionnelle. Les participants restent des amateurs, ce qui entraîne d’autres enjeux, d’autres rigueurs. Le résultat, dans un atelier, est toujours moins important que le processus ; mais pour que ce processus soit intéressant, on est obligé de viser un résultat.
Un amateur, quand il crée une œuvre artistique, ne met pas sa réputation en danger, ni son box office, sa côte ou sa carrière. Non : c’est juste tout son être qu’il met en jeu.

Laisser l’artiste passer par l’erreur
Un peintre a besoin de rater complètement une toile pour ensuite la recommencer depuis le début, en partant de cet échec, et la réussir d’une façon nouvelle, brillante et intéressante. Un compositeur va explorer une à une les solutions erronées d’un problème donné, pour finir par tomber, finalement, presque par dépit, sur la solution adéquate. Un danseur chute et trouve dans cette chute un nouveau type de pas. Pourquoi dès lors ne pas l’aider à chuter ?...
Tout processus de création passe par des erreurs obligatoires. Eviter de se fourvoyer dans certaines erreurs est néfaste. Pour accompagner un artiste dans son processus de création, il faudrait le laisser passer par une erreur nécessaire mais aussi, quand c’est nécessaire, l’y pousser. Est-ce vraiment possible ?
En tous cas, cela semble possible dans un processus qui suit toujours le même cheminement, par exemple l’enseignement d’un art martial : en karaté, quand on pare un coup avec l’avant-bras, il faut qu’en même temps une jambe soit mise en avant, du même côté que le bras, pour que le coup ne soit pas seulement amorti par l’avant-bras mais par tout le corps. Si l’on se trompe d’avant-bras, si l’on pare avec l’avant-bras droit alors que la jambe gauche est en avant, ou l’inverse, c’est seulement l’avant-bras qui encaisse le choc. Cela peut être très douloureux.
Mon professeur de karaté, sensei Kei, attendait que les élèves se trompent, qu’ils parent avec le bras opposé de la jambe la plus en avant. Il frappait alors sur le bras qui parait. L’élève, par la suite, ne s’y trompait plus et parait toujours avec le bon bras.
Contrairement à l’apprentissage d’un art martial, la création d’une œuvre d’art ne suit jamais le même cheminement que celle d’une autre. Rien n’est plus erratique qu’un processus de création. Qu’une personne qui fait une critique extérieure décèle et devine à l’avance le cheminement que va prendre un artiste, devine les allers et retours, les errements, les fourvoiements, qu’elle sache exactement par quelles erreurs l’artiste doit absolument passer, cela me semble hautement improbable. Je crains qu’il faille se méfier de cette volonté à pousser l’artiste vers l’erreur, sinon on en revient à faire de la manipulation consciente, avec tout ce que cela a d’immoral mais aussi d’inefficace. Par contre, on peut déceler après coup qu’une critique, involontairement, a poussé l’artiste vers une erreur, erreur qui lui fut profitable ; ou bien, se rendre compte que l’artiste n’a pas pu entendre une critique qui lui a été faite parce qu’il devait d’abord passer par une erreur.
De toutes façons, si un artiste doit passer par une erreur, il y passera, que vous l’ayez prévenu ou pas. Mettre quelqu’un en garde d’une erreur ne l’empêche que rarement de s’y précipiter s’il ne l’a pas préalablement expérimentée.
La personne qui critique peut aussi se tromper : l’erreur qu’elle croit inévitable, l’artiste peut fort bien l’éviter ; ou, encore, cette erreur n’en est pas une : c’est en fait une fondation, un échafaudage, un élément primordial, de toute l’œuvre.
Processus de fabrication
Il arrive aussi qu’à chaque œuvre qu’il crée, un artiste soit obligé de systématiquement passer par ce qui pourrait passer pour une erreur mais qui est en fait un détour obligatoire, une constante du processus de fabrication de cet artiste. Certains peintres figuratifs partent de taches informes, jetées presque par hasard sur la toile ; certains comédiens sont sciemment monocordes et peu expressifs au début des répétitions ou, au contraire, partiront de la démesure et du cabotinage pour peu à peu nuancer leur jeu ; tel écrivain aura besoin de se constituer d’abord un fouillis de mots disparates, sans verbe pour les relier. Chaque artiste suit un certain processus de fabrication personnel. L’œuvre, à ce stade, peut sembler tout à fait mauvaise alors qu’elle n’est qu’à une étape.
Dans ces stades-là, normalement, l’artiste ne devrait pas montrer son œuvre à autrui. Cela ne lui est malheureusement pas toujours possible. Pour reprendre l’exemple du comédien : il aura beau se trouver dans une étape de son processus de fabrication, il devra néanmoins faire des répétitions devant le metteur en scène et d’autres comédiens. Son ton monocorde ou son cabotinage sera vu de tous, supporté par tous. Les autres devront faire l’effort de déceler qu’il ne s’agit que d’une étape, que d’un brouillon et de ne pas juger cette étape comme ils le feraient d’un produit fini.
Au moins, dans cet exemple, l’acteur sait qu’il est encore dans un processus de fabrication. En général, même l’artiste n’est pas très conscient de se trouver dans un processus de fabrication. Des personnes malveillantes utilisent alors ce stade pour, en critiquant, condamner irrémédiablement l’œuvre. Ils profitent de cette étape pour marquer leur pouvoir, pour assouvir leur sadisme et écraser l’artiste. Alors qu’au contraire, le rôle d’une personne qui critique particulièrement adroite serait de déceler que l’artiste se trouve dans un passage obligé. Elle s’abstiendra alors de critiquer l’œuvre, en donnant juste, éventuellement, quelques conseils pour qu’il dépasse au plus vite ce stade, et pour que l’œuvre parvienne à un stade où il peut être perçu par un regard extérieur.
Guider sans critiquer
Parfois, il ne faut pas faire une critique mais juste donner une indication à l’artiste, lui suggérer une méthode de travail, un angle d’attaque, par exemple lui conseiller de laisser reposer l’œuvre, ou de la considérer sous un autre éclairage. Au lieu de critiquer l’artiste, il faut l’épauler.
C’est une attitude à adopter quand l’artiste est perdu, cerné, écrasé par trop de critiques. Il n’est pas nécessairement utile d’en rajouter une de plus. Il vaut mieux se contenter de le guider dans cet amas d’avis contradictoires.
Buts inatteignables

Un des producteurs de cinéma avec lesquels je travaille, Patrick Quinet, avant chaque tournage, va trouver le réalisateur, le prend à part et, l’air inquiet et inspiré, lui dit : « Fais-moi un chef d’œuvre ! » C’est un exemple très clair de but inatteignable.
Chaque critique sous-entend un but à atteindre. Certains sont inatteignables parce qu’ils sont trop abstraits (« Il faudrait mettre plus de poésie dans cette toile »), trop lointains (« Réalise-moi un chef d’œuvre », « Fais une œuvre d’envergure ») ou complètement absurdes (« Et si, de ton poème, on faisait une statue ? »)
Les critiques ne devraient sous-entendre que des buts atteignables et, de préférence, atteignables rapidement. Sinon, on risque de perturber, de bloquer ou de s’aliéner l’artiste. Ce sont des artistes, pas des dieux.
CONCLUSION
La douleur subsiste
J’avais cru que rédiger ce texte et qu’analyser la critique extérieure en la débusquant dans ses derniers retranchements m’aiderait personnellement quand je donne et surtout quand je reçois des critiques. C’était très naïf de ma part. J’aurais dû me rappeler ce qui se dit d’une thérapie : après un traitement, le patient est plus conscient de sa douleur, il sait mieux l’appréhender, l’analyser, la nommer mais néanmoins elle reste en lui.
Depuis que j’ai écrit ce texte, je me suis rendu compte que je ne critique pas mieux ou moins bien. Je ne suis pas plus distant, moins à vif, moins blessé, quand une critique inadéquate m’est faite. Je comprends mieux ce qui se passe, j’appréhende mieux les événements mais la douleur subsiste.
Autant une critique extérieure peut être une expérience enrichissante, et même heureuse, car vous sentez autour de vous les gens qui vous soutiennent, vous aident, vous poussent, autant cela peut devenir cauchemardesque. Vous avez beau analyser ce cauchemar, vous avez beau vouloir le contrecarrer, le faire fléchir, vous avez beau nommer tous les sentiments parasites qui vous agitent, ces sentiments, néanmoins, vous les ressentez.
Impossibilité de parler de l’ineffable
Dans ce texte, je considère parfois que la création artistique comme un processus purement conscient. Je fais mine de croire à l’imposture de « Genèse d’un poème », tel qu’y ont cru Mallarmé et Valéry. Je me range du côté des ateliers d’écriture américains, des manuels « How to write ... »
En faisant cela, j’ignore sciemment la part de l’ineffable, la part de ce qui n’est pas dit et ne peut pas être dit, de ce qui ne peut pas être perçu, ou à peine, de ce qui est juste deviné ; ce par quoi, aussi, une œuvre est artistique et non artisanale. Mais justement, il est très malaisé de parler de cette part d’informulable et d’inconscient. Je n’ai ni la formation pour en parler, ni les croyances nécessaires pour croire pouvoir en parler. Je fais néanmoins le pari que tous les processus conscients décrits dans ce texte se retrouvent dans l’inconscient mais avec des variantes : il existe peut-être une critique inconsciente, qui est la caricature, la métaphore ou la copie conforme de la critique consciente. Mais je dois vous avouer que je n’en sais fichtrement rien.
Point de départ
Je souhaiterais que ce texte essuie la critique. Le lecteur peut être en désaccord avec ce que j’ai écrit, dans le détail comme dans la globalité. Mon but n’est pas d’écrire un mode d’emploi ou de fonder un dogme mais de tenter de décrire ce phénomène étrange et fascinant qu’est la critique extérieure, et cela afin de déclencher la réflexion chez d’autres : ce texte n’est qu’un point de départ.
J’espère de tout cœur que d’autres le poursuivront, le corrigeront, l’enrichiront et, un jour, le rendront obsolète.
TABLE DES MATIERES
 TM \o "1-5" PROLOGUE  RENVOIPAGE _Toc22998716 \h 2
Parcours personnel  RENVOIPAGE _Toc22998717 \h 8
PRELIMINAIRES  RENVOIPAGE _Toc22998718 \h 13
critique et Critique  RENVOIPAGE _Toc22998719 \h 13
Les exemples  RENVOIPAGE _Toc22998720 \h 17
Définition de certains termes  RENVOIPAGE _Toc22998721 \h 17
Artiste  RENVOIPAGE _Toc22998722 \h 18
Œuvre  RENVOIPAGE _Toc22998723 \h 19
Récepteur  RENVOIPAGE _Toc22998724 \h 20
Percevoir  RENVOIPAGE _Toc22998725 \h 20
Explication de la structure  RENVOIPAGE _Toc22998726 \h 21
1. POURQUOI UNE CRITIQUE EXTERIEURE ?  RENVOIPAGE _Toc22998727 \h 23
Efficacité  RENVOIPAGE _Toc22998728 \h 24
Pourquoi l’autre ?  RENVOIPAGE _Toc22998729 \h 26
INACHEVEMENT  RENVOIPAGE _Toc22998730 \h 29
Œuvres toujours inabouties  RENVOIPAGE _Toc22998731 \h 31
Se retirer de l’œuvre  RENVOIPAGE _Toc22998732 \h 34
Détails compréhensibles pour l’artiste mais incompréhensibles pour un récepteur  RENVOIPAGE _Toc22998733 \h 34
L’œuvre « échappe » à l’artiste  RENVOIPAGE _Toc22998734 \h 37
2. CIRCONSTANCES D’UNE CRITIQUE EXTERIEURE  RENVOIPAGE _Toc22998735 \h 40
Quand ?  RENVOIPAGE _Toc22998736 \h 40
Au début  RENVOIPAGE _Toc22998737 \h 41
Vers la fin  RENVOIPAGE _Toc22998738 \h 42
Au milieu  RENVOIPAGE _Toc22998739 \h 43
Etapes  RENVOIPAGE _Toc22998740 \h 44
Retrouver le chemin  RENVOIPAGE _Toc22998741 \h 44
Effet précis  RENVOIPAGE _Toc22998742 \h 45
Circonstances extérieures et conjoncturelles  RENVOIPAGE _Toc22998743 \h 45
Fréquence  RENVOIPAGE _Toc22998744 \h 49
Artistes débutants  RENVOIPAGE _Toc22998745 \h 51
Média  RENVOIPAGE _Toc22998746 \h 53
Combien d’avis ?  RENVOIPAGE _Toc22998747 \h 55
Qui ?  RENVOIPAGE _Toc22998748 \h 57
La Maman  RENVOIPAGE _Toc22998749 \h 58
La Belle-mère  RENVOIPAGE _Toc22998750 \h 59
Les noyeurs de poisson  RENVOIPAGE _Toc22998751 \h 61
Le petit prof  RENVOIPAGE _Toc22998752 \h 64
Les avertis et les non-avertis  RENVOIPAGE _Toc22998753 \h 65
Artistes et techniciens  RENVOIPAGE _Toc22998754 \h 68
Classification systématique  RENVOIPAGE _Toc22998755 \h 70
USURE  RENVOIPAGE _Toc22998756 \h 70
Usure de la personne qui critique  RENVOIPAGE _Toc22998757 \h 71
Usure de l’artiste  RENVOIPAGE _Toc22998758 \h 72
3. COMMENT RECEVOIR UNE CRITIQUE ?  RENVOIPAGE _Toc22998759 \h 74
Ecarter les parasites  RENVOIPAGE _Toc22998760 \h 75
Ecarter la psychologie de la personne critiquée  RENVOIPAGE _Toc22998761 \h 75
Ecarter la psychologie de la personne qui critique  RENVOIPAGE _Toc22998762 \h 79
Ecarter la « pensée » de la personne qui vous critique  RENVOIPAGE _Toc22998763 \h 81
Déceler le pouvoir  RENVOIPAGE _Toc22998764 \h 82
Gardien de l’intégrité de l’œuvre  RENVOIPAGE _Toc22998765 \h 84
Cacher son ego  RENVOIPAGE _Toc22998766 \h 91
Analyser la critique (critiquer la critique)  RENVOIPAGE _Toc22998767 \h 93
Externe ou interne ?  RENVOIPAGE _Toc22998768 \h 94
Analyse ou illustration ?  RENVOIPAGE _Toc22998769 \h 95
Avis minoritaire ; avis majoritaire  RENVOIPAGE _Toc22998770 \h 98
Les règles de l’art  RENVOIPAGE _Toc22998771 \h 100
Quelle critique prendre en compte ?  RENVOIPAGE _Toc22998772 \h 103
Qui est l’auteur ?  RENVOIPAGE _Toc22998773 \h 105
Mécompréhension de la critique  RENVOIPAGE _Toc22998774 \h 110
Comment corriger ?  RENVOIPAGE _Toc22998775 \h 111
Ne pas changer d’œuvre  RENVOIPAGE _Toc22998776 \h 112
Abandonner l’œuvre en cours  RENVOIPAGE _Toc22998777 \h 114
Revenir en arrière  RENVOIPAGE _Toc22998778 \h 115
Analyser le problème pour le résoudre  RENVOIPAGE _Toc22998779 \h 117
L’artiste plombier  RENVOIPAGE _Toc22998780 \h 118
Petits problèmes, grandes solutions ; grands problèmes, petites solutions  RENVOIPAGE _Toc22998781 \h 119
Un problème en cache un autre  RENVOIPAGE _Toc22998782 \h 120
Le public  RENVOIPAGE _Toc22998783 \h 121
Faire le contraire  RENVOIPAGE _Toc22998784 \h 128
« Kill your darlings »  RENVOIPAGE _Toc22998785 \h 128
L’erreur qui subsiste  RENVOIPAGE _Toc22998786 \h 129
L’œuvre est-elle terminée ?  RENVOIPAGE _Toc22998787 \h 132
Conclusion : Automatismes  RENVOIPAGE _Toc22998788 \h 136
4. COMMENT DONNER UNE CRITIQUE ?  RENVOIPAGE _Toc22998789 \h 138
Comment faire une critique exterieure  RENVOIPAGE _Toc22998790 \h 139
Psychologie  RENVOIPAGE _Toc22998791 \h 140
Désangoisser  RENVOIPAGE _Toc22998792 \h 141
Le début d’une critique  RENVOIPAGE _Toc22998793 \h 143
Ecarter la psychologie  RENVOIPAGE _Toc22998794 \h 144
Confiance  RENVOIPAGE _Toc22998795 \h 145
Hésitations  RENVOIPAGE _Toc22998796 \h 146
« Il y a encore beaucoup de travail »  RENVOIPAGE _Toc22998797 \h 149
Contextes  RENVOIPAGE _Toc22998798 \h 150
Téléphone  RENVOIPAGE _Toc22998799 \h 151
Lien affectif avec l’artiste  RENVOIPAGE _Toc22998800 \h 152
Critique devant un public.  RENVOIPAGE _Toc22998801 \h 153
Du même métier ou pas  RENVOIPAGE _Toc22998802 \h 154
Ethique  RENVOIPAGE _Toc22998803 \h 156
Garder sa place  RENVOIPAGE _Toc22998804 \h 156
Subjectivité  RENVOIPAGE _Toc22998805 \h 158
Critique professionnel  RENVOIPAGE _Toc22998806 \h 159
Plans de carrière  RENVOIPAGE _Toc22998807 \h 160
Les ateliers  RENVOIPAGE _Toc22998808 \h 162
Méthodes et trucs  RENVOIPAGE _Toc22998809 \h 164
Formulation  RENVOIPAGE _Toc22998810 \h 165
Critique positive  RENVOIPAGE _Toc22998811 \h 166
Séparer l’œuvre de l’artiste  RENVOIPAGE _Toc22998812 \h 167
Interne  RENVOIPAGE _Toc22998813 \h 171
Les œuvres qui séduisent ; les œuvres qui doivent être séduites  RENVOIPAGE _Toc22998814 \h 172
Œuvres avec une apparence de fini  RENVOIPAGE _Toc22998815 \h 173
Voir l’ensemble  RENVOIPAGE _Toc22998816 \h 175
Analyses, exemples et solutions  RENVOIPAGE _Toc22998817 \h 176
Dangers de l’analyse  RENVOIPAGE _Toc22998818 \h 176
Danger des solutions  RENVOIPAGE _Toc22998819 \h 177
Suggestions  RENVOIPAGE _Toc22998820 \h 178
Danger des exemples  RENVOIPAGE _Toc22998821 \h 180
Combiner  RENVOIPAGE _Toc22998822 \h 182
Discussion  RENVOIPAGE _Toc22998823 \h 182
Décrire l’œuvre  RENVOIPAGE _Toc22998824 \h 183
Potentialité de l’œuvre  RENVOIPAGE _Toc22998825 \h 184
Le mot qui aide  RENVOIPAGE _Toc22998826 \h 185
Les artistes qui se braquent  RENVOIPAGE _Toc22998827 \h 188
Critique répétée  RENVOIPAGE _Toc22998828 \h 190
L’artiste a tort  RENVOIPAGE _Toc22998829 \h 191
Œuvre impossible  RENVOIPAGE _Toc22998830 \h 193
Ne pas critiquer  RENVOIPAGE _Toc22998831 \h 195
Critique fine  RENVOIPAGE _Toc22998832 \h 197
Accompagner  RENVOIPAGE _Toc22998833 \h 198
Manipulation  RENVOIPAGE _Toc22998834 \h 200
Que critiquer en premier ?  RENVOIPAGE _Toc22998835 \h 203
Rythme de la critique  RENVOIPAGE _Toc22998836 \h 204
Clarté et métaphores  RENVOIPAGE _Toc22998837 \h 205
S’adapter à l’artiste  RENVOIPAGE _Toc22998838 \h 207
Portrait chinois  RENVOIPAGE _Toc22998839 \h 209
Laisser l’œuvre mûrir en soi  RENVOIPAGE _Toc22998840 \h 211
Niveau de l’artiste  RENVOIPAGE _Toc22998841 \h 212
Laisser l’artiste passer par l’erreur  RENVOIPAGE _Toc22998842 \h 214
Processus de fabrication  RENVOIPAGE _Toc22998843 \h 216
Guider sans critiquer  RENVOIPAGE _Toc22998844 \h 218
Buts inatteignables  RENVOIPAGE _Toc22998845 \h 219
CONCLUSION  RENVOIPAGE _Toc22998846 \h 220
La douleur subsiste  RENVOIPAGE _Toc22998847 \h 220
Impossibilité de parler de l’ineffable  RENVOIPAGE _Toc22998848 \h 221
Point de départ  RENVOIPAGE _Toc22998849 \h 222

 J’écris « conjoints et amis d’artistes » sans aucun mépris, ironie ou condescendance ; même quand ils ne sont pas eux-mêmes artistes, ils ont une influence non seulement sur les artistes en tant que personnes mais aussi sur leurs œuvres. On pourrait faire une histoire de l’art vue par leur biais : y seraient cités, entre autres, Maxime Du Camp, la femme de Mark Twain, le docteur Gachet et Théo Van Gogh, etc. Ils participent à la création, même si c’est indirectement. Ce texte s’adresse aussi à eux.
 Un contre-exemple : « In the blink of an eye », merveilleux petit livre de Walter Murch, non seulement un des grands techniciens américains, à la fois pour le montage et le son, mais aussi un des grands théoriciens de la pratique cinématographique. Dans le chapitre « Dreaming in pairs », il décèle, très subtilement d’ailleurs, le phénomène de critique extérieure mais sans l’analyser.
 Dans « Editor on editing » (3ème édition, Grove Press, 1993), recueil de textes rassemblés par Gerald Gross, le mot « éthique » est souvent cité, et certains chapitres, comme « Line-editing » de Maron L. Waxman, donnent des trucs que souvent, d’ailleurs, j’ai cité dans ce texte ; mais ils n’analysent jamais le processus dans sa généralité, dans son essence, alors que, de par leur formation et leur expérience, on les sent capables de le faire.
En fait, le texte « Le Partenaire secret » d’Alberto Manguel, violente charge contre les « editors » des maisons d’édition américaines, analyse plus profondément le phénomène de critique extérieure, même si c’est par la négative. Je reviendrai à ce texte plus en détail. (In Dans la forêt du Miroir, pg. 161, traduction de Christine Le Bœuf, Actes-sud/Leméac 2000.)
 Ce n’est évidemment pas toujours aussi idyllique. En poésie, entre autre, les critiques se font souvent avec brutalité. Le milieu des poètes est, en littérature, celui où les rapports humains sont les plus durs.
 La direction d’acteurs ne se résume pas seulement à cela : il faut des talents de diplomate, de contremaître, d’arnaqueur ; il faut surveiller l’intégrité de la mise en scène dans le jeu des comédiens et les accorder entre eux, comme on accorde des instruments ; mais l’aspect le plus artistique, le plus intéressant, finalement, c’est cette simple critique extérieure.
 Cf. L’art invisible, Scott McCloud, chapitre 7, Vertige Graphic.
 Sonnet allégorique de lui-même, Poèmes, Stéphane Mallarmé, éditions Gallimard.
 Evidemment, tout ce que je viens d’énoncer est trop général et est truffé de contre-exemples : cela dépend de quel chorégraphe, de quelle peinture abstraite.
Souvent, dans ce texte, je serai forcé de généraliser et d’affirmer. Mon avis est de loin plus mitigé mais pour garder ce texte lisible, je ne pourrai pas multiplier scrupules et contre-exemples : j’affirmerai sans vergogne.
 Quel récepteur, me direz-vous ? Car le « récepteur », tout comme le « lecteur », le « spectateur », etc., est une fiction, un mensonge, un outil abstrait. En réalité, il existe un nombre infini de récepteurs différents, avec des avis, des goûts, des éthiques, parfois opposées.
Nous reviendrons plus tard à cette notion de récepteur. ( RENV _Ref531244355 \h  \* FUSIONFORMAT Le public, pg.  RENVOIPAGE _Ref531244355 \h 121). Pour l’instant, faisons comme si nous n’avions pas relevé le côté artificiel de ce terme.
 Journal d’un album, Dupuy et Berberian, L’Association 1992.
 Journal, Fabrice Neaud, Editions Ego comme X, 4 tomes depuis 1997.
 Maus d’Art Spiegelman, Flammarion, 1992.
 Cf. Le Vol du Vampire, pg. 15, Michel Tournier, éditions Gallimard, 1981.
 Par « producteur », j’entends ici pas seulement les producteurs de cinéma mais toute personne qui finance, gère, suscite, commande, la création d’une œuvre d’art et qui exerce un pouvoir, en particulier pécunier, sur l’artiste et sur l’œuvre.
 Evidemment, cela n’est vrai que quand cet aspect économique existe, que quand la production de l’œuvre nécessite de l’argent ou que sa diffusion peut en générer. Dans le cas de la poésie, par exemple, l’aspect économique ne joue pratiquement aucun rôle.
 Ou, plus exactement, la subjectivité de ce que j’appelle plus loin « l’auteur » de l’œuvre et qui, dans certains cas, n’est pas l’artiste lui-même. Cf.  RENV _Ref531312505 \h  \* FUSIONFORMAT Qui est l’auteur ?, pg.  RENVOIPAGE _Ref527159753 \h 105
 Cf. le personnage de Cheech, joué par Chazz Palminteri dans Bullets over Broadway, long-métrage de Woody Allen, 1994.
 De nouveau, ici, je simplifie : les vies d’artistes sont un catalogue de contre-exemples qui infirment ce cheminement. Je ne fais que décrire un archétype, pour en dégager une série de caractéristiques et de phénomènes qu’on retrouve, à des degrés différents et de façons différentes, chez la plupart des artistes débutants.
 Cf., évidemment, Marshall McLuhan.
 D’un autre côté, le cinéma narratif s’adresse non pas une personne seule et isolée mais à une salle de cent à quatre cent personnes. Il faut donc tenir compte de cet avis de foule, avec ses effets particuliers dus à la masse ; cf. Walter Mursch, op. cit., pg. 54-55.
 Cf. le syndrome de Munschausen, où des mères rendent leurs enfants malades, pour ensuite pouvoir les soigner.
 Je reviendrai plus loin sur les techniciens ; cf. Qui est l’auteur, pg.  RENVOIPAGE _Ref526213066 \h 105.
 C’est un problème général : la psychologie employée dans la vie de tous les jours est trop simpliste, trop carrée, c’est de la psychologie à deux sous. Elle s’énonce comme un absolu alors qu’en fait, la psychologie, comme toute théorie scientifique, spécialement en sciences humaines, n’est qu’une grille d’analyse qui ne parvient jamais à cerner complètement et définitivement un phénomène (ici un être humain) mais juste à l’appréhender. Pour un bon psychologue, la théorie n’est qu’un outil. Ce qui lui importe, c’est, au-delà de cet outil, à travers cet outil, l’observation intuitive et sensible. On est alors loin de la brutalité obtuse des analyses psychologiques assenée dans le contexte professionnel ou dans la vie de tous les jours, où l’on estime avoir compris quelqu’un, avoir analysé son fonctionnement comme celui d’un moteur, en énonçant à gros traits une théorie simpliste et mal assimilée.
 Alberto Manguel, op. cit.
 Op. cit. pg. 165.
 Op. cit. pg. 169.
 Op. cit. pg. 170.
 Trouver référence dans autobiographie Sidney Bechet.
 Nous reviendrons aux critiques analytiques, par solutions et par exemple, en les examinant du point de vue de la personne qui critique. (Analyses, exemples et solutions, pg.  RENVOIPAGE _Ref526223264 \h 176).
 J’utilise ce terme à la fois avec tout ce qu’il a de péjoratif mais aussi, en même temps, tout ce qu’il a de noble.
 Entre autre dans « Pierre Ménard, auteur du « Quichotte », in « Fictions », page 467, Œuvres complètes I, la Pléïade, édition Gallimard.
 Cf. La formation de l’acteur, chapitre 4, Constantin Stanislavski, pg. Xxx, éditeur actuel et dates.
 Annie Dillard, En vivant, en écrivant, collection 10/18, pg. 95.
 C’est entre autres un des bienfaits d’une informatique bien employée dans la création artistique (à côté de quelques inconvénients et d’une montagne d’effets pervers).
 On retrouve ici toute l’ambiguïté que peut avoir le mot « invention », du latin invenire, découvrir (la découverte d’un trésor s’appelle « l’invention d’un trésor »). Pour l’artiste, il est souvent difficile de dire si la solution préexistait ou si c’est lui qui l’a véritablement inventée, créée à partir de rien.
 Pas nécessairement consciemment. Si cette vision est claire mais inconsciente, cela fonctionne aussi. Quand la question du public ne se pose pas, il vaut d’ailleurs mieux laisser tout cela dans l’inconscient et ne pas y penser.
 Ne pas confondre le « public » tel que se l’imagine l’artiste avec le « public » tel que le visualise un bailleur de fond ou un producteur. Dans le cas de l’artiste, c’est le public auquel on s’adresse ; dans le cas du producteur, c’est le public auquel on vend un produit. Ce sont deux approches totalement différentes. Le public d’un poète comme André Du Bouchet n’a rien à voir avec celui d’un producteur de cinéma. Et le public du réalisateur Steven Spielberg n’a rien à voir avec le public du producteur Steven Spielberg.
 Tout cela, de leur vivant. La postérité, c’est une toute autre affaire. Dans quarante, cent, deux cent, mille ans, quelle sera la place d’André du Bouchet ? Pas plus que celle de Spielberg, personne, et surtout pas l’artiste lui-même, ne peut aujourd’hui la prévoir. Mais la postérité n’entre pas dans le cadre de ce texte : quand elle critique, l’œuvre est depuis longtemps achevée.
 Alberto Manguel, op. cit. pg. 171.
 Paul Valéry, Tel Quel, pg. 553 in Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, éditions Gallimard.
 Cette dernière phrase est évidemment très naïve : l’Abbé Prévost avait rajouté cette partie des années plus tard, quand il avait tellement changé que, sans doute, il ne comprenait plus très bien son œuvre et n’en appréciait plus les qualités, entre autres l’ambiguïté. Si un regard extérieur lui avait signalé son erreur, il y a de bonnes chances qu’il ne l’aurait même pas comprise.
 Personnellement, je ne suis pas d’accord avec cette attitude : pour moi, the show must not always go on, les gens sont plus importants qu’une œuvre d’art et, si c’est vraiment nécessaire, je serai prêt à sacrifier en partie la qualité d’une œuvre pour le bien-être, la sécurité, l’intégrité, des gens.
 Je ne condamne absolument pas cette attitude. Elle est tout à fait humaine, logique et inévitable, pas seulement dictée, d’ailleurs, par l’effet de groupe : un comédien ou un technicien se met au service du metteur en scène, s’abandonne totalement à son commandement. La moindre des choses, c’est que ce commandement soit clair et précis.
 Cf. la construction de la cloche, dans le film Andréi Roublev, de Tarkovski, 1969.
 L’inverse est tout aussi vrai, d’ailleurs : la critique ne doit pas nuire le lien affectif entre la personne qui critique et l’artiste.
 Toutes les activités humaines sont tout aussi relatives, en fait, mais c’est moins immédiatement perceptible qu’en art.
 Par « carrière », j’entends ici juste la succession des œuvres d’un même artiste.
 Evidemment, ce genre de problèmes existe aussi chez les artistes débutants mais, s’ils restent artistes, ils les surmontent. On peut quasiment définir ainsi un artiste professionnel : c’est quelqu’un qui malgré une grande connaissance de son domaine d’activité artistique, arrive néanmoins à produire des œuvres nouvelles.
 Même si, comme indiqué plus haut, il s’agit d’un auteur virtuel, d’une individualité fictive. Mais souvent, même cette individualité fictive, on la confond allègrement avec la personnalité réelle de l’auteur ; on confond l’auteur virtuel avec la créature de chair et d’os, le cerveau, le passé, le contexte social, de la personne qui la loge (et ensuite, on simplifie tout cela à grands traits !)
 « Making Movies », Sidney Lumet, Vintage Books edition, 1996, pg. 60, 61.
 Traduction personnelle.
 Même si son œuvre, au final, sera comparable à celles de ces grands génies, il lui faut quand même passer par des ébauches, des brouillons, son œuvre doit passer par des étapes de formation où souvent elle a l’air beaucoup moins géniale.
 Même si, émotionellement, comme tous les artistes, je trouve cet état de fait vexant, révoltant et injuste - intellectuellement, je sais bien qu’il ne s’agit pas d’un défaut de la Critique mais seulement d’une caractéristique.
 Peter Brook, Le Diable, c’est l’ennui, pg. 23, 24, éditions Actes Sud – Papiers, 1991.
 Dans les domaines où il est facile et possible d’abandonner une œuvre : en dessin ou en littérature, par exemple. Mais en théâtre ou en cinéma, en architecture ou en peinture murale, une fois qu’on est embarqué dans une production, il est difficile ou impossible de l’abandonner. C’est un des problèmes des arts de groupes et des arts qui coûtent cher. Dans ces arts-là, si l’on se rend compte qu’une œuvre est impossible, il faut trouver une façon de continuer l’œuvre en chantier en limitant le plus possible la casse, ou bien parvenir à bifurquer en cours de fabrication sur une autre œuvre, ou bien, encore, attendre avec résignation les conséquences vraisemblablement catastrophiques de la création de cette œuvre impossible.
 Edgar Allen Poe, Double assassinat dans la rue Morgue in Histoires extradordinaires, pg. Xx, traduction de Charles Baudelaire.
 Travailler avec Grotowski, Thomas Richards, pg. 140-143, Actes Sud/Académie Expérimentale des Théâtres, 1995.
 Sidney Lumet, op. cit. pg. 64-65. Traduction personelle.
 Ces adjectifs ne sont pas ici péjoratifs mais pas non plus laudatifs. Il s’agit juste de qualifier un type d’œuvres. (Rien n’est plus difficile que la comédie, que la légèreté !)
 A part le cas très spécifique et assez rare des ateliers qui perdurent pendant des années. On peut quasiment considérer leurs participants comme des professionnels, des avertis, si pas au point de vue de la diffusion, de la rigueur, tout au moins du point de vue de la critique extérieure.

Le regard de l’autre page

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