Première partie Oran 1924 - 1954
Je crois ne jamais avoir lu quelque chose de plus intelligent sur ce sujet
fondamental ...... De plus, pour aller plus loin, la Paneurythmie se pratique en
trois exercices différents. ...... Mais revenons à l'examen de l'essentiel de leur
initiation. ...... de la production d'électricité dans des centrales le dessalement de l
'eau de mer, ...
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De la guerre à lamour
AMOURS DE JEUNESSE
ORAN NICE - ALGER 1955 1962
Par Gabriel SCALI
Dédicace Mortes amours, ne me quittez
Première Partie : Oran 1924 1954Chapitre 1 : Des Origines.Chapitre 2 : Passé simple.Chapitre 3 : Enfance et jeunesse d'un pied noir.Chapitre 4 : Vingt ans. Deuxième Partie : 1955 - 1957Chapitre 5 : Piège.Chapitre 6 : Kader et la décolonisation.Chapitre 7 : Crise de foi à Paris.Chapitre 8 : Remède à Nice : un amour naît.Chapitre 9 : Sidi Bel Abbés, la solitude.Chapitre 10 : Service Militaire, l'Allemagne. Troisième Partie : 1958 Alger.Chapitre 11 : Baroud et objection de conscience. Chapitre 12 : Au feu.Chapitre 13 : Dans la tourmente : Alger.Chapitre 14 : Mon Général, où est l'honneur ? Quatrième partie : 1959 Oran.Chapitre 15 : Oran : Retour aux sources.Chapitre 16 : Une jeune fille d'Oran. 13 mai 1958 : Vive De Gaule !?Chapitre 17 : Un amour hasardeux.Chapitre 18 : Victoires !Chapitre 19 : Ruptures.Chapitre 20 : Jalousies. Chapitre 21 : Horreurs du terrorisme. Cinquième partie : 1960 / 1961 .Chapitre 22 : Douleurs, Douceurs du mariage.Chapitre 23 : Kader / Gilbert : l'affrontement.Chapitre 24 : Pauvre Paul.Chapitre 25 : Un accouchement difficile.Chapitre 26 : C'est la guerre !Chapitre 27 : Chacun chez soi, de son côté.Chapitre 28 : La souffrance de Paul.Chapitre 29 : Cest lenfer ! Sixième partie : juillet 1962.Chapitre 30 : Apocalypse now !Chapitre 31 : Premiers jours de l'Algérie Algérienne.Chapitre 32 : Ne me quitte pas...
à Maman
Maman
Nous nous sommes mal aimés
Quand jétais petit tu mas frappé
Puis tu as voulu me garder
Tu as cru que lAmour nous séparait
Et tu mas torturé
Moi je tai méprisée
Et maintenant pour me punir
Tu es partie
Maman
Nous nous sommes mal aimés
Mortes amours, ne me quittez
Il y a le cosmos et son vide sidéral parsemé de millions de galaxies et leurs milliards de planètes, noyées dans le temps.
Plutôt petite, sy trouve celle quon nomme la Planète Bleue, la Terre, sur laquelle se reproduisent en ce siècle quelques milliards dhommes. Ils sy abandonnent sur cinq continents à leurs éternels combats.
Une petite mer baigne Europe et Afrique habitées par différentes populations, se livrant tour à tour à déphémères conquêtes. Récemment au nord de lAfrique, dans une cité dénommée Oran au bord de la Méditerranée, une famille a compté quatre fils. Nous les trouvons dans leur adolescence, juste avant quun conflit nemporte le plus jeune.
Réfléchissons : La population "française" méritait-elle de rester en Algérie après 1962 ?
Certes, nous avons apporté beaucoup à la terre algérienne ; nous en avons fait, en un peu plus dun siècle, un pays européen moderne mais la population musulmane a-t-elle eu sa juste part ?
Du seul fait de son enracinement dans le pays, de son existence sur le sol, sans même prendre en compte ses qualités, la communauté arabe aurait dû être mieux associée au développement du nouveau pays. Depuis 1924, des signes nombreux montraient que les Algériens n'étaient pas dupes et que la leçon d'égalité, de fraternité ne pouvait souffrir d'exception. L'instruction, le progrès, le confort ne pouvaient n'être réservés qu'aux possédants. Il fallait admettre que la règle du jeu ne pouvait être qu'unitaire. Les gros propriétaires, les gros colons, les grosses sociétés d'Algérie ont précipité sa perte par leur refus d'assimilation de la population musulmane. Cétait l'envers de la médaille, le profit économique devait s'accompagner de l'égalité des chances. Truquer les cartes par peur de l'évolution démographique ou de l'exclusive religieuse de l'Islam, revenait à refouler le problème, à le comprimer jusqu'à l'explosion fatale, finalement à le précipiter d'une manière violente.
On savait bien qu'au niveau individuel, à l'échelle du bas peuple, la coexistence pacifique et amicale existait. Au niveau supérieur des grands intérêts privés, l'intolérance devenait égoïsme criminel à courte vue. On peut dire que de nombreux gouvernements, à toutes les époques, en admettant ou en appliquant la politique ségrégationniste d'un quarteron de personnalités "représentatives" extrémistes, ont contribué à la chute fratricide, au suicide provoqué de l'Algérie co-française. La population ordinaire cosmopolite et déjà immergée se serait faite à la fusion.
Le seul problème réel était celui de la nationalité française. La métropole pouvait-elle digérer dix millions d'Algériens ? Les « vrais » Français pouvaient-ils admettre une totale égalité avec les "Bicots" et les "Pieds-noirs" ? Non, c'était impossible et c'est cette éventualité qui a fait reculer tant de fois les gouvernements. Il fallait alors aller jusqu'à l'extrême de la logique et créer un dominion, une nouvelle nationalité algérienne qui ne fut pas exactement française, non confuse mais étroitement associée et la faire admettre aux deux communautés, le plus tôt possible, dès après la fin de la guerre en 1945. Cela aurait été une nouvelle aventure, une autre voie, insondable.
Ceci n'est malheureusement quun jeu de l'esprit, un scénario qui permet une sorte d'espérance ou d'apaisement devant les morts tués : « A une minute près il serait encore vivant ! » Ou « Sil avait pris à droite au lieu de tourner à gauche il serait
.» On sait que l'inéluctable est arrivé, mais l'esprit, l'affection ne peuvent se détacher de la tentation de prêter encore une vie à labsent : on ne peut s'empêcher de ressasser toujours les derniers instants avant le déchirement fatal.
Il y a aussi les choses qu'on pardonne, et celles que seule la mort arrache du cur et peut faire passer dans l'oubli.
Dans les soubresauts de l'Histoire comme on dit, dans les bourrasques des revendications des peuples, en descendant au plus bas de l'échelon on trouve des individus, hommes et femmes simples, qui ne demandent qu'à vivre en paix. Mais il y en a dautres beaucoup moins nombreux, quelques insatisfaits dont la détermination au sacrifice de l'essentiel, leur vie, donne une force qui déplace les montagnes et peut changer l'ordre établi.
Tous se débattent dans l'inconnu, l'inconnu noir du futur. Comme dans un cornet à dés qui une fois jetés scellent les destins, à la vie, à la mort. Mektoub.
Première partie Oran 1924 - 1954
Chapitre 1 : Des origines.
La famille de ma mère comptait de nombreux érudits, docteurs en la loi hébraïque. C'était une "vieille" famille oranaise versée dans le commerce des grains et du blé. Cela sous-entendait anciennement connue et estimée dans la communauté des petits bourgeois. Elle comptait un garçon et six filles (et bizarrement, celle de mon père une fille et six garçons!). Il fallait offrir des dots pour les marier doù le désavantage davoir des filles. Deux renoncèrent. La dernière à se marier fut ma mère. Récemment, après sa mort, mon père me raconta la "vérité" sur leur mariage arrangé, moins romantique que la version officielle. Dans la vie tout n'est jamais blanc ou noir et les ombres se mêlent pour modeler les destins par des évènements inattendus, saillants, cruels, ardents, dont il faut après arrondir et doser les effets pour les rendre plus supportables.
Armand mon père naquit à Oran dans une famille pauvre. Il habitait dans une des dernières maisons au sommet d'une colline proche du centre, avant le Camp Saint Philippe, près d'un immense terrain vague où se faisaient les manuvres militaires, qui lui servit de berceau.
Mon grand père était palefrenier. Il possédait un cheval, un "bourro" et une carriole ; il gagnait sa vie et celle de sa nombreuse famille en effectuant les transports les plus divers. Il était originaire de l'intérieur, comme on désignait les régions non côtières, de Tlemcen. Il conserva toujours les traditions et les coutumes juives du Maroc. Ma grand mère resta toute sa vie habillée traditionnellement avec de longues robes et des fichus enroulés autour de la tête, et ne s'exprimait qu'en Juif. C'était une mégère qui domina son mari et ses enfants. Elle n'hésitait pas à faire le coup de poing au milieu des garçons qu'elle eut nombreux, à part la première née, une fille qu'elle éleva à son image rusée et sans pitié. C'était une famille dure, aucun des enfants ou même des parents ne se faisait de cadeau. Ce grand-père mourut très tôt. Je ne le connus jamais et d'après mon père, c'était le seul de la famille à ressentir quelques sentiments d'humanité : résignation et soumission.
Mon père était le troisième des garçons. Ma grand-mère Mardochée exigea très tôt des enfants qu'ils rapportassent quelque chose, que ce soit en nature ou en numéraire. Gracieux, à l'esprit vif, véritable poulbot, mon père ne passait pas inaperçu. Très tôt, l'institutrice de l'École Saint André le remarqua dans la rue et fit en sorte qu'il vint à l'école qu'il ne suivit, plus ou moins que jusqu'à l'âge de dix ans soit deux ou trois ans d'instruction scolaire. Mon père qui eut toujours l'esprit mal tourné (je n'ai jamais pu savoir si c'était sa faute ou celle des femmes comme il le prétendait
), soutenait que la sympathie qu'elle lui manifestait n'était pas pure. Obligé d'aller à l'école, le rendement de mon père diminuait et ma grand mère mécontente le battait, si bien qu'il fit des fugues ne revenant ni à la maison ni à l'école. Au bout de la deuxième ou troisième absence nocturne, personne n'y prêta plus attention et quand il avait envie d'arpenter les boulevards, d'assister à l'entrée ou à la sortie des soirées d'opéra - dont il devint plus tard un grand amateur - il rentrait tard, il allait dormir dans la paille au chaud avec le cheval.
Doué d'une belle voix, il se fit également remarquer du curé de l'église Saint André voisine. Ce brave homme venant du Nord ne savait pas distinguer un gamin juif d'un espagnol, il commença à le catéchiser et à lui apprendre les plus beaux cantiques de la messe. Pour se l'attacher, l'abbé lui donnait quelques sous ou des vêtements qui faisaient plus son affaire que les sermons que mon père écoutait sans dire son appartenance. Il y retourna jusqu'à ce que son frère aîné Isidore lui flanque une rouste en lui expliquant qu'un enfant juif ne devait pas servir la messe, ni avaler l'hostie et que ce n'était pas le même dieu que nous vénérions. Isidore (ou peut-être était-ce un autre) lui faisait les poches dans la nuit, car très vite les grands frères se rendirent compte que, pour une raison ou pour une autre Armand gagnait des sous plus souvent, dont il gardait une partie et ils s'habituèrent à le détrousser. Un soir, mon père qui faisait semblant de dormir, vit le voleur s'approcher de ses affaires ; il le laissa faire jusqu'à ce qu'il eut saisi ses guenilles puis, d'une main adroite, dans le noir, en criant en même temps au voleur il lui envoya un godillot qui fit mouche. Mardochée réveillée en sursaut, alluma la lampe à pétrole et ameuta la maison à la recherche du voleur. L'autre se le tint pour dit, et non dénoncé il n'y eut de représailles pour personne.
Jusquà ce quil eut une dizaine dannées son enfance fut très coriace et pourtant il en parle encore avec bonheur, comme d'un âge d'or de cruauté candide. Lorsquil rentrait à la maison rapportant quelques centimes, bien souvent ni sa mère ni aucun de ses frères ou sur ne lui avaient gardé une part à manger. Il n'eut droit aux chaussures qu'à l'âge de sept ou huit ans. En hiver sans chauffage et sans vêtement chaud il souffrait du froid et cest son pire souvenir. Il traînait chez les voisins, juifs, arabes ou espagnols, parlant leur langue, rendant de menus services de ci de là, récoltant quelque nourriture ou subside. Il participait aux batailles rangées contre les ennemis espagnols de la Montanica, aride colline voisine, située entre la Calère et le quartier juif, au cours desquelles les cailloux lancés avec des stacs ( frondes en Y ) et même des coups de navaja (couteaux ) étaient largement distribués.
C'est par cette dure existence de la rue qu'il comprit qu'il fallait se battre pour vivre. Elle fut pour lui sa véritable école, son espace de vie. Je mets sur le compte de cette époque l'égoïsme rémanent, le fond d'insensibilité quil garda et qu'il lui arrivait de reconnaître en famille par des formules comme : "Après moi, le déluge !", "On peut enfoncer le bouchon, il remonte toujours !", "Les chiens aboient, la caravane passe!". Il connaissait aussi beaucoup de locutions juives qu'il échangeait avec ma mère. Elle disait, en parlant de lui : il est « sémmm », ce qui veut dire méchant, cruel ; « Il ne jouit que dans le mal, c'est un djenoun » (diable ou démon)... Je pense maintenant que c'était un homme sauvage, je ne dis pas féroce car il restait doué de sentiments, mais ses instincts, ses pulsions, sa morale avaient été conditionnés par les années si dures, si désertes d'affection, de son enfance. Et l'on sait que ce sont les premières années de l'enfance qui déterminent la personnalité future. Il conserva cependant toujours le sentiment du clan et, devenu le plus fortuné de la famille, il ne manqua jamais, en dépit de l'opposition musclée de ma mère, de contribuer à l'établissement, puis à la consolidation des situations de tous ses frères et sur et même de leurs rejetons, allouant une pension à Mardochée et aux plus démunis. Il assista assidûment sa mère jusqu'à sa mort et fut le seul à laccompagner à son enterrement pendant les évènements, au péril de sa vie.
Il fut un père distrait, sinon distant, à part peut-être ses premières années parentales où quelques photos le montrent entouré en famille. Par la suite, il reprit goût à une liberté de murs incertaine et fit le désespoir de ma mère par ses frasques presque publiques, en tout cas notoires, dont tout le monde gloussait sous cape. Cependant il craignait ma mère et, malgré tous les déboires qui parsemèrent leur vie commune, Armand s'acharna à la garder attachée au foyer et aux enfants (quatre garçons qu'il fit dans des conjonctures diverses). Quand elle voulut se séparer et divorcer il fit tout, joua de toutes ses cordes et de tous les sentiments, promettant n'importe quoi pour la faire revenir et obtint gain de cause. Ils se haïrent d'amour jusqu'à la triste mort de ma mère et tant qu'elle eut sa raison et un semblant de santé, il plantait ses banderilles pour provoquer sa colère et, quelquefois, les jets d'ustensiles de table. Il lui disait alors, malgré la corpulence et les déformations de ma mère : " Tu es encore plus belle quand tu es en colère ! ". Ma mère ne savait plus alors s'il fallait rire ou pleurer et entrait dans une rage folle dont elle sortait épuisée, vaincue, alors que lui se remettait goguenard et persistait dans ses comportements comme un bouchon dans leau.
C'est qu'il fallut toujours à mon père un souffre-douleur, un faire-valoir, quelqu'un sur qui il pouvait plaquer ses bons mots, son esprit roublard qu'il avait très sagace et blessant. Après ma mère, ce fut à mon frère aîné Henri, puis à moi-même, qui travaillions dans l'entreprise familiale, à subir ses dards. Il nous rendit la vie insupportable et seul mon frère aîné, put se maîtriser et demeurer longtemps son assistant, car en présence dArmand il était impossible d'avoir une place devant la clientèle, même s'il n'y avait quune seule personne à séduire. Il lui fallait être constamment entouré, en conversation. Et, s'il avait le don de se faire des amis, il cultivait aussi celui de se créer quelques ennemis, dont les personnes avec qui il avait à travailler et qu'il humiliait délibérément devant la clientèle pour faire du spectacle et des bons mots. C'est ce qui nous sépara, avant que mes sentiments puissent gravement dégénérer alors que mon frère, plus intéressé à préserver les acquis, s'ancra à lui à en devenir malade.
Armand aurait pu mal tourner s'il n'avait hérité la fibre atavique du travail : l'exemple séculaire de son entourage, population misérable, besogneuse, dure à la tâche, âpre au gain, pour lequel l'ambition suprême était une maison bourgeoise, confortable avec trois ou même quatre pièces dans laquelle on pouvait recevoir des dizaines de personnes et où pouvaient se fêter dignement les mariages et les fêtes juives, au milieu des nombreux parents et amis, dans l'abondance des victuailles et la bonne humeur bruyante.
Chapitre 2 : Passé simple
Il y a toujours une part de chance dans les circonstances de la vie ; l'autre part est ce que la personne fait de cette coïncidence. Elle peut s'en servir en bien ou en mal ou la négliger. Il y a les tempéraments actifs, constructeurs, imaginatifs, qui entrevoient aussitôt la part de leur propre action qu'ils peuvent impliquer dans le déroulement momentané des choses ; et ceux qui réagissent avec lenteur ou apathie, par paresse naturelle, par inertie, manque d'intellection, ou même par détermination - ou encore bloqués par les traditions.
Pour mon père je pense qu'il n'attendait qu'un coup de pouce du destin et que d'une manière ou d'une autre il aurait réussi armé comme il l'était : intelligent, rusé, affamé, plaisant, jeté nu dans une époque et un lieu où tout était à construire, où l'homme pouvait encore donner la mesure de sa force, dans ce pays neuf et inculte qu'était l'Algérie coloniale naissante. Ce n'est pas qu'il fit une fortune considérable, mais, parti de rien, il devint un grand bourgeois. Plutôt il se bâtit les apparences d'un grand seigneur et se revêtit d'une robe d'apparat qui ressemblait à une provocation, à un défi jetés sur les handicaps et les oripeaux dont il avait été chargé par la naissance.
Son frère Maurice, un peu plus âgé, était déjà en activité dans un commerce situé sur la Place d'Armes. C'était, à cette époque, le centre actif de la ville ; magnifique place carrée dotée de jardins, piquée d'une impressionnante statue de la Gloire en son centre. Sur un côté elle était bordée du majestueux Théâtre Municipal, puis du grand bâtiment de la Mairie flanqué de deux lions colossaux en bronze (ils m'impressionnaient si fort enfant, que je craignais de voir sélancer). Face à elle un magnifique boulevard avec les jardins du Cercle Militaire protégés de grilles en fer ouvragé et une belle échappée sur la mer. Sur le dernier côté à un angle, de beaux immeubles cossus allotis à leur base des fameux Grands Magasins DARMON, temple de la ménagère coquette.
A lest de la place s'étendait le Quartier Juif avec sa gradation de fortunes diverses. A louest commençait le boulevard Seguin, large artère de plus en plus commerçante, d'où s'élançait la nouvelle ville, cosmopolite, moderne « comme en France », et qui devait supplanter progressivement les anciens quartiers trop marqués et épuisés. Cela se passait aux environs des années 1925, en pleine phase d'expansion économique des "Colonies" expression qui n'était alors pas péjorative. La communauté juive était importante : une quinzaine de mille. Les Espagnols dépassaient trente mille âmes, aussi nombreux que les Français. On différenciait cependant les Métropolitains récemment débarqués de France des Français nés en Algérie, dont les ascendants étaient les premiers colons qui pour une partie s'étaient taillés de grandes propriétés agricoles. Les communautés étaient baignées si l'on peut dire, dans l'excipient arabe et, en apparence (mais nous ne le saurions que plus tard), c'était lépoque du bonheur entrecoupé de quelques crises spasmodiques provoquées par l'une ou l'autre des communautés. A vrai dire, il était difficile de décompter les Oranais en fonction de leurs origines. En effet, si une partie des ethnies conservait sa nationalité ancienne (Espagnols, Marocains, Italiens, Juifs), beaucoup accédaient rapidement à la nationalité française. Ils n'acquirent en réalité qu'une étiquette, conservant leurs us et coutumes traditionnels peu à peu entamés, enrobés dans un vernis gaulois. La synthèse de cette salade a donné la culture "pataouët" devenue fameuse avec les pièces de théâtre à succès comme "La famille Hernandez" ou "Le patio de Langoustia". Nous eûmes même un accent du terroir reconnu, chantant et cacophonique pour les oreilles puristes, mais si plaisant et émouvant !
La ville se partageait en quartiers où les ethnies étaient respectivement majoritaires sans que cela soit un code formel. Il n'y avait pas d'interdiction mais une affinité, et un essaimage pouvait se produire : il y avait par exemple quelques centaines d'Arabes chez les Juifs et réciproquement. Ce n'est que plus tard, après la seconde guerre mondiale, que le brassage devint important et que les clivages géographiques s'atténuèrent encore, avec des transitions plus adoucies, et le développement des nouveaux quartiers plus résidentiels et divisés qui décuplèrent la ville. Centrée autour du port, la vieille cité s'étageait en gradins d'occupation successive. Les Espagnols avec leurs Juifs, premiers arrivés parmi les Européens, s'étaient installés au ras des flots près du Vieux Port. Remontant progressivement par quelques rues sinueuses et escarpées, ils avaient créé un des quartiers les plus typiques, demeuré fameux et qualifié par l'expression outrageante : "Où tia été élevé? A la Calère ?". Mais pour d'autres, c'était : " Doù tu sors? De la Rue des Juifs !" dit en espagnol. Au fond, il me semblait que tous ces vieux quartiers se ressemblaient. A cette époque, le folklore, la photogénie nous échappaient complètement (quels merveilleux documents Izis ou Cartier Bresson auraient pu fixer !).
La misère partagée, la vétusté, le naturalisme, la connaissance de l'existence intime des diverses communautés, faisaient qu'on pouvait se moquer les uns des autres sans méchanceté profonde en dépit des racines différentes, distendues ou régénérées. Il y avait moins d'antinomie entre un Arabe du Village Nègre, un Espagnol de La Calère ou de Saint Eugène et un Juif de la Rue des Jardins, qu'entre un Marseillais et un Breton. Nous procédions de la même culture de pionniers. Nous étions synthétisés, assimilés très vite par lacquis commun. Il ne fallait que deux ou trois ans à un émigré alsacien ou à un apatride grec pour être en osmose, dans l'esprit et dans l'âme, avec les "indigènes" et les autochtones. L'accent n'y faisait rien, il y en avait trop. Ce qui comptait, c'était la kémia, l'heure de l'apéritif, la sieste, la lessive commune en plein air. Il y avait toujours des Arabes chez les Juifs, des Juifs chez les Espagnols, des Français chez les Juifs. Si on se battait à coups de pierres ou de navaja en s'insultant, c'était en plaisantant, par défi, en se racontant après coups ses exploits respectifs, quelques jours, quelques mois ou un an après, autour d'une brochette et d'une anisette. Les différences les plus notables se situaient dans la cuisine. Ne pas confondre un potaje et une loubia, une paëlla et une poularde au riz, une saucisse de Bentolila boucher de la rue de la Bastille et une merguez du Village Nègre. Mais, oh ! Comme tout était savoureux dans cette diversité !
Il se perpétuait cependant des cloisonnements souterrains dans la société où les sorties, les fréquentations, les loisirs restaient divisés. Cest là que pouvait safficher un certain racisme snob et condescendant. Il faut bien concevoir que le problème racial était la pierre angulaire et aussi d'achoppement, des mentalités en Algérie. La variété des religions, des nationalités, des coutumes, même des races, conduisait naturellement l'homme le plus ordinaire à faire des tris sinon des sélections. Inconsciemment ou volontairement, on plaçait et on était placé dans une catégorie plus ou moins valeureuse selon des critères économiques, religieux ou sociaux. Cependant, il y avait en même temps le plus souvent une tolérance pour les différences, reconnues et assimilées par les ethnies locales. On allait, semble-t-il, sur la voie d'une reconnaissance pluraliste des composantes, vers une entité ouverte et tolérante. Plus tard, l'intransigeance de quelques uns à ne pas progresser, à ne pas aider les défavorisés, puis la peur créèrent le divorce, la haine, le premier sang versé.
Dans les quartiers il y avait une majorité de petites maisons avec une cuisine étriquée, un évier minuscule à un bac, des carreaux blancs, un buffet en bois à deux portes repeintes indéfiniment, une table couverte dune toile cirée ancienne où on pouvait encore poser des assiettes en fer émaillé écaillées, quatre chaises paillées branlantes, avec une chambre à coucher assombrie, un lit matrimonial et la grande armoire hérités des grands parents. Cela donnait sur la rue ou sur la cour, sur le patio, par des escaliers aux tommettes rouges aussi branlantes que les marches penchées ou la rambarde en fer rouillé, un vrai danger ! Mais cela tenait depuis presque un siècle et on vivait plus dehors que dedans, prenant le frais à lombre des jardins quand il faisait chaud, ou le petit rayon de soleil sur le pas de la porte quand la température fraîchissait.
Le matin, il y avait le linge, les draps aux fenêtres, le battage des tapis à la tapette, le marché aux bavardages et commérages, puis les senteurs fortes des cuisines aux fenêtres ouvertes pour pouvoir se parler, avec le va-et-vient des enfants : "Maman demande si tia pas des piments, ou du safran, elle tles rendra demain !" II fallait rendre avec quelque chose en plus ; c'était une question d'honneur. Si on empruntait une casserole vide, il fallait la rendre pleine : " Et aloors c'est rien, ien avait trop!". Cela, malgré la misère ; mais c'était une misère supportable au soleil. Il ne fallait pas grand chose pour subsister et avoir un bon moral ; la convivialité faisait des miracles.
Autour de la fontaine, on allait faire la queue avec n'importe quel récipient en zinc étamé, avec une bonbonne protégée de raphia, avec une gargoulette ! C'était là que s'échangeaient les derniers potins :"I l'a trompée, l l'a battue, il est parti avec une autre, il est revenu malade, il est à l'hôpital, il est mort, elle a accouché " avec force détails exagérés. Vers midi, les cafés frais, accueillants par la musique dun accordéon, et qui n'avaient pas cessé de travailler depuis le matin jusqu'à dix heures pour le petit "kahoua", puis après dix heures pour les premières anisettes, se remplissaient. A midi et demie, impossible de s'approcher du comptoir ! Derrière, c'était l'affolement des garçons et les hurlements : "une tonne de moules, deux cristal, deux tonnes d'escargots, trois anis gras, trois olives, deux fèves, les tramousses..." et la sonnette joyeuse du tiroir caisse, et le brouhaha des conversations et brusquement, quand chacun avait payé sa tournée, cela se vidait avec force claques dans le dos. On se dépêchait de rentrer pour éviter la grosse chaleur qui assomme par dessus l'alcool, et les cris de la mujer !
C'était pareil du populaire boulevard Karguenta jusqu'à la place des Victoires plus recherchée. La religion n'y faisait rien et même les Arabes se laissaient prendre au petit bonheur de lanisette et de la kémia. Si inopinément on se retrouvait seul on refusait au moins deux fois linvitation à déjeuner, puis après les salamalecs dusage on se laissait faire à la "fortune du pot". Et là on jugeait les bonnes ménagères : celles qui faisaient des merveilles avec rien. Au départ il ny avait que quelques olives et lanisette au milieu des enfants curieux. Et une heure après, par la magie des voisins, de l'épicier du coin quon dérangeait et le génie des cuisinières oranaises, on avait du mal, dans un semi bonheur, à se lever, gavé, repu, flottant dans les vapeurs du 12° de Marnia et le fumet rémanent des mets, offrant la joie à l'hôtesse madrée, satisfaite de nous avoir "eus" par sa cuisine : "Oh ! Cest rien, à la fortune du pot ! La prochaine fois, prévenez-moi, on fera quelque chose de mieux !"
Puis la sieste et la chaleur désertifiaient les boulevards jusqu'à ce que les ruelles étroites produisent peu à peu une ombre rafraîchissante ; alors, les chaises sortaient devant les portes, on prenait le tricot ou les petits pois à écosser. Les parlottes reprenaient : un mélange de mauvaise langue, d'humour noir exagéré, de grosses plaisanteries, d'affabulations n'ayant qu'un rapport lointain avec le fait générateur. Pourvu qu'on intéresse, qu'on cloue le bec à l'auditoire, la précision des détails n'avait pas une réelle importance. Les jardins et les kiosques se remplissaient d'enfants. Le porteur d'oublies claquait sa planchette, sa hotte sur le dos ou posée sur le sol : les gamins faisaient la queue. L'arabe poussait son étal en bois à deux roues, dont les cases proposaient les cacahuètes entières, décortiquées, salées ou non, les pépites, les pois chiches, les amandes grillées salées, les tramousses, servis dans des petits cornets de papier journal.
Près des marchés, avec leur poussette, les marchands de calentica, une purée de pois chiche cuite au four, fondante, la découpaient en carrés, avec un peu de sel, à manger sur place, dégoulinant du papier journal, délicieuse pour calmer la petite faim de dix heures. Il y avait aussi le marchand de coka portant alignés sur un plateau retenu par le cou, des petits croissants de pâte enfermant de la frita (poivrons et tomates grillés), des anchois ou du fromage. Et pour se désaltérer dans les chaleurs, l'agua-limon (citronnade), la créponé (glace citron) ou les "crèmes" (glaces aux parfums multiples), dans des cornets ou dans deux gaufres parallèles. Plus tard dans l'après-midi, les placettes se remplissaient de leurs vieux avec canne et chapeau et des mi-mûres avec éventail. Les bancs étaient complets et la promenade commençait. La jeunesse déambulait dans un circuit parfaitement délimité, les filles d'un côté, les garçons ensemble et les compliments fusaient en pataouët., ponctués de "Che!" "Roë!" "Que guapa!" et d'autres expressions poétiques, imagées, qui faisaient rougir de plaisir ou de honte les Carmen allurées aguichantes. La"noria" (la promenade) ne s'arrêtait que tard dans la nuit, quand les derniers marchands de glaces ou de beignets baissaient leur rideau et que seules quelques cigales retardataires s'acharnaient encore à meubler la tiédeur de la nuit.
La différence essentielle entre les maisons de la Calère et celles du quartier juif, résidait dans les rez-de-chaussée. Chez les Espagnols, ils comportaient peu de commerces. Chez les Juifs, dans la majorité des rues étroites d'un tracé plus récent, aux maisons mieux alignées, c'était une succession de boutiques le plus souvent minuscules, quelquefois importantes jusqu'à atteindre la dimension du magasin DARMON, qui fut en son temps notre "PRINTEMPS". Les Juifs, beaucoup moins nombreux que les Espagnols, formaient cependant une communauté soudée. Leur centre de gravité se situait au-dessus des anciens quartiers espagnols sur le plateau dominant le port face à la mer, entre les vieux quartiers et la ville moderne "française". D'implantation ancienne, réfugiés d'Espagne dès le moyen âge ils avaient assimilé les différentes cultures de leurs oppresseurs Espagnols, Arabes, tout en préservant leur religion, leurs coutumes, leurs fêtes. La colonisation française en 1870 leur ouvrit une reconnaissance de citoyens et, malgré un racisme persistant (troubles de 1898, procès Dreyfus, les persécutions de 1938 à 1945), leur intelligence, leur acharnement au travail, leur soif de réussite permirent de dégager une bourgeoisie commerçante, fonctionnaire ou intellectuelle qui rivalisait dans ses réalisations, avec celle des "Français" de souche métropolitaine. Relégués à l'origine au bas de l'échelle, ils surent saisir leur chance et s'assimilèrent totalement à la culture française, fournissant en deux ou trois générations nombre de professeurs, médecins, professions libérales de qualité. Les hostilités de 1939 et le régime de Vichy provoquèrent de nouvelles ségrégations. Par exemple, mon père, afin de n'être pas dépossédé dut donner son magasin à un ami non juif. Également, les professions libérales, les fonctionnaires juifs furent privés de leur statut et ressources, les professeurs, et les élèves furent chassés des écoles et lycées et durent créer de toute pièce une économie et un enseignement parallèles.
Chapitre 3 : Enfance et jeunesse dun pied noir.
Je me souviens de la manière dont je lai vécu : javais sept ou huit ans. Nous étions comme dhabitude en classe au lycée Lamoricière. Il y eut un piétinement de foule dans le couloir et la porte de la classe souvrit soudain sur un groupe de grandes personnes menée par le surveillant général ; parmi elles, se trouvait ma mère, ce qui métonna fort. Le surveillant lut une déclaration obscure sur la loi puis une liste des élèves chassés. Ma mère, droite, très pâle, avec une grande douceur rangeait mes crayons dans leur plumier, les cahiers les livres dans le cartable, en mexpliquant sans détail quon rentrait à la maison. Plusieurs élèves faisaient de même. Un silence profond régnait, troublé par le bruit furtif des départs. Jentendis chuchoter dans mon dos : « Cest les Juifs ! », mais je ne compris pas le rapport. Chez nous, ma mère expliqua à mon frère aîné déjà revenu et moi-même quà cause de la guerre nous ne pourrions plus aller en classe au Lycée Lamoricière : pendant quelque temps, elle assurerait les cours et prochainement nous devrions aller dans une autre école. Elle ajouta gravement quil fallait maintenant faire attention de ne pas sortir dans la rue où nous passions nos loisirs avec les voisins de notre âge. Elle neut aucun cri de colère. A aucun moment, je ne me souviens davoir entendu chez nous, pendant cette période de guerre, des récriminations violentes ou des manifestations de haine contre la France pétainiste dalors. Nous avons subi beaucoup dinjures, dintolérance, de discrimination, nous avons craint plusieurs fois pour notre vie, sachant ce quil était advenu en France de nos coreligionnaires, mais notre sentiment patriotique, notre sentiment dêtre français ne fut pas entamé. Finalement, nous navons pas été décimés en Algérie, si ce nest notre contingent de morts tombés au champ dhonneur ; car si nous nétions pas tolérés dans les écoles nous étions parfaitement aptes à manuvrer et à stopper les balles allemandes ! Comme les tabors ou les zouaves, nous fîmes une guerre glorieuse. Mon père et un de ses six frères, eurent la chance que leur femme leur donne un quatrième enfant juste avant dêtre embarqués pour la métropole. Deux autres firent une guerre complète : lun fut fait prisonnier au combat lors de la débâcle dans les Ardennes. Par une astuce et une chance inouïes, il se fit passer auprès des Allemands pour Arabe en parlant la langue. Il fut interné en Allemagne dans une ferme, où il remplaça aux champs et au lit un brave paysan mobilisé. Je ne lai pas entendu se plaindre de cette situation dans les narrations de ses exploits guerriers, si ce nest le risque permanent et mortel dêtre démasqué ou dénoncé ; mais il survécut.
Lautre frère réussit à rejoindre le Maroc et fut remis sous les drapeaux à Casablanca, avant de faire la campagne dItalie et dAllemagne. Les autres, malades ou décédés ne furent pas mobilisés.
Mon père, très affable et prêt à rendre service, de plus extrêmement connu dans la ville pour son caractère jovial et bon enfant, fut très vite estimé de ses supérieurs et ne tarda pas à obtenir un régime spécial. Il dépannait souvent les officiers avec sa voiture ou avec le stock de ses produits professionnels quil avait provisionné avant la guerre. Il eut même droit à quelques certificats pour bons et loyaux services. Il fut pistonné rapidement et put coucher à la maison, prit ses repas en famille et ne fit que quelques jours de prison honorables pour avoir été porté absent une ou deux fois dans des appels de nuit impromptus : on lui téléphonait, mais avec le couvre-feu il arrivait trop tard !
En grandissant, la ville dOran, dans sa partie centrale, sétendit sur le plateau légèrement incliné qui domine le port et la mer, encadrée dun côté par le port de Santa Cruz, dé lautre plus loin par la Montagne des Lions (en réalité, une grosse colline où on ne chassait plus les lions depuis plusieurs siècles !).
Là, sétalait la ville européenne. Les palmiers et le soleil en plus elle pouvait ressembler à nimporte quelle grande ville de France. De larges avenues, des rues bordées de beaux immeubles, de magnifiques monuments, dimposants édifices publics la composaient. Le Théâtre, devenu plus tard Opéra Municipal, comportait en façade un escalier monumental donnant sur un hall intérieur très élégant, aux magnifiques colonnes qui encadraient un escalier imposant à deux volées en spirale avec de nombreuses statues et dimmenses miroirs rehaussant la majesté des lustres. Lors des soirées de gala, ou quand passaient les tournées Karsenti, on y stationnait pour regarder déambuler la foule habillée pour la parade dont la tenue devait être chic, sans aller jusquà lhabit. Les robes du soir nétaient pas exceptionnelles mais faisaient parvenue pour celles qui nen portaient pas. Il fallait être élégant, mais sans ostentation excessive, conseillé par les couturières au fait de la mode française.
Fou dopéras lyriques, mon père nous racontait comment, enfant, il obtenait une entrée en portant les accessoires ou en surveillant les camions qui déballaient les décors. Plus grand, il économisait quelques sous pour soffrir une chaise au poulailler. Il se targuait davoir une agréable voix de ténor et, de mémoire sans jamais avoir appris la musique, il fit succomber plus dune belle en débitant ses sérénades préférées de Faust, Aïda, Le Trouvère, Paillasse ou Carmen, qui lavaient marqué. Abonné au premier rang à côté du chef dorchestre de ses amis, il memmena quelquefois en remplacement de ma mère avec laquelle il sétait disputé et qui refusait de sortir en représailles. Elle mautorisait alors à laccompagner afin de ne pas perdre la place et pour quil ne fut pas seul. Mon père buvait les airs principaux, les fredonnant en même temps que les chanteurs. Quand il y avait des assassinats dans Carmen ou dans Paillasse, il poussait le couteau ; il encourageait les acteurs à la façon italienne, et réclamait des bis. Pendant les entractes, il retrouvait ses copains férus de musique, avec lesquels il critiquait les interprétations, faisant des comparaisons entre tel ou tel baryton de la saison dernière ; ou il rejoignait la loge des chefs dorchestre quil connaissait personnellement et les gratifiait de nombreux petits cadeaux ou faveurs commerciales.
Les monuments et bâtiments Napoléon III étaient légion : la Préfecture égarée à la limite des quartiers juif et espagnol, près du port, la Mairie avec ses deux lions fameux, la Grande Poste, la Banque dAlgérie, le Lycée Lamoricière où je passais dix ans de ma vie avant de continuer quelques études en France, le Palais de Justice et la Maison du Colon aux merveilleuses mosaïques représentant les moissons. Une rare concession au style local avait été accordée à la Gare couronnée dun joli minaret surplombant de belles arcades en arceaux mauresques. Beaucoup des premières artères avaient été débaptisées après la chute de lEmpire, pour se parer de noms républicains ou de ceux de militaires éminents ayant oeuvré à la conquête de lAlgérie.
Le centre ville, bâti dès 1870, comportait des immeubles de grande classe et la partie résidentielle la plus chic était comprise entre le boulevard Front de mer et la Place des Victoires, avec de magnifiques ouvertures sur le port, la mer, la baie jusquau port militaire de Mers El-Kébir, et le village de Canastel où trônait le Casino aux fêtes splendides.
Oran ne manqua jamais despace pour se développer. A toutes les époques furent créés de nouveaux quartiers de plus en plus éloignés du centre où le mélange des ethnies se trouva facilité, sans pour autant aboutir à un brassage. On acceptait un essaimage, pas une colonisation. La communauté la moins admise dans lhabitat était larabe. Dans les quartiers périphériques, ils pouvaient simplanter sans trop de problèmes, en se faisant respecter par une serviabilité, une gentillesse, une propreté exemplaires. Mais, dans le centre ville, à part dans les marchés ou dans quelques emplois subalternes, ils ne saventuraient pas à sinstaller ; on pouvait compter sur les doigts dune main les quelques Arabes riches ou européanisés qui senracinaient dans la cité : ceux-là préféraient une villa ou une propriété à la façon arabe à lextérieur de la ville, où ils pouvaient vivre à leur manière sans faire sourire.
Le dimanche matin, quand jétais enfant, mon père nous emmenait régulièrement voir sa mère restée dans la maison natale près du Camp Militaire Saint Philippe, tout en haut de la vieille ville et du ravin Raz-el-Aïn. Pour y arriver, nous parcourions le plus souvent la rue de la Révolution ou «Rue des Juifs». Cétait extraordinaire ! Elle était réputée dans toute lOranie, toutes les communautés la fréquentaient pour sa chalandise. Plus tard, quand il y eut les « évènements », le quartier devint moins sûr du fait de sa proximité avec la Kasbah qui lavait débordé, rongeant les immeubles vétustes et désaffectionnés par les Israélites. Le marché de la rue de la Bastille prit alors une extension et un certain renom dans la population bourgeoise, mais je ny ai pas retrouvé lâme des marchés dorient si folkloriques. La Bastille était un marché réservé aux Européens, même si les boutiquiers y étaient très mélangés.
Par contre, rue des Juifs, les Espagnols, les Arabes, les Français y venaient de loin pour un achat ou un autre prétexte. On y parlait autant juif, arabe, espagnol que français. On y trouvait de tout et du meilleur : même la charcuterie casher, sans porc, les meilleurs poulets tâtés, choisis, triés, plumés et sacrifiés devant vous, selon les différents rites (Il fallait attendre le rabbin sacrificateur qui courrait dune échoppe à une autre pour bien gagner sa vie.) , les meilleurs olives et condiments de toutes sortes dans dimmenses tonneaux ( je mis de nombreuses années à arriver à voir ce quil y avait dedans ! ), la meilleure viande sélectionnée, vérifiée religieusement et garantie sans maladie bien avant que le contrôle sanitaire ne fut institué ; le poisson tout frais péché, réapprovisionné toutes les heures ; les semoules et pâtes de toutes confessions, les marchands de vêtements, de bonneterie, les quincailliers. Les commerçants étaient incollables : vous pouviez demander nimporte quoi ils arrivaient à vous le sortir dun recoin poussiéreux..
La rue grouillait, les trottoirs étaient tous occupés par des éventaires remplis à ras bord, les effluves se mêlaient, les cris fusaient de toute part, les gens courraient comme des fourmis dun endroit à lautre pour trouver les meilleurs produits, remplissant leurs couffins ou leurs filets en toile cirée. Tout le monde connaissait tout le monde jusquà la troisième génération et on croyait toujours obtenir un prix spécial, souvent inventé, surévalué, mais cétait un ami ! Alors, on ne lui en tenait pas rigueur, cétait la règle ; on se rattraperait soi-même à la prochaine occasion ! La rue était jonchée des déchets de cette activité fébrile. En même temps quon se hâtait, il fallait prendre garde de ne pas écraser les têtes sanglantes des volailles, de ne pas renverser les paniers remplis de leurs plumes floconneuses, de ne pas glisser sur une sardine ou un rouget écrasé. A midi, cétait un vrai champ de bataille, il y avait des détritus partout. Mais à trois heures, la rue,
complètement désertée, devenait présentable, tout avait été nettoyé à grande eau par la benne à cheval et une armée dArabes aux balais de branches.
Une fois ses achats faits, Armand noubliait pas le rituel de la visite due à sa mère à qui il apportait ravitaillement et friandises. Elle habitait toujours cette vieille maison du Quartier Saint Philippe où mon père et tous ses frères étaient nés, une maison typique de lépoque espagnole où les logements de deux à trois pièces pour les plus grands, donnaient sur une étroite cour intérieure. Elle était maintenant occupée moitié par des juifs moitié par des musulmans. On accédait aux appartements par une coursive qui ceinturait le patio à chaque étage, desservie par un couloir et un escalier obscurs souvent sales et hantés par les cafards quenfant je craignais de traverser. Les plus grands appartements jouissaient dune terrasse intérieure en plein air donnant sur la cour, où lon pouvait mettre une table ou un tapis au sol pour recevoir les voisins et les amis, manger, boire le thé à la menthe ou le café. Les enfants passaient dun étage à lautre, y jouaient, faisant un vacarme continuel. Plus que centenaire la maison faiblissait, les carrelages nétaient plus que morceaux et les escaliers penchaient dangereusement donnant le vertige. Mardochée, forte femme aux traits marqués et avachis, navait pas la grâce de ma grand-mère maternelle ; celle-là avait le teint clair, des cheveux blancs immaculés tirés en chignon, un parler trois quarts français, un quart espagnol de Tétouan, une tenue vestimentaire européenne habituellement noire et sévère puisque veuve. Lautre très brune, revêtait la tenue traditionaliste orientale, des chasubles lourdes sur les jupons, un grand châle jeté sur les épaules, les cheveux longs dans le fichu noué autour de la tête à larabe, des colliers dor autour du cou, les oreilles percées allongées par des boucles chargées. Elle ne pratiquait que lidiome juif, refusant de proférer les quelques mots de Français quelle connût. Mon père le plus aisé de ses fils, lui apportait les provisions pour la semaine, car elle ne sortait jamais. Par habitude, intérêt ou désintérêt, il resta le seul à soccuper delle jusquà sa mort difficile à plus de quatre vingt dix ans, en pleine guerre dAlgérie.
Dès que mon père arrivait, elle pleurnichait, commençait ses récriminations contre le couple juif puis arabe quil avait engagés pour veiller sur elle, et qui avec les années devinrent une famille nombreuse et finirent par coloniser lappartement reléguant grand-mère dans une pièce quelle dût même à la fin, occuper avec des enfants. Armand me traduisait quelquefois : «Elle est toujours seule, personne de la famille ne vient la voir, on ne soccupe pas delle, elle mange mal, on lui vole ses affaires
». Pendant la visite, je restais assis sur une chaise, paralysé, effrayé, à observer ces lieux étrangers où des photos jaunies montraient des personnages baroques qui pouvaient être mes parents, où des lits de fortune encore défaits encombraient la salle à manger. Seuls les meubles anciens me plaisaient, surtout un buffet sculpté avec des colonnettes et de nombreuses portes ouvragées de personnages. Je regardais par la fenêtre avec impatience dans la cour les murs décrépis encore tapissés dazulejos au charme antédiluvien ou sencadrait quelquefois des têtes curieuses. Javais hâte de quitter ces .lieux inquiétants où ma mine bourgeoise, endimanchée détonnait.
Je me sentais gêné au milieu des voisins indiscrets et dépenaillés, des femmes hurlant dun étage à lautre des gosses morveux qui me regardaient avec envie, étant le fils du bienfaiteur,. Jétais soulagé lorsque mon père amorçait le départ avec force billets de banque à toute la ribambelle et que nous remontions dans la 11 CV Citroën garée en bas sur la chaussée terreuse et cahoteuse, aux trottoirs incertains.
Puis si par hasard nous nallions pas au restaurant de poisson Frédérico à Paradis-Plage ou Salanon à Aïn-el Turck, ou à La Palestre qui dominait la ville, il faisait la tournée de ses amis et clients qui tenaient des échoppes dalimentation. Ils le reconnaissaient et lui fourguaient ce quil y avait de meilleur et de plus cher : dabord cétait lépicier pour la charcuterie locale, les boudins, mortadelle et tutti quanti accompagnée des jambons de France ou dItalie, le boucher pour le gigot, les côtelettes et les saucisses, le poissonnier pour quelques kilos de rougets ou de soles et, couronnement le pâtissier Cutillas à lÉpi dOr pour les merveilleuses meringues chantilly et les délicieux russes à la pâte aux amandes craquante - dont je rêve encore. Nous rentrions les bras chargés, et invariablement, ma mère explosait : « Jai déjà fait le marché pour plusieurs jours, jai tout acheté, que va-t-on faire de tout cela ? Mariquita ! » Et mon père répondait quil était obligé de faire plaisir à ses clients, quon lui faisait cadeau de la moitié des choses, quil aimait avoir labondance des plats. En réalité, mon père grand seigneur adorait faire du spectacle, amuser la galerie, avoir un auditoire. Alors chaque fois quil entrait dans une boutique, il était salué de loin comme un bon vivant : « Ah ! Voilà Armand ! ». Et on faisait cercle pour écouter ses galéjades et polissonneries. Comme disait ma mère, cétait un amuseur public, plein desprit et de séduction, beau parleur, beau garçon avec un sourire enjôleur, aimé des femmes comme des hommes. il utilisait aussi bien le français, lespagnol ou larabe ; partout, il savait se faire accueillir comme un ami véritable. Les gens se mettaient en quatre pour lui rendre service, ou lestamper, car il avait le cur sur la main et je me souviens la première année ou je travaillai avec lui, de son livre de crédit commercial : les pages étaient incroyablement remplies des dettes de ses clients dont il ninscrivait que la moitié. Et pourtant, il fit fortune malgré toutes ses erreurs ; certainement aussi un peu grâce à ma mère qui était autant économe que lui était dispendieux ; mais comme il disait : « Quand il donnait un sou, il lui en revenait quatre ! ». Il distribuait partout des pourboires royaux, offrait lapéritif à une cour de dix, quinze personnes ; cétait un génie du commerce : les gens faisaient la queue pour être servis par lui, et même se faire houspiller avec grâce. Les boniments, lesprit gouailleur et polisson quil maniait à ravir, se moquant de lun dans une langue pour écorcher un rieur dans une autre, faisaient rire tout le monde. Il avait des centaines damis, depuis les balayeurs de rue quil gratifiait de « douros », jusquaux préfets ou directeurs de cabinets quil circonvenait avec élégance. Mais il avait un talon dAchille : autant avait-il le don de la parole, autant ne savait-il presque pas écrire et connaissait peu lorthographe. Ce fut ma mère qui lui apprit les rudiments littéraires et épistolaires quil connaissait et dont il se satisfit, ayant le don de faire faire par les autres tout ce qui lui déplaisait ! Il dictait très bien et sentourait systématiquement dun ou dune « chaouch » souffre-douleur qui tenait sa plume et devait enregistrer en se tenant derrière lui tout ce qui était nécessaire pour son activité. En voyage, ma mère, femme lettrée à la belle écriture élancée, était chargée de remplir les fiches dhôtel ou les documents douaniers. Doué dune mémoire prodigieuse, il noubliait jamais ni un nom, ni une physionomie et je le vis une fois reconnaître une personne effarée croisée dans un ascenseur, quil navait rencontrée quune fois, vingt ans auparavant !
Situé rue Paixhans, en plein centre, dans un immeuble bourgeois élevé vers 1930, notre appartement de trois pièces, loué dès quil fût achevé, fût notre résidence depuis la naissance de mon frère aîné jusquà notre départ tragique en 1962. Mes parents eurent la chance de pouvoir louer un autre appartement contigu de deux pièces, lors de la naissance de mon troisième frère, ce qui nous permit de disposer dune demeure enviable pour lépoque. La maison était excellemment placée : proche du lycée Lamoricière que nous fréquentâmes successivement mes trois frères et moi dès lâge de six ans jusquau baccalauréat, à part une courte interruption forcée pendant la guerre. Nous étions à proximité de la Poste, du Conservatoire, des jardins publics du Petit Vichy, des cinémas, du marché de la rue de la Bastille et de sa Place avec les kiosques à glaces ; voisins de tout le centre ville commercial et des administrations. Cest ce qui fait que je nai personnellement bien connu dOran que ces limites, nallant que rarement dans les faubourgs périphériques qui me restèrent étrangers sans que jen éprouvasse alors de regret. Nous grandîmes à lombre des immeubles de notre quartier, nen sortant pratiquement que pour nous oxygéner au loin : dabord à Tlemcen, à la Villa Rivaud ou à la villa Marguerite, hôtels pensions prisés avant la guerre de 1939 par les Oranais qui sy retrouvaient et où les enfants pouvaient librement vagabonder dans la nature.
Puis avec laisance, nous allions en France une partie des grandes vacances faire la cure, à Cauterets, la Bourboule, en Savoie. Plus tard, nous acquîmes une villa dété à Paradis-plage sur la côte à une quinzaine de kilomètres à lOuest dOran où tout le département tenait ses quartiers dété. Nous y déménagions pour la durée des vacances scolaires, nous joignant à la migration estivale de la moitié de la ville. Cest malheureusement là que se noua le drame de ma vie.
En hiver et au printemps on retrouvait ses connaissances aux Planteurs ou à la Palestre. Les plus fortunés déjeunaient dans les restaurants où il fallait retenir très tôt. Pour arriver à pied aux Planteurs, il fallait remonter le versant amont du ravin Ras-el-Aïn par un chemin abrupt en étage, sentier campagnard qui passait au milieu des gourbis et traversait un cimetière arabe aux pierres tombales blanches plantées dans la montagne à flanc de colline, où les figuiers de Barbarie faisaient office de monuments. En voiture la route passait dabord par les bas quartiers et remontait la montagne en multiples lacets jusquà la chapelle de Santa Cruz et le bois des Planteurs situé sur un plateau qui sétageait à mi-hauteur entre la vieille ville arabe et, tout en haut dominant la ville et la baie, le Fort datant de loccupation espagnole.
Tout le monde se connaissait et il se formait dimportants groupes de quinze ou vingt personnes où les femmes papotaient fanfreluches ou commérages ; les hommes discutaient de notre situation avec la Métropole, de la guerre, des derniers « évènements », du développement économique.
Je fus un élève moyen avec quelques écarts vers le haut ou le bas. Jétais fier de navoir redoublé aucune classe. Poussé par ma mère au Conservatoire de Musique en face de la maison, jétudiai le piano pendant quelques années; jen fus éloigné par le solfège et un professeur qui mécrasait les doigts sur les touches certainement par dépit, lassé de mes dons musicaux limités. Je fis aussi partie des louveteaux, puis des scouts durant de longues années ; jen gardai une certaine candeur, au désespoir de mon père. Je subissais plutôt ces activités. Mais je me passionnai très tôt pour la lecture. Déjà, enfant, je feuilletais les gros dictionnaires et en faisais des découpages. Puis, jeus droit aux volumes de la Bibliothèque Rose et Verte, la Comtesse de Ségur fut la première parque à ébrécher mes illusions sur la vie. On mabreuva presque exclusivement de cadeaux et de prix livresques des collections Hachette et Hetzel, avec Rudyard Kipling, Jules Verne et Jack London
. Jappris quon pouvait lutter et conserver lhonneur dans ladversité, que le courage et lintelligence étaient toujours récompensés !! Après, je découvris les collections du Masque et du Saint. Mes lectures étaient très éclectiques et ce penchant ne cessa quavec mon mariage, lorsquil fallut vraiment entrer dans la carrière. Parallèlement, très jeune, je commençais à écrire un journal. Une fois, ma mère le lut : elle découvrit que je ly avais copieusement maltraitée avec des attributs injurieux après une volée. Jeus droit à nouveau à une correction mémorable. Cest que ma mère, devenue forte femme, aigrie par mon père et quatre garçons difficiles, avait des principes rigides de morale et defforts : quelle que bonne chose que fissent ses enfants (une bonne place en latin, un cadeau pour son anniversaire), ils ne faisaient toujours que « le quart de leur devoir » selon son expression. Elle disait souvent en espagnol et lécrivait aussi à chaque anniversaire : « Mejorando con anos », meilleur ou plus grand avec les années
Alors que notre père détournait les yeux, indifférent à notre éducation, (il nous trouvait trop candides pour réussir dans la vie) elle corrigeait physiquement avec une certaine facilité, se défoulant sur nous. A la fin de mes études, lorsque je revins à Oran, il fallut lui attraper fermement les deux mains, la dominant dune tête, pour lui faire comprendre que jétais devenu trop grand pour être encore giflé : il valait mieux me convaincre ou me supporter en silence. Cette dureté non dénuée daffection était aussi la raison qui mavait fait accepter dinterrompre le cours de mes études classiques au Lycée dOran pour aller dans une école technique professionnelle en France. Jy avais retrouvé mon frère aîné qui mavait précédé dun an. Mon père nous y avait dirigés en prévision dun renfort de main duvre pour le magasin familial.
Ces années passées en France me furent profitables sur plusieurs plans : en premier lieu, je perdis le plus gros de mon accent du terroir ; jacquis ensuite une éducation plus française et une connaissance de la métropole qui me permirent une réinsertion immédiate lors du rapatriement. Mais, en même temps, je coupai précocement mes amitiés denfance qui ne purent se rétablir plus tard. Je ne pus par ailleurs me lier beaucoup à mes nouveaux condisciples ; cela tenait davantage à ma personnalité quaux circonstances. Plus cérébral que convivial, liseur assidu, je mimpliquais profondément dans les mondes fictifs de mes lectures où je vivais intensément, alors que je narrivais pas à mintégrer dans les conversations futiles dadolescents qui me lassaient rapidement. Mes camarades découvraient vite ces différences et pour la plupart séloignaient de moi par une réaction inconsciente, ma présence devenant dérangeante. Je pratiquais cependant en équipe quelques sports ski, ping-pong, volley-ball et si je navais que peu damis intimes, je partageais une bonne camaraderie avec la majorité des groupes détudiants. Je fis partie de léquipe de volley-ball, sport pour lequel jétais passionné et devins dans léquipe le spécialiste en rattrapage de balles perdues grâce à des bonds ou cabrioles spectaculaires. Le ping-pong avait aussi mes faveurs, discipline où les réflexes se développent rapidement, et où ma souplesse trouvait un terrain de prédilection. Mais je narrivais pas à vaincre le ski, malgré quatre années passées dans les Alpes. Pour mexcuser, je me suis persuadé que la faute en revenait au matériel antique et pesant quon me prêta et qui fut prélevé dans les rebuts inutilisés de mon correspondant, et surtout par défaut de moniteur. Il paraîtrait, daprès mes enfants, que jai toujours une position risible : la poitrine en avant, le derrière pointé en arrière, les bâtons brandis au bout des bras écartés presque autant que les pieds !
Pourtant, un de mes plus beaux souvenirs de jeunesse se passe sur les planches, je devais avoir alors dix-sept ans : un dimanche hivernal avec quelques camarades nous avions décidé la veille de faire une sortie à ski, mais une tempête sétait levée et la plupart renoncèrent pour aller au cinéma. Il nen resta que deux avec moi pour persister dans le projet. Nous gagnâmes par le petit train les hauteurs enneigées puis les tire-fesses. Le temps était devenu franchement exécrable : la neige tombait à gros flocons secs serrés, en tourbillons piquants se collant partout, aveuglante. Tout était blanc, laiteux, le froid vif. On ne voyait pas à dix mètres. Il ny avait pratiquement personne sur les pistes. Nous fîmes deux petites descentes en aveugles, nous guidant les uns les autres par nos cris sur des pistes que nous connaissions assez bien. Le vent glacé plaquait la neige sur le visage, sur les lunettes ouvertes quil fallut bientôt enlever. En bas, nous apprîmes que les tire-fesses sarrêtaient et que le petit train déjà parti, ne remonterait pas. Notre rentrée au bahut, sévèrement surveillée devait se faire avant 18h30 : nous étions coincés ! Ou nous faisions du stop, très aléatoire avec ce temps et le peu de monde sur les routes, ou nous rentrions à pied ou à ski. Un de mes camarades était un peu casse-cou (quelques années plus tard dailleurs, il sengagea pour lIndochine où il perdit un oeil et une jambe sur une mine) ; il voulait rentrer à ski, connaissant la direction à prendre, car il avait déjà fait le trajet par beau temps. Nayant pas le choix, nous décidâmes de le suivre et pour nous réchauffer avant le raid de plus de vingt kilomètres vers la vallée, nous nous réconfortâmes dun grog bien tassé. Et nous voilà partis dans la tourmente, inquiets, comme des explorateurs. Il avait été convenu de sattendre et de rester groupés le plus possible ; mais, très vite, soit que je ne pris pas la bonne direction, soit que je glissai moins vite (ou plus vite ?!), je les perdis rapidement dans les bourrasques blanches. Commençait alors pour moi une véritable épopée ! Nétant pas un skieur chevronné, il ne métait pas possible de virer ou de marrêter à volonté. Lorsque la pente était rapide, jétais obligé bien souvent de me jeter à terre pour marrêter, car je ne pratiquais pas les arrêts brutaux par dérapags sur carres, skis parallèles. Dailleurs, à cette époque, le chasse-neige était roi et la technique la plus courante était le stemm. Le christiania, sur des planches en bois de dix kilos, larges de quatorze centimètres et longues de plus de deux mètres, bien que fartées à chaud à la main, métait presque impossible. Mais, tout au moins au départ et sur bonne neige je glissais et me dirigeais tant bien que mal. Justement, la neige fraîche était excellente, poudreuse. Parti le dernier, je suivis dabord leurs traces, puis leurs cris de plus en plus lointains et me retrouvai seul dans le vent, dans la neige tourbillonnante, sans aucun point de repère, comme Amundsen au pôle sud ! Il ne me restait quune chose à faire : avancer, suivre la pente, sachant à peu près la direction. Excité, je me lançais et bientôt emporté par la vitesse dans la solitude du blizzard, il ne me fut plus possible de contrôler ma trajectoire ou mes arrêts. Je filais la tête en avant, les yeux écarquillés, déchirés par les flocons aigus, cramponné à mes bâtons, tanguant, sautant en équilibre instable, inventant des figures et des techniques nouvelles pour négocier des virages ou contourner des reliefs. Je traversais des bois, fouetté par les branches basses des mélèzes au milieu desquels je passais comme une flèche. Peut-être que par miracle, eux-mêmes étonnés sécartaient de moi à la dernière seconde, effrayés par ma vitesse. Et je tenais ! Jétais halluciné, dans un état second, Je me rendais compte quun obstacle surgi brusquement devant moi pouvait maplatir comme une crêpe, mais je ne pouvais pas freiner, ni ne voulais marrêter. Jétais transporté, au physique comme au moral ! Jétais volontaire, tendu de toutes mes fibres, comme un fauve bondissant. Je réussissais des choses incroyables, hurlant en menlevant en lair des monticules, me rattrapant sur un ski, me rétablissant en pleine vitesse, évitant lobstacle de quelques centimètres ; je coupais au moins à deux reprises la route en lacets qui descendait au village, sautant les talus. Jétais un véritable dieu, le dieu de la tempête ! Jétais la tempête, jétais le vent, jétais la neige aveuglante et folle. Toutes les ressources de mon corps de jeune athlète de dix huit ans étaient mobilisées et répondaient au centième de seconde, exécutant dinstinct les mouvements qui assuraient lenchaînement des manuvres sans que je les commande, nen ayant pas le temps. Jarrivais enfin dans des lieux déjà connus, doù je me dirigeais vers le village. Jétais écarlate, les yeux brûlés, en nage malgré le froid, mais je ne tremblais pas, extatique une lueur de folie dans les yeux. Quand jarrivais au portail du lycée, je trouvais mes deux camarades avec le surveillant général dans une conversation animée à mon sujet, prêts à lancer une expédition à ma recherche. A ma vue, ils sarrêtèrent, bouche bée : je leur faisais limpression de revenir effectivement du pôle sud après un an dhivernage ! Le surveillant memmena à linfirmerie, seul endroit où on pouvait obtenir du rhum et me fit avaler un bon grog pour me remettre. Mes camarades étaient eux arrivés depuis longtemps en voiture, ramassés transis sur la route. Javais été le seul à réussir complètement lexploit de vivre, de traverser la tempête.
Je ne sais pas si, dans toute existence, il y a de semblables fulgurances : quand lon se sent transcendé, où lon décolle de la condition humaine pour commander, dominer la nature et les évènements ; où lon soublie (chose la plus difficile), ne faisant quun avec le temps et la matière, perdant toute conscience qui nest pas sensitive, sinon sensuelle. Ce sont ces moments qui peuvent éclairer une vie par ailleurs médiocre, par lintensité et la pureté des sensations. Nest-ce pas cela être un dieu ? Gide disait quil se refusait à redescendre ! Jai connu dautres moments dexaltation du même genre dans ma jeunesse, à cause de tendances mystiques ou peut-être schizophréniques, qui sait ? Au printemps vers la même époque, mon correspondant memmena avec sa famille faire un pique-nique dans les magnifiques bois qui recouvraient le plateau montagneux vers la Suisse. Saisi par la majesté des grands arbres et de la futaie, je misolai pour observer et écouter la foret. Soudain, mû par je ne sais quelles réminiscences mythologiques, jenlevai tous mes vêtements ne conservant seulement que des chaussures et me mis à courir dans les sous-bois. Je galopai, gambadai, sautai les arbres morts comme un faune, surprenant le chant des oiseaux et peut-être même une biche, traversant les bosquets et les rayons de soleil qui perçait par endroit les frondaisons profondes et secrètes. Le temps sétait arrêté ; je ne vivais que par mes yeux et mes oreilles, le reste de mon corps était insensible. Perdu dans la forêt profonde, transfiguré, je mallongeai enfin sur la mousse à bout de souffle, les bras en croix, regardant défiler les nuages au travers des cimes ondoyantes, appelant de toute mon âme une déesse de lamour pour partager mon extase et mon désir physique de communion. Personne ne venant, je me décidai à regagner le monde décevant ; je retrouvai difficilement mon chemin et surtout mes vêtements, me rapprochant avec précaution de la civilisation pudique. Mon correspondant me pinça la joue dun air complice : « Mais, où étais-tu donc passé, mon ami ? ».
Une autre fois encore, bien plus tard, les forêts mont inspiré lextase. Militaire en Allemagne je faisais partie dune patrouille en manuvre. Éclaireur isolé je débouchai soudain dans un bois de je ne sais quels arbres peu communs : les troncs étaient immenses, droits, parfaitement verticaux, de couleur jaune dor ; le sol était recouvert de leurs feuilles pareillement dorées, comme létait le feuillage altier, léger et abondant dans les cimes. La lumière solaire, palpable, jaillissait den haut, transformée en raies dor inclinées et divergentes au travers des colonnes irisées auréolées dune luminosité diffuse, minérale. Cétait féerique ! Je fus submergé, abasourdi par une telle beauté surnaturelle et restai pétrifié sous le charme pendant quelques minutes, jusquà ce quarrive à la file la patrouille des fantassins qui traversèrent la vision sans même lever les yeux de leurs souliers, ce qui me laissa sidéré ! Était-ce une question de sensibilité personnelle, que la beauté est dans lil, quelle nexiste pas par elle-même, quil lui faut une chambre de résonance pour commencer à vibrer. La beauté est-elle un sentiment humain, individuel, ou est-elle une qualité naturelle des choses matérielles ? Doù vient la première vibration, dune manifestation de la nature ou dune réaction sensitive humaine ? Sagirait-il dune qualité sensuelle diversement possédée et ressentie ? Mais de toutes façons, pour que la beauté soit, il faut, il est indispensable quil y ait une conscience, un être doué de conscience pour la contempler. Elle ne peut exister par elle-même, car cest un sentiment et la nature se contente dêtre, insensible, non animée. Je pense que lharmonie est un hasard, une conséquence implicite de la diversification de la matière. La beauté du monde nest pas belle pour une fin, comme lest le plumage des oiseaux ou laile du papillon (sa beauté serait alors prédestinée à lhomme). Elle nest pas voulue, elle nest quun accident, quune coïncidence et lorsquelle est observée, alors seulement elle déclenche une réaction spirituelle car elle est totalement dépourvue desprit, comme morte et non avenue ; jusquà ce que lhomme et lui seul par ses facultés lanime et lexalte.
Chapitre 4 : Vingt ans
Pendant de longues années, avant dêtre persuadé de linexistence de Dieu, je métais cru préservé, protégé. Il mapparaissait, je le croyais, être promis à un destin singulier. Mon exaltation intérieure, mes lectures passionnées, mes sentiments poétiques me conduisaient à me ressentir comme à part, dune essence peu commune, chargé dun message. Au cours de ma vie dadolescent javais eu, à plusieurs reprises, la chance déchapper à de graves accidents, et dans mon inconscience, je mettais ces miracles sur le compte dune marque. Je me considérais donc confusément comme élu, destiné, et jessayais dêtre digne du choix. Cela dura jusquà lâge de vingt ans, époque approximative où je découvris les Frères Karamazov que je lus à plusieurs reprises. Ce livre eut un profond retentissement en moi : le voile se déchira sur une réalité sinistre et je fis une méchante crise de larmes lorsquil fallut se rendre compte que nous devions nous débrouiller seuls. Alors que je pensais avoir eu des preuves tangibles de la baraka, je me rendais compte avec des froids dans le dos, que ma survivance nétait que le fait de hasards multiples. Je repassais les différentes occasions où jaurais dû logiquement laisser des plumes et dont je métais tiré sans une égratignure.
Enfant, traversant la rue en courant, jétais passé sous une voiture, mon manteau senroula autour dune roue. Lautomobile ne sarrêta que lorsque ma figure touchait le pneu
Plus tard, en Savoie, en colonie, encerclé et acculé dans une poursuite, je me jetai sur le bord dun sentier de montagne, me retenant à la dernière seconde aux touffes de verdure ; mes poursuivants passaient sans me voir. Lorsque je voulus me rétablir, je maperçus que mes pieds gigotaient dans le vide, à vingt mètres au dessus dun torrent et que si lherbe cédait, cen était fait de moi
Une autre fois apprenant à conduire, jai raté un virage, fait une tête à queue, évité un ou deux arbres et me suis retrouvé à quelques centimètres du bord de la corniche, au-dessus de la falaise dominant la Méditerranée, sans appréhension
Plus tard encore, à la préparation militaire, nous manipulions une mitrailleuse lourde de 12,7 autour dune table. Javais le canon dans le ventre et mes camarades passaient lun après lautre devant laffût armant et déclenchant larme. Ils faisaient avancer une bande de cartouches préalablement soigneusement percées et vidées de leur poudre. Jécoutais les explications de linstructeur et, à un certain moment, baissant les yeux, je naperçus pas sur la douille qui allait entrer dans la culasse le trou caractéristique du vidage de la poudre. Sans comprendre sur le moment la gravité de la situation ni bouger de ma position en bout de mitrailleuse, jinterrompis les explications et demandais au démonstrateur si la cartouche était bonne, car elle navait pas de trou. Juste avant quelle ne soit happée mon camarade arrêta larmement en va et vient du percuteur et linstructeur interloqué rougit puis verdit en me regardant avec des yeux effarés et me poussa hors du canon
Jai failli me noyer un jour de tempête et je ne compte pas les chutes et les imprudences de toutes sortes Jarrivai à lâge adulte sans une cicatrice avec le vague sentiment quune puissance bénéfique écartait de moi les atteintes de Charron.
Cest dans cet état desprit que je rentrai à Oran, ayant obtenu un diplôme professionnel après quatre années de scolarité. Avant de membarquer pour le retour, javais postulé pour entrer à lÉcole Nationale du Cinéma à Paris, où jétais fondé despérer une admission. A mon arrivée à Oran, mon père me reprocha par une de ses plaisanteries douteuses, de navoir pas redoublé, car il avait déjà mon frère à supporter. Mon père connaissait parfaitement les affres passées dans ce lycée à la discipline militaire et la hantise que javais de devoir faire une cinquième année de pensionnat dans cette montagne perdue, à dix neuf ans. Javais correspondu régulièrement avec mon plus jeune frère Paul et plus rarement avec ma mère qui madressait chaque mois des colis et des billets de dix mille anciens francs dans ses rares mais longues lettres. Paul me tenait au courant à mots couverts de lambiance familiale qui navait pas subi damélioration depuis mon départ et dans laquelle je me retrempai en pointillé lors des vacances. Ma mère luttait pied à pied avec mon père pour lhégémonie du ménage. Ils se réconciliaient le plus souvent à loccasion du développement de leurs affaires commerciales ou immobilières pour lesquelles ils investissaient les économies jalousement surveillées par Clara qui craignait leur dilapidation par son volage de mari. Les disputes étaient aussi fréquentes que les incartades dArmand qui avait trouvé en mon frère Henri moins un allié car ce dernier ne voulait ni ne désirait heurter ma mère quun remplaçant discret pour ses absences impromptues. Mon second frère Frédéric, blond presque albinos, le plus raté des quatre garçons comme lui disait mon père, était un rêveur aux soudaines colères, extrêmement têtu et renfermé, passionné de violon et de musique classique à linstar de son condisciple Yves Saint-Laurent, ne vivant quen lui-même sans demander grand-chose. Il connut toute sa jeunesse les problèmes du foyer, car il resta à la maison à Oran jusquau baccalauréat et ne partit à Paris que tard pour des études de médecine. Taciturne il sisolait le plus possible et semblait indifférent aux altercations matrimoniales devant lesquelles il sesquivait ne désirant être ni pris à partie ni dérangé dans ses rêveries musicales.
Mon frère Henri prudent, louvoyait entre les deux ménageant lun et lautre, se rendant peu à peu indispensable à chacun. Après mon retour il partit au service militaire dans une école dofficiers de réserve à Toulouse
Le seul qui fut réellement atteint par le déchirement de nos parents était Paul. Il consolait ma mère, lui disant que lui, il resterait toujours avec elle, quil laimait, quelle était sa petite mère. Il se blottissait contre elle, même encore quand il fut plus grand que les quatorze ou quinze ans quil affichait lors de mon retour. Elle sétait rabattue sur lui depuis longtemps, ses autres enfants sétant émancipés et son mari dissipé. Elle cuisinait les plats quil aimait et veillait tout particulièrement sur son linge et sa présentation. Elle lui faisait mille recommandations même quand il devait faire quelques pas pour aller au lycée. Lui essayait de raisonner gentiment et innocemment mon père qui le tournait en bourrique et aimait à le pincer presque au sang dans un geste daffection quil avait hérité de sa famille. Paul se posait des problèmes de conscience à propos de lamour tourmenté de ses parents. Il essayait dapaiser les antagonismes, se mettant en cause dans les relations familiale, et dune manière indirecte il était le seul lien entre nous. Il resta le petit frère que chacun avait découvert et aimé avec émerveillement à sa naissance. Innocent, sans arrière pensée, nous savions son absence de calcul et la sincérité des sentiments quil affichait ouvertement envers chacun. En même temps il était gai, il aimait la plaisanterie et était le seul qui avait osé et pu amener des camarades à la maison. Il recevait naturellement, sans gêne ses amis alors quà mon époque notre mère-cerbère les éloignait irrémédiablement dès la première visite où ils subissaient un sévère examen physique et psychique. Paul commençait à fréquenter sans complexe les jeunes filles, surs de ses compagnons, alors que pour les aînés la ségrégation avait été complète.
Ils apprenaient à danser en groupes ouverts au vu et au su des parents et je ne cessais de métonner de ces nouvelles murs, alors que quelques années auparavant, de mon temps, je navais pas approché une fille à moins de dix mètres sans être mal à laise et surveillé du coin de lil.
Le samedi soir, la famille allait régulièrement au cinéma, Paul arrivant à fléchir ma mère même quand elle était courroucée ; mes parents semblaient alors très fiers de safficher avec leur progéniture en cascade dans les salles archi-combles ou dans le promenoir lors des entractes.
A cette époque le dimanche, mon père sesquivait en solitaire assez tôt pour « la visite à sa mère », qui pouvait durer plusieurs heures et revenait juste à temps pour aller dans un des excellents restaurants de la Corniche, Salanon ou Frédérico où Armand avait ses habitudes. On y dégustait un mérou sauce rouge ou une friture de rougets à lail et au persil, arrivés vivants peu auparavant.
Dès les premiers jours de collaboration, mon père se servit de moi comme faire-valoir. Quelquefois il me présentait comme son grand fils diplômé des hautes écoles françaises aux compétences modernes ; dautres fois il minsultait devant les clients quand le travail nétait pas à son goût, me traitant dincapable : « Mais quest-ce quon ta appris pendant quatre ans dans ton école ? Jaurais mieux fait de te garder ici, à latelier, au lieu de tenvoyer faire des études ratées ! ». Et souvent cétait les deux versions dans la même minute, devant le même client. Il soufflait en même temps le chaud et le froid, démontant son souffre-douleur qui ne savait plus à quel saint se vouer, honteux et confus devant le public, humilié et contrarié dans une révolte impossible à exprimer, car une plaisanterie fusait à nouveau détendant latmosphère, sauf pour la personne marrie. Les derniers clients partis il arrêtait la représentation comme disait ma mère, et revenait en lui-même, plus calme, moins aguicheur, paternel, un peu plus accessible. Cependant je ne mhabituais pas à de semblables scènes et ma sensibilité délicate était soumise à rude épreuve. Peu à peu je minsurgeais et commençais à répondre au persiflage, préférant la honte de lesclandre à lhumiliation dêtre bafoué. Il marriva de partir furieux du magasin quand la coupe était pleine et même de ne pas déjeuner à la maison pour ne pas le retrouver trop rapidement, tant jétais en colère. Ma mère essayait de calmer le jeu :
- « Cest ton père, il faut lui pardonner, il a toujours été comme ça, ce nest quune apparence, dans le fond il taime bien ! ». Ces excuses nétaient pas sans fondement, mais ma souffrance était réelle. De plus je traversais lâge ingrat et étais remué par une nature vigoureuse, bouillonnante, quune timidité complexée narrivait pas à bâillonner. Arrivé en pleine chaleur début juillet, il marrivait davoir le souffle coupé par des attributs féminins à peine protégés du soleil dAfrique par une mince popeline transparente. Mon père se gaussait alors de mes yeux exorbités ou de ma pâleur soudaine, en prenant la jeune personne à témoin :
- « Ah ! Ces enfants, ça voudrait mais ça peut pas ! En plus, ça ne connaît rien, il faudrait tout leur apprendre ! Tiens ! Viens placer ta pellicule dans lappareil de Mademoiselle. Faut-il que je te montre ? » Il excellait à faire des jeux de mots cochons, des allusions égrillardes. Alors de pâle que jétais, je devenais rouge pendant que la clientèle sesclaffait. Je confiais mes tourments à mon journal que je navais jamais cessé dhonorer, le décorant de dessins, de portraits, de poèmes tristes sur la destinée. Ce penchant révulsait Armand qui ne rêvait pour ses enfants que daventures amoureuses grossières. Comme il nous disait vulgairement : « Un trou est un trou, quimporte le flacon pourvu quon ait livresse ! ». Mais je ne comprenais pas ce langage et men offusquais, rêvant secrètement de grandes amours.
Jattendais avec impatience la réponse de lÉcole Nationale de Cinématographie. Au début du mois de septembre, je téléphonais à Paris. Japprenais quun bulletin dinscription mavait été envoyé en temps opportun et quil était maintenant trop tard pour confirmer, les effectifs étant complets. Jinterrogeai ma mère au sujet de mon courrier : embarrassée elle mavoua quelle avait cru quil sagissait dun prospectus et lavait jeté. Je lui en voulus longtemps, car je restai persuadé quelle avait agi délibérément pour mempêcher de partir, peut-être de concert avec mon père. Dans sa logique, les affaires passaient avant tout : javais ma place dans lorganigramme après le départ dHenri au service militaire.
Il me fallut de nombreuses années pour me rendre compte que ma mère avait ressenti pour moi une certaine admiration ou même de la fierté. Elle retrouvait en moi quelques unes de ses aspirations de jeunesse, quand elle était première en Français et quelle lisait à haute voix, du bureau du professeur ses compositions dans le silence admiratif des élèves. Elle me fit remarquer à plusieurs reprises, que je tenais delle mes dispositions artistiques et mon physique. Mais javais dautres préoccupations et tenais à mon quant à moi. De plus, je minsurgeais quand Clara disait quelle sétait sacrifiée pour ses enfants. Je lui disais quil ne fallait jamais se sacrifier, que les sacrifices étaient toujours perdus, quil ne fallait pas compter sur la reconnaissance, car non seulement le sacrifice en serait dénaturé, mais encore on y prenait goût. Elle me regardait avec des yeux ronds et une mine résignée de martyr.
Javais pris lhabitude au bahut de faire mon lit et de me débrouiller seul ; aussi continuais-je à la maison, vivant comme un pensionnaire. Mon frère étant parti, javais une chambre pour moi seul. Je rangeais méthodiquement mes effets, râlant même lorsquon mélangeait un des cintres que javais marqués de mes initiales. Je demandais à la maisonnée le moins possible de service domestique et essayais de laisser tout aussi impeccable après mon passage. Je remerciais soigneusement lorsquon soccupait de moi et me dérangeais plutôt que de demander quoi que ce soit. Ma mère disait quil semblait que je me lavais de tout contact familial, que jétais comme un canard dans sa couvée de mère poule ; elle devait souffrir de ma distance, alors quelle avait basculé lintérêt de sa vie exclusivement vers lentretien et la préservation de ses enfants. Cette attitude rigide et compassée que javais, provoquée dans une première induction par les règles techniques professionnelles et la discipline du pensionnat, sétait renforcée avec les taquineries de mon père :
- « Nous tavons payé des études
tu nous as coûté cher
Maintenant, tu vas pouvoir nous rendre la monnaie de notre pièce ». Bien que ces remarques fussent plus destinées à sa galerie de clients et à usage externe, je les comprenais aussi comme un reproche indirect. Voulant nêtre redevable à personne, le moins possible pour le passé et en rien pour lavenir, je faisais en sorte de nêtre pas obligé et bientôt rejetais davance toute ouverture ou amabilité. Ma mère le ressentait presque comme du mépris, alors que cétait davantage un sentiment maladroit dindépendance. Elle me reprocha de vouloir me détacher de la famille, alors quil fallait que nous fussions comme les cinq doigts de la main. Je lui répondis que jétais daccord, mais quelle me laissât être le pouce, plus mobile, ce qui lui plut beaucoup. Jétais en outre très économe de mes gestes et de mes paroles, à la limite de limpassibilité ou de lindolence. Je dus lui expliquer que cétait lapplication dune définition de physique légèrement déformée : je veillais à obtenir dans mes attitudes et mes actions le meilleur rendement pour le minimum deffort. Elle en sourit et me taquina avec cette formule pendant de nombreuses années.
Cétait lété et jusquà la rentrée des classes, une partie de la ville transhumait dans les villas essaimées tout au long des plages de la Corniche. Javais été émancipé, ce qui mavait permis de passer mon permis de conduire avant la majorité de vingt et un ans. Je profitais de la voiture dHenri et faisais la navette matin et soir entre la boutique et la villa. Le plus souvent les samedi soirs, avec une ou deux connaissances, je hantais les fêtes de village qui étaient très courues. Chaque village de la ceinture oranaise senorgueillissait de ses festivités ; cétait celui qui avait les plus belles décorations lumineuses ou le feu dartifice le plus grandiose, ou celui qui décrochait le meilleur orchestre, la timbale étant lorchestre de lhôtel Aletti dAlger. Les gens venaient de toute lOranie pour ces réjouissances annuelles, et en cette année 1953 ce fut la dernière fois où elles eurent un tel éclat, car les années suivantes elles furent amoindries ou supprimées par peur dattentats au milieu de la foule. Cétait une véritable marée humaine qui déferlait ; les voitures arrivaient par centaines de tous les environs et se garaient nimporte-où, le long des routes, dans les champs, dans les rues quelles obstruaient complètement. Les mesures de sécurité et dincendie neffleuraient personne. Il y avait seulement un petit poste de secours pour les vapeurs des personnes âgées ou fatiguées. Des milliers de personnes sagglutinaient comme abeilles en essaim sur la place principale autour dune estrade dressée pour lorchestre où trônaient dénormes haut-parleurs relayés aux quatre coins du village. Les petits cafés sortaient tables et chaises et organisaient des buvettes sur des planches posées sur des tréteaux sous lesquels des centaines de bouteilles de Crush, des limonades, des bières étaient rafraîchies dans des lessiveuses pleines de glace (seulement en début de soirée). Lorchestre attaquait vers dix heures, mais dès neuf heures, les gens piétinaient pour se placer devant et pouvoir apercevoir les musiciens et la chanteuse. La foule enflait démesurément jusquà envahir chaque centimètre de la place et même jusquaux branches darbres. Dès les premières mesures, il se créait un mouvement, une sorte de tourbillon provoqué par les jeunes danseurs en quête de cavalières. A cause des convenances ce nétait pas un affolement, pas une course, pas une ruée, mais ça y ressemblait. Il fallait choisir vite la plus jolie danseuse ou la moins moche, car, en cinq minutes, il ne restait que les tartes ! Lorchestre jouait sans discontinuer ce qui permettait aux mieux lotis daccaparer leur conquête durant des demi-heures sils savaient y faire. Les plus forts arrivaient à faire des réservations et lon voyait quelques filles refuser la danse à cinq, six prétendants, alléguant : « Je suis retenue. » Jusquà ce quarrive le préposé, fier comme Artaban. Lorsque lorchestre attaquait les paso-doble, cétait proche de lhystérie collective. Un murmure sélevait de la foule ; la retenue légère quon sobligeait à afficher jusque là était jetée aux orties dans lespérance ou le bonheur réalisé de faire tourner sa belle au rythme et à la façon dominatrice des caballeros ou toreros espagnols : le paso ouvrait plus que toute autre danse le cur convoité des demoiselles transportées dans un rêve. Un bon danseur avait toutes ses chances : il était remarqué et sil avait en plus un peu dentregent, sa fortune était faite : il était sûr de repartir avec une cendrillon dans son carrosse. Le problème était de trouver la place pour évoluer au milieu des couples ; mais il se pressait aussi des femmes de tous âges dansant entre elles, des enfants maladroits enlacés, des bébés piétinant en cadence, quelques gamins déboulaient comme des fous à la poursuite des gamines excitées par les cris et le brouhaha et les mugissements sonores de la musique enivrante. Les musiciens avaient la musique espagnole dans le sang ; les pasos, les tangos, les rumbas, les cha-chas, quelques rares valses ou slows se succédaient en mitraille jusquà la grande pose dune heure du matin où les boissons amoncelées fondaient comme neige au soleil, froides ou tièdes. Les gens récupéraient avant le feu dartifice qui partait brusquement des quatre coins du village, dans une pétarade saluée des cris joyeux de la foule ; des bâtiments éloignés les fusées giclaient dans le ciel clair étoilé, au milieu des exclamations ébahies des badauds la tête dressée, bouche ouverte :
- « Tias vu çuilà ! et çuilà alôrr, quil est bo ! Cest encore mieux quà Lourmel !» Il y avait toutes les classes mélangées, mais exclusivement européennes. On ne voyait dArabes que quelques enfants qui essayaient dapercevoir de très loin des bribes de la fête, ou encore les gardiens de voitures qui veillaient toute la nuit pour quelques sous. Il était permis dinviter nimporte qui et cétait toute une véritable politique que lart de présenter son invitation à danser avec le maximum de chance de succès : depuis lappel du doigt, mais avec un sourire qui en dit long, jusquà la courbette cérémonieuse et la formule rétro : « Voulez-vous maccorder cette danse ? ». Les accoutrements étaient endimanchés, pour les nuits tièdes, et on ménageait des décolletés suggestifs.
Cependant, lévènement suprême de la saison était les deux ou trois soirées de gala qui se donnaient à la Pinède à Aïn-el Turk. Cétait le sommet des nuits chaudes de la bonne société. Létablissement était naturellement en plein air ; il comprenait à larrière deux ou trois tennis, un terrain de volley-ball, des jardins et une grande esplanade avec quelques gradins. Pour ces nuits particulières, on faisait venir de France des artistes en renom: Bécaud puis Aznavour ont fait le voyage. Ils ont chanté devant un parterre enthousiaste dOranais en belle tenue. On devait réserver très tôt et payer cher les places. Le programme comportait un dîner dansant, puis après le café, des attractions. Et le bal continuait jusquà trois heures du matin.
Cela commençait par la ronde des voitures et les embouteillages sans fin, au milieu des coups de « klaxon » pour accéder aux aires de stationnement. Les entrées étaient extrêmement filtrées pour éviter les resquilleurs impénitents qui arrivaient quand même à sauter par dessus ou à passer sous les grillages malgré la surveillance.
Les toilettes étaient somptueuses, quelques smokings blancs ou blazers bleu marine, des robes du soir signées des grandes couturières ou de Paris. Il y avait des grands noms français de la couche aristocratique, les plus grandes fortunes de lOranie : colons, industriels, gros commerçants, professions libérales, fonctionnaires qui faisaient assaut délégance. Tout ce beau monde venait en famille, entouré des garçons et filles en puissance de mariage. Les plus belles femelles du pays défilaient en robes légères, décolletées, dos nu, brillantes pour la parade, affolantes. Il y avait une majorité de catholiques, car cétait plus ou moins « leur » fête et « leur » établissement ; mais quelques juifs à laise ne craignaient pas de détonner. On les saluait cependant, mais on ne se mélangeait surtout pas pour ne pas sembler en faire partie aux yeux de lassemblée. Lambiance était détendue, bon enfant, pas du tout compassée malgré la haute société. Bientôt, cétait le brouhaha des conversations, des salutations, le va-et-vient des garçons baignant dans la musique feutrée ; de jeunes danseurs délurés mais magnifiques épuisaient quelques swings au cours desquels on pouvait admirer des culottes assassines. Le repas, recherché, était vite expédié et à peine les cafés bus, lorchestre annonçait lartiste venu de Paris, qui obtenait une ovation méritée. Puis la musique reprenait, les tables se rapprochaient pour une conversation de bon ton où les femmes se confiaient leurs dernières aventures galantes ; les mâles parlaient politique, des difficultés avec la main duvre locale, des récoltes, du cours du vin et des céréales. On saccordait quelques séries de danses croisées entre amis, juste suffisantes pour paraître ou exciter limagination. Les rejetons faisaient bande à part et liaient amitié ou amourette dans les rires et les effleurements prometteurs.
Le plus souvent jobservais cette engeance avec jalousie et regret car je me sentais isolé. Jenviais linnocence de mon jeune frère Paul qui retrouvait quelques amis et apprenait sans arrière-pensée à danser joyeusement avec un groupe de leurs frères ou surs pubères. Certaines filles menflammaient et je rêvais, mélancolique dans la musique, de pouvoir les aimer malgré les convenances. Mais je savais quavec le nom que je portais et la table doù je venais, cela tournerait court, bien que jeusse un type tout à fait britannique avec même, pendant quelque temps, une petite moustache blonde très piquante qui faisait bisquer mon père et dont jétais très content, surtout quand jimitais Clark Gable. Il marrivait dinviter une fille au milieu dun groupe mais, trouvant humiliant léventualité dun refus plus ou moins public, je me contentais le plus souvent de me déplacer et de bâtir des châteaux en Espagne avec telle brune aux longs cheveux noirs et au port de reine, ou telle autre à la mine angélique et au corps de déesse. Nayant eu que des frères et ayant été déraciné en France à lâge intéressant, je navais bénéficié ni des amies dune sur, ni des surs des amis. Mes parents ne recevant plus depuis de longues années, je me trouvais fort à lécart. De plus je recherchais, en dépit de mes rêves damour platonique, un exutoire physique pour épancher dehors mon trop plein de vigueur. Je me débattais dans les difficultés daccorder mes sentiments, et mon corps, avec la réalité du marché. Dans le milieu israélite que je ne fréquentais dailleurs pas davantage, il nétait pas question de décrocher une maîtresse - bien que notre voisine du quatrième, magnifique brune plantureuse, mariée à un avorton beaucoup plus âgé, mattira et quelle comprit dans mes regards béats, lenvie quelle provoquait. Mais commerçante près de notre magasin, son fils était un proche camarade de mon frère Paul et je neus pas le courage de me déclarer les rares fois où je la croisais sur les paliers.
Javais aussi suivi à plusieurs reprises une jeune fille ravissante qui travaillait aux Galeries de France, avec qui jaurais très bien engagé une amourette. Mais ma tante Viviane couturière qui la connaissait, men dissuada, jugeant quelle nétait bonne quau mariage et que je me dirigeais vers une impasse. Finalement, à la fin de lété, je réussis à créer lévènement. Un nouveau collaborateur du magasin, arrivé de France avec sa jeune femme et son bébé, avaient été pris en sympathie par mon père (certainement mis en alerte par le minois avenant de la dame !). Il les avait invités à la plage pour le week-end. La dame séjournait dans une chambre dhôtel pendant que le mari retapait et meublait un appartement en ville. Je ne sais comment, pendant un repas, ma jambe se trouva contre la sienne, à moins que ce ne fût linverse, sans quelle ne la retire. Elle me regardait dun air enjoué et complice. Le soir même, sachant que son mari dépourvu de véhicule était retourné en ville avec mon père afin dêtre à pied duvre le lendemain, le cur battant je frappais à sa porte quelle mouvrit, ainsi que son lit. Je sus ce soir-là ce quétait une femme, mais sans que cela déclenchât en moi un feu dartifice. Nous fûmes dérangés à plusieurs reprises par le bébé quil fallait rendormir. La dame fut parfaite de délicatesse et de gentillesse, mais malgré ses prières je ne voulus pas terminer la nuit avec elle, poussé par une incertaine gêne causée par le bébé qui ronflait aux anges, ou par un sentiment de remords envers le père du bambin.
Je terminais la nuit au bar du Stand Gasquet à ressasser mon aventure. A midi le lendemain, je me baignais amoureusement avec la jeune femme qui avait été peinée de ma faible réaction et souhaitait ma une suite près delle ; je la rassurais sur mes sentiments et sa bonne conduite. Cependant, appelé à côtoyer le jeune père et mari, et quil connût ou non son infortune, ce fut la dernière conversation intime que jeus avec elle, ne pouvant instinctivement accepter cette situation. Peu après, jeus droit de la part dAlbert et de mon père à quelques allusions douteuses, auxquelles je fis la sourde oreille. La jeune femme avait-elle trouvé un autre exutoire ou peut-être avait-elle été désignée pour exécuter cette mission
Lété 1953 sétiola. Les plages bondées furent désertées brutalement dès la rentrée des classes. Ce fut le dernier été normal, à Oran, en Algérie, chez nous ; car lannée suivante en 1954, commencèrent les évènements sanglants qui devaient conduire en huit ans lAlgérie à lindépendance. Les Européens séloignaient doucement à reculons, sans le savoir encore, dun état dinsouciance égoïste ; leur torpeur béate était assise sur « la non prise en considération délibérée des aspirations légitimes de la partie algérienne de la population (Messali Hadj)». Les privilèges que quelques uns sétaient arrogés allaient être chèrement payés par la masse des petits blancs. Les Pieds-noirs laborieux dont les intérêts pouvaient sacclimater dune parité de traitement, défendraient sans la comprendre, la position indéfendable dune minorité. Ils navaient finalement pas grand chose à préserver et, si le problème avait été pris à temps, si le partage des ressources avait commencé un peu plus tôt dans laprès-guerre facile des années cinquante dans une optique de réhabilitation de lindigène et de sécession lointaine mais inéluctable avec la Métropole, alors le problème algérien aurait pu se résoudre dans lharmonie et la coexistence sous légide de la France. En prenant fait et cause pour lAlgérie française non viable des deux côtés, les Pieds-noirs commirent une erreur diabolique, soufflée et alimentée par une oligarchie égoïste. Ceux-là jouaient la politique de la terre brûlée pour défendre jusquau bout une injustice fondamentale, en contradiction avec toutes les traditions de la France. Lultime chance de révolution pacifique sépuisait en ces années cinquante. Après les exemples de lIndochine, de la Tunisie, du Maroc et lexistence dune opposition nationaliste, seul un renversement du statut de lAlgérie pouvait lempêcher de glisser dans lindépendance totale et hostile.
Le gros des populations algériennes et européennes, guidées par des meneurs dopinions éclairés et désintéressés aurait compris et admis une coexistence donnant une nouvelle chance à tous. Il fallait à priori lui faire admettre deux choses : la France ne pouvait assimiler les Algériens ; les Algériens ne pouvaient accepter dêtre relégués et traités vitam aeternam en citoyens de deuxième zone. Ces deux évidences auraient dû conduire à une séparation juridique de lAlgérie et de la France et à légalité des droits de chaque communauté. Au lieu de cela des esprits stupides et à courte vue ont poussé lAlgérie française au suicide et un million dhommes à un exode cruel, massif et immédiat au lieu dune coopération qui aurait pu durer au moins encore quelques décades.
On ne refait pas lHistoire. Mais les gouvernants sont payés pour guider les peuples et prendre des décisions responsables, non pour atermoyer et se laver les mains ! Peut être était-ce le dévoiement du système démocratique des partis qui est fautif, ou lavènement irrépressible de la décolonisation qui broie les nouvelles minorités, quelle que soit leur résistance. Au delà dune vision globale de lHistoire et son cheminement, il y aura toujours sous-jacents les sentiments et les drames humains à léchelle de lindividu : la vague se renverse, change de cours et le lamine.
Il suffit quelquefois dune poignée dhommes, par exemple les six chefs historiques de la rébellion algérienne dabord seuls, qui déclarèrent la guerre à la France. Quand passe-t-on dune révolte à une révolution ? Malheureusement, on ne peut connaître à lavance la risée qui deviendra tempête. Le calme dure jusquà ce que survienne louragan.
Les évènements du Maroc, le terrorisme en Tunisie ne provoquaient aucune alarme sérieuse en Algérie. Nos malheureux voisins souffraient de graves tourments mais lAlgérie cétait la France, et on ne faisait aucun rapprochement. Seule attirait notre attention lIndochine où le Général Salan était parti combattre le Viet Minh avec nos braves légionnaires de Sidi Bel Abbés. Ils faisaient laller-retour morts ou vivants sur le Pasteur réquisitionné. Nasser exacerbait les mouvements nationalistes du monde arabe.
Quelques algériens avaient secrètement rejoint la clandestinité dans une organisation particulière en Kabylie. Pour les Européens, le commerce, lagriculture marchaient à fond ; les échanges avec la Métropole battaient tous les records. Mais pour les Musulmans, à part une frange extrêmement clairsemée de commerçants et de professions libérales, la main duvre indigène nétait utilisée que dans des emplois subalternes, folkloriques, traditionnels : en ville, cireurs de souliers sur les places, en particulier Place de la Bastille où ils avaient installé de véritables trônes. Avec un savoir-faire de techniciens supérieurs et une batterie dinstruments, ils faisaient briller comme des miroirs les chaussures les plus négligées. Ils avaient une telle dextérité quon ne voyait même pas les brosses gicler dune main dans lautre et faire le tour des chaussures ! Cétait les aristocrates du métier. Les prolétaires de ce métier, les petits cireurs à chéchia vaquaient avec leur marchepied en bois, sur lequel ils tambourinaient ave la brosse pour attirer lattention. Les marchands de cacahuètes et damandes salées avec leur étal fixé sur deux roues de bicyclette. Les petits porteurs de la rue de la Bastille chargés comme des ânes pour quelques francs et qui se battent pour faire la bête de somme. Marchands de journaux qui se bousculent pour retirer les quotidiens et filent comme des flèches vers les quartiers pour être les premiers à vendre. Fatmas, nourrices, bonnes à tout faire, quelquefois dans la famille depuis vingt ans ou plus. Petits boutiquiers dans les quartiers arabes ou excentriques, épiciers, marchands darticles indigènes. Pêcheurs ou dockers embauchés à la journée, brocanteurs passant dans les rues en criant : « Achète tout ! ».
A lIntérieur, ce sont des fellahs travaillant la terre pieds nus, à lombre des turbans sous un soleil de plomb, courbés outil à la main dix heures par jour, employés parce quils coûtent moins cher quune machine. Pas de SMIC, les salaires sont fixés pour permettre dacheter la nourriture et tout juste des vêtements. Les privilégiés sont ceux qui travaillent au contact du patron européen : conducteurs dengins, chefs déquipe, contremaîtres, gardiens. Ils bénéficient quelque fois dune maison. Les autres sont bons pour le gourbi en terre, avec la chèvre et lâne. Les enfants naissent de plus en plus vite et meurent de moins en moins, ce qui fait peur.
Ceux-là attendent passifs. Ils savent cependant ce qui se passe dans le monde. Les habitants des grandes villes connaissent Ferhat Abbas et Messali Hadj, ils comprennent leurs revendications. A lAssemblée Algérienne les quelques représentants musulmans clament la misère du peuple, les inégalités et les injustices mais ils sont hués ou étouffés par une majorité de fanatiques. Leurs derniers avertissements sont perdus, méprisés. A létranger, dans quelques mois, Ben Bella et une poignée de résistants vont sébranler et tracer la voie de la lutte armée. Leurs crocs vont bientôt se planter dans lAlgérie française quils ne lâcheront plus. Le moment du non-retour va passer
Comment les leçons de lHistoire ne sont-elles pas mieux comprises par les peuples et leurs dirigeants !
En Algérie, nous étions aveugles, nous refusions de voir et de comprendre. Tout autour la terre tremblait mais notre foi nétait pas remise en cause. Le train quotidien restait égal à lui-même. Pourtant lâge dor lançait ses derniers feux.
Deuxième Partie : 1955 1958
Chapitre 5 : Piège.
Cest ainsi que Gilbert Danan se trouva de retour dans sa ville natale. Partagé entre la France où il avait passé quatre années détudes et la ville dOran, nud gordien de son destin, tourmenté par ses aspirations littéraires et ses occupations professionnelles, par son amour filial et ses révoltes damour propre. Il se réfugiait dans son journal quil abreuvait de rêves incertains et de folles aspirations, épuisait livres et auteurs passant dun titre à lautre. Il dévora Montherlant ; Gide le transfigura : il sexalta sur les Faux Monnayeurs dont le style le fit senvoler. Il y tétait mentionné Les Frères Karamazov. Curieux et frémissant de connaitre lauteur qui avait marqué Gide lui-même il acheta son premier livre de Dostoïevski à la Librairie Manhès dans le passage Germain, librairie où il trouvait habituellement ses bonheurs. Son embonpoint le surprit heureusement. Il le lut et relut plusieurs fois pendant des mois ; à chaque lecture, il était dépouillé, dépecé au scalpel ; son âme était déchirée avec les ongles, brûlée au lance-flammes. Sa mère s'inquiéta de sa mine lugubre et de ses airs lointains, car il était en Ukraine, écartelé entre frères et père. Elle voulut connaître cet ouvrage quil ne quittait plus ; il lui en acheta un exemplaire le sien étant annoté et usé. Elle le lui rendit aussitôt, écurée, disant que ce livre était un danger. Plus tard elle lui confia qu'elle était convaincue que son désenchantement, ses rides précoces et son rictus dégoûté dataient de cette époque, que c'était ce livre qui avait mis le ver dans le fruit. Il n'osa pas nier, mais était-ce un bien, était-ce un mal, la meilleure ou la pire des choses ? Par l'intensité des sentiments, les décharges électriques provoquées dans son cerveau, ce fut une véritable drogue. Il ne put jamais dire si ce fut néfaste pour sa personnalité. Il pensait alors fouiller les tréfonds de la douleur humaine.
Mais ce qui lui fit le plus de mal quelques années plus tard, après cette première déchirure, fut la mort de son frère Paul, qui l'acheva. Son âme ébranlée, sa foi carbonisée sur le bûcher de la connaissance étaient des atteintes spirituelles, essentielles mais pas organiques. Les remèdes quil trouva inconsciemment, involontairement dans le mariage et la progéniture, les péripéties de la guerre d'Algérie quil vécut au quotidien, puis la mauvaise grossesse de sa femme furent finalement des aventures, des dérivatifs à une crise de conscience aiguë certes, grave par la sincérité avec laquelle elle était ressentie, mais qui pouvait être surmontée par la jeunesse, le défi de la lutte et les responsabilités d'un foyer. La fin horrible de son jeune frère en 1962, à vingt deux ans le glaça définitivement. La disparition du seul être innocent et désintéressé de son entourage, le seul quil admirait et quil aurait voulu être, le renvoya aux abîmes. Il décida alors de ne plus sourire, il décréta en lui-même un deuil permanent que malheureusement, malgré les années nombreuses qui passèrent, il ne quitta pas. Il ne lui acheta jamais de fleurs. Et sil ne voulait pas parler de son frère il noublia jamais son jeune sourire charmant, comme un poème. Paul restait en lui, il vivrait toujours dans lui ; il lui disait : « On ne se quittera jamais. » Il allait rarement sur sa tombe ; il n'en éprouvait pas le besoin, mais il regardait régulièrement des photos pour le pleurer et regretter sa perte pour laquelle il se croyait au fond de lui impliqué sinon coupable. Il était sa maison, la maison des morts.
Il sétait aussi enfermé dans ce chagrin secrètement, car lors du rapatriement en France après la mort de Paul, passés les premiers déchirements où il était tombé dans les bras de sa mère, elle lui reprocha très tôt d'être la cause de ce malheur. La première fois, il en fut surpris et mit sur le compte de la douleur un certain égarement. Mais plus tard, le problème de son rétablissement à Paris où la famille s'était implantée, devint urgent. Il fallut discuter pour retrouver dans l'organisation commerciale une place honorable pour son foyer. On ne lui proposa qu'un strapontin, alors que séparé de son épouse depuis quatre mois, il demandait une décision claire et juste pour son logement et son travail. Il y eut des heurts et un consensus se fit contre lui, entre Henri et sa mère, son père restant comme d'ordinaire en dehors des décisions, distant, désintéressé. Clara explicita encore sa pensée, limpliquant directement dans la catastrophe, laccusant davoir provoqué lassassinat de son fils chéri, sous les hochements approbateurs d'Henri, le silence non réprobateur de Frédéric et la faible répréhension d'Armand. Ce fut une nouvelle blessure atroce qui précipita sa fuite dans le midi où il arriva fin 1962, dénué de tout mais incapable de côtoyer davantage ses frères et ses parents. Mais ceci est une autre histoire...
Le printemps 1954 fit place à un nouvel été moins brillant que le précédent : les Oranais partaient davantage en France passer leurs vacances. Un malaise commençait à planer sur l'Algérie, après larrivée de Jacques Soustelle et les discours de Mendès France à l'Assemblée Nationale sur la décolonisation forcée. Dien-Bien-Phu fut ressenti comme une catastrophe algérienne. Les troubles au Maroc, le terrorisme en Tunisie s'éternisaient, faisaient la une des journaux et l'objet de conversations animées. Mais tous étaient d'accord sur une chose : cela ne pouvait pas arriver en Algérie.
En ces jours encore fastes de 1954 il se retrouvait depuis bientôt un an dans une ville coloniale quil avait quittée à peine adolescent il y avait longtemps. Il ne retrouvait ses amis dautrefois que pendant les grandes vacances pendant lesquelles les étudiants revenaient de France se retremper dans leur famille pour quelques semaines. Il côtoyait Henri tous les jours à la maison et dans le même travail auquel ils se consacraient par ailleurs sérieusement. Mais Henri inconsciemment ressentait la présence nouvelle comme un handicap, ou comme une concurrence, tant auprès de son père quauprès de son cercle damis que par la force des choses il se sentait obligé de présenter à Gilbert.
Gilbert se rendait compte quil devenait méchant, et que l'antagonisme qui s'élevait entre Armand et lui tournait à l'animosité ouverte. Il souffrait de cette situation, mais se refusait à être traité en comparse ou en jouet souffre-douleur. Son frère Henri arrivait à s'en accommoder, jouant le chien de garde de leur mère et la connivence avec leur père. Il s'affirmait de jour en jour comme "l'aîné" et le sésame. A chaque dispute Gilbert était écartelé entre son amour propre et ses sentiments filiaux, ne pouvant sacrifier ni le respect quil se portait, ni celui dû à son père. Il en vint bientôt à rêver de repartir en France, idée qui s'imposa à lui de plus en plus. Il avait compilé quelques poésies et essais en un petit recueil et rêvait de trouver le succès et une notoriété. Il réfléchissait subrepticement à la manière dont il pourrait séchapper de son tourment quotidien et bâtit un stratagème : il s'en irait secrètement à l'automne tenter sa chance à Paris car, encore mineur, il était persuadé quune demande pour séchapper serait traitée comme une folie et un scandale. Henri militaire, avait terminé ses stages à lÉcole d'Officiers de Réserve et avait obtenu une mutation à Oran. Son service à la Base Aérienne de la Sénia lui laissait plusieurs jours libres par semaine quil passait au magasin ; donc Armand ne serait pas seul.
Il commença à économiser et à organiser sa fuite. Il ne devait avoir vingt et un ans quà la fin doctobre. A cette époque pour voyager il fallait encore pour les mineurs une autorisation parentale. Elle n'était pas systématiquement demandée, mais il en prépara une à tout hasard, pour le retrait de la place davion, avec signature contrefaite. Il fixa son départ en septembre à cause des facultés. Il écrivit pour s'inscrire comme auditeur libre à la Sorbonne, afin dapprofondir ses connaissances littéraires. Il vécut ainsi pendant deux mois, pensant chaque jour à sa conquête de Paris, à la manière de contacter les éditeurs, notant les relations éventuelles, gardant son secret, organisant sa fugue, y rêvant. Il avait calculé son coup pour partir un après-midi où il savait sa mère en visite avec Paul chez sa grand-mère. Il prétexta un rendez-vous pour s'absenter du magasin et courut cur battant faire son bagage et emballer les affaires quil avait déjà triées. Débordant d'une grande excitation, il empilait joyeusement le linge dans une valise. Il laissa un petit mot quil avait préparé, expliquant les raisons de son départ. Il ne le plaça pas trop en évidence pour ne pas qu'il soit remarqué trop tôt par Frédéric rentrant du Lycée. Il en avait parlé à Paul à mots couverts juste avant qu'il ne parte au lycée. Essoufflé il peina à porter les bagages jusqu'à la station de taxis Place de la Bastille. Quand il donna la destination de laéroport, il jubilait intérieurement, fier de ressembler aux héros de Gide : le grand voyage de laventure et de l'indépendance venait de commencer !
Le taxi le laissa devant le bâtiment des Départs avec son animation habituelle. Mêlé aux voyageurs il fit enregistrer ses bagages sans autre formalité et reçut le ticket d'embarquement sans problème. Il se rendit immédiatement en salle d'attente et peu après, embarquait dans la Caravelle pour Paris. Ca y était, il avait réussi ! Maintenant les dés étaient jetés les ponts étaient coupés. Il partait vraiment pour l'aventure. Le décollage tardait, mais il ne s'inquiétait plus. Il était dans ses rêves, quand on lui tapa sur l'épaule :
- "Êtes-vous Gilbert Danan ?"
C'était un couple de gendarmes de la Police de l'Air. Il se glaça et devint livide.
- "Suivez-nous, s'il vous plaît !".
Il refusa en hochant la tête assommé :
- "Non, j'ai déjà franchi les formalités d'embarquement. Je ne veux pas descendre !".
- "Suivez-nous sans faire d'histoire, vous n'êtes pas en règle : vous êtes mineur et vous n'avez pas l'autorisation de vos parents".
Congestionné, écarlate il se cramponnait au fauteuil :
- "Il n'en est pas question, je ne bougerai pas, j'ai une autorisation !"
Désespéré il brandissait son faux permis. Le policier y jeta un rapide coup dil :
- "Il n'est pas valable; même s'il était authentique, vos parents viennent de téléphoner et s'opposent à votre départ. Descendez avec nous, autrement nous serons obligés d'employer la force !".
Gilbert ne bougea pas plus, fixant le policier avec des yeux furibonds.
- "Il vaut mieux nous suivre sans histoire, vous partirez par le prochain avion".
Gilbert s'enfonça encore dans le fauteuil. Le gendarme lui saisit le bras que Gilbert tira brutalement.
- "Suivez-nous immédiatement, autrement il y aura rébellion et ça peut aller beaucoup plus loin !".
Les passagers commençaient à simpatienter malgré leur curiosité. Il sut la partie perdue, mais sa rage explosa en même temps. Il se leva comme un fou, vociférant :
- "Ils n'ont pas le droit les salauds. Ils n'ont pas le droit ! Ils me le paieront ! Les salauds, les salauds !" Il fut encadré jusqu'au bâtiment sans quils puissent calmer ses invectives. Un attroupement se forma et vu son état le chef de poste décida de le livrer à domicile pour éviter des complications ou des mauvaises réactions. Un policier le fit monter à l'arrière d'une voiture puant le tabac et il fit le trajet lamentablement en sens inverse. Il était effondré et voyait tous ses châteaux s'écrouler. Une fois de plus, ses parents détruisaient ses espoirs de délivrance et de liberté. Ses projets ambitieux dans la capitale partaient en fumée.
Le policier l'accompagna jusqu'à lappartement où sa mère lattendait. Il proposa de rester quelques minutes, insista, craignant une réaction brutale du surexcité, mais Clara déclina l'offre. Dès qu'il fut parti, Gilbert se mit à hurler, à jeter tout ce qui lui tombait sous la main, à marcher de long en large en linsultant. Clara essayait de le calmer :
- "Tiens, bois de l'eau, détends-toi, on va parler tranquillement, ce n'est pas une catastrophe, tu pourras partir plus tard si tu le souhaites vraiment. Tu aurais dû m'en parler ! Ce n'est pas si grave ! Tu n'as rien de spécial ?"
Pour lui c'était irrémédiable, il avait échoué ! Son aventure ratait honteusement, il devenait indigne des héros ! Il retournait dans sa fange, dans la médiocrité plate et anonyme. Les querelles allaient reprendre, ses idéaux seraient à nouveau bafoués, il ne pourrait pas présenter ses poésies aux éditeurs, ni assister aux cours magistraux à la Sorbonne. Il s'expliquait maladroitement avec des sanglots dans la voix, mélangeant tout. Sa mère essayait de le consoler :
- « La vie n'est pas finie, tu vas pouvoir partir bientôt, ce n'est que partie remise, tout n'est pas fini!" Cette pensée le frappa enfin : pour elle ce nétait quun petit coup de folie, une fantaisie quon pouvait réparer. Elle ne sentait pas tout ce quil avait difficilement construit en lui-même, le changement de monde quil attendait, léchappée de ces rapports affreux avec son père et le quotidien médiocre. Il demanda à Clara de sortir faire un tour en plein air. Elle ne voulait pas, mais il insista, cassant, ayant besoin de se défouler. Elle lui cria :
- "Ne fais pas de bêtise !", pendant quil dévalait les escaliers. Il se mit à arpenter les rues au pas de charge, parlant à haute voix, tour à tour ricanant ou se lamentant, à la surprise des passants interloqués qui le suivaient du regard.
Une chose l'avait choqué dans les paroles apaisantes et de bon sens de sa mère : "La vie n'est pas finie !". En effet les choses continuaient autour de lui, la terre n'avait pas tremblé, les oiseaux chantaient, les gens sen foutaient. Il ny avait que lui qui avait pris une bonne gifle. Mais à part ça, rien n'avait changé sur terre. Son échec était une chose insignifiante, tout continuait. Ses sentiments subjectifs n'étaient que roupie de sansonnet. Il n'existait pas relativement à l'univers. Même sa mort par exemple pourrait passer inaperçue dans le monde objectif. Tout continuait toujours, éternellement, comme un rouleau compresseur insensible, qui ne s'arrête jamais et encore moins pour ses vétilles personnelles. Dans un autre sens, c'était vrai qu'on pouvait persévérer, recommencer, puisque ce n'était pas "fini". Il fallait vouloir, lutter, s'accrocher, ne pas renoncer. Il se promit de rester ferme et décidé, inébranlable. Pour la première fois il recevait de plein fouet dans la naïveté de sa jeune vie une leçon brutale et douloureuse et se trouvait face à une réalité plus forte que lui. Jusque là il pensait que vouloir c'était pouvoir, et les faits le contredisaient. Il croyait n'avoir commis aucune faute et cependant quelque chose n'avait pas fonctionné. Il était porté là où il ne voulait pas, malgré lui. Et il en était surpris et ébranlé dans sa confiance en lui-même. Cette aventure lui servit de leçon, car elle le rendit obstiné, ne renonçant pas à une décision, même après plusieurs échecs ; comme justement au jeu d'échecs où, si on ne passe pas à droite, on essaie à gauche avec une autre pièce pour avancer toujours. Il avait aussi retenu une autre maxime d'une de ses lectures, aussi sage : "Il faut s'appuyer sur les principes jusqu'à ce qu'ils cèdent !". C'était un commencement de sagesse. Mais il n'avait pas encore tout perçu car il devait encore souffrir de terribles leçons avant de se résigner à comprendre que la destinée, le hasard étaient les plus durs malgré tous les efforts, et qu'en dépit des calculs et des précautions aucun pouvoir ne pouvait assurer ou prédire avec certitude ou même probabilité le destin des hommes et les événements.
Il rentra à la nuit tombée, un peu plus vieux, décidé à repartir après sa majorité.
C'est ce qui advint d'une manière moins romanesque que prévue, la famille en prenant son parti, dans l'indifférence affectée de Frédéric, l'ironie pincée d'Henri, l'étonnement vexé d'Armand, balancés par la peine de Paul et les recommandations inquiètes de Clara.
Chapitre 6 : Kader et la décolonisation.
Kader Ali Mohamed était un descendant des Angads par son arrière-grand-père, inconditionnel de Mustapha Ben Ismaël, Agha des Douairs. Ce dernier avait aidé à la conquête et à la pacification de l'Algérie par la France. Il avait été un fidèle allié des conquérants français et s'était opposé par les armes à l'Émir Abd el Kader après quil eut sévèrement razzié sa tribu en 1836. Sa dévotion à l'Agha lui avait permis de jouir de la reconnaissance des Français : sa famille avait été lotie de propriétés agricoles près de Mascara, en compensation des longues années de guerre contre l'Émir au cours desquelles elle avait tout perdu. Son grand-père, puis son père, aîné de la première épouse, avaient conservé l'héritage malgré la pression des colons grâce au prestige de la famille et aux décorations encore gagnées par son père pendant la guerre de 1939. Ils s'étaient maintenus comme une des rares familles indigènes assez grandes propriétaires terriennes, reconnue comme une personnalité représentative de la communauté arabe de Mascara. Lors des cérémonies d'anciens combattants il défilait avec ses nombreuses décorations accrochées à sa gandoura. Il avait beaucoup de connaissances parmi les Français et leur administration. C'est pourquoi Kader avait pu bénéficier d'une bonne instruction à l'école française et plus tard au lycée de garçons d'Oran où, malheureusement, il ne s'était pas maintenu très longtemps ne pouvant soutenir le niveau des matières.. Kader était le dernier fils qu'Allah le Miséricordieux avait accordé à son père vieillissant, par sa deuxième épouse. Ils étaient douze enfants vivants sur quinze ayant vu le jour. Jusqu'à la mort du père survenue lorsque Kader avait seize ans ils étaient restés liés. Peu après, une fois terminés la vente du domaine et le partage de l'héritage ils avaient dû se séparer. Frères et surs s'étaient dispersés entre Mascara, Sidi Bel Abbés, Oran et même Paris où l'un d'eux travaillait à Billancourt. Sa mère d'abord demeurée à Mascara, avait ensuite rejoint Oran où s'étaient établis plusieurs enfants. Kader y avait obtenu sur recommandation des Anciens Combattants et grâce à son brevet d'études, un poste subalterne dans l'administration du port. Il avait pu acheter un appartement de deux pièces rue Pierre Loti à Maraval, où il installa pendant quelque temps sa jeune épouse, la fille d'un oncle que sa mère avait choisie à Mascara, berceau de la famille et de l'ancienne tribu.
Conçu sur le tard, de santé délicate, Kader avait survécu presque par miracle lors de sa naissance prématurée ; les vieilles femmes avaient en vain imploré Allah. Mais la baraka permit qu'une voisine française, ancienne infirmière, soit appelée et réussit à le maintenir en vie les huit jours critiques pendant lesquels il semblait qu'il ne résisterait pas. Par la suite il avait assez bien surmonté sa faible constitution. Il avait passé son enfance à courir les champs pieds nus, assez sommairement revêtu de guenilles arabes puis de défroques européennes. Il avait pu cependant acquérir les rudiments de l'instruction française à l'école communale où il était inscrit mais qu'il ne suivait pas régulièrement. Mais son père francophile aux principes rigides, l'avait poussé, surveillé, obligé à s'instruire à l'école française malgré les handicaps et les rejets de toutes sortes.
Mourad, le père, voulait qu'au moins un de ses fils acquière une solide instruction européenne et devienne un sidi. Aux autres enfants, il leur avait donné de l'instruction, mais aucun n'avait pu dépasser le certificat d'études primaires. La conjonction des influences faisait toujours qu'ils préféraient une vie active, extérieure à la confrontation, à la comparaison, à la promiscuité des Français.
Dans sa jeunesse, Mourad avait juré sur le Coran à son propre père que jamais il ne s'opposerait aux français ni ne les combattrait. C'était de tradition familiale : l'aïeul en avait fait lui-même le serment au Général Trézel. Aussi, le père déjà âgé, avait-il été un des premiers musulmans à rejoindre les rangs de la nouvelle armée française à l'appel du Général Giraud et du Général de Gaulle. Il s'était battu dans le 3 ème Régiment des Tirailleurs Algériens au Mont Cassino lors de la reconquête de l'Italie et avait fini la guerre comme sergent. Il était très fier de ses campagnes et gardait un sentiment très fort de la camaraderie des combats, de l'égalité devant la mort et les blessures, de la considération du courage témoignée en temps de guerre. Mais une fois démobilisé la même déconvenue qu'avec son père et le projet Violette avait recommencée. Les Français n'arrivaient pas à se décider si les Algériens devaient obtenir l'égalité des droits. Les discriminations avaient repris, les humiliations aussi quelquefois. Même le Général de Gaulle n'avait pu imposer sa justice aux enragés d'Alger. Mais Mourad n'avait pas voulu modifier son comportement et ses sentiments sur la grandeur de la France nen furent pas entamés. C'était une grande nation et les Français quil connaissait en majorité étaient de braves gens. Ses fils au contraire, dans les réunions familiales à l'occasion des naissances, des mariages ou des enterrements, critiquaient ouvertement les dérobades des gouvernements français. C'était toujours la même histoire. Il y avait de bonnes idées, des réformes étaient proposées, mais elles ne voyaient jamais le jour. Tout devait être arraché par petites bribes.
Mourad avait compris lors des émeutes de 1945 à Constantine, que quelque chose était cassé. Les appels de Messali Hadj et surtout de Ferhat Abbas ne laissaient pas les frères indifférents. Il n'y avait plus le même respect pour le drapeau. Les jeunes n'étaient plus soumis. Il mourut en Décembre 1947, juste après que le nouveau statut de l'Algérie soit promulgué et qu'en grande pompe, malgré la maladie, ses amis anciens combattants l'aient amené voter - comme les Français - pour la première fois de sa vie. Kader le jeune fils le fou, l'en avait dissuadé!. Entouré damis de tous bords cela avait été aussi émouvant que lorsqu'il avait reçu la Croix de Guerre avec palme devant le front des troupes de la main du Général Juin.
Il emporta dans la tombe l'ultime pensée que la France n'avait finalement pas failli et qu'elle sauvait l'honneur de la parole donnée. Il ne s'était donc pas trompé en la servant sincèrement toute sa vie. Il fut honorablement enterré avec ses médailles, accompagné par une délégation d'anciens combattants musulmans et français recueillis devant le même drapeau. La deuxième épouse vivante et tous les enfants assistèrent à la cérémonie, sauf Kader qui avait égrené plus tard seul, quand les délégations furent parties, la prière des morts. Il était profondément aigri et révolté.
C'est qu'il avait subi le pire affront de son existence il y avait à peine plus d'un an. Lhumiliation et la souffrance avaient fait basculer ses dernières hésitations morales dans sa condition inférieure, entre la communauté française, et tout ce qui n'était pas arabe. Il avait brusquement effacé le pacte servile paternel en faveur de la défiance et de la haine, se forgeant une détermination de lutte envers les seigneurs omnipotents et grossiers.
Cela c'était passé pendant les dernières vacances scolaires en Juillet. Il était revenu d'Oran depuis quinze jours et comme il n'avait plus rien à faire à la ferme, bien qu'hésitant à se rendre dans les quartiers européens il était allé en ville, guidé par le plaisir de se baigner dans la piscine municipale toute neuve. A cette heure de pleine chaleur, il pensait qu'il n'y aurait presque personne. Les portes venaient d'ouvrir et en effet il ne se trouvait que deux ou trois jeunes enfants européens. Il rangea ses affaires dans un casier, se doucha et, plongea dans l'eau chaude à peine rafraîchissante. Il fit quelques brasses et regrettait de n'être pas au bord de la mer près d'Oran : la Méditerranée était beaucoup plus agréable et fraîche. Il sortit et s'installa à l'ombre d'un auvent. Il pensait à Camus, ses dernières déclarations émouvantes et aussi au courage de Ferhat Abbas qui à Paris ne s'en laissait pas conter. D'ici, les Algériens médusés l'entendaient vociférer des choses énormes, incroyables, réclamant la reconnaissance de la nation algérienne, l'égalité des droits avec les Français. Il n'avait peur de rien et chaque fois qu'il ressortait de prison, il en devenait plus virulent. C'était prodigieux !
Entre temps deux ou trois groupes de jeunes gens étaient arrivés. II se replongea dans l'eau quelques instants, puis alors qu'il se dirigeait vers le vestiaire, il tomba nez à nez avec une camarade de son ancienne école communale, avec qui il avait passé plusieurs années scolaires à Mascara. Il lavait retrouvée avec plaisir dune année sur lautre pendant les vacances. Il avait eu une prédilection pour elle avec qui il s'accordait bien en récréation malgré sa propension à s'isoler autant par fierté que par crainte. Elle s'était développée et il se sentait gêné d'être en maillot, seulement dissimulé par une serviette autour de son maigre corps, alors qu'elle même était moulée dans un maillot d'une pièce qui faisait ressortir une jeune beauté épanouie. Ils se serrèrent la main et entamèrent une conversation amicale se donnant des nouvelles d'eux-mêmes et de quelques camarades dont ils connaissaient les orientations. Ils passèrent devant la buvette et il lui proposa de boire un Crush qu'elle accepta. Il commandait les deux boissons et lui tendait la bouteille quand un grand jeune homme surgit, la prit par le bras, lentraîna en criant à la cantonade : "Dis, ça suffit ! Tu ne vas pas fricoter avec un bicot maintenant !", et la jeta à l'eau en riant. Les quatre ou cinq consommateurs et les baigneurs rapprochés le regardèrent fixement, puis détournèrent la tête et reprirent leurs conversations. Lui était paralysé, sidéré, rouge sous son teint hâlé, suffocant intérieurement de honte et de rage. Il resta ainsi bloqué quelques secondes puis la confusion prenant le dessus il se dirigea d'un pas mécanique vers les vestiaires. Il était profondément fou de colère. Mais pour qui se prenaient-ils ? De quel droit pouvaient-ils le traiter de la sorte, devant une femme, devant des gens dont certains devaient le connaître lui et sa famille ? Il aurait voulu laver l'outrage dans le sang, mais il restait impuissant, crispé, blême. Il s'était déjà battu pour des raisons analogues, mais il ne se rappelait pas avoir été ainsi insulté, méprisé en public devant témoins, dont une jeune fille pour laquelle il avait de l'intérêt, de l'affection, qui le connaissait bien. Devant une femme ! Son sang de guerrier se révulsait. S'il avait eu une arme, un revolver, peut-être serait-il retourné l'abattre sans un mot. Il n'aurait pas été ridicule. Maintenant comme cela, à poings nus, il ne pouvait rien faire sinon se dégrader encore devant tous ces gens hostiles, et perdre encore la face.
Il ne put se calmer de la journée et chaque fois qu'il revivait la scène la honte et la rage le reprenaient. Il ne mangea pas, ne dormit pas et sa résolution s'affermit : il se vengerait, un jour il se vengerait! Cet affront serait lavé, ne devait pas rester impuni ; il attendrait, mais sa vengeance serait terrible! Seule la pensée de la vengeance le calma et le consolait. II était certain qu'un jour il aurait une cinglante, et sanglante compensation d'une manière ou d'une autre. Alors sûr de son serment intérieur, il s'accorda répit et laissa tomber sa tension nerveuse. Il ne souffla jamais mot à personne de cette histoire mais ce fut le véritable commencement de sa haine envers les Français. Il ne pût plus supporter les simagrées de son père avec l'Armée, les Anciens Combattants et ses sentiments ovins de fidélité à un pays qui les trahissait. Il ne se permit plus de réticence à répondre grossièrement à des insultes raciales et à faire le coup de poing d'emblée sans hésitation quand il se sentait offensé. Cette blessure ne se referma jamais et devint une constante de sa pensée d'adolescent puis dhomme.
C'est qu'il était beaucoup plus exposé que les autres. C'était un des rares musulmans à être placé sur le terrain des Français. Plus il avançait en âge, moins il y avait d'Arabes dans les classes à Oran. Quand il fut en troisième au Lycée Général de Lamoricière, il resta seul musulman au milieu de quarante élèves français chrétiens, espagnols ou juifs. Complètement isolé, demi-pensionnaire, il ne fréquentait pratiquement personne. Enfin, presque personne ! Seul un Juif Gilbert Danan, lui avait adressé deux ou trois fois incidemment la parole, semblant ignorer qu'il était arabe. Cet élève était aussi demi-pensionnaire, il leur arrivait de sortir détude ou d'arriver ensemble, de se dire bonjour puis deux mots sur les devoirs. Kader n'était malheureusement pas un très bon élève ; la culture européenne, les disciplines comme le Français, le Latin, les langues, le rebutaient. Par contre, il comprenait mieux l'algèbre, la géométrie, les mathématiques. Il aurait certainement redoublé plus d'une fois, ou même aurait été renvoyé s'il n'avait été le seul représentant musulman, qu'on gardait au frais, soit par pitié, soit parce qu'il fallait qu'il y en eut au moins un et peut-être aussi par égard pour son père. Sa nature culturelle était trop différente. Seule Alger comportait plus d'Algériens dans les lycées et les professeurs étaient mieux adaptés à la mixité. A Mascara, dans sa jeunesse il avait davantage suivi l'école coranique la Zaouïa que la communale. Il avait consacré plus de temps à l'étude du Coran dans sa langue natale qu'au Français ou à l'orthographe. Il aimait bien la vie simple du village arabe et se souvenait avec bonheur du temps où enfant, avec d'autres petits arabes il traînait librement dans la campagne, dans les champs pour les cueillettes ou les vendanges. Il se souvenait des longues palabres avec les amis quand son père l'amenait chez le barbier pour une coupe de cheveux au bol, juste à la grandeur de la chéchia, ou lorsque le vendredi ils allaient au culte, chez les pieux vieillards discuter quelques versets du Coran. Quelques vieilles le gavaient de gâteaux au miel et de thé à la menthe. A Oran, tout était impersonnel, urbain, avec de grandes maisons, de grandes rues, des faubourgs importants et lointains. Il fallait prendre les trolleybus pour se rendre d'un endroit à un autre, sinon on était perdu. Il se sentait minuscule étranger dans la ville. De plus dans sa famille il n'avait personne pour l'aider dans ses devoirs. Lorsqu'il n'arrivait pas à comprendre quelque chose, il se retrouvait seul devant des livres hermétiques à déchiffrer des matières obtuses, cryptées, où des auteurs retors s'acharnaient à dissimuler pièges et difficultés. Un jour qu'il avait une composition de version latine sur la guerre des Gaules de Jules César, il avait complètement perdu les pédales. A la lecture des notes quand le professeur ayant épuisé tous les noms de la classe arriva au sien d'un air triomphant, ce fut pour l'accompagner de quelques sarcasmes :
- "Trois points pour ne pas te mettre zéro ! Tu ne devrais pas tacharner à faire du latin, ce n'est pas une matière pour toi, fais du moderne !". Il se fit tout petit, la classe entière était retournée vers lui, certains les yeux fixes bouche ouverte, d'autres goguenards. Il dut descendre chercher sa copie et remonter l'amphithéâtre, écrasé par le silence pénible et les regards aigus.
A la récréation, à midi après le repas, il se retrouva abattu, assis sur une marche du préau. Deux ou trois copains de classe le hélèrent ; c'étaient des rigolards, cancres, mais dont les parents riches et considérés permettaient les plus larges fantaisies à leur progéniture. "Dis, tu ferais mieux de retourner dans ta campagne ! Il ne doit plus y avoir assez de bourricots là-bas ! Tu t'es trompé de culture !". Chacun y allait d'une moquerie. Ulcéré mais teigneux, il se jeta sur eux. Ils l'attrapèrent et le jetèrent à terre, le maintenant en riant :
- "Ca va, te fâche pas bougnoule !" et ils l'écrasaient de leurs genoux appuyés sur ses bras, sur ses jambes, sur sa poitrine, pour l'empêcher de gigoter, lui pinçant le nez. Quelques élèves faisaient cercle autour d'eux et rigolaient de la plaisanterie. Soudain quelqu'un bondit et arracha par derrière un des trois bravaches assis sur les jambes du malheureux, bouscula brutalement les deux autres surpris permettant à Kader de se dégager et de se relever :
- "Laissez-le, foutez-lui la paix !" C'était Gilbert Danan qui, en garde, les yeux et la mine terribles, les défiait et menaçant, se préparait à l'attaque. Ils se lancèrent sur lui, mais il distribuait force coups de poings et de pieds, évitant leur étreinte. Kader ne restait pas inactif et tapait aussi dans la mêlée, ce qui fit que les assaillants s'écartèrent les uns des autres dans un combat moins inégal. Enfin quelques grands élèves les séparèrent et mirent de l'ordre à l'affaire. Les bagarres étaient monnaie courante, les jeux reprirent bientôt : pelote basque contre les murs, morpion, lancer de canifs autour des arbres, pignols ou billes agates.
Kader et Gilbert tâtaient leurs hématomes ; ni l'un ni l'autre n'osait trop parler. Ils se regardaient, indécis ; Gilbert demanda :
- "Ils ne t'ont pas fait trop mal,". Malgré ses bras endoloris, Kader mentit :
- "Non, ça va, il n'y a pas de mal !". Devait-il remercier ? Il pencha pour l'affirmative :
- "Je te remercie, c'est bien de m'avoir aidé !". Gilbert haussa les épaules :
- "Bah! C'est rien, c'est naturel, cest de pauvres cons, je les ai déjà subis : ils n'en ratent pas une !". Kader était quand même décontenancé et la sonnerie vint à temps le soulager de ses sentiments contradictoires. Il était surpris d'avoir bénéficié d'un appui. Il était persuadé que la bande de salauds de Français allait finir par le massacrer à terre, et à cent lieues de penser que quelquun puisse le secourir. Et Gilbert s'était interposé, l'avait sauvé ; c'était un Juif ! Il ne le connaissait pas beaucoup plus que ses autres condisciples. Qu'est-ce qu'il lui avait pris ? Pourquoi avait-il fait ça ? Ils nétaient pas très liés, tout juste s'ils se disaient bonjour. Il restait perplexe ne pouvant comprendre qu'il puisse y avoir de la charité dans le monde des Français. Kader les avait catalogués et cette péripétie dérangeait son ordre moral, sa détermination. De plus c'était un Juif, le seul qui ait fait un geste pour l'aider, un de ces Juifs qu'on méprisait dans la famille mais avec qui on entretenait de bons rapports, car on a toujours besoin d'eux, ils sont toujours utiles. Celui-là était spécial, il n'était ni obséquieux, ni fier, ne semblant pas préoccupé par les problèmes de caste. Logiquement, il n'aurait pas dû intervenir, ou même à la limite il aurait pu se réjouir de l'altercation. Comment devait-il se comporter avec lui ? Tout à lheure lui aussi n'avait pas l'air très à l'aise, il paraissait aussi gêné. Ils s'étaient séparés rapidement presque sans un mot. II devrait lui témoigner un peu plus d'amitié car il lui avait sauvé la mise. Plus tard, il réfléchit à ce qu'il pourrait faire pour manifester à Gilbert une certaine reconnaissance ; il ne trouva rien de particulier qui fut acceptable pour l'un comme pour l'autre. Ils ne reparlèrent plus de l'incident mais leurs rapports devinrent plus familiers et sans parler d'amitié, il s'instaura entre eux une sorte de camaraderie, une complicité plutôt indirecte, chacun comprenant qu'une certaine confiance s'était instaurée entre eux au delà de leurs préjugés réciproques. Ils se parlaient davantage à l'occasion ; mais alors que Gilbert fréquentait un cercle d'élèves juifs, il lui était impossible de se mêler à eux ou à d'autres élèves, bien que Gilbert ne fasse rien pour l'éviter ou n'aurait eu aucune réticence à l'admettre.
L'année scolaire s'acheva sans apporter de modification à leur attitude et ils se séparèrent sans savoir qu'aucun ne reviendrait au lycée. Kader ne voulut pas y retourner et entra en apprentissage chez un transitaire algérien. Gilbert prit le chemin d'un lycée professionnel en France. Kader se reprocha pendant un certain temps de n'avoir pu créer de liens plus profonds avec ce camarade particulier, mais ses préoccupations intellectuelles et islamiques, ses options politiques extrêmes étouffèrent rapidement la sensiblerie à laquelle il aurait pu se laisser aller.
Chapitre 7 : Crise de foi à Paris
Après sa fuite Gilbert Danan s'était installé provisoirement en banlieue à Bourg-la-Reine, dans un pavillon appartenant à une vieille et gentille veuve qui, pour vivre louait ses chambres à des étudiants. Elle faisait office de grand- mère, veillant sur eux et les accommodant du mieux qu'elle pouvait offrant quelques repas ou petits déjeuners. Il sy trouvait aussi un lointain cousin étudiant en médecine qui lui avait indiqué ce logement, et un vietnamien étudiant en physique, très effacé, plus ou moins réfugié, dont les ressources étaient très irrégulières. Il racontait en détail des horreurs sur le Vietnam et la terreur que faisaient régner les Viets parmi la population. Gilbert s'était établi là, bien que ce fut loin de Paris, car les chambres de bonne intra-muros étaient chères et quasiment impossibles à trouver. Il avait alerté quelques amis fournisseurs du magasin et ce n'est que quelques mois plus tard que l'épouse d'un directeur de la maison Kodak lui procura une minuscule chambre mais agréable, dans un immeuble bourgeois, près de l'arrêt de métro "Filles du Calvaire", qui lui convint parfaitement.
Il eut du mal à s'adapter au tourbillon de Paris, à la longueur des trajets, à la promiscuité et à l'odeur du métro, à l'indifférence affolée des Parisiens. Il prit une inscription à la Sorbonne où il allait une ou deux fois dans la semaine en fonction des conférences ou de la notoriété des maîtres. Comme les photocopieuses n'existaient pas encore, il calligraphiait tous les matins quelques essais ou poésies de son cru sur des cahiers qu'il remettait une fois remplis à des maisons d'édition. Les après-midi, il visitait Paris en métro, s'arrêtant dans tous les endroits ayant une certaine renommée. Il fut très déçu : Saint Germain des Prés n'était qu'un quartier tout à fait banal avec quelques beaux cafés où se pressaient des gens ordinaires ; aucun d'eux n'écrivait fiévreusement un chef duvre sur le zinc. Les existentialistes restaient chez eux et ne défilaient pas dans les rues. A Saint Michel les étudiants étaient quelconques, fauchés et ne ressemblaient pas du tout à Alain Delon ou à Pascale Petit. Il y avait presque autant de Noirs que de Blancs. Ménilmontant, la Butte Montmartre où le commerces avaient tout grignoté, n'accueillaient qu'une faune anodine ou des touristes. Les Champs Elysées possédaient bien quelques magasins de luxe, mais les princes et les princesses ne les fréquentaient apparemment plus intensément. Bref, il ne voyait rien du tout.
Mais c'était Paris ! La lumière était merveilleuse, les ciels sublimes sur les monuments ou sur la Seine. Il se passait toujours quelque chose, une exposition des Peintres Témoins de leurs Temps, une pièce de théâtre au T.N.P. avec Marguerite Moreno, une soirée de jazz avec Sidney Bechet ou Claude Luther, une fille merveilleuse dans le métro qu'on voudrait aborder pour lui réciter des vers. Un jour il croisa sur les Champs Salvador Dali qu'il interpella respectueusement. Ils bavardèrent quelques minutes et Dali l'autorisa à lui porter des dessins au Meurice. Mais il n'y alla pas estimant peut-être à tort, tromper sa muse. Une fois par semaine, il s'astreignait à porter ses essais aux maisons d'édition, dont il trouvait les adresses dans le Bottin. Quelquefois on le faisait attendre une heure pour lui dire de déposer simplement sa brochure à la standardiste. D'autres fois une secrétaire habituée se faisait rassurante : ce serait présenté au comité de lecture, mais ce serait mieux si c'était dactylographié ! Il remplit ainsi une vingtaine de cahiers et aurait volontiers fait son propre éditeur si les prix de la frappe n'avaient pas été monstrueux pour sa bourse. Les après-midi il lisait pendant une ou deux heures à la terrasse réchauffée des cafés sur les Champs Elysées, à Saint Germain ou à Saint Michel, jusqu'à ce qu'il fut fatigué du bruit et des allées venues. Il recevait régulièrement "Arts", l'hebdomadaire original de Jacques Laurent quelquefois cochon dans ses articles, à qui il adressa son recueil. Ou il allait à la cinémathèque voir les anciens films dont le Napoléon dAbel Gance dans la version première, ou les nouveautés des cinémas. Gilbert retrouvait quelquefois un ou deux camarades du lycée professionnel pour un apéritif ou une petite bouffe. Il fréquentait les thés dansants dans le quartier des Champs Elysées, le Mimi Pinson, ceux de l'Avenue Montaigne ou de l'Hôtel Splendid, tous aujourdhui disparus. Mais il passait le plus gros de son temps à lire comme à son habitude. Il vidait pêle-mêle la production de Dostoïevski, Gide, Montherlant, émaillés de Stephan Zweig, Steinbeck, Faulkner ....
Jamais jusqu'alors il n'avait pu se pencher sérieusement sur lui-même, faire le point sur l'état d'adolescence qu'il quittait et l'âge adulte qu'il abordait. Il profita de ce que le temps ne lui était pas compté pour expertiser son mental. Il avait deux problèmes à résoudre : son avenir professionnel, et celui crucial à ses yeux dune redéfinition de soi en vue d'aborder la vie en accord avec lui-même. La deuxième réflexion conditionnait les réponses, car s'il devait choisir une voie artistique il fallait que ce fut en fonction d'une détermination forte, appuyée sur son être profond et qu'il fut capable d'être à la hauteur de ses ambitions. Or il était rempli de doutes : doute sur ses capacités, car les poésies qu'il avait écrites, bien que fortes et ravissantes pour lui n'avaient eu aucun écho à part les compliments polis d'une tante ou d'un camarade. Personne ne l'avait contacté à ce jour pour discuter sérieusement d'une réalisation concrète. De plus, à part deux ou trois essais romancés à résonance philosophique et humaniste, un peu plus longs que de la poésie, il se sentait encore incapable d'écrire une oeuvre majeure, de construire un vrai roman. Il savait qu'il en avait l'étoffe, il pouvait inventer et disserter pendant des heures sur la sensibilité affective et toutes sortes d'idées, mais farci de lectures à thème, il n'avait pas assez de recul et fonctionnait encore à sens unique simprégnant sans pouvoir construire une grande intrigue. N'ayant aucun conseil, aucun guide spirituel, il craignait à juste titre d'être inexpérimenté et de paraître superficiel ou ennuyeux. Or, il préférait demeurer obscur que médiocre.
Son doute était encore plus établi pour les croyances et les dévotions de la religion. Il n'était pas attaché aux cultes et ses parents, bien que fidèles aux traditions hébraïques, ne manifestaient qu'occasionnellement leur foi. La famille ne fréquentait le Temple que rarement à l'occasion de Yom Kippour ou du mariage d'un parent. On lavait obligé à faire sa Bar Mitsva à un âge tardif car il ny était pas prédisposé et sétait dérobé. On avait profité de celle de Paul. Pour la première fois de sa vie il avait alors appris et récité un psaume dans une synagogue, pour être proche de son jeune frère en ce moment solennel. Paul, lui avait abordé le rituel avec application (beaucoup pour faire plaisir à Clara qui avait insisté ! ). Cela avait été une bonne occasion de faire une grande fête avec les parents et amis. Mais la plus belle confirmation avait été sans contexte celle du premier-né, Henri pendant la guerre. Le Grand Rabbin Abécassis, formidable chanteur devant l'Éternel, avait concocté une cérémonie splendide avec les grandes orgues et des chants solennels. Puis une réception à la maison, pharaonique. Malgré les pénuries Armand avait sillonné l'intérieur du département battant le rappel de ses amis colons ou fermiers. Il avait rapporté du vin, une douzaine de poulets, des ufs, de l'huile, de la farine, du beurre, et du Maroc, du sucre et de l'anisette, toutes denrées introuvables en ville en ces temps de disette. Pendant une semaine Hermance l'énorme cuisinière spécialiste réputée des banquets de mariage ou de communion, secondée par Clara, avait tranché, cuit, disposé, arrangé les victuailles pour que les invités aient chacun une assiette de chaque plat, des petits pains doux, des gâteaux et tous les mets traditionnels cuisinés à la maison ou dorés au four du boulanger. Ce jour-là il y avait eu foule d'amis et de connaissances dans l'appartement trop petit, et la queue des invités débordait jusque sur le trottoir malgré deux étages à monter avant d'accéder à la distribution. Pour Gilbert encore jeune, cela avait été une formidable journée de fête avec les jeux de cartes, distraction préférée des enfants. Il était permis de miser des sous sur les petits paquets. On plaçait les pièces trouées de deux ou cinq centimes en aluminium, ou même les dorées à dix sous, avant de retourner le tas pour savoir qui avait la carte la plus forte. Et aussi la rounda où jusquà la dernière minute il pouvait tout perdre. Puis la communion de Frédéric, après la guerre, avait été nettement plus discrète, presque intime comparée à lopulence de celle de laîné des garçons.
Même adolescent Gilbert ne croyait pas en la nécessité des rites et méprisait les simagrées destinées à subjuguer les foules. Sa conviction religieuse n'était pas formaliste. Pour lui la foi devait être intérieure et muette, une sorte de communion directe avec l'Esprit, une liaison supérieure de l'être en prise directe avec le Bon, le Bien, le Beau, une soumission réfléchie et personnelle à une puissance tutélaire sévère et amène. Son adolescence protégée avait été dénuée des épreuves cruelles de l'existence. Les deuils de ses grands-pères avaient eu lieu juste avant ou après sa naissance. Une grande cousine était morte de maladie à quinze ans, mais lui n'en avait alors que dix et on l'avait mis l'écart. La seule fois où il avait eu un contact avec la mort avait été lors de laccident mortel en vacances d'un jeune scout de son équipe, noyé dans une rivière. Il assista à l'enterrement et vit pour la première fois un cercueil où gisait enfermé un ami ex-vivant qui disparaissait pour toujours de la vie. Il observa et comprit la douleur des parents et des frères, mais il resta comme étranger à la réalité- gêné par les démonstrations apitoyées et le défilé du monde. Bien que touché et naïf, il restait surpris et interrogatif en les promesses d'un monde futur meilleur où les bons seraient reconnus et choyés - et les autres torturés - et du devoir de réjouissance tant pour le défunt que pour ses proches, alors quil sentait toute lhorreur de la mort.
Gide l'avait déjà ébranlé dans la consistance d'un monde surnaturel. Sa raison d'homme s'affermissant, les cruautés humaines qu'il découvrait au hasard de ses lectures battaient en brèche son confort moral. Si Dieu existait, il ne pouvait tolérer tant d'ignominies.
C'est à Oran que Dostoïevski avait commencé à désillusionner les frémissements de sa raison. Sa rencontre avec les frères Karamazov, leur fréquentation assidue fit voler en mille morceaux la gangue d'innocence qui protégeait son âme simple d'adolescent romantique. Mais, soit qu'il fût trop absorbé dans sa confrontation avec son père, soit qu'il eût trop peur de ce qu'il pressentait, il résista à la nécessité d'éclairer ce point capital de lexistence : la croyance ou le rejet de la foi. Il pressentait que cette interrogation était très grave, très importante pour lui et qu'il ne lui serait pas possible, qu'il ne pouvait pas faire semblant, se contenter d'une réponse floue, réconfortante et diffuse qui suffisait au commun des mortels pour subsister. Il ne pouvait admettre dapproximation sur ce point qui devait impliquer un engagement vital de sa part. Il allait exiger de lui-même la certitude de la sincérité de sa foi quel que soit le prix pour aboutir au verdict.
C'est pourquoi il avait repoussé le moment de procéder à un examen de conscience et sétait déterminé à y réfléchir en ces temps plus paisibles à Paris. Il repoussa l'échéance encore après son arrivée mais une fois son installation achevée, ses occupations ordonnées, il eut tout le loisir de creuser et peser les arguments pour ou contre l'existence de Dieu. Malheureusement, qu'il fût naturellement porté vers la souffrance par une paranoïa subtile, ou que sa froide raison ne supportât pas l'absence tangible et incontournable des manifestations rédemptrices indispensables à une reconnaissance divine
il arriva à se convaincre de l'évidence de l'inexistence de Dieu.
Ce fut l'horreur. Il fut bouleversé à l'idée que Dieu n'existait pas. Cette idée le transcenda et tous les piliers de sa raison vacillèrent. Il creusa cette notion, et plus il avançait dans cette logique, plus il comprenait la solitude de l'homme, la force du hasard. Seuls ! Ils étaient seuls ! Il n'y avait ni bien ni mal. Il n'y avait pas de juge suprême !
Le beau, le bon, les valeurs morales n'étaient qu'une vaste fumisterie, car il n'y avait rien de supérieur à lhomme équivoque, RIEN ! On se retrouvait tous à égalité, c'est-à-dire à zéro. Il n'y avait pas de destin ni de destinée. Il n'y avait qu'une force organique aveugle : en somme le hasard aidé par le déterminisme. Seule la volonté de l'homme, pas celle de Dieu, pouvait détourner le sort. Il en déduisit pas moins que la vie n'avait aucune valeur intrinsèque. Ce concept s'imposa à ses yeux ; l'existence n'était qu'une baudruche gonflée de néant, baignée de néant et lorsque la mort la piquait avec sa faux, cette enveloppe brillante se dissolvait dans le néant comme si elle n'avait jamais existé. Il ne restait rien de l'âme.
Toutes ces pensées dans leur logique absolue le conduisaient au désespoir. Ces sentiments tragiques, enflés par le penchant psychogène dune jeunesse inexpérimentée, l'ébranlaient, le secouaient comme un tremblement de terre intérieur. Toutes les constructions de son intellect, sa morale, s'effondraient devant cette évidence atroce : ils étaient seuls, seuls au monde, et comme le répétait Dostoïevski, tout était permis, le pire était horriblement possible et faisable !
Dans son subconscient également ces pensées faisaient des ravages : il avait toujours cru inconsciemment d'une manière évidente mais irréfléchie, qu'il était prédestiné, que les chances qu'il avait eues dans sa jeune et courte vie, ne relevaient pas du hasard ; il était préservé, car certainement il devait avoir un grand destin. Il DEVAIT être écrivain, un grand artiste, et les quelques accidents dont il avait réchappé s'apparentaient à des miracles, non à de vulgaires coups de bol ! Ces pensées enfantines lui apparaissaient maintenant dérisoires. Il se sentait trompé, dupé, cocu. Son âme qu'il désirait tant élever, qu'il préservait, la rectitude, la perfection qu'il recherchait, qu'il exigeait de lui-même, tout cela était vain, présomptueux ; tout était vanité, vanitas vanitatis !
Un voile se déchirait et sa solitude morale, cette vision monstrueuse, énorme du néant cosmique de l'existence était exagérée encore par sa solitude. Isolé à Paris, loin de sa famille, en pleine crise morale, il évita les quelques amis ou parents auxquels il s'était raccroché à son arrivée. Ils étaient éloignés et avaient leurs études à conduire. Leurs préoccupations étaient différentes des siennes. Une fois ou deux, il était sorti avec eux. Il les avait accompagnés juché à larrière de leur scooter, dans les soirées dansantes estudiantines données par les Écoles de Médecine, Dentaire ou les Beaux-Arts. Ses copains, fauchés comme bien d'autres, inventaient mille artifices pour ne pas acquitter le droit d'entrée et il faisait comme eux.
Une nuit il s'était affublé d'un vague brassard et avait réglé consciencieusement la circulation des voitures dans un parking pendant deux heures, avant de pouvoir s'infiltrer dans les locaux du bal.. Il y avait plusieurs orchestres dans des salles différentes, où les jeunes dansaient, buvaient, bavardaient, draguaient jusqu'à l'aube, s'adonnant au be-bop ou écoutant du New Orléans.
Lui n'était pas totalement dans le coup ; il n'était pas un véritable étudiant. Ses préoccupations étaient tout autres que la réussite d'un examen. Il n'avait pas leur franche jeunesse roublarde, décontractée, remplie tour à tour d'études et d'aventures sans lendemain. C'était un jeune homme renfermé, distant, (« préservatifisé » disait-il) et les autres savaient bien qu'étranger, il aurait voulu entrer dans leur communauté, et lui croyait qu'on le ressentait mal, presque comme un trouble-fête.
Un jour qu'il dialoguait avec un étudiant en médecine, ils s'étaient heurtés sur la question technique de savoir comment et à quel moment l'esprit naissait : la spiritualité commençait-elle avec le nourrisson ou peut-être avec le ftus. Fallait-il confondre les réflexes physiologiques avec les premiers signes dintelligence ? A quel moment n'est-on plus un organe ? La discussion avait dégénéré sur lavortement qui nétait pas la préoccupation de Gilbert.
Une autre fois, à lentrée de la Sorbonne, il avait sympathisé au premier abord avec un étudiant allemand. Quand ils en étaient arrivés à parler de leurs auteurs favoris, l'autre avait cité Kant, Kierkegaard, Hegel, lui : Voltaire, Bergson, Dostoïevski, Gide, Montherlant. L'Allemand avait été dédaigneux et condescendant devant sa pauvreté intellectuelle. En réalité, Gilbert qui avait tenté de percer le monde des philosophes professionnels, mésestimait ces penseurs trop spécialistes, les jugeant abscons et inintéressants dans la quête existentielle ; son inclination, sa culture peut-être superficielle, le poussaient davantage vers la découverte des maîtres humanistes, du roman philosophique. La pureté du style l'enchantait autant que la rhétorique ou la logique. "LÉducation sentimentale" lui paraissait plus instructive sur lâme humaine que les dialectiques kantiennes ou hégéliennes qu'il trouvait hermétiques, ardues, déconnectées de la réalité pratique, presque inutilisables pour une intelligence moyenne en quête de raisons de vivre.
Il sortit moins restant cloîtré plusieurs jours à débattre en lui-même des conséquences de la réalité quil appréhendait. Il s'enferma ainsi dans de lugubres pensées. A Paris, séparé, sans attache, il ne pouvait être ni secouru, ni secoué. Ses horaires devinrent anarchiques, ses repas décalés ou oubliés. Obnubilé, il cheminait lentement dans son mental car il replaçait, il recadrait tout son psychisme en accord avec cette découverte : pas de Dieu, pas de divinité, pas de religion, pas de morale. Rien qui, d'une manière absolue, puisse protéger l'homme. Il dérivait et se trouvait désemparé, abandonné, aigri. Sa solitude mentale s'enflait, devenant aberrante. La mort quil navait pas encore pleinement assimilée prit pour lui toute son importance dans le phénomène inconséquent de la vie. C'était la vie qui était une anomalie, un accident, et pas la mort. La mort, le néant devenaient l'état naturel éternel : la vie n'avait plus tellement d'importance. Elle n'avait pas VRAIMENT d'importance. C'était un éclair, un éclair de conscience, de lucidité. A peine se rendait-on compte de la catastrophe de son existence, de la condition humaine, qu'on était déjà éteint, emporté pour toujours.
Des idées de suicide, le cheminement d'une certaine logique du suicide que dégageaient les personnages des Frères Karamazov ou le nihilisme de Gide, de Nietzsche, lui revenaient à l'esprit. Alors qu'à la première lecture ces concepts quil comprenait et estimait, lui paraissaient étrangers, non conformes à sa personnalité enflammée, maintenant ils s'harmonisaient avec son état. Il finit par être pleinement en accord avec eux. La conséquence mathématique de son raisonnement conduisait au suicide. Il retournait dans son esprit l'analyse de la vérité réelle, et de plus vexé d'une certaine manière de n'être remarqué ni des Dieux ni même des hommes, il inclinait autant par dépit que par conviction vers une suite logique rationnelle extrême. Il oublia de se raser, chose qu'il détestait auparavant. C'était donc un mauvais présage! Il se mit aussi à traverser au feu vert sans souci de la circulation. Il s'approcha de plus en plus des rames de métros qui sortaient en trombe des tunnels jusqu'au jour où en déséquilibre, un surveillant se précipita sur lui, le rejeta en arrière et l'enguirlanda de tous les noms : - "Vous êtes fou ! Donnez-moi votre identité, je vais appeler la police, etc..."
En réalité dans son tréfonds, il restait encore une hésitation, une dernière petite force irréfléchie combattait son pessimisme. Quelque chose le retenait ; c'était aussi sa jeunesse, l'énergie organique, physique, sauvage, qu'il tenait en lui. Ne se destinait-il pas à faire de grandes choses ? Toute la poésie, tous ses sentiments si beaux, si forts qu'il ressentait et qui devaient gouverner sa vie devaient-ils être vains, perdus, nexistaient-ils pas en lui ?
Il y avait la passion et il y avait la raison. D'un côté, il ne voulait pas se soumettre à la loi commune qu'il trouvait terne, médiocre, une vie sans hauteur, sans Dieu pour juger des justes ; de l'autre, il ne pouvait comprendre et admettre que le bien soit aussi peu valeureux que le mal, que la vie soit inutile. Il était comme Faust prêt à se prostituer pour un faux-semblant. Il commença à sentir pourquoi il reculait toujours au moment de procéder à l'irrémédiable sur le Pont des Arts: Pourquoi s'enticher d'un Dieu? Il y avait toujours l'humanité souffrante. Pourquoi retirer à l'homme ce qui était en somme sa force, la vie, pour la seule raison qu'il était seul ? Et alors ? Seul pour seul, il restait encore du travail à faire ! On pouvait - sans espoir - bâtir, comme de viles fourmis, mais mieux car on avait la CONSCIENCE !
Il se rabattit sur cette idée forte de conscience. Mais oui, avec la conscience, grâce à la Conscience, on pouvait remplacer le divin inné par une donnée personnelle relative. Quest-ce qui définissait le divin sinon la conscience ? « Je suis celui qui suis ». Présente chez lhomme, construite pour le bien, élaborée pour améliorer la Race Humaine, ne serait-elle pas le miracle salvateur ? Pas un miracle ! La réussite extraordinaire du hasard génétique! Il pourrait s'acharner à la parfaire ; ce ne serait pas vraiment de la même qualité que ce qu'il avait perdu, cependant cela le sauvait ; c'était un but noble et fier de survivre conscient sans espoir. Et bien, même s'il n'y avait rien, il produirait quand même quelque chose ! On pouvait montrer ce que l'on était capable de créer, même sans le grand spectateur !
La résignation succéda au désespoir. Une certaine ligne de conduite, une raison se rétablissaient dans son esprit chaviré. Il était presque mort, " il avait mouru " et il émergeait, il revenait tel Dante vers les vivants. Mais il ne put jamais être comme avant. Il avait perdu, abandonné quelque chose dans son voyage : ses illusions vitales, la foi passionnée. Il revenait, squelette décortiqué, marqué psychiquement d'une manière indélébile par la mort. Cela se voyait dans les portraits presque morbides qu'il crayonnait de lui-même et dans les écrits de son journal qu'il enflait de ses élucubrations déçues, de son orgueil bafoué. Il décida de délivrer son message, le résultat de ses batailles. Son expérience si terrible devait être récupérée et apportée au monde pour servir. Car c'était là sa dernière déduction : l'homme devait SE servir .Se servir d'une part de la nature, d'autre part, utiliser son intelligence pour améliorer son sort, s'élever, se hausser maladroitement et SANS ESPERANCE au niveau des dieux par le travail et la science. Prométhée avait échoué, on recommencerait ! Et cest ainsi quil rejoignit tristement les pelotons immémoriaux des résignés.
En écoutant en boucle la 6° symphonie de Tchaïkovski qu'il trouvait autant pleine des émotions de la vie que des affres de la mort, Gilbert écrivit une pièce de théâtre désespérée qui finissait bien : une mère maquerelle ( la raison) instruisait un jeune godelureau qui voulait attenter à ses jours par désespoir affectif et défaut d'idéal. Elle finissait par le sauver de la tourmente à force d'amour physique, de conseils primitifs, de gifles, qu'elle opposait pied à pied au mal de vivre charnel du jeune homme. Il se laissait convaincre des agréments de lexistence : Travail, Famille, Patrie et finissait par sauver sa vie et se marier avec une jeune prostituée rentable, laissant pour compte la vieille dépitée par un si brusque revirement, reprendre son commerce ardu.
Après avoir bien bavé sur ce pensum, il le mit au propre et dépensa une petite fortune pour le faire taper à la machine et ronéotyper en quelques dizaines d'exemplaires qu'il déposa dans plusieurs théâtres et à nouveau chez quelques éditeurs. Il contacta le mari d'une belle-sur d'une de ses tantes qui avait des intérêts dans une salle. Il lui présenta son oeuvre dans un hall d'hôtel. Il lut sa pièce avec des sanglots dans la voix, avec des accents de sincérité tels que le promoteur dut employer beaucoup de précautions pour lui dire que c'était injouable en la forme, mais que, s'il pouvait supprimer le côté un peu trop philosophique pour en faire un sombre drame passionnel, ils pourraient se revoir et en rediscuter.
Ce furent les dernières velléités de la vocation intellectuelle du jeune homme. Parti plein d'espérance et d'ambition il revenait de son épisode parisien rempli de l'amertume de n'avoir réalisé aucune de ses aspirations, de n'avoir trouvé ni maître à penser ni réponse à sa quête existentielle. Quelque temps après, il résolut douloureusement de reprendre le chemin du bercail doù lui parvenaient des courriers comminatoires ou suppliants. Avant de retrouver le giron familial si commun, Gilbert décida denterrer ses illusions perdues et de savourer ses dernières économies. Il désirait connaître la Côte d'Azur et se détacher de ce Paris si dur où plus rien ne le retenait.
Chapitre 8 : Remède à Nice : un amour naît.
Il prit le train vers le Midi, s'arrêtant au hasard des noms qui l'inspiraient ou qui jouissaient d'une renommée. La saison n'avait pas encore débuté ; il traversa Cannes, s'arrêta un peu à Juan-les-Pins, pour atteindre Nice où l'activité était moins saisonnière. Il trouva une chambre meublée raisonnable, chez une vieille dame peu curieuse de son oisiveté et se mit à visiter la ville. Le matin, il dormait tard, se préparait seulement pour le repas du midi qu'il composait d'un sandwich ou d'un plat sur le zinc d'un bistrot. L'après-midi il faisait les boutiques, les galeries d'art, les petites rues du vieux Nice, ou prenait le car pour les villages environnants : Èze, Antibes, Menton... Il fréquentait les thés dansants et les boites de nuit où il draguait sans cur, se contentant d'une ou deux danses, d'un chocolat ou d'un scotch mouillé, autour d'une conversation banale.
Il ne savait pas flirter pour distraire et de manière incoercible, il ne pouvait être sympathique que si sa partenaire rassemblait un aspect agréable, une présentation recherchée et de lesprit dans la conversation. C'est pourquoi il restait le plus souvent assis, à écouter la musique, même quand il était en compagnie.. Il faisait quelquefois des sacrifices quand la musique était entraînante, mais alors il pouvait arriver que les partenaires refusent la danse, sensibles à sa morgue involontaire et naturelle. Ses camarades de Paris, eux draguaient comme des bêtes, n'importe quoi, n'importe où, n'importe quand, dans un défoulement physique ininterrompu. Plus d'un avait attrapé à ce régime des M.S.T., mais étudiants en médecine, ils en riaient, se moquant les uns des autres quand ils étaient pris. Gilbert était plus réservé et pusillanime. Pour lui l'amour était sacré, presque religieux. Il ne pouvait encore galvauder ce sentiment et il en souffrait car d'un côté son corps en pleine santé s'affolait et éclatait de vigueur, de l'autre son psychisme réfrénait, glaçait ces ardeurs dans un carcan moral rigide, pénalisant. Il était trop entier, trop altier, feindre l'amour ou l'amitié à des fins purement sexuelles était au-dessus de ses forces
C'est pourquoi, même à Paris, en cinq mois, il n'avait fréquenté intimement qu'une jolie Suédoise, peu francophone, toute ébaubie de trouver à Paris celui qu'elle croyait être un vrai artiste. Il fut son mentor pendant quelques jours, lui faisant découvrir le Gay Paris. Il la sortit à la Licorne, au Club Saint Germain où ils admirèrent Sidney Bechet. Son départ vers Nice mit une fin à leurs rencontres. Il lui dédia pour sa soirée dadieux parisiens, un poème mélancolique écrit au dos du menu du Pied de Cochon aux anciennes Halles.
Il avait aussi été remarqué par une très belle jeune femme brune, Claude, titi parisien, au corps svelte magnifique qui se moulait au sien d'une façon parfaite dans la danse, et qui lenflammait. Mais c'était une chasseresse de haut vol, intéressée. Malgré son inclination pour ce jeune homme particulier si passionné, mais qui ne coïncidait pas avec ses dépenses elle donna une suite unique à leurs rencontres au Mimi Pinson sur les Champs. Elle le lui fit comprendre gentiment son gibier et ne vint plus aux rendez vous, à sa grande déception. D'autres fréquentations douteuses, itératives, ne lui laissèrent qu'un goût amer et creusèrent encore sa dualité alimentant ses doutes sur lui-même.
Au Club d'Angleterre, un après-midi où il hésitait à inviter à danser la brune ou la blonde d'un couple d'amies, il eut la surprise d'être moqué et provoqué par la jeune fille blonde, finalement élue à la dernière seconde après quelque hésitation. "Qu'est-ce qui vous a fait finalement décider? Quelle est la qualité que vous recherchez dans les femelles et quil semble que je détienne plus que mon amie ?" La conversation émoustillante lui plut et il sut calmer l'agressivité et la transformer en intérêt. Il put s'asseoir avec elles et réussit à obtenir un rendez-vous pour visiter l'exposition de peintures du Palais de la Méditerranée ayant pour thème le Navire. Contrairement à la plupart des rendez-vous ratés qu'il donnait au hasard, elle vint, seule. Elisabeth était une jeune fille élancée, blonde aux yeux bleus, soignée, instruite, travaillant dans une entreprise de produits de beauté. Fille unique, ses parents étaient artisans du bâtiment. Ils sympathisèrent et flirtèrent rapidement. Après une chute malencontreuse de scooter de location, engin dont il ne s'était jamais servi et qui faillit briser leur amitié naissante, il loua une deux chevaux. Ils sillonnèrent la région, visitant les villages et les endroits pittoresques qu'elle lui indiquait : Vallauris, Saint-Paul de Vence, Monte-Carlo. Elle le présenta à quelques amis avec qui ils sortirent une fois ou deux. Ils s'octroyèrent un petit baptême de l'air dans un minuscule coucou qui leur fit survoler la région, merveilleusement comme s'ils étaient des hirondelles.
Ils dansaient et s'embrassaient tous les soirs et, pour la première fois Gilbert rencontrait un amour jeune et pur, différent des quelques aventures poussées peu valorisantes qu'il avait engagées jusque là, à Oran avec l'épouse volage d'un collaborateur, ou à Paris, avec Gunilla. Il ne pouvait se forcer très longtemps et ses aventures tournaient court rapidement car il avait l'amour comme le vin, successivement triste ou follement gai et cela ne convenait pas à ce genre de femmes qui recherchent seulement les rires et les distractions.
Élisabeth était une fille simple, suffisamment intelligente pour comprendre et être étonnée des préoccupations démodées de Gilbert. Elle avait fait philo et se heurtait pour la première fois à un jeune au tempérament artiste, un beau ténébreux totalement différent de ses copains habituels qui ne pensaient qu'au fric, à la rigolade et à flirter. Elle lui trouvait du chic et des idées singulières bien qu'elle ne comprit pas son fond de tristesse. Cependant il était souvent radieux et spirituel et ses points de vue étaient souvent originaux. Lui ne dansait pas les nouvelles danses, le swing, le be-bop, mais les tangos et les slows étaient intenses, chargés de passion et quen même retenus !
Élisabeth demanda et prolongea des congés : ils se virent tout le jour au lieu de leurs premiers rendez-vous tardifs du soir. Ses parents, déjà compréhensifs, surent ne pas être importuns. Ils vécurent trois semaines magnifiques, assez folles, ne se quittant presque pas, tant il avait besoin d'une présence et semblait souffrir quand elle n'était pas près de lui. Ils étaient amoureux. Ils sortaient le soir dans les grandes boîtes de Nice; le Palais de la Méditerranée avait sa préférence, et même une fois au Sporting Club de Monte Carlo. Ils mangeaient aussi dans les petits restaurants et elle l'initiait à la cuisine niçoise qu'il découvrait délicieuse.
Le dernier jour il lui offrit une jolie robe printanière en vichy et dentelles, comme celles de Brigitte Bardot, quelle mit pour aller à Villefranche au bord de l'eau. Par l'effet d'un soleil chaleureux et d'un rosé complice ils baignèrent dans un bonheur parfait, euphorique. Ils eurent même droit au dessert aux pitreries extravagantes d'un jeune acrobate à vélo. Dans l'enthousiasme du moment ils prirent une chambre et communièrent dans l'extase jusqu'au crépuscule. Puis ils allèrent encore danser et leurs corps, à l'unisson de leurs curs ne firent qu'un.
Le lendemain, elle l'accompagna jusqu'au car qui l'emportait vers lavion. Ils étaient tous deux résignés mais heureux, riches d'une expérience unique et belle. Il avait heureusement eu la sagesse de payer sa place par avance. Il arriva à Oran avec quelques francs en poche, insuffisants pour prendre un taxi, et dut se contenter du car bouillant de la navette de La Senia. Il traîna ses valises à la main du Boulevard Lescure jusqu'à la maison, se refusant à exploiter les petits porteurs arabes qui pourtant le harcelaient.
Gilbert rapportait dans ses bagages quelques insignes de leur amour : des photos, un des deux boutons de manchettes dont elle avait gardé le pendant, un mouchoir brodé où elle avait déposé l'empreinte de ses lèvres, le disque du Tango Bleu qu'ils connaissaient par cur comme étant leur chanson : "Tout le bleu du ciel danse dans tes yeux...". Ils avaient tous deux les yeux bleus et vingt et un ans.
Chapitre 9 : Sidi-Bel-Abbès, la solitude.
Avant de rentrer dans le giron familial Gilbert avait pris quelques arrangements, car il ne voulait pas retrouver lambiance infernale qui avait contribué à la crise et à sa fuite quelques mois plus tôt. Son père avait promis de s'intéresser à la création d'un magasin à Paris ; il ramenait deux adresses de pas-de-porte aux prix raisonnables pour leur emplacement, de trente millions d'anciens francs pour une centaine de mètres carrés sur la fin du Boulevard Saint Honoré, et légèrement plus pour une grande boutique divisible, au milieu du Boulevard Saint Michel. Gilbert avait prévenu son père qu'il ne désirait plus travailler avec lui au magasin ne supportant pas ses frasques ou écarts de langage, ni les disputes conjugales presque continuelles du domicile. Il était convenu que dans les semaines qui suivraient, par crainte du futur, son père et lui partiraient pour Paris prendre une décision pour l'achat d'un fonds de commerce pour la famille. Il serait tenu par lui.
Mais la situation avait changé depuis son départ en octobre 1954. Quelques jours après qu'il se fut envolé pour la France, le premier novembre il y avait eu une flambée de terrorisme qui avait fait chanceler l'insouciance délibérée qui régnait encore en Algérie, en plein boom économique. On se réveillait avec une rébellion arabe préparée qu'on étiquetait terrorisme ou agitation de l'extérieur. On ne savait par quel bout maîtriser le problème. En quelques mois la situation était devenue explosive, tant du fait de la nouveauté des attentats organisés que par l'attitude obtuse des meneurs de l'opinion française. A Alger les journaux appelaient sans discontinuer à la répression, au renforcement de la main de fer et empêchaient quelques réformateurs de présenter un programme cohérent même conditionnel, qui aurait pu sensibiliser la masse musulmane brimée dans ses aspirations d'égalité.
A part quelques petits attentats sans grande importance dans le département dOran, le premier novembre 1954 ( un seul mort ), le train-train habituel du centre ville européen ne s'était pas modifié fondamentalement et l'on comptait plutôt les coups féroces que se portaient maintenant tour à tour les forces de l'ordre et les insaisissables fellaghas à Alger, en Kabylie, dans les Aurès. La ville dOran était préservée. Le commerce marchait fort, les besoins de l'Armée et de la Marine s'ajoutant à celui des autochtones. La sécurité était complète, la population arabe locale soumise après la purge qui avait suivi le premier novembre. Le printemps finissait de dégager le ciel des ondées, les vêtements s'allégeaient ; les programmes des cinémas et des théâtres n'arrêtaient pas d'attirer une foule élégante et dédaigneuse qui ne voulait pas bousculer son train de vie. A peine un léger service d'ordre renforcé était-il visible, ainsi que les allées et venues de quelques convois militaires.
Gilbert savait par les lettres échangées avec sa mère et Paul son favori (le seul qui lui avait fait fête lors de son retour), quArmand avait ouvert une boutique à Sidi-Bel-Abbès pour mieux soutenir les demandes de l'Armée et de la Légion Étrangère. Cette agence était mal dirigée par le mari d'une cousine et Armand proposa à Gilbert de s'en occuper provisoirement jusqu'à ce qu'ils puissent se déplacer à Paris au début des vacances d'été qui étaient proches. Ne voulant pas revenir sur sa décision de ne pas reprendre sa place dans le magasin paternel- mais contraint à une activité par manque de ressources, il restait confiant et il accepta ce quil croyait être un intérim, dans la prévision qu'il pourrait créer prochainement une entreprise à son goût en France.
Bénéficiaire du sursis jusqu'à vingt quatre ans, les inscriptions qu'il avait prises à la Sorbonne et qu'il pouvait renouveler, lui permettaient de voir venir pendant au moins quelques mois. Pour faire les déplacements d'Oran à Sidi Bel Abbés, on lui acheta une " deuch " dont il gardait un excellent souvenir et une sourde nostalgie. Par défi il conduisait le bolide pied enfoncé sur l'accélérateur- de bout en bout des quatre-vingt dix kilomètres. Lorsqu'il connut parfaitement les méandres de la route il se refusait de toucher au frein, doublait dans les virages. Il surprenait les autres conducteurs par son inconscience, et son adresse.
Il s'installa dans un petit appartement triste mais propre, à l'étage d'une maison datant de la conquête, proche de la rue Catinat où se trouvait le magasin. Il y disposa les trente kilos du Dictionnaire Encyclopédique Larousse en dix volumes plus un supplémentaire de mise à jour, qu'il entreprit de lire de A à Z pour se délasser des quelques romans ou ouvrages philosophiques qu'il épuisait tour à tour.
Élisabeth ne quittait plus ses pensées. Il lui écrivait le soir, deux fois au moins la semaine, des lettres d'amour au début, mais qui se remplirent peu à peu d'exposés platoniques sur la destinée humaine et les tourments du poète. Il prenait soin cependant de l'entretenir de sa flamme juvénile et des tourments qu'il endurait par la séparation qui brisait leur si doux attachement. Elle lui répondait en décrivant ses journées ensoleillées occupées à la promotion du label Côte d'Azur ; elle parlait couramment Anglais et travaillait pour un syndicat international de promotion économique. Elle l'assurait de son amour, mais ne s'aventurait pas à entrer dans les circonvolutions utopiques et métaphysiques dont il encombrait ses lettres. Non pas qu'elle ne comprit pas tout, ou non plus qu'elle le dédaignât, mais parce qu'elle se sentait étrangère à ses préoccupations. Elle ne voulait pas s'immiscer dans son débat dont elle pronostiquait qu'il sortirait vainqueur, un jour. Élisabeth sentait qu'il serait solide, elle savait qu'il ne manquerait pas à la vie et que, finalement, il était une sérieuse valeur d'avenir. Elle décelait les deux facettes de sa personnalité : le poète à la sensibilité exacerbée, aux sentiments absolus, et l'homme volontaire, efficace, accrocheur, obstiné qui ne se contentait pas du médiocre. Son humour noir cachait par instant une franche gaîté et il avait des analyses critiques sur les faits et les gens, originales, drôles, caustiques, avec un fond de vérité qui s'arrêtait toujours au bord de la méchanceté. Rapidement elle espéra qu'un jour il reviendrait près d'elle pour s'installer longuement. Elle le savait malheureux dans sa famille et tous ses troubles provenaient certainement d'un déchirement subconscient, d'origine parentale. S'il restait dans ces dispositions vis-à-vis d'elle, elle lui proposerait de créer à Nice le magasin modèle qu'il souhaitait promouvoir. Fille unique, ses parents d'ancienne famille niçoise, bien quils ne fussent pas très riches, fourniraient volontiers les capitaux nécessaires et elle trouverait autour delle les appuis nécessaires pour qu'ils réussissent.
Elle le voyait bien fait, beau, élégant avec une classe naturelle qui l'avait subjuguée ; sa modestie tranquille, sa réserve civile cachaient une volonté farouche, passionnée. Gilbert lui avait dit sans rire : " Je réfléchis longtemps, mais quand je suis décidé, je vais jusqu'au bout ! " et " Je suis compressible, seulement jusqu'à mon noyau dur ! ". C'est pourquoi elle le laissait divaguer sans s'immiscer ; elle suivait ses tâtonnements d'une manière intéressée, mais pas engagée. Elle aimait mieux la partie de ses lettres où il lui parlait damour décrivant ses sentiments primitifs d'amant, les transformations qu'elle opérait en lui, ses désirs d'homme et ses envies de revenir vers elle. Elle fut inquiète d'apprendre qu'il s'éloignait encore, à Sidi Bel Abbés. La mer, élément ami qui les baignait depuis toujours et le reliait, lui faisait trouver la séparation moins tranchée. Les quelques kilomètres de terre d'Afrique qu'il mit en plus provoquèrent en elle une alerte morale qu'elle lui communiqua : "Qu'il fasse attention, ses parents avaient promis de l'implanter en France ; qu'il ne prenne pas racine du mauvais côté ! " Il la rassura, il se donnait quelques mois pour réussir. A défaut, il trouverait une autre solution, personnelle, en accord avec ses capacités. Sidi Bel Abbés était un gros bourg assez riche à la croisée entre Oran, le Maroc, et Mascara la commune des grandes propriétés agricoles. La ville accueillait les colons dont beaucoup y avait aménagé une habitation afin de ne pas s'encroûter dans leurs domaines isolés. C'était le siège de la Légion Étrangère, très aimée de la population malgré les fréquentes bagarres après boire de légionnaires. Pour la plupart têtes brûlées, en rupture de ban avec leur patrie, ils restaient secrets sur leur passé. C'était une règle dans la Légion de ne poser aucune question personnelle et d'accueillir tout individu qui désirait s'amender, pourvu qu'il ne fut pas un brigand invétéré. Il y avait un intense esprit de corps et de traditions et un dévouement inconditionnel aux chefs et à la mission. C'était une troupe d'élite, menée à la dure, surtout les unités de Parachutistes. Les régiments partaient six, sept mois sur la ligne de front au Vietnam, et maintenant dans les Aurès ou en Kabylie. Ils crapahutaient à la poursuite des "Fellouzes", puis revenaient se reposer un mois à la Maison comme, ils disaient. Gilbert se lia rapidement avec un sergent de nationalité allemande client assidu du magasin, un géant dune trentaine dannées, solide et franc comme un séquoia, non dénué d'intelligence. De temps en temps ils prenaient ensemble l'apéritif, ou un repas dans un des nombreux troquets qui parsemaient la ville. Ancien bûcheron de Bavière, Hans avait quitté l'Allemagne huit ans auparavant après avoir "accidentellement ", disait-il, cassé le cou à un soupirant de sa fiancée. Il s'était enfui pour ne pas subir un emprisonnement mérité et avait trouvé sa voie dans la Légion. Il avait coupé les ponts avec sa patrie et rempilait régulièrement tous les deux ans, sachant qu'il ne trouverait pas une vie meilleure autre part. Il s'était établi en parfaite osmose avec cette armée pure et dure, où on ne faisait pas de délicatesse mais où l'amitié remplaçait tous les sentiments. Pas très bavard, il se laissait aller quelquefois à raconter à Gilbert, entre deux disques de Wagner ou Schubert, quelques-uns des combats qu'il avait livrés en Indochine contre les Viets : ses poursuites, les embuscades réciproques, les " pièges à cons " invraisemblables qu'ils s'ingéniaient à laisser derrière eux quand ils alternaient le jour et la nuit dans l'occupation d'une rizière, d'une clairière ou d'un bois. Gilbert se permettait d'exercer avec lui son allemand qu'il avait étudié en deuxième langue. Quelques soirs ils allaient savourer des rollmops, des cervelles d'agneau au beurre noir, ou des nems, avec des chopes de bière d'un demi-litre comme en Allemagne, chez la Mère Pauline, une vieille juive, entre autre ancienne cantinière, qui avait roulé sa bosse à Saïgon. Elle faisait une cuisine " internationale " formidable, et recevait les Légionnaires comme chez eux avec beaucoup d'entregent. Le caboulot étroit, enfumé, à la limite du sordide ne désemplissait jamais de soldats ou de civils branchés. Gilbert se prit aussi de sympathie pour un petit arabe d'une dizaine d'années, dont le faciès naïf était complètement européen, à l'allure avenante si ce n'était le nez souvent morveux, les pieds nus, les vêtements crasseux en lambeaux et une petite chéchia rouge portée en arrière sur des cheveux hirsutes et clairs. L'enfant s'habitua à se poster régulièrement sur le trottoir devant la façade du magasin et guettait Gilbert le matin à l'ouverture de la boutique ou lattendait le soir. Il l'observait silencieusement à petite distance jusqu'à ce que Gilbert lui fit un signe d'amitié. Gilbert lui demanda bientôt de faire quelques courses, porter des lettres, nettoyer le trottoir et lui donnait régulièrement des subsides ou quelques vêtements. La communication était difficile, car il ne connaissait que quelques mots d'Arabe et Bouziane, qui descendait du bled, presque pas le français. Cependant une affinité s'installa sans qu'ils aient besoin de se parler. Bouziane devint gardien et protecteur du domaine devant le magasin et on l'y trouvait souvent du matin jusqu'à la fermeture. Mais la personnalité la plus marquante que Gilbert revit à Sidi Bel Abbés était un ancien condisciple d'Oran du Lycée Lamoricière, quand il était encore en troisième, il y avait maintenant cinq ans. Kader et Gilbert avaient à cette époque vaguement sympathisé, suite à une bagarre ordinaire entre lycéens au cours de laquelle ils s'étaient trouvés ensemble en mauvaise posture. Quelques mois après Gilbert était parti en France pour quatre années. Il ne l'avait plus revu et totalement oublié jusqu'au jour où, sortant un matin plus tôt que d'habitude, il était tombé sur Kader dans sa rue. Ils s'étaient regardés interdits, se reconnaissant aussitôt, évaluant d'un coup d'il les transformations qu'avaient opérées sur eux ces quelques années ; ils se serrèrent les mains chaleureusement. Kader et Gilbert se racontèrent ce quils avaient fait depuis leur dernière année de lycée ; Kader expliqua qu'il avait décroché la première partie du bac et était maintenant fonctionnaire dans les douanes à Oran, mais que par suite d'une grosse grippe qui ne voulait pas finir, il était en congé de maladie et logeait là à quelques rues, chez son frère. Gilbert lui dit le travail qu'il entreprenait à Sidi Bel Abbés, il était seul et ne retrouvant sa famille que le dimanche. Par politesse et curiosité Gilbert l'invita à prendre un café dans sa chambre. Après un éclair d'hésitation Kader accepta. Après coup Gilbert se demanda ce qu'ils pourraient bien se raconter car ils n'avaient plus ni amis ni points communs à part le souvenir qui lui revint en détail, de la péripétie anodine au cours de laquelle il avait admiré la furia de cet avorton face aux colosses sans scrupule.
Kader avait bien changé ; alors que sa constitution était restée fluette, il s'était affermi, redressé et sous la chemisette d'été légère on voyait des muscles maigres mais noueux qui tranchaient sur le souvenir qu'il gardait du garçon malingre et voûté. Cette rencontre lui faisait plaisir : il avait compati aux souffrances de ce pauvre arabe confronté aux études ingrates, en butte à la malveillance affichée ou sournoise des camarades qui cachaient un racisme honteux mais évident à tous. Il se souvenait de son isolement inquiet, et qu'aucun des camarades d'un groupe ou de l'autre ne lui adressait une parole amicale ou n'avait un geste généreux pour lui refiler les devoirs qu'on se passait à tour de bras. Il résolut de n'être pas hypocrite et de ne pas éviter d'aborder de sujet gênant. La conversation devait fatalement s'orienter vers ces problèmes cruciaux: les différences raciales existaient en Algérie, il ne servait à rien de dissimuler, c'était malheureusement une évidence. Peu après Kader arriva avec quelques gâteaux arabes imbibés de miel, disposés délicatement entre deux assiettes. Gilbert le remercia et regretta de ne pouvoir lui offrir que du café ou à la rigueur du chocolat au lait. Il n'avait pas pensé au thé à la menthe qui aurait mieux convenu. Kader le rassura : thé ou café, il appréciait pareillement. Gilbert engagea la conversation sur la situation et les activités professionnelles de Kader, mais son ami semblait éluder les questions trop personnelles. Il travaillait comme commis de transitaire à Oran et se partageait entre des bureaux à la Gare Saint Charles et au port d'Oran. Très vite, ils arrivèrent à parler du Lycée Lamoricière et Gilbert fut surpris d'apprendre que Kader l'avait quitté la même année que lui pour Mascara dont il était originaire. Gilbert lui raconta sa vie presque militaire de 1948 à 1952 en France dans le lycée technique professionnel encore sous l'influence des rigueurs de la guerre. Il s'appesantit sur la vie montagnarde, saine et régulière qu'il y avait menée, à tel point qu'il ne pouvait toujours pas dépasser sept heures précises du matin pour se dégager, il était réglé comme une horloge! Cela fit rire Kader pour la première fois et il se détendit davantage. Il lui raconta à son tour que la mort de son père l'avait obligé à quitter Oran et qu'il en avait été soulagé. Mais il commençait à regretter de ne pas avoir la deuxième partie du baccalauréat car cela le privait dun avancement valable dans sa carrière. Gilbert devant ouvrir la boutique ils se séparèrent non sans que Kader ne l'ait prié par politesse, de prendre le thé chez son frère le jeudi suivant. Une fois qu'il eut pris congé de Gilbert, Kader regretta violemment son invitation. Il n'aurait pas dû faire cette invitation ! Son chef ne serait pas content s'il apprenait qu'il se liait à un français, juif de surcroît ! Et Gilbert verrait dans quelles conditions il vivait. Mais il ne pouvait réfréner son attirance envers ce garçon. C'était la seule personne européenne qui ne l'avait jamais traité en arabe inférieur mais en ami, avec qui il ne ressentait pas de différence de caste. Gilbert n'avait pas changé. Il réfléchit que c'était peut-être parce qu'il était Juif et donc toléré comme lui, qu'il était si naturel, si franc. Mais il avait quelque chose de plus; comme on disait en arabe : c'était un juste ! Une émanation mystérieuse se dégageait de lui. Pour un peu, il aurait pensé qu'il était marqué du doigt de Dieu. ..
Kader était devenu religieux ; il s'était beaucoup rapproché de l'Islam ces dernières années, moins par conviction profonde que par réaction contre l'emprise européenne sur son être. A la suite des années d'études passées à l'école puis au lycée, il s'était imprégné insidieusement des manières occidentales. A l'âge de raison, lorsqu'il surprenait sa famille parlant en arabe, et qu'elle baissait la voix ou s'interrompait en le voyant il se rendit compte brusquement quil décrochait de la tradition musulmane. Alors il s'interrogea sur lui-même. Qu'allait-il, que voulait-il devenir ? Son père l'avait poussé du côté des Chrétiens, mais ils l'avaient méprisé. Maintenant ses propres frères commençaient à le considérer comme un intrus car insidieusement ses façons avaient changé depuis les trois années passées à Oran comme demi-pensionnaire. Allait-il abandonner les manières de vivre et de penser de ses coreligionnaires, de sa lignée. Pour aboutir à quoi ? Aux attitudes prétentieuses du conquérant envers ses serviteurs, à des simagrées qui le feraient prendre pour un singe européen. Fier et écorché, ce fut le début d'un revirement, de sa prise de conscience de l'entité islamique dont il faisait partie, moins par ferveur que pour des raisons d'appartenance naturelle. Comment aurait-il pu se détacher de sa culture, des traditions de ses ancêtres révérés les guerriers Angad. Même si les temps avaient changé, il n'en demeurait pas moins qu'ils n'étaient pas les derniers venus, comme des nomades de passage, serviles ou achetés. Son père, son grand père et le père de son grand père s'étaient dévoués et battus pour la France. Combien d'années son père avait-il attendu en vain qu'on lui donnât la nationalité française, sans exiger de lui de condition déshonorante ? Pourquoi aurait-il fallu renoncer à sa foi pour avoir le droit de voter, sachant que ce vote, finalement restreint était en réalité inopérant pour changer la réalité quotidienne ?
Combien de fois son père, puis sa mère avaient-ils été obligés de quémander, presque de supplier pour que ses frères ou lui-même aient le droit de travailler en dehors de leur propriété agricole? Quand ils sollicitaient un poste, même subalterne, combien de fois avaient-ils vu les visages se fermer et n'avait-il pas fallu sortir les attestations de bons et loyaux services, les certificats de décorations pour obtenir un os, presque une aumône? Alors que cela aurait dû être un dû ! Son père avait vécu et était mort avec dans son cur l'amertume de l'ingratitude française. Sa perception dune sous appartenance ethnique se mêla avec force à une sourde revendication nationaliste. Il avait été douloureusement affecté par les discriminations raciales ; on l'avait repoussé dans son camp trop durement pour qu'il puisse être reconnaissant ou respectueux de quoi que ce soit.
Ces sentiments de révolte coïncidaient avec les menées indépendantistes de Ferhat Abbas : lintrépide leader algérien se battait à l'Assemblée Algérienne pour faire reconnaître contre vents et marées et même contre certains représentants algériens, une République Algérienne. Alors qu'il avait été trop jeune jusque là pour comprendre ou même s'intéresser à la politique, il avait cependant conscience des effets cruels de la discrimination dont sa communauté faisait l'objet depuis plus d'un siècle. Il était maintenant sensibilisé aux aspirations d'égalité et de reconnaissance des droits des Algériens. Depuis les évènements du premier novembre de l'année précédente, la déclaration d'indépendance de la nation algérienne par le F.L.N. avait fait l'effet d'un coup de tonnerre dans son esprit, plus encore que les actes terroristes et les assassinats quil réprouvait. Il y avait donc des gens, des Algériens qui rejetaient toute idée de dualisme pour exiger une Algérie purement algérienne ; ils traitaient ouvertement les Français denvahisseurs et doppresseurs. Ils avaient même joint les provocations à la parole en exécutant au hasard, dune manière délibérée et barbare, des « innocents », pour bien signifier quune guerre de libération était déclarée. Les promesses nétaient plus de mise, la lutte sengageait.
A partir de ce moment, il commença à se reconnaître dans le fait national algérien. Il fit des recherches historiques afin de connaître et comprendre la genèse de ces revendications dont on ne parlait pas beaucoup à la maison non plus, à cause du père. Il eut la surprise de découvrir quAbd el-Kader, lémir Abd el-Kader celui que son grand père avait combattu sans trêve et qui passait dans sa famille pour un assassin et un pilleur après les razzia quil avait infligées à ses ancêtres, avait été un résistant, un grand patriote, avant de se livrer vaincu à lenvahisseur. Il comprenait avec étonnement que la présence des Français navait pas été éternelle, quen réalité eux, les Algériens, avaient autant ou plus de droits sur cette terre ; il ny avait aucune raison que les derniers arrivés deviennent définitivement les maîtres et se conduisent dune manière aussi injuste et humiliante. Leur force légitimait leur droit. Il fallait donc leur opposer la force pour faire reconnaître le leur comme lavait compris lÉmir. Il lut avec passion tous les livres quil pût trouver sur Abd el-Kader et se mit à ladmirer ; il lestimait autant pour sa bravoure que pour ses qualités politiques dhomme détat. Il découvrit aussi avec fierté quil y avait toujours eu dès cette époque des Algériens pour contester la mainmise des colons français. Kader sapercevait que les Français avaient constamment trouvé de bonnes raisons pour les tenir à lécart, sous le joug, en leur tenant des discours dégalité et de citoyenneté quils navaient jamais réalisés ; le commencement de leur revirement datait de 1870, quand ils avaient accordé la nationalité française aux juifs et non aux Arabes, alors que les promesses étaient inverses.
Après Abd el-Kader, il y avait eu le bachaga Mokrani qui avait résisté par les armes en Kabylie en 1871, le Parti du Jeune Algérien en 1912, Messali Hadj, Abd el-Krim, Ferhat Abbas; tous avaient disputé aux Français leurs prétentions de domination égoïste. Les Français avaient fait la sourde oreille à tous les avertissements ou requêtes des patriotes et sétaient imposés et maintenus par le sabre. Mais les temps changeaient ; la force des peuples asservis renaissait de loppression et du profit éhonté des colonisateurs.
LIndochine, puis la Tunisie, le Maroc et enfin lAlgérie, la dernière du Maghreb, lultime « putain », comme il lavait entendu à la Voix des Arabes, secouaient le joug. Des hommes se levaient, réfléchissaient, agissaient, se sacrifiaient même pour que le flambeau de la dignité ne tombât point. Le grand moment était peut-être arrivé. Il se sentait emporté par un élan patriotique. Sa résolution était prise. Il savait qu'ils étaient nombreux à avoir été bafoués, frustrés ; il y avait quelque part des résistants, des écrasés qui comme lui réclamaient justice. Il les trouverait, il les rejoindrait, il les aiderait, même il se battrait pour cette cause. Dieu ne pouvait être qu'avec eux. Allah le tout puissant veillerait sur les justes et les guiderait vers la victoire. Il ne serait plus seul contre eux comme au lycée. Le soulèvement du Premier Novembre et les actes de rébellion montraient qu'il y avait une organisation sérieuse.
Kader commença à tendre l'oreille lors des discussions entre Musulmans au sujet dés évènements. Il distingua parmi ses camarades de travail du port des coreligionnaires dans le même état d'esprit que lui. Prudent cependant, désirant imiter la circonspection de son idole, il réfréna son désir immédiat de se joindre aux parlottes publiques. Il voulait être foncièrement utile ; il se destinait à l'action, aussi il ne se dévoila pas, prenant modèle sur les films et les romans de guerre ou d'espionnage qui foisonnaient depuis la fin de la guerre.
C'est ainsi qu'il remarqua au cours des pauses à la buvette, un autre arabe taciturne plus âgé, qui lui parut trop réservé et en même temps trop aux aguets pour être désintéressé. Un jour, leurs regards se croisèrent et une lueur d'intelligence les joignit. Ils eurent l'occasion de parler en aparté et de se comprendre parfaitement. Kader fut pressenti pour d'éventuelles complicités et ne recula pas. On le mit au courant de transports de colis dans les soutes de caboteurs en provenance du Maroc. Il favorisa leur transbordement dans des camions. Ces opérations se répétèrent. Puis il accepta de convoyer des véhicules en provenance d'Oujda, de Tlemcen à Oran. Son instruction et son intelligence réfléchie le firent remarquer : on lui proposa de devenir le chef d'une cellule de trois ou quatre hommes. Il accepta et on l'envoya subir un entraînement dans un camp secret. C'était la raison pour laquelle il était à Sidi Bel Abbes : il était en cours d'instruction dans une mechta près de Chetouane, à une trentaine de kilomètres de Sidi Bel Abbés. On lui apprenait le maniement des armes, le combat rapproché et les rudiments de la guerre subversive et psychologique. Il devait bientôt regagner Oran et serait déchargé des missions de transport et devrait s'occuper d'implanter l'organisation dans un bloc de quartier.
Il aurait dû éviter de se rapprocher de Gilbert. Mais à la réflexion, il jugea que cela aurait été un tort : il fallait rester naturel et conserver les relations habituelles, ne pas s'isoler.
Ils devaient se retrouver après déjeuner, dans le logement du frère de Kader qui l'hébergeait. Kader était le dernier de la famille avec une différence de sept ans. Le père l'avait toujours choyé malgré leurs visions différentes de leur vie. Ses frères et surs lavaient dorloté comme étant le petit dernier mais aussi à cause de sa santé délicate qui demandait des ménagements. Il était le seul à avoir presque terminé des études secondaires et cela lui donnait aussi un ascendant. Son frère Ahmed était facteur. Il avait trois enfants qui allaient tous en classe. Ils étaient logés dans un immeuble ancien situé dans un quartier où les Musulmans se mêlaient plus facilement aux Français déshérités. Bien que décrépie la maison gardait un aspect entretenu et était desservie par un escalier sombre et frais à cause du long couloir qui léloignait de la rue torride. Des quatre étages les deux derniers étaient habités par des Arabes comme le montrait les boites aux lettres. Gilbert inquiet entreprit de monter les paliers à la faible lueur des ampoules électriques. Une fatma volumineuse et accorte lui ouvrit. Le mobilier à la française, était propre mais vétuste. Tout brillait mais l'usure flagrante se voyait partout : les carrelages brisés, les loquets branlants, les placages arrachés, les chaises réparées. La table près de la fenêtre, était agrémentée d'un bouquet de fleurs, des soucis mêlés à quelques marguerites, disposées dans un vase en grès très renflé où on distinguait encore des Auvergnats à la bourrée. Un vieux buffet à deux corps, dont il manquait des morceaux au fronton, relevait la pauvreté du décor. Un sofa disposé près de la porte, donnait une touche orientale de même que deux ou trois gravures, un verset du Coran en lettres d'or, la photo du père en grande tenue affublé de ses médailles, une gravure d'une oasis avec palmiers et vue sur le désert. Une couverture arabe en laine à grosses rayures de couleurs alternées recouvrait le divan où s'étalaient quatre ou cinq coussins de satin aux couleurs vives. L'appartement était composé dun couloir desservant trois petites pièces dont l'une pour les enfants, l'autre pour les parents, la plus grande servait de salle à manger et de salon.
Kader se leva du sofa et pria Gilbert de sinstaller à laise. Sa belle sur avait préparé du thé et des gâteaux dans une belle vaisselle. Après les compliments d'usage, elle servit elle-même dans de petits verres étroits et décorés qu'elle ébouillanta d'abord. Puis elle se retira laissant les hommes, acceptant, confuse les quelques friandises apportés par Gilbert.
Après avoir bu quelques gorgées du breuvage brûlant, fort et bien sucré et grignoté un loukoum, la conversation roula sur la chaleur qui commençait à être suffocante, beaucoup plus tôt à Sidi Bel Abbés qu'à Oran. Puis elle s'orienta vers les mouvements importants de troupes et d'half-tracks qui avaient sillonné la ville le matin même. Elle prit alors une tournure plus retenue, l'un et l'autre ne désirant pas trop s'avancer sur le sujet. Ce fut Gilbert qui, ne voulant pas qu'une gêne s'installât, osa le premier attaquer le sujet inévitable des bouleversements qui secouaient leur pays. Chacun dans son for intérieur, était désireux de connaître l'opinion de l'autre. Gilbert mit en avant les nouvelles politiques très récentes : des élections cantonales pour la première fois allaient désigner des conseils généraux à parité entre les deux collèges européen et musulman. C'était le début de l'application du plan Soustelle-Mendès France.
Kader ne sourcilla pas : pour lui ces mesures étaient dépassées, anachroniques. Il le dit à mots couverts : "Crois-tu que cela va avoir une réelle importance sur l'attitude de la rébellion ?" Il avait fait exprès d'employer ce mot péjoratif pour ne pas montrer de quel côté il était. "Crois tu que les gens qui se sont engagés dans des actes terribles vont arrêter leur mouvement pour ça? As-tu lu le compte-rendu des débats et la réaction des élus européens quand Soustelle a parlé de l'intégration progressive ? Ça a été un véritable tollé! Il y a trop d'antagonisme pour que les réformes soient efficaces rapidement. Par contre l'armée comme on le voit se renforce constamment ; c'est plutôt mauvais signe !". Il essayait de ne pas mettre de passion dans sa voix.
Gilbert ne distinguait pas si la prudence de Kader était une marque de méfiance à son égard ou s'il était sincèrement hésitant. -"Pourtant il faudra bien trouver, un jour ou l'autre, un moyen terme !" avança-t- il. ''Nous sommes bien condamnés à vivre ensemble ; même si cela doit prendre du temps : il est inéluctable que nous resterons unis par la terre natale. Les ultras seront bien obligés, un jour ou l'autre de composer ; le processus a commencé : un plan important de développement est en marche pour rattraper le retard vis-à-vis des musulmans". Kader sceptique restait dubitatif et ne levait pas les yeux de son verre qu'il faisait tourner entre ses mains distraitement. - "C'est bien de vouloir maintenant soulager et d'aider le peuple à surmonter la pauvreté, mais il y a des gens qui ont pris des décisions irrémédiables. As-tu entendu parler de la conférence des Peuples du Tiers-monde, il y a quelques jours à Bandoeng? Ça a été un véritable feu d'artifice à l'encontre de la France et de l'Angleterre, et contre le colonialisme en général. En ce moment toutes les nations du tiers-monde se révoltent contre les pays riches qui maintiennent leur hégémonie par la force. Les Marocains, les Tunisiens et même un ou deux Algériens ont pris part aux débats. Ces gens là ne reculeront plus : ils se sentent appuyés".
Gilbert comprit de quel côté son ami penchait et il en eut un pincement au cur. Il répliqua avec élan, cherchant à saisir son regard. - "Mais ce n'est pas la masse ! La grande masse des Algériens a confiance ; elle sait qu'il ne peut y avoir de miracle, qu'une poignée d'agitateurs ne peut renverser le cours des choses. Seule la France a les moyens et la volonté d'un développement, certainement rapide maintenant !" Kader hochait toujours la tête, incrédule. Devait-il se livrer davantage ? Il ne put s'empêcher de s'avancer, à cause de la sincérité de lautre. - "Ce n'est qu'une facette du problème. La misère et les privations, que nous-mêmes sommes d'ailleurs plus habitués encore à supporter, n'ont pas empêché les Français de faire leur résistance pendant la guerre. Il y a maintenant, avec l'O.N.U. et le recul des puissances coloniales, un ... élan dans le mauvais sens ! L'Indochine, la séparation de la Tunisie, peut-être celle du Maroc, ne sont pas de bons exemples. Comment veux-tu que certains ne rêvent pas et ne précipitent les choses ici ? Pour ces gens-là, il ne s'agit pas de préserver, mais de conquérir. Ils s'imaginent qu'on les a volés et ils ne reculeront pas pour arracher ce qu'ils estiment leur droit, même s'il faut qu'ils emploient la force
ou pire !"
Gilbert était contrit, déçu ; il croyait que son ami trouverait des moyens d'espérer, que par sa personnalité évoluée, il aurait pu concilier les thèses adverses. Il fixait Kader, essayant de saisir une nuance de connivence. - "Il ne sera pas possible de faire comprendre ça aux Européens, qu'il y a eu vol..." -"Je m'excuse, je ne voulais pas être offensant !" coupa sincèrement Kader soudain inquiet d'avoir été trop loin. -"Je le sais bien, rassure-toi. Mais, comme tu le fais toi-même, j'essaie de me mettre à la place des gens. Il ne faudrait pas que ce soit les extrêmes minoritaires qui dictent leur loi aux populations de bonne volonté. Elles, pourraient s'entendre et se comprendre dans un effort commun !".
Kader fixa intensément Gilbert. Il commençait à souffrir. Ce qu'il allait devoir dire risquait de décevoir encore plus son ami. Il s'y risqua pourtant pour la dernière fois, tâchant d'adoucir ses propos et le ton de sa voix. -"Il y a trop d'exemples où une minorité a renversé le cours de l'histoire. L'enjeu est maintenant l'indépendance ; ne plus être les seconds, ou les derniers, ne plus être assujettis, mais dicter la nouvelle loi de notre peuple ; sans cruauté inutile si les revendications sont accordées. Il y aura normalement de la place pour tout le monde. C'est cela que pensent les révolutionnaires à lextérieur, et de plus ils sont décidés, certains presque fanatisés !". Gilbert les yeux baissés, affalé, serrait nerveusement son verre refroidi à moitié plein.
Lui aussi sentait que la discussion était close ; Kader ne fabulait pas, ce qu'il disait était vrai. C'était la version du FLN, des Fellagas, des tueurs. Figé il regarda son ami immobile, fluet, comme écrasé sur le divan et ne put lui en vouloir. -"Bon ! s'écria-t-il, je suis en retard. Il faut que je me dépêche ! Si tu veux, on peut se voir demain ou après-demain, un soir après dîner chez moi. On écoutera de la musique, je suis seul comme toi et nous habitons à deux pas l'un de l'autre ; on s'ennuiera moins ensemble !" Kader acquiesça, se redressa, assez soulagé que Gilbert ne se soit pas formalisé de sa franchise. Il aurait été blessé si Gilbert l'avait assailli ou considéré comme un ennemi. Il lui semblait que ses sentiments à son égard n'avaient pas changé. Il restait sensible à son opinion, car finalement, sans le distinguer précisément en lui-même, il continuait à être lié par son éducation aux valeurs de l'adversaire et même s'il était décidé à aller jusqu'au bout de sa détermination, il ne pouvait s'empêcher de se voir avec les yeux de l'autre. Gilbert était le seul être qui le rattachait à une certaine culture à laquelle il avait goûté et qu'il appréciait à son corps défendant. Mais, alors que Gilbert était encore sur le chemin dun rapprochement, lui s'en éloignait non sans quelques réminiscences qui étaient peut-être des regrets. Gilbert était le dernier jalon entre leurs deux philosophies, entre leurs manières d'être, vraisemblablement juste avant un divorce définitif, amer et sanglant, qu'il devinait fatal.
On était en plein mois d'Août, l'état d'urgence venait d'être décrété. La chaleur était accablante. Gilbert n'était pas habitué à de telles températures. En Oranie la Méditerranée adoucissait le climat d'Afrique. Dès neuf heures du matin il valait mieux rester à lintérieur plus frais, faire des courants d'air. Dehors il fallait mettre des lunettes de soleil fortement teintées, sinon on avait les yeux brûlés par une lumière blanche aveuglante, insoutenable, où tout relief disparaissait. Pour se déplacer, il fallait raser les murs et viser l'ombre, sous peine d'être grillé sur place par la fournaise. Il n'y avait d'animation quau marché des Halles le matin jusqu'à onze heures, et le soir après dix-sept heures. Dès dix-huit heures les terrasses des cafés se remplissaient de badauds assoiffés jusqu'à la sortie des cinémas qui fournissaient les derniers noctambules. Comme à Oran le calme régnait à Sidi Bel Abbes, où quelques patrouilles de la Légion sillonnaient les rues aux heures d'affluence.
Gilbert remplissait son travail sérieusement sans distractions. Ses voisins le trouvaient renfermé pour un jeune homme, bien qu'il eut avec eux des rapports cordiaux. Il restait souvent tard le soir dans le magasin préférant le décor familier du travail à sa morne chambre anonyme. Il avait aménagé au fond de latelier un coin avec un fauteuil en bois rustique rembourré de coussins. Il y lisait ou écrivait à la lumière intime d'une faible ampoule. Il noubliait pas les sentiments pessimistes de Paris mais la pensée dÉlisabeth, comme une fenêtre ouverte sur la jeunesse et l'innocence, le soutenait. Il regardait souvent les photos en particulier certaines qu'il avait fortement agrandies : elle, seule sur la promenade des Anglais battue par la tempête, les cheveux dénoués, entourée de mouettes planant dans le ciel orageux. Ou à Villefranche, assise sur un parapet dominant la rade et le village. Cétait le début des photographies en couleurs et le rendu était délavé, mais il retrouvait le souvenir des paysages de la côte et le charme de son corps - qui le ravissaient.
Cependant les batailles silencieuses qu'il avait livrées ne cessaient de lui infliger leurs stigmates et il en avait émergé changé. Il était résigné à garder secrets, enfouis au fond de son âme, la richesse et les dons qu'il sentait avoir en lui. Son renoncement- autant forcé que raisonné- à ce qui avait été le sel de sa vie, la perspective d'étouffer sa vocation des belles lettres et sa nature poétique vouée à la musique des mots qu'il devrait contraindre tout au long de son existence, l'avaient plongé dans l'effroi et l'horreur. Mais consciemment autant que par un cheminement ténébreux la flamme de vie était la plus forte : il n'avait plus de doute sur l'utilité et la nécessité de vivre. Il entendait définir les modalités de sa survie. Il gardait un certain dédain pour la vie ordinaire et la suite de son existence. Une partie de lui-même s'était détachée et dissoute, emportée dans la tourmente de ses illusions abandonnées. Il semblait que sa séparation davec ses émotions primitives déterminait progressivement en lui une insensibilité, une perte de réceptivité, un désintérêt partiel ou une impassibilité méfiante et orgueilleuse pour le monde extérieur.
En plus un autre des moteurs de son âme, la foi innocente et confiante avait calé et n'entraînait plus sa faculté d'enthousiasme. Son caractère naturel évolua vers une absence apparente de réaction. Léclat de son regard faiblit, ses traits se modifièrent, son visage devint atone figé dans un léger rictus de condescendance attristée. D'ailleurs cette mine flasque, comme la couleur froide de ses yeux, lui portèrent souvent tort, ses interlocuteurs les croyant à eux réservées, ou le reflet d'un état lymphatique alors quelle ne concernait que lui.
C'était comme une infirmité psychique : il avait été amputé et cela se distinguait confusément sur son visage, dans son regard. Cet air expliquait pourquoi les gens- même ses proches les plus chers- étaient troublés incompréhensiblement face à lui. Il lui arrivait de baisser confusément les yeux quand il ressentait tristement la gêne des autres.
En outre il sappliquait un châtiment pour on ne sait quelle faute, il n'eut plus dapitoiement sur lui-même, se contraignant à exécuter sans renâcler les tâches ingrates ou répétitives sans ménagement physique ni lassitude morale. Il se considéra comme un outil inanimé en service commandé, destiné à la réalisation dobjectifs qu'il engagerait. En ce sens il devint un gros travailleur car il ne se permit aucun renoncement restant inflexible jusquà l'aboutissement complet quelque fatigue qu'il lui en coûtât. Il ressentait profondément qu'il devait se rendre utile à la cause humaine et au progrès. Il était dans les sans-grades mais consciencieux. Il agréa entièrement et parfaitement de nombreux devoirs dans son existence mais ce fut sans passion, sans désir profond, sans amour pour ses activités. Uniquement pour dominer la situation ou lui-même, et pouvoir se dire qu'il n'avait pas manqué.
Mais son apparence correspondait à la partie émergée de l'iceberg. Il s'attachait à garder secrète son amertume et affichait une physionomie ordinaire dans ses rapports professionnels ou familiaux. Deux ou trois personnes seulement soupçonnaient ses tourments : sa mère impuissante, son frère Paul qui ne concevait pas ses raisons mais respectait et admirait ce sentimental. Élisabeth aussi, intuitive, nattachait pas trop d'importance à ses sentiments fâcheux excentriques, les considérant comme une maladie passagère de jeunesse. Lui vivait à deux niveaux. Il vaquait le jour avec efficacité à son travail et aux occupations habituelles de sa position. Le soir il retrouvait les souterrains maléfiques et tourmentés qu'il affectionnait comme la chose la meilleure de son être et où il lui semblait se dissiper.
Il avait rencontré plusieurs fois encore Kader et une sorte de complicité s'était glissée entre eux, comme une paix tacite. Chacun décrivait objectivement les idées et actions de son camp, dans une sorte de volume neutre extérieur à l'engagement, comme dans un cours magistral où on enseigne au tableau les coups de main et les motivations darmées en manuvre. Aucun d'eux ne voulait trop passer pour impliqué. Pour Kader, les arguments de Gilbert servaient à éclairer sa stratégie et à rapporter à ses chefs sans citer ses sources. Gilbert beaucoup moins pratique ne pouvait pas croire en limportant engagement de son camarade. Il ne sentait que partiellement son absolutisme, sa froide logique en vue dun but si prématuré alors qu'il en était inconcevable. Il voulait attribuer une grande part du machiavélisme des positions de Kader à une imprégnation livresque de lhistoire de lAlgérie, à une passion orientée, ou à la forfanterie d'un désir de provocation.
Mais il se trompait car Kader avait beaucoup lu, beaucoup écouté et il connaissait maintenant le processus, les rouages de la décolonisation forcée. Comme plusieurs petits chefs il s'était rendu à Tunis où des patriotes endoctrinés, revenant du Caire lui avaient énoncé les étapes de la conquête du pouvoir. Les actions inflexibles quil fallait commencer et continuer pendant des années jusqu'à l'Indépendance inconditionnelle.
La guerre subversive était devenue une science exacte : Ho Chi Minh l'avait quantifiée et qualifiée bien mieux que la Mafia. Il en avait fait un produit d'exportation parfaitement adapté au Maghreb. Au Caire les réfugiés politiques algériens en exil le relayaient avec dautant plus de force quils ne participeraient pas aux combats. Les étapes d'application étaient jalonnées, la conflagration approchait et, infailliblement, lescalade allait renforcer la mécanique pour contraindre ou écraser les masses.
Le Conseil dAlger les appliquerait graduellement en fonction de recrutements encore laborieux.
Localement à Oran, le devoir de Kader était denrôler des hommes, de préparer des équipes entraînées pour édifier dans son secteur la même insécurité que dans l'Algérois ou la Kabylie. Mais en cette année 1955 son travail ne faisait que débuter et l'épisode qu'il vivait encore pour quelques jours avec son dernier camarade européen constituait à ses yeux une sorte d'adieu irrémédiable à son ancien rapprochement. Il était devenu un combattant de la foi, un moudjahid pur et dur. II désirait confusément faire comprendre à Gilbert et à lui seul, sa déception de la France, la profondeur de sa résolution, sa conviction en le but final. Plus loin, l'éclairer sur l'intelligence méthodique des meneurs, la force impitoyable des révoltés, le peu de prix qu'ils donnaient à leur vie ou à celle des autres de quelque bord qu'ils fussent. Dans ce temps, comme en Indochine, dix morts, cent morts, dix mille morts ne comptaient pas, surtout pour eux Musulmans fatalistes de nature et croyant en le Paradis d'Allah peuplé de dix mille vierges.
Kader décrivait à Gilbert bouche bée, transi, le programme de la rébellion. Les combattants étaient forcés de commencer par le bled car ils étaient peu nombreux et ne pouvaient sexposer en ville. Leur moyen d'action élémentaire : la terreur, dirigée autant vers les envahisseurs que vers les Musulmans eux-mêmes. Dans l'immédiat, ils avaient besoin d'appuis, de logistique. Les fellahs étaient contraints de fournir de gré ou de force tout ce dont ils avaient besoin : abris, nourriture, renseignements, argent liquide. Lee responsables fanatiques étaient tellement précieux que les ordres les autorisaient à liquider toute résistance ou même toute réticence. Un avertissement suffisait ; après c'était la mort pour le récalcitrant, mais aussi pour toute sa famille, y compris les enfants. Il fallait que les arabes algériens soient éduqués et convaincus le plus vite possible de leur véritable intérêt. Il fallait les amener à se séparer, à déchirer tous les liens qui pouvaient les rattacher aux Européens et cela à tous les échelons, jusqu'aux représentants nationaux élus. Il fallait induire une rupture totale entre les anciens serviteurs et leurs maîtres. L'idéal était que les serviteurs tuent les maîtres. Pour les obliger, on pouvait jouer de cette évidence : la mort serait pour eux-mêmes s'ils n'obtempéraient pas. Ils devaient forcer les portes barricadées et participer aux tueries pour s'engager irrémédiablement. Les assassinats devaient être atroces pour frapper l'imagination et connaître la plus large publicité. A ce moment là, la fraternité ancestrale ne pourrait plus survivre. Une haine incontrôlable, un désir aveugle de vengeance et de répression jetteraient définitivement un bloc contre l'autre et les soldats qui au départ étaient cent se compteraient par milliers : lavantage resterait aux plus féroces. Il n'y avait plus de bons Français. Ils étaient tous des roumis, c'est-à-dire des étrangers incroyants sur une terre d'Islam ; ils ne méritaient plus ni respect ni considération : ils devaient partir ou reconnaître le fait algérien et devenir des étrangers sur une terre étrangère. Dautres moyens complémentaires ne manquaient pas : la propagande, les promesses de distribution des biens récupérés, la communauté de religion, la fraternité, l'aide des pays frères, la déliquescence internationale des colonies. Les Algériens étaient pauvres et n'avaient pas grand-chose à défendre. Comme dans la parabole, ceux qui ne dormiraient pas seraient ceux qui devraient protéger leurs possessions. Les compromis, les discussions, les marchandages n'étaient plus de mise. Ils ne pouvaient être que des étapes, des arguments passagers, dans une radicalisation intransigeante. Le but suprême devenait l'Indépendance, la naissance d'une nation algérienne. Tout cela était clair et expressément exprimé dans les différentes déclarations du FLN et du gouvernement en exil.
Gilbert avait beau opposer les trois, quatre ou cinq générations de limplantation européenne, la relative pauvreté de la majorité des Pieds-noirs, la mise en route du programme de réhabilitation des Algériens, terme qui malencontreusement ne définissait que les Arabes et non pas les deux communautés, l'autre répondait par un obstiné: "Gilbert, comprends que c'est malheureusement trop tard !"
Aussi fut-il soulagé lorsque Kader lui annonça son retour à Oran. Surtout que Bouziane lui avait fait comprendre que Kader était un des percepteurs du FLN et qu'il n'était pas fréquentable. Ils notèrent leurs numéros de téléphone. Kader laissa celui de sa mère et ils échangèrent une longue poignée de main durant laquelle leurs regards se plantèrent profondément et tristement au fond d'eux-mêmes. Car ils connaissaient qu'ils allaient se trouver dorénavant séparés, hostiles, adversaires et qui savait, peut-être ennemis par la force des choses, suivant les convictions de Kader.
Quelques jours après le 20 Août, éclatait, surtout dans le Constantinois, une explosion de terreur abominable, dont l'analyse reflétait exactement la synthèse qu'en avait faite Kader. Au cours des évènements qui ponctuèrent les années suivantes, Gilbert se rendit compte de la justesse des anticipations et avertissements de son ami et, à part quelques péripéties impromptues comme le 13 Mai 1958, la prise de pouvoir du Général de Gaulle, le putsch et l'OAS, toutes surprises provoquées par les Français, tout se réalisa du côté algérien comme il le lui avait exposé si justement et sincèrement.
L'été s'achevait dans les aléas d'une politique métropolitaine désordonnée. Une incompréhension hostile s'installait entre les deux bords de la Méditerranée. Un second divorce se préparait pour les Français d'Algérie : après la déchirure avec les Algériens, s'établissait la rupture morale avec la Métropole. La France était écartelée entre sa dette morale envers ses compatriotes d'outremer, et la déclaration des Droits de l'Homme, à appliquer aux Algériens. Le gouvernement paralysa l'action de l'armée et avantagea un dialogue de sourds avec un adversaire intangible. Les Pieds-noirs isolés ressentaient intensément le danger mortel du fanatisme de la rébellion. L'armée, et son fer de lance les parachutistes, devinrent pour eux le dernier rempart « entre la valise ou le cercueil ».
Chapitre 10 : Service militaire, l'Allemagne.
Après un été torride Gilbert dut subir un hiver glacé. Il était loin de ses centres dintérêt. Son moral déclina. La décision paternelle de reclassement ne venait pas. Aussi décida-t-il de résilier son sursis. Ayant été recensé en France, il devait être incorporé à Paris au début de l'année 1956; il prépara son départ. Mais avant de rejoindre l'armée il sorganisa un entracte pour jouir d'un petit bonheur à Nice avec Élisabeth. Il la retrouva aussi amoureuse et attentionnée que lorsqu'il l'avait quittée huit mois plus tôt. Ils reprirent le cours de leur aventure là où ils l'avaient interrompue, en pleine lune de miel. Élisabeth le présenta à ses amis de lycée, dont quelques commerçants israélites jeunes et dynamiques, en plein lancement de plusieurs boutiques de fringues à la mode qu'ils essaimaient de Menton à Saint Raphaël.
A cause d'un orage, Élisabeth le fit entrer chez elle pour lattendre et achever sa toilette. Ainsi il fit la connaissance de ses parents, gens charmants et simples, sans détour, qui lui firent un très bon accueil.
Ils reprirent leurs sorties, les repas au restaurant, les soirées de spectacles ou de danses, les randonnées dans l'arrière pays. Partout on les prenait pour de jeunes mariés tant leurs sentiments étaient évidents, leur bonheur éclatant. C'était l'hiver mais la saison ne les gênait pas. Au contraire partout il y avait moins de monde et ainsi ils bénéficiaient pleinement des égards et de la sympathie de leurs hôtes. Élisabeth lui annonça que s'il voulait, un parent pouvait mettre à sa disposition à Nice un local commercial de grande qualité et, avec ses connaissances, elle pouvait essayer de le faire muter dans une garnison du sud-est. Il fut reconnaissant mais différa sa réponse nayant encore aucune idée sûre de ce quil voulait ni ne sachant ce qu'il adviendrait après son incorporation, Ils ne reparlèrent plus de ses propositions, les laissant en suspens. Gilbert promit de passer toutes ses permissions auprès d'elle.
Après cinq semaines d'une parenthèse magnifique et sans contrariété, il reçut soudainement le coup de fil de son cousin à Paris l'avisant de la convocation. La veille de l'incorporation, il sarracha de Nice et de ses délices.
Quelques jours après il se retrouvait en Allemagne, au milieu d un groupe de tondus. Sa première initiation à l'armée fut une longue période de " classes", consacrée pour la plus grande part à lentraînement physique et à des manuvres pédestres. On les promenait dans la campagne avec un lourd charroi qu'il fallait déballer puis ramener et ranger impeccablement pour la revue de paquetage. Avant de recommencer le lendemain ... On les épuisait de sports et de pompes pour les mettre en forme en vue de la sélection pour les écoles dofficiers. Il renforça considérablement ses abdominaux à force de faire des pompes, des tractions et des équerres, jeux cruels favoris des gradés envers les bleus. Il apprécia les séances de tir au fusil Lebel de la guerre 14, à deux cents mètres où sa formation optique et photographique lui permettait d'affiner les alignements alors qu'à la mitraillette il manquait de maîtrise.
Après son arrivée à Trèves dans une caserne pourrie et séculaire, dès les premiers jours il fit la connaissance horrifiée dune infanterie de morpions. Il mit quelque temps avant de comprendre ce qui arrivait, juste après que l'envahisseur ait gagné le pubis. Il faillit déserter dégoûté par cette attaque sournoise. Il put obtenir à l'infirmerie un kilo de DDT à cafards dont il se remplit le corps jusquà la culotte, et sa paillasse, et son placard. Il fit le sacrifice de toutes ses pilosités qui allaient du blond doré sur la poitrine, au roux fauve sur les parties intimes en faisant attention de ne pas entailler les endroits précieux quil ne pouvait voir malgré les jeux de glaces. Heureusement, ce fut la seule caserne de ce type qu'il connut - un vrai bagne - en un peu plus d'un an en Allemagne : les chambrées de cinquante lits gigogne, pas de chauffage, les chiottes en enfilade sans porte, une nourriture infecte dans des assiettes en métal, des tablées de vingt-quatre sur des bancs de bois, le lavage du linge soi-même, les revues de détail féroces et humiliantes à toute heure, les engueulades grossières et un entraînement digne des Marines. Chaque jour on leur faisait croire que c'était l'examen final quils passaient, et chaque fois, martyrisant leur corps, on leur faisait refaire les multiples épreuves sportives.
Egalement on leur fit subir les épreuves écrites sur lemploi des armes et la discipline martiale. A la fin il leur fut infligé un pensum sur leur conception de la condition militaire. Il divagua sur les blasons et devises qui ornaient les drapeaux des régiments où se voyaient pour lui lhonneur et l'idéal de lArmée dévouée jusquau sacrifice patriotique. Il remplit quelques feuillets sans lever la plume à la surprise d'un capitaine qui lut les larmes aux yeux le panégyrique au fur et à mesure de sa rédaction.
Entre-temps il apprit que tous les aspirants partiraient en Algérie après une période d'instruction de deux ou trois mois dans leur école d'armes.
La détérioration rapide de la situation là-bas créait un important besoin d'encadrement des troupes affectées au maintien de l'ordre et aux quadrillages. Pourtant le 22 janvier Camus avait prononcé un long discours d'amour, malgré les huées des Algérois européens. Ce qu'il avait exprimé était exactement ce que ressentait Gilbert : il ne pouvait porter les armes contre les Algériens de quelque bord qu'ils fussent. Il condamnait et souffrait des attentats et des horreurs du terrorisme et cependant, il ne pouvait se déterminer moralement à combattre et à devoir tirer peut-être sur des voisins. C'était une répulsion morale qu'il ne pouvait dominer, un principe qu'il ne voulait affaiblir ou contourner par des arrangements. Il ne porterait pas les armes en Algérie car il savait que certainement il devrait s'interposer entre deux populations qu'il aimait les Pieds-noirs et les Algériens.
Alors il loupa les tests psychologiques et de connaissances générales, conservant une certaine crédibilité pour ménager la possibilité de passer sous-officier. Cela réussit : il ne fut pas retenu pour l'école d'officiers. On l'affecta en fonction de sa profession, dans le corps du Matériel à la maintenance des camions. Il réussit les épreuves de sous-off et fut rapidement nommé caporal.
Gilbert repéra dans la même disposition un autre caporal, Kapriliski, ingénieur atomiste rondouillard qui par conviction politique orientée à gauche, refusait de combattre. Ils eurent quelques discussions sur l'Algérie avant d'être séparés au hasard des mutations qui pleuvaient sans arrêt. Kapriliski était très pessimiste sur l'avenir de l'Algérie "française". Désabusé il hochait la tête ironiquement quand Gilbert, pénétré, lui expliquait que les Pieds-noirs ne pouvaient vivre ailleurs qu'en Algérie. Un jour ou l'autre il y aurait un sursaut des masses algérienne et française pour s'entendre et déterminer un modus vivendi. On ne pourrait tuer ou étouffer ni un million de Français, ni neuf millions d'Algériens et l'indépendance de l'Algérie pure et dure était impensable sans un statut particulier pour les Pieds-noirs et la France.
Kapriliski attiré par l'attachement de Gilbert à la littérature lui montra un essai qu'il avait commis, un pastiche intitulé "De l'autre côté de l'urinoir". Dans un style voisin d'Ubu roi et dans une forme d'écriture phonétique, sans ponctuation, sans orthographe et sans grammaire il livrait les pensées d'un être qui pouvait être le Bon Dieu démontant les actions humaines récentes ou passées les plus altruistes, le sacrifice des personnalités les plus nobles, et démontrait qu'ils étaient constamment dictés par l'intérêt et l'égoïsme les plus vils. La civilisation n'était qu'un avatar qui avait demandé quelques millénaires sans changer les attributs humains dinsectes. Il patientait car Il n'avait pas encore trouvé l'âme pure qui sauverait l'humanité et qui devait forcément arriver puisque c'était lui qui avait créé l'homme et la femme. Un comparse Satan (?) survenait et révélait à Dieu qu'Il ne trouverait jamais cette âme pure car justement Il avait fait Sa créature à Son reflet, à Son image. Et donc, l'humanité entière devait être détruite pour recommencer une autre tentative. Dieu répondait :" J'y pense, mais ailleurs, avec des chiens".
Gilbert dut lire l'ouvrage à plusieurs reprises pour suivre, tant l'écriture était curieuse et hermétique ; mais il dut concéder que c'était fait avec talent. Kapriliski sortait aussi des aphorismes qui plaisaient à Gilbert par leur humour sarcastique, qu'il essayait vainement de se rappeler du genre : " L'homme n'est pas totalement mauvais puisqu'il pleure au cinéma. " " Le Diable c'est la religion. "
Gilbert décevait beaucoup Kapriliski par son sentimentalisme innocent et son aveuglement politique qu'il prenait pour une inhibition passionnelle. Militant, fin politologue, attiré par la personnalité de Gilbert, il aurait aimé le préserver et le prévenir que la position de la France deviendrait intenable. Il lui démontra mathématiquement que le largage de l'Algérie était irrémédiable, que tout concourait fatalement au détachement de la France de toutes ses colonies y compris l'Algérie. Il énumérait les preuves : " 1) L'Algérie coûte une fortune au budget de la France. 2) La France doit faire face à la concurrence qui va s'instaurer entre les pays européens et ne peut supporter la tare d'être un pays encore colonisateur. 3) Toutes les colonies sont en passe d'être reconnues indépendantes ou viennent d'accéder à l'indépendance, à droite de l'Algérie le Maroc, la Tunisie à gauche. 4) Les Français ne voudront pas verser leur sang très longtemps pour un pays d'Afrique, même si en son temps, les Français dAlgérie ou dailleurs sétaient battus pour la France sans hésitation : par exemple lIndochine « française ». 5) Tout était affaire de politique, d'économie budgétaire. 6) La proportion relative des populations françaises : la France ne pouvait assimiler ou sassimiler à neuf millions darabes à la démographie galopante." LAlgérie française était un boulet impossible à trainer.
Mais Gilbert, comme avec Kader, ne voulait pas démordre qu'on pouvait s'entendre fatalement un jour ou lautre et il ne discuta plus de ces choses pénibles avec un suppôt marxiste qui fût lui aussi soulagé de cet éloignement. Bientôt Kapriliski partit pour une autre affectation et Gilbert retrouva peu à peu son calme intérieur et sa conviction.
Deux mois plus tard on l'envoyait à lÉcole du Matériel dans les nouveaux foyers militaires français de Kaiserlautern qui, comparés à Trèves, ressemblaient à un palace. La ville abritait aussi une importante garnison américaine et il fallait soutenir la comparaison. Un bon chauffage central, des chambrées de six, une nourriture saine, un réfectoire propre et clair avec tables séparées pour huit résidents, une buanderie générale accessible à tous, des plates-bandes de fleurs entretenues, tous ces services animés par des allemands auxiliaires civils sympathiques, chargés des corvées.
En plus, de nouveaux camarades instruits et civilisés, pour la plupart parisiens, fréquentaient les compagnies voisines dinstruction pour les écoles dofficiers. A l'automne, lors dexamens accélérés pour les nouveaux contingents tous les candidats furent admis aspirants tant le besoin dencadrement devenait pressant en Algérie. (Alors que le contingent précédent, celui de Gilbert seuls six sur trente deux avaient été sélectionnés).
Malheureusement avec les nouvelles affectations, alors que ses camarades officiers partaient vers les différentes écoles dEOR en Algérie, il fut muté au dépôt de matériel à Dilligen dont les commodités étaient similaires à celles de Trêves. Il y faisait déjà froid et le confort de lauberge était sommaire. Quelques jours après son arrivée au corps il fut bombardé caporal-chef et le soir même chef de poste. C'était sa première garde en qualité de responsable du portail d'entrée de la caserne.
Les Allemands avaient compris la leçon de la guerre de 1945, on était maintenant en temps de paix, cela faisait plus de dix ans qu'il n'y avait pas eu dattaque. Aussi, quand minuit sonna, Gilbert fit tranquillement sa tournée pour vérifier la faction des sentinelles et, comme le calme régnait tout le long du mur d'enceinte, il réintégra le poste où il reprit sa lecture. Les quatre soldats du premier tour de garde dormaient sur des banquettes de bois, entourés de couvertures. Pour augmenter leur quiétude, il éteignit les ampoules qui éclairaient violemment le petit poste, ne laissant allumée que celle de l'entrée. Vers deux heures du matin il reçut la visite de l'adjudant de permanence qui fut très étonné de voir les ampoules éteintes « Elles ont grillé ? » interrogea-t-il. -"Non, mon adjudant, jai éteint pour permettre aux hommes de mieux dormir !". "Ah bon ! Mais c'est contraire au règlement !". "Je ne le savais pas, c'est ma première garde". "Bien, bien, j'aviserai. En tout cas, il faut toujours que le poste de garde reste allumé". Deux jours après il était convoqué chez le capitaine Lopez qui le reçut fort courtoisement : "Gilbert Danan, vous êtes le fils d'Armand, photographe à Oran ?" - "Oui, mon capitaine" fit-il, soulagé de la tournure que prenait la conversation. Le capitaine lui apprit qu'il était aussi oranais et qu'il avait quitté sa ville natale depuis quatre ans maintenant. Il eut une ou deux paroles sympathiques puis il aborda le sujet militaire : "J'ai là un motif de punition de huit jours avec demande d'augmentation, de la part de l'adjudant de service, qu'avez-vous fait?". -"J'ai éteint par ignorance les deux ampoules du poste de garde, mon capitaine". - "C'est bien tout? Ladjudant dit que vous avez commis de graves négligences pendant la garde ?". -"Oui, c'est bien tout, mon capitaine". dit-il avec un sourire franc. -"Bien, rompez !".
Ce n'est que le mois suivant que le verdict fut rendu : trois semaines de prison par le commandant de garnison, après nouvelle demande d'augmentation du capitaine. Gilbert en fût abasourdi nayant jamais été condamné et surtout traité si injustement. Il déménagea sa paillasse pour les planches d'une accueillante cellule de six mètres carrés avec vue grillagée sur cour, équipée de deux lits gigognes qu'il occupa seul, ce qui lui permettait de lire à sa guise tard dans la nuit après lextinction des feux. Cette punition était adoucie par une faveur particulière : service normal le jour, prison la nuit. Le séjour eut encore un autre avantage appréciable : l'hôtel de police faisait partie du bâtiment abritant la chaufferie et la chaleur irradiait des murs et de radiateurs bouillants contrairement aux autres bâtiments.
Or cet hiver là fut le plus rigoureux dont l'Allemagne eut à souffrir depuis vingt ans disait-on. Le thermomètre descendit jusqu'à moins vingt-trois degrés, ce qui mettait en danger les véhicules de l'armée française doccupation. Aussi pendant les nuits glaciales tous les effectifs faisaient tourner la centaine de camions du régiment pour que les moteurs ne gèlent pas. Gilbert fût oublié dans sa cellule mais il était dérangé par le bruit continuel des moteurs. En pyjama il contemplait au travers des barreaux et de la salubre buée déposée sur les vitres, la noria des véhicules roulant à la queue leu-leu dans la cour de manuvres où ses malheureux camarades emmitouflés comme des ours, menaient en rond les engins ouverts à tout vent. Il voyait à chacune de leurs expirations un jet de vapeur dun demi-tr ; les écoulements de nez étaient autant de perles de glace qui ornaient les nobles visages des guerriers. Écroué, Gilbert jugea superflu de se porter volontaire mais renonça aussi à se plaindre du bruit qui l'empêchait de jouir pleinement de lisolement normal qu'on était en droit d'attendre de ces lieux.
Une nuit peut-être à cause de la chaleur, il rêva qu'un officier lui rendait visite et lui faisait la morale : "Tu dois connaître les deux nombres qui font la disposition dun bon soldat : 11 et 38 » Gilbert restait coi. L'officier se raidit alors dans un splendide garde-à-vous. Gilbert comprit le 11. - "38 ?? Mon capitaine." - " La lunette." -"???" - "La lunette des WC..." Pendant plusieurs jours Gilbert s'interrogea : pourquoi, comment, d'où lui venait cette métaphore si cocasse, mais il ne réussit pas à savoir si cela venait d'une lecture ou d'une invention subversive de son subconscient.
Pour se remettre, après quelques jours, il demanda une permission pour se joindre à des camarades pour aller au carnaval de Munich. Il était curieux de cette ville car il avait en tête que c'était là qu'Hitler le monstre, avait eu son premier succès dans un Gasthaus doù il harangua deux mille personnes fanatisées.
Gilbert se débrouillait en Allemand ; il était chargé des conversations. C'était loin par le train, mais la fête était réputée et ils ne savaient pas s'ils auraient une autre occasion. Il faisait un froid de canard et bien qu'ayant emporté des vêtements civils, il dut se couvrir de sa grosse capote militaire d'où il avait décousu les écussons les Munichois étaient chatouilleux disait-on.
Sur toutes les places les Munichois avaient élevé de grandes sculptures de neige qui s'étaient transformées en glace, prenant une allure fantastique. Personnages, clowns, carrosses à chevaux grandeur nature, jusqu'aux châteaux des rois de Bavière hauts de plusieurs mètres. A cause du froid les manifestations extérieures, habituellement si colorées, étaient rares. Quelques fêtards éméchés, aux masques grotesques ou déguisements triviaux gambadaient, importunant les passantes amusées chatouillant sous les jupes. Mais dans les immenses brasseries, le jour et la nuit la liesse éclatait, énorme, phénoménale. Il était presque impossible à Gilbert ébahi de se frayer un chemin ou de trouver une place où s'asseoir près des tables bondées sur lesquelles les choppes de bière énormes ne laissaient aucun espace. Le vacarme, les cris, les rires, la musique, étaient assourdissants. Un orchestre en habit régional dispensait sans discontinuer les flonflons de marches et de valses ponctuées par les youkoulélés et la grosse caisse. Les éclats de rires, les chants éclataient partout. Les salles interminables, communicantes, contenaient des milliers d'assoiffés la plupart largement éméchés. Tout aussi folklorique que l'orchestre ou le décor, une armée d'accortes serveuses au large décolleté, les sillonnaient en tous sens, un gras sourire figé sur un large visage. Elles transportaient sans en verser une goutte trois chopes dun litre dans chaque poigne. Les mieux loties par la nature gardaient quelque grâce aguichante et étaient saluées par des attouchements ou tapes sans conséquence. Il était effarant de voir certains géants obèses au ventre démesuré déglutir un litre de bière d'une seule gorgée, sans sortir le nez de la mousse.
Les agapes commençaient à dix heures du matin et ne s'arrêtaient qu'à cinq ou six heures le lendemain. Dans chaque auberge l'on dansait et les couples en plus de la soif, pouvaient satisfaire leur lubricité au cours des gigues endiablées où on pouvait tout toucher, sauf le principal appareil (peut-être!). Pour vérifier il fit quelques longues danses avec de jeunes munichoises. Ballottés, compressés ils restaient encastrés, à part les frottements ajustés acceptés de part et dautre, correspondants à la cadence, après lesquels il en ressortit tout mouillé. Les encouragements corporels dispensaient de toute conversation et la teutonne ne manifestait d'autre réprobation quun sourire béat, la tête penchée, dans une lourdeur soudaine. Avec un même plaisir il découvrit les grosses würst vendues au coin des rues, saucisses à la chair rose, tendre et délicate, qu'on enfouissait dans un petit brötchen tiède, moelleux, tartiné d'une légère moutarde, dégoulinante.
Il revint ragaillardi à la caserne, enchanté de cette courte escapade inattendue, de la visite des lieux et des manières civiles des habitants.
Au cours de la visite du casernement par un jeune général, Gilbert pendant la revue des troupes, peu troublé par cet événement, eut la chance d'accrocher son attention. Ce général, sympathique, peu formaliste et certainement intelligent linterrogea sur sa condition militaire. Il s'étonna que Gilbert avec sa formation et son allant, soit affecté à l'entretien de camions alors qu'il aurait sans doute pu figurer dans le corps des officiers et remplir des missions plus intellectuelles. Gilbert resta prudent dans ses réponses mais accepta avec reconnaissance la nouvelle dune prochaine mutation pour une affectation appropriée. Effectivement peu après il retournait à Kaiserlautern, au service Optique où il emballait et déballait après enregistrement les jumelles, télémètres, lunettes d'artillerie qui étaient réparés très soigneusement par des Allemands parfaitement qualifiés.
Puis vint le temps des fraises allemandes, délicieuses, étendues sur les généreuses tartes Erdbeer Kuchen qu'il ne trouva que dans cette ville accueillante que les garnisons faisaient prospérer. Outre les français elle abritait une forte armée américaine. Corrélativement à la valeur et à l'abondance des dollars, la moitié de la ville vivait à l'heure américaine. Le samedi soir et le dimanche, un petit Chicago revivait. Les filles arrivaient nombreuses des environs pour faire le plein de dollars. Tout était permis sauf de faire du scandale sur les voies publiques. Les patrouilles de M.P., noirs et blancs mêlés, vadrouillaient en force, à pied ou en jeep, avec casques, brassards, matraques et colt 45 à la ceinture. Ils ne plaisantaient pas et faisaient régner l'ordre. On disait que leurs matraques étaient remplacées chaque semaine. Les patrouilles françaises moins nombreuses, composées d'appelés, faisaient pâle figure à côté. Elles étaient quelquefois unies aux américaines ; alors on désignait des soldats dactive, plus représentatifs de la virilité du coq gaulois! Les Français étaient cependant assez bien ressentis par la population allemande qui sentimentalement se sentait plus proches de culture. Ils étaient un appoint non négligeable pour le négoce, sans qu'il y eut des boîtes et des bars qui leur fussent réservés comme pour les Américains qui étaient les maîtres de la nuit. Il était facile d'entamer une conversation avec des Allemands, tout au moins dans les cafés et les Gasthaus où on pouvait déguster d'excellentes escalopes panées Wienerschnitzel avec du vin blanc du Rhin ou de Neustadt, ou du jus de pomme Appfelsaft avec les pâtisseries.
A cette époque encore proche de la guerre, les Allemands paraissaient repentants et visaient la compréhension. Leur refrain était " Nous sommes tous des hommes Wir sind alles menschen" , aussi il faut pardonner nos « erreurs » passées! et ils offraient volontiers un coup aux troufions pour se faire disculper. Ils étaient tout heureux quand on arrivait à converser dans leur langue et se laissaient aller alors à certaine diatribe contre les égarements de la mauvaise guerre qui avait fait tant de mal de part et d'autre. C'était rassurant d'entendre le bon peuple regretter son laisser-aller dans une mauvaise période révolue quil fallait absoudre et oublier les morts!
Un jour dans le train, il fit la connaissance d'un brave homme sincère qui l'invita à passer un dimanche dans sa famille. Il raconta quil avait été prisonnier en France et quil en avait gardé un merveilleux souvenir. Il avait garçon et fille qui apprenait le Français et ils seraient heureux de le recevoir. Gilbert touché et curieux de connaître l'intimité d'un intérieur allemand accepta. Ce fut un dimanche assez plaisant au milieu dans un foyer représentatif de la classe moyenne de la nouvelle Allemagne, solide, travailleuse, heureuse d'exister encore. La jeune fille intéressante balbutiait le français. Gilbert se fatigua à animer une conversation polie et languissante dans la langue de Goethe quil maîtrisait mal au delà des besoins élémentaires.
Un jour cependant, il eut un accrochage avec un nostalgique de l'ancien régime. Il désirait acheter un appareil photo Kodak Rétina IIa récemment sorti et encore rare. Déjà, deux marchands en étaient démunis lorsque Gilbert en aperçut dans la vitrine d'un magasin au fond d'un passage. Il était en tenue militaire. Un vendeur, vieux, le fit attendre sans s'occuper de lui ; Gilbert finit par demander l'appareil et exprima en allemand le désir de le tenir en main. Le marchand refusa. Gilbert expliqua qu'il était photographe et connaissait bien les appareils et décidé à l'acheter s'enquit du prix. Le vendeur annonça un montant supérieur à sa valeur courante, chose que Gilbert lui fit remarquer. L'autre lui rétorqua : « Je ne savais pas que les soldats français étaient comme les Juifs! », malgré les clients qui stationnaient dans le magasin. Gilbert rougit et répliqua : « Justement moi je suis juif et soldat français ! » Il sortit cependant son argent, paya le prix demandé et lança avant de partir: « Vous, vous n'êtes certainement pas juif mais indubitablement un voleur ! » Ce fut la seule manifestation raciste qu'il eut à subir pendant son séjour d'un an au cours duquel il mit à profit toutes les occasions pour se frotter à la population et découvrir la nouvelle Allemagne florissante, premier pays étranger quil visitait.
Il profitait de toutes les petites permissions de week-end non décomptées pour effectuer des sorties dans les grandes villes d'Allemagne. Il visita Francfort, Mannheim, Ludwigshafen, Stuttgart, Cologne. Partout il était frappé par le boom économique qui ressuscitait le pays. Dans toutes ces villes rasées par les bombardements, dix ans après des buildings impressionnants s'élançaient haut vers le ciel, les larges boulevards étincelaient de mille enseignes. Une foule embourgeoisée déambulait dans les zones commerciales qui regorgeaient de marchandises; les voitures opulentes, Mercedes, Volkswagen ou américaines, fourmillaient. Il lui apparaissait que l'activité économique était bien plus vigoureuse que dans les villes françaises anciennes et le commerce archaïque. Il en avait un pincement au cur. Il s'étonnait qu'on qualifiât encore l'Allemagne de pays vaincu et occupé alors qu'elle explosait d'une santé et dun dynamisme provocants dont il était jaloux.
Gilbert bénéficiait maintenant dune petite chambre individuelle avec vue sur une esplanade jardinée, qu'il appréciait plus que la communauté à deux ou trois pour les gradés. Sur une dizaine de mètres carrés il avait disposé son lit en fer avec un vrai matelas et deux couvertures car il était frileux, une table et deux chaises de bois, une armoire métallique avec cadenas pour les vêtements, les vivres et ses bouquins. Il lisait beaucoup, emmitouflé au lit le soir, et chaque mois il envoyait un colis des livres qu'il avait abattus. Sur une étagère un petit électrophone et une radio lui permettait découter les radios française pour les informations sur lAlgérie, allemande pour la musique symphonique, ou américaines pour les excellentes variétés. Une grande carte d'Algérie trônait au dessus du lit sur laquelle il suivait les engagements entre l'armée et les rebelles. Chacun savait qu'il était né en Algérie mais qu'il avait fait ses études en France et résidait à Paris. Personne parmi ses camarades ne s'était avisé de lui reprocher sa présence en Allemagne. Mais un caporal avait remarqué l'arrivée régulière du courrier de ses parents en provenance dOran. Dupuy avait engagé à deux ou trois reprises des discussions sur l'Algérie avec ses amis en présence de Gilbert, lui reprochant indirectement de ne pas être volontaire pour combattre dans "son" pays. Ce dernier expliqua que son pays était la France, que l'Algérie en était encore une province et qu'il se soumettait aux affectations quil navait pas recherchées. Il ajouta quil ressentait des problèmes de conscience, quil était vrai qu'il éprouvait des scrupules à se battre contre d'anciens compagnons ou des gens dont il ne considérait pas la majorité comme des ennemis - mais il obéirait aux ordres et aux affectations.
Pour le caporal Dupuy et ses amis ces délicatesses ressemblaient à de la lâcheté et Gilbert était un planqué. Il en vint à penser que Gilbert avait peur de se battre, l'estimant hypocrite et pleutre. Il devint agressif et méprisant. Il était retenu seulement par le grade de Gilbert qui le protégeait, lui dit-il. Gilbert lui assura un jour que son grade ne changeait rien à ses manières d'être et quil n'en ferait pas état pour infliger brimades ou punition quelles que soient les circonstances. Ce fut tôt un matin que Gilbert sous-officier de semaine portant la grande tenue de drap et les godillots à clous réglementaires, commençait le réveil des chambrées, qu'il lança son attaque. Dupuy se préparait à éprouver et corriger le pacifiste, comme il l'appelait. Par surprise, en le croisant incidemment dans le couloir, il lui porta une terrible manchette à la pomme d'Adam. Gilbert déséquilibré sur ses clous, glissa sur le carrelage à la renverse. A terre à demi assommé, la respiration coupée, il reçut un déluge de coups que l'autre distribuait assis à califourchon sur lui. Mais les réflexes des nombreuses bagarres qu'il avait livrées au lycée pour défendre "l'honneur" de son état de juif, jouèrent et machinalement sans vraiment être conscient sous les coups il banda son corps. D'un coup de reins il fit basculer l'attaquant, le poussant et se dégagea. D'un bond il se remit sur pied et bien qu'il fut à moitié sonné et qu'il glissa continuellement sur ses godillots il se livra à un pugilat qui tint à distance l'énergumène qui reçut à son tour quelques coups. Enfin les soldats les séparèrent et les tinrent éloignés l'un de l'autre. Malgré sa gorge écrasée, son visage tuméfié et une belle bosse à l'arrière du crâne Gilbert reprit le service comme si rien ne sétait passé. Il fit l'appel d'une voix éraillée, le gosier endolori, craignant une fracture du gosier, mais il ne fit pas voir ses douleurs.
Pendant le repas du soir, il se planta devant Dupuy méfiant et lui lança : "Ca y est, tu t'es soulagé ! Tu crois que tu as réglé mon problème avec tes poings. Ce ne sont pas les coups qui me feront changer davis! ". Par la suite, Dupuy cessa de provoquer Gilbert, ni l'un ni l'autre ne manifestant de rancune ils se côtoyèrent sans plus d'animosité.
Un dimanche de fin d'été Gilbert voulut se rendre à la fête des vendanges dans les coteaux de Neustadt, village réputé pour son vin blanc frais et corsé. Il faisait beau et encore chaud. A pied il emprunta de petites routes secondaires, longeant les vignes. Il avait dégrafé son col, desserré la cravate, retroussé ses manches, placé son calot dans la bride d'épaule. Il se laissait aller au silence de la campagne, à admirer les feux du soleil couchant qui allumait une palette phosphorescente au travers des vignes rougies par l'automne. Tout à sa contemplation bucolique il ne fit pas attention à une voiture qui le croisa, ni à un crissement de pneus. Il avançait jusqu'à ce que la voiture après une marche arrière sarrête à sa hauteur. C'était une voiture militaire française d'où descendit un jeune lieutenant. Gilbert se mit au garde-à-vous puis au repos. Le lieutenant le tança : -"On ne salue plus ?" -"Je n'ai pas le calot sur la tête, mon lieutenant !" -"Votre tenue est négligée !". -"Je suis en pleine campagne, il n'y a personne". -"Ce n'est pas une raison, vous représentez l'armée française ! Donnez-moi votre nom, votre affectation". Il nota les renseignements -"Vous aurez de mes nouvelles ! Rectifiez la tenue !" Et il repartit. Gilbert haussa les épaules, arrangea un peu sa cravate et continua son chemin pour arriver bientôt à Neustadt.
Dans un champ ombragé à l'entrée du village, étaient disposés tables, bancs et tabourets bien en ligne autour d'une estrade occupée par trois musiciens : accordéon, violon et clarinette. Des guirlandes de feuilles de vigne et des grappes de raisins blonds étaient accrochées à des filins tendus entre des poteaux endimanchés par des lampions de couleur, donnant une ambiance de fête pastorale à lancienne. Des tonnelets étaient entassés dans un coin près d'une buvette, ainsi que des baquets où les bouteilles de vin rafraîchissaient. Gilbert salua l'assemblée d'un signe de tête marqué, pieds joints à lallemande, et s'installa à un bout de table pour ne pas être importun. Le tavernier s'avança aussitôt et il commanda en allemand un verre du meilleur vin. Des couples la plupart en costume traditionnel, culotte courte de velours vert et tablier brodé de couleurs vives pour les femmes, étaient attablés et devisaient joyeusement avec de gros rires. Comme toujours la consommation d'alcool et de bière n'était pas comptée pour les hommes, ni même pour les femmes dont certaines ne se laissaient pas surpasser dans ces agapes provinciales. Les danses cadencées, entraînantes, à la bonne franquette, s'apparentaient à des courses d'obstacles, même si la place ne manquait pas pour les manuvres. Les inévitables chants accompagnaient les mélodies. L'ambiance était nature et très sympathique. Gilbert était conquis par tant de spontanéité bon enfant. Pour faire bonne contenance il joignit bientôt sa voix discordante sans parole au chur pastoral. Il reçut bientôt la compagnie de braves compagnons avec qui il entama une conversation facile, car aux trois quarts saouls mais encore lucides ses amis dégoisaient sur le ridicule des guerres et l'égalité des souffrances dans les combats. Il les écoutait d'une oreille, lautre attentive à la musique, en acquiescent avec des "ya, ya" pénétrés. Par fraternité il dut absolument accepter quatre ou cinq verres dun vin blanc délectable qui lui firent vite tourner la tête car il tenait mal l'alcool. C'était la coutume en Allemagne, que de prouver son amitié en buvant ensemble jusqu'à l'ivresse. (Il en fit l'expérience plusieurs fois dont une fois à Francfort, au cognac, où il attrapa une biture la plus mémorable de son existence et faillit se faire amicalement violer...) Il était maintenant des leurs et par jeu il se mit à jouer les ivrognes pour le plus grand plaisir de ses compères.
Il se laissa aller à parcourir bras dessus dessous le village et ses troquets jusqu'à une heure avancée de la nuit. Enfin ses nouveaux amis européens le raccompagnèrent à proximité de la caserne, au péril de leur voiture qui zigzaguait. Il les quitta très content de lui car il avait su resserrer des liens chaleureux entre deux anciens ennemis et donner une très bonne impression de l'armée française.
Il devait bientôt être nommé maréchal des logis et à cette occasion, il pensait par expérience qu'il serait envoyé automatiquement en Algérie. Dans cette éventualité il demanda ses vingt derniers jours de permission pour aller à Nice rafraîchir ses sentiments. Là-bas les permissions étaient pratiquement suspendues jusqu'à la libération après un maintien prolongé à vingt-quatre mois de service militaire.
Élisabeth se montra toujours aussi tendre et attachée, attentionnée à lui plaire. Ils reprirent leurs habituelles vacances et sorties le jour et la nuit, allant à la plage, se baignant ensemble lui fit-elle remarquer, pour la première fois de leur existence du même côté de leur mer.
Cette fois elle insista beaucoup pour lui faire accepter une mutation dans le sud-est de la France car elle se plaignait de le voir trop rarement. Elle augurait aussi son départ en Algérie et elle aurait voulu prévenir son retour chez lui de l'autre côté. Mais il refusa fermement lui demandant d'attendre encore un peu pour agir, prétextant que cela contrarierait peut-être son avancement qui était tout proche et que le grade lui donnerait plus de libertés. Elle s'inclina, et il repartit avec des forces nouvelles, le cur chaud, se sachant toujours désiré et attendu.
Il reçut son galon en même temps qu'il trouva le cantonnement en pleine folie : on pliait armes et bagages pour partir en Égypte appuyer le débarquement des parachutistes à Port-Saïd. Pendant son petit entracte au paradis niçois, le grand chef Ben Bella confiant en l'immobilité française, s'était fait cueillir comme un benêt et les Anglo-français avaient enfin relevé le front en attaquant Nasser. C'était la joie chez les militaires et une folle excitation secouait les garnisons de haut en bas des échelons. On allait se battre en Égypte, on allait enfin faire taire la Voix des Arabes qui nous insultait sans vergogne depuis des années alors que l'armée ne pouvait répondre aux forfanteries d'un adversaire d'autant plus hargneux qu'il se savait à l'abri.
Au quartier il ne reconnaissait plus le train-train mou des armées inactives. Les véhicules sillonnaient la garnison à fond de train amenant le matériel dans les convois qui se formaient et prenaient la route en cascade ininterrompue vidant peu à peu les casernes dans un affairement général. Il n'avait pas été touché par son rappel de permission adressé à Paris. Son adjudant chef du service Optique qui l'appréciait pour son travail, ferma les yeux sur son retard et il reçut le jour même un ordre de mission pour Marseille, le Pasteur et l'Égypte. Il toucha un équipement et une tenue de campagne adaptés aux pays chauds et le lendemain même il jetait son paquetage dans un GMC pour convoyer une section du Matériel vers le grand voyage de rédemption, vers une aventure qui ne lui déplaisait pas.
Après avoir fait un détour par Landau où une unité de Chasseurs allongea le convoi imposant, il rentra en France par le pont de Kehl, froid et brumeux au-dessus du Rhin sombre comme l'acier. A petite vitesse, par des routes secondaires, ils atteignirent Marseille en deux jours. Ils furent parqués dans un centre de transit où régnait la plus grande confusion. On campa au pied des véhicules deux jours durant dans l'attente de l'ordre d'embarquement qui ne vint jamais. C'est que malheureusement après des premiers succès foudroyants, l'armée franco-anglaise avait été clouée sur place par la menace d'intervention directe de l'URSS et l'attitude décourageante des USA, pratiquement complices. Seul Israël s'en tirait glorieusement faisant fi des craintes, écartant le danger de ses frontières, ressemblant plus que jamais à David maîtrisant Goliath.
Finalement après plusieurs jours de consigne, Gilbert reçut l'ordre de revenir à Kaiserlautern, laissant sur place les véhicules, le matériel et les chauffeurs qui partirent eux pour Alger. Dans le train il retrouva quelques autres gradés qui tous laissaient percer leur amertume d'avoir été stoppés en plein élan victorieux et leur honte de devoir à nouveau subir les sarcasmes d'un ennemi aussi vindicatif que couard, le danger passé.
Tout était chambardé au cantonnement ; il ne retrouva pas sa chambre. Il fut affecté à un autre corps, à une section de "combat". Il n'avait plus à s'occuper des matériels devenus trop rares ; on les occupa à faire du sport, du tir individuel aux armes de poing dont la carabine américaine M5 qu'il préféra à la mitraillette, et à monter les gardes à cadence répétée.
Il fut convoqué par son adjudant : les "nouvelles" du lieutenant de Neustadt étaient arrivées! Il avait cru que le ridicule de la situation serait apparu à l'officier, mais point. Cet officier, aussi bête que méchant avait déposé un motif avec demande d'augmentation et la punition arrivait trois mois après: quinze jours de prison commués en arrêts de rigueur. L'adjudant se fit raconter les circonstances de la motivation et, brave homme, ne put cacher sa réprobation. Le lendemain il proposait à Gilbert de repartir à Marseille en convoiement d'half-tracks par un train militaire, voyage peu confortable mais que Gilbert s'empressa d'accepter avec reconnaissance. L'adjudant lui fit comprendre qu'il pouvait ne pas se presser et remplit l'ordre de mission jusqu'à la fin de la punition. C'était formidable ! Le train mit quatre jours à atteindre le Dépôt du Matériel à Marseille et Gilbert dormit trois nuits dans un fourgon glacial. Mais une fois remis les formulaires administratifs il se dirigea immédiatement vers la gare Saint Charles d'où il téléphona son arrivée à Élisabeth.
Dans la pagaille il escomptait que son absence du cantonnement de Marseille passerait totalement inaperçue, personne n'en ayant après lui, ni à Marseille, ni en Allemagne.
Il trouva Nice les rues illuminées, en pleine préparation des fêtes de fin d'année, dans l'attente impatiente des réjouissances et des achats de cadeaux dont regorgeaient les magasins. Il eut une pensée pour les siens, de l'autre côté de la mer, maintenant dans l'angoisse du lendemain, exposés aux attentats terroristes.
Il trouva Élisabeth comme dans un autre monde de fraîcheur et de bonheur et se laissa aller à la fête, aux sorties, aux spectacles, dans un tourbillon léger de tête-à-tête et de bains de foule. Elle mit pour lui le parfum qu'elle lui réservait, sortit ses dernières emplettes et s'arrêta de fumer, chose qu'elle avait commencé depuis son départ. Un matin elle annonça qu'elle avait pris rendez-vous avec un colonel, vieil ami de sa famille et personnalité influente de la Région Militaire, elle désirait absolument qu'il l'accompagne. Elle le présenterait comme un ami très cher et il ne faisait aucun doute qu'il pourrait finir son service aux environs, près d'elle. Sans même réfléchir il refusa net, lui expliquant qu'il ne voulait pas se soustraire à la ligne des évènements et qu'il serait bientôt démobilisé. Elle en conçut une profonde désillusion, qu'elle dissimula ; et lui ne se rendit pas compte de sa grande tristesse. Sans se l'expliquer ni y réfléchir Gilbert ne voulait pas changer le cours des choses. Il refusait d'intervenir de sa propre initiative pour modifier son parcours, son affectation en France ou en Algérie. Il était neutre et il irait où l'armée voudrait le déplacer même s'il devait finalement courir des risques et subir les aléas de batailles. Il ferait face à la situation le moment venu comme ses camarades métropolitains.
Après une dizaine de jours d'un dépaysement total et d'un bonheur sans gros nuage il changea à nouveau de peau et repartit à Marseille où il fit viser sans problème son ordre de mission.
Il arriva à Kaiserlautern juste pour prendre la garde du samedi. Depuis quelque temps tout le monde s'attendait au départ prochain de la Compagnie complète pour l'Algérie et la discipline s'était renforcée. Même les permissions de minuit et de quarante huit heures étaient supprimées et à plus forte raison les permissions en France. A deux heures du matin il fut réveillé par la sentinelle : un soldat saoul faisait du scandale et ne voulait pas signer le registre. L'heure de rentrée était dépassée depuis longtemps. Gilbert reconnut Dujardin Ernest, qui était dans sa section depuis peu. Un solide maquereau parisien qui jouait au dur. Il n'arrêtait pas de faire de la taule, avait même été dégradé, car il avait cassé la figure à un sergent-chef qui le serrait de trop près. Ce fait d'armes lui avait valu la sympathie des appelés de la compagnie, un nouveau mois de prison et la perte de son galon de première classe, toutes choses dont il se fichait comme d'une guigne. Gilbert l'aimait bien pour son mépris non dissimulé et persistant de l'armée et son refus de toute autorité ; mais il était dangereux car il portait toujours sur lui un couteau à cran d'arrêt qu'il montrait volontiers, et faisait le coup de poing facilement.
Ernest était complètement ivre, débraillé. Il chantait à tue-tête et intarissable, insultait l'armée et tous les gradés qui étaient des pourris ; il les emmerdait depuis les sous-officiers jusqu'aux généraux. Gilbert ouvrit la poterne et interpella le soûlard par son prénom : ".Alors Ernest, tu fais la fête! Tu as bien bu, mais tu tiens le coup dhabitude, tu ne vas pas être malade et dégueuler ?" L'autre s'approcha, tenant encore une bouteille de vin à moitié vide à la main : "Je t'emmerde toi et tous les gradés ! L'armée, c'est de la merde ! Je dégueulerai si je veux ! J'en ai rien à foutre de toutes vos salades ! Vous êtes tous des cons !". Il saisit Gilbert par le revers de la capote et le secouait comme un prunier. Il était au moins aussi grand que lui, mais pesait trente livres de plus. Gilbert rigolait : "Ca va, mon vieux ! C'est vrai que l'armée, c'est chiant, je suis d'accord avec toi. Mais il faut bien que ça se passe ! Combien il te reste à tirer encore?" -"335 jours pour la quille, 334 ce matin, mais je me tirerai avant, fais-moi confiance ! Je ne resterai pas dans ce trou à rats, je retournerai à Paname bien avant !" -"Fais pas trop le con, tu prendras tes perms bientôt, c'est pas la peine de te faire coincer, ça leur ferait trop plaisir !" -"Je les emmerde, ils me feront pas baisser le caquet ! Je connais la taule, ça me fait pas peur et si y en a un qui me fait trop chier, je le plante !" Et il cherchait d'une main maladroite son surin. -"Pas de problème, je te crois, tu en es capable !" -"Ouais et ce serait pas la première fois !". Il avait en main son engin, mais la lame restait dans le fourreau. -"Range ça maintenant ! Moi je n'ai pas envie d'avoir des emmerdes ! Je suis avec toi, mais il ne faut pas que tu me foutes dedans ! Aller, je vais te faire rentrer et tu vas te pieuter tranquille, personne ne te dira rien !" Gilbert avait fait signe aux plantons de se reculer et amicalement avait pris le bras d'Ernest. -"Tiens, tu veux boire un coup? T'es un pote, bois un coup avec moi !" Gilbert but un coup à la bouteille. -"C'est du bon ! -"Ouais, vingt deux marks, c'est la cinquième". Ils avaient franchi la porte et à petits pas ils se dirigeaient bras dessus bras dessous vers le cantonnement heureusement pas très loin. Ernest vidait la bouteille et ne s'interrompait que pour beugler : "On les emmerde. Ils ne m'auront pas ! Tu es daccord ?" -"Bien sûr, mais avance !" et il l'entraînait. Il fallut encore monter un étage au milieu des chambres qui s'allumaient et enfin Gilbert le remit à ses camarades de chambrée en leur recommandant de le faire taire et de le mettre au pieu. Il était trempé de sueur et rigolait vert en retournant au poste qu'il trouva tout excité et joyeux du spectacle dun camarade plein comme une outre. Qu'est-ce qu'il tenait ! Le brigadier voulait marquer l'incident sur le registre mais Gilbert s'y opposa : "Je prends tout sous ma responsabilité. S'il y a quelque chose, tu diras que c'est moi qui ai rempli la feuille de rapport. Ca devrait passer !".
Le dimanche se passa tranquillement et renseignement pris Ernest cuvait son vin et dormait encore dans l'après-midi. Le lundi après-midi, alors qu'il était à l'instruction, Gilbert fut convoqué par le capitaine adjoint au chef de garnison. C'était une peau de vache, antipathique, complètement tondu, qui faisait peur à tout le monde. C'était la première fois que Gilbert allait avoir affaire à lui et il était dans ses petits souliers. Il se présenta. -"Repos ! C'est vous qui étiez de garde dans la nuit de samedi à dimanche ?" -"Oui, mon capitaine" -"Vous n'avez rien remarqué danormal ?" -"Non, mon capitaine" -"Vous n'avez pas eu un soldat complètement saoul qui a fait un scandale en ville et à la caserne? Il a été raccompagné par une patrouille américaine et déposé devant la porte vers deux heures du matin ! Il n'est pas rentré ?" -"Oui, mon capitaine" -"Pourquoi ne l'avez-vous pas consigné sur le registre ?" -"C'est un pauvre type qui avait un peu bu et qui est allé se coucher tout de suite quand je l'ai raisonné, mon capitaine ; je n'ai pas cru que c'était important !" -"Vous n'êtes pas là pour juger, mais pour monter LA GARDE!!! Vous ferez huit jours darrêts ! Rompez !". Salut et demi-tour réglementaires ; Gilbert souffla, ça aura pu être pire! Il aurait dû fermer sa gueule jusqu'au bout ; il avait une petite chance et il l'avait gâchée. Tant pis ! Revenu au cantonnement, les copains l'attendaient -"Et alors ?" -"Huit jours !" et il leur raconta l'entrevue, fier de sa conduite. Le lendemain, Ernest l'arrêta -"Vous n'aviez pas besoin de faire ça pour moi. De toute façon le pitaine m'a épinglé pour quinze jours et j'en ai rien à glander ! -"Je l'ai fait parce que c'était normal, il n'y avait pas de quoi fouetter un chat ! C'est dommage qu'il t'ait retrouvé !". A compter de ce jour Ernest fut d'une grande prévenance avec Gilbert et lui fut dévoué de loin, ne laissant pas passer une occasion de lui faciliter le service, car dans sa chambrée difficile Ernest était le meneur de jeu d'un bande de titis parisiens délurés.
Ils n'eurent pas le temps d'épuiser leur punition car la compagnie déjà bien diminuée reçut quelques jours plus tard une feuille de route pour l'Algérie. Le voyage s'effectua en train civil avec tous les débordements naturels des jeunes troufions partant en campagne. Gilbert comme adieux à l'Allemagne eut la fortune de frayer avec une jeune étudiante allemande allant en France qui peu farouche lui accorda ses faveurs sur la banquette pendant que ses camarades dont Ernest, montaient la garde devant la portière éloignant les importuns.
La traversée glaciale se fit sur l'El-Djézaïr. Gilbert incapable de dormir à cause du tangage, de l'inconfort malpropre et du chahut des bizuths, pensa à son attitude immorale envers Élisabeth. Rapidement il conclut qu'il se voulait encore libre, non lié pour longtemps, même par l'amour. Il était jeune et voulait faire son plein d'expériences et d'aventures de toutes sortes et il accueillerait toutes les occasions de vivre intensément les fortunes et les périls de la vie terrestre. Comme disait le diable il voulait que rien qui ne soit humain ne lui reste étranger!
Alger la blanche apparût bientôt à la proue, comme une carte postale, avec l'amas de la Casbah dominant la ville et les arcades blanches si typiques semblant la soutenir. C'était en Janvier 1957.
Troisième Partie : 1958 ALGER.
Chapitre 11 : Baroud et objection de conscience
Gilbert débarquait en Algérie dans une temps complètement fou. Les évènements se succédaient à une allure insensée les uns plus terribles que les autres. Les Algérois les recevaient comme autant de coups de fouet, de blessures personnelles. Alger était au centre de tous les ennuis car la rébellion avait compris que les actions traumatisantes les plus déstabilisatrices devaient se placer dans la capitale, près du centre de décision au cur du pays. Cela lassurait du bénéfice dun meilleur retentissement et de la publicité des grands médias internationaux. C'est pourquoi - en relais des opérations de type militaire comme les embuscades contre l'armée régulière dans les djebels ou les exécutions de personnes isolées dans les campagnes, actions qui devenaient de plus en plus difficiles - le terrorisme urbain avait pris une ampleur telle que les Algérois étaient constamment sur le qui-vive, en alerte permanente du coup de feu dans le dos ou de l'attentat à la bombe. Les explosions pouvaient se produire n'importe où, n'importe quand et tuer des dizaines de personnes, femmes et enfants et en estropier bien plus encore.
En répression une fraction infime de la population pied-noir répondait par un terrorisme aussi aveugle, que la majorité de la population acceptait avec une certaine fatalité. Les gens s'autorisaient à y trouver une compensation, sinon un juste réconfort de la peur et de la souffrance endurées : ils pensaient qu'ainsi les coups n'étaient pas toujours reçus du même côté.
Malheureusement ces atteintes dans la chair des deux composantes de la population algérienne radicalisaient les haines et autorisaient chacune à juger que les douleurs infligées à l'autre étaient méritées. Les attentats, les ratonnades, les plasticages alternaient, chaque jour plus cruels, plus aveugles. Chaque jour d'anciens amis qui s'estimaient, s'aimaient, qui plaisantaient ensemble et buvaient habituellement leur café de la même cafetière, tranchant dans leurs sentiments les amitiés de vingt ans - ou de plusieurs générations - se regardaient avec défiance, se tournaient le dos et se séparaient dans leur cur. Chaque communauté se repliait, s'isolait dans un périmètre de protection, dans son camp qui devint vite un camp retranché et armé d'où les mots d'ordre radicaux partaient, portés par la rumeur. Un esprit de vengeance et de haine guerrière se fixait à l'encontre des camarades et compatriotes de la veille.
Officiellement, alors que le but et les moyens du FLN étaient eux clairement définis, les gouvernements français pataugeaient : ils demeuraient incapables de déterminer une politique à long terme. Ils ne pouvaient accepter les nécessités et les implications de la réalité algérienne et à plus forte raison conclure et décider des mesures rationnelles logiques qu'ils auraient dû imposer pour permettre la cohabitation. Au lieu de dire aux pieds-noirs d'une manière franche et brutale - quitte à décapiter la faction des ultras - que l'Algérie de papa, à sens unique, ne pouvait pas durer, qu'elle devait s'effacer pour une renaissance dans une association tripartite, les irresponsables gouvernementaux juraient que l'Algérie ne pouvait être que française alors même qu'ils mandataient mission sur mission pour considérer l'indépendance et s'accointer avec les rebelles. Ils faisaient croire progressivement qu'ils pouvaient abandonner à son sort l'Algérie pied-noir par lassitude et incapacité.
L'armée, déjà écurée par les revers d'Indochine, et le nouvel affront de la campagne d'Égypte, était remplie d'amertume et de rancur : les ordres reçus sonnaient faux et étaient contradictoires. On lui demandait de se sacrifier inutilement à nouveau ; elle était soupçonneuse qu'une nouvelle fois on traiterait avec l'ennemi derrière son dos pour livrer gratuitement aux rebelles des objectifs et des idéaux qu'on lui demandait de défendre provisoirement au prix de son sang et de sa sueur.
Soustelle n'avait pu supporter ces tergiversations honteuse et accueilli en Algérie comme un vendu, il en était reparti comme un prosélyte virulent de l'Algérie française car il avait pris parti contre le double langage. Le général Salan nommé en Décembre 1956 sur les mêmes dispositifs écopait de la même méfiance. Les Algérois ne savaient pas quelle était sa mission : devait-il conduire la guerre ou organiser la retraite - ou les deux! A tout hasard on lui envoya deux roquettes de bazooka pour le mettre en condition.
Quelques jours après le chef des insurgés d'Alger, Yacef Saadi, déléguait son meilleur chasseur de tête pour l'exécution en pleine rue d'Amédée Froger une des plus hautes personnalités d'Algérie. Ses funérailles tournèrent à l'émeute et à la ratonnade tout autour de la Kasbah - pour la plus grande satisfaction des chefs FLN: elles empêchaient toute possibilité de rapprochement entre les communautés, que souhaitait le gouvernement français. De même les ultras voulaient la répression et la vengeance à tout prix, sans comprendre qu'elles faisaient le jeu de la sécession et accéléraient le processus de déstabilisation.
Ben M'Hidi délégué politique du FLN pour Alger, surenchérissait en décrétant une grève générale totale de huit jours élargie à l'Algérie entière avec interdiction formelle à la population arabe de sortir de chez soi, de se rendre à son travail, d'ouvrir les boutiques ou même de faire des courses. Les combattants devaient s'illustrer par quelques faits d'armes ou exécutions. Il inaugurait les spectaculaires démonstrations de "ville morte" qui se développèrent dans toute l'Algérie pour démontrer faussement l'adhésion des masses. Malheureusement ces manifestations étaient méticuleusement organisées ; malheur à celui qui désobéissait aux consignes: la punition était immédiate et sans appel, elle allait du plasticage à l'exécution sommaire.
Le ministre résident Robert Lacoste, craignant que la réussite de cette provocation ne dégénérât en grève perlée et en désobéissance collective paralysant toute l'Algérie, donnait au Général Massu et à ses Colonels pleins pouvoirs pour briser la grève et la faire échouer coûte que coûte. A la veille des débats à l'ONU il était de la plus haute importance de sauver la face tant vis-à-vis de l'opinion internationale que de la population locale.
Parfaitement cadré par ses campagnes d'Indochine le Général Massu, dont la mission avait été ainsi clairement définie et les moyens d'action approuvés d'avance, lançait parachutistes et légionnaires, comme une meute de limiers dans Alger, à la recherche des chefs de l'organisation terroriste. On commençait par filtrer par d'immenses rafles la population arabe ordinaire qu'il terrorisait à son tour, et remontant peu à peu les filières au moyen de tortures de plus en plus cruelles, il se rapprochait de la tête pensante.
Par des bouclages éclair, les commandos d'assaut en jeep foisonnaient et sillonnaient la ville tandis que la musique militaire et la propagande pacifiste étaient diffusées à tue-tête dans la Kasbah. Les Algérois ne savaient plus s'ils devaient rire ou pleurer de ses méthodes!
La grève devint vite un enjeu international avec la session prochaine de l'ONU à New York où devait être appelée l'affaire franco-algérienne. Le FLN voulait faire de cette grève une démonstration de force mais Lacoste voulait l'étouffer dans luf. Massu devint l'arbitre des enjeux.
Gilbert était arrivé en plein dans ce guêpier. La compagnie avait immédiatement été transportée par camions fermés avec escorte d'hommes en armes vers une caserne, plutôt un campement de tentes près de Maison Carrée à quelques kilomètres d'Alger. On les équipa quasiment en vrais guerriers. Ils rendirent leur paquetage du temps de paix et reçurent en place la panoplie des baroudeurs : rangers, tenues de combat camouflées, casque lourd, imperméable de randonnée, plaque d'identité. Un armement considérable, pistolets-mitrailleurs, carabine M5 à répétition, pistolets P38, caisses de grenades et de chargeurs, poignards était mis à la disposition dun encadrement soutenu, capitaine d'active et lieutenants appelés.
Les nouveaux se regardaient avec effarement, sauf Ernest qui avec un sourire de connaisseur, caressait et vérifiait ses armes, pas impressionné du tout. Chacun se demandait à quelle sauce il serait assaisonné. Il ne faisait guère de doute qu'on allait les jeter dans la bataille. Mais où et comment ? La bonne humeur reprit vite le dessus de l'excitation et les jeunes soldats lancèrent de grosses plaisanteries, fanfaronnant comme des coqs ardents qu'on excite pour le combat ; mais intérieurement plus d'un n'en menait pas large. Le grand moment du baptême du feu était proche et ils n'avaient eu droit en guise d'entraînement, qu'à quelques courses de fond dans un stade, aux marches rieuses sac au dos et à quelques séances de tir en stand. Aucun ne se sentait vraiment à la hauteur d'une vraie bataille. Vers quel affrontement allait-on les envoyer ?
La réponse fut rapide : trois jours après avoir quitté l'Allemagne, la compagnie partait en convoi, escortée comme s'ils allaient incontinent au combat : half-track en tête, les bâches des camions rabattues sauf les meurtrières, armes prêtes, jeep avec mitrailleuse en queue... pour faire quarante kilomètres dans la campagne ! Ils se retrouvaient affectés à la surveillance du petit barrage de l'Oued Hamiz qui alimentait partiellement les faubourgs dAlger en eau et en électricité.
Le camp était sommaire ; des barbelés entouraient une vingtaine de tentes collectives et deux ou trois maisons en dur. Malgré la proximité d'Alger, à trente-cinq kilomètres, c'était un endroit isolé sur les contreforts des Montagnes du Djurdjura, à l'orée de la Grande Kabylie. Palestro de sinistre mémoire, n'était pas loin ; le barrage avait été attaqué déjà deux fois. Régulièrement les poteaux téléphoniques et électriques étaient sciés ou plastiqués et on avait droit de temps en temps, de nuit à des tirs et même à des jets de grenades défensives. A part l'armée, seul un technicien de la Compagnie des Eaux restait de permanence pendant la nuit ; l'équipe technique d'entretien et les familles s'étaient repliées à Fondouk dans la plaine. Aux alentours sur quelques kilomètres, il n'y avait que deux ou trois fermes appartenant à des Européens, plus éleveurs de bétail qu'agriculteurs, qui s'étaient retranchés et venaient quelquefois en visite au camp avec des armes apparentes dans les voitures. Les rapports étaient cordiaux et ils amenaient régulièrement du vin rouge à 13° et des quartiers de buf ou de mouton pour améliorer l'ordinaire ; on en avait bien besoin, car on se nourrissait en majeure partie de rations réglementaires.
Deux ou trois mechtas avec une cinquantaine d'Arabes chacune se trouvaient également dans un rayon de dix kilomètres et on ne savait malheureusement jamais quels étaient les bons Arabes et ceux qui devenaient Fellaghas la nuit après avoir déterré leurs armes enfouies quelque part dans la montagne. De jour ils étaient serviables et respectueux, s'occupant de leur lopin de terre, de quelques moutons ou chèvres dont ils faisaient commerce entre eux, ou étaient employés par les Colons. La nuit seul Allah connaissait la transformation qui s'opérait chez certains. Les ordres étaient d'être sympathique et d'éviter toute violence à leur encontre, de se limiter à protéger le barrage sans faire de maintien de l'ordre, de ne jamais utiliser les armes sauf en cas d'attaque.
La compagnie était commandée par le jeune Capitaine Arnaud, un "ancien" d'Indochine âgé de trente trois ans. Son effectif était en partie renouvelé et renforcé par l'arrivée d'une trentaine de bleus en provenance d'Allemagne. En tout le campement était composé d'une soixantaine de gus dont le sous-lieutenant Mercier chef de la section de Gilbert, appelé, l'adjudant de carrière Cardonna pied-noir de Constantine à l'accent terrible, quatre sergents dont Gilbert, une trentaine de chasseurs à pied et la nouvelle équipe du Matériel en relève. Elle écopa, en plus du service de garde et de patrouille, l'entretien des véhicules. Mais la plupart bien qu'affectés au Matériel n'y connaissaient rien ce qui fit rire jaune le Capitaine. Heureusement l'adjudant Cardonna était un excellent mécanicien de terrain et il se chargea d'apprendre rapidement aux nouveaux venus la différence entre un carburateur et une pompe à essence ! Les véhicules tenaient un rôle important dans les missions habituelles.
Le service consistait de jour à patrouiller dans un rayon de trente kilomètres le long du plan d'eau et dans la montagne environnante, moitié à pied moitié en jeep, quelquefois en liaison avec d'autres unités de poursuite. La nuit il fallait veiller tout autour du barrage et faire la relève au matin par la piste aménagée le long de la berge, isolée des versants par un simple grillage de deux mètres. Il avait déjà été coupé et franchi à trois reprises par de petits groupes qui s'approchaient alors des postes, lâchaient trois ou quatre rafales et disparaissaient dans la nuit. Un poste de garde fixe retranché avait été construit sur chacune des berges, reliés par téléphone puis par radio, les fils ayant été sectionnés bien qu'ils aient été enterrés.
Le Capitaine leur fit de sérieuses recommandations : le danger était partout, les embuscades étaient imprévisibles. Le pire danger était l'affolement : sur les trois tués qu'il avait déplorés depuis un an, un seul avait été atteint de nuit en sortant du poste ; un était mort sous sa jeep renversée et le dernier dune méprise dun soldat inexpérimenté pendant la garde.
Les gars du Matériel furent mélangés par groupe de trois ou quatre aux anciens. Gilbert obtint qu'Ernest fût affecté à ses patrouilles car ils s'entendaient bien. Gilbert ne le commandait jamais directement mais lui demandait amicalement quand il le fallait, le service qu'il attendait de lui. Ernest appréciait les égards que lui portait Gilbert et veillait sans affectation à ne pas lui compliquer ses obligations. Ils se tutoyaient alors que le commandement avait demandé aux sous-officiers, même du contingent, de conserver les distances.
Il faisait froid en cette saison ; il pleuvait souvent, l'air humide venait de la mer proche et butait sur les contreforts des Aurès. Il n'était pas étonnant de voir quelquefois la neige sur les sommets voisins qui culminaient à mille mètres. Pluie ou neige, alors c'était un bourbier et les corvées les plus pénibles devenaient le nettoyage des véhicules, des pataugas, des tenues et tenir propre l'intérieur des tentes.
Gilbert avait maintenant accepté l'alternative de se battre ; il savait d'ailleurs ne plus tellement avoir le choix; mais s'il ressentait toujours des scrupules, il se rendait compte qu'il ne portait pas une croix rouge suisse sur la poitrine et que si balle il devait y avoir, elle le frapperait indistinctement. Cependant, il ne présumait pas de son attitude au feu. Il restait impressionné par les armes. Jusque là il les avait considérées comme des objets de curiosité inutiles, impersonnelles, non affectées. Maintenant au cours des exercices que leur faisait faire le Capitaine, il imaginait, comme il le leur recommandait, des hommes en face qui pouvaient effectivement avoir une famille, ressentir des sentiments humains, mais qui étaient aussi des combattants pleins de haine qui détenaient des armes à feu meurtrières qu'ils pouvaient actionner sur eux. Tirerait-il le premier ? Le Capitaine insistait pour que le feu ne soit ouvert que sur ordre. Il leur dit :" Dans ce cas c'est votre peau qui est en jeu ! Une balle file à mille cinq cents kilomètres heure. Si vous réfléchissez ou si vous fermez les yeux, vous gâchez vos chances et c'est le copain d'en face qui rigolera le dernier ! Vous faites la guerre comme militaires, c'est tout ! On ne vous demande pas de penser mais de remplir un devoir obligatoire. S'il y a des objecteurs de conscience qu'ils sortent des rangs, ils feront cinq ans de service auxiliaire et ils n'auront pas d'autre problème !". Personne n'avait bougé.
Avec sa Mat réglementaire Gilbert s'exerçait à tirer des rafales courtes, le plus bas possible, de trois ou quatre cartouches, ce qui était déjà bien. Les premiers temps il avait arrosé vingt mètres carrés d'une douzaine de balles quand il appuyait même légèrement sur la détente. Il endurait aussi les détonations. Il n'arrivait pas à maintenir sa balayeuse vers le bas, les dernières balles filaient toujours à deux mètre du sol ; cela contrariait son désir secret en cas d'urgence, de tirer dans les jambes autant qu'il le pourrait. II avait droit au pistolet auquel il était plus adroit mais le Capitaine lui avait souhaité de ne pas s'en servir, car ce serait certainement dans ce cas-là au corps à corps. Il n'y avait pas trop de retenue entre les deux officiers et leurs sous-officiers ; quand le service le permettait ils mangeaient ensemble et discutaient assez ouvertement. Gilbert estimait ce capitaine mieux que tous les officiers qu'il avait croisés jusqu'alors. Il ne savait pas s'il fallait mettre sur le compte de sa relative jeunesse, de l'atmosphère de campagne ou de sa personnalité le fait qu'il pouvait pour la première fois accepter de lui présenter ses "respects", terme qu'il n'avait jamais employé jusque là.
Le sous-lieutenant Mercier de Toulouse, étudiant en droit, était à peine plus âgé que Gilbert et avait résilié son sursis après avoir échoué à un examen. Il avait cru faire un service accéléré d'un an! Manque de chance il était maintenu et il attendait avec une impatience mal contenue la quille qui reculait de jour en jour. Cette révolte ne le concernait pas directement ; il tenait simplement à faire son travail correctement et à se tirer le plus vite possible en bon état de ce mauvais pas. Il n'était jamais volontaire mais assurait son service d'une manière suffisamment efficace pour ne pas être mal vu du capitaine. L'adjudant Cardonna par contre, était un mordu de l'armée, et chacun savait que s'il ne détestait pas les Arabes en général ; il en avait après les Fellaghas qui étaient à son avis des traîtres à leu patrie. Gilbert se sentait de cur avec lui et se rapprochait le plus possible de ce soldat simple en qui il retrouvait la façon d'être et l'humour pieds-noirs malgré qu'il fût d'une culture différente et d'une région lointaine, de Constantine. Son accent était horrible et, par son vocabulaire et ses tournures de phrases, il faisait gémir Gilbert qui partageait les sourires lorsque il se lançait dans des diatribes politiques sur l'Algérie ou le récit de son passage épique en Indochine quand il s'était engagé à dix-sept ans.
Les tours de garde commencèrent dès le lendemain de leur arrivée. Il y avait maintenant trois postes à couvrir : l'un était dans le quartier du barrage peu éloigné de la limite du camp ; les deux autres, de part et d'autre du lac allongé déjà rempli par les orages de Janvier. Si le bien-être était relatif au barrage, les postes sur les berges s'apparentaient au bunker : c'étaient des constructions en béton et moellons, hautes d'à peine deux mètres cinquante, larges de cinq mètres, à demi enterrées, renforcées par des sacs de sable déjà troués par quelques impacts de balle. Elles étaient percées de longues meurtrières sur les cinq faces aux angles arrondis. A l'intérieur sur le sol mal cimenté traînaient deux bat-flancs avec paillasse, deux chaises branlantes, une table qui supportait un téléphone et la radio portative, la cafetière et le réchaud à alcool; un chauffage au mazout empuantissait l'atmosphère. Mais on disait que c'était mieux que lété ! Les postes se trouvaient entre l'eau et le chemin de ronde au milieu de terre-pleins naturels laissant un bon recul, et commandaient l'accès des installations techniques du barrage par terre ou par eau. Les collines se resserraient et devenaient abruptes et impraticables près du camp. Un double grillage solide ceinturait le poste et courrait le long du chemin protégé par des rouleaux de barbelés. Les gardes se montaient par groupe de six. Pas d'électricité, un petit réduit en planches avec les latrines à vider et nettoyer pendant chaque relève, car il était interdit de sortir ; un ensemble de batteries électriques alimentait une veilleuse à l'intérieur et trois projecteurs style phares d'automobile permettaient en cas de besoin d'éclairer les abords.
Les hommes n'aimaient pas monter ces gardes vu l'isolement, mais elles étaient la raison d'être de la compagnie et il n'y avait rien d'autre d'obligatoire. Ils n'y coupaient pas deux fois la semaine. On finissait par s'habituer aux odeurs, à l'anxiété de lisolement, à l'obscurité, aux bruits des animaux qui se jetaient sur les grillages la nuit réveillant. C'était la troisième garde que Gilbert prenait, de dix-huit heures à six heures du matin. On était le vingt quatre janvier. Le Capitaine lui avait renouvelé ses recommandations : la Région l'avait avisé qu'en raison de la grève générale le FLN avait intensifié son action dans les campagnes, que les embuscades s'accroissaient en cette période critique.
En plus du froid, une bise qui venait des plateaux montagneux enneigés soufflait des rafales qui soulevaient un léger crachin. La garde de jour était repartie avec la jeep et l'half-track d'escorte. Maintenant les gars enfermés installaient leurs rangements et les dispositifs pour la nuit. On avait chargé le plein de mazout dans le poêle trônant au milieu de la salle et sa chaleur effaçait la froidure de la demi-heure du trajet. Gilbert avait distribué les tours de faction se réservant le dernier, celui de l'aube flamboyante, avec Ernest. Il avait fait quelques avertissements aux trois chasseurs de l'équipe postés aux meurtrières ne pas s'endormir, ne pas fumer, changer souvent de place, se parler et boire du café autant qu'ils le voudraient, conseils donnés par Cardonna. Il avait placé sur la table son réveil lumineux bien visible réglé dans trois heures, son arme et le poste radio de secours. On joua aux cartes jusqu'au changement de quart. Puis discutant avec Ernest des perms pour aller à Alger, il scruta les ténèbres à la jumelle et à minuit il avait enfilé son sac de couchage et glissait dans un demi-sommeil empli de souvenirs d'Allemagne et de Nice...
Il fut brutalement secoué : le chasseur Escure lui chuchota à voix basse, les yeux écarquillés "Il y a deux fellouzes qui coupent le grillage extérieur !". Il fut debout instantanément ; il était un peu plus d'une heure. II sapprocha de la meurtrière, inquiet et sceptique, saisit la jumelle, et sans chercher longtemps car le grillage était à moins de quarante mètres, il vit distinctement malgré la pluie deux silhouettes qui s'affairaient sur le grillage juste à l'endroit où la montagne rejoignait le plat.
- " Il y a longtemps que tu les as vus ?" - " Non, ils n'étaient pas là y a cinq minutes" - " Je téléphone au quartier". Il eut très vite le capitaine - " Mon capitaine, on force le grillage ; je ne vois que deux hommes." " Ouvrez le feu immédiatement ; méfiez-vous il peut y en avoir dautres ! Tenez-moi au courant toutes les cinq minutes par la radio, j'arrive avec des renforts. Surtout ne sortez pas. Gardez votre sang-froid, ne tirez pas à tort et à travers, ne faites tirer que sur des cibles visibles !" - " Bien reçu !".
Gilbert avait le cur qui battait fort. Tous le regardaient, lui, attendant ses instructions. Il transmit les ordres, un peu incrédule sur le nombre plus important d'attaquants. Il voulait se rassurer :ce n'était sûrement encore que des paysans qui voulaient se dédouaner auprès du FLN? II posta les hommes le long des meurtrières, choisit pour lui la meilleure visée et demanda à Ernest de tirer juste après lui sur le type de droite, lui viserait le gauche. Ils avaient des carabines M5 légères et précises mais il était tellement énervé qu'il était sûr qu'il raterait. Il souffla deux ou trois fois, habitua lentement son oeil aux contours imprécis à cette distance, ajusta. Il hésitait à appuyer : déjà deux fois Ernest l'avait regardé avec impatience, puis étonnement. Il visa un peu haut et actionna doucement la détente. Il envoya deux balles suivies par la détonation légèrement espacée d'Ernest qui s'écria en se tapant sur la cuisse : " Ouah! je l'ai eu !". En effet, un type restait sur le carreau, se traînant, alors que celui de gauche détalait comme un lapin. Ils n'eurent pas le temps de féliciter Ernest que soudain un déluge de feu s'abattit sur eux, les clouant de stupeur. Des coups sourds ponctuaient les impacts sur les sacs de sable, alors que les balles qui touchaient les murs émettaient des sons plus aigus de plusieurs intensités. Un F.M. arrosait aussi le poste en courtes rafales . D'un même mouvement les garçons s'étaient plaqués aux murs complètement abasourdis et terrorisés par le crépitement infernal des projectiles qui pleuvaient.
Gilbert ordonna : "Montez vite les volets blindés sans vous exposer !" Mais avant qu'ils puissent exécuter l'ordre deux balles s'écrasèrent dans la casemate avec un éclatement terrible. Il aida à accrocher les lourdes plaques, puis bondit sur la radio qu'il manuvra de travers, mélangeant les boutons - "Mon capitaine, mon capitaine, c'est une attaque, ils sont au moins douze avec un fusil mitrailleur ! Ils nous arrosent !" - "Ont-ils franchi le premier grillage ?" "- Non, mais ils doivent avoir fait un trou !" - "Vous ne risquez rien tant qu'ils ne passent pas. Nous sommes à cinq minutes de
." Gilbert entendit à l'écouteur des détonations. « Embuscade ! Je vous rappellerai
" et la communication fut coupée. Il était affolé. Il se rendait compte qu'ils devaient faire face seuls et organiser une résistance immédiatement. Ernest était déjà à l'étroite meurtrière d'où il jetait de brefs coups dil. Gilbert cria : "Les secours n'arriveront pas avant dix minutes. Surveillez qu'ils ne franchissent pas le grillage. Ne tirez que sur des cibles identifiées. Économisez vos cartouches ! ( Ils n'avaient que quatre chargeurs par tête de pipe). " On allume les projecteurs ?" " Non, ils sont inefficaces à cette distance et nous signaleraient. Amenez vite les postes de tir !". Il y avait des sortes de plates-formes en bois pour s'allonger face aux fenêtres de feu. Gilbert tendait l'oreille : au milieu du crépitement des balles il entendit des détonations plus lointaines. Il voyait aussi des lueurs de l'autre côté du lac. C'était une offensive bien organisée avec un effectif important : les deux postes étaient attaqués et une embuscade avait été tendue aux secours. Le capitaine pourrait-il faire face? Arriverait-il à temps ?
Ernest, occupant la meilleure place, posément, tirait ses rafales courtes espacées de quelques secondes. Gilbert cria "Qu'est-ce que tu vises ?" -" Les flammes de départ du F.M." -" Tu n'arriveras pas! Économise tes cartouches !". -" Sergent, il y en a qui s'approchent du grillage, on les voit bouger à la jumelle !" " Tirez sur eux à coup sûr ! Feu ! Feu !" Escure et Dulard tirèrent en même temps. Gilbert était abasourdi par le bruit des détonations qui étaient comme de véritables explosions dans la caisse de résonance que faisait la casemate. Il transpirait à grosses gouttes. Il allait d'un groupe à l'autre, surveillant les chargeurs, scrutant à la jumelle alternativement par les meurtrières l'obscurité d'où jaillissaient les éclairs des coups de feu et les chapelets brillants du F.M. qui s'acharnait sur les meurtrières. Les fehls avaient plus de fusils que d'armes automatiques. Ils n'étaient pas plus d'une dizaine, six ou sept tireurs, plus un servant de F.M. et deux ou trois autres pour les manuvres d'approche. Gilbert pensa que le bastion conservait l'avantage car ils ne pourraient pas avancer à découvert sur les trente mètres qui séparaient les deux grillages. L'essentiel était de conserver des munitions. Ils avaient dû déjà tirer deux chargeurs chacun sans s'en rendre compte. Il allait relancer l'ordre de cesser le tir, quand Ernest hurla : "Je l'ai eu, je suis sûr que je l'ai baisé, le con!" Gilbert sapprocha : le F.M. s'était arrêté .... Pas pour longtemps ! Plusieurs projectiles s'écrasèrent sur le volet blindé avec un bruit métallique énorme. Il s'en écarta vivement ; le F.M. avait repris son tir sporadique. Soudain une grande flamme jaillit de la montagne, écrasa le grillage interne qu'elle emporta. Elle s'abattit au sol tout près de la casemate dans une explosion monstrueuse. Gilbert effaré regardait ce cataclysme : "C'est une roquette ! Ils vont nous bombarder !" La pensée qu'ils pouvaient être tués lui traversa alors l'esprit pour la première fois. A cette distance, le tir tendu de la roquette avait accroché le deuxième grillage. Maintenant il y avait un autre passage côté bastion face à la meurtrière. " Vite ! Tous par ici ! S'ils tirent, la roquette va passer de ce côté cette fois ! " Ils déménagèrent en catastrophe. Il y avait maintenant un champ mort dans l'observation. " Il fallait bien un guetteur : « Ernest, peux-tu guetter le départ des roquettes et arroser doucement?" Il y avait des chances que la casemate résiste avec les sacs de sable à hauteur des ouvertures. Mais s'ils arrivaient à toucher le blindage des fenêtres qui ne faisait que cinq millimètres, ils étaient cuits ! Il pensa que le volet ne faisait que trente centimètres de haut ; à cinquante mètres de distance ce n'était pas gagné pour le lanceur de roquettes ! Une énorme explosion secoua les murs qui tremblèrent détachant poussières et gravats. Ils étaient tous verts - sauf Ernest impavide qui grommela : "Je crois que j'ai vu le départ !" Gilbert se présenta à la meurtrière lui prit les jumelles et observa rapidement le grillage : rien n'avait changé apparemment de ce côté, ils n'avaient pas approché. La pluie avait cessé améliorant la visibilité. Le vent chassait les nuages dans un ciel noir ; par moment dans les rapides trouées de lumière lunaire, on pouvait distinguer le profil des arbres et le relief de la colline. Il se recula à l'abri. Ernest recommença à tirer ; Gilbert lança :"Ne tire pas toujours au même endroit, arrose !" Ernest lâchait deux ou trois balles toutes les trente secondes. Il lui donna deux chargeurs. La mitraillade ne faiblissait pas. Deux chasseurs n'avaient pas repris leur observation tassés dans un coin. Il fallait faire du bruit, donner le change. Gilbert s'installa en position de tir et visa à son tour les éclairs du F.M. Si son tireur réussissait à ajuster les fentes des meurtrières il aurait la tête éclatée comme une pastèque ! Ils avaient la chance que l'orientation du fortin se trouvait de biais par rapport à la pente et au groupe des fellaghas, les balles en majorité ricochaient sur le blindage. Brutalement, la porte des latrines explosa, déchiquetée par une balle passée par la meurtrière heureusement inoccupée. Bon Dieu, quel pot ! Conscients, ils se regardaient, mesurant leur peur rétrospective. Une nouvelle roquette explosa encore au même endroit, ébranlant la casemate. Le mur avait répondu sèchement, des éclats de béton avaient volé de l'intérieur de la pièce. Le prochain coup on y avait droit, le mur ne tiendrait plus. Ernest lâcha une longue rafale de dix ou douze balles au coup par coup : "Mon salop, si je t'ai pas baisé, je me les coupe!" Gilbert sortit de ses réflexions pessimistes ; il voulut aller voir, se retourna dans la pénombre mais son pied roula sur une des douilles qui jonchaient le sol et il tomba à la renverse, son casque sonnant sur le sol et lui écrasant le visage. La crosse de la carabine lui rentra dans la hanche pendant qu'une de ses mains était aplatie dessous. Personne ne rit ni ne bougea. Il se releva seul, très endolori, les phalanges écrasées écorchées.
Le tir avait faibli. Soudain, de nouvelles détonations, lointaines, plus longues, traversèrent les murs: c'était une 12.7 ! C'était les renforts ! Avec les half-tracks ! Ils allaient être secourus ! Il était temps pour eux. La mitraillade se rapprocha ; on vit bientôt les véhicules : deux half-tracks presque de front arrosaient la colline. D'un coup, Gilbert cria : "Tous aux meurtrières ! Feu à volonté sur ces connards !" Lui-même se jeta sans réfléchir sur la fenêtre touchée par les roquettes ; écarquillant les yeux il essaya de reconnaître dans les ombres mouvantes de la nuit les guerriers fuyant qui avaient failli leur faire un mauvais sort. Il lâcha quelques rafales au jugé, se surprenant à regretter de ne pouvoir les allonger raides d'une manière définitive.
Il avait eu très peur, ses nerfs avaient été ébranlés ; sa détermination de ne pas faire de victime s'était évaporée dans l'excitation et la réaction. Il avait ressenti une volonté meurtrière plus forte que ses convictions. Cette pensée lui traversa l'esprit mais il était trop énervé pour réfléchir. Ils sautaient tous de joie dans la casemate, s'embrassant, chassant la mort qui s'était approchée d'eux. Les deux half-tracks s'étaient postés face à la montagne et mitraillaient copieusement son flanc, au hasard mais c'était efficace, on ne recevait plus un seul coup. Gilbert regarda l'heure, le combat n'avait duré que cinquante cinq minutes, il lui avait semblé trois heures !
Gilbert félicita Ernest, lui tapant sur les épaules "Chapeau ! Tu as été très vaillant !". Ernest sourit, haussant les épaules : -" J'avais pas peur, la baraque est solide !" C'était un fait, la casemate était très bien conçue et disposée pour une défense excellente. Heureusement pour eux elle n'avait pas cédé à trois roquettes ! Les half-tracks tout en continuant à tirer plus modérément, se mirent à l'abri derrière elle. Les fellaghas avaient décroché. Gilbert ouvrit la porte blindée et accueillit le Chef Cardonna à bras ouverts : "Alors, t'ia eu les jetons, t'ia cru qu'on venait pas!! On allait boire un coup, en passant on s'est rappelé que vous étiez là! C'est rien ça, c'est le baptême du feu ! Maintenant, t'ié un vrai homme !" Gilbert le secoua sans pouvoir dire un mot. Enfin, il interrogea. "Et le capitaine ?" Cardonna devint sérieux :"Y z-ont été amochés ! Le capitaine n'a rien par bol, mais y z-ont blessé salement deux gars dans la jeep avec le bazooka. Y en a un quié comme mort! Plus un qui a pris un éclat à la tête dans le poste est. C'est une sale affaire ! C'est pas le FLN local, c'est l'ALN, l'armée des bandits quoi! Y z'étaient bien équipés et renseignés ! La radio marche ?" Gilbert acquiesça. Cardonna rendit compte au capitaine qui demanda à parler à Gilbert : "Ça va, vous avez tenu le coup? Pas de casse ?" - " Non, mon capitaine, le soldat Ernest Dujardin a été impeccable ! Je crois qu'il a atteint un ou deux fellaghas !" - " Surtout, ne sortez pas ! N'allez pas voir, terminez votre garde. Ici on est complètement débordé. Les half-tracks resteront avec vous jusqu'à la relève de jour".
Les latrines étaient bondées, on faisait la queue. On se versait des tasses de café. Ernest sortit une flasque et proposa à la cantonade : "A la santé des fellouzes! J'aimerais bien voir la gueule qu'ils ont, morts ou vivants !" - "Rassure-toi mon gars, tien verras plus que ta ration !" répondit Cardonna en aspirant une bonne lampée. - " Reposez-vous maintenant, les half vont rester là ; après, i-z-iront faire un p'tit tour dans la montagne !"
Les gars parlèrent entre eux de la bataille, donnant leurs impressions. Chacun avoua qu'il avait cru sa dernière heure venue... Une ou deux roquettes de plus et le poste explosait ! En effet à deux endroits le béton malgré ses trente centimètres, s'était volatilisé sur plus de la moitié. Puis, on supputa avec animation le nombre d'ennemis qu'Ernest avait pu toucher. On penchait pour deux, peut-être trois. Gilbert avança qu'à son avis, ils ne devaient pas avoir beaucoup de roquettes, car à leur place, il en aurait tiré une douzaine et le fortin était transpercé! Escure fit remarquer qu'ils ne pouvaient pas se charger de trop, ils devaient tout porter à dos d'homme dans la montagne. Ernest acquiesça : " A l'heure actuelle ils doivent cavaler pour gagner le plateau et se fondre dans la nature ! "
La tension tomba et bientôt l'on entendit quelques ronflements, la fatigue et la jeunesse reprenant leurs droits.
A cinq heures quinze le capitaine appela Cardonna. Il ordonnait que les chasseurs restent au poste jusqu'à la relève et que le sergent Danan et Dujardin rentrent à la base avec les half pour se joindre à la chasse. L'opération de poursuite était montée avec les parachutistes aux bérets rouges du 9 ème R.C.P. Les paras devaient être débarqués en arrière, en amont des fuyards qui n'avaient que quelques heures d'avance de nuit et à pied. Le capitaine Arnaud et ses troupes devaient manuvrer dans l'autre sens pour faire tenaille. Les pipers de l'A.L.A.T. allaient déjà prendre l'air.
Chapitre 12 : Au feu.
De retour au quartier Ernest excité était en pleine forme. Gilbert souffrait sans en avoir rien dit d'un gros hématome à la tête du fémur qui le faisait presque claudiquer ; sa main écrasée et écorchée, douloureuse, n'était pas un handicap pour la randonnée il pouvait se servir de ses doigts. Il s'en voulait de cette chute idiote qui le privait de tous ses moyens alors qu'une course en montagne, intéressante mais dangereuse, allait être lancée. Il alla au lac se frictionner à l'eau eau glacée et mit sur ses bleus la pommade d'urgence, remède universel du soldat en campagne.
Le jour s'était levé. Le ciel gris éclairci. Un vent glacé soufflait. Le capitaine fit appeler Gilbert et les sous-off au mess. Il échangea rapidement ses impressions. Il expliqua que bien qu'il fût méfiant, le convoi de secours avait été pris sous le feu croisé d'un F.M. et d'un lance-roquettes ; Si le half avait été raté par la roquette, dans sa jeep touchée par le F.M. il avait eu immédiatement le chauffeur grièvement blessé actuellement entre la vie et la mort. Les roquettes, d'un type ancien, mal lancées n'avaient pas fait trop de mal au half-track. Sur leurs gardes, ils avaient riposté aussitôt et ouvert un feu d'enfer, contraignant la demi-douzaine d'assaillants à se replier. Deux autres blessés plus légers étaient encore à déplorer. Les postes avaient heureusement bien résisté. Gilbert mentionna le talent de l'architecte qui avait conçu les casemates. Le capitaine, flatté, avoua qu'il en était en partie l'artisan : c'était grâce à son expérience d'Indochine qu'il avait influencé leur construction l'année précédente.
Un lieutenant-colonel et sa suite entrèrent, et immédiatement on en vint à l'opération. C'était la première foi que des éléments de l'ALN faisaient une incursion aussi avancée dans les alentours d'Alger, pas depuis Palestro où vingt-deux soldats avaient été décimés par la bande aguerrie d'Ali Khodja. Le FLN se contentait d'habitude d'embuscades sur les civils et n'avait pas d'armement lourd. A son avis c'était un nouveau contingent plus ou moins local, entraîné et équipé en Tunisie que la Willaya 4 envoyait en éclaireurs. Il épingla une carte sur le mur : "Je pense que la bande, forte d'une trentaine d'hommes, a dû suivre la petite vallée de l'Oued Arbatache en arrivant de l'est et qu'elle va reprendre le même chemin, puis elle va passer entre les montagnes Bou-Djemel et Djemel-Zima pour essayer de traverser l'Oued Isser et se perdre dans les Forêts d'Aumale afin de faire jonction avec les éléments plus importants des plateaux de Sidi-Aïssa. Leur itinéraire est bordé par les routes difficiles d'accès pour eux de l'Arba à Bir Rabalou et de Fondouk à Bouira qui sont depuis l'alerte barrées et surveillées par les gendarmes et l'armée. Ils n'ont pu faire plus de trente cinq à quarante kilomètres depuis cette nuit avec leur armement et leurs blessés. Logiquement, ils vont essayer de passer de forêt en forêt dans cette direction. Les paras se sont mis en place à partir de lOued Soufflat. Ils ont des moyens importants. LALAT est de la partie avec deux pipers dobservation et, si nécessaire, dès leur signal un hélico armé en renfort. Nous sommes chargés de ratisser les forêts en remontant vers Sakamody, le long de l'Oued Arbatache, au cul des rebelles qui peuvent avoir stoppé en route. Donc prudence ! Ne négligez aucun indice, les yeux et les oreilles ouverts. Pas de bruit inutile ! Chaque patrouille aura une radio ; appel au central toutes les quinze minutes. Nom de code respectif des patrouilles : Albatros 1.2.3.4.5.6.7.8.9. Le commandant Garbié est chargé de les former avec les officiers qui vous donneront vos instructions. Le convoi partira dans 15 minutes. Rompez ! »
Gilbert rejoignit le groupe de son capitaine : « Nous sommes la 3 au milieu. Le Commandant Garbié avec quatre autres patrouilles et des half-tracks nous domineront en avant sur le thalweg. Nouvrez le feu que sur des cibles identifiées après autorisation de tir de vos chefs. Pour l'armement voyez le chef Cardonna qui vous remettra de nouvelles armes et des munitions. Vous avez compris la manuvre ? Des questions ? Non ! Départ dans cinq minutes ; nous franchirons le grillage là où il y a eu l'embuscade pour prendre la piste. Premier point de ralliement avec le commandant Garbié : la Mechta d'Aït Adja. Ne vous couvrez pas trop, vous allez transpirer rapidement. Les halfs avec les jeeps rebrousseront chemin et nous retrouveront sur la piste de crête vers Aït Adja. Prenez chacun une gourde. Laissez toutes vos affaires inutiles au camp ». Le capitaine parti chacun se préparait, vérifiant son matériel et son armement. Ernest prit un des deux lourds fusils d'assaut MAS 52 ; Gilbert échangea sa mat réglementaire contre une M 16 avec six chargeurs, qu'il jugeait plus maniable et plus précise.
Il se surprenait et s'étonna de sa nouvelle tournure d'esprit. Il avait glissé sans effort et sans scrupule vers une attitude combattante et il ne trouvait rien à s'objecter pour ce changement de mentalité. L'agression dont ils avaient été victimes cette nuit l'avait fait basculer naturellement dans un réflexe de légitime défense et il admettait dans un premier temps le droit de poursuite ; il s'inclinait devant la logique primaire du combattant : se défendre. Les motifs de la lutte, les idéaux contradictoires s'estompaient, n'apparaissaient plus à ses yeux. Il était consentant aux ordres de guerre reçus parce qu'il avait été directement impliqué. Mais des controverses restaient en suspens qu'il n'avait pas le loisir d'approfondir.
Accrochés aux halfs ils atteignirent rapidement louverture dans le grillage qu'ils finirent de défaire à la cisaille. Le capitaine recommanda à Cardonna de rappeler au lieutenant Vérignon de faire refermer et renforcer les barbelés à cet endroit. Le ratissage commençait. Ils étaient douze : le capitaine se plaça au milieu et Gilbert au plus bas fermant la section. Ils avançaient à flanc de colline, laissant un espace d'une quinzaine de mètres entre chacun en contact visuel. Le djebel à forte pente était assez régulier, planté de bosquets dont les plus hauts ne dépassaient pas un mètre cinquante ; pratiquement aucun arbre. Beaucoup de cailloux. Il fallait regarder où mettre les pieds pour ne pas trébucher. Le plus pénible était le casque lourd : sans dragonne, il glissait constamment et il fallait le repousser en arrière. Avec la dragonne, on était gêné dans la respiration : ce n'était pas un cadeau !
Ils retrouvèrent très vite la place des assaillants du poste. Le capitaine s'était approché et inspectait l'endroit avec Gilbert qui essayait de se repérer. Il y avait de nombreuses douilles. Le capitaine commenta : " 7.62, fusil d'assaut chinois ou mitrailleuse légère tchécoslovaque. Carabine à répétition 5.5. Voilà la position de tir du PM avec toutes les douilles". Il se pencha, frottant la terre : "Ces tâches noires, c'est bien du sang. Il y en a au moins un damoché !". Dujardin à une quinzaine de mètres appela : "Mon capitaine, mon capitaine, c'est ici l'endroit du lance-roquettes !". On voyait nettement des touffes d'herbes brûlées. Soudain, il exulta : "Mon capitaine, regardez, c'est du sang !". Cette fois, il y avait une large tâche beaucoup plus importante que les gouttes qui parsemaient le sol au pas de tir du FM. Le capitaine se releva : "Vous êtes un fin tireur, Dujardin !" - " J'suis braconnier entraîné, mon capitaine !" répondit-il avec un large sourire entendu. - " Bien, ils ont au moins deux blessés dont un grave ! Je vais en aviser le commandant". Se tournant vers la troupe : " Nous reprenons la progression dans la ligne de pente. Ils ont eu des blessés Recherchez des gouttes de sang, des traces de souliers ou des herbages brisés. En avant !" Les hommes reprirent leur place et la patrouille s'ébranla, yeux rivés au sol, tandis que le capitaine lançait un message. Puis il demanda d'accélérer encore le mouvement : « Dépêchons-nous, on nous attend à Aït Adja ! Ils ont la trace ».
Au départ Gilbert traînait un peu la jambe, mais le mouvement réchauffa l'articulation ; peut-être la pommade faisait-elle aussi son effet. Il put bientôt soutenir sans effort la cadence accélérée imposée par le capitaine. Il retrouvait son pas souple et mécanique des promenades dans le Jura ou en Savoie et, comme à son habitude, il se mit à souffler puis à respirer en deux fois par le nez puissamment quand il mettait le pied au sol : c'était son tempo.
La terre était mouillée, mais non détrempée et quelques émanations champêtres effrangeaient l'atmosphère. Le soleil glauque était encore faible et dardait tout en bas sur le plan d'eau noir et gris un reflet coloré jaune laiteux. Gilbert se plaisait dans le silence et la marche.
Ils rejoignirent en une heure la crête où stationnaient déjà les véhicules qu'ils empruntèrent jusqu'au village composé d'une vingtaine de gourbis et d'un enclos commun pour les bufs, chèvres et moutons. Il y avait déjà une troupe nombreuse qui avait ratissé la forêt d'Arbatache. Avec le commandant Garbié il y avait quelques paras dont un lieutenant la nuque rasée, aux belles moustaches à la gauloise. Un poignard imposant était attaché à ses rangers. Il tenait un chien-loup muselé en laisse.
La population était rassemblée sur le terre-plein du village, assise à terre ou accroupie à larabe, silencieuse. Isolés près des gourbis deux Arabes entravés dos-à-dos étaient surveillés par des paras qui fumaient tranquillement. Gilbert remarqua que ces Arabes avaient la figure tuméfiée, le sang coulait encore des arcades sourcilières et du nez sans qu'ils puissent esquisser un geste pour se soulager. Il apprit que le chien avait confirmé la certitude du lieutenant : les deux prisonniers sentaient la poudre sur les mains et les vêtements. Les paras avaient pu les faire parler. Ils les avaient finalement amenés dans les bois en leur laissant croire qu'ils allaient être fusillés. Ils avaient alors donné des renseignements importants sur les moudjahidin qu'ils avaient guidés et servis dans leur attaque sous la menace. Au village, il manquait deux ou trois autres jeunes hommes qui aurai été emmenés de force par les rebelles comme porteurs. Gilbert apprit aussi qu'ils étaient au moins deux cents militaires engagés dans l'opération, coiffés par un des fameux lieutenants-colonels de paras adjoints de Massu.
La progression reprit. On suivait grossièrement l'aval de l'Oued Arbatache. Ils furent survolés à trois reprises par des pipers en rase-mottes qui se balançaient à leur vue. On atteignit rapidement le plateau dominé à gauche par le djebel Zima, à droite par Bou Djemel. Cela faisait plus de deux heures qu'ils marchaient d'un bon pas quand ils pénétrèrent dans la forêt de Sakamody. Un ordre courut : "Prudence!". La forêt n'était pas très dense ; Gilbert la trouvait pauvre, rien à voir avec celles d'épicéas géants du Jura. Des chênes-lièges en majorité, dont quelques-uns étaient écorcés. La taille en était modeste, leur végétation peu fournie, les branches noires très tourmentées. Il pensa que ce n'était pas le lieu idéal pour tendre une embuscade, les troncs étant trop minces et espacés ; dans un mouvement enveloppant les soldats auraient tôt fait de débusquer des attaquants qui ne seraient pas protégés dans la fuite. Une demie heure après, ils émergeaient de la forêt face à un piton. Un cordon de soldats était visible au loin. On stoppa : permission de boire et de manger sur les rations. Le capitaine fit appeler les sous-officiers pour faire le point : les fellaghas avaient été localisés, ils se dirigeaient vers le col des Deux-Bassins dans le but de passer de l'autre côté de la Nationale 8 pour se perdre dans l'immense forêt montagneuse de Blida ; ils avaient été aperçus par l'ALAT. Ils se repliaient maintenant vers le djebel Tamesquida, ce piton quon voyait là-bas presque à portée de mitrailleuse. On attendait le gros des paras qui arrivaient de l'oued Ifser ; le piton allait être encerclé.
Avant de repartir ils eurent droit à du café chaud et à un supplément de munitions, grenades offensives et baïonnettes. Gilbert avait déjà vu des grenades, mais jamais de baïonnette...
En d'autres circonstances il aurait ironisé sur ces attributs guerriers mais l'expérience de la nuit dernière le conduisait à plus de circonspection Plusieurs fois il s'était demandé ce qui lui arrivait. En quelques jours il était dans la guerre pour de vrai! Pendant la marche il avait réfléchi et analysé les tendances instinctives qui l'avaient poussé à vouloir se venger des coups reçus. A la réflexion, il avait jugé sa réaction intempestive, rudimentaire, injustifiée. Il persistait maintenant dans son désir de ne pas verser le sang. Il trouvait faible et pusillanime d'abandonner si vite sa détermination du temps où il n'était pas lui-même visé. N'était-ce pas une lâcheté de se mettre aujourd'hui, au premier coup de feu, sous l'agressive protection des armes et de l'armée tutélaires, autant porteuses de cruautés ? Il était effrayé par les blessures qui pouvaient être infligées à l'intégrité d' une créature humaine, fut-elle hostile. Par nature, il était incapable de violence, ne serait-ce même que donner des coups de poing, et répugnait à l'attaque. Enfant et adolescent il avait été obligé de préserver sa dignité et de se défendre dans les empoignades à connotation raciste, mais il n'avait jamais provoqué personne et c'était contraint qu'il allait aux bagarres. Par un penchant généreux il se déniait aussi le droit justifié de porter une atteinte physique à son prochain, et à plus forte raison la mort. Il voulut s'obliger à ne pas transgresser cette règle, même sur un ordre qui le laverait de sa responsabilité.
Mais il ressentit aussitôt d'autres scrupules, une autre fidélité à respecter : il pouvait aussi mettre son camp en danger. Il pouvait accroître les risques encourus par ses propres camarades : s'il épargnait un ennemi et que plus tard le même, ignorant sa chance, éloigné de toutes ses simagrées, descendait de sang froid un ami, ou lui-même ? Pour lui, dans l'absolu ce n'était moralement pas un obstacle, il avait envisagé cette option avec la candeur inconsciente de sa jeunesse. Par contre vis-à-vis des victimes potentielles de son propre côté, et de la mission, il lui apparaissait bien être condamnable. Ses camarades comptaient sur lui, l'associaient à leur action. Concevraient-ils qu'il ait pu les lâcher et désobéir consciemment aux ordres ?
En outre dans ce cas d'espèce, le sujet du conflit était sa terre natale ! A leurs yeux ce serait doublement une désertion, ou même une trahison. Il avait accepté de rentrer dans le système lorsqu'il n'était pas sorti du rang. Donc il avait admis certaines règles, il avait choisi son camp ; il ne pouvait rester entre deux chaises. Il avait accepté un grade et la responsabilité d'être un petit chef au milieu de l'échelon militaire. Il devait aussi agréer le postulat qu'il faisait partie des forces du maintien de l'ordre, et les autres du parti du désordre. Il ne pouvait faire autrement qu'attaquer même si le bien-fondé des motifs expliquait la révolte ; la fin ne pouvait justifier les moyens. Mais ni d'un côté ni de l'autre la fin ne justifiait les moyens !
Danan était conduit à bâillonner les récriminations de ses dogmes, de faire taire sa conscience. Il croyait que, jusqu'à preuve de son indignité, toute personne avait droit au respect et que chaque homme devait avoir plusieurs chances. Il ne pouvait non plus refuser à l'individu le droit imprescriptible de se défendre, mais pas par l'agression ni la cruauté.
Il se promit de faire son devoir de soldat sans accepter de sa part des manifestations de brutalité. Il se résignait à assumer son rôle sans se laisser aller à des actions malpropres. Par la nature des choses il était obligé de rejoindre une faction, mais les choses n'étaient pas claires dans sa tête. Il devait forcément y avoir d'autres voies que celle de la violence. Gilbert se sentait contraint, sans adhérer du cur à ses actions. Même si sa vie en dépendait, lèverait-il la main sur autrui ? Il tirerait du bout des lèvres ; il ferait pour les autres ce qu'il ne ferait pas pour lui-même : il se bornerait à les défendre. Advienne que pourra, on verrait bien, le destin se chargerait de sa mort ou de sa vie ! Les circonstances décideraient.
La progression avait repris. Le soleil était maintenant assez haut, mais l'air restait vif ; on était monté approximativement à mille mètres ; la neige de la nuit n'avait pas tenu. Le Tamesquida culminait à mille cent trente huit mètres d'après la carte. C'était un des sommets qui vallonnaient l'Atlas de la Grande Kabylie, où venait buter la région des cultures entourant la plaine côtière d'Alger. Brusquement la montagne sauvage, dépourvue de grands cheminements, sélevait avec des sortes de crêtes arides et caillouteuses, parsemées de maquis. Le Tamesquida était la plus haute de cette partie de la montagne dont les sommets frisaient deux mille mètres. Il dominait un plateau incliné de deux à trois cents mètres. Au nord sa pente était plus douce, abordable ; au sud la montagne paraissait comme écroulée. D'énormes éboulis parsemaient une paroi abrupte et rendaient le décor sinistre par des ombres profondes. A moins de huit kilomètres en contrebas passait la route du sud vers Aumale et Bou-Saada par le col des Deux-Bassins, site très pittoresque que les Algérois, du temps de la paix, empruntaient en promenade pour admirer la sauvagerie primitive de l'Afrique ; on l'apercevait par fragments dans la montée vers le sommet.
C'étaient de drôles de touristes qui visitaient les lieux ce jour-là : les rebelles s'étaient réfugiés sur ses pentes, le gravissant par le Nord. Ils savaient qu'on les pourchassait mais ignoraient l'importance des moyens. Malheureusement pour eux Massu avait déclaré une guerre sans pitié malgré qu'il ne fût à Alger que depuis un mois : ses directives étaient claires pour la willaya 4 : forcer et anéantir toute rébellion, mettre le paquet!
C'était leur premier engagement sérieux, sauf pour leur chef Mahmoud, qui avait fait un long passage chez Ouamrane le commandant du secteur Sidi-Aïssa. Tous Kabyles de la région de Sétif, ils étaient volontaires pour la plupart. Ils avaient suivi un entraînement de trois mois en Tunisie dans un camp camouflé près de la frontière, avec des instructeurs égyptiens. Tous les quinze jours plusieurs unités comme la leur étaient injectées en Algérie. On les avait dotés d'un armement suffisant mais hétéroclite, ancien, vendu par les Égyptiens. Ils avaient traversé la frontière quinze jours plus tôt très au sud à hauteur de Gafsa, puis en camionnette par des pistes peu fréquentées, évitant Biskra et Bou Saada, ils avaient rejoint et installé un camp de base dans la forêt déserte de la chaîne des Bibans à l'est d'Aumale. Ils bénéficiaient de nombreuses complicités forcées ou consenties. Les bandes avaient reçu l'ordre de faire une diversion à l'extérieur d'Alger où la pression brusquement, éprouvait les combattants de la casbah. Mahmoud avait su persuader quelques habitants des douars voisins du barrage de les guider. Ils avaient ramené deux blessés de leur attaque : un tireur au fusil mitrailleur avait reçu une balle dans le bras et un des lanceurs de roquettes était mort en chemin d'une hémorragie, une balle lui avait traversé la poitrine et rien n'avait pu être tenté. On l'avait enterré sommairement dans la forêt, dissimulant la tombe sous des branchages. Il enverrait plus tard un marabout pour faire la prière des morts. Ils restaient vingt-trois, y compris deux jeunes du village que Mahmoud n'avait pas voulu relâcher trop tôt les trouvant peu sûrs ; il avait libéré deux autres villageois qui avaient pris part à l'action car engagés ils étaient plus fiables, et impliquaient ainsi le village. Ses soldats avaient de dix-huit à vingt-cinq ans ; pour la plupart, ils étaient éleveurs, gardiens de troupeau. Ils connaissaient bien la montagne rude par leur vie fruste d'anciens nomades sédentarisés, toujours prompts à prendre les armes. Ils avaient gardé des contacts réguliers avec leur famille, quelques-uns étaient mariés et pères de famille.
Un berger les avait avertis du bouclage à l'est par les parachutistes. Ils avaient obliqués. Puis, à la jumelle ils avaient vu les mouvements de troupe sur la route près du col, qui coupaient leur ligne de retraite vers la grande forêt au sud. Ils avaient essayé de rebrousser chemin vers le nord, mais ils avaient encore aperçu les soldats français en mouvement vers eux. Le chef leur avait indiqué alors le piton seule voie de repli. Dans un rapide conciliabule, ils avaient convenu de leur situation désespérée. Mahmoud leur avait rappelé le serment des Moudjahidin : s'il le fallait, mourir pour l'Algérie indépendante et aller au paradis des martyrs. Aucun n'avait récriminé : c'était la volonté dAllah ! Mektoub, on se battrait jusqu'au bout ! Il les avait cependant autorisés à se rendre une fois leur dernière balle tirée, mais à la grâce de Dieu, car on répétait que les parachutistes de Massu ne faisaient pas de prisonniers au combat. Par malheur il ne leur restait pas beaucoup de munitions les groupes des fortins les avaient usées rapidement : il restait six roquettes pour les deux bazookas et chaque homme disposait de deux ou trois chargeurs ou d'une demie cartouchière pour ceux équipés de fusils antiques ; plusieurs portaient des grenades défensives.
Mahmoud avait organisé la défense sur deux rangs ordonnant, en dernier ressort leur fuite en dévalant dans les grands éboulis qui se trouvaient dans leur dos vers la route en bas qui aurait du être leur salut. Il y serait plus facile de se défendre en combat rapproché même si l'ennemi avait une position dominante. D'abord ils résisteraient le plus longtemps possible pour affaiblir les assaillants en profitant de leur position en surplomb et des rochers qui faisaient des postes de tir imprenables, chacun de leur tir devant être calculé et économisé. Après il avait espoir que quelques-uns puissent s'échapper.
Pendant que les rebelles s'installaient pour soutenir l'assaut, plus bas on le préparait. Les paras convergeaient et avaient fait leur jonction avec les chasseurs. Ils étaient très bien équipés, organisés en groupes autonomes d'une vingtaine d'hommes. Ils disposaient de fusils d'assaut à cadence rapide, de pistolets mitrailleurs, de lance-grenades, et même de petits mortiers portables de soixante millimètres. Des mules porteuses de munitions complétaient la panoplie. Le piège avait bien fonctionné et les assaillants de la nuit étaient devenus le gibier que la meute allait forcer. Le colonel avait conçu de les prendre à revers et de les empêcher de se glisser dans le glacis au milieu des rochers éclatés où le combat deviendrait plus dur et plus meurtrier. Il ordonna que les chasseurs du contingent progressent encore un peu, au tiers de la hauteur du mamelon, en se retranchant sur la pente la plus douce et tiraillent de loin pour fixer les rebelles. Il avait déjà lancé ses paras à l'assaut du piton par l'ouest pour occuper les éboulis avant eux, en espérant que l'ennemi ne s'y retranche immédiatement abandonnant la défense stratégique du sommet : il y aurait gagné en protection, même s'il renonçait à profiter du point dominant d'où il pouvait voir ses soldats arriver de loin. Alors que les paras progressaient, le capitaine Arnaud fit avancer rapidement sa compagnie vers le sommet qui se dressait maintenant à quatre cents mètres. Il profita d'une strate de rochers en dénivelé pour abriter les hommes par petits groupes espacés tous les cinq à six mètres, leur recommandant de renforcer par de gros cailloux leur emplacement de tir. Au bout des dix minutes fixées les FM reçurent l'ordre d'ouvrir le feu sur la partie moyenne du mamelon et en aucun cas sur la crête où devaient aboutir les parachutistes. En même temps des mitrailleuses lourdes crachèrent pendant quelques secondes. Puis le colonel à l'aide d'un porte-voix lança un appel aux fuyards, en Français d'abord puis en Arabe : " Rendez-vous, vous aurez la vie sauve, ne nous forcez pas à donner l'assaut. Vous serez traités décemment. Inutile de faire des morts des deux côtés. Si vous ne vous rendez pas, nous monterons à l'assaut dans cinq minutes et vous serez anéantis. Pensez à vos familles !". Un long silence de plusieurs minutes suivit l'écho du haut parleur dans la montagne. Chacun se tenait prêt de son côté à ajuster et tirer l'adversaire. Gilbert inquiet, pensait que dans l'intense fusillade qui allait suivre personne ne remarquerait où ses balles iraient se perdre. Son camarade le plus proche était à cinq mètres, il pourrait aisément faire semblant de se battre.
L'ordre courut : " Approvisionnez ! Tenez-vous prêts à ouvrir le feu " . Une fusée rouge monta dans le ciel : c'était les paras qui débouchaient sur la crête, ils avaient pris position derrière l'ennemi. La surprise était totale, les rebelles avaient été joués. Les paras avaient ouvert un feu d'enfer dans leur dos en progressant par bonds. Les fellaghas tiraillaient au hasard sur les paras qui arrivaient nombreux et les fixaient au sol à moins de trente mètres. Quelques Arabes faisaient mouvement, mais ils étaient rapidement fauchés. Deux roquettes furent tirées sans qu'on puisse voir leurs dégâts. Les explosions des grenades ponctuaient le tir des armes automatiques. Le premier rang des fellaghas, moins décimé, s'égaya essayant de prendre du champ par de petits bonds rapides de rocher en rocher, qui les rapprochaient de la ligne avancée des chasseurs invisibles. Gilbert fasciné et horrifié, assistait à la jumelle à son premier vrai combat de jour en terrain découvert. Il voyait distinctement les fellaghas s'enfuir, être hachés par les rafales et tomber à terre ensanglantés. Il vit une grenade exploser blessant deux paras. Les détonations des rafales s'entremêlaient et les explosions assourdissantes et continues étaient affolantes. Gilbert bouleversé pensait : "Voilà la mort en marche, c'est là, la véritable mort physique! Ils s'entretuent avec une organisation efficace!" Il était écuré de cette humanité. S'il avait pu, il se serait jeté au milieu des combattants en criant : "Cessez le feu, et embrassez-vous!". Mais il restait figé, paralysé par la réalité atroce du spectacle, par l'impuissance folle de ses sentiments. Quand allaient-ils arrêter? Une dizaine de rebelles refluait toujours vers eux. L'un d'eux leva les mains, mais il fut abattu sans que Gilbert put voir d'où était partie le coup.
Ils étaient maintenant à portée de tir de la ligne avancée des chasseurs où était caché Gilbert. Le capitaine lança : "Faites circuler : ne tirez que sur mon ordre et sur les fellaghas identifiés, attention aux paras. Ne gâchez pas les munitions. Prenez vos cibles". Gilbert remarqua à une centaine de mètres un fellagha de petite taille qui portait un burnous gris sur sa tenue ; il fuyait avec une grande agilité. Il avait jusqu'à maintenant évité les tirs rampant de quelques mètres avant de bondir du sol très rapidement plié en deux à un autre endroit. Il avait l'air très jeune. A la jumelle, en une seconde Gilbert vit sa moustache noire et ses cheveux crépus, il tenait une Sten dans son dos et un pistolet à la main. Gilbert quitta les jumelles et tenta de l'aligner sur la ligne de mire de sa carabine, cherchant ses points de repère. Il entendit et transmit l'ordre : "Ouvrez le feu!" Du point de chute du fellagha, il vit les étincelles et la fumée d'une rafale partir vers les paras ; il ne voyait pas le corps allongé plaqué au sol, camouflé par la djellaba couleur de terre. Il vit distinctement une autre rafale. Gilbert ouvrit le feu un peu au jugé, au coup par coup, avec l'idée d'empêcher l'Arabe de tirer, de le gêner. A la septième balle il s'arrêta et attendit. Une rafale partit encore. Il reprit son tir à l'endroit où il avait guetté les fumées et envoya encore une dizaine de balles. Les tirs faiblissaient ; à vue d'il il n'y avait plus personne debout. Les paras s'étaient rapprochés, on les reconnaissait facilement à leur allure et à leur béret. Les dernières rafales venaient d'eux, ils progressaient doucement avec beaucoup de précautions ratissant le terrain, le doigt sur la détente, lâchant quelques balles pour éviter toute surprise, peut-être sur les corps à terre, retournant les corps et ramassant les armes.
Le capitaine lança l'ordre de cesser le feu et d'avancer avec prudence. Les voltigeurs sortirent lentement de leur abri et entamèrent une ascension oblique par rapport aux paras. Gilbert était attiré par l'endroit où gisait le fellagha qu'il avait visé. L'avait-il touché? Il avait fait apparemment son devoir, mais il ne ressentait aucune fierté. Contrairement à son tir de la nuit, il voulait savoir s'il avait du sang sur les mains. Un peu plus vite que les autres il avançait vers l'endroit qu'il avait bien repéré et mitraillé. Prudent il tenait sa carabine en position de tir et restait aux aguets, se présentant par l'arrière par rapport au corps qu'il aperçut recroquevillé tout proche. Deux parachutistes les dominaient maintenant à une vingtaine de mètres quand il vit l'Arabe se tourner légèrement, le regarder avec des yeux flambants de haine pendant qu'il dégageait doucement ses mains. Gilbert, à moins de cinq mètres vit nettement une grenade quadrillée dont il enlevait la goupille avec la bouche. Il aurait dû tirer mais son doigt était paralysé par le regard terrible du blessé. Une rafale balaya le fellagha, le criblant de trous sanglants. Dans un réflexe, Gilbert se jeta à terre dans la pente en criant : "Grenade !". L'explosion fut assourdissante, des éclats sifflants passèrent au-dessus de sa tête. La grenade avait explosé dans la main de l'Arabe qui n'en avait plus. Le sang coulait en fumant de la djellaba, son bras n'était plus quun moignon, du sang et de la chair constellaient les cailloux. Il semblait bouger encore : un para lui donna le coup de grâce sans hésitation, avant que Gilbert n'ait pu se relever, complètement atterré par le spectacle. « Alors, tu as besoin de lunettes, espèce d'idiot, tu n'as rien vu? Tu ne sais pas qu'un homme à terre est toujours dangereux tant qu'il n'est pas mort ? Tu dois voir ses mains, sinon tu dois tirer d'abord et regarder ensuite ! Qu'est-ce que c'est que ces bleus qu'ils nous foutent, nom de Dieu? Tu as eu de la chance aujourdhui ! » Le capitaine était arrivé, ainsi qu'Ernest. Gilbert rougissait violemment sous leurs regards, mais n'osait parler. Avant que le para ne séloigne il lui cria merci, mais l'autre haussait les épaules, continuant d'avancer.
Il restait quatre survivants de la bande, peut être conservés pour obtenir des renseignements. Un para avait été tué et trois grièvement blessés. La colline grouillait maintenant de soldats. On traînait les corps sur les cailloux et les rassemblait. On récupérait les armes. Quelques jeeps avaient réussi à monter, chargeaient rapidement et repartaient. La compagnie regroupée, les soldats parlaient à voix basse, assis, allongés, épuisés par la tension nerveuse. Il y avait moins d'une heure, vingt cinq hommes jeunes se mouvaient. Maintenant, c'étaient des cadavres inertes, mutilés, la vie les avait quittés. Personne n'avait le cur à plaisanter. Beaucoup comme Gilbert, se sentaient endeuillés. Ils n'oublieraient pas de longtemps ce carnage.
La routine reprit au camp et on ne parla bientôt plus de l'engagement pour s'intéresser aux actions de l'armée dans Alger. Il n'y avait aucune permission accordée malgré la proximité de la grande ville. En dehors du service les loisirs consistaient à jouer au football, au ping-pong ou aux cartes, boire de la bière ou fumer les cigarettes gratuites. On pouvait naturellement lire ou écrire, mais sans pouvoir échapper à la promiscuité, à la tente commune où les lits de camp s'alignaient à un mètre les uns des autres pour la troupe. Les sous-officiers jouissaient d'un carré de deux mètres sur deux, isolé par des toiles. Il y avait cependant la lumière électrique et de l'eau chaude aux douches et aux robinets dans le bâtiment en dur servant de lavoir pour les hommes et les effets.
Gilbert lisait et écrivait mais moins, car il avait organisé deux équipes de volley-ball et presque chaque jour il passait plusieurs heures à y jouer, prenant plaisir à faire office d'entraîneur. Ernest était dangereux lorsqu'il passait le ballon dans un smash ; il valait mieux ne pas mettre sa figure en face car il l'écrasait littéralement.
L'ambiance du camp était beaucoup plus agréable et détendue que celle de la garnison de Kaiserlautern. Les saluts et la discipline étaient réduits au minimum, la tenue négligée de rigueur, sauf pour le service; les punitions totalement inconnues. Il y avait quelques contingences : corvées de service à table, de cuisine, d'approvisionnements, d'entretien, de nettoyage, mais les sous-off restaient privilégiés et échappaient aux travaux les plus rebutants. Restaient les gardes et les patrouilles nombreuses de jour ou de nuit, sous la pluie ou dans le froid. Aucun autre incident n'avait été à déplorer. Il y avait fort à parier que la leçon avait porté pour un long temps.
Élisabeth hantait l'esprit et les nuits de Gilbert et comme tout un chacun il regardait souvent sa collection de photos et lui écrivait régulièrement, au moins une fois par semaine, en franchise « postale ». La vie forte et saine du camp avait chassé ses tristes pensées naturelles. L'armée bloquant toute latitude de réflexion ou d'action indépendante, il était assujetti à un laisser-aller, à une vacance propices à l'effacement de ses débats moraux.
Il lui avait raconté son combat en atténuant les risques encourus et l'avait particulièrement entretenue de la dernière sensation éprouvée au cours de son aventure. Il ne pouvait oublier le regard du condamné arabe quand il le tenait à la pointe de sa carabine alors qu'il s'avançait vers lui méfiant mais cependant souriant, presque avec des excuses dans les yeux. Le regard de l'autre l'avait sidéré. Il y avait lu son arrêt de mort, l'agression la plus extrême, un extrait condensé de haine dont il ne se sentait pas responsable. Bien sûr, il lui avait tiré dessus ; bien sûr, il aurait pu le tuer accidentellement. Mais l'autre en avait fait autant et Gilbert avait accepté sa mort. A sa place il serait mort amicalement, à la bonne franquette. D'abord lui ne l'aurait pas tué. A la limite il sentait que pour sauver cet homme à terre, lui, Gilbert, se serait carrément interposé. Oui il allait sinterposer de la manière la plus surprenante pour qu'il ne soit pas achevé. Il aurait même donné beaucoup pour qu'ils deviennent amis. S'il avait vécu, il était persuadé qu'il l'aurait assisté dans son camp de prisonniers, qu'il aurait cherché à lui rendre la captivité plus supportable. Il avait demandé au capitaine s'il était possible de connaître l'identité du fellagha pour retrouver sa famille. Le capitaine l'avait regardé avec de drôles d'yeux, puis agacé l'avait remballé : -"Vous cherchez les ennuis ?!?"
Gilbert concevait que c'était la guerre, il admettait même certaines atrocités, mais il butait sur la haine aveugle. Les nécessités des servitudes militaires pouvaient induire des impératifs réciproques, mais d'une manière idéale il voyait la guerre à la manière ancienne, livresque : "Messieurs les Anglais, tirez les premiers !" Il aurait aimé serrer la main de cet ennemi, s'excuser d'avoir tiré sur lui ; il aurait même pardonné au fellagha s'il l'avait tué le premier. Gilbert restait un peu sur sa faim. II aurait voulu expliquer à l'Arabe qu'il ne le haïssait pas, qu'il ne lui voulait aucun mal. Mais l'autre lexécrait. Pourquoi ? Parce qu'il faisait partie de l'ennemi, de l'oppresseur ; peut-être avait-il personnellement souffert, avait-il subi des offenses de la part de ses compatriotes. Il était resté retranché dans sa haine, intouchable, maintenant isolé dans sa mort, et Gilbert isolé dans sa vie. Il regrettait tant de n'avoir pu le connaître davantage, de la même manière qu'il aurait aimé connaître les jeunes idéalistes du groupe de la Rose Blanche condamnés et exécutés par Hitler. Il était conscient de la singularité de ses pensées, mais elles avaient pour lui consistance. Avec du courage et de la bonne foi on pouvait imposer certaines orientations à l'adversité, donner une cohésion pour uvrer au rapprochement. Quelles épreuves l'autre avait-il endurées pour aller au fond de ce désespoir, de cette aversion? Peut-être avait-il vu sa mort, se sentait-il trop jeune pour mourir? Peut-être tenait-il beaucoup à la vie et avait-il de bonnes raisons pour semporter ? Non ! Cela n'aurait pas été le même regard d'adieu : à cette seconde il ne pensait ni à sa vie, ni à sa mort, il voulait tuer Gilbert, ou quelqu'un d'autre. Il n'avait pas assez tué. Ce n'était pas non plus un regard de fou : il était volé! Gilbert ressentait pour lui une grande compassion. Il lui avait volé sa propre mort. L'autre était mort sans avoir la délectation de l'avoir occis. Danan en arrivait à penser que lui-même devait se sentir coupable car il avait refusé à cet homme la consolation de l'avoir descendu. Il concluait qu'il lui avait refusé égoïstement sa mort. Le Kabyle serait certainement parti soulagé s'il avait supprimé un homme de plus. Il avoua bêtement mais avec humour à Élisabeth que malgré tout l'intérêt et les sentiments fraternels qu'il éprouvait pour cette victime, il ne l'aurait pas satisfaite par principe. Il aurait aimé l'aider, le soulager profondément, le traiter comme un ami, mais il ressentait que la vie de l'homme était sacrée, que personne ne devait y attenter, même soi, parce que l'homme était consacré, il avait une mission plus forte que ses désirs personnels : servir l'humanité avec les moyens et à la place que le destin lui attribuait, pour, à la fin des temps, devenir le dieu vivant.
Ce résistant resta figé dans la mémoire de Gilbert comme un diable innocent et pur, mais aussi comme une grande peur ; il ne put jamais le séparer du concept de la mort dont il avait été son reflet.
Gilbert narrait aussi à Élisabeth des anecdotes plus charmantes et poétiques de sa vie militaire. Par exemple pendant un garde, il avait écopé de la faction du matin au poste nord.
« Par la meurtrière ouverte sur les ténèbres glacées d'une longue nuit de janvier je métais lentement fondu avec l'obscurité immense, profonde et mystérieuse, où seul le ciel vibrait de messages étoilés. Baigné par un silence cristallin, immatériel comme un sommeil absent et calme, je veille, minuscule, sur le repos de la nuit spatiale. Mais les signes annoncent l'aube : des étoiles pâlissent dans le mystère de la voûte céleste, le noir du ciel s'altère et se résigne. Des nuances indigo envahissent le halo ; des lancées rougeâtres comme des éclairs sourdent dans un coin bas du ciel, et semblent pousser, digérer la masse sombre des ténèbres qui reculent, refluent sensiblement. Des arbres, les ombres noires retrouvent formes et volumes et se parent de nuances à travers une buée encore grise, mais lumineuse grandissante, semblant sortir de nulle part et pourtant victorieuse. Plus haut le ciel noir se métamorphose, décrivant toutes les nuances du bleu. Soudain à un angle du ciel apparaît une clarté vive qui aussitôt darde des éclairs fulgurants et communique des incendies au dôme des arbres, puis aux reliefs ombrés des collines. Une flamme jaune, blanche, immense jaillit et allume brutalement la terre encore assoupie. Un oiseau, brusquement, messager de l'aube, d'un vol éperdu déchire l'air dun trait oblique. Son pépiement à tue-tête, fou, brise le silence endormi de la nuit. Son vol nest pas fini que l'incendie du soleil éclate de toute part en vagues de violente lumière, embrasant les collines et la froide terre. Dans le même instant la nature délivrée se ranime : dix, cent oiseaux en nuée lancent leurs vols effrénés et leurs cris de vie. C'est le nouveau matin. Un jour utile a commencé. »
Il écrivait régulièrement aussi à Paul, plus rarement à Frédéric qui avait entamé des études médicales en France. Paul présentait la deuxième partie du baccalauréat en Juin ; Gilbert l'encourageait à sacrifier ses loisirs et ses relations pour un labeur personnel. Paul était plus favorable à un travail d'équipe stimulant que Gilbert jugeait moins profitable. Par lui Gilbert avait des nouvelles régulières de la famille et il était entendu que les communications familiales transitaient par son intermédiaire. Père et mère confiaient souvent à ses missives des billets de banque que Gilbert recevait avec plaisir, comme un message d'affection chiffré. D'Allemagne il avait aussi expédié à Hans des cartes postales de Cologne, sa ville natale, sans recevoir de réponse. Dès les premiers jours en Algérie il avait envoyé à Sidi bel Abbés une courte lettre lui annonçant son retour en terre d'Afrique, avec quelques détails sur sa vie militaire. C'était avant la bagarre et le jeune homme avait relégué au fond de sa mémoire cet ami oublieux. Mais un matin tôt il fut demandé au bâtiment administratif où se trouvait le téléphone extérieur. Il fut tout surpris d'avoir Hans au bout du fil qui en quelques minutes lui demanda s'il désirait être affecté à Alger-ville, dans les forces engagées dans le maintien de l'ordre où il pouvait le faire muter : ils seraient voisins. Gilbert alléché accepta aussitôt, malgré une pensée de fidélité à son capitaine et aux nouveaux amis. Il pensa à Ernest et sollicita pour lui le même traitement après avoir couru jusquà la guitoune pour avoir son accord. Il donna tous les quelques renseignements nécessaires et ils se quittèrent.
Cela avait été si soudain qu'il n'avait pas assez réfléchi. Somme toute il était très bien dans ce campement : il jouait au volley-ball tous les jours, personne ne l'importunait ; après la passe d'armes la région était pacifiée, le service n'était pas difficile, les supérieurs sympathiques. Qu'avait-il fait! Il n'avait même pas pris les coordonnées d'Hans et il ne pouvait stopper sa démarche. Il doutait de retrouver dans Alger une position aussi confortable. La discipline et la hiérarchie seraient certainement plus aigres et le service plus dangereux. Il s'insultait tel qu'en lui-même. Il ne dit rien à Ernest de ses regrets faisant miroiter la possibilité d'avoir des perms et d'aller à Oran. Mais il lui recommanda de ne pas en parler aux copains afin de ne pas passer pour se tirer par piston. Une semaine passa, et il fut convoqué chez le capitaine. -"J'ai reçu un ordre de mutation pour vous, on vous a rattaché aux forces du maintien de l'ordre dans Alger, à l'entretien du matériel du 1er REP". Le capitaine dit cela avec un air d'enterrement tout à fait compréhensible pour Gilbert. " C'est vous qui avez demandé cette faveur? Je croyais que vous n'aimiez pas la bagarre! ?" C'est un malentendu, mon capitaine. C'est un ami militaire qui croyait me faire plaisir et j'ai accepté par inadvertance. J'aurais finalement préféré rester avec vous, mais je crois que maintenant il n'y a plus rien à faire ?" -« Et bien non ! Il n'y a rien à faire ! Vous vous en remettrez ! Soyez prudent, les attentats à Alger sont quotidiens. Revenez nous voir, nous ne sommes pas très loin. Dujardin vous accompagne, il est au courant ? » -" Oui, mon capitaine." Surveillez-le là-bas. Bonne chance ! Quand vous aurez bouclé votre paquetage, je vous ferai accompagner par une jeep, c'est plus sûr. " Merci, mon capitaine". Il salua, mais l'officier lui tendit la main qu'il serra en lui souriant alors que leurs regards se croisaient amicalement.
Chapitre 13 : Dans la tourmente : ALGER.
Alger! Une capitale cosmopolite, grande, magnifique, d'une diversité prodigieuse par les populations, l'urbanisation, la profusion des quartiers, leur hétérogénéité et en même temps une complémentarité harmonieuse; la splendeur des vues, l'originalité des décors bigarrés, la topographie variée. On pouvait être fier d'être Algérois au même titre qu'on annonce avec morgue et condescendance aux provinciaux être Parisien.
Là était condensée l'essence de l'Algérie avec une histoire, un passé riche d'aventures et dépreuves, un folklore mélangé. Là plus qu'ailleurs la conquête avait été ressentie, vécue longuement. Ici sétaient croisés l'Orient légendaire et magique et l'Europe guerrière, les Français candides et civils confrontés aux Maures complexes et rustiques. Et pourtant les conquérants se firent phagocytés avec complaisance. Rares furent les fonctionnaires ou militaires qui, ayant eu le goût de lAlgérie, s'en dégoûtèrent ou voulurent s'en détacher ; ils faisaient souche mieux que sur leur terre froide. En Algérie la vie avait plus de sens quen métropole, l'action plus de valeur. On transformait indubitablement la nature, alors qu'en France lexistence sen allait à aménager un passé. Ici le présent établissait l'avenir et il n'était pas besoin de lustres pour voir la transformation : on créait avec ses mains de la belle ouvrage pour la postérité. Chacun le ressentait, en était fier. Après quelques générations il s'était formé dans le peuple un corporatisme, une dissemblance de penser, un léger mépris pour le "frangaoui" qui nempêchait pas ce dernier à son tour, en quelques années dêtre conquis et de sabandonner lui-même à ce parfum de l'Algérie. La France puissance tutélaire, éventuellement nourricière, subsistait comme un rêve lointain, un parent éloigné, elle faisait moins partie du cercle que les Arabes. On n'avait pas hésité à mourir en 1914 et 1945 pour le Père, mais Alger était devenue la Mère, sacrée, celle qui avait eu en gestation le nouveau monde et ses enfants. On avait du respect et de l'amour pour la France, seulement de l'amour pour l'Algérie et Alger était son cur puissant.
En dépit de cette période troublée Alger vivait dans les habitudes du temps de paix, mais abritait un ver intérieur, connaissait une guerre interne endémique. Tout était habituel, normal, encore réglé sur les rythmes laborieux ou dominicaux, mais un cancer persistant battait en son sein : le terrorisme niché dans la ville arabe: la Kasbah. Quelques années plus tôt elle était un motif de satisfaction un lieu de visite, un attrait touristique et folklorique. Ce n'était déjà plus cependant les hauts lieux d'avant guerre où une population cosmopolite vivait dans une innocente harmonie de pauvreté, de luxure, de tolérance byzantine, dans le décor usagé mais gardant encore des empreintes de sa fraîcheur et les rémanences ornementales authentiques propices à la poésie, célébrées par de nombreux peintres et écrivains. Le temps et l'usure avaient eu raison des dernières mosaïques des dernières fresques, des quelques architectures mauresques. La démographie changeante, l'attraction du grand port et de la ville avaient gorgé le quartier d'une fourmilière grouillante de fellah au cur même de l'agglomération. A Oran à l'inverse, les Algériens avaient un exutoire vers les plateaux extérieurs. Dans Alger ils s'étaient agglutinés comme une ruche, quelquefois dans des conditions épouvantables, sans quil y ait eu entretien ou préservation du patrimoine. Les consolidations immobilières étaient anarchiques et les maisons dépoque étaient transformées, agrandies ou fractionnées en fonction des ressources fluctuantes des habitants ou des abondantes naissances. Aucune autorité n'avait eu le courage ou même le désir d'y mettre de l'ordre. Bâtie à flanc de colline depuis le 16ème siècle, la Kasbah était un vrai souk où les blanches constructions, basses, à un ou deux étages, procédaient par degrés, faisant tout le charme du coup d'il pour les arrivants en bateau. Les terrasses étaient le lieu privilégié de la villégiature des familles, et le support rituel du téléphone arabe et des fuites précipitées ! C'était devenu un bastion implanté là par la force des choses, intenable, nauséabond, dangereux, qu'il avait fallu circonscrire, mais dont les habitants, travailleurs et ménagères, entraient et sortaient inévitablement en fonction des impératifs du labeur urbain dont ils étaient chargé. Depuis peu, une ceinture de fils barbelés avait été installée aux entrées principales pour pouvoir filtrer les flux par des barrages et chicanes. Mais les contrôles étaient peu sérieux, effectués la plupart du temps par des soldats du contingent timides et sympathiques qu'une plaisanterie ou une remarque désobligeante désarmaient. Les sarahouels et les draps des fatmas, encore mieux que les couffins, permettaient le passage frauduleux d'armes, de bombes ou de messages. Légèrement à l'ouest en contrebas, Bab-el-Oued abritait en majorité les descendants des premiers pêcheurs espagnols. C'était une autre faune colorée où on trouvait du pire et du meilleur ; un folklore différent, hispanique, marquait ce quartier haut en couleurs dont la réputation avait maintenant dépassé celle de la Kasbah par la culture originale et spontanée qui y avait germé. Plus qu'à Oran, l'orient avait imprégné le psychisme andalou et les processus mentaux étaient similaires, les manières de vivre peu différentes. Seules les religions ancrées dans les communautés maintenaient la frontière raciale, mais on s'appelait volontiers "mon frère" et on le pensait. C'était principalement de ce quartier qu'émergeaient les troupes d'attaque pieds-noirs, émeutiers à la petite semaine, chômeurs professionnels, pilleurs d'occasion, hommes à tout faire, quelques uns sans foi ni loi, lie de l'histoire, s'apparentant plus aux malandrins, assassins par intérêt, par engeance et même par plaisir. C'est eux qui répondaient les premiers aux attentats par des ratonnades aveugles, aux assassinats sommaires par d'autres balles dans la nuque ou d'autres couteaux plantés dans le dos. L'opinion publique les supportait comme une revanche commode et indirecte dont on ne pouvait être responsable ; c'étaient les bras séculiers tolérés dont on se lavait les mains. Malheureusement, leurs actes se confondirent plus tard avec les actions de l'OAS et entachèrent l'éthique militaire et l'image internationale d'un mouvement patriotique populaire sympathique. El Biar et Mustapha supérieur, sur les hauteurs, étaient les quartiers chics d'où l'on pouvait embrasser une vue panoramique d'Alger, des banlieues, de la mer, qui ne manquait pas de grandeur. A l'Ouest, Belcourt, Birmandréis, Hussein Dey, abritaient les populations laborieuses toutes communautés confondues, des deuxième, troisième ou quatrième générations d'Algérois dont la plupart n'avait plus aucun lien avec la Métropole, n'y étaient jamais allés , ne la connaissaient que par les livres d'histoire de l'école élémentaire, les quotidiens ou les crises gouvernementales. L' Algérois se suffisait à lui-même ! Les magasins du centre-ville regorgeaient des marchandises manufacturées en France; les modes étaient suivies avec à peine une petite année de retard; les films, les disques sortaient en même temps qu'en France; et les plaisirs de la plage étaient savourés par toute la population des décades avant que Saint-Tropez fut sorti de son anonymat. Les évènements ne changeaient rien aux habitudes. L' Algérois restait fataliste. Par nonchalance méditerranéenne, par nécessité quotidienne ou par fanfaronnade, les attentats meurtriers et les mauvaises nouvelles de France n'entamaient pas l'appétit de vivre au dehors, en foule transhumante où inévitablement circulaient les "Indigènes" qui ne l'étaient pas plus qu'eux. Ils submergeaient tour à tour les cinémas, les stades, les boulevards, les plages, et leur moral ne commença à faiblir que lorsque fut instauré le couvre-feu.
Dans Alger, où Gilbert arrivait avec appréhension, prospéraient les chausse-trappes, les pièges souvent mortels. C'était un nid de vipères dont nul ne pouvait espérer se tirer indemne ; chacun en resterait marqué d'une manière indélébile encore plus dans son âme que dans son corps.
Les bureaux de l'autorité militaire du Dépôt du Matériel à Hydra faisant relâche jusqu'au lundi, Gilbert arrivé en fin de semaine profita de deux jours de liberté. En bus ou à pied il sillonna les sites principaux malheureusement sans son appareil photographique car, suivant le sujet, la réaction des autochtones pouvait être pour le moins suspicieuse. Son costume militaire boudin, sa physionomie nordique, le classaient évidemment parmi les Français du contingent et l'accueil de la population était amical, affectueux : il fut obligé d'absorber quatre ou cinq anissettes-kémia dans les cafés où il entrait pour se désaltérer ou se reposer, chacun faisant assaut d'amabilités. Il n'osait plus vexer les gens en buvant des Crush orange ou paraître risible avec un Vittel-menthe. Le dimanche après-midi, ayant évité le plein centre-ville et les abords de la Kasbah, il n'avait croisé que quelques véhicules militaires, quelques patrouilles qu'il saluait régulièrement avec tous les égards car il n'avait pas de permission. Il se dépaysa dans la jungle du Jardin d'Essai, admira les colonnades, les arabesques, les balcons mauresques de l'archevêché et de la Bibliothèque Nationale, ancienne demeure de Mustapha Pacha dey d'Alger avant la conquête. Ces promenades le rassérénèrent car il pensait arriver dans une ville en guerre, en état de siège et il constatait que les habitants sortaient et se distrayaient habituellement, prenant sur eux. Sans autorisation Ernest n'était pas venu avec lui et Gilbert en éprouvait quelques regrets. Aussi il décida de rentrer un peu avant l'heure réglementaire. Il arriva à la caserne vers dix-sept heures sans avoir accordé grande attention aux nombreuses sirènes et à la circulation militaire intense. Le camp était en effervescence. Il retrouva Ernest en tenue de sortie, la mine consternée, qui le mit au courant des terribles évènements : il remontait à pied de la ville par Belcourt, quand il avait entendu une forte explosion. Peu après en approchant du cantonnement, il apprit que deux bombes avaient explosé dans les stades de Belcourt et d'El Biar, faisant de nombreux morts et blessés parmi la jeunesse sportive qui assistait aux matchs de foot importants avec le Gallia, équipe vedette des Algérois. Se joignant à la foule accourue pour aider, il était rentré rapidement de crainte d'avoir des ennuis, et par écurement. En plus des corps déchiquetés et des blessés, il avait vu plusieurs spectateurs arabes écrabouillés par la foule en furie. C'était la première fois que Gilbert surprenait Ernest troublé par la violence. Il s'imagina l'horreur du spectacle. Leur séjour commençait sous de terribles auspices.
Le lendemain ils recevaient leur affectation : détachés à la maintenance du 1er Régiment Étranger Parachutiste cantonné à la Fontaine-Fraîche, à mi-hauteur de la ville, pas très loin du centre-ville et de la Kasbah. Le capitaine qui tamponna leur ordre de mission les prit pour des spécialistes, car, dit-il, ces unités sont ordinairement autonomes et ne demandent que très rarement l'appoint des autres troupes. Mais actuellement les paras avaient droit à toutes les attentions du Corps d'armée et on ne leur refusait rien depuis qu'ils avaient pris Alger en main début janvier sous la houlette de Massu.
Gilbert ne put rencontrer Hans qu'après le repas du soir. L'adjudant, après avoir passé la journée en patrouille, avait assisté à un briefing pour le lendemain. Gilbert à tout hasard avait ramené d'Allemagne une bouteille de vin du Rhin ; il avait eu le plus grand mal à la maintenir entière, la protégeant au milieu de ses appareils photos. Hans avait fière allure. La silhouette haute et puissante, aux cheveux blonds et courts coiffés du fameux béret vert adulé des Algérois, était admirablement mise en valeur par le treillis de combat camouflé aux manches retroussées laissant voir des bras comme des cuisses. La taille était serrée par une ceinture de toile d'où pendaient un impressionnant Colt et sa réserve de chargeurs. Le pantalon large aux poches multiples se terminait sur des rangers bouclés haut sur les mollets où un poignard de trente centimètres était sanglé. Sur la poitrine, deux insignes distinctifs de la Légion et des Troupes d'Attaque Aéroportées, assortis d'une barrette multicolore de décorations, posaient le combattant. Un visage carré aux mâchoires puissantes, des yeux très clairs, vifs et perçants, un regard volontaire et appuyé, tout concourait pour affirmer sa virilité et une absence de nuance. Cet homme ne pouvait être saisi par le doute ou l'hypocrisie. Une fois la chose admise il devait être difficile de l'arrêter. Mais il était loin d'être dénué d'intelligence logique. C'était un instrument de combat, certainement plus à l'aise dans la brousse que dans le maintien de l'ordre au contact délicat des populations. Ce monolithe avait accroché l'intérêt de Gilbert par la transparence de ses sentiments existentiels reposants, comparés à ceux qui l'agitaient lui, lors de son séjour à Sidi Bel Abbés. Pour Hans, Gilbert était aussi captivant, mais pour des raisons inverses : il était un peu fasciné par la complexité de sa personnalité qui, par certains côtés, lui rappelaient les personnages tourmentés des Nibelungen. Il se demandait par quel miracle un juif d'Afrique était aussi blond que lui, d'un type aryen, aux yeux clairs, pouvait aimer Beethoven et Wagner, lui faire découvrir les lieder de Schubert, admirer Goethe et n'avoir aucune haine pour l'Allemagne. Féru de photographie, il avait été sensible au regard poétique et insolite des prises de vue de Gilbert, dépouillées, presque pauvres, à ses recherches sur les visages enfantins ou usés des chibani. Bien que bourgeois, il n'avait jamais ressenti de sa part morgue ou affectation dans les opinions et il éprouvait un certain contentement face à l'intérêt et à l'attirance qu'avait Gilbert pour lui, soldat perdu et étranger. Un peu étonné que Gilbert fut en Allemagne et lui en Algérie il n'avait pas voulu répondre à ses cartes, tout autant par répulsion de l'écriture que pour ne rien dire. Mais quand il sut que Gilbert était arrivé à Alger, il jugea les choses rentrées dans l'ordre ; il profita de ses contacts auprès de ses officiers qui fréquentaient maintenant le haut commandement, pour l'attirer à Alger, position militaire beaucoup plus captivante que les crapahutages dans le bled. Ils se serrèrent un peu longuement la main en échangeant quelques gentillesses en Allemand, ce qui tira un grand sourire à Hans comme la bouteille de vin qu'il voulut aussitôt déboucher négligeant les dénégations de Gilbert qui préférait qu'il la gardât pour lui. Gilbert présenta Ernest ; malgré son gabarit, il faisait fluet à côté d'Hans. Un peu à l'étroit, ils s'installèrent dans la cagna qu'Hans avait trouvée pour eux dans cette ancienne caserne, car ils ne pouvaient les mélanger avec les légionnaires. Hans leur parla de leur futur boulot : ils devraient logiquement s'occuper des véhicules ou faire office de chauffeurs, mais ils pourraient, s'ils le voulaient, se joindre à la troupe, en restant toujours sous les ordres du responsable de groupe ou même de légionnaires non gradés. On leur donnerait chaque jour des brassards spéciaux pour marquer leur appartenance et un attirail de combat pour les sorties. Il commenta la situation militaire. Les paras avaient reçu des ordres énergiques du Commandement pour le lendemain. Alger était partagée en secteurs d'action, entre quatre régiments de parachutistes dont le 1er REP, plus des artilleurs du 35ème RALP et le 9ème Zouaves qui était la tête chercheuse. La Légion tenait une partie de la Kasbah sous son contrôle ; le 9ème RCP sous Bigeard en tenait une autre. Massu coiffait l'ensemble. Massu avait, paraît-il, piqué une de ses légendaires colères après les attentats à la bombe de l'après-midi. Bigeard était aussi furieux : il ne faisait aucun doute que les bombes étaient sorties de la Kasbah dont il était responsable. Les filtrages depuis le début de janvier, les arrestations, l'écrémage des éléments FLN reconnus n'avaient pas suffi à les calmer. Il subsistait toujours à l'intérieur un noyau virulent qui lançait les tueurs et les bombes au travers des barrages.
La lutte allait s'intensifier dès le lendemain ; on avait programmé à l'aube de gigantesques rafles à l'intérieur de la Kasbah pour retrouver les artisans, les porteurs et les poseurs des bombes et, peut-être, avec un peu de chance, Yacef Saadi lui-même, le grand chef des terroristes, l'adversaire cruel et redouté, véritable anguille qui était déjà passé au travers de plusieurs opérations. Demain, les deux nouveaux feraient partie des troupes qui allaient encercler la Kasbah. Ils pourraient choisir de rester au poste de garde extérieur, ou de s'incorporer à une patrouille. Les deux amis demandèrent la patrouille. Hans recommanda de ne jamais se séparer ou s'éloigner d'un groupe en action, de surveiller constamment ses arrières, de se mettre à l'abri de tirs éventuels effectués des terrasses, surtout pendant les ratissages. Ils vidèrent la bouteille et Hans se laissa aller à raconter les mesures magistrales de rétorsion prises par Massu pour briser la grève générale, le résultat satisfaisant obtenu par les ouvertures forcées, le pillage des magasins abandonnés que les commerçants étaient vite venus protéger malgré les menaces de mort du FLN, l'embarquement manu militari de tout Arabe récalcitrant envoyé comme docker au port, ou comme éboueur pour remplacer les grévistes, le tout en musique. Hans jubilait du style déployé par Massu et Bigeard pour mater la résistance. Ils faisaient du bon travail et lui était un bon adjoint qui exécutait avec méthode et précision les consignes reçues pour ramener l'ordre.
Mais on en était tous là. Bon gré, mal gré, chacun avait regagné son camp et les ordres, supérieurs, venaient de très haut ; ils ne pouvaient qu'être exécutés. Les ordres, bien sûr!
Le lendemain matin six heures, encore dans la nuit, les GMC ronflaient rangés en file. Les paras dans un ordre impeccable, au pas de course, y grimpaient souplement. Gilbert équipé d'un foulard blanc, d'un P38 et d'une carabine US s'installa sur la large banquette, entre le chauffeur et le chef de section. Ernest dans le véhicule suivant. Ils virent Hans, qui leur fit un signe amical, passer en tête à bord d'une jeep équipée d'une mitrailleuse. Le lourd portail s'écarta et le convoi se mit en route rapidement par les rues noires et désertes ponctuées de ci de là par la lumière blême de vieux réverbères d'époque. Les moteurs ronflaient très fort et il était impossible de parler au milieu du vacarme des changements de vitesse. Gilbert resta sur sa faim de renseignements sur le déroulement du bouclage et du ratissage et sur le rôle qu'on allait lui faire jouer. Ils dévalèrent vers les vieux quartiers de la basse ville et arrivèrent à la fameuse Kasbah, dont ce qu'il en vit immédiatement était lamentable. En partie haute, quelques vieux immeubles européens à l'architecture insipide et trapue dans un état de décomposition avancée, des bâches déchirées, des fils de fer aux balcons où pendaient des linges, des arcades vétustes abritant des commerces lépreux protégés par des rideaux de fer ondulé. Dans la pénombre fantomatique les poubelles en tôle, renversées, leur couvercle jeté, appuyaient le naufrage nocturne, attirant des chats faméliques et veules qui s'enfuyaient à leur approche. Pratiquement pas un seul humain n'était croisé, soit que les abords fussent trop dangereux à cette heure, soit que l'arrivée de l'armée, audible de loin, ait fait fuir les travailleurs matinaux. Seule l'artère principale pouvait recevoir la circulation automobile, le réseau des rues sinueuses commençait rapidement et venait s'y jeter. Le convoi arriva sur la place du Marché Randon, à lentrée de trois voies carrossables ceinturant la ville arabe. Les troupes du contingent étaient déjà postées le long des écheveaux de barbelés encerclant le quartier et fermant les rues. Sur l'esplanade des paras réglaient la circulation rapide, gardant libre un couloir de déchargement où les GMC crachaient les hommes avant de repartir se ranger à l'arrière. Sitôt à terre les groupes partaient au pas de course par les ruelles, investissant et quadrillant la Kasbah, empêchant le gens de sortir. Déjà dans un angle de la place, ils avaient installé sur la chaussée des tables de campagne où étaient disposée des boites métalliques contenant les fichiers enlevés à la Police et les renseignements obtenus la semaine précédente pendant la nouba dantesque inaugurée pour briser la grève. Le système était rôdé : la Kasbah était fractionnée en secteurs délimités sur des cartes imprécises mais suffisantes pour les affecter à un responsable militaire disposant d'une radio, d'un téléphone prioritaire, des fichiers, des listes électorales. Des recensements familiaux vagues cernaient par recoupements successifs les combinaisons des liaisons complexes de la communauté arabe où tout le monde était cousin et donc susceptible de rendre service, à charge de revanche. Des barrières barbelées mobiles étaient installées pou permettre de garder au chaud, façon de parler, les quidams demandant un supplément d'enquête. Un autre enclos était prêt à recevoir les gens douteux, récalcitrants ou résistants. Une navette de GMC escortée de jeeps allait les ventiler dans les centres de tri autour d'Alger, avant de les libérer après fichage - ou si la prise s'avérait marquée par les "casquettes" ou en relation de voisinage ou d'affaire avec un FLN connu, vers certaines villas d'Hydra. Là des spécialistes obtenaient de plus en plus rapidement des noms ou des adresses exploitées sur le champ. Les " casquettes "camouflées étaient portées par les troupes de choc employées par les paras qui eux se coiffaient du béret. Elles faisaient partie du 9ème Zouaves à l'effectif presque exclusivement algérien, pieds-noirs et arabes fidèles associés, fanatiquement dévoués au service du drapeau français. Ils étaient passionnés par leur travail de police, de décèlement des terroristes poseurs de bombes qui assassinaient et estropiaient maintenant femmes, enfants, jeunes filles dans la fleur de l'âge, jeunes hommes enthousiastes et ouverts à la vie, qu'on retrouvait à la morgue en morceaux, tués et perdus. Les casquettes parlaient souvent l' arabe, ils avaient le flair et l'oreille affûtés, connaissaient les coutumes et les habitudes de leurs clients. Ils étaient de redoutables limiers basés dans la Kasbah même, toujours en première ligne, pistant et ferrant le fellagha avec célérité et compétence. Leur chef le Capitaine Costa, natif d'Alger, était le plus redoutable à cette chasse, mais il se refusait à faire le sale boulot ; il veillait et exigeait de ses hommes qu'ils ne recourent pas à la brutalité. Il livrait son gibier en bon état aux paras qui le convoyaient jusqu'aux cellules spéciales formées en Indochine chargées de faire parler. Le système était maintenant au point et avait fonctionné efficacement le vingt-huit janvier jour de la grève, puis le huit février il y avait trois jours, lors d'une rafle surprise pour démanteler le réseau de poseurs de bombes dirigés par Yacef Saadi devenu l'ennemi personnel de Costa. Les paras n'étaient pas passés loin ce vingt huit janvier ! Ils s'étaient arrêtés à un mètre de lui et de Ben M'Hidi, délégué du Parti pour Alger, dissimulés par un faux mur. Le huit février encore ils avaient investi le gourbi cinq rue de la Grenade, la bien nommée, en plein cur de la Kasbah. Ils y avaient trouvé un dépôt de bombes. Yacef se terrait au numéro sept dans une cache totalement invisible bénéficiant de sorties donnant dans deux venelles parallèles. Il observait leurs mouvements prêt à défendre chèrement sa vie mais encore une fois, comme le vingt huit janvier avec Larbi ben M'hidi, les paras ne distinguèrent pas sa présence dans son réduit parfaitement dissimulé. Le cloisonnement hiérarchique était très sévère ; seules cinq personnes connaissaient sa cache dont il ne sortait plus depuis une quinzaine. Il lançait ses ordres grâce à ses proches : Djemila bou Hired accorte jeune fille poseuse de bombes dont la tante le logeait, Ali dit "La Pointe, tueur en chef, Kamel son sous-chef, combattant valeureux de l'armée de l'ombre. Grâce à cette équipe Ben M'Hidi se vantait auprès du Comité Directeur de la Révolution, de pouvoir lever mille recrues dans la seule Kasbah.
Gilbert excité se lança à la suite des hommes à l'assaut de ruelles escarpées, silencieuses et nauséabondes ; des lumières filtraient des persiennes closes ou furtivement entrouvertes. Des soldats étaient postés à toutes les intersections, armes en batterie, assurés deux par deux. Les chefs de patrouille détenaient des listes de suspects obtenues en déroulant le fil de I'écheveau, comme disait Bigeard qui chapeautait l'opération. Ce matin il mettait le paquet pour exploiter les noms et les adresses des terroristes, courriers, receleurs, fabricants d'engins, donnés par les sympathisants effrayés ou des collaborateurs torturés. Arrivés en bas d'une venelle, où des poutres branlantes, horizontales maintenaient écartées des habitations surélevées successivement d'un, deux ou trois étages, un officier prit le commandement. La patrouille investit une maison; deux commandos se postèrent à l'entrée et à chacun des paliers ; les terrasses étaient déjà pourvues de sentinelles afin d'éviter les échappées. Toutes les portes avaient été ouvertes et l'officier passait d'un bouge à un autre. Les soldats fouillaient partout, dans les armoires, le linge, les casseroles, les lits, les matelas et jusque dans les couches des bébés, jetant les effets plus qu'ils ne les dérangeaient, déplaçant les meubles, sondant les murs et les planchers. D'autres fouissaient les hommes et les enfants, seules les femmes échappaient à la détection. En même temps, l'officier examinait leurs papiers confrontés aux listes de recensement et au signalement des hommes recherchés. Habituellement, dans le meilleur des cas, il apposait un cachet et une signature. Dans le doute, l'homme était escorté et dirigé vers le centre de vérifications approfondies. La lueur pâle de l'aube se glissait maintenant entre les gourbis apportant un peu de cachet au dédale des rues et des soutènements de bois. Étant resté en bas par deux fois, Gilbert se débrouilla pour monter scruter la technique de fouille. La maison tenait debout vraiment par la force d'inertie. Aucun des murs n'était droit, les planchers accusaient des creux de dix centimètres et n'avaient le plus souvent plus de carrelages ; à quelques endroits on voyait les charpentes quand du ciment n'avait pas rebouché grossièrement les cavités. Les escaliers, à peine larges pour livrer le passage à un homme, étalaient des marches effondrées et usées, affichant des pentes scabreuses; quelques cancrelats alternaient avec des immondices variées. Gilbert eut peur de s'appuyer aux murs de crainte d'attraper des maladies ou de passer chez le voisin. Aucune lumière n'éclairait les escaliers à part les lampes électriques des soldats. Il s'arrangea pour s'arrêter au premier étage, car il doutait que la bicoque puisse soutenir le poids des nouveaux arrivants. Surprise ! L'intérieur de l'appartement était convenable. Les murs, passés à la chaux, quelques meubles de rangement, des tapis sur le sol accusaient la misère, mais pas l'indigence. Une ampoule au plafond éclairait deux pièces dont l'une possédait même un évier et un robinet d'eau à côté d'un fourneau à gaz. Les gens étaient proprement vêtus, l'homme à l'européenne, l'épouse à l'arabe. La grand mère ventripotente emmêlée dans ses jupons, protégeait trois enfants dans la graisse de ses bras. Gilbert fit comme les autres il se mit à fouiller et commença à chercher consciencieusement dans les endroits où on aurait pu dissimuler des armes. Il souleva les casseroles et les assiettes dans un placard, regarda sous la table et les trois chaises, grimpa pour vérifier s'il n'y avait rien sur le buffet, s'accroupit pour regarder dessous et eut un recul quand il pensa qu'il devait passer la main dans l'espace : il racla avec sa carabine. Il arriva aux paillasses posées à même le sol qu'il souleva délicatement, écartant les draps et les couvertures, évita de justesse le pot de chambre des enfants, s'étonna de ne pas trouver de W.C. et comprit d'où venaient les odeurs au rez-de-chaussée. Il y avait un deuxième placard et obligé de contrôler la pile de linge qui était convenablement pliée et rangée à côté des ingrédients de cuisine il évita de mettre trop ses mains dans les sous-vêtement entassés. Le spécialiste des sondages passa à côté de lui et regarda Gilbert de travers quand il replaça correctement le linge plié. Le technicien avait en mains un gros marteau avec lequel il tapait du manche sol et murs. La discussion s'envenimait avec le chef de famille. Sa carte d'identité n'avait pas été tamponnée la semaine précédente. De plus, elle était trop neuve pour une date ancienne, ce qui était anormal, les papiers devenant habituellement rapidement loqueteux dans les poches. Le lieutenant béret rouge, chasseur parachutiste aguerri, voulait embarquer le suspect mais les femmes s'interposaient, gesticulant, hurlant de plus en plus fort. Elles s'étaient agrippées à leur homme et l'empêchaient de bouger. Elles vociféraient quelques mots de français au milieu de lamentations incompréhensibles : "Il n'a rien fait... les enfants... le travail... on n'aura rien à manger... laisse-le, il ira après". Le lieutenant fit un signe de tête et il fallut à Gilbert et à deux autres soldats séparer le mari de sa femme et de sa mère en leur détachant les mains cramponnées qui revenaient s'agripper aux vêtements. Gilbert était écarlate et complètement dépassé par cette scène pénible ; il maintint la vieille des deux mains enfoncées dans sa chair, résistant à sa poussée. L'homme parti, aiguillé par les paras, le lieutenant monta au deuxième étage. Gilbert restait dans l'escalier à fermer le passage, à écouter les pleurs et les incantations des deux femmes incontinentes. Il était touché par cette douleur sincère et rustique ; il était une fois de plus pris de remords: qui avait raison? Comment savoir qui abusait de l'autre? Il ne pouvait se désintéresser des actions qu'il exécutait et bien qu'il fut aux ordres, cela n'allait pas sans réticences morales de sa part. Il s'impliquait dans ses actes et ressentait, malgré lui, un écurement certain et un doute. Comme la fois précédente il se reprochait son attitude, ses actions de répression. Il jugeait encore plus dégradant pour lui cette opération de police où, comme disait Bigeard, les suspects pouvaient être tous innocents ou tous coupables. La première fois, il avait eu affaire à des combattants les armes à la main. A la rigueur on pouvait penser : "c'est lui ou moi!". Dans Alger c'était encore plus une sale guerre et les méthodes utilisées par la guérilla appelaient en réponse, comme dans toutes les batailles impliquant la population civile, un système symétrique du "tous coupables" qui était en soi répugnant comme le racisme, mais auquel on ne savait comment échapper. Il aurait préféré finalement s'en laver les mains, ne plus avoir à arbitrer, à peser les fautes commises tour à tour par l'ordre et la résistance, à la recherche du plus grand coupable. Il n'y avait rien de pire pour lui que cette impuissance à se classer d'un côté ou de l'autre. Pour son confort moral et la paix de son âme, il cherchait à toute force une vérité et ne pouvant condamner ni absoudre l'un ou l'autre, il était déchiré, n'arrivant pas à se ranger sous une bannière. Il aurait donné ce qu'il avait de plus cher (bien qu'il n'eut guère de biens matériels) pour fuir cette confrontation cruelle. Alors cédant à l'envie qu'il gardait au fond de lui, il serait reparti bien vite en France retrouver Élisabeth et aurait oublié tous ces déchirements. Mais c'était plus fort que lui, il se sentait solidaire des deux partis. De même il s'était senti solidaire quelques mois plus tôt lorsqu'il avait lu un livre sur la condition des Noirs en Amérique ; il était resté cafardeux huit jours à ressasser ce problème. Il se sentait lié par la misère du monde ; une voix lui disait "bouche tes oreilles et détourne ton regard", mais une main le retenait au bord de la fuite, lui ordonnant : "Tu dois rester et compatir". Alors, Gilbert souffrait pour les deux camps. Il en arrivait à penser qu'il devrait déserter. Sans comprendre, par sa jeunesse, il était animé dune compassion générale pour l'espèce humaine condamnée à subir un sort pitoyable. En plus, il ne pouvait effacer les racines qui l'attachaient à cette terre, à ces gens, malgré la force centrifuge qui le poussait vers l'extérieur. Il se serait mieux senti en France, libéré, insouciant. Pourtant, il n'avait pu échapper à l'appel des loups, il était revenu se battre et peut-être mourir sans foi, mais au milieu des " siens ". II n'aurait pas du réfléchir, mais obéir à Elisabeth, ne pas savoir... Que c'était bête! Changerait-il la face du monde? Pourquoi se tourmentait-il? Mais derechef , il n'arrivait pas à étouffer les souvenirs et surtout il ne s'autorisait pas à effacer les élans de sa conscience.
Il pensait souvent à cette poignée de jeunes idéalistes Allemands de la Rose Blanche, fidèles à eux-mêmes, fétus de paille dans la tourmente de 1939 qui s'étaient dressés d'une manière dérisoire devant Hitler lui criant ses quatre vérités et qui étaient morts atrocement dans les camps de concentration en moins de temps qu'il ne faut pour le dire. En comparaison, il ne pouvait admettre de participer au mal et de s'en laver les mains. Par réaction, il tendit à s'auto mutiler malgré son intelligence qui lui dictait la prudence et commit d'insipides erreurs, prêtant consciemment le flanc à une blessure, comme une punition justifiée pour des actions qu'il réprouvait. Le jour était maintenant complètement levé. Une belle journée s'annonçait ; pas un nuage dans le ciel pur et frais au dessus du chaos. La Kasbah grouillait de patrouilles ratissant l'enchevêtrement des maisons et des rues. C'était une manuvre de grande envergure dirigée par le Haut Commandement.
Depuis le huit février Bigeard détenait un serrurier convaincu d'avoir fabriqué les bombes trouvées dans son atelier. Après plusieurs jours de traitement spécial, l'artisan ayant tenu le délai de sécurité, donnait les noms de ses équipiers artificiers et des transporteurs. De capture en torture, l'équipe de renseignements élargissant sa toile, obtenait le nom du maçon qui avait truffé la Kasbah de caches remarquablement camouflées : Rabah. Massu avisé avait donc relancé ce matin-là toutes ses forces pour accrocher Rabah car il était convaincu que lui connaissait, pour les avoir presque toutes faites, les caches d'armes et de bombes, et les abris des hommes dont certainement celui de Yacef. Toute la journée les équipes oeuvrèrent de bouclages en perquisitions, resserrant progressivement leur nasse vers le cur de la Kasbah où devait se faire la jonction. Gilbert faisait partie du millier d'hommes qui effectuaient ces opérations de fouille filtrant les gourbis. Il recherchait avec soin toute anomalie, mais gardait réserve et politesse envers les habitants. Il dut mener à plusieurs reprises des individus au centre de rassemblement. Par chance, il fit équipe avec Ernest de telle sorte que ses négligences pour la sécurité de sa personne étaient parées par la vigilance de l'autre : il tournait négligemment le dos aux suspects, se plaçait en leur milieu faisant machinalement ce qu'il savait dangereux. Heureusement la crainte des militaires dominait les prisonniers et il restait toujours deux autres soldats méfiants dans l'escorte pour pallier éventuellement sa carence. Gilbert rumina plusieurs jours les scrupules et la mansuétude incommode qu'il éprouvait envers les Arabes, mais il ne trouva aucune solution plus satisfaisante que de poursuivre sa tâche dans la plus stricte correction, quitte à passer pour un farfelu auprès de ses compagnons qui se laissaient gagner par le climat de suspicion générale et de répression systématique brutale qui envahissait Alger. Pendant toute la semaine la population algérienne fit l'objet des filtrages et des contrôles inopinés et combinés. Les entrées et les sorties de la ville arabe étaient soigneusement surveillées. Les équipes tournaient jour et nuit ; les perquisitions étaient déclenchées à peine le renseignement obtenu de la villa des Tourelles. Le résultat, à défaut de l'arrestation de Rabah, fut important : des dizaines de bombes et de kilos d'explosifs, des milliers de détonateurs, quantité d'armes individuelles étaient ôtés des mains des terroristes ; trente mille personnes douteuses furent identifiées et fichées ; plus de mille arrestations de combattants ou de sympathisants démantelaient l'organisation du FLN à Alger. Sur la brèche à toute heure, les forces de l'ordre étaient épuisées, mais gardaient un haut moral, évaluant le mal qu'aurait pu causer cet arsenal à la population d'Alger et qu'elles avaient annihilé.
Gilbert et Ernest faisaient partie de léquipe de quinze légionnaires dirigée par un sergent-chef ami de Hans Müller. Les patrouilles avaient pris une certaine autonomie du fait du manque d'officiers et de la dissémination du quadrillage. Dieter s'appuyait maintenant un brin sur Gilbert doublé d'un caporal belge pour fermer l'autre extrémité du commandement lorsqu'il fallait scinder la patrouille ou former une butée en ratissage. Ernest ne quittait plus Gilbert. Il s'entendait comme larron en foire avec les légionnaires buveurs et soudards. Ils mettaient à profit le moindre loisir pour jouer aux cartes, chanter, boire, se raconter leurs aventures plus ou moins reluisantes. Les bordées étaient rendues difficiles par la consigne presque constante des troupes de choc, mais il y avait quelques échappatoires dans les maisons accueillantes qui avaient déménagé de la Kasbah à Bab-el-Oued, ou à Bel Abbés quand ils regagnaient leur casernement pour un repos de quelques jours. La plupart avait fait l'Indochine et il leur plaisait de raconter le raffinement des bordels de Saigon, où il y avait même des prostituées édentées dès leur plus jeune âge réservées à mieux faire jouir avec leur bouche. Dans la lutte avec le Viêt-Cong ils avaient appris aussi la cruauté et l'indifférence à la souffrance.
Là-bas on était loin de la guerre tactique de l'Europe où l'élément déterminant restait finalement le matériel qui tuait à plus ou moins courte distance en épargnant le gros du peuple. Pour les Viets en guerre - nouvelle notion pour les Européens - la vie humaine, surtout celle des civils ne pouvait être un frein dans la lutte. La population renaissait spontanément et l'individu en tant que tel, n'avait pas d'existence. La fidélité aux idéaux définis par la hiérarchie, la réalisation des objectifs nationaux pouvaient demander le sacrifice des masses laborieuses. La matière humaine était depuis des siècles dans ces pays ce qu'il y avait de plus commun, corvéable, soumise, renaissante sans cesse ; une seule grande famine en une année pouvait en exterminer plus qu'une guerre de dix ans. La conscience collective et l'obéissance étaient ancrées dans la psychologie de ces peuples d'une manière ancestrale, la mort quotidienne admise individuellement avec fatalité. L'armée française en avait fait l'expérience quand l'ennemi envoyait des régiments entiers impitoyablement renouvelés se faire hacher sans que leur commandement bronche, jusqu'à finalement les submerger. Pour les Français, la mort de quelques hommes était dramatique et constituait une défaite morale. Pour l'adversaire la conscription, funeste, était automatique et acceptée d'avance. Lui pouvait lever de nouvelles troupes sans discontinuer.
Les légionnaires avaient rapporté d'Asie cette idée au fond d'eux-mêmes : les indigènes n'étaient pas importants ; leur mort n'avait pas la même valeur que celle d'un compatriote ; ils assimilèrent ce mépris du Viêt-Cong pour la population civile. Finalement eux aussi les considéraient un peu comme des bêtes et apprirent à leur soutirer les vers du nez. Ces soldats avaient affiné là-bas les recettes du renseignement et les avaient emportées. Maintenant leur savoir-faire devenait utile sur ce nouveau champ de bataille, et dans un sens ils pouvaient y jouer une nouvelle partie, celle-là pas encore perdue. Pour certains ils avaient encore une chance de gagner une revanche et de faire payer les souvenirs douloureux de la défaite passée à ce nouvel adversaire très ressemblant à l'autre par ses méthodes. Ernest s'entendait fort bien avec ces nouveaux compagnons beaucoup plus intéressants que la bleusaille métropolitaine encore vierge qui redoutait de s'engager dans des opérations risquées. Il était très content lui, le jeune parisien, de se mélanger avec des durs plus âgés, d'apprendre leurs coups, de parfaire sa culture internationale : il y avait dans l'équipe des Allemands, des Belges, des Espagnols, un Hollandais, même un Américain et quelques Français camouflés. Il se mesurait quelquefois à la lutte avec eux et s'était fait reconnaître comme un des leurs. Il avait l'impression d'être en vacances et en oubliait même de compter les jours! Il lui arrivait de conduire les GMC ou les jeeps, devenait expert dans les manuvres des gros engins et leur cheminement dans les rues étroites. Il s'accordait sans problème avec Danan qu'il avait catalogué dans les intellectuels rêveurs et lui reconnaissait des qualités d'intelligence et d'anticipation malheureusement gâtées par des absences imprévisible. Aussi, en opération, s'arrangeait-il pour se trouver avec lui car il avait remarqué à plusieurs reprises ses imprudences, depuis le jour où le sergent convoyant un groupe d'Arabes chez qui on avait trouvé des armes, s'était placé en tête et laissé rejoindre et entourer par eux : Danan aurait pu se faire désarmer s'il n'avait pas lui-même mis le holà. Il le faisait marrer : souvent il s'adressait aux " bics" en les vouvoyant et en restant emprunté devant eux alors qu'ils ne comprenaient rien à ses formules ; il était obligé de leur traduire en les tutoyant à la pointe de sa carabine. Mais Danan partageait les colis de victuailles qu'il recevait de ses parents, le traitait comme un ami et ne faisait pas sentir son grade. C'était grâce à lui qu' il était à Alger et s'y amusait comme un fou. Il n'avait qu'un regret ne pouvoir dépenser les mandats que lui envoyaient ses amies qui continuaient à travailler consciencieusement. Une virée de quelques jours à Panam pour abaisser le niveau ne lui aurait pas déplu. C'était dommage qu'ils n'aient pas plus quartier libre, car la population et les filles étaient pleines d'attentions et de sourires pour les paras, et avec son uniforme emprunté il aurait fait des ravages!
Gilbert trouvait un dérivatif dans la lecture et la correspondance à laquelle il s'adonnait dans les rares moments de repos. Il avait demandé de créer un labo photo, mais Hans avait dit que c'était impossible de prendre des clichés en opération. Malgré cela Gilbert avait acheté un Elji, minuscule appareil 24 x 36, qu'il transportait dans sa poche à tout hasard. Il prit quelques photos des légionnaires au repos qui plurent et qu'on lui commanda. Il en joignit à ses lettres à Élisabeth et à Paul à qui il racontait en l'édulcorant l'essentiel de ce qu'il voyait à Alger. En réalité il n'avait pas beaucoup de temps libre, le service chez les légionnaires étant à discrétion ; on venait souvent les chercher plutôt que d'alerter l'armée régulière dont l'effectif d'appelés était plus fonctionnarisé et se cantonnait à faire les patrouilles en ville ou les bouclages extérieurs. II avait trouvé un Belge qui jouait aux échecs et il leur arriva de faire des parties de plusieurs jours qu'il perdait presque systématiquement. Il recevait d'Elizabeth quelques lettres courtes, lui décrivant ses activités à Nice, l'ambiance ludique de son environnement. Il l'avait rassurée, lui demandant de relater fidèlement son quotidien, car elle avait eu des scrupules à cause de l'aspect futile de ses occupations ; au contraire, cela le replaçait près d'elle et faisait dérivatif. Il écrivait une fois ou deux fois par mois à Clara en n'exprimant que des banalités pour ne pas l'effrayer, lui assurant que son séjour à Alger lui plaisait beaucoup, et que son père ne fasse surtout rien pour le faire muter a Oran. Eux se plaignaient du travail considérable, il leur manquait pour le commerce. Sa mère aurait mieux aimé qu'il fût près d'eux plutôt qu'à Alger où il se passait tant de choses terribles alors qu'Oran était calme. Prenant le risque d'indiscrétions il relatait davantage à Paul la bataille engagée sans donner trop des détails scabreux. Paul devait passer le deuxième bac philo et essayait de soutenir Gilbert dans son cheminement intellectuel. Il lui fit part d'un rapprochement d'idées entre une anecdote historique et l'attitude de Gilbert en opérations : "Une vieille paysanne qui avait dressé patiemment et péniblement avec ses fagots le bûcher destiné à Jeanne d'Arc, demanda à lui baiser la main avant qu'elle n'y fut attachée pour le supplice. La pucelle lui demanda : "Comment! Tu as porté le bois pour me brûler et tu crois en moi?" - "Oui Jehane" répondit la vieille, c'est qu'on me paye ces fagots là TROIS sols !" La sainte ne put s'empêcher de la bénir : "Sancta simplicitas" dit-elle en souriant, avant de retourner à son tourment. Paul fit le parallèle entre l'innocence et la foi vraies de la paysanne et la fausse vertu de Gilbert. C'est que Paul était farouchement Algérie Française et ne pouvait concevoir de réticence dans le service à la patrie algérienne. Bien que pas du tout raciste il avait tranché naturellement et avait choisi sa mère, entre le droit et sa mère, comme Camus. Pour lui, la lutte contre les fellagha, la résistance au laxisme métropolitain devaient se faire sans hésitation possible. Gilbert dissimula rapidement ses opinions douteuses pour ne pas blesser ou troubler la jeune conscience, sans pour autant gommer totalement le caractère pernicieux des évènements. Paul lui avoua commencer à fréquenter une jeune fille juive de sa classe qui venait étudier à la maison sans arrière pensée, et dont les parents étaient une connaissance familiale appréciée. Dans la communauté, c'était un exercice de style que de situer chacun dans sa généalogie lointaine et souvent les gens étaient estimés davantage par la renommée des ancêtres que pour leurs qualités propres. Paul contait ingénument les sourires et les roucoulements complices de Clara attendrie par la naissance nubile de son plus jeune coq et ses curieuses attentions pour veiller au grain, qu'il pardonnait tendrement.
Henri était maintenant démobilisé ; il remplaçait Armand qui s'était lancé dans un chantier de construction dun immeuble assez important à l'angle du Boulevard Front de Mer dans les beaux quartiers. Paul lui fit part de son intention s'il était reçu à la deuxième partie du Bac, de préparer le P.C.B. à Alger plutôt qu'à Marseille où se trouvait déjà Frédéric ; ainsi, il pourraient peut-être se retrouver car ils étaient séparés depuis bien longtemps. Traverser la mer ne le tentait pas. Il se trouvait merveilleusement bien en Algérie malgré les évènements. Plusieurs de ses amis dont Gisèle envisageaient également la poursuite de leurs études aux facultés d'Alger où la qualité de l'enseignement était établie. Gilbert lui fit apparaître que peut-être pour l'avenir, un diplôme métropolitain serait plus considérable mais Paul têtu s'attachait au terroir et à son groupe de copains Pieds-noirs avec qui il était lié depuis l'enfance. Il écrivit : "S'il doit n'en rester qu'un de la famille en Algérie, je serai celui-là!". Il tint parole jusqu'à sa mort.
Chapitre 14 : Mon Général, où est l'honneur?
Le dix sept février, Hassen Rabah se faisait capturer au cours d'une rafle surprise. Le commandement militaire lui arrachait par la souffrance des noms et des adresses. Remontant inexorablement les maillons de la chaîne, Massu extorquait des informations de toutes sortes : la réalité des pourparlers secrets entre le gouvernement et le FLN - dont il arrêtait les intermédiaires officieux scandalisés- les planques des plus hauts dirigeants de l'insurrection dont il manquait d'un fil l'arrestation, à l'exception Ben M'Hidi. C'était un des cinq chefs historiques, théoricien, tacticien de la révolution, idéaliste pragmatique , oranais, pour lequel Bigeard ressentit quelque affinité au cours des discussions professionnelles qu'ils eurent amicalement, avant qu'il ne donne l'ordre de le fusiller. Massu était arrivé à son but : la rébellion dans Alger était pratiquement matée. La population arabe, conditionnée, avait exprimé le plus gros de ses opposants. Il ne manquait à son tableau de chasse que Yacef Saadi, le renard de la Kasbah, qui se glissait de cache en cache et ne conservait de contacts qu'avec une poignée de fidèles. Yacef avait fait sortir de la souricière le plus gros de ses troupes les envoyant par petits groupes dans les Aurès prêter main fortement aux feddayin dans les opérations pour détourner l'attention d'Alger. Sauf Ben M'hidi le martyr, les quatre autres membres directeurs du Comité Exécutif s'étaient dispersés. Ces grands politiciens, à part Ben Bella maintenant emprisonné, se trouvaient à l'abri à l'étranger et disposaient des ressources considérables alimentées par les pays frères et par l'impôt révolutionnaire perçu par ses troupes. Yacef se retrouvait affaibli, isolé, sans moyen, avec un minimum d'hommes et de matériel. Mais il comprenait que s'il baissait les bras la victoire de Massu serait totale. Il décidait de continuer avec les débris de son armée, fractionnait ses effectifs dont deux jeunes filles intrépides et aguichantes expertes dans l'art de passer les barrages grâce à leur séduction.
C'est alors que déguisé en femme et escorté de ses derniers fidèles il tentait d'approvisionner en munitions son adjoint Ali la Pointe, qu'il tombait sur une patrouille des Zouaves de Costa. Elle capturait une des jeunes filles. Yacef tenta alors de la supprimer pour l'empêcher de parler. Il ouvrit le feu sur elle, la blessant grièvement. Lui parvenait à s'échapper dans le dédale des ruelles. Malgré le bouclage immédiat, Yacef disparaissait encore dans une de ses caches dissimulées dans les bas-fonds. Djemila, comprenant le geste impitoyable de Yacef, ne divulgua que des broutilles, malgré que par deux fois Yacef ait envoyé un tueur pour l'achever dans sa chambre d'hôpital.
Le FLN dans les montagnes de Kabylie, dans les Aurès, constituait à partir de la Tunisie de nouvelles troupes nombreuses et bien armées : plusieurs milliers d'hommes s'étaient infiltrés et menacèrent bientôt la sécurité du bled et des agriculteurs. Leurs embuscades retentissantes coûtaient la vie à une centaine d'appelés et à l'encadrement de métier - ainsi qu'à plusieurs centaines d'Algériens coopérants massacrés sur décision des politiques en exil. Bigeard et son 3° Régiment de Chasseurs Parachutistes repartirent dans les montagnes. Yacef à Alger sentit la pression faiblir. Aussitôt il passa à l'action : ses hommes assassinaient deux paras, affront suprême pour les troupes de choc, déclenchant la réaction escomptée : un massacre dans la population arabe. Une vague de réprobation contre l'armée s'enfla dans la métropole éloignée. Le trois juin, trois lampadaires en fonte explosaient en plein cur d'Alger aux arrêts d'autobus. Plusieurs dizaines de morts dont beaucoup d'enfants, une centaine d'estropiés avivaient la haine des Pieds-noirs.
Le dimanche suivant par une belle journée favorable aux déplacements et aux distractions dominicales, au Casino d'été, une énorme bombe était cachée par Ali la Pointe sous l'estrade où se produisait le grand orchestre de Lucky Starway, idole de la jeunesse algéroise. Il obtenait un résultat identique fauchant en majorité des adolescents des deux sexes ; le grand musicien était coupé en deux, une centaine de victimes étaient mutilées des jambes, quatorze furent amputées des deux membres. La mesure n'était pas comble : à la douleur vinrent s'ajouter les outrages de la métropole. La population française, à l'abri et mal informée par les médias, condamnait l'emploi de la torture ainsi que la répression qui avaient permis de sauver des centaines de vies algéroises. Le gouvernement décidait d'envoyer Mendès France le liquidateur de l'Indochine pour censurer l'armée, rempart ultime entre la population et les tueurs. Les tractations sordides et souterraines entre le gouvernement en place et le FLN devenaient le secret de Polichinelle ; elles étaient menées par des politiciens parisiens ambitieux afin d'organiser le retrait bâclé de la France, et se faisaient dans le dos des principaux intéressés. A Paris Ali Chekkal, la seule personnalité arabe luttant pour une osmose franco-algérienne, était assassiné sans égard par le FLN pour couper tous les ponts fraternels. Comble d'incompréhension le jour même de l'attentat horrible du Casino de la Corniche, René Coty président de la République signait par inadvertance la grâce de huit Algériens condamnés à mort pour faits de terrorisme sur la population française.
Les cercueils n'étaient pas fermés qu'une rage désespérée et inexorable montait dans le cur des Petits-blancs prostrés. Leurs morts s'appelaient Perez ou Smadja ; ces communautés se trouvaient soudées dans la douleur des parents perdus ou mutilés, attisée par un sourd chagrin ressenti devant l'injustice méprisante ou tout au moins l'indifférence à leur sort démontrées par les journaux et la radio métropolitaine agités par le déplacement estival des centres médiatiques vers la Côte d'Azur. Le gouvernement impuissant avait tout juste assez d'énergie pour magouiller son maintien précaire alors que l'Algérie française se persuadait de plus en plus de son rejet réfléchi par la mère patrie, de son désir d'étouffer leur calvaire et même du souhait subconscient de leur mort libératrice que concrétisa plus tard, avec un grand courage, le Général de Gaulle prenant sur lui de trancher enfin ce nud gordien. A Alger, dans une connivence spontanée, un consensus émergeait des composantes de la population pour ne pas accepter le rôle passif qu'on entendait lui faire jouer. La formule "la valise ou le cercueil" commençait à faire florès et à prendre une consistance panique dans les esprits. Depuis quelques mois l'apparente complicité des instances gouvernementales métropolitaines avec le FLN démentait ses déclarations solennelles. L'incertitude qui planait quant au sort qu'on lui réservait avait aidé à l'éclosion de comices politico-utilitaires, mixture de cafetiers forts en gueule, de pseudo paramilitaires, alimentés en informations et en directives manuvrières par des politicards ultra opposés à tout compromission qui aurait pu entamer leur hégémonie. Cela aboutissait à une culture anarchique de l'émeute, à des réactions épidermiques désordonnées. Elles disposaient de certaines infrastructures, émission de tracts, messagers de la rue, groupuscules de meneurs de foule provocateurs, au service d'une opposition exacerbée par le vide gouvernemental. Elles étaient favorisées par la complicité aveugle de la population affolée, et aussi la tolérance des autorités locales. Elles s'emparaient maintenant de la détresse des familles éprouvées, pour s'imposer comme ils l'avaient déjà expérimenté lors du départ du gouverneur Soustelle, puis de la venue de Guy Mollet et lors des obsèques du Président Froger assassiné. Au cours de l'inhumation des victimes du terrorisme, l'habitude était prise de manifestations de force, de mots d'ordre de grève. La solidarité spontanée à la mode FLN était encouragée par quelques menaces ou exactions afin d'obtenir l' unanimité du clan dans la révolte. Cette fois-ci les motifs ne manquaient pas pour réclamer la vengeance et des représailles orientées et aveugles que ne demandaient peut-être pas les victimes ou leur famille.
Le onze juin tous les acteurs du drame algérien se retrouvaient dos à dos et face à face, comme dans une tragédie grecque : le FLN et les Arabes retranchés en force dans la Kasbah assiégée, l'armée chargée de les protéger, coincée entre les deux communautés, les Algérois noyautés ivres de fureur, le gouvernement français représenté par le Ministre-résident Robert Lacoste flanqué des C.R.S et gendarmes mobiles pour rétablir l'ordre républicain à l'encontre des Algérois ou même de l'armée éventuellement! Ce jour là le destin bascula et les clivages scellèrent l'irrémédiable. Gilbert en perdait la raison : pour la première fois le commandement encadré par des "civils parisiens" donnait ordre à la troupe de maîtriser la population française, de la mater durement si nécessaire ; toute émeute, toute tentative de déborder le quartier arabe devaient être étouffées dans l'uf sévèrement. Son esprit chavirait : d'abord, il s'était fait violence pour lutter contre les Algériens ; ce jour on lui demandait de faire volte-face, de se battre contre les siens. Sa compagnie fut postée tôt le matin sur le marché Clauzel entre Bab-el-Oued et la Ville arabe, avec consigne d'empêcher "coûte que coûte" tout contact entre les deux communautés hystériques. Ce fut une journée démente et horrible, peut-être la plus éprouvante qu'il ait eu à vivre dans son existence. D'abord dès le matin des grappes de jeunes sillonnant la ville firent appliquer le mot d'ordre de grève générale : " ville morte " comme on disait, obligeant les magasins à fermer. Les quelques commerçants inconscients qui ouvrirent, même les cafés isolés des faubourgs où auraient pu s'exprimer les opinions, jusqu'aux administrations, baissaient le plus vite possible les rideaux, chacun regagnant rapidement son domicile, intimidé par l'allure menaçante des bandes et l'atmosphère révolutionnaire qui vidait les rues. Puis ces groupuscules d'excités se firent la main sur les échoppes des marchands arabes heureusement absents. Leurs objectifs étaient choisis en fonction de leur isolement, dans des endroits non protégés par la troupe, où l'impunité était obtenue par l'intimidation des témoins, la rapidité des saccages et la fuite. Impossible de savoir si ces dégâts étaient anarchiques ou suggérés par des responsables. Comment reconnaître dans les civils ceux qui travaillaient pour une faction et se camouflaient sous les apparences de patriotes et les gens de bonne foi qui pillaient pour leur propre profit ? Les obsèques étaient fixées à midi. A dix heures moins le quart, il y avait plusieurs centaines de manifestants aux abords de la Place Clauzel à circuler autour de la Cathédrale, à chercher le contact avec la population arabe pour un affrontement ; quelques uns ouvertement armés de barres de fer et de chaînes, paradaient, lançant des slogans : "FLN, assassins!", "Les paras avec nous!", "Massu au pouvoir!". Quelques drapeaux français étaient agités au milieu de la ruche bourdonnante. Toute circulation avait été stoppée, les trolleys comme les voitures bloqués sur place, restaient noyés dans la foule impatiente qui grossissait de quart d'heure en quart d'heure. Quelques jeunes convaincus voulaient fraterniser avec l'armée et essayaient d'entamer une conversation avec les paras l'arme au pied, justifiant la manif et la violence : "Y'en a marre, on ne va pas se faire descendre un par un! Que vont devenir les estropiés, ils n'ont droit à rien, le gouvernement ne fait rien pour nous sinon d'assister aux enterrements, après on ne les voit plus! Nous irons jusqu'au bout, s'il faut crever ce sera ici, on se défendra jusqu'à la mort!" Gilbert et Ernest écoutaient côte à côte dans un silence respectueux, évitant d'exprimer une opinion, acceptant les cigarettes qui leur étaient offertes à profusion. Gilbert interrogea sur le déroulement de la journée. La seule chose que les gens savaient, c'est qu'on devait former un cortège à partir du Monument aux Morts jusqu'aux cimetières. La chaleur avec le soleil commençaient à monter ; des gens aimables apportaient bouteilles d'eau et canettes de bière aux soldats. Soudain il y eut un flottement dans la foule et des cris. Un petit attroupement se déplaçait, venant d'une rue vers la place. Gilbert comprit quand il vit de loin les mouvements des bâtons s'abattant sur quelqu'un au sol à une cinquantaine de mètres. Sans réfléchir il appela Ernest et deux légionnaires et au pas de course il les entraîna, fendant les groupes qui se dirigeaient vers le rassemblement de plus en plus dense. Il se fraya un chemin en repoussant difficilement les curieux. Les "s'il vous plait" n'avaient pas grand effet et il dut bousculer plusieurs badauds qui se battaient presque pour voir le spectacle. Il entendait : "Sale bougnoule! Putain de Bic! Tu leur diras qu'on ne partira pas!". Chaque insulte ponctuait les coups assénés à l'Arabe. Il leur fallut carrément employer la force pour arriver au premier rang, repoussant des jeunes de quinze vingt ans qui décochaient coups de pied, coups de poing, plusieurs armés de gourdins qu'ils abattaient sur un pauvre homme entre deux âges, qui se traînait au sol essayant de se protéger la tête de ses bras. Il rampait avançant doucement et laissait sur le sol une empreinte sanglante. Il avait perdu un soulier, ses vêtements étaient déchirés, son visage tuméfié présentait un oeil complètement fermé, le sang coulait du nez, de l'arcade sourcilière, du cuir chevelu ; il voulait se relever et avançait par réflexe, car il semblait complètement hébété, s'accroupissant à quatre pattes, essayant de se relever sur les genoux et retombait. Les sauvages ne l'empêchaient pas de se mouvoir mais lui assénaient tour à tour leurs coups rapidement, cédant la place en un ballet ignoble. Gilbert était complètement écuré, révolté et écrasé devant cette misère. Il essaya de relever le pauvre homme pendant que ses compagnons repoussaient les gens menaçants et furieux de l'intervention : "Laissez-le il n'a que ce qu'il mérite, c'est un bougnoule, c'est peut-être lui qui mettait des bombes!". Le malheureux n'arrivait toujours pas à se mettre debout, retombant à genoux ; Gilbert dut se résoudre à l'empoigner, à le soulever et le soutenir pour avancer, maculant de sang sa tenue. Il n'entendait plus les cris de la foule, il n'avait qu'une hâte : s'en sortir, dépasser ces rapaces qui saluaient son passage d'insultes. Quelques-uns essayaient malgré les soldats, d'allonger encore quelques coups. Un lieutenant avec six hommes vint leur prêter main forte, éloignant les plus méchants. Il était furieux : "Qui vous a donné l'ordre de quitter votre poste?", mais Gilbert n'entendait rien ; il était écarlate et peinait à soutenir le bonhomme flasque, jusqu'à ce qu'un légionnaire vienne l'aider de l'autre côté. Il était trop bouleversé pour se poser des questions, empêtré entre son casque et son arme et ne pensait qu'à extirper le pauvre bougre. Enfin ils l'allongèrent sur le trottoir, l'inondant avec l'eau des manifestants. Il geignait faiblement maintenant. Gilbert essayait de lui parler et le secouait doucement :" Alors, ça va mon vieux? Vous entendez?" Au bout d'un moment il reprit conscience. On le fit boire, on humecta son visage boursouflé et sanglant, on put en tirer quelques mots : "Ji travaille boulanger, ji rentrais chez moi, I m'ont rattrapé, I m'ont volé li papiers i l'argent i li pain!" ? " Tu peux rentrer chez toi?" ? " Oui, mon capitaine".? " Attends!". Gilbert alla voir le lieutenant pour lui expliquer que l'Arabe avait perdu ses papiers dans la bagarre. Pouvait-il lui faire une attestation pour le commissariat, autrement il aurait encore des ennuis. "Débrouillez-vous, veux pas savoir!". Muni de cette autorisation, Gilbert rédigea une explication sur une feuille de carnet à souche dans l'espoir que la victime n'ait pas d'autre ennui. Il expliqua le papier au pauvre homme, y joignit le billet de dix mille francs qu'il portait sur lui et les lui remit, l'accompagnant sur quelques mètres pour savoir s'il tenait bien debout. L' Arabe lui prit la main, répétant plusieurs fois "Merci, Merci!" et s'éloigna en clopinant et titubant.
En ville le bouillonnement s'accélérait : lynchages de Musulmans, renversement de voitures dont les conducteurs voulaient absolument regagner leur domicile, destruction de boutiques appartenant aux Arabes, pillages et même incendies se multipliaient dans le tourbillon des bandes de plus en plus nombreuses, de plus en plus vindicatives. Les cortèges de patriotes chantant la Marseillaise, drapeaux en tête portés par d'anciens combattants bardés de leurs médailles voulaient manifester Place du Gouvernement, enfonçaient les CRS qui répliquaient à coups de crosse et de grenades lacrymogènes. Les premiers blessés furent difficilement évacués, les ambulances des pompiers n'arrivant pas à se frayer un passage ni pour les blessés ni non plus pour les incendies. Les fumées s'élevaient maintenant dans le ciel comme des signaux pour les assiégés de la Kasbah galvanisés par les discours vengeurs de Yacef Saadi et de ses hommes : "S'ils nous cherchent, ils nous trouveront! S'ils croient tous nous tuer ou nous frapper comme les pauvres victimes qu'ils nous envoient comme message, on va leur montrer que ce ne sera pas facile!". Quelques milliers d'Arabes armés de matraques, de couteaux de cuisine, quelques uns d'armes à feu s'étaient dirigés vers les sorties de la ville Arabe aux cris de "Ya, Ya, Algérie! Ya, Ya l'Indépendance! Ya Ya Ben Bella". Ils agitaient même quelques drapeaux vert et blanc frappés du Croissant. Des renforts furent envoyés aux paras qui se tournèrent précipitamment vers ce nouveau danger dans leur dos. Gilbert et toute la compagnie se hâtèrent de placer les chevaux de frise amenés par les véhicules aux couleurs verte et rouge de la Légion, pratiquement les seuls à pouvoir encore plus ou moins circuler. Gilbert vit passer Massu en jeep fanion étoilé, escorté de deux paras sur les sièges arrières ; il lui trouva un visage d'aigle en concordance avec sa réputation de baroudeur. Les évènements dépassaient l'entendement de Gilbert. Il subissait, comme la plupart des Algérois, les volte-face de la situation qui étaient imprévisibles et pouvaient être catastrophiques d'un instant à l'autre, d'un côté ou de l'autre. Il soufflait un vent de folie, tout pouvait arriver! Il restait psychologiquement paralysé, subjugué. L'ambiance révolutionnaire soumise au moindre incident, pouvait dégénérer en une explosion sanglante tant du côté des Arabes que du côté des Européens ou des CRS. Seuls les paras restaient hors du malstrom pour l'instant, au centre du cyclone, tempérant par leur présence. Vers midi dix mille personnes, dont les Unités Territoriales en armes, suivaient les trois principaux enterrements vers les cimetières confessionnels, faisant éclater les barrages de CRS. En réponse aux grenades lacrymogènes des pavés leur étaient lancés faisant de nouveaux blessés. Après les inhumations la foule en délire, comme une vague dans le ressac, se jetait sur les forces de l'ordre, police, armée, CRS. laissant derrière elle quelques morts, une centaine de blessés dont un grand nombre de Musulmans. Une centaine de magasins et de voitures étaient incendiés et pillés avec le même élan. Deux centaines de manifestants en flagrant délit étaient retenus grâce au déploiement de toutes les troupes disponibles dans la division. L'investissement de la prison où se trouvaient les terroristes graciés fut évité par miracle. Les paras avec Gilbert avaient couru au gré des besoins, d'endroits critiques en cordons de retenue jusqu'au couvre-feu ordonné par Robert Lacoste. Les Algérois se couchèrent enfin laissant dans la ville choquée épaves noircies, devantures crevées, haine, peur, amertume. Cette journée de révolte provoqua l'investiture d'un nouveau président du Conseil qui gratifia l'Algérie d'un beau discours : il promit "à l'ensemble des populations la construction d'une Algérie nouvelle". Ils obtinrent aussi le retour dans Alger du Colonel Bigeard. Il faisait contre mauvaise fortune bon cur et offrait à nouveau à ses paras une reprise en mains du terrorisme, et des provocateurs, dédaignant les jugements peu amènes exprimés en Métropole sur ses méthodes avalisées par Massu et l'état-major. Le gouverneur Lacoste et le général Salan mêmes, ne connaissaient aucune autre recette pour extirper les poseurs de bombe de la Kasbah ; ils avaient fait tant de mal à la ville que chacun ici baissait la tête et acquiesçait.
En quelques jours Bigeard renforça l'isolement de la Kasbah, décupla les patrouilles. Pour être encore plus efficace il adjoignait aux paras et aux zouaves des policiers Pieds-noirs et un corps de Musulmans dévoués adversaires du FLN qui avait décimé leurs familles, les "bleus de chauffe". Rapidement il mettait hors d'action une des plus dangereuses équipes de poseurs de bombes, numéro deux dans l'organisation de Yacef. Bagdad fut capturé; Kamel et Mourad se firent sauter à la bombe après avoir résisté et tué plusieurs assiégeants manquant de peu de souffler Bigeard. Des dizaines de bombes dont certaines énormes étaient saisies, ainsi que des documents secrets prouvant les tractations de Yacef Saadi avec Paris pour troquer les exécutions des terroristes capturés contre la suspension de la pose des bombes.
Massu resta de marbre et n'infléchit pas sa ligne de conduite : réduire à toute force les terroristes et Saadi. Même les autorités locales appuyées par l'opinion publique algéroise n'acceptèrent pas les pourparlers ; aussi les bombes, et les exécutions continuèrent. Mais Bigeard resserrait son filet sur Yacef , extirpant successivement plusieurs indices sur sa planque en échange de l'élargissement des terroristes capturés et de transfuges. Son officier de renseignements le Capitaine Chabannes en liaison avec celui des légionnaires le Capitaine La Bourdonnaye le situait enfin dans la maison même de Fatiha Bouhired, une amie personnelle chez qui Chabannes dégustait chaque semaine un excellent couscous kabyle, à quelques mètres de Yacef !
Massu était avisé et toutes les unités de paras mises en alerte : on tenait Yacef !
La veille au soir la nouvelle avait fusé comme une traînée de poudre dans les rangs des forces de l'ordre : on avait fixé Yacef le renard, celui qui échappait depuis plus d'un an à toutes les souricières et ordonnait les attentats à la bombe à son gré. Dès l'aube le quartier était cerné, des soldats disposés sur tous les toits, devant chaque maison, à chaque angle des ruelles. Les Bérets Verts auxquels Gilbert était rattaché, étaient aux premières loges ; c'était eux qui avaient obtenu le renseignement primordial. L'anxiété et l'excitation s'emparèrent de la troupe ; on se préparait au même type de scénario que lors de la "capture" en morceaux de Kamel et Mourad les disciples de Yacef , qui s'étaient piégés à une bombe explosant à quelques mètres de Bigeard.
Yacef était un jeune homme de vingt cinq ans, petit de taille mais bien balancé, au visage clair et intelligent barré de moustaches brunes. Il n'avait plus le moral : Il avait contracté une vilaine grippe pernicieuse qui ne voulait pas passer et le fatiguait, accentuant sa dépression. Malgré les exhortations de Zohra sa compagne et complice, les pressentiments d'Ali le travaillaient. Il avait vu tomber progressivement tous ses réseaux par la délation. Ali la pointe aurait voulu finir en beauté par un coup d'éclat. Faire une sortie les bombes à la main pour laisser un souvenir cuisant dans les mémoires. Lui parlementait jusqu'au bout ; malgré les pressions et les contacts Massu n'avait pas changé sa détermination : les exciser de la Kasbah. Les colonels Bigeard, Godard, et Jeanpierre pour les paras, le pire, le harcelaient sans cesse capturant de proche en proche ses agents, éventant les cachettes de matériel et de bombes : plus d'une centaine étaient tombées entre leurs mains l'obligeant à réduire son action. L'interdiction de faire entrer des matériaux de maçonnerie dans la Kasbah l'empêchait d'en faire de nouvelles. Les gens refusaient maintenant de coopérer, craignant d'être assimilés aux terroristes et de disparaître purement et simplement après un interrogatoire.
Ses relations avec le gouvernement français par l'intermédiaire de Germaine Tillion et des services secrets, sur lesquels il comptait pour faire baisser la pression, n'avaient pas abouti et n'avaient influencé en rien les ordres de Massu : il avait la pêche contre lui. Yacef ne sortait plus, même déguisé en femme derrière un haïk ; le risque était trop grand de se faire prendre bêtement avec les quelques hommes de main qu'il lui restait dans la Kasbah, comme Abibou son dernier agent de liaison. Il ne comptait que sur Ali, son seul ami sûr et fidèle jusqu'à la mort, il en était certain.
Abibou avait tourné casaque pour sauver sa peau et il paradait maintenant dans la Kasbah suivi à distance par une patrouille de légionnaires à qui il indiquait tous les sympathisants qu'il connaissait. Ali avait voulu lui régler son affaire et Yacef avait eu juste le temps de le retenir que surgissaient les bérets verts derrière lui. Heureusement que ce renégat ne connaissait pas sa cache personnelle. Seuls Ali et sa compagne Hassiba, et Fatiha Bouhired sa logeuse savaient l'astuce. La maison de Fatiha au 3 rue Caton jouxtait le 4 appartenant à un chef de réseau Mahmoud. Des caches avaient été aménagées dans chacune des deux bâtisses avec un passage entre. Celle du 3 où il logeait était restée ultrasecrète. Yacef recevait tous ses adjoints au 4 puis regagnait subrepticement le 3 où il vivait avec Zohra Drif, combattante de la première heure, ( poseuse de la fameuse bombe du Milk-bar qu'il avait désigné pour répondre au massacre aveugle de la rue de Thèbes ). Pour brouiller sa piste il avait eu une idée géniale dérivée des ruses apprises à l'instruction. Il avait envoyé Fatiha sa logeuse, tante d'une de ses jeunes filles combattantes, dévoiler plusieurs caches d'armes aux parachutistes du 3ème RCP. Leur officier de renseignements le Capitaine Chabannes, était venu interroger lui-même Fatiha. La vieille l'avait tellement embobiné qu'il vint à plusieurs reprises en toute amitié, manger le couscous, la tadjin et les mekrouds qu'elle peaufinait pour lui. Il était tellement satisfait de ses services et de sa cuisine qu'il lui avait remis une carte spéciale d'indicatrice, lui permettant de sortir aisément de la Kasbah et d'échapper à tout contrôle en cas de rafle. Souvent lui Yacef, caché dans la salle de bains, entendait le capitaine deviser aimablement avec son hôtesse des malheurs de l'Algérie et il avait du mal à s'empêcher d'en rire. Mahmoud s'était fait pister en allant chercher du courrier envoyé par un traître dans une boîte aux lettres habituellement desservie par un gamin insoupçonnable, malade. Le n° 4 était maintenant sous surveillance comme il l'avait observé par l'ouverture faite dans sa cachette. Au premier étage du 4 il y avait la planque qui lui servait de réception, et au second près des terrasses la cachette secrète d'Ali la Pointe et de son amie Hassiba Ben Bouali, une autre porteuse de bombes. Aussitôt, il avait ordonné à Ali et Mahmoud l'interdiction de toute sortie et de tout contact. En cas d'urgence ils devraient communiquer par message lesté lancé au travers des terrasses contiguës, récupéré de nuit. Chabannes flairait qu'il y avait un mystère autour de la maison du n° 4. Par le passé elle avait été fouillée deux fois sans succès. Il avait réussi à piéger, par un agent retourné, le courrier personnel de Yacef un certain Mahmoud. Craignant de couper le fil il plaçait discrètement la maison sous la surveillance des bleus de chauffe en civil, dans l'espérance de sorties des occupants. Mais rien depuis plusieurs jours.
Quelques jours plus tard par un chaud après-midi du mois de septembre, à la fin d'une magnifique journée, deux gendarmes en patrouille de routine déambulaient aux abords de la Kasbah lorsque leur attention était attirée par un Musulman pressé, porteur d'une sacoche. Le déclic du gendarme jouait : ils arrêtaient le suspect pour contrôle d'identité et fouille. Le quidam énervé produisait un laisser passer signé par le cabinet du Président du Conseil Bourgès-Maunoury lui-même, mais tentait de dissimuler un autre imprimé que les gendarme aperçurent et identifièrent comme un laissez-passer du FLN. Embarrassés par cet oiseau, ils le menaient au poste militaire le plus proche : celui de la Kasbah tenu par les légionnaires du 1er REP. Hadj Smaïn fut trouvé porteur de documents si importants que le colonel Jeanpierre et son capitaine des renseignements La Bourdonnaye arrivaient aussitôt pour le cuisiner. Le Capitaine Chabannes était aussi alerté et les deux spécialistes tentaient d'éclaircir les tenants et les aboutissants de ce drôle de mercure. Imbu de son importance, peu intimidé, Smaïn faisait valoir qu'il était tenu au secret, qu'il agissait comme intermédiaire pour le gouvernement français qui soutenait l'action de Germaine Tillion afin de convaincre Yacef Saadi de mettre fin aux attentats ; il préparait une nouvelle rencontre avec lui. Mû par une inspiration soudaine, Chabannes lançait : "? Alors tu as vu Yacef rue Caton aujourd'hui?" -" Oui. " ? " Au 4? " ?" Non, au 3. " Ce fut une illumination ; il ne put s'empêcher de se traiter de tous les noms : la vieille l'avait bien entortillée! Ce fut le branle-bas de combat. Bigeard et Godard prévenus laissaient la direction des opérations au colonel Jeanpierre et à ses légionnaires. A cinq heures du matin une fois de plus la cohorte des camions, la routine des barrages se mettaient en action, en alerte renforcée. La rumeur enflait : on allait cueillir Yacef ! Un triple rang de paras encerclaient le quartier, le premier ceinturant rapidement le pâté de maisons. A sa tête le Colonel Jeanpierre en personne menait les opérations entouré des capitaines La Bourdonnaye et Chabannes. La compagnie de l'adjudant Müller, vieille connaissance de La Bourdonnaye, les entourait. Müller donnait quelquefois un coup de main dans les interrogatoires et le capitaine connaissait le dévouement et l'efficacité d'Hans ; dans ces circonstances la présence du baroudeur le rassurait. Les piétinements de la troupe, l'expression des ordres réveillent Fatiha qui donne l'alerte à Yacef et Zohra. Ils s'engouffrent dans la cache de la salle de bains, y entassant les archives. De nombreuses armes, des grenades, des bombes y sont déjà entreposées. Une ouverture de secours camouflée est dissimulée par un petit panneau reproduisant un compteur, et donne sur la cage d'escalier à un mètre soixante du sol. Elle permet une faible aération et éventuellement une fuite risquée vers la terrasse.
Dans la rue les préparatifs prennent fin. Des projecteurs sont braqués vers les fenêtres et les toits. Plusieurs escouades de légionnaires sont sur le pied de guerre, balle engagée dans le canon, casque sur la tête. Parmi eux Gilbert et Ernest piétinent, le cur battant, alignés le long du mur du n° 4, prêts à intervenir avec leur groupe. Ils sont au premier rang. Devant eux, Hans avec deux légionnaires, les deux capitaines et le colonel Jeanpierre grimpent au premier étage du n° 3 où Fatiha les attend déjà avec la carte spéciale à la main. Chabannes la prend avec un sourire forcé. Jeanpierre crie : "Yacef, sors de ta cachette. Nous savons que tu es malade. Rends-toi. Nous ne te ferons rien! Assez de morts!" Dans l'étroite cache Yacef reste silencieux : il a du mal à repousser Zohra à moitié nue qui s'agrippe à lui affolée, sentant la mort. Des coups de pic résonnent contre la cloison. Ils ne vont pas tarder à faire tomber la murette. Yacef saisit une grenade, la dégoupille, attend quatre secondes ; d'un violent coup de poing, il fait sauter le panneau de secours et fait rouler la grenade vers l'entrée de l'appartement. Le colonel se retourne vers le bruit et se dirige vers la porte au moment où la grenade explose. Il est grièvement atteint, criblé d'éclats, mais garde sa lucidité. On l'évacue en catastrophe par la fenêtre tandis que les paras, le doigt sur la gâchette, sont prêts à tirailler partout au moindre bruit. On s'évade rapidement par l'étroite fenêtre. Gilbert et Ernest aident les officiers à sauter dans la ruelle. La Bourdonnaye demande à Hans: "Envoyez deux hommes en douce, silencieusement, avec des grenades lacrymogènes". Hans se retourne, Ernest fait un pas en avant, Hans pose son regard sur Gilbert, dans leurs yeux un éclair de défi. Mais Hans appelle ses compagnons le Belge, le joueur d'échecs et l'Espagnol, tous deux de petits gabarits : "Essayez de grimper en silence et de balancer des grenades lacrymogènes dans tous les coins. S'il faut tirer, allez-y!". Les deux hommes, sans une hésitation montent en douceur une grenade à la main l'autre cramponnée à leur arme. Arrivés à mi-hauteur de l'étage l'escalier craque, Yacef les entend. D'un coup, sans regarder, il vide un chargeur de Mat dans la cage. Les deux hommes sont tués, transformés en passoire. Hans s'élance dès que le tir cesse ouvrant le feu, mais Yacef guette et tire ses deux dernières balles le touchant à la cuisse. Godard est arrivé et prend la direction de l'opération. Il s'approche de l'entrée et hurle : "Ca suffit Yacef, rendez-vous sinon je fais tout sauter. Vous êtes foutu!" Une rafale crépite à dix centimètres de ses pieds. Godard, sans bouger, donne ses ordres : quatre mines sont placées le long du mur, dans des trous hâtivement faits au travers de la façade du rez-de-chaussée. " Yacef, pour la dernière fois, rendez vous, les mines sont allumées. Vous avez cinq minutes!". Il crie : " Allumez les mèches". Les légionnaires mettent le feu aux mèches lentes qui fusent doucement. Les soldats commencent à refluer. La-haut, Yacef regarde Zohra prostrée, tremblante ; elle ne dit rien, la tête dans les bras pour ne rien entendre, à moitié asphyxiée par le feu qu'elle a mis aux archives. Il pense à la fin de Kamel et Mourad déchiquetés. Peut-être ont-ils une chance. Il se décide, il hurle: " C'est moi Yacef... Je veux me rendre au général Massu!" ?" Je suis le colonel Godard, adjoint du général Massu, je m'engage à vous traiter en prisonnier de guerre, vous ne serez pas maltraité!" ? "C'est sûr?" ? " Je vous donne ma parole d'officier!" Yacef jette son PM dans l'escalier et sort de sa cache ; il est secrètement content : Ali n'a pas bougé, il a donc encore une chance de prendre la relève. Les paras revolver au poing, l'entourent, lui passent des menottes. Il demande qu'on donne des vêtements à Zohra ; il voit avec soulagement qu'elle recommence à vivre. Ils descendent dans la ruelle et montent immédiatement dans une jeep avec le colonel Godard. Les capitaines Chabannes et La Bourdonnaye les suivent mais dans l'excitation du moment ils oublient de donner des ordres au sujet du n° 4 où est planqué Ali la pointe.
Tandis que les paras se retiraient dans l'agitation des ordres, levant le bouclage, au milieu du reflux Gilbert et Ernest assistaient à l'enlèvement des corps de leurs deux anciens compagnons désarticulés et sanglants. Ces nouveaux cadavres semblaient abandonnés, dérisoires ; leur sang maculait les marches et les pavés sordides. Alors que Gilbert ressentait un impression de gloire déférente envers leur sacrifice, tout se passait en catimini et presque dans la gêne sinon l'indifférence. Un gradé solitaire avait récupéré leur plaque et des infirmiers les avait escamotés dans la distraction énervée des survivants regagnant le cantonnement. Ils n'avaient pas eu de chance, le mauvais sort les avait choisis, cela aurait pu être n'importe quel équipier, il n'y avait pas de quoi en faire un plat. A la Légion on était nourri pour cela, pour servir, être des combattants dévoués et disponibles. Gilbert lui avait mal au cur. II ignorait qu'ils seraient décorés à titre posthume et inhumés avec les honneurs militaires devant le front des troupes au cimetière militaire de Sidi-Bel-Abbès au cours d'une cérémonie intime de la Légion. Ali suivait tous ces évènements de sa cache du deuxième étage, entouré de ses compagnons. Ils avaient le plus grand mal à le retenir, à l'empêcher de bondir pour faire un carnage. Il avait entendu la vieille Fatiha l'avertir en criant, en se lamentant à la mode arabe, avant qu'on ne la fasse taire : "Ne bougez pas, disait-elle, ne bougez surtout pas!" criait-elle dans ses gémissements. Mais il avait le cur déchiré : son ami et chef allait certainement se faire descendre et lui assistait à la bataille sans pouvoir l'aider. Il percevait les raisons de sa préservation mais lui était un combattant, un vrai moudjahid qui ne comprenait rien à la politique ni à la stratégie. Yacef, lui était un chef, il savait toujours comment mener sa barque. Il pleura quand il vit Yacef prisonnier, vaincu, partir encadré. Un quart d'heure plus tard, c'était incroyable; la Kasbah était vide de tout soldat, les paras étaient repartis les oubliant complètement. Aussitôt ils déménagèrent. Mahmoud partit en premier ; puis Ali, Hassiba et son petit cousin Omar le rejoignirent dans une cache secrète rue des Abderamanes. Quelques jours plus tard la légion portée par sa victoire sur Yacef et décidée à en finir, découvrait leur nouvelle retraite. Afin d'éviter de s'exposer elle minait immédiatement la maison où ils se trouvaient et leur accordait dix minutes pour se livrer. Moins de cinq minutes avant l'échéance Ali la Pointe et ses trois compagnons se faisaient sauter avec un chapelet de bombes. Tout un bloc de maisons s'écroulait sous la violence des explosions et ensevelissait dix-sept Algériens. Le général Massu avait à nouveau emporté la bataille d'Alger. Il ne restait aucun élément combatif du FLN dans Alger. La population algéroise jubilait et respirait enfin, l'épouvante se dissipait. Gilbert alla voir Hans à l'hôpital Maillot ; la balle ne lui avait pas fait trop de dégâts. Il pourrait bientôt remarcher. Gilbert savait depuis quelque temps avant le siège, qu'Hans faisait partie des sous-officiers chargés de faire parler les fellaghas. Il n'avait pu s'empêcher de se replier et de lui battre froid. Hans l'avait compris. Sa visite n'eut pas le caractère de chaude amitié de leurs précédentes rencontres. Hans voulut s'entrouvrir sur ses idées et motivations et, sur le ton de l'amitié et de la confidence il raconta brusquement son douloureux parcours, de sa voix rauque. Au début, sexprimant avec gêne, il regardait fixement le pied de son lit. Puis il chercha plus souvent le regard de Gilbert comme pour une approbation, ou une absolution.
Ses premiers rapprochements entre jeunes hommes à Sidi bel Abbés, le départ joyeux en Indochine, puis les combats acharnés, les premiers morts du côté de la Rivière Noire dans la boue, les rizières, les gués. L'horreur de découvrir ses camarades aimés, sa seule famille, dépecés, transpercés, éclatés. La folie de l'incompréhension de cette humanité, l'impuissance et le dégoût primitifs à commettre des vengeances, puis la force de l'exemple, du devoir ordonné. La mission. Il insistait sur les enchaînements mentaux induits par les circonstances espérant une lueur d'intelligence de Gilbert qui le fixait surpris de sa lucidité. Maintenant il avait depuis longtemps évacué la colère ou la haine, compris la motivation des guerres : la conquête ou la défense de la terre ou des humains. On était d'un côté ou de l'autre. Lui était mercenaire et soldat de métier. L'Indochine lui avait dévoilé le fanatisme des peuples, leur foi, leur force, leur intelligence pour l'avènement politique de leur objectif. L'idée, prépondérante sur l'homme physique. La victoire justifiait tous les coups. Il n'y avait plus de moralité pour ces meneurs : les gens et la vie de chacun, et quelquefois la leur, devenait un grain de sable dans la balance de l'action. Le vainqueur était celui qui n'avait pas d'âme. L'Occident serait toujours vaincu, il en restait persuadé car la morale y était plus forte que la foi. Hans voyait le monde contaminé, rongé, gagné par cette force aveugle et son pouvoir sanguinaire qui n'étaient pas la bonne guerre. La différence de valeurs entre le sacré de la vie et le consacré de la mort. Plus fort est celui qui verse le sang sans compter, car en face il y a la faiblesse de l'amour, du pardon, de la chair.
Ici en Algérie il revoyait en pire ce qu'il avait vécu au Vietnam. Une sauvagerie décuplée. Là-bas les plus grandes victimes étaient autochtones. Là il regardait une population, sa famille daccueil, se faire étriper, massacrer par le terrorisme. Maintenant il parlait vite, dune voix basse, presque tremblante, surprenant Gilbert troublé - " Gilbert je ne suis quun soldat. Quand je sais qu'un Hassen qu'on a traqué des mois, a caché des dizaines de bombes dans la Casbah, que ses soldats viennent y puiser jour après jour pour exterminer atrocement des enfants, des femmes et que je peux lui faire dire où il les a cachées, que faire ? Il sait que je sais qu'il sait mais il ne dira rien et laissera perpétrer les attentats ou les massacres abominables. Pour moi ce n'est pas une punition que je lui inflige. La seule question est combien de bombes en moins ? Combien d'enfants sauvés ? Lui s'il pouvait en mourant faire sauter tout Alger ce serait l'apothéose et la gloire. Le laisserais-tu impavide, attendre souriant les explosions une à une et compter les morceaux de viande accrochés aux lampadaires ? Dehors il y a ta sur, ta mère, ta famille, tes amis... Que faire si ce n'est s'en prendre à lui le responsable ? Il croit avoir plus qu'une vie et celle-là ne vaut rien pour lui. Gilbert, il fallait que je le fasse quitte à être damné. La loi impuissante n'a de profits que pour lui qui le sait. Elle ne peut être une sauvegarde au maladie. Il n'y a pas d'équité entre lui et moi."
Gilbert, les larmes aux yeux lui serra fort la main en le quittant. L'hiver arrivait. Ernest obtint sa première permission, un mois, et partit pour Paris. Avant qu'il ne fut revenu Gilbert était muté à Oran à la 802ème COS du Matériel au Château-Neuf, dans les bureaux d'enregistrement des pièces détachées automobiles. Son père au courant de ses aventures par Paul, avait usé de ses relations pour le faire revenir au bercail sans lui en référer.
Gilbert eut le temps d'accueillir son jeune frère à Alger où il l'installa à la Cité Universitaire pour entamer des études de médecine. Ils se virent deux fois et Gilbert ne put s'empêcher de lui narrer ses expériences algéroises, minimisant les risques, pour souligner le goût d'amertume et de folie que lui laissait cette guerre civile. Il fit de nombreuses recommandations à Paul pour qu'il se tienne éloigné des activistes et des bandes de jeunes révoltés ; il lui fit promettre de l'informer de tous ses agissements car il restait inquiet des sentiments très tranchés de Paul.
Aux Facultés Paul allait se retrouver dans un véritable bouillon de culture Algérie Française. Les étudiants formaient le plus souvent l'avant-garde des manifestants. Ils s'embrassèrent en se promettant de se retrouver à Oran pour les vacances de Noël en famille.
Quatrième partie : ORAN 1958.
Chapitre 15 : Retour aux sources. 13 Mai 58
Comparée à Alger la ville d'Oran était un havre de paix; c'était un autre monde.
A son inverse les quartiers arabes se trouvaient en périphérie ; cela permettait aux communautés de conserver une certaine distance, une garde de sécurité. La circulation habituelle des Musulmans passait par l'extérieur de la cité limitant leur nombre dans le centre. Seuls la zone portuaire et le terminus des cars situé Place d'Armes entre la vieille ville et le centre actif, fourmillaient des travailleurs " indigènes ". Le centre ville resta d'ailleurs, jusqu'à l'exode, une zone presque réservée. Quelques particularités colorées disparurent les dernières années autant à cause des consignes du FLN pour plus de dignité que par crainte des ratonnades : les petits porteurs de couffins du marché de la Bastille, les jeunes cireurs de souliers batteurs et artistes de la brosse, leurs confrères adultes dont les véritables trônes siégeaient Place de la Bastille.
Les derniers à abandonner les traditions furent les vendeurs de journaux, messagers innocents des mauvaises nouvelles de Métropole : débats à l'ONU sur l'Algérie, reprises du projet de loi-cadre de Lacoste et du Collège Unique ( Algériens et Européens à égalité de vote), disgrâce de Salan qui avait trop bien réussi dans la maîtrise de la rébellion, malaises de l'Armée qui avait mal au cur et ruait dans les brancards.
Gilbert retrouva avec plaisir sa ville natale, son ambiance bon enfant et hédoniste. C'était la veille de Noël. Au delà de toutes les turpitudes la population s'adonnait à son appétit de vivre et de consommer. Les magasins regorgeaient des produits métropolitains. Les vitrines illuminées et décorées étaient remplies des vêtements les plus élégants, des équipements de la maison les plus modernes et les plus sophistiqués. La souffrance d'Alger était égoïstement inhibée ; cela fit l'effet à Gilbert des ultimes réjouissances avant que le bateau sombre. Les gens n'étaient cependant pas dupes et dans une certaine classe, on se laissait aller à quelques confidences sur les petits voyages en France " pour visiter la famille ". Mais on revenait toujours, encore, les affaires étant merveilleusement prospères, l'argent circulait à une vitesse folle. Armand, Clara et Henri avaient acheté un nouveau local commercial en plein cur de la rue d'Arzew, la fameuse artère commerçante d'Oran qui fendait la ville comme on fend un gâteau. On l'avait rebaptisée rue du Général Leclerc, mais tout le monde continuait à l'appeler à l'oranaise, à l'ancienne "rue d'Arzeu". Les "patos" (nouveaux Français arrivés), attirés par le boom économique et les investissements sociaux du gouvernement, prononçaient "Arzeuve" ou "Arzou" et cela faisait sourire ou s'esclaffer les Oranais, surtout au cinéma quand le publiciste d'Afric-Film, d'une voix mélodieuse et parisienne, mettait à côté du mille, en référence au Mineur qui lançait son pic dans la cible. Les cinémas ne désemplissaient pas, il fallait retenir ses places dès le jeudi pour le samedi soir et faire une longue queue, ou avoir ses relations. Aux entractes la foule agglutinée près du bar ou dans les cafés voisins paradait et comparait la valeur de ses oripeaux. Avant que les lumières ne s'éteignent, on avait le temps de se saluer, de se congratuler pour sa bonne mine de bourgeois enrichi; on se raccrochait encore au bonheur, quoi! sur le gouffre. Le dimanche, les cloches de l'église Saint Esprit et de la Cathédrale rythmaient la farandole des voitures tourbillonnant dans un carrousel en sens unique rue d'Arzew, Place des Victoires, rue d'Alsace-Lorraine, Boulevard Clemenceau, pare-choc contre pare-choc, afin d'observer la promenade des piétons bigarrés, et réciproquement, et de lancer quelques compliments à l'espagnol aux fleurons féminins et ingambes faisant leur choix de cavaliers pour les sorties ou les danses de l'après-midi. On s'arrêtait en double file pour débiter son éloge, au grand dam des solitaires malchanceux et jaloux qui ne pouvaient encore se pavaner en compagnie des pimpantes oranaises fine fleur de l'émulsionnant cocktail algérien.
On allait retirer les boîtes de gâteaux réservés chez Hatton ou chez Cutillas à l'Épi d'Or spécialiste des meringues chantilly et des russes noisette-chocolat, le pain chez Dejoux ou Busquet. Les ménagères dont les maris n'avaient pas jugé nécessaire de les choyer dans un des innombrables restaurants de la ville ou de la corniche, tourbillonnaient au marché de la rue de la Bastille dans le choix des produits les plus fins et les plus frais, car on avait juste le temps de fignoler les arômes avant de mériter les compliments et les regards énamourés.
Ces petites saveurs, ces infimes morceaux du temps passé, ces bribes d'un présent ancien défunt, ces innocences impersonnelles et fugaces, ces sensations inconscientes qui remontèrent plus tard au cur de Gilbert, furent les souvenirs qui le firent le plus pleurer quand il sût qu'elles étaient perdues à jamais. Plus que les immeubles abandonnés et les richesses du patrimoine spolié, plus tard ces réminiscences, invisibles sur le moment, insignifiantes ou même inexistantes pour certains, lui ravagèrent le cur et le remplirent d'amertume. Jamais plus il ne retrouverait ces effluves naïves de sa jeunesse. Jamais plus il ne reverrait le décor de ses premiers émois, plus jamais il ne pourrait retrouver la coquille, l'écrin de son adolescence. Il se consolait en se disant qu'on en était tous là, les choses se transformaient, mais il ne pouvait s'empêcher de ressentir que sa ville natale, comme beaucoup de choses chères à sa mémoire, était morte, emportée à jamais dans le flot du temps et les destructions de l'histoire. Cela l'écorchait vif ajouté au reste plus tragique, comme une musique déchirante à laquelle il restait attaché volontairement et malgré lui. Le nouveau magasin avait été baptisé "Reflets de la France". Il était beaucoup plus grand et fonctionnel que celui des débuts épiques et aventureux de leur père. L'ancien magasin se trouvait Boulevard Clemenceau, dans l'autre artère commerciale de la ville, qui reliait le centre initial du début du siècle à l'agglomération moderne de sa seconde moitié. A une époque. elle avait été la percée par où étaient passés les premiers tramways remplaçant les omnibus à chevaux, et par où la cité, de 1920 à ces jours, avait germé et fleuri en rameaux vivaces, accaparant peu à peu tout le plateau, dans une explosion incoercible de constructions. L'on suivait la marche du temps comme dans une coupe de bois par les styles successifs des bâtiments qui rajeunissaient au fur et à mesure qu'ils s'éloignaient de la Place d'Armes (rebaptisée Place du Théâtre, puis Maréchal Foch) qui avait été le cur primitif et ancestral des Pieds-noirs.
L'ancienneté et la personnalité d'Armand en avaient fait une sommité du commerce local. Sa jovialité, sa propension à rendre service, à offrir l'apéritif et la kémia à profusion, son humour corrosif et ses qualités professionnelles unanimement reconnus en avaient fait une sorte de gloire locale connue et saluée pratiquement dans toute l'Algérie. Sa boutique, pourtant minuscule, éclipsait tous les concurrents. On lui adressait des travaux de tout le département, même de Colomb-Béchar l'oasis du désert, où il connaissait intimement pour les avoir vus trois ou quatre fois ses correspondants. Dès que l'on pensait photo ou cinéma on pensait Armand le photographe. Même la guerre et son cortège de malveillances ne l'avait pas entamé : les autorités antisémites de Vichy l'avaient accusé de commercer avec l'ennemi parce qu'il avait raflé le premier, à un grossiste, légalement, avant que n'éclate la guerre, presque tout le stock de pellicules et de produits allemands Agfa, au grand dam de ses confrères qui ne purent en faire autant. Ils avaient alors fait reprendre l'accusation par les nouvelles autorités de Giraud. C'était grâce au consul américain Murphy qu'il avait pu se disculper en produisant des certificats de bons et loyaux services ayant procédé à des prises de vue et des travaux secrets pour les renseignements américains. Et plus, il avait alimenté gratuitement en produits et travaux ces services plusieurs années. C'était. un petit génie de la communication et s'il ne s'occupait jamais de l'arrière-garde ou de l'intendance, il avait un don pour attirer les commanditaires et leurs grosses commandes, qu'ils fussent civils, fonctionnaires ou militaires. Il restait toujours un aimable ami. Sa mémoire infaillible, l'élégance de ses manières le dispensaient de noter ses relations et leurs dettes dont il savait se servir en temps opportun pour le bien de ses affaires ou le délassement de son corps. Gilbert n'avait été avisé ni de l'ouverture de la nouvelle boutique ni de la mise en chantier du petit immeuble, sauf par une allusion accidentelle de Paul dans une communication à Alger. Il ne s'en formalisa pas et accepta sans sourciller la situation comme elle se présentait. Affecté à l'administration du Matériel au Château-Neuf, Gilbert effectuait son service dans les bureaux comme un fonctionnaire, de huit heures à midi et de quatorze à dix sept heures trente. Sitôt libre il courrait se mettre en civil pour travailler au magasin paternel, tandis qu'Henri lançait le nouveau point de vente, recherchant et s'occupant plus particulièrement de la clientèle des administrations et de l'armée.
Une certaine émulation s'instaura entre les deux comptoirs où trônait chacun des frères. Armand papillonnait de l'un à l'autre fier des capacités de ses deux grands fils diplômés des Écoles Nationales, et de l'allure que prenaient ses affaires qui lui permettait de coiffer tous ses collègues et en même temps adversaires pincés. Il avait dévolu à Clara la surveillance du chantier de cinq étages dont ils projetaient de louer les deux magasins et cinq appartements de quatre pièces. Situé à l'angle du Boulevard Front de Mer et de la rue Pierre Couture, dans le quartier résidentiel convoité de la haute société oranaise. Cette propriété lui conférait une aura supplémentaire, non obtenue par les deux ou trois petites maisons de quartier déjà acquises et louées, dont Clara assurait jalousement la gestion et la trésorerie et qui lui donnaient beaucoup de contrariétés.
Ainsi tout son petit monde travaillait et Dieu, dans sa miséricorde lui avait octroyé quatre garçons ; le cinquième enfant aurait enfin pu être une fille. Malheureusement, sans le savoir, ils n'avaient pas voulu le garder le ménage prenant l'eau de toute part - sans jamais sombrer complètement. Il avait acquiescé à l'orientation des deux derniers vers la médecine, la plus haute reconnaissance sociale dans la communauté. Il était loin le temps où on le traitait comme un misérable et beaucoup de ses anciens compagnons, jeunes gens fortunés qui lui avaient battu froid à vingt ans, le saluaient et enviaient sa position. Certains étaient restés employés subalternes dans les compagnies, comme le mari de sa première fiancée qui lavait rejeté, mais beaucoup avaient su profiter comme lui de la conjoncture. Quelques uns étaient même devenus immensément riches, ayant créé quelques petites industries ou acquis des propriétés agricoles ou de transformation. Mais tous le considéraient maintenant comme ayant réussi et reconnaissaient ses mérites malgré ses lacunes dissimulées. Son Frédéric, le raté disait-il parce que musicien et malingre, entamait vaille que vaille sa troisième année à Marseille et Paul, le petit dernier, le plus fantaisiste et sentimental (que Dieu le garde! avait-il l'habitude de dire car il appréciait sa bonne humeur ) commençait des études à Alger, avant de l'envoyer rejoindre son frère, car il ne l'y laisserait pas longtemps en dépit de ses désirs. L'avenir se présentait favorablement, malgré les évènements. Quoi qu'il arrive jamais les Algériens ne seraient assez bêtes pour arrêter le commerce et la machine économique ; jamais lui ne quitterait l'Algérie car il les connaissait bien, il savait leur parler, même dans leur langue. Il était prêt à tous les arrangements pour continuer. D'ailleurs il était juste qu'on leur donne leur chance, comme il avait eu la sienne. Il n'oubliait pas qu'à l'origine il était comparable à eux et qu'il avait vécu la même misère. Si lui et les siens restaient en vie tout le reste s'arrangerait quand le gâteau serait partagé.
Son plus gros souci était d'un autre ordre : il devait sans cesse déjouer la méfiance de Clara son "ange gardien" comme il aimait l'appeler ironiquement devant les clients, en insistant sur "gardien". Il avait un secret auquel il tenait et faisait allusion implicitement au magasin quand il jouait de ses plaisanteries alimentaires sur les appareils à "double foyer". Pour compenser le peu d'ardeur de Clara et son humeur revêche, il s'était résolu quelques années auparavant, outre les passades occasionnelles dont il était friand, à conserver une maîtresse habituelle, mariée et de tout repos, mère de deux enfants. Le mari ancien métropolitain ayant fait souche, ne se doutait probablement de rien ; ils faisaient partie du cercle des connaissances de la famille, ce qui facilitait bien les choses. Henri avait fortuitement surpris son secret par une écoute téléphonique et depuis, une certaine connivence s'était installée entre eux, facilitant ses absences réitérées. Armand lui avait abandonné la direction quotidienne des affaires commerciales et une certaine autonomie financière. Pendant que Clara gérait la maison et les loyers, lui pouvait ne s'occuper que de la réception de la clientèle, des ventes où il brillait, et s'esquiver incognito deux ou trois heures pour prendre son plaisir avec une femme douce et dévouée, à qui n'apparaissaient que ses bons côtés et dont il pourvoyait avec grâce et largesse aux besoins familiaux.
Or Gilbert, un autre de ses anges ( son deuxième prénom était Gabriel et, dans son esprit, cela sonnait péjorativement ) était revenu. Il craignait donc d'être dérangé dans ses plaisirs ayant pris l'habitude d'absences de plus en plus fréquentes. Il s'inquiétait de savoir si Gilbert comprendrait la nature de ses manuvres et quelles seraient ses réactions. Il devrait être plus prudent pendant quelques temps, bien qu'il fut incité à négliger ces craintes au souvenir risible de son innocence à quatorze ans : il revenait en Citroën de la plage avec Gilbert lorsqu'il vit une aimable personne du sexe, attendant le car à l' arrêt de la SOTAC. Elle accepta sa proposition de la mener en ville et il ne put s'empêcher de commencer son numéro de charme. Gilbert était passé derrière et ils l'avaient oublié. La dame était chanteuse amateur et bientôt ils entamaient les duos fameux des opéras. Cela marchait fort et arrivé à Oran il suggéra de terminer ensemble l'après-midi. Il se dirigea vers un établissement accueillant de la rue du Fondouck, oubliant Gilbert invisible. Au moment de descendre devant l'hôtel ; ne sachant comment le quitter, il lui dit - " Tu peux rester dans la voiture, je vais montrer des photos à Madame ; je reviens bientôt". Il ne s'était plus inquiété, certain qu'il avait compris et qu'il rentrerait par ses propres moyens. Il avait été consterné de le retrouver là trois heures plus tard dans la voiture, énervé d'attendre, n'ayant rien compris. Aussi ne se faisait-il pas trop de souci, Gilbert n'avait pas tellement changé et serait facile à endormir. C'était encore un jeune homme céleste ; comment lui, avait-il pu l'enfanter, il se le demandait! Il ne s'occupait que de son travail, de ses livres ne voyant du monde que des visions limpides, ce qui l'effrayait quand il pensait à son avenir sur cette terre. Clara avait ce mérite : ses enfants n'étaient pas banals! Seul Henri avait du plomb dans la tête : le lycée technique Ardaillon lui avait fait beaucoup de bien, qui était fréquenté par une faune plus cosmopolite que le lycée classique Lamoricière ; Henri s'y était très vite dessalé et décillé. Finalement, il était plus commode. Henri était brun comme lui, les trois autres blonds comme elle avaient pris son microbe d'exaltation. Clara aussi avait attendu le retour de Gilbert. La maison était bien vide avec un seul "enfant" ; elle qui avait vécu exclusivement pour eux à cause de son mari volage et des affronts répétés qu'il lui faisait subir devant les amis et les employés pour la dégoûter de venir au magasin, se retrouvait presque sans raison de vivre. Son dernier, le seul qui avait encore besoin d'elle, qu'elle avait couvé et dorloté jusqu'au dernier moment, était maintenant obligé de la quitter pour poursuivre ses études. Son beau garçon si dégingandé, affectueux et moqueur avait dû partir loin d'elle à Alger préparer sa médecine. Elle l'avait installé provisoirement à la Cité Universitaire. Elle projetait de l'accompagner en Janvier pour lui trouver une chambre chez l'habitant. Gilbert avait insisté pour qu'il ne reste pas à la Cité.
D'Alger il revenait un week-end sur deux, avec son linge et ses affaires qu'elle remettait en état pour le dimanche soir. Elle le gâtait autant qu'elle le pouvait, le bourrant de nourriture et de billets de banque, mais il en laissait la moitié et insistait, en vain le pauvre, pour qu'elle s'achète de belles toilettes avec cet argent dont il n'avait que faire. Mais tout était pour eux! Tout ce qu'elle faisait, tout ce qu'elle avait fait et enduré était pour eux. Un jour, ils s'en rendraient compte. Henri déjà était plus attentionné ; il la comprenait dans son souci de protéger le patrimoine de ce tonneau percé de mari qu'elle avait : il dilapidait inconsidérément avec ses maîtresses ou ses amis et si elle, n'avait pas tenu si péniblement la barre pendant toutes ces années, elle était convaincue qu'ils n'en seraient pas là, qu'il aurait dépensé tous ses sous, ou même serait parti Dieu sait où avec la dernière des poules. Son aîné partageait son point de vue et il l'avait appuyée délicatement pour que le dernier immeuble en construction soit acheté en indivision. Elle s'arrangeait aussi pour que les travaux soient payés par les finances des magasins, mettant de côté l'argent des loyers. Grâce à Henri qui savait influencer Armand, elle lui faisait signer les chèques des entrepreneurs sans qu'il cherchât à discuter. Elle se battait pied à pied avec les entreprises pour réduire les coûts et elle devait aussi souvent chicaner avec Armand. La seule chose dont il était capable, était de faire un bon mot, ou le grand seigneur en acceptant n'importe quoi, sachant fort bien qu'elle ne lâcherait pas le morceau et qu'elle redresserait les choses après lui. C'était toujours le même cercle vicieux : elle réduisait les prix ; par derrière, il acceptait des suppléments et à nouveau elle devait récupérer l'argent perdu. Jamais il ne la laissait en paix. Maintenant Henri l'aidait à essayer de canaliser ce fantasque. Elle avait réussi à enregistrer le nouveau magasin en une société à responsabilité limitée entre ses deux hommes et elle avait eu l'idée, au dernier moment, d'y faire rentrer un peu Gilbert pour l'encourager à renforcer les liens familiaux.
Henri comptait beaucoup pour elle, il était son premier né ; il lui achetait de belles garnitures pour la maison à l'occasion de son anniversaire, de la fête des mères ou de leur anniversaire de mariage qu'Armand oubliait toujours. Ses cadeaux étaient toujours les plus beaux. Les autres aussi avaient des attentions, mais lui ne l'avait jamais négligée, même quand il était loin à l'École des Officiers de Réserve à Bordeaux. mais il avait des sautes d'humeur fréquentes qu'elle mettait sur le compte de l'énervement et de la fatigue du travail, mais surtout sur le supplice d'avoir à côtoyer le "phénomène" huit heures par jour. Cela faisait plus d'un an qu'elle n'avait vu Gilbert, son grand canard. Ses quelques lettres n'étaient pas très explicites et seul Paul pouvait donner des nouvelles véridiques de son séjour dans Alger. Il avait du assister à des évènements pénibles car Paul avait finalement recommandé à Armand de le pistonner pour qu'il soit renvoyé d'Alger, ce qu'il avait obtenu en quarante huit heures par la Division où Armand avait des relations. Maintenant Paul restait seul là-bas et elle se faisait beaucoup plus de souci pour le jeune godelureau qui n'avait jamais quitté ses jupes, alors que l'autre vagabondait depuis qu'il avait quinze ans et détenait un caractère solide sous des dehors lymphatiques. Paul était beaucoup trop sensible : elle l'avait vu pleurer à dix-huit ans devant un petit serin écrasé et c'était le seul qui souffrait vraiment du divorce moral entre Armand et elle. Il essayait quelquefois de les faire sortir ensemble et d'introduire de l'harmonie dans la maison par sa bonne humeur et ses plaisanteries taquines.
Elle le regardait avec fierté danser le rock'n'roll, cette nouvelle danse sauvage et acrobatique, avec ses amies et la petite Gisèle. Il était trop jeune pour se lier et le hasard avait bien fait les choses qui l'avait faite redoubler, alors que son Paul le plus doué et intelligent avait réussi. Il aurait dû partir en France s'il n'avait trouvé le prétexte de son frère en Alger pour y aller, alors qu'il l'en avait fait partir un mois après.
L'avantage c'était que son Paul pouvait revenir souvent, bien qu'il aille aussi voir Gisèle, trop à son goût! Elle pensait que Paul pouvait avoir un grand avenir et qu'il ne devait pas s'enticher trop tôt de cette petite. Non qu'elle ne fût pas juive et gentille, mais ses parents n'avaient pas grande fortune. Quand à Frédéric, c'était le plus lointain, tant physiquement que moralement aussi.. Il avait besoin d'eux et acceptait tout appui familial. Mais il semblait toujours absent, piquant de grosses colères terribles, qu'elle craignait, quand on le contrariait. Il restait enfermé des heures dans sa chambre à écouter la grande musique, s'exerçant à rentrer dans l'orchestre avec son violon, malgré le bruit qui dérangeait. Il ne participait pas beaucoup à la vie familiale, mais n'avait jamais proféré de critique tant à son égard qu'à celui d'Armand. C'était le plus faible des quatre, presque albinos quand il était né, un vrai Suédois. Il lui avait toujours donné des soucis de santé. Nageur, sa dernière trouvaille, lors des vacances, avait été de s'entraîner à l'apnée. Comme elle surveillait toujours les enfants au bain à cause du chauffe-eau à gaz, elle l'appela du couloir pour entendre sa voix. Sans réponse au troisième appel elle entra inquiète dans la salle de bains et n'aperçut qu'un corps au fond de l'eau, elle le saisit brutalement par les cheveux avec un grand cri et le tira hors du bain, alors qu'il ouvrait des yeux ahuris et se débattait. Elle avait failli en avoir une crise cardiaque!
Lui n'avait fait aucune difficulté pour aller en France. Il poursuivait distraitement ses études de médecine cahin-caha, sans oublier la musique. A Marseille, avec le fils de son frère, il avait contracté le goût de faire de la voile et ils projetaient pour les prochaines grandes vacances de s'engager comme équipiers sur un voilier qui devait faire le tour de la Méditerranée. Il avait annoncé cela sans sourciller et écoutait avec impatience ses cris d'effroi et ses observations de prudence ; il était rentré dans sa placidité comme un escargot dans sa coquille. Gilbert avait essayé de lui expliquer sa psychologie, mais elle n'avait pas voulu comprendre ce galimatias : par son silence et son absence, il s'échappait, se détachait des parents: Comme c'était dans sa petite enfance que les crises conjugales avaient été les plus violentes, avec des disputes physiques horribles auxquelles avaient assisté les enfants, il était resté traumatisé et marqué cérébralement, d'où sa fuite morale et la distance qu'il mettait avec la famille. Elle l'en aimait d'autant plus ; il restait le plus fragile et elle se sentait indirectement responsable de son caractère ; aussi le supportait-elle avec douceur et résignation. Finalement celui avec lequel elle se sentait le plus à l'aise, sur qui elle pouvait maintenant s'appuyer, c'était Henri ; dès qu'il le pouvait il revenait toujours dans le giron familial et l'aidait à maîtriser ses quatre chenapans. Lui seul n'avait jamais eu la velléité de s'éloigner de la famille ; elle le sentait fermement attaché à eux, comme l'écorce au tronc de l'arbre.
Henri était inquiet du retour de Gilbert. Il craignait son indépendance d'esprit. C'était le seul qui lui disputait sa prépondérance d'aîné et s'adjugeait quelquefois, sans y prêter attention, des prérogatives qui auraient dû lui revenir de droit. Il était loin le temps où ennuyé par ses incessantes demandes de conseils techniques après sa sortie de l'école, il s'était récusé : "Suppose que je ne sois pas là, que tu sois seul, tu serais bien obligé de te débrouiller!" Gilbert avait parfaitement compris et ne lui avait pratiquement plus adressé de sollicitation, trouvant sa voie et son style. Bien que plus âgé que lui de deux ans, il n'était sorti q'un an avant de la même école ; lui-même avait toujours été plus à l'aise dans les matières techniques et manuelles : dessin industriel, atelier, alors que Gilbert se distinguait dans le littéraire, se défendait fort bien en français et latin. Ces matières l'avaient conduit à un redoublement au Lycée Lamoricière. Alors, aiguillé par leur père, il avait préféré s'orienter vers l'enseignement technique en France. Puis Armand avait poussé Gilbert à le rejoindre malgré des résultats scolaires satisfaisants, afin de le soustraire aux humeurs déchaînées de Clara, en butte à cette époque à des crises nerveuses de jalousie. Elle ne tolérait pas de résistance à son autorité et Gilbert la heurtait de front par ses révoltes renaissantes contre ses punitions physiques. De plus Armand savait que c'était un bon métier : cela lui préparait de la main d'uvre ; l'entreprise et ses enfants auraient tout à gagner de se renforcer mutuellement dans le métier.
Henry et Gilbert s'étaient suivis depuis la maternelle, lui l'aîné menant l'autre par la main, avec la seule interruption des trois ans pendant lesquels il avait quitté le lycée Lamoricière. Cela avait été une nouvel enchaînement à leur vie parallèle de frères et lycéens, le début de trois années communes de pensionnat et d'études lointaines. Déjà aguerri par ses années d'avance, il avait été obligé de guider Gilbertà son arrivée en France, d'être encore le mentor du bébé docile, de le surveiller en toutes circonstances : études, démarches, sorties. Puis Gilbert avait commencé à s'émanciper dès la deuxième année, prenant du mou, s'isolant dans la lecture, mal lié à ses camarades, étrangement distant et direct à la fois, doux ou revêche suivant des réactions imprévisibles. Alors que lui-même s'intégrait facilement et volontiers aux cercles spontanés des condisciples, Gilbert papillonnait d'un groupe à l'autre, intime avec personne, admis mais non recherché (défaut majeur à son avis). Déjà, il avait pris de la taille et le dépassait ; il s'adonnait aux sports plus volontiers que lui qui passait beaucoup de ses loisirs à jouer au bridge. Il avait souvent un air absent et détaché et: pouvait tout aussi bien après les cours, suivant le temps ou son humeur, passer plusieurs jours à lire les ouvrages empruntés à leurs correspondants, que s'élancer dans des parties passionnées de volley-ball où, spectaculaire, il se livrait jusqu'à l'épuisement. Il le jugeait peu attirant, presque antipathique, avec une absence de sourire spontané, des yeux trop clairs, fixes et absents apportant la gêne. Il avait été glacé un jour qu'il lui en faisait le reproche, de l'entendre répondre : "Je ne PEUX être souriant extérieurement quand mon état naturel est la tristesse!" ( il lisait à cette époque Lamartine). Cependant, étant l'aîné et ayant promis de veiller sur lui, il ne se permettait pas de le négliger ; il se sentait fautif s'il ne réussissait pas à l'entraîner dans son propre cercle quand Gilbert, par désintérêt, négligence ou fierté, se retrouvait solitaire. Alors il était aussi mal à l'aise d'imposer le pisse-froid à ses copains et il lui en voulait de ne pas faire suffisamment d'efforts pour plaire ou être adopté. Cependant la dernière année commune Gilbert s'était totalement libéré et s'occupait seul de son temps et de ses loisirs. Il avait coupé court à ses efforts protecteurs du jour où il avait voulu le secourir contre l'attaque d'un molosse de sa classe de dernière année qui, bien qu'arrivé après, voulait s'accaparer une des deux tables de ping-pong que Gilbert plus rapide avait retenue. Fort de son ancienneté et de son poids le resquilleur avait voulu éjecter Gilbert manu militari, mais celui-ci l'avait esquivé et touché lorsque Henri survenant, s'était interposé, croyant le protéger et avait été durement frappé. Gilbert, ulcéré qu'il ait reçu des coups par sa faute, s'était presque fâché et lui avait imposé de ne plus s'immiscer dans ses affaires, étant assez grand maintenant pour se prendre en charge à ses risques.
Les années suivantes les avaient vus disjoints et s'affirmer dans leurs tendances personnelles, chacun commençant à tramer l'ébauche de ses désirs et de ses motivations. Henri imbu de son importance familiale de confident et de catalyseur, Gilbert perdu dans ses rêves analytiques sur la condition humaine ; l'un fixant son ambition, se préoccupant d'asseoir sa position et son image matérielles, l'autre pénétré d'une recherche intérieure impalpable, à la poursuite des moulins à vent. Ils étaient maintenant des hommes et tenaient à leur quant-à-soi. Noël les réunit tous pour un grand repas de fête dans l'appartement familial. La semaine commerciale avait été euphorique, affolante dans une ville avide de consommer : ils avaient dû recommander à plusieurs reprises des caméras, des projecteurs Paillard, Beaulieu, Cinégel, des appareils photos Foca, Voitgländer, Kodak, des ampoules flash à profusion. Ce fut une soirée très gaie où chacun fit en sorte d'être agréable et aimable et de faire plaisir. Au dessert de nombreux cadeaux furent échangés autour d'un pin enguirlandé par Paul qui avait tenu à sa confection pour se remémorer les Noëls anciens où les quatre enfants se congratulaient autour du petit frère.
Ce fut la dernière fête où ils furent réunis, car les années suivantes ils furent séparés par la Méditerranée, la famille ayant posé un pied de chaque côté.
Les affaires de l'Algérie française ne s'arrangeaient pas et, si les attentats dans les grandes villes avaient quasiment cessé il n'en était pas de même dans les montagnes où l'implantation d'une véritable armée s'élaborait à partir et grâce à la Tunisie, véritable terre d'accueil officielle ; le FLN et l'ALN avaient annexé impunément la frange frontalière, se permettant d'ouvrir le feu sur les avions français à partir du territoire tunisien et de lancer des razzias meurtrières.
Le plus grave était la déliquescence des institutions françaises par le double langage des gouvernements successifs recherchant désespérément l'ouverture de négociations avec les rebelles et tenant parallèlement des discours sur la pérennité de l'implantation française. Cet irréalisme laxiste encourageait attaques et initiatives internationales qui débordaient la France et la faisait apparaître sans volonté, sans force et sans projet, au bord de l'anarchie et du pronunciamiento. Gilbert, malgré les meurtrissures de ses sentiments, n'arrivait toujours pas à condamner l'une des factions. Il était soulagé dans son for intérieur d'être mis en dehors de l'action répressive. Il eut la visite pendant deux week-ends de son ami Ernest ; après une réorganisation des troupes de protection d'Alger il avait réintégré Maison-Blanche et le barrage. Les paras et la Légion avaient été mis en veilleuse à la suite d'un décompte des internés algériens largement déficitaire entre les entrés présents et les sortis officiels. Les troupes de choc avaient réintégré Sidi-bel-abbès pour un repos mérité, puis avaient été envoyées au contact dans le bled. Ernest était allé voir Hans avant son départ : il se portait bien et lui adressait son souvenir.
Maintenu sous les drapeaux Gilbert passa quelques mois supplémentaires de service, à cheval entre le Château-Neuf et la boutique. La quille arriva doucement les premiers jours d'Avril, Gilbert bénéficiant. d'un mois de permission libérable. Cela faisait à peu près deux ans et demi qu'il soutenait un costume militaire par la force des choses. Devant être rayé des cadres à Paris, il s'accorda un périple en France. Il embarqua par un matin facétieux et printanier sur le SS Sidi Bel Abbés, rafiot bourré de libérables qui résonna longtemps de leurs chants et de leurs beuveries. A Marseille il passa deux jours avec Frédéric, toujours laconique sur ses activités qui lui fit visiter la Timone et les calanques de Cassis. Mais Gilbert déclina une sortie à la voile pour aborder le Château d'If. Il ne resta que deux jours aussi à Paris pour faire viser son titre et prospecter à tout hasard un local commercial. La grande boutique qu'il avait lorgnée rue du Faubourg Saint Honoré était toujours disponible, à un prix supérieur mais non inaccessible ; il raconta au vendeur que cette fois son père se décidait à le caser, son service étant accompli. Puis il prit l'avion pour Nice où Élisabeth l'attendait avec joie, impatience et anxiété. Bien qu'il n'ait jamais cessé de lui écrire et de lui adresser des photos, ses missives s'étaient légèrement espacées depuis son retour à Oran. La matière manquait évidemment en comparaison d'Alger et en dépit des alarmes qu'il provoquait, c'était à elle seule qu'il racontait tout d'une manière sincère et véridique. Il ne lui avait rien caché des péripéties sanglantes auxquelles il avait été mêlé, de ses scrupules et pourtant de son obéissance, de la platitude de ses réactions aux évènements et aux spectacles lamentables qui le heurtaient. Il s'épanchait auprès d'elle et la rédaction de ses lettres l'aidaient à cerner le cheminement de ses attitudes mentales. Il condamnait et il pardonnait sans cesse toute les atteintes à la dignité de l'homme dont il était témoin, reculant à chaque fois son jugement dernier, inapte à prendre parti et subissant d'une manière amorphe tous les coups que se portaient impitoyablement ses deux parents. Il lui avait avoué qu'il ne voyait pas encore son avenir, qu'il envisagerait avec beaucoup de plaisir une installation en France, loin du volcan algérien, dans une paix retrouvée. Il ne lui avait jamais parlé mariage, bien que quelquefois, dans leurs sorties, il avait été amené par facilité à la désigner comme sa fiancée. Pour lui, les étiquettes ne signifiaient pas grand chose et seules ses émotions pouvaient imprégner l'être de qualités. A ce jour il comprenait que la profondeur des rapports qu'ils entretenaient les rapprochait d'une manière aussi intime que des consécrations ou des serments. Il savait le bien qu'elle lui avait fait, comme elle même connaissait la sincérité réciproque de leur amour naturel et instinctif. Ne lui avait-il pas dit : "Tu es mon joyau et je suis ton écrin". Combien de poèmes, d'élucubrations torturées ne lui avaient-il pas dédiées, mettant à nu sa personnalité inquiète, se réfrénant quelquefois pour ne pas l'effrayer outre mesure. Il savait qu'elle l'appréciait, même si elle n'essayait pas de se mettre à son élévation ; il sentait l'écho qu'il évoquait en elle dans ses palpitations. Il l'aimait certes; il l'aimait non seulement parce qu'elle le recevait et le désirait, mais aussi pour sa fraîcheur de jeune fille, la joie partagée de leurs premiers émois, sa sincérité innocente, sa disponibilité indéfectible et dévouée, sa patience soumise à l'attendre et à l'espérer. Cependant après un an d'éloignement, il allait la revoir et il redoutait cette confrontation. Plusieurs pressentiments crevaient à la surface. Confusément il ressentait que ce retour, après une si longue absence, ne serait pas anodin et que certaines choses allaient devoir être dites. Le pourrait-il ? Dans l'avion, il s'interrogea sur ses idées sur le mariage qu'à vrai dire, il n'avait jamais affecté à lui-même. A ce jour il ne l'avait pas encore envisagé, et pour lui leur liaison était le fruit d'une floraison naturelle et naïve et n'impliquait en aucune façon des liens de reconnaissance civile ou sociale. Néanmoins le fruit avait maintenant mûri et par honnêteté, certains scrupules affleuraient. Avait-il le droit de la paralyser ainsi, de la faire attendre, de la voir en "pointillé" comme elle disait ? Elle n'avait rien demandé, rien exigé de cette nature. Elle souhaitait simplement sa présence, un plus fort rapprochement de lui. C'était la seule chose qu'elle indiquait dans ses lettres "Tu me manques, tu me manques souvent, il y a des moments où tu me parais indispensable et tu n'es pas là! Penses-tu à moi? Quand reviendras tu?" Et il revenait! Pour combien de temps? Il ne le savait pas. Elle était là, à l'aéroport, dans un élégant tailleur à carreaux bleus qui la faisait ravissante. Elle avait changé son style et paraissait plus femme. Mais comme à son habitude elle portait des chaussures basses pour paraître moins grande (des hauts talons l'auraient haussée à la hauteur de Gilbert). Elle respirait la santé avec ses cheveux blonds dégagés en volutes et ses yeux clairs brillants de joie et de plaisir. Elle avait un maquillage léger assorti à sa toilette et à ses yeux. Ils s'embrassèrent, se regardèrent puis se serrèrent longuement ; la première gêne disparut aussitôt qu'ils se touchèrent. Elle avait son permis de conduire et une minuscule Fiat dans laquelle en riant ils eurent du mal à ranger la valise pourtant raisonnable de Gilbert. Elle lui céda le volant et ils gagnèrent Nice à allure réduite pour déposer le bagage dans la chambre qu'elle avait retenue au petit hôtel de la rue Gioffredo, pas loin de chez elle. Ils parlaient à tour de rôle de leurs dernières occupations, des nouvelles sans importance qui les replaçaient ensemble. Comme il n'était pas encore midi, ils repartirent en ballade le long de la grève. Il prit tout naturellement le chemin de Villefranche où ils déjeunèrent au même restaurant, essayant de reconstituer leur premier jour. Au dessert il lui offrit le parfum de Carven qu'il aimait et sans un mot ils se dirigèrent, pleins d'émotion, vers le décor de leurs premières amours.
L'après-midi ils se promenèrent le long du port et des ruelles du vieux village et visitèrent la chapelle de Cocteau si dépouillée et personnelle. Le soir venu, une fois changés, ils dînèrent dans le vieux Nice, puis se rendirent au Palais de la Méditerranée danser quelques slows romantiques ou tangos langoureux, et leur chanson le Tango Bleu. Avant de rentrer, ils se rafraîchirent longuement dans la nuit, serrés près l'un de l'autre, cheveux mêlés offerts à la brise humide de la mer, face aux lumières de la baie. Elle rentrait chez elle tous les soirs, même très tard, et il la raccompagnait chagriné de ces courtes séparations. Elle fumait, lui demandant à chaque fois son accord. Elle en avait pris l'habitude à cause de ses fréquentations professionnelles, surtout des Américains qui aimaient boire et fumer, et à la longue elle s'était lassée de refuser. Elle travaillait maintenant beaucoup plus en public-relation, guidant et accompagnant les acheteurs étrangers dans leur découverte des parfumeurs et des marchands d'essences et quelquefois des sites de la Côte d'Azur. L'été surtout elle était sollicitée de toute part et c'était extrêmement fatigant, un travail ininterrompu matin et soir, sans dimanche pendant au moins trois mois. Une fois ou deux elle dut lui demander quelques heures pour se rendre à sa firme. Alors il l'attendait devant un chocolat sur la terrasse du Palais où se produisait un orchestre. Ils rencontrèrent à nouveau ses amis et elle lui présenta ses cousins qui avaient une situation enviable dans l'immobilier et la construction. Elle lui apprit à danser le meringué qu'elle affectionnait pour son exotisme et il lui trouva une pointe de sensualité qui le piqua. Un jour ils en vinrent à parler de la durée de son séjour. Il avoua n'en avoir aucune idée immédiate, essayant avant toute chose de rejeter les marques des deux années passées. Elle revint à la charge avec beaucoup de tact et de délicatesse et lui expliqua qu'elle avait réfléchi que s'il voulait accepter, elle pouvait lui organiser une existence conforme à ses aspirations, avec un travail à son goût. Son cousin pouvait lui louer pour une bouchée de pain un petit local actuellement bureau-dépôt, extrêmement bien placé face au marché et à l'arrêt des cars. Il y avait au premier étage deux petites pièces pouvant faire le labo. Il serait libre de vaquer à sa guise, de lire ou d'écrire, ou de faire la chasse aux images et aux reportages. Elle se faisait fort de lui procurer des clients, peu ou beaucoup à son choix. Ils pourraient se voir et être ensemble sans retenue. Elle ne prononça à aucun moment le mot mariage, mettant plus l'accent sur la liberté qu'il aurait de s'organiser en fonction de ses désirs. Elle fit tout ce qu'elle put pour qu'il ne soit pas blessé par les facilités qu'elle voulait lui offrir, allant même jusqu'à dire que cela n'était qu'une suggestion, mais que peut-être il aurait une meilleure idée d'implantation, qu'il restait maître de ses orientations. Elle évita de faire allusion à ses tracas familiaux et à son trouble et d'offrir ainsi prise à certains attachements dont elle savait qu'il pouvait prendre prétexte pour atermoyer. Elle ne parla pas non plus de son envie secrète de se lier à lui dans son travail, de couper les ponts avec son job qui l'enserrait de plus en plus et où les tentations étaient nombreuses. Il devint silencieux et quelquefois distrait et songeur. Sa gaîté tomba plus vite. Elle l'avait ramené sur terre et sa gentillesse si touchante le mettait à la torture. Il se disait que tout ce qu'elle proposait était magnifique, doré, sans souci ni complication : un bonheur et une aisance immédiats. Au diable l'Algérie et tous ses nuds mortels ! Puis il se ranimait avec mélancolie, ne pouvant effacer les fanfaronnades du matamore dérisoire, les luttes maternelles, les complications fraternelles, les attentats et la folie douce des Pieds-noirs. Il faillit lui dire : "Accompagne moi là-bas" et il se mordit la langue d'avoir pensé cette saloperie qui l'aurait enferrée. Il devrait, il aurait dû accepter son offre avec joie et reconnaissance, cette preuve magnifique d'amour. II était tenté, il en avait envie, c'était normal et logique. Quelle paix, quelle tranquillité! Ne plus se poser de questions, ne plus se mettre à la place des uns ou des autres, ne plus souffrir pour eux, les laisser avec légèreté dans leurs luttes intestines pernicieuses et faire son nid douillet et amoureux au loin! II fallait le faire, il fallait accepter! Il aurait dû, mais il ne pouvait pas sauter le pas! Pauvre Élisabeth! Il n'osait pas lui raconter qu'il ne pouvait les quitter maintenant, qu'il l'aimait mais que paradoxalement le bonheur et la paix qu'elle lui offrait étaient moins forts que l'attraction qu'exerçait sur lui un sentiment incertain de culpabilité : il ne pouvait pas abandonner MAINTENANT la fournaise algérienne ; moins par amour que par un sentiment de solidarité et d'appartenance. Chaque atrocité qui se tramait là-bas était comme un fil d'araignée qui l'emprisonnait. Si la conjoncture avait été limpide et sans risque, alors peut-être aurait-il choisi sans ambage. Mais dans la situation actuelle il ne pouvait se voir hors du danger, à l'abri à Nice, ville de tous les plaisirs, ne partageant que la paix et le bonheur. Toutes ces pensées le jeune Gilbert les ressentait confusément. Il fallut plusieurs années, bien après ces évènements, pour qu'il saisisse les fils de sa conduite.
Sur le moment il n'avait ni le temps ni l'envie de pérorer et cela fut plus une pulsion qu'un raisonnement. Il avait choisi depuis longtemps, pour sa vie future, le sophisme de préférer les regrets aux remords! C'était pourquoi il évitait quand il le pouvait, de faire de la peine aux gens et sans le savoir cela le rendait lâche et fuyant. La mollesse que ressentaient souvent ses interlocuteurs était provoquée pour beaucoup par la réticence secrète de blesser. C'est ce qu'il fit avec Élisabeth, essayant de ménager sa chaleur, mentant à moitié par nécessité, en contravention douloureuse et excusable avec ses principes, essayant d'adoucir sa cruauté, le sacrifice qu'il lui imposait par son imbécillité et son manque de logique.
Comment aurait-il pu lui dire qu'il n'en avait pas fini avec eux, qu'il était cloué, que sans le savoir il ne pourrait jamais se défaire d'Elle et d'eux, que sa vie était scellée là-bas? Il ne le savait pas consciemment, il ne s'en aperçut que plus tard, car à chaque occasion qu'il eut de se détacher il renonça, bien qu'il se sentit chez lui autant ou plus en France. Malgré lui sans se l'expliquer vraiment, ces impulsions l'emportèrent sur sa raison. Il mentit : il dit qu'il hésitait à s'installer immédiatement, parce que son père l'avait chargé de l'étude d'une implantation à Paris dont il avait l'adresse et le prix, mais qu'il allait plutôt lui proposer l'établissement d'une grosse affaire à Nice, et que cette fois il reviendrait plus vite et pour longtemps ; libéré maintenant de ses obligations militaires, il fallait forcément choisir et il l'avait déjà fait, c'était une question de mois ; bientôt, d'une manière ou d'une autre, ils seraient rapprochés. Elle le regardait de ses grands yeux bleus, songeuse et interrogative et il avait honte. Il essayait de lui sourire pour la rassurer, mais le doute gagnait insidieusement entre eux. Aucun d'eux cependant ne voulait offenser et ils se blottissaient silencieusement l'un contre l'autre. Avant de se séparer, elle lui dit, les yeux humides "Es-tu sûr de m'aimer vraiment?" Il répondit sincèrement :"Je te le jure, à bientôt".
Dans l'avion il se promit d'attaquer vigoureusement le problème de son avenir dès le premier jour et d'éclaircir les différentes possibilités au plus vite. Il fallait trancher entre les alternatives.
Henri l' accueillit avec impatience et reproches pour les vacances qu'il se permettait alors que lui s'épuisait à maintenir à flot les deux affaires : quand il avait été démobilisé, lui n'avait pas interrompu pour autant le travail! Gilbert fut aspiré par l'activité étourdissante et accaparante qui nécessitait sa présence et une attention soutenues. Il eut tout juste le temps d'offrir à sa mère deux plats émaillés de Vallauris où on pouvait lire les maximes qu'il lui destinait : "La vie est trop courte pour être mesquine!" "Il ne faut jamais reculer devant le plaisir!" Il profita du dimanche lors du repas dominical au Restaurant Salanon à la plage d' Aïn-el-Turck pour relancer son idée de diversification en France, à Nice ou à Paris : il avait prospecté ces deux sites favorables. Il décrivit le magasin tel qu'il le souhaitait, vaste avec beaucoup d'intimité, des tables de vente séparées contrairement à Reflets de la France où les comptoirs étaient démesurés ; des variations d'éclairages, des vitrines conçues comme un jeu de construction au lieu d'étagères plates et uniformes, accueillant des expositions de photos ouvertes et renouvelées par les amateurs, des boxes pour les projections ; il prévoyait des reportages et des prises de vue professionnelles qu'on ne faisait pas du tout. Henri écoutait, tentant quelques observations techniques et se gaussait de l'aventure, craignant de se disperser et de laisser tant de responsabilités à Gilbert alors qu'il n'avait pas encore fait ses preuves et s'éparpillait sans cesse. Armand gardait un silence distrait. Ce fut Clara qui eut le mot de la fin. Elle donna raison à tour de rôle à chacun ; cela faisait longtemps qu'elle réfléchissait que les deux cadets devaient être réunis en France pour leurs longues années d'études. Paris était tout indiqué avec une Faculté de Médecine renommée. Malheureusement ils avaient beaucoup investi dans l'immeuble qui se terminait ; il fallait payer les derniers travaux et avant de penser acheter une boutique, il faudrait louer provisoirement ou acheter un appartement pour que les enfants et la famille puissent y séjourner. Gilbert demanda combien de temps serait nécessaire avant de pouvoir envisager le mouvement. Clara désirait qu'à la rentrée prochaine, en septembre ou octobre, les deux cadets soient inscrits et installés à Paris. Armand ouvrit alors la bouche pour annoncer que, dans ce cas, il se faisait fort de trouver l'argent pour acheter aussi une boutique, car il jugeait prudent, par crainte de l'avenir ici incertain, de prendre une assurance en France par précaution.
Gilbert respira ; l'espoir restait de réussir et de tenir parole. Il allait s'activer à la manuvre.
Comme Henri arborait maintenant une magnifique Simca décapotable, il attira l'attention sur le problème des voitures si heureusement solutionné pour Henri, mais difficile pour lui, car la famille devait utiliser en commun la Versailles. Henri conduisait une belle auto flambant neuf. Lui ne pouvait rester à la remorque de l'un ou de l'autre pour ses sorties. Henri fit remarquer qu'il n'avait qu'à se la payer, comme lui l'avait fait avec son propre argent gagné en qualité d'officier et de gérant présent de la SARL au lieu de partir en vacances. Clara abonda disant que cela était vrai. Cette fois ce fut Armand qui arrangea les choses en disant qu'il avait l'intention de reprendre une Citroën pour remplacer la Versailles vieillissante et qu'au lieu de la revendre il la conserverait en dépannage pour la famille, Gilbert pourrait en disposer. Cela suffit à Gilbert, peu sensible aux apparences.
Il écrivit très vite ces nouvelles à Élisabeth laissant entendre qu'il pourrait influencer le choix du lieu en dernier ressort, puisque ce serait lui, de TOUTE FAÇON, qui s'installerait en France, et mettrait en avant quil y avait aussi une faculté de médecine à Nice, plus agréable que Paris pour des Pieds-noirs.
Henri avait retrouvé quelques anciens élèves d'Ardaillon et s'était rapproché d'eux. Ils nétaient pas une jeunesse dorée mais travailleuse, certains employés du commerce, instituteurs, professeur de gymnastique, fonctionnaires ; ils étaient lotis de surs, cousines ou amies. En majorité d'extraction espagnole, il y avait aussi dans le groupe qui tournoyait, de nombreux israélites, fils de commerçants voisins. Henri très large, avec le prestige de sa nouvelle voiture, s'y trouvait à son aise. II visait la conquête d'une magnifique jeune fille blonde connaissance du groupe, employée à titre civil dans le bureau de garnison, libérée d'un capitaine muté. II se trouvait en concurrence avec un autre jeune homme juif, bien de sa personne, fils de commerçants aisés, mobilisé dans la caserne où elle travaillait et qui pouvait la côtoyer, mais dont le cercle des relations était davantage monothéiste. Henri, affolé, intriguait pour lui être présenté et pour l'attendre par de heureux hasards à sa sortie du travail avec sa voisine et sa voiture, croisant son rival aussi acharné sur cette rare affaire : une fille jeune, belle qui couchait et maintenant libre d'après l'enquête!
Yvette était la fille d'un adjudant de carrière d'origine chtimi. Issu d'une famille nombreuse dont la plupart travaillaient dans les mines de charbon qui périclitaient, il s'était engagé et fut envoyé en Indochine à la bonne époque ; puis la découverte de l'Algérie l'avait subjugué. Affecté à Bône il s'était marié immédiatement avec une pied-noir d'origine espagnole et avait eu très rapidement Yvette qu'il avait ainsi prénommée en l'honneur d'Yvette Horner dont il était fana, lui-même étant accordéoniste à ses heures.
Née à Bône dont sa mère était aussi native, Yvette y avait passé sa prime enfance. Elle en avait rapporté l'accent très malsonnant de ce département, dont elle n'arrivait pas à se défaire. Elle avait suivi des études difficiles jusqu'au brevet, puis à dix huit ans son père l'avait faite embaucher dans les bureaux militaires. Sa beauté tranquille et épanouie, son corps de déesse latine, la couleur blonde de ses cheveux qu'elle avait choisie, attirèrent très tôt les hommes. Elle céda à un jeune et beau Français, lieutenant de carrière qui malheureusement promu capitaine et muté, ne l'épousa pas. Elle en conçut une vive désillusion et une peine sincère, car elle n'aspirait pas à de nombreuses mutations mais plutôt à un poste fixe, reconnu et enviable d'épouse de militaire et d'officier et elle rêvait de connaître la France. Elle avait maintenant perdu trois ans et portait une marque dans son quartier : femme plaquée! Cela était mauvais à Oran. Elle n'avait donc plus le cur à batifoler et voulait s'acheter une nouvelle conduite. Des amies voisines voulaient l'entraîner à quelques sorties mais elle refusait, désirant reconquérir une image de vertu nécessaire pour redorer son avenir compromis. On lui avait présenté un soir, par hasard Henri alors qu'il accompagnait une voisine. Elle le revit à plusieurs reprises avec ces mêmes connaissances dans une décapotable très rare à Oran. Elle résista plusieurs mois aux sollicitations diverses, mais poussée par ses parents pas bégueules et par la prochaine saison du Théâtre de Verdure qui allait entamer les soirées de gala avec les grandes vedettes de la chanson de Paris, elle finit par accepter une ou deux invitations. Sa langueur et la volupté de sa démarche qu'on ne savait attribuer à une indolence naturelle ou à une affectation subtile, l'expression léthargique de son beau visage, la blondeur ondulée de sa chevelure, lui conféraient une évanescence troublante, une douceur méditative qu'elle accentuait encore par un phrasé lent et retardé qui lui permettait, la plupart du temps, de maîtriser son élocution. Elle était mise avec une simplicité neutre, mais cependant avec une certaine recherche. Elle paraissait douce et soumise, mais sa famille lui reprochait son indécision et son absence d'impulsions. Elle avait été blessée et était devenue encore plus difficile à se déterminer.
Henri avait réussi son challenge et avant le retour de Gilbert, il l'avait entraînée dans le groupe ; il avait réussi à l'approcher avec beaucoup de précautions, puis déjà par deux fois à s'asseoir à côté d'elle au cinéma, à la raccompagner sans qu'elle réagisse négativement. Il prenait soin de défrayer ostensiblement l'ensemble des dépenses occasionnées par la sortie du groupe, afin de se bien situer dans son esprit et d'augmenter ses avantages. Il payait à profusion les boissons ou les esquimaux, avec panache comme des détails sans importance. Les dimanches d'hiver après les arrangements et les promenades du matin à travers la ville, comme peu de ses camarades pouvaient s'offrir le restaurant ils se retrouvaient l'après midi vers deux ou trois heures pour quelques ballades dans la nature : Cristel, Canastel, les Andalouses ou Cap Falcon. Ils buvaient un pot en batifolant avant d'aller au cinéma à la deuxième séance de cinq heures et demie. Puis une fois raccompagnés les amies et les couples c'était la tournée sempiternelle de deux ou trois snacks: le Provence, le Majestic ou le Fouquet's où on dînait entre intimes de kémias, de sandwichs ou de viandes froides en attendant la séance de neuf heures où l'on se rendait avec ou sans femme attitrée. Pour éviter embarras ou confrontation presque tous ces jeunes gens, par une sorte d'accord tacite, ne regagnaient le groupe assidûment que s'ils étaient bien ou mal accompagnés, provisoirement ou durablement. Cela permettait une plus franche camaraderie, une ambiance détendue et folâtre, chacun ayant sa chacune.
Au retour de Gilbert esseulé, Clara et Armand influèrent sur Henri pour qu'il le sortît et l'incorporât au groupe. Cela le contrariait, car il aurait préféré conserver liberté et discrétion sur ses relations et les manières qu'il employait ; il savait qu'il allait perdre en naturel dans sa faconde. De plus il émanait toujours un fluide réfrigérant de Gilbert malgré son naturel affable. Il pensait qu'il ne serait pas en harmonie avec la simplicité relative de ses amis et que sans groupie, il serait gênant et gêné. Malgré tout par conscience et par obéissance, il proposa de l'associer à quelques-unes de leurs promenades ; il dût même insister, Gilbert ne voulant pas s'imposer.
Après une ou deux sorties il ne put s'empêcher de s'irriter du flegme de Gilbert : il ne faisait aucun effort pour draguer et se munir d'une compagne au moins pour aller au cinéma ou baguenauder l'après-midi, il restait éloigné et s'excluait au bout de quelques minutes. Il savait bien qu'il avait une relation en France, mais à son âge l'un n'empêchait pas l'autre ; il pouvait très bien avoir une autre copine ici sans dramatiser! Il le lui dit avec une certaine vigueur. Gilbert se défendit qu'il ne lui avait rien demandé, mais Henri remarqua que cela revenait au même et qu'avec ou sans lui il ne pouvait pas rester cloîtré, cela lui porterait sur le système, que par la force des choses il en viendrait à se distraire. Gilbert sentait le bien-fondé de ces conseils, il pouvait se faire quelques relations amicales sans penser à mal, Élisabeth fréquentant bien aussi son groupe de vieux copains. Quelques jours après il invitait par dérision, pour le dimanche, une vieille fille de plus de vingt cinq ans, cliente du magasin, pimbêche et snob, ce qui inquiéta Geneviève Huertas la collaboratrice fidèle qui l'avait vu grandir ; elle le lui dit : "Elle vous va comme un cheveu dans la soupe! Il vaut mieux continuer à chercher encore! " Il la rassura, c'était purement accidentel et passager. Le mois de mai était largement entamé quand l'Algérie fut secouée par une terrible nouvelle : le FLN s'était permis de fusiller trois soldats du contingent en représailles à l'exécution de trois poseurs de bombes. L' Écho d'Alger par la voix d'Alain de Sérigny, en appelait au Général de Gaulle ouvertement et à partir de l'Algérie pour la première fois. Une autre crise gouvernementale s'était ouverte depuis quelques jours après la chute du cabinet Gaillard. Tous les gaullistes frétillaient comme des spermatozoïdes, en France et en Algérie, nourrissant la gestation du Monument impavide et dissimulé, comme un bel enfant pour la France. Quand les Pieds-noirs apprirent que le Président du Conseil sollicité était Pierre Pfimlin (dont les prises de position passées semblaient ne laisser aucun doute sur l'orientation de sa politique de reconnaissance du FLN) il se produisit une réaction en chaîne d'autodéfense qui atteignit même l'Armée et son chef circonspect, le général Salan. Des avertissements fusèrent de toutes parts vers Paris : si Pfimlin passait ce serait sûrement la révolte et peut-être la sécession. En France aussi le cancer algérien avait ravagé les corps constitués déjà naturellement gangrenés par des rivalités intestines obsolètes ; aucun parti ni chef d'état n'était capable de proposer, de faire admettre et aboutir, d'imposer des mesures raccommodant les frères ennemis. Alors que la majorité de la population métropolitaine était amorphe et distante de leurs problèmes de survie, les Pieds-noirs à bout de nerfs vivaient au quotidien le paroxysme de la peur du lendemain et le deuil du sol natal, de la patrie. Comme dans la Walkyrie les évènements et les nouvelles dramatiques s'accumulaient sans cesse en provenance de France ou de l'étranger sans qu'ils puissent y échapper, dans une sorte de délire et de déluge d'atteintes. Ils continuaient à vivre et se nourrir au quotidien d'une manière terre-à-terre, mais dans les esprits tout devenait possible : la spoliation, le massacre, l'exil.
La seule force qui encore s'interposait entre eux et la dévastation totale était l'Armée dont le chef le général Salan, jusque là distant, venait de mettre en garde le Président de la République René Coty contre toute mesure d'abandon qui pourrait faire basculer l'Armée méprisée, humiliée par les volte-face des instances civiles. Salan était le dernier à avoir contracté le virus d'amour de l'Algérie qui investissait sans coup férir tous les chefs envoyés successivement pour ouvrir le chemin à un effacement de la présence française. Pas un n'y avait échappé : Soustelle, Lacoste, Salan et même de Gaulle plus tard fût balancé, mais comme un jésuite il obéit à son devoir supérieur au delà de tous les sacrifices infligés. Aucun ne sachant où était la voie, tous se tournèrent vers le Grand Homme du désert comme vers le Messie ; ils pourraient ainsi s'en laver les mains.
Même Salan par une aberration prophétique, appela machinalement son bourreau le quinze mai, influencé par les hommes du Général : Delbèque , Debré, Soustelle et autre Chaban-Delmas. Même les Pieds-noirs se dévouèrent à lui, naïfs et désespérés!
Pfimlin fut investi dans la nuit du treize au quatorze mai provoquant en Algérie les évènements historiques du 13 mai 1958, bourgeon d'une solution de fraternisation à l'algérienne. La révolte prévue éclata, canalisée par Salan et Massu ; elle amenait directement De Gaulle au pouvoir dans un enthousiasme et un espoir hallucinés obtenus par des paroles que seul à ce jour il avait prononcées : "JE VOUS AI COMPRIS!" Des millions d'Algériens, musulmans et français l'accueillirent comme un père, prêts pour la première fois ensemble des deux côtés à la résurrection, à une intégration dans une république franco-algérienne. Cela, il aurait pu le faire. Les extrémistes du FLN favorables à la poursuite de la guerre se seraient exclus d'eux mêmes du consensus démocratique par leur absolutisme. Le FLN désavoué, condamné, aux yeux du monde et des Arabes aurait été vaincu. Tous ses discours, toutes ses formules de compréhension et de mansuétude furent autant de leurres lénifiants à chacun pour servir son appui et son arrêté d'expulsion. Pire, il renforçait le rêve d'une "ALGERIE FRANÇAISE AVEC DIX MILLIONS DE FRANÇAIS", au lieu de mener l'opinion des populations domptées et dociles vers la reconnaissance d'une entité effective algéro-française. Ces jours là chaque peuple écuré par le sang et les larmes l'admettait comme possible dans un sacrifice expiatoire. Le plan de Constantine, la redistribution de certaines richesses, une constitution provisoire appropriée avec droit de veto sur quelques points essentiels pouvaient être le commencement de la conciliation et une sortie douce. C'était la dernière chance ; elle fut sacrifiée à son impatience, à sa résolution d'en finir sans nouvelle expérience. C'est cela la rancur des Pieds-noirs envers le grand homme : ils jugent dans le fond de leur conscience sa culpabilité pour la fin et les moyens employés, et puis son incurie à les admettre Français, et en dernier ressort à les accueillir en France. Alger écrivait l'histoire dans une frénésie devenue habituelle : grève générale, foules en délire. Mais cette fois cela remontait jusqu'à la tête : Massu, couvert par Salan, coiffait un Comité de Salut Public dissident, formé après le sac du Gouvernement Général par la population chauffée à blanc. Emmenée par Soustelle revenu secrètement, l'Algérie entière toutes confessions confondues fraternisait dans des manifestations et des défilés exaltants : Algériens et Français se rejoignaient au coude à coude, réconciliés, toutes décorations épinglées, accueillant même des fellaghas ralliés. La révolte gagna partout sauf dans quelques citadelles isolées. En France on frisait le coup d'état et la guerre civile. Cependant dans la chienlit du renoncement affiché par les autorités dégénérées, émergeait enfin, appelé de toutes parts, l'homme providentiel. Les cris et la fureur portaient leurs fruits : entre le treize et le trente et un mai la gestation dantesque de l'Algérie frustrée aboutissait dans la soumission et le calme retrouvés: appelé dans une grande ferveur et les alléluias, se dressait le juge suprême, le grand sauveur!
Solidaire d'Alger, Oran avait suivi le mouvement et vivait les transes de la révolution : grève générale, concerts d'avertisseurs, cortèges innombrables et enthousiasmants. La foule compacte et continue déambulait le long du circuit des grands boulevards, drapeaux et banderoles en tête. Chaque corps constitué, chaque entreprise manifestait la réconciliation faisant défiler au son des chants patriotiques son personnel au complet Européens et Arabes mêlés. Des colonnes de Musulmans témoignaient leur adhésion et leur revirement sincères. Certains dirent par la suite que cela avait été "organisé". Peut-être y eut-il des invitations ou des incitations, mais cela ne se voyait pas à leur conduite. Pour Gilbert témoin des évènements, tout paraissait spontané et éprouvé de bon cur. Ces gens simples étaient en tenue de travail ; ils déambulaient calmement, comme à la fête, souriants et fiers, serrant les mains, conscients de l'enjeu, chargés de compréhension et d'espoir. C'était une démonstration de foi, mais personne encore ne savait l'aboutissement de ces démarches. Cela résonnait comme un coup d'arrêt, un changement de direction. Perdu pour perdu, on tentait l'aventure de dire non, c'est assez!
Oran n'avait pas l'importance stratégique de la capitale où s'élaboraient les épreuves de force entre commandants en chefs et personnalités nationales. Gilbert ne ressentait pas l'oppression et la fatalité écrasantes qu'il avait vécues dans Alger. L'échelle restait humaine. Il avait installé un escabeau sur le trottoir et mitraillait, avec son Foca, en toute simplicité, les groupes précédés de pancartes où se lisaient l'organisme auquel ils appartenaient et les slogans patriotiques: "Vive De Gaulle! Algérie Française! Vive l'Armée! Vive le Comité de Salut Public!" Il apercevait dans la foule beaucoup de connaissances qui le saluaient amicalement, à qui il renvoyait des signes d'amitié et de connivence. La grève se prolongeant plusieurs jours, et les attentats ayant totalement cessé, il sillonna la ville, visitant pour la première fois de son existence les quartiers reculés, réputés dangereux, encore interdits quelques jours plus tôt et où stationnaient en liesse une population issue des deux communautés. Les magasins restant fermés, il se promenait en voiture ; il fit le tour du grand Oran, de Saint Eugène à l'Hôpital Civil, longea les cimetières Tamasouët et Israélite où avaient eu lieu récemment beaucoup d'agressions ; il se promena longuement pour la première et dernière fois dans sa ville, découvrant les retraites de ses compatriotes, s'imprégnant de visions vivantes et vivifiantes, constituant dans sa mémoire un recueil d'images authentiques dans leur décor original de cette époque. Gilbert contempla le parc municipal en fleurs, le parc d'attraction, reconnut Choupot, les Arènes, traversa Eckmühl avec sa population bigarrée et rentra par la rue de Tlemcen et le boulevard Joffre où convergeaient vers la grande Synagogue les juifs religieux pour la prière du soir. II aboutit Place d'Armes où déambulaient des Algériens tout heureux, prenant leur car pour rentrer chez eux après un tour de ville extraordinaire. Partout les gens étaient euphoriques, arpentant les rues sans crainte d'un attentat : les voitures circulaient dans un mouvement perpétuel, au rythme saccadé des avertisseurs dans les faubourgs à majorité européenne, avec plus de retenue dans les autres. C'était la kermesse libératrice ; Gilbert comprenait instinctivement la population qui avait franchi le pas : par cette désobéissance civique on retrouvait l'espoir, on avait enfin mis les violences derrière soi. L'armée associée aux manifestations aucune force ne pourrait se retourner contre la population après l'épreuve de force du dégommage du Gouvernement Général à Alger, et l'unanimité des sentiments : on voulait contraindre le nouveau gouvernement irresponsable à la démission. Tous les grands chefs avaient crié : "Vive de Gaulle!". C'est donc qu'il y avait un accord secret. Lequel ? On ne le savait pas. Mais le Général avait dû fournir des gages à Alger et à l'Armée. Il devait y avoir un plan concerté. On ne comprenait pas d'où Il sortait et ce qu' Il ferait, mais il fallait appuyer les décisions du Comité et donc imposer le Général comme chef du gouvernement.
Chapitre 16 : Une jeune fille d'Oran. 13 mai 1958. Vive De Gaulle !?
Les jours suivants il y eut un travail fou : les gens avaient pris par milliers des photos des démonstrations pacifiques et le laboratoire de développement tournait à plein régime douze heures par jour. Un après-midi que Gilbert n'avait pu s'interrompre pour le déjeuner, il garda sa tenue blanche d'atelier pour aller acheter rapidement un encas au marché. Il emprunta la rue de la Bastille à l'arrière des Galeries de France. A un certain moment il sentit une présence et machinalement leva les yeux. Deux jeunes filles le fixaient d'un balcon dun premier étage et sans aucun doute parlaient de lui, car dès qu'il croisa leur regard elles se turent et détournèrent leur visage. Il n'y prêta pas une grande attention sur le moment mais les physionomies se gravèrent dans son esprit. En ce début d'après midi de printemps Martine, avant de reprendre la frappe de son mémoire, avait ressenti le besoin de respirer un bol d'air. Elle avait entraîné son amie Prisca sur le balcon et elles péroraient de fanfreluches lorsque son regard fût capté par un blond jeune homme dans une tenue insolite, une blouse blanche aux manches retroussées, qui marchait dans la rue juste en face. Elle attira l'attention de son amie sur cet accoutrement et il dût l'entendre car il leva les yeux directement sur elle et son regard accrocha le sien plusieurs secondes sans qu'il ralentisse sa marche, au risque de buter. Elle changea brusquement de position gênée par cette attitude provocante, elles rentrèrent dans le bureau. Ce devait être un pharmacien. En tout cas elle avait apprécié l'allure souple et rapide du jeune homme et son regard direct sans effronterie. Elle cessa d'y penser et se plongea dans la rédaction de ses attendus. Deux jours plus tard son cousin Marc lui demanda de faire développer une pellicule contenant les prises de vue des manifestations patriotiques du village de Bou-Tlelis où il habitait. Avant de rentrer au travail, elle se dirigea vers son photographe habituel Cinèphot, à l'angle de la rue de la Bastille et du Boulevard Clemenceau. Il était encore fermé! Elle aperçut de l'autre côté du boulevard le petit magasin d' Optique-photo Max et remonta vers le feu rouge pour traverser aux clous et dépassa alors Photo Armand. Ayant déjà perdu du temps, elle se dit : là ou ailleurs! et se tourna vers ce magasin déjà ouvert. Elle fit quelques pas dans la pénombre pour se trouver nez à nez, une fois ses yeux accoutumés, avec la fameuse blouse blanche. Elle fut saisie autant que lui qui la regardait encore avec des yeux fixes, d'un gris profond. Il était derrière un bureau, droit comme un piquet devant elle, seul à cette heure. -" C'est pour un développement." - "Oui. A quel nom?" Elle donna le nom de son cousin Fleury. ? "Vous avez la pellicule?" Elle l'avait glissée dans son sac naturellement encombré de tous les produits de maquillage et autres babioles ; le film avait dû glisser tout au fond, car d'un seule main elle n'arrivait pas à le trouver. Embarrassée par la grande bandoulière et le sac qui tournoyait quand elle y plongeait la main, elle le posa sur un fauteuil devant le bureau et les mains enfin libérées, penchée sur le coussin du fauteuil, elle inspectait énergiquement les recoins du sac, s'énervant, maudissant cette pellicule introuvable. Enfin elle la découvrit dans une petite poche réservée au rouge à lèvre. Elle se redressa brandissant la coupable, confuse : - " Excusez-moi, je ne savais plus où je l'avais mise!" fit-elle avec un sourire. Le jeune homme semblait rouge d'impatience ses yeux étaient encore plus grands, presque écarquillés ; il prit la pellicule sans un mot, baissant la tête sur la rédaction de sa pochette. -"C'est pour quand?" -" Demain soir, Mademoiselle". Elle salua d'un signe de tête et partit. Ainsi donc il était photographe et pas pharmacien. Il était encore mieux de près que de loin. Il avait des traits marqués, adoucis par des yeux gris clairs presque fixes. Grand et mince, le teint blanc et une chevelure blonde courte militaire. Elle le jugea attirant malgré un faciès coupé à la Kirk Douglas. Il ne devait peut-être pas être Oranais avec cette couleur d'yeux et de cheveux. Il avait un style plutôt nordique, métropolitain ; pas très bavard, il semblait bête ou timide et rougissant à tout propos. Demain, c'était samedi et elle ne travaillait pas : elle reviendrait chercher les tirages en début de semaine... Gilbert avait été surpris de l'entrée de la jeune fille du balcon. Bien que menue elle était jolie, très fine de trait avec des yeux clairs, noisette, soulignés par des sourcils et un maquillage marqués, les lèvres bien dessinées, rouges et pulpeuses, les dents éclatantes, une chevelure brune ondoyante, plutôt courte. Elle ressemblait un peu à Élisabeth Taylor. Très soignée elle était merveilleusement servie par une robe légère d'un rouge vif, serrée à la taille et s'évasant en corolle plissée ondulant à chaque mouvement. Une large échancrure arrondie laissait émerger du bustier retenu par de courtes manches, des épaules et un cou graciles. C'était une robe printanière pleine de vivacité et de jeunesse, faisant ressortir les cheveux foncés et le visage, les sourcils noirs, les lèvres carmin. Il l'observait à loisir pendant que les yeux baissés elle cherchait son film introuvable. Alors elle se pencha devant lui, s'inclinant sur son sac déposé sur le fauteuil et il faillit se trouver mal. La robe baillait complètement et par le décolleté profond il pouvait tout à loisir embrasser des yeux une magnifique petite poitrine aux seins rebondis et fermes soutenus par de coquins balconnets de dentelle. Il regardait alternativement la tête de la jeune fille dans le cas où elle la relèverait, afin qu'elle ne se rende pas compte de la direction effrontée de son regard, mais il revenait malgré lui, affolé par le spectacle si beau de ses jeunes seins dans toute leur grâce. Une chaleur subite monta à son visage, tout autant provoquée par la gêne de son indiscrétion que par l'excitation incontrôlable de son sang. Allait-elle arrêter de chercher? Ne se rendait-elle vraiment pas compte du spectacle qu'elle lui offrait? Qu'elle était belle! Ses yeux se redressaient par pudeur pour aussitôt replonger par regret. Enfin, elle l'avait trouvée ! Il n'en pouvait plus, il commençait à transpirer. Il ne put prononcer aucun des mots engageants qu'il aurait voulu placer pour amorcer une connaissance sympathique. Il restait la tête et les yeux pleins de l'image affolante de ses attributs féminins qui le hanta des années durant. Peut-être l'avait-elle fait instinctivement, inspirée par un appel prémonitoire. Plus tard, une fois les choses consommées, il lui dit qu'il n'avait pu croire totalement à son innocence, à l'ignorance de sa provocation ; en tout cas il mit sur le compte de ce phantasme l'origine des liens indélébiles qui l'unirent peu à peu à elle.
Une fois partie, il se traita d'idiot ; il aurait pu engager la conversation, être moins paralysé. Elle devait revenir, il avait son nom, rien n'était perdu, il pourrait renouer. Malgré lui il pensa à elle tout le week-end. Il avait développé rapidement son film pour connaître son intimité, mais elle n'apparaissait pas une seule fois. Il avait consulté l'annuaire trouvant deux Fleury à Oran mais qui ne coïncidaient pas forcément. Le samedi, il rôda autour de l'étude sans succès. Le lundi de même. Le mardi elle vint retirer ses tirages alors qu'il était à l'autre magasin. Il fut très déçu, se demandant comment il allait raccommoder. Il ne vit aucune autre solution que de faire le pied de grue à la sortie du travail. Dissimulé, il l'aperçut accompagnée de sa collègue et il ne put l'aborder. Il recommença le gué le lendemain et cette fois elle était seule. Il la laissa prendre un peu d'avance et la suivit. Elle portait une robe en fin lainage vert d'eau, floue et en même temps près du corps, serrée à la taille par une grosse ceinture noire. L'encolure formait une bordure vague largement retournée, tombant devant et derrière. Elle était encore élégante. Seules ses jambes un peu fines vues d'arrière, étaient érigées par de très hauts talons. Il avait le cur battant se demandant comment il pourrait l'aborder ainsi en pleine rue, retournant dans sa tête des excuses de mauvais aloi. Il décida de dire la vérité : il serait heureux de sortir avec elle dans le groupe de ses amis. Il accéléra le pas, rougissant et craintif. Arrivé à sa hauteur, il la héla ?" Mademoiselle Fleury!", mais distraite elle ne réagissait pas, continuant sans tourner la tête. Confus et désarçonné, il cria plus fort : "Mademoiselle Fleury!" Presque effrayée, elle se retourna effarouchée. -" Mademoiselle, excusez-moi, je ne sais pas si vous me reconnaissez, je suis le photographe, Gilbert Danan. Vous m'avez confié une pellicule il y a quelques jours. » - "Oui, je l'ai déjà reprise !?"- "Pardonnez-moi de vous arrêter dans la rue à l'improviste, mais je voulais vous inviter, une réunion d'amis, dimanche après-midi à l'occasion d'une petite fête." Il était très gêné, rougissant, ne sachant comment elle allait interpréter son abord. Elle le regardait avec de grands yeux brillants interrogatifs et ne souriait pas, semblant hésiter dans ses réactions. Il continua de parler afin de l'empêcher de choisir et de la captiver. -"Ce sera une petite réunion d'amis à la plage. Peut-être un repas avant, si vous voulez y assister... Des jeunes gens simples ...( il regretta le mot qui pouvait porter à confusion). Cela me ferait très plaisir si vous acceptiez.".-"Dimanche, je ne sais pas... J'étais déjà retenue. Ce sera très difficile, je ne peux rien dire." -"Me permettez-vous d'attendre votre réponse... Vous savez où me trouver... Je peux vous laisser mon téléphone..." Il n'avait pas de crayon, heureusement elle trouva de suite ce qu'il fallait dans son sac. -"Je vous appellerai dès que possible pour vous fixer." -"J'attendrai votre coup de fil jusqu'à la dernière minute, cela serait si gentil si vous veniez!" dit-il avec un grand sourire implorant. Elle lui tendit la main et repartit à une allure cadencée et rapide. Il ne s'en était pas trop mal tiré! Elle ne s'était pas rebiffée, elle n'avait pas dit non. II avait donc de l'espoir ; maintenant il fallait attendre. Elle avait une beauté délicate, avec un fin visage juvénile, de grands yeux bruns dorés au maquillage savant, une jolie bouche rouge vif, pleine et bien dessinée. Elle lui plaisait beaucoup et il ne ressentait aucune réticence à son contact, alors que le plus souvent il infligeait à ses relations une critique démotivante, pour les admettre finalement non responsables. Il pensa soudain à Élisabeth, gêné. C'était la première fois depuis longtemps qu'il considérait amoureusement une autre femme. II était mal à l'aise. Était-il fautif? Oui, par sa réaction. Comment pouvait-il concilier les deux? Très entier il ne pouvait éluder les questions de sa conscience. Avait il le droit autant pour l'une que pour l'autre de s'intéresser à une autre femme? N'était-ce pas indélicat? Ses préoccupations immédiates lui permirent d'échapper momentanément à ces réflexions, mais déjà il savait qu'il tenait à se rapprocher de cette demoiselle Fleury. Il ne se trouvait pour l'instant aucune raison impérative de reculer. Cela allait faire bientôt quatre mois que Gilbert était démobilisé. Il revenait peu à peu à ses idées anciennes. Le service militaire avec tous ses aléas les avait un peu mises entre parenthèses. Progressivement il embrayait de nouveau sur la vie civile. Les réminiscences de ses préoccupations morales remontaient avec une vigueur d'autant plus accrue qu'il se retrouvait plongé dans les mêmes tourments familiaux : la dissension parentale, le manque de compréhension de son aîné qui suivait son propre chemin, les sarcasmes paternels, la pression soumise de sa mère pour une servitude familiale, le souci du jeune frère dans la tourmente algéroise et encore, le regret obsessionnel de sa condition de poète raté. Au dessus de cela rodait toujours la sensation asthénique de son copinage morbide avec la mort, la vision invariable de cet épiphénomène qui nimbait de vanité ses velléités de construction de son avenir. Il vivait aussi dans l'atmosphère révolutionnaire de la ville au contact d'une population passionnée et désespérée suspendue jour après jour entre l'espoir et la débâcle, au dessus du gouffre, attendant l'avènement du général De Gaulle.
Hanté par cet enjeu vital pour sa terre et anxieux des impératifs politiques mondiaux, il était tenu en haleine par les rebondissements quotidiens de l'Algérie française qui n'en finissait pas de mourir. Tous ses sentiments secrets n'étaient pas amoindris par l'activité physique et commerciale fébrile. Alors que pendant les derniers six mois il s'était fort peu épanché dans son journal, il y reprenait goût et veillait le soir pour noircir du papier de ses ressentiments. Élisabeth lui semblait distante, inaccessible ; il n'avait personne à qui s'ouvrir de ses inquiétudes de vivre, de ses désintérêts refoulés. Militaire, il avait connu de rudes amitiés et ne pouvait s'isoler que difficilement. Là ancré du mauvais côté, il se sentait étranger chez lui par ses aspirations secrètes. Une compagnie féminine représentait une porte de sortie évidente et naturelle à sa jeunesse et au côté vivant de sa personnalité. En pleine forme physique ses besoins organiques ne pouvaient être étouffés longtemps et l'emportaient dans des élans incoercibles vers les personnes du sexe. Aussi, malgré des remords certains ressentis envers Élisabeth, se laissa-t-il porter vers son penchant délassant pour Martine. Martine n'avait été qu'à demi-surprise de la démarche du jeune homme. Ce qui l'avait étonnée c'était d'être appelée Fleury, du nom de son cousin côté maternel. A vrai dire elle était contente de cette invitation. A dix-neuf ans elle commençait à trouver insipide de se soigner uniquement pour la famille et le bureau ; provoquer l'intérêt masculin d'un beau mâle emplissait d'aise sa fonction féminine. Jusque là finalement, elle avait été très sage, ne fréquentant que ses cousins la plupart plus jeunes qu'elle, et sa sur très proche, Denise, quand elle était fiancée et maintenant mariée. Elle ne sortait jamais, n'allant quelquefois au cinéma qu'avec sa sur et Pierre son mari militaire quand il était à Oran. A part cela, elle se morfondait dans la famille, entre les tantes âgées et les cousins en bas-âge. Elle était surveillée comme une gamine par son père et était obligée de biaiser sans arrêt avec laide de Denise pour avoir un peu de liberté. Ce jeune homme paraissait convenable : un peu grand pour elle, il portait beau. Il était d'une blondeur insolite pour un Pied-noir et pour un Juif. Elle avait été un peu déçue quand il avait annoncé son nom, car dans l'échelle civile, il pouvait y avoir mieux. Mais ils avaient de nombreux voisins et amis israélites et finalement ils n'étaient pas pires que les autres. Elle aussi avait eu une réticence à énoncer son vrai nom : Miranda. Elle pensa qu'elle avait eu tort de donner le nom de sa mère et qu'elle devrait maintenant donner des explications qui pourraient être gênantes pour ce faux nom. Bah! Il avait l'air assez aimable pour comprendre! D'ailleurs il avait l'air assez complaisant pour tout! C'était un des plus beaux garçons qu'elle avait côtoyés; il ne boitait pas, n'avait pas de ventre, il n'était pas laid malgré son visage peu commun ; il était élégant, mince, à l'allure sportive, avec des yeux clairs gris ou verts, elle ne pouvait le déterminer ; il s'exprimait bien, presque sans trop daccent. Ce devait être le fils du photographe Armand dont elle avait entendu parler, une bonne fréquentation finalement. Qui pouvaient être ses amis? Elle appréhendait qu'ils ne fussent en majorité Juifs, car elle ne voulait pas se faire assimiler ou cataloguer. Dans l'immédiat elle avait un problème plus urgent : comment obtenir son dimanche, il ne lui restait que deux jours pour combiner sa toile et circonvenir la vigilance familiale. Elle y arriverait avec Denise. Elle allait lui demander de dire que fatiguée par sa grossesse elle voulait rester dans son appartement avec elle. Sa mère viendrait alors l'après-midi sans son père qui se refusait à sortir préférant classer ses timbres ou ses outils. Elle s'en irait le matin tôt. Elle allait se débrouiller à porter sa toilette chez Denise dès samedi avant que son père ne rentre. Comme cela Denise pourrait finir de la repasser et elle s'habillerait là-bas. Ça pouvait marcher si sa mère acceptait l'arrangement. Elle saurait y parvenir... C'était la première fois qu'elle demandait à sortir seule avec une connaissance et il ne faudrait pas qu'elles refusent. Comment s'habillerait-elle? C'était très délicat ; il avait déjà vu deux de ses toilettes. Elle combinerait quelque chose qui soit jeune et gai sans être trop excitant, recherché sans étalage, mais suffisant pour ne pas détoner si les amis étaient snobs. Elle irait chez le coiffeur samedi bien que ce soit un jour bondé qu'elle n'affectionnait pas. Bon, elle ne l'avertirait que vendredi après-midi quand tout serait bien réglé. Elle accepterait aussi le repas et il faudrait qu'ils se donnent rendez-vous à un endroit pas trop visible. Elle arriva en haut du plateau Saint Michel fraîche et excitée malgré la côte ardue, la tête pleine des arrangements nécessaires à cette première rencontre. Ce fut Armand qui décrocha quand elle appela le vendredi soir avant de quitter l'étude. Il ne put s'empêcher de faire une plaisanterie grasseyante à l'appareil avant que Gilbert déjà énervé par l'attente ne le prenne. Elle acceptait le déjeuner et lui donnait rendez-vous à onze heures précises à l'angle de la rue Général Leclerc et de la rue Bedeau, un endroit situé à quelques dizaines de mètres de la maison de Denise et qu'il trouverait facilement. Aux anges il dit qu'il serait là un peu avant et qu'elle ne devait pas se presser. Il était content, il avait obtenu un premier rendez-vous important. Par chance Armand bénéficiant d'un tour de faveur avait touché il y avait quelques jours une DS noire et blanche et il pourrait disposer de la grosse Versailles. Le soir il avisa Henri de sa bonne fortune et qu'il serait nouvellement accompagné. Il eut droit à une remarque sarcastique : "J'espère qu'elle sera un peu plus acceptable que la précédente!" - "Ce sera une nouvelle surprise!". Lui aussi s'habilla avec soin, mais sans trop de recherche, choisissant une veste chinée noir et blanc sur pantalon gris clair. Un quart d'heure avant l'heure il stationnait au lieu de rendez-vous, vérifiant attentivement qu'il était à l'endroit convenu en contrôlant les plaques de rue. N'ayant pas trouvé de stationnement rapproché il se planta dans le courant d'air, du côté ensoleillé et attendit plus de trente minutes l'arrivée de Martine qui avait eu un gros problème de dernière seconde : choisir entre une pochette rouge, noire ou blanche. La confection de sa toilette avait été folklorique avec Denise excitée qui voulait tout vérifier, encore plus délicate qu'elle. Elle avait rectifié trois fois la couture des bas. Elles avaient longuement hésité pour la couleur des chaussures, retouché plusieurs fois l'ordonnance de la coiffure, procédé au maquillage avec une nervosité hilarante, mi-sérieuses, mi- plaisantant chacune en rajoutant dans la fébrilité. A la dernière minute elle jugea la pochette rouge trop voyante, la noire trop triste ; elles s'affolèrent pour trouver un mouchoir en dentelle blanche du mariage de Denise qui finit impeccablement la toilette. Gilbert la vit s'avancer de loin et se porta à sa rencontre. Elle était parée comme une châsse, superbe dans un tailleur de style Channel écossais noir et blanc comme par hasard, bordé et boutonné de rouge. Elle l'avait acheté la veille chez Parisiana parce qu'elle ne trouvait pas dans sa garde-robe l'habit adéquat. Il lui fit aussitôt des compliments sur sa tenue, pensant qu'elle allait être déçue par la simplicité relative des autres compagnons. Nerveuse, elle fut heureuse de l'effet produit mais contrariée car la voiture était loin et elle risquait d'être vue ; le courant d'air dérangeait sa coiffure. Il tint la portière pendant qu'elle s'installait et ils prirent le chemin des écoliers. Ayant prévu de déjeuner en groupe à Arzew vers treize heure, ils empruntèrent lentement la route de Canastel et Kristel. Elle longeait d'abord une mer uniformément bleue jusqu'à l'horizon dégagé, puis la campagne verdoyante et fraîche. Il faisait une matinée splendide, la température était clémente. Gilbert passa devant un bouquet de pins couchés et tourmentés qui surmontaient une colline abrupte ; il l'avait photographiée à plusieurs reprises sans pouvoir restituer son aspect triste et sauvage, battu par les vents. Aux croisements, des véhicules leur klaxonnaient :"Al-gé-rie fran-çaise-" . On était le dimanche premier juin, en plein chambardement politique avec l'investiture du Général De Gaulle mais eux ne pensaient qu'à leur première rencontre, alors que l'Union Française chavirait. La conversation roulait sur leur environnement d'origine ; chacun était curieux de situer l'autre. Ils se découvrirent une enfance parallèle et voisine d'Oranais bon teint. Ils auraient pu se côtoyer au jardin public du Petit Vichy jouant sur un tas de sable, ou devant le marchand d'oublis avec sa hotte et sa claquette dont ils se souvenaient tous deux. Et aussi à Paradis-Plage l'été, rien ne prouvait qu'ils ne se fussent pas aperçus déjà sur la plage. Mais il ne fréquentaient pas le même cercle. Enfin ils étaient du même village, ils se reconnaissaient même si leur religion et leurs coutumes étaient "opposées" par un antagonisme ancestral dont ils faisaient personnellement litière. La journée s'écoula agréablement. Henri les traita avec magnificence : langoustes, vins, sans compter ses fines plaisanteries pour rompre la glace. Ils se retrouvaient trois couples : Henri avec Yvette en tailleur de toile beige et chemisier bouffant, laissant respirer une gorge opulente, et Denis Aknin, commerçant de la rue de la Bastille, avec son amie Babette institutrice simple et aimable, essayant de prendre sa place entre la beauté ravageuse de la blonde et l'allure sophistiquée de la brune. Denis était le confident et l'ami intime d'Henri. Il était le deuxième enfant, élevé dans la plus stricte obédience judaïque sans que cela soit apparent, d'un couple mixte, père Juif, mère catholique espagnole extrêmement soumise au mari incommode. Sa mère avait épousé par amour l'homme en même temps que la foi, comme cela s'entendait à son époque où la femme devait renoncer " de plein gré " à ses cadres pour s'unir à l'homme prédominant, de religion différente. Cela était encore plus rare dans l'autre sens la femme juive étant religieusement l'agent de transmission de l'appartenance à la communauté : aussi était-elle élevée encore plus strictement que l'homme avec le respect absolu des règles et des tabous.
Français, juif, mais espagnol dans l'âme, Denis s'exprimait aussi bien dans les deux langues. Il avait un type bien pied-noir, très brun, frisé, petite moustache à la Tyrone Power, agréable à regarder et à entendre, un peu pince-sans-rire et taquin, mais serviable et dévoué. C'était par lui qu' Henri avait frayé avec sa bande, tous Pieds noirs accrochés au mythe de l'Algérie natale. Au café ils furent rejoints par d'autres couples ; quelques-uns jouèrent au ballon dans le sable des plages immenses, encore désertes malgré la température douce. Yvette et Martine accouplées par les frères taillaient une bavette de reconnaissance avec une ou deux autres filles, alors que les hommes en faisaient autant ou taquinaient le ballon. L'heure arriva de se préparer pour rejoindre tranquillement les cinémas où on allait voir "Les Tricheurs", et la cohorte de voitures s'ébranla pour regagner la ville.
De Gaulle, approuvé par une large majorité à la Chambre, préparait un voyage inaugural à Alger pour le quatre juin. Il adressait à Salan un télégramme de satisfaction où déjà sourdait le double langage: "Ce que l'armée a fait, elle l'a bien fait. Dites mon salut aux Algériens. Dites-leur que tous unis, nous aurons le succès!". Il était permis de tout comprendre dans ces tournures exhaustives. Durant les trois jours de sa tournée algérienne le Général acclamé et porté au pinacle comme un Dieu, ne se lassa pas d'administrer aux Algériens de toutes confessions des paroles de pardon, de compréhension et d'amour. Comme Jésus il ouvrait toute grande la porte d'un nouveau paradis. Chacun était prêt à suivre la voie tracée par le messie : "Je vous ai compris! Je sais ce qui s'est passé ici, je vois ce que vous avez voulu faire. Je vois que la route que vous avez ouverte en Algérie, c'est celle de la rénovation et de la fraternité. Eh bien, de tout cela je prends acte au nom de la France et je déclare qu'à partir d'aujourd'hui, la France considère que dans toute l'Algérie, il n'y a qu'une seule catégorie d'habitants : il n'y a que des Français à part entière avec les mêmes droits et les mêmes devoirs. L'armée française en a été sur cette terre le ferment, le témoin et elle est le garant du mouvement qui s'y est développé. Français à part entière, dans un seul et même collège, nous allons le montrer pas plus tard que dans trois mois : dans l'occasion solennelle où tous les Français, y compris les dix millions de Français d'Algérie, auront à décider de leur propre destin!" et il concluait par un appel courageux et finalement accepté des Pieds-noirs aux Fellaghas : "Moi, De Gaulle, à ceux-là, j'ouvre les portes de la réconciliation".
A ce moment là, il aurait peut-être pu imposer une nouvelle nation avec des clauses de sauvegarde et de respect réciproques pour toutes les communautés. Il allait bien au delà des espérances en proclamant à Oran le six juin : "L'Algérie est une terre française organiquement aujourd'hui et pour toujours!". Pourquoi exprimait-il cela ayant déjà, avant de venir, une idée précise de ses méthodes et de son cheminement ? Craignait-il la folie des foules exacerbées et tumultueuses qui l'entouraient partout comme une mer typhonique? Satisfaisait-il délibérément leur délire sachant en lui-même la vanité de ses propos? En tout cas partout il employait les élans du cur pour rassurer et soigner les populations. Venus de toute l'Algérie les Musulmans par millions, mêlés aux Français, acclamaient avec autant de foi ses discours. Du treize mai à la fin juin il n'y eut pratiquement aucune activité rebelle ni de victimes. Le pays tout entier, rassasié de malheurs, était saisi par un état de grâce : le Messie avait parlé, qu'il ordonne, il serait obéi ! Mais le Général repartit, remettant à trois mois ce qu'il aurait pu faire le jour même par son autorité et le plébiscite indiscutable de la population à ses propositions. Depuis que De Gaulle avait mis les pieds sur le sol d'Algérie, toute activité y avait cessé. Tout était suspendu pour recevoir le Sauveur. Chaque village, chaque grande ville préparait une manifestation et voyait affluer des milliers d'Algériens se rassemblant pour apercevoir et entendre le Grand Homme. C'était jours de liesse chômés-payés avec voyage organisé, une sorte de quatorze juillet 1789, où Liberté - Égalité - Fraternité ne faisaient de doute pour personne. Tous étaient heureux, soulagés, croyant enfin prochaine la fin des tourments. Depuis trois jours déjà la frénésie patriotique submergeait la ville sillonnée en tous sens par toutes sortes de véhicules couronnés de drapeaux tricolores, certains ornés de croix de Lorraine. La grande vogue était de scander les trois courtes deux longues, d'Algérie française avec l'avertisseur et on ne pouvait plus en dormir la nuit tout en restant assourdi le jour. Chacun s'interrogeait, incrédule, croyant au miracle : "Vous avez lu son discours d'Alger, de Bône, de Mostaganem! Il a dit " Algérie française! " L' Écho d'Oran était barré sur toute la page d'un titre sublime : "DE GAULLE A MOSTAGANEM : VIVE L'ALGÉRIE FRANÇAISE..." RENDEZ-VOUS AU STADE MUNICIPAL A ONZE HEURES".
Gilbert avait proposé à Martine d'aller au Stade Monréal où devait s'exhiber pour la dernière fois dans la matinée le Général avant de regagner la France par la Sénia. A dix heures moins le quart, la ville se vidait déjà et Gilbert s'impatientait au volant dans l'attente de Martine. Dès l'avenue d'Oujda, dans le tumulte et la confusion, la circulation devint difficile. Aux Arènes on ne pouvait plus avancer. Les gens abandonnaient les voitures au milieu de la chaussée. Gilbert, contraint, en fit de même bien qu'il restât un kilomètre à parcourir et que Martine en fut pincée à cause de ses talons hauts. La foule convergeait ardente et joyeuse. Aux abords du stade des camions chargés de Musulmans essayaient d'approcher. Ils venaient de l'intérieur en autobus ou même en camionnettes ouvertes et semblaient abasourdis par l'agitation qui régnait ; ils restaient regroupés malgré les marques de sympathie qu'on leur témoignait. Un semblant de service d'ordre, quelques militaires débordés, avait baissé les bras : rentrait qui pouvait dans le stade archi-bondé. N'importe qui aurait pu déposer des dizaines de bombes sans aucune difficulté. Gilbert demanda à Martine pas très rassurée, de l'attendre quelques minutes pendant qu'il jetterait un coup d'il à l'intérieur. Il se fraya un chemin difficile entre les gens agglutinés et compressés mais ne put franchir les grandes portes pourtant largement ouvertes, tant le monde était serré. Il aperçut de loin la foule massée sur les gradins et perchée sur tout ce qui pouvait supporter un homme : barrières, bancs, murs, portiques, lampadaires, poteaux. C'était l'anarchie la plus complète, mais Dieu veillait car il n'y eut pas de catastrophe! Il rebroussa chemin, fortement impressionné par cette ferveur et rejoignit Martine anxieuse d'être restée seule dans cette mixture. Onze heures passèrent, puis onze heures et demie, dans l'ambiance des chants patriotiques et les discours d'orateurs de second plan diffusés à tue-tête par les haut-parleurs qui chauffaient la foule. Puis une rumeur s'enfla: "Il arrivait enfin, le cortège avait été retardé par la foule sur le trajet!". Les gens se compressaient encore plus pour essayer de le voir. Gilbert recula jusqu'aux camions. Il y abrita Martine et lui demanda si elle lui permettait de grimper sur un autobus qui se trouvait face à la tribune. Il s'était muni d'une petite jumelle du magasin et espérait entr'apercevoir le Général. accompagné de Soustelle et Salan. Un très grand silence se fit soudain, impressionnant comme une mer qui reflue. Salan annonça en quelques phrases le Général De Gaulle qui entama triomphalement son oraison. Chaque sentence, chaque phrase de son discours était ponctué d'une clameur immense, éruptive, qui s'élevait telle une lame océanique pour retomber dans un silence religieux. Gilbert, sans comprendre, était subjugué par la puissance sacrée de cette manifestation, par les mots justes et forts employés, par la compréhension, la hauteur de vue et le style du Maître. Il fut exalté comme tous quand De Gaulle répétant ses discours conclut encore: "L'Algérie est une terre française organiquement aujourd'hui et pour toujours!". Ainsi donc, il abondait dans ce sens ; il devait avoir une formule secrète pour accommoder les différentes tendances qui l'acclamaient. Un délire monstrueux de "Vive De Gaulle!""Vive Salan", "Vive Soustelle", "Algérie Française!" était scandé par des milliers de poitrines. Gilbert avait pu distinguer pendant quelques secondes la tribune et les chefs illustres, mais d'autres spectateurs l'ayant imité, le car ballottait et le toit devenait très instable ; il jugea plus prudent de regagner la terre ferme. Ils se sauvèrent rapidement sans attendre le début des défilés
Ils revinrent imprégnés de la grandeur solennelle de cette manifestation patriotique. De Gaulle avait scellé l'avenir ; il avait crié à la face du monde que lui vivant, il n'y aurait aucun renoncement de la France à conserver l'Algérie française. Quelle force, quelle foi! Il allait continuer la lutte et travailler à rallier les dissidents. Il détenait maintenant la vérité, il n'avait certainement pas dévoilé tout son plan, mais l'essentiel était que l'Algérie française l'avait gagné lui aussi. Plus tard Gilbert ne put jamais trouver d'explication satisfaisante à l'attitude du Général pour éclaircir la discordance entre son discours recommencé et son action délibérée. Avait-il improvisé? Avait-il délibérément trompé son monde? S'était-il lourdement trompé? Dans les années qui suivirent, lorsqu'il vécut jour après jour la réalité de la solution algérienne du Général, et dut subir à son tour les atteintes des forces de l'ordre, il ressentit, comme beaucoup d'autres envers l'Homme, une forte déception puis une grande rancur pour cette faute. Martine était contrariée, elle avait peur de la foule. Allez savoir s'il n'y aurait pas d'attentat, une bombe ou une panique! Elle s'irritait contre Gilbert qui, quoique prévenant, se mêlait dangereusement à la multitude. Si elle avait su elle aurait mis un pantalon. Il avançait toujours et bien qu'inquiète elle était obligée de suivre en faisant bonne figure. La foule bigarrée devenait si compacte qu'ils ne pouvaient plus marcher. Les gens la regardaient, accrochés par son élégance. Cela, ne la gênait pas. Ils s'abritèrent entre deux cars et Gilbert lui demanda la permission de la quitter quelques instants pour aller aux nouvelles. Elle fit une moue plus ou moins affirmative, mais lui excité n'y prit pas garde et rapidement s'éloigna sans plus attendre. Il disparut au milieu des manifestants. Elle se retrouvait toute seule dans un recoin ; quelques hommes la lorgnaient, s'interrogeant sur elle. Au bout de dix longues minutes il revint lui annoncer qu'il était impossible d'entrer et qu'ils ne pourraient pas voir de Gaulle. Il était nerveux et furetait du regard à droite et à gauche, ne s'occupant pas d'elle. Soudain il lui dit : "J'ai une idée : je crois que je vais arriver à voir la tribune!". Il l'entraîna vers les cars stationnés sur le terre-plein face à l'entrée. Il y avait là moins de monde. Il entreprit d'escalader un autocar. Elle jaugea l'agilité avec laquelle il parvint sur le toit du vieux bus, escaladant le capot et le pare-brise en deux enjambées tout en essayant de ne pas se salir. Il avait emporté un petit appareil photo et une jumelle qu'il avait enfoncés dans ses poches et dont il se servit. De Gaulle, enfin était arrivé. Par les haut-parleurs puissants elle entendait son discours vibrant et les acclamations assourdissantes. Elle aussi comprit la détermination du Général à lutter pour l'Algérie française, confirmation de ses discours dont tout le monde parlait avec flamme, aussi bien chez l'épicier qu'à l'étude. Elle en était satisfaite car elle ne concevait pas de vivre ailleurs qu'en Algérie. Elle ne se lassait pas d'être inquiète pour Gilbert. Ce type gigotait maintenant en haut du car malmené par plusieurs spectateurs qui l'avaient rejoint. Elle ne se voyait pas le soigner et essuyant son sang s'il chutait! Enfin, en deux sauts, il la rejoignit se secouant : "Je l'ai très mal vu, c'était trop loin, je n'ai pas pu faire une seule photo! Ça va? Je ne vous ai pas trop laissée seule? " Elle répondit :- "Non...Non
" avec une moue pincée. Les clameurs s'amplifiaient, la foule allait déferler ; ils regagnèrent la voiture. Il eut toutes les peines du monde à la dégager de l'immense pagaïe. Il était plus de deux heures quand il la raccompagna pour un rapide déjeuner. Heureusement son père était parti en déplacement pour plusieurs jours. Ils se donnèrent rendez-vous à quatre heures, afin de se poster sur le Front de mer : il était prévu que la Caravelle de De Gaulle ferait un tour d'honneur sur la ville avant de partir vers la France. Cette fois elle s'habilla sport : pantalon et pull moulants, chaussures mi-basses. Il fut tout surpris du changement. Elle était encore plus désirable dans cette simplicité : sa poitrine juvénile était délicieusement mise en valeur et ses formes soulignées par l'apprêt du pantalon. Elle avait de plus un visage adorable et lui paraissait encore plus désirable. Il ne lui avait pas encore demandé son âge, il espérait qu'elle fut majeure. Ils se dirigèrent vers Gambetta-Falaises d'où on pouvait embrasser toute la baie et même compter les cabanons posés en bas sur la grève un peu après la dernière jetée du port. Il y avait quelques pêcheurs immobiles minuscules qui semblaient insensibles à tout, à la politique, à la chaleur. Le boulevard de Champagne, point de vue stratégique, était déjà envahi par la foule bruyante. Ils continuèrent plus loin, par la route des Genêts plus déserte bordée de terrains vagues parsemés d'immondices. Il approcha la voiture du bord de la falaise, ouvrit toutes les portes et, calés sur les coussins, dans une chaleur bienfaisante, ils attendirent, admirant la fameuse rade : le fort de Santa Cruz, la basilique de la Vierge dominant la falaise, estompés dans la brume tiède qui s'élevait de la mer. Les quais étaient encombrés de bateaux et de nombreux autres stationnaient aux avant-ports et même à l'extérieur dans l'attente d'une place pour décharger leur cargaison métropolitaine puis repartir avec du vin, des fruits ou des céréales. Le port habituellement véritable fourmilière était immobile. D'immenses croix de Lorraine assorties de non moins imposants "Vive De Gaulle Algérie Française" avaient été peints en noir sur les jetées. Malgré quelques promeneurs le coin restait paisible. Martine et Gilbert devisaient doucement, finissant de faire leur découverte, de leur famille, de leur enfance, chacun cernant la silhouette de l'autre ; Gilbert gagnait le prestige du voyageur, ayant séjourné plusieurs années en France et en Allemagne, et de sa profession indépendante ; Martine attirante comme un sou neuf, il devinait à chaque mot qu'elle n'avait jamais servi, et les perspectives compliquées d'une relation affective.
D'en haut on entendit un vrombissement. Trois chasseurs se livraient dans le ciel à des passages à basse altitude pour avertir la foule. Peu après haut dans le ciel, ils aperçurent la Caravelle présidentielle couper l'azur éclatant du soleil couchant, piquant vers le large. Majestueusement, elle était escortée à distance par une escadrille de chasseurs.
A l'intérieur, la tête et les oreilles saturées du tumulte et du délire fanatiques de ces Français, de Gaulle et son staff regagnaient la mère patrie, prenaient de la distance. Charles, inconfortablement calé dans un fauteuil d'avion toujours trop petit pour lui, malgré qu'on eut enlevé une rangée, se laissait aller au silence et à la méditation respectés par son entourage.
Après les tempêtes déchaînées des foules hurlantes qu'il avait dominées du haut des tribunes trois jours durant, il se sentait las. Il n'avait plus de plaisir à cette heure à dompter les lions à la force du poignet. Cette réception lui avait rappelé 1945, quand il parcourait la France, et les Champs Elysées à la Libération. Encore une fois maintenant, il se retrouvait seul à pouvoir tracer une route au milieu d'incapables et de dévoyés d'un côté comme de l'autre de la mer. Cette anarchie, cette révolution grondante et folle risquait de tout faire basculer. Ses hommes avaient bien manuvré pour le faire reconnaître à nouveau. Lui même avait eu des nerfs d'acier résistant jusqu'à la dernière limite à toutes les sollicitations, jusqu'à ce que la marmite fut à point, avant une catastrophe. Les factions avaient mené la France dans une impasse ; la dégradation du pouvoir, les intérêts personnels des gens de partis avaient pris le pas sur les exigences supérieures de la Nation. Il fallait tout rétablir pour la grandeur de la patrie vis-à-vis de l'étranger. L'Algérie, bien qu'importante, restait secondaire. Elle n'était pas vitale pour le pays. D'abord, il fallait remonter les cadres, transformer les institutions pour pouvoir gouverner, avec De Gaulle d'abord, sans lui plus tard. Là était le plus grand devoir. Une fois établie la nouvelle Constitution dont il travaillait les arcanes depuis un lustre, alors il réglerait les problèmes un à un. En premier lieu il fallait qu'il assoit son autorité. Il n'était pas là pour palabrer longtemps. Afin d'agir il lui fallait les mains libres, se débarrasser de tout ce fatras de l'ancienne Assemblée Nationale et des partis. Il avait obtenu à peu près les moyens dont il avait besoin : la loi constitutionnelle pour la France, les pleins pouvoirs pour l'Algérie. Avec un brin d'astuce, d'autorité et de grandeur, il savait qu'il pourrait diriger son monde. Point trop n'en fallait dire. Il savait lui, le chemin, la porte étroite de la résurrection : il connaissait les sacrifices qu'il faudrait imposer, irrémédiablement.
La France ne pouvait s'offrir l'opulence, dans une Europe dangereuse et un monde menaçant, de traîner encore longtemps le boulet de l'Algérie. Il avait été touché, ébranlé par l'ampleur des manifestations, par la pression exercée sur De Gaulle par ces foules fanatisées pour la sauver. Mais son destin était scellé, elle avait pris une direction irréversible dès 1947 quand ces diables de Français d'Algérie avaient fait échouer les réformes du droit de vote, rejetant ses avertissements de 1943 quand il avait déjà souffert lui, là, à Alger. A l'époque on aurait pu amorcer un virage d'assimilation dans la lignée de la constitution demandée par Messali Hadj ; maintenant, quelle qu'en fut la sauce, il fallait passer par une compromission avec le FLN sinon le chancre ne guérirait jamais, ni en Algérie ni en France.
Il ne pouvait être envisageable de donner la pleine nationalité aux dix millions d'Algériens. On n'en sortirait plus! L'idée l'avait bien effleuré d'en créer lui, une autre, algérienne à la française, mais après quelques minutes de réflexion, il avait jugé l'idée attirante mais par trop difficile, trop inconnue, trop longue à imposer, encore une nouvelle aventure insondable. On n'avait pas le temps. Il aurait non pas un million de Français, non pas neuf millions d'Algériens, mais dix millions d'étrangers à convaincre, sans préjuger de l'opinion internationale toujours prompte à gêner. Il s'en tiendrait à son idée première. Les alternatives étaient simples : « l'intégration » des Algériens dans un statut communautaire particulier avec la France, l'association - avec l'idée d'une entité de la nation algérienne nouvelle à encourager , ou la sécession - sèche. La décolonisation était inscrite dans l'histoire. Elle serait douloureuse, elle l'avait été, elle le serait encore, il fallait en prendre son parti. On ne ferait pas d'omelette sans casser des oeufs, c'était le bon sens! Avant tout, l'hexagone. Devant la fureur il avait été contraint de biaiser. Il avait été contraint, par l'échauffement des esprits et l'état des chefs acquis à lassimilation, de tergiverser. Il agirait avec circonspection pour conseiller la deuxième solution qui pouvait satisfaire les deux communautés devenues sensées.
N'ayant pu les heurter de front par la passion explosive des Pieds-noirs, il se donnait un an pour les ramener progressivement dans le droit chemin. C'était la durée de l'état de grâce dont il escomptait pouvoir bénéficier sur sa lancée triomphale en Algérie. En premier lieu il devait introduire ses hommes, imposer son autorité, puis faire appliquer derechef ses décisions. Déjà, il avait écarté Soustelle, doucement, mais sans ambages. Il avait remis à sa place le petit Delbecque qui s'autorisait des privautés sous prétexte qu'il avait mis le pied à l'étrier à De Gaulle. D'Oran il avait envoyé à Salan, Délégué Général et Commandant en chef, une lettre lui enjoignant de se détacher des Comités de Salut Public, le civil et le militaire ne devant pas interférer même si, dans le passé, cela avait été une bonne initiative pour maîtriser l'aventure. Salan était impénétrable. A ce jour il avait navigué avec intelligence, se gardant de droite comme de gauche pour rester en tête du courant. Delbecque lui avait dit que c'était grâce à son premier "Vive De Gaulle" que la foule algéroise s'était entichée de lui. Ils avaient toujours besoin de célébrer quelqu'un ! Giraud à l'époque, maintenant de Gaulle et Soustelle ! Il donnerait sa chance à Salan, mais les choses étant ce qu'elles étaient, il ne pourrait tolérer le moindre écart à ses directives. L'heure n'était plus aux hésitations, mais aux décisions. Il était fatigué. Sa tête bascula lentement ; il fit un somme entre Charybde et Scylla, pendant qu'on baissait encore la voix derrière lui. Inconscients, Martine et Gilbert, campés sur ce bout de terre algérienne baigné par la mer colorée du soleil couchant, regardaient s'éloigner à l'horizon l'avion qui emportait l'ordonnateur du destin de leur pays natal et de leur avenir. Ils se retrouvèrent le dimanche pour une sortie groupée au cinéma. Dans le noir, le cur battant après de longues hésitations, il chercha sa main qu'elle ne retira pas après l'avoir regardé quelques secondes. Elle lavait fine et très douce, des ongles longs réguliers. Il la caressa délicatement entre les deux siennes, la gardant un long moment. Il la raccompagna sans rien de plus, mais l'invita pour la séance inaugurale d'été du Théâtre de Verdure avec Jacques Brel.
C'était le début de l'été, avant la grande migration dans quelques jours, vers les plages, dès la scolarité terminée. La nuit était splendide, légèrement fraîche. Le Théâtre de Verdure avait été aménagé trois ans plus tôt sur les glacis qui flanquaient le Lycée Lamoricière côté mer, sous le jardin d'enfants du Petit Vichy au flanc du coteau dominant le port. Gilbert y allait pour la première fois. Il se rappelait les terrains vagues boutonneux sur lesquels, gamin, il venait jouer ou se battre dix ans plus tôt. Deux ou trois terre-pleins goudronnés y avaient été aménagés en escalier, garnis de chaises pliantes en fer et bois, dures aux fesses sauf à ceux qui apportaient leur coussin. Les parterres étaient cernés de bosquets taillés, isolant chaque hémicycle ; une scène en dur relativement sommaire, avec quelques arcades, terminait le frontispice. Situé dans la cuvette formée entre le boulevard Front de mer et la Rampe Vallès qui le dominaient, le Théâtre était d'une contenance restreinte : quelques centaines de privilégiés se disputaient les places assises louées. Mais accrochés le long des pentes abruptes, agglutinés sur les voies et les parapets, presque aux premières loges, quatre ou cinq fois plus de spectateurs profitaient du spectacle et de la sonorisation gratis d'un peu plus loin certes, mais avec une vue panoramique sur la nuit étoilée, la mer et la scène. Certains apportaient des sièges de camping, ou les plus voisins ceux de leur salle à manger ; on s'installait quelques heures avant pour avoir le premier rang. La tension et le brouhaha montaient crescendo jusqu'à l'arrivée des artistes dont le tour de chant ou le numéro était ponctué d'ovations ou de sifflets d'autant plus mérités qu'ils étaient gratuits. L'ambiance était réputée et les grands artistes repartaient d'Oran avec une expérience unique d'une sorte de corrida intense contre ou avec un public aficionado qu'on ne grugeait pas, aux manifestations sincères et généreuses.
Beaucoup étaient tellement conquis qu'ils acceptaient quatre et cinq rappels amicaux pour le plaisir de la communication exceptionnelle qu'ils trouvaient dans ce plateau populaire et sans façon. Quand tout le monde se séparait à regrets, le quart des voitures de la ville s'égayait dans un vrombissement de ruche qui mettait la cité en émoi, occasionnant une circulation impossible dans les rues engorgées par le stationnement anarchique. C'était la première fois que Gilbert et Martine entendaient Brel et ils furent gagnés par le poète et sa voix gutturale qu'il sortait des tripes et du cur. Gilbert resta marqué par la tristesse de l'amour désespéré de la chanson "Ne me quitte pas". Quand il raccompagna Martine chez elle, il arrêta la voiture à l'angle d'une rue sombre pour parler de la force des chansons. Profitant de la pénombre complice et de la rémanence de la brillante soirée, il prit sa main dans les siennes, la porta à ses lèvres ; puis, s'enhardissant, il se pencha vers elle, approchant son visage du sien et délicatement l'embrassa sur la joue, puis effleura ses lèvres et y posa un léger baiser. Elle ne résista pas ; elle n'eut d'autre réaction que de fermer les yeux et de se laisser embrasser sans remuer les lèvres, ni desserrer les mâchoires. Gilbert était subjugué par la douceur de sa peau et le parfum suave qu'exhalait son corps. De sa bouche affleurait un souffle pur, tiède, intime. Ses lèvres étaient fines, délicates comme des pétales de roses. Elle le ramena à la réalité en le pressant : "Il faut que je rentre". - " Je peux venir vous prendre dimanche pour aller au restaurant," Elle accepta ce nouveau rendez-vous sans hésitation. II la surveilla sans sortir pendant qu'elle regagnait la maison, car elle ne voulait pas être vue des voisins en compagnie d'un garçon, qui ne manqueraient pas d'en faire la réflexion à son père. Gilbert sétait enflammé. Cette jeune fille avait une féminité exacerbée. Tout en elle était léger et sensuel. Elle n'avait pas réagi à son baiser, ni pour ni contre ; mais elle avait acquiescé sans équivoque à leur nouvelle rencontre, d'un élan naturel. C'était favorable, de bon augure, il avait le ticket! Martine était inquiète et se dépêchait. Pourvu que son père ne fut pas encore arrivé! II convoyait un train de nuit et ne manquerait pas d'exploser s'il se rendait compte qu'elle sortait seule le soir. Sa mère était complice par force ; elle avait revendiqué le droit d'avoir des amis de son âge et de sortir en groupe pour les spectacles de la saison d'été. Il n'était pas question qu'elle fasse la nounou avec les cousins comme l'année précédente alors que la plupart de ses amies étaient bien plus libres et se divertissaient. Maintenant elle travaillait sérieusement et même s'il fallait tenir tête à son père, seule, elle était décidée à se libérer de sa garde et à se faire des relations. Gilbert était aimable, attentionné, il s'occupait d'elle au milieu du groupe, prenait garde à ce qu'elle ne soit pas isolée dans les clans habituels. Il avait des velléités amoureuses auxquelles elle ne savait par quelle attitude répondre. Au début, elle avait pensé qu'il serait plus un camarade dans le groupe de copains, mais en réalité, ses amis étaient âgés et engagés dans les perspectives de rangements amoureux ; l'ambiance n'était pas celle des jeux anodins qu'elle connaissait et attendait.
Il lui avait pris la main sans brusquerie au cinéma. Puis maintenant, il l'avait embrassée ; cela ne faisait pas un mois qu'ils se connaissaient. Elle ne savait pas comment réagir parce qu'il était doux et craintif. Il osait, mais en tremblant, et autant elle était décidée à ne rien accorder avant, autant elle se sentait paralysée par les manières et la déférence avec lesquelles il l'avait caressée. En plus il mettait beaucoup de sentiment dans ses propos. Il parlait avec passion des choses qu'ils voyaient ensemble ; après chacune des représentations. Que ce fut à la manifestation de De Gaulle, pour les films ou pour les chansons de Brel, il en discutait à chaque fois avec elle, faisant apparaître des aspects originaux et intelligents des spectacles. Quand il. était près d'elle elle sentait bien que derrière sa politesse il la regardait comme une femme, qu'il voulait la toucher, mais qu'il réfrénait ses désirs. Elle ressentait des sentiments à son égard, mais elle ne pouvait, elle ne devait pas se laisser aller à entrer dans ce jeu amoureux. Vers quoi cela les entraînerait-il ? Cela faisait à peine trois semaines qu'ils avaient lié connaissance et déjà elle ne faisait que penser à travers lui. Comment s'habillerait-elle aujourd'hui? Comment la trouverait-il? D'un côté elle rejetait son influence, de l'autre elle était attirée par son jugement et son regard posé sur elle. Elle était très sensible au reflet qu'il percevait d'elle et elle restait soucieuse qu'il reçoive un écho fidèle d'elle-même, de ce qu'elle était vraiment.
Il l'attirait. Sa haute stature, sa démarche lente et féline, ses cheveux blonds, ses yeux clairs changeants, son regard chargé de... désir caché, et son sérieux l'appelaient. C'était la première fois qu'on l'embrassait comme cela. Les deux autres embrassades qu'elle avait accordées dans son existence avaient été rapides et brutales. Là, il l'avait, comment dire, couvée. Cela avait été comme une caresse langoureuse, une sucrerie fondante. Elle était contractée par peur de l'inconnu et aussi à cause de l'heure tardive. Surprise, il l'avait à peine effleurée, un baiser sur la joue, puis plus appuyé du bout des lèvres sur les siennes. C'était presque un soupir et elle n'avait pas été effarouchée elle, si craintive habituellement. Elle avait ôté ses souliers pour monter les étages ( l'ascenseur aurait fait trop de bruit). Elle mit doucement la clé dans 1a serrure et entra furtivement. Elle vit tout de suite que son père n'était pas là, qu'il avait du retard ; sa mère anxieuse, curieuse ne dormait pas et attendait pour la narration. La pauvre ne sortait jamais et il était coutume de lui raconter par le menu tous les évènements ou les spectacles auxquels Denise ou elle assistaient. Il y avait les satisfactions de la narration enjolivée, de l'exagération des évènements pour le plaisir de connivence. D'abord elle alla se déshabiller, puis vint se coucher dans le lit maternel ; elle se servit des expressions de Gilbert pour raconter sa soirée, omettant la conclusion personnelle. Le samedi elle se fit beaucoup de souci car ce dimanche était jour de repos pour son père et elle ne l'avait pas encore avisé qu'elle allait sortir. Lui n'était au courant de rien, alors que Denise et sa mère étaient dans la confidence du rapprochement de Gilbert et d'elle. Elle choisit une excuse valable d'une invitation de sa collègue de bureau Prisca Patropoulos et réfléchit à son enrobement.
A onze heures le dimanche, ils se retrouvèrent en ville. Gilbert annonça que plusieurs amis ne pouvant aller au restaurant, ils les retrouveraient directement au cinéma ; il avait réservé une table pour deux au Parc Sauveur sur la corniche. Elle ne fit aucune difficulté à ce changement de programme. Après avoir fait un ou deux tours en voiture dans la ville pour s'imprégner de l'ambiance dominicale, ils prirent le chemin de la corniche, s'arrêtant en chemin pour contempler la mer ou la ville depuis la côte. Il faisait très beau. Gilbert roulait à petite allure, à la promenade, savourant la lumière claire de la matinée. Ils firent halte près du Fort de Mers El-Kébir d'où on apercevait toute la ville, étagée, blottie entre la mer bleue plus foncée et le ciel lumineux; puis en haut du virage de l'Escargot, un promontoire vertical et abrupt semblable à une proue de navire, donnait l'impression d'être sur la passerelle d'un immense bateau. On embrassait tout l'horizon, toute la mer changeante, houleuse à droite, tempérée à gauche, avec la ligne des plages successives jusqu'au village d' Aïn-el Turck et même, par très beau temps, jusqu'au phare du Cap Falcon.
Le restaurant du Parc Sauveur se trouvait au milieu des virages de la corniche, dans la partie étroite de la route suspendue au bord de la falaise. L'endroit était délicat car il fallait couper la route sans voir arriver les voitures et il fallait se garer avec précision soit au ras de la montagne soit au bord du gouffre. Une sorte de sentier mal équarri cheminait au flanc de la paroi abrupte pour aboutir à un petit terre-plein dominant une crique ombrée où l'eau verte et calme, translucide comme une grotte de Capri, venait battre avec des sourires ou des sanglots infinis suivant le temps. C'était un endroit secret et pittoresque, peu connu de la multitude, où il n'y avait place que pour quatre ou cinq groupes. On y mangeait sur des tables de fer recouvertes par des toiles cirées, mal assis sur des chaises de bistrot branlantes, au milieu d'une lumière féerique suivant l'ombre ou le soleil qui s'y succédaient. On y dégustait des crustacés et des mollusques sortis tout frais du vivier dans la mer, ou du poisson ramené à la minute par des barques de pêcheur qui accostaient deux mètres plus bas. Gilbert y était allé quelques années plus tôt une seule fois avec son père; Martine ne le connaissait pas. Elle choisit un plateau royal de coquillages, moins prisés par Gilbert qui entama une friture de petits rougets, avant une douzaine de grosses langoustines grillées qu'on brûla vives. Suprême luxe, ils s'offrirent un Gewürztraminer qui enchanta Martine pour la première fois. Ce fut repus et conquis qu'ils reprirent à regret la route trois heures plus tard dans la chaleur. Sans se presser bercés par la musique de la radio, ils dépassèrent Aïn-el-Turck et empruntèrent la route des plages jusqu'à celle de Bou-Sfer. Il y avait beaucoup de monde sur le sable par ce beau temps et les bas-côtés étaient comme de coutume encombrés de voitures abandonnées au hasard. Gilbert continua par la route étroite des Andalouses et aperçut dans un détour très en contrebas une petite plage déserte. Il s'arrêta et ils mirent pied à terre. La plage minuscule était inaccessible, enfoncée dans l'escarpement de la côte. Un embryon de sentier semblait y descendre, mais donnait à première vue dans l'à pic. Il y avait en bas un petit garage à bateaux avec deux rails en bois qui glissaient vers la mer. L'endroit lui plut par son côté intouchable et pourtant à portée de main, tentateur mais inviolable. Il pensa risquer la descente mais il n'était pas attifé pour ce sport et il ne pouvait la laisser seule. Sur le chemin du retour, en conduisant, il prit sa main qu'il posa sur son genou. Ils parlèrent surtout de la situation politique et des évènements d'Algérie. Ils arrivèrent un peu en retard pour la séance et se firent chahuter par la compagnie complice. Au milieu du film il lui prit encore sa main qu'elle abandonna. A plusieurs reprises au cours de l'action, elle lui serra nerveusement la sienne, le faisant participer à son émotion. A la sortie il était presque huit heures moins le quart, elle demanda à rentrer rapidement à cause de son père qui l'attendait. Gilbert emprunta le boulevard du lycée et la rampe Vallès, puis la route du port. Sans rien annoncer il s'arrêta le long de cette voie obscure sillonnée par les voitures qui la montaient ou la descendaient en trombe. II serra le frein, éteignit les lumières et mit son bras autour des épaules de Martine, l'attirant à lui doucement. Il respira ses cheveux, chatouilla de son grand nez le duvet entourant l'oreille, puis la nuque, sans qu'elle ne réagisse. Alors il la serra un peu plus vers lui et l'embrassa dans le cou, derrière l'oreille, sur la joue, se rapprochant de sa bouche. Il respirait à plein nez son odeur si parfumée. Il embrassa à petits coups la commissure des lèvres et enfin, elle tourna légèrement la tête en fermant les yeux pour qu'il puisse l'embrasser. Il la serra encore un peu plus sur lui malgré sa raideur et tordant et allongeant le cou, il appuya ses lèvres contre les siennes. Comme elle les gardait fermées, il força entre les lèvres glissant sa langue, essayant de trouver un passage entre les dents. Enfin elle les desserra à peine et Gilbert se blessant sur ses incisives qu'elle avait parfaites, blanches et tranchantes, lutta pour pénétrer sa bouche. Elle résistait et le mordit deux fois avant qu'il arrivât à toucher sa petite langue tiède et humide. Sa résistance l'énervait et en même temps l'excitait. Que voulait-elle? Était-elle réellement si gourde? Il ouvrait les yeux à la dérobée, la regardant dans la lumière rapide des phares. Elle avait l'air vraiment très jeune ; il sentit qu'elle ne savait pas elle-même ce qu'elle voulait. Pourtant, elle était là, fragile comme une fleur exquise, mais dangereuse. Il la relâcha, il était temps de la ramener. Il lui demanda : "Pensez-vous qu'on puisse se tutoyer à partir de maintenant?" Elle mit un long moment avant de répondre : "J'ai beaucoup de mal à dire Tu, j'y arrive très difficilement ; même mon beau-frère, je n'ai pas pu !". - "Cela ne fait rien, je commencerai et vous suivrez plus tard." A l'angle de la rue, hésitant, il lui proposa de l'attendre le lendemain après-midi à la sortie du bureau. Elle fut d'accord pour qu'ils se retrouvent devant la cathédrale avec la voiture. Il embrassa la paume de sa main avant qu'elle ne s'en aille.
En allant rejoindre Henri et Denis à la Brasserie de Provence, il était joyeux et fâché. Il avançait avec elle, mais de toute évidence, elle était pucelle : bonjour les dégâts! Normalement, il devait respecter les règles de sécurité de ses principes de solitude : il devait rompre ; il devrait s'éloigner de ce piège avant d'aller plus loin. C'était connu que les mineures et les pucelles attiraient les ennuis et qu'on ne pouvait s'en dépêtrer. Quoi faire ? Casser maintenant, si tôt ? Attendre deux ans qu'elle change d'état ? Rester seul ? Chercher ailleurs... Il essaierait; mais elle était très tentante, avec sa jolie frimousse, son corps de nymphe et sa résistance innocente qu'il arrivait peu à peu à vaincre. Après avoir dîné, il laissa ses amis retourner à la séance de nuit ; une fois garée la voiture, il rentra à la maison par les rues désertes. Il parcourut quelques revues avant de se coucher et tomba en arrêt sur un article dans Paris Match relatant les manifestations d'Algérie. Le journaliste appuyait sur la cassure entre les communautés et concluait que le divorce dans les mentalités réciproques était rédhibitoire en dépit du treize Mai qui ne serait qu'un feu de paille et quil ramenait à un défilé. Gilbert fut écuré car lui avait vu et senti la sincérité et le désir profond de la population de trouver un modus vivendi. Il rédigea un plaidoyer enflammé et raisonné sur ce que pensaient profondément les Algériens dans leur majorité, se prenant finalement en exemple : petit commerçant de la quatrième génération née au milieu des Arabes, il était impensable que les amitiés et la tolérance forgées au fil des siècles ne finissent par l'emporter pour ériger une nouvelle Algérie égalitaire comme le Général l'avait annoncé. Il finissait de taper son message quand Henri rentra. Il eut juste le temps de cacher sa rédaction afin d'éviter les éventuels quolibets qu'aurait déclenché une lecture indiscrète. Le lendemain il l'envoya en accusé de réception au journaliste avec prière d'insérer. Pendant plusieurs semaines il attendit en vain une parution, et cette péripétie sombra dans l'oubli. Toute la semaine Gilbert rangea la voiture près de la Cathédrale. Martine à qui il avait donné une clé s'y installait pour l'attendre, car il lui était difficile de gagner sur son horaire. Il n'avait pu se résoudre à s'éloigner d'elle et presque chaque soir, ils allaient sur la route du port se mettre dans la file des amoureux transis qui n'avaient d'autre fortune que leur voiture et cette route déserte et fréquentée pour leur intimité. Pendant une petite heure ils restaient ensemble et s'embrassaient dans le noir, éclairés brutalement par les phares des véhicules remontant ou descendant vers le port. Ses baisers devenaient plus fougueux et sauvages et elle y répondait maintenant. Il commençait à s'affoler et louchait sur sa poitrine qu'il effleurait par dessus la robe en se penchant sur elle. Elle se démaquillait la bouche avant de la repeindre avec soin après la séance. Elle non plus, malgré ses alertes, ne pouvait plus mettre fin à leurs rencontres malgré l'allure sensuelle qu'elles prenaient de plus en plus. Elle était gagnée par son trouble et découvrait avec une certaine curiosité le plaisir des sens qu'elle avait toujours réprimé jusqu'alors. Elle se laissait aller à s'en remettre à lui qui agissait avec tact et douceur, ne forçant jamais les choses dès qu'elle rechignait. Elle se sentait assez forte pour savoir qu'elle ne le laisserait pas exagérer. Elle le tutoyait facilement finalement.
Chapitre 17 : Un amour hasardeux.
Ils convinrent d'aller seuls à la plage le dimanche, après un restaurant. Gilbert prépara une couverture de bain et un parasol. Après s'être restaurés dans un troquet minable du Cap Falcon, il se dirigea en secret vers la petite plage mystérieuse qu'il avait remarquée. Il y avait sur cette route peu de monde. Son isolement propice au flirt laguichait. Sur place elle s'offusqua quand il voulut y descendre, cétait impraticable. On pouvait très bien retourner en dix minutes à Bomo-Plage. Gilbert refusait, ils n'auraient que quelques mètres carrés de sable au milieu de la foule et la seule possibilité de placer la voiture en double file. Pour elle là, c'était trop désert et elle ne se risquerait jamais à tenter une descente impossible. Elle s'emporta contre lui, car il voulait absolument essayer, alors qu'elle refusait d'emblée cette équipée. Si bien qu'il la laissa, énervé mais ébranlé, s'obstinant cependant à vouloir étudier le site. Il lui dit de s'enfermer et s'engagea sur la falaise avec précaution ; il n'y avait qu'une trentaine de mètres de dénivelé. L'escarpement aboutissait à un reste descalier effondré au milieu de sa hauteur et condamnait laccès. Il fallait renoncer. En reprenant l'escalade il observa les flancs de la falaise et remarqua que sur le côté opposé, le cap qui se jetait dans la mer s'effaçait dans l'eau en pente plus douce. Si on arrivait à l'atteindre cela pourrait peut-être marcher. Il remonta, passa sans un mot devant Martine qui rongeait son frein dans la chaleur de la voiture, et disparut à nouveau. Il s'engagea sur la pente raide, des cailloux roulants sous ses pieds, s'aidant des mains et du derrière. Il atteignit enfin une partie plus facile près de la berge. Lui aurait pu sauter et latteindre mais elle en serait incapable. Il allait remonter quand il aperçut de lautre côté du promontoire, une sente à peine tracée qui rejoignait la plage. Il la suivit en sens inverse et presque sans difficulté se retrouva à une centaine de mètres de la voiture. Il revint vers Martine étonnée de le voir surgir par là et lui assura triomphalement qu'il avait trouvé le chemin du paradis! Sceptique et pincée, elle sortit pendant qu'il se chargeait du bataclan et ils entamèrent la descente. Lui devant, indiquait les prises de pied, lui donnant la main pour franchir les endroits délicats ; elle pestait, mais elle avançait et ils atteignirent enfin les rochers près du rivage ; sautant d'un mètre il tomba dans le sable doré. Il la prit sur son dos et la transporta légèrement. Gilbert exultait : il l'avait sa plage magique, il avait forcé son isolement, il avait percé son secret! Le bout de sable faisait une trentaine de mètres de longueur, une quinzaine en profondeur. Il y avait de nombreux débris, mais certainement pas pire que sur les autres plages. II se dégageait du lieu comme une préciosité, une préservation qui ravissaient Gilbert. C'était une sorte d'île déserte où Robinson atterrissait avec sa dulcinée pour une escapade d'amour! Il disposa l'alaise sur le sable, orienta le parasol et entreprit de se déshabiller, son maillot étant déjà sur lui. Il apparut dans sa jeune nudité, élancé, mince et musclé, nerveux et harmonieux, rival de David. Boudeuse ou prude, Martine ne se décidait pas à ôter sa robe, il s'éloigna pour tâter l'eau et fit le tour du propriétaire ; l'abri à bateau était délabré, une barque éventrée pourrissait à l'intérieur. Il revint et la trouva assise en tenue de bain, les genoux entre les bras, les yeux perdus, face au large. Elle portait un maillot deux pièces à fleurs multicolores ; le soutien-gorge à armature, sans bretelle, dissimulait largement la poitrine, la comprimant et la marquant dans sa rondeur. Elle était fine et bien proportionnée, les hanches et les cuisses rondes et bien galbées, la taille marquée, le ventre plat ; un léger duvet le garnissait et disparaissait sous le slip. Ainsi recroquevillée, elle faisait encore plus virginale et fragile. Ils étaient gênés l'un et l'autre de se retrouver dans le plus simple appareil. Pour la dérider, mû par une soudaine impulsion, il se mit à imiter Laurel et Hardy, comme quand il était enfant et qu'il distrayait le jeune Paul. Il connaissait bien les mimiques, les faciès et les grimaces des deux clowns pour les avoir vus au cours de son enfance avec les Pathé Baby ou de multiples fois lors des rembobinages des films en location. Il réussissait très bien leur accent anglais et la stupidité d'Hardy était son grand succès. Il se mit à raconter et mimer une histoire à dormir debout et au bout de cinq minutes, elle était pliée en deux, riant aux larmes. Il alternait les deux personnages se prenant au jeu, forçant l'air bête et borné de Hardy cherchant à rassembler ses esprits, la gravité et la malignité de Laurel et ses déconvenues coléreuses. Elle n'en pouvait plus de rire et avait mal aux côtes, son rimmel en était fort humilié.
Il continuait, heureux de son succès, jusqu'à ce qu'elle hoqueta : "Ca suffit, ça suffit!" en s'essuyant délicatement les yeux. Alors il gambada vers la mer avec l'allure de Charlot, termina en faisant une cabriole et atterrit assis dans l'eau, joyeux comme un enfant qui a fait une bonne farce. Il revint vers elle qui ne s'en remettait pas et riait encore. Ils se baignèrent, mais il ne put la chahuter comme il aurait voulu car elle ne voulait pas mettre la tête dans l'eau à cause de sa coiffure. Il se contenta de l'attirer au large, lui faisant perdre pied la contraignant à s'agripper à lui. Il en profita pour la toucher un peu partout, l'asseyant sur ses genoux, lui volant un baiser, caressant ses hanches dans l'eau, faisant légèrement glisser le soutien-gorge pour voir les seins jusqu'à ce qu'il ne puisse plus se contrôler. Voyant sa mine, elle revint au rivage où il la sécha doucement, passant l'éponge sur son dos et ses jambes. Il disposa le drap de bain, orienta et enfonça profondément le parasol pour former un abri invisible et s'allongeant dessous, l'attira près de lui silencieusement. Elle mit sa tête sur son bras et il l'enlaça pour l'embrasser, serrant peu à peu son corps frémissant contre lui, caressant de son genou ses cuisses si douces mais fermées. Il l'embrassait presque brutalement, se frottant de plus en plus ouvertement contre elle, s'excitant, la respiration courte jusqu'à ce que, finalement, n'en pouvant plus de se retenir, il explosa longuement. Confus, gêné, il n'osait plus bouger et rougissait, ne sachant quelle contenance prendre. Il ne savait pas si elle avait compris, car elle ne remuait pas, les yeux fermés. A la fin, délicatement, il se dégagea d'elle sans un mot et rentra lentement d'un air faussement décontracté dans la mer rafraîchissante où il s'ébattit. Il revint en souriant d'un air complice qu'elle ne releva pas. Elle aussi avait senti le désir et son impatience, mais sur ses gardes, elle percevait qu'il ne ferait aucune tentative déplacée qu'elle aurait mal reçue. Curieuse de ses sensations dans les bras d'un homme, et des siennes, elle était un peu effarouchée, mais en même temps satisfaite de provoquer et de ressentir les effusions que sa sur mariée lui avait décrites en les effleurant seulement. Elle rentrait dans le clan des grands. C'était ça le fruit défendu ! Il l'embrassait, provoquant sa langue. Elle admettait d'accueillir la sienne, ce qui était curieux et pas désagréable, mais pas de la lui donner. Il la caressait maintenant dans le dos la faisant frissonner, et ses jambes aux poils blonds chatouillaient ses cuisses pressant ostensiblement son ventre. Elle sentit avec un certain saisissement son sexe rigide sur sa cuisse, mais évita de se placer au contact précis qu'il cherchait. Elle savait par la fréquentation de ses cousins quand ils étaient ensemble en vacances ce qu'était une carte de France, comme disaient ses parents, et le mécanisme masculin qui la provoquait et voilà qu'elle était en plein dedans, elle avait senti le phénomène et son déclenchement à répétition sans qu'il s'éloigne, il restait paralysé. Elle surprise et presque amusée. Devait-elle faire ou dire quelque chose? Il était assez grand pour se débrouiller ! Enfin il la desserra, rouge comme un coquelicot et sans la regarder alla se baigner dans la mer fort utile. Il revint tout sourire, mais elle ne voulut pas entrer dans sa connivence. Le ciel rougeoyait, le soleil baissait doucement à l'horizon. Ils plièrent bagages en remarquant avec bonne humeur qu'ils avaient pris un coup de soleil à la plante des pieds...
Les soirs suivants Gilbert, mal à l'aise dans le va-et-vient des voitures circulant sur la route du port, rôda le long des installations portuaires qu'il connaissait plus ou moins, recherchant un lieu plus propice pour leurs embrassades. Il trouva finalement, près de la Gare Maritime un coin suffisamment désert et rapide d'accès, entre les voies de chemin de fer et les cadres et containers en cours de transbordement. Les grilles dentrée rouillées et bloquées étaient à l'évidence inemployées, donc ils ne risquaient pas de se faire enfermer. Non loin de la route à l'ombre d'un wagon, dans la voiture, portières verrouillées pour éviter une surprise des vagabonds qui hantaient le port la nuit venue, ils trouvèrent un isolement favorable à un meilleur relâchement. Peu à peu ils se laissaient aller au dérèglement s'excitant sensuellement, développant leur registre. D'un accord tacite il apparaissait qu'il ne la violerait pas et donc qu'ils pouvaient se donner un certain plaisir, lui pensant que c'était toujours bon à prendre, elle que ce cheminement n'était finalement pas exhaustif d'un autre appât plus moral. Au fil des jours ils finirent par aller très loin dans leurs caresses. Il obtint de dégrafer le soutien-gorge et de caresser ses seins qui l'avaient tant affolé et dont il avait rêvé. Ils étaient parfaits et tenaient leur promesse, sans manque ni excès, d'un dessin sans défaut. Puis il l'amena à le toucher pour le soulager quand il n'en pouvait plus. Ensuite avec l'été, les robes légères, l'absence de bas, il put caresser ses cuisses et effleurer la soie de son ventre. Il était persévérant et ne relâchait pas son désir, malgré que souvent il se traitait de ballot. Il jouait un coup tordu avec cette novice ; l'idéal pour lui avec ses idées de ne jamais se lier ( liaison = devoir = prison ), aurait été de rechercher une femme mariée, une vieille de trente-cinq ans si possible, qui lui aurait appris la vie. Il évitait de penser à Élisabeth à qui il écrivait cependant une fois par mois des lettres anodines. Sa détermination était ferme, il était trop jeune pour se marier et, en son for intérieur, il savait que sa propension au malheur le conduirait à faire celui d'une femme. Il voulait être sans attache, libre de partir ou de disparaître en n'importe quelle circonstance. A d'autres moments il pensait qu'il pouvait être possible d'initier la pucelle, qu'il n'était pas son gardien, que cela se faisait couramment, c'était la vie, et qu'il fallait bien commencer un jour ou l'autre d'une manière ou d'une autre. Elle était libre et il ne la forçait pas ; malgré la souffrance de ces jouissances tronquées, il restait preneur. Par instants il jugeait fou son comportement, ce processus ne pouvant mener qu'à une désillusion cruelle pour tous les deux et surtout pour elle. Lui était destiné à souffrir, mais Martine ? Avait-il le droit de l'entraîner dans une découverte sexuelle qu'elle ne pourrait dissocier des sentiments amoureux ? Il recommençait l'impasse d'Élisabeth ; à les choisir jeunes, elles s'attachaient ; puis les arômes du mariage les prenaient et venaient empoisonner les rapports, drainaient les remords. Il s'imaginait trop détruit, trop naturellement triste pour envisager de s'allier avec une femme ( bien qu'il rêva souvent d'un amour fou et romanesque). Ce ne serait pas pour tout de suite, il s'accordait, s'il était encore de ce monde, d'y penser à partir de trente-cinq ans. Et pourtant, il était embobiné par cette pucelle qu'il déniaisait avec ferveur.
Martine, elle, malgré son inquiétude, se posait peu de questions. Elle assistait à ce coup de foudre presque passive, comprenant difficilement ce qui lui arrivait. Elle qui avait éliminé impitoyablement plusieurs tentatives de corruption, qui méprisait les quelques camarades qui s'étaient laissées séduire, n'arrivait pas à se ressaisir. Elle était dominée par sa douceur, par la gentillesse et la persuasion qu'il mettait à lui faire découvrir son corps et les fièvres de l'amour. Quand il était près d'elle elle ne pouvait plus refuser ses sollicitations et y prenait maintenant plaisir alors qu'auparavant c'était plus la curiosité qui l'emportait. Depuis qu'il avait touché sa poitrine elle avait ressenti pour la première fois des effluves brûlantes dans tout son corps, alors que ses baisers ne lui avaient presque rien fait. Elle essayait de rester plus insensible, mais elle se laissait prendre aux jeux de l'amour. Une fois, émoustillée, elle n'avait pu refuser le service de sa main qu'il lui demandait, car véritablement il souffrait. Quelle surprise! Elle ne savait pas précisément comment c'était : maintenant, elle voyait! Et ils n'avaient pas encore fêté leur troisième mois! Elle ne se reconnaissait vraiment pas et pourtant elle ne voulait pas couper ces relations passionnées. Il avait donné un sens à sa vie. Malgré ses airs souvent accablés, il était intéressant, attachant, avec certains talents. Gilbert avait fait des photos très belles, il racontait des choses étonnantes, fortes ; il l'avait faite rire comme elle n'avait pas ri depuis son enfance chez sa tante à la ferme avec la ribambelle de cousins. Il ne la brutalisait pas, faisait montre d'une grande patience ; il avait l'air amoureux et suppliant. Dans l'état actuel des choses, elle laisserait faire. Lété commençait et avec lui elle accédait à beaucoup de sorties et de spectacles précédemment impossibles. De toutes façons, il n'avait pas encore dit qu'il renoncerait à se marier avec elle si l'occasion s'en faisait sentir ! Elle pouvait encore laisser venir un peu plus à elle les événements... Elle décida de changer de coiffure, de la raccourcir par une nouvelle coupe d'été. Elle lui fit donc une surprise. Au lieu de la coiffure symétrique à deux volumes, elle choisit une coupe presque à la garçonne, très courte derrière, ronde avec une mèche en frange par devant. Elle acheta une robe jaune safran à gros pois noirs, assez évasée du bas, dénudant les épaules, au tissu fin et presque transparent, doublé d'une crinoline. Elle demanda une matinée de congé spécialement pour aller chez le coiffeur et elle l'agressa à une heure et demie quand il vint la chercher en bas de la maison pour la conduire au bureau. Elle fut satisfaite du résultat quand elle vit les yeux de Gilbert la regarder comme une étrangère avec un nouveau désir évident. Elle fut encore plus satisfaite quand il doubla le discours de ses yeux par des paroles de jalousie dissimulée, lui faisant le reproche d'être trop coquette pour aller au travail à l'étude, faisant allusion aux avocats et aux clients qui lui faisaient des avances. Elle se garda bien de lui dire que les deux maîtres étaient vieux et que c'était à Prisca plus ancienne de recevoir. Le soir ils prirent aussitôt le chemin du port. Il faisait jour tard et Gilbert pour être mieux caché avait changé d'abri, glissant la voiture plus avant entre deux entrepôts devant lesquels stationnait un capharnaüm malpropre de caisses, camions ou cadres. Là, ils étaient invisibles dans le crépuscule tardif, et le soir tombant recouvrait rapidement leur Versailles complice dans ce décor étrange et secret, énamourés, allongés dans la coquille des larges fauteuils inclinés. Alléché par la provocation de Martine, Gilbert mit encore plus de passion dans ses attouchements. Il comprenait obscurément le désir de séduction qu'elle manifestait et il en concluait qu'il était autorisé à développer sa cour. Elle attendait de lui une flamme plus grande, aussi il osa de nouvelles folies. Après les baisers ordinaires, il fit glisser les fines bretelles de la robe, dégrafa son soutien-gorge à balconnets et libéra sa poitrine qu'il caressa avec feu et de l'embrasser malgré la résistance abandonnée de Martine qui se laissait aller à la surprise, non sans un certain remords. Pour la première fois il put satisfaire pleinement l'envie de porter ses lèvres et sa langue sur ses seins, sur ses boutons de rose qui l'avaient provoqué ; il les embrassait, les suçait tour à tour avec douceur et passion les couvant comme un trésor fraîchement découvert et qui était maintenant à sa portée. Martine n'avait jamais ressenti cela. Sa langue sur le bout de ses seins, ses baisers mouillés, ses aspirations d'enfant la rendaient folle. Elle commençait à trembler alors que lui soufflait court et essayait de la pousser sur la large banquette. Elle disait non de la tête, mais elle était ailleurs, en plein désarroi. Il tirait sa jambe, mais elle continuait de dire non les paupières serrées, la tête en arrière, ne comprenant pas ce qui lui arrivait. Alors il remonta sa main sous la jupe doucement caressa les cuisses s'approchant progressivement. Il écarta la culotte avec difficulté et sa main glissa sur les poils plusieurs fois jusqu'à ce qu'un doigt forçant sa contracture arrive à trouver l'ouverture humide. Elle était paralysée, elle pensait non, mais elle ne pouvait dominer le flux d'une envie inconnue. Elle avait des soubresauts incoercibles, elle avait envie qu'il embrasse encore sa poitrine, alors que son doigt maintenant recourbé la rendait folle. Il prit sa main qu'il plaça dans la braguette. Elle serra, c'est tout ce qu'elle pouvait faire pendant que des torrents de lave dévalaient son corps qu'elle ne pouvait plus contrôler. Elle sentit brusquement des spasmes dans sa main qu'elle serra plus fort par réflexe, alors qu'elle même n'arrivait pas à se calmer malgré qu'il s'activa. Il reprit la pointe de son sein et cela lui fit du bien. Elle n'en pouvait plus. Qu'est-ce que c'était ? Que lui avait-il fait ? Elle reprenait peu à peu sa respiration sans pouvoir encore bouger, la main cramponnée et mouillée. Enfin, elle ouvrit les yeux. Il avait posé la tête sur son épaule et la regardait curieusement. Confuse, elle referma les yeux. Sa robe était largement remontée et malgré l'obscurité, on voyait leur négligé et leurs mains, et leurs bras croisés comme un emblème. Elle remua et il se retira. Elle prit des mouchoirs dans la boîte à gants, mais pour lui les dommages étaient irréparables, son pantalon était largement taché. La boîte y passa, mais sans grand résultat.
Ils en souriaient quand soudain la tête d'un Arabe s'encadra dans la fenêtre, cherchant à voir à l'intérieur. Leurs regards se croisèrent et la situation était évidente pour chacun. L' Arabe fit signe de baisser la vitre. Gilbert comme à son habitude, avait verrouillé les portières, mais il était mal engagé de trois quarts face au mur. L'inquiétude et la surprise le submergeait et il repoussa rapidement Martine se préparant à démarrer en trombe. Se ravisant il baissa la vitre d'un centimètre. L' Arabe restait là, courbé, les regardant avec dureté : "Descends! Qu'est ce que tu fais içi?" Gilbert très inquiet : "C'est ma fiancée, on s'en va!" L' Arabe fit non de la tête et recula légèrement. Deux autres Arabes s'approchaient. Gilbert atterré calculait son coup pour démarrer en catastrophe. Il remonta la vitre et dit à Martine : "Baisse-toi quand je vais partir!" Mais les deux autres s'étaient mis de part et d'autre de la voiture. "Tant pis pour eux!" pensa t-il . Au moment il allait mettre le contact, surveillant un Arabe pour l'éviter, il se rapprocha suffisamment pour être vu distinctement. Dans un éclair il reconnut...c'était
c'était Kader! Il lui fit un grand signe de tête. Kader se retourna vers l'Arabe qui avait mis la mains dans une poche et lui fit une mimique indiquant qu'il pouvait les laisser partir. Gilbert sans perdre une seconde, la main contractée, fit longuement démarrer la voiture, forçant le moteur de peur qu'il cale et en quelques secondes, s'enfuit terrorisé. Ils ne dirent pas un mot gardant un silence apeuré jusqu'à la maison. Les attentats et les assassinats avaient repris et ils pensaient qu'ils avaient été tout près d'en être victimes. Il était plus tard que d'habitude et secoués ils se séparèrent rapidement. Gilbert sans veste, était gêné de rentrer dans cet état, mais réussit à filer directement dans la salle de bains, tout le monde étant déjà assis à table et rouspétant après son retard. Le lendemain dans l'après-midi il eut un appel de Kader ; il lui disait de ne plus revenir dans le coin et d'oublier qu'ils s'étaient vus là-bas. Gilbert l'en assura et lui demanda s'il pouvait se voir prochainement, cela lui ferait plaisir de discuter après ces trois ans. Il ne répondit ni oui ni non, il le rappellerait. Quelques jours plus tard il fixa rendez-vous dans un café restaurant du port, refuge des dockers, où l'on pouvait manger des sardines grillées à toute heure, avec les doigts, un morceau de pain et de la bière ou du vin. Il était fréquenté aussi bien par les Européens que par les Musulmans, petites gens travailleurs du port. Gilbert ne s'était jamais approché de ce coin malgré qu'il fut passé devant des dizaines de fois pour se rendre à la plage. C'était près de la pêcherie, à quelques centaines de mètres de l'entrée du port de commerce où ils avaient failli se faire coincer. A treize heures il s'attabla devant une table à la toile cirée crasseuse et commanda une bière. Kader arriva quelques minutes plus tard avec un collègue qui prit place au bar. Les deux amis se serrèrent la main et se regardaient avec curiosité. Gilbert se demandait ce qu'était devenu son camarade après ces années. Il avait presque oublié cette parenthèse de sa vie à Sidi Bel Abbes, mais il se souvenait des sentiments extrêmes de Kader qui l'avaient éloigné de lui. Néanmoins il ne se considérait pas fâché et gardait toujours en son cur le souvenir du jeune lycéen maltraité qu'il avait aidé impulsivement. Kader portait une forte moustache noire, son teint était plus basané, ses cheveux plus crépus et fournis. Sa mise était simple, suffisamment propre sans qu'elle le détachât beaucoup de l'aspect courant de ses coreligionnaires. Gilbert l'avait connu en d'autres temps plus soigné. Kader ne souriait pas et lui dit : "Comment allez-vous?" Gilbert, interdit, répondit évasivement mais n'y tenant plus - "Tu m'excuseras, mais je ne peux vraiment pas te vouvoyer. Je dis tu à tous mes copains d'école et il m'est impossible de changer cette habitude, si tu veux bien, moi je te tutoierai". A la troisième phrase Kader machinalement le tutoya et finalement dans un sourire ils continuèrent la conversation. Kader travaillait toujours au port, assurant les liaisons des trains avec la gare. Il appuya sur la chance qu'ils avaient eue qu'il ait été là l'autre soir car cela aurait pu mal tourner : il y avait beaucoup de voleurs. Gilbert comprit la leçon et acquiesçait sans rien dire. Kader lui dit que Martine était très jolie. Gilbert le remercia et pour avoir bonne contenance dit qu'ils étaient fiancés. Kader lui annonça qu'il était marié et père d'un garçon. Gilbert le félicita d'avoir le bonheur que son premier né soit un garçon, ce qui était toujours une bénédiction chez les Musulmans. Gilbert interrogea Kader sur les formidables évènements qui avaient secoué l'Algérie depuis le treize mai. Kader défiant se fit prier par deux fois, ne sachant comment tourner ses phrases sans se trouver impliqué. Gilbert le rassura : "Tu sais bien que je garderai pour moi seul ton point de vue. Tu me connais, tu sais bien que je ne suis pas partisan". Kader raconta alors qu'il avait été étonné des manifestations du treize mai et de la tache d'huile de la réconciliation. Mais les nationalistes la comprenaient maintenant comme une reconnaissance de leur entité. Ils avaient attendu un mois pour se faire une opinion, puis les discours de De Gaulle les avaient finalement déçus : en gros il avait repris des thèmes anciens: Il n'avait reconnu nulle part le nationalisme algérien et il changeait la sauce, mais pas le plat. Il restait beaucoup de chemin à parcourir avant que les dirigeants acceptent un cessez-le-feu ; il aurait dû parler de la place des Français dans une Algérie nouvelle et pas de la place des Algériens dans une province française. Gilbert dit qu'il ne pouvait matériellement pas faire une révolution en un jour et que son discours laissait la porte ouverte à toutes les solutions. Il était évident que De Gaulle était un grand arbitre et qu'il ne favoriserait pas une communauté par rapport à l'autre. Kader répondit que c'était l'erreur : il y avait neuf millions d'Algériens et un million de Pieds-noirs en Algérie. C'était une évidence incontournable. Elle commandait tout le reste. D'ailleurs, d'après les informations internationales, le FLN lui avait adressé une fin de non-recevoir et il était clair qu'après la phase de décompression créée par la surprise, on s'acheminait vers une reprise en main des aspirations du peuple algérien.
Gilbert n'insista plus et comprit avec désenchantement le contenu des propos de Kader. Ainsi ils étaient loin de déposer les armes et il faudrait s'attendre à d'autres affrontements après la baisse des attaques. Gilbert avait pris soin de ne pas parler précisément de sa période militaire à Alger où il dit n'être que passé, pour appuyer davantage sur son temps d'Allemagne. Kader demanda s'il était dans les Unités Territoriales. Gilbert avoua que s'étant fait démobiliser en France, il ne s'était pas encore déclaré. Kader opina, semblant satisfait. Gilbert se fit confirmer le téléphone de sa mère qu'il savait avoir noté sur un vieux carnet, puis ils se séparèrent sans fixer d'autre rencontre. En reprenant le chemin de la ville Gilbert ressentait que Kader était bien toujours dans la rébellion. Il devait être très au fait des directives de son parti car il apparaissait qu'il lui avait récité par cur une fine leçon politique. Il semblait aussi avoir voulu annoncer que la trêve plus ou moins tacite devrait prendre fin. Qu'est-ce que cela voulait dire? Pour eux les Pieds-noirs? En tout cas il ne retournerait plus au port. Ils l'avaient échappé belle! Il préférait ne pas penser au pire qui aurait pu arriver, malgré que les attentats les plus sanglants eussent presque cessé en Oranie depuis deux mois. Mais il suffisait de tomber sur un tordu! Et Martine! Il s'interdit de penser à des horreurs comme il en avait vues à l'armée sur des photos montrées par Hans.
Où pourraient-ils aller maintenant? Henri avait eu le droit de disposer du cinquième étage dans le nouvel immeuble maintenant terminé, les autres étant en location. Ce grand appartement il lavait, aidé par Clara, sommairement mais luxueusement meublé d'une chambre à coucher et d'une salle à manger achetées chez Koubi "Aux meubles Kidur", le vieil ami dArmand. Ainsi Henri disposait lui, d'un pied-à-terre confortable dont il pouvait se servir à sa guise.
Gilbert pouvait demander de le lui prêter de temps en temps. Cela ne l'enchantait pas, mais il n'y avait pas d'autre solution. La villa était impraticable car la famille était maintenant partagée entre la plage et: l'appartement en ville. Il ne se voyait pas aller dans un hôtel avec Martine. C'était impensable! Il fallait trouver un autre coin sombre, ou louer un appartement ; voilà la réponse. Il allait se mettre rapidement en quête d'un studio. Cette idée le remplit d'espoir. Dans l'immédiat Il n'en dirait rien à Martine. L'algarade de l'autre soir les avait momentanément calmés. Mais Gilbert ne rêvait que de recommencer. Elle affolait ses sens et le tenait en haleine. Il la sentait si proche et si ardue. Il ne voulait pas trop réfléchir sur la suite de l'histoire. Ce qu'il voulait dans l'immédiat, c'était sa ration de plaisir. Depuis quelques jours qu'il en était privé, il ne pensait pratiquement qu'à trouver une combinaison pour reprendre. Dénicher un appartement, surtout un studio ne serait pas chose facile avec les militaires qui raflaient tout. Il risquait en outre d'être remarqués dans Oran où Armand était connu comme le loup blanc ; et il faudrait demander une augmentation, les cent mille francs mensuels qu'il touchait ne seraient pas suffisants pour mettre aussi un peu d'argent de côté en cas de besoin. Gilbert accrocha donc Armand sur ce problème ; comme il restait encore deux appartements inoccupés, il demanda s'il ne pourrait pas en disposer d'un, même provisoirement. Armand répondit : "Demande à ta mère, c'est elle qui s'occupe des locations". Gilbert prit son courage pour aborder le sujet avec Clara. Elle fut très surprise de sa demande car elle ne se doutait pas qu'il eut des exigences identiques à celles d'Henri qui était un homme. Malheureusement ce fut un échec : ils étaient en instance d'être loués, il ne s'agissait que d'une question de jours et d'ajustage dans le droit de bail. C'était sûrement vrai. De toutes façons Gilbert savait bien qu'on ne pourrait pas faire pour lui le même sacrifice financier consenti pour Henri. Aussi il demanda à Clara de pouvoir accéder de temps en temps à l'appartement d' Henri et qu'elle se mette directement d'accord, car il ne voulait pas être quémandeur auprès de lui malgré les reproches de Clara et que leurs rapports fussent plus amènes depuis qu'ils affichaient tous les deux des "fiancées."
II leur arrivait de se retrouver à deux ou trois couples à la plage, au cinéma ; les deux régulières péroraient longuement sans que cela empêchât par la suite quelques critiques réciproques sur un ou deux détails de toilette ou de manière, mais la tendance était que maintenant, chacun étant en main, ils menaient leur liaison d'une manière plus personnelle. Henri sollicité répondit : "Qu'il demande les clés quand il en aura besoin, je verrai si je peux". Malgré sa réticence, Gilbert obtint satisfaction et emmena Martine dans le refuge. Mais ni l'un ni l'autre ne se sentirent ni à l'aise ni inspirés, comme si l'appartement les rejetait et ils renoncèrent à toute effusion dans ce lieu.
Denise accoucha d'un magnifique garçon dont Martine fut sacrée marraine ; cela mit encore un frein à leurs relations car pendant plusieurs semaines avant et après l'accouchement, Martine dut veiller sa sur, son mari ne pouvant obtenir une permission assez longue. Gilbert se fixa alors à la villa, allant jouer au volley au Stand Gasquet, ou écouter les orchestres tard le soir. Ils purent sauver deux ou trois sorties au cinéma en plein air de Claire Fontaine et au Théâtre de Verdure. Gilbert faisait seul de nuit des allers-retours rapides en voiture sur la corniche entre la plage et la ville ; un soir il rata un virage et se retrouva au-dessus du vide surplombant dangereusement le Parc Sauveur, la Versailles à deux doigts de plonger dans le vivier aux langoustes affamées, ce qui aurait été une fin utile, pensa-t-il. Enfin Denise se remit et s'organisa pour l'élevage de son rejeton. Comme le père était toujours absent elle vint s'installer avec son fils dans le nouvel appartement paternel rue de Nancy ; cela lui permettait de se décharger de beaucoup de corvées sur sa mère qui soutenait avec entrain une vocation de couveuse. Gilbert put enfin disposer davantage de Martine. Après le dîner il allait la chercher au bas de sa maison pour faire quelques tours de ville, et quelques pauses dans les coins sombres. Gilbert se pressait pour trouver un studio, mais sans succès. Un grand immeuble se construisait au début de la rue d'Arzew dont le promoteur était un lointain cousin de sa mère, de plus client du magasin ; il lui écrivit pour réserver une location dès la livraison. Le soir, ils avaient pris l'habitude de stationner Place des Victoires ou Square Lyautey. Les kiosques vendaient à profusion crèmes glacées, citronnades, agua-limon, créponé, horchata et autres spécialités espagnoles énormément appréciées de la population. On faisait la queue avec des bidons à lait ou des casseroles pour les remplir et repartir rapidement en famille déguster les boissons rafraîchissantes, sur le pas des portes ou sur les balcons, invitant les voisins à la cantonade. Assis dans la voiture au coin d'une place, Gilbert et Martine savouraient leur verre de panaché mélange d'agua-limon et de créponé, ( un sorbet de citron sucré couleur de neige nageant dans une eau glacée granitée au citron ), A cause de la chaleur des nuits on demandait souvent à en consommer plusieurs fois. Après avoir pris leur rafraîchissement Martine en rapportait un récipient à sa mère et à sa sur de la part de Gilbert dont l'existence était reconnue, mais pas officielle. Un soir que Martine léchait gracieusement un cornet de créponé, Gilbert par amusement lui donna un coup dans la main plaquant la glace sur sa bouche ; il partit d'un grand éclat de rire en voyant sa mine vexée. Martine ne voulant pas être en reste de la rigolade, écrasa à son tour consciencieusement son cornet sur la figure de Gilbert, prenant plaisir à lui en mettre partout. Ce dernier sacrifia sa propre glace sur le maquillage de Martine, chacun riant à gorge déployée de la mine de l'autre. Il se forma un mini attroupement autour de la voiture, les badauds se joignant à la plaisanterie ; certains donnèrent leur propre cornet pour alimenter la bataille. Ça dégoulinait de partout et tout le monde était cassé de rire ; ils s'étaient taillés un franc succès mais ils étaient dans un état lamentable!
Chapitre 18 : Victoires!
D'Alger, le soir du vingt neuf août, le Général De Gaulle prononça un discours annonçant pour le vingt-huit septembre un vote de soutien à sa politique d'association entre la France et ses anciennes colonies d'Afrique ; l'Algérie comme les autres territoires, serait appelée à voter "oui" ou "non" pour rester ou sortir du cadre français. La propagande se déchaîna dans toute l'Algérie, officiellement pour le "oui" du côté français. L'armée soutenue par Salan et ses directives sans équivoque, portée par la vague d'espoir du treize mai, prospectait intensément le territoire dans ce sens. Elle recensait massivement les Musulmans, leur expliquant l'importance clé de ce vote d'engagement, débordant même la portée réelle des mots employés par le Président du Conseil. Le Parti Communiste Algérien fut seul autorisé à faire de la publicité pour le "non" et le FLN interdit de campagne officielle. En perte d'influence il ne portait plus que des attaques sporadiques contre les fermes isolées ou contre les villages arabes trop ouvertement gagnés par la francophilie. Usant de la grève, des tracts et de la force, sa tactique était d'empêcher la votation arabe par la menace, les représailles et la terreur directe en réoccupant le terrain dès que les troupes françaises cédaient la place. Néanmoins le gros des populations sincèrement décidé et bien orchestré sur l'idée française, malgré le flou du programme gaullien, allait faire un triomphe à l'intégration avec quatre-vingt-seize pour cent de "oui", donnant la mesure de son adhésion à des réformes salvatrices à faire pour un nouveau lendemain. Gilbert se laissait porter par cette ambiance de renouveau patriotique et était loin des inquiétudes des dirigeants Pieds-noirs d'Alger. Sa préoccupation première restait de trouver un refuge pour abriter son amour. Clara lui avait donné de l'espoir : un studio devait prochainement se libérer dans un petit immeuble qu'ils possédaient près de la gare. Il lui serait destiné.
Clara voyait d'un mauvais oeil le dévergondage de ses grands garçons ; on ne savait jamais sur qui ils pouvaient tomber et s'amouracher. Elle avait eu l'exemple de son frère qui, malgré tous les principes familiaux et l'exemple qu'il devait comme chef de famille, s'était fait harponné par une Française, et catholique. En dépit des bons rapports qu'ils entretenaient de loin, dans le fond de son cur elle ne lui avait pas pardonné cette trahison tant familiale que religieuse. Elle veillerait à ce que cela n'arrive pas à ses enfants. Même s'ils n'étaient pas pratiquants, ils devaient rester dans la tradition. Henri était le plus sûr. Il avait gardé une mentalité juive et bien Pied-noir, employant des mots et des expressions d'chez nous. Gilbert était plus vulnérable, idéaliste, absolu, ne sachant pas faire la part des choses. Heureusement à plusieurs reprises il avait affirmé qu'il ne commencerait à penser au mariage qu'à trente-cinq ans. Il disait ça, on verrait bien ! En attendant, il fallait l'aider, on ne pouvait le laisser à la rue, avec tout ce qui se passait, la reprise de l'agitation pour les élections, les attentats possibles
Elle s'était arrangée pour donner congé à un jeune fonctionnaire qui habitait le plus petit des logements sur les toits de la maison rue Ferdinand Servies. C'était suffisant pour mettre Gilbert à l'abri. Il avait piqué une crise de jalousie parce qu'elle avait destiné à Henri ( le pauvre chéri, il le méritait ! ) le plus beau des appartements de la rue Couture. On ne savait pas
. Si par hasard elle arrivait à le marier, il serait bien installé. Il travaillait tant, remplaçant Armand sans rechigner. Il l'entourait affectueusement l'aidant à surmonter l'absence des deux cadets qui lui pesait. C'était difficile cette séparation ! Heureusement elle se préparait à partir à Paris où elle trouverait l'appui de sa cousine Lydie avec laquelle elle était liée depuis le berceau, et qui s'était trouvée avant elle dans la même situation avec sept enfants! Il fallait qu'elle persuade Paul, comme il lui manquait, de quitter Alger et de s'éloigner de Gisèle. Ils étaient maintenant chacun par monts et par vaux. Frédéric avec sa folie des bateaux faisait stage sur stage, Marseille, les Glénan, elle ne l'avait presque pas vu cette année. Paul, après un petit mois de vacances à Oran au début de l'été, pendant lequel il était plus allé avec Gisèle qu'avec elle, était parti en vacances faire du cheval près de Montpellier dans un camp d'étudiants. Elle était sûre qu'il avait rejoint Gisèle sans rien lui dire, pour éviter de la contrarier. Elle tirerait l'histoire au clair en interrogeant habilement les parents quand elle les rencontrerait par hasard en allant spécialement dans le quartier. Elle appréhendait son départ en France, n'ayant jamais voyagé seule, mais il fallait bien ordonner la famille et organiser un point de chute pour les étudiants. L'argent des locations tombait à point. Les prix à Paris étaient une folie, mais avec un petit crédit elle espérait trouver un appartement ancien de deux ou trois pièces près de la Faculté de Médecine pour obliger Paul à quitter Alger. Dans quelques jours elle allait fermer la plage et retourner à Oran. Cela avait été un triste été, bien solitaire! Gilbert commençait à se plaindre que Jean, le fils tout neuf de Denise, le privait de Martine. Aussi accueilla-t-il avec satisfaction l'annonce du voyage de huit jours de Denise avec sa mère et le trouble-fête, en Kabylie, pour voir Pierre le capitaine. Ils allaient pouvoir disposer d'horaires plus élastiques, le père étant très souvent absent. II y avait bien une tante qui habitait dans le même immeuble, toujours à l'affût, mais Martine était de taille à combiner ces choses. ils étaient maintenant très proches : l'accointance de leurs plaisirs physiques, leur complicité dans le secret, leur connivence aiguisaient la soif qu'ils avaient l'un de l'autre. Le feu couvait dans le corps de chacun et les séances de caresses se terminaient dans un paroxysme de plaisir inachevé qui les faisait gémir tous les deux. Cependant ni l'un ni l'autre ne s'était décidé encore à forcer le cours des choses, soit que le décor ne fut pas propice, la voiture malgré son nom, manquant de romantisme et de pratique, soit, et davantage pour cela, qu'ils fussent effrayés par la chose et ce qu'elle impliquait d'engagements et de risques personnels. Gilbert restait accroché sur son refus de se lier par serment, Martine en pleine perturbation morale se voyait conduite peu à peu à accepter des choses impensables dont elle s'offusquait, méprisante il y avait encore quelques mois quand on lui racontait la chute de quelques jeunes filles de ses relations. Et pourtant son aventure avec Gilbert n'était pas sordide ; elle n'avait pas l'impression de commettre quelque chose de dégradant. Tout ce qu'ils faisaient, tous ces attouchements physiques lui faisaient l'impression d'une romance. Cela restait beau. Elle ne pouvait pas dire que Gilbert était ou avait été fautif ou pervers. Toute la progression qu'ils avaient connue avait été douce, belle, pudique, guidée uniquement par l'amour finalement. Elle doutait que cela eut été plus attirant même s'il lui avait dit : " Je t'aime et je t'épouse ". Les choses telles qu'elles étaient se révélaient comme le fil d'un roman. Pour des raisons impérieuses, pour un secret qu'il portait en lui, il lui avait dit qu'il ne serait pas "susceptible" de se marier, et elle l'avait peu à peu accepté passivement et admis dans un premier temps ce malheur. Elle pensait : "Fontaine, je ne boirai pas de ton eau" et gardait un espoir solide de le convaincre ; par son amour et son abnégation, elle lui montrerait, elle allait lui prouver qu'elle l'aimait profondément envers et contre tout. Tant pis pour les gens, tant pis pour elle, il n'y avait pas d'autre possibilité que de poursuivre. Renoncer maintenant aurait été au-dessus de ses forces? Et pire... que...le PIRE. II avait découvert en elle un registre de sensations incroyablement violentes. Elle ne savait pas qu'on pouvait déclencher de telles tempêtes. Denise ne lui avait rien dit de tel. C'était plus que ce qu'elle avait lu dans les livres défendus qu'on se passait chez les religieuses. Lui seul pouvait et pourrait la toucher comme ça ; il serait le seul à jamais, pensait-elle pour se justifier à ses yeux. Elle lui annonça qu'elle allait rester seule plusieurs soirs, sa mère accompagnant Denise à Sétif rejoindre Pierre. Son père faisait deux nuits sur la ligne du Maroc, une à l'aller, une au retour. Elle pensa donc lui faire une petite fête, à la maison. Il faudrait être très précautionneux à cause de la tante Carmen et de Victor son mari qui habitaient au-dessus, au troisième. Carmen avait l'oreille aiguisée. C'était elle qui leur avait obtenu l'appartement près du Front de Mer, beaucoup plus confortable que celui du Plateau. Elle était toujours curieuse, à fouiner, à se mêler presque grossièrement, mais avec une affection certaine de leurs affaires, prenant le pas sur sa mère tellement douce et tolérante. Elle ferait semblant de se coucher et laisserait la porte de la rue ouverte pour qu'il entre en silence. Elle était de plus en plus gênée de trafiquer dans cette voiture. Pourvu qu'il obtienne quelque chose de ses parents car ce n'était plus vivable. Ils allaient enfin avoir un répit de quelques jours. Il faudrait être très prudents dans tous les sens. Elle avertit donc Gilbert, lui expliquant comment il pénètrerait dans la maison après dix heures, silencieusement. Il gratterait à la bonne porte, sans se tromper d'étage et elle lui ouvrirait pour qu'ils restent ensemble en amoureux une ou deux heures, juste avant le couvre-feu de minuit. Elle avait acheté des petits fours chez Haton et du triple-sec qu'il aimait. Elle allait préparer une petite dînette en amoureux. Venu à pied à l'heure dite Gilbert le cur battant, gagna l'entrée de l'immeuble. La porte en fer comme prévu n'était pas poussée. Il l'entrebâilla à peine pour laisser passage à son corps et la referma sans bruit. Dans la pénombre, sans allumer pour être prudent, il enleva ses souliers et grimpa subrepticement les deux étages. Elle lui avait fait répéter les détails pour être bien sûre: c'était la porte de face et pas celle de gauche, du brigadier de police. Il gratta comme convenu et la porte s'ouvrit lentement. Il souriait, se prenant pour le héros d'une comédie italienne, entre la fiction et la réalité. Elle était devant lui en robe de chambre de coton bleu, démaquillée ; c'était la première fois qu'il la voyait ainsi, naturelle, enfantine, sans masque, dans son élément intime, sans décorum. Avec le doigt elle lui fit signe de la suivre et le mena dans une salle à manger où elle avait disposé un en-cas et des verres à liqueur. Seul un lampadaire était allumé. Il découvrit des meubles simples, une décoration banale. Un bronze modern style, un athlète bandant un arc, donnait une touche un peu raffinée. Elle revint avec la bouteille de liqueur glacée et ils s'assirent chacun sur une chaise face l'un à l'autre, se regardant en souriant curieusement sans trop de gêne. Elle chuchotait -"Tu veux boire tout de suite ou après les gâteaux?" - " Après les gâteaux". Il en grignota un sans envie, la tête ailleurs, s'attendrissant : c'était là qu'elle vivait. C'était de là qu'elle sortait tous les matins comme une abeille, puis y revenait lui échappant. Elle était drôle sans maquillage, touchante avec son air poli et son sourire interrogateur. Il mangea un deuxième petit four en lui souriant complice, sans cesser de la regarder. Il se servit un fond de liqueur, lui demandant d'un geste si elle en voulait. Elle accepta ; il trempa ses lèvres dans le sirop fort et doux qui brûlait. Il lui tendit la main, elle y mit la sienne qu'il serra doucement. Il l'attira à lui, la forçant à venir s'asseoir sur ses genoux. Elle était légère. Un bras autour de sa taille, il commença à l'embrasser dans le cou autour de l'oreille, alors qu'elle bougeait la tête pour éviter ses baisers. Elle gardait un sourire mi-content, mi-effarouché. Il glissa une main entre les deux plis de la robe de chambre sur la chemise de nuit également bleue avec des dentelles brodées, remontant jusqu'aux seins qu'il caressa à travers l'étoffe. Elle bougeait toujours la tête, tachant d'échapper à ses lèvres jusqu'à ce qu'il la force à lui donner les siennes. Au bout de quelques minutes d'agaceries, elle lui dit : "Viens" et l'entraîna par la main vers une chambre à coucher. Il y avait là un grand lit à haut matelas, une armoire et un fauteuil dans le même style indifférent, mais pourtant personnel de la salle à manger. Sans allumer, dans la seule lumière de la rue, elle s'allongea sur le grand lit et il la rejoignit. Le matelas était d'une grande douceur, mol et souple, très profond. Le couvre-lit en satin avait déjà été rabattu. Il faisait bon, ni chaud ni froid. Il lui ôta la robe de chambre. Ses bras et ses pieds nus sortaient du long linge brodé, on aurait dit une communiante. Il s'approcha d'elle, l'attirant et commença à l'embrasser doucement, à la serrer et caresser. Elle avait fermé les yeux et pris une expression extatique, un peu lointaine mais pas absente, au contraire, il la sentait vibrer. Rapidement, sans réfléchir, il se leva et se déshabilla en un clin d'il, sans qu'il eut l'impression qu'elle ait ouvert les yeux. Il vint près d'elle et souleva doucement le tissu de la chemise de nuit, la faisant glisser de plus en plus haut, découvrant les cuisses, puis le ventre, tirant sur le linge pour le remonter. Sans ouvrir les yeux, elle se redressa, aidant son passage. Il fit sortir les bras et la tête hors du vêtement et le jeta au sol. Elle était nue, entièrement, auprès de lui aussi nu. Il colla son corps au sien, l'enveloppant ; ses mains passaient sur elle, décrivant toutes ses courbes, glissant sur la chair lisse et tiède, d'une douceur extrême ; son odeur naturelle si délectable embaumait ses narines qu'il déployait en aspirant longuement son parfum. Il s'attarda sur les seins qu'elle gonflait au rythme dune respiration profonde et syncopée, pendant qu'elle se raidissait. Il se redressa sur un coude, approchant ses lèvres de sa poitrine, l'effleurant, la dépassa. Il se mit à genoux et caressa du nez et des lèvres les côtes, le ventre, les cuisses en inspirant fort son aura. Il effleura sa touffe de poils noirs, doux et fins comme de la soie, respira encore, et remonta enfin vers la poitrine et la bouche. Elle n'avait pas bougé ni dit un mot, les yeux clos, vivante mais comme paralysée, réactive, à fleur de peau. Il sentait en elle une tension implacable entre la fuite et le désir. Il voyait dans la lumière dorée, blafarde, qui passait par les persiennes, tous les détails de ses attributs, son corps féminin aux proportions parfaites, offert, consentant, disponible, dans l'attente. Il se prépara, fit couler de la salive dans sa paume, s'essuya la bouche et s'allongeant sur elle, il l'embrassa longuement. Il ne put pas faire tout le chemin, car très serrée, elle forçait trop et au bout d'un moment, il ne put plus se contrôler. Elle ne bougea pas, se contractant encore plus, se concentrant davantage. Il ne savait pas si elle jouissait, mais lui était libéré : il avait vu son corps entier, pur, offert dans cette lumière nocturne lunaire, ses yeux fermés, sa figure d'ange. II était parti en elle pour la première fois, pour tous les deux, en l'écrasant, sa bouche dans sa bouche ; maintenant, le nez sur sa nuque il était satisfait, heureux. Il avait joui comme un fou. Pour l'instant il planait. Elle, chaude, palpitante, en transpiration légère sous lui, le front et le cou moites, les cheveux de la nuque si fins et doux collés en serpentins. Elle ne bougeait pas, ses seins, ses cuisses bloqués. Elle était à lui, il la possédait. Leurs respirations s'élevaient seules dans le silence de cette chambre. Il ne voulait pas bouger, sortir, il voulait éterniser le plus longtemps possible cet instant, le garder dans sa mémoire, le matérialiser, le monumentaliser pour qu'il reste en lui à jamais, quoi qu'il advienne. Il passa en revue tous les détails dans sa tête.., et s'endormit! Elle le réveilla en se dégageant : "Tu ronfles!" En effet, il avait la tête toute tordue. Il était vexé de s'être assoupi. Il se traita d'idiot. Il demanda : "Tu n'as pas eu mal?" - "Oui, un peu". Vêtue de sa chemise de nuit elle le repoussa, trottinant aérienne vers la salle de bains. Elle lui jeta de la porte une serviette : "Rhabille-toi!". Dans le noir, il ne vit pas de tache sur le drap. Il s'habilla rapidement mi-figue mi-raisin de devoir partir si vite. Elle s'approcha de lui, fraîche se dressant sur ses petits pieds, contre lui et l'embrassa : "Sois prudent, à demain comme d'habitude". Elle le conduisit à la porte. Il descendit avec précaution, enfilant ses chaussures une fois dehors. Il était presque deux heures du matin. Les rues éclairées étaient totalement désertes à cause du couvre-feu. Il marchait d'un pas rapide au milieu de la chaussée pour être vu facilement s'il y avait une patrouille. Il se sentait fier, comblé, comme un matamore qui avait eu une bonne fortune. Il remonta ainsi dans une marche triomphale toute la longue rue d'Alsace-Lorraine.
Il n'y eut pas d'autre séance. Le studio allait être disponible dans quelques jours. Il lui acheta une bague, une aigue-marine, la pierre des fiancés d'après la bijoutière. Elle ne lui plut pas et fit la moue. Elle la porta quelques jours puis ne la mit plus car trop grosse, elle l'encombrait. Enfin Clara remit la clé du nid d'amour à son fils en lui faisant plusieurs recommandations de prudence, à mots couverts. C'était une pièce minuscule de quatre mètres sur quatre. Dans un coin un évier avec un bac et un petit placard, une porte-fenêtre donnait sur une large terrasse où se trouvait le water-closet. En deux jours Gilbert fit tout repeindre et installa un grand lit. Il acheta des draps, un polochon, une couverture, une lampe de chevet rouge et fit l'honneur des lieux à Martine avec une bouteille de champagne, quelques gâteaux et un bouquet de fleurs. Martine fit la grimace mais ne dit rien de son inquiétude. Gilbert n'avait qu'une chose en tête : n'importe comment il était chez lui. Les comparaisons ne l'intéressaient pas. Il commanda à Kidur une commode et deux tables de nuit selon une forme qu'il dessina. Il équipa un coin cuisine, porta quelques affaires et se retrouva comme à l'armée. Cette chambre lui devint fort pratique car quand il se fâchait ou se disputait avec sa famille, il pouvait maintenant s'en aller sans avoir l'humiliation de revenir pour coucher ou manger. Ce fut une période merveilleuse. Ils se retrouvaient sans contrainte, presque chaque jour pendant quelques heures volées. Gilbert acheta en rougissant des nouvelles protections dans une pharmacie inconnue. Entre midi et deux et certains après-midi, ils se mettaient en maillot sur la terrasse pour profiter du soleil d'automne et de l'agrément de leurs corps. Il lui donnait du plaisir, et de la gaieté.
Ils s'étaient équipés d'un réchaud à gaz et d'un petit réfrigérateur et faisaient quelquefois la dînette. Un jour, allongée, capricieuse, elle refusa de faire la cuisine. Pour prouver son indépendance, il voulut tout seul faire frire des oeufs. C'était la première fois qu'il se lançait dans la gastronomie mais, comme il avait souvent vu sa mère en cuisine il ne se dégonfla pas. Il alluma le gaz à grand feu, posa la poêle, chercha la bouteille d'huile dont il versa un centimètre sur le métal qui crépita. Il entreprit douvrir trois oeufs comme il avait vu le faire. Il écrasa le premier contre l'angle du potager et tout le blanc coula et dût l'essuyer rapidement. Le second, il le fendit correctement, mais il le fit exploser avec les doigts en voulant l'ouvrir. Martine ne se tenait plus et lui vexé, s'énervait. Le troisième avec beaucoup d'application, il l'ouvrit dans les règles au dessus de la poêle. Comme l'huile fumait, pour ne pas se brûler il le fit tomber de haut ; l'huile gicla dans tous les sens en fusant. Il en prit sur tous ses vêtements malgré qu'il se fût jeté en arrière. L'huile bouillonnait, fumait et finalement s'enflamma. Il était complètement affolé, furieux contre Martine pliée en deux, incapable de réagir. Paniqué il devait vite éteindre le feu ; il coupa le gaz, l'huile continuait de flamber violemment avec un grésillement sinistre. L'uf n'était plus qu'un point noir. Voyant le danger de mettre le feu à l'immeuble, il ouvrit la fenêtre, enroula un torchon autour de sa main, se saisit avec courage de l'ustensile dont les hautes flammes commençaient à baisser et avec une peur compréhensible, le transporta à l'extérieur à bout de bras avec mille précautions. Martine n'arrêtait pas de séclater. Exaspéré il se fâcha et employa un gros mot pour la première fois : "C..., tu aurais pu m'aider! Tu ne vois pas le danger! J'aurais pu avoir un accident!" Elle se moqua encore de lui :? "Ah, Ah! Tu fais bien la cuisine, tu es un grand chef!" Il se sauva tristement sur la terrasse. Au bout de quelques minutes elle vint le rejoindre, le caressant et l'embrassant : "Viens, ne fais pas la tête!". Elle le câlina et cela finit par une agréable réconciliation. Après, pendant qu'il paressait au lit, elle frotta les murs, l'évier et la cuisinière, le sol et les portes, jeta la poêle irrécupérable, pestant en silence. Ce fut la seule et unique fois qu'elle le laissa approcher d'une cuisine, à part quelquefois pour mettre le lait à bouillir, mais pas rassurée! Pendant ce temps de Gaulle, conforté dans ses déterminations, plaçait ses pions en France et en Algérie afin de faire appliquer sa volonté secrète de désengagement. Il nommait en France à d'autres fonctions le Général Salan qu'Il remplaçait par le Général Challe et Delouvrier, Il supprimait les Comités de Salut Public, fédération du civil et du militaire. Alors que tous les édiles musulmans, - dans le choix qu'Il avait proposé : Intégration, association, sécession - prônaient de bonne foi l'intégration, lui les mettait en porte-à-faux : le vingt-trois octobre Il offrait au FLN la paix des braves et l'association alors que l'audience des rebelles était ruinée et qu'ils réclamaient la sécession. Du coup, Il le remettait en selle, lui faisant cadeau d'une représentativité et d'une force qu'il avait perdues en Algérie. Déboussolant et désarçonnant l'armée et les populations Il jetait d'une manière hypocrite des milliards dans le plan de Constantine pour décupler l'économie de l'Algérie, encourageait Challe à intensifier la guerre pour réduire les Fellaghas et conserver les Musulmans à la France ! Cette suite d' incohérences Il la mena d'une main ferme pendant deux ans, sabrant par ses discours et ses mesures politiques chaque succès de l'armée sur le terrain, annihilant chacun des rapprochements des communautés, rejetant comme si elle était importune la population musulmane craintive vers le FLN, accomplissant finalement secrètement son désir de chacun chez soi.
Le petit peuple n'y comprenait plus rien, alors que les gens haut placés informés prenaient le virage. Élu Président de la République le vingt et un décembre 1958, son premier cadeau à l'Algérie française fut de libérer sept mille " résistants ", faisant remonter sa grâce et son amnistie jusqu'à Yacef Saadi l'ennemi juré des Algérois, responsable de centaines de morts et d'estropiés. Sans autre expression de sa pensée profonde qu'un mépris des formes, le Général insultait ainsi l'espérance des Pieds-noirs et réduisait à rien les sacrifices de l'armée - tout en continuant d'exiger des uns et des autres respect et obéissance aveugles et continuité du labeur. Il devenait évident pour les gens sur place, dont Delouvrier l'homme du Général, qu'il y avait un hiatus dans la logique qu'il développait. Par acquis de conscience, Delouvrier lui en fit remarque et avertissement, il fut rabroué comme le plus humble des commis. Charles avait délibérément choisi sa voie et trouvé, maintenant, sa méthode souterraine et incontestable.
Chapitre 19 : Ruptures.
Alors quà son habitude l'Oranie restait calme et patiente, l'Algérois, sensible et rapproché des problèmes par son intelligentsia, ressentait les prémices du danger métropolitain. Les étudiants, véritable antenne sensitive à la base de la population, frémissaient des mesures développées par le gouvernement du général de Gaulle. Ses manifestants impulsifs s'étaient organisés en structure patriotique. Chaque Faculté avait une représentation et se fondait dans le Mouvement Nationaliste Étudiant dont Jean-Jacques Susini s'affirmait le leader. A la Fac de Médecine et dans les hôpitaux nombreux étaient les étudiants venus de toute l'Algérie qui s'impatientaient des insuffisances de la politique officielle. Leur jeunesse impétueuse s'accommodait mal de la prudence circonspecte des élus et des militaires. Ils n'avaient pas de doute sur la concordance annoncée du but des civils et de l'armée et ne comprenaient pas qu'on n'ait pas mis en action les solutions appropriées. Des tracts circulaient mettant en exergue les provocations et les erreurs de la politique algérienne du Général ; les conversations, les réunions impromptues allaient bon train.
Il était impossible d'échapper à l'ambiance patriotique et de salut public qui submergeait ces jeunes têtes : celui qui se serait désintéressé des nouvelles quotidiennes ou des rumeurs vraies ou fausses qu'on faisait circuler à bon ou à mauvais escient, aurait été catalogué comme suspect sinon traître. A la Fac on était pratiquement contraint de faire de l'activisme ou de faire semblant. De plus la mode autour des amphis était de se montrer farouchement Algérie Française et on ne pouvait avoir de prestige que si l'on affichait des opinions ultranationalistes : la France en Algérie ou la mort pour tout le monde. Les tièdes et les timides avaient renoncé depuis longtemps à se faire entendre et il devenait même difficile d'éviter de se faire enrôler lorsqu'il y avait une manif ou un ordre de grève ; les étudiants étaient chargés par on ne savait quel mécanisme, du service d'ordre auprès de la population : "Fermez
ouvrez
tous là-bas à telle heure..." La plupart étaient sincères mais sans nuance, à la limite sans tolérance.
Malheureusement aussi la faune estudiantine se faisait doubler par des éléments incontrôlés qui n'avaient cure de dignité ou de correction et mettaient souvent à profit le désordre pour leur compte personnel. Paul doux et honnête avait bien du mal à résister aux effusions qui l'entouraient. De cur il était avec eux. C'est vrai qu'il aimait son Algérie, l'Algérie de "papa", comme Il l'avait nommée, et qu'il était tenté de la protéger, même les armes à la main. Mais contre qui ? Il avait pensé s'enrôler, comme deux ou trois camarades, renonçant au sursis et devançant l'appel, mais ils s'étaient retrouvés à Mourmelon en France, marqués. Mais il contestait complètement aux Arabes le droit de le traiter d'étranger en Algérie. Où serait-il plus chez lui ? En France où il n'allait que quelques jours par an en vacances, ou en Algérie où ils étaient depuis quatre, cinq générations ou plus, il ne savait pas exactement. L'Algérie appartenait au moins autant à chacun et il y avait de la place pour tout le monde. Ils n'avaient qu'à travailler sérieusement, participer, désigner plus de gens représentatifs, lutter dans la démocratie, et pas se livrer aux attentats aveugles, à une guerre fratricide et gaspilleuse des vies.
Il fallait bien se défendre ! Il admirait Gilbert pour sa mansuétude, mais s'il n'avait pas combattu, il l'aurait pris pour un pleutre. Il le lui avait dit à mots couverts dans une ou deux lettres, il le regrettait maintenant. Ses idées étaient respectables et humaines. Il commençait à mieux le comprendre : c'était un idéaliste qui ne pouvait faire de mal ni à droite ni à gauche et qui finalement ne bougeait pas, laissant faire les autres. Henri lui, ne s'occupait que des affaires de la famille, Frédéric se désintéressait complètement des contingences politiques étant bien en lui-même n'importe où. De la famille il n'y avait que lui pour la représenter et agir pour le pays natal. Aussi avec une certaine prudence quand même, il s'était aggloméré à un groupe d'étudiants qui obéissait aux consignes envoyées d'en haut. Il avait même été piégé par sa bande de copains pour s'inscrire officiellement sur les listes de Susini.
Un jour dans un café au sortir de la Fac il avait rencontré René Agostino un élève du Lycée d'Oran. Il faisait de la retape pour former un groupe de "volontaires" en cas de coup dur. Devant plusieurs collègues il avait lu la liste des inscrits en sautant quelques noms et s'était écrié : "Ah ! mais il nous manque quelques juifs pour être représentatifs de toute l'Algérie ! Eh, Danan alors tu signes pour qu'on envoie la liste à De Gaulle, ou tu te défiles ? " Il en avait parlé seulement à Gisèle qui l'avait admonesté. Par les temps qui courraient, il n'aurait jamais du se laisser figurer sur une liste politique : elle pouvait tomber dans les mains de n'importe qui, maintenant ou plus tard avec les fluctuations des alliances. Elle avait raison.
Paul venait de la retrouver à Alger pour la reprise des cours. Il avait eu du mal à convaincre sa maman de le laisser retourner ici. Clara avait tout prévu pour les inscrire à Paris où Frédéric se trouvait déjà. En un mois elle avait déniché un petit appartement avec son mobilier, qu'elle avait achetés. Elle disait qu'il était très vilain et minuscule mais en plein centre de Paris. Elle avait inscrit Frédéric à la Fac malgré les difficultés de transfert du dossier. Il savait son obstination quand elle voulait quelque chose. Le doyen avait du souffrir ! Mais lui, n'avait pas envoyé son dossier. Ils avaient passé des heures au téléphone à s'expliquer. Il estimait devoir passer sa première année, la plus difficile, à Alger avec les profs qu'il connaissait. La famille restant à Oran, il préférait en outre y rentrer plus souvent. De Paris ce serait impossible. Il avait demandé à Gilbert de l'appuyer et malgré que lui aussi insistât pour qu'il aille à Paris, il avait finalement dit un mot en sa faveur. Il ne pouvait pas avouer qu'il y avait Gisèle ici, chez une tante et qu'elle commençait aussi médecine pour faire comme lui. Clara le saurait plus tard mais ce serait trop tard. Il ne comprenait pas pourquoi elle boudait Gisèle une brave fille sentimentale, un peu grossette mais très agréable, gentille, extra douce, qui l'adorait. Elle lui avait tout donné cet été en vacances. C'était une jeune fille affectueuse, dévouée, travailleuse, intelligente. S'il n'en tenait qu'à lui il l'aurait épousée aussitôt. Il la connaissait depuis six ou sept ans. Il avait commencé à sortir avec elle à quatorze ans. Peu à peu ils étaient devenus boy and girl-friends platoniques pour aller dans les surprises-parties avec les copains... Jusqu'à ces vacances merveilleuses qu'ils avaient passées secrètement tout près l'un de l'autre loin de ses parents et de leurs éternels tourments. Ceux de Gisèle étaient mous et soumis, elle faisait d'eux ce qu'elle voulait étant fille unique.
Il lui avait promis de se marier dès que possible, dans un an ou deux, dès qu'il serait assez âgé pour l'imposer à ses parents qui n'étaient pas prêts à cette surprise. Paul était le plus jeune et il ne pouvait pas se marier le premier ! Il lui avait juré qu'il se considérait comme marié et il le pensait, elle pouvait donc être patiente sans se tourmenter ; Gisèle l'avait cru. Il la voyait tous les jours mais ils avaient beaucoup de mal à découcher ensemble. Il fallait ruser avec la logeuse qui faisait des histoires pour tout ; il lui graissait la patte constamment, ça passait...
Voilà qu'à nouveau l'excitation politique revenait à Alger après la période idyllique du 13 Mai.
Mais que voulait donc De Gaulle, mettre le feu aux poudres ! Limoger Salan, éjecter Massu des Comités de Salut Public, puis les dissoudre ! C'était une véritable déclaration de guerre ! Et maintenant il allait libérer Yacef Saadi l'assassin, le tueur de petites filles, le poseur de bombes qui avait terrorisé et tué tant d'Algérois ! Il ne comprenait donc vraiment rien celui qui avait crié " Je vous ai compris" ! Quel bluff !
Paul était convoqué pour une séance d'intoxication au Café des Facultés. Il demanderait à Gisèle s'il pourrait y aller. Avant tout il devait réussir son année : l'action politique ne devait arriver qu'en deuxième position dans ses préoccupations. Il ne fallait surtout pas qu'il se fasse ramasser dans une rafle par les CRS car non seulement maintenant ils tabassaient, mais ils enrôlaient d'office les étudiants dans des régiments disciplinaires. A Oran pour Gilbert les choses avaient pris une vitesse de croisière. L'activité commerciale était frénétique. Père et mère s'étaient alternativement absentés pour aller à Paris, diminuant les frictions. De plus Henri avait eu un geste charmant et depuis Gilbert faisait tout pour faciliter les choses : Clara à son retour avait ramené des cadeaux pour ses deux grands. Elle avait apporté une cravate et une chemise à chacun et une magnifique veste en cuir jaune qu'elle avait trouvée en solde aux Galeries Lafayette ; elle l'avait de suite destinée à Henri malgré qu'elle fut peut-être un peu grande. Arrivée à Oran elle déballa ses cadeaux, offrit à chacun chemise et cravate et sortit en dernier la veste rutilante qu'elle remit à Henri. Gilbert attendait la sienne quand navrée elle annonça : "Je n'en ai eu qu'une, la dernière." Une lueur de déception et de peine passa dans les yeux de Gilbert. Moins souvent avantagé, il accusa de nouveau le coup silencieusement. Henri qui avait saisi la situation, après avoir rapidement passé le vêtement pour faire plaisir à Clara : "Tiens garde-la, elle ne me va pas, cela ne me prive pas." Malgré le refus de Gilbert il insista tant et plus, jusqu'à ce que l'autre acceptât avec gratitude. Gilbert fut très touché du geste d'Henri car cela faisait de nombreux mois qu'on n'avait eu d'attention pour lui : il n'héritait le plus souvent que de présents frelatés, usagés ou de compensation alors que les plus beaux échoyaient régulièrement à Henri sans réticence ; car il était convenu depuis longtemps que l'aîné, prééminent, travaillait plus, alors que lui s'était échappé à plusieurs reprises y compris pour son service militaire qu'il aurait pu passer à Oran, s'il avait voulu, et aurait aider au commerce. Gilbert avait beau répondre que plus jeune de deux ans, en réalité il avait commencé carrière plus tôt, rien n'y faisait, les opinions étaient arrêtées et permettaient la discrimination. Sans animosité, mais non sans rancur cachée, du fait de la répétition de l'inégalité de traitement, Gilbert souffrait dans son amour filial et fraternel blessé mais s'interdisait d'en concevoir une attitude de revanche mesquine ou revendicatrice. Il lui restait des souvenirs de son enfance, les achats de vêtements neufs destinés à l'aîné qui donnait au cadet les effets étriqués, (chose après tout normale), avoir été privé d'un savoureux blanc de poulet qu'il gardait pour la fin du repas et que Clara lui remplaça sous le nez par un dur morceau de cuisse parce qu'Henri boudait le blanc. Contrit il avait accepté sans récriminer alors que beaucoup de gamins de son âge auraient fait un drame. Pour lui cela avait paru acceptable dans le contexte habituel, comme cela l'avait été pour Henri.
Avec l'âge il accusait de plus en plus le coup, sans faire dégénérer ses sentiments qu'il voulait conserver fraternels, secrets, même s'il en souffrait.
Malheureusement plus tard après le deuil, vint un temps où il ne put supporter la disproportion entre les bienfaits dispensés à l'aîné et la portion congrue et mortifiante qu'on lui octroyait ; il crut comprendre qu'on ne le souhaitait pas, que son retour contrariait les dispositions des arrangements de la famille. Aussi il sen détacha dignement gardant toujours en son cur la moitié du manteau.
Pour Gilbert cette période était faste : Martine complètement amoureuse malgré la folie de son comportement, lui aux anges près d'elle. Noël approchait. Henri allait donner une grande soirée dans son appartement. Gilbert acheta les disques car Henri ne connaissait pas trop la musique à la mode. Ils l'aidèrent joyeusement dans ses préparatifs et la fête fut une réussite commune.
Juste après Noël un premier avertissement frappa Gilbert. Il roulait en ville avec Martine près de lui installée sur la grande banquette de la Versailles, les jambes repliées sous elle dans une position qu'elle affectionnait, quand une voiture de fêtard déboula à droite sans ralentir. Il freina en catastrophe. Martine bascula et sa tête vint heurter brutalement le pare-brise, la sonnant pendant quelques secondes. Gilbert était catastrophé, une peur poignante l'envahit : avait-elle pris un mauvais coup à la tête ? S'il avait été moins vite il aurait pu freiner plus tôt. Il n'aurait jamais dû la laisser s'asseoir comme cela. C'était de sa faute, à lui.
Elle reprit ses esprits, elle avait un bel hématome à la tempe, il paniquait pour elle. Il voulut la mener consulter un médecin. Elle refusa absolument, elle avait mal à la tête et désirait rentrer immédiatement chez elle. Il la ramena consterné ressassant pendant deux jours les circonstances de l'incident en recherchant sa culpabilité. Il avait été confronté pour la première fois à la peur de perdre ou d'estropier un être cher, et plus cruel encore d'en être le responsable. Il la câlina toute la semaine, horrifié par la bosse et le bleu qu'elle arborait, se sentant fautif, condamné.
L'alerte passa.
De nouveau en Janvier elle afficha une mine défaite, un teint blafard, des traits tirés. Elle devint songeuse, irritable, ne consentant plus à être touchée. A la fin, dans leur refuge, il lui demanda avec impatience ce qu'elle avait. Elle éclata en sanglots : elle était sûre d'être enceinte ! Cela allait faire bientôt deux mois. Elle avait essayé plusieurs choses sans succès. Elle ne savait plus ce qu'elle devait faire. Il l'interrogea : " Tu es bien sûre ?Tu as bien compté les jours ? " Elle répondait : - "Oui! oui! oui ! " en sanglotant. Il se sentit piégé. Il la regarda avec embarras. Il était responsable, bien sûr, il était négligent; des fois il ne se lavait pas avant de recommencer. Il pensait :" Non elle ne ment pas, c'est vrai, et elle n'y est pour rien! Il faut absolument que j'arrive à faire passer cette chose. Il n'y a que cette possibilité ".
Elle, pensait : " Il ne dit rien, il a l'air foudroyé. Que va-t-il dire ? Que va-t-il faire ? " Lui réfléchissait vite. Il fallait qu'il fasse appel à ses connaissances. Mais elles iraient immédiatement avertir la famille, c'était trop dangereux. Les anciens copains de Paris avaient eu très souvent ce genre de problème, sans conséquence. Il essaya de la rassurer, il allait trouver une solution, il avait des amis médecins . Elle baissa la tête, soumise, il avait trouvé sa solution. Il appela un cousin parisien, étudiant en dernière année de médecine, lui demanda pour un ami très proche, le nom de remèdes pour sortir de cet état. Il nota le nom de plusieurs drogues dont certaines nécessitaient une ordonnance. II les obtint et elle les absorba. Deux jours plus tard il n'y avait toujours rien. II repensa alors à un ami du Lycée, coreligionnaire, fils de vieux amis de ses parents, qui venait juste de terminer pharmacie. Gilbert l'avait revu cet été au Stand Gasquet. Il prit rendez-vous et lui expliqua la situation. L'autre ne voulait rien savoir prétendant qu'il pouvait être radié à vie, et qu'il y avait là la conséquence de ses imprudences irresponsables. Gilbert le supplia tellement, fit tant apparaître la détresse des deux amants et des familles, la jeunesse de la jeune fille, fit jouer la différence de religion qui interdisait beaucoup de choses, que l'autre se laissa finalement fléchir. Il vint à trois reprises piquer la jeune femme, ne garantissant pas le succès mais il ne pourrait rien faire de plus. Ce serait inutile de l'appeler. Par bonheur deux jours plus tard, avec une tête cadavérique elle lui annonça la bonne nouvelle : elle était débarrassée. Il n'osa pas sourire mais il était soulagé. Il la prit gentiment dans ses bras, elle ne réagit pas. Pendant deux jours elle resta recluse, enfermée en elle-même. Le troisième jour il trouva une enveloppe sur le siège de la voiture avec la clé et la bague. C'était tapé à la machine :
24 Janvier 1959 Je crois que nous nous sommes bien trompés l'un et l'autre. Ne nous forçons plus à jouer la comédie réciproquement. Arrêtons-nous en là, il vaut mieux ainsi.Amicalement M.
Elle lui renvoyait une petit poème pompeux qu'il lui avait griffonné un jour d'été qu'elle résistait sur le sable:Laisse ma main faire son chemin sur ta peau insolente Laisse mes doigts assoiffés glisser, et boire à ta chair brûlée et veloutée. Tes cheveux sur la nuque, le creux de ton corsage sont un lit périlleux à ma main esseulée.Tes genoux, leur profondeur attirent et cajolent les longs doigts qui soupirent.Et quand nos lèvres hagardes par nos yeux extasiés s'atteignent, Les impudiques doigts d'amour allument des feux mourants et renaissants sur ta jambe tremblante.Ô jambes si lentement parcourues, tiédeurs si douces, Mille duvets, obstacle soyeux et délicat où mes doigts légers et impatients s'attardent et repaissent
Mille faims, comblées, mille désirs satisfaits, mille mystères pénétrés. Chère, je connais ton secret.
Il blanchit. Qu'avait-elle ? Il se posait mille questions. De quoi était-il coupable ? De l'avoir aimée, de l'avoir initiée, de l'avoir soulagée ? Des trois certainement. Qu'aurait-il du faire ? Fuir, en toutes ces occasions ! A quel moment ? Pourquoi maintenant ? De quoi s'était-elle rendu compte ? Une petite voix montait en lui : salop, dégoûtant. Mais il était vivant ! Devait-il renoncer à tout, à tous les plaisirs, à toutes les folies ? Était-il condamnable? En quoi ? L'avait-il contrainte ? L'avait-il abusée ? A aucun moment il n'avait laissé entendre qu'il serait sensible au mariage ou à la paternité. C'était ça, c'était sûrement ça qui la tourmentait, son avenir avec lui. II lui avait fait perdre la tête et cet accident l'avait ramenée sur terre. C'était vrai qu'ils avaient vécu en plein délire amoureux, sans savoir où ils allaient, ni ce qu'ils voulaient. Non, ce qu'elle voulait en réalité. Lui connaissait ses propres limites. Connaissait-il les siennes ? Ne les avait-il pas outrepassées ? Elle ne disait jamais rien. C'est vrai qu'elle ne refusait pas mais elle paraissait toujours craindre, ne résistait que par son inertie. L'avait-il vraiment comprise, ou même aimée ?
Dès le lendemain il voulut la revoir. A midi elle ne sortit pas de l'étude. A deux heures il ne la vit pas arriver. Il téléphona à Prisca : Martine était malade. Il lui demanda de passer la voir chez elle et d'obtenir un rendez-vous pour lui, à toute force. Le lendemain Martine descendit en négligé pour cinq minutes. Il la fit monter dans la voiture et sans l'aviser, partit pour leur studio malgré sa résistance. Elle commença à pleurer. II essaya de la prendre dans ses bras mais elle refusa. Elle lui dit dans des sanglots : "Je n'ai aimé que toi, je t'ai beaucoup aimé, je n'aimerai jamais comme je t'ai aimé, mais nous ne pouvons plus nous voir ". Il insistait lui aussi : il l'aimait. Mais elle niait : "Pas comme moi, moi je t'ai tout donné ! Pour quel avenir ? J'ai bien réfléchi, ça ne mène à rien ". Il la forçait bêtement à parler, que voulait-elle ? A la fin, à force de la faire tourner en rond, elle dit l'évidence qu'il connaissait bien sûr : il ne voulait pas se marier, alors elle le laissait libre, mais qu'il ne cherche plus à la revoir. Cela lui serait très difficile de se séparer. Elle comptait sur lui pour ne pas la tourmenter, ce serait assez dur comme cela. Elle ne pensait pas pouvoir jamais l'oublier, mais elle voulait effacer cette erreur qu'elle ne reniait pas, puisqu'elle l'aimait encore et qu'elle ne lui en voulait pas. Mais il fallait qu'ils se séparent si elle voulait refaire sa vie sans lui. Ils pleuraient tous les deux, ils usèrent toute une boite de Kleenex, mais elle refusait à toute force qu'il approche d'elle, et qu'il cherche à la rencontrer. Elle était pâle et défaite, effondrée, lamentable, et lui était éperdu. C'était vrai, elle voulait le quitter ! Elle ne voulait plus de lui dans l'amour et dans la souffrance. Il ne voulait pas le croire ni la comprendre mais il voyait fort bien en réalité son cheminement et sa délicatesse. Elle semblait convaincue et sincère et il ne pouvait pas la forcer. Il pleurait sur lui même, pensant avec terreur à sa solitude passée, à son désert intérieur avant elle. Combien l'aimait-il ? Jusqu'où l'aimerait-il. Pas jusqu'au mariage en tout cas, il préférait renoncer, lui obéir et retrouver son marasme.
A six heures ils reprirent la voiture, il ne pouvait se décider à la ramener et prit le chemin de Canastel qu'ils avaient emprunté tant de fois ensemble, elle se remit à pleurer : "Pourquoi me tourmentes-tu ? " II se remit aussi à pleurer silencieusement conduisant au jugé à travers les larmes. A sept heures il la déposa enfin devant chez elle. Rapidement elle l'embrassa sur la joue et lui dit à nouveau dans un sanglot " Adieu, je t'ai beaucoup aimé ". Gilbert pleurait à chaudes larmes en la regardant s'éloigner.
Il partit comme un fou sur la route du Port vers la Corniche les yeux noyés, ne voyant rien, s'insultant à haute voix, hurlant dans la voiture " Salaud ! Abruti ! Pauvre type ! Est-ce que tu vas la laisser ? Tu es en train de faire la plus grosse connerie de ta vie ! "
Il rentra finalement; et pour épancher sa douleur, rouvrit son journal qu'il avait abandonné depuis de longs mois. Dans son amertume il se trouvait hideux, sa nature pourrie lui faisait une interdiction morale de penser au mariage; certainement elle serait plus sûre de trouver le bonheur avec un autre qu'avec lui, car il était finalement vraiment véreux. II ferait comme elle voulait. Mais il ne pourrait pas rester près d'elle, ce serait trop horrible pour chacun. Il devait donc partir, loin d'elle. Il avisa Armand et Clara que le moment était venu de se décider à tenir parole, de faire avec lui une établissement en France, car l'Algérie ne lui réussissait pas. Ils comprirent aussitôt l'épreuve qu'il traversait et furent d'accord pour qu'il s'en aille loin, alarmés du risque d'une liaison dangereuse. Mais Clara lui demanda un court délai pour la boutique jusqu'à son prochain voyage, et pour organiser les finances après l'achat de l'appartement parisien. II se retrouva donc à Paris dans les premiers jours des Ides de mars. Frédéric avisé et compatissant fut charmant, essayant de lui faire oublier son problème sentimental par quelques sorties aux concerts et au théâtre. Gilbert contacta quelques amis de promotion. Il apprit qu'un de ses anciens compagnons avait fait fortune au Brésil et recherchait un équipier pour l'aider à faire face à son développement. Il lui écrivit pour avoir des précisions demandant à Frédéric de lui faire suivre le courrier.
Désenchanté de Paris au bout de quelques jours il fut attiré par les publicités saisonnières de sports d'hiver et se décida brusquement à aller passer quelques jours à la neige, au souvenir de ses anciens exploits. Il retint une chambre dans un petit hôtel à Megève et sans joie prit le train pour la célèbre station. Il y avait foule, mais c'était encore un village au charme distingué, refuge de Parisiens guindés, des célébrités du moment, fourmilière de jeunes filles et jeunes gens à marier, presque une épidémie. Gilbert découvrit les plaisirs du jour et les divertissements de la nuit. Les pistes, la patinoire, étaient agréables mais il fallait utiliser les bus pour y accéder. Il était plus facile d'arriver aux établissements de nuit, à condition de ne pas glisser sur le verglas. Très vite il devint un habitué du bar du Mont Blanc, et de l' Esquinade. Il se lia à des Parisiens, fort aimables, deux couples de cousins, frère et sur, surveillés par leur jeune grand-mère. Ils se rencontraient d'une manière très décontractée, soit pour le ski, soit pour la danse. Le cha-cha battait son plein à l'Esquinade et on inventait mille manières nouvelles, collectives ou individuelles, de le danser. Au Mont Blanc l'ambiance était encore plus gaie. Tous les soirs le patron commençait et terminait la nuit par sa chanson fétiche " la Fortune"; il lançait à travers la salle des poignées de pièces pendant que les convives reprenaient le refrain en chur, se balançant en cadence.
Gilbert fit la connaissance des surs Dorleac. Il parla et dansa avec chacune d'elles sans pouvoir les distinguer, pendant que leur maman les regardait. Mais Vadim arriva et on ne les revit plus. Il commençait à apprécier le whisky, il avait sa bouteille attitrée dans chaque établissement. C'était de folles nuits où il dansait avec sa bande à la bonne franquette sans penser à mal jusqu'à trois heures du matin. Alors il fallait bien rentrer. Il devait retrouver ses après-ski dans le tas et affronter le froid et le verglas, ou les tourbillons de neige et retrouver la solitude de sa chambre glacée où il s'effondrait ivre de fatigue. A dix heures le matin il ne fallait pas qu'il rate le rendez-vous sur les pistes s'il ne voulait pas passer pour un fumiste. Progressivement au Mont Blanc, il se rapprocha d'une fille phénoménale. Elle devait avoir dix-huit ans. C'était une magnifique walkyrie sculpturale aux longs cheveux d'un mètre, blonds-roux, ramenés en queue sur la poitrine, les yeux en amande, verts, immenses. Elle couchait avec qui lui plaisait, ou pour l'argent ou des cadeaux farfelus. Elle était folle ; elle buvait et s'affichait mais avec un désespoir et une envie d'en finir tels que chacun parmi les habitués du Club la plaignait et la protégeait. Un soir que tout le monde avait beaucoup consommé, un camarade l'interpella et lui dit : " Carotte, Gilbert est amoureux de toi, il voudrait bien que tu couches avec lui ". Elle se joignit alors à eux et divaguant dans un délire d'alcool les embrassa à tour de rôle. A deux heures du matin ils sortirent ensemble dans la neige. Elle était dépenaillée et légèrement vêtue, elle perdit une sandale, elle jeta l'autre, marchant pieds nus sur le verglas. Le copain les laissa. Gilbert resta avec elle sans réaction, stupidement passif. Elle commença une danse hindoue en se déshabillant pendant que quelques passants se retournaient abasourdis. Elle tomba par terre glissant sur la neige et la glace, mais se releva pour continuer, chantant un air guttural. Gilbert essaya en vain de la remettre sur ses pieds; elle était aussi grande que lui, et lourde ! Ils restèrent un moment allongés sur la neige riant et chantant en chur. Soudain elle lui dit: "Emmène-moi, je vais être malade. " Il essaya vainement de la lever et la traîna. Elle se remit difficilement debout, en titubant, s'appuyant sur lui. Au bout de quelques pas elle commença à vomir. Il lui demanda : " Où habites-tu ? " Elle désigna un bâtiment proche sur la place. Il la soutint ; elle puait. Il devait la faire rentrer sinon elle allait crever de congestion. Il lui fallut dix minutes d'efforts pour arriver jusqu'à l'étage. La chambre était ouverte sans clé, un bordel monstre. Elle divagua en pleurnichant : " Mario ! Je veux Mario ! Appelle Mario j'ai besoin de lui ". Elle donna péniblement un numéro de téléphone. A la dixième sonnerie il eut un mec ahuri : - " Je te passe Carotte " - " Mario, Mario je vais crever, j'ai besoin de toi. Reviens Mario ". Elle vomit sur le téléphone. Mario dit à Gilbert : " Dis lui de retourner dans sa famille et qu'elle ne me fasse plus chier..." et il raccrocha. Elle lui demanda d'éteindre la lumière : " Je ne veux pas que tu me vois dans cet état !" Elle dégueula encore. Elle était tellement pitoyable qu'il n'arrivait pas à la laisser malgré son écurement,. Elle s'était allongée. " Donne-moi la main, ne me laisse pas. " Gilbert chercha des serviettes et de l'eau chaude. Il la nettoya, rinçant doucement le beau visage flétri et les longs cheveux. Elle le regardait avec des yeux de vache." Mario salaud ! Il m'a vendue ". Il lui enleva son chemisier qu'elle portait sur la peau et son pantalon souillés, termina la toilette, la coucha dans le lit pensant pouvoir partir mais elle cria : - " Ne pars pas. " Il s'allongea sur un fauteuil l'encourageant à se reposer : " Dors, dors, je ne partirai pas ". Elle gémissait inconsciemment. Au bout d'un moment elle voulut se lever, il la retint. - " Viens t'allonger. " Elle écarta les draps, se colla tout contre Gilbert, elle avait juste sa culotte. Il la prit contre lui malgré l'odeur persistante, caressant ses cheveux et sa figure sans tenter autre chose que la rassurer. Elle se mit à raconter sa vie gâchée par sa beauté : elle était la fille d'un Russe et d'une Polonaise. C'était la filleule d'un grand chanteur français pédéraste. A quatorze ans il la faisait participer à ses partouzes. Aussi à seize elle avait chuté d'un haut plongeoir, en gardant de graves séquelles. Accueillie par de riches industriels elle avait fait fugue sur fugue, puis de la maison de correction. Elle s'était amourachée d'un pédé bi. Il lui fit faire un peu de cinéma, avant de toucher sur ses présentations. Était-ce Mario ? A Paris elle avait un singe et un léopard qu'on lui avait offerts. Elle voulut embrasser Gilbert. Elle s'endormit brusquement comme une masse, il se dégagea insensiblement rabattant les couvertures. Le lendemain soir ils se revirent au club. A dix heures et demie elle était déjà éméchée, ou faisait semblant. Elle héla Gilbert qu'elle enlaça mi-putain mi-sérieuse : " Le bon samaritain, il m'a sauvée et nettoyée mais il ne m'a pas touchée. Je ne lui plairais donc pas ? " Gilbert lui sourit et l'esquiva. Le lendemain il lui envoya cinq roses blanches de la part du bon samaritain avec trois vers. La rose cueillie pour elle a flétri dans sa main. Les pétales, son parfum, prés d'elle se sont fanés. De la tige serrée, d'entre ses doigts défaits du sang a coulé. Il ne la revit plus, évitant le Mont Blanc, et sa désespérance qu'il comprenait. Un soir de tristesse, il raconta sa romance avec Martine à ses camarades friands d'histoires vécues; il leur montra des photos. Il la trouvèrent belle et le regardèrent dans un silence peiné quand il conclut qu'il l'avait fuie par peur du mariage et qu'il ne voulait plus retourner auprès d'elle malgré ses sentiments encore vivants. Cela faisait un bon mois qu'il était à Megève. Ses amis rentrèrent à Paris ; quelques jours plus tard Gilbert les suivit. Ne recevant aucun encouragement dOran pour une installation il persévéra dans sa vie de bâton de chaise. Il fréquenta des bars interlopes où se rencontraient des gars et des filles bizarres qui passaient des heures à fumer ou jouer sur des machines à sous autour d'un verre d'alcool qu'il payait. Apprenties-actrices en dérive, plombiers macho, demi-mondaines de vingt ans en quête d'affaires. Toute une faune étrange et belle, à l'enfance incroyable, vivant insouciante au jour le jour. Il se laissait peu à peu gagner par leur mépris de l'existence sérieuse, leur absence de plan à long terme ; ils ne vivaient que pour la quête quotidienne de vingt mille balles pour subsister. Mais surtout il était sensible à leur rejet d'un rangement bourgeois, de la fin de leur bohème. Une ballade en scooter les ravissait, une fringue originale ou une paire de bottes usagées les remplissait de fierté. Il y avait Aïcha, dix-huit ans, moitié hindoue moitié suisse. Dan, vingt trois ans, ambivalent à la délicate blondeur; Lilian, vingt-cinq ans, avec un bébé en nourrice, mannequin d'occasion qui vivait trois mois avec un cachet de cent mille anciens francs ! Elle rêvait de faire du théâtre. Agnès, d'origine yougoslave noble, réfugiée, artiste dans l'âme, la seule qui travaillait, elle frottait savamment en dansant jusqu'à ce qu'elle réussisse à jouir, mais refusait de coucher
Eméché il leur chanta deux chansons : " Petite fleur de papillon", et " C'était un petit rien". Ils trouvèrent sa voix de basse faible mais prenante avec des intonations sincères. Ce fut la seule fois qu'il osa chanter devant un public. ( Il lui semblait avoir exposé son être intime dans un strip-tease, sinon avoir été violé ). Il ne pensait plus à rien ni à Martine ni aux siens. Il voyait peu Frédéric car ils se croisaient. Un après-midi il ramena une fille à la maison, qui ne savait pas où dormir depuis deux jours et cela fit une histoire. Les semaines s'écoulaient. Malgré ses fréquentations il n'avait pu découcher une seule fois avec une fille, essayant seulement d'être accepté comme un véritable compagnon. Mais il n'y arrivait pas. Il les observait trop comme des personnages, et sa sincérité n'était qu'un avatar pour cacher son passage parmi eux dans un existentialisme contre nature. Cela n'aurait qu'un temps, il le savait et les autres aussi. Mais il ne savait pas quand prendrait fin cette dérive morale antagoniste de son désengagement avec Martine. Le copain qui s'occupait du Brésilien téléphona. Il avait reçu une lettre d'instructions pour son engagement. Tout était O.K. Marcel l'attendait. Il pouvait partir quand il voudrait, tout était prêt pour son installation à Belo Horizonte. Gilbert était-il toujours d'accord ? Marcel avait fait parvenir une longue lettre détaillée sur son travail au Brésil ; il avait créé depuis 1956 de nombreux comptoirs commerciaux où il vendait, d'abord au détail et peu à peu en gros, toutes les fournitures photographiques. Les Brésiliens ne connaissaient que les produits américains, Kodak détenait pratiquement un monopole. Lui créait une concurrence en introduisant beaucoup de produits européens. De plus il avait trouvé un marché énorme de photos industrielles et même de prises de vue cinématographiques. Le Brésil se réveillait et il lui fallait suivre les chantiers monumentaux, faire des comptes-rendus visuels de l'avancement des travaux. Il avait personnellement acheté un avion bimoteur pour se déplacer de Belo Horizonte à Rio et Sao Paulo, et maintenant Brasilia où il y avait des fortunes à faire. Il avait un appartement magnifique à Rio avec vue sur la baie. Les filles étaient paradisiaques, sans complexe et d'une sensualité débridée. Il lui proposait vingt-cinq pour cent des bénéfices pour se partager le travail, avec un minimum de cinq cent mille francs mensuels, un appartement, une Buick, billet d'avion aller-retour pour voir, valable trois mois. Gilbert était ébloui par ces perspectives d'aventures aussi géantes. D'un côté sa nature l'entraînait vers l'inconnu et vers la réalisation de projets difficiles, mais il était aussi contemplatif, idéaliste amer et passif, sujet à des accès de nihilisme morbide.
C'était l'heure du choix, s'il partait au Brésil ce ne serait pas pour huit jours. Il couperait définitivement les ponts, il deviendrait un autre homme; il oublierait son passé, sa famille, Martine, l'Algérie, la France, toutes les hésitations et les tergiversations sur sa carrière et le reste ; finalement n'était-ce pas ce dont il avait le désir : un quitte ou double, un irrémédiable " rien ne va plus " où il n'aurait plus la faculté de revenir en arrière et de ressentir hésitations ou regrets. Il lui confirma son accord et écrivit pour demander certain détails pratiques. Il avait besoin d'un délai d'un mois pour récupérer son matériel et ses affaires personnelles à Oran, faire l'emballage et organiser les démarches pour sa nouvelle délivrance.
Dans la foulée il pensa à Élisabeth sa grande copine, sa première et encore amie. Il décida brusquement de faire un crochet par Nice, pourquoi pas, il l'aimait bien, elle l'aiderait et cela serait une sorte d'adieu! Elle le reçut affectueusement avec patience et docilité. Elle avait changé, il remarqua une petite ride au coin de la bouche. Femme d'affaires et de sorties, élégante, elle paraissait fatiguée. Ils couchèrent deux fois ensemble. Le cur n'y était pas du côté de Gilbert et ce fut sans véritable joie. Le dernier soir dans sa voiture elle lui demanda " Que veux-tu ? Que me veux-tu ? " d'une manière lamentable. Gêné il lui annonça enfin son départ au Brésil, elle ne posa pas d'autre question, le regardant avec des yeux tristes, éperdue, espérant peut-être encore une autre proposition. Il s'en voulait atrocement d'être revenu, ils gardèrent longtemps le silence. Elle lui dit " Parle moi ! Dis moi quelque chose pour toi et moi ! ". Il répondit " Je ne peux pas. Excuse moi. Peut-être plus tard ". Il l'embrassa une dernière fois pendant qu'elle pleurait doucement, et sortit de la voiture en fuyant atterré par son inconscience. Il devait être mauvais, et surtout putréfié.
Frédéric avait averti Armand et Clara du projet de Gilbert de partir au Brésil. Ils n'y croyaient pas beaucoup et pensaient pouvoir le convaincre par des méthodes et des arguments bien à eux. Gilbert était loin de vouloir discuter et son séjour dans l'univers si étrange de Paris et Megève l'avait plongé dans un monde d'autres préoccupations et une autre mentalité que la leur. Il lui semblait qu'il avait brisé plusieurs chaînes et qu'il était véritablement affranchi. Mais pour ses parents, surtout Clara, cela n'existait pas, il avait la marque, il était leur; même s'il était bizarre, ingrat, instable, il faisait partie d'eux, il LEUR appartenait, ils pensaient qu'il ne pouvait être qu'à eux. Quant à Martine elle avait été profondément traumatisée de se retrouver enceinte. Au début elle n'y croyait pas, ce n'était pas possible, elle, une jeune fille mineure ! Les jours passaient, elle ne voulait pas en parler à Gilbert, elle ne pouvait en parler à personne, même pas à Denise qui ne savait garder un secret, et qui s'affolait pour un rien. Elle essaya des trucs, des bains chauds puis des bains glacés, elle se jeta brutalement sur le sol où elle avait disposé quelques coussins. Rien n'y fit. Elle perdit l'appétit et commença à broyer des idées noires. Elle se trouvait impliquée personnellement dans une situation où victime elle allait être accusée par tout le monde. Elle savait comment on traitait les filles qui se trouvaient dans son cas, des filles perdues, l'objet des plaisanteries et du mépris général, secrètement jalousées mais officiellement honnies. Quelques-unes arrivaient à sauver la face par un mariage de rattrapage, ou se débrouillaient à faire passer la chose. D'autres devenaient filles-mères à la face du monde mais avaient leur vie brisée ; d'autres se jetaient sous un train. C'était donc ça la rançon de leur amour ! Pourquoi elle et pas lui qui roucoulait comme un canari. Elle croyait qu'il était capable. Il avait pris des précautions, elle lui faisait confiance, il avait l'air de faire attention. Quel imbécile ! Comment allait-elle lui dire ? Car il n'y avait pas d'autre possibilité que de le mettre au courant. Il y avait bien sa tante, la couturière, mais alors elle serait marquée à jamais. Toute la famille, la famille élargie, les cousins lointains et richards allaient ricaner. Quelle honte ! Et chaque jour qui passait empirait la chose. Qu' allait-il dire ? Que ferait-il ? Elle était sûre qu'il ne lui dirait pas . " Ma petite chérie je t'épouse et nous allons vivre heureux, mariés à la face du monde ". Elle savait à peu près comment il réagirait car il lui avait dit incidemment et à plusieurs reprises qu'il n'envisageait pas le mariage dans l'immédiat, qu'il était trop jeune, qu'il voulait partir voyager loin d'Oran. Elle n'avait pas osé demander : " Avec moi ?" Elle l'aurait suivi jusqu'au bout du monde, mais il ne pensait manifestement pas à elle. Il avait des idées bizarres, un fatalisme, un renoncement qui quelquefois la désarçonnait. Il lui arrivait de cesser brusquement de tenir à quelque chose qu'il défendait âprement, comme si dans le fond il s'en foutait. Avec ses parents par exemple.
Quels parents ! elle en avait peur, ils semblaient terribles, et même méchants avec lui d'après ce qu'il en disait et les crises qu'il piquait, de colère ou d'amertume. Elle les avait croisés une fois ou deux et ils l'avaient fusillée du regard, surtout sa mère qui avait retroussé ses sourcils et abaissé ses lèvres dans un geste dédaigneux en la toisant. Mais c'était ses parents. C'était lui. C'était elle. Bien réels. Comment en était-elle donc arrivée là ? Par ennui ? Par amour ?. Il l'avait subjuguée. Sa méthode avait été insidieuse ; Il l'avait charmée comme un serpent, un petit coup à droite, un petit peu à gauche, il l'avait grignotée. Elle lui avait cédé en quelques mois. Elle avait cédé, il ne l'avait pas prise de force. C'est vrai qu'elle avait su qu'elle prenait un risque avec lui. Jamais il n'avait parlé mariage, il parlait amour, il en parlait même bien, mais sans faire référence à l'union sacrée. Il voulait une liaison, une union libre, l'amour pur ! Cela avait été beau, c'était agréable, on ne s'ennuyait pas. Depuis un an elle s'était échappée du banal de son quotidien, elle vivait un grand amour, au lieu que, sans lui, elle serait peut-être encore figée dans l'attente, ou mariée dans l'administration ou l'armée, comme beaucoup dans sa famille. Comme sa sur, les départs, les mutations, les enfants. Elle avait voulu changer la pente fatale du cercle standard. Elle avait trouvé un feu brillant, des sentiments plus rares croyait-elle, que la routine qu'elle aurait du côtoyer. Et elle s'était brûlée ! Elle avait été folle, elle habituellement si fière, qui n'admettait le moindre manquement à l'orgueil ; surtout que dans sa famille si quelquefois on pouvait manquer de moyens, on ne manquait jamais de fierté, on ne vivait que pour être inattaquables et admirés, aussi bien pour les principes que pour la cuisine, ou la dactylographie. On avait gardé ça des anciens caballeros. Plutôt la mort que la honte. Elle devait lui parler.
Elle le fit. Elle se soumit. Il enleva cette chose qui s'était mise entre eux, mais elle n'en fut pas heureuse. Elle avait été fissurée. Maintenant elle savait exactement ce qu'il voulait. Il ne fit à aucun moment la plus petite allusion à un mariage d'amour. Elle, ne vivait que pour lui, n'envisageait son avenir qu'en fonction de lui, qu'avec lui, maintenant et pour toujours ; il n'y en aurait qu'un, s' était-elle juré , elle ne serait qu'à lui ; c'était Gilbert, elle l'avait choisi, elle ne lui avait rien refusé ;elle serait toute à lui dans un engagement moral et physique irréversible, sinon elle n'aurai pas cédé. Lui n'avait pas compris, il se croyait libre, il croyait pouvoir être encore libre ou se libérer d'elle plus tard. Elle non ! Les jeux étaient faits. C'était lui ou rien. Son honneur et son orgueil personnels en dépendaient. Elle l'aimait. Elle ne vouvait plus imaginer appartenir à quelqu'un d'autre. Elle ne pouvait accepter qu'il vive sans elle. Ses sourires, sa grâce, ses manières qu'elle connaissait bien maintenant, ne pouvaient plus en séduire d'autres. Elle s'était juré en s'abandonnant que c'était tout ou rien, d'une manière ou d'une autre. Lui croyait pouvoir continuer comme avant, qu'elle allait se soumettre à sa fantaisie. Il avait failli la tuer et sans un mot pour les risques qu'elle prenait, en lui offrant juste un bouquet de fleurs ( il n'en offrait presque jamais) il croyait recommencer comme de si de rien n'était. Ce n'était pas possible pour elle. Il fallait qu'il s'engage sur quelque chose. Un petit effort, une promesse même lointaine pour qu'elle puisse sauver la face, une reconnaissance de leur statut de fiancés, cela aurait facilité les rapports à tous les points de vue, même si cela devait durer des années. A peine avait-elle effleuré le sujet qu'il l'éluda sans même lui permettre d'avancer ses idées. Elle en fut encore plus blessée.
Ses excuses sentaient le souffre : il la rendrait malheureuse, il ne savait pas ce que valait sa vie et ce qu'il voulait en faire. Il avait l'air tellement ennuyé par le sujet qu'elle se tut rapidement, humiliée.
Ce n'était plus acceptable, elle ne pouvait pas prendre encore le risque et toujours jouer à cache-cache avec sa famille. Déjà son père ne se tenait plus ; il fallait toute la douceur de persuasion de sa mère et de Denise pour le faire patienter et le retenir de faire un esclandre qu'elle ne savait pas où il mènerait. Et encore ils ne savaient pas tout. Elle connaissait son père, il était capable de folie, dans n'importe quel sens, sur un mouvement de colère. Passe que Gilbert fût juif mais qu'il prenne ses maîtresses dans SA famille, chez les jeunes filles les plus gardées d'Oran, c'était pour lui un cas de légitime défense et il irait jusqu'au sang. Ces réflexions la menèrent à la conclusion que Gilbert était un égoïste, non qu'il ne l'aimât pas, mais il voulait vivre en irresponsable, sans certitude du lendemain, prêt à "disparaître" pour elle ne savait quelle raison fantaisiste. La mort dans l'âme elle commença à lui écrire une longue lettre qu'elle trouva pleurnicharde. Finalement elle tapa trois lignes sur sa machine professionnelle. Elle la garda deux jours dans son sac sans pouvoir la lui donner et pour en finir se décida à la laisser dans la voiture.
Ses déboires l'avaient épuisée, elle se sentait faible et désespérée et n'avait plus le courage de geindre devant lui et de paraître devant tous les autres qui la guettaient. Elle se mit en maladie, ce qui était vrai. Prisca vint lui rendre visite et lui dit que Gilbert monterait chez elle si elle n'acceptait pas de le revoir. Elle eut donc avec lui une dernière confrontation où il n'avança en rien vers elle. A son corps défendant elle se vit obligée de rester ferme. Leurs adieux furent déchirants et elle resta abattue deux jours. Elle espérait qu'il allait faire un geste, qu'il reviendrait en lui promettant peu de choses qui satisfasse sa famille et son honneur mais elle attendit en vain, jour après jour.
Elle reprit son travail. Un matin elle croisa Denis qui lui apprit incidemment que Gilbert était parti en France. Pour faire bonne contenance, elle mentit dans un sourire:" Ah ça y est il s'est décidé!". Elle pensa : il ne reviendra plus, je l'ai perdu. Elle rentra rapidement pour pouvoir pleurer, ne pouvant presque plus se retenir dans la rue. Chez elle tout le monde était silencieux se doutant de quelque chose depuis qu'elle rentrait à l'heure. Carmen lui avait même fait une réflexion : " J'espère qu'il est parti en te laissant intacte". Elle avait tourné les talons sans rien dire, rouge de confusion. Deux jours après, en sortant du bureau alors qu'elle rentrait par la rue Alsace Lorraine, elle se fit aborder par un camarade du groupe où Gilbert l'avait présentée au début. C'était un commerçant juif dont l'échoppe était tout près de celle de Denis. Au bout de deux paroles aimables il lui proposa une sortie au théâtre pour les galas Karsenti, toute la bande devait y aller. Elle refusa sèchement. Les nouvelles allaient vite. Ils croyaient la place libre. Le lendemain son avocat lui fit un compliment " Martine je vous retrouve maintenant, votre travail redevient comme "avant". Elle fit un sourire amer. Gilbert n'écrivait toujours pas. Elle passait des heures le soir à penser à lui, n'arrivant pas à s'endormir, ou à regarder les quelques photos qu'il lui avait données. Un soir elle regarda longuement celles qu'ils avaient faites à « Amour-Plage »quelques jours après leur première expérience. Comme elle n'arrivait pas à dormir à deux heures du matin elle se leva prendre un cachet. Sa mère utilisait du Temesta. Il y en avait une boite presque pleine. Elle en prit un, puis elle pensa que ce serait une bonne fin douce pour elle, cruelle pour les autres. Elle en prit un autre, puis un autre avec de l'eau jusqu'à ce que cela lui devint difficile d'avaler ; cela devait être suffisant pour s'endormir longtemps. Elle replaça soigneusement le flacon. Ce serait tant pis pour lui, quand il saurait, il serait plein de regrets. Il comprendrait combien elle l'aimait, combien elle l'avait aimé, jusqu'à la mort. Elle se recoucha. Vers six heures du matin, sa mère l'appela comme tous les jours. Elle prépara une tranche de cake et le jus d'orange. C'était le matin qu'elles avaient le plus le temps de babiller ; Martine aimait beaucoup sa mère, son sens du sacrifice et du dévouement. Sans réponse alors que Martine était toujours vive à se mettre debout, elle tapa sur la porte ouverte " Martine, Martine c'est l'heure ". Pas de réponse. Elle alla la secouer. Elle comprit tout de suite en la voyant blanche. Comme une folle, à deux doigts de défaillir, elle faillit perdre la tête et hurla. Carmen avait le téléphone. Ni l'ambulancier ni le docteur ne pouvaient rien dire. La clinique était tout près. On laissa Madame Miranda sur un banc deux heures, avec Carmen qui lui faisait reproche sur reproche sur son éducation. Elle était intarissable alors qu'elle, se morfondait : sa plus petite, après le garçon. Elle priait. Ils n'avaient jamais eu de chance. Ils avaient tout fait pour les élever comme des rois. Gilbert avait tout gâché avec leur Martine si bonne. Il devait mal la connaître.
Chapitre 20 : Jalousies.
Enfin le docteur sortit : "On lui a fait trois tubages, il était temps. Elle semble tirée d'affaires, mais je ne peux dire s'il y aura des séquelles. Il faudra la surveiller sérieusement pendant quelque temps. Pour l'instant vous ne pouvez pas la voir. Revenez dans l'après-midi ". Ce fut la douleur dans l'estomac qui la réveilla, et les gifles. Pourquoi la battait-on alors qu'elle était si bien ? Elle reprit vite le travail ne voulant pas rester à la maison et être un objet de commisération. Seuls quelques intimes furent au courant de sa maladie. Elle déchira toutes les photos de "son" passé.
Les semaines passèrent, elle commençait à penser à autre chose. Elle rencontra Denis par hasard sur le marché de la rue de la Bastille. Il lui fit part du passage à Oran de Gilbert en instance de repartir. Elle rentra à la maison en proie à une folle angoisse. Allait-il chercher à la revoir? Chercherait-il à la contacter ? Cela faisait donc plusieurs jours qu'il était là, et rien de sa part. Sa mère comprit qu'il se passait quelque chose. Martine avoua : " Il est revenu mais je ne le verrai pas ". Marthe pleine d'inquiétude s'en ouvrit à Carmen : Martine était à nouveau bouleversée par le retour de Gilbert. Pourquoi était-il revenu ? Carmen ne fit ni une ni deux. Elle irait voir ce salaud, elle allait le laisser dans un drôle d'état après qu'elle lui aurait dit ses quatre vérités. L'après-midi elle se rendit au magasin et fit appeler Gilbert personnellement. Sorti du labo, elle lui demanda de la suivre dans la rue. Gilbert ne la connaissait pas et serviable de nature il lui emprunta le pas sans savoir de quoi il en retournait. A quelques pas du magasin elle se retourna : " Alors il a fallu que vous reveniez espèce de salaud, après tout le mal que vous avez fait à Martine cela ne suffisait pas. Vous voulez encore la tourmenter. Mais ça ne se passera pas comme cela je vais vous faire casser la figure ! " Gilbert restait interdit, confus dans la foule qui se pressait. Elle continuait : " Surtout n'ayez pas le malheur de l'approcher. Vous croyez que c'est une putain ? C'est une fille de famille, elle n'a pas autant d'argent que vous mais elle vaut dix fois mieux. Vous l'avez déshonorée, elle s'est suicidée par votre faute "... Gilbert atterré et abasourdi l'interrompit : " Et alors ? Elle n'est pas morte ? " L'autre crut qu'il raillait : " Non elle n'est pas morte, vous auriez voulu qu'elle meure en plus ! Sale juif vous allez avoir de mes nouvelles. Sale juif !" et elle le repoussa brutalement pour passer au milieu des quelques personnes qui commençaient à s'attrouper pour profiter du spectacle. Gilbert était rouge pour trois raisons : Martine avait fait une tentative de suicide, il était très gêné de l'esclandre, et elle l'avait grossièrement insulté. La première chose seule lui importa sur l'instant. Était-ce sérieux ? ou était-ce un coup monté par la tante pour le relancer ? Non ce n'était pas possible. Elle avait donc fait cette connerie. Elle lui en avait parlé : "Après toi il n'y aura plus personne. Je t'ai beaucoup aimé. Nous ne nous reverrons plus jamais, je te laisserai en paix. Je t'en donne ma parole." Elle devait déjà avoir ça dans la tête quand ils se furent séparés. Quel abruti, il n'avait rien compris. Il savait qu'elle avait une mentalité de carmélite mais à ce point ça l'épatait. A l'époque il avait mis l'orgueil et la rigueur de Martine ainsi que sa tendance masochiste à faire ces allusions, sur son tempérament espagnol et sur l'influence judéo-chrétienne de son éducation religieuse chez les surs. Mais il n'avait pas cru un seul instant qu'elle passerait de la parole à l'acte.
La folle ! Pourquoi avait-elle fait cela ? Sûrement pour prouver quelque chose, à lui. Mais il était parti, il n'était au courant de rien ! Par désespoir aussi. Il était stupéfait que cette jeune fille se conduise avec un tel absolu dont il se sentait incapable. Elle l'aimait ou l'avait aimé plus que la vie ! La pauvre, elle avait du souffrir énormément pour en arriver là. Il en était retourné et se regardait avec honte. Lui avait toujours reculé, elle, n'avait pas hésité. C'était cela qu'il faisait aux femmes qui l'aimaient. Élisabeth, maintenant Martine. Il se serait blessé pour un peu s'il avait pu. Il était temps qu'il fuit au Brésil chez les anthropophages de son espèce. Il en pleura dans sa chambrette devant ses photos. Il écrivit une lettre déchirante destinée à ne pas être lue ni envoyée pour dire toute la peine qu'il éprouvait à la savoir si malheureuse et lui si coupable, mais il s'interdit de la contacter.
Le lendemain il commença à penser que la moindre des corrections serait de lui faire savoir qu'il compatissait.
Le surlendemain il trouva qu'une carte de visite avec quelques mots d'amitié et d'encouragement ne serait pas inélégant. Il rédigea finalement un bristol où il annonçait son bref passage, ses regrets navrés et ses vux de rétablissement. II le glissa dans la boite aux lettres de l'étude ( c'était Martine qui relevait le courrier ) sans savoir si sa démarche serait bénéfique pour la suite des choses. Elle reçut le message et s'interrogea : devait-elle aller le tuer ou faire la morte.
Le lendemain il la guetta, pendant qu'elle, sortait à six ou sept reprises pour des raisons futiles ; si bien qu'ils finirent par s'apercevoir incidemment. Elle portait une magnifique robe de velours noir avec des fleurs géantes bordeaux et arborait une nouvelle coiffure ravissante, elle était devenue rousse. II la trouva éclatante. il s'approcha avec un faible sourire : " Comment vas-tu ? " -" Ca va très bien, et toi ? " - " Ça peut aller. " - " Il parait que tu vas repartir ?" - " Oui je pense m'installer au Brésil ." - " Tiens donc ! au Brésil ! " Entre temps ils étaient rentrés dans le hall de l'immeuble. Sur le pas de l'escalier après avoir monté quelques marches, elle se retourna lentement : - "Avant de partir je vais te donner un souvenir à emporter ". Elle lui envoya une claque magnifique qui lui fit tourner la tête. Il était sidéré et resta interdit longtemps, tandis qu'elle montait dignement l'étage.
II réfléchit longuement à sa réaction. D'abord il crut qu'elle était guérie et qu'elle s'était ainsi libérée. Mais si cela avait été le cas elle ne lui aurait pas adressé la parole. A la réflexion il pensa que c'était peut-être une invite amicale et qu'elle attendait une réponse de sa part. Le lendemain pour lui montrer qu'il ne lui en voulait pas, il choisit dans la vitrine d'Hermès en bas de l'étude un oiseau en porcelaine de Saxe et le lui fit adresser avec un autre bristol qui commençait ainsi : " Oiseau léger, messager du bonheur, vole vers elle dont la main tendre en ses caresses ..." et il la félicitait pour ses forces retrouvées et son nouvel entrain. Par chance ils se croisèrent, un autre jour et dans son trouble il l'invita à prendre à l'occasion l'apéritif à Canastel pour parler de ses projets. Elle accepta avec une moue ennuyée. Il raconta les choses surprenantes qu'on lui proposait et qui coïncidaient avec son désir profond de tout recommencer. Elle lui affirma sérieuse : " A ta place je n'hésiterai pas. Peut-être aimerais-tu m'emmener dans tes bagages comme passe-temps ?". Il répondit : "Bien sûr mais là-bas ce ne serait pas une vie pour toi : il y a beaucoup de moustiques, et pas de coiffeur ! ". Ils partirent d'un grand éclat de rire. Ils furent d'accord pour se revoir puisqu'il lui restait encore quinze jours avant de toucher son nouveau passeport. Les deux jeunes gens ressentaient à nouveau l'attirance qu'ils avaient eu l'un pour l'autre, le plaisir qu'ils goûtaient à être ensemble et dont ils étaient privés depuis de longs mois. Contrairement à leur détermination première chacun était conduit à se rapprocher de l'autre et ils percevaient, près l'un de l'autre, toute la force de leurs attraits physiques, le bonheur secret qui les ravissait quand ils se voyaient et se touchaient, la tendresse qu'ils se portaient sincèrement en dépit de la différence de but. Avec beaucoup dappréhension, il proposa de se détendre dans la chambrette. Gilbert voulait l'entraîner dans un tête à tête, et peut-être l'aimer. Elle refusa avec violence : elle ne céderait que s'il restait et s'il l'autorisait à annoncer chez elle et dans son entourage qu'ils étaient fiancés. Ce serait une promesse purement formelle qui n'aurait pas cours entre eux mais qui lui permettrait de le rencontrer au grand jour. Elle admettait qu'en réalité il n'était pas lié et qu'il pourrait rompre et la quitter à sa convenance sans qu'elle puisse lui en faire grief, à ses risques et périls. Elle ne pouvait faire plus, c'était à lui de décider si ce sacrifice était plus grand que le sien. Ils se séparèrent en convenant de se revoir en copain jusqu'à son départ fixé dans une dizaine de jours. Martine était sincère dans le marché qu'elle proposait. Elle était prête à courir le risque de se faire plaquer, plus tard, à condition qu'il sauve les apparences. C'était plus supportable d'avoir un statut reconnu, une connivence sociale ; si elle pouvait dire : " C'est mon fiancé. " alors les apparences étaient sauves, elle pourrait marcher la tête haute. L'expérience vécue l'avait aguerrie. La souffrance avait développé son instinct de femme. Alors que quelques mois plus tôt, c'était une oie blanche, cédant sans réflexion, maintenant son désir de reconnaissance et de possession tendait son être profond vers une stratégie réfléchie, un calcul de la fin et des moyens. L'ancestral combat de l'homme fuyant et de la femme conjugale s'engageait, sourdait en elle comme un défi. Ah ! il l'avait méprisée ! Ah ! il avait fait le fier ! Rirait bien qui rirait le dernier !
Une nouvelle conscience se développait en elle, la conscience de son sexe : il la voulait, il allait payer. Elle était trop femme pour ne pas se rendre compte du pouvoir qu'elle avait, de son attrait sexuel et ce qu'elle allait pouvoir en tirer. D'abord il fallait le garder et elle ne trouva d'autre solution que ce marchandage. Il lui restait quelques jours pour le faire basculer. Après elle s'accordait un an, peut-être deux, pour le faire ramper. Elle se fit belle, coquette, portant des pulls ajustés, des chemisiers ouverts. Elle arriva en retard, sans être essoufflée comme avant. Elle prétexta des rendez-vous avec des hommes importants. Elle lui permit de l'embrasser mais pas plus, dans la voiture, mais jamais dans la chambre même si sa bosse devenait énorme.
Elle tint bon. Un dimanche après-midi qu'il pleuvait à torrent, ils se retrouvèrent dans leur nid alors que la pluie crépitait sur la terrasse et qu'il faisait froid. Il se mit au lit et lui demanda larmoyant : " Viens me réchauffer ". D'abord elle dit " Non " ; elle se laissa encore prier, puis enfin elle lui fit promettre qu'il ne la toucherait pas. Elle se déshabilla lentement gardant slip et soutien-gorge, pestant contre ses bas à jarretelles longs à enlever. Dans le lit il se rapprocha, elle le laissait s'approcher pour qu'il sente son parfum puis le repoussait brutalement : " Tu triches " Il lui demanda : "Touche-moi un petit peu ". Elle refusait sans un mot, riant d'une manière coquette. Elle l'effleura finalement en se moquant : " Oh le vilain qui veut faire de la peine à sa maman ! " Bientôt il la pressa cherchant à lui caresser la poitrine ou le slip. Elle se débattait fâchée faisant semblant de vouloir partir, il avait promis de ne rien tenter. A la fin il implora: " Aide-moi, je me meurs ". Elle le regarda droit dans les yeux sérieusement : " Tu sais ce que tu veux ? Tu sais à quoi tu t'engages ? " - " Oui ! " - " Jure-le." - " Je te jure " - " Jure que tu restes et que je pourrai dire qu'on est fiancés ." - " Je - te - le - jure ! " Ouf il était temps, elle avait failli céder sans la promesse. Elle fit de son mieux pour le récompenser jusqu'à la tombée de la nuit.
Elle était maintenant bien informée des précautions indispensables par Denise qui faisait attention de ne pas avoir un deuxième enfant. Elle resta vigilante aux parachutes et à surveiller ses périodes. Gilbert était obéissant même dans l'impatience et se pliait à tous les soins nécessaires pour qu'un accident n'arrivât plus.
Elle lavait emporté. Il n'avait plus la force morale ou physique pour être à la hauteur de ses velléités, de son panthéon. Il était fatigué de repousser la commodité, de s'attacher aux principes. Il s'était vu, comme Moïse, dans une solitude grandiose : laissez-moi m'endormir du sommeil de la terre. Mais il n'était pas assez blasé. Il se laissait aller maintenant à avoir droit à l'erreur, à succomber à sa faiblesse. Il avait cru que son lot était la souffrance dans son monde morbide, à cause de ses penchants poétiques. Et voilà qu'il avait un bonheur tout simple à portée de main. Il devait pour cela s'engager, faire carrière déjà, remplacer le flou artistique des beaux sentiments par le bien-être simple et terre à terre de la vaisselle et du torchon partagés, troquer la solitude et les tourments spirituels contre la joie et la simplicité, finir comme Rimbaud. Même l'homme tranquille avait succombé à l'amour.
Pourtant à vingt-six ans il se trouvait bien jeune, pour s'enferrer et se charger d'une responsabilité autre que celle de sa personne! Fataliste jusque là, il avait considéré la vie comme un accident, un lot gagné à la tombola qu'il pouvait perdre à tout moment. Il se rappelait combien il avait eu peur pour Martine lors de l'accident de voiture. Pour lui il s'en foutait, à plusieurs reprises il avait frôlé la mort sans sourciller. Si maintenant il acceptait d'être lié, il devrait faire face à des responsabilités de survie et de protection, jouer au bouclier au lieu de tourner le dos dédaigneusement au danger. Il se retrouverait comme les petits camarades de l'armée, harponné dès après le service militaire, prolétairement. Il aurait voulu attendre l'âge d'être un homme, quarante ans, pour bien dominer les problème du sexe, des femmes, de la condition humaine, et voilà que la première pucelle venue l'avait cloué, ( et que finalement ce n'était pas si dur à supporter ! ). L'orgueil de son personnage le chatouillait. Il ne se voyait plus conforme à l'image dont il avait voulu se parer. Il avait bravement échappé à Élisabeth, la pauvre, pour recevoir la flèche de Martine.
Mais il garderait une petite porte de sortie : la colle n'était pas le mariage ; c'était plus qu'une liaison mais moins que des fiançailles officielles. Il allait gagner une certaine tranquillité, une certaine facilité. Il ferait attention à bien respecter les termes de l'accord. Tout à l'heure il n'avait pas franchement pris sa décision quand, à cause de ce sacré orage, ils étaient montés dans leur chambre d'amour... et il avait flanché ! L'abstinence cumulée à l'objet de sa convoitise à portée de main lui avaient porté un coup fatal. Il glissait sur une mauvaise pente sans vouloir trop se raccrocher. II avait envie d'elle et de son plaisir. Il voyait bien qu'elle faisait exprès de l'exciter. Ses mimiques touchantes, sa langueur et sa longueur à ôter ses vêtements, le porte-jarretelles noir sur les dentelles, les jambes fines et la poitrine rebondie, ses yeux innocents et pervers. Des jours qu'elle le chauffait... Dans quelques minutes il allait pouvoir... il allait l'écraser : " Je- te- le- jure !" Enfin ! Martine n'était pas seule à faire son siège. Clara traitait Gilbert comme un fou et un renégat. II allait abandonner la Famille, déserter pour aller au Brésil ! C'était délirant et dégoûtant. Après tous les sacrifices qu'elle avait faits, qu'ils avaient faits pour rester ensemble, alors que les affaires tournaient à plein régime et qu'on avait besoin de tous les bras ! Lui se cabrait : " Je n'ai pas ma place parmi vous ; vous me considérez comme un petit employé ; je suis obligé de pleurer pour avoir une augmentation ou une voiture ; vous m'aviez promis-juré que nous ferions un magasin à Paris, que je m'installerai en France ; Henri a tout ce qu'il désire, pour moi c'est toujours un problème. Impossible de faire ce que je veux dans le travail, routine, routine, tromperie ! " - " Nous allions te donner satisfaction, un peu de patience, c'est une question de semaines, tu vois bien que nous avons eu beaucoup d'investissements. Sois raisonnable, qui va piano va sano ! " - " Quand et comment ? des engagements, plus de promesses ! " - " Je te jure, avant la fin de cette année nous te ferons le magasin à Paris. Tu seras responsable, tu pourras le faire comme tu veux. Nous allons te mettre de l'argent sur ton compte, tu seras associé comme Henri, mais promets que tu resteras, jure-le ! ". - " Vous savez bien que je ne jure jamais ! Que moi ma promesse suffit. " - " Alors montre ta lettre de désistement ! " - " Voilà ." Heureusement pour Clara, le bureau de la Préfecture ne pouvait plus bloquer le passeport. Finalement tout le monde était content ; le seul qui eut renoncé à quelque chose était Gilbert qui voyait s'éloigner sa " liberté ". Il savait, il sentait que le piège se refermait sur lui. Adieu les errances, adieu les fluctuations, les renoncements, adieu sa confrontation avec la mort inspiratrice et ses douceâtres enlacements. Il devrait se battre, s'encanailler. Il allait devoir quitter la poésie pour s'engager sans rêve dans le labeur ordinaire. Si je t'oublie Jérusalem ..... Martine tint toutes ses promesses.
Il en alla différemment pour la famille Danan. Comme on craignait encore une fuite, on mesura l'argent à Gilbert; comme les affaires tournaient, à quoi bon se partager ; comme la Versailles roulait, à quoi bon une autre voiture. Et sa chambrette était bien suffisante pour sa petite liaison.
Il se sentit esclave, encore méprisé par sa famille, lui si preux. Martine, elle, l'aimait, le soutenait délicatement dans son combat quotidien, titanesque avec le Père, la Mère et Caïn. Il refusait avec frénésie d'être à leur image et son refus passait à leurs yeux pour un jugement et une condamnation. Alors ils le faisaient souffrir, pour le plier.
Extraits du journal de Gilbert.
23 avrilJ'ai beaucoup de peine que papa et moi... Alors que nous nous aimons, nous nous heurtons constamment. Alors que notre fond est tendre, notre surface est dure et âpre. Certes malgré tout je l'estime. Il a su construire sa vie, et s'il n'a pas été parfait il a beaucoup de mérite d'être arrivé malgré ses handicaps. Il peut être estimé en tant qu'homme.Tout à l'heure avant de claquer la porte je lui ai crié plusieurs fois : " Tu es une loque ".
Certes, j'ai beaucoup de peine. Ce sont mes parents, des êtres vieux que j'aime et qui sont appelés à disparaître, et je resterai seul. Pourquoi ne pouvons nous pas nous entendre ? Question d'âge ??27 avrilJ'ai été brimé et étouffé beaucoup d'années de ma vie par mes parents. Leur affection a été une prison chinoise où le développement se fait toujours dans le même volume depuis l'enfance. Tabous, tendresses-geôles, larmes au lieu de liberté, expansion, développement de la personnalité.
Luttes stériles, abandon de beaucoup de choses. Famille archaïque et tribale, patriarcale.Tabous ! Tabous :- habiter et manger ailleurs qu'à la maison- contredire son père ou sa mère- désavouer " "- travailler parce que père a travaillé pour toi - ne pas prendre de vacances parce que ton frère n'est pas encore parti- ton père, ton frère, a fait ci ? et toi ?
- ne pas avoir droit à des économies personnelles- tu travailleras pour le patrimoine commun dont ton père ou ta mère disposent seuls- ne toucher et avoir que des femmes catholiques- se marier avec une catholique- tu te marieras avec celle que nous t'aurons choisie- tu auras des enfants pour qu'ils soient petits-enfants5 maiA la maison, on tourne en rond. On ne transforme rien. Ils s'acharnent tous à me critiquer avec rancur, acrimonie. Je leur dis " merde " sans arrêt. Ils sont cruels. Ils me font penser à des fauves dans une cage, ils rugissent, ils grognent, ils tournent sur moi, c'est hallucinant. Ils sont féroces comme des phagocytes.Je me défends au sabre et pied à pied. Il n'est pas nécessaire d'espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer, et du fond de mon abîme par désuvrement je me dresse contre eux. Il y a une différence de fond entre nous dans cette famille. Ils sont les bourgeois de province avec leurs préjugés, leur suffisance, leur arrivisme, leur racisme. Je suis a - religieux, a - politique, a - focal, arrogant en un mot.8 maiPourquoi, quelles que soient les choses entreprises ou faites, une vie peut-elle être gâchée d'avance, irrémédiablement ? Pourquoi peut-on n'avoir aucune chance ? Faut-il qu'un combat détruise l'homme d'abord, pour rebâtir ensuite un être veule ?Il veut nous avoir dans la poche. Il nous méprise et nous mésestime. Il se croit, il veut être au dessus de nous. Il a l'orgueil secret d'être, malgré tout, supérieur : " Malgré qu'ils sachent écrire, qu'ils soient allés à l'école, je les coiffe, ils sont mes choses. Je les possède, ils m'obéissent, je suis le chef ". C'est une bête sauvage, il ne sait pas aimer, il ne sait que mordre et tromper, il n'aime pas beaucoup ses enfants.11 maiCela fait trois mois que je suis rentré. Rien n'a changé. Rien ! Mon départ n'a servi à rien - à rien ! ils m'ont roulé, bassement roulé.Je lui fais du mal je l'espère. Je veux lui rendre la monnaie de sa pièce. Cet homme est d'une vitalité surprenante, il est comme le roseau. Tous les vents peuvent le secouer, s'il plie ce n'est que pour reprendre sa forme « primitive». Il est solidement enraciné en lui-même .Je ne sais pas si je pourrai lui pardonner ce qu'il a fait de moi, un être blessé, fermé, polarisé, abaissé.Il ne peut vivre hors de la crasse, du crime et du viol. Il est rédhibitoirement méchan.,Et toutes les faiblesses des autres, leurs scrupules, leurs pardons ne sont pour lui que des occasions de possession. Il ne lâche rien, il pleure misère, miséricorde : " Il n'est pas éternel ..." malgré qu'il ne lâche rien. Alors il prétend : " C'est pour qui que je travaille ? Pour toi mon héritier, tout est à toi. " Il y a vingt jours je lui ai demandé cent soixante dix mille francs d'arriérés à fin Avril. Il y a des mois que je discute pour une augmentation. Chaque semaine il demande un délai.- " Le vingt, attends le vingt. "- " Tu m'avais dit le quinze ! "- " Je te dis le vingt parce que le vin dissipe la tristesse, tu comprends ? " et il s'en va satisfait.Il y a trois jours, après quatre demandes restées sans réponse et ses fuites répétées, je lui ai fait tourner la tête de son journal par une scène terrible à propos des cent soixante dix mille francs dont j'ai besoin. Alors qu'à midi il avait tout refusé le soir il m'interpelle ( peut-être par crainte que je m'en aille ) : " Tu as raison je vais te mettre cinq cent mille francs à ton compte en banque pour que tu t'en serves quand tu en auras besoin ". Je le remerciai. C'était lundi. On est jeudi, je lui ai rappelé sa promesse, il a fait la sourde oreille.Je comprends l'état où est maman, de lassitude et de fatigue, d'abrutissement après un pareil traitement depuis trente ans; trente ans à être insultée, tournée en bourrique, bafouée, trompée ouvertement, à travailler, pour que d'un geste il réduise. tout à néant, sans vergogne.C'est un dieu vivant car il n'accepte aucune loi qui ne soit la sienne, et rien qu'il n'ait marqué à son empreinte. Je lui ai échappé, seul je ne suis pas dans son cercle. Pauvre vieux !
Lettre à mes parents. Oran le 14 maiAprès le coup de téléphone d'Henri ce matin, j'ai été retourné. En effet j'avais fini par penser qu'il était quand même un peu différent de vous, malgré ses antécédents... J'avais accepté de travailler avec Henri parce que j'avais pensé qu'il. m'accepterait comme un compagnon de travail. Mais si c'est échanger les vexations de Papa contre celles d'Henri de ce matin, c'est ne pas changer. Henri n'a même pas été capable d'avoir des idées personnelles et une attitude sans équivoque, qui ne soit pas à cheval sur vos ordres. Bref c'est le produit de votre élevage.
Le fond du problème c'est que vous ne comprenez pas. Je ne suis pas comme vous. C'est ça que vous ne COMPRENEZ pas ! J'ai beau essayer de vous faire comprendre que je ne suis pas dans votre cercle vous ne voulez pas comprendre. Que faut-il vous redire ? Je n'accepte pas votre tutelle, encore moins celle d'Henri..Nous n'avons entre nous de commun que le travail, est-ce clair ? Si j'ai envie de me marier ou de me faire pédéraste vous n'entrez en rien dans mes calculs.Relisez bien mes lettres de France, elles sont importantes quoique vous pensiez : " Elles sont comme les autres, il parle et nous ferons de lui ce que nous voudrons". Comprenez que ce ne sera jamais plus comme avant, que je me sens absolument libre par rapport à vous. Essayez de comprendre que les brimades, c'est fini. Je n'accepte plus aucune contrainte de vous : je suis entièrement majeur. Vous m'avez assez gâché ma vie avec votre sale mentalité qui est une prison.Pour en revenir à Martine, je vous ai dit au moins quinze fois sur tous les tons, sous le serment, la confidence, l'amitié, la colère qu'il n'y avait rien de définitif, que j'étais libre et voulais le rester. Me priver de mon dû et de vos serments pour ce prétexte est indigne.Votre plaisir sadique du scandale, du drame, de la réprobation, vos envies refoulées vous font prendre l'attitude de remettre toujours cela sur le tapis et de malaxer, en faisant la sourde oreille à mes appels. C'est pour vous l'occasion de vous sentir supérieurs, de prouver, d'être les juges !
En admettant que j'aime Martine, et qu'elle m'aime, vous feriez tout pour me briser, mettant en jeu mon avenir, ma situation, me rejetant de ce à quoi vous m'avez destiné... sous le couvert de l'affection.Je ne peux être d'accord avec vous, et, sans vous jeter la pierre je me désolidarise. En faisant cela je prévois qu'un jour je peux effectivement demander à quelqu'un d'être ma femme et qu'elle se retrouve dans votre mixture.Ainsi donc nous ne pouvons avoir qu'un seul point commun : le travail. Je vous dénie tout droit de m'insulter ou de porter atteinte à ma dignité ou à mes croyances.Vous ne pourrez pas m'entamer, sinon m'exacerber et, afin de ne plus vous entendre me blesser, me pousser à me marier avec la dernière boniche qui porte une croix. Comprenez que vous ne pouvez plus peser sur ma décision, que je ne suis plus de votre clan.
Pratiquement si vous me contraignez, cela reviendra à me trouver une situation indépendante par peur des représailles et surtout pour pouvoir vous fermer la porte au nez quand vous voudrez me seriner dans les oreilles.II faut donc être clair : voulez-vous tenir au moins une partie de vos promesses, m'accorder un salaire régulier et un petit intéressement dans le magasin dans lequel je travaillerai, en échange de quoi vous aurez mon rendement et mon énergie - sans que j'ai à subir vos atteintes et déchirements ? Soyez francs, définitifs pour une fois. Ne pensez plus à me changer, plutôt alors fuir. Je vous rappellerai en passant que ma vie avec vous n'a été qu'une suite de fuites : à quinze ans à l'école, à vingt ans etc... Je pense qu'il y en a assez, que je dois me garantir.Malgré tout je me reconnais comme votre fils (et ne vous juge pas) ; je retire simplement mon épingle de votre jeu. Je veux travailler et je serai plus heureux si c'est près de vous. Toutes ces luttes et ces discussions m'ont beaucoup fatigué, et il faut que je trouve une solution rapidement parce que je ne peux vivre ainsi. Je suis votre fils affectueux. Il se retint de signer : Votre fruit pourri, Gilbert.
Gilbert dissimulait tout de ses tourments familiaux à Martine. Par une faculté de divination qu'il admirait, elle comprenait sans savoir et évaluait les tortures et le déchirement auxquels il était confronté. Elle compatissait à ses airs tristes, à ses silences songeurs. Il essayait afin de ne pas empoisonner leurs rapports amoureux de la laisser étrangère, en dehors des tempêtes que sa liaison et son antagonisme déchaînaient. Mais ils se savaient solidaires et Martine, par les rares confidences qu'il laissait échapper sur ses affrontements et ses sentiments, saisissait la fidélité de Gilbert autant à son égard qu'envers sa famille, et aussi l'antipathie qu'elle, provoquait. Cependant même si elle se sentait blessée et injustement jugée elle ne cessait de vouloir se rapprocher affectueusement de Gilbert, envers et contre tout. Confusément elle distinguait qu'elle allait devoir se mesurer à eux, mais que sa plus grande force, pour que Gilbert lui aussi ne la prenne pas à partie, serait de supporter vaillamment leurs atteintes et d'être prête à les aimer, sinon à les attendre à leur convenance. Elle comprenait trop Gilbert pour ne pas savoir qu'il ne pourrait admettre une animosité de sa part envers ses parents dont il ne pouvait, quoiqu'il en dise, se détacher du fait de sa moralité. Elle pensait que sa patience, sa déférence, sa gentillesse et sa volonté de les aimer sincèrement finiraient par les amadouer et leur faire comprendre qu'elle était prête à devenir leur fille attentionnée... Si Gilbert un jour...
Les Unités Territoriales avaient été inventées, constituées et approuvées par le gouvernement dès 1957 à la suite d'accords entre les autorités civiles et militaires afin de dégager l'Armée de tâches subalternes, dont la principale consistait en la garde statique des installations névralgiques de jour et de nuit. Au départ on avait estimé que la population civile ne devait pas échapper à une participation à l'effort du maintien de l'ordre et donc on avait réquisitionné tous les Français mâles entre vingt et un et quarante-cinq ans, dégagés des obligations militaires. L'encadrement des U.T. était dévolu aux officiers de réserve en parfaite harmonie avec les officiers d'active. Une bonne entente régnait entre les deux corps, chacun essayait de ménager l'autre en restant cordial et serviable. Avec le virage pris par de Gaulle, une suspicion se fit jour au plus haut rang du nouveau Commandement envers les troupes civiles ainsi structurées. Cette méfiance s'accentua et peu à peu les appelés Pieds-noirs furent dirigés vers la France ou l'Allemagne, alors qu'on envoyait en Algérie les jeunes métropolitains, ce qui ne manquait pas de provoquer la rancur des uns et des autres et l'animosité des populations envers les "étrangers". Le Ministère appuya encore la ségrégation en faisant peu à peu le tri dans l'armée de métier. Tout ce qui était d'origine Pied-noir ou marié à Pied-noir était éjecté d'Algérie.
Mais, malheureusement sur place la Territoriale avait pris caractère d'institution. C'était devenu un peu l'armée des Pieds-noirs et on ne pouvait plus y toucher sans déclencher une révolution. L'armement sommaire lui était prêté par l'Armée et revenait sous sa garde. Les missions avaient progressivement débordé des factions vers un maintien de l'ordre restreint, au moyen de patrouilles qui au début s'apparentaient à des promenades. Le plus à craindre semblait-il, était l'esprit de corps qui s'était installé dans ce rassemblement familial indépendant. C'était un creuset où se retrouvaient à l'image du pays, les souches française, espagnole, juive et même quelques Arabes, tous Français par volonté, sans distinction de classe.
A peu près une fois par semaine au début, on devait vingt quatre heures au service du pays. Les objectifs se situaient la plupart du temps à l'extérieur du centre-ville, pour les gardes d'usines ou de bâtiments publics d'un intérêt direct, vital pour la population locale. Une discipline bon enfant et librement consentie régnait et tout se traitait à la bonne franquette dans la rigolade, le boudin et l'anisette, chacun essayant d'en mettre plein la gueule aux copains. Mais par la tournure des événements cette force d'opérette prit de l'importance. En cette fin de l'année 1959, les succès obtenus par le Général en chef Challe dans le bled et les montagnes obligèrent le FLN en pleine débandade à relancer le terrorisme dans les villes pour conserver une certaine publicité. Le durcissement de de Gaulle envers l'Algérie Française réveilla la défiance des édiles bien souvent commandant des U.T. Ils virent de plus en plus dans cette organisation une force disponible et dévouée pour peser sur les décisions. Afin de ne pas surcharger l'Armée saturée par les opérations extérieures on plaça les U.T. aux limites des quartiers arabes aux endroits sensibles de la cité. Pendant un certain temps, en 1960 et 61,elles se trouvèrent revêtues d'une certaine importance stratégique dans les villes, à la charnière entre les communautés où leur présence tempérait les velléités d'affrontement réciproques, jusqu'à ce que les directives du Général les mettent enfin hors du maintien de lordre.
Oran avait été partagé en secteurs. Les effectifs semblaient distribués au hasard, de manière à éviter de placer les hommes dans leur quartier d'origine, et à brasser les effectifs. On surveillait ainsi la gare, le central téléphonique, la poste, l'usine à gaz, le port, les abattoirs, les transformateurs haute tension , les zones où Français et Musulmans étaient trop intimement mêlés, comme Eckmühl, les Planteurs, la Marine... Sur le terrain on les voyait déambuler décontractés, accoutrés de treillis pseudo militaires sur des vêtements civils. Pendant un certain temps ce furent des congés non payés pour faire des ballades ou observer le clair de lune et les étoiles. Vint un temps où se produisirent des échauffourées, puis des attaques de nuit, et quelques accrochages sérieux : des imprudents finirent par servir de sujets d'étude aux carabins des hôpitaux. En 1958, Gilbert, jouant sur son statut métropolitain et sa démobilisation à Paris, n'avait pas jugé utile de se faire inscrire sur les listes locales à son entrée à Oran. Mais lors de son dernier retour, l'organisation pour le recrutement avait fonctionné, et peu de temps après il reçut une première convocation à laquelle il ne donna pas suite malgré les exhortations et les alarmes familiales, pensant repartir rapidement. La deuxième fut plus péremptoire et il dut aller s'enrôler sans entrain pour les gardes de nuit et les patrouilles de jour dans les quartiers qu'il ne connaissait pas, le plus souvent Eckmühl, le Château d'eau, le Petit Lac où se trouvaient des transformateurs haute tension, les Planteurs où des Européens étaient cernés par une forte population musulmane. Les premiers temps les patrouilles se rendaient sur les lieux dans leurs propres véhicules comme en randonnée de villégiature. Puis on leur attribua des véhicules militaires et une tenue plus sérieuse pour leur conférer du prestige. Gilbert fit de nouvelles connaissances, très variées et se rendit compte avec un nouvel étonnement de la notoriété d'Armand qui était le plus souvent connu de ses nouvelles relations et provoquait des sourires heureux, comme une gloire locale. Cet été 1959 fut pour lui moitié rêve, moitié cauchemar. Revenu sans un sou il était tributaire de son salaire pour vivre indépendant, et bien qu'il aurait pu facilement se servir dans la caisse, il se refusait à cette fourberie, et, pour ne pas entamer son orgueil et sa propre image, exigeait qu'on lui remit son dû régulièrement. Mais Armand soutenu par Clara refusait de crainte que Gilbert constituât à nouveau un trésor de guerre qui lui permît de fuguer et déguerpir encore. Aussi jouant au chat et à la souris sur des sentiments qui leurs restaient étrangers, ne débloquaient-ils les subsides qu'au compte-gouttes, après d'âpres discussions somme toute banales pour eux mais qui laissaient à Gilbert un goût d'amertume et de blessures morales et filiales. Henri s'était joint à la coalition et d'une manière plus au moins secrète participait aux brimades et au cintrage (sens inventé par Massu) faisant peser sur le cadet le poids de son influence et de l'autorité bonne ou mauvaise qu'il pouvait avoir pour débloquer les choses. Par dessus ces dissensions matérielles vint progressivement se greffer une autre opposition larvée, puis dure et constante à sa liaison.
Pour sa famille et particulièrement pour Clara, les nouveaux airs de bonheur affichés malgré lui par Gilbert à ses retours d'entre les bras de Martine, étaient plus que de la provocation pour son état maternel, un tocsin moral qui l'alarmait contre l'éventualité d'une chute raciale, d'un mariage avec une non-juive, ce qui à ses yeux était pire qu'une catastrophe, équivalant à un deuil, à une rupture morale sans rémission avec son fils. Aussi peu à peu fit-elle son siège par un travail de sape. Sachant que Gilbert n'était pas d'un caractère à briser ses sentiments filiaux et qu'il voulait garder ne serait-ce que pour lui-même le respect des relations naturelles, elle se mit à le harceler sur les intentions cachées de l'intrigante et l'éclaira sur le fond des choses : c'était un naïf qui ne voyait pas le mal. Il était une proie prise dans les filets d'une rouée. Elle visait son argent et sa situation. Elle le tenait par les sens comme toutes les dévergondées. Sa famille était de basse extraction, des gens ordinaires, sans éducation. Il allait déchoir et les entraîner avec lui, être la risée de la ville et de la communauté. Il n'avait pas le droit de renier la religion de sa famille et de ses ancêtres. Il descendait d'un très grand rabbin qui allait se retourner dans sa tombe. Il était lâche et méprisable, sans force de caractère. On pouvait coucher avec, mais en aucun cas s'allier ou se lier. Il fallait qu'il rompe immédiatement et sans délai. Il ne devait pas donner le mauvais exemple à ses frères
Gilbert subissait les assauts pratiquement quotidiens et répétés de Clara, porte-drapeau du consensus dans la famille. Son père, cheval de retour, avait d'autres chats personnels à fouetter ; il pensait en son for intérieur qu'en cette matière ce qui devait arriver arriverait, l'amour n'ayant pas de loi, mais il la laissait faire, à son habitude. Henri était partagé entre ses convictions judaïques et le spectacle attendrissant de son jeune frère sur la mauvaise pente. Ses sentiments hégémoniques le poussèrent à prendre parti souterrainement pour Clara, sans heurter de front Gilbert, si ce n'est en soulignant par des plaisanteries quelque particularité physique ou morale de Martine, ou la consonance drôle de son nom. Gilbert voulait à toute force garder un lien affectionné avec sa famille et se reprochait plus qu'à son tour les pensées haineuses et dévastatrices qu'il éprouvait malgré lui envers les siens. Sans s'accorder de circonstances atténuantes, il ne voulait pas les renier ni même les blesser, malgré tout le mal qu'ils lui faisaient. Il tentait de séparer dans sa tête l'affection qu'il portait à Martine et celle due à ses parents. Il ne voulait pas qu'il y ait interférence dans son esprit entre ces deux pôles affectifs et il tâchait de passer de l'un à l'autre sans influencer ou altérer ses attitudes respectives, restant de chaque côté dans une neutralité et un silence positifs. Mais il supportait de plus en plus mal les méchancetés et les injustices proférées à l'encontre de Martine ; il se sentait de plus en plus meurtri, si bien qu'il prit l'habitude dès que la conversation prenait une tournure offensante, de se lever de table sans éclat, contrairement à ses premières réactions, et d'aller manger au restaurant car les altercations se faisaient le plus souvent au cours des repas qu'il aurait préféré passer au sein de la famille. Une fois, devant sa mine défaite, Martine avait insisté pour connaître les motifs de son affliction. Il s'était alors ouvert à mots couverts du sujet de leurs disputes et il l'avait vue blessée comme lui. Aussi ne se laissa-t-il plus attendrir et enfermait-il en lui tout le venin qui s'échappait de son nid familial. Il résistait jour après jour avec détermination, et ne voulait pas se laisser entamer dans la qualité personnelle de ses sentiments d'amour tant pour les uns que pour l'autre ; il tentait, dès l'assaut passé, de faire le vide, de nettoyer sa peine et d'avoir des rapports agréables et normaux avec Martine, en se maîtrisant d'une main de fer, sans réussir cependant d'une manière habituelle ou facile.
Ils avaient repris leurs rendez-vous quotidiens. Gilbert allait la prendre chez elle après le déjeuner et il garait la vieille Versailles face à la Cathédrale, quelquefois en repoussant du gros pare-choc les autres voitures qui prenaient trop de place. Puis chacun allait à son travail jusqu'au soir ; ils partaient alors se promener ou goûter un apéritif, ou se détendre dans leur chambrette d'amour. Le dimanche le plus souvent, ils faisaient un restaurant avant de s'isoler sur leur plage. Avec surprise ils la trouvèrent une fois ou deux occupée par un autre couple plus âgé mais il n'y eut aucun rapprochement sinon de courtoisie, chacun voulant rester dans son intimité. Un dimanche de Septembre où seuls, ils s'adonnaient au soleil couchant dissimulés de la route par le parasol d'où ne dépassaient que quatre jambes entremêlées, ils furent hélés du haut de la falaise par un groupe de territoriaux en patrouille. Alors que la troupe les sifflait ou les applaudissait d'une manière sympathique, leur chef les apostropha durement : " Vous ne savez pas qu'il y a eu des attentats par ici et que c'est dangereux de rester seuls. Allez déguerpissez en vitesse ! " Martine était rouge de confusion et se dissimulait, alors que Gilbert qui n'avait sorti que la tête souriait du spectacle qu'ils devaient donner d'en haut. Ils y retournèrent cependant encore quelques fois avant la fin de la saison, emportant un souvenir indélébile de leur paradis nautique où ils ne retournèrent plus.
Pierre, le mari militaire de Denise, avait contracté des amibes pendant sa dure captivité en Indochine, après Dien Bien Phû où il fut un des derniers combattants, aussi effectuait-il régulièrement une cure à Chatel-Guyon. Denise et le bébé laccompagnaient et il demanda à Martine d'y aller aussi pour s'en occuper, soulager sa sur et leur permettre quelques soirées au Cercle des officiers, sorties dont Denise était privée depuis bien long temps ; cela faisait un an qu'elle était séparée de lui et il fit tant et si bien jouer la corde sensible que Martine après en avoir difficilement et longuement parlé à Gilbert, accepta. Ce serait une longue absence de trois semaines plus les voyages en bateau, presque un mois ! Elle le cajola longuement pour le préparer, lui promit d'écrire, et qu'elle penserait à lui tous les jours, qu'elle partait contrainte et forcée.
C'était la première fois qu'on le quittait. Habituellement c'est lui qui disait au revoir, aussi était-il assez contrarié et ne savait pas s'il devait afficher plus d'indifférence ou de peine. Il fit contre mauvaise fortune bon cur, mais en réalité il était intimement atteint, car il allait se retrouver seul, sans son soutien et son réconfort quotidien, aux prises avec les rapaces de sa famille. Ce serait, il le devinait une solitude lourde à porter car il allait être privé de la bonne moitié de son existence. Par amour et par amour-propre il lui diminua son anxiété des vieux fantômes de sa solitude, ne voulant pas paraître puéril ni lui gâcher ses vacances loin de lui. La veille du départ, le 29 Septembre, pendant que Martine était allée prendre livraison de quelques vêtements de saison, elle le laissa dans la voiture, jetant son sac à main sur la banquette arrière. Comme il surveillait son retour qui se faisait attendre, en se retournant il accrocha du regard le sac ; mu par une impulsion soudaine de châtiment , après un soupçon de scrupule ou de repentir, il le prit et pour la première fois fouilla dans ses affaires. Il passa rapidement en revue les accessoires futiles et découvrit une poche fermée. A l'intérieur il y avait une grosse somme d'argent et un papier plié en quatre où étaient tracés en sténo des hiéroglyphes. Toujours sous le coup de sa pulsion, après une hésitation, il déroba rapidement le message et remit le sac en place. Un peu plus tard il lui demanda incidemment si elle avait suffisamment d'argent personnel. Elle répondit qu'elle n'en emportait pas car on lui avait tout payé. Il demanda s'ils devaient retrouver des connaissances ou des amis de Pierre. Elle répondit que non, à sa connaissance. Puis ils s'embrassèrent avec tendresse avant de se quitter pour cette épreuve, se suivant longuement d'un regard lourd.
Il était très curieux de connaître la signification du message. Pourquoi avait-elle écrit en sténo ces trois lignes. Pour ne pas être comprise de n'importe qui ? Pourquoi et d'où tant d'argent caché ? Qui pourrait déchiffrer le texte ? Il ne connaissait personne dans son entourage qui pratiqua la sténographie, à part sa mère ! Il pensa à l'officine comptable qui s'occupait des magasins. Dans l'après-midi il fit des reproductions et se rendit au bureau du comptable où il trouva plusieurs secrétaires. Confus il prétexta le départ d'une employée et un message oublié. Elles se passèrent le papier de l'une à l'autre sans comprendre. Il y avait longtemps qu'elles n'en faisaient plus, et il y avait de nombreux types d'écriture tous différents. Il pensa alors à l'École Pigier où Martine avait appris. Le lendemain avec une certaine gène, il raconta à nouveau son laïus à un professeur qui critiqua vertement ce travail : " Tout est de travers on ne comprend rien. La personne serait bien incapable de se relire !". Il insista : "Ne pouvait-on saisir au moins le sens général ?" : " Je serai ...la première... agréable ...avec toi là bas
. Réfléchis...". C'est tout ce qu'on pouvait en tirer. Il fut bouleversé : sans aucun doute possible elle donnait un rendez-vous à quelqu'un. Le soir, abattu il sortit la voiture pour aller coucher dans sa chambre ne voulant pas se retrouver en butte aux tracasseries familiales, préférant réfléchir seul. En sortant de la voiture il prit sa lampe électrique dans la boite à gants et y trouva un papier plié : c'était un mot d'amour de Martine, elle avait parsemée la grande feuille de cinq " Je t'aime " de différentes grosseurs qui entouraient un " Je t'aime à la folie " avec sa signature, comme une marguerite. Il en fut tout ému et retourné. Elle n'aurait quand même pas pu donner rendez-vous à un autre en ayant la délicatesse de lui ménager ce souvenir. Il regarda longuement la photo angélique qu'il avait posée sur sa table de cuisine, et l'interrogeait. Mais le sourire restait énigmatique.
Le troisième jour il attendit avec impatience une lettre qui ne vint pas. Il s'était interdit d'écrire le premier, et attendait sa première missive pour répondre. Il avait rouvert ses cahiers pour étaler ses impressions d'amoureux abandonné et à travers lui il dialoguait avec elle, l'interrogeant et s'interrogeant. Le lendemain il reçut une première lettre, assez banale, rapide, impersonnelle si ce n'est la conclusion où elle épandait son amour en deux phrases. Elle s'installait pensa-t-il et elle avait autre chose à faire qu'à plancher devant un pensum. Il répondit, au début sur le même ton, mais vers la fin il s'épancha se laissant aller à dire qu'elle commençait déjà à lui manquer mais il ne souffla mot de ses doutes. Il prit un calendrier pour barrer les jours qui passaient et le rapprochaient de son retour. Il y pointa les dates avec ou sans courrier. Il guettait le facteur matin et soir et se sentait lésé quand il n'y avait rien ; elle avait promis d'écrire quotidiennement et elle en était loin : deux lettres en une semaine. Le douzième jour il reçut une lettre avec trois photos ; elle avait posé en pantalon léopard et pull moulant, elle apparaissait seule dans un décor sylvestre dans différentes poses avenantes. Les photos étaient bien prises. Par qui ? A part ça elle était charmante, fine et juvénile ; il aurait voulu toucher son visage muet, et savoir. Il s'échauffa et fit des allusions dans ses missives, et les allongea : il avait remarqué que statistiquement ses lettres à lui étaient deux fois plus longues, mais c'était normal, lui était doué. Il reçut six lettres en deux semaines et fut plus satisfait. Un jour il fut affecté par un propos de sa mère qui s'adressait à son père, mais en prenant bien soin qu'il entendit : - " Tiens, tu sais ce que me disait justement Madame Une Telle : " C'est terrible ce qu'elles changent ces catholiques une fois mariées... Elles changent du tout au tout ! Ce qu'elles savent faire ces poules, c'est être jolies et attirer les garçons, et après les faire baver..." Il en fut malheureux car il sentit que le coup avait porté. Pendant les nuits insipides, il se livra avec une certaine curiosité à une introspection sur son inclination envers Martine. Il était étonné, presque offusqué de son intensité maintenant qu'elle n'était pas là : lui qui se croyait si détaché, si maître de lui, froid et dédaigneux envers les sentiments communs voyait les siens lui échapper, le tourmenter, le faire souffrir, retourner son humeur suivant que ce fut un jour avec ou sans courrier, une lettre attentive ou distraite. Il se découvrit jaloux, méfiant, lui faisant des reproches parce que le cachet de la poste prouvait que la lettre avait été postée à deux heures du matin (elle lui expliqua sans penser à mal qu'il y avait eu la foire et un bal et qu'elle était sortie en famille, c'était en rentrant que...). Il ne se reconnaissait plus, lui qui avait dominé jusque là toutes ses impulsions, se trouvait désarçonné : à n'en pas douter c'était manifestement qu'il l'aimait vraiment.
Il eut beau retourner dans tous les sens sa résistance, ses doutes, ses craintes d'être pris et tourmenté, trompé ou bafoué - (comme le cauchemar qu'il fit après les paroles de sa mère où il se voyait vieux mari avec deux rejetons, et où Martine lui criait : " Je ne t'ai jamais aimé, je t'ai toujours trompé " et elle partait avec les enfants rejoindre un matador ) -, il devait se rendre à l'évidence il n'avait jamais ressenti cela auparavant : elle lui manquait, elle lui manquait cruellement. Il était même perclus de chagrin à cause d'elle, à l'affût de ce qu'elle allait écrire dans ses lettres, de ses mots d'amour rassurants, tourmenté des plaisirs qu'elle devait prendre hors de lui. Comme elle avait dû souffrir quand il l'avait quittée si bassement au début de l'année, sans même lui écrire.
Il se pencha sur ses défauts : le plus grand était son caractère soupe au lait : quand on la fâchait ou touchait à son maquillage, ou à sa famille, elle devenait franchement hargneuse, méchante mais elle demandait pardon, bien après, et s'excusait de ses colères incontrôlables qui l'inquiétaient. Était-ce le signe d'une dissimulation ? Et s'il lui donnait plus d'amour qu'elle ? S'il devenait lui vulnérable, alors qu'il s'était forgé une religion : indépendance. Allait-il briser son armure ? Si elle le trompait ou le rendait malheureux il voyait d'ici le sourire triomphant de ses parents : " Je t'avais prévenu. Tu l'as bien cherché !" Mais n'avait-il pas jugé qu'il était déjà mort, qu'il avait déjà dépassé tous les stades de la souffrance ? Présomptueux ! Pourtant sa vie comme sa mort lui appartenaient. Il avait le droit de se conduire comme bon lui semblait du moment qu'il n'entraînait que lui dans sa perte.
Ce qui l'arrêtait aussi était de renoncer à la secrète détermination qu'il tenait en réserve, d'en finir un jour par le suicide. Lui faisait-il donc un si beau cadeau de lui-même ? C'était à elle d'en juger et apparemment elle était preneur ! Mais savait-elle vraiment ce qu'elle ramassait ? Comme lui, savait-il vraiment ce qu'il tenait ?
Il lui envoya un disque de Dean Martin : " Return to me " dont il lui traduisit les paroles mielleuses : " Reviens à moi, hâte-toi 0 mon amour, mon cur ne veut que toi, ma chérie si je t'ai blessée, j'en suis désolé, Reviens à moi Bella mia, seulement toi, seulement toi, je t'aime mon amour ". Par chanson interposée pour la première fois il lui avouait un amour exclusif ! Quelques jours après il reçut dans une lettre une rose rouge avec ses feuilles, sur chacune elle avait écrit un message particulier : - « Tu me manques beaucoup, je t'adore. - Je t'embrasse tendrement des milliers de fois. - Chéri je t'aime plus que tout au monde. - Je t'aime à la folie. - Tu es mon seul amour. M. »Il en eut les larmes aux yeux. Martine avait été surprise : avec l'argent qu'elle avait retiré pour sa sur, elle avait placé le texte du télégramme qu'elle avait lintention denvoyer à Gilbert en arrivant comme un petit cadeau surprise. De crainte que quelqu'un puisse le lire à la maison elle l'avait gribouillé dans son jargon de sténo : "Je serai de retour le premier novembre. Ce serait bien plus agréable d'être avec toi là bas. Réfléchis à nous deux ". Elle faisait allusion à son allégation qu'elle allait s'amuser et l'oublier et qu'elle ne voudrait peut-être plus revenir à Oran comme lui l'avait tenté, l'idiot. La traversée fut mauvaise, elle fut une des rares passagères à ne pas être malade. Ballottée dans les couloirs elle devait se rendre jusqu'aux cuisines pour les biberons. Elle fut pour ainsi dire seule avec les officiers du navire à honorer les repas et fut traitée comme une reine courageuse. Il y avait beaucoup de légionnaires sur les ponts et, entre le rire et la crainte, elle en vit un, tellement malade, de bières ou du mal de mer, qu'il voulait se jeter à la mer, mais chaque mouvement de tangage le repoussait sur le pont sans qu'il renonçât à se pencher dangereusement. Le bébé gavé de somnifère fut acceptable ainsi que Pierre qui fit beaucoup d'efforts pour aider Denise à calmer ses nausées. Le voyage en train fut plus simple et l'installation dans le palace retenu par l'armée un plaisir. Martine fut aussitôt prise par l'ambiance émolliente de la ville d'eau, rythmée par la cure le jour et les soirées ou les réunions la nuit. Denise encore fatiguée ne désirait pas trop veiller, aussi encourageait-elle sa jeune sur à se distraire. Attaché à l'hôtel il y avait un petit orchestre qui les après-midi dans le jardin distillait des vieux airs d'opérette qu'écoutaient les deux surs installées sur des chaises longues aux heures chaudes du soleil d'automne entre les châtaigniers aux couleurs magnifiques. Elles faisaient aussi de longues promenades dans les parcs superbement arborés, avec Pierre qui s'était rapproché de quelques militaires. Le soir l'orchestre faisait danser dans une grande salle rococo qui conférait un charme suranné à l'ambiance et aux attitudes recherchées et mondaines qu'on affectait entre officiers. Plus jeune Martine avait passé de nombreuses vacances dans la Loire. C'était la première fois qu'elle se dépaysait autant. Femme, elle se sentait épiée et convoitée par une assistance d'hommes faits, attentifs et prévenants, dans une atmosphère alanguie et élégante. Personne n'était là pour la rappeler à l'ordre d'une manière ou d'une autre. Pierre d'un naturel gai et liant avait eu tôt fait de lier connaissance et fréquentait un noyau de militaires plus ou moins jeunes perdus au milieu des retraités. Au bout de quelques jours des habitudes furent prises et on sut où se tenait l'assistance choisie suivant l'heure. La nouveauté et l'adulation qui l'entouraient la captivait et elle se laissa aller à une certaine coquetterie, à une certaine légèreté. Sans se l'avouer franchement elle se permettait de prendre une revanche sur Gilbert. Lui déjà, à plusieurs reprises avait goûté la vie et les sorties. Elle, il l'avait cueillie presque au berceau ; elle n'avait connu de flirt que lui. C'était donc bien agréable de se sentir désirée, et de ne rien faire pour détruire l'espoir. Elle était la plus jeune, et en même temps la plus belle, et en plus célibataire, chacun la recherchait ouvertement, ou discrètement quand il y avait des couples. Elle avait emporté de nombreuses toilettes dont elle changeait largement. Sa seule préoccupation était le coiffeur qui n'avait pas l'habitude des soins particuliers qu'elle exigeait. Dans un sens elle punissait Gilbert de toutes les misères qu'il lui avait imposées. Ici c'était elle qui faisait la loi. Elle regrettait même qu'il ne fut pas là, invisible pour la voir danser et virevolter, changer de cavaliers prévenants, empressés à la distraire ou la faire rire. Il y avait surtout un lieutenant, Didier, moins beau et moins grand que Gilbert, mais pas mal tout de même, qui s'était lié plus fortement avec Pierre, tous deux combattants en Indochine, et dont elle appréciait la compagnie, car jeune et plaisant, avec assez d'esprit. Il était plein de retenue mais était arrivé à faire office de chevalier servant, l'accompagnant, aidant autant le couple que Martine dans leurs besoins ordinaires. Ils s'étaient quelquefois promenés seuls dans le parc. Il lui avait envoyé des fleurs. Un soir à la fête du village pour la clôture de l'automne, il se fit plus pressant dans la danse bien que respectueux et elle fut gênée. Le lendemain Denise l'informa qu'il avait posé des questions précises à Pierre, à son sujet, qui était resté évasif dans ses réponses. Elle dit qu'il l'avait sondé pour savoir s'il pouvait introduire sa cour sérieusement. Martine en fut toute étonnée, car pour elle c'était un divertissement amical, un jeu aimable de vacances. Elle fut embarrassée et lorsqu'elle le revit anxieux, elle avoua au pauvre garçon qu'elle était fiancée. Sur le moment il devint très pâle, et apparemment affecté, prit ses distances.
Le temps avait fraîchi, les marronniers commençaient à perdre leurs bogues, les nuages courraient plus sombres dans le ciel gris ; les départs éclaircirent les rangs des habitués. Ce fut à leur tour de rentrer, de regagner le pays des inquiétudes et des doutes mortels. Mais cette longue absence avait également apporté une autre satisfaction à Martine : elle avait vu avec surprise le style épistolaire de Gilbert évoluer. Les lettres des premiers jours, plutôt acides et presque agressives, où il exigeait plus d'elle qu'il ne donnait par des reproches à peine voilés, s'étaient transformées en une longue plainte. Elle savait qu'il aimait écrire sans qu'il l'ait éclairée jamais sur ses espoirs ou ses déboires, ou qu'il lui ai fait profiter d'une manière quelconque de sa prose dont elle ignorait tout de la forme et du fond. Peu à peu elle reçut un courrier abondant, une lettre par jour les derniers temps, dans lesquelles il passait rapidement des sujets banaux de sa vie quotidienne esseulée, à des sentiments personnels, pour s'étendre souvent à des considérations morales ou philosophiques qui la déconcertèrent. Elle ne connaissait pas ces méandres de son caractère et la tendance désespérée du personnage ; elle avait côtoyé ses allures tristes, qu'elle mettait sur le compte des tourments familiaux et professionnels. Elle prit conscience d'une détresse fondamentale qu'il traînait avec lui, sans comprendre vraiment la nature ou la source de son spleen. Elle fut touchée dune sincère commisération et pensa qu'elle pourrait l'en guérir certainement. Sur un autre registre, elle le sentit passer d'une certaine jalousie enfantine à un amour clair et profond qui lui fit l'effet d'être un parapet devant un gouffre intérieur. Elle ne pensait pas que Gilbert l'aimât de cette façon : elle l'avait connu amant sensuel, enjoué, taquin, provoquant, distant, détaché, et elle constatait par les pensées qu'il évoquait à travers elle que, sans vraiment l'idéaliser, en quelques mois, il en avait fait une sorte de rempart moral autour de lui. Il lui disait qu'elle était la seule chose au monde à laquelle il tenait, qu'elle seule lui avait donné de la joie, qu'elle seule lui avait fait le don de sa personne comme s'il était important. Pour la première fois avec elle il avait ressenti la force de l'attachement à l'existence, une espèce de responsabilité de vivre qui lui faisait défaut ; qu'elle était plus pour lui qu'un amour, et que son absence l'avait laissé disloqué " comme un bateau ivre ayant perdu son ancre ". Un soir où il devait vraiment être cafardeux et dans la solitude, il lui envoya une lettre qui la fit pleurer d'amour et soupirer d'aise. Il disait ne plus pouvoir souffrir davantage son éloignement, qu'il ne pouvait supporter l'existence qu'avec elle, il commençait à dépérir dangereusement, il serait capable lui aussi de faire une folie si elle continuait à le laisser seul, toutes romances dont elle attendait en vain l'aveu depuis de longs mois. Il avait joint un disque qui chantait la passion et la peine d'une manière douce et plaintive tout à fait assortie à la lettre. Elle lui répondit par une longue consolation de passion partagée, choisit la plus belle des roses que le jeune lieutenant lui avait offertes pour accompagner des photos qu'il avait prises d'elle (elle avait d'ailleurs posé en pensant à Gilbert), et écrivit sur chaque feuille un des sentiments qu'elle éprouvait pour lui, remédiant à sa défection par la beauté du geste.
Elle commença aussi sourdement à ressentir avec un sentiment de revanche, de la satisfaction, et l'espérance de l'aboutissement du désir profond qu'elle avait de se lier d'une manière indélébile à ce grand crétin qui l'avait faite tant souffrir, qu'elle aimait quand même de plus en plus profondément et dont elle connaissait maintenant les faiblesses.
Elle revint donc avec un nouvel état d'esprit, beaucoup plus confiante et sûre d'elle, rassérénée par la certitude que Gilbert lui était dorénavant attaché.
Chapitre 21 : 1959 - Horreurs du terrorisme.
A Alger peu de temps avant sa capture, Larbi Ben M'hidi, organisateur et chef révolutionnaire, commandait le territoire de l'Oranie; il avait organisé la willaya d'Oran afin de lui donner une structure de combat. Cette région n'offrait pas l'intérêt stratégique d'Alger, ou celui des plateaux montagneux des Kabylies. La population musulmane y était moins motivée et proportionnellement plus restreinte. Son relief de plaine était défavorable aux engagements. A défaut de combat ouvert il pronostiquait d'implanter un terrorisme urbain plus facile. Le stratège avait marqué un découpage géographique de la région et défini un organigramme des responsables. Ses ordres furent maintenus après qu'il eut été fusillé, ses successeurs ne voyant pas de raison de modifier son travail dans cette région auxiliaire. Il avait partagé Oran-ville en quatre parties : à l'ouest Canastel jusqu'à Gambetta et Saint-Eugène, au nord Delmonte, Saint-Hubert jusqu'à la Sénia, à l'est les Planteurs, Maraval, Eckmühl, et le centre ville jusqu'au Port. Parmi les jeunes loups engagés dans la lutte il avait retenu plusieurs figures remarquables. Il leur conféra la responsabilité et le devoir, difficiles, d'implanter et de développer les réseaux de résistance et de terrorisme dans cette ville rétive. Kader, instruit, intelligent, bien noté et plein de résolution, fut choisi pour coiffer la Katiba d'Eckmühl - les Planteurs, où il habitait.
A Oran la tactique devait être originale, différenciée de celle d'Alger où la Kasbah était au cur de la ville ; inversement à Oran les territoires arabes étaient disséminés à l'entour de l'agglomération européenne. On ne pouvait donc l'attaquer que dans la périphérie car après l'action on ne pouvait trouver aucun abri immédiat, il fallait parcourir une grande distance en zone ennemie avant de se trouver hors de danger. Il suffisait d'un ordre radio pour que des barrages filtrants soient placés aux passages et les contrôles s'avéraient alors désastreux. Kader s'attacha d'abord à faire du recrutement pour composer des groupuscules ayant chacun une petite zone géographique déterminée pour des actions ponctuelles. Les attaques devaient être dirigées sur la population européenne limitrophe des quartiers arabes afin d'assurer un repli et une protection immédiates ; corrélativement il devait organiser les groupes en autodéfense et transformer les frontières en bastions autonomes en hommes et en armes.
Le recrutement étant difficile, il fixa une hiérarchie rigide. Les quelques hommes de confiance fortement motivés ou inscrits au FLN furent nommés chefs de secteur à la tête de deux ou trois hommes solides. Ceux là coiffaient par menaces ou contraintes un bloc d'immeubles où la population devait être soumise et fournir à son autorité l'assistance matérielle ou la troupe d'appoint. Les Commandants de Secteur seuls le connaissaient et divulguaient ses ordres sous son nom de code. Un commandant ne connaissait autant que possible que son homologue à droite et à gauche. Kader avait pu laborieusement armer ses troupes grâce à de petits contingents de fusils, pistolets-mitrailleurs, grenades, ponctionnés sur les arrivages qu'il réceptionnait du Maroc mais dont le plus gros repartait par le même train vers le bled et l'Algérois dans des caches aménagés sous les wagons ou dans les marchandises en vrac. Sa position de commis transitaire en douane lui était d'une grande utilité ; c'était le meilleur collaborateur de l'officine, il n'hésitait pas à faire des heures supplémentaires non payées.
Jusqu'en 1958 il avait fait procéder à quelques attentats individuels non meurtriers afin d'entraîner ses troupes et de stériliser les quartiers des européens indésirables à qui on conseillait gentiment de regagner leur camp, ce qui était d'ailleurs réciproque. Puis quand il n'y eut plus d'observateur dans les immeubles, il commença à percevoir systématiquement l'impôt révolutionnaire asseyant de plus en plus son autorité par des coups cruels sur les récalcitrants. En réalité son action s'était jusque là plus cristallisée sur la promotion de la Révolution, obligatoire auprès des habitants pour imposer l'assise du FLN, qu'en combats de rue. Le 13 Mai avait été un coup de tonnerre qui avait ébranlé les structures qu'il avait mis plus de deux ans à établir. Il avait même craint une dénonciation et par précaution il avait du se retirer à Sidi Bel Abbes puis à Tlemcen dans un camp d'entraînement pendant plusieurs jours. C'était peu de temps après son retour, lors d'une assise régionale dans son bureau du port qu'il avait sauvé Gilbert ; il ne connaissait pas tellement ses compagnons venus armés d'autres secteurs de la ville et il aurait pu y avoir un malheur. Ils avaient reçu l'ordre de reprendre en main les troupes et la population, d'expliquer que la Révolution devait continuer jusqu'à l'Indépendance, que l'avènement de de Gaulle n'était qu'une péripétie, un piège pour détourner les Algériens de leurs revendications. Les chefs politiques à l'étranger donnaient le ton, qui ne reconnaissaient en de Gaulle qu'une résurgence des ultras. La lutte devait continuer plus durement encore. Malgré cette propagande il subit comme dans toute l'Algérie, l'échec politique du référendum avec 96 % des votants pour de Gaulle.
C'est à partir de la réunion de cette nuit là qu'il exécuta l'ordre pressant de passer à l'action terroriste. Il commença donc à faire ouvrir le feu de nuit du haut des maisons arabes dominant leurs vis-à-vis européens dont les fenêtres éclairées étaient des cibles faciles en ligne plongeante même à quatre cents mètres. Puis il autorisa ses éléments les plus décidés à lancer des grenades aux arrêts de bus proches d'Eckmühl et des Planteurs à partir de voitures qui regagnaient rapidement leurs bases. Mais il arrêta cette action après qu'il y eut des musulmans pris à partie, et la remplaça par des exécutions d'européens isolés aux alentours des quartiers arabes, d'une balle dans la nuque, l'exécutant regagnant rapidement la voiture d'accompagnement. Il avait dû pour s'imposer, donner l'exemple plusieurs fois et il s'était étonné de la facilité de la chose, le plus dur étant avant l'acte, de se déterminer et de choisir la cible sans trembler. Il n'y avait pratiquement aucun risque, car même s'il y avait des témoins, ils restaient paralysés soit par la peur, soit par l'horreur, un temps suffisamment long pour regagner sans hâte excessive la voiture suiveuse vingt mètres derrière où les acolytes étaient prêts à aider. Il avait analysé l'exécution afin d'être efficace et avait pu éduquer les missionnaires pour qu'ils soient meilleurs : porter des tennis pour le silence, une tenue européenne insignifiante, mains à l'air, sans hâte. Sortir le revolver à un mètre derrière seulement, viser de bas en haut pour provoquer la mort immédiate et surtout pas de gros calibre, bruyant et sanglant : Il valait beaucoup mieux que la balle reste à l'intérieur. Toutes ces précisions il avait du les découvrir par lui même car aucune instruction ne les détaillait. Il avait appris dans les camps à manuvrer des mitrailleuses ou du plastic mais rien pour la guérilla urbaine ou l'intimidation des coreligionnaires. Il avait envoyé un rapport dans ce sens au chef de Willaya. Pendant l'année 1959 on avait continué à l'encourager à développer son action, mais comme il ne voulait prendre aucun risque, il lançait avec mesure les équipes de missionnaires (c'est comme cela qu'il les appelait), sans oublier qu'une même voiture ne pouvait servir que deux fois. Mais il avait intensifié les tirs sur les maisons pour lesquels il faisait changer les postes plus souvent. La Territoriale était son adversaire qui avait pris aussi l'habitude de se placer sur les toits de certaines maisons et de répondre aussitôt qu'un coup de feu était tiré. De plus en plus d'ailleurs, leurs patrouilles s'approchaient de son territoire et il en était à s'interroger s'il n'allait pas être contraint pour se dégager, à risquer un combat surprise ou une embuscade. Il se demandait quelle en serait la conséquence, si cela ne ferait pas un tel battage que l'armée s'en mêlerait, qui jusque là laissait faire. A ce jour à Oran il n'y avait eu aucun bouclage ni ratissage des quartiers et il fallait être raisonnable pour ne pas attirer les foudres du Commandement et, en conséquence la défiance des coreligionnaires. Pour limmédiat, depuis la fin des vacances, il envisageait plutôt une intensification des tirs nocturnes et d'inaugurer quelques coups de main dans les villas européennes autour de la Palestre et des Planteurs particulièrement isolées la nuit, en contact direct avec le quartier arabe - dont il commençait à faire l'inventaire recherchant pour commencer des vieux sans enfant. Son choix se porta sur un antique couple d'épiciers établis depuis cinquante ans aux Planteurs sur la route qui rejoignait le Ravin Raz- El Aïn, vers Eugène-Etienne. Ils étaient restés accrochés à leur vieille maison alors que leurs enfants et leurs proches d'origine espagnole avaient au fil des mois abandonné l'environnement grignoté, devenu à peu près exclusivement arabe. Maintenant tous les voisins étaient musulmans. Malgré l'âge ils travaillaient toujours vendant des produits de première nécessité ; le commerce restait leur passe-temps par la force de l'habitude. Kader savait qu'ils parlaient arabe et qu'ils connaissaient tout le quartier dont ils avaient vu des générations devenir adultes et procréer à leur tour. Pour lui c'était tout bon autant par le peu de résistance à attendre, que par les impacts psychologiques qui en découleraient de chaque côté. Il choisit trois chefs de groupe assez éloignés de l'objectif mais dont lun connaissait bien les lieux. Il voulait à nouveau montrer ce qu'il fallait faire.
Il avait veillé à ce que les compagnons du coin ne soient pas avisés. Cela leur permettrait d'être innocents, surpris et d'avoir des alibis. Il choisit un jeudi soir à deux heures du matin. Il retrouva ses acolytes un peu avant le cimetière arabe Ed-Douma. La nuit était fraîche mais claire. Ils ne prirent qu'une voiture d'opération laissant les autres garées dans les terrains vagues anarchiques du quartier parsemés de gourbis. Ils réveillèrent plusieurs chiens qui aboyaient furieusement sans crainte des pierres. Arrivés à une vingtaine de mètres de sa cible il fit faire une manuvre pour être dans le bon sens pour repartir. Silencieusement il plaça le plus jeune dans un coin sombre en avant de la maison pour faire le guet si par hasard arrivait un véhicule de territoriaux ou de police. Ils avaient déjà repéré le fil aérien du téléphone qui sortait de la maison vers le poteau au bord de la route ; un compagnon agile y grimpa le couper. Puis pendant que l'un se postait devant la porte, un autre avec un démonte-pneu fit sauter un volet en trois coups qui claquèrent dans la nuit. Un carreau cassé permit d'ouvrir la fenêtre et de se retrouver dans la minuscule salle à manger attenante à l'épicerie. En quelques enjambées rapides ils furent à l'étage où ils tombèrent nez à nez avec le vieux en pyjama, bedonnant et agité de tremblements. Ils le braquèrent et le poussèrent devant eux dans la chambre. La vieille, assise dans le lit, muette, les yeux écarquillés, la bouche ouverte édentée, tenait dans sa main tremblante un petit pistolet. En même temps que Kader poussait le vieux devant lui il lui arracha l'arme, elle se mit à crier. Il repoussa le vieux vers ses amis, qui suppliait en arabe : " Épargnez-la, par pitié, par la volonté d'Allah ." Il commençait à se débattre et ils renversèrent une petite table d'où quelques porcelaines et des cadres à photos se brisèrent. Kader avait saisi la vieille par ses quelques cheveux gris. Elle criait toujours : " Au secours ! Ah ! Ah ! ". Il lui tordit la tête, la forçant à se pencher sur le lit, il lui enfonça brutalement la figure dans l'oreiller et d'un geste rapide sans appuyer l'arme il la foudroya d'une balle dans la nuque qui raisonna comme un coup de canon. Il vit ses compagnons ramollir, apeurés . Il tira une deuxième fois sur la vieille inerte un coup sans rémission. Il ordonna fortement en arabe : " Tenez-le sur le lit " en faisant signe d'amener le vieux. Lui criait à mi-voix : " Assassins, assassins " n'ayant plus ni l'envie ni la force de résister. Ils lui tordirent les bras pour l'agenouiller et le courber sur le lit. Il ne réagissait plus et Kader, se dominant ajusta froidement le coup, un seul. Le vieux s'affaissa, glissa de leurs mains sur le sol dans une posture grotesque, tout recroquevillé sur le côté, son gros ventre sorti du pyjama. Kader respirait largement pour retrouver son flegme. Il ordonna au plus calme : " Va en bas chercher des couteaux ". L'autre revint rapidement avec deux couteaux de charcuterie, longs et usés mais tranchants comme des rasoirs, les yeux brillants, écarquillés par l'excitation. - " Donnez quatre ou cinq coups à chacun ". Il répéta : " Allez-y vite et fort. II faut partir ". Les deux se regardèrent en silence. Kader d'un geste impératif les pressa : " Allez, Allez ! ". Chacun se pencha sur un corps et lui porta dans la poitrine et dans le ventre plusieurs coups qui n'avaient pas besoin de force pour pénétrer. Le sang coula lentement partout, en filets continus ; le lit, le sol en étaient baignés. Kader saisit un couteau et relevant la tête du vieux lui trancha la gorge. Il essuya les deux manches avec un bout de drap. -" On s'en va, attention où vous marchez ". Ils empruntèrent le même chemin laissant les lumières allumées. Plusieurs fenêtres étaient éclairées, mais personne n'était sorti. Ils sifflèrent le guetteur et regagnèrent la voiture d'un bon pas, sans courir mais en se retournant plusieurs fois dans la nuit. Il n'avait fallu que quinze minutes. Quelques jours avant de rentrer Martine avait envoyé à Gilbert deux photos d'elle, choisies dans la série que Didier avait prise. Gilbert les observa plusieurs fois avec soin, s'attachant autant au sujet qu'aux considérations techniques ou de circonstances. Les photos, en noir et blanc, étaient réussies, bien centrées bien qu'il manquât sur chacune un bout de pied. Le décor de verdure faisait un fond agréable dans un lointain flou. Sur l'une Martine en pantalon clair ajusté et chemisier de vichy était à plat ventre sur une sorte de parapet. Une jambe pliée, elle tenait entre ses mains une grosse fleur de magnolia. La tête tournée vers l'objectif elle avait un demi-sourire, des yeux rieurs mais séducteurs. A n'en pas douter le photographe lui parlait. Sur la seconde elle était encore plus conquérante, la pose était encore plus savante : sur un lourd banc de pierre, comme sur un piédestal, elle était légère, assise, tournée les deux genoux relevés. Un bras en arrière la maintenait bien droite, cambrée, alors que l'autre appuyé sur les genoux, mettait en valeur une main abandonnée aux doigts graciles. Elle souriait à peine, ses jolies lèvres étaient closes, mais toute l'expression était dans ses yeux légèrement fermés, prometteurs dans une attente provocante mais encore avec réserve
Il ne pensait pas qu'elle ait pu soigner autant, seule, toutes les postures et expressions, il fallait quelqu'un de très stimulé pour corriger ou provoquer les expressions. Un vent affolait la chevelure brune qui se détachait sur le ciel clair. Martine avait fixé l'objectif ce qui faisait que Gilbert et elle se regardaient dans les yeux, chacun essayant de deviner le fond de l'autre. Le pantalon fin et moulant laissait deviner ses formes gracieuses et irréprochables qui n'étaient pas la moindre des préoccupations conscientes qui passaient dans la tête du sujet. C'étaient des photos conquérantes mais avec des complicités, qui semblaient dire : " Je pense à toi, mais attention tu n'es pas seul !". Gilbert sortit une forte loupe et observa le visage adorable de longues minutes. A certains moments il était traversé par une tendresse sans borne, la trouvant belle, bouleversante, déjà femme et encore gamine fragile. A d'autres il la voyait impénétrable comme un sphinx, comme la Pauline alanguie sur son canapé, redoutable mais pleine de promesses exaltantes. Mais il restait captivé, il ne pouvait, il ne pourrait plus se détacher d'elle, il le comprenait, il le ressentait de plus en plus. Il avait besoin d'elle pour traverser les jours. Elle avait donné à sa vie, à ses sentiments, un autre sens, une autre direction. Près d'elle il connaissait une nouvelle émotion : un bonheur qui l'avait ignoré trop longtemps, et qu'il avait fui trop souvent. Il ne pourrait pas renoncer à elle, et il ne le voulait plus. Ce voyage avait été catastrophique et en même temps régénérateur. Il était devenu un autre homme qui avait franchi une porte qui s'était refermée, et ne pouvait plus s'en retourner. Martine arrivait le samedi en fin d'après-midi, et par malchance il était de garde trente-six heures pour le week-end de la Toussaint, il ne pourrait la revoir que le lundi ou tard le dimanche soir. Il lui laissa un mot chez elle.
Le premier novembre était l'anniversaire de la rébellion et dans la crainte d'une recrudescence des attentats, la Territoriale avait été largement mise à contribution. Les patrouilles avaient tourné toute la nuit du samedi, et Gilbert était de repos sous une des tentes dressées dans le petit bois des Planteurs, face à la Palestre de l'autre côté de la route qui partait de part et d'autre vers la ville, quand on le réveilla : " Danan y'a du monde pour toi ! ". Tout étonné il s'ajusta en se demandant ce qui était arrivé quand il vit sur le pas de la tente Martine rayonnante, souriante, heureuse, folle. Il ne sut pas s'il fallait rire ou pleurer. Il était mal attifé, pas rasé, comment pouvait-elle être là ? Elle lui sauta au cou joyeuse. " Alors tu n'es pas réveillé ? Tu ne me reconnais pas ? ". Il était ébahi comme s'il voyait le Père Noël ; il l'embrassa, la serra mollement dans ses bras. Quelques copains faisaient cercle avec sympathie : " C'est ma fiancée, elle rentre de voyage ". A quelques pas il vit Denis en civil, qui lui souriait : " Alors c'est pas une surprise ? C'est pas de l'amour ça ? Elle m'a rendu fou pour venir ici ! " Gilbert n'en revenait pas de la voir là, maintenant. Enfin il reprit ses esprits. Ils allèrent tous les trois s'asseoir sur un des bancs au milieu des pins : " Mais tu es folle, tu ne sais pas que c'est le 1er Novembre ? " Il fallait traverser plusieurs quartiers arabes avant d'arriver aux Planteurs. La route de la Marine et de l'Hôpital Baudens qu'ils avaient prise était la moins périlleuse mais le danger était réel et permanent de recevoir un coup de feu ou de se faire bloquer et écharper. Denis s'excusa : " Elle m'a fait un cinéma impossible et nous avons plus ou moins collé à des véhicules militaires ". Puis il les laissa seuls allant bavarder avec les copains. Gilbert choqué n'arrivait pas à parler beaucoup, se contentant de la regarder et de lui serrer les mains. Elle, plus excitée, l'interrogeait sur les derniers jours, sur la Territoriale et les patrouilles, sur les attentats qui avaient faits beaucoup de bruit par leur sauvagerie. On parlait de regrouper les derniers européens de la Palestre. Ils ne se quittaient pas des yeux, leur babillage faisant écran à l'autre langage qu'ils avaient dans la tête et qui s'exprimait dans leur regard, leur sourire et leurs pressions de main. A la fin il lui dit : " Tu m'as beaucoup manqué ". Elle ne mentit que peu en avouant : - " Toi aussi." - " J'ai beaucoup pensé à toi." Elle acquiesça : " Tu vois, je n'ai pu résister et attendre un jour de plus, je voulais absolument te voir, mon amour ". Il l'embrassa légèrement sur les lèvres -: " Je t'aime." Elle lui rendit son baiser. Denis s'approcha : " Allez, les amoureux vous continuerez une autre fois, on s'en va il y a deux camions qui repartent à Oran avec la relève ". Quelque chose avait donc changé dans les rapports entre Martine et Gilbert. Peu à peu s'effaçaient la gène et la réticence instinctive de l'hypothèque d'une simple liaison. Chacun comprenait intimement qu'ils en étaient arrivés à un point où leur engagement était sans borne et que les liens communs étaient si forts en chacun d'eux, que même le mariage ne pourrait rien y ajouter. Cependant dans leurs mentalités bourgeoises, ils admettaient que cette consécration serait une clé de voûte et qu'elle effacerait les atermoiements et les doutes antérieurs. Malgré sa prévention Gilbert admettait que Martine puisse souhaiter une réhabilitation sociale, et ainsi justifier auprès de son cercle, la justesse de ses sentiments envers lui et ses faiblesses éclairées. D'un point de vue encore plus intime, son éducation et les traditions familiales hispaniques faisaient peser sur elle une réprobation d'autant plus offensante que Gilbert était juif, même si aux yeux des deux amants cette circonstance n'était pas pesante. Martine gardait dans sa mémoire les mariages de toute la progéniture familiale depuis des lustres, les préparatifs, les cérémonies, les serments officiels, l'échange des anneaux, les toilettes, le choix de la robe, l'élaboration de la liste des invités, les réceptions, les félicitations, les remerciements des cadeaux, les parlottes, et instinctivement elle ne pouvait se résoudre à ne pas être comme tout le monde, à ne pas avoir son jour de gloire. Elle savait que de toute manière elle n'aurait pas droit aux pompes de l'Église, ni à celles de la Synagogue car d'une manière semblable à la position de Gilbert (aucun des deux n'étaient pourtant religieux) ni l'un ni l'autre n'aurait abjuré. De plus même convertie elle naurait pu recevoir le statut judaïque religieux, la condition talmudique étant la transmission par les femmes. Mais elle tenait à enfiler une robe blanche et à obtenir au moins une parodie de cérémonie, même toute petite, pour la satisfaction de ses illusions d'enfant. Elle ressentait trop de flamme pour Gilbert pour ne pas rêver de l'appeler "mon mari", ces deux mots accolés sonnant comme une musique dans n'importe quelle oreille de jeune fille normalement constituée. Mais ni l'un ni l'autre ne se précipitait pour en parler. Il fallait faire avancer les choses, mettre au point les considérations familiales réciproques ; chacun savait que si le plus gros tourment, leur propre convergence, était résolu, rien d'autre autour d'eux n'était propice à ce rapprochement. Martine savait d'avance qu'elle était honnie et dépréciée auprès de la famille de Gilbert mais qu'il ferait tout pour amadouer les siens. Elle s'était résignée à passer encore le carcan, bien décidée à les accueillir et supporter jusqu'à ce qu'ils se rendent compte qu'elle était la meilleure des épouses, au moins égale à une bonne grosse juive. Elle savait que si Gilbert avait maintenant pris sa résolution, de toute manière seule la mort pourrait le délier. Quant à Gilbert il avait compris que l'issue logique de sa passion, était le mariage. Que la force de ses sentiments en concordance avec ceux de Martine - à qui il ne pouvait reprocher aucune faute et dont il avait eu tous les renoncements tant physiques que moraux - le poussait à cette douce extrémité, comme vers un havre de paix. Malgré le calme qui avait maintenant gagné son esprit, il restait soucieux réfléchissant à la façon dont il allait aborder les choses avec sa famille, si irréductible pour cette alliance, ou mésalliance à leurs yeux. Comment leur faire admettre que Martine serait la meilleure des compagnes ? Le problème était plutôt de leur faire admettre son bon choix, et qu'en plus elle était un peu catholique. Eux, ils auraient préféré une bossue borgne et revêche - mais juive - à la petite merveille qu'était Martine. Gilbert avait aussi l'inquiétude d'avoir dissimulé à Martine une partie de son caractère. Auprès d' elle il avait oblitéré sa tendance morbide et masochiste mais il la sentait encore ( et même il lentretenait ) sous-jacente, présente, forte et intacte, séduisante. Elle avait ressurgie comme d'un volcan éteint pendant la longue absence de Martine où il s'était laissé aller au malheur et au doute. Il craignait que dans les turpitudes de la vie, il s'abandonne un jour à une faiblesse irrémédiable, à une lassitude de la lutte, qui la laisserait pantelante. Il voulait l'en avertir et craignait de ne pas être compris, ou moqué, ou ridicule, et pourtant il lui paraissait essentiel d'en parler. Elle devait savoir vraiment qui il était et le ver qui le rongeait. Il prépara un dossier constitué d'éléments disparates mais qui tous convergeaient vers son lui secret et faisaient partie de son mental. Il retint sa pièce de théâtre, quelques poèmes de son cru, deux ou trois d'auteurs plus reconnus, trois reproductions horriblement belles dont l'une qu'il affectionnait particulièrement représentait en sept portraits identiques, les minois charmants d'une péronnelle romantique à vingt, quarante, soixante, quatre-vingt, cent, et cent vingt ans, devenue squelette. On voyait dans un raccourci tragique, comme dans un kaléidoscope cinétique, un visage plein de fraîcheur et d'attrait se décomposer dans une vieillesse repoussante, devenir ossature hideuse et crâne hospitalier amputé. Pour Gilbert c'était le fin du fin, on ne pouvait mieux figurer la vanité puante de l'existence temporelle. Un dimanche soir donc il expliqua son secret à Martine, disant que sa résistance primitive au mariage provenait de sa crainte d'être néfaste à l'élue de son cur, qu'il gardait toujours en lui l'essence des choses mortelles qu'il lui montrait là, et que peut être un jour il se laisserait aller à renoncer par lassitude. Elle admira fort la gravure disant qu'on lui en avait montrée une toute semblable, il y avait longtemps au catéchisme, trouva les poésies bien choisies et très belles, se réserva le temps de goûter les siennes. Elle lui demanda comme une faveur, le jour où il jugerait bon de disparaître, de se joindre à lui, d'abord car elle ne voudrait pas vivre sans lui, de plus parce qu'elle aussi ressentait profondément l'attirance du sacrifice suprême, et elle lui en avait déjà administré la preuve. Il fut soulagé, mais un peu dépité de la manière débonnaire dont elle passa l'examen. Un peu plus tard il se demanda si elle n'avait pas cru à une dernière tentative de défilement de sa part
Cinquième partie : 1960
Chapitre 22 : Douleurs, Douceurs du mariage.
L'Oranie n'était plus le havre de paix des années précédentes. Cette fin d'année 1959 voyait la rubrique des attentats s'allonger dans l'Écho d'Oran. Les routes vers l'extérieur devenaient moins assurées. Les fermes isolées, malgré leur blindage et les armes distribuées, se faisaient piéger par les serviteurs arabes à qui le FLN disait : " Si tu ne tues pas tes patrons et leurs enfants, c'est nous qui tuerons ta famille; on te laisse quinze jours pour réfléchir et nous donner le jour et l'heure où tu nous ouvres les portes." Le peuple algérien avait senti le vent tourner avec les déclarations successives du Général ; il fallait être idiot pour ne pas comprendre qu'un jour ou l'autre Il se débarrasserait du fardeau d'une manière ou d'une autre, quoiqu'il en coûtât aux habitants. Aussi après avoir cru possible une fédération ouverte et sincère, la plupart des Algériens regagnaient leur camp naturel. Alors que l'Armée, toujours maîtresse des grands espaces ajoutait un rôle économique et humanitaire à sa mission de pacification, était inopérante dans les agglomérations où le FLN fit porter tous ses efforts : une grenade tuant deux ou trois femmes avec des enfants avait autant de valeur psychologique internationale et médiatique qu'un engagement victorieux avec deux cents djounouds. Les maîtres de la guerre des nerfs en étaient arrivés à penser que quelques morts ou blessés musulmans amalgamés aux Pieds-noirs était une bonne opération. Cela semait le trouble : serait-ce par hasard une provocation ? S'il y avait des victimes musulmanes, alors les autres n'étaient pas tellement à plaindre ! A la limite on pouvait admirer l'abnégation des poseurs qui n'hésitaient pas à sacrifier des frères pour la cause! L'étau se resserrait sur les Pieds-noirs : les premiers CRS et gendarmes mobiles débarquaient et commençaient à contrôler autant les Algériens que les Européens. Il commençait à y avoir quelques départs clairsemés, des mutations, des vacances prolongées. Les bourgeois dont la vocation était le travail et la pérennité des capitaux et de l'entreprise, ne s'interrogeaient plus et commençaient à investir doucement de l'autre côté. Ils ne pouvaient pas être pris au dépourvu, mieux valait jouer sur les deux tableaux. Cela s'était toujours fait lors des révolutions, ils n'inventaient rien. Une chance pour eux, les affaires étaient plus que florissantes malgré l'insécurité ; les gens compensaient la hantise de la fin par une soif de consommation et de plaisirs : si jamais on devait mourir autant profiter maintenant. Ce fut à nouveau un brillant Noël. et un chaleureux jour de l'An. La mort, les massacres, les amputations des autres étaient comme la loterie, à qui le tour ? On les plaignait mais on se distrayait ! Quoi faire d'autre ? La population était désarmée, résignée mais pas encore en phase terminale !
Que cachait donc le Général ? Quelle était sa botte secrète qui remettrait en selle les Pieds-noirs ? On attendait et on espérait avec crainte.
Le centre-ville d'Oran restait une zone encore préservée où les tueurs n'avaient pas osé s'introduire. On y voyait encore des patrouilles de l'Armée accompagnées parfois d'un policier municipal, de plus en plus remplacées par les tenues vertes ou noires du contre-pouvoir gaulliste. La population observa cette arrivée avec un certain étonnement irrité. Que venaient faire ces troupes de sécurité dans la population civile européenne alors qu'il y avait des combats ou des perquisitions à faire dans les quartiers dangereux où personne ne s'aventurait plus. Ils étaient devenus des sanctuaires entourés de no mans lands clairsemés sur le pourtour de la ville. On craignait maintenant de sortir d'Oran en voiture et de prendre la route pour Aïn Temouchent, Sidi Bel Abbes ou Mascara. Attentat à la grenade à Perrégaux : un mort de vingt ans, quatre blessés ; ferme attaquée à Mercier-Lacombe : une famille entière décimée avec deux enfants ; couteau planté dans le dos à Détrie ; jeune imprudent de dix-huit ans : une balle dans la tête sur la route de la Sénia, voiture attaquée et brûlée avec ses occupants à Tlemcen. Tout cela en quelques jours. Les mauvaises nouvelles fusaient comme un feu d'artifice, les colons se repliaient sur les agglomérations malgré l'appui de l'Armée. Et pourtant ce n'était pas la vraie guerre, il n'y avait pas d'ennemi visible pour la population civile, il n'y avait que des connaissances, des vieux employés souvent des amis ou des camarades d'enfance. C'était un casse-tête. La population française d'Algérie était aussi soumise aux électrochocs des déclarations gouvernementales gaulliennes que les exégètes édulcoraient sans la convaincre de leur sincérité ; elle ne croyait plus qu'en l'armée qui volait de succès en succès pacifiant les grands espaces, ne laissant au FLN que l'action terroriste. Le général Massu restait moralement son bouclier. Tant que lui serait en Algérie, il y avait encore un espoir que de Gaulle ne l'ait pas complètement abandonnée.
Par malheur le 15 Janvier 1960 Massu encouragé par le Commandement, se crut autorisé à faire une critique des méthodes gaulliennes : aiguillonner l'armée au combat, à la victoire sur le terrain, puis tendre la main à l'ennemi terrassé pour le relever politiquement comme interlocuteur valable, à tel point que le GPRA finit par croire que les combats étaient sans importance par rapport au rôle d'interlocuteur qu'on voulait lui faire jouer. Massu poussa l'inconséquence jusqu'à prédire qu'à ce régime là, l'Armée risquait de se soulever. Le dragon gaullien dardait ses flammes sur lui et l'enlevait aux Algérois. Oran, Alger, toutes les grandes villes explosèrent. Les grèves, les manifestations égalèrent celles du 13 Mai 1958 avec une nouveauté : des barricades armées pour marquer le refus des Pieds-noirs de cette politique. Fatalement il y eut des morts, les premiers entre les deux factions françaises. La dégradation de l'Algérie française montait d'un cran vers la chienlit et l'agonie.
A Alger Paul s'était vu inscrit d'office au Front National Français sorte de milice que Susini mettait à la disposition des têtes politiques pieds-noirs qu'on nommait " ultras " pour leur volonté passionnée de rester Français et en Algérie. Dès qu'il y avait une manifestation les hommes du Front encadraient les rassemblements, lançant les premiers slogans, faisant fermer tous les magasins, rameutant les foules qu'ils dirigeaient vers les endroits sensibles. Paul fut mobilisé pour manifester et occuper l'Université. On lui, remit un insigne officiel du F.N. F. Le 23 Janvier il se heurta aux CRS dans une brève échauffourée. Le 24 il aida à déchausser les pavés. Gisèle eut beaucoup de mal à le retrouver et à l'éloigner du plateau des Glières. Chez Gilbert on parlait de plus en plus de ce fameux magasin qu'il fallait acheter en France. Tout le monde était d'accord pour que ce fut à Paris mais on ne se décidait pas sur la délégation chargée de la prospection. Gilbert avait de l'antériorité dans le projet, mais ce n'était plus le même contexte. Avant c'était une sorte de fantaisie, maintenant cela pouvait être une planche de salut pour la famille et Gilbert se trouvait disqualifié moralement aux yeux des personnages primordiaux dans les décisions : Clara et Henri. Il avait fait trop de frasques et d'allers-retours pour qu'il puisse passer pour fiable. Cependant on lui reconnaissait des qualités de travail et de réussite, d'imagination, peut-être trop. Que sortirait-il de son chapeau ? Et s'il partait, comment la famille à Oran le contrôlerait ?
Justement, il pensa que c'était le moment d'introduire son désir de dépaysement, et de mariage.Cela fit l'effet d'une grenade quadrillée dans la salle à manger, à la différence près que ce fut d'abord un silence glacé qui éclata : - " Avec qui ? Pas avec l'espagnole ? " s'écria Clara repoussant sa chaise. - "Eh bien oui ! " répliqua doucement Gilbert rouge comme une pivoine. - " Mais tu veux nous tuer, tu ne te rends pas compte ? Tu es fou ou quoi ? Je t'ai dit qu'il est pas normal ! Si tu veux te marier je vais te trouver quelqu'un de convenable et nous serons les parents les plus heureux du monde !". - " Mais je l'aime. " rétorqua mollement Gilbert. - " Tu crois l'aimer mais elle te tient uniquement par les sens. Ca te passera et tu nous féliciteras de t'en avoir empêché ". - " Ce n'est pas possible, je suis décidé et j'ai longuement réfléchi. " - " Décidément on ne pourra jamais te faire confiance, voilà encore que tu veux détruire la famille. " - " Mais vous ne la connaissez pas encore. Donnez-lui une chance de ... - " Jamais de la vie, moi vivante elle ne passera jamais le pas de cette maison. Pas de cette engeance chez moi, je préférai perdre un fils. Jamais tu ne nous l'imposeras. " Gilbert meurtri quitta la table en silence.
Après cette scène il fut mis sur la touche, tout se passa en dehors de sa présence. On ne parla plus de l'installation en France et lui-même n'en fit plus allusion. Il allait travailler mais il était guetté et épié dans ses mouvements. Ses absences à la maison, ses moindres retards au travail faisaient l'objet de reproches incessants malgré qu'il fit largement son lot d'heures supplémentaires six jours sur sept. Clara ne cessait de le circonvenir dès qu'il mangeait en famille : " Ne fais pas cette folie, tu le regretteras toute ta vie. Je suis sûre que tu fais cela pour nous provoquer, parce que tu ne nous aimes pas et que tu veux nous faire du mal. Si tu nous aimais vraiment tu ne nous infligerais pas cette humiliation. Tu nous brises le cur à ton père et à moi. Nous allons perdre un fils et ne pas gagner une fille. Attends, ça te passera, ne t'emballe pas, dans quelque temps tu verras, tu nous diras merci. Si tu veux partir et que tu jures de la laisser, nous te ferons le plus beau magasin de Paris, c'est toi qui le dirigeras, mais renonce à ce mariage morganatique ". Gilbert blêmissait et s'accrochait pour ne pas s'emporter. Quand il n'en pouvait plus il s'en allait, si bien qu'Henri l'appela " taureau sans corne " parce que Gilbert malgré sa rage se dominait et voulait à tout prix éviter une rupture définitive.
Les attaques prirent alors un tour plus personnel. Henri avait trouvé un autre sobriquet pour désigner Martine : le "mirliton " faisant allusion à son nom et à sa délicatesse. Clara voyant Gilbert inébranlable s'enhardit à charger directement Martine : - " Qui c'est cette petite ? Une dévergondée, qui couche avec toi, mais est-ce que tu sais si elle ne l'a pas déjà fait, avant toi ou en même temps ? Tu crois peut-être être le premier mais on en a vu d'autres, tu ne sais pas de quoi les femmes sont capables pour attraper des jobards dans ton genre ! Qui sont ses parents ? Est-ce qu'il sont honorablement connus ? Est-ce qu'ils ont une situation ? Et elle (Clara ne prononçait jamais le nom de Martine) qu'est-ce qu'elle fait ? A-t-elle de l'instruction ? Peux tu dire sans mentir qu'elle vaut une petite de chez nous que je peux te présenter quand tu veux ? Tu sais ce que tu es ? Un renégat, il n'y a rien de pire au monde, tu bafoues ta religion, ta race et tous tes ancêtres, tu te déshonores. Toute ta vie tu en auras le remords, comme mon frère : il le cache mais il n'y a pas plus malheureux que lui. Il porte sa croix en silence mais c'est un calvaire tous les jours ".
Un jour qu'Henri. surenchérissait devant la tablée en susurrant : " Rien ne t'oblige à l'épouser, c'est le jeu, elle s'en remettra, tu es en train de faire la plus grosse connerie de ta vie, laisse-la elle se consolera, et toi aussi. " Gilbert excédé, pour la seule et unique fois répondit, en le fixant dans les yeux : " Si, moi, je l'épouse je serai sûr de deux choses : que je l'aime et qu'elle était vierge. " Il faisait une malheureuse allusion à la liaison d'Henri avec Yvette car il le savait attaché et il n'était pas sûr qu'Henri dans les mêmes circonstances n'eut pas succombé. Clara alarmée explosa : " Tu es méchant, tu as lâché ton venin, comme une vipère, tu veux faire de la peine à ton frère ". Gilbert ne dit plus rien et partit. Quelques jours après il annonça la date de son mariage : ce serait le samedi 23 Avril, dans un mois et demi à la fin des vacances de Pâques quand tous ses frères seraient là. Cela faisait vingt-sept mois qu'ils se connaissaient, comme son service militaire. Clara fit alors un siège intensif : -" Recule, c'est trop tôt, laisse-nous le temps de nous habituer, encore deux ou trois mois ; bon ! quelques semaines, ne t'emballe pas, elle n'est pas enceinte donc rien ne presse. Si tu attends, on te fera un beau mariage, on n'a pas le temps de se retourner, de préparer les amis ". Gilbert restait inébranlable, il leur avait laissé un temps suffisant. Maintenant avec eux ou sans eux il se marierait. Rien ne saurait lui faire plus plaisir que leur présence mais il ne reculerait pas. Un ajournement n'affaiblirait pas sa loyauté envers ses idées ou son engagement. Sa mère, elle, croyait sincèrement à la déchéance de son fils le plus brillant. Elle fit intervenir Paul par force ; lui ne voulait pas l'influencer mais elle lui arracha la promesse qu'il demanderait à Gilbert de repousser la date. Gilbert pressentant la manuvre ne se formalisa pas de la démarche et fit transmettre une fin de non recevoir. Clara eut alors une idée. Bien qu'à ce jour elle eut refusé tout contact avec Martine ou sa famille, elle obtint par Henri leur adresse et un matin elle se présenta chez eux à une heure où elle pensait ne trouver que la mère occupée au ménage. Elle avait habillé son embonpoint élégamment, avec un chapeau et quelques bijoux et elle déclina son identité d'une façon cérémonieuse. Madame Miranda surprise et émotive s'excusa de cent façons de n'avoir pas prévu sa visite et tâcha de compenser son manque de clairvoyance par mille prévenances. Clara exposa immédiatement le motif de sa venue : - " Vous n'êtes pas sans savoir, Madame, l'état de rapprochement de votre fille avec mon fils. Votre fille voudrait se marier avec le mien, ce qui ne pourra conduire, vous vous en doutez par les différences qui les séparent, qu'à faire leur malheur. Si je tente cette démarche amiable, c'est que je sais que vous êtes une bonne mère et une brave femme et que vous ne pourrez laisser faire une mauvaise action qui pourrait porter préjudice à nos deux familles. Bien qu'il n'y ait qu'un Dieu, nos religions et nos coutumes sont trop différentes pour que nos enfants puissent y renoncer durablement, et connaissant bien mon fils, je sais qu'il est trop délicat pour faire marche arrière et vous l'avouer... " Madame Miranda ne comprenait pas trop les circonlocutions de ce verbiage mais elle saisissait à peu près le sens des paroles. Cela ne l'empêchait pas de hocher la tête affirmativement comme à son habitude car elle ne contrariait jamais personne; elle se tenait les deux mains jointes, les bras collés au corps, genoux serrés se demandant si elle devait proposer à nouveau un breuvage par politesse malgré l'affirmation de Madame Danan qu'elle ne voulait rien prendre. Et la maison qui était encore en désordre... " mais il souffre beaucoup de vous faire de la peine ainsi qu'à sa famille. Aussi comme il a déjà quitté une fois votre fille, malheureusement sans résultat, il m'apparaît que - c'est une mère qui vous parle - vous devriez envoyer votre fille pour quelque temps dans votre famille éloignée pour quelques vacances, le temps que les choses se calment et redeviennent normales. Je sais que ce sera une chose difficile pour vous et votre fille mais plus tard vous me remercierez, j'en suis sûre d'avoir fait cette démarche difficile, et ce sera tout à votre honneur. Il vaut mieux que vous la présentiez comme venant de vous, elle n'en aura que plus de force. Je sais que cela vous exposera à des frais imprévus, aussi vous me permettrez, Chère Madame... (elle ajouta chère car elle trouvait l'accueil et la personne très affable, qui semblait d'accord sur tout jusque là, elle pouvait donc aller jusqu'au bout )
de participer à ces dépenses, et en même temps de gâter votre fille ". Elle sortit de son sac une enveloppe où apparaissaient les nouveaux billets gaulliens tout neufs pour une valeur de dix mille francs, nouveaux, somme considérable qu'elle regretta machinalement de ne pouvoir réduire vu la tournure des événements. A la vue des billets Madame Miranda sembla se réveiller. Elle se leva rouge et offusquée : - " Mais Madame... Mais Madame... Mais Madame... Ce n'est pas possible... Vous ne vous rendez pas compte... Jamais, ja-mais ! " Madame Danan s'était également levée : " Allons, allons ce n'est rien, c'est juste pour les frais de voyage". Elle pensait vu la réaction de dernière minute qu'elle avait été un peu indélicate de laisser l'enveloppe ouverte et qu'il était temps de sonner la retraite pour écourter le passage toujours gênant du changement de main. Elle se dirigea vers la porte, laissant l'argent sur la table. Madame Miranda ramassa le pactole et courut derrière Madame Danan - " Madame, reprenez votre argent, ce n'est pas possible. Ma fille fait ce qu'elle veut, jamais je ne conduirai sa vie ! Excusez-moi mais je ne peux pas." Et en même temps elle essayait de mettre l'enveloppe dans la main de son adversaire qui fronçait les sourcils : - " Vous devez essayer c'est trop grave pour abandonner, vous êtes sa MÈRE " - " Justement ! Justement ! " et elle lui remit le paquet dans la poche de force. - " Vous avez bien tort ! Au revoir Madame ! ". - " Excusez-moi, au revoir, au revoir, Madame ". Madame Miranda dut s'asseoir et boire un grand verre d'eau pour calmer ses palpitations. C'était donc la mère de Gilbert ! Quelle grande dame, comme elle parlait bien, avec de grands sentiments. Mais elle se trompait. Si ces petits s'aimaient et désiraient se marier c'est qu'ils avaient bien réfléchi. Cela faisait même plus de deux ans qu'ils se fréquentaient, et malgré toutes ses alarmes, jamais elle n'avait fait de reproches à Martine. La pauvre, elle avait beaucoup souffert déjà à cause de lui. Pourvu que maintenant ce ne soit pas avec la mère qu'elle ait à se battre. Madame Danan avait l'air très forte, très intelligente et très riche, mais ferait-elle mieux le bonheur de ses enfants qu'elle ne le faisait, elle, dans le silence et la résignation. Elle pensa à son fils. Savait-elle ce qu'était perdre un enfant, de le voir mourir, disparaître dans la tombe ? Jamais elle ne ferait un geste qui puisse tourmenter Martine. Dès qu'elle le pourrait elle irait mettre un cierge pour les deux tourtereaux, et pour Madame Danan aussi. Elle décida de ne parler à personne de cette entrevue, ni à Antoine ni surtout à Martine. Cela lui ferait trop de peine. Clara était déçue et intriguée par la réaction tardive de Madame Miranda. Était-elle bête ou quoi ? Pourquoi l'avoir laissée s'avancer ainsi pour se rétracter à la fin. L'intérieur était modeste. Elle ne s'était donc pas trompée, ils pensaient faire une bonne affaire en épousant son fils. Pour eux c'était une promotion, pour lui la décrépitude. Il restait encore une carte à jouer, mais il fallait faire vite. Elle attendit deux ou trois jours pour voir s'il y aurait une réaction de son fils. Comme il ne fit pas d'esclandre, elle en conclut que la mère n'avait rien dit à sa fille, ou la fille à Gilbert. D'un côté cela l'arrangeait, malgré qu'une grosse dispute aurait pu engager l'affaire sur un bon chemin. Elle interrogea doucereusement Denis et apprit où était employée Martine. Bien sûr elle travaillait tout prêt et il avait du la connaître dans la rue. Elle avait préparé une plus grosse enveloppe, le double. Elle téléphona à l'étude, demanda Martine, elle se fit connaître et lui demanda de la retrouver dans le hall du Grand Hôtel, place de la Bastille. Martine était affolée. Que devait-elle faire ? Avertir Gilbert à quelques mètres. Cela risquait de provoquer une embrouille. Elle renonça et décida de faire front. Peut-être voulait-elle faire connaissance, lui faire passer un examen de passage. Elle se recoiffa, se remit du rouge à lèvres et expliqua la situation à Prisca au cas où on la demanderait. Elle arriva le cur battant devant les marches majestueuses. Elle connaissait bien le hall car à plusieurs reprises Maître Roux y traitait des clients et elle lui portait des documents. Elle reconnut tout de suite la mère de Gilbert, malgré la toque de vison enfoncée, engoncée dans un fauteuil. Clara aussi l'avait vue : une gamine, jolie, certainement futée. Elle ne bougea pas. Martine lui fit un grand sourire : " Bonjour Madame Danan . " - " Asseyez-vous je vous prie. Je serai franche et directe. Gilbert m'a fait part de votre désir de vous marier. Mon mari et moi estimons que c'est une erreur grave qui vous poursuivra toute la vie. Vous n'êtes pas faits l'un pour l'autre. Tout vous sépare : les origines, la religion, l'éducation. Ce n'est qu'un feu de paille et bientôt il ne restera que le malheur et le divorce, une catastrophe s'il y a des enfants..." - " Mais Madame ! " - " Laissez-moi parler vous me répondrez après. Vous connaissez très mal Gilbert, il est fantasque, inconséquent, presque irresponsable. Savez-vous qu'il a en France une maîtresse qu'il retourne voir régulièrement ? Vous, vous prétendez l'aimer, vous devrez faire pour lui un sacrifice. Reculez le mariage de cinq ou six mois et partez d'Oran. Nous verrons si votre amour est si fort que cela et s'il peut résister à cette petite expérience. Ce sera la plus grande preuve d'amour que vous pourrez lui donner. Je connais la vie et je sais qu'on se console de tout. Pour faire face aux dépenses occasionnées par ce long voyage j'ai préparé un dédommagement : voilà vingt mille francs pour votre séjour en France, à l'endroit que vous voudrez, qui vous permettront de voir venir. Si vous refusez je déshériterai mon fils, je le chasserai et je ne le reverrai plus. Vous tenez son destin entre vos mains. " Martine était pâle au bord des larmes. Elle surmonta l'étau qui serrait sa gorge et d'une voix sourde : - " Si je l'aime personne ne peut en douter. Si je dois faire son malheur c'est à lui de choisir en connaissance de cause. Je suis prête à mourir pour lui mais j'espère bien faire son bonheur, avec vous si vous voulez que je devienne votre fille. Je n'ai pas besoin d'argent. J'espère qu'un jour vous comprendrez ce qu'est notre amour. A bientôt j'espère Madame ". Elle partit raide et tendue, à l'extrême de sa maîtrise. Elle avait laissé parler son cur et les sentiments qu'elle avait préparés pour sa future belle mère. Quelle honte, pour qui la prenait-elle ? Elle réussit à arriver au bureau juste pour s'enfermer dans les toilettes et sangloter silencieusement. Une fois calmée elle demanda à Prisca de téléphoner à Gilbert pour remettre leur rendez-vous prétextant une indisposition. Elle demanda à rentrer, prit un taxi et regagna sa maison pour pleurer tranquillement et réfléchir à Gilbert et à ce qu'on exigeait d'elle. Pourquoi s'était-elle ratée ! Elle n'avait pas de chance. Pourquoi lui ? Le lendemain elle ne fit aucune allusion à la scène ni à l'indiscrétion qui l'avaient meurtrie alléguant auprès de Gilbert une crise de foie pour expliquer sa mine défaite. Elle avait décidé que le passé était mort et enterré et qu'elle ne tomberait pas dans le piège. Elle savait maintenant pourquoi il portait si souvent sur son visage ce masque de tristesse, il ne devait pas se divertir tous les jours avec de tels parents si exclusifs et absolus. Comment pouvaient-ils prédire leur avenir avec une telle certitude ? Ils en étaient inquiétants. Un peu plus tard elle interrogea Gilbert : voulait-il reculer légèrement la date du mariage pour arranger les choses avec sa famille ? Il la regarda intensément : " As-tu été contactée ? " - " Pas du tout ! Mais si tu veux qu'ils assistent au mariage on peut attendre un peu plus qu'ils s'habituent à la situation ". - " Il n'en est pas question. Nous nous marierons avec ou sans eux et s'ils ne viennent pas, nous partirons d'Oran ". Il semblait si ferme et si résolument décidé qu'elle n'insista plus. Pour détendre l'atmosphère, ils s'occupèrent entre eux des derniers préparatifs. Il choisit avec elle un costume habillé bleu marine mais Martine refusa de découvrir sa robe avant le jour de la cérémonie. Ils retinrent un photographe d'art pour les photos officielles et Antoine commanda un lunch pour la famille la plus proche et quelques intimes, ne pouvant donner une grande publicité à leur union dans ces circonstances. Gilbert était sûr que Frédéric et Paul prévenus seraient là et assisteraient à la cérémonie civile à la Mairie où Paul serait son témoin, mais il ne savait toujours pas si ses parents et Henri viendraient ou l'humilieraient à jamais. Quinze jours avant la date il se rendit un soir à la maison et obligea ses parents à l'écouter. D'un ton pathétique il leur exposa qu'à ce jour il avait tout supporté et tout pardonné ( Clara lui demanda ce qu'il pouvait bien avoir à leur pardonner ). Malgré leur caractère et leur attitude à son égard, il voulait rester dans le giron familial. Ils étaient ses parents il n'en avait pas d'autres et il leur restait attaché : il voulait les aimer envers et contre tout, mais il ne pourrait accepter que son père et sa mère ne soient pas prêts de lui le jour de son union. II ne s'agissait pas de Martine qui était à l'opposé de tout ce qu'ils pouvaient croire et qui n'attendait qu'un geste d'eux pour les embrasser. Il s'agissait de lui et d'eux. S'ils lui déchiraient le cur en l'écartant, ce serait pour lui une rupture sentimentale irrémédiable qui le marquerait à jamais et il estimerait qu'ils ne l'aimaient plus. Il restait encore une semaine pour arranger les choses après il ferait son deuil de sa famille. Clara relança encore sa litanie : " Recule ton mariage ". Il ne l'écouta pas et repartit sans ajouter un mot. Paul puis Frédéric arrivèrent pour les vacances de Pâques. Ils firent plus ample connaissance de Martine qu'ils n'avaient fait qu'apercevoir jusque là. Ils sortirent plusieurs fois ensemble, sans réticence, au Casino de Canastel ou au cinéma. Sous le manteau Paul se battait pour fléchir Clara, principale place forte de la cabale. Jouant du faible qu'elle éprouvait pour lui, il la circonvenait minimisant l'événement : - " Un mariage n'est pas la mort. Martine n'est pas si terrible que ça. Gilbert est un grand garçon. Il sait ce qu'il fait et prend ses responsabilités. Au point où ils en étaient il fallait que cela arrive ; elle devait leur accorder le bénéfice du doute ". Clara rétorquait : - "Oui, mais tu comprends, la religion ! Et je suis sûre qu'un jour elle nous dira " Sales juifs". Paul répondait : - " Tu ne crois pas que si elle devait le dire elle l'aurait dit avant. Ce sont des choses qu'on sent ; après deux ans Gilbert doit bien connaître son opinion là dessus. " - " Mais il donne le mauvais exemple : il va partir avec une catholique, jamais je n'aurais cru ça possible de mes enfants. Il l'a choisie tout seul. Il aurait du attendre qu'Henri se marie le premier, c'est l'aîné On ne sait même pas qui sont les parents
" - " Ce n'est pas de sa faute vous avez refusé tout contact avec elle. Maintenant il faut choisir. Je connais Gilbert, il parle peu mais quand il est décidé ce n'est jamais en vain. Si vraiment vous l'aimez et vous voulez le garder, il faut lui pardonner et ne pas le blesser davantage. Perdu pour perdu montre lui que ton amour est plus fort que le sien. N'est-ce pas que c'est vrai ? Fais le pour moi parce que je ne peux supporter que la famille se déchire. " Clara, avec un gros mal au cur, admettait que Paul n'avait pas complètement tort. Si elle restait irréductible, Gilbert se marierait quand même et il sortirait complètement de la famille. Fâchés il serait entièrement dans les mains de cette femme et sous la seule influence de sa belle-famille, et elle, serait sur la touche. Pour le protéger et veiller au grain, elle devait se sacrifier. Comme cela elle ne se couperait pas du ménage, elle materait la petite si elle attaquait Gilbert son fils, trop pur et trop inconscient. L'étrangère n'aurait pas réussi à se débarrasser d'elle.
Elle n'en aurait pas encore fini avec elle, elle n'avait pas encore gagné. En soupirant et en levant les yeux au ciel elle accorda son sacrifice à Paul : - " C'est beaucoup pour toi que je le fais, mon chéri. Dis à Gilbert qu'on ira à la cérémonie mais d'une manière très formelle seulement ". Gilbert respira plus facilement quand il en fut informé. Il rejoignit un dîner familial et embrassa affectueusement sa mère en la serrant dans ses bras : - " Merci maman ". Au cours du repas il proposa entre les deux familles une rencontre préalable qui était le strict indispensable, il ne restait que quelques jours. Il suggéra un apéritif pour le samedi précédant celui du mariage. Il demanda que ce fut ici chez eux pour montrer le changement de relation. Pinçant les lèvres Clara acquiesça et interrogea : - " Qu'avez-vous prévu comme réception ? " - " Une réunion simple de famille dans un établissement de la Corniche avec un lunch commandé chez Haton. " - " Non! à l'extérieur ce sera trop froid. Nous pouvons recevoir ici chez nous, l'appartement est grand, on prendra un extra. J'irai rectifié demain les commandes chez Haton car il faudra rajouter nos parents et amis. Malgré la honte je vais demander à notre famille de faire bonne figure. " Le lendemain Gilbert annonça la bonne nouvelle à Martine : ses parents seraient de la fête, sa mère avait pris les choses en main. Elle désirait que la réunion se passe chez eux. Martine fut dépitée car elle avait espéré sauver l'ambiance de son mariage par une soirée avec danses et musique, avec ses jeunes cousins exubérants qui auraient mis un peu d'animation et de gaieté. Dans un appartement, à l'ancienne, tout le monde serait guindé, aurait peur de bouger et les jeunes partiraient rapidement à cause de l'exiguïté et de la crainte des vieux. Elle ne dit rien : - " Très bien, si cela te fait plaisir ". Gilbert fit part de la séance nécessaire de présentation pour le samedi. - " Mais c'est dans deux jours ! ". - " Oui, mais ce n'est pas catastrophique ! ". - " Tu ne te rends pas compte ! Il faut que je prépare mes parents, ma sur, mon beau-frère ". Elle ressentait une appréhension étreignante à la pensée de devoir affronter à nouveau sa future belle-mère. Et pourtant il le fallait. Heureusement, elle avait déjà acheté ses différentes toilettes. Il fallait inviter les plus proches sur le champ. Son beau-frère en uniforme avec ses décorations serait représentatif, mais il fallait le faire venir plus tôt que prévu et à l'armée. Bon ! Les mariages c'était toujours l'affolement, on ferait ce que l'on pourrait.
Le samedi Gilbert essaya de faire hâter Armand et Henri pour fermer les magasins plus tôt et être à l'heure à la maison, mais il n'y réussit pas. Il partit vérifier que le décor était en place. Il trouva Clara dans une jolie robe en velours noir les bras nus. Elle arborait ses bijoux habituels des réceptions, une magnifique broche offerte pour la naissance de son premier-né, un solitaire, quelques bracelets en or et une montre bracelet chic mais qui était toujours détraquée. Elle avait fait une mise en pli particulièrement soignée, et son maquillage était très réussi. Les garçons avaient mis cravate et costume, le salon était parfaitement rangé. Gilbert fut satisfait. Il sortit la vieille guimbarde pour amener Martine et ses parents. Le Capitaine n'avait pu se dégager, mais il serait là pour le mariage. A dix-neuf heures dix ils montaient les escaliers à pied pour ne pas être dissociés par l'ascenseur et une fois leur respiration calmée il sonna et attendit que Clara ouvrit la porte. Il passa devant pour faire les présentations en commençant par les parents. Clara leur sourit ce qui le fit souffler de soulagement. Il termina par Martine qu'il croyait qu'elle ne lavait vue que de loin, et pour aider les choses il força un peu. D'un air enjoué : - " Allez, il faut vous embrasser, ce soir c'est la fête, la famille s'agrandit ". Les deux femmes croisèrent leurs regards. Martine baissa les yeux et l'embrassa sur les deux joues. Naturellement, Armand et Henri n'étaient pas encore là. Paul aida à la manuvre, s'adressant à Martine : -" Moi non seulement je vous embrasse deux fois, mais je te dis "tu" à compter de maintenant puisque tu vas devenir la petite sur qui nous manque ! ". Clara le regarda d'un air en même temps furibond et amusé. On s'installa dans les fauteuils profonds comme le silence qui retombait dans l'assistance : Gilbert essaya de faire parler les uns et les autres recherchant désespérément des sujets communs. Il ne trouva que de souligner qu'ils étaient tous nés à Oran, à des époques différentes dans des quartiers différents mais que finalement ils faisaient partie de la même racine pied-noir bon teint. Paul se mit alors à parler avec un accent outrageant, et ils partirent tous d'un éclat de rire. Clara s'inquiéta : - " Moi je n'ai pas cet accent là, ce n'est pas possible ! ". Paul la taquina : - " Je vais t'enregistrer au magnétophone, tu verras, purée, c'est plus pire !".
Malgré les recommandations de Marthe, Antoine ne voulait pas s'en laisser imposer ; il avait en tête l'histoire et la croissance d'Oran dans tous les détails depuis cinquante ans ; il interrogea Clara : - " Vous êtes née dans quel quartier ? " - " ?? Rue des Jardins ". Malgré les gros yeux et la gêne de sa femme, il commença à raconter toute l'historique du quartier juif, avec force détails précis sur les gens et les lieux, sur les rites et les coutumes hébraïques, dépassant largement la science de Clara, stupéfaite : - " Mais comment pouvez-vous connaître tous ces détails ? " - " Mon copain le plus intime depuis la maternelle jusqu'à dix-huit ans était juif très religieux et j'étais autant chez lui que chez moi, je suivais indifféremment les deux religions. Même à l'heure actuelle quand j'ai le temps je vais encore le voir à la Rue des Juifs. " - " Qui est cet ami ? ". ? " Isidore Amar, il tient une droguerie. " - " Mais c'est un cousin par ma mère ! " - " Alors vous voyez on est déjà presque parent ! " s'écria Antoine joyeux. Henri et Armand arrivèrent enfin. A peine Armand et Antoine se virent-ils, que les deux hommes se serrèrent la main avec une certaine effusion. " On se connaît, tu m'as vendu mon premier appareil en 1929 à ton premier magasin ". - " Oui c'était même un Folding Lumière 7 X 11. " - " Exactement ! Quelle mémoire. A l'époque j'étais au Printemps et je prenais l'anisette avec toi et Paul Sebaoun et Jacques Oliveres tes voisins. " - " Eh bien si j'avais su que c'était toi ! " Gilbert était aux anges et Martine ouvrait de grands yeux incrédules. Clara interrogea Madame Miranda : - " Et vous, vous êtes née où ? " - " Au Plateau Saint-Michel à la maison de mes parents, avec une sage femme et les voisines. " - " Chez nous c'était pareil il n'y avait pas encore de clinique, et le docteur ne venait que s'il y avait des complications. On est né sept comme cela dans le même lit ". - " Nous six mais un est mort juste après sa naissance." - " A l'époque on faisait de belles familles ! " Gilbert et Martine prirent deux jours de congé pour se détendre avant le mariage et s'isoler des tensions qu'ils avaient traversées. Ils ressentaient le besoin de se retrouver face à face hors du contentieux et des complications du cérémonial. Ils rendirent quelques visites de courtoisie aux parents et aux amis pour s'assurer de leur présence. Bien sûr Denis était dans la confidence depuis longtemps. La tante Carmen sans rancune fit un panégyrique exhaustif des qualités de sa nièce - " Elle sait tout faire : la cuisine, la couture, tenir une maison ou un commerce..." Bref elle la garantissait " satisfait ou remboursé ". Ils allèrent embrasser la grand-mère maternelle de Gilbert chez Viviane la tante couturière ; elle déclina leur invitation pour ne pas rencontrer sa sur avec qui elle était en froid. Les deux proches parentes trouvèrent Martine charmante et jolie, et lui assurèrent qu'elle avait choisi un garçon non seulement agréable mais encore sérieux et fidèle. Martine sourit d'un air vaguement ironique. Ils terminèrent la tournée par les avocats. Maître Roux, qui appréciait tout particulièrement Martine et l'avait suivie, trouva une formule malicieuse pour rassurer Gilbert : - "
Vous faites une bonne affaire. " Gilbert fut choqué de la formule et remis les choses à leur place : il ne se mariait pas pour faire une affaire, à moins qu'il veuille dire que Martine avait certaines qualités personnelles mais ce serait exclusivement une affaire à lui. Ils passèrent le dernier jour presque estival à se promener et prendre des photos de Martine parée d'une mise en pli sophistiquée, souriante, apprêtée pour la cérémonie, devant des panoramiques d'Oran à partir de la falaise de Canastel, et à son opposé, de la chapelle de Santa Cruz à laquelle ils accédèrent par la route militaire de Mers El-kébir en suivant les camions qui montaient au Fort. La vue y était extraordinaire, elle embrassait la mer immense, et en même temps dominait l'ensemble de la cité dans une vue culminante idyllique et la lumière chatoyante, alors qu'au même moment dans le creux des rues, des coups de feu claquaient. Ils se rendirent chez le notaire signer le contrat de mariage que Clara avait demandé comme une sage précaution, pour lequel ni Martine ni Gilbert ne firent d'objection. Gilbert s'était déconnecté des réalités. Après tous les doutes, les incertitudes et les blessures qu'il avait subis, son esprit s'était mis au repos, se laissant porter par les décisions et les événements déjà fixés. Il ressentait une certaine paix. Beaucoup d'épreuves étaient derrière lui, les suivantes encore distantes ; il entamait un nouveau chapitre de son existence. Les dés étaient jetés. Il avait dit adieu, il le sentait et en avait décidé, à toutes les hésitations de sa vie de jeune homme, à ses expériences parisiennes singulières , à l'imprévu, aux rencontres fortuites. Il faisait abandon des soifs de connaissances et d'aventures ouvertes dont il avait souhaité parsemer sa vie qu'il avait rêvé de butiner au hasard, pour le plaisir intellectuel et des sens.
Il mettait de même au rancart ses aspirations d'écrivain, puis ses désirs de globe-trotter insouciant pour se fixer ordinairement. Il ressentait aussi une vague impression de se refermer comme une fleur encore fraîche, mais sans déception intense espérant en un autre bonheur calme et sans gloire.
Il avait essayé, il n'avait pas pu : la vie avait été plus forte et ses embûches plus rudes que lui. Il ne s'estimait pas malheureux mais il voyait s'éloigner ses illusions comme le passager d'un paquebot de luxe voit rapetisser le lagon exotique et les palmiers paradisiaques de pays de rêve inaccessibles. Il gardait un souvenir vivace et indélébile, beau et pur de ces tentations comme un monument ou une statue antique dont il ne lui resterait que des morceaux, ou à l'inverse celui des oeuvres mort-nées, une nostalgie du futur intouchable.Ses sentiments envers Martine adoucissait et rendait acceptable cette déchirure : il l'aimait sincèrement, elle serait comme un port tranquille et même un port d'attache ; il aurait préféré se marier plus tard, mais l'existence occasionnelle de Martine et son immixtion dans sa vie avaient bouleversé ses plans. Il ne pouvait laisser passer sans frissonner des sentiments aussi forts, aussi exclusifs, aussi beaux que ceux que Martine proféraient à son égard. Il était fier de provoquer une passion aussi aimantée et dévouée et continuait intérieurement à s'en étonner.
Mais Gilbert, malgré la violence de son désarroi lors de son absence, croyait ne pas ressentir le même élan total, irréversible, irréfléchi que celui qu'il provoquait chez Martine. Hypocritement il voulait minimiser son attachement et relativiser ce deuxième amour. Il l'aimait moralement et physiquement, il avait besoin d'elle dans ses pensées et son existence quotidienne, il s'était tourné vers elle comme vers un abri sûr et confiant. De plus se croyant abandonné de dieu il s'était promis de ne faire souffrir personne et il s'était trouvé l'artisan du grand malheur de celle qui lui importait le plus. Aussi avait-il résolu de la protéger, de vivre pour elle, attentif, sacrifié à l'amour, de lui offrir ce qu'elle attendait de lui : rentrer dans le rang bourgeois, satisfaire ses besoins de plénitude familiale, maritale, maternelle, toutes matières qu'il imaginait d'un oeil neuf, sceptique, ironique quand il les considérait d'une manière étonnante, pouvant s'appliquer à lui alors qu'il savait d'où il revenait. Il était animé pour elle d'une grande tendresse et espérait lui donner, après tous les déboires qu'elle avait traversés, un havre de paix et d'amour mérité. Il se consacrerait à elle seule délibérément. Un soir il emporta dans sa chambrette tous les souvenirs d'Élisabeth, les photos, les lettres, les journaux où il s'était confié et il les déchira un à un, la gorge serrée, expurgeant même les pages où elle apparaissait impersonnellement. Cela lui fit mal, encore plus que le renoncement à sa vie libre ; mais il avait décidé d'appliquer loyalement la règle du jeu, toute la règle du jeu et il ne pouvait se permettre de garder vivaces les sentiments d'attachement et d'affection de son premier amour. II lui dit adieu en pleurant du mal qu'il lui avait fait, il se sentait coupable et condamné par son lâche silence. Il se demanda très longtemps pourquoi il avait pu s'unir à Martine et n'avait pas flanché avec Élisabeth ? Martine, à la veille de se lier pour la vie, envisageait son futur à peu près dans les mêmes dispositions de renouveau. Elle accédait à un statut légitime de reconnaissance. Elle allait pouvoir se prodiguer à son foyer sans arrière-pensée et sans la crainte d'une brisure aléatoire. Elle allait enfin bâtir sa vie de femme sur du solide. Elle se reconnaissait la vocation de dame d'intérieur où, elle en était sûre, elle excellerait. Elle se sentait apte à faire son bonheur, elle s'y emploierai avec force et passion, patience et sacrifice. Martine ne pouvait pas supporter de n'être pas aimée ou appréciée par ses proches. Elle savait qu'elle avait de lourds handicaps : la famille de Gilbert et l'hétérogénéité des religions. Mais elle avait des atouts : Gilbert l'aimait à n'en plus douter ; elle allait démontrer à sa belle-famille ses qualités et son intention de pactiser. Alors ils seraient obligés de l'admettre au delà de leurs convenances. Elle pensait que ce ne serait que justice car elle se promettait de ne jamais leur faire d'ennui et de leur rendre un bien pour un mal. Cependant il fallut trente ans d'efforts pour que Clara sur son lit de mort, dans un geste qu'elle répéta à deux reprises et qui parut lucide, lui baisât la main avec ferveur, avec des yeux où se lisaient une foule de sentiments éperdus.
Gilbert retrouva Martine au pied des escaliers monumentaux de la Mairie surplombés des deux lions démesurés et majestueux. Chacun des promis était flanqué des membres de sa famille. Même à cette occasion Armand n'était pas là ; il ne voulait pas négliger son magasin un samedi après-midi de beau temps, mais il se montra quand même au milieu de la cérémonie. Martine arborait une robe blanche, courte, légère, évasée en corolle, au bustier entremêlé de satin et de fines dentelles, qui mettait sa taille fine en valeur. Un décolleté arrondi jusqu'aux épaules et recouvert par la transparence de la dentelle, finissait sur des manches allongées et ajustées qui soulignaient encore sa finesse gracile. Elle portait une petite coiffe blanche en guipure amidonnée surmontée d'une rose blanche d'où s'évaporait un tulle en courte voilette, adoucissant ses cheveux sombres admirablement peignés et arrangés autour de sa figure d'ange. Les familles s'embrassèrent et s'adressèrent les compliments d'usage sur leur bonne mine et leur élégance, dans un effort de civilité. Arrivée à l'entrée de la salle, avant d'y pénétrer, alors que dans un simulacre de cortège des couples se formaient, Clara s'approcha affectueusement de Martine et mit une dernière touche à la coiffe, à la voilette, à la frange de cheveux noirs savamment orchestrée autour du visage et qui avaient nécessité de longues minutes de réflexions et de manipulations à Martine, à Denise et Marthe. Elle tapota le tout, rentrant un peu les cheveux par là et rabattant le voile dans une disposition à son goût. Elle lui sourit avec satisfaction et gentillesse : - " Voilà, vous êtes réussie ! ". Martine rendit le sourire en pensant que son chemin de croix commençait, pendant que Gilbert consterné s'attendait au pire. Martine prit sa place au bras de son beau-frère ; son père Antoine non plus n'avait pu encore se libérer du service. Gilbert conduisait sa mère et rejoignit Martine. Ils eurent droit à une longue péroraison de l'adjoint en raison de la personnalité particulière d'Armand. Gilbert était amusé de ces salamalecs et se gendarmait pour paraître sérieux jusqu'au moment où ils procédèrent à l'échange des anneaux, à la déclaration d'union et aux signatures officielles. Alors seulement il se rendit compte avec surprise et émotion qu'il était effectivement marié. Il embrassa Martine avec effusion et, dans les yeux des sentiments prometteurs ; puis toute l'assemblée d'où fusaient plaisanteries et félicitations se congratula. Popaul le photographe, figure pittoresque de la ville d'Oran, strabique et disgracieux mais amusant et talentueux les avait mitraillés et proposa une prise de vue conventionnelle dans les salons municipaux. Martine en profita pour réajuster sa coiffure et se délivrer de l'appréhension qu'elle n'était plus parfaitement ordonnée. Les familles se dispersèrent alors en un cortège de voitures pour se rendre chez le photographe d'Art au milieu de la rue d'Arzew. Ils empruntèrent les grands boulevards dans un concert d'avertisseurs, habituel en cette occasion, si ce n'est que tout le monde par habitude klaxonnait " Al-gé-rie-Fran-çaise ". On se rajusta à nouveau pour la séance plus sérieuse des souvenirs, le photographe distribua les places mais avant de prendre la pose, Clara se tourna vers Martine et lui dit : - " Oh, votre coiffe s'est à nouveau dérangée !" et elle tourmenta à nouveau la coiffure. Gilbert allait intervenir avant les dégâts, mais Martine d'un signe des yeux lui intima de ne rien faire. Martine la remercia d'un sourire pour sa prévenance. A la sortie elle déchira son voile avec soulagement. On se retrouva à la maison où Paul avait organisé une petite musique d'ambiance pour recevoir les invités. La grande table en marbre de la salle à manger était recouverte de canapés et rafraîchissements servis par un gros garçon en habit. Les meubles étaient clairsemés des cadeaux et de corbeilles de fleurs. Gilbert ne se savait pas tant d'amis : c'était Clara qui avait battu le rappel des intimes. Il trouva dans le lot une jolie coupelle en cristal de Baccarat avec une aimable carte de sa belle voisine qui l'avait fait rêver adolescent.. Dans l'après-midi les quatre grands-mères si hétéroclites arrivèrent et se congratulèrent de cette union. De nombreux amis et voisins vinrent soutenir la réception. Martine insista pour retenir ses cousins et les rares jeunes gens pour la soirée dansante mais peu à peu les rangs s'éclaircirent jusqu'à ce qu'il n'y ait plus que les parents et les amis les plus proches. Lorsque Armand et Henri revinrent des magasins Gilbert demanda à Paul de faire encore une séance de photos familiales. Paul fit le pitre et se fit photographier en amoureux transi aux pieds de Martine lui jurant qu'il était condamné à la servir à partir de ce jour. On échangea quelques danses, puis au moment du départ Clara obligea les participants à emporter des petits sacs d'amuse-gueules dont il y avait pléthore. Martine et Gilbert s'esquivèrent avant le couvre-feu suffisamment satisfaits de la journée et se retrouvèrent irréparablement dans leur chambrette. Malgré son manque de brillant, ce fut le seul mariage de leurs quatre enfants auquel il fut donné à Clara et à Armand d'assister, car Clara repoussa celui de Paul jusqu'à ce qu'il mourut et les deux autres se firent bien plus tard, en catimini pendant leurs absences, et desquels ils ne furent avisés qu'après coup, par téléphone.
Chapitre 23 : Kader / Gilbert, l'affrontement.
Les choses matérielles s'arrangèrent brusquement pour Martine et Gilbert. D'abord ils touchèrent l'appartement de deux pièces qu'ils avaient réservé, au tout début du Boulevard Général Leclerc, ex rue d'Arzew. Gilbert paya une clé imprévue de ses deniers, car la demande était très forte dans le centre, beaucoup de gens fuyant les quartiers exposés. Puis un jour Henri s'adressa à Gilbert devant Armand et annonça abruptement : - " On t'a commandé une 403 ! Tu l'auras dans quelques jours. " Gilbert ébahi remercia avec effusion Armand et Henri. Un fois leur père éloigné, l'aîné assura à Gilbert que c'était grâce à son intervention insistante que l'affaire avait abouti et qu'il pouvait le remercier lui, avec reconnaissance. En réalité Armand avait eu honte de la voiture de son fils devant la Mairie et avait ordonné à Henri de s'occuper des détails, comme d'habitude.Les surprises ne s'arrêtèrent pas là : un nouveau bienfait d'Henri à son frère se matérialisa par un véritable et monumental Frigidaire américain, seule chose essentielle qui leur manquait à part du mobilier, après les offrandes de la famille de Martine et de leurs quelques amis. Gilbert fit des calculs : même en comptant la voiture et le frigo ils lui devaient encore cinq à six mille francs d'arriérés de salaire : bien sûr il ne tenait compte ni du logement du studio ni de la nourriture lorsque jeune homme il mangeait à la maison. Aussi il interrogea Armand : il allait choisir un mobilier dans cette fourchette de prix, il verserait un petit acompte et lui ferait adresser la facture. Armand accepta sans difficulté : Gilbert était pris au piège, maintenant il ne bougerait plus, il était bon qu'il fit son nid ici. Martine et Gilbert choisirent des meubles modernes, sans excès, mais solides et d'un entretien facile : une chambre à coucher à grand lit et une salle à manger de la même facture. Un mois après le mariage ils se retrouvaient finalement confortablement installés, à quelques pas de tout, en plein centre ville, à l'abri ; la sécurité y était nettement plus établie que dans le quartier de la Gare où se trouvait la chambrette, et où avaient eu lieu plusieurs attentats meurtriers. Quelque temps plus tard, malgré la pénurie d'officiers qualifiés au combat en Algérie, Pierre fut muté au corps d'Artillerie de Draguignan. Natif d'Oran il s'attendait à cette mesure depuis plusieurs mois et l'accepta sans regret car elle le mettait à l'abri ainsi que sa petite famille. Mais il regrettait la raison profonde de cet éloignement d'Algérie : d'autres collègues métropolitains avaient bénéficié de promotions et de la Légion d'Honneur et restaient en poste. Gilbert avait aussi droit à des congés ; il demanda à s'absenter pour aller en France en voyage de noces. Il n'avait encore jamais voyagé accompagné, et comme il avait maintenant pris femme il voulait en profiter à satiété. La Territoriale accordait de rares autorisations de sortie, dont certaines justement à l'occasion de mariages. Gilbert bénéficiant de toutes ces aménités se prépara à partir dans l'autre monde encalminé de la métropole, avec femme et voiture en rodage. Ils projetèrent de passer deux ou trois jours avec Denise et Pierre qui voulaient absolument les recevoir dans la nouvelle villa qu'ils aménageaient ; puis ils iraient à Nice pour faire connaître la région à Martine et aviseraient sur place s'ils s'y plaisaient suffisamment ou s'ils s'échapperaient ailleurs avec l'auto. Ce fut en mai dans la période qu' il préférait car il n'y avait pas foule et que la nature éclosait, qu'ils embarquèrent avec la voiture, grâce à Kader qui les patronna et simplifia les formalités compliquées d'embarquement et de sortie en douane. Kader les félicita sincèrement et même leur offrit un joli plateau en cuivre ancien accompagné d'un service à thé que Gilbert accepta avec reconnaissance malgré la gêne que cette attention causait au jeune couple, car Gilbert n'avait rien donné lors du mariage de Kader, maintenant père de famille, n'en ayant pas eu connaissance. Après trois jours de bombance chez Denise, au cours desquels ils furent gâtés comme des coqs en pâte, ils se mirent en route pour Nice qui restait revêtu d'un grand attrait pour Gilbert. Il choisit un hôtel suranné sur la Promenade, du côté du marché. La chambre était immense mais le mobilier datait de la fin du siècle précédent, tandis que la plomberie survivait depuis son début. Le lit grinçait horriblement ce qui les faisait rire ; il offrait à leurs ébats un mètre quatre-vingt de largeur et un mètre de haut, à certains moments ils y disparaissaient ! Gilbert fit déguster à Martine la savoureuse cuisine niçoise accommodée dans les troquets de la vieille ville ou dans les restaurants de Villefranche. Il lui montra les villages typiques des environs en pleine floraison.
Sans beaucoup réfléchir, il avait repris le rituel des sorties oisives du temps d'Élisabeth, souhaitant faire découvrir et partager avec sa jeune femme les attraits de cette région qu'il affectionnait si particulièrement. Plusieurs pulsions peu claires mais concordantes le dirigeaient vers la villégiature de cet endroit. Il avait décidé d'une manière tout à fait sincère de reléguer et même d'effacer de son conscient l'épisode sentimental avec Élisabeth. Il désirait n'avoir ni arrière-pensée ni secret envers Martine ; dans son cur son engagement irrémédiable ne pouvait coexister avec un souvenir vivant ou actif de sa précédente liaison. Mais il ne pouvait s'empêcher de ressentir des remords et même encore de l'affection ou une certaine tendresse pour Élisabeth. Cela avait été un doux et magnifique amour plein de fraîcheur, d'une sincérité spontanée réciproque, dont il garderait toujours indélébile, à son corps défendant, le souvenir d'un intervalle de sa prime jeunesse pure et printanière. Mais ce sentiment nostalgique restait teinté de repentance. Il gardait une évocation douloureuse d'Élisabeth et aspirait à s'en soulager. Il avait arrêté depuis longtemps de lui écrire sans lui donner une dernière explication, et bien sûr sans lui parler de son nouvel attachement. Et là il la savait toute proche, presque à portée de voix. A force de se retrouver dans les endroits connus où il était allé avec Élisabeth elle devint de plus en plus présente à son esprit. Mille détails anciens, heureux, l'assaillaient, l'aiguillonnaient vers elle, lui rendant plus pénible sa désertion.
Brusquement un samedi soir, sachant qu'Élisabeth rejoignait souvent ses amis Goldenblatt à la fermeture du magasin pour l'apéritif et le restaurant, il gara la voiture à proximité ; prétextant un salut à donner à un ancien ami ne devant pas être long, il laissa Martine à l'intérieur. Il entra dans la boutique, reconnut et salua le camarade d'Élisabeth chez qui il avait passé une ou deux soirées amicales. Il s'enquit d'elle : effectivement le jeune homme l'attendait d'un moment à l'autre. Gilbert dit qu'il allait à l'extérieur surveiller sa voiture et se plaça à l'affût. Il regardait également, angoissé, Martine qui lui faisait des gestes d'énervement ne comprenant rien à son attitude étrange. Soudain il aperçut Élisabeth, élégante, racée, parée pour la sortie, marchant d'un pas décidé droit vers lui sans le voir. Le cur battant il lui barra le chemin. Une surprise heureuse se lut sur son visage quand elle le reconnut. Il lui souriait, il l'embrassa sur les deux joues. Elle fit part de son étonnement qu'il ne l'ait pas avertie, mais elle le rassura cela ne faisait rien, elle était libre pour lui. Il souffrait brusquement mille morts. La méprise de ses sentiments et la raison qui l'avait jeté vers elle étaient abominables . Il lui dit brusquement et maladroitement ne voyant pas comment couper court à ses élans : - " Élisabeth j'ai une nouvelle, je dois t'avouer quelque chose ". Et ne sachant vraiment pas comment dire la chose, perdant totalement contenance il lui dit : - " Regarde ". Il lui montra la voiture à trois mètres, où Martine râlait. Se tournant vers elle : - " Élisabeth, c'est ma femme. " Il la regardait avec tendresse et affection avec une sorte d'imploration dans les yeux sachant maintenant le mal qu'il lui faisait. Il vit son visage d'abord incrédule, se décomposer, refléter rapidement un désarroi intense. Il lui prit les mains les lui serrant très fort. Il était rouge et tremblant , elle, figée, glacée, paralysée. - " Adieu " dit-il. Elle le regardait étonnée, avec une peine infinie, brisée, foudroyée, ses yeux criant pourquoi, avec une douloureuse amertume ; ils se disaient un adieu accablé, arraché, l'adieu à leur véritable et unique amour de jeunesse. Il avait la gorge serrée, son cur battait à tout rompre. Il se retourna et s'enfuit ne pouvant plus rien pour elle.
Martine n'avait rien compris et sortit de la voiture souriante croyant à des présentations. D'un ton rauque et excédé il cria : - " Remonte, vite, on s'en va ! " Complètement ahurie Martine navrée regardait Élisabeth et ne savait que faire. Le moteur tournait il lui cria : - " Dépêche toi ". Elle eut juste le temps de s'asseoir avant qu'il ne démarrât, ne réussissant qu'avec peine ses manuvres de fuite. Élisabeth était toujours sur le trottoir immobile. Il ne tourna pas la tête quand il passa devant elle. Martine s'était souvenue brusquement de l'avertissement de Clara, alors que Gilbert ne connaissait pas l'indiscrétion de sa mère. Martine était furieuse et tempêtait intérieurement croyant deviner peu à peu la situation. Elle comprenait que Gilbert avait voulu la présenter à son ancienne maîtresse qui s'était fâchée, ou quelque chose d'approchant et elle était outragée. Comment osait-il l'humilier, la montrer comme du bétail. Son sang chaud comme à son habitude, la submergeait : - " Salaud, tu es fou comme ta famille, laisse-moi descendre ! Je veux descendre ! " . Gilbert était effondré, au bord des larmes, il venait d'exécuter sa plus chère amie, le soutien de ses jours tristes, sa confidente, et cette conne faisait une histoire : - " Assez, tais-toi ! Je t'expliquerai, ce n'est pas ce que tu crois. C'est fini, n'en parlons plus. " - " Ca m'est égal ! C'est avec moi que c'est fini, laisse moi descendre ! " hurlait-t-elle. Elle ouvrit la portière et se serait jetée dehors s'il ne l'avait pas retenue brutalement. Les voitures klaxonnaient et l'évitaient de justesse dans ses zigzags. - " Pauvre conne ! Tu fais exprès ou quoi, tu veux qu'on ait un accident ! C'est toi qui es folle. Ne bouge plus ! ". - " Ah c'est moi qui suis folle ! Salaud tu n'as pas honte ! En voyage de noces ! " et elle s'obstinait violemment à vouloir descendre en marche alors que leur voiture semait l'affolement sur la promenade qu'ils longeaient.
Il était huit heures du soir et le flot des automobiles s'étendait sans interruption sur cinq files. Un magnifique coucher de soleil s'étalait sur la baie des Anges auréolée par des centaines de lampadaires, enfilade d'étoiles dans les lueurs partagées du jour déclinant et de la nuit renaissante. Enfin il trouva un coin ou stopper la voiture. Il lâcha le bras de Martine qui déboula comme un diable qui sort de sa boite : - " Tu ne me reverras plus, c'est fini, adieu ! " jeta-t-elle avec des yeux remplis d'une colère méprisante. Gilbert était désespéré. Qu'allait-elle encore faire, se jeter dans la mer ? Il courut derrière elle : - " Écoute-moi, je vais tout t'expliquer, ce n'est pas du tout ce que tu crois. " Elle remontait la Promenade à cadence accélérée, alors que les gens les regardaient se poursuivre avec étonnement ou amusement. - " Chérie, écoute-moi, tu sais bien que je t'aime et que je n'aime que toi. C'est une ancienne amie à qui je devais dire adieu. C'est fini. Cela n'a aucune importance. Ne nous gâche pas le voyage ! Je te dis que c'est sans importance ! ". - " Ah c'est moi qui gâche le voyage ! C'est moi peut-être qui t'ai amené ici. Tu ne pouvais pas te passer de cette mascarade ? Je ne t'aime plus ! C'est fini ! Tu me dégoûtes ! ". Il ne pouvait quand même pas la laisser comme cela seule dans la nuit. Il l'attrapa par le bras, très fort pour ralentir sa course folle et l'obligea à s'asseoir avec lui sur un banc face à la mer. Le soleil amaigri dardait ses derniers rayons de lumière rouge sur le noir des vagues qui s'écrasaient régulièrement en bas sur la grève. Une brise fraîche baignait leur visage en feu. - " Est ce que tu veux bien m'écouter ? Je vais tout te raconter, si tu veux savoir. C'est une ancienne amie que j'ai connue bien avant toi. Je ne l'ai jamais revue depuis que nous sommes ensemble. Je voulais lui dire définitivement adieu, c'est ce que j'ai fait maladroitement ... " - " Pourquoi m'as-tu montrée à elle ? Pour le plaisir ? Sadique ! "
C'était vrai, il avait fait en sorte qu'elles se voient. Il le reconnaissait, mais il ne comprenait pas lui-même pourquoi. - " Je ne sais pas. J'ai fait ça machinalement, sans intention. Une chose est sûre, c'est que je ne voulais pas te blesser, toi ."
Il mit très longtemps à comprendre son attitude dans cette affaire. Outre sa volonté de signifier à Élisabeth que c'était fini entre eux, il avait VOULU que les deux femmes se voient. Il y avait eu de sa part dans cette préméditation un orgueil certain. Il fallait que les deux amours, les deux femmes de sa vie ne s'ignorent pas, qu'il y ait un lien entre elles, qu'elles se passent le flambeau. Elles ne pouvaient pas, la blonde et la brune, aimant le même homme, lui, ne pas se voir et dans un sens s'apprécier, savoir qu'il n'avait pas déchu, que chacune d'elle en quelque sorte l'avait mérité. Il ne s'agissait pas qu'elles se heurtassent, mais qu'elles se connussent, ne serait ce qu'une fraction de seconde. C'était beau et puissant mais O combien tordu et maladroit.
Martine avait raison, quel balourd il faisait. - " Est-ce que tu comprends que je t'aime toi et seulement toi ? Tu ne crois pas que j'aurais fait tout ce que j'ai fait pour me marier avec toi si je ne t'aimais pas. Je te demande pardon, c'est toi qui as raison, je suis un abruti, tu as le droit de me tuer si tu veux. Dis moi de me jeter à la mer et je le ferai sur le champ." - " Vas-y, tu l'as mérité. " Gilbert la regarda dans les yeux et se leva. Il enjamba le parapet et se retournant une dernière fois avant de sauter dans le vide il demanda : - " Elle est trop froide ce soir, tu ne préfères pas demain matin ? ". Martine ne put s'empêcher de rire, ayant cru un moment qu'il allait lui aussi faire le fou. - " Jure moi que c'est fini. " - " C'est fini pour la vie. Tu seras mon seul et dernier amour. Mais je mérite la mort." Et il sauta disparaissant aux yeux de Martine qui se précipita horrifiée. Il était allongé inerte un mètre cinquante plus bas sur la grève, faisant le mort. Martine éclata d'un rire nerveux pendant qu'il bondissait sur ses pieds et riait lui aussi à gorge déployée. Il remonta rapidement et se blottit contre elle sur le banc. Ils restèrent un long moment à se réchauffer au milieu des étoiles.
Gilbert n'y reviendrait plus. Il l'avait sacrifiée.
Le lendemain ils se mirent d'accord pour partir en Suisse découvrir la Jungfrau, une montagne dont Gilbert avait eu en main de merveilleuses photos faites par un client alpiniste. Il leur restait une dizaine de jours ; à raison de deux à trois cents kilomètres par jour, ils pouvaient faire le circuit tranquillement en passant par Milan, Lugano, le Tunnel du Saint-Gothard, Interlaken, Genève et revenir à Marseille pour embarquer vers leur chaud pays. C'était une petite expédition mais Gilbert était curieux de nature et Martine lui faisait " confiance " : elle avait remis sa vie entre ses mains, elle le suivrait partout où il la conduirait. Ils allèrent très vite jusqu'à Lugano, puis à cause des routes de montagne fatigantes il ralentit la cadence, prenant le temps de faire quelques détours pour une photo ou un site intéressant. Ils séjournèrent trois jours à Interlaken dans un petit hôtel sur la presqu'île d'Iseltwald au milieu du lac de Brienz, miroir poli, abondamment fleurie et pourvue en guêpes qui rentraient partout y compris dans les oreilles ou les potages et qui importunaient considérablement Martine par leur familiarité. Ils trouvèrent là un calme surnaturel, véritablement une autre planète où le temps était arrêté, au milieu de montagnes éternelles aux massifs féeriques pleins d'une majesté lointaine et surhumaine. Ils se rendirent deux fois à la Jungfrau. En voiture jusqu'au plus avant de la route, puis par un train extraordinaire à crémaillère, très impressionnant, traversant la montagne. Outre la vue sur les névés gigantesques et le froid vif ils bénéficièrent de promenades en traîneau tiré par de véritables chiens esquimaux, des Huskies aux yeux blancs, écoutèrent le chant des montagnards suisses, firent du patin à glace, sur le derrière, au cur du glacier creusé d'immenses salles éclairées. Il y avait encore de la neige et les remonte-pentes fonctionnaient. Gilbert aurait pu chausser des skis mais il craignait d'être ridicule auprès de sa jeune femme, en comparaison des champions locaux.
Avant le retour ils prirent un dernier dîner au Grand Hôtel d'Interlaken, vénérable palace d'époque victorienne. La salle à manger faisait une centaine de mètres et les lambris dix mètres d'altitude. Une escouade de serviteurs en livrée et gants blancs assuraient un service huilé de mécanique suisse. Pour manger la verdure servie en entrée manquant dassaisonnement Gilbert héla un garçon et réclama en français un huilier. Il vit sans surprise le jeune homme s'adresser à un surveillant, ce dernier se tourner vers un des chefs de rang. Quelques minutes après le maître d'hôtel s'approcha de Gilbert et dans un français à l'accent chantant des montagnes s'enquit de ce qu'il désirait. Gilbert qui attendait pour sa salade ne comprenait pas qu'il était à l'origine de ce va et vient, répéta : - " J'aimerais avoir un huilier pour la salade ": Le chef acquiesça cérémonieusement d'un air entendu et héla un personnage en culotte d'époque XVIII° qui s'approcha dans le même style et tendit avec circonlocution le grand Livre des Vins : - " Si Monsieur veut bien nous montrer dans la carte le vin choisi et nous spécifier l'année. " Gilbert était extrêmement gêné et faisait mille efforts pour ne pas éclater d'un rire vexant, excité par Martine dont les yeux dorés sortaient de la tête. Par déférence il choisit un cru servi au verre car le vin suisse cotait plus que le dollar de l'époque. Avant le dessert il demanda en allemand de l'huile et du vinaigre qu'on lui apporta immédiatement et fut satisfait de pouvoir enfin consommer sa salade à la sauce française.
Le couple prit le chemin du retour sans incident notable si ce n'est d'échapper à un terrible accident : un camion dévalait une pente face à eux, au moment où ils s'engageaient sur un pont étroit . le rétroviseur fut emporté sans même que l'adversaire s'arrêtât. Gilbert n'avait pas vu qu'il y avait une priorité de passage.
A la frontière, grâce à leur passeport d'Oran ils eurent droit à une fouille complète malgré leur jeunesse et leur bonne mine. Ils retrouvèrent avec plaisir la cuisine française et la bouillabaisse de Marseille. Sur le bateau ils voyagèrent avec Jean Marais affable, en tournée de représentations.
Les deux jeunes gens revenaient frais et renouvelés de cette escapade distrayante, loin du microcosme algérien. Au moment où ils apercevaient les côtes d'Oran Gilbert voulu fixer ce moment et s'aperçut avec consternation que sa sacoche avec les appareils mais surtout toutes les pellicules du périple avaient disparu de la cabine. Ils n'auraient aucune image de leur voyage de noces. Martine pensa que c'était de mauvais augure mais n'en dit rien.
Ils prirent la mesure de l'évolution des choses en Algérie en étant fouillés et interrogés pendant plus d'une demi-heure par des CRS. Gilbert reprit aussitôt son travail d'autant plus fort que Clara et Henry étaient partis à Paris quelques jours plus tôt pour trouver coûte que coûte une boutique. Le dernier discours du Général étant on ne pouvait plus clair. Rien ne servait de se bercer d'illusions. " l'Algérie de papa " était bien morte, Il négociait sa dépouille au gouvernement algérien en exil ; ce n'était plus qu'une question de temps et de protocole.Gilbert nota qu'on ne l'avait ni attendu ni consulté à cette occasion mais n'en dit rien à personne.
Martine reprit son travail à l'étude. Puis Armand jugea que c'était inutile, qu'elle avait son rôle à jouer dans son foyer et dans le commerce de son fils. Gilbert étant d'accord, elle s'inclina et quitta les avocats quand sa remplaçante fut à la hauteur, avec un pincement au cur car elle s'était attachée sincèrement aux personnes. Progressivement elle changea de rythme de vie. Le matin elle faisait le ménage, la cuisine ; les après-midi elle s'initiait au commerce et à la technique. Douée et appliquée elle apprenait vite et devint un important rouage entre les décisions, leur application et surtout leur suivi : elle n'oubliait jamais rien. Armand, pendant l'absence de Clara s'habitua à déjeuner et quelquefois à dîner chez eux lorsqu'il ne s'invitait pas chez quelque copain. Quand il était là Martine, malgré son sans-gêne, le chouchoutait, s'amusait de ses écarts de langage qu'elle tolérait avec un sourire complice. Armand était étonné de la puissance de cette petite bonne femme : en quelques semaines elle avait ordonné le deuxième point de vente "Reflets de France", entretenait les vitrines, classait les matériels laissés dans un désordre savant par Henri. De plus son intérieur tout petit, comment avaient-ils pu choisir cette cage à poule ( encore n'avait-il jamais vu la chambrette sans confort de la gare ) était reluisant de propreté, elle faisait une cuisine succulente, de chez nous. Bien sûr elle n'était pas juive la pauvre, mais elle tombait. à pic pour travailler à Oran en l'absence d' Henri. En plus elle n'était pas chère, elle serait discrète et de confiance ! Finalement il commençait à penser que Gilbert n'avait pas si mal calculé son coup.
Dans l'euphorie du 13 Mai 58, les édiles civiles et militaires, afin de sceller la réconciliation entre les communautés et d'abattre les barrières raciales, avaient autorisé la construction d'une cité destinée à reloger partie des Arabes entassés sur la pente extérieure du ravin Raz el-Aïn. Outre trois petits immeubles, on avait édifié deux immenses bâtiments hauts de sept et neuf étages desservis par la Rue Cholet qui donna son nom au nouveau quartier. La Cité Cholet, imbriquée entre Eckmühl et les Arènes était adossée à la colline qui la reliait doucement aux bois des Planteurs. Mais avant qu'on n'ait pu les détruire les gourbis libérés avaient reçus le trop plein des alentours. Les deux tours dominaient les environs européens constitués de petites maisons accolées les une aux autres de deux, trois, voire quatre niveaux datant des années vingt. Cholet se trouvait à l'intersection de trois voies principales desservant les faubourgs d'Oran et sa sortie : l'Avenue d'Oujda, l'Avenue Albert 1er et la route de Tlemcen. Les bâtiments avaient été inaugurés en grande pompe par le préfet en début d'année 59 et baptisés " Cité de l'Amitié ", mais tout le monde préférait dire Cholet, moins engagé en 1960.
Les tours avaient pris une importance stratégique pour le FLN : inapprochables à l'arrière à cause du relief et de l'implantation arabe du plateau, protégées à l'avant et sur les côtés par des jardins devenus terrains vagues et les petites masures courtes sur patte qui les précédaient. Kader y avait établi son centre de commandement. Personne du clan européen n'osant plus s'aventurer dans ces parages, il y avait aménagé plusieurs caches d'armes, dépôts de munitions, lieux de repos. Il disposait de deux téléphones, de deux voitures et d'une petite bande locale fournie par le millier d'habitants engagés à des degrés différents. Malgré toutes les règles de sécurité, il avait fini par être connu comme un personnage important dans la hiérarchie d'Oran. On disait qu'il était dur, tout dévoué à la cause et qu'il ne fallait pas plaisanter avec lui. Chacun payait sa dîme révolutionnaire et était tenu dépauler les mots d'ordre d'amplification du terrorisme enjoint par les dirigeants de Tunis et du Caire.
Dans la progression mesurée de sa domination Kader avait stérilisé plusieurs zones de toute présence européenne : tout le versant ouest des collines du Murdjadjo depuis la limite des Planteurs jusqu'à Cholet, les Carrières, véritable gruyère où il avait maintenant des dépôts d'armes, Maraval où il gardait son appartement personnel, avec sa mère, seule famille avec qui il avait conservé des liens. Il s'énervait maintenant de trouver en face de lui les Unités Territoriales. Alors que l'armée régulière voulait l'ignorer à condition qu'il ne touche pas un cheveu des militaires (chose dont il prenait bien garde), il était contenu dans sa chasse aux autochtones par la milice pied-noire qui semblait ignorer la diplomatie de de Gaulle. Aux Planteurs les U.T. avaient installé un camp permanent à la croisée des chemins entre la Kasbah et son propre territoire de la Vieille Ville, du Château d'eau et de Cholet. A Eckmühl les U.T. défendaient les habitants des immeubles soumis à son tir, et là aussi elles avaient établi des gardes régulières bloquant la progression vers le centre ville ou empêchant le reflux des Européens. Le jour leurs patrouilles et leurs guets filtraient les Musulmans allant au travail, gênant la circulation des armes ; la nuit avec le couvre-feu ils coupaient toute liaison directe avec les autres territoires et il fallait faire de long détours par l'extérieur dans les deux cas. Elles avaient récemment organisé des postes de tir face aux tours et répliquait systématiquement dès qu'ils ouvraient le feu. Il fallait qu'il trouve une réponse s'il ne voulait pas perdre la face. Kader après sa réclamation sur le manque d'informations pratiques au printemps 1960, avait reçu d'Alger quelques pages ronéotypées où on proposait succinctement des actions terroristes avec une description sommaire de leur mise en oeuvre. II retint : les attaques de bus au revolver : le laisser démarrer devant soi, sortir l'arme au milieu du défilement du bus, choisir, viser, tirer avant quil ait fini de passer. Entre le bruit du moteur et le paravent du bus, très peu de personnes pouvaient se rendre compte de l'accident, quelque fois pas même à l'intérieur du bus bondé. Jet de grenades dans les bus qui gardent les fenêtres ouvertes en été à cause de la chaleur. Armes psychologiques : peindre en rouge dégoulinant : " La valise ou le cercueil " avec si possible, ( il y avait un modèle pour faire un pochoir ) une valise et une tête de mort ; bien choisir un endroit de fort passage. Concerts de you-you par les femmes : organiser des hurlements hystériques collectifs la nuit pendant une heure ou deux avec distribution de loukoums au miel et de thé chaud à la menthe pour entretenir les organes. Au début de l'été les cadavres et les amputés commencèrent à jalonner le parcours de la ligne 7 de la Place d'Armes au stade Montréal qui traversait Eckmühl. Certaines nuits les chants terrifiants des sirènes sauvages s'élançaient vers les habitants liquéfiés par les stridulations inhumaines, ponctuées des coups de fusils tirés du haut des immeubles. Les Pieds-noirs répliquèrent par un concert de casseroles, de poubelles, d'avertisseurs, de souliers assénés sur les lessiveuses, martelant les trois courtes et les deux longues d' Al - gé - rie Fran - çaise. Et on commença avec plaisir à faire le décompte des assassinats de Musulmans.
Aux Planteurs Kader envoya des voitures jeter des grenades sur les tentes du camp des U.T. Après le deuxième attentat meurtrier les Territoriaux durent ménager un périmètre de protection avec de hauts grillages. Enfin Kader fit monter sur les plus hauts toits du quartier des fusils mitrailleurs pour semer la terreur dans les ténèbres. Dès son retour Gilbert reçut convocation pour les gardes du mois ; il en avait une aux transformateurs de l'Électricité et Gaz d'Algérie au Petit-Lac, secteur isolé mais peu exposé, une pour les Planteurs, une pour Eckmühl. La plus pénible était Eckmühl. De jour et de nuit on patrouillait en formation de six hommes à la limite des zones d'influence. Il fallait se mettre en faction à l'abri des portes cochères ou des recoins en se faisant couvrir par les copains. On surveillait les entrées et les sorties des Arabes, on fouillait les couffins ou les paquets, on arrêtait même quelques voitures qu'on faisait vider. La semaine précédente une voiture avec deux Algériens avait fait mine de s'arrêter. Arrivée à hauteur du chef de patrouille le passager avait fait feu trois fois, exécutant Martinez un gros caporal-chef de quarante ans qui laissait une veuve et trois orphelins.
Pourtant le commandement désirait réagir en douceur car les compétences de la Territoriale faisaient l'objet en haut lieu d'âpres discussions. Les représentants des habitants prétendaient qu'en l'absence de troupes régulières pour le maintien de l'ordre à Oran-ville, il revenait à la Territoriale de protéger les siens. L'lgame, le préfet de région, et le Général commandant la place manuvraient, sans vouloir brusquer la population, afin de réduire leurs prérogatives au seul appoint de gardes fixes des objectifs économiques. Toute patrouille et contrôle leur étaient contestés, à plus forte raison la fouille des personnes et des véhicules. Malgré cela les ordres n'étaient pas arrivés et avec l'appui motivé des habitants, les missions continuaient. On était passé d'une à trois gardes de trente six heures par mois, de plus en plus dangereuses car toutes autour des points sensibles.
La confrontation dégénérait plus souvent en affrontement direct. Des batailles rangées avaient déjà eu lieu dans le secteur de la Ville Nouvelle, enclave la plus avancée des quartiers musulmans. Il fallait maintenant beaucoup de courage pour se rendre au Lycée Ardaillon ou au Musée de la ville pourtant peu éloignés du centre, mais leur fonctionnement avait été assuré tous les jours jusqu'aux vacances grâce aux U.T. Sans eux il était certain que le nombre des attentats aurait doublé ou alors les populations se seraient affrontées d'une manière désordonnée et sanglante. Tout le monde le savait. Néanmoins il n'était pas question pour les Territoriaux d'être trop voyants. Ils ne pouvaient fortifier ouvertement leurs positions par des barricades de sacs de sable ou des chevaux de frise dans les rues, alors ils bricolaient en amateurs avec beaucoup de " tchatche " comme on disait là-bas, en bluffant.
C'est ainsi que les appartements en première ligne de feu de l'avenue d'Oujda peu à peu désertés par les familles mitraillées, avaient été récupérés en catimini par les U.T. et aménagés en poste de défense avec des moyens de fortune. On continuait à les éclairer le soir à mettre la radio haut et fort, afin de donner le change aux autorités et de fixer l'ennemi sur ses positions. La nuit on répliquait à l'aveuglette aux tirs des immeubles, bien qu'il fut défendu de viser les étages habités ; on ne prenait pour cible que les terrasses d'où partaient les coups de feu. S'il y avait des bavures, les réclamations n'étaient pas encore arrivées aux intéressés ! Gilbert retrouva ses camarades d'infortune. Les nouvelles étaient franchement mauvaises. Depuis quelques jours les fellaghas se servaient d'armes lourdes dont les balles traversaient les murs de briques des vieilles maisons comme du carton-pâte. Il y avait eu deux morts et trois blessés dans la semaine malgré les plaques de fer et les renforts de sable qu'on apportait des Andalouses en catastrophe. Il allait peut-être falloir céder la première ligne de maisons, et abandonner un observatoire important contre les infiltrations.
On déposa Gilbert et ses hommes dans une vieille maison de la rue Noiseux. La façade était criblée d'impacts plus ou moins gros. Certains étaient larges de vingt centimètres là où l'enduit seul avait sauté. D'autres ne présentaient devant qu'un trou de deux centimètres, la balle transperçait tout et émergeait dans les chambres, jusqu'à ressortir quelque fois à l'extérieur après avoir fracassé plusieurs cloisons, des meubles ou des personnes. La maison de trois étages, dominait des lavoirs où l'année précédente encore les ménagères algériennes et françaises venaient ensemble laver leur linge à l'eau de source. A l'avant, à quelques centaines de mètres se dressait par le côté les silhouettes des buildings de Cholet. Gilbert observait la disposition de son poste. Le parapet de la terrasse avait été doublé assez régulièrement avec des plaques de fer rouillées et des sacs de terre ou de sable ramenés des plages, (on ne s'étonnait plus de rencontrer les gens le long des côtes en train d'en faire provision le dimanche avant le retour ). Il fit renforcer par une double épaisseur de sacs, les meurtrières aménagées au dessus du mur à l'angle de la terrasse en remontant l'entassement pour qu'un homme debout ait une marge de sécurité s'il se redressait ou reculait. Il fit monter le sable du deuxième étage. Jamais il n'avait soulevé de sac de sable, c'était incroyable, certains pesaient cinquante kilos et il fallait se mettre à trois pour les manipuler. Ce travail était crevant mais rassurant ; tous rouscaillaient : " Roé ! tu veux nous tuer avant les ott ! Tia fait l'école de guerre ou quoi ? "
Il était dix-sept heures et le soleil encore haut. A la jumelle au loin on voyait distinctement les fatmas en turban étendre leurs vêtements en enfilades ininterrompues d'oriflammes bariolés. On ne distinguait aucune anomalie et pourtant tout à l'heure on l'avait averti qu'il aurait certainement droit au concert de la grosse artillerie.
Il faisait beau et chaud. La bière tiède. Gilbert offrit l'eau glacée à l'antèsite que Martine avait préparée dans la glacière portative avec une petite bouffe. Dans le crépuscule il fixait avec inquiétude léminence qui les dominait et formait un poste de tir idéal malgré l'éloignement. L'angle devait faire un angle de dix à quinze degrés maximum. Gilbert prit une baguette de canisse et lenfila dans les impacts des projectiles sur sa façade. Elle se dirigeait haut sur les terrasses dune barre de Cholet. Si les fellaghas devaient tirer ce nétait pas à partir des habitations plus basses car il voyait du linge et des gens dans les encadrements. Ils s'installeraient sûrement au plus haut, pardessus les parapets qui, comparés à un étage, devait avoir environ un mètre cinquante de haut. Il ne voyait dépasser aucune protection similaire à celle qu'il avait faite. Vu le survol des hélicoptères le jour ils ne pouvaient le laisser apparent. Ils devaient sortir leurs armes à la dernière minute, tirer et se déplacer. Ils ne pouvaient viser que debout en appui sur la rampe. La nuit l'obscurité les dissimulerait et ils pouvaient, à partir de la large façade, arroser l'enfilade de la rue et les pâtés de maisons. La tour se présentait de trois-quarts ; lemplacement le plus proche était l'angle gauche. Si l'on pouvait braquer deux ou trois fusils qui viseraient ce poste de tir idéal on pourrait avec beaucoup de chance faire un carton, à trois cents mètres ; c'était certainement très difficile et douteux. Mais Malaparte (ou Rilke ) racontait qu'en 14 des tireurs d'élite avaient immobilisé ce même type de fusils dirigés sur des feuillées ou des coupures dans les fortifications ; en observant à la jumelle ils faisaient feu à distance avec une ficelle, et mouche à tout coup à plus de quatre cents mètres.
L'armement de la territoriale était en retard d'une bataille ; ils possédaient de simples fusils récupérés de la dernière guerre : des modèles français 1936 de 7,5 et quelques Mauser Allemands de 9,70 à chargeurs, les hausses allaient jusqu'à 600 m. Même l'arme bloquée le problème serait de ne pas déranger le réglage par la manuvre de la culasse ou par le recul. Il fallait arrimer fortement le fusil. Il raconta l'histoire aux quatre camarades de l'équipe ; d'abord ils ouvrirent de grands yeux dubitatifs ; progressivement ils se passionnèrent pour inventer une solution, rêvant de moucher un felouz. Il y avait un électricien, un ébéniste, et deux bureaucrates. Il ne restait qu'une heure et demie avant que la nuit ne tombe. Les sacs de sable pourraient leur procurer un lestage énergique combiné à un certain amortissement. Mais il fallait arriver à caler les armes en conservant leur manipulation. Les immobiliser directement avec les sacs n'était pas fiable. On devait les isoler. Leclerq, le menuisier s'emballa : il pouvait faire comme un cercueil avec des ouvertures à la demande, bloquer au fond le fusil avec des cales. Il sortit un crayon et schématisa l'engin. Gilbert ajouta des ailerons pour y appuyer les sacs et répartir la charge. Mais ils n'avaient rien pour la réalisation. Le menuisier, rageait : il avait tout le nécessaire dans son atelier à Choupot. Les voitures étaient restées près de la caserne. Son frère! Il n'habitait pas loin! Il allait lui téléphoner de venir le chercher,. Gilbert appela d'abord la permanence : un garde avait une urgence familiale et demandait une autorisation pour une absence d'une heure. Accordée ! Hop ! C'était parti ! Leclerq emporta un fusil Mauser.
En attendant ils décapitèrent la fortification afin de la réaménager pour que les boites prennent appui sur la rampe et sur la pile de sacs tout en conservant la pente. Plus d'une heure s'écoula et l'artisan n'était pas encore revenu. L'électricien Rico, le guettait avec impatience du haut de la terrasse à l'instar de Sur Anne ; les autres attendaient en bas pour gagner du temps. Enfin dans un crissement de pneus la voiture livra l'homme et son matériel. Cela avait été plus long que prévu car il avait voulu faire des renforts et des fixations vissés et non cloués. Cela ressemblait à un avion ancien à double voilure et double empennage ; côté droit un vide laissait une bonne aisance pour la manuvre de la culasse. Leclerq avait ramené de vieilles chambres à air qu'ils découpèrent en lanières pour caler les crosses. A l'aide de chevilles de bois en V clouées à force il termina la fixation d'un fusil dans la première caisse qu'ils présentèrent aussitôt en perçant des trous pour la visée. Pour trouver l'alignement ils vidèrent un sac progressivement. Deux épaisseurs de sacs empilés sur l'engin, il était impossible de le bouger d'un millimètre. Mais pour fignoler les visées il fallut à nouveau les déplacer à plusieurs reprises mais ce fut presque joyeusement. La nuit était pratiquement tombée quand ils terminèrent la troisième installation. Ils étaient vannés mais enthousiastes comme pour un jeu ou un bricolage professionnel. La grande inconnue était de savoir si la hausse serait bonne. Les hommes connaissaient assez bien leurs fusils qu'ils retrouvaient à chaque garde ; quelques exercices avaient été effectués à cent et deux cents mètres.
Les factions de deux heures distribuées, les hommes au repos s'allongèrent à la fraîcheur du soir, épuisés physiquement et nerveusement. Ils renoncèrent même à la sacro-sainte belote. L'excitation dissipée, ils commençaient à penser au danger de la fusillade, sur eux en première ligne. La lune était dans son plus petit quartier, des traînées nuageuses glissaient sous la brise de mer cachant les étoiles dans un ciel d'encre. Au loin les radios se turent peu à peu dans les maisons, devançant l'obscurcissement progressif des carrés lumineux des façades. Bien avant minuit, l'heure du couvre-feu, il n'y avait plus de mouvement dans les rues; un silence profond s'empara du quartier. Gilbert fut relevé de son guet. Tout en surveillant les abords il avait laissé courir ses pensées : le départ d'Henri à Paris fragilisait sa candidature à la création du magasin dont il avait beaucoup espéré pour transformer sa vie avec Martine, loin de ses parents. Puis il était revenu sur les risques de cette nuit, et sur Kader. Son ami et sa mère demeuraient dans cette partie dangereuse d'Oran et sûrement il y jouait un rôle. S'il n'y avait pas cette guerre, ils auraient été plus rapprochés et leur amitié aurait pu être plus approfondie. Personne ne savait comment cela se terminerait et s'ils finiraient encore amis ou même vivants à l'allure où évoluaient les événements contre les Pieds-Noirs. Les rapports entre communautés senvenimait chaque jour davantage et faisaient apparaître plus obscur et plus terrible le dénouement. Après avoir recommandé de ne pas allumer des cigarettes sur la terrasse et de ne pas relâcher la surveillance à la jumelle de la façade ennemie, il se laissa aller à dormir en pensant à Martine, son petit lutin chaud, toute seule ce soir dans leur grand lit. A deux heures il se réveilla. Il était courbatu et mal foutu. Il reprit l'observation à la jumelle. Il faudrait demander une puissance plus forte. Le grossissement x8 ne suffisait pas. La lune déplaçait les ombres de la nuit sur le bastion ennemi devenu totalement obscur. Il remarqua une faible luminosité dans le coin d'une fenêtre qui semblait obstruée par de lourds rideaux ou des couvertures. Il lui semblait qu'une lumière était allumée qui ne l'était pas quelques minutes plus tôt. C'était à langle, sous la terrasse, la dernière fenêtre. Cela l'inquiétait. Tout à l'heure il se souvenait que les éclairages de létage étaient normalement visibles, pourquoi était-elle fermée avec soin ? Si c'était ce qu'il croyait il ne tarderait pas à y avoir du mouvement en haut. Mais à cette distance dans le noir il était impossible de distinguer quoi que ce soit.
Gilbert n'eut pas le loisir de conjecturer davantage. Dun des autres bâtiments de Cholet plus éloigné, des détonations éclatèrent. Suivies quelques secondes après par un tir de fusil-mitrailleur du bâtiment quil surveillait, dans la rue dont ils faisaient partie. Il ne s'était pas trompé. Le F.M. était installé au meilleur endroit pour avoir la prise la plus large sur le quartier. C'était pire que ce à quoi il sattendait : des balles traçantes impressionnantes par la rapidité de leur flamme éclataient sur les maisons. Ils visaient bas dans la rue remontant lentement vers eux. Ses compagnons étaient allongés sur les sacs de sable, observant avec stupeur et crainte, par les meurtrières, les lueurs phosphorescentes qui se rapprochaient ; les détonations en rafales étaient accompagnées d'un écho et des claquements secs des impacts. Curieusement certains faisaient moins de bruit comme s'il manquait une balle. Cétait des balles perforantes.
Gilbert, brisa de silence et le saisissement de ses compagnons. Il cria malgré qu'il n'y en eut nul besoin : " Allons-y ! C'est à nous. Ne vous pressez pas pour manuvrer, attention de maintenir les caisses ". Déjà les territoriaux d'autres maisons avaient ouvert le feu. Les deux mitrailleuses s'acharnaient maintenant sur les endroits d'où venait la riposte. Une vraie bataille s'engageait avec des détonations dans tous les coins. Gilbert fit coucher son monde derrière l'abri, ce n'était pas la peine de regarder, on n'avait pas besoin de prendre ce risque. Il s'assirent en tailleur et commencèrent à tirer sur les cordons de soulier reliés aux détentes chargeant la culasse et réglant les repères le mieux possible. Gilbert jetait des coups d'il furtifs à la jumelle. La mitrailleuse en face s'arrêta ; il essaya de distinguer une présence mais tout était trop noir. Soudain le F.M. se remit à cracher et il vit les balles traçantes arriver droit sur lui. Il se rejeta en arrière bien après qu'il ait entendu un son de cloche brisée et le bruit de marteau-piqueur que faisait un chapelet de balles s'écrasant sur les murs de la maison et les blindages du parapet. Les amis s'étaient arrêtés de manuvrer s'aplatissant instinctivement en même temps que Gilbert. Mais le tir s'éloigna changeant de cible. Les compères se regardèrent avec des yeux ronds. " Ça va ! Notre blindage a tenu ! On recommence à tirer sans s'affoler ! " Tout aussi brusquement que le tir avait commencé il stoppa. Cela avait duré un quart d'heure. Les hommes se soulevèrent, souriants, heureux d'être encore ensemble et vivants : " Putain, quelle fantasia ! " s'écria Hanoun, le comptable : " C'est la première fois que je fais la guéguerre, c'est pas tellement fatiguant comme ça ! " et comme il lui restait une balle engagée dans le canon il tira le dernier coup de feu de la soirée, alors que les armes des territoriaux aux alentours sétaient déjà tues. La détonation fit sursauter le groupe déjà repris par le silence. Gilbert demanda de ne rien démonter et de laisser les culasses ouvertes.
Il n'était que trois heures. Ils commencèrent à raconter chacun une aventure de guerre, qui sur le Viêt-Nam, qui sur des événements vécus par des amis ou des parents en Algérie, jusqu'à ce qu'ils aboutissent au détail des derniers attentats en ville qu'on analysait d'une manière intéressée pour tenter de prévoir le cas où ils se produiraient contre soi-même. Leclerq raconta que maintenant dans son quartier les gens se retournaient systématiquement tous les dix mètres depuis que deux hommes avaient été assassinés par derrière d'une balle dans la tête. On aurait dit qu'ils avaient un tic ou une maladie nerveuse en essayant de marcher la tête tournée en arrière. Ils passèrent le reste de la nuit à bavarder et boire café ou bière.
A cinq heure on commença à démonter les affûts que Leclerq allait remporter. Avant de fermer la maison ils allèrent contempler les nouveaux impacts et les trous de souris qui perçaient les cloisons des étages. Gilbert retrouva fiché dans le mur maître à l'arrière dun appartement du deuxième étage, une balle d'acier de cinq centimètres brillante, intacte qui avait traversé trois chambres. Il ne voulut pas la prendre à cause de Martine et la laissa à ses compagnons. A six heures et quart le camion de ramassage les ramenait. Ils se taillèrent un succès de curiosité dubitatif, avec leurs caisses de bois. On parlait d'un mort côté U.T.,rue d'Oujda . Les sacs de sable entassés sur une seule épaisseur n'avaient pas arrêté les balles d'acier, pointues comme des clous.
Gilbert sur le trajet resta silencieux, tout à la pensée de retrouver une personnalité pacifique. Il voyait Martine l'attendre avec impatience sur le pas de la porte, pour lui faire goûter la pâtisserie qu'elle avait confectionnée dans la nuit, spécialement pour son petit déjeuner. Et dans deux heures il serait au magasin comme si de rien n'était, dans un commerce civil.
Le matin de ce même jour Kader réfléchissait aux actions. La veille il avait envoyé deux voitures sillonner sans succès à cause des patrouilles, l'une le quartier du Cimetière Israélite car il y avait encore des enterrements ou des messes du mois. Les juifs se garaient loin et pouvaient faire des cibles faciles. ( les autorités militaires n'ayant formé des escortes qu'après plusieurs assassinats ). L'autre autour du Parc Municipal et du quartier de Boulanger encore européen mais bordés par Médioni à composante musulmane. La retraite y était facile avec des planques aménagées.
Cela faisait déjà trois soirs qu'il n'avait pas ouvert le feu la nuit. La dernière fois c'était à partir du Cimetière des Planteurs un peu loin d'Eckmühl mais très dominant. Le tir n'avait pas été précis et quelques balles s'étaient égarées sur les hauts murs de l'Établissement du Matériel risquant de provoquer des réactions de l'Armée. Ce soir il se posterait sur les tours et ferait une démonstration de force pour calmer la Territoriale.
Il ne voulait pas provoquer ni bousculer l'équilibre des rapports de force tacites. On se faisait la guerre, mais on voulait éviter d'un côté comme de l'autre le massacre. Il savait que les maisons les plus exposées à ses tirs avaient été désertées par leurs habitants depuis plusieurs semaines. Il attaquait là maintenant directement la Territoriale qui en avait fait un camp retranché et commençait à mettre la pression. Il ne pouvait non plus faire des tirs trop lointains car en cas de bavure la répartie aurait pu être brutale et atteindre femmes ou enfants dans les tours ou les bâtiments voisins.
Les consignes d'Alger insistaient sur la valeur psychologique des actions. Mieux valait tuer quatre personnes en quatre jours en frappant l'imagination quatre fois, que dix en une seule fois sans en obtenir autant de publicité par les journaux et la radio. Et puis on n'était pas à Alger à qui il laissait le privilège et la responsabilité des bombes de gros calibre. Lui il voulait faire passer un message personnel aux Pieds-noirs : les maîtres de l'Algérie ce n'était plus eux. Après l'Indépendance ils devraient seffacer et admettre d'être tolérés, comme des étrangers. Alors ils pourraient peut-être rester ! La formule féroce " la valise ou le cercueil " devait les inciter à mettre la clé sous la porte. L'action psychologique élaborée par les Grands frères du Caire était réaliste : moins il en resterait, moins il y aurait de problèmes plus tard
Il fallait limiter l'endémique problème de leur incorporation à l'Algérie Nouvelle.
En attendant il devait jouer au chat et à la souris et on commençait maintenant à compter les morts de son propre côté. Cela n'allait pas sans heurt avec les familles à qui il fallait faire comprendre qu'on était en véritable état de guerre. Les représailles des Pieds-noirs commençaient à faire peur. Les jeunes étaient favorables au durcissement mais pas les anciens. Il allait certainement avoir à dominer fermement une fronde.
Il fit intercaler dans les chapelets de balles des traçantes et des blindées tous les cinq coups pour avoir plus dimpact spectaculaire. Il voulait transpercer les murs derrière lesquels les territoriaux s'abritaient et les faire reculer. Kader fulminait. Malgré ses précautions il avait perdu deux hommes. Un d'une balle en pleine tête, l'autre à l'épaule qui ne valait guère mieux. Le mort habitait l'immeuble et il allait avoir droit aux regards haineux des familles. Pourtant il avait recommandé de ne pas se montrer. Le seul qui devait s'exposer était le tireur ; mais ils voulaient tous voir ! S'il n'infligeait pas des amendes sévères ce serait une bamboula là-haut sur les terrasses. Pourtant il avait choisi une nuit sans lune et le meilleur coin pour enfiler la rue sans bouger. Il aurait pu installer le F.M. sur la grande façade comme l'autre fois, où il y avait un champ plus fermé mais il avait voulu alterner. Il était fâché et en colère. Jusque là il n'avait jamais eu de perte dans cette action qui était toute à son avantage. Deux heures plus tôt Kader était afféré dans la cité Dar-el-Mahcoul en haut de la deuxième tour à diriger et faire la démonstration du tir au fusil mitrailleur à des nouveaux quand un gamin montant quatre à quatre les sept étages l'avertit qu'il y avait un blessé grave dans l'autre immeuble. Avant de les laisser il profita de l'accident pour ordonner de nouveau à l'équipe de ne pas se montrer. Il arriva à bout de souffle à l'autre poste au huitième étage, les ascenseurs ne marchant plus depuis longtemps. Pour aider et regarder le blessé le groupe avait arrêté le tir qu'il fit reprendre aussitôt, le dirigeant sur les éclairs des coups de fusil d'en face. Il n'eut plus besoin de redire de baisser les têtes. Le blessé geignait fortement. On l'avait allongé par terre loin du F.M. C'était un jeune du quartier plein de bonne volonté, Abdallâh qu'il aimait bien. A dix-neuf ans il avait déjà deux réussites à son actif. Il était salement amoché. La balle était rentrée sous l'épaule droite et avait fracassé l'omoplate en traversant certainement le haut du poumon. Il perdait et commençait à cracher le sang. Il rassura le blessé : on s'occupait déjà de trouver un toubib. Il fit réveiller deux djounouds qui habitaient la tour pour le descendre. Il courut à nouveau jusqu'à l'autre immeuble où il avait son repère pour téléphoner à un infirmier coreligionnaire qui travaillait à l'hôpital civil. Il eut beaucoup de mal à le convaincre de se lever bien qu'il habitât les Planteurs et qu'il ne puisse être inquiété par le couvre-feu dans cette partie de la ville. Il repartit à nouveau vers l'autre bâtiment et remonta jusqu'au sixième dire à Abdallâh que le docteur arrivait avec ce qu'il fallait pour calmer la douleur. Il fallait le faire tenir deux ou trois heures jusqu'à l'ouverture de l'hôpital où il serait introduit sans être vu de la police municipale, le corps médical acceptait les blessés des deux bords. Devant veiller au rangement des armes il remonta sur la terrasse. Les deux F.M. venaient de s'arrêter après les quinze minutes de tir qu'il avait fixées. Le feu adverse avait également faibli puis cessé lorsqu'il déboucha, vanné, sur la terrasse. Les servants pliaient déjà le F.M., rangeaient les bandes et ramassaient les douilles dans les poubelles quand une dernière détonation lointaine retentit, après qu'il ait vu Slimane se redresser soulevant une lourde caisse et s'effondrer sans un cri comme un pantin. Il se précipita tandis que les autres se regardaient consternés : il avait pris une balle en pleine tête, de tempe à tempe. Il respirait encore mais il était sans réaction les yeux vitreux. Du sang et des déchets sortaient abondamment de la tête éclatée. Il pensa que c'était bizarre et pas propre, pas du tout la même chose que lorsque lui il abattait un homme par derrière et que la balle ne ressortait pas et qu'il n'y avait aucun dommage apparent.
Quelle malédiction ! Deux hommes au même endroit pratiquement. Pourvu qu'on ne lui annonce rien de l'autre côté ! Une balle perdue ? Mektoub ! C'était écrit pour le mort. Il verserait une grosse somme à la famille et il le ferait inscrire sur la liste des Martyrs de la Révolution.
C'était encore à lui d'aller annoncer la nouvelle à la famille. A vingt-cinq ans Slimane avait une femme et deux enfants. Il n'avait pas été tout à fait volontaire, mais comme il était le plus jeune de son palier il avait été désigné ce soir là par son équipe. Kader essayait de maintenir plusieurs groupes pour servir à tout de rôle, copiant les rotations de la territoriale. Il retourna dans son logement prendre cinq cent mille anciens francs et rédigea avec sa vieille machine une attestation de décès au combat certifiée d'un coup de cachet du FLN et de son paraphe. Il retrouva les deux camarades chargés de préparer le corps et de le descendre à la famille. Il fit venir deux voisines et se concentra pour cette visite pénible qu'il se promit d'écourter et d'officialiser au maximum. Il pensa à la jeune femme Kheira et à ses deux enfants, mais il ne se laissa pas aller à s'émouvoir. Les guerriers méprisaient les effusions.
Vers la fin du mois de Juin les Oranais virent pour la première fois les grandes manuvres de la Gendarmerie Mobile en pleine ville. En quelques minutes tout le centre fut bouclé par une multitude de chars AMX et d'Half-tracks. Le boulevard Clemenceau, la rue d'Arzew, les rues adjacentes furent fermées par des cordons d'hommes noirs en armes avec grenades, pistolets-mitrailleurs, casques lourds, souliers de combat. Tous les passants et badauds, les ménagères et commerçants furent fouillés vérifiés, fichés sous l'il des fusils directement braqués. Par la suite le téléphone arabe fonctionna et à peine les premières automitrailleuses sortaient-elles des casernes que la ville se vidait en un clin d'il, et fermaient les magasins. Gilbert aux premières loges, fit quelques photos secrètes de ces transports comminatoires. On prit l'habitude de travailler portes closes, les clients passant subrepticement d'un magasin à l'autre après avoir risqué un oeil. Les perquisitions domiciliaires ne commencèrent qu'après les vacances. Entre-temps on s'habitua difficilement aux vexations dégoûtantes d'une sorte de force d'occupation dont les coups de crosse furent bientôt le reflet de la méthode de persuasion du bien-fondé de la solution du Général. A cette époque Il ne connaissait malheureusement pas les vertus de la " concertation " ; il lui fallait faire vite pour respecter son calendrier de l'inéluctable.
Chapitre 24 : Pauvre Paul.
Une lente évolution transformait la mentalité de Gilbert. Volontairement accoutumé à vivre seul, à se suffire à lui même, à refuser orgueilleusement toute aide, rejetant même les prévenances jusqu'à en devenir blessant, il avait été habité par un pessimisme sans espoir et un ascétisme rigide que beaucoup prenaient pour du mépris. Il avait forcé sa volonté jusqu'à une maîtrise frigide de ses sentiments et aussi de son corps, en inhibant les petites joies et le plaisir d'être. Mais, inconsciemment, son accouplement avec Martine opérait une translation insensible de ses déterminations, les repoussant dans sa nébuleuse antérieure. La nouveauté, la différence de contenu des jours, les préoccupations de sa compagne s'infiltraient cahin-caha en lui, imprégné des sentiments forts qu'il éprouvait pour elle. Par la force des choses, et les considérations de l'amour, les punitions qu'il s'infligeait d'exister, s'estompaient, se délitaient comme une nuée sous la brise de printemps.
A son contact il voyait apparaître une manière d'exister autre que celle livresque ou tourmentée de son univers antérieur - (et de plus il jouissait maintenant d'un certain éloignement avec ses proches les plus coriaces
) -. Les petits plaisirs, la recherche du confort et du bien-être, l'amour envers lui, l'étonnaient comme l'éclosion de bourgeons neufs après un rude et long hiver. Il en était surpris et se mettait à gazouiller sous des caresses dont il ne soupçonnait pas l'existence. Personne avant n'avait veillé sur lui avec des soins aussi jaloux. Il était le premier et l'unique dans la maison. On recherchait son goût pour les plats, un regard de lui ou un mot de travers changeait la couleur du temps, ses moindres désirs étaient exaucés et recherchés dans une quête affectueuse - toutes choses dont il n'avait qu'exceptionnellement été bénéficiaire depuis sa plus tendre enfance et dont il n'avait plus le souvenir. Aussi se laissait-il porter par ce nouveau courant, charmé par sa compagne et les douceurs de la coexistence, de la lune de miel, des baisers gratuits qu'elle lui attribuait sans motif. Il contemplait Martine à l'uvre, acharnée dans toutes les tâches, attentive à son environnement, soignant son linge, ses vêtements, le repassage. d'une manière impeccable et appliquée. Le matin elle demandait ce qui lui ferait plaisir pour le déjeuner, ou lui faisait surprise avec un plat soigneusement mijoté. Appuyée sur sa mère - maintenant presque seule après le départ du bébé et de Denise - qu'elle voulait discrète, arrivant et partant le plus souvent hors la présence de Gilbert, Martine jouait comme un chef d'orchestre sur le registre des plaisirs matrimoniaux. Ayant eu le mari qu'elle désirait elle se sentait satisfaite. Gilbert se montrait gentil, attentionné, pas difficile, aussi s'ingéniait-elle à lui faire plaisir, à déployer sa tendresse pour prouver la qualité de son choix. Fille de famille, son ambition première était sa maison, son foyer. Bien qu'elle eut été très assidue dans son intermède de quelques années dans le cabinet d'avocats, s'y rendant indispensable, elle n'y avait pas manifesté les élans qui jaillissaient de son activité nouvelle à laquelle elle se destinait et se préparait de longue date. Elle était maintenant une femme accomplie, une maîtresse de maison responsable, avec des devoirs, une qualité de vie à défendre, un mari à choyer. Elle faisait face à la situation avec joie et enthousiasme, mettant un point d'honneur d'être au dessus de toute critique, de susciter l'envie et l'admiration. Vive, elle se démenait sans trop attirer l'attention mais épuisait les sujets : ménage, cuisine, entretien, étaient organisés sans faille pour être libre les après-midi où elle s'affairait au magasin, impeccablement mise et coiffée, ordonnançant l'administration, faisant bonne figure à la clientèle, aidant les vendeurs. Même au travail elle ne manquait pas de faire un geste amoureux à Gilbert naviguant au milieu de son activité fébrile entre les deux magasins.
Le soir après la fermeture, le compte-rendu et le bonsoir à Armand, ils retrouvaient leur nid d'amour, les deux pièces exiguës : dans la chambre à coucher il fallait s'agenouiller sur le lit pour ouvrir l'armoire ! Mais ils bénéficiaient d'une grande loggia dominant la rue d'Arzew maintenant ennoblie en Boulevard Général Leclerc, d'où ils embrassaient la rue la plus importante de la ville ; de là Gilbert pouvait observer discrètement les bouclages et l'armada des half-tracks. Logés au centre névralgique des deux principales artères et à égale distance des deux magasins, les jeunes gens pouvaient rapidement regagner leurs pénates dès les premières rumeurs d'opérations policières ou s'enfermer dans une boutique. Après les gâteries du dîner et un disque de Beethoven que Gilbert creusait, alors que Martine finissait son rangement, la nuit ils s'abandonnaient aux délices de l'amour. Très pudique Martine n'aimait que le noir, alors que lui disposait une lampe de chevet à l'abat-jour rouge dont il étouffait la lumière avec un linge qui brûlait régulièrement au milieu de l'action. C'est qu'il aimait admirer son corps, ses rondeurs délicates, encore légèrement mièvres et enfantines mais dont il caressait et observait les courbes palpitantes de près, en notant les flexions comme un sculpteur, s'extasiant sur sa fraîcheur et sa finesse, subjugué par son parfum naturel qu'il ne cessait de humer de haut en bas.
Ils restaient relativement sages et se trouvaient satisfaits par une fougue inévitable due à leur jeunesse et à un plaisir inépuisable. Païen, soir et matin, il déclinait son corps, pendant qu'elle fermait les yeux et se laissait faire, sans pouvoir quelquefois retenir quelques gestes de pudeur. Elle ne prenait pratiquement pas d'initiative, si ce n'est de le guider rapidement car quelquefois elle avait mal. Il aimait particulièrement la placer au dessus de lui pour pouvoir suivre son dos des mains, la sveltesse de sa taille, puis l'élargissement des hanches et la cambrure des reins qu'il caressait en la faisant frissonner avant de les serrer très fort contre lui. Il connaissait de mieux en mieux ses faiblesses et la poussait dans ses retranchements, guettant ses soupirs ou ses mouvements incoercibles, alors qu'elle, se sentait coupable de dépassement.
Gilbert vivait intensément ces épisodes de bonheur, se forçant à beaucoup d'attention et de conscience, car en son for intérieur il éprouvait maintenant la crainte d'être au hasard fauché ou blessé au cours des gardes territoriales où il ne se passait pas un jour sans qu'il n'y ait d'accident léger ou définitif. Il n'en soufflait mot, mais à tout hasard il vivait avec concentration ses sensations, emmagasinant tous ses sentiments et les minutes fugitives de joie afin d'avoir un vécu derrière lui.
Quand on lui apprit qu'un des camarades avec qui il avait assumé une faction la semaine précédente était à l'hôpital, criblé d'éclats de grenade, il demanda à Martine son opinion sur les enfants. Elle en raffolait malgré leurs pleurs bruyants et les soins inéluctables. Comprenant sa démarche elle accepta avec enthousiasme sa proposition, tout en lui assurant les yeux sombres qu'elle ne resterait pas vivante sans lui.
Prête de tout son être à procréer, ils s'aimèrent avec encore plus de profondeur dans la pensée émouvante de perpétrer l'enfant de leur amour. Au mois d'Août Martine se trouva enceinte. Ils furent tout joyeux et excités de l'événement.
Gilbert acheta une jolie coupe de Daum qu'il remplit de chocolats de la Marquise de Sévigné : Martine raffolait de " Ces dames au chapeau vert ". Gilbert grossit aussi, adoucissant un corps sec et noueux d'éphèbe.
Comme Martine fatiguait, on rechercha une aide ménagère, européenne, par sécurité. Au bout de deux mauvaises expériences avec des femmes métropolitaines épouses de militaires, dont l'une vidait les alcools et l'autre emportait les fourchettes, ils acceptèrent la petite nièce du boucher arabe chez qui Martine se servait en alternance avec le boucher juif. Taleb leur garantissait Zohra toute bonne. C'était une jeune fille de quinze ans si gentille qu'ils se mirent à l'aimer immédiatement. Sa mère était morte en couches, son père remarié ; elle ne fut engagée que quatre heures par jour et ne rentrait qu'à regret chez sa belle-mère qui la considérait moins qu'une servante. Ils lui offraient nourriture et vêtements pour elle, ses frères et surs sans penser à mal, à la mode coloniale. Elle devint extrêmement dévouée et ils ne craignirent plus de lui laisser leurs clés malgré sa simplicité. Antoine qui faisait régulièrement la navette en chemin de fer entre Bône et le Maroc, leur porta un jour une énorme pastèque de soixante centimètres et quinze kilos tout à fait comparable à un oeuf ou à un cocon. Ils se photographièrent avec, comme si c'était leur bébé. Puis la dégustèrent le dimanche, en famille à la villa de la plage, après les sardines grillées et le lapin à l'arrico (ail). Antoine fin connaisseur l'avait choisie et la découpa dans la longueur, chacun devait soutenir son quartier des deux mains. On fit encore des photos : Martine et Gilbert plantant leurs dents ensemble dans la même tranche où il restait même encore de la place pour une troisième personne. Au dessert Antoine en verve, voulut raconter une bien bonne qui lui était arrivée la semaine d'avant : chef de train, il trouva inscrit sur le rôle du convoi qui reliait Alger au Maroc un wagon loué par Lamy-Trouvain la célèbre entreprise de pompes funèbres. Dans le wagon plombé à Alger reposaient pour un dernier voyage quatre cercueils occupés dont des victimes d'un attentat d'Alger. Leur inhumation devait se faire dans les cimetières des villages ayant donné le jour aux morts, essaimés le long du trajet. Également quelques cercueils vides, plus ou moins confortables devaient être livrés à différentes agences. A Oran, Antoine fit descendre deux cercueils occupés et trois vides. Dans l'équipe de maintenance du train outre Antoine il y avait trois cheminots Manuel Lopez, André Castagno et un Algérien Djillah Bouabdellah. Ce dernier indépendantiste, ne ratait pas une occasion de titiller en toute camaraderie la sensibilité des Pieds-noirs, mais les discussions ne dépassaient jamais le stade de la plaisanterie. Très superstitieux, craintif et respectueux des morts et des esprits, Djillah fit tout un cinéma pour participer aux transbordements des boites pleines, alors que fusaient autour de lui les réflexions macabres : " Attention, j'ai entendu celui-là t'appeler " - " Fais attention de ne pas les réveiller parce qu'ils ne seraient pas contents ! " - " Tu n'as jamais vu des cadavres qui ne sont pas tout à fait morts et qui appellent la nuit dans les cimetières " .... Si bien qu'à la deuxième escale, il refusa de toucher aux boites et Antoine dut donner la main pour les transbordements car la plate-forme était haute et le fret lourd. C'était une nuit venteuse dhiver. Des nuages filant devant une lune chétive créaient des ombres furtives et changeantes dans le paysage désert. Le train de marchandises avait déjà marqué un arrêt à Sidi Bel Abbes. La prochaine livraison se faisait à Lamoricière, avant Tlemcen où le wagon spécial serait entièrement délivré. A Détrie alors que le convoi rangé laissait le passage à un express, Djillah était sorti sur la voie pour ne pas entendre les provocations morbides qui déclenchaient l'hilarité de ses compagnons. Dans le fourgon Lopez mis en appétit par ces canulars eut soudain une idée lumineuse : il fallait faire un coup à Djillah. On avait des cercueils pleins et des vides, il fallait que quelqu'un se mette dans un vide et fasse le fantôme. Lopez et Castagno, à voix basse fignolèrent les détails et Antoine, bon bougre, malgré le service et une certaine réticence à malmener un vieux compagnon, donna son accord. Le panneau du wagon, re-plombé après chaque ouverture n'était pas accessible par la voie de circulation. Mais à contre-voie la fermeture était classique ; avec la clé de service il était aisé d'ouvrir le fourgon, de s'y glisser en le refermant de lintérieur. Peu avant le départ Lopez prétexta une envie pressante et demanda à Antoine, devant tous, de se reposer dans la cabine du conducteur de train en queue de wagon. Le train s'ébranla vers Lamoricière. Les hommes marquèrent la pause, parlant de la dangereuse traversée de la forêt d'Hafir après Tlemcen, où déjà par deux fois des trains de marchandises avaient sauté. Au coup de sifflet annonçant l'escale, Antoine apostropha Djillah pour lui signifier que cette fois il avait besoin de toute l'équipe, quil allait travailler comme tout le monde. La minuscule gare ne comportait qu'un petit bâtiment et le train de vingt wagons allait se perdre très en arrière au milieu de boqueteaux agités qui dans la nuit noire prenaient des allures fantasmagoriques. Contrairement aux précédents arrêts le silence régnait entre les compagnons qui se dirigeaient comme des ombres vers le wagon fatal. Antoine brisa les scellés monta d'un bond sur la plate-forme et tendant la main à Djillah, rondouillard, l'aida à grimper. A l'intérieur trois cercueils attendaient encore faiblement éclairés par la lumière lunaire filtrant par le vantail ouvert. D'en bas Castagno, donnant le change, apostropha Lopez : -" Alors tu te dépêches d'arriver ! " En haut Antoine avec Djillah approcha le premier cercueil vide de la porte, puis le second. Au troisième, habité, en plein effort pour le soulever, Djillah dans l'ombre vit, oui vit, le couvercle bouger et une main noueuse agripper désespérément son poignet. Sa bouche s'ouvrit, en même temps que ses yeux, sans qu'il puisse en tirer un son. La main cramponnée serrait toujours de plus en plus fort l'attirant vers elle. Enfin un long cri d'épouvante s'enfla dans sa poitrine tandis que tout son corps se mettait à trembler. Il lâcha le cercueil qui tomba dans un bruit sinistre. Toujours hurlant Djillah se jeta hors du fourgon, roula, s'enfuit le long de la voie aussi vite qu'il pouvait courir, en proie à une terreur folle, les bras au ciel et disparut à l'horizon. Il fallut plus d'une heure pour le retrouver caché, encore tremblant, en proie à une crise nerveuse à plus de deux kilomètres, et faire un faux rapport pour le retard. Toute la table était cassée de rire voyant la scène ; Gilbert très imaginatif ne pouvait arrêter des soubresauts hilares et les larmes qui coulaient de ses yeux.
Depuis bientôt deux mois Armand vivait comme un célibataire, avec des zones d'ombre que personne ne voulait expliciter. Enfin la nouvelle tomba : Henri et Clara avaient trouvé un fonds de commerce satisfaisant à Paris. Par ses relations Armand obtint son laissez-passer le lendemain au lieu des quinze jours habituels, et sa place d'avion pour Paris alors que tout était complet depuis longtemps. Après quelques jours, il revint avec Clara l'affaire était conclue. Henri était resté.
On n'en parlait quasiment pas à Gilbert qu'on estimait peu concerné, éludant ses questions. Clara désuvrée reprit une place aux magasins où elle fit sentir qu'elle était la patronne, surveillant et contrôlant la caisse ostensiblement, lançant des ordres et faisant des observations sur le travail et l'activité des deux enfants. Elle fut à l'origine de deux ou trois accrochages entre Martine et Gilbert, qui ne voyait pas les piques mouchetées de Clara envers elle. Martine fatiguée par la chaleur, l'activité et l'ambiance, sur les conseils du gynécologue, se mit au repos et au distilbène car elle avait un problème : le développement du bébé se faisait d'une manière dissymétrique. On lui acheta une chaise longue basculante installée sur le balcon ou dans le séjour. Elle sortit moins, tricotant, brodant, préparant le trousseau, aidée de Marthe. Elle reçut des visites, de son amie Prisca, de quelques cousins et cousines avec leurs parents. Pour la signature définitive chez le notaire et la prise en main du commerce Armand repartit pour plus longtemps, laissant Clara seule avec eux. Elle se fit abondamment prier pour venir dîner ou déjeuner en leur compagnie, ou sortir le dimanche au restaurant, acceptant comme naturelles toutes les attentions qu'on lui prodiguait. Elle se faisait beaucoup de souci pour Paul, en vacances à Montpellier, encore dans l'expectative, qui ne se décidait pas à s'inscrire à Pari. Et aussi pour Frédéric, en croisière vers le Maroc sur un voilier de fortune loué avec quelques autres étudiants farfelus. Beaucoup de ses voisines et connaissances étaient allées en France délaissant les villas de la plage peu occupées. Ce fut donc un été sans ambiance. Aucune grande fête n'avait été programmée pour la saison ; les plages, les restaurants restaient moins fréquentés que par le passé ! Les Pieds-noirs avaient à nouveau reçu une estocade du Général saluant " l'Algérie Algérienne et l'exécutif algérien ", comme une annonce de leur destin. Seules les affaires fonctionnaient bien ; plusieurs fois par semaine on envoyait de gros mandats de l'autre côté pour amortir les acquisitions. Armand revint alors que Clara se préparait à y partir pour la rentrée des facultés. Elle voulait s'arrêter à Marseille pour accrocher Paul et le contraindre à s'installer à Paris où elle avait l'idée d'acheter un plus grand appartement neuf en construction - à moins même que ce ne fut déjà en cours dans le secret.
Paul était coincé. Il avait difficilement obtenu la permission de quitter Alger durant le mois de septembre en passant par Oran pour voir sa famille et avait rejoint Gisèle à Montpellier pour une quinzaine. Le FAF - Front pour l'Algérie Française - avait succédé au FNF. Plus militarisé, calqué sur la Territoriale il préfigurait l'OAS, sans le volontariat, plus proche de la mobilisation forcée. Un esprit patriotique y régnait et on préconisait le sacrifice suprême, le jusqu'auboutisme pour conserver l'Algérie à la France malgré les godillots et les diktats du Général. En sens inverse Gisèle luttait pour le dégager de son exaltation patriotique, lui répétant que ce qu'il faisait revenait à faire de la politique alors que la politique décevait toujours les gens de bonne foi et qu'eux en étaient toujours les victimes. Il suffisait de lire Malraux. Elle l'avait averti qu'elle allait s'inscrire à la Fac de Médecine de Montpellier où l'on accueillait gentiment les Français d'Algérie et qu'elle ne retournerait probablement plus à Alger, peut-être seulement rapidement à Oran rassembler ses affaires, et où ses parents, sans beaucoup de liens, avaient déjà demandé une mutation pour Montpellier. Bien que plusieurs copains eussent abandonné Alger du jour au lendemain fuyant le FAF pour une destination secrète en France et qu'il savait qu'il aurait pu faire de même, Paul n'arrivait pas à renier ses serments sincères de lutte pour le sol natal. Il était aimé et considéré par ses amis ; il répugnait à les lâcher, à décevoir, à faire ressentir lui aussi l'amertume et le mépris que les déserteurs provoquent chez ceux qui restent encore fidèles à la cause. Sans compter que juif, il savait que l'opprobre serait double. Là-bas l'espoir n'était pas perdu de renverser le cours des choses. On laissait entendre que Salan, dont les éclats lors des procès et les positions anti-gaullistes fortement affirmés, allait renverser la vapeur avec l'Armée. Il fallait encore patienter ; six mois, qu'on lui laisse encore l'année scolaire à Alger pour conclure son pacte.
Il était surpris et plutôt écuré de l'ambiance de vacances qui prévalait en France, comme si l'Algérie n'existait pas, que ses convulsions, ses morts quotidiens dérangeaient de la même façon qu'un misérable en train de crever dans la rue, qu'on évite ou ignore. Aussi s'accrochait-il à sa fierté, à son honneur, à ce qu'il respectait, croyant valoriser sa vie. Il comprenait les précautions de ces gens qui prenaient maintenant les devants, sauvant les meubles de leur maison en feu sans savoir si l'incendie serait éteint. Mais il fallait bien des pompiers, des négociateurs, une force qui tienne l'ennemi en respect, afin de protéger la retraite dans le plus mauvais des cas, ou pour discuter un statut avec foi et intérêt si rester était négociable. Il n'était pas seul à y croire. Sans alternative, la majorité des Pieds-noirs s'accrochait encore, pour eux il n'était pas question de partir une main devant une main derrière, ou de crever sans aucune protection. Il souffrait d'avoir à se séparer de Gisèle qui semblait fermement décidée à s'éloigner de lui, ici en France. Depuis un an ils s'étaient vus chaque jour ; changer l'habitude serait dur. Mais comme la famille s'établissait à Paris, il aurait l'occasion de faire plusieurs voyages pour les vacances scolaires. Il devrait bûcher comme il l'avait fait cette année ; grâce à elle il avait bien travaillé. Il pensa aussi à Gilbert qui ne l'oubliait pas, même après son mariage : au moins une fois par mois il recevait, et y répondait, de courtes lettres dans lesquelles les deux frères parlaient de la situation à cur ouvert. Gilbert le raisonnait lui faisant apparaître que les Algériens avaient autant ou plus de droits qu'eux ; ils avaient été brimés jusque là ; on devait leur accorder la place qui leur revenait avec bonne grâce.
Bien sûr ! Mais point trop n'en fallait ! Lui aussi l'encourageait à partir à Paris. Mais c'était trop tard. Clara serait bien déçue quand elle s'apercevrait que les transferts de dossiers étaient forclos. Elle le traitait vraiment comme un bébé ; il ne pouvait la détromper, ou la malmener de front. Encore quatre jours et il reprendrait l'avion vers Oran avant de regagner Alger. Il appréhendait les pleurs et les cris que sa décision allait provoquer. Mais comment faire autrement. Gilbert comprendrait mais ne l'absoudrait pas. Il tremblait pour lui isolé dans la tourmente algéroise. Gilbert était le seul avec lui qui ait vraiment connu les affres et le mölstrom de la capitale, les assassinats, les ratonnades (qu'il réprouvait aussi comme presque tous ceux de son groupe), les manifestations patriotiques enflammées, les pavés contre les Gardes Mobiles et les CRS qui ne leur faisaient plus de cadeau, la sale guerre. Rarement Gilbert lui avait donné un ordre. Henri à l'inverse, sous des apparences de connivence voulait régenter toute la progéniture. Gilbert expliquait, conseillait, mais il ne décidait pas à sa place et ne lui donnait pas tort. Il manifestait une sorte de retenue, un recul, il ne franchissait pas une frontière entre les individus. Était-ce de l'affection, du respect, ou une certaine frigidité ? Martine le transformait à vue d'il : il était plus souriant, plus décontracté, plus heureux de vivre semblait-il. C'était une chic fille, d'une gentillesse extrême avec lui, et d'une grande patience avec Clara dont elle acceptait tous les écarts.
Sur un lit de camp, dans sa chambrée de l'Auberge de Jeunesse, Paul tourmenté essaya de s'endormir alors que par la magie dun verre de trop, les murs semblaient danser dans la pénombre au rythme des chansons des Marino Marini et de la rumeur de la fête proche. Son avenir solitaire lui apparaissait sombre, dangereux ; il était abattu mais il ne songeait encore pas à fuir. Charles ne voulait plus répéter ses erreurs triomphales de 58 à Alger, Oran, Mostaganem où, ayant voulu gratifier la foule océanique pour l'avoir appelé au pouvoir, il avait fait du sentimentalisme.
Psychologiquement perturbé par l'osmose passagère des populations bêlantes, dans l'euphorie - incité par tous à croire à une solution miracle - en vérité, il avait salué et même prôné une Algérie Française qu'en son for intérieur il n'admettait pas. Il lui avait été impossible de refuser cette bonté à ceux qui l'avaient porté au pinacle. Il avait lancé ces fleurs stériles avec un enthousiasme emprunté, comme un dernier bouquet sur une tombe. Maintenant il le payait ; les reproches d'abjuration qu'on lui lançait dans la presse d'opposition et surtout certains chefs de l'Armée, apparaissaient fondés quand il relisait ses discours aux trois-quarts improvisés sur place. Aussi par une réaction salutaire il avait coupé tous les ponts affectifs avec cette partie de la communauté française. II ne voulait plus de relation pouvant porter à discussion ou à compromission. Sa volonté, sa décision, sa voie devaient être respectées d'une manière d'autant plus rigoureuse qu'on ne devait plus entretenir d'espoir ; seule l'opération chirurgicale, une lobotomie était adéquate pour ramener les fous à la raison. La France, l'avenir de la France était en Europe, pas en Afrique. Les chemins divergeaient aujourd'hui ; on ne pouvait miner les ressources de la Nation indéfiniment. L'Algérie - si elle le manifestait - reviendrait ultérieurement dans une association, quand elle manquerait de ressources, ou alors elle sombrerait dans un pseudo communisme délétère. Ce serait son affaire. L'acharnement de ce million de Français panachés avait incité le FLN à repousser sans cesse ses exigences. Ce qui pouvait être négocié et obtenu antérieurement se réduisait de jour en jour. Maintenant il devait donner la main au FLN, au GPRA pour les faire asseoir. II lui fallait, comble d'ironie, expliciter à l'adversaire les moyens de cesser la lutte, la manière de prendre place à la table d'armistice, et ceux-là même à qui il faisait cadeau de cette terre d'Afrique se refusaient à comprendre que les modalités du processus qu'il préconisait lui étaient nécessaires pour partir en sauvant la face. Par ses discours il avait pourtant fait le plus gros du chemin vers eux reconnaissant l'entité algérienne, puis l'Algérie Algérienne, puis l'Exécutif Algérien ; ce langage clair était à destination des deux partis. Les Pieds-noirs devaient découvrir qu'il n'y aurait plus d'autre option, que la marche de l'histoire - dont il n'était que l'instrument visionnaire - était irréfragable, encore plus irrémissible que leur attachement rédhibitoire et vindicatif. Leur aveuglement, leur opinion sur lui se modifieraient avec le temps, quand les crises seraient dépassées et que chacun aurait pris sa place. De Gaulle s'attachait davantage au jugement proféré à son égard par l'Armée. L' Armée aurait du ressentir quelle n'était qu'un rouage au service de la Nation, comme lui-même. Que la grandeur se mesure à la servitude. A l'heure d'aujourd'hui elle n'était plus une force de domination, mais un moyen de dégagement. Cela n'aurait pas dû être ressenti par elle comme une retraite honteuse mais l'occasion d'un redéploiement valeureux. La force nucléaire de dissuasion à l'échelle planétaire serait sa nouvelle cible, un autre métier ; non plus les petits combats caducs et passéistes. Leur attachement à cette cause était la conséquence des multiples errements des gouvernements précédents, et en dernier lieu la sienne pour ces mots fatals que pourtant il avait gommé ostensiblement aussitôt rentré. Jusque là il avait employé la manière douce avec le Commandement ordonnant par précaution des centaines de mutations croisées - avant la bêtise irrémédiable de certains officiers supérieurs. Même dans le procès des barricades qui s'éternisait, il avait laissé entendre qu' Il ne s'opposerait pas à des peines de principe malgré le déballage effronté de ses contradictions apparentes volontairement incomprises. Il venait d'annoncer la date du référendum national sur l'Algérie : le 8 Janvier. Il en avait rédigé le texte exprès pour qu'il ne donne aucune chance à l'Algérie Française. Ou les expatriés plieraient ou il les casserait. Même si quelques officiers flanchaient, la France, le gouvernement, les partis derrière lui, même le Parti Communiste! l'aideraient à les ramener à la raison. Il avait désamorcé Salan malgré ses derniers aboiements. Challe, Jouhaud, proches de la retraite, allaient être rayés des cadres dès qu'il le jugerait nécessaire. Les trois-quarts du Haut Commandement en Algérie avaient été renouvelés. De Gaulle essaierait malgré tout de se rapprocher de l'Armée. Une tournée des garnisons pour expliciter la raison d'état lui parut - contre l'avis de ses proches, habituel - une bonne et judicieuse démonstration. Il rechercherait aussi la communication avec les populations, si faire se pouvait. Ce serait dur mais salutaire pour leur désigner la voie. Il irait au feu entre le 8 et le 12 Décembre. Il en reviendrait, comme d'habitude !
Consacrant l'écartèlement de la famille, Noël ne put la réunir. A cause des affaires astreignantes, Armand restait à Oran, couvé par Gilbert et Martine, alors que Clara aménageait à Paris XVI° un appartement neuf acheté à crédit, suffisant pour abriter une bonne partie de la progéniture. Paul après un passage par Oran y rejoignit Clara pour une dizaine de jours afin de se retremper dans le magma familial. A nouveau il se sentit ulcéré par la joie de vivre et les fêtes parisiennes qui exhalaient l'insouciance, les affaires et l'argent. Il revint blessé, presque brisé, ne pouvant faire moralement la soudure entre la France sa nation, et l'Algérie sa patrie : pour les uns la joie et l'oubli, pour les autres la peine et le deuil. Clara lui fit jurer en pleurant qu'il serait toujours très prudent et éviterait les attroupements, qu'il reviendrait à Pâques et que ce serait sa dernière année à Alger. Il la rendait folle d'inquiétude. Elle lui jura que s'il la décevait elle irait le chercher ou resterait avec lui là-bas. Il riait disant que tout était exagéré, qu'on continuait à vivre normalement, tout aussi bien qu'à Oran où Armand et Gilbert travaillaient chaque jour. Il gardait pour lui les combats de rue acharnés déclenchés par la venue de de Gaulle le 8 décembre, la foule déchaînée conduite par le FAF débordant les half-tracks dans le dédale des rues, se lançant à l'assaut des forces de l'ordre qui avaient usé des fusils à grenades, par centaines, tir tendu, les dizaines de blessés aussitôt remplacés, et pour finir la Kasbah dévalant dans Alger, drapeaux FLN et couteaux de bouchers en tête. Les gendarmes s'étaient rangés du côté du FLN. L'armée ne bougeant pas, seul un régiment de paras les avait arrêtés. Cent morts toute appartenance confondue.
Paul avait obstinément refusé de prendre les armes qu'on lui tendait, se bornant à aller au cur de la bataille chercher et soigner tous les blessés, seulement protégé par un brassard de la Croix-Rouge. Certains, échauffés par l'assaut, lui avaient reproché de laisser faire le sale boulot par les autres alors qu'il avait soigné à découvert au milieu des balles, prenant autant ou plus de risques que les émeutiers.
Avant Paris, il avait revu Gisèle à Montpellier. Cela avait été encore pire. Pleurs, soupirs, colère. Elle ne comprenait pas : - " Tu t'acharnes pour une cause perdue, ouvre les yeux, c'est le commencement de la fin. " Il prétendait qu'il y avait encore des choses à sauver, que leur action retardatrice permettait une meilleure assise pour les négociations, qu'on ne pouvait tout renier du jour au lendemain
- " Tourne la page, tu y retourneras plus tard. Ce n'est pas à toi de sauver les meubles. Tu es jeune, tu dois construire ton avenir, ne t'attache pas à ce passé ". Il lui avait lancé brusquement comme une planche de salut : - " Marions-nous, maintenant ! " Elle avait refusé : - " Pas comme ça. Normalement, si tu restes, oui. " Ils s'étaient dit au revoir jusqu'à Pâques, pour réfléchir, alors que déjà il savait qu'il allait être enrôlé dès son retour et qu'il ne reviendrait pas de si tôt.
Chapitre 25 : Un accouchement difficile.
Personne n'y comprenait rien, deux gynécologues restaient perplexes. Martine n'était enceinte que d'un côté. L'embryon ne se développait qu'à droite. On avait bien observé qu'il y avait une protubérance au col de l'utérus, qu'on avait enlevée. Des bandages sévèrement serrés tentaient de pousser le ventre à gauche, rien n'y faisait, Martine restait déformée. En plus malgré un régime sérieux elle grossissait. Elle se trouvait laide, boursouflée. Cela n'arrangeait pas les choses malgré que Gilbert fut d'une attention extrême et l'honora toujours. Des idées noires la traversaient dont elle ne parlait à personne. Sa sur lui manquait à qui elle se confiait dans les moments difficiles, qui l'écoutait avec dévouement. Elle lui demanda de la soutenir et il fut convenu qu'elle arriverait en mars peu avant l'accouchement pour l'assister.
Dans la population les départs intempestifs s'amplifiaient. Depuis le commencement de la guerre civile, déclenchée en décembre lors de la tournée tronquée du Général et les dizaines de morts d'Alger, les soulèvements meurtriers s'étaient succédés dans les grandes villes. Les gens comprenaient que la sécession était fatale, en même temps que la répression les éprouvait. Aussi malgré les consignes du FAF l'exode commençait, essaimant dans toutes les couches de la société. On vendait à la sauvette ses biens, ses meubles, même ses immeubles à des prix en chute mais encore passables, les deux côtés pensant faire une bonne affaire. Un des gynécologues disparut. Le second complètement dans la purée fut abandonné. On en trouva un troisième, le Docteur Richard, ancien militaire métropolitain à l'hôpital Mustapha d'Alger, récemment installé Boulevard Gallieni, recommandé par Paul. Il conclut qu'on avait affaire à un utérus bifide, que l'uf s'était niché dans un des sacs alors que l'autre était inerte et inutilisé. Il appela Gilbert et lui confia en tête à tête, avec amabilité mais sans ménagement les risques qui pouvaient advenir : une fausse-couche, mauvaise à ce stade avancé - une rupture de l'utérus étriqué, à cause du développement de l'embryon et qui pouvait être fatale à la mère comme à l'enfant - mais encore une chance de mener à bien. On pouvait aussi interrompre immédiatement. Il avertit Gilbert qu'il devait en parler à Martine avant la prochaine visite et qu'il faudrait qu'ils le dégagent par écrit de leur décision. Gilbert atterré, n'arrivait pas à croire à ce cataclysme. Ils parlaient tellement du bébé, il avait pris une telle place dans leur futur, Martine était si impatiente de le bichonner que ces menaces lui paraissaient impossibles, irréelles. Il se rendit seul chez le précédent gynéco le Docteur Bondy qui confirma les pronostics sans pouvoir fixer non plus un coefficient de risque statistique pour l'une ou l'autre des éventualités. Gilbert maudissait le sort. Tant de bébés naissaient facilement! Pourquoi lui arrivait-il à lui - à elle - cette catastrophe. Le soir, après l'amour quand il la serra, grosse, contre lui, il raconta doucement les choses terrifiantes que le docteur lui avait dites. Elle ne bougea pas. Après un long moment d'un silence lourd et tendu dont Gilbert appréhendait avec tendresse toute la dureté, elle demanda : - " Il t'a bien dit qu'il y avait autant de chances de mener à terme que de faire un accident ? " - " Il a dit que tu avais résisté jusqu'à maintenant mais que tout pouvait arriver. Il n'a voulu s'engager en rien. Personne ne peut savoir ou décider à notre place. " - " Mais il a dit que ça pouvait marcher ? " - " Oui il a dit qu'il avait rarement vu des cas semblables mais que des grossesses s'étaient bien terminées et qu'il ferait une césarienne le plus tôt possible. " Martine figée se taisait longuement. Ainsi elle pouvait mourir de ce bébé comprimé qui bougeait perpétuellement et qui pouvait la faire brusquement éclater. Ils avaient beaucoup parlé de leur nouvelle vie à trois, des aménagements heureux de leur existence. Seul Gilbert ne risquait rien. Mais il était autant consterné, traumatisé et tremblant qu'elle. Non elle ne pouvait admettre de n'avoir pas d'enfant. Pour elle c'était plus primordial que la vie, plus que Gilbert dans un certain sens. Elle était née pour ça, pour pouponner. Elle l'avait ressenti avec l'enfant de Denise qu'elle avait veillé, et avec ce petit être presque fait qui bougeait déjà en elle. Vivre sans enfant serait gâcher son existence. Elle ne pourrait plus regarder Gilbert en face si elle restait stérile. Cela empoisonnerait tout leur roman d'amour, toute leur vie. Elle se sentirait coupable, amère. Lui la plaindrait d'abord et après il irait en faire ailleurs. Cela elle ne le voulait à aucun prix. Et la mort n'était pas comme son ennemie. De tous les côtés elle penchait pour continuer l'expérience. Deux mois, il manquait deux mois pour pouvoir faire l'opération. Elle tiendrait. Elle s'accrocherait avec obstination, et si l'accident devait se produire, elle ne regretterait rien, car sans enfant, pour lui, pour elle, la vie ne serait rien. On arrêta le distilbène, les bandages furent allégés, on affama Martine qui dut éviter tout effort. D'un commun accord ils ne parlèrent à personne du danger, pour n'avoir pas à en discuter.
Il fallut qu'Armand en personne fit le siège du Docteur Bérurier qui possédait la petite clinique à l'angle de la Rue Jalras et de la Rue El Mougar pour obtenir une chambre en mars à la date choisie pour l'opération. Avec la clinique Front de Mer c'étaient les deux seuls établissements qui offraient encore une certaine sécurité et leurs quelques chambres s'arrachaient dans tout le département. La mauvaise grossesse de Martine survenait au pire moment. Après le référendum sans surprise du 8 Janvier entérinant haut la main le changement de souveraineté, les réactions furent immédiates en Algérie, en France. En Espagne, à Madrid Salan entouré des principaux activistes algérois fomentait la sédition, jetait les bases de l'Organisation Armée Secrète, l' OAS. Pour marquer la rupture, en accord avec Alger, l' OAS ordonnait son premier assassinat : un adversaire, avocat du procès des barricades. En France, en Allemagne nombre de colonels exilés, mis sur la touche par de Gaulle, rejoignirent les généraux Challe, Zeller, Jouhaud dans leur projet de continuer le combat contre le FLN, à la tête de l'Armée soulevée. Alors que Salan pensait s'appuyer autant sur les Pieds-noirs que sur l'Armée, les militaires écartaient les dirigeants civils facteurs de désordre. En Algérie la population soumise au désastre du référendum comprenait que le seul espoir de retarder l'abandon de l'Algérie Française restait la rébellion ouverte - avec l'Armée. Elle attendait avec fébrilité la constitution d'une force capable de rabattre la morgue des uniformes verts, barbouzes et autres gendarmes mobiles, véritable puissance d'occupation, qui quadrillaient les villes le doigt sur la détente, prêts à étouffer dans le sang tout soulèvement.
Les rumeurs les plus folles circulaient de l'abandon par de Gaulle, à Lucerne, de l'Algérie au GPRA et d'une révolte générale appuyée par un putsch de l'Armée, d'un renversement du Général. Les gens avaient constitué d'abondants stocks de provisions pour faire face à un éventuel blocus. Un vent de folie tourbillonnait, un climat exacerbé de fin du monde s'élevait dans l'atmosphère irrespirable, sans que les attentats de tous les bords diminuassent le moins du monde. Au Gouvernement Général le général Gambiez qui à Oran était un chaleureux partisan de l'Algérie Française, prit au pied de la lettre les instructions du Chef des Armées : les rafles, les contrôles d'identité se multiplièrent avec expulsion manu militari sur l'heure de centaines d'opposants, dans l'espoir d'éviter de nouvelles barricades en prenant de vitesse les activistes.
L'effroi était maintenant à son comble, dans un paroxysme insoutenable depuis longtemps. Depuis sept ans l'on subissait attentats, vexations, mépris, douches froides, l'on était tenu pour quantité négligeable avec l'expectative d'un destin funeste : la valise ou le cercueil. A Alger, à Oran, la désobéissance, l'anarchie, la décomposition gagnaient toutes les couches de la population et les administrations civiles dans l'attente de l'Événement. Les gens bien informés étaient formels : l'Armée allait incessamment basculer pour continuer la lutte jusqu'à la victoire complète sur le FLN et le GPRA. Et par désespoir on jubilait. Un matin dans les premiers jours de mars, en avance de quinze jours sur le programme, Martine ressentit des contractions violentes. Gilbert appela aussitôt le Docteur Richard. Il était à Alger pour deux jours au moins. La secrétaire conseilla de toutes façons de rentrer immédiatement Martine à la clinique, elle allait aviser le Docteur... Gilbert courut affolé chercher un taxi et envoya Zorah avertir Marthe. La clinique vieillotte, ressemblait davantage à un petit immeuble d'habitations qu'à une maison de soins fonctionnelle. Gilbert ne trouva qu'une sage-femme de permanence. Le Docteur Bérurier à l'Hôpital Civil, ne commençait les visites que vers midi. L'unique sage-femme, "chef " du service obstétrique fut abominable : - " Votre chambre n'est réservée que pour le 19 Mars. Tout est complet. Essayez d'aller ailleurs. Il n'y aura rien avant plusieurs jours ". - " Mais je vois des gens sortir. " - " Tout est retenu depuis des mois, vous pensez bien ! " - " Mais c'est un cas spécial, une mauvaise grossesse très dangereuse. On ne peut pas partir à l'aventure ! " - " Ca ne change rien ; on ne peut pas vous accueillir ici : il n'y a pas de place ! " - " Rajoutez un lit dans une chambre, dans un couloir ? " - " Je vous dis que c'est plein à ras bord, vous comprenez ? " Gilbert se détourna, sortit cinquante mille AF qu'il avait sur lui, les replia et les posa sur le guichet. - " Je vous en prie faites un effort, c'est notre premier enfant et le docteur a dit que ma femme était en danger de mort. " D'un coup d'il rapide elle pesa le mince paquet de billets, (ses clients lui donnaient quatre, cinq fois plus à la réservation et encore sans garantie ! ) - "Ca ne change rien, fit-elle dédaigneuse, je ne peux rien faire." Et elle partit brusquement. Martine en chemise de nuit et manteau s'était assise sur une des deux chaises branlantes de l'entrée, effondrée. Il attendit que Marthe arriva pour lui confier Martine en lui recommandant de ne pas bouger quoi qu'il arrive, il allait revenir très vite. Il ne voyait personne pour l'aider. Clara était repartie à Paris et ne devait rentrer que fin Mars. Armand ne serait pas d'un grand secours, il ferait trop de cinéma. II regagna rapidement le magasin évitant une patrouille de Gardes Mobiles casqués, l'arme au poing, qui investissaient un immeuble. Il allait faire appel à l'anesthésiste, le Docteur Gomez qui connaissait depuis vingt ans la famille de Martine et la sienne. Après plusieurs appels il le localisa à la clinique Front de Mer. II expliqua la situation et sa gène vis à vis du Docteur Bérurier pour obtenir une chambre. Le docteur Gomez le tranquillisa : il allait faire le nécessaire dans l'après midi quand il serait à la clinique, il n'y avait qu'à l'attendre et le rappeler s'il y avait urgence. Mais l'accoucheur, il fallait qu'il le prévienne pour opérer ce jour.
Gilbert n'eut pas plus de succès avec la secrétaire de Richard, elle n'avait pu encore communiquer avec le Docteur. Elle ne pensait pas qu'il puisse être rentré avant le lendemain soir. Elle conseilla à Gilbert, à tout hasard de se mettre en quête d'un autre accoucheur si la césarienne devait être faite incessamment. C'était à cette époque, une opération difficile qui faisait peur, avec une anesthésie générale au gaz. Il était presque midi quand Gilbert put retourner à la clinique anxieux de connaître l'état de Martine. Il la trouva presque en larmes : la sage-femme avait voulu la renvoyer de force en dépit des douleurs. Marthe avait du s'interposer fermement malgré sa timidité maladive. Martine avait des contractions espacées mais répétées. A midi et demi elle commença à perdre les eaux, toujours sur sa chaise. Gilbert s'affolant fit du remue-ménage pour que la sage-femme l'examine. Il l'avertit qu'il attendait le Docteur Gomez et qu'il fallait faire quelque chose maintenant pour Martine qui commençait à accoucher. - " Ce n'est que le bouchon vous pouvez aller aux toilettes. " et elle repartit. Le Docteur Bérurier sec, très grand, entra, fendit le hall sans tourner la tête vers eux. Le Docteur Gomez arriva à son tour ; il se montra rassurant, il allait aplanir les problèmes. Bientôt ils entendirent des éclats de voix, dont celle de la sage-femme. Peu après le Docteur Gomez leur annonça qu'on allait l'installer provisoirement dans un couloir, dans un lit, aux étages, mais qu'avant la nuit, Martine serait placée dans une chambre. Il fit venir un chariot sur lequel il aida lui-même Martine à sallonger et l'emmena pour un examen. Puis il informa Gilbert : - " Il y a une petite dilatation. L'enfant est coincé, il ne peut tourner pour se présenter commodément. On a détendu le bandage pour lenfant, mais la césarienne sera la meilleure solution, à moins que la dilatation se développe, ce qui m'étonnerait à cause de la malformation. Avez-vous des nouvelles du Docteur Richard ? " - " Il ne sera vraisemblablement pas rentré avant demain soir ." - " Ce sera probablement trop tard. II faudra opérer avant, voyez rapidement un autre accoucheur sinon l'enfant pourrait souffrir. Je reviendrai en fin d'après-midi. Appelez mon cabinet en cas d'urgence. Martine devrait reposer, je lui ai administré un calmant et quelque chose pour aider la dilatation. Je vous ai recommandé au Docteur Bérurier qui la surveillera jusqu'à ce soir. Nous prendrons alors une décision pour opérer au plus tard demain matin." Et il donna à tout hasard le nom de deux accoucheurs à contacter de sa part.
Gilbert tremblait intérieurement. Il demeura une heure avec Martine visiblement épuisée, grimaçante sous les poussées, mouillée de transpiration ; elle le regardait silencieusement avec de grands yeux cernés. Il s'arracha à sa main pour téléphoner. Mais aucune des recommandations n'aboutit, les docteurs débordés ne voulaient pas s'engager sur une patiente difficile dont ils n'avaient même pas suivi l'évolution. Gilbert appela en désespoir de cause le Docteur Méradi qu'ils avaient consulté à plusieurs reprises sans le garder. A force de supplications il crut fléchir son refus de prendre soin de leur cas si compliqué. Il promit à moitié de venir le soir consulter. Le Docteur Richard était toujours intouchable. Gilbert, sans chirurgien, fou d'angoisse pour l'issue de la délivrance, essayait de donner le change à Martine : elle, réclamait son jeune docteur dont le diagnostic avait été sûr et rapide. Gilbert dut la calmer en lui mentant : " Il doit arriver d'un instant à l'autre. " La sage-femme les installa enfin dans une minuscule cagibi et lui reprocha d'avoir du en priver une de ses clientes. Cependant elle vint voir les progrès toutes les heures ; elle était très pessimiste devant Martine : - " Pas de dilatation, pas plus qu'une pièce de cent sous ! Vous êtes encore toute tordue !" et elle serra d'un cran le bandage, alors que le bébé remuait plus mollement dans sa prison. Le Docteur Méradi ne s'était pas présenté. Dans la nuit les Docteurs Gomez et Bérurier firent un nouvel examen. Au bout d'un quart d'heure, ils ressortirent sans un sourire. Aux aguets dehors Gilbert attrapa le Docteur Gomez, il allait revenir lui parler. Martine épuisée somnolait sans lui lâcher la main, la serrant plus fort quand elle ressentait les contractions, sursautant quelquefois sous les coups, de temps en temps elle le fixait avec intensité. Gomez l'appela : - " Si vous ne trouvez pas d'accoucheur nous devrons opérer au forceps demain matin au plus tard. Elle devrait tenir la nuit. Nous lui administrons un sédatif et des dilatateurs. Je reste en liaison avec le Docteur Bérurier s'il y avait urgence. Demain à huit heures nous déciderons en fonction de la dilatation s'il y a lieu d'agrandir le col qui est profondément bridé, c'est ce qui empêche la dilatation normale. Surveillez les contractions, si elles se rapprochent, appelez l'infirmière. " Gilbert était accablé. Il se battait dans sa tête, cherchant ce qu'il pouvait faire. Il ne pouvait violenter les médecins, aller les chercher avec un revolver. Le déclenchement intempestif de l'accouchement n'était la faute de personne. Le Docteur Richard ne savait pas qu'elle allait faire une expulsion prématurée. Mais le bébé voulait sortir et personne ne pouvait l'extraire de sa prison ; Martine risquait d'en mourir, dans des souffrances atroces, avec le bébé, et lui ne trouvait aucun docteur pour faire une césarienne. Le vieux docteur Bérurier, à la retraite, allait certainement forcer le passage. Dans quel état allait-il mettre Martine ? Et s'il l'estropiait pour la vie ? Et s'il tuait le bébé. Il pensa que Martine devait songer aux même choses. Quelles tortures, quelles souffrances devait-elle endurer la pauvre chérie. Demain à la première heure il allait faire le siège de tous les gyneco, pour les amener par la force s'il le fallait. Sinon ils prendraient l'avion pour Alger voir Paul, ou lemmènerait à Marseille, contre tous les avis, en urgence médicale ; il exigerait, il arracherait les autorisations de sortie avec l'appui de son père. Abattu sur sa chaise, il tenait toujours la main de Martine et s'étonnait de sa finesse. Elle la lui serra très fort et dit doucement : - " Si je meurs, tu peux te remarier, ça n'a pas d'importance pour moi ." Il ne put répondre car sa gorge s'était nouée et s'il avait parlé les larmes auraient roulé de ses yeux. Enfin il put prononcer quelques mots : - " Tu ne dois pas dire cela. Il y a encore beaucoup de solutions. Demain je vais aller en personne faire le siège des gynéco même s'il faut les emmener avec la Police. De toute façon si demain matin nous n'en avons pas trouvé, on prendra l'avion, en priorité médicale pour Marseille ou Alger. Tu vas voir, on va s'en sortir ! " En lui même il pensait qu'ils allaient tout droit à une catastrophe, il pria pour que le processus ne s'emballe pas, que le bébé tienne sans s'étouffer. Dans la nuit Martine eut envie d'aller aux toilettes. Il ny avait pas de bassin. Ils appelèrent à plusieurs reprises. Sans succès. A la fin elle décida de se lever. Appuyée sur lui, il la mena jusqu'au cabinet. La porte ouverte, la lumière allumée, ils surprirent une famille d'une douzaine de monstrueux cancrelats volants, chocolats, avec de longues antennes mobiles. Les femelles et les enfants s'enfuirent, les autres immobiles les fixèrent avec un air de défi. Martine claqua la porte avec horreur. Gilbert trouva enfin un bassin dans une salle de soins.
Dés la levée du couvre-feu, à l'arrivée de Marthe il partit faire un peu de toilette et consulter l'annuaire. Les médecins n'étaient pas classés. Quatre figuraient avec la mention de la spécialité mais ils étaient morts, absents, à la retraite. La seule autre clinique habilitée en ville lui raccrocha au nez. Il pensa brusquement à appeler le Commissariat. Après une longue attente, on lui conseilla d'aller à l'Hôpital Civil où la maternité fonctionnait toujours. Il savait que là-bas il n'y avait que des salles communes où l'hygiène était plus que douteuse, les techniques obsolètes, les rares médecins débordés irresponsables ; c'était pratiquement réservé aux musulmans avec tous les risques pour la sécurité que cela comportait. Il reprit les appels téléphoniques nom par nom. Il tomba sur un nom qui lui rappelait quelque chose. Docteur Temime ??.. C'était le docteur qui l'avait accouché, lui, vingt-sept ans plus tôt et qui lui avait donné vie en le fessant trois fois, le tenant par les pieds, avant qu'il se mit à hurler ; il avait alors dit à sa mère " Bon travail ! c'est un beau morceau ! ". Combien de fois n'avait-elle pas raconté l'anecdote ! Il ressentit un fol espoir, lui ne pourrait pas refuser, moralement il était lié. Pourvu qu'il fut là! Malgré son athéisme, Gilbert se surprit à prier. Fébrile il composa le numéro en essayant de se dominer. Il se répéta la leçon apprise à force de téléphoner. Il ne fallait pas les affoler. Ne dire que l'essentiel. Une voix féminine répondit ; il demanda à parler au Docteur pour un cas spécial. " Vous avez de la chance mon mari est presque parti, je vais vite le rattraper. " Après quelques minutes d'attente une voix légèrement chevrotante se fit entendre. Gilbert se présenta en rappelant l'anecdote de sa naissance. Aimable le Docteur dit qu'il s'en souvenait, comme de la plupart des accouchements qu'il avait pratiqués depuis plus de trente cinq ans : la moitié, au moins, de la communauté. Après ce préalable encourageant Gilbert expliqua qu'en l'absence de son obstétricien sa jeune épouse présentait des signes inquiétants ; par précaution on l'avait rentrée en clinique. Il tenait, sur les conseils de sa mère qui ne jurait que par lui, vu son expérience, à avoir son avis sur une césarienne éventuelle. Il insista légèrement sur l'urgence. Le Docteur Temime promit de passer en fin de visites, entre midi et treize heures, à la clinique malgré qu'il avoua ne pas apprécier le Docteur Bérurier pour ses opinions affirmées. Gilbert comprit à demi-mot et s'expliqua l'antipathie qu'il provoquait dans la clinique. A moitié soulagé, il ne finissait pas de raccrocher que Marthe l'appelait d'urgence pour la troisième fois, la visite avait commencé. En courant du plus vite qu'il pût dans les rues, prenant garde à ne pas ressembler à un terroriste en fuite, il regagna la chambre de Martine d'où les deux médecins n'étaient heureusement pas encore sortis. En passant avec Bérurier Gomez ne fit qu'une grimace mitigée. Il reviendrait le voir après la visite aux autres malades. Gilbert au dernier degré de l'anxiété aurait voulu l'interroger mais il eut peur de le heurter. Martine était écroulée. D'après le Docteur Bérurier le bébé s'était déplacé dans le mauvais sens, il parlait de siège. De plus il commençait à souffrir, était très déformé et réagissait avec lenteur. Ils avaient détendu les bandages qui n'avaient servi à rien malgré la souffrance. Ils parlaient d'opérer dans la matinée à ce qu'elle avait compris, sans plus attendre un dénouement naturel car la dilatation n'était même pas à la moitié de la normale. La poche des eaux suintait toujours. Pour la réconforter, il annonça que le Docteur Temime viendrait avant midi pour faire une expertise et procéder à l'opération; il allait en aviser le Docteur Gomez. Il la laissa aux mains de Marthe, pour le guetter entre deux étages. Il réfléchissait à toute vitesse le cur battant. Quelle décision prendre ? A défaut de chirurgien habilité laisser les deux docteurs tenter leur chance en force par les voies naturelles. Le Docteur Bérurier ancien chirurgien, ne faisait plus que des interventions bénignes.
Gilbert avait appelé au moins dix fois le cabinet du Docteur Richard sans obtenir de précision sur son absence ou son retour. Il ne restait que le Docteur Temime. C'était le seul qui restait habilité mais il n'avait encore aucune espérance de sa part. Gomez lui fit signe : - "Le Docteur Bérurier pense qu'en écartant et débridant énergiquement le col de l'utérus qui est double, nous allons pratiquer une ouverture suffisante. De toutes façons il aurait été nécessaire même avec la césarienne de normaliser l'embouchure. Elle est robuste cela devrait se passer correctement. Le ftus commence à souffrir et nous pensons qu'on ne peut plus attendre. Nous devrons opérer ce matin à la fin des visites. Vous passerez au bureau signer les formulaires. Aucune nouvelle du Docteur Richard ?Je suis au courant de son absence. La situation devient dramatique à Oran. Cela devient intenable médicalement. A la clinique Front de mer sur quatre accoucheurs, il n'en reste qu'un et les gens affluent de partout. " Au moment où pensant avoir justifié son fatalisme il lui tendait la main pour s'échapper, Gilbert le retint : - " Le Docteur Temime qui a accouché ma mère trois fois voudrait, à ma demande examiner Martine, voyez-vous un inconvénient ? " - " Moi non ! Mais voyez le Docteur Bérurier quand même ! " Et se retournant une dernière fois - " Mais je crois qu'il n'opère plus depuis longtemps ? " Et il disparut laissant Gilbert sidéré qui manqua s'évanouir. 'Tous ses espoirs s'effondraient. Il en revenait au même point. Il était maudit. Mais que se passait-il dans ce monde ? Qu'avait-il fait pour subir une telle malédiction ? Il fallait partir en France ou à Alger immédiatement. Qu'allait-il arriver à Martine. Ce n'était pas possible.
Dans son découragement il était tenté de s'adresser à Dieu, comme à une puissance surnaturelle qui l'aurait soulagé de ce fardeau mais il savait qu'il était seul au monde, que cette épreuve était terrestre, une cruauté toute physique, toute bête, un énorme concours de circonstances parce que le gynéco n'était pas là, que c'était la guerre, que tout le monde au bord de la crise de nerfs s'en foutait : un mort violent de plus ou de moins ce n'était rien, il en mourrait tous les jours des dizaines rien quà Oran, des vieux, des jeunes par attentats, sans compter les morts naturelles. Il lui fallait lutter jusqu'au bout, renverser le sort, sauver Martine, la seule, l'unique qu'il aimait follement malgré son caractère. Il ne pouvait pas se passer d'elle, il ne pouvait pas la condamner à mort, ou la laisser déchirer à vingt ans. Ce n'était pas possible. C'était impossible, impossible.
Il sentait qu'il allait pleurer s'il continuait ces pensées et il serra les dents. Il courut au téléphone, il demanda Monsieur Avarguez, le chef d'escale d'Air France, qu'il connaissait bien, lui expliqua la situation : il lui fallait deux places tout de suite par nimporte quel prochain avion. L'ami fut désolé : il était formellement interdit d'embarquer des femmes enceintes de plus de huit mois. A l'extrême limite avec des certificats médicaux mais à condition d'être accompagnée d'un médecin. Il ne pouvait en être autrement. Gilbert, la haine au cur revint à la clinique, il croisa la sage-femme qu'il interrogea du regard : - " Je viens de la préparer. Elle a complètement perdu les eaux. Dans peu de temps le Docteur Bérurier va la prendre en salle. Nous attendons le Docteur Gomez ." - " Est-ce que vous croyez qu'on ne lui fera pas trop de mal ? " - " De mal non, elle sera sous anesthésie totale, mais certainement on aura à appliquer les fers. " Gilbert reçut un coup de poignard. Il revit avec horreur la planche illustrée trouvée dans un ancien livre de médecine où figuraient les multiples instruments de torture pour arracher au ventre des femmes moribondes des enfants mort-nés. Il eut un haut le cur. Non, non, pas ça pour elle, plutôt la mort. Il lança vers le ciel une dernière prière vibrante : si le Docteur Richard pouvait arriver tout s'arrangerait, mais même la secrétaire malgré qu'elle comprit la situation finissait d'être lassée de ses coups de fil.
Gilbert marqua un temps, se composa un visage avant d'entrer chez Martine. Elle avait les yeux agrandis, la figure hâve, les cheveux collés. Elle le fixait dans l'attente de ce qu'il allait dire : - " On ne va rien faire sans l'avis du Docteur Temime. Il faut l'attendre. Même s'il ne peut t'opérer on lui demandera d'assister à l'accouchement. Comme cela tu seras surveillée au mieux. Je vais lui téléphoner pour savoir s'il arrive. Surtout si on vient demande qu'on m'attende, je vais lui téléphoner et j'irai voir le Docteur Bérurier pour le lui dire ". Gilbert dévala les deux étages et demanda à l'accueil de téléphoner en urgence, au lieu d'aller jusqu'à la cabine dans la rue, risquant de se faire rabrouer. Madame Temime très aimable confirma que son mari lui avait bien parlé de la visite qu'il devait faire et qu'il avait été sensible à son appel. Il fallait l'attendre, il ne manquerait pas de s'y rendre comme il l'avait dit ." Gilbert plus rassuré s'arma pour affronter Bérurier. Il ne fallait surtout pas le provoquer car il était l'ultime recours. D'un autre côté il fallait lui faire avaler la visite de contrôle et il exigerait contre vents et marées, la présence du Docteur Temime pendant l'opération. Il se dirigea en tremblant, le cur battant à tout rompre vers le bureau du Docteur, frappa à la porte et pénétra après une attente coupée d'un sec "Entrez". Le Docteur levant à peine les yeux de ses papiers : - " Y a-t-il du nouveau ? Ne peut-elle attendre ? " - " Docteur, pardon de vous interrompre, je voudrais vous demander votre avis pour une démarche de dernière heure. Ma mère sachant les gros problèmes de Martine, en a parlé à son ancien médecin accoucheur qui nous a mis au monde mes frères et moi, le Docteur Temime ; il s'est proposé de faire une visite de courtoisie et je viens vous demander l'autorisation de lui montrer Martine. " Le Docteur avait levé les yeux et fixait Gilbert d'un regard froid essayant de comprendre le sens de la manuvre. - " Le Docteur Temime, je le connais depuis bien longtemps. Vous l'avez prévenu ? " - " Oui il doit arriver d'un instant à l'autre. " - " Ah, si vous préférez qu'il prenne votre affaire en main, vous pouvez me le dire tout de suite. Votre opération est programmée dans quelques minutes et je ne pourrai bloquer la salle d'opération plus longtemps. " - " Non, non, il s'agit juste de faire un dernier examen pour rassurer ma mère âgée dont c'est le premier petit enfant. Logiquement il n'y a pas d'autre solution que la délivrance que vous devrez faire avec le Docteur Gomez. " - " Bon, bon, appelez-moi quand il arrivera. " Et il remit le nez dans ses papiers. Gilbert sortit en nage, remonta annoncer à Martine que Bérurier attendrait le docteur Temime. Martine grimaçait : - " J'ai mal, j'ai de fortes contractions. " Marthe lui bassinait les tempes et le front avec des serviettes fraîches ne sachant quoi faire d'autre pour soulager sa fille en plein travail. Gilbert l'avait oubliée, mais il eut un regard d'estime vers elle, effacée, qui devait aussi souffrir mille morts en silence. Il dit à Martine qu'il devait encore la laisser pour aller à la porte surveiller les Docteurs Temime ou Gomez et pouvoir leur parler le premier.
Allant et venant du hall au trottoir se tordant les mains et le cerveau Gilbert reconnut de loin à la serviette et à l'allure médicale le Docteur Temime, un petit homme maigrichon, la soixantaine bien passée, en complet veston strict, chaîne de montre, nud papillon, le cheveu rare soigneusement peigné. De loin le médecin lui sourit en lui tendant la main : - " Vous ressemblez étonnamment à votre maman CIara que j'ai bien connue. Comment va-t-elle ? " - " Bien merci, elle est à Paris où elle installe mes frères étudiants en médecine". - " Bien, bien. Quelle est notre affaire ? " Gilbert empêcha le Docteur d'entrer. Le prenant par le bras : - " Docteur excusez-moi, je voudrais vous parler seul à seul quelques minutes. Martine, ma femme, moi-même, sommes au bord du désespoir. Martine devait subir une césarienne le 19 Mars avec le Docteur Richard. Elle a un utérus bifide, le bébé se présente très mal, il est gros, il n'y a pas de dilatation alors qu'elle ressent de fortes contractions. Le Docteur Richard a disparu, le Docteur Bérurier doit opérer dans quelques instants avec le Docteur Gomez sous anesthésie générale en pratiquant une ouverture au forceps. je m'y oppose, je crains un malheur, nous ne voulons pas un massacre. Notre dernier espoir est que vous puissiez pratiquer, vous, une césarienne. Il n'y a personne d'autre qui puisse nous sauver d'une catastrophe dont elle ne se relèvera pas, ni moi non plus. Je vous en supplie Docteur, faites-le par amitié pour ma mère. " Les derniers mots s'étranglèrent dans sa gorge pendant que deux grosses larmes roulaient sur ses joues. Le docteur ne l'avait pas interrompu et le regardait avec aménité, les sourcils froncés : - " Nous allons voir cela. Allons, ne vous mettez pas dans des états pareils. Savez-vous qu'il y a plus de quatre ans que je ne pratique plus d'opérations importantes, de césariennes, que je n'aime d'ailleurs pas particulièrement. Remettez-vous. Que dit le Docteur Bérurier ? " - " Il a demandé que vous passiez le voir. Pour lui les choses sont claires : il va sortir en force. " - " Bien, allons le voir. " Gilbert accompagna le Docteur jusqu'au bureau d'où sortait le Docteur Bérurier. - " Ah, je vous cherchais justement. Allons la voir." Les deux docteurs se saluèrent sans effusion, et sans autre explication montèrent suivi de Gilbert qu'ils laissèrent à la porte. Il entendit quelques bribes de conservation sans passion entre les deux hommes. Le Docteur Gomez arriva, Gilbert lui annonça avant qu'il n'entre, la présence du Docteur Temime. Au bout d'une dizaine de minutes les trois docteurs sortirent sans s'arrêter, regagnant le bureau. Gilbert se précipita vers Martine qui rajustait péniblement sa chemise et ses draps: " C'est écurant, on dirait que je n'existais pas " - " Qu'ont-ils dit ? - " Ils ne sont pas d'accord, ils vont en discuter. " dit-elle grimaçante, en se cramponnant aux barreaux du lit pour se recaler. Gilbert tremblant d'anxiété, alla se poster dans le hall d'où il pouvait apercevoir s'agiter la silhouette du Docteur Gomez. De loin rien ne filtrait. Au bout de quelques minutes Gomez sortit : - " Venez, on doit vous parler. " Gilbert écarlate entra : les trois médecins étaient debout. Sans ambages le Docteur Bérurier exposa la situation - " Le Docteur Temime suggère de procéder à une césarienne par ses soins car je ne désire pas la pratiquer. Préférez-vous la césarienne ou une extraction par voie naturelle qui apparemment n'offrirait pas plus de danger ? " Gilbert, marquant un léger silence pour prendre sa respiration, et saisir toute la signification des mots : - " Je pense, avec ma femme, que la césarienne sera moins traumatisante
" - " Bon, -(grimace)- vous allez au secrétariat signer et faire signer les décharges. Vous prendrez dorénavant vos dispositions avec les Docteurs Gomez et Temime. " Gilbert sortit dans un silence à couper au couteau. Il tremblait de nervosité. Le sort était jeté.
Épuisé il alla s'asseoir dans le hall en attendant les Docteurs. Comment cela allait-il se passer maintenant, bien ou mal ? Il restait encore des heures pénibles à courir pour être fixé. Le Docteur Gomez lui sourit sortant avec le Docteur Temime : - " Ca s'arrange comme vous le voulez ! " Le Docteur Temime demanda une moment au Docteur Gomez pour se préparer et prendre ses instruments. En s'éloignant le Docteur Gomez lança hochant la tête : - " Heureusement que je n'ai pas des cas comme le votre tous les jours !.. " Gilbert des larmes dans la voix, serrant à deux mains celle du Docteur Temime, le remercia chaleureusement. - " Vous me remercierez après, quand tout sera bien fini, si Dieu veut !.." lâcha le médecin en allant se préparer à l'intervention malgré sa vue basse et ses mains qui tremblaient. Gilbert épuisé moralement et physiquement, ( il n'avait presque pas mangé, ni dormi depuis deux jours ), put enfin souffler auprès de Martine pour la regonfler avant son épreuve. - " Tu en as de la chance, c'est le Docteur qui m'a mis au monde qui va s'occuper de toi ! Il ne s'intéresse qu'aux petites merveilles, comme toi ou moi. Concentre-toi bien, car tu sais que je veux une fille, on n'en a pas dans la maison. Et qu'elle te ressemble surtout, belle et intelligente ! ". Martine essaya de sourire. Si c'était une fille, elle devait s'appeler Lucille, parce qu'un jour, Armand sujet à des lubies, lui avait offert une poupée marquée de ce prénom-là ; il avait sommé Martine de lui faire la fille qu'il n'avait pas eue. Pas contrariants, ils avaient été d'accord. Si c'était un garçon ils le prénommeraient Nicolas. Elle revint vite à la peur qui l'étreignait : - " Crois-tu que je n'aurais pas mal ? " - " Tu as déjà été opérée de l'appendicite, c'est exactement la même chose, on t'endort, tu ne sens rien ; après tu souffriras un petit peu pendant quelques jours et ça passera très vite. Il y a des tas de femmes à qui on fait des césariennes à l'heure actuelle, c'est devenu courant." Elle lâcha brusquement sa main pour se cramponner aux barreaux du lit, grimaçante, énorme sous les draps, sans maquillage, décoiffée, secouée de contractions. Mais Gilbert l'admirait. Elle n'avait pas crié ni pleuré une seule fois, elle n'avait émis que des plaintes raisonnables, supportant les souffrances et l'attente mortelle sans incriminer personne. Elle n'était pas spécialement croyante, si ce n'est qu'elle ne pouvait oublier les préceptes du catéchisme de son enfance. Il savait par ses confidences, qu'elle était portée à évoquer la mort par une inclination non combattue, certainement dérivée de son atavisme espagnol. Martine avait effectivement imaginé et vu en rêve son enterrement, et comment il s'en remettrait avec ou sans enfant. Leurs regards se croisèrent et elle comprit qu'il avait lu dans ses pensées. Il lui sourit. - " Tu es très courageuse, c'est très bon d'avoir le moral. Je suis fier de toi. Dans quelques jours tout sera passé, nous retournerons dans notre palace et ce sera la fiesta avec Lucille ! " Elle grimaça un sourire en s'arc boutant. La sage-femme entra en trombe : - " Allons-y, il faut que je vous prépare ! " - " Déjà ? mais c'est dans une heure ! ". Sans répondre elle poussa dans la chambre un chariot bancal qui faisait un bruit d'enfer et l'approcha du lit : - " Aidez-moi." Gilbert souleva Martine pendant que l'autre maintenait le chariot et tirait sur elle. Il eut juste le temps d'embrasser ses lèvres desséchées, de lui faire un clin d'il et un sourire pathétique : " Courage, tout ira bien, je te surveille ". Martine le regarda intensément : - " Gilbert, je t'aime, ne m'oublie pas. " Il ne put empêcher les larmes de lui monter aux yeux lui serrant les mains, alors que l'infirmière impatiente arrachait le chariot. Il la suivit à distance jusqu'au monte-charges ; il était déjà en bas quand elle arriva au rez-de-chaussée, il lui fit des signes de la main et des mimiques encourageantes derrière le dos du cerbère. Le chariot fut rangé dans le couloir devant la salle de soins, de telle manière que Martine ne pouvait le voir. Il siffla doucement à sa manière ; Martine lui répondit d'un mouvement de main. Au bout de quelques minutes il s'enhardit, se rapprocha jusqu'à pouvoir chuchoter. Ils restèrent ainsi proches l'un de l'autre pendant vingt minutes, jusqu'à ce qu'un autre chariot soit expulsé de la salle et qu'on poussa Martine à l'intérieur, non sans qu'il ne lui adressa un dernier baiser du bout des doigts tandis que la sage-femme le renvoyait. Le premier arrivé fut le Docteur Gomez. Gilbert lui glissa un mot : - " Docteur, elle est fragile..." avec une imploration dans la voix. Le Docteur fit juste un signe d'assentiment et disparut. Quelques minutes plus tard le Docteur Temime apparut. Gilbert le regarda avec effusion, ne put dire que deux mots . - " Je l'aime, sauvez-la en priorité " - " Allons, allons, on n'en est pas là ! Regagnez la chambre, prenez un calmant. Il peut y en avoir pour deux heures, alors soyez patient, et tranquille. " Gilbert rejoignit comme paralysé la chambre où Marthe en prière, remuait les lèvres dans un silence troué par les bruits de moteurs des voitures et les trois brèves deux longues des avertisseurs patriotiques. Gilbert annonça que l'opération commençait. Marthe redoubla ses mimiques inclinant la tête se concentrant.
Il s'adossa contre le lit et commença à se vider de sa tension. Un mur insurmontable montait maintenant entre Martine et lui. Il ne pouvait plus rien pour elle. Tout pouvait lui arriver sans qu'il n'en sache rien. Endormie on allait lui ouvrir le ventre. Dedans le bébé pouvait être mort, ou mourrant ou anoxique, idiot pour la vie. Il pouvait y avoir une hémorragie interne, une infection, une déchirure de la paroi de l'utérus avec tous les bandages qu'on lui avait fait pour rien, compressant le ftus. Et si le Docteur s'affolait, perdait pied, mal entraîné, charcutant comme dans "Les hommes en blanc." Allait-elle résister à l'anesthésie pendant deux ou trois heures, fatiguée, affamée, épuisée par deux jours et deux nuits si éprouvants sans sommeil.
Il se maudit, s'adressant des cris de haine, il attirait ceux qu'il aimait dans son malheur, il n'aurait jamais du se marier ! Un bonheur si court. A la fin il n'en put plus, le moral à zéro il alla s'enfermer aux toilettes où il éclata en sanglots, pleurant à chaudes larmes, appelant Martine d'une voix étouffée, chevrotante : - " Ne me laisse pas seul, ne m'abandonne pas, je t'aime, ne me quitte pas.. Martine, je t'en supplie..." A la fin, il se calma. Il tira la chasse d'eau pour donner le change, souriant pauvrement du parallèle. Après avoir dit adieu à Gilbert, Martine fut poussée sur une table de soins. Sans ménagement et sans un mot la sage-femme l'exposa complètement nue, jambes ouvertes, la sonda, la rasa à nouveau avec rapidité, l'enduisit de désinfectant. De longues minutes s'écoulèrent avant qu'elle entendit le Docteur Gomez, puis le Docteur Temime deviser ; la sage-femme la poussa dans la salle d'opération où on la transborda de nouveau. Elle vit comme des êtres étranges et surnaturels, les deux médecins se déplacer dans leur déguisement. Le Docteur Gomez derrière elle, lui appliqua un masque ; elle vit avec horreur le Docteur Temime la fixer et se diriger vers elle un bistouri à la main alors qu'elle n'était pas encore endormie. Puis elle perdit connaissance. Cela faisait presque une heure que Martine était enfermée en salle d'opération quand Gilbert vit apparaître avec un effarement qui se transforma en colère, le Docteur Richard : -" Je suis navré, un grave problème m'a retenu. Où en sont les choses ? " Gilbert aurait voulu lui cracher à la figure tous ses tourments mais en un éclair il jugea que le Docteur serait plus utile en salle d'opération. - " Le Docteur Temime, un vieux docteur lui fait la césarienne en catastrophe, allez-y vite, vite. " Gilbert était traversé de pensées antagonistes : allait-il lui faire un drame, ou le remercier, d'arriver si tard ? Qu'allaient faire maintenant les deux chirurgiens, comment cela allait-il se passer pour Martine entre eux. Il n'en finissait plus de recevoir des chocs. Et personne ne l'informait de la tournure des choses. Il se morfondit encore une heure avant que le Docteur Temime n'apparut, habillé pour partir. Il s'approcha avec un large sourire rassurant : - " Tout va bien, c'est une splendide fille de sept livres. Le bébé et la maman vont bien. J'ai demandé que ce soit le Docteur Richard qui recouse et termine. En même temps il va réparer le col de l'utérus. Soyez rassuré, tout se passe bien. Il n'y a pratiquement plus que le réveil à franchir." - " Merci, merci Docteur, je n'oublierai jamais votre gentillesse." - " Bien, bien. Mes bons souvenirs à vos parents." Les deux hommes se serrèrent la main avec chaleur, heureux tous les deux. Gilbert exalté, courut avertir Marthe et apaisé revint prendre sa faction. Plus tard ce fut le tour du Docteur Richard : - " Je n'ai plus eu qu'à refermer en faisant un de mes plus jolis points comme me l'avait recommandé Madame Danan. J'en ai profité pour améliorer le col de l'utérus, mais d'un commun accord nous n'avons pas touché à la cloison intérieure. Je vous donnerai d'autres détails lors de la prochaine visite..." - " Le bébé ? " - " Très belle, forte, un peu endormie et déformée par les bandages, mais tous les réflexes sont bons. Je ne vous conseille pas de la voir avant demain, où tout sera remis en place. Vous m'excuserez pour mon absence, mais je ne pensais pas à une naissance si tôt et j'ai été coincé plus longtemps que prévu, à cause des événements que vous savez
Confidentiellement j'ai vu Salan en Espagne. On en reparlera
". Il était passé vingt heures quand on transporta Martine inconsciente dans la chambre. Les yeux vitreux elle délirait, lâchant de temps en temps quelques bribes de phrases : ? " Gilbert ? Où est mon mari ? Il faut lui donner à manger... Ne m'abandonne pas... Je vais mourir... " Rassurant il lui prenait la main, la tapotait, lui parlait, mais elle divaguait n'émergeant pas de son brouillard. Ce ne fut que tard dans la nuit qu'elle le reconnut. Le lendemain on leur présenta Lucille, minuscule poupée objet de tous ses tourments, rose et nacrée, potelée comme un bibendum ; recouverte à la tête et aux pieds, seule une partie de son visage était visible. Les bandages l'avaient à ce point serrée que son crâne était écrasé et les pieds tordus, hideux, recroquevillés, infirmes. Il voulut voir. Il eut un mouvement de recul mais chacun le rassura : en quelques jours il n'y paraîtrait plus. Antoine enfin arrivé se chargea de la déclaration. Armand attendit que Clara rentre quelques jours plus tard pour faire une visite rapide. Clara, tout sourire, offrit à Martine un tour de cou en perles et une médaille religieuse à Lucille. Elle s'extasia sur la ressemblance du bébé avec Gilbert à sa naissance : - " On dirait que je le vois. " Avant de partir elle demanda l'autorisation d'épingler sur l'oreiller du bébé un petit nud rouge, contre le mauvais oeil.
Chapitre 26 : Guerre civile.
Au cours d'une visite le Docteur Richard prit Gilbert à part: - " Vous connaissez la tournure des événements politiques. J'ai eu au cours de mon voyage en Espagne des contacts très importants. D'ici quelques jours l'Algérie va refuser sa soumission à la politique d'abandon de la France. Nous recherchons des hommes comme vous, pieds-noirs enracinés sur la terre natale pour constituer des réseaux. Le mouvement sera d'une très grande ampleur. Je ne peux vous en dire plus. Je compte sur votre discrétion. Voulez-vous être volontaire et accepter quelques responsabilités ? " Gilbert demanda un temps de réflexion et promit de fournir sa réponse rapidement. Mais il ne donna aucune suite à cet aparté. Au bout d'une dizaine de jours Martine fut ramenée à la maison avec Lucille. Denise, elle-même enceinte pour la troisième fois était là, elle passait de longues heures avec Martine qu'on commençait à faire marcher avec précaution. Zorah était aux anges avec le bébé et ne décollait pas de la maison. Clara toujours la bienvenue, rendait visite plus que de coutume pour admirer sa première petite-fille et dégoiser sans retenue.
Le vingt deux Avril c'était le putsch des généraux Challe, Zeller, Jouhaud, soulèvement purement militaire d'où la population civile et l'OAS naissante avaient été soigneusement mis à l'écart. Salan coincé à Madrid était oublié, malgré que l'Algérie n'eut de penchant que pour lui, dont la profession de foi avait été largement affichée depuis sa mise à la retraite et ses divers témoignages dans les procès. Comme un feu de paille la sédition enflamma les imaginations et rendit la population hystérique. A Alger, investie par les parachutistes, tous les leviers de commandes tombaient entre les mains des insurgés. La foule pavoisait ; l'OAS s'affichait avec Salan enfin récupéré. A Oran elle réussit à défiler avec la musique de la Légion Étrangère adulée, au milieu de la population en liesse.
Mais au bout de quatre jours, après divers errements, on retira aux Pieds-noirs abasourdis leur jouet.
Oran d'abord puis Alger furent rapidement reconquis par la légitimité et la sagacité du Général appuyé sur la majorité de la soldatesque, aidé par les divergences entre militaires et civils de l'OAS.
Ce fut la débandade parmi les insurgés qui perdirent tout sauf l'honneur ; ils furent incarcérés, jugés, condamnés d'une manière infamante, ou disparurent dans la clandestinité donnant sa meilleure substance à l'OAS dont Salan devint le symbole et le porte-drapeau. Acculée elle se radicalisa et choisit l'action violente, pendant que la répression et la ségrégation gaulliennes recouvraient comme un vol de criquets, le peuple quadrillé, trié, contrôlé, accusé, emprisonné ou banni. La population méprisée, torturée, se jeta dans les bras de l'OAS, seule adversaire redouté des "barbouzes" de tous bords et de leurs alliés FLN.
Pour imager l'état d'esprit des Algérois à cette époque Paul raconta une anecdote qui souleva Alger tout entier en quelques heures, déclenchant une grève générale : dans un barrage disposé autour de la ville tenu par les soldats du contingent artisans de la victoire gaullienne, une quatre chevaux se présente à la fouille après une longue queue. En descend un vieillard qui peine à ouvrir la malle. Le jeune soldat métropolitain impatient croit qu'il fait la grève du zèle, l'engueule, le tire brutalement par la manche, l'envoie par terre, et se retrouve avec un bras artificiel dans la main. Ce que voyant, les occupants des autres voitures descendent et insultent le militaire qui perdant son sang froid braque sa Mat, en arme le canon, sans que le groupe hurlant ne recule. L'émeute aurait mal fini si un officier n'avait brutalement désarmé le soldat. Il releva le vieillard lui remit son bras en place et rougit honteux quand le vieux lui dit : - " Tu sais petit, mon bras je l'ai perdu à Verdun. "
Parallèlement le gouvernement ouvrit les portes des camps à six mille fellagas ou sympathisants, ordonna à l'armée un cessez-le-feu unilatéral. Le FLN ralentit à peine ses actions dans le bled et dans les villes alors que ses pertes baissaient des trois-quarts. Une partie des musulmans, des harkis qui s'étaient battus aux côtés des troupes françaises ou avaient conservé une attitude favorable ou conciliante comprenant où on les menait, retournaient leur veste et se dépêchaient de donner des gages au FLN avant qu'il ne fût trop tard. Des officiers, des sous-officiers de carrière qui les commandaient furent sauvagement assassinés par leurs auxiliaires algériens avant qu'ils ne désertent avec armes et bagages qu'ils livrèrent au FLN. Dans le bled, les serviteurs, les ouvriers qui avaient conservé obédience jusque là, rattrapaient le temps perdu et se livraient à des actes de barbarie d'autant plus affreux qu'ils avaient pris du retard sur l'histoire. Chaque poste militaire abandonné par l'armée fut aussitôt occupé par le F.L.N.
C'est le moment que le gouvernement choisit pour ordonner de faire passer la lutte contre les activistes et l'OAS avant celle contre les fellagas, de les traiter d'une manière identique, alors que les officiers savaient que leurs anciens camarades en étaient. En Tunisie Bourguiba rompant délibérément les traités d'indépendance attaquait d'une manière dérisoire la base militaire de la Marine Française à Bizerte. Après avoir perdu la confrontation il obtint son abandon, préfigurant ( beaucoup de militaires et de civils le pressentirent ) le non-respect des clauses de l'accord sur l'indépendance algérienne et leurs garanties illusoires. Alors que l'Armée française ulcérée se démobilisait, baissait et détournait la tête, l'été 1961 vit émerger dans les villes la confrontation sanglante entre l'OAS - carrefour de toutes les oppositions au recul - et les forces de persuasion musulmanes soutenues par les unités spéciales envoyées par de Gaulle pour maintenir l'ordre chez les civils.
L'OAS ! Quel est le Pied-noir qui n'en a pas été fier ? Quelle complexité dans sa genèse, dans sa structure, dans sa composition. C'était les Mousquetaires du Roi avec le panache et la fronde pataouët. C'était le pied de nez à de Gaulle, la Résistance à l'oppression et à l'envahisseur.
C'était aussi un challenge implacable, mort pour mort, assassinat contre attentat. Au début de son ascension durant le deuxième semestre 1961, elle pouvait se parer de gloire et d'honneur prenant la défense du faible contre le fort, remportant des victoires reluisantes. Elle comportait toute la hiérarchie militaire, les généraux les plus brillants, les plus hauts gradés, les plus décorés des Saint-cyriens jusqu'au légionnaire sentimental, ayant cru et croyant encore en leur mission ; la mission que la France leur avait d'ailleurs assignée et recommandée comme vertueuse. Tout ce monde ne pût, n'admit pas de se renier, et victorieux, d'abandonner le sol où la France avait planté ses racines, où ils protégeaient des compatriotes, devoir essentiel de toute armée, son honneur et sa gloire.
Mais le fruit algérien, depuis des lustres ne réussissait pas à mener sa greffe. Mal traitée, mal nourrie l'osmose ne se faisait pas, n'était qu'apparente. Le rejet fut âpre, douloureux pour tout le monde; car à force de mauvais soins, on en était arrivé à devoir trancher et cela faisait mal des deux cotés. On avait finalement abouti à un monstre, gorgone ou méduse, dont les tentacules se battaient entre eux. L'OAS militaire ne pouvait vivre que pour et par la population française de l'Algérie. Elle accueillit ses édiles qui défendaient les aspirations communes. Elle ne manquait pas de chefs, il lui fallait la troupe. Mouvement séditieux illégitime, elle ne pouvait s'acquitter que par la lutte, la résistance armée. Mouvement clandestin majoritaire, elle ne pouvait survivre que par le volontariat civil. Elle s'adjugea les méthodes terroristes de son ennemi.
Mais si une révolution peut aux yeux du monde excuser tous les crimes, une révolte ne peut les admettre qu'en se ravalant au rang de tortionnaire. Organisation secrète populaire, ses ramifications en s'éloignant se dénaturaient. A distance dans les méandres de la population, le bien-fondé, la morale et la moralité devenaient encore plus secrets, obscurs puis dévoyés. Hors des lois dans un pays en décomposition, sans autre alternative que de composer avec la population, l'OAS n'avait aucun moyen d'administrer discipline et obéissance à son armée des ombres sans se couper d'elle. Et quand elle appliqua la contribution révolutionnaire, la perception complice dans les banques, l'exécution capitale, certains en son nom se livrèrent au racket, au hold-up, à l'assassinat, aux ratonnades, jusqu'à ce que, à la fin des illusions, on en arrive au pillage et à l'incendie ouverts.
Cent trente huit, à cent trente cinq cadavres, ce fut le score F.L.N. - O.A.S. en vingt jours des mois de Mai, Juin 1961. Pour l'OAS, la marque comprenait peaux blanches et basanées, barbouzes et représentants du pouvoir. Avec trois cents blessés le FLN restait cependant en tête grâce aux attentats collectifs aveugles. Mais l'OAS reprenait nettement l'avantage pour les plasticages : plus de mille en trois mois. Pendant ce temps de Gaulle menait les négociations à cadence accélérée, se battant au début plus sur les questions de préséance que sur le fond, jusqu'à enfin renoncer de guerre lasse à tous les préalables, dont le Sahara. Le FLN à chaque séance où il était contrarié redoublait les attentats meurtriers en Algérie, sans prendre attention à la vengeance de l'OAS qui courrait derrière lui aussi aveuglément. Quand le gouvernement ordonna la dissolution des Unités Territoriales, l'OAS en possession de toutes les listes décréta la mobilisation générale. Le gouvernement cloua peu à peu l'Armée en interdisant toute action contre le FLN, l'isolant de la population et de l' OAS.
Pour elle, il fut un temps béni de succès populaires où elle proclamait : " l'OAS frappe qui elle veut, quand elle veut ". Et c'était vrai, elle ne se refusait rien : séquences à la télévision, émissions radio pirates, patrouilles en plein jour sur les grands boulevards, distributions de tracts en ville, hold-up, enlèvements ou assassinats des personnalités les mieux gardées, attaques de blindés ou de casernements. La connivence et la complicité régnaient partout. Pour lui faire échec il fallut envoyer des renforts massifs de Gardes Mobiles, de CRS, de barbouzes déguisés, appuyés sur un armement lourd.
Jusqu'à ce qu'elle se délite, décrépisse et rende l'âme.
Chapitre 27 : Chacun de son côté.
Henri se plaisait fort à Paris. Au début il avait été éprouvé par sa séparation d'avec Yvette. Elle avait beaucoup pleuré. Il lui avait promis, contraint, de la faire venir dès que possible. Mais sa notion du devoir, la conscience de la responsabilité de la famille qu'on lui avait confiée et qu'il assumait, l'empêchèrent de donner une suite à son amour. Pour lui il était hors de question de succomber comme Gilbert. Il avait des visées plus hautes et le respect de la religion. La correspondance s'espaça en sens inverse des plaintes qu'il y exprimait relatives à son travail acharné et à son sacrifice. Il avait bien compris la situation : l'Algérie était perdue, gangrenée, en décomposition avancée.
Il avait été surpris, ébloui, de la vie brillante des Parisiens, comparée aux platitudes de l'existence en province et qui plus est dans un pays arabe. Il s'était vite déterminé : il n'y retournerait plus, sauf imprévu ou malheur. A première vue Gilbert semblait s'y complaire, satisfait de son sort, et de sa romance avec Martine. Le plaisir pour lui. Henry avait sillonné Paris avec Clara à la recherche d'un local commercial. Au début on s'était orienté vers une création, comme l'avait suggéré Gilbert. Cela permettait un plus grand choix d'emplacements. Puis il avait pensé qu'il faudrait tout transformer, créer la clientèle, cela demandait beaucoup de temps. Nouveau dans cette immense ville, il avait peur de se tromper. On devait tourner rapidement car les transferts de fonds d'Oran pour importants qu'ils fussent, pouvaient s'arrêter brusquement, et on devrait longtemps faire face aux multiples dépenses de Paris : le logement, les études, le soutien de l'affaire. Un fonds de commerce existant avait l'avantage de procurer immédiatement des ressources. Par Armand bien introduit dans la corporation, il trouva plusieurs propositions. Rapidement il comprit la différence entre l'est et l'ouest de la capitale. Enclin à paraître, il était subjugué par le pouvoir de l'argent, par les belles voitures, l'affichage du standing. A Paris il pénétrait dans un monde nouveau, captivant, d'un niveau de vie incommensurablement au dessus de la rue d'Arzew. A portée de main, il y avait toutes les célébrités, le Tout Paris, le gouvernement, les ambassades, des gens importants avec chauffeur et voitures immenses qui stationnaient en double file, des étrangers du monde entier, des palaces ravalant le Grand Hôtel au rang de gargote.
Ébloui, il limita ses visées aux quartiers chics. Bientôt il ne retint que deux boutiques, Rue Royale et Boulevard Haussmann. L'une comme l'autre étaient de très anciennes maisons à la clientèle attachée depuis plusieurs générations, snob, aimant être reconnue, discutant rarement les prix mais difficile, goûtant à être servie avec affabilité et prévenance. Boulevard Haussmann le magasin était plus grand, mais le vendeur gourmand, ne désirait pas assurer une passation graduelle. Rue Royale, la boutique était presque minuscule mais cernée d'hôtels assurant un apport de clientèle conséquent. Le vendeur âgé, sans enfant, acceptait de rester salarié pour introduire Henri. Ils convinrent de le présenter comme un neveu devant prendre sa suite.
Henri s'attacha à corriger son accent et ses origines afin de ne pas choquer la sensibilité de la clientèle, surtout en ces temps où l'Algérie n'avait pas la cote, et où les Pieds-Noirs s'implantaient massivement dans la capitale, surpayant afin d'être assurés d'avoir un outil de travail, et passaient pour des gogos. On créa une société anonyme : devant s'impliquer il obtint soixante pour cent, le reste entre Armand et Clara sauf une part à Gilbert quon lui retira quelques années plus tard. Loti d'un budget sans cesse alimenté par les mandats d'Oran, il refit une propreté à la devanture et au mobilier, remplaça les machines, élargit le stock, fit de la publicité, allongea les horaires. Bénéficiant d'une autonomie totale, il gérait la trésorerie familiale sans contrôle, Armand au loin insouciant et confiant transférait les fonds chaque semaine. Clara restait préoccupée par la crainte des malheurs et accaparée par le double foyer.
C'est lui qui régla peu à peu les dépenses de chacun, assurant le quotidien sans lésiner, mais il prit soin de se couvrir. Aîné imbu de ses prérogatives, il pensait sincèrement remplacer ou devenir le père et la mère de la famille, et de ses parents pour toutes les insuffisances qu'ils avaient, et ce dont il avait du en souffrir. Il surveilla, organisa l'existence de chacun à Paris et poussa vite à acheter à crédit un plus grand appartement à son nom, mais les prélèvements se firent sur le compte d'Armand alimenté par les envois d'Oran. Il avait sommé Paul à plusieurs reprises de les rejoindre, sans réponse.
A cause de ses nouvelles obligations il déclina l'invitation d'aller à Oran pour le baptême de Lucille dont il était parrain. Au fil des mois, des années, il devint le chef de file incontournable de la famille dispersée, s'érigeant en gardien du temple à qui on devait allégeance. Il devint inévitable quand il s'agissait d'argent sauf pour Armand qui gardait Oran et puisait dans la caisse à Paris. Quand il était là, de plus en plus souvent Armand avec son génie du commerce et de la communication, sa facilité à séduire, élargissait l'aura de la boutique et ravissait la vedette à Henri, bouleversant toutes ses règles, consterné de voir qu'il traitait la clientèle des ministères comme celle d'Oran et que tout le monde en riait et revenait réclamant Armand.
Très vite pour asseoir son assise, Henri acheta une grosse BMW qu'il laissa stationner à sa porte, gâtant les contractuels, jusqu'à ce qu'il eut trouvé un parking proche acheté à prix d'or, où il côtoya les PDG importants du quartier. Il devint promptement un vieux parisien discutant des meilleurs trajets comme s'il y avait toujours vécu. Il ne conserva que peu de relations oranaises dans son entourage, prenant plaisir à se faire appeler du nom de son vendeur puisqu'il en était le neveu. Mais il ne rechignait pas à aller dans sa voiture au Temple rencontrer les anciennes connaissances et la famille éloignée à l'occasion d'un mariage, d'une communion où il était très généreux, à la hauteur de ses ambitions ; il passait dans la communauté pour avoir mené une magnifique reconversion, oubliant l'origine de sa fortune. Quant à Frédéric, plus singulier, il avait vite compris que les problèmes familiaux ou patriotiques, outre qu'ils étaient éprouvants, ne menaient à rien, n'étaient pas solubles. Aussi une fois pour toutes il s'en était coupé, évitant tout débat et toute emprise sur sa personne ou son esprit qui auraient pu être un sujet de dérangement stérile. Il avait limité sa vie à la musique, à la peinture, au bateau, à la médecine d'une oreille distraite, pour l'avenir, n'ouvrait jamais la bouche sur les sujets qu'il avait bannis, annonçant ses désirs et ses escapades à la dernière minute, demandant les billets de banque suffisants pour réaliser ses désirs. Il se contentait d'une vieille deux chevaux, laissa pousser sa barbe comme un loup de mer ou un montparno et avait chaussé des bésicles métalliques ainsi qu'un intellectuel éthéré. Il ne rentrait non plus dans aucune discussion d'intérêt laissant faire Armand, suffisamment large, Clara, Henri qui chacun de leur côté alimentait son compte. Il avait une vie amoureuse peu conséquente dont il gardait jalousement le secret. Il était allé assister au mariage de Gilbert qu'il respectait et aimait comme n'étant pas intéressé ni motivé par de médiocres considérations. Il percevait Henri comme le troisième sommet de la famille, et Paul comme un illuminé fourvoyé à qui il avait renoncé de prôner l'abandon d'Alger dès leur deuxième lettre, se contentant maintenant de banalités. Lui aussi trouvait superflu de s'accrocher à Oran et écrivit à Gilbert dès qu'il eut sa fille, pour lui dire que sa nouvelle responsabilité l'obligeait à se mettre à l'abri à Paris avec eux. Il fut le seul à avoir cette pensée. Ayant fait son devoir il n'en parla plus, préoccupé de poursuivre Bach dans une fugue, avec son violon qui renâclait. Pour les vacances de Pâques Paul revint à la maison natale où Clara séjournait quelques jours avec Armand, et rendit visite à Martine et Gilbert pour le baptême de Lucille. Il était enthousiasmé d'avoir une petite nièce, la première de la famille. Cela lui paraissait extraordinaire de voir ce petit bout de chou, la progéniture de son frère Gilbert, qui l'avait surpris d'abord en se mariant contre vents et marées, ensuite en étant père si vite. Le bébé était charmant, bien dodu, sans poil, avec de grands yeux chercheurs. Quand il était là, Lucille gigotait sans arrêt jusqu'à ce qu'il lui mit un doigt dans la menotte ; alors elle se calmait et s'il lui touchait le menton, elle faisait arreu en bavant. Martine et Gilbert lui proposèrent d'en être le parrain ; son premier mouvement fut d'accepter avec joie, mais il se ravisa et orienta Gilbert et Martine dans l'ordre des préséances vers Henri, soutenu par Clara. Il accepta de l'être par procuration lors de la petite fête familiale qu'on fit les Miranda et Danan réunis à cette occasion, la marraine étant Denise. Le petit appartement faillit exploser ce jour là et il fallut sans arrêt se passer les plats de langoustines de l'un à l'autre en des va-et-vient incessants par dessus les têtes. Quelques jours après Armand prit Gilbert à part : - " Avec le bébé tu ne peux plus rester dans ce mouchoir de poche. Je crois que maintenant tu es bien implanté ici, avec ta femme et ta fille, et la famille de ta femme. Tu es le seul qui peux maintenir le drapeau à Oran. Henri a beaucoup de responsabilités à Paris et je suis obligé d'aller et venir. Il faut résister ici le maximum, tant qu'on peut ramasser des sous sans courir de risques majeurs, jusqu'à ce qu'on soit bien implanté là-bas. Plus tard tu verras, si tu te trouves bien ici, si les événements se calment après l'indépendance et si c'est vivable, je te donnerai tout. J'ai croisé Hadad mon ami. Va le voir il a deux beaux appartements à te proposer. Je paierai la clé et tu te débrouilleras pour le reste, je t'augmenterai. Surtout n'en dis rien à ta mère, laisse la partir tranquille, après nous verrons. " - " Mais l'appartement d'Henri ? " - " Il a été loué à une amie de ton propriétaire justement ! "
Gilbert n'en parla à Martine que le lendemain. Son avenir semblait scellé : c'était Oran. Oran l'avait repris, aspiré. Il avait espéré qu'un jour ou l'autre on l'appellerait à Paris lui aussi, qu'ils se partageraient les responsabilités de chaque coté alternativement. Non, pour lui c'était Oran, la fournaise oranaise jusqu'à plus soif, jusqu'à la cendre peut-être. Bah ! pourquoi pas ? Peut-être avaient-ils raison. On ne tuerait pas tout le monde. Un jour ou l'autre on serait bien obligé de reconstruire, de vivre ensemble, les gens reviendraient. L'essentiel était de préserver sa famille, d'être prudents, de survivre jusque là en échappant aux bombes, aux attentats, aux Gardes Mobiles. Il régnait dans la population une sorte de fatalité devant la mort ou l'amputation. L'esprit bravache espagnol prenant le dessus on affectait de ne pas trop avoir peur, d'accepter la décimation comme inéluctable, presque normale. On savait que chaque jour il fallait sacrifier quinze à vingt morts au Veau d'Or du terrorisme et on se résignait essayant de ne pas en être. Sans force les atrocités seules remuaient les foules comme les bulles dans de la lave en fusion. Heureusement la territoriale était dissoute et l'OAS d'Oran devant la désobéissance ne réquisitionnait finalement que les volontaires alors qu'à Alger elle forçait la population. En se calfeutrant au centre-ville, en sortant le moins possible, ils pouvaient passer au travers. Martine fut de cet avis. Il lui répugnait de se séparer de ses parents, de ses tantes, de son milieu pour aller, seule à Paris, se jeter dans la gueule du loup entre Henri et Clara. Dans un sens elle préférait les fellaghas
Avec eux c'était tout ou rien. Avec les autres c'était l'enfer à petit feu ; elle était sûre que son ménage ne résisterait pas longtemps aux rebuffades et aux turpitudes de Clara dont un jour, elle le savait, elle recevrait un mauvais coup, et devant qui il fallait qu'elle se mette comme un chiffon de parterre si elle voulait avoir la paix. Il fallait la consommer à faible dose si on désirait ne pas être empoisonnée, et en réchapper.
Elle l'encouragea à accepter cette solution. N'étaient-ils pas finalement heureux, à part l'intermède fou de l'accouchement. Et s'il arrivait un accident ? Elle lui dit qu'il ne fallait pas y penser. Que maintenant avec le bébé ils devaient continuer pour Lucille. Elle passa sous silence sa résolution toujours aussi vive de l'accompagner si un jour c'était lui qui partait pour toujours.
Un des appartements proposés, spacieux, six pièces presque neuf à peine plus cher que l'autre se trouvait à quinze minutes à pied, rue Michelet, en plein quartier européen réservé ; l'autre quatre pièces dont un grand séjour au cinquième étage de l'immeuble Fieschi 35 rue d'Arzew à trente mètres en face du magasin, de l'autre côté du trottoir, à portée de signe sinon de voix. Une seule rue à traverser, la rue Lamoricière, celle de la brasserie du Clichy qui menait au marché de la Bastille où on avait ses habitudes et ses fournisseurs. Mais tout à refaire, et un ascenseur brinquebalant, certainement en panne fréquemment. Pourtant c'est celui qu'ils choisirent pour sa proximité. Hadad leur recommanda la discrétion à cause de l'OAS qui réquisitionnait les appartements pour ses cadres. La clé, dix mille nouveaux francs presque deux ans de loyer, les travaux presque autant ne rebutèrent pas les tourtereaux. Ils avaient eu de la chance car malgré les départs, les appartements placés comme celui là étaient très demandés de toute part : armée, OAS, colons de l'intérieur, barbouzes. Ils eurent l'embarras du choix pour les entreprises, le bâtiment battant de l'aile. Pleins d'espérance, l'avenir leur étant inconnu, ne se doutant pas qu'une seule année leur était encore comptée en Algérie, ils refirent tout à leur goût dans des harmonies de gris: tapisserie, peinture, moquette, salle de bains et cuisine. En un mois, surveillant chaque jour les travaux, ils disposèrent leurs quelques meubles dans ce ravissant appartement de l'immeuble rococo, dont les balcons surplombaient toute la rue général Leclerc ; mais en même temps c'était un danger, car depuis qu'on les bombardait des toits avec des cocktails Molotov, les half-tracks et les AMX tiraient à vue, sans sommation et sans précision sur les façades.
La période habituelle des vacances débutait. Clara repartit rapidement, suivie de peu dArmand. Avant son départ Armand présenta à Gilbert une Algérienne qui s'occupait maintenant de sa mère demeurée seule dans son petit appartement de la rue Saint Philippe ; tous les juifs l'avait évacuée sauf elle. Chaque mois il devrait lui remettre une somme que Gilbert trouva rondelette, pour son entretien. Armand expliqua qu'il payait aussi pour sa sécurité, pour qu'on ne lui fasse pas de mal, qu'elle était ainsi protégée par le FLN. Il lui présenta aussi le comptable de l'OAS à qui il devait remettre une autre enveloppe. Il laissa quelques noms et numéros de téléphone de gens bien placés, à la Mairie, à la Préfecture au Bureau de Garnison, et le pistolet Herstal d'officier d'Henry, avec son autorisation.
Bien que l'OAS ait interdit toute sortie d'Algérie aux hommes de dix-huit à quarante-cinq ans, bateaux et avions étaient bondés des familles partant pour de grandes vacances. L'OAS en pleine phase ascensionnelle prenait toutes les décisions qui lui paraissaient nécessaires ou opportunes et les divulguait par des tracts lancés des voitures ou des balcons avant de s'expliquer par des émissions de leur radio pirate. L'émetteur était promené d'heure en heure d'un coin à l'autre de la ville comme une vaste plaisanterie, les forces de l'ordre n'arrivant jamais à mettre la main dessus, retardées par les commandos delta ou les voitures renversées au milieu de la chaussée. Jusqu'à ce que le général Katz donna l'ordre à deux avions de chasse d'attaquer à la roquette les immeubles émetteurs faisant quelques morts joyeux qui croyaient à un exercice de l'aviation française. La rue Général Leclerc où habitaient Gilbert et Martine était l'artère la plus longue de la ville. Véritable colonne vertébrale d'où partaient toutes les voies qui irriguaient la cité, à droite vers la ville haute et les quartiers d'habitation européens, à gauche le plein centre, les commerces, les quartiers résidentiels jusqu'au port. Qui la tenait, tenait la ville. Aussi fut-elle le théâtre de batailles homériques entre David - OAS et Goliath - Gardes Mobiles, les uns fluides, souples, goguenards avec mitraillettes Thomson et pistolets P 38, les autres sur engins blindés, mitrailleuses 12,7 et même quelques petits chars AMX avec canon de 37, appuyés par des fantassins casqués munis de lance-grenades. Chaque jour il y avait bouclage d'un quartier et ratissage pour contrôle d'identité. Une fois sur quatre l'OAS venait troubler la fête, attaquant puis disparaissant comme par enchantement dans le secret des maisons après dix minutes de rafales, peu meurtrières de leur part, mais hargneuses et déchaînées du coté des G.M. qu'on s'ingéniait à ridiculiser. Malheur à celui qui sortait son nez à la fenêtre pour voir dans la rue. Dans le meilleur des cas il avait droit à la fouille de son appartement après laquelle il fallait deux jours pour remettre en état, ou bien il écopait d'une rafale qui traversait les murs jusqu'à la troisième cloison.
Un après-midi où la course des badauds donnait le signal d'un bouclage, Gilbert ne put se débarrasser assez vite des quelques personnes présentes dans la boutique. Une fois fermées les grilles du magasin il s'aperçut que la rue était déserte ; seules quelques personnes surprises étaient agglutinées de part et d'autre à l'angle de la brasserie du Clichy. C'était son chemin pour regagner la maison d'où Martine par la fenêtre le guettait. La rue d'Arzew était bouclée, jusqu'au boulevard de Mostaganem qui la surplombait et le ratissage avait commencé par la rue du Fondouk, artère intermédiaire. Perpendiculaire à elle, la rue Pélissier, en forte déclivité, coupait dans l'ordre la rue Général Leclerc (ou d'Arzew) la rue du Fondouk et finissait dans le boulevard de Mostaganem très au dessus. Gilbert traversa sa rue et vint se joindre au groupe dans l'angle coupé d'une boutique de l'autre côté du Clichy . Il y avait sur un trottoir les gens qui voulaient traverser dans un sens, dans l'autre l'inverse. Mais personne ne bougeait car à une centaine de mètres un half-track s'était mis en position en attente à l'angle de la rue du Fondouk, mitrailleuse braquée, et prenait en enfilade toute la rue Lamoricière. Gilbert ne le voyait pas mais les gens le lui expliquèrent. Au loin on entendit quelques tirs de mitraillette annonçant la contre-offensive de l' OAS. Gilbert était hésitant ; une rue de six mètres le séparait seulement de la maison. Qu'il monte ou qu'il descende, à moins de faire un très long détour dans la ville où il pouvait se faire cueillir aussi bien qu'ici revenait au même. Il fallait franchir. Pourquoi tireraient-ils si nul ne les menaçait et c'était le cas : aucune personne ne faisait mine de provocation. Soudain en face de lui une personne courut d'un trait et franchit sans encombre. Il se concentra, attendit quelques secondes et s'élança aussi vite qu'il put. En un instant il était de l'autre côté où il se remit à marcher. Il n'avait pas fait dix mètres que trois détonations sèches le faisaient sauter puis des cris s'élevèrent : - " Salauds, pourris, assassins... ". Une balle avait fait exploser la cage thoracique d'un homme trop lent au milieu de la chaussée. Il entendit le moteur du blindé se mettre en marche et décliner, alors que les gens poussaient le cadavre dont le sang et des morceaux avaient aspergé l'asphalte. Blême, ne pouvant rien faire, il regagna l'appartement, et retrouva Martine, apaisée de l'avoir près d'elle. Il joua le reste de l'après-midi avec le bébé, et Martine servit un apéritif bien frais sans qu'il ne lui dise mot de l'horrible vision qui lui rappelait son équipée sanglante de l'Oued-Hamiz. Mais là-bas il était du côté des chars.
L'été fut très chaud. Malgré le chemin critique de la Marine, ils ne purent s'empêcher d'aller, quelques dimanches à la villa de Paradis Plage qui les tentait. Le parcours était désert. Même les cars de la SOTAC avaient cessé leurs rotations. Seules deux ou trois villas de leur îlot étaient habitées. Les plages vides, comme les chemins qui desservaient les différentes blocs de pavillons. C'était poignant par rapport à la foule qui vivait dans leur mémoire... Le petit jardin, naguère caprice de Clara, était en fleurs. Martine n'oubliait pas la recommandation de Clara d'arroser abondamment en même temps quelle leur interdisait d'aller à la villa à cause du danger. Trois fois ils s'y rendirent avec papa, maman Miranda, le bébé et la bonne Zorah qui se baigna, pour la première fois, avec un maillot prêté par Martine. Antoine apportait toujours les délicieuses pastèques monumentales du Maroc ; maintenant ils étaient trois à pouvoir mordre la même tranche. Magnifique photo ! A la fin de l'été la petite Zorah qui assurait son travail d'une manière irrégulière souvent bloquée par les manifestations FLN ou par les barrages-godillots, arriva en pleurs. Elle expliqua qu'elle ne pouvait plus venir travailler. Les djounouds recensaient les femmes de ménage travaillant chez les Européens et allaient les obliger à tuer les enfants dans les familles. Aussi elle allait se cacher pendant quelque temps et ne reviendrait qu'après, elle ne savait pas dans combien de temps. Tout le monde l'embrassa, on lui remit un petit pécule, elle étreignit dix fois Lucille en pleurant avant de franchir la porte. On ne la reverrait plus.
Chapitre 28 : La solitude de Paul.
Un après-midi , Gilbert reçut une communication de Clara. Inquiète elle ne savait pas où était Paul et à tout hasard elle l'appelait. En juillet il était passé par Oran où il avait séjourné une quinzaine, mangeant chez eux, jouant gaiement avec Lucille qu'il adorait, la faisant sauter en l'air, la roulant comme un ballon, alors qu'elle riait jusqu'au hoquet. Il avait voulu revoir la plage et la villa où on avait passé avec lui des journées paisibles dans un silence et une chaleur écrasants. Puis on l'avait accompagné à la Sénia pour Marseille d'où il avait rejoint Montpellier. Peu après il avait retrouvé Clara, Henry et Armand à Paris, Frédéric étant déjà parti aux Glénans. Clara et Paul étaient allés ensemble rue des Saints- Pères, où il s'était inscrit en deuxième année ; malgré la date tardive il avait bénéficié de sa qualité de rapatrié. Ensuite il les avait accompagnés en cure à Divonne pour une vingtaine de jours. De retour, après quelques jours de flânerie dans Paris qu'il ne connaissait pas il était retourné à Montpellier.
Sans nouvelle à tout hasard elle l'appelait pour savoir s'il avait eu un contact avec lui. Surpris, il avança que Paul s'était peut-être chamaillé avec Gisèle et qu'il voulait la paix, c'était pourquoi il se reposait tranquillement. Ce n'était pas un bébé. Il rassura délicatement Clara et promit de faire la leçon à Paul, certainement isolé à Montpellier, aussitôt qu'il l'aurait au téléphone. Gilbert sentait que le torchon brûlait entre les deux étudiants. En juillet à ses questions affectueuses, Paul avait répondu évasivement souriant comme d'habitude quand il était embarrassé, disant que les lettres ne pouvaient remplacer longtemps les contacts et que cela irait mieux dans quelques jours, quand il serait près d'elle. Gilbert n'avait aperçu Gisèle qu'une ou deux fois entre deux portes, il y avait trois ans de cela. Elle devait alors avoir entre dix-sept et dix-huit ans, et juste le bachot. Il s'en rappelait comme d'une jeune fille timide, réservée, fraîche, mais monotone à première vue. A vrai dire il n'y avait pas fait attention ne sachant pas l'affection naissante qui la liait à Paul. Paul la lui avait décrite comme douée d'une intelligence appliquée, sérieuse, prudente, très attachée à sa famille, spirituelle et croyante. Il lui avait fait noter le téléphone de Montpellier à tout hasard. Gilbert attendit vingt heures pour l'appeler. Elle n'était pas rentrée aussi laissa-t-il à ses parents son numéro lui demandant de le rappeler à n'importe qu'elle heure, les communications par opératrice étant plus faciles à partir de la métropole. Tard il l'eut au bout du fil. Il se présenta. Elle répondit que Paul parlait souvent de lui et qu'elle connaissait leur affection .
Il avança aussitôt l'inquiétude de la famille sur l'endroit où il pouvait se trouver et tendant la perche il l'assura de sa totale discrétion. D'une voix plus basse elle avoua : - " Nous avons presque rompu. Paul aurait voulu se marier à la sauvette sans que je sois sûre qu'il ne retourne là-bas. Il exigeait que je le suive immédiatement à Paris alors que mes parents sont seuls ici, liés à l'administration. Je lui ai demandé de patienter, de s'inscrire à Montpellier pour réfléchir quelques mois afin de se retrouver et de combiner notre existence, mais il s'est braqué et est reparti assez brusquement. Il m'a bien spécifié que c'était à Paris.
Gilbert réfléchissait ; le plus délicatement qu'il put il demanda : - " Pouvez-vous me dire, afin de situer cette brouille, s'il y a quelqu'un d'autre, de son côté ou du votre ? " Il y eut un long silence.
- " Effectivement je lui ai demandé ce délai de réflexion, car la situation a changé. " Gilbert accusa le coup pensant à Paul : - " Je vous remercie, vous m'avez bien aidé à cerner le problème. Je vous tiendrai au courant " - " J'y compte." fit-elle. Gilbert était contrarié car au début de la conversation téléphonique, quand Martine avait compris qu'il y avait anguille sous roche, n'y tenant plus elle avait pris l'écouteur. Elle était très friande des aventures de famille, et surtout des romances. Gilbert par principe tenait au secret des conversations et détestait les interférences et les fausses confidences, encore plus quand il pouvait en être à l'origine. Aussi avait-il écourté la conversation alors qu'il aurait aimé savoir dans quel état Paul était parti. Il le dit à Martine qui s'offusqua : - " Oh ! mais je suis ta femme ! ". Il ne voulait pas hausser le ton ni s'énerver : - " Il y a des gens qui me font confiance, à qui je donne ma parole sur ma discrétion et qui ne savent pas qu'ils sont sur table d'écoute. " C'était la crainte générale en Algérie. Elle se vexa et laissa Gilbert seul dans sa gêne de lui avoir fait de la peine. Gilbert appela la logeuse d'Alger qui, énervée l'admonesta : - " Vous me réveillez en pleine nuit ! Votre maman a déjà appelé. Il n'est pas là, je ne l'ai pas vu depuis les vacances. Bonsoir ". Gilbert préoccupé fit une toilette distraite et se coucha. Martine pincée faisait semblant de dormir, et au bord du lit lui tournait le dos. Il posa la main sur sa hanche et se colla ; elle poussa presque aussitôt ses fesses contre lui. Il s'endormit rapidement.
A trois heures du matin il se réveilla brusquement pensant à Paul. Dans le noir, sans bouger il réfléchit. Il ne pouvait pas être loin de Montpellier. Il devait guetter Gisèle, attendre une occasion favorable de renouer, l'espionner ? Non, ce n'était pas le genre à s'incruster. A Alger il ne séjournait pas. A Paris il aurait fait signe à quelqu'un. Il n'était pas à Oran non plus, il était allé voir l'appartement familial avant le couvre-feu, il n'y avait aucune trace de passage. Soudain une idée traversa son cerveau : la villa ! Peut-être que... Il allait se lever téléphoner mais il se ravisa; demain matin c'était mieux. Il fut un peu soulagé et repensa à Gisèle et leur triste rupture. Prenant du recul il jugeait que Paul était un homme, qu'il pourrait faire face, qu'un chagrin d'amour pouvait arriver à tout le monde ; très jeune il avait eu la chance de savourer une belle aventure qui s'était essoufflée. Ce n'était pas un divorce ils s'étaient éloignés progressivement, par la faute de Paul en premier lieu. Il se tourna deux fois et reprit son sommeil. Gisèle n'avait pu s'endormir. Le coup de téléphone de Gilbert avait achevé de l'inquiéter. D'abord le matin celui d'Henri Danan, sec, direct : " Qu'avez-vous fait à mon frère pour qu'il ne revienne pas ? " Elle s'était contenue et avait abrégé. Pauvre Paul. Qu'y pouvait-elle ? C'était sa faute, à lui, beaucoup plus que la sienne. Elle y avait si souvent réfléchi se torturant. Combien de fois ne l'avait-elle pas supplié de venir près d'elle depuis plus d'un an ! Mais il était aimanté. Elle l'avait vu changer, se transformer, lui toujours si gai, si plaisantin, aimable, prêt à s'esclaffer ; alors que maintenant il arrivait presque hagard, muet, un fonds de sourire figé sur les lèvres et les yeux. Mais ce n'était plus le même. Alger l'avait dévoré. Elle avait vu venir le mal. Elle avait tout fait pour qu'il parte avec elle. Elle avait cru que son départ l'obligerait à la rejoindre, mais il avait tenu. C'était la faute de ses amis, de ce groupe de fous qui faisaient passer la lutte pour l'Algérie avant leur vie, avant leur jeunesse. Rien ne valait le risque suprême ; le devoir essentiel de l'individu était de sauver sa peau. Elle avait bien vu où cela l'amenait. Grâce à elle il y avait deux ans, il avait suivi les T.P. d'une manière assidue, ne manifestant qu'en dehors des heures de cours.
Sa parole ! Il leur avait donné sa parole, la belle affaire ! On peut se tromper, il n'y a que les imbéciles qui ne changent pas d'avis. Il avait été pris par la propagande, par les injustices liées à l'abandon de l'Algérie. Elle l'avait perdue là-bas. Il n'avait plus été le même. Qu'avait-il vu, qu avait-il fait dans ces combats de rue ? Il avait voulu lui raconter deux ou trois anecdotes sur les tirs des CRS ou les ratonnades qu'il avait vus mais elle lui avait dit coupant court : - " Ce ne sont que péripéties, tu dois oublier ". Leurs rapports avaient changé ; déjà l'année dernière : une ou deux fois il n'avait pas pu faire l'amour, la tête certainement ailleurs. Et puis elle s'était habituée à son absence. Elle n'avait pu refusé les sorties avec ses camarades de cours. Quelques mois plus tôt l'un deux, la fille d'un professeur de la Fac, le professeur Apfelbaum, lui avait présenté son frère docteur en médecine, chargé de cours, interne en deuxième année d'urologie, sympathique, pas du tout intimidant. Plus âgé, il n'avait pas le physique de Paul, mais un charme tranquille, une assurance rassurante. Il l'avait invitée trois fois dans des réceptions, au théâtre, et un dimanche à un déjeuner de famille. Aux liqueurs, le vieux professeur l'avait interrogée pendant que la maisonnée passait au salon. Elle avait parfaitement compris le but de la manuvre et d'une manière très franche elle avait parlé de Paul au passé, se surprenant elle-même. C'est là, peut-être à cause des bons vins de Bordeaux et de Frontignan, qu'elle avait vu clair en elle. Elle s'était détachée de Paul. Trop jeune, il avait exactement son âge, pas formé encore psychologiquement, immature.
Elle, se sentait femme, supérieure à lui encore resté adolescent. De dix-huit ans à vingt-deux ans, elle s'était énormément transformée, lui piétinait encore. Les Apfelbaum étaient juifs ashkénaze, elle séfarade, les coutumes n'étaient pas identiques, les fêtes oui. C'étaient des juifs, c'était l'essentiel ! Ses parents l'avaient encouragée. Dans quinze jours ils étaient tous invités dans leur grand pavillon à la sortie de la ville. Certainement c'est là qu'ils feraient les premiers pas officiels.
Cela avait été difficile avec Paul, elle l'aimait beaucoup. Il avait été très gentil, très doux. Ils s'étaient initiés ensemble en se faisant serment. Tout juste s'ils n'avaient pas commis le mélange des sangs, comme Roméo et Juliette. Des enfantillages, quoi ! Maintenant cela lui apparaissait comme tel, mais sur le moment c'était vrai, cela avait été le plus grand moment d'exaltation de leur vie.
Ils s'étaient écrit régulièrement depuis Pâques, tous les quinze jours, de courtes lettres personnelles, mais pas intimes. Ils parlaient beaucoup médecine et profs, de leurs longues études. Ce n'étaient pas des lettres enflammées ; elle, trop réservée pour s'exprimer librement sur du papier, lui manquant de courage ou de poésie pour oser dire la passion.
Il n'avait pas beaucoup lutté, il l'avait regardée avec des yeux songeurs : - " Tu as bien réfléchi, tu crois qu'il te faut encore du temps ? " Pas un cri, pas une lamentation. Elle lui avait déclaré : " Nous sommes un vieux couple, nous avons vécu ensemble trop jeunes. Je ne regrette pas ce qui s'est passé mais maintenant c'est autre chose ; nous abordons un nouveau chapitre de notre vie, nous devons assurer notre existence sereinement. " Il l'avait regardée déjà comme un tableau dont on veut se rappeler. Il avait répété à plusieurs reprises ayant du mal à réaliser quelle ne laimait plus : - " Es-tu sûre de ça ? ...Si tu es sûre, ce sera comme tu veux. " Le pire c'est quand il était arrivé, annonçant avec satisfaction : - " Je suis inscrit à la Fac de Paris, je ne retourne pas à Alger ". Elle en avait été très contente : - " Enfin tu as compris que c'était une folie là-bas ". Il lui avait pris la main avec une lueur de gaieté dans les yeux et avait lancé : - " Je viens te demander officiellement en mariage. " Comme une chose dont il attendait qu'elle éclate de bonheur ou de joie, comme une gamine. Elle n'avait pu sourire : - " Mais je t'ai écrit que je ne voulais pas m'engager tant que nous n'aurions pas terminé médecine ! " - " Mais maintenant je suis là, je reste." appuya-t-il. Alors elle lui avait pris les deux mains les serrant : - " Paul, je ne veux pas encore me marier. Tu comprends ? Peut-être pas avant plusieurs années
" - " Mais pourquoi ? Maintenant je m'engage à rester avec toi. "
Et c'est là qu'elle avait fait sa tirade sur les vieux couples. Elle espérait qu'il n'ait pas tout compris, qu'il ne devine que le moins possible, car il lui faisait de la peine, malgré qu'il ne réagisse ni bien ni mal. Il s'était contracté, et son regard s'était tourné en dedans, un peu comme à Pâques où il était si distrait : - " Tu es certaine
Et si je restais à Montpellier ? " Elle lui avait répondue presque agacée : - " Ce qui est sûr c'est que je ne veux pas me marier maintenant. De tout le reste, je ne suis sûre de rien ! Restons quelque temps ensemble, en amis, et nous verrons comment évoluera la situation. " Et après un silence : - " Il y a quelqu'un d'autre ? " avait il soufflé. Elle n'avait pu s'empêcher de rougir, sans qu'elle puisse dire ni oui ni non. Son silence et sa couleur étant trop violents, elle s'était rattrapée : - " Non ce n'est pas exactement cela. Ici, à Montpellier j'ai découvert un autre mode d'existence, des relations humaines différentes de celles d'Alger et ma vision de la vie, de ma vie a changé. Il faut être sûrs, toi comme moi, de ne pas faire une erreur qui nous ferait beaucoup de mal. Nous sommes encore très jeunes, trop
"
Brusquement elle s'était faite du souci pour lui. Il n'allait pas faire de bêtise ? Non quand même ! - " Je te téléphone demain. J'ai besoin de faire le point. " et il l'avait laissée sur la banquette du café avec un beau sourire amical. Le lendemain il l'avait appelée : - " Je rentre à Paris. Tu as raison il faut prendre du recul. Nous avons été séparés un peu trop longtemps. Il faut nous ressaisir. Je t'embrasse et te souhaite beaucoup de joie. " - " Tu pars si vite ? Reste encore un jour ou deux ! " - " Non je vais réviser et me préparer pour la rentrée. Je t'embrasse. " - " Moi aussi, sois prudent, écris-moi, promets-le " - " O.K. promis, ciao ! "Après elle reçut le coup de fil d'Henri ; elle ne put s'empêcher de penser en souriant qu'elle l'avait échappé belle dans un sens.
Paul s'était en effet réfugié à la plage. Lui non plus ne pouvait pas dormir. Il entendait au loin les vagues fortes s'écraser inéluctablement sur la grève. Il avait trouvé dans l'appartement les papiers et les clés de la D S, avait pris celles la villa. Ne voulant parler à personne il avait choisi cette solution pour s'isoler quelques jours. En France il aurait du demander des subsides pour aller à l'hôtel, surtout en cette période de vacances, alors qu'il avait sa place d'avion pour Oran. De plus dans un sens il se sentait plus en sécurité en Algérie qu'en France ! C'était risible ! Là-bas on le cataloguait tout de suite "Pied-Noir". L'antipathie commençait la plupart du temps avec cette phrase qu'il avait entendue plusieurs fois : " Encore un Pied-Noir bourré de fric, en vacances, pour qui nos enfants se font tuer là-bas ".
Là-bas ! C'était devenu l'enfer entre l'OAS, les fellaghas et la répression. On ne vivait plus, on ne dormait plus. Chaque nuit et même de jour des dizaines d'explosions. Les bouclages, les contrôles, la peur en qualité d'étudiant activiste, d'être embarqué directement vers les camps de transit aux mains des barbouzes, torturé, exécuté peut-être, emprisonné ou remis au FLN. Il y avait des preuves formelles de cela. De l'autre côté les mitraillages par l'OAS, les cocktails Molotov, les exécutions au couteau, au revolver, à la Thomson, au plastic ordonnés par l'OAS ! Il ne pouvait plus coller aux méthodes. Il était pour l'Algérie Française mais pas avec ces moyens. Cela devenait injustifiable.
Au départ c'étaient ces mêmes horreurs, les massacres atroces des familles de colons, qui l'avaient mobilisé, fait adhérer au F.N.F. Et puis, si la plupart des copains respectaient son action, il y en avait toujours un ou deux pour faire des allusions odieuses et blessantes. Certains s'ingéniaient encore, jouissaient dans l'allusion pour des futilités, ou en réclamaient toujours plus : - " Bien sûr, c'est évident avec les juifs " ! Pourtant il avait manifesté du courage, jusqu'aux limites de sa peur, allant sous les half-tracks chercher les commandos blessés hachés par les mitrailleuses, avec seulement un petit brassard invisible à vingt mètres ; pendant que d'autres et souvent les plus fanfarons, vidaient un chargeur dans le vide à deux cents mètres. Même tout prêt de la mort, il y en avait encore pour faire des distinguos racistes. Dieu savait pourtant qu'il n'avait jamais voulu se fâcher sur ces " détails ". Enfin ce n'était pas nouveau pour lui !
A Divonne, à la fraîcheur, il avait réfléchi. Il ne voulait plus rester associé à tout ce "raléo" (cette pagaille en pataouët) qui gagnait. Il avait jugé en avoir assez fait, en restant propre, et le sale boulot qu'on lui demandait il n'en voulait pas. Il voulait pouvoir se regarder en face, toujours. Il était raisonnable de se retirer - on ne pouvait dire "se tirer" dans son cas. Il allait accepter les différentes propositions qu'on lui avait faites :la fac en France, le mariage avec Gisèle. Elle lui avait dit : " Nous nous marierons en grand si tu décides de revenir définitivement. " Il s'était décidé. Il vivrait là-bas avec elle, en essayant d'oublier le sang, les horreurs des lynchages mais sans quitter des yeux l'Algérie qu'il ne pourrait oublier. Il avait pris son inscription à Paris pour sentir si elle accepterait de l'y suivre, mais il était prêt à demander son propre transfert à Montpellier, cela demanderait quinze jours.
Il n'avait rien compris à ses lettres, et à son attitude début août, lors de son premier passage ! Il avait cru que ses réticences provenaient de sa méfiance envers lui : tiendrait-il parole de ne pas retourner à Alger. Elle avait écourté son séjour disant qu'elle partait en Espagne avec ses parents en congé à qui elle l'avait promis. Elle devait déjà savoir. C'est pour cela que leurs rares possibilités de coucher ensemble à son hôtel avaient foiré ? Peut-être n'était-elle pas encore sûre d'elle, sinon elle ne serait pas venue. Pourtant il l'avait trouvée plus belle qu'avant, déjà en août. Mise en plis, maquillage léger, quelques kilos de moins. En septembre sa transformation avait été encore plus nette : robe élégante, talons mi-hauts, maquillage très étudié à la Martine Carole. Ce n'était pas pour toi ! Idiot ! soupira-t-il. Elle avait été parfaite, d'une rigueur de raisonnement toute cartésienne. Elle n'avait oublié qu'une chose : ses sentiments à lui qui n'avait pas changé. C'était vrai que ce n'était plus le même amour qu'à dix-huit ans. Il y avait eu leur séparation, plus d'un an, et sa guerre. Mais il l'aimait. Il recherchait son amour paisible. Ils avaient fait serment, et depuis il s'était établi, fidèle à tous les points de vue. Même pas une infirmière en passant, entre deux étages dans le monte-charge, comme les copains. Ils s'étaient promis d'étudier ensemble, de professer ensemble. Pour lui Oranais, un serment était sacré. Il s'appuyait sur elle, sur son affection pour le remettre en selle, pour lui faire tourner la page comme elle avait dit. Quel était l'enfant de salop qui la lui avait volée. Certainement quelqu'un de la fac de médecine car il connaissait son ambition. Elle voulait à toute force arriver dans son métier pour récompenser ses parents de condition modeste qui s'étaient saignés pour payer ses études à leur fille unique et tout ce qu'elle désirait.
Quelle importance, il l'avait perdue. Il resterait avec sa solitude. Le seul sourire de son existence s'éloignait, lui devenait étranger ; il n'avait plus rien. Il ne voulait plus d'Alger ; malvenu à Montpellier, mal à l'aise à Paris, où beaucoup leur tenait rigueur de la situation politique et où l'antisémitisme existait tout autant qu'en Algérie d'après Frédéric.
Il appréhendait aussi de rattraper à Paris, dans l'appartement familial, l'atmosphère étouffante des rivalités pécuniaires, des jalousies sentimentales, la couvaison pesante de Clara, d'Henri alors qu'il s'était habitué à une liberté secrète, à une indépendance anarchique. Et en plus il ne voulait blesser personne, chacun d'eux l'aimant plus que de raison. La quadrature du cercle ! A Oran malheureusement il n'y avait pas de Fac sinon cela aurait été idéal avec l'appartement et Gilbert en appui, discret, pas emmerdant. A l'horizon, à son corps défendant, il ne voyait qu'Alger pour se réfugier. Ou alors il s'arrêtait, il disparaissait. Non ce serait lâche et ça ne résoudrait rien.
Il se força à rechercher le sommeil, espérant échapper aux cauchemars qui se répétaient : il était chirurgien dans une salle d'opérations, où brillaient les scialytiques. Il y avait des rangées de chariots et de civières où gisaient morts ou blessés. Des infirmières en uniforme militaire lui présentaient des corps. Des fois il manquait bras ou jambes, les visages étaient horribles, brûlés ou déchiquetés. Jusque là il supportait. C'est quand on lui présentait un cadavre saignant, lardé de dizaines de coups de couteaux encore plantés dans les chairs et qu'il devait les arracher, qu'il ne supportait plus. C'était les couteaux qui le faisaient trembler, il y en avait des gros comme chez le boucher quand Clara l'emmenait au marché et qu'il voyait l'étal à hauteur de son nez et ces monstres qui coupaient comme du beurre la viande sanguinolente. C'était depuis les opérations chirurgicales qu'il avait du accomplir que remontaient ses terreurs ; il n'y pouvait rien. Une fois par semaine au moins ça le prenait avec des variantes, et il ne pouvait pas s'en défaire. Il savait que ce n'était qu'une réaction émotionnelle, mais ça lui faisait peur, et mal. Il pensait : mourir d'une balle ça va, mais pas comme ça. Ce matin à six heures, Lucille par ses babillements et ses appels les réveilla. Martine la remit à Gilbert pour préparer son biberon qu'elle donna au lit. Gilbert près d'elles lui fit doucement part de son intuition : Paul s'était réfugié à la villa. Il lui dit avec précaution qu'il irait à la maison vérifier si les clés y étaient ou pas et, si leur absence se confirmait, il s'y rendrait le chercher et lui parler. Il attendait qu'elle lui dise : "Mais téléphone ! " Ce qui ne manqua pas. - " Il pourrait partir sans m'attendre et on ne lui serait utile en rien. Si je vais sous un prétexte quelconque il l'admettra mieux et j'aurai plus de chance de le ramener ". - " C'est ridicule ; c'est tout aussi bien de lui téléphoner de venir. Pourquoi aller ? Tu vas y aller seul ? " - " Bah, nous y sommes allés tant de fois cet été. Il me faut une heure aller - retour. " - " Attends au moins Claude " (c'était un ouvrier robuste du magasin). - " Qu'est ce que cela changera. Je te dis que je reviendrai, que je ferai très attention. Je t'appellerai en arrivant et en partant. Téléphone à Marie-Louise de faire l'autre ouverture. " - " Toujours le même tu ne m'écoutes jamais ! " Il mit la tête dans son café, évitant la discussion. Il l'écoutait toujours, sauf quand il ne pouvait pas ; et quelquefois il avait tort. Elle, restait sur la réserve peu encline à l'aventure ou au changement. Alors que lui ne craignait pas d'innover, d'essayer. Alors bien sûr souvent il se cassait la figure, et elle avait donc raison. A l'intérieur de lui il avait en certaines occasions un élan aveugle, une faculté de croire en l'action, incoercible qui le faisaient se taire, sourd aux admonestations, aux avertissements fondés, et agir dans le sens qu'il sentait. Alors elle se fâchait. Mais jamais longtemps. Une fois pourtant trois jours ! Cela avait fini par des pleurs, le pardon et des élans de passion. A sept heures et demi il était rue Paixhans, à la maison. Effectivement il n'y avait dans le tiroir ni les clés de la villa, ni les clés de la DS. Il aurait du y penser quand il était venu la veille. Il prit sa voiture au garage Gallieni sans même regarder si la deuxième auto se trouvait à l'étage inférieur. Sur la route de la Marine, au port il y avait de l'animation. Des grappes d'Arabes en bleu de travail vaquaient sur les trottoirs et derrière les longues grilles. A son passage certains se retournaient rapidement et le voyant seul au volant continuaient. Ils devaient craindre un mitraillage de l' OAS. Que devenait Kader ? Un jour prochain il faudrait qu'il lui passe un coup de fil pour l'aviser de la naissance de Lucille. Il espérait que son ami ne soit pas trop changé. Il atteignit le Fort Lamoune et Monte-Christo. Ca y était, il était hors de la première zone critique. Enfin, hors du passage le plus dangereux qui longeait l'enclave musulmane de la basse ville. Maintenant il voyait sur la droite sa mer bleue immense avec une légère brume matinale cadrée par les contreforts des virages, aucun bateau. Il conduisait maintenant à vive allure sur la route qu'il connaissait par cur . Pas de police à craindre. Quelques véhicules militaires accompagnés des jeeps armées qui allaient ou venaient de Mers-el Kébir . Mais le FLN ne bataillait plus avec l'Armée, c'était une trêve de facto. "Ne touchez pas aux militaires français on ne se mêlera plus de vos affaires." Vos affaires c'était la population civile. L' Armée s'était détournée laissant aux prises les Pieds-Noirs et l'OAS d'une part, de l'autre le FLN et les Gardes Mobiles.
Gilbert chassa ces pensées pour se concentrer sur Paul. De gré ou de force il fallait qu'il revienne à Oran. Il ne pouvait le laisser isolé à la plage. Il y avait le moral et la bouffe qu'il fallait lui assurer. Pauvre gosse ! Il avait dû mal accuser le coup. Son premier amour, son premier chagrin. Il fallait qu'il lui fasse comprendre que la vie n'était pas finie pour autant. Comme il l'avait lui aussi compris au même âge..." Une de perdue, dix de retrouvées
" comme disait Armand ! C'était un mauvais moment mais il s'en remettrait. Il lui ferait apparaître que dans le fond il avait beaucoup de chance d'avoir connu une si belle aventure dès ses dix-huit ans. Il devait s'estimer heureux des trois ou quatre années d'amour clair et partagé de son adolescence. Et l'avenir pouvait lui réserver encore de magnifiques surprises.
Il attaquait à vive allure la longue ligne droite avant Paradis-Plage. Il était arrivé. Le virage au rond-point, le contourner, première ruelle à droite et voilà la villa. Tout était fermé, aucun signe. La voiture sûrement dans le garage. Il ouvrit le portail avec ses clés, grimpa les trois marches, fit jouer les deux serrures et se dirigea vers la cuisine prendre la poêle à paella qu'il voulait ramener à Martine. Comme il en ressortait il vit des vêtements jetés sur un fauteuil dans le séjour. La paella brandie il cria : - " Qui est là ? " Il ouvrit la chambre des parents, vide, puis poussa la porte de la deuxième chambre. Paul assis sur son séant, le regardait inquiet, presque réveillé : " Mais que fais-tu là ? " - " C'est toi ! Je suis venu chercher la paella pour Martine, en passant faire une livraison à Aïn-el-Turck". Mais c'est à moi de te poser la question ! Tu vas bien, il n'y a rien de grave ? " Il s'assit sur le lit, attendant une confidence. - " Non des bêtises. " fit Paul en s'étirant : " Quelle heure est-il ? Tu es venu avec le petit déjeuner ? " - " Bien sûr ! Je vais te le faire. Il est huit heures et quart, c'est ton heure ? " - " Non ! J'aurais dormi jusqu'à midi si tu ne m'avais pas dérangé dans mes rêves. " - " Mais qu'est ce que tu fais là ! Je te croyais à Paris avec la famille ? " - " Bah, j'en avais marre de la France, je t'expliquerai . " Ils bavardaient à travers l'appartement pendant que Paul se rasait et que Gilbert maladroit se battait avec la cafetière et le fourneau. " Mais il n'y a rien à manger ! Depuis combien de temps es-tu là ? " - " Ca va faire le troisième jour " - " Tu ne m'as pas averti ! Bon tu fais ta valise et on part ensemble ! " - " Bof, non, je suis bien ici, il fait encore très beau, la plage.. " - " Quoi?? Tu rêves, il n'y a rien ni personne. Comment fais-tu pour la bouffe ? " - " Je vais à Aïn-el-Turck il y a encore un ou deux restos ouverts " - " Tu dois t'emmerder ?" - " Non. Je me suis baigné, les bouquins, les révisions " - " Je ne peux pas te laisser, ça va trop me compliquer la vie. J'ai mes responsabilités. Installe-toi à Oran. Nous reviendrons ici un dimanche passer la journée si tu veux, mais tout seul ce n'est pas prudent. Tu pourrais te faire repérer et être attaqué de nuit. Il n'y a plus personne autour de la villa, la saison est finie. " - " C'est que je voulais être seul..." - " On ne t'emmerdera pas, à part Lucille qui te réclame, les autres peuvent se passer de toi ! " Paul sourit à la pensée de Lucille. - " Bon, bon. J'en ai pour un moment. " - " Je ne suis pas pressé. Tu as dit à quelqu'un que tu étais là ? " - " Non, c'était tout à fait provisoire " - " Tu repars quand à Paris ? " Paul en équilibre sur sa chaise, sirotait son café : - " Tu as fait un café atroce, pour une salle de garde ! Il reste de l'eau chaude ? " - " Non, laisse tomber ! Tu en prendras un autre en arrivant avec des tartines et tout. Maman sait que tu es là ? " Il continuait à boire son café à petites lampées en faisant la grimace : - " Je suis en vacances, je vais où je veux. Qu'est ce que cela fait ici ou là ? " - " Quand même à Oran je suis là. Si tu veux ne rien dire, il n'y a pas de problème. Je vais arroser en attendant que tu sois prêt ". Et il se leva sans attendre. Avant de repartir Gilbert téléphona à Martine pour confirmer qu'il avait trouvé la paella en bon état, puis l'un derrière l'autre ils reprenaient le chemin de la ville. Paul n'avait qu'une lourde valise, elle contenait ses cours. Ils la portèrent à tour de rôle sur les deux cents mètres qui séparaient le garage de la maison. En bas de l'immeuble Gilbert s'arrêta : - " Tu n'as besoin de rien ? Tu veux quelques courses ? " - " Non ça va, je vais m'organiser. " - " Rappelle-moi quand tu veux. Je ne t'invite pas, tu viens quand tu veux. Si tu veux bavarder tu sais où nous sommes. Je peux dire à Martine que je t'ai trouvé ? " - "
Oui... Jusqu'à nouvel ordre ne dis rien à Paris ?? " « ?! » Il devina la réserve dans son regard. -" Vraiment, tu ne veux pas dîner à la maison ce soir ? " - " Je ne sais pas . " - " Bon je te rappellerai. Fais attention au couvre-feu. Ciao! " et ils s'embrassèrent simplement.
Gilbert partit directement au magasin d'où il avisa Martine des détails, lui demandant de faire un dîner pour le cas où Paul se déciderait. Tout le jour Gilbert se demanda s'il devrait attendre que Paul aborde lui-même le problème de sa présence secrète ici, ou s'il fallait le brusquer. Il se tourmentait espérant qu'il retournerait à Paris. Pourquoi être revenu en Algérie au milieu de tous les dangers. Il faudrait avoir rapidement une conversation sérieuse. A dix-huit heures il téléphona : - " Ca va ? Tu es sorti ? " - " Un peu, pour la bouffe. " - " Bon, c'est pour aujourd'hui ou pour demain ? " - " Quoi ? " - " Ton repas à la maison ? " - " Je me suis déjà organisé, pour demain soir c'est d'accord. " - " Je fermerai plus tôt, qu'on ait du temps avant le couvre-feu, sois là à 18 h 30 au plus tard, avant si tu veux faire ta cour à Lucille. " - " O.K. ça marche. " - " As-tu téléphoner à Maman ? " - "Non pas encore." Et il raccrocha.
Allait-il aviser Clara lui-même ? Malgré le remords qu'il en concevait, il ne se décida pas. Il attendrait qu'elle rappelle ou que Paul lui parle suffisamment pour leur envoyer un message clair. Le lendemain toute la journée il se retint de téléphoner pour savoir comment il était. Il avait recommandé à Martine de l'appeler dès que Paul serait arrivé. Il dut terminer une commande, et chargea Marie-Louise de ramasser les caisses et de fermer. Il trouva Lucie, Martine et Paul sur la moquette en train de batifoler comme des gamins.
Martine proposa l'apéritif avec trois ou quatre condiments qui ressemblaient à un repas. Pendant qu'elle vaquait elle fit signe discrètement à Gilbert. Dans la cuisine elle lui confia : - " Il m'a parlé. C'est complètement fichu avec Gisèle. Il ne veut certainement pas retourner en France." Gilbert pâlit mécontent, mais il revint au salon sans rien lui laisser paraître. Comment avait-elle fait ? Elle n'avait pu se retenir ! Elle était très diplomate. Elle avait un don pour attirer les confidences, elle savait écouter avec sympathie et simplicité, hochant la tête avec un petit sourire avenant, et les gens se déballonnaient presque avec plaisir. Lui était trop froid, trop analytique et apparaissait comme distant bien que compatissant en réalité, il engendrait la réserve. Le repas se passa gaiement chacun oubliant ses préoccupations et honorant les mets délicieux apprêtés par Martine. A la fin du repas, installés au salon devant un Cointreau pour Gilbert, du Cognac pour Paul, alors que Martine réparait sa cuisine, Gilbert interrogea enfin. - " Alors, raconte, qu'est ce qui se passe ? Qu'est ce qui ne va pas ? " Sans expression Paul divulgua ses déboires amoureux et leurs conséquences. Gisèle s'était lassée de son absence. Elle n'avait pas pu admettre son éloignement. La vie en France l'avait changée. Ils ne s'étaient pas reconnus. Alors ils avaient décidé d'un commun accord de prendre du champ. Chacun avait repris sa liberté. Cela l'avait un peu secoué car il avait cru se marier avec elle, et changer d'état d'esprit célibataire grâce à elle et pour elle. Il n'en voyait plus l'utilité. En plus Paris l'effrayait il ne savait pas comment il pourrait se réadapter à la vie en communauté familiale, et aux mentalités des Patrons et des condisciples à la fac où on louchait sur les Pieds-Noirs. Il n'avait pas assez de motivations pour rechercher des sympathies qui lui importaient peu. A Alger, il avait ses habitudes, ses amis, ses profs. Bien sûr, c'était Alger, avec le risque quotidien. Mais il avait pris la résolution de ne pas risquer les anciennes imprudences, il refuserait toute négligence relative à sa sécurité. Gilbert comprenait parfaitement à demi-mot les activités et les désordres auxquels il avait pu se livrer et dont il subodorait le danger.
Il prétendait maintenant ne retourner là-bas que pour faire de la médecine
Gilbert le força, avançant que la médecine à Paris ou à Alger ça se ressemblait, que si rien de spécial ne le retenait à Alger, les inconvénients parisiens trouveraient une solution rapide; il pourrait obtenir une chambre indépendante. Au début bien sûr il allait fracasser du bois mais cela se tasserait rapidement, il ne tenait qu'à lui de manuvrer Henri et Clara. Ses rapports avec les jeunes métropolitains ou les profs se régulariseraient dès qu'il se connaîtraient, les manières de vivre à Paris n'étant pas moins civilisées qu'à Alger. Par contre en restant à Alger, il allait fendre le cur à toute la famille car il restait éloigné, à portée des plus terribles événements. Paul sourit en le regardant : - " L'hôpital qui se moque de la charité ! " Gilbert décontenancé balbutia : - " Oran n'est pas Alger, et moi ce n'est pas la même chose. Je suis plus âgé, marié... " - " Justement, justement, tu es jeune marié, jeune papa, s'il devait en avoir un parmi nous à dégager, cela aurait du être toi. C'est ce que j'ai dit à maman qui n'a trouvé à me répondre que : " Gilbert est un grand garçon, il sait ce qu'il veut. " Je trouve ça
aberrant, mais je ne l'ai pas contrariée pour ne pas ébranler ses sentiments et son moral. Et si je retourne à Alger, c'est que j'aime Alger, au moins autant qu'Oran. Je m'y sens chez moi si tu comprends ce que je veux dire. Même un palace à Paris au bord de la Seine ne vaut pas un vieille maison de l'Amirauté. L'accent parisien me perturbe, et je trouve hideux tous ces Pieds-Noirs qui essaient de greffer une intonation française par dessus leur accent pataouët. Ca me donne envie d'éclater de rire, ou de pleurer de honte. Je ne suis pas encore prêt à sauter la Manche, mais ça viendra... Forcément. Pour Maman et Henri, je te demande cela comme une faveur, il faudrait que tu le leur expliques bientôt pour moi, car je ne pourrai pas, je serai impuissant moralement et physiquement à me mesurer encore à eux. Toi tu l'as déjà fait si souvent! " Gilbert était saisi par le ton pathétique adopté par Paul et il hocha la tête affirmativement pour lui faire comprendre qu'il le comprenait. Il se sentait vaincu.
Les sentiments, les décisions affichés par Paul semblaient irrémédiables. Il comprenait que Paul avait longuement réfléchi, étalonnant sa volonté. Il ne pouvait que la respecter, le respecter en tant qu'homme, majeur et responsable. Il ne s'arrogeait pas le droit de le commander ou de le condamner. Il ne pouvait que l'assister et le ménager auprès des leurs, tous avec une affection sincère. Cela n'allait pas le remettre dans les bonnes grâces de Clara et d'Henri, mais il aurait à le faire.
L'heure du couvre-feu approchait. L'on entendait dehors le brouhaha de la sortie des spectacles et le vrombissement des voitures. Un silence subtil enveloppait les deux frères dans leurs pensées, qu'ils ne rompirent ni l'un ni l'autre, jusqu'à ce que Martine, tendant l'oreille, vint en déshabillé de la chambre où elle s'était allongée. - " Ca va être l'heure. Tu ne veux pas dormir ici, nous avons une chambre ? " - " Non, non je suis mieux à la maison où j'ai tout l'appartement pour moi et où je peux mettre le bord... il se rattrapa à moitié - que je veux. " - " Bon, bon, je voudrais que tu viennes prendre tes repas de midi ici avec nous, avec Lucie, cela nous ferait tant plaisir ! " - " Bien ? euh, pourquoi pas, pour les quelques jours qu'il me reste. C'est si agréable chez toi, luxe calme et volupté ! Tu en as de la chance, sacré Gilbert, tu as décroché le gros lot ... Je parle pour la cuisine
" - "Merci pour les fleurs, les vraies et les autres. A demain alors ! " - " Pas de complication cette fois, en copains. " - " D'accord. " Elle avait déjà combiné plusieurs menus, rougets, gigot... Sur le palier Gilbert lui remit une enveloppe. Paul avait longuement balancé. Il s'était rétracté en lui, s'affermissant. Il n'était plus possible qu'il se fasse mener par le bout du nez par les uns ou par les autres, il pensait à Gisèle, à la fac, à la famille. Il voulait choisir son cheminement. Il s'était décidé contre vents et marées à suivre son inclination. Tant pis pour son inscription à Paris, et Clara qui allait pleurer et faire un foin du diable. Lâchement il avait mis Gilbert à contribution, car il ne pouvait directement lui faire de peine et lui dire les choses toutes crues ; d'un autre côté il ne voulait pas céder. Avec Henri il aurait fallu en plus hausser le ton et l'envoyer promener. Tout cela était inutile, laborieux et hors de son humeur actuelle. Gilbert était courageux, il avait l'entraînement, le pauvre.
D'une cabine il avait téléphoné au chef de réseau à Alger, comme s'il appelait de France : il avait expliqué à mots couverts qu'il ne reprendrait ses " études " à Alger qu'à condition de ne faire que de la médecine, à poste fixe, de ne plus sortir avec les équipes. Il ne voulait plus aller dans les rues à la recherche des blessés ou faire des opérations tangentes de récupération. Il avait rappelé le lendemain et reçut un accord ; on lui proposait de travailler dans une installation qu'on venait d'aménager pour les malades privés ; il aurait toutes les facilités de son chef de clinique qui l'avait réinscrit. Paul insista pour que René Agostino, l'agent du bureau administratif soit informé et qu'il ne se permette aucune insinuation ni entorse au nouveau règlement : cela serait fait. Il fixa la date de son départ au premier Octobre. Gilbert appela Henri et le mit au courant de sa conversation avec Paul et de sa décision. Henri s'emporta : - " Tu l'as fait exprès, il fallait l'en empêcher, tu n'as pas su le convaincre. Tu te rends compte de ta responsabilité s'il lui arrive quelque chose, ce sera de ta faute. Tu aurais du nous l'envoyer, on l'aurait empêché de repartir. Maman va en tomber malade. Nous ne pouvons accepter une situation pareille ! " Gilbert soufflait d'impatience mais se maîtrisait. Comme l'orage ne se calmait pas, il lança : - " Bon je n'ai pas été capable. Tu n'as qu'à venir toi-même le raisonner il est encore là pour quelques jours. Peut-être réussiras-tu à le faire repartir avec toi. " Il y eut un silence, puis un ton plus bas : - " Tu sais bien que ce n'est pas possible, je suis en plein lancement de l'affaire, j'ai trop de responsabilités ici, la société ne peut tourner sans moi, et il y a la famille. " - " Mais papa t'aide ? " - " Tu le connais, on ne peut le laisser seul, il ne fait que des conneries, et j'ai du mal à trouver des employés. " - " Dans ce cas je ne peux faire mieux, je ne vais pas lui mettre un revolver sous le nez pour le faire partir. Tu expliqueras ça toi aussi de ton mieux à maman ; elle est près de toi et tu prendras des précautions. "
Chapitre 29 : Lenfer.
Le Docteur Richard avait fixé rendez-vous à Martine en Novembre pour examiner la cicatrice et contrôler l'état de l'utérus. Gilbert l'accompagnait. Pendant que le médecin procédait à l'examen, Gilbert laissa aller son regard dans la magnifique pièce de cet appartement de maître du Boulevard Gallieni situé dans un des plus beaux immeubles de la ville ; Gilbert s'était déplacé derrière une des larges baies en rotonde qui bénéficiaient d'un soleil plein sud et d'où l'on voyait toute l'avenue flanquée de superbes palmiers, jusqu'au Lycée Lamoricière. En revenant s'asseoir il passa près d'une jolie table de style art déco sur laquelle traînaient quelques dossiers. Une chemise verte flamboyait sous la lumière. Gilbert tout prés, lut sans se forcer des noms tracés à l'encre rouge : Houssine FOUITIH - Salah BACHIR - Kader OULD ALI MOHAMED. Il s'assit mais soudain quelque chose fit tilt dans sa tête. Kader OULD ALI MOHAMED, c'était le nom patronymique de Kader son ami. Il vérifia, il y avait en outre son adresse 6, rue Pierre Loti - Maraval. Il n'y avait pas d'erreur. En face de chaque nom il y avait une croix. Il conjecturait, quand il fut interrompu par le retour du docteur : - " Tout va bien, très belle cicatrice, il n'en restera rien sauf un très léger bourrelet en bas sur deux centimètres. Le maillot deux pièces sera tout à fait possible. Le reste se consolide. Dans un an ou deux, vous pourrez envisager une autre et dernière grossesse, sous haute surveillance. » Martine arriva, pincée car elle ne supportait pas ces examens. - " Bien vous reviendrez me voir dans six mois, j'espère." fit-il en souriant. Il les raccompagna. Sur le pas de la porte, une fois Martine avancée, il retint Gilbert par la main et doucement : - " Pas de changement ? Vous ne voulez pas me seconder au centre-ville, même maintenant ? " Gilbert embarrassé, fit une moue dubitative. - " Euh, non, j'en ai eu ma part. Mais je suis de cur avec vous. " - " Nous verrons plus tard, si c'est indispensable. Au revoir. "
Dès qu'il fut au magasin il monta à la soupente où il avait un petit bureau et appela le numéro de son ami. Au bout de longues sonneries, il eut une voix de femme algérienne : - " Je suis Gilbert, un ami de Kader. Ne restez pas rue Pierre Loti, partez immédiatement, vous avez compris ? Partez immédiatement de la rue Pierre Loti. Dites à Kader de rappeler Gilbert. " - " Oui, oui, Sahred Sahred. "
Le surlendemain il eut un appel : " C'est Kader. On peut se voir ? " Gilbert réfléchissait à toute vitesse : que voulait-il ? Pourquoi un contact physique ? Serait-il en sécurité ? " Il n'y a rien de grave ? " - " Non, au contraire, tout s'est bien passé grâce à toi, je voudrais te remercier. Je ne peux le faire au téléphone " - " Terrain neutre, du côté du Port ? " - " Non pas le port, le Plateau. " Gilbert connaissait un peu le Plateau Saint Michel où ses parents avaient un petit immeuble Rue Dutertre près de la caserne des pompiers. Mais cette extrémité était dangereuse. Il n'accepterait qu'un terrain favorable : - " Angle rue Dutertre - Boulevard de Sébastopol ? " proposa-t-il - " D'accord, treize heures, quelle sera ta voiture ? " - " 403 grise 983 " - " Salut. A demain. " L'endroit choisi était très proche de la ville nouvelle mais dans un no man's land voisin de l'Hôpital Civil encore respecté par les deux partis car chacun y avait malades et blessés. Le Boulevard Sébastopol était aux mains des Européens mais il y passait toujours un flux de musulmans allant au travail.
Dès une heure moins le quart il avait garé sa voiture à l'endroit convenu. Il jeta un coup d'il dehors, sortit en laissant les serrures ouvertes. Il traversa la rue où il y avait peu de circulation à cette heure, s'abrita sous un porche à une vingtaine de mètres d'où il pouvait voir tout en étant à couvert. A moins cinq il vit une Ariane blanche avec trois musulmans ; à l'arrière il reconnut Kader avec une forte moustache. La voiture s'arrêta non loin de la 403. Après quelques secondes Kader en descendit, il ouvrit une portière à l'arrière de la 403 et s'y installa pendant que l'Ariane s'éloignait. Quand Gilbert vit l'autre véhicule bien engagé vers l'Hôpital il sortit de sa cachette et vint s'asseoir au volant et démarra. Il se mit à tourner à petite allure dans les rues avoisinantes. Au bout de quelques minutes Kader prit la parole - : " Tu es dans l'OAS ? " - " Pas du tout ! Qui t'a raconté ça ? " - " Comment as-tu su pour ma mère ? " - " J'ai vu par hasard une liste où tu figurais et connaissant les méthodes je t'ai téléphoné aussitôt. Que s'est-il passé ? " - " Plastic, il ne reste plus rien de la maison. " - " Bon dieu! Tu as eu de la chance ! " - " Moi non, il y a longtemps que je n'y habite plus. Mais il y avait ma mère, ma belle-sur avec deux enfants. " - " Quel malheur tout ce qui se passe. Vous avez gagné avec de Gaulle. On ne peut pas arrêter le massacre ? " - " Ca me dépasse. Comment va ta fiancée depuis la dernière fois ? " - " Je suis marié et j'ai une fille de sept mois Lucie. " - " Tu as bien fait. Félicitation à toi et à ta femme. " - " Et toi ta famille? " - " Je ne la vois que trois ou quatre fois par an, ils ne sont plus à Oran. " - " Ca doit être dur. Comment crois-tu que cela finira ? " - " Ca ne peut finir que par l'Indépendance de l'Algérie. Mais quand et comment seul Allah le sait. " - " Tu crois que cela va empirer, que cela va s'éterniser avec l'OAS ? " - " Ils nous font perdre du temps, et du sang. On aurait pu s'arrêter plus tôt. Dès que Ben Khedda aura signé, l'OAS sera balayé par la souveraineté du FLN en Algérie. Je voulais te voir pour te donner un nouveau téléphone, et te remercier de ne m'avoir ni oublié ni condamné. Tu dois te douter que j'ai pris les armes. - Gilbert acquiesça - Toi non ? " - " Oui, dans la Territoriale mais c'est fini maintenant. Et pendant mon service militaire aussi à Alger. Un jour je te raconterai. " - " Moi aussi je devrai t'en raconter. Voilà un numéro privé où tu pourras me joindre maintenant si tu en as besoin, demande Abd-el-Qàdir. Ca va être l'heure. Fais attention à toi. Ne retourne pas trop vers le port en ce moment
A l'indépendance, inch Allah, si tu veux rester ici. " - " Bonne chance à toi. Mektoub ! " Gilbert arrêta la voiture sur un signe de Kader, ils se serrèrent la main en se regardant bien dans les yeux. Kader porta la main sur son cur ce qui était un signe de sincérité. Gilbert redémarra et le perdit de vue dans son rétroviseur. Cela avait duré un quart d'heure. Il était content de lui, il avait évité quelques morts. Mais les autres ?
Il trouva Martine en train de livrer bataille pour faire manger Lucie. Quelquefois cela tournait au cauchemar. Lucille était belle, grosse, même trop forte. Elle était née replète et avait encore forci tout en gardant de la grâce. Mais Martine était féroce : la petite devait manger la copieuse ration qu'elle confectionnait. Il arrivait qu'elle refusât, alors Martine passait des heures à forcer sa bouche, criant, s'énervant. Quand c'était froid elle réchauffait ; quand elle crachait, elle ramassait ; si elle vomissait elle refaisait une autre bouillie. C'était un gavage qui rendait Gilbert malade ; la petite pleurait, se tordait, alors elle lui attrapait les mains, ouvrait sa bouche de force et la fermait sur la cuillère en maintenant la mâchoire ; à plusieurs reprises il avait essayé de la raisonner : un repas sauté ce n'était pas une catastrophe ! Martine rentrait alors dans des rages extravagantes, devenait grossière, ne se dominait plus. Une fois Lucie bloquée sur sa chaise d'enfant, dans un mouvement de révolte jeta son assiette à moitié pleine la fracassant sur le sol. Martine fessa le bébé, et en proie à une fureur maladive refit une nouvelle portion que la pauvre Lucille mit une heure à ingurgiter. Martine dans ces moments-là faisait peur à Gilbert qui la voyait s'épuiser en même temps qu'elle torturait le bébé. Martine s'efforçait habituellement de lui donner son repas avant que Gilbert n'arrive. Plusieurs fois Marthe ne pouvant supporter ces traitements était partie outrée. Une fois déjà Gilbert lui avait arraché Lucille et s'était enfermé avec l'enfant, alors que Martine criait à l'extérieur tentant d'arracher la porte d'une main, tenant la cuillère de l'autre. Ce jour-là Gilbert trouva Marthe en pleurs. - " Que se passe-t-il ? " - " Cela fait plus d'une heure qu'elle est avec la petite qui vomit. C'est la troisième bouillie qu'elle refait. Je n'en peux plus j'attendais que vous arriviez. Il faut que vous fassiez quelque chose, je m'en vais parce qu'elle me retourne les sangs. " Et elle claqua la porte. Gilbert entra avec précaution dans la cuisine ordinairement ordonnée. C'était un véritable capharnaüm. Des casseroles, des ustensiles partout, des légumes, du jambon, des torchons souillés, les murs et les meubles tachés et Martine en furie moitié pleurant, moitié criant, accrochée à Lucie : - " Tu vas manger dis ! Tu vas manger ! " et lui pinçant les joues pour lui faire ouvrir la bouche, alors que la petite se débattait en larmes serrant les gencives et repoussant la louche avec ses petites mains que Martine n'arrivait pas à bloquer. Gilbert en ressentit un crève-cur, en même temps qu'il se sentait paralysé. Pour qui allait-il pencher ? - " Martine, Martine, ma chérie je t'en prie calme-toi ". Elle bondit, le repoussant vers la porte : - " Laisse-moi, c'est mon problème, elle DOIT manger. " Et elle le repoussa brutalement essayant de fermer la porte derrière lui . Pratiquement jeté dehors, il résista : - " Martine je t'en prie, repose-toi une minute. " - " Mais va-t-en, mais qu'est ce qu'il fout celui là dans mes pattes, se lamentait-t-elle, cuillère à la main. -" Laisse-moi ! Laisse-moi ! " gémissait-elle au milieu des pleurs du bébé. " Non ! Je ne te laisserai pas tant que tu n'auras pas repris ton sang-froid. Calme-toi. Elle n'a pas faim, ou elle est malade, tu recommenceras ce soir." Et il fit écran de son corps entre le bébé et la nourrice qui tentait désespérément de le contourner brandissant toujours la cuillère. - " Pousse-toi ! Pousse-toi donc ! " elle tirait sur sa chemise. Il lui saisit les mains. Elle se débattit et l'aspergea de soupe. - " Si tu continues tu vas piquer une crise de nerfs, je vais être obligé d'appeler un docteur. Je veux que tu arrêtes, tu m'entends ? " et il la secoua : " Ca suffit tu recommenceras ce soir, donne-moi cette cuillère ! " Elle se débattait les lèvres pincées ne voulant pas lâcher la cuillère qu'il avait empoignée, chacun la tirant. Alors il la traîna à l'extérieur, la repoussant et ferma la porte brusquement pour ne pas la laisser approcher. Elle tambourina de ses petits poings suppliant : - " Laisse-moi entrer, laisse-moi entrer!" Elle essayait d'arracher la poignée. - " Tu n'entreras que quand tu te seras calmée." Au bout de quelques minutes il l'entendit pleurer se dégonflant et elle renonça.
Un soir Martine s'aperçut qu'elle n'avait plus de lait en poudre, qu'elle avait fini sa boite de réserve sans faire attention. Le couvre-feu était tombé. Elle voulut à toute force envoyer Gilbert à la pharmacie d'urgence Place d'Armes en pleine nuit alors qu'une patrouille ou des terroristes pouvaient tirer à vue. Il était déjà presque endormi, elle le bouta du lit : - " Je n'ai plus de lait. " - " Et alors ? " - " Il faut que tu ailles en chercher. " - " Maintenant ? " - " Oui, maintenant ! " - " Mais il fait nuit, c'est le couvre-feu, tu ne sais pas que c'est interdit ? " - " Je n'ai plus de lait pour la petite cette nuit." - " Fais lui autre chose, ou elle attendra demain matin." - " Non il faut absolument qu'elle mange ce soir, il faut que tu ailles." - " Mais tu rêves, je peux être arrêté par les gendarmes ou même être descendu ! " - " Tu dis n'importe quoi pour ne pas y aller. " - " Laisse moi dormir, on verra demain... " Alors elle le supplia, se fit doucereuse, implorante. Comme il refusait toujours excédé, elle le traita de lâche, il n'avait pas honte, il tremblait comme une feuille pour faire cinq cents mètres. Comme il serrait les dents muet, elle le menaça : - " Si tu n'y vas pas toi maintenant, c'est moi qui irai. " - " Mais bon dieu ça peut attendre à demain ! " - " Bon tu l'auras voulu ! " et elle s'habilla. - " Tu es malade tu vas te faire ramasser. " - " Alors une dernière fois tu y vas ? " - " Non ! " Elle franchit la porte. Il crut qu'elle le faisait au bluff. Au bout de cinq minutes il descendit jusqu'à la rue. Elle avait disparu. Il se fit un mauvais sang d'encre de la savoir seule à la merci d'un mauvais coup. Au bout d'une demi-heure elle rouvrit la porte triomphante sa boite à la main : - " Tu vois, moi j'ai réussi ! " Il était cisaillé à la base. - " Tu as bien de la chance de n'être tombée sur personne. " - " Pardon je suis tombée sur une patrouille de gendarmes en camions avec des mitrailleuses. " - " Et alors ?? " - " Ils m'ont demandé ce que je faisais dehors à cette heure. J'ai dit que j'avais mon bébé gravement malade qu'il fallait que j'aille chercher un médicament spécial à la Pharmacie d'urgence. " - " Ils t'ont cru ? " - " Bien sûr ! Ils m'ont fait monter à côté d'eux, ils m'ont accompagnée jusque dans la pharmacie, même que je ne savais pas quel médicament demander pour la typhoïde et à la dernière minute j'ai dit au pharmacien de rajouter une boite de lait. Après ils m'ont raccompagnée jusqu'en bas en me saluant ! " Gilbert ne savait quelle lubie traversait Martine à certains moments. Pourquoi faisait-elle une fixation sur la nourriture alors qu'elle-même picorait comme un oiseau ? Quand ils avaient des invités c'était pareil, un gavage : trois ou quatre hors d'uvres, deux plats, deux ou trois légumes, salade, fromage, dessert, pâtisserie maison. Il se sentait gêné de cette opulence. Pour elle c'était moins pour en mettre plein la vue que par une sorte de jouissance intérieure, de démonstration de ses capacités, ou par crainte, mais de quoi ? De manquer ? Pourtant Martine même pendant la guerre n'avait souffert de rien. Peut-être un style d'éducation ? Ou peut être pour montrer son potentiel à ses proches malgré les revers de fortune Et cela ne lui passa jamais. Elle aimait nourrir... Au milieu de janvier 1962 une horreur encore plus révoltante transperça Oran comme la foudre. Le père et la mère de Prisca, l'ancienne collègue de Martine chez Maître Roux, ainsi qu'un oncle et une tante, ayant voulu gagner du temps et ne pas faire un détour pour rejoindre le Boulevard Sébastopol, avaient frôlé de trop près la Ville Nouvelle. Place du Docteur Roux ils étaient tombés sur une manifestation FLN. En quelques minutes la 4 chevaux était stoppée, entourée, lapidée. Les occupants étaient littéralement hachés vifs sans même être sortis de la voiture. Pantelants, encore vivants, la foule dansait pendant qu'ils agonisaient, puis, au son hystérique des you-you, incendiait leur cercueil les réduisant en momies. Pour l'enterrement la ville s'arrêta de vivre. Cinq mille personnes leur rendirent hommage dans leur ultime trajet vers le cimetière Tamasouët tout près du lieu de leur assassinat. Les manifestants se livrèrent à quelques pillages et lynchages et bloquèrent toute la ville paralysée par une grève générale.
Prisca restait avec la charge de quatre jeunes frères et surs.
Cette monstruosité sonna l'escalade des horreurs entre l'OAS qui voulait démontrer au FLN qu'il était incontournable, qu'il fallait compter avec lui dans les pourparlers en cours sur le destin de l'Algérie, et le FLN qui, pour presser les "négociations" et en terminer coûte que coûte, accélérait l'hécatombe en lançant ses commandos dans toute l'Oranie : bombes dans les marchés, grenades dans les bus, mitraillages aveugles, assassinats au rasoir ou au revolver. A Oran même il grignotait les rues enserrant le centre ; il fallait tenir à jour les rues ou les maisons évacuées afin de na pas se fourvoyer et le payer de sa vie. Mars fut l'apothéose de l'OAS qui conserva le dessus par des actions spectaculaires bien que le FLN, maintint sa moyenne quotidienne d'une quinzaine de morts. Se servant de sympathisants algériens ou de harkis, l'OAS battait le FLN dans le coup de la voiture piégée : le 28 Février elle obtenait cinquante morts en plein Village Nègre. Le deux Mars elle en comptait cinquante-sept, abattus de différentes façons y compris les ratonnades et lynchages. C'était devenu une vraie guerre d'escarmouches et d'embuscades à la lisière des quartiers, la nuit et même le jour, afin de repousser la pression de la masse musulmane. Le général Katz avait interdit â l'Armée régulière toute initiative ou parti pris pour les Européens, même si elle assistait à un enlèvement ou à une exécution. Le seul rôle de l'Armée devait être la protection des forces de l'ordre, l'appui aux Gendarmes Mobiles et CRS chargés de mater la résistance de l'OAS, ce qui revenait à abandonner la population européenne.
C'est que de Gaulle en avait vraiment assez de ce merdier ; il voulait en sortir, s'en dépêtrer coûte que coûte, symétriquement OAS et FLN. Aussi ses « négociateurs » étaient-ils "priés" de ne pas faire de « zèle ». Charles leur coupait sans arrêt l'herbe sous les pieds. Dès qu'ils voulaient débattre d'une clause, il faisait un discours ruineux ; alors qu'on achoppait sur le Sahara, sans en référer à ses subordonnés, il annonçait : - " Il est évident qu'une Algérie indépendante et associée à la France aura vocation à revendiquer le Sahara." Le FLN obtint peu à peu tout ce qu'il voulait "faisant manger son képi au général morceau par morceau " selon la formule avouée de Ben-Khedda. Pour l'opinion publique il accorda au Président de la République quelques débris comme Mers-el Kébir, sachant qu'on ne pouvait lessiver totalement le Général et son gouvernement, mais chacun savait qu'une fois l'Algérie indépendante elle ne resterait liée à rien et que la présence des Français et les garanties seraient à son bon vouloir.
A partir du 18 Mars jour de la signature du cessez-le-feu les actions, les exactions, les coups de force de l'OAS ne connurent plus de limite : mitraillage de la Préfecture haut lieu du pouvoir, embuscades, incendies Molotov des half-tracks, tirs de bazooka faisaient vingt morts le 20 Mars, sans dénombrer les blessés. A Alger le tir d'un mortier sur la casbah : vingt quatre tués ; le 21 dans Bab-el Oued dix lynchages ou exécutions. Le 23 une bavure : des appelés résistant à un barrage de l'OAS cinq jeunes métropolitains tués ce qui faisait basculer l'opinion d'une grande partie de l'Armée sur l'OAS et libérait certaines consciences. La journée s'acheva en véritable guerre de batailles de rues : hélicoptères mitraillant ou lâchant des grenades, avions de chasse mitraillant les toits, tirs de bazooka en pleine ville : quinze tués dans les forces de l'ordre, vingt pour l' OAS. Oran et Alger étaient en état de siège, bouclés par des cordons de véhicules blindés et des milliers d'hommes. Le quadrillage intense permit de passer la ville européenne au peigne fin. Chaque immeuble, chaque appartement était fouillé avec une minutie digne d'un régime totalitaire : poêle à frire, vidage des armoires, déplacement ou renversement des meubles, sondage des personnes des murs et des sols. Toute personne découverte en possession d'arme était immédiatement déportée dans les camps, certains diront remis au FLN pour fournir du sang à leurs blessés jusqu'à ce que mort s'ensuive. Le bouclage ne prit fin que le 29 après qu'on ait donné les chars. La folie atteignit son comble le Lundi 26 mars rue d'Isly quand la troupe à bout de nerf ouvrit le feu sur la foule, après qu'un provocateur ait déclenché un tir sur les deux rassemblements antagonistes : deux cent cinquante morts ou blessés. Le 8 Avril le référendum entérinait les accords d'Evian consacrant la naissance de la Nation Algérienne. Cela n'arrêta pas la litanie monotone des morts. Le FLN prit de la hauteur alors que pour l'OAS c'était déjà le déclin : le 25 Mars le général Jouhaud second de l'OAS avait été capturé, le 20 Avril ce fut le tour de Salan lui même. L'encadrement s'échappant, l'OAS déliquescente dérapa dans l'anarchie pour s'éteindre dans le nihilisme et le banditisme purs et simples. Malgré ses menaces et ses destructions spectaculaires, dans une atmosphère de fin du monde, l'exode entamé quelques années plus tôt enfla considérablement alors même que les moyens d'évacuation subissaient des restrictions organisées, précipitant la panique, conjuguée à l'apocalypse attendue des Algériens. Avril, Mai, sonnaient le temps de la revanche pour les Algériens. Leur victoire ne faisant plus de doute, l'audace s'empara des foules. Le pays leur étant promis après un si long combat incertain, l'impatience du triomphe les conduisait à multiplier exactions et vengeances. L'Armée française, l'arme aux pieds, recevait l'ordre d'évacuer les garnisons du bled, abandonnant à la vindicte les villageois, les colons, les harkis, les musulmans francophiles. En vertu des accords du cessez-le-feu il lui était interdit de s'opposer ou même de s'interposer entre bourreaux et victimes : elle devait évacuer les casernements et se regrouper dans quelques cantonnements en bordure de la mer, et ne pas en bouger même si on appelait au secours ou si elle entendait des cris d'agonie. C'est ce qu'elle fit la plupart du temps, alors que les forces de l'ordre, sous Katz, continuaient à persécuter les Européens jusqu'aux derniers jours de Juin, à cause de l' OAS.
On ne comptait plus les enlèvements, les disparitions, les tortures, les mutilations, les viols, les égorgements, les éventrations désordonnés que rapportaient les colons fuyant les villages d'Oranie. L'état-major releva cent quatre vingt douze disparitions prouvées pour le mois de Mai. La population européenne et ses satellites devenaient un gibier pour les hordes enragées et les troupes enflammées de l'ALN arrivant du Maroc, victorieuses sans combat. Après le premier juillet elles firent payer chèrement leurs deuils de sept années de guerre, surtout à Oran et sa province où la résistance de l'OAS s'était regroupée jusqu'au dernier moment. Dans la monotonie de l'horrible, la lassitude des consciences, le renoncement à l'honneur, dans le devoir oublié...
Fin mars la voisine musulmane qui s'occupait de la grand mère paternelle, une fois la pension du mois d'avril réglée, fit savoir à Gilbert que la vieille Madame Danan était certainement mourante, elle ne s'alimentait plus et était presque inconsciente. Elle lui affirma qu'il n'était pas utile de venir la voir car elle ne reconnaissait personne : - " De temps en temps seulement dans la nuit, elle réveille la maison en appelant votre père, mais elle n'a plus sa tête. Il faudra prévoir l'enterrement sous peu." affirma-t-elle. Gilbert lui recommanda de le rappeler dès qu'elle sentirait que la dernière extrémité approchait. Mi avril Madame Boukanoune le rappela : - " Cela fait trois jours qu'elle ne s'alimente plus, elle respire à peine. Ca peut arriver d'un instant à l'autre. " Gilbert appela Armand : - " Veux-tu que je m'en occupe ? " - " Non, c'est ma mère, c'est à moi de lui fermer les yeux. " Il arriva aussitôt. Malgré les changements dans les Etats-majors, il obtint rapidement un laissez-passer de l'armée française, et son équivalent du FLN, pour circuler dans Oran. Il prépara les funérailles, achetant à prix d'or les offices d'un Rabin et des onze personnes nécessaires pour faire la prière des morts. Tous tremblaient pour leur vie d'aller rue Saint Philippe dans l'antre des terroristes.
Mais la vieille femme ne voulait plus mourir. Elle avait reconnu son fils fidèle et cela lui avait redonné de l'appétit. Jour après jour Armand fut obligé de rester près d'elle jusqu'à la nuit, croyant qu'elle allait lâcher son dernier soupir, mais ce n'était que fausses alertes. Une fois, tard le soir, au moment de regagner la DS, deux arabes le brutalisèrent, ils allaient le faire passer, quand un voisin, aux cris, s'interposa leur expliquant en Arabe (qu'il comprenait): - " C'est Armand! Il est avec nous, tu es fou c'est un ami qui paye bien. " Ils s'excusèrent et le ramenèrent jusqu'à la place d'Armes. Il dut annuler à deux reprises sa place de retour et à chaque fois malgré son pouvoir, il n'obtenait de réservation qu'après de nombreuses palabres au cours desquelles il lui fallait déployer tous ses talents et ses relations. Enfin un matin sa pauvre mère épuisée par la lutte passa, le remplissant de soulagement malgré son chagrin. Il réussit à faire venir au domicile toute l'équipe religieuse à bord de trois voitures arborant en tête le drapeau et un chauffeur FLN, dans lesquelles les pauvres juifs tremblaient comme des feuilles ; les longues prières furent rapidement récitées avec les inclinaisons rituelles et une progression inhabituelle sur les textes. La mise en bière se fit également sans allonger les simagrées et le cortège repartit vers le Cimetière Juif affublé du cercueil sur une galerie. A la frontière des territoires il retrouva un véhicule militaire que les autorités avaient mis à sa disposition qui se plaça en tête. Remontant le Boulevard Joffre qui était un no man's land sanglant ils longèrent la ville Nouvelle pour accéder au cimetière Israélite traversant une foule stupéfaite de voir des juifs en tenue et cette double escorte. La vieille maman eut à nouveau droit à toutes les supplications qui devaient lui ouvrir les portes du Paradis, alors que militaires et FLN s'observant attendaient l'arme au pied. Armand recommanda l'entretien de la tombe au gardien arabe le gratifiant grassement pour plusieurs mois. A nouveau l'escorte fendit la foule ébahie. Armand récompensa tout son monde à sa manière et remercia le ciel in petto d'avoir veillé sur lui. Ces neufs jours de calvaire restèrent gravés dans sa mémoire comme un morceau de bravoure et c'était une tartarinade de le voir mimer la manière dont il avait apitoyé le colonel qui lui avait accordé l'escorte, ou la tête des Juifs encadrés par le FLN et par l'Armée française en même temps. A la fin il avouait : - " Ça ma coûté le prix d'une voiture ! Mais je ne regrette rien, c'était ma mère, et une mère on n'en qu'une ! "
Le 25 Mars était un Dimanche. Depuis le 19, pour saluer l'arrêt officiel des hostilités, les combats avaient fait rage dans le centre ville et la rue d'Arzew : grèves générales, manifestations, rafles, bouclages, fouilles, batailles de rues se succédaient pour honorer dignement le cessez-le-feu ordonné la veille. Mais les dimanches habituellement, Katz remisait ses chars, ses avions, ses hélicoptères et l'OAS donnait congé à ses commandos. On relâchait la pression accordant une pause à la population. Le seul délassement où tout le monde pouvait se retrouver en civil restait les quelques cinémas du centre ; la population européenne s'y abandonnait à rêver. La télévision n'existant pas, ils restaient la seule distraction accessible pour échapper à la fournaise quotidienne, et fonctionnaient allégrement. Bondés ils arrivaient à faire trois séances le dimanche après-midi malgré les tirs sporadiques dans les quartiers plus excentrés et l'hommage à Charon habituels car le repos hebdomadaire des musulmans se trouvait être le vendredi... Oran était privilégié : à ce jour une seule bombe avait éclaté dans une salle ; de même, l'attentat à la voiture piégée était relativement rare. Pourtant ce mois-là un véhicule explosa au Port tuant une centaine de personnes de toutes confessions - suivie de celle du Village Nègre pour le même score, ce qui stoppa ce type d'action.
Confinés dans l'appartement depuis plusieurs jours Martine et Gilbert avaient décidé d'aller voir un film, était-ce la Dolce Vita ?. Le Colisée offrait l'avantage de n'être qu'à trois cents mètres de l'appartement en plein quartier européen. Marthe était venue garder Lucille et préparait quelques pâtisseries. Martine et Gilbert s'étaient installés dans les premiers rangs de balcons pour la deuxième séance de l'après-midi. On en était aux préliminaires publicitaires d'Afric-Film, quand il se fit un tumulte. Des cris s'élevèrent, on crut un instant à une simple bagarre mais un mouvement se déclencha vers les portes. Immédiatement sur le qui-vive les gens pensaient à un attentat et se mirent à crier : "Allumez. Allumez. ". Enfin la salle s'éclaira, le film s'interrompit. A chacune des sorties on aperçut des hommes en arme brandissant mitraillette ou colt 45, certains munis du brassard noir de l'OAS. Au travers du brouhaha et des claquements de siège provoqués par le public commençant à s'enfuir, on entendait maintenant venant de la rue les détonations sèches de mitrailleuses, des P.M. Un combat de rues se déroulait à l'extérieur qui expliquait partiellement cette intrusion. De l'entrée une voix émue s'éleva dominant le brouhaha : " Oranais, Oranaises, l'OAS a besoin de vous. Notre chef le Général Jouhaud est encerclé. Nous avons besoin de tous les hommes pour desserrer l'étau des barbouzes, il faut le libérer ! Pressez-vous ! Les hommes sortiront d'abord, les femmes après. Évacuez rapidement ! Dépêchez-vous ! " Un ou deux hommes en armes avançaient dans les rangs pressant les plus jeunes, alors que le tumulte gagnait et que les portes étaient prises d'assaut par la foule affolée. Depuis les premiers cris, Martine avait saisi la main de Gilbert et tournée sur son siège regardait avec affolement les sorties et le monde se dépêchant pour accéder à l'air libre. Gilbert la maintenait assise sur son siège : - " Du calme, on a le temps, les portes sont encombrées. Attendons. " Leur rang s'était vidé. Martine se mit debout affolée et le tirait : - " Viens, dépêchons-nous ! sortons, il ne faut pas rester ici." - " Non, calme-toi, ici nous ne risquons rien. C'est dehors que ça se passe. Reste assise il n'y a pas le feu." - " Non, non ! Il faut partir, je ne veux pas rester enfermée. Sortons ! " Et elle l'attirait brutalement de toutes ses forces. Lui la retenait : - " Tu vas nous jeter en pleine bataille au milieu de la mitraille. Attendons que les portes soient dégagées. Viens près de moi. " Martine dégagea brutalement sa main. Elle agita sa tête négativement, les yeux écarquillés et cédant à une sorte de panique elle se rua rejoindre la foule agglutinée derrière la porte étroite où elle se perdit. Gilbert était consterné, chagriné : son épouse l'avait abandonné devant le danger, elle avait suivi sa propre voie ; elle avait renoncé instantanément à la confiance en lui, en leur couple, elle l'avait lâché. Peut-être avait-elle pensé instinctivement à Lucille, à sa mère, avant lui. Il attendit qu'il ne reste presque personne pour sortir. Dans les rues quelques rares passants courraient dans toutes les directions. Quelques-uns étaient armés se dirigeant vers la bataille. Au loin du côté du boulevard Front de Mer la fusillade ne ralentissait pas. Un avion tournait dans le ciel mitraillant les toits. Gilbert aperçut au bout de la rue des chars AMX à contresens se dirigeant vers le square Cayla tous volets baissés. Il n'était pas assez concerné pour prendre une résolution hasardeuse dans un combat où il ne savait pas où était le bon droit. Leur engagement était courageux mais désespéré, Katz était très malin et le plus fort. Malgré que ce fut Jouhaud, l'Oranais, il décida de rentrer sans plus réfléchir. Il retrouva Martine, avec Lucille dans les bras. Elle lui fit un sourire implorant : - " Ça a été plus fort que moi. Je ne pouvais rester enfermée..." - " L'essentiel est que tu sois rentrée saine et sauve. N'en parlons plus." Au milieu davril il y eut un nouvel appel solennel pour que la population civile rapporte sans conséquence, les armes dans les commissariats, même de manière anonyme. Personne n'y crut, ni Gilbert. Le mieux si on voulait s'en débarrasser c'était l'égout. Ou les poubelles du voisin, bien qu'elle ne fussent plus relevées. Gilbert avait collé le parabellum d'Henri dans un double-fond, sous la bouteille Butagaz d'un radiateur d'appoint qu'ils avaient récupéré du petit appartement où aucun chauffage n'avait été prévu. Il l'avait remisé dans un placard, le dissimulant sans le cacher. Martine n'était pas au courant. Par un sentiment de dernière extrémité il gardait l'arme à portée de main, car il avait encore devant les yeux les photos atroces des dépeçages que lui avait montrées Hans. ( Gilbert avait appris par Ernest qui, de loin en loin avait correspondu avec eux deux, que son ancien ami s'était compromis avec l'OAS accompagnant ses officiers dans la rébellion et la forteresse.)
Puis les bouclages et les perquisitions s'abattirent à une cadence effrénée. Auparavant Gilbert avait eu l'avantage de visites domiciliaires mais elles avaient été assez correctement faites sans brutalité ni méticulosité. Le 14 à l'aube les chars et les AMX prenaient place tout au long de la rue Général Leclerc alors que des escouades disposaient les chevaux de frise. Bientôt les Gendarmes commençaient la fouille systématique maison par maison. Les toits, de même que les portes et couloirs d'immeubles avaient été investis pour empêcher toute fuite ou mouvement de l' OAS. Des hélicoptères tournaient dans le ciel surveillant l'opération. Vers neuf heures un haut-parleur ordonnait d'ouvrir toutes les portes extérieures et intérieures des immeubles, et de faciliter les fouilles sans opposition, par l'ouverture préalable de toutes les chambres et des mobilier. Gilbert s'était habillé, tandis que Martine en robe de chambre vaquait à la cuisine au biberon . Trois G.M. entrèrent. L'un d'eux salua et se mit en faction à la porte, mitraillette armée braquée, tandis que les deux autres s'affairaient. Sans ménagement ils vidèrent au sol tout le linge des armoires, le contenu des tiroirs et des meubles, la vaisselle des buffets sans rien casser. Surveillés par Martine, énervée du désordre, ils déplacèrent les meubles, observèrent le dessus et le dessous avec leurs mains, éclairant avec une lampe spécialement adaptée ; examinèrent les lustres, les dessus de porte, les radiateurs, les fauteuils et les chaises : ils essayèrent de décoller la moquette. Ils passèrent la poêle à frire dans les lits défaits. Arrivant à la penderie où se trouvait le chauffage ils décrochèrent les vêtements qu'ils tâtèrent un par un. L'un d'eux sortit le radiateur, le bascula à moitié pour en voir le socle, ouvrit le capot, éclaira l'intérieur, en examina les parois, puis le referma. Le pistolet Hersthal était collé sous la bouteille. Gilbert atterré se demandait si la catastrophe allait se produire et volontairement tournait le dos. Le chef appela Gilbert : - " Monsieur, bras en l'air." et pendant qu'il le braquait, son camarade glissa ses mains sur le devant et le derrière du corps de Gilbert. "A Madame. " fit-il sans quitter Gilbert des yeux. Son camarade fit subir le même traitement à Martine, pendant que Gilbert rougissait. " Le bébé défaites-le. " - " Le bébé ? " - " Oui, s'il vous plait, déshabillez-le. " Martine ouvrit les langes de Lucie, la mettant nue ; après avoir tâté les linges les deux acolytes s'en furent. Le chef en saluant autorisa :- " Vous pouvez fermer votre porte, mais ne sortez sous aucun prétexte; ne vous mettez pas aux fenêtres, vous pourriez recevoir un mauvais coup." En les voyant s'en aller Gilbert se souvint des fouilles finalement plus humaines des parachutistes, qui rangeaient la vaisselle avant de prendre congé.
Personne n'était plus surpris des absences soudaines. La plupart du temps, heureusement il s'agissait de départs intempestifs de précaution. Les gens vous serraient la main, vous disaient : " A demain ". Le lendemain vous les attendiez ; vous vous renseigniez auprès des voisins : " Ah, ils sont partis sans tambour ni trompette. Ils avaient demandé des places de bateau sans rien dire. Ils les ont eues." - " Mais leurs meubles ? Leur appartement ? Leur voiture ? " - " Tout est là ; vous voulez les clés ils nous les ont données. " C'était surtout vrai dans les quartiers extérieurs, à risque, rapprochés ou tangents des zones habitées par les Arabes. Deux ou trois voisins abattus ou blessés déclenchaient une vague de dépeuplement qui faisait boule de neige car un îlot clairsemé attirait la pression de la population musulmane qui s'épandait peu à peu comme une tâche d'huile. Tous n'étaient pas des assassins mais comment les reconnaître et savoir quand et pourquoi ils le deviendraient. Une voiture ou un appartement pouvaient devenir bien tentants. Souvent les voisins musulmans proféraient un avis amical : - " Vous savez on vous aime bien. On a entendu des Arabes parler de votre appartement. Alors on préfère vous avertir. On ne sait jamais." Vrai ou faux ? Cela revenait au même, alors on allait secrètement au Secours Catholique attendre son tour du contingent de places de bateau et on s'enfuyait en n'emportant que deux ou trois valises. Certains se plaignaient à l'OAS qui déclenchait alors une action de rétorsion reculant un peu l'échéance.
Quand la famille Danan avait transféré le siège directorial en France, on avait remis à Gilbert la responsabilité des trois magasins. Dans celui de Bel-Abbés Anna Kalfoun une jeune fille maintenant mariée, que Gilbert avait prise à lépoque en apprentissage, travaillait seule. On l'approvisionnait par colis confiés aux Transports Routiers. Et quand ils devinrent trop irréguliers, par voie ferrée. Les travaux photos prenaient le même chemin avec des délais de plus en plus longs, mais c'était la guerre chacun le comprenait. Elle tint jusqu'au mois de février. Puis elle renvoya les clés. Elle avait abandonné le travail. A Oran, "Armand Photo ", pilier des établissements, employait, outre Gilbert qui se partageait entre les deux magasins, Geneviève Huertas employée depuis une vingtaine d'années entrecoupées par son mariage et deux grossesses, fidèle parmi les fidèles. A son heure elle avait deviné, avant même Gilbert, la conclusion de sa romance avec Martine. Son mari travaillait à la DCAN, elle habitait les Castors - Arsenal quartier exclusivement réservé aux travailleurs de la Marine, bien préservé - sauf quand il fallait prendre les transports en commun, mais on s'arrangeait le plus souvent entre amis pour aller en ville en voiture. A cause de sa mère et des enfants qu'elle hésitait à laisser seuls, elle cessa son travail dès février. Le chef d'atelier Manuel Padilla, légèrement communiste, (ses parents avaient quitté l'Espagne à cause de la Phalange) demanda son dû dès janvier pour partir à Alicante. Le second, Claude Mamann apparenté OAS tint jusqu'au début d'avril. Habitant le quartier juif, il escortait souvent Marie-Louise Hatchuel. Un jeune apprenti Dominique Cortinelli, corse, était le neveu d'un inspecteur de police - et de sa femme relation d'Armand. Début Mars il suivit son oncle muté. A "Reflets de France " il y avait un laborantin Laurent Rousselet né de parents métropolitains qui avaient viré la cuti ; il tint jusqu'en Mars. Le fils d'un médecin, relation de famille, placé en apprentissage amical en 1961 ne vint plus dès le début Janvier. En Février Yvonne Hadida une jeune vendeuse, se mariait et partait à Paris. La dernière à tenir presque jusqu'au bout fut Marie-Louise. C'était une vieille fille un peu hargneuse d'une quarantaine d'années, qui en paraissait dix de plus, l'aspect sévère, mal attifée, laide et sèche. Malgré les hauts cris de la famille, Gilbert l'avait embauchée comme secrétaire aide-comptable par une sorte de sympathie incompréhensible, arguant que ses capacités correspondaient aux besoins. Il avait bien fait. Extrêmement scrupuleuse, d'une honnêteté à toute épreuve, dure au travail, méticuleuse dans les détails, mémoire vivante, merveilleux agent d'exécution, elle se dévoua à Gilbert dans une sorte de reconnaissance mutuelle de sentiments et de longueurs d'onde. Si ce n'était sa vieille mère dont elle prenait soin, elle était libre et ne chinoisait pas son temps. Elle devint très vite le meilleur des factotum et une amie. Malheureusement, elle habitait en plein cur du Quartier Juif ; ce coin devint une enclave retranchée, une forteresse subissant les assauts répétés des musulmans qui avaient conquis toute la Basse Ville sauf celui-là. En avril elle ne put plus en sortir jusqu'en juillet. Alors il ne resta plus fidèle au poste, que Martine, agent de liaison ou général ; elle se dispensait dès quelle avait épuisé les tâches ménagères, et le coiffeur, rituel auquel elle ne renonça pas, même au plus fort des batailles... Jusqu'à ce qu'un jour elle rentra atterrée, sautant sur Gilbert : - " Quelle catastrophe! Je crois qu'on va être obligé de partir nous aussi ! " ? " Qu'est ce qu'il y a ? Tu as perdu quelqu'un ? Il y a eu un attentat ? " - " Non, ma coiffeuse !!!" ? " Corinne, elle a été tuée ? " - " Non ! Pire, elle est partie sans rien dire ! Comment je vais faire maintenant !? " Gilbert soulagé . - " C'est la guerre ! "
Par une sorte de défi, Gilbert compensait chacun de ces départs par un regain d'activité personnelle. Il fit tourner les deux magasins sans aucune interruption, sauf les jours de grève obligatoires, ou de bouclage. Mais en juin il dut fermer aussi Armand Photo. Il n'était cependant pas le seul à tenir, car on savait que magasin fermé ou abandonné égalait pillage ou plasticage. Les deux derniers mois avec Martine et Marie-Louise il concentra l'activité sur "Photo de France ", rue d'Arzew d'où il pouvait réintégrer le domicile beaucoup plus vite que celui du Boulevard Clemenceau qui faisait partie d'un autre secteur de bouclage. Ayant réuni les stocks encore considérables, il ne manquait de rien pour travailler. Vivant sur eux. il ne faisait plus d'achats, et navaient plus de personnel à payer. Il travaillait au labo jusqu'à l'heure du couvre-feu, faisant marcher deux, trois machines à la fois, abattant à lui seul le travail de quatre personnes. Pendant qu'il était au labo Martine recevait au magasin des centaines de pellicules en noir et blanc - ( la couleur, encore pas au point ne faisant que commencer, était traitée à l'extérieur.) Comme aussi les points de vente périphériques avaient cessé d'exploiter pour la plupart, les gens affluaient au centre ville pour révéler leurs dernières photos sur lesquelles ils avaient consigné les souvenirs les plus chers. Ils étaient toujours pressés et Gilbert faisait tout pour tenir les délais. En plus des pellicules il vendait aussi beaucoup d'appareils photos et des jumelles aux militaires ; et une quantité d'agrandissements d'Oran, magnifiques photos prises d'hélicoptères de jour et de nuit par un pilote qui lui avait revendu des négatifs. Elles embrassaient Oran de plusieurs points de vue comme jamais on n'avait pu l'admirer de la terre, avec la Vierge comme point d'orgue. Il en débitait chaque jour des dizaines qu'il fallait tirer. Ayant réduit tous les frais Gilbert envoyait chaque jour la recette en France par la Poste. Ce fut une véritable fortune qu'il transféra ainsi vers sa famille à Paris. Pour sa peine il avait porté son salaire à deux mille nouveaux francs alors que chaque jour les mandats oscillaient entre quatre et six mille, deux ou trois fois ce qu'on faisait à Paris frais non déduits. Une fois par semaine on lui téléphonait pour l'interroger sur ce qui se passait, mais il ne parlait guère des dangers qu'ils courraient lui et sa famille. Martine se fâchait quand au téléphone, à la question : - " Comment ça va là-bas ? " il répondait tout bonnement : ? " Ca peut aller ! On est toujours vivant, on travaille dur ! " Quelquefois elle lui arrachait le téléphone pour décrire une atrocité récente. Alors Clara lui répondait : - " Vous exagérez certainement, ma chère ! " Les autres l'oubliaient, ne voulaient pas savoir. Seuls les inquiétaient les affres de Paul, qu'ils ne comprenaient pas.
A part la bastonnade du boulanger algérois lors de son service militaire à Alger, Gilbert cantonné au centre ville n'avait jamais vu une mise à mort humaine, un lynchage. Les journaux en parlaient quelquefois en deux mots, les condamnant. Quelques personnes y faisaient allusion rapidement avec dégoût, mais cela restait pour lui de la littérature, une horrible chose abstraite, plus infamante qu'une balle dans la tête mais moins abominable qu'un dépeçage dont il avait vu le résultat. II lui fut donné d'être le spectateur d'un de ces crimes collectifs qui auraient ôté toute valeur au genre humain, si parallèlement il n'était pas capable d'actes d'abnégation et de sacrifice pour le tirer de l'enfer. C'était un matin de mai. Gilbert s'affairait dans le magasin organisant le travail de la journée. Des cris fusèrent venant de la rue; il se déplaça vers le pas de la porte pour identifier le trouble. Remontant la rue un groupe de gitans poursuivait un jeune homme algérien mais habillé à l'européenne. Ils devaient être six ou sept ; leur proie semblait être bien bas déjà, car elle n'avançait que poussée en avant, titubante. Depuis combien de temps jouaient-ils avec, le maintenant en vie pour leur plaisir ? Il était au bout de sa résistance, de son désir de vivre, car il ne se relevait plus que par intermittence. Il accusait les coups qui lui faisaient essayer de parcourir quelques mètres encore pour la joie des sadiques. Alors ils pouvaient plus commodément frapper et torturer le pauvre type dont le sang gouttait sur la longueur de la rue laissant témoignage de son calvaire.Le groupe plutôt mal vêtu, cheveux longs et patillas, s'exprimait en espagnol. Deux se servaient de matraques en bois, genre manche de pioche raccourci ; deux autres tenaient des couteaux longs et effilés, des navajas, d autres se servaient d'échardes de bois, longues et pointues comme des baïonnettes. Toutes ces armes étaient rouges, dégoulinantes de sang. Le pauvre hère s'abattit une nouvelle fois près du trottoir, sur la chaussée à deux mètres de Gilbert. Quelques passants faisaient un large détour, regardant de côté d'un air absent, pressant le pas pour échapper à l'horreur et à la honte. L'un des tortionnaires, dans un grand élan pris sur ses pieds écartés, abattit sa matraque une fois sur les reins dans un bruit sourd, une autre fois sur la tête qui vacilla sous le choc faisant un bruit sec et creux. Un autre le tira vers le haut par la veste pour essayer de le remettre sur pied. Comme il n'y réussissait pas il lui porta un, puis deux coups de sa baïonnette de bois dans le dos et sur le côté qui firent se cabrer le pauvre corps. Gilbert à ce moment vit le visage et les yeux du malheureux. Plutôt fin de visage, cheveux noirs et crépus, de grands yeux horrifiés ayant perdu la raison et quitté la terre. Il devait avoir vingt-et-un ou vingt-deux ans, l'âge de Paul. ( Pourquoi pensa-t-il à lui ?) Avait-il seulement vu Gilbert ? ? " Lleva-te moro, lleva-te burro " criait une des canailles lui donnant des coups de pied. Gilbert immobile, sur le pas de la porte, ne pouvait enlever de son visage un masque de dégoût et de réprobation, hochant la tête comme s'il allait cracher ou vomir. Un des bourreaux à un mètre lui cria d'un air provoquant - " Que aye ? es un moro assassino ! " Alors qu'il agitait les mains doù une lame rouge s'égouttait. Gilbert ne répondit pas, gardant son visage dévasté. Le malheureux réagissait encore sous les coups de pied, et après une ou deux bourrades dans les côtes du bout de la matraque, essaya de se mettre debout. Au ras du sol il tituba, parcourut quatre ou cinq mètres en zigzagant et s'affala à nouveau lorsqu'il eut reçu d'un autre salop deux coups de couteau dans le dos et les reins. A terre ne bougeant plus les diables l'achevèrent par quatre ou cinq coups qu'ils donnaient sans précipitation, à tour de rôle, attendant qu'il remue pour continuer à le faire souffrir. Gilbert ne put regarder davantage : rentré il téléphona au commissariat central pour avertir qu'une ratonnade avait lieu en pleine rue d'Arzew, ce qui fut enregistrée par l'autorité.
Quelques jours plus tard au début de l'après-midi, alors qu'il était enfermé dans la chambre noire aux prises avec les cuves à développement, Martine tambourina brutalement à la porte du sas l'appelant en toute hâte. Elle lui souffla à voix basse : - " C'est l' OAS. " Clignant des yeux pour s'habituer à la lumière il aperçut deux jeunes gens correctement habillés portant un brassard noir sur le bras gauche. Un troisième acolyte se tenait appuyé contre une voiture stationnée devant le magasin, avec un P.M. Alors que l'un des patriotes surveillait le magasin, un pistolet à la main, l'autre avait ouvert les vitrines de l'intérieur. Deux clients qui étaient dans la boutique s'esquivèrent. Gilbert s'approcha de ce dernier client et l'interrogea : - " Vous désirez acheter quelque chose ? " L'amateur le foudroya du regard : - " OAS ". Il tenait deux appareils Foca et une jumelle. Gilbert savait bien de quoi il en retournait : - " Vous avez un bon de réquisition et un ordre de mission ? " L'individu surpris le regarda d'un air furibond, il ne devait pas en être à son coup d'essai. Il posa lentement les appareils de la main gauche, et de la droite empoigna le P 38 qui était glissé dans sa ceinture. Gilbert remarqua que le cran de sûreté était enlevé, ce qui était de la plus grande imprudence. Le voleur fixant toujours Gilbert avec des yeux méchants le doigt sur la détente, lui piqua l'estomac le faisant reculer de deux ou trois coups appuyés : " Çà ça ne te suffit pas comme papiers ? " - Gilbert esquissa un sourire :- " C'est bon, mais moi aussi j'en fais partie. C'est d'accord prenez-les mais envoyez-moi le bon de réquisition. " Possiblement ébranlé par l'affirmation de Gilbert, ou son humour, l'énergumène prit la sortie calmement en roulant des mécaniques, suivi de son acolyte, leurs armes toujours dégainées. Une fois dans la voiture elle démarra sur les chapeaux de roues dans le style des films de gangsters. Alors que Gilbert était pâle Martine était écarlate. Elle s'était dominée et avait attendu la sortie du bandit pour exploser : - " Alors tu es fier de toi, tu aurais pu te faire tuer pour un appareil, espèce d'idiot ! " Gilbert s'écrasa. C'était vrai plusieurs hold-up avaient mal tourné et quelques jours auparavant un bijoutier qui avait voulu résister s'était fait descendre. D'un autre côté il était satisfait, il avait certainement évité qu'on lui vide la vitrine. Et puis il avait un peu calmé sa conscience qui l'interpellait pour ses précédentes reculades. Son score remontait. Il eut encore une chaude alerte qui aurait pu mal tourné. Fin mai, le magasin attenant à "Photo de France " sur le boulevard n'ouvrit pas. Des grilles renforcées en protégeaient les vitrines et l'entrée en forme de sas. Il appartenait à un juif Monsieur Kalfan qui faisait tailleur sur mesure et vêtements pour homme. Sa façade moins importante que celle de "Photo de France " comportait deux expositions en profondeur où étaient présentés costumes et pièces de tissus. Au bout de deux jours il ne fit de doute pour personne que le magasin avait été abandonné. Au début de l'après-midi suivant, on entendit un grand fracas de vitres brisées. Gilbert se mit sur le pas de la porte : une demi-douzaine de forcenés s'en prenaient aux grilles et aux vitrages les faisant sauter à coups de cailloux et de barres de fer. Au travers du ferraillage et des vitres brisées, il tirèrent vers l'extérieur les vêtements fixés aux présentoirs. Quand il n'y en eut plus, dautres s'attaquèrent aux grilles qui empêchaient l'accès. Il y avait maintenant une douzaine de personnes qui se livraient au pillage. A force de coups de pied et de torsions ils ménagèrent un passage dans le grillage par où les plus rapides s'engouffrèrent pour briser la porte vitrée. Elle explosa dans un grand fracas. Gilbert en vit ressortir emportant costumes et pièces de drap sous le bras, arborant de larges sourires. Il y avait maintenant un va-et-vient continuel de voleurs qui peu à peu ouvrirent complètement les portes. Des gens de tous âges se disputaient les dernières marchandises. Puis Gilbert vit passer des sièges, la caisse enregistreuse, de grands miroirs, des éléments de décoration, des éclairages, des meubles. On fracassait tout à l'intérieur pour escamoter n'importe quoi. A quatre heures et demi, en deux heures, il ne restait plus rien qu'un grand trou, et le plus grand comptoir intransportable. A cinq heures des jeunes arrivèrent avec des bouteilles d'essence qu'ils lancèrent à l'intérieur. L'un d'eux enveloppa un caillou avec un linge imbibé et le jeta allumé. Il y eut un embrasement, une explosion brutale qui secoua l'immeuble. Gilbert courut téléphoner aux pompiers et revint surveiller l'évolution de l'incendie. Peut-être parce que le magasin était vide, le sinistre ne prit pas une importance catastrophique mais les flammes dévorèrent les vitrines, léchant et noircissant aussi la devanture de "Photo de France ". Un attroupement s'était formé pour admirer le feu que les plus voyous nourrissaient avec tout ce qui leur tombait sous la main. Le foyer s'était déjà consumé lorsqu'une voiture de pompiers placides en éteignit les derniers effets et fit tomber les décombres qui pouvaient être dangereux. A six heures il ne restait plus qu'un trou noir fumant. Gilbert avait eu très chaud. Heureusement le mur mitoyen, maître, avait empêché par son épaisseur la propagation du feu. Certainement aussi la présence continuelle de Danan devant son magasin avait-elle empêché les vandales de déborder et d'appliquer le dernier mot d'ordre de l'OAS : ne leur laisser qu'une terre brûlée
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Sixième partie : 1962
Chapitre 30 : Apocalypse now ?
Martine et Gilbert avaient fêté le premier anniversaire de leur union pendant le séjour d'Armand. Pour Gilbert l'année passée avait filé à une vitesse folle, insensible. Son destin s'était forgé en partie malgré lui ; mais comme il n'avait pas de foi ou de volonté précises, il en avait accepté l'orientation et les impulsions données par les personnes les plus rapprochées de son existence. A vrai dire il n'avait réalisé aucun de ses projets de jeunesse : échec dans la littérature, échec dans son implantation professionnelle en France, au Brésil, dans son ambition de créer une galerie d'art et d'essai. Dans un certain sens échec avec Élisabeth. Il s'était découvert par surprise une voie inattendue par son mariage improvisé avec Martine l'oranaise. Sans elle il serait parti depuis longtemps en France ou ailleurs, loin, rechercher un passe-temps indéterminé. Mais il ne regrettait rien, il se laissait porter. Sa femme avait donné un sens à sa vie qui jusque là était dépourvue d'intérêt en profondeur. Il avait maintenant dans son cur, de ferveur que pour elle, pour Lucie, et pour Paul. C'étaient les trois personnages qui le touchaient au premier chef, lui-même s'excluant.
Par un hasard qui était une fatalité ces trois personnages étaient ancrés en Algérie. Chaque fois qu'un fait marquant, qu'un attentat terrible sonnait le glas ou le tocsin, il avait proposé à Martine de tout laisser tomber, de partir en France mais Martine refusait tout net. Elle se sentait liée, attachée à ses parents, responsable de leur confort et de leur moral. Pour eux, l'exil en France semblait encore impensable. D'elle ils ne connaissaient que Paris et ses hôpitaux ; et le Mont Saint Michel où ils avaient emmené à sa demande leur fils perdu pour un dernier cadeau. Fiers, ayant construit leur respectabilité malgré les revers, considérés par leur famille et leurs pairs, ils répugnaient, ne pouvaient envisager de quitter leurs univers natal, le cocon Pied-Noir où ils se sentaient autant Français qu'Espagnols ou Algériens, pour se propulser sur une terre inconnue, sans foyer, peut être sans travail, bien que la SNCF ait pris en charge certains collègues qui s'étaient lancés dans l'aventure. Elle leur avait trouvé quelques places subalternes, le plus souvent dans le Nord, à Lille ou Dunkerque en attendant de pouvoir mieux recaser les allogènes.
Antoine connaissait les lignes de chemin de fer d'Algérie par cur, tous les horaires et les difficultés des trajets. C'était le meilleur chef de train du dépôt d'Oran. Il ne se voyait pas étudier les horaires ou les trajets Saint Quentin - Mulhouse, ou accepter un poste inférieur dévalorisant. Il lui restait quatre ans pour la retraite. Il espérait les passer en Algérie avec ses collègues musulmans habituels qu'il pratiquait parfaitement et dont il était connu à tous les échelons. C'était encore plus difficile de sauter le pas pour Marthe, toujours effacée, timide, d'une naïveté exacerbée. On pouvait à peine l'envoyer seule faire quelques commissions ; pour elle prendre un taxi ou un bus approchait de l'exploit. L'affection de Martine pour ses parents, son attachement étaient extrêmes. Si quelquefois elle se permettait de s'emporter contre eux, elle ne tolérait jamais, même de Gilbert de réflexion vexante ou désobligeante sur leurs habitudes, leur manière de vivre ou les défauts que tout un chacun possède et dont on peut faire remarque sans méchanceté. Égratigner sa famille lui tirait des flammes. Gilbert les ayant reconnus respectables et d'un dévouement sincère n'avait aucune velléité de froisser ni Martine, ni ses beaux parents qu'il côtoyait avec naturel et sans préalable. Gilbert lui avait exposé les risques qu'ils courraient, au hasard des rues et des attentats, des plasticages ou des balles perdues. Dans l'hystérie de l'agonie de l'Algérie française le nombre de morts quotidiens se comptaient par dizaines à Oran et quelquefois par centaines pour l'Algérie sans prendre en compte les blessures graves. Mais Martine avait accepté le risque pour elle et pour chacun des membres de sa famille. Dans son for intérieur, elle gardait le remède secret de sa propre mort en cas d'un malheur irrémédiable. De plus elle savait qu'un déballage en France la jetterait par la force des choses dans la ménagerie de la famille de Gilbert dans des conditions précaires, alors qu'elle jouissait à Oran d'un confort moral et domestique sans équivoque. Pour Gilbert partir en France brusquement ne l'aurait pas contrarié si ce n'était qu'il aurait laissé Paul seul sur l'autre continent : moralement il se serait senti, vis à vis de lui-même, déserteur dans son affection. Il n'envisageait le retour qu'accompagné de Paul et craignait dans cette hypothèse, de se heurter durement à lui. Béatement fataliste, ou lâche, il admit les risques démesurés, peut-être aussi par jeu ou par défi du destin, négligeant la sagesse de fuir avec tous. Si jusqu'au mois d'Avril 1962 la névrose régnait en Algérie, à partir du mois de Mai ce fut la démence. L'OAS dans son agonie radicalisa sa tactique de la terre brûlée. A Oran entre dix et cinquante musulmans tombèrent chaque jour au hasard, dépassant le quota FLN ; les plasticages, les pillages, les incendies ne scandalisaient plus, et personne n'en cherchait les raisons ni les auteurs. A Alger pour donner un coup d'arrêt aux dizaines de meurtres d'Algériens, Si-Azzedine le chef FLN ordonnait le 14 Mai le mitraillage de la foule européenne : vingt morts et quatre-vingt blessés. Ils s'ajoutaient aux enlèvements quotidiens, aux exécutions de membres de l'OAS dont il arrivait mystérieusement à avoir les noms et les adresses. Plusieurs charniers furent retrouvés qui exacerbèrent encore la course aux attentats.
En même temps les représentants Algériens réclamaient à la France le maintien de "l'ordre" convenu dans les accords d'Evian. Aussi le gouvernement loyal et dévoué employa ses forces désuvrées par l'arrêt des hostilités contre le FLN et l'ALN à pourchasser les résistants. Il entama des séries d'arrestations préventives, d'emprisonnements prophylactiques, de déportations vers l'intérieur, de remises au FLN dirent certains, des activistes et des OAS. Les étudiants précédemment listés, furent pistés, leurs associations espionnées, certains éjectés en métropole à la minute, d'autre mis hors d'état de nuire. Les massacres prirent alors une telle ampleur dans toute l'Algérie que les chefs des trois factions, gouvernement, FLN, OAS établirent des contacts pour tenter de réduire l'hécatombe, sans pour autant freiner leur propre action. Tandis que le Gouvernement ouvrait librement toutes les frontières aux troupes extérieures de l'ALN, les armées françaises se regroupaient dans quelques cantonnements étanches et entamaient leur retraite vers la France.
Le 27 Mai Gilbert lut que toutes les associations d'étudiants avaient été dissoutes et interdites, que la plupart des cours étaient suspendus : les étudiants étaient invités à regagner leur foyer. Cela faisait plusieurs semaines qu'il demandait à Paul de partir en France ou au moins de revenir à Oran. Clara le tourmentait exigeant qu'il fit quelque chose pour son frère. On rapportait que les troupes de l'OAS avaient été vendues, que certains officiers ou cadres avaient livré leurs répertoires pour se blanchir et qu'elles aboutissaient bien souvent au FLN. Au comble de l'inquiétude il téléphona à Kader. Il lui expliqua franchement que Paul avait été embrigadé d'office pour soigner les blessés de l'OAS : il craignait qu'il n'ait été listé sur des notes ou sur des états de service. Kader fut formel : il devait quitter Alger tout de suite. Fermant aussitôt le magasin, Gilbert obtint beaucoup plus facilement qu'il ne croyait une place davion Alger-Oran pour Paul. Le soir même il lui communiqua à mots couverts que son ami lui avait confirmé le danger imminent et terrible qu'il courait. S'il ne rentrait pas aussitôt à Oran par la place qu'il lui avait retenue, il irait lui-même le chercher et ne repartirait qu'avec lui. Paul l'écoutait avec attention ; il connaissait la rumeur et avait déjà réfléchi à son départ qu'il projetait très prochainement. Gilbert fut intransigeant, il répéta que Kader lui avait explicitement indiqué qu'il pouvait s'agir d'heures. Il lui demanda de partir le lendemain matin dès la levée du couvre-feu, de se planquer hors de chez lui jusqu'à l'envol en retirant sa place à l'aéroport. Paul ébranlé appuyait qu'il n'avait fait que soigner des patients. Gilbert lui expliqua que marqué cette nuance n'avait pas de valeur dans l'état actuel des choses où on tuait sans motif. Paul finit par céder et promit de suivre ses instructions à la lettre. Gilbert exigea qu'il lui donne sa parole d'honneur et ne fut rassuré que lorsqu'il l'obtint.
Depuis son retour en Alger, Paul s'en était tenu le plus possible à son programme. Il était sorti de la sphère Action et ne voyait plus que de loin en loin ses anciens camarades dont Agostino toujours aussi bravache et enflammé. Au début autant que faire se pouvait, il suivait les cours et les T.P. qui étaient dispensés dans la mesure du possible. II étonnait certains professeurs par sa dextérité et son avance dans le maniement du scalpel et des pinces hémostatiques. Mais la plupart des profs savaient à quoi s'en tenir, sollicités eux mêmes pour de graves opérations d'appendicectomie qui se révélaient être en réalité des bouts de métal profondément fichés. Paul dans des conditions précaires, quelquefois sur des tables de cuisine, en avait secondé, puis remplacé plus d'une fois. Il était rattaché à un groupe appelé "Commando Z 4 " . Il avait en dotation deux petites infirmeries, l'une dans un entresol de boutique, l'autre dans un appartement. Il s'y rendait presque chaque jour. II y avait perpétuellement des blessés trop compromettants pour être conduits dans des lits d'hôpitaux. Peu à peu il avait du délaisser la fac à cause de la cadence à laquelle on amenait les blessés. Quelquefois il n'arrivait pas à regagner sa chambre se faisant coincer par le couvre-feu. Il s'endormait sur place, sur une chaise ou un brancard. Il commençait à être épuisé, à dormir très mal. Lui qui, plus jeune ne faisait que des rêves d'ange et dormait comme une marmotte, était maintenant perclus de cauchemars. Qu'il était loin le temps où il ne pensait qu'à rigoler et à danser ! Sa dernière danse il l'avait faite avec Gisèle à Montpellier il y avait bientôt deux ans. Depuis, que de chemin parcouru et quel chemin : du sang, du sang tout le temps ; des corps abîmés, déchiquetés, atrophiés, des cris, des regards implorants. La peur ! Que faire ? Reculer quand le fer était dans la plaie alors qu'il n'y avait personne d'autre. Les hôpitaux n'étaient plus sûrs et ils se faisaient rafler. Les grands pontes se défilaient, ne travaillaient que dans les hôpitaux. On l'appelait "Docteur" et il en tremblait. Heureusement il avait toutes les drogues qu'il voulait, il en usait sur les grands blessés, mais les réveils étaient douloureux. Une fois il avait du amputer un bras qui pendait arraché par une balle de 12.7 sur un jeune de vingt ans qui l'avait ensuite regardé avec haine alors qu'il l'avait sauvé d'une hémorragie fatale. Il n'en pouvait plus. Il l'avait dit au chef de réseau qui exigeait qu'il tienne encore quelques jours pour trouver un remplaçant. Gilbert arrivait à temps car il allait s'effondrer. Sa mise en demeure l'obligeait à rompre sa promesse. Il prépara un mot qu'il posterait à l'aéroport, pour son équipe s'excusant de craquer. Il emballa ses affaires dans une cantine où il inscrivit l'adresse d'Oran à l'intention de la concierge et prépara une petite valise pour le voyage du lendemain. Martine et Gilbert l'accueillirent avec une joie et un soulagement immenses. Il s'installa dans l'appartement familial que Gilbert, ou Martine, continuaient d'ouvrir et de fermer chaque jour pour montrer son occupation, pour tromper les pillards. Il demanda à s'isoler pour dormir les premiers jours et ne fit que quelques apparitions. Puis il prit l'habitude de déjeuner en famille. Martine faisait une cuisine divine qui le stupéfiait en comparaison des sandwichs rassis qu'il avalait habituellement. En une dizaine de jours il se sentit revivre. Il adorait samuser avec Lucie qui trottinait et passait des heures à jouer, comme un exutoire. Cependant on avait cru à une guerre terrible à Alger avant le scrutin d'autodétermination, mais on s'était trompé : à Alger l'OAS avait trouvé un accord pour cesser les combats alors qu'à Oran les destructions, les explosions, les plasticages allaient bon train, terrorisant la population, l'incitant à fuir en masse. Le 25 Juin encore, dans le dépôt d'essence du port, trois énormes cuves étaient incendiées libérant des flammes de cinquante mètres et une fumée telle que la ville entière se retrouva dans le noir et la suie pendant trois jours. Le lendemain Place de la Bastille en plein centre c'était la Grande Poste qui était soufflée, empêchant pendant plusieurs jours toute relation et tout transfert financier vers la " métropole " ? terme qui n'aurait plus de sens dans une semaine ! Paul commença à songer qu'il aurait pu rejoindre la famille à Paris. Il n'avait pas de rôle à jouer à Oran ou même dans cette Algérie, et il souhaitait maintenant changer d'air. La coupure lui avait fait du bien, il voyait les choses plus clairement maintenant, de l'extérieur : l'Algérie de papa était moribonde, morte ! C'était terminé. Il L'avait compris. Il n'était pas le seul ! Son sang, sa force s'en allaient : tous les Européens fuyaient, l'épouvante était générale. Chacun craignait la réaction de vengeance des Arabes. Leur victoire certaine, leur triomphe allaient peser lourdement, c'était fatal. Comme médecin, Paul avait la conscience sereine mais comme disait Gilbert ce n'était pas une garantie. Pour partir il aurait fallu qu'il se jette dans la foule des fuyards. Ce qui le gênait le plus c'était d'en parler à Gilbert et à Martine qui, eux, semblaient ne pas se poser cette question essentielle : ils avaient résolu de rester et de voir venir dans une prudence extrême. Pour Gilbert renseigné par son ami Kader, il y aurait un mois de flottement dangereux,et donc de prudence, puis les choses se calmeraient. Paul arrivait à comprendre que pour Gilbert et Martine, les intérêts économiques qu'ils protégeaient et défendaient pour le bien de la famille, et leur petit monde calfeutré, pouvaient les inciter à tenter l'expérience du pays nouveau. Mais lui ressentait un grand vide à l'Algérie. Il l'avait perdue, et par un revirement de l'esprit, par une sorte de mouvement d'humeur il était enclin maintenant à s'en détacher le plus tôt possible. Il commençait à l'appréhender comme un objet vendu. Il voulait la voir de loin. L'évidence commençait à le pénétrer, il n'était plus chez lui. Les lois, d'ici quelques jours, ne seraient plus les mêmes ; ce n'était plus la France, sa patrie, son pays natal. Aussi par rancur voulait-il s'en éloigner. Sa jeunesse et son optimisme reprenaient des forces. Gilbert aborda ce problème dès qu'il sentit que Paul avait repris sa lucidité. Il fut tout surpris de la facilité avec laquelle ils purent en discuter. Déjà il avait envoyé plusieurs télégrammes rassurants à Paris car les communications téléphoniques devenaient pratiquement impossibles. Il annonçait que le petit dernier était désormais sous sa houlette et qu'il l'expédierait sous peu. Il proposa à Paul de chercher un moyen pour rejoindre la France, ce que Paul accepta d'emblée.
Mais Gilbert ne connaissait pas les dernières difficultés pour quitter l'Algérie : ce qu'il vit à Air France dépassait l'entendement. Dès l'angle de la rue de Mostaganem et du boulevard Lescure cinquante mètres avant l'agence une foule compacte se pressait obstruant le boulevard. Des centaines de valises étaient entassées. Des gens hâves, sales, pas rasés de plusieurs jours étaient assis sous un soleil de plomb, jusqu'au bord des trottoirs ou sur la chaussée. Une citerne de l'armée distribuait parcimonieusement de l'eau potable à une queue interminable. Sur le côté du bâtiment il aperçut un montage de cabanes faisant office de latrines ; là encore une foule bigarrée s'allongeait. Il était impossible d'arriver jusqu'à la porte de l'agence. Quelques policiers essayaient de maintenir un semblant d'ordre à son abord. Quand un autobus arrivait, ses portes restaient closes et gardées de l'intérieur par deux soldats armés. Des tickets numérotés en permettaient l'accès aux gens avec billet qui s'agglutinaient et se battaient. Il était hors de question d'obtenir un passe-droit qui aurait déclenché un soulèvement sinon un meurtre dans le peuple. Certaines personnes attendaient depuis plusieurs jours ici, et à la Sénia. Au port lattente atteignait une semaine. Il y avait eu une émeute car un paquebot attendu avait raté sa rotation à cause d'une grève en France. Selon les règles établies par la populace, toute personne, à part les femmes largement enceintes, qui quittait la file perdait sa place. Il jugea utopique de trouver une place et revint navré aviser Paul quil était impossible de partir maintenant : il en aurait pour plusieurs jours à piétiner et croupir dans des conditions inhumaines. Paul en parut affecté mais se ressaisit. Ils décidèrent de surveiller les fluctuations de l'exode pour saisir la chance d'un creux. Il se rapprocha encore du foyer de Gilbert et de sa belle-famille, aidant même au magasin. Mais il avait décliné leur invitation de s'installer avec eux, tenant à ses aises, à sa musique, et à ne pas être importun, puisqu'il jouissait d'un très grand appartement sécurisé.
Par malheur l'OAS, qui jusqu'au vingt Juin s'opposait à l'abandon jetant même des grenades sur les files d'attente, claironna ensuite qu'il fallait fuir l'Algérie le plus vite possible. En plus la situation des villages de l'intérieur totalement dépourvus de protection étaient désespérée : meurtres, exactions, viols, tortures se multipliaient sur les colons abandonnés. Aussi une foule de réfugiés vint encore grossir les rangs des fuyards. L'incurie des pouvoirs publics n'égalait que leur imprévoyance : à part quelques avions militaires aidant au transport des personnels civils de l'Armée, il n'y avait pas plus de bateaux ou d'avions que lors d'un été normal. Au contraire les directives métropolitaines aux responsables des compagnies de transport étaient de ne pas accélérer les rotations afin de décourager la fuite des Pieds Noirs qu'on voulait croire fortuite et sans lendemain ; pour l'opinion métropolitaine en vacances il fallait étouffer l'ampleur de l'écroulement.
Le vingt cinq, Kader téléphona et prit rendez-vous avec Gilbert pour le lendemain, près du centre, Place Karguenta. Kader arrivé posta deux veilleurs et fit monter Gilbert dans la voiture. Après une chaleureuse poignée de mains où Gilbert sentit sourdre le triomphe et la joie du vainqueur, il s'ouvrit du motif de sa convocation : - " Le premier Juillet va avoir lieu le référendum sur le destin de l'Algérie. Le résultat du référendum ne fait de doute pour personne ! J'ai l'autorisation, en haut lieu, de t'amener voter afin que tu sois inscrit sur nos listes électorales et que ton avenir dans notre pays indépendant débute sous les meilleurs auspices. Si tu le désires, je viendrai te chercher en bas de chez toi le premier à quatorze heures précises et je t'accompagnerai. Je garantis ta sécurité. " Gilbert réfléchit quelques secondes. - " Je te remercie d'avoir pensé à moi. Je viendrai. Je suis inscrit à l'Hôtel de Ville. ". - " Jen suis content. Mais les bureaux de vote seront placés autour des quartiers arabes, je t'amènerai voter en toute quiétude au bureau du boulevard de Mascara. C'est là que seront tous les gens influents à qui je te présenterai et c'est là qu'il est préférable que tu sois inscrit. Prends ta carte d'identité et ton ancienne carte de vote, nous avons déjà tous les registres. " - " Que conseilles-tu pour mon frère Paul, le docteur ? " Le visage de Kader se rembrunit ; après une hésitation : - " Qu'il ne bouge pas. S'il peut partir en France c'est mieux. " - " Il ne peut plus maintenant, tu sais que tout est envahi à ras bord : avions, bateaux ! " Kader insista : - " Qu'il ne bouge pas. S'il n'a rien fait de terrible, il n'aura pas de gros problèmes. Dans quelques jours, nous aurons des ordres et des accords nouveaux. Je t'en parlerai prochainement. Ne sors pas, reste chez toi le plus possible. Ta femme et ta fille vont bien ? " - " Ca va, on tient le coup. J'espère qu'il n'y en a plus pour longtemps. Je ne sais pas comment ça va repartir, j'espère qu'il n'y aura de débordements ni d'un côté, ni de l'autre ! Je suis content pour toi. Tu vas faire venir ta famille ? " - " Non, pas avant quelques mois; il va y avoir trop de travail. Nous avons des conventions pour prendre immédiatement des responsabilités civiles et nous ne sommes pas assez nombreux. Ca va être une belle pagaïe après ce qu"ils" ont fait avant de partir ! Inch Allah! Nous verrons bien ! " et, dans un sourire ironique : - "Nous avons tout le temps maintenant ! ". Ils se serrèrent les mains et Gilbert s'éclipsa.
Gilbert et Martine continuèrent de faire acte de présence au magasin pour éviter le saccage, au gré des événements et des folies de l' OAS. Elle continua jusqu'au 28 Juin à Oran à faire tonner le plastic ; sans compter les actions individuelles des pillards profitant de l'anarchie pour se servir. Les rues, la circulation s'éclaircissaient, en même temps que la chaleur des prochains jours de juillet augmentait, sans même qu'on se puisse aller baigner dans la mer toute proche si attirante, à cause du danger de tous les bords. Il n'y avait aucune force de dissuasion et plus même l'ombre d'une loi dans la désagrégation de la société. Les biens étaient laissés à l'abandon. Les ordures n'étaient plus ramassées. L'atmosphère devenait étrange, irréelle. On avait l'impression de vivre sur une autre planète où les choses les plus terribles devenaient naturelles, tandis que quelques déflagrations secouaient encore la ville. L'ultime carré de l'OAS, en débandade, fuyait vers l'Espagne sur des bateaux de pêche réquisitionnés. Les explosions et les incendies cessèrent peu à peu. Les derniers jours de juin l'activité économique de la ville fut complètement stoppée. Les magasins demeuraient obstinément fermés. Les vitrines étaient protégées par des grilles lourdement renforcées et cadenassées. De nombreuses échoppes montraient leur façade borgne, brûlée, tout ayant été volé, pillé, détruit d'abord par les commandos spéciaux de l'OAS, puis par la chienlit de toutes les communautés, les pillards mettant à profit l'abandon de l'ordre par les différentes forces de sécurité qu'on ne voyait plus du tout. Les Forces Françaises étaient consignées dans les casernes, sauf celles affectées aux bâtiments officiels, à la protection de l'aéroport et du port, et les escortes militaires des huiles. A peine quelques marchands de quatre saisons s'étalaient-ils une heure le matin, rue de la Bastille, avant que le désert et un silence étouffant n'écrasent la ville.
Ainsi, ni l'OAS, ni les autorités françaises ne jouaient le rôle qu'elles avaient tant claironné, d'éternels gardiens de l'ordre et des biens : " La sécurité sera assurée, quoi qu'il en coûte ! " ... "La France, bonne et généreuse, n'abandonnera pas un seul de ses ressortissants"... ou bien : " Ils marcheront sur nos cadavres, la ville d'Oran sera le dernier bastion du patriotisme français, nous avons de quoi tenir deux ans !..." etc Des immeubles entiers étaient vides. Il demeurait quelquefois une ou deux familles, les plus démunies bien souvent. Ceux qui restaient ne pouvaient pas faire autrement n'ayant pas de famille en France, ou assez d'économies pour toute la famille, pour les places d'avion. Ils se claquemuraient à double tour, ne sortant que pour l'indispensable, vivant sur les stocks constitués dans l'hypothèse d'un blocus. Les administrations, la poste, les bâtiments civils, ne bénéficiant plus d'aucune protection et avaient fermé l'une après l'autre pour "congé ". Seuls reliefs oubliés de la civilisation, le téléphone fonctionnait, l'eau et l'électricité étaient disponibles. Quelques uns parmi les derniers, qui avaient juré tous leurs saints qu'ils ne quitteraient jamais l'Algérie, pris de folie, faisaient leurs valises en cinq minutes. Il n'y avait pas d'heure, de minute sans qu'une famille n'abandonne sa maison en catimini ; la voiture s'arrêtait en bas de l'immeuble, quelques valises hâtivement jetées, les gens s'engouffraient le plus discrètement possible et disparaissaient en laissant leur appartement, leur magasin à l'abandon, ne sachant pas s'ils reviendraient un jour. Quelques uns frappaient chez un voisin : " Vous restez ??? Je vous laisse la clé de l'appartement, de la boutique ; si vous pouvez surveiller ? " La voiture filant comme une flèche, traversait la ville par la rue d'Arzew pour conduire les futurs exilés vers la route du port où on pouvait se mettre sous la protection des CRS ou de l'Armée qu'on avait conspués quinze jours plus tôt dans les bouclages, et qui eux aussi abandonnaient la ville européenne à son sort incertain. Tous venaient enfler les files d'attente. Sur les quais, autour de l'aéroport des milliers de gens, femmes, enfants attendaient sous un soleil ardent un moyen problématique de transport. Les autorités étaient débordées. Personne n'avait prévu un tel exode, une telle panique. Il n'y avait ni ravitaillement, ni lit de camp. Il fallait faire des queues d'une heure pour aller aux latrines.
C'est que plus la date du premier juillet approchait, plus les rumeurs d'un déferlement arabe sur la ville prenaient de l'ampleur. L'OAS moribonde n'y était pas étrangère avec ses derniers communiqués fanfarons et sinistres : " Les Algériens ne trouveront pas une pierre debout, la politique de la terre brûlée, les attentats continueront même après le premier juillet ! "
Cependant elle ne faisait plus rien. Les chefs et les "agents d'exécution" avaient dû déguerpir les premiers avec le produit de leurs rapines. Ceux qui restaient n'étaient que les sous-fifres, l'avant garde des manifestants, les briseurs de vitrine, les ratonneurs des quartiers, la lie de la population, qui tentaient maintenant de prendre son tour ou celui des autres dans les files d'attente, en clignant de l'il : "Je suis obligé de partir, il ne faut pas qu"ils'' me trouvent ! "
On trouvait des dizaines de voitures abandonnées sur les routes avec la clé de contact. II en était de même des appartements de la ville, des villas cossues du bord de mer si prisées, habituellement pleines à craquer en cette saison. Tous ces biens constituaient des appâts, un mirage, pour les musulmans frustrés qui sentaient venir l'heure de l'hallali. Même près du centre, les ultimes verrous ayant sauté, des enlèvements commençaient. On voyait approcher le premier juillet comme dans un cauchemar éveillé. On attendait le jour de l'Indépendance en retenant son souffle. Qu'allait-il se passer ?
Gilbert, Martine, Paul, comme tous ceux qui ne pouvaient fuir, s'étaient retranchés dans leur logement. Cela faisait deux mois que la population musulmane vivait calfeutrée, sans travailler, enfermée dans ses enceintes, ravitaillée uniquement par l'armée française et le FLN intermédiaire. Chacun savait que s'il sortait du Village, il était mort. L'OAS ayant mis des tireurs au pourtour du centre ville une sorte de no mans land s'était constituée, une zone tampon où le FLN rendait coup pour coup ou inversement. On mitraillait tout ce qui était de l'autre camp. Les familles obligées de se déplacer, étaient abattues et souvent achevées ou brûlées.
Dans ses quartiers elle commençait à bouger, l'excitation était permanente, la tension montait. Les rumeurs les plus folles avaient circulé : " Il y a des tireurs postés sur les toits, des mitrailleuses nous attendent. Ils ont mis des bombes partout avant de partir ! " Ou à l'inverse : " L'Armée a fait évacuer tous les Français. " La foule était exaspérée. Nul ne doutait qu'après le premier juillet, ce serait " l'Indépendance " totale, qu'on allait enfin être libre d'aller et venir partout dans un pays qui serait devenu leur chose, qu'on pourrait profiter de tout et faire la fête, une " nouba " pendant huit jours au moins. On ferait attention au début. On avait un tel arriéré de peur, de contraintes, de vexations, quelques uns aussi de morts à venger ! Les grands frères du FLN diraient certainement ce qu'il faudrait faire. Ils avaient promis depuis des années qu'après le départ des Français, les longs sacrifices seraient révolus, on pourrait tout se partager. Encore quelques jours, quelques heures, le triomphe arrivait... La populace bouillante attendait le signal de se déverser dans la ville interdite, bientôt ouverte, fantôme habitée seulement d'un dixième de sa population.
Le service d'ordre du FLN était débordé. Les dernières recommandations d'Alger et de Tripoli ordonnaient d'organiser le scrutin, que toute la population soit prête et quadrillée pour aller aux urnes d'une manière méthodique. Les cartes d'identité, les cartes de vote devaient être vérifiées auparavant afin de ne pas perdre un bulletin. Pour le reste, aucune consigne particulière n'était donnée ; le vote seul devait être mené à bien, dans l'ordre. Après les résultats, il faudrait rétablir des contacts avec n'importe qui, armée française ou administration civile et, au vu des cartes de moudjahidin, se faire remettre les bâtiments essentiels, chacun s'efforçant selon ses moyens pour la prise en main rapide de la souveraineté. Seuls les sites militaires, à éviter, seraient laissés. Les accords confirmés à l'échelon le plus élevé stipulaient que les militaires français resteraient consignés, invisibles, et ne devraient pas s'interposer afin d'éviter tout accrochage avec la population musulmane quel qu'en soit le "prétexte".
Chapitre 31: Premiers jours de l'Algérie Algérienne.
Inexorablement le premier juillet advint. Dès l'aube une activité fébrile s'empara des quartiers arabes. Les voitures où de grands drapeaux algériens étaient attachés de chaque côté, commencèrent à sillonner la haute ville, quelques unes avec des gens en armes et accrochés aux portières. C'étaient les combattants de l'ombre. Les rues s'animaient et les autos durent user et abuser du klaxon pour se frayer un chemin. Mais les ordres étaient stricts pour ce jour : voter et rentrer chez soi pour attendre les résultats. Il y avait des observateurs étrangers, beaucoup de journalistes, et il était indispensable que tout se passe dans l'ordre et soit inattaquable : donc, pas d'anarchie jusqu'aux résultats.
A deux heures dix deux voitures dont l'Ariane blanche s'arrêtèrent au bas de l'immeuble 33 rue d'Arzew et Gilbert et sa femme se tassèrent contre Kader toujours escorté de ses deux soldats en civil. Ils portaient maintenant des brassards verts frappés du croissant. La voiture de Kader n'avait pas de drapeau, mais une inscription était peinte en arabe sur les portes et une sorte de macaron placé sur le pare-brise.
Kader était rayonnant, joyeux, détendu. Jamais Gilbert ne l'avait vu ainsi : sa vigilance, son masque de méfiance tombaient. La victoire lui était acquise et ce combattant, si méfiant, si dur, si retors, qui avait fait don de sa vie à la cause à condition d'en tirer le maximum, qui ne devait jamais s'en remettre à personne, renaissait à une existence nouvelle. Étonné d'avoir survécu, intact, surpris de parvenir au terme fixé alors que tant de camarades avaient flanché d'une manière ou d'une autre. Il émergeait de la peur, de la tension, de la mort et commençait à y croire : il était arrivé ; il y était arrivé. Dieu n'avait pas voulu de lui ! Et cela se sentait dans son excitation réfrénée. Sa jeunesse encore épargnée reprenait le dessus et, si ce n'étaient ses responsabilités inachevées, il aurait tout envoyé promener pour courir, hurler, défiler aussi, exhaler sa joie d'avoir un avenir, de ne pas avoir été tué. Mais il comprenait que Gilbert ne puisse être dans les mêmes dispositions ; il avait fait enlever les drapeaux de la voiture, des recommandations à son équipe pour qu'elle n'ait pas de parole pouvant être blessante envers ses amis. Ce camarade avait aidé à la cause et pris des risques pour lui, croyait-il. Il restait flatté que Gilbert ne l'ait pas oublié après les années qui avaient succédé à leur départ du lycée alors qu'ils s'étaient complètement perdus de vue. Il ressentait intacts ses premiers sentiments de surprise et même d'admiration, bien qu'il voulut s'en défendre, qu'il avait éprouvés lorsque l'autre, enfant, s'était jeté dans la bagarre sans un mot, sans une hésitation, pour une cause qui n'était pas la sienne, alors qu'il était lui aussi en butte chaque jour à des lâches. L'année dernière n'avait-il pas encore certainement sauver sa mère ? Lui-même l'aurait-il fait ? Il était trop aguerri à ne chercher que l'attitude qui le renforcerait dans la lutte secrète. Le regret qui l'avait beaucoup tourmenté à l'époque, c'était qu'il fut juif. Que ne lui disait-on pas des Juifs ! Tous des lâches, ils ne sont bons qu'à chercher le profit, ils tournent casaque à la moindre alerte, etc... Gilbert avait été l'inverse vis à vie de lui : fidèle dans son amitié, pur dans ses sentiments, constamment en accord avec sa morale, incapable de transgresser son code de l'honneur. C'est même ce qui, à une certaine période, l'avait fait le dédaigner ; il avait un moral, une attitude de perdant. On ne pouvait pas vaincre avec de tels sentiments. Il n'avait rien voulu changer à ses principes malgré les bouleversements. Lui avait évolué vers une grande dureté, il avait cherché l'efficacité dans la lutte ; l'autre s'était amolli. Mais, dans un sens, il était resté ferme dans sa philosophie : rigide avec lui-même, tolérant pour les autres. Exactement le contraire de ce qu'on lui avait inculqué à l'école de la guerre. Pourtant Gilbert avait compris, savait à son sujet, et admis son évolution de « terroriste ». Kader était content que cette guerre, toutes ces horreurs qu'ils avaient traversées tous deux ne les aient pas brisés. Il tenait à cette amitié et sincèrement, il pensait que c'était un des justificatifs de sa lutte. C'était la preuve qu'ils n'avaient pas eu tort puisqu'il ne l'avait pas condamné. Et celle tant discutée qu'Arabes et Français pourraient encore vivre en harmonie dans l'Algérie souveraine. Il fallait passer les prochains jours, les débordements seraient inévitables, on avait fait tant de promesses au peuple pour le museler et le conduire jusque là, qu'il était fatal qu'il faille maintenant lâcher des compensations.
La propagande avait martelé qu'Indépendance allait avec propriété et déjà la population s'appropriait logements et commerces. Heureusement, il savait par l'Armée que beaucoup de Pieds-noirs étaient partis ( combien reviendraient-ils ?). C'était une bonne chose. Pour l'instant il était fier de pouvoir présenter à ses chefs, aux journalistes, des Français qui n'avaient pas eu peur de la République Algérienne, un ami fidèle qui l'avait aidé, n'avait pas fui et qui venait voter pour l'Indépendance, comme un frère pour l'ère nouvelle.
Après les compliments à Martine, ils remontaient maintenant le long boulevard de Mascara en silence, chacun conscient de l'étrangeté du moment. Les rues grouillaient depuis qu'on avait quitté le plein centre. Il y avait la cohue aux approches du bureau de vote installé dans une école près du boulevard. Ils descendirent de voiture et la rumeur de la foule impatiente qui stationnait faisant la queue pour accéder aux bureaux de vote, diminua brusquement au passage, ici, d'Européens. Ils remontèrent la file médusée, pénétrèrent dans le bâtiment et Kader les conduisit dans une salle du premier étage où il les présenta chaleureusement aux personnalités. On échangea des congratulations : " Nous sommes très heureux de vous accueillir, croyez que nous ferons tout pour que l'Algérie soit un pays fraternel..." Et Gilbert : " Nous vous souhaitons sincèrement de réussir dans la paix. Nous resterons là comme avant pour vous aider dans la mesure de nos moyens..." Cela dura dix minutes puis on les conduisit parapher les registres et déposer les bulletins. Ils choisirent ostensiblement le "bon" ticket qu'ils glissèrent dans l'urne réglementaire jalousement surveillée par des hommes en armes. Kader les raccompagna jusqu'à la voiture et leur fit une dernière recommandation : " Pendant quelques jours encore ne sortez pas de chez vous, restez enfermés, ne vous exposez pas. Il est prévu de grandes fêtes pendant huit jours. Je vous téléphonerai quand il faudra. " Il leur donna des nouveaux numéros. On se sépara flattés des deux côtés, avec de grands sourires affectueux. La voiture les déposa et emporta la maman de Martine pour la ramener chez elle après qu'elle eut surveillé le bébé. Gilbert téléphona à son frère au domicile des parents, rue Paixhans pour lui raconter les péripéties du matin et lui recommanda de ne sortir sous aucun prétexte. Il rapporta la conversation : après les festivités, dans quelques jours, tout serait consommé, et l'on pourrait alors circuler sans crainte. Il lui demanda une nouvelle fois de venir chez lui pour quelques jours. Paul déclina à nouveau l'invitation, prétextant sa gêne de les importuner, la promiscuité de la salle de bains unique, et sa promesse de veiller sur l'appartement familial. Il s'engagea à appeler au téléphone plusieurs fois par jour et de se calfeutrer : Gilbert n'avait aucun souci à se faire, ce n'était pas un enfant. Les réjouissances populaires commencèrent dès le soir. Au centre, ce fut la myriade des voitures défilant, avertisseur bloqué, passagers aux fenêtres ou sur les toits, agitant drapeaux et banderoles. Dans les quartiers arabes, c'était du délire : jusqu'au matin les hurlements, les chants guerriers, les youyous, la musique, les danses, la nourriture et quelquefois la boisson, se mêlaient d'abondance. Dès l'aube, des excités commencèrent à s'égayer dans la ville, timidement d'abord, puis de plus en plus ouvertement. Ils ne rencontraient que silence et portes closes. Aucun militaire, aucun service d'ordre, aucun représentant d'une autorité quelconque n'était perceptible. On commença à casser. Certaine portes s'ouvrirent facilement, d'autres résistèrent un peu. Les plus solides n'intéressaient pas, car elles faisaient perdre trop de temps. Les premiers, les plus téméraires ramenèrent chez eux le butin d'appartements abandonnés faisant l'envie des timorés. Le téléphone arabe fonctionna et comme une traînée de poudre, on sut que la ville était désertée, qu'elle était cédée, sans protection, qu'on pouvait se servir, juste compensation offerte par les vaincus aux privations et contraintes endurées par les vainqueurs. Ce fut la ruée dans les quartiers ; le centre ville restait à peine plus préservé. Les portes étaient brisées à coup de pied, de barre à mine, quelquefois à coup de feu. Au début, si on trouvait des habitants, on les faisait déguerpir. Ceux qui s'opposaient voulant défendre leurs biens, étaient frappés et éjectés. Puis des assassinats débutèrent, par arme à feu ou à l'arme blanche à l'encontre de ceux qui faisaient mine de résister. Ensuite, on procéda systématiquement à des enlèvements, les gens jetés dans les voitures qui filaient dans des lieux plus ou moins inhabités où les plus féroces violaient, battaient et tuaient. Ce ne fut pas systématique de tout le peuple, mais il y eut beaucoup de commandos organisés qui sillonnaient les rues en voiture, faisant des allées et venues continuelles à la recherche des Français pour assouvir la haine ou les instincts les plus bas. Armés et fanatiques, nul ne pouvait plus leur échapper. Les pauvres gens sans défense, affolés, qui frappaient aux portes des commissariats, des casernes, des gendarmeries, de la Préfecture, du Central téléphonique, n'obtenaient aucune réponse. Les hommes d'arme, quelquefois à un mètre derrière, se bouchaient les oreilles pour ne pas entendre. Ils obéissaient aux ordres très clairs et prévoyants de cet épisode : aucune friction avec les Musulmans, quel que soit le motif.
Il y eut, quelque temps après, une controverse officielle sur le nombre abominable des milliers de morts et disparus en ces jours des réjouissances de l'indépendance oranaise.
Gilbert était le seul locataire de son immeuble de cinq logements mis à part le couple âgé de concierges. Pour patienter ils se distrayaient avec le bébé, écoutaient des disques, rangeaient les armoires, et passaient de longs moments aux fenêtres guettant ce qui se passait au dehors. Dissimulés à plat ventre sur le balcon Martine et lui observaient la rue au travers des croisillons du garde-corps. Ils voyaient la ronde folle des voitures hurlantes célébrant la victoire. Ils entendaient les chants, les you-yous stridents qui se déchaînaient surtout la nuit. Deux jours et deux nuits passèrent en liesses avant l'apaisement. Puis ils remarquèrent l'arrivée des pillards en même temps que la rue redevenait étrangement déserte.
Gilbert avait vérifié la fermeture de la lourde porte en fer ouvragé de l'immeuble. Il ajouta une chaîne cadenassée réunissant les deux battants. Il renforça aussi la porte palière de son appartement en bloquant son ouverture avec deux chaises coincées sous le loquet et la traverse. Sans le dire à Martine il avait sorti le pistolet de sa cachette et l'avait placé à portée de main sur la bibliothèque. Ils apercevaient maintenant les groupes de bandits qui fracturaient les demeures et les commerces. Ils eurent une chaude alerte : trois arabes acharnés s'attaquaient à leur porte sur la rue. Munis d'une forte barre de fer, ils ahanaient à deux faisant levier sur la chaîne. Le cadenas ne tiendrait pas longtemps et une fois l'accès ouvert ils arriveraient fatalement jusqu'à eux. On ne savait pas ce qui se passerait alors. Les deux jeunes gens retenaient leur souffle, main dans la main, leurs doigts incrustés, les visages écrasés contre les barreaux pour voir si les Arabes pénétraient dans le couloir. Gilbert brusquement se saisit de son arme, dégagea la porte, descendit silencieusement jusqu'au palier du premier où, dissimulé il entendait les efforts des brigands qu'il attendit l'arme à la main. Soudain un acolyte cria : " Alouar, alouar, l'autre maison est ouverte. " et ils partirent précipitamment. Gilbert s'assit sur une marche pour récupérer. Remonté, Martine et lui, pâles, sans dire mot, se fixèrent dans les yeux comme des revenants, sachant que le pire aurait pu arriver.
C'était le quatre juillet. Il rapporta l'incident à Paul qui appelait régulièrement matin et soir. Ce dernier appréciait les longs bavardages surtout avec Lucille ; elle, adorait jouer avec l'instrument qui faisait du bruit et d'où sortait de drôles de voix amies. Lucie balbutiait quelques syllabes, gazouillait, et faisait alors la joie de ses parents. Rue Paixhans, deux serrures de marque Fichet confortaient un imposant ventail métallique inviolable donnant sur la rue ; de même à l'étage, sur une massive porte palière en bois. Ces sécurités rassérénaient Gilbert à son propos.
Chapitre 32 : Un drame.
Le cinq juillet à onze heures, Paul n'ayant pas encore appelé, Gilbert lui téléphone : la sonnerie signale une occupation. Gilbert rappelle à plusieurs reprises, sans autre réponse. Pendant plus d'une heure, pensant l'appareil mal accroché, il renouvelle en vain ses appels. Très inquiet il se résout à prendre le risque d'aller voir. Malgré la fureur, puis les supplications de Martine, il maintient sa décision ; il choisit son costume le plus vieux, le plus anodin, prend une somme d'argent, les clés nécessaires. Il hésite à prendre son arme, puis la laisse à Martine. Il sait que la meilleure heure est maintenant : la chaleur est écrasante, les pilleurs fatigués sous le soleil vertical sont certainement au frais à l'intérieur. Il en a pour une demi-heure tout au plus. Il recommande à Martine de se barricader à nouveau. Il observe la rue, ouvre le cadenas, la porte, les referme et place soigneusement le cadenas à l'extérieur pour l'ouvrir plus rapidement au retour. Rasant les murs, il file par la rue Pélissier. D'un bon pas, mais sans courir, écoutant le bruit d'éventuelles voitures ou les voix de quelques attardés : il atteint la rue Paixhans. Il entre dans la maison. Il néglige l'ascenseur, monte quatre à quatre les deux étages qu'il a tant de fois grimpés, ouvre la porte : personne ! Il va au téléphone qu'il trouve décroché, un mot : "Je dois accompagner René Agostino à la plage, je serai de retour au plus tard à onze heures. Je t'aurai certainement téléphoné avant. ". Il est une heure quinze. Au téléphone de la villa de Paradis-plage il n'y a personne. Gilbert appelle Martine : "Il n'est pas là : j'arrive. " Il est fou d'inquiétude. Pourquoi Paul n'est-il pas revenu? Il faut maintenant rentrer, il faut faire de nouveau attention. II remonte la rue, traverse Alsace-Lorraine, Pélissier. II tourne sur Leclerc : trop vite ! Il est vu. A dix mètres quatre arabes maltraitent un jeune homme avec deux sacs ; il parait inerte, idiot, soumis, ils l'entraînent vers une voiture. L'un se détache et à grands pas se dirige vers Gilbert qui gonfle sa poitrine, fait le vide et se prépare à tout. L' Arabe sûrement armé, lui ne l'est pas. Il est là menaçant : "Qu'est-ce que tu fais dehors ? Où tu habites ? " Gilbert lui répond avec les quelques mots qu'il connaît en arabe : "Raleh, raleh tranquille ! ". Il sort son argent, le montre à l'Arabe qui veut le prendre. Il ne le lâche pas et regarde l'autre dans les yeux, sans peur : " Raleh tranquille ? " L'autre hésite : " D'accord, donne l'argent. " Il lâche le paquet de billets ; l'autre voit sa montre. " Donne la montre ! ". Gilbert enlève sa montre : " Mlehr ! Oméga, suisse ! " et en une seconde il déguerpit et atteint la porte qu'il ouvre prestement. Ouf, il essuie la sueur qui dégouline partout de son corps. Sa chemise est trempée. Il a une pensée pitoyable pour l'autre, mais que pouvait-il faire ? Il reprend sa respiration avant de monter. Il met Martine au courant et téléphone aussitôt à Kader. Celui-ci est parti et ne repassera que vers le soir. Gilbert insiste auprès de sa mère : " Il faut envoyer quelqu'un le retrouver, c'est très grave ! " La maman promet. Une heure passe. Gilbert pense à son jeune frère ; ce jeune con, il s'est laissé piégé par René Agostino, un prétentieux dont la famille possède une grande propriété à Aïn-el Arba. Pourquoi n'a-t-il pas téléphoné avant de partir ? Peut-être est-il coincé quelque part. Il a dû prendre la voiture au garage Gallieni. Pourvu qu'il ne lui soit rien arrivé ! Ils essaient de se rassurer l'un l'autre. Gilbert évoque le jeune homme avec son sourire enjoué, ses yeux vifs, ironiques, le seul de la famille qui soit ouvert, dégingandé. Il a déjeuné à la maison il y a quelques jours pour son vingt-deuxième anniversaire. D'un bout de la table à l'autre, il a joué avec Lucille, lui faisant grignoter une longue baguette de pain qu'il lui refusait, évitant ses petites mains et lui mettant directement dans la bouche qu'elle avait trop petite. Il l'avait faite sauter en l'air, la roulant comme un ballon, la faisant rire aux éclats. Où est-il maintenant ? Il chasse ses mauvaises pensées et se replonge dans les souvenirs. Il avait huit ou neuf ans lorsque Paul était encore un petit enfant. Le samedi soir les parents sortaient avec l'aîné, et lui était volontaire pour garder les deux plus jeunes. Il le mettait avec lui dans le grand lit dans la chambre des parents. Alors pendant que Paul dormait, il le regardait longuement, il le trouvait beau comme un ange avec ses longs cils ; il essayait de le dessiner, ou le caressait doucement. Il avait les oreilles, le cou, très doux. Il dormait comme un bienheureux, avec un sourire extatique, ses cheveux blonds collés par la transpiration. On l'avait appelé pendant des années "Petit frère" avec admiration. Ensuite on l'avait chargé de l'accompagner et de le ramener du Lycée Lamoricière où ils allaient chacun dans un bâtiment différent. Il donnait sa petite main confiante, il lui achetait quelque confiserie. Il l'aidait à faire les devoirs lorsque sa mère occupée au magasin, ne pouvait s'en charger. Puis, ayant dû aller à l'école professionnelle en France, il l'avait un peu perdu malgré les lettres. Pendant les différentes vacances ils se retrouvaient avec joie, ils se baignaient ensemble, allant loin au large ou plongeant dans les fortes vagues. Bien que parlant moins à cause de la différence d'âge, Paul était resté gentil, ouvert, gai, moins tourmenté qu'Henri, ou secret que Frédéric. Maintenant, c'était un beau jeune homme simple, plein d'allure, sympathique, direct, qui plaisait aux filles ( pas comme lui beaucoup trop grave! ), dansant le rock comme un champion ; le seul qui racontât des histoires drôles, ouvrit ses sentiments et fit rire la famille par ses farces et plaisanteries. Le seul aussi qui n'ait jamais eu un mot de reproche pour son mariage, à part une demande dictée, exigée par leur mère de reporter son union. Il s'en était acquitté gentiment, sans méchanceté, en faisant plaisir à Clara et sans le choquer, lui. C'était un brave cur, généreux. Il avait surmonté son chagrin de la séparation avec sa petite amie. Une gentille fille de bonne famille, étudiante comme lui, qu'il aurait sûrement épousée rapidement si leur mère n'avait encore prôné la patience. Tous l'aimaient mais Clara était encore plus folle de Paul ; c'était son bébé, son poussin ! Alors que les autres fils s'étaient émancipés progressivement de sa régence, lui était resté doux et affectueux, câlin, attentionné, admettant et subissant avec amour ses exigences, s'occupant d'elle, la faisant rire malgré toutes ses déceptions. Elle lui téléphonait presque tous les jours, sauf les derniers temps où il fallait deux ou trois heures d'attente pour obtenir une communication avec la France. Gilbert lui avait promis plusieurs fois de veiller sur lui, de l'héberger, de le nourrir. Martine était parfaite à ce sujet, préparant de bons plats, insistant toujours pour qu'il vînt plus souvent. Mais lui ne voulait pas s'incruster chez le jeune couple, voulait dormir à la maison paternelle. Il venait manger au moins trois fois dans la semaine en apportant des fleurs. C'était le seul invité à avoir conservé cette attention avec Martine. La sonnerie déchire le silence. C'est Kader. Gilbert le met au courant et le supplie de faire quelque chose pour le retrouver. S'il n'a pas donné de ses nouvelles maintenant, il est passé deux heures, c'est qu'il en est empêché, bloqué quelque part ! Si c'était chez les Français, il aurait téléphoné. Il ne peut probablement être retenu que chez eux ou à la villa. Il faut qu'il se mette en quête tout de suite, sans perdre de temps ! Veut-il qu'il se joigne à lui ? Kader refuse et promet de s'en occuper toute affaire cessante malgré que l'itinéraire suivi par Paul ne traverse pas sa zone d'influence.
Kader est inquiet mais il n'a rien dit. Depuis trois jours il essaie de freiner la folie meurtrière de la populace. Si certains de ses coreligionnaires se limitent au pillage et à l'occupation de maisons abandonnées, beaucoup ont commis des atrocités. Il lui est impossible de stopper ce courant. Il faudrait une armée et il n'a qu'une cinquantaine d'hommes avec brassard et mitraillette, mais leur influence actuelle est nulle. Ils sont fêtés partout, mais les gens ne comprendraient pas qu'il s'opposent par les armes à toutes ces exactions. Il les raisonne. Il a pu relâcher une vingtaine d'Européens qu'on a reconduits près des lignes françaises. Il passe aussitôt quelques coups de fil aux membres du réseau qu'il connaît. Il demande cette recherche comme un service personnel et insiste que tous les collègues soient contactés et le rappellent. Il va attendre une heure ; après, il se rendra lui-même sur le trajet. Pour l'instant il libère ses hommes harassés par trois nuits sans sommeil.
Paul est réveillé depuis une heure déjà. Il se prélasse au lit comme il n'a rien d'autre à faire. C'est le troisième jour qu'il passe sans mettre le nez dehors. Bien que la rue soit petite et peu passagère, il a aussi remarqué les bandes de pillards et les transes de la foule qui ont parcouru la ville dans un circuit passant par la rue El Mougar distante de cinquante mètres. Il s'est déjà douché, rasé, et lit une bande dessinée de Tintin.
Soudain il lui semble entendre son nom crié de la rue. Il tend l'oreille : il n'y a pas de doute. Intrigué il ouvre la fenêtre et se penche précautionneusement au balcon. C'est son "ami" René Agostino. - " Ouvre-moi, vite s'il te plaît je ne peux rester là plus longtemps." Paul rentre sans répondre. Que fait-il ici et maintenant ? Il n'a pas le temps de réfléchir qu'Agostino hurle encore son nom. Paul ne l'aime pas, mais peut-il le laisser ainsi exposé ? A contrecur, malgré lui, il prend ses clés et descend lentement. Il sent qu'il va au devant de problèmes avec ce type. Pourtant sa conscience l'empêche de lui refuser son asile. Des Algériens peuvent surgir à tout moment. Il a besoin d'un abri, et lui est seul dans son appartement, il peut l'héberger un ou deux jours... Il ouvre le lourd portail où Agostino s'engouffre. - " Salut ! Je commençais à croire que tu allais me lâcher ! " Ils montent. Agostino est harassé et demande toilette et café. Paul remarque qu'il emporte avec lui dans la salle de bain sa mallette ; des affaires de toilette ? Devant le café que Paul a servi dans la salle à manger, Agostino raconte. Il arrive d'Alger où il a vu la logeuse de Paul. Il n'a pas dormi ni manger depuis deux jours. Agostino est très nerveux. Il a fait un grand détour par l'intérieur passant chez lui. Il a raté son bateau pour l'Espagne à Kristel et il doit le rattraper dans une crique après Aïn-el Turck. Il faut que Paul qui connaît bien la région le conduise là-bas. Paul se cabre immédiatement : - " Il n'en est pas question ! Je ne sors pas de chez moi. Tu peux attendre ici si tu veux. En ce moment c'est de la folie de sortir si loin." Agostino se penche sur sa mallette qu'il ouvre et en sors un Luger. De la pointe de l'arme il montre les papiers qui sont à l'intérieur. - " J'ai des archives importantes de L'OAS que je dois convoyer. Tu étais avec nous et tu dois le rester, sois un peu courageux cette fois. Tu sais, avec moi tu ne risques rien, je te protègerai. Il ne s'agit que d'une heure. " Paul comprend qu'il lui jette à la figure son refus de l'accompagner dans ses ratonnades et sa peur supposée de juif alors qu'Agostino sait pertinemment que Paul a conquis l'estime de tout son groupe.
- " Écoute, je ne dispose pas de la voiture, c'est mon frère qui l'a. Et on n'arrivera jamais jusqu'à là-bas sans se faire arrêter..." - " Grâce aux amis je suis bien arrivé jusqu'à toi avec "ça " et il brandit le pistolet. Je n'ai pas fait cinq cents kilomètres pour caler à moins de vingt. Il faut absolument que je m'en aille, pour moi c'est une question de vie ou de mort ! Toi tu pourras toujours t'en tirer, moi avec mes états de service, je suis condamné. " Il se lève sans lâcher son flingue et se dirige vers le hall ou se trouve un vestibule à tiroirs qu'il se met à fouiller. Dans un tiroir il trouve la clé et le porte-carte contenant les papiers de la Citroën. Paul est subjugué. Agostino revient les yeux brillants : " Les papiers sont là ! Si c'est ton frère qui a la voiture tu lui téléphones immédiatement qu'il te la porte. On l'attend et il nous accompagnera. Dans le cas contraire cesse de te défiler. Tu n'as pas le choix. Je n'hésiterai pas à m'en servir si c'est la seule solution. Il me reste peu de temps. Habille-toi et on part. " Tout en parlant il agite l'arme sous le nez de Paul. Ce dernier connaît les antécédents de René, il a de nombreux morts sur la conscience. Il ne répond pas et va s'habiller. Il n'a pas d'alternative, c'est vrai : s'il le pousse trop Agostino est bien capable du pire. Il n'y a rien à faire. Il est coincé. Il n'y a aucun moyen d'appeler Gilbert à la rescousse sans que lui aussi ne tombe dans le piège.
- " René, je vais te conduire jusqu'à Mers-el Kébir, c'est la partie la plus risquée ; là tu me laisseras à l'entrée de la base militaire. Je te laisserai la voiture. Plus loin c'est la campagne, tout est fléché, la route est toute droite jusqu'au village puis tu suis direction "La Plage". Il n'y a pas d'erreur possible, c'est le seul mouillage d'Aïn-el Turck." - " Je ne te laisserai qu'après la base militaire, je ne veux pas être intercepté."
- " D'accord, on s'arrêtera dans le village. Donne-moi ta parole d'honneur que tu le feras." - " Toujours la même chose pour la confiance ! Tu as ma parole, Popaul. Allons-y maintenant." - " Je veux d'abord laisser un message à mon frère pour lui expliquer mon absence." - " OK dépêche-toi ! Mets-en le moins possible. " Paul griffonne quelques mots et les laisse près du téléphone. René se saisit du papier, le lit et donne son accord. Il prend sa mallette qu'il ferme à clé, pousse Paul devant et d'un geste furtif décroche le combiné du téléphone. Ils arrivent sans encombre au garage tout proche. Les rues sont désertes. Par instant une auto file vers le port. La voiture roule maintenant lentement le long de la rampe Vallès. Les automobiles abandonnées sur deux rangs encombrent la corniche et seul un étroit couloir permet la circulation. Le "Ville d'Oran", un grand bateau, est entrain de charger, d'entasser la cohue agglutinée sur les embarcadères, refuge le moins vulnérable. Quelques soldats énervés de la Marine Nationale font un semblant de service d'ordre. Paul a du mal à dépasser les grilles grandes ouvertes sur les quais où la pagaïe est considérable entre véhicules civils et militaires, camions de transport et les gens qui arrivent sans arrêt. Il faudrait au moins dix bateaux pour évacuer la foule, mais le plan de charge de la Transat a déjà été établi pour les vacances.
Il y a d'autres embarquements à Mers-el Kébir, sur des bateaux militaires, des voitures y partent en convoi. Paul se met à la queue et ils roulent sans difficulté jusqu'à l'entrée du port militaire au début du village. Paul a le cur qui bat. René Agostino qui n'a pas ôté sa main de sous la veste, insiste durement : " Tu dois me laisser à la sortie, continue s'il te plait ! " Paul dégage, dépasse le centre et s'arrête à l'arrêt désert des cars de la Sotac. Agostino sort lentement son pistolet : - " J'ai réfléchi, je ne suis pas sûr de trouver le bon chemin. Comment je ferai si je ne trouve pas le voilier qui croise ? On m'a indiqué le mouillage de la crique en bas du Casino d'Aïn-el Turck à midi. Je ne réussirai pas sans toi, je le sens. Viens avec moi, je t'en prie. Tu connais parfaitement la côte. J'ai besoin de toi. Je suis poursuivi. " Son regard est dur, brûlant, en même temps qu'il parle passionnément. Paul est totalement désemparé. Il ne lui échappera pas. Sa volonté de contestation est vaincue. Il ne peut rien attendre de personne. Il est effrayé. Il est entraîné dans ce dédale sans qu'il sache s'il peut tenter quelque chose et si l'avenir sera pire ou meilleur. Il est en nage. Il tourne la tête vers l'extérieur. - " Non, reste. " lui dit René en mettant la main sur son bras, avec maintenant un regard glacé. Ils reprennent la route déserte. Paul conduit à bonne allure sur cette voie qu'il a parcourue tant de fois depuis son enfance; elle longe la mer magnifique en cette saison, elle mène à la villa qu'ils possèdent depuis toujours. Ils y ont passé de beaux étés, se dorant sur les immenses plages de sable, les quatre frères se baignant pleins de gaieté et d'insouciance, et les copains, puis les copines, jusqu'aux évènements.
Il entame les lacis de la corniche du parc Sauveur, dépasse le rocher de la Vieille et va déboucher sur la ligne droite de Trouville avant l'alignement des plages dorées. Il conduit vite. Dans le dernier virage il se trouve nez à nez avec un barrage de rochers. Il freine en catastrophe. Ils sont aussitôt entourés par quatre fellaghas en armes. René Agostino n'a ni le temps ni la volonté de sortir son arme qui ne servirait à rien, les autres ayant des mitraillettes braquées : - " Où allez-vous " - "J'accompagne un ami à Aïn-el Turck, il doit faire du bateau ! " avance Paul dans un sourire crispé. - " Descendez ! ". La valise est cachée sous son siège, Agostino en se déplaçant fait tomber son automatique sur le plancher et du pied le pousse subrepticement du côté de Paul qui sort. Ils sont mis en joue et fouillés. - " Mérad, allouah, shof, shof ! " Ils ont trouvé le luger et la mallette. Mérad est virulent. - " A qui c'est ? " Paul regarde René qui dit : - " Ce n'est pas à moi. " Paul blêmit, son cur s'arrête, paralysé il ouvre la bouche et les yeux . - " Attache-les. On s'en va. " Ils sont entravés mains et pieds avec du fil électrique et jetés à l'arrière d'une voiture cachée de l'autre côté de la barricade. Un bloc est déplacé, la DS les suit. Ils roulent. Il songe à Gilbert. Que doit-il faire, il est une heure. Il a dû téléphoner puis se rendre à l'appartement. Mais que peut-il ? Même s'il prend la route, il ne le retrouvera plus. Il sait que Gilbert tentera tout pour le trouver, mais comment ? Peut être avec l'aide de Kader. En aura-t-il le temps ? Comment en est-il arrivé là en deux heures !
René pense aux avertissements de Paul qui absent, regarde ses pieds tête baissée: " Ce con de sale juif avait raison. Je suis foutu. Il y a beaucoup de preuves dans la sacoche. J'ai gardé trop de choses ; et l'argent ! Adieu Majorque, l'Espagne, l'Amérique, les amis ! J'ai perdu, si près du but." Ils dépassent Aïn-el Turck. Peu avant Bousfer, par un chemin creux ils arrivent à un petit groupe de mechtas. La chaleur est suffocante. La porte s'ouvre, on les pousse séparément dans le seul bâtiment en dur au milieu des gourbis. C'est l'heure du repas, il y a des effluves inhabituelles qui infestent l'air lourd. Il entend Agostino hurler. Le temps passe, une demie heure peut être pendant laquelle Paul pleure en pensant à sa vie, à ses parents, à Clara. Pourvu qu'elle supporte ! Elle avait tout reporté sur lui le plus petit, son attachement, un amour exclusif. ! Comment allait-elle réagir elle, si mère poule ? Elle avait fait tant de projets peur lui ! Et Papa, Gilbert, Henri, Frédéric, qui attendent avec amour après lui. L'angoisse le saisit : va-t-il mourir si jeune ? Brusquement surgit de sa mémoire ce délicieux moment à Alger où serrés par la foule acclamant De Gaulle, pressé contre le dos de Gisèle, il pose ses mains sur ses hanches, les glisse doucement sur son ventre sculptural dans un doux émoi juvénile.
René Agostino est ramené ensanglanté, il a le visage tuméfié. Il crie : - " Je lui ai dit que tu n'y étais pour rien ! Je lui ai dit ! " Paul est tiré et jeté devant Mérad. Sur une table la valise est ouverte, il y a des papiers, des carnets de chèques, beaucoup d'argent français, des dollars, des passeports. - " Tu es toi aussi dans l' OAS. " - " Non, j'ai toujours refusé ! " - " Alors que faisais-tu avec lui ? Tu savais qu'il fait partie des tueurs ! " - " Non, c'est une connaissance de la Faculté, je fais des études de médecin, il est venu chez moi pour que je l'emmène de force à Aïn-el Turck. Après je devais le laisser, c'est tout. Il m'a forcé avec son revolver ! " - " Tu mens, tu es complice! Tu sais comment il devait partir ? " - " Non, je ne sais pas. Vous voyez bien, je n'ai rien sur moi, pas de valise, pas d'argent, pas de passeport, j'ai encore les clés de ma maison pour revenir. Mon frère m'attend, c'est un ami de Kader un grand chef de chez vous. Vous pouvez téléphoner, Kader est un commandant du FLN à Oran. " - " Le téléphone est loin. Je ne connais pas de Kader. Kader qui ? Il manque des balles ; tu comprends ? Qu'est ce que vous avez fait ? " - " Je n'ai rien fait, vous voyez bien que je ne suis pas avec lui, que je ne suis pas dangereux, j'ai toujours respecté les vôtres, je les ai soignés. Je n'ai rien fait de mal, je vous le jure ! Monsieur, monsieur, laissez-moi vivre ! " Des larmes coulent de ses yeux. - " Ramenez-le! ". Le commissaire est touché par les accents de Paul. Celui-là n'a pas grand chose à voir avec l'autre c'est vrai ! Mais c'est un témoin, il pourrait raconter. Si c'est exact qu'il connaît un chef, il faudra tout rendre, la voiture, l'argent, alors que lui et ses hommes n'ont pas encore profité de la razzia. De plus les consignes sont de mettre de l'ordre, de faire le nettoyage pour éviter les débats ultérieurs, éviter les écueils à l'Algérie de demain. Mérad a perdu un frère en 1960. Il sent qu'il a des droits. Son frère aussi avait été jeune, et il était mort ! Ça n'en ferait qu'un de plus. Et un juif de moins. Quelques minutes passent qu'ils sont jetés dans la guimbarde qui part en pleine campagne. Mérad est assis à côté du chauffeur, Paul et René à l'arrière séparés par un garde. Paul est prostré. Une pensée atroce le taraude : sa famille. Que de douleurs, que de souffrances à cause de lui. Il va tuer sa mère. Mais déjà dans l'autre monde, il ne pleure plus. René évoque sa courte vie, les nombreuses peines qu'il a faites. Ses yeux s'embrument au sentiment des regrets. Tout ça pour rien. Un parallèle fulgurant lui traverse l'esprit : Barrabas, compagnon du Christ sur la croix. Il sourit en regardant Paul effondré.
Le trajet est court. Mérad sort le premier : - " Allouah, fissah ! " A quelques mètres ils les agenouillent. Mérad choisit Paul, tire aussitôt avec soin, deux fois. Les coups résonnent avec de longs échos brisant la torpeur torride et le crissement des insectes qui s'interrompent, à peine quelques secondes.
- " L'autre égorgez-le. " Il crie, en français.
Quelques jours auparavant, forcé à l'inactivité Gilbert avait classé des photos avant de les coller sur ses albums. En plus des siennes, il avait glané dans les tiroirs tout ce qui, abandonné, rappelait les temps anciens de la famille. Il en traînait aux magasins, à la maison : une famille de photographes ! Pourtant, il n'y avait aucun classeur de famille et il s'était dit que lui, allait commencer. En triant les épreuves, il était tombé sur une pellicule que Paul lui avait envoyée à développer, faite dernièrement à la Faculté d'Alger. Dans un des clichés sous-exposés, flous, certainement pris à son insu Paul était assis devant un bureau la tête penchée appuyée sur une main, songeur. Le visage était partagé en deux : un côté était sombre, invisible, l'autre exprimait une tristesse saisissante, inhabituelle, qui avait choqué Gilbert sans savoir pourquoi ; il avait rapidement éliminé cette photo comme non figurative. Brusquement, dans l'attente de Kader, il y repense et une idée fulgurante lui traverse l'esprit : PAUL ÉTAIT MORT ! Pantelant, le souffle coupé, il veut réagir et se raisonner, chasser cet éclair de sa raison. Non, non ! Pourquoi ? Il n'y a rien de désespéré, il y a de lespoir ! Il est retenu quelque part, on ne tue pas les gens comme ça ! Paul est intelligent, débrouillard, avenant, la sympathie allait vers lui. Cette peur va cesser dans quelques minutes et Paul surgir navré, souriant, plein d'excuses. Mais son cur reste serré. L'espoir et le pressentiment se succèdent dans son esprit. Martine est endormie avec le bébé dans ses bras. L'après-midi se traîne, il est plus de dix sept heures. Pour chasser ses pensées angoissantes, il veut se plonger dans un magazine, mais il ne réussit pas à tourner les pages. Des éclairs lugubres jaillissent dans sa conscience. En cas de malheur, sa mère
Où est Paul? Dans quel état est-t-il ?... Que faire?... Demain, si rien ne se passe, il partira le chercher, il alertera la police et la famille de Martine qui a de nombreuses relations. Le carillon du portail sonne. Il se précipite au balcon : c'est Kader ! Il descend en trombe dans une sorte de dédoublement de sa personnalité : ne pas tomber dans les escaliers, du calme ! Il fait exactement le contraire. Il tremble en ouvrant la chaîne. Kader est dans lombre, seul, hoche la tête. Il le prend par le bras, serré, silencieusement et l'entraîne à l'étage. Gilbert comprend peu à peu : chaque marche grimpée dilate sa peur, il halète, il ne peut plus respirer. Kader le soutient. Il arrive comme un somnambule sur le palier où Martine saisit la situation, atterrée. Elle l'aide jusqu'à un fauteuil. Gilbert a les yeux fixes, pâle, les mâchoires serrées à bloc, il est paralysé, il ne voit plus rien. Les escaliers lui ont coupé le souffle. Kader lui donne une gifle : il le regarde exorbité et soudain, il éclate en sanglots irrépressibles. Il gémit, il appelle : " Paul, mon petit frère, Paul, reviens ! " Sa femme, son ami, en larmes l'entourent en silence, la gorge serrée. Ils le conduisent au lit, le forcent à s'allonger. Martine revient avec un grand verre d'eau droguée et l'oblige à boire. Il pleure à chaudes larmes et chaque fois que se présente à sa pensée son frère mort, il a une révulsion brutale : - " Non, non ! Pas Paul, pas mon petit frère, ce n'est pas possible ! " et les pleurs alternent avec les gémissements et les râles. Soudain il pense à son arme et se dresse d'un bond. - "Je veux mourir, je veux me tuer ! " Kader et Martine le repoussent. Les calmants agissent progressivement et il s'apaise, continuant à geindre doucement ; il sombre... Assommé, il entend des voix lointaines : " Il n'a pas eu le temps de souffrir, je suis arrivé trop tard, je le ramènerai demain..." Martine demande à Kader d'aller chercher Marthe !. Elle ne pourra pas faire face seule avec le bébé.
Elle, savait ; comment n'avait-il pas deviné plus tôt? Martine ne s'attendait pas à cette réaction elle croyait qu'il avait à moitié compris, qu'il s'était prévenu. Comment serait-il le lendemain ? Elle avait mis six cachets, il en aurait pour toute la nuit, mais demain... Quel malheur, un si gentil garçon ! Il avait trop joué avec le feu!
A dix heures le lendemain Kader arrive avec une camionnette. Il fait monter le cercueil rustique. Martine l'installe dans la chambre à coucher transformée en salle funèbre. Il y a déjà du monde dans l'appartement, la nouvelle ayant été vite connue de la famille de Martine encore nombreuse, alors qu'il n'y a personne du côté de Gilbert. Kader étreint Gilbert : "Je suis vraiment désolé, je n'ai rien pu faire. Ils avaient trop d'avance." Il raconte succinctement le peu qu'il sait. Gilbert acquiesce lentement de la tête, lointain, mécaniquement : - " Merci, je te dois beaucoup ! " et lui rend son étreinte. Mais son regard détourné reste glacé. Kader se retire, se sentant étranger : "Je reviendrai ce soir, il faut penser à l'enterrer. " dit-il à Martine qui l'embrasse. Les gens s'agitent autour de lui. Chacun le plaint, lui, plus que le mort . - " Du courage, c'est une épreuve, croyez..." De temps en temps, il s'isole pour pleurer. Martine le prend à part : - " Il faut avertir ta famille, il faut organiser l'enterrement ". Il pense avec horreur : " Je vais organiser ta mort au lieu d'organiser ton mariage comme tu me l'avais demandé. " Il se raidit pour ne pas sangloter encore. Comment va-t-il annoncer la mort de Paul à sa mère, à la famille en France. Ses parents sont en cure à Divonne, ses frères en vacances. Dans un éclair il décide : "Je veux le ramener en France. " Martine et toute la famille assurent que c'est impossible maintenant, à cause du cercueil, des formalités, des transports, de la guerre. Il s'entête : - "Je ne le laisserai pas ici, nous partirons avec lui ; il faut que je le ramène à ma mère, à mes parents. "
Il faut qu'il confesse le terrible aveu à sa famille. Il en tremble, se frappe le visage, la poitrine. Il ne pourra jamais, jamais leur dire l'épouvante. Il ne peut pas. Et pourtant il faut les avertir, personne ne peut le faire à sa place. Comment ? Comment ? Il ne peut leur dire comme ça, de loin, que Paul est maintenant MORT ; il dira qu'il a eu un grave accident de voiture, qu'il est vivant mais grièvement blessé, qu'il le ramène à la maison. Il ne sait pas ni quand, ni comment, il les avisera dès que possible. Qu'ils rentrent à Paris.
Aidé de Kader et de ses proches politiques, Gilbert entre en contact avec le directeur départemental d'Air France, une relation de son père, qui, face au drame et à la nouvelle autorité de Kader, s'engage à autoriser le transport d'un cercueil plombé, réglementairement. Qu'ils se rendent à la Sénia, il les mettrait dans un avion au mieux des possibilités. Gilbert attend le rappel de ses parents. Il se prépare longuement, à plusieurs reprises, avec une oppression terrible sur lui-même pour être assez fort afin de ne pas éclater en sanglots, pour être assez convaincant, ne pas laisser échapper un accent de vérité, mentir sans parler faux. Quand il a son père, il raconte un accident de voiture, des blessures, mais ses jours ne sont pas en danger. Il dit qu'il est soigné à l'Hôpital Militaire, on ne peut lui téléphoner aujourd'hui (autrement Armand, avec ses relations, aurait tôt fait d'éventer le mensonge). Il dit quils prennent lavion tous ensemble le lendemain, quils arrivent. Clara veut prendre le premier avion. Il la dissuade. Dans quelques heures, ils seront en France où les soins sont meilleurs. Avant de raccrocher, sa mère d'une voix tremblante lui demande : - " Gilbert, jure-moi sur ma vie, sur ta vie, sur ce que tu as de plus cher, jure-moi qu'il est vivant, jure-le-moi. " Il a un haut le corps, mais il faut à toute force qu'il se domine : maîtriser la voix dans un tension terrible de volonté : " Tu sais que je ne jure jamais. Mais pour te rassurer, voilà, je te le jure sur la vie de Lucille. Paul est blessé, mais vivant hors de danger ! ". Et, après avoir raccroché, il hurle et éclate en sanglots. Il obtient un médecin, la police, trouve le cercueil adéquat. Kader se propose encore pour les emmener en voiture à l'aéroport, mais il aurait fallu " tout " transborder pour franchir les grilles où les entrées sont filtrées par lArmée. Alors il les amènera jusqu'au car en ville. Ils bouclent l'appartement que les parents de Martine vont surveiller, ne prennent que deux valises. Ils reviendront plus tard, certainement ... Il y a foule à l'agence du boulevard Lescure. Il faut attendre les cars l'un un bien après l'autre, faire la queue sur le trottoir. Les gens sont silencieux, bouleversés par les événements ; ils parlent à voix basse du vent de folie qui a soufflé. On se raconte les horreurs qui dépassent tout ce qu'on a subi jusque là : des milliers de morts torturés, décapités, éventrés, brûlés. Un recul curieux et craintif accompagne le chargement du cercueil sur la galerie du car par Kader et ses amis. Gilbert et Martine portent les valises et le bébé et embarquent les derniers après avoir échangé une poignée de main hâtive et des remerciements polis avec Kader. Les gens entassés l'un sur l'autre, le car bourré à bloc s'ébranle, emprunte le boulevard Magenta, le boulevard Joffre, le boulevard Édouard Herriot. Le trajet encombré pris par le chauffeur musulman traverse les quartiers arabes toujours en effervescence. Gilbert, se cramponne d'une main à la barre de soutien, de l'autre maintient Lucie. Il voit défiler sans réagir l'école où ils ont voté quelques jours plus tôt. Il aperçoit par l'encadrement de la porte, se succéder comme dans un rêve, les maisons et leffervescence de la population arabe, excitée, qui les observe : des jeunes goguenards hurlent " Ya ya Algérie. " " Indépendance. " Les plus braves tapent sur les vitres et la carrosserie et brandissent le poing ou font le signe de couper le cou. D'autres figés sur les trottoirs, silencieux, la mine sombre, regardent le car passer. Gilbert sent son arme dans sa veste. On arrive enfin route de la Sénia. L'autocar, toutes vitres closes est une véritable étuve. Tous les enfants pleurent. Des adultes aussi. Pas un mot n'est échangé.
Enfin ils sortent de la ville. Kader suit le car. Il est furieux, ne comprenant pas pourquoi le chauffeur a choisi cet itinéraire si dangereux.
Il croyait Gilbert plus fort ; quel choc! Mais il comprend. Il escorte le car au long du parcours. Un peu avant que le car n'arrive à l'aéroport, il le dépasse. Il sort du véhicule, se place au bord de la route, près des grilles gardées par des militaires français. Quand le car, lentement, passe tout près devant lui, il regarde intensément Gilbert, il lui fait de larges signes de la main. Mais Gilbert ne le voit pas. Kader, les yeux noyés de larmes, laisse le car s'éloigner. Il devine que quelque chose s'est brisé irrémédiablement chez son ami. Ils franchissent enfin les grilles de l'aéroport.
A la Sénia ils attendent quelques heures et prennent le premier avion disponible pour Toulouse. Martine a pu trouver de l'eau et de quoi nourrir Lucie. Elle pense que cette petite sera le dernier souvenir qu'ils emportent de leur Algérie, la dernière souche pied-noir. Le prochain serait " Français. " Quand ils sont en l'air, l'avion décrit un large cercle autour de la cité rutilante et Gilbert, comme tous les passagers en pleurs agglutinés aux hublots, parcourt d'un dernier regard sec la ville qui défile, splendide. Il ne peut s'empêcher de penser : " VILLE MAUDITE ! "
Roman rédigé en 1989
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Chiffres et documentations :
« Le destin tragique de lAlgérie française » par Bernard Michal, éditions de Crémille.
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