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L'age de l'Entropie - Document sans nom

Exercice Corriges Mécaniques De Point 1er Année MPSI-PCSI-PTSI. TEYSSI ..... Dessalement De Léau De Mer Et Des Eaux Saumâtre Et Autres Procèdes Non ...




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escalade. Il ressentait le poids de ses trop nombreux hivers et seul son sens du devoir lui avait donné la force de parvenir jusqu’à cette maudite cartomancienne. Son corps était recouvert d’une sueur qui se glaçait sous les assauts du vent tourbillonnant.
Oubliant ses états d’âme, il se retourna et s’approcha de la vieille dont le corps rabougri disparaissait sous un tas de haillons. Elle le dévisageait de ses yeux torves en manipulant un jeu de cartes. L’homme reconnut à leur taille des lames de tarot.
Son attention se porta alors sur les mains qui les tenaient et leur aspect lui déplut fortement. Leur peau était constellée de tâches noirâtres s’étalant sur une multitude de verrues. Celles-ci couraient jusque sous les haillons lui tenant lieu de manches.
L’homme était curieux de savoir où la vieille pouvait trouver de quoi se nourrir au sommet de ce pic escarpé, mais il préféra se taire.
Elle semblait hypnotisée par la comète dorée à deux queues qui ornait le tissu blanc de la robe sacerdotale de son visiteur, juste à l’emplacement de son cœur.
Mal à l’aise, il ne put se retenir de frôler pieusement son symbole religieux.
« Je suis vraiment désolé de venir troubler ainsi ta journée mais notre Protecteur m’est apparu en songe il y a trois nuits. Il m’a enjoint de venir te voir, car le temps est venu…
… d’identifier les instruments du destin. Je sais. Sigmar m’a avertie de ton arrivée et de ta requête. »
L’homme fut surpris de la voix douce, presque musicale, qui l’avait interrompu. Mais la familiarité avec laquelle la vieille avait prononcé le nom de son divin maître le troubla encore plus.
« Tire huit lames. »
Elle lui présenta les cartes soigneusement disposées en éventail.
« Huit ?
Huit. Autant que les huit flèches du Chaos, qui émergent du monde par ses points cardinaux. »
L’homme réfléchit un instant.
« Cela signifie-t-il que les instruments du destin travaillent en faveur du Chaos ?
Non. Le Chaos exècre le concept de destin. Son seul but est justement de changer le fil de nos vies ; de toutes les vies. Mais la fin des temps approche, et à cette occasion, les Dieux Sombres ont décidé de forcer le destin en s’appropriant ses propres armes. C’est sans doute là leur forme d’humour. »
Elle prononça ces dernières paroles sans y trouver matière à sourire.
Lui sentait la terreur remonter le long de ses veines. Il n’avait jamais cru en ces nouveaux présages qui annonçaient l’apocalypse. Mais en ce moment précis, il savait qu’il s’était aveuglé en refusant d’admettre les signes.
Sa bouche s’était ouverte sur une interrogation muette mais la vieille avait baissé la tête et se contentait de fixer la table en pierre. Il tendit alors le bras vers les menaçantes cartes en tremblant d’appréhension.

Il parvint cependant à retourner la première.


LE PENDU


Une nouvelle fois, Tobias Salamenco tenta de couper la corde et une nouvelle fois, il échoua.
Ses muscles abdominaux le brûlaient atrocement et il renonça à se libérer de cette façon. Sous l’effort, de nombreux petits points blancs se mirent à danser dans son champ de vision. Le sang qui ne cessait d’affluer dans sa tête devait accentuer ce phénomène, pensa-t-il. Il tordit donc sa nuque pour y remédier mais il ne put tenir longtemps cette position, et il se relâcha brutalement en poussant un râle.
Son épée glissa alors de sa main et tomba sur l’herbe.
***
Jennie avait cessé depuis quelques minutes de tourner nerveusement en se demandant ce qui arrivait à son cavalier. La brave jument tuait le temps en mastiquant quelques buissons, le ventre creux après s’être trop longtemps désaltérée à la rivière.
Tobias regrettait de lui avoir accordé une pause. S’il l’avait poussée jusque à Delberz, il serait déjà dans la salle d’attente du chirurgien local. Il prit une bouffée d’air et la héla :
« Jennie ! Retourne donc aux Trois Plumes et dis à cet imbécile de chasseur qu’il pense à relever ses collets avant la nuit ! »
Sa monture dressa les oreilles, tourna sa bouche pleine de feuilles vers lui et lança son regard coutumier : de gros yeux noirs dépourvus de la moindre expression.
Voyant que la situation n’avait pas changé, elle porta cette fois-ci son attention sur d’appétissantes touffes de joncs.
Tobias s’en voulait de ne pas avoir repéré le nœud coulant. Il avait occupé avec succès pendant six années le poste d’éclaireur pour le compte des armées impériales, et voilà qu’il tombait dans le plus primitif des pièges. Il se consola en se trouvant une circonstance atténuante. Depuis deux jours que son bras était cassé, il endurait un lot de souffrances qui avaient diminué son sens de l’observation, d’ordinaire remarquable.
Mais il sentait moins son bras depuis une heure environ. La douleur s’était progressivement déplacée pour irradier sa cheville gauche. Celle-ci était garrottée par la corde et devait supporter tout son poids. Il eut la vision d’un pied bleu, prenant de jolies teintes violacées, avant de virer au noirâtre.
L’angoisse pointait son nez sournoisement à mesure que les nuages rosissaient devant le soleil fatigué.
Tobias se demanda combien de temps s’écoulerait avant qu’une bande de gobelins ne lui tombe dessus. Ces petits humanoïdes grotesques étaient lâches, mais avaient la réputation de faire preuve d’une grande inventivité lorsqu’il s’agissait de jouer cruellement avec une victime sans défense. Il préférait cependant finir entre leurs griffes plutôt que dans celles des nombreux mutants qui rôdaient au sein de la Grande Forêt du Reik.
A cette dernière pensée, un long frisson parcourut son échine et il s’efforça d’évoquer des images plus agréables. Les visages de ses malheureux compagnons lui revinrent en mémoire sans prévenir.
Axel, Lenaïk et Gorn le nain. Morts tous les trois.
Il ne restait du groupe qu’un seul survivant : Tobias Salamenco, qui devait finir trois nuits plus tard dans les estomacs de sanguinaires créatures.
« Finalement, j’aurais préféré mourir avec eux » se dit-il.
Il se remémora pour la première fois cette funeste soirée.
***
Les quatre compères avaient conclu à l’auberge-relais des Trois Plumes un marché avec le baron Boris Von Stoppenham. Le seigneur était un sinistre individu qui offrait une récompense pour la mort du chef des Flèches Noires, une bande de hors-la-loi qui sévissaient au nord de la route Delberz-Talabheim, à l’intérieur de ses terres. La cause était presque honorable puisque les brigands étaient connus pour avoir attaqué de nombreuses diligences. Mais quand le baron leur avait tendu un plateau en argent massif afin qu’ils le rapportent avec la tête de leur victime, Tobias avait pressenti que leur commanditaire cachait une sombre vengeance personnelle.
Après l’entretien, ses amis montrèrent beaucoup d’enthousiasme à la perspective de ce nouvel exploit. Depuis qu’ils avaient défait quelques jours auparavant un culte secret du sombre dieu Tzeentch, ils s’imaginaient un avenir glorieux rempli de hauts faits d’armes.
Mais lui voyait une grande différence entre passer au fil de son épée quelques hommes-bêtes et mutants du chaos, et tuer de sang-froid un humain. Il n’était vraiment pas sûr de vouloir jouer le rôle d’un assassin mercenaire. Cependant, il fut convaincu d’adhérer à cette excitante et lucrative entreprise par le fougueux Axel et le belliqueux Gorn. Même le plus modéré Lenaïk estimait que le jeu en valait la chandelle et rassura Tobias en lui exposant la justesse de cette mission. Ils se mirent enfin tous d’accord sur le fait que ces bandits devaient payer pour tous les conducteurs de diligences transpercés par leurs fameuses flèches empennées de plumes de corneille.
Le repaire des Flèches Noires se trouvait à quelques heures de cheval au nord de l’auberge. Von Stoppenham avait précisé qu’il s’agissait d’un petit château en ruines. Son propre garde du corps connaissait bien les lieux puisqu’il leur avait indiqué l’existence d’un passage secret très ancien, qui permettait d’accéder en toute discrétion à l’intérieur du bastion.
Ils étaient partis en milieu d’après-midi et étaient parvenus au repaire des brigands à l’heure où les ombres nocturnes engloutissent le crépuscule. Ils attachèrent leurs montures au même arbre, puis progressèrent le dos courbé en direction du vallon où se terrait l’ancienne place forte. Quand les trois hommes et le nain atteignirent l’orée de la forêt, Tobias repéra aussitôt l’arbre creux. C’était un chêne tordu au tronc épais et grâce à ses instincts d’éclaireur il avait remarqué le nœud où trois branches avaient été coupées à dessein.
Il pressa ses pouces joints sur le nœud et un mécanisme s’ébranla à l’intérieur du tronc.
Gorn le félicita, un peu trop bruyamment au goût de ses compagnons.
« Bravo mon gars ! J’aurais mis des siècles avant de le trouver. Allons-y ! »
Le nain se saisit à deux mains de sa grande hache et pénétra par la ténébreuse ouverture qui venait d’apparaître de l’autre côté du chêne.
Les humains se regardèrent avec résignation. Peut-être la voix du nain avait-elle alerté les bandits, mais il n’était plus temps de tergiverser. Lenaïk sortit une torche de son sac à dos.
Du premier coup de silex, il alluma la mèche en amadou, et la torche flamba en crépitant avec allégresse. Il plongea à son tour dans l’arbre creux avant que les sentinelles ne puissent repérer la flamme dans les bois. Tobias fut surpris par sa promptitude. Lenaïk montrait une assurance et un sens de l’initiative étonnants pour un jeune pêcheur qui avait vendu sa barque et ses filets afin de s’acheter l’équipement nécessaire à la carrière d’aventurier.
Il laissa passer Axel, encocha une flèche à son arc, et s’engagea enfin dans le boyau après avoir actionné le levier intérieur qui refermait la porte dérobée. Un escalier en colimaçon aux marches glissantes de boue débouchait rapidement sur un tunnel orienté vers le château.
Le sol était consolidé de dalles décollées par l’usure du temps et l’humidité. Les murs et le plafond en terre étaient parfois percés par de tortueuses racines. Des poteaux de bois soutenaient à intervalles réguliers le passage, mais le plafond s’était écroulé à de nombreux endroits, comme en attestaient les nombreux monticules de terre que les aventuriers devaient franchir. Tobias ne voyait pas vraiment ce qui se passait devant lui. La haute silhouette de Axel masquait presque la torche de Lenaïk qui se trouvait en deuxième position, derrière Gorn. Grâce à son sens de l’orientation, il devinait cependant qu’ils approchaient des fondations. Ils franchirent ainsi une arche en pierre et le boyau humide laissa la place à un couloir rectiligne. Gorn s’arrêta de marcher quand il vit de la lumière. Le passage s’ouvrait sur une pièce éclairée. Le jeune Lenaïk frotta sa torche sur le mur suintant et elle s’éteignit en laissant échapper quelques volutes fuligineuses.
Ils n’entendaient que les battements rapides de leurs cœurs et leurs souffles saccadés. Ils suivirent en silence le nain qui s’engagea dans la pièce, Lenaïk sur ses talons.
Ils avaient tous les deux franchi le seuil quand la créature attaqua. Faisant preuve d’étonnants réflexes malgré sa relative corpulence, Gorn plongea en avant. Lenaïk hurla de terreur un bref instant avant d’être mis au sol par un violent coup de griffe. Le sang jaillit de sa hanche mais, mû par son instinct de survie, il rampa sur les coudes et les talons hors de portée de la bête.
Elle avait l’aspect d’un lézard monstrueux juché sur deux puissantes pattes postérieures, tandis que ses membres antérieurs atrophiés se terminaient par d’impressionnantes griffes sanguinolentes. De l’écume jaillissait entre ses dents triangulaires et ses petits yeux enfoncés semblaient évaluer les faiblesses des intrus.
Ils ne lui en laissèrent pas le temps.
Le nain s’était relevé et il chargea le monstre reptilien en poussant une parodie de chant guerrier. Un beuglement caverneux lui répondit quand le tranchant de sa hache s’enfonça entre les écailles. Axel vint à l’aide de son compagnon, l’épée pointée sur le dos de la bête blessée. Mais un violent coup de queue en pleine poitrine le punit de son courage et il recula dans le tunnel, le souffle coupé. Tobias guettait une ouverture pour décocher son projectile.
Lorsque Axel se cambra sous le choc, il lâcha enfin la corde de son arc. La flèche frôla la tête de son ami et se planta entre deux vertèbres dorsales du monstre. Ce dernier sembla dans un premier temps ignorer cette nouvelle blessure et il tenta d’attraper le nain entre ses larges mâchoires. Gorn esquiva de peu l’attaque en s’aidant du plat de son arme pour repousser la gueule béante. Mais alors que la bête s’apprêtait à poursuivre son assaut, elle tordit son cou vers l’arrière tout en brassant frénétiquement l’air de ses griffes. Elle essayait en vain d’arracher ce qui avait provoqué cette foudroyante douleur, son minuscule cerveau n’ayant reçu l’information sensitive qu’à retardement. Le nain profita de cette distraction pour trancher la gorge vulnérable et il fut aspergé par un flot de sang brûlant. Il s’aplatit contre le mur de la pièce tandis que la créature tombait lourdement devant lui.
La tempête n’avait duré que quelques secondes. Le cadavre termina de convulser sur le sol et la gorge ouverte émit un ultime gargouillis.
« Tu aurais pu me tuer avec ta flèche ! Je sais que tu es un bon tireur mais je te jure l’avoir sentie caresser mes cheveux !
Voyons Axel. Tu sais bien que je n’aurais pas pris le risque de te toucher si je n’étais pas sûr de mon coup. Je t’assure que si j’avais tiré dix fois dans ces conditions, j’aurais planté dix flèches dans ce monstre.
Et heureusement que Tobias l’a touchée cette saleté ! Sans ça, je crois bien qu’elle m’aurait donné plus de fil à retordre, coincé que j’étais contre le mur. »
L’Estalien remercia silencieusement le nain de voler ainsi à son secours mais il savait bien que son tir n’avait pas été aussi assuré qu’il l’avait voulu. Il avait visé sur le côté d’Axel, et non pas au-dessus de lui, mais la vision effrayante de la bête enragée lui avait fait perdre un instant son sang-froid.
Lenaïk réfléchissait tout haut :
« Je ne pense pas que ce soit une créature du chaos : on ne voit aucune mutation. Qu’en penses-tu Tobias ?
Je crois que tu as raison. Elle ressemble plus à un animal primitif comme j’en ai lu la description dans un livre. Des bestioles de ce genre sont fréquentes dans les Terres du Sud et dans la lointaine Lustrianie. Mais je me demande comment ces hors-la-loi ont pu en capturer une et l’emprisonner ici. Elle était trop grosse pour passer par le tunnel ou par cette trappe. »
Il désigna du doigt un carré de bois, auquel il était possible d’accéder en grimpant quelques échelons métalliques.
« Ils l’ont probablement récupérée très jeune et elle a dû grandir dans ces cachots.
J’aimerais vraiment apprendre à lire moi aussi. Tu crois que tu pourrais m’enseigner l’alphabet un jour Tobias ?
Son aîné s’esclaffa devant l’expression admirative du jeune pêcheur.
Aucun problème mon ami ! Dès demain, une fois que nous aurons passé une bonne nuit à rêver de notre récompense, je jouerai au professeur avec toi. Pour le moment, enlève donc ta veste et montre-nous ta blessure. »
Elle était presque superficielle et avait déjà cessé de saigner. Axel ôta sa chemise et la serra autour de la taille de Lenaïk. Tous virent alors que leur camarade affichait un sérieux hématome à l’endroit où la queue du monstre l’avait frappé. Comme il ressentait une douleur à chaque inspiration, ils en conclurent que certaines de ses côtes devaient être fêlées.
Malgré leur état, les deux plus jeunes du groupe désiraient poursuivre leur mission. Ils examinèrent les cachots autour d’eux mais les portes branlantes des cellules attestaient qu’elles n’avaient pas servi depuis de nombreuses années, sinon de repère pour la créature.
Suspendu près de la trappe, un flambeau presque consumé éclairait faiblement les lieux. Gorn grimpa les échelons, le dégagea de sa torchère et le tendit à Tobias qui avait troqué son arc pour son épée. Le guerrier nain souleva en douceur le panneau et se hissa après s’être assuré que personne ne les attendait.
Un couloir vêtu de tapisseries aux motifs pâlis par le temps s’ouvrait sur un hall majestueux. Dans leur dos, les étoiles scintillaient à travers les carreaux d’une haute fenêtre. Deux portes s’observaient de part et d’autre du corridor mais Tobias fit signe de se diriger vers la grande pièce. Le groupe entendit alors des éclats de voix provenant de l’étage supérieur. Ils en déduisirent que les bandits devaient tous s’être réunis au-dessus pour dîner.
Ils remarquèrent une porte à double battant à l’autre bout du hall et un large escalier sur leur gauche. Tobias chuchota à ses amis :
« Je suppose que les chambres de l’ancien seigneur se trouvent au sommet du donjon. Le chef doit s’y être installé. Nous devons grimper ces marches sans nous faire repérer. »
Il vit de la détermination dans les yeux du nain, mais de l’inquiétude dans ceux des jeunes humains.
« Ils ne sont pas sur leurs gardes. Si vous faites attention à ne pas entrechoquer vos armes, nous devrions pouvoir dépasser le premier palier sans nous faire voir. »
Lenaïk et Axel acquiescèrent en hochant la tête. Gorn avait déjà gravi la première marche quand soudain, des clochettes tintèrent à l’étage. Seul le nain vit le fil cassé à ses pieds, qui avait déclenché le mécanisme des carillons. Leur musique presque joyeuse cloua sur place les intrus.
Cette surprenante mélodie hanta longtemps le sommeil de Tobias Salamenco, tout comme les instants qui suivirent furent à jamais gravés dans sa mémoire.
Ils ne parvenaient pas à réagir malgré les vociférations et les raclements de chaise provenant de l’escalier. Mais quand Tobias vit une main jeter par-dessus la rambarde une fiole en verre terminée par une mèche crachotante, il recula précipitamment, et ce réflexe lui sauva la vie.
Le projectile enflammé tomba aux pieds de Lenaïk et éclata au contact du sol. Tobias sentit une vague de chaleur le submerger tandis que l’explosion l’aveugla un instant. Il entendit les cris de ses compagnons avant de pouvoir rouvrir les yeux.
Le jeune Lenaïk était étendu sur le ventre dans une totale immobilité malgré les flammes qui dévoraient ses vêtements. L’odeur de viande brûlée qui régnait ôta tout espoir à Tobias. Axel avait été projeté un peu plus loin mais il se relevait, n’ayant apparemment subi que quelques brûlures superficielles au visage.
Le nain s’était protégé les yeux de la main pendant la déflagration. Lorsque il découvrit l’état de son compagnon, son visage se tordit démesurément. Il poussa un hurlement terrifiant, chargé d’une rageuse colère envers le destin qui avait ôté la vie de ce gamin à peine sorti de l’adolescence. Fou de haine et de vengeance, il fit face à la meute d’hommes et de femmes qui dévalaient les escaliers armes en main.
« Non Gorn ! Ca ne sert à rien ! »
Mais il ignora l’appel de Tobias. Tel un bourreau à la potence, il abattit sa hache dans le torse du premier bandit qui se présenta. Il s’agissait d’un grand échalas à moustache dont les yeux sortirent presque de leurs orbites. L’homme paraissait surpris de rencontrer la mort au pied de cet escalier, entre le fromage et le dessert. Il s’effondra sur une marche mais fut remplacé par trois de ses acolytes.
Axel fit mine de les charger mais un bras ferme lui retint la manche.
« Fuyons ! Ils sont trop nombreux pour nous. »
Il tenta de résister à la poigne de l’Estalien qui l’entraînait vers la porte à double battant. Gorn para habilement une attaque en pointe d’une jeune femme coiffée d’un foulard jaune. Il recula pour éviter une autre lame qui siffla devant son nez mais le troisième adversaire parvint à le blesser à la cuisse. Serrant les dents, le nain punit ce dernier en lui ouvrant la boîte crânienne et le fer de la hache émit un écœurant bruit de succion lorsqu’il retira son arme.
Sa victime était juste tombée qu’un colosse surgit à sa place et lui décocha un coup de poing, renforcé par une lanière cloutée. Gorn trébucha, dévala les trois marches derrière lui, et s’écrasa aux côtés du corps calciné de Lenaïk.
Il le rejoignit définitivement quand quatre épées des Flèches Noires le transpercèrent.
Jusqu’alors paralysé devant le combat du nain, Axel s’enfuit à la suite de son dernier compagnon qui avait ouvert une des grandes portes. Tobias courait dans la cour intérieure du château en direction de la grille du pont-levis. Celle-ci était par bonheur relevée.
Il se retourna pour s’assurer que Axel le suivait. Son ami était effectivement sur ses talons, l’air hagard et les joues sillonnées de larmes. Des hors-la-loi franchissaient à leur tour les portes du donjon à leur poursuite. Certains tenaient des arbalètes et ils posèrent un genou à terre afin de les mettre en joue. Tobias entendit d’abord le claquement des moufles, puis il vit Axel se figer en pleine course et tomber dans ses bras, emporté par son élan. Deux carreaux terminés par de petites plumes sombres dépassaient de son dos. Un filet écarlate coulait à la commissure de ses lèvres, et de sa bouche ouverte ne sortit qu’un faible râle.
Cette fois-ci, Tobias sentit son esprit vaciller sous une vague de douleur.
« Vivre ! Vivre ! Il faut vivre ! Cours ! Ne reste pas là ! »
Il suivit les injonctions que lui hurlait son instinct. Lâchant le corps de son dernier ami, il repartit vers la barbacane du pont-levis tandis que les arbalétriers rechargeaient leurs armes. D’autres bandits le poursuivaient l’épée au clair.
Au moment où il passait sous la grille relevée, un homme surgit par une porte adjacente. Tobias leva sa lame pour parer le coup de ce nouvel assaillant mais une masse d’armes l’atteignit à l’épaule. Un os craqua sous la boule métallique hérissée de pointes mais il conserva son équilibre. L’adrénaline l’empêcha de s’évanouir sur-le-champ et il franchit la douve en tenant son bras contusionné. Miraculeusement il n’avait pas lâché son épée sous le choc et il la fit passer dans sa main gauche pendant qu’il courait vers la forêt.
Ses poursuivants criaient et il voyait des flèches et des carreaux fuser près de lui. Mais les deux lunes Mannslieb et Morrslieb se dissimulaient derrière d’épais nuages et l’obscurité compliquait la tâche des tireurs.
Parvenu au chêne où étaient attachés les chevaux, Tobias trancha la longe de Jennie. Il posa un pied dans l’étrier mais grimaça en enfourchant la jument grâce à son seul bras valide. La tête plongée dans la crinière fauve, il talonna éperdument sa monture qui partit au galop sans rechigner.
Il n’avait alors qu’un vague souvenir des heures qui suivirent.
Les vociférations des Flèches Noires se dissipaient derrière lui en même temps qu’il sombrait dans un demi-sommeil, bercé par la course nocturne de sa jument. Le lendemain et la nuit suivante, il s’était contenté de galoper vers Delberz, après avoir récupéré quelques forces aux Trois Plumes. Jamais il ne songea à frapper à la porte du baron Von Stoppenheim.
Il commençait seulement à émerger de son état catatonique quand il tomba dans le collet.
***
Tobias ouvrit les yeux, l’esprit embrumé. Il fut l’espace d’un instant surpris par le décor inversé qui se présentait à lui puis il prit conscience de sa fâcheuse posture. Il s’était assoupi
et une violente migraine lui martelait les tempes. La nuit était tombée et donnait un aspect fantasmagorique aux arbres les plus proches. Seule la lourde respiration de Jennie le rassurait mais elle était presque masquée par les chants stridulants des nombreux batraciens infestant les berges du fleuve.
Deux silhouettes humanoïdes s’approchaient.
Les entrailles du prisonnier se nouèrent jusqu’à former un bloc de glace tandis que son cœur s’emballait. La fatigue lui fit perdre tout sang-froid et il gémit lamentablement de terreur. Il essaya de se tortiller au bout de sa corde et il s’imagina subitement dans la position d’un lombric frétillant sur un hameçon. Il aurait volontiers échangé sa place avec un ver. Ce dernier ne connaîtrait jamais les douloureuses tortures promises à ceux qui tombaient entre les griffes des mutants de la Grande Forêt impériale. Les deux ombres n’étaient qu’à quelques pas de lui et l’une d’elles avait déjà sorti une arme pour débuter leurs jeux sanguinaires. Sigmar dut prendre Tobias en pitié car il s’évanouit sous les effets cumulés de la peur, de l’épuisement et des élancements continus de son membre cassé.
***
Le garçon essora avec soin la serviette au-dessus de la bassine puis il s’approcha du lit où gisait l’étranger. Il tapota doucement son front luisant avec le tissu humide en observant la peau bronzée de son visage. Ses traits étaient fins bien que légèrement marqués par une existence au grand air. D’étranges mèches plus claires se mêlaient à ses cheveux bruns et raides qui descendaient presque jusque aux épaules. Avant qu’il ne se rendorme, il lui avait révélé qu’il se nommait Tobias Salamenco. Il lui avait même expliqué pourquoi il portait un nom si exotique. Il était né dans les Royaumes Estaliens, un pays plus au Sud et à l’Ouest de l’Empire, sur les rivages de l’Océan Vert. Le soleil réchauffait tous les jours de l’année les terres couvertes de vergers où poussaient des fruits colorés et généreux affublés de noms enchanteurs : melons, oranges, citrons… Toutes les cités portuaires accueillaient des armadas de navires gonflés de trésors découverts à l’autre bout des mers. Les marins se métamorphosaient le soir dans les tavernes du quai en conteurs pour enfants et leurs aventures dans le Nouveau Monde ou la très lointaine Lustrianie leur fournissaient une matière inépuisable pour leurs histoires. L’emphase du blessé avait contaminé l’esprit émerveillé du gamin mais quand celui-ci avait exprimé son violent désir de partir à son tour explorer le monde quand il serait adulte, le visage de Tobias s’était assombri. Il avait marmonné un reproche inintelligible puis lui avait tourné le dos, coupant court à son récit.
L’enfant sortit de sa rêverie lorsque son père entra dans la cabane.
« Comment va-t-il ?
Un peu mieux, papa. Il s’est réveillé il n’y a pas longtemps et il a bu toute sa bolée. Il m’a dit qu’il s’appelle Tobias et qu’il est soldat de l’empire !
Calme-toi fiston. Tu vas le réveiller et il a besoin de repos. Je sais que ce n’est pas un mercenaire ou un brigand, j’ai vu ses insignes. Maintenant, va décrotter son cheval et étendre ses vêtements qui sont dans le panier, dehors. Je viens de les laver à la source. »
Tobias entendit le petit qui sortait en courant, puis quelques instants après, son père qui le suivait en fermant la porte. Il était bien éveillé mais ne tenait pas à se lever ou même à ouvrir les yeux. Il souffrait moins du bras mais ce répit ne pouvait qu’être provisoire. Il se sentait creux comme une coquille. Quand il repensait à ses compagnons d’armes, nulle colère, nulle honte ne le submergeait à présent. Il était résolu à se soigner, puis à vivre une nouvelle existence, mais sans jamais plus entraîner d’amis dans le désastre. Il se retrouverait un métier honorable. Peut-être reprendrait-il son service comme éclaireur, ou bien trouverait-il un poste encore plus solitaire. Il devinait que sa peine et ses remords l’avaient attiré au bord d’un abîme de folie où il avait presque plongé.
Mais il se retrouvait vivant, et sain d’esprit à ce qu’il semblait. Sa chance légendaire ne lui faisait pas défaut, une fois de plus. Il était le seul survivant de cette entreprise catastrophique au château des Flèches Noires et ce fut un honnête pêcheur qui le délivra du piège à animaux. Cet homme aurait pu profiter de l’aubaine pour le délester de sa bourse et de sa jument mais au contraire, il avait décidé de s’occuper de lui sans rien attendre en retour. Tobias se souvint de sa mère qui le réprimandait chaque fois qu’il échappait par miracle à la mort lors de ses nombreuses cascades de jeunesse. Elle lui reprochait de se montrer inconscient face au danger et elle lui affirmait qu’il jouait avec le destin toutes les fois où il partait chasser les œufs de sterne à flanc de falaise, sans corde ni crampon. Un jour, il tomba dans un torrent tumultueux alors qu’il ne savait pas nager, et son frère aîné Janis avait plongé à sa suite. Il eut la force de récupérer Tobias et de le pousser sur la berge, mais il disparut lui-même sous les bouillons et son cadavre déchiqueté ne fut retrouvé que plusieurs centaines de mètres plus loin. Après avoir longtemps pleuré, sa mère avait eu le courage de revenir sur cette tragédie. Elle pensait qu’un fil invisible le reliait à une bonne étoile, et qu’il ne cessait de tirer dessus sans se soucier des conséquences. Comme cette corde était très solide, elle ne cassait pas encore, mais si le garçon au bout du fil continuait ainsi à se montrer irresponsable, il céderait et sa chance le quitterait. Tobias n’avait que neuf ans à cette époque, mais cela lui suffisait pour comprendre que sa mère lui reprocherait toute sa vie la mort de Janis.
Allongé sous les draps frais, il pensa amèrement que d’autres avaient disparu par sa faute mais que son fil résistait toujours.
« Tu vois maman, même pas effiloché ! »
Il sortit de son lit et se servit du pain et du lard qui l’attendaient sur une table. Une fois rassasié, il déversa le contenu de sa bourse et entreprit de compter les pièces. Il trouva presque une centaine de Couronnes d’or et en mit dix de côté, près du quignon qu’il avait laissé. Il commença à ranger le reste, se ravisa, et en empila finalement dix autres. Cette somme représentait une fortune pour un homme habitué à troquer le produit de sa pêche. Mais ce geste enleva une once du sentiment de culpabilité qui hantait Tobias depuis trois jours.
A l’extérieur de la masure, le soleil de midi dardait ses rayons au-dessus de la cime des arbres. L’astre se reflétait sur le calme fleuve lui donnant l’apparence d’un trouble miroir scintillant.
Tobias se protégea de la main pour épargner un violent contraste à ses rétines après l’obscurité de la cabane et il se dirigea vers le fils du pêcheur qui terminait d’étriller Jennie.
« Où sont mes vêtements, petit ? »
Le garçon se retourna très surpris, et lui indiqua les pierres sur lesquelles il avait étendu sa chemise et son pantalon. Comme Tobias s’en saisissait, il protesta :
« Attendez ! Ils ne sont pas encore secs.
Ce n’est pas bien grave, la journée va être chaude : il n’y a pas un poil de vent. Un peu de fraîcheur me fera le plus grand bien. Je vois que tu t’es très bien occupé de ma monture. » dit-il en caressant les flancs de la bête.
« Vous partez tout de suite ?
Il faut bien que je soigne mon bras le plus tôt possible. Où est ton père que je lui fasse mes adieux ? »
Il ignora la déception manifestée par l’enfant. Son père les rejoignit à l’instant où Tobias avait posé sa question. L’Estalien lui serra les mains.
« Je ne sais pas comment vous remercier. Je dois partir à présent mais je me souviendrai de votre geste. »
Le visage du pêcheur était impassible. Il lui demanda :
« Vous n’êtes pas un brigand déguisé au moins ? Ou pire, un déserteur ?
Non. J’étais en mission près de Talabheim où j’y ai été blessé. Je retourne à la capitale faire mon rapport en tant qu’éclaireur de l’Empire. »
Et sur ce dernier point, Tobias était sincère. Il comptait bien réintégrer son corps militaire après ses années d’errance.
« Vous semblez dire vrai, messire. Je vous souhaite donc une bonne route. Avec votre cheval, vous atteindrez Delberz avant la nuit je pense.
Encore mille fois merci mon brave. Si vous avez besoin d’un logis au cas où vous viendriez à la capitale, allez à la caserne du secteur Est et demandez à voir le sergent Klinsmann. Dites-lui que vous venez de la part de Tobias Salamenco, le plus grand des nabots. Il comprendra. »
Sous l’air ahuri du pêcheur, il grimpa sur sa monture en se faisant aider du jeune garçon. Il s’adressa ensuite à ce dernier.
« Sois attentif au métier que t’enseigne ton père, mon petit. Si tu te débrouilles bien à lever les filets, peut-être qu’un jour tu iras vendre le produit de ta pêche sur les comptoirs de Altdorf. Dans ce cas, tu rencontreras une foule de gens plus intéressants les uns que les autres et tu te feras beaucoup d’amis. Et sans doute y gagneras-tu assez d’or pour t’installer dans une vaste maison avec ton père. »
Le sourire émerveillé du garçon apaisa la conscience de Tobias. Il aurait désormais une ambition plus raisonnable que celle de vouloir partir à l’aventure comme il l’avait lui-même malheureusement rêvé toute sa jeunesse.
Le pêcheur avait passé un bras par-dessus l’épaule de son fils et ils suivirent des yeux l’étrange cavalier qui s’éloignait en tenant ses rênes d’une main, son autre bras immobilisé en écharpe.
***
L’auberge du Sabot Voyageur était le lieu de détente privilégié de Tobias dans la capitale impériale. Contrairement aux autres établissements hôteliers de Altdorf, qui fidélisaient leur clientèle en proposant diverses activités d’agrément telles que des jeux de hasard, des représentations musicales ou même des concours de beuverie, le Sabot privilégiait le confort pour les consommateurs et les résidents. Le plafond de la salle commune s’élevait à plus de trois mètres de hauteur afin d’éviter une atmosphère enfumée par les émanations de tabac. De riches boiseries recouvraient les murs et des tissus colorés d’Arabie égayaient chaque table, ainsi que le comptoir en forme d’hémicycle. De nombreux clients conversaient assis au bar sur des tabourets ou affalés sur les bancs recouverts de velours rembourré qui accompagnaient les tables rectangulaires. Mais le niveau sonore était loin d’atteindre le vacarme permanent auquel les citadins étaient habitués dans la plupart des tavernes du quartier. Tobias était juché sur un haut siège au bout du comptoir, il profitait ainsi du soleil estival qui inondait une moitié de la salle par l’ouverture d’une immense fenêtre. Un de ses battants était entrebâillé afin que la brise puisse agréablement rafraîchir la salle commune. L’Estalien examinait les différentes bouteilles de vin proposées sur une étagère derrière le bar. Il ne parvenait pas à choisir celle qui accompagnerait son déjeuner. Elles étaient toutes assez onéreuses mais au Sabot Voyageur, il savait que même le vin de table était de bonne qualité. Une voix forte trancha le calme relatif de l’endroit :
« Mortecouille ! Voilà enfin ce cruchot de Tobias ! »
Tous les regards convergèrent vers l’individu qui venait de surgir dans l’auberge, sauf celui du principal intéressé. Il souriait cependant, ce qui ne lui arrivait pas souvent ces derniers temps. Un seul homme de sa connaissance dans cette cité attribuait d’aussi ridicules sobriquets à ses amis : Gert Klinsmann. Il fit un geste d’apaisement au patron de l’établissement qui hésitait à remettre à sa place le nouvel arrivant puis il se retourna vers l’être barbu et trapu qui lui donna une tape vigoureuse sur l’épaule.
Sur celle de droite.
Il gémit de douleur et le barbu prit un air penaud.
« Désolé mais… je ne pensais pas t’avoir… euh… bousculé si fort que ça. »
L’Estalien reprit contenance et se fendit d’un nouveau franc sourire.
« Non, ce n’est rien Gert. Mon bras était déjà un peu amoché. Asseyons-nous si tu veux. Je vais t’expliquer.
Pour sûr que je veux des explications, brave tête d’endive ! Tu vas me dire tout de suite qu’est-ce qui t’a pris de quitter la ville sans prévenir. Trois ans déjà ! Tu ne peux pas savoir comment ça me fait plaisir de revoir ta vieille face de troll.
Moi aussi je suis content de te voir Gert. »
Ils prirent place sur un banc dans un coin de la salle, provoquant le départ de leurs voisins de table excédés par les manières grossières du sergent de la garde. Ce dernier héla une serveuse pour commander à boire, laquelle obtempéra de mauvaise grâce.
« Alors, tu es toujours sur le secteur Est ?
Bien sûr. C’est là qu’on entraîne la bleusaille chargée ensuite de patrouiller la nuit. Le capitaine Zenkras m’a dit que j’étais le genre d’homme à poigne dont ces morveux avaient besoin pour sortir une bonne fois pour toutes des jupons de leur maman. »
Le côté rustre de son ami l’amusait car il connaissait aussi son grand cœur et sa loyauté. Malgré ses propos intimidants, Tobias savait que celui-ci représentait le meilleur instructeur que les jeunes gardes pouvaient espérer en vue de leur apprentissage.
La serveuse revenait déjà, une bouteille de vin à la main. Le sergent s’empressa de la payer, puis de remplir les gobelets en porcelaine.
« Je ne comprends vraiment pas pourquoi tu viens dans cette taverne Tobias. Ils n’ont aucune bière digne de ce nom, pratiquent des tarifs malhonnêtes, et en plus, il n’y a aucune ambiance. On se croirait au repas annuel de la guilde des marchands ! Je n’exagère pas ! J’y suis déjà allé une fois. C’était aussi sinistre.
Tu connais beaucoup de tripots d’Altdorf où tu peux trouver un vin bretonnien d’une aussi bonne cuvée ? »
Il vida son verre d’un trait et le reposa avec une expression satisfaite. Gert les resservit à nouveau.
« Mouais. Ben moi, je ne cracherai pas sur une bonne Foudroyante. Tu sais, cette bière qui a la réputation de pouvoir soûler un Norsque alcoolique. Ils en ont un stock en ce moment à l’Ancienne Taverne. Il paraît que depuis qu’il en vend, Erik, le patron, gagne assez d’or pour s’offrir un second établissement. Par contre, ça lui fait un peu plus de gerbouilles à nettoyer chaque soir. La rançon du succès ! »
Ils éclatèrent de rire tous les deux, et Tobias devinait vaguement que le fort vin violet tenait sa part de responsabilité dans leur douce euphorie. Gert reprit :
« Maintenant vieille bourrique, tu vas m’expliquer ce qui t’est arrivé depuis ton départ. A vrai dire, tu ne tiens pas la grande forme et ça se voit. Allez ! Tu peux te confier à moi tu sais. Ce n’est pas bon de ruminer tout seul ses mauvaises pensées. »
Convaincu par la sollicitude de son ami, mais aussi par l’alcool, Tobias lui raconta tout.
Il lui relata ses missions en tant qu’éclaireur, au-delà des frontières de l’Empire ; les nombreux mois dans le froid royaume nordique de Kislev à observer les mouvements des troupes du Chaos ; puis son séjour dans les Principautés Frontalières, au Sud de l’Empire, où des pillards mettaient à sac des villages fidèles à l’empereur et à Sigmar. Il eut le courage de lui narrer sa rencontre avec ses trois derniers compagnons de route, et l’heureuse année d’errance et d’aventures qui s’ensuivit. La force lui manqua cependant de s’étendre sur la soirée avec les Flèches Noires ; il précisa seulement qu’il s’était enfui après avoir été blessé au bras.
Il mentionna sa demi-journée passée la tête à l’envers, puis comment il avait été miraculeusement recueilli par le brave pêcheur au bord du fleuve Talabec. Il en profita pour préciser que celui-ci pourrait mentionner son nom au poste de garde afin de trouver l’asile pour la nuit. Enfin, il termina son récit avec son arrivée chez le médecin de Delberz, comment ce dernier réussit à l’opérer habilement puis son repos forcé dans la petite ville en attendant que les onguents et l’attelle terminent de le rétablir.
Le visage broussailleux de son acolyte s’était refermé quand Tobias avait évoqué en tremblant la mort de ses frères d’armes, mais il s’éclaira dès qu’il eut cessé de parler.
« Tobias le Cocu qu’on devrait t’appeler ! s’exclama-t-il bruyamment, s’attirant ainsi les murmures désapprobateurs de la clientèle du Sabot Voyageur. Tu es un sacré veinard mon coquin, mais je suis encore plus heureux de te voir revenu au bercail.
Moi aussi dans un sens. Cependant, je ne suis pas sûr de savoir ce que je dois faire maintenant. Dois-je reprendre du service tout de suite à Altdorf ou bien, vais-je retrouver le corps des éclaireurs impériaux à Talabheim ? »
Gert vida la fin du vin dans le gobelet de Tobias.
« Ah ! Ah ! Tu as l’honneur de terminer la bouteille. Alors ? Marié ou… »
Tobias le coupa avec une pointe d’amertume dans la voix.
« Quelle femme voudrait d’un vagabond ? Je suis souvent sur les routes et j’aime ça. Tu ne vas pas revenir là-dessus. Si j’avais une famille, je ne pourrais pas la rendre heureuse. Alors je préfère choisir la corde pour cette année encore.
Hé, je plaisantais Triple Buse ! Ca ne va vraiment pas chez toi en ce moment. Je ne connais qu’un seul bon remède quand on a des problèmes dans le crâne. »
Le sergent leva le bras à l’attention de la jeune femme encombrée de plusieurs plateaux. Tobias retrouva le sourire en pensant que Gert était la personne providentielle pour éloigner ses états d’âme. Il lui tapota amicalement l’épaule et désigna la bouteille vide.
« Très bien, mais c’est moi qui paie sa petite sœur. »
Son camarade s’esclaffa :
« Je te préfère ainsi, gamin. Et si ton petit gosier d’Estalien tient le choc, on jouera la suivante aux dés.
Alors prépare-toi à demander à Zenkras une augmentation ! Tu as oublié, depuis le temps, que je gagne toujours au jeu.
Non, je ne l’ai pas oublié. Combien de fois ai-je dû te prêter main-forte face à tous ceux qui t’accusaient de tricher ! Tobias le Cocu, c’est vraiment ça. »
L’éclaireur impérial tendit la bouteille vide à la serveuse.

Il entama ensuite la deuxième.


LE DIABLE


Pendant que la prostituée se déshabillait, Wigmar Zibsheit observait les toits de la cité au travers de la seule ouverture de la chambre : une lucarne salie par la condensation. Dans ces moments-là, il s’interdisait toute précipitation afin de mieux profiter de l’instant présent. Il tenta d’ignorer les mouvements de la fille près de la couche et fit vagabonder ses pensées. Que devenait donc la demi-portion de magicien qui lui avait jeté un mauvais sort une semaine auparavant ? Evidemment, il l’avait un peu cherchée cette malédiction. Il ne pouvait s’empêcher de taquiner les plus faibles que lui. Ce n’était que de l’humour bien sûr, mais le petit bouffon avait pris la mouche quand il l’avait poussé dans une fosse à purin. Il s’était alors vengé de sa mauvaise farce en prononçant de mystérieuses paroles agrémentées de gestes saugrenus. Après avoir enfin compris ce qui lui était arrivé, il avait tenté d’étrangler l’apprenti sorcier mais la présence à ses côtés de l’affreux Durak l’en avait dissuadé. Puisque le nabot ne souhaitait pas retirer sa malédiction, il devait trouver un sorcier compétent. Mais leurs services ne sont pas gratuits et Wigmar préférait pour l’instant dépenser ses maigres économies à l’Eglantier.
Olga Tannenbaum dirigeait son établissement de plaisir avec une main de fer. Ses filles étaient ainsi obéissantes, et leurs services accessibles aux peu fortunés. Malheureusement pour Olga, un cas de variole pourpre l’an dernier avait nui à la réputation de l’Eglantier et fait fuir du même coup une partie de la clientèle habituelle. Néanmoins, sa patronne conservait une notoriété dans Altdorf aussi impressionnante que son tour de taille. La rumeur prétendait qu’Olga louait gratuitement sa plus belle fille à celui qui acceptait dans un premier temps de lui prodiguer quelques attentions câlines.
Wigmar songea qu’il n’était pas prêt de tenter l’expérience.
« Alors. Tu as peur de venir ? »
Il se tourna vers la jeune ribaude qui l’attendait, nue, un sourire goguenard sur les lèvres. La flamme de la lanterne dessinait sur le mur son double ténébreux, et cette ombre agrandie accentuait la volupté de son exquise silhouette. Il n’avait pas choisi la plus vilaine des filles de l’Eglantier. Ni la plus ancienne. Il appréciait les prostituées de son âge, qui n’avaient pas encore atteint leurs vingt printemps. En règle générale, elles ne présentaient pas les manières blasées, inhérentes à leurs collègues d’expérience. Peut-être donnaient-elles le meilleur d’elle-même dans l’espoir de monter dans l’estime de leur patronne bouffie ou pire, espéraient-elles naïvement qu’un client les arrache par amour à leur misérable condition.
Cette pensée amusa Wigmar tandis qu’il caressait en douceur ses hanches et ses seins, non encore gâtés par l’âge et l’excès de mauvaise chair. Un délicieux coup de poignard lui déchira le bas-ventre. A cause de son expédition avec Dieter, Durak et l’apprenti sorcier de malheur, il n’avait pas touché de femme depuis de trop nombreuses semaines. Il adorait cette douloureuse sensation, comme si tout son corps le suppliait d’assouvir sans tarder ses intolérables pulsions.
Il avait tenté de séduire quelques paysannes lors de son voyage, mais il n’avait obtenu aucun résultat. Son visage n’était pas spécialement déplaisant pourtant ; il était même très fier de sa tignasse rousse et bouclée. Mais son teint très pâle et son embonpoint chronique ne représentaient sans doute pas des atouts majeurs dans l’incitation à la débauche.
Marlène, il lui semblait que Olga l’avait appelée ainsi, commençait déjà à lui retirer son pantalon.
« Doucement petite. Tu n’attends personne après moi, alors, prends ton temps je t’en prie. »
Elle lui jeta un regard interrogateur, haussa les épaules, puis entreprit de délacer sa tunique. Wigmar ferma les yeux et se laissa dévêtir en humant avec plaisir la flagrance fruitée qui se dégageait de ses longs cheveux bruns. Il pensa de nouveau avoir fait un excellent choix en demandant cette petite Marlène. Non contente d’être plutôt jolie, elle gardait une hygiène intacte et trouvait même de quoi se parfumer. La plupart de ses consœurs ne prêtaient guère d’attention à de tels détails d’après l’expérience de Wigmar.
Elle l’avait débarrassé de sa chemise. Il sentait à présent ses doigts agiles qui s’attaquaient au dernier rempart avant sa complète nudité.
Le rire de la ribaude l’extirpa sans prévenir de sa langoureuse torpeur. Une main devant la bouche, elle gloussait de façon idiote et ne parvenait pas à détacher son regard de l’objet de son amusement soudain. Elle hoqueta nerveusement lorsque elle se rendit compte de la fureur de son client. Des larmes perlèrent à ses yeux et malgré ses efforts, elle ne pouvait réfréner les soubresauts de son corps causés par son accès d’hilarité.
Wigmar Zibsheit n’avait pas prévu cette réaction. Une autre prostituée plus ancienne dans le métier aurait su comment cacher sa surprise. Il fut envahi d’une bouffée de rage envers son compagnon sorcier qui lui avait jeté ce mauvais sort. A cause de lui, sa virilité avait perdu plus de la moitié de sa taille habituelle, et si la transformation n’avait pas été douloureuse, il ressentait en ce moment précis une humiliation comme il n’en avait jamais connue. La fille suffoquait de rire devant la vision de cet appendice infantile, d’où tout signe d’excitation avait totalement disparu.
Si Micky s’était trouvé devant lui, il l’aurait étranglé sur le champ. La tâche n’aurait pas été très ardue vu que la tête du halfeling culminait à moins de cent-dix centimètres de hauteur.
Mais il ne se trouvait pas à Altdorf en ce moment. Dans cette chambre miteuse ne lui faisait face que cette jeune chienne ricanante.
La haine serpentait dans ses veines, embrumant son esprit d’un voile rouge sombre.
Le poing percuta la joue gauche de la jeune femme. Elle tomba de la couche et sa tête cogna avec violence contre le mur. Le choc ne l’assomma pourtant pas car elle hurla de douleur, puis geignit faiblement :
« Excuse-moi ! Je suis désolée… »
Elle protégeait son visage ensanglanté de ses mains mais Wigmar la roua de coups de pied. Il y mettait toute sa force et toute sa colère. Il changeait de cible à mesure qu’elle roulait au sol vainement afin de se soustraire à sa folie. Il la frappa dans le ventre, à la poitrine, dans le dos, et à chaque impact, elle poussait un gémissement plus faible que le précédent. Il la visa une nouvelle fois à la tête. Il entendit un craquement, puis Marlène cessa de se plaindre.
Son corps recroquevillé présentait une floraison d’hématomes naissants tandis que son agréable visage d’adolescente disparaissait sous le liquide vermillon qui dégoulinait de la racine de ses longs cheveux raides.
Wigmar reprenait difficilement son souffle. Il perçut à l’étage inférieur des éclats de voix et de nombreux bruits de pas. Les occupantes de l’Eglantier avaient dû entendre les cris de leur consœur et certaines gravissaient l’escalier menant à la mansarde. Il ouvrit la lucarne et passa la tête à l’extérieur. Une légère brise nocturne lui éclaircit son esprit en proie à de nombreux sentiments contradictoires. A cette heure avancée, la rue des Vendanges était déserte, mais les pavés se trouvaient environ sept mètres plus bas. Il n’avait pas le choix cependant car les deux matamores d’Olga surgiraient d’un instant à l’autre dans la chambre. Si ils le trouvaient à côté du corps de Marlène, les hommes de main ne lui laisseraient sans doute pas le temps de se justifier. Wigmar craignit un instant que sa bedaine ne l’empêche de se faufiler par la fenêtre circulaire mais il n’était pas gêné par ses vêtements puisqu’ils gisaient toujours sur la paillasse. Il parvint ainsi à passer et s’accrocha à une de ces gouttières métalliques modernes qui caractérisaient les hauts bâtiments du centre de la capitale impériale. Il se laissa glisser rapidement le long du tuyau jusque au rebord d’un balcon au premier étage de la maison de passes. Il s’était brûlé les mains et les mollets pendant sa descente mais il ignora la douleur et sauta par-dessus la rambarde. Quand le plus véloce garde de l’Eglantier se pencha par la lucarne ouverte, il eut juste le temps d’apercevoir une silhouette nue qui disparaissait dans le réseau de ruelles mal éclairées. Derrière lui, son acolyte s’exclama :
« Par les dieux ! Ce salaud l’a tuée ! »
***
Wigmar ralentit l’allure mais il continuait à trotter en rasant les murs du quartier Sud. Il devait prendre garde aux rondes de nuit, dont la fréquence croissait avec la douceur de l’été. La boutique de l’alchimiste ne se trouvait plus très loin maintenant. Il payait un loyer dérisoire à ce vieux fou afin de pouvoir dormir dans sa cave où ses habits de rechange l’y attendaient. Il ne craignait pas de poursuites judiciaires pour ce malheureux incident. Olga Tannenbaum avait refusé de fermer son établissement suite à l’histoire de la variole pourpre, à l’encontre des directives de la guilde du commerce. Elle savait cependant que nulle autre tolérance ne lui serait accordée et elle n’oserait donc pas se plaindre auprès des tribunaux de la cité. Par contre, il devrait trouver un autre endroit dans Altdorf pour son plaisir. Ils ne manquaient pas dans la capitale mais l’idée de ne plus pouvoir rendre visite aux filles de l’Eglantier le chagrinait. Il n’en conservait que de bons souvenirs. Sauf le dernier. Il regrettait sa crise de violence mais il s’efforça, comme il en avait l’habitude, de chasser les infects remords qui apparaissaient aux frontières de sa conscience fatiguée. Wigmar détestait les remords ou les scrupules. Il trouvait qu’une existence humaine durait trop peu de temps et qu’il était inutile de la gâcher en vains atermoiements.
Finalement, cette fille avait sa part de responsabilité dans son malheur. Il voulait juste la punir de son irresponsable réaction afin qu’elle ne commette pas le même genre d’erreur avec un autre client. Mais il ne voulait pas la battre à mort.
Wigmar réfléchit aux détails de l’accident. Il n’était pas aussi certain de l’avoir tuée. Bien sûr, son cou avait semblé craquer, mais n’avait-il pas imaginé ce bruit ? Plus il repensait à cette scène, plus il était persuadé que la fille avait seulement sombré dans l’inconscience. Il se souvenait même que sa poitrine continuait de se soulever faiblement après cet ultime coup de pied.
Le cœur plus léger, il repensa à Micky le halfeling. C’était lui le vrai responsable du passage à tabac de la jeune prostituée. Wigmar savait où il pourrait le trouver mais son ami Durak le défendrait, comme à l’accoutumée. Ce ridicule apprenti-sorcier courait toujours se cacher derrière le nain au moindre signe de danger. Il saurait saisir l’occasion de lui rendre la monnaie de sa pièce le moment opportun. Même s’il devait attendre dix ans pour cela, Wigmar verrait le halfeling ramper un jour à ses pieds.
Parvenu chez l’alchimiste, il ouvrit la porte de la cave qui n’était jamais verrouillée. Si un cambrioleur visitait l’endroit, il y trouverait bien peu à voler. Avant de s’endormir sous sa couverture râpeuse, Wigmar songea qu’il n’avait rien perdu de son ardeur. Il ne connaissait pas les filles du Calice Doré mais elles bénéficiaient d’une flatteuse réputation. Leur rendre visite dès le lendemain lui paraissait être une excellente idée.
***
Comme chaque matin, les martèlements répétés du vieil alchimiste sur la porte extirpèrent Wigmar de son sommeil. Aux alentours des dix heures, Julius Dinkel sollicitait son aide afin de surveiller l’ébullition de certaines substances nécessaires à la création de parfums ou de produits moins anodins. Pour cette catégorie particulière d’artisans, la vente de flacons odoriférants aux nobles dames de l’Empire représentait une source de revenus prépondérante. En contrepartie de ce menu service, il apprenait quelques rudiments de chimie à Wigmar, qui se montrait alors un élève enthousiaste, mais plutôt indiscipliné. Seules les expériences dangereuses, qui s’accompagnaient généralement de fumée et de bruit, captivaient son attention.
Aucune porte ne permettait d’accéder de la cave à la maison, aussi le jeune homme passait par l’extérieur avant d’entrer dans la boutique comme un client quelconque. La journée s’annonçait une nouvelle fois très ensoleillée. Il espéra que les travaux de l’alchimiste ne l’accapareraient pas trop longtemps afin de pouvoir se dégourdir les jambes dans les rues commerçantes.
Wigmar traversa le minuscule magasin pour pénétrer dans l’atelier. L’entrée dans l’établi de Julius Dinkel représentait une redoutable épreuve olfactive à laquelle il ne pensait pas un jour pouvoir s’habituer. Ce matin-là, un véritable nuage jaune puant le soufre emplissait la pièce exiguë. L’alchimiste avait lacé un fin morceau de tissu qui lui masquait le nez et la bouche. Wigmar s’empressa de l’imiter après avoir repéré le même masque sur un tabouret.
« Bonjour Wigmar. Tiens ça fermement s’il te plaît. »
Il lui tendit des pincettes métalliques qui serraient un têt en bois au contenu fumant. Le jeune homme les saisit avec beaucoup de précaution et referma dessus ses phalanges qui blanchirent sous l’effort. Sa main emprisonnait l’outil plus fermement que les serres du rapace autour de sa proie : il conservait en mémoire les nombreuses mises en garde du vieux Dinkel, illustrées par les histoires de laboratoires ayant été anéantis par une maladroite manipulation.
Les vapeurs denses émanaient d’une rangée de cornues au contenu bouillonnant. L’œil profane aurait sans doute été intrigué par l’absence de flamme sous les récipients rebondis, mais Wigmar savait que la chaleur permettant l’ébullition des liquides provenait du coffre en cuivre sur lequel avaient été placées les cornues. Cette mystérieuse machine dégageait en permanence une très haute température comme si des flammes éternelles la dévoraient de l’intérieur. Quand Julius lui avait expliqué comment fonctionnait ce joyau de la technologie naine, il y avait cru seulement après s’être brûlé la main à son contact.
L’alchimiste apporta une fiole de forme presque conique, contenant un fond de liquide incolore, et il y inséra un petit entonnoir en verre. Wigmar pencha le têt au-dessus et une poudre couleur safran partiellement dissoute vint se mélanger au liquide, qui entra aussitôt en effervescence. La mine satisfaite, le vieil homme enfonça un bouchon de liège souple dans le goulot de la potion, puis la rangea sur une étagère.
« Que préparez-vous Maître Dinkel ?
De l’acide sulfurique mon garçon. Nous devons préparer une vingtaine de ces fioles avant midi si possible. J’espère que ça ne te dérange pas ?
Bien sûr que non. C’est toujours un plaisir de vous aider Maître Dinkel. A quoi servent ces curieuses boules ? »
Wigmar désigna deux petites sphères de verre opaque sur une table, posées dans un chiffon en laine épaisse.
« Ce sont des bombes incendiaires à la naphtéine. Elles contiennent un mélange de cette huile fossile et de poudre noire, la même que l’on utilise avec les tromblons ou les pistolets. Le procédé est très complexe mais pour résumer, j’y ai ajouté une pincée d’amadou et l’ensemble forme un projectile très inflammable.
Je ne vois pas de mèche. Comment l’allume-t-on ?
C’est là que ces bombes deviennent particulièrement intéressantes : elles ne nécessitent aucune flamme externe ! Il suffit de les projeter sur une surface dure avec une certaine force, et leur contenu s’embrase. De plus, le feu prend sur des surfaces d’ordinaire peu inflammables, grâce aux projections de naphtéine. »
Le visage du jeune homme rayonnait d’une sincère admiration.
« Formidable ! Vous devriez les présenter au conseiller militaire de l’empereur. Je suis sûr qu’il trouverait un moyen de les utiliser comme armes de guerre et vous pourriez alors en devenir le fournisseur officiel ! »
Julius Dinkel rit doucement derrière son morceau de tissu protecteur.
« C’est une bonne idée Wigmar, mais le naphte coûte une fortune. Seuls les mineurs nains en découvrent quelques gisements au sein de leurs galeries les plus profondes, et ils les réservent naturellement pour leurs experts en construction, ceux qui portent le titre d’engingneurs. Ces bombes ne sont de surcroît que de dangereux prototypes. Je dois commander un verre spécial qui risquerait moins de se briser par inadvertance. Celles-ci risquent d’éclater au moindre choc ! »
Il achevait de sortir d’un brasero un second têt rempli de soufre brûlé.
« Tu peux ouvrir la fenêtre maintenant, ou nous allons mourir asphyxiés. »
Wigmar s’exécuta, puis reprit les pincettes.
Trois bâtiments plus loin, Gustaf le charcutier rassurait les campagnards de passage qui s’étaient réfugiés dans sa boutique, paniqués par cette inquiétante fumée s’échappant de la maison proche. Il leur expliquait calmement que ce nuage nauséabond n’était pas le signal d’arrivée d’un monstrueux démon assoiffé de carnage. Non madame, vous ne craignez rien : il s’agit de l’échoppe du maître-alchimiste, agréé par la guilde : quelqu’un de très honnête et très compétent. Non madame, nous n’avons jamais eu d’ennui avec. Oui madame, cela fait longtemps que je suis dans le quartier, douze années pour être précis. Non madame, ces expériences ne gâtent en rien mes viandes. Tenez madame, goûtez donc cette terrine de colvert pour vous en convaincre…
L’alchimiste et son apprenti improvisé terminèrent de préparer les fioles d’acide avant que les initiés du temple de Morr ne fassent sonner les cloches de midi. Dinkel remercia chaleureusement Wigmar et lui offrit quelques pistoles d’argent pour sa peine. Ce dernier sortit enfin dans la rue et inspira à pleins poumons l’air non vicié. Il ferma les yeux pour mieux apprécier la caresse du soleil sur son visage. La journée s’annonçait merveilleusement belle, il se sentait d’une excellente humeur. Tapotant avec satisfaction les deux formes arrondies qui déformaient légèrement son sac à dos, l’homme aux cheveux roux se dirigea vers la place du marché Sud.
***
Altdorf avait été désignée capitale de l’Empire par le légendaire Magnus le Pieux pour de nombreuses raisons. La principale relevait de sa place primordiale dans le domaine culturel. Le Collège de Magie Impérial, qui regroupait les plus grands sorciers humains du Vieux Monde, y était édifié. Ses plus hautes tours dominaient le cœur de la ville à une telle hauteur, qu’un jour, un elfe chevaucheur de dragon prétendit avoir aperçu au crépuscule, l’ombre de la flèche culminante qui atteignait l’enceinte extérieure de la cité. Dans cette ville se trouvait également le temple principal de Sigmar. Le culte du protecteur de l’Empire bénéficiait d’une très grande influence politique, incomparable à celle des autres divinités. Quand la Charte Impériale fut écrite, le troisième pouvoir, la noblesse, installa naturellement son siège à proximité de ces deux importantes factions.
Aldorf était moins riche et moins peuplée que Nuln, située près de la frontière sud de l’Empire, mais sa position géographique centrale et le large fleuve Reik qui la traversait facilitaient les échanges commerciaux avec les pays voisins, ou plus lointains. Ainsi pouvaient se négocier dans la capitale divers produits exotiques, dont le prix de revente, déjà élevé, gonflait avec les taxes douanières édictées tous les ans par la puissante guilde des marchands. Cette réputation attirait chaque été une foule de visiteurs désireux de trouver sur les marchés de la capitale un objet rarissime, ou tout simplement une bonne affaire. Les citadins s’habituaient ainsi à la belle saison à voir déambuler dans leurs rues de timides provinciaux, des seigneurs étrangers aux curieuses manières, voire même des gnomes, des elfes ou des nains venus se frotter à la civilisation humaine.
Wigmar traversait le marché du quartier Sud à l’heure où la plupart des badauds déjeunaient dans les auberges bondées. Il repensait à la malheureuse soirée de la veille. Pauvre fille. Il se promit en son for intérieur de lui transmettre une bourse pleine d’or… dès qu’il en aurait les moyens. Cette résolution renforça sa bonne humeur et il se mit à la recherche de nourriture.
Il repéra une auberge qu’il n’avait pas l’habitude de fréquenter, mais qui semblait moins encombrée que les autres. L’enseigne représentait un sabot. Il pénétra dans l’établissement et demanda un menu léger. L’endroit lui aurait paru agréablement reposant pour déjeuner, si deux soiffards dans un coin n’avaient pas été en train de rire et de parler bruyamment autour d’une bouteille. Celle-ci semblait promise à leur servir de repas. Le plus exubérant des deux lui était familier, c’était un sergent de la garde particulièrement teigneux. Préférant ne pas s’éterniser dans cet endroit, il engloutit une dernière bouchée de pain, paya avec les pièces que lui avait données Dinkel, puis entreprit la visite des étals.
Des saltimbanques aux vêtements bariolés avaient investi les rares espaces dégagés de la place du marché Sud. Quatre flûtistes et un joueur de luth s’évertuaient à interpréter quelques airs populaires, mais l’heure n’était pas aux chants ni aux danses et la musique se noyait sous le brouhaha de la presse. Les bateleurs avaient dressé au centre de l’esplanade deux poteaux circulaires peints en blanc espacés d’une dizaine de mètres. Une corde tendue les reliait par leurs sommets, et sous cette corde, les marchands avaient pris soin de déménager leurs présentoirs. Aucun d’eux ne souhaitait visiblement que ses marchandises puissent amortir une chute malencontreuse de l’intrépide funambule. Ce dernier attirait un groupe important de spectateurs, où la gent féminine tenait une place largement majoritaire. Les visages de ces dames reflétaient la plus vive inquiétude pour ce très jeune équilibriste au visage angélique, vêtu à dessein d’un simple pantalon de toile souple. Par trois fois, il sembla glisser de la corde, et par trois fois le public gémit de frayeur. Parvenu à l’extrémité opposée, il effectua un parfait saut périlleux et atterrit sur le chariot d’un colporteur mécontent sous une salve d’applaudissements.
Wigmar se détourna avec un certain mépris, et une inévitable jalousie, envers ce bellâtre qui avait enduit son torse musclé d’une huile spéciale imitant une glorieuse sudation pour les moins observateurs. Il se dirigea vers un attroupement de badauds regroupés autour d’un spectacle hilarant. Un vilain gnome sale, barbu, au nez crochu et portant un minable bonnet phrygien, jouait de la guimbarde. Il ne tirait de son instrument que des sons désagréables, ne pouvant être décemment assimilés à de la musique. Pourtant, un ours brun des montagnes, d’une taille trois fois supérieure à celle de son dompteur, dansait une gigue à ses côtés de façon burlesque. L’animal se dandinait sur ses pattes arrières, libre de toute entrave. L’œil avisé de Wigmar nota cependant que les vendeurs de nourriture s’étaient installés à une distance respectable. Seuls un fripier, un armurier et un antiquaire exposaient leurs marchandises à proximité de cet étrange couple. Les cancanements de la guimbarde et les entrechats de l’ours rendaient la scène vraiment comique et il tenta de s’approcher.
L’homme qui lui bouchait la vue s’esclaffait avec bruit ; son visage rougeaud témoignait d’un léger état d’ébriété. A sa ceinture était ficelée une intéressante bourse gonflée de riches promesses.
Wigmar avait passé la majeure partie de son adolescence dans une guilde de voleurs opérant à Nuln, le clan Huydermans. Un maître lui avait enseigné l’art de connaître les gens en observant leurs manières et leur accoutrement. Un autre s’était chargé de lui apprendre comment contrôler ses mouvements et sa respiration ; il pouvait ainsi devenir invisible dans les moindres recoins ou les zones d’ombre les plus ténues. Il avait également acquis, au cours de ses exercices, un bon sens de l’équilibre et de précieuses techniques d’escalade. Enfin, un tire-laine réputé de la guilde lui avait donné quelques leçons d’escamotage. Il n’avait pas mis en pratique ces dernières depuis fort longtemps, ne se considérant pas comme un voleur assez accompli pour vivre de la cueillette urbaine.
Mais là, l’occasion était vraiment belle, la cible tentante, la garde absente, et le pigeon distrait.
Le gnome accélérait le rythme, l’ours dansait frénétiquement. Wigmar hésitait.
***
Quelques minutes plus tard l’homme au teint blafard, mais aux doigts agiles, pénétra dans un minuscule bâtiment de pierre coincé dans l’angle de deux ruelles étroites des bas quartiers d’Altdorf. Il s’agissait d’un oratoire dédié à Ranald, le dieu des voleurs.
L’empereur avait interdit l’édification dans la capitale d’un temple officiel dévolu à cette divinité, mais il tolérait ces chapelles plus exiguës que des latrines publiques.
A l’intérieur, un autel uniforme supportait une vasque en bronze et un candélabre à trois branches piqueté de rouille. Wigmar Zibsheit en alluma les bougies grâce à son briquet à silex puis referma la porte derrière lui. Il pouvait enfin examiner son nouveau butin à l’abri des regards indiscrets.
Il renversa fébrilement sur le sol le contenu de la bourse et compta une trentaine de couronnes d’or pour autant de pistoles d’argent. De petites gemmes taillées avaient également roulé hors de la poche. Il en prit une entre le pouce et l’index et l’examina avec minutie à la lumière du candélabre.
Ses sombres reflets sans nuance ne lui laissèrent que peu de doute : il devait se trouver en présence d’une collection d’onyx. Wigmar ignorait combien de couronnes lui proposerait le joaillier en échange de ces pierres mais dans tous les cas, il avait d’ores et déjà gagné sa journée. Cette dernière s’avérait excellente, comme il l’avait pressenti en se réveillant.
La mine réjouie, il s’attarda sur une gravure de l’autel qui représentait une corneille tenant dans son bec un bijou, une chaîne précieuse apparemment. Ses mentors du clan Huydermans vénéraient Ranald et, selon leur doctrine, tous les voleurs devaient offrir à leur dieu une partie de leur fauche. Mû par une subite intuition, Wigmar s’approcha de la vasque en bronze. Il avait deviné juste.
Des pièces, surtout des sous de cuivre et des pistoles, y avaient été abandonnées, ainsi que deux pierres de la même taille que ses onyx, et une paire de boucles d’oreille ternies. Pour s’attirer les bonnes grâces de Ranald, les larrons de la cité déposaient des offrandes sur cet autel.
Wigmar réfléchit un instant en regardant son nouveau trésor bien mal acquis. Il ne se considérait pas comme un voleur. Ayant quitté Nuln après ses dix-huit printemps, il était sorti des rangs de la guilde depuis bientôt une dizaine d’années. Sa vie se déroulait autant sur les routes qu’à la ville désormais. Objectivement, il se voyait en baroudeur, coureur d’aventures, contrebandier à ses heures, ou apprenti-sorcier par intermittence… mais certainement pas voleur !
Conforté par cette rassurante certitude, Wigmar envisagea de dérober le contenu de la vasque, mais il se ravisa. Sa nature intrépide le poussait à accomplir un grand nombre d’actes inconsidérés, mais s’attirer le courroux d’une divinité allait au-delà des rares limites qu’il s’était fixées.
De retour dans la rue, il vit que le soleil avait entamé depuis peu de temps sa descente quotidienne.
Il se dirigea vers le large fleuve Reik.
***
Le quartier des docks empestait le poisson. Tous les pêcheurs avaient installé sur des présentoirs leurs prises du matin mais elles souffraient rapidement de la fournaise estivale. La foule était cependant encore compacte devant ces étalages aux reflets argentés. Wigmar supposa que de nombreuses marmites rougiraient dans la soirée. Il vit avec amusement un large panier en osier dont le couvercle s’animait sous la pression de ses occupants. Son propriétaire concluait une transaction sans prendre conscience de ses étranges oscillations. Le couvercle chuta sur le pavement et de visqueuses anguilles tentèrent de s’en échapper. Sous leur poids, la corbeille roula sur le côté, et l’ensemble des créatures aux allures ophidiennes se mit à frétiller aveuglément sur le sol. L’une d’elle glissa sur la cheville d’une innocente bourgeoise qui glapit aussitôt de terreur.
L’incident déclencha une liesse générale dans la population des docks, parmi laquelle Wigmar n’était pas en reste. Ce dernier abandonna à leur sort la femme hystérique et le malheureux vendeur qui pourchassait avec difficulté ses articles fuyants.
Ses pas le conduisirent vers la flottille de bateaux à fond plat qui caractérisaient la navigation fluviale. Les barges flottaient les unes aux côtés des autres, leur parfait alignement seulement troublé par quelques coques de noix aux peintures défraîchies. Ces navires n’étaient pas réputés pour leur vitesse, mais leur faible tirant d’eau permettait de naviguer sans danger sur la plus longue route aquatique connue du Vieux Monde. Grâce au fleuve Reik, les embarcations marchandes sillonnaient toute la région occidentale de l’Empire, de Nuln l’opulente jusqu’à la cité maritime de Marienburg. Un magnifique bateau à deux mats rompait cependant l’harmonie du port. Il venait juste d’accoster à l’embarcadère, des marins acrobates roulaient autour des vergues ses rectangulaires voiles vermeilles. Au-dessus de son rostre rebondi, la proue se terminait par une femme aux cheveux longs qui écartait les bras dans l’attente d’une impossible étreinte. Une rangée d’écoutilles perçait les flancs du navire afin qu’il puisse être manœuvré par des rameurs en cas d’absence de vent. Une large plaque de bois indiquait son nom en lettres pompeusement tarabiscotées : la Magdalena. Visiblement, son concepteur s’était inspiré des célèbres drakkars de Norsca mais en ayant effacé tous leurs aspects militaires.
Wigmar fut soulagé par cette vision car il attendait son arrivée depuis une semaine.
La Magdalena appartenait à Guido Vermicelli, un richissime patron de la pègre de nationalité tiléenne, un de ces puissants sans scrupule que l’on désignait sous le titre de Seigneur du Crime. La Tilée était un pays côtier méridional, situé non loin des Royaumes Estaliens. Les clans mafieux y représentaient un deuxième pouvoir souterrain, mais Vermicelli, lui, ne se contentait pas de nuire entre les frontières de sa terre natale. Il disposait de contacts dans toutes les cités importantes du Vieux Monde et son commerce illégal prospérait même au sein de l’Empire. Cependant, seuls les malfrats les mieux renseignés le connaissaient sous cette identité. Aux yeux des autorités administratives, il préférait se faire passer pour un puissant armateur fortuné.
Le clan Huydermans avait déjà travaillé pour cet homme, ainsi Wigmar l’avait rencontré pour la première fois à l’époque de son apprentissage à la guilde. Le mois précédent, juste avant que le rouquin ne parte avec ses trois compagnons d’aventure démanteler le groupe d’hommes-rats qui terrorisait la ville de Delberz, Guido l’avait contacté. Cet individu bénéficiait où qu’il aille d’une influence impressionnante, puisque il avait eu connaissance de leur projet. Il lui avait demandé de récupérer une substance illicite que possédaient les skavens, comme il appelait les hommes-rats, et de la rapporter discrètement à Altdorf afin de recevoir sa récompense. Comme le seigneur du crime le lui avait recommandé, il n’avait rien révélé de sa mission à Micky, Durak et Dieter. Après avoir chassé les skavens des égouts de la ville, Wigmar avait fouillé leur repaire et récupéré une cassette remplie de cette poudre noire que Vermicelli lui avait décrite.
Le jour était enfin venu de procéder à l’échange. Quelle journée fructueuse ! Wigmar se frotta les mains de contentement, puis il courut le long du quai et dépassa le bateau de son employeur. Parvenu à la hauteur d’une barque en fort mauvais état, il s’assit sur le rebord humide de la jetée et se laissa tomber à l’intérieur. Il s’agissait de son embarcation personnelle, un canot qu’il avait acheté pour ses activités de contrebande. Une toile crasseuse dissimulait une paire de rames vermoulues. Wigmar en saisit une à deux mains, et entreprit de draguer le fleuve au bord du quai. Bien qu’il fût allongé en travers du canot, ce dernier conservait une relative stabilité ; le môle édifié trois barges plus loin le protégeait du puissant courant. Fouillant la vase à cet endroit peu profond, il sentit la résistance attendue. Avec précaution, sa rame souleva une mince chaîne métallique à laquelle était suspendue une cassette dégoulinante de boue, qu’il ouvrit sans attendre. Après avoir retiré les blocs de plomb qui avaient servi à lester le coffret au fond de l’eau, il constata avec satisfaction que le sachet n’était pas trempé. Le produit imperméabilisant dont il l’avait enduit s’était révélé d’une indubitable efficacité et Wigmar remercia en silence Maître Dinkel de le lui avoir gracieusement préparé. Il jeta ensuite le contenant vide sous la toile, puis retourna avec son précieux chargement en direction du navire tiléen.
Pendant sa courte absence, une large passerelle avait été installée entre le bastingage et le quai. Une dizaine de porteurs déchargeaient des ballots ficelés sous l’œil attentif d’un petit homme gras, qui ne cessait de lisser ses longues moustaches noires dressées en pointe. Ses riches atours tentaient d’ajouter au personnage une allure intimidante, malheureusement égratignée par son amusant crâne chauve cerné de mèches grisonnantes. Mais Wigmar savait que l’apparence débonnaire de Guido Vermicelli dissimulait une nature impitoyable.
Il le héla par son nom, et le corpulent Tiléen traversa la passerelle pour le rejoindre, accompagné par quatre brutes couturées sur tout le visage. Les gardes du corps empoignaient de simples gourdins, mais le contrebandier ne douta pas un instant que ces armes pouvaient se révéler mortelles dans leurs mains épaisses. Guido adopta aussitôt un air suffisant :
« Ye vois que tou es venou m’accueillir très promptement, l’ami ! C’est ploutôt gentil de ta part mais… ye n’ai pas besoin de comité. Les autorités d’Altdorf apprendront bien assez tôt que ye soui là. »
Il affichait un rictus ironique qui traçait de multiples plissures dans son visage adipeux. Le seigneur du crime s’était arrêté à quelques mètres de Wigmar, qui se garda bien d’approcher pour lui serrer la main. Devant cette attitude méprisante, il ne perdit pas contenance.
« J’ai ce que vous m’avez demandé. »
Il souleva ostensiblement la poche en cuir légèrement humide. Vermicelli s’approcha enfin, suivi de près par ses molosses. Son air de satisfaction disparut soudainement.
« Mais… le sac est mouillé !
Un petit peu sur l’extérieur, mais l’intérieur est intact et parfaitement sec. Jugez-en par vous-même. »
Wigmar écarta les bords du sac sous le nez du faux armateur qui recula instinctivement.
« Pauvre fou ! Tou n’as pas la moindre idée de la pouissance de cette poudre. Donne-moi ça ! »
Il lui arracha le sachet des mains, puis tendit les bras devant lui, comme s’il craignait le moindre contact avec son contenu. Après l’avoir examiné pendant d’interminables secondes, il serra la cordelette de fermeture et suspendit le sac à sa ceinture.
« Qu’est-ce donc, au fait ? J’ai pensé à de la poudre à canon, mais ça n’a pas vraiment la même texture.
Tou n’as pas besoin de le savoir, Zibsheit. Cela s’appelle de la poussière distordante, mais ye souppose que ça n’évoque rien dans ta cervelle de calmar. »
Le contrebandier ne broncha pas sous l’insulte. Guido ignorait qu’il avait dissimulé une réserve supplémentaire de cette poudre sombre dans la cave de l’alchimiste. Il était déterminé à questionner son mentor au sujet de cette poussière distordante. Sa nature et son utilité lui étaient, en effet, totalement inconnues.
« J’aimerai avoir ma récompense maintenant.
Bien sour, Zibsheit. Tou as rempli ton contrat, y’honore donc ma promesse. »
Il claqua des doigts de façon théâtrale, ce qui fit discrètement lever les yeux de Wigmar au ciel. Un garde du corps, qui devait compter un ogre parmi ses ancêtres en raison de sa musculature et de sa laideur exacerbées, lui lança une bourse pleine.
« Nous n’avons plou aucoune raison de nous revoir. Adieu l’aventourier ! »
Vermicelli avait déjà tourné les talons quand Wigmar l’interpella.
« Attendez un peu ! Nous avions convenu de deux cents couronnes d’or. Au maximum, je n’en ai que la moitié là-dedans » fit-il en agitant sa récompense.
Le Tiléen se retourna avec un sourire mauvais sur les lèvres.
« Tou crois ? C’est possible mais ma mémoire me fait crouellement défaut ces temps-ci. De toute façon, ye n’ai rien d’autre à t’offrir mon garçon. Ye n’allais tout de même pas emmener l’ensemble de mes économies avec moi ! Pas vrai les gars ? »
Les quatre colosses répondirent à leur employeur par un chœur de rires gras. Le pâle visage de Wigmar vira au pourpre.
« Vous n’allez pas vous en tirer comme ça, Vermicelli. Je veux le reste tout de suite ! »
Le truand porcin tendit sous son nez un index boudiné et lui répliqua sèchement :
« Ecoute-moi bien, face d’albinos. Un seul yeste de ma part, et tou te retrouves au fond dou fleuve. Tou prends donc ton aryent, et tou disparais à yamais de ma voue. Compris ? »
Wigmar serra les poings de fureur, mais il était bien conscient que les quatre brutes n’attendaient qu’un mauvais geste de sa part pour mettre à exécution la menace de leur maître. Refoulant sa colère, il s’enfuit sous les quolibets des gardes du corps frustrés.
***
Morrslieb, dont on disait qu’elle avait été façonnée par les dieux du Chaos, éclairait les lieux d’un halo jaunâtre inquiétant. Mannslieb quant à elle, restait camouflée derrière un épais banc de nuages, comme si la première lune avait préféré rester à l’écart des terribles événements à venir.
Wigmar attendait patiemment dans l’ombre de la maison de Guido Vermicelli. Beaucoup de monde à Altdorf connaissait l’emplacement de la riche villa du célèbre armateur étranger, et le contrebandier en faisait partie.
Il jugea que le moment était venu d’agir.
L’herbe du parc qui entourait la bâtisse à deux étages lui avait permis une approche silencieuse. Il se trouvait désormais à côté d’une large fenêtre démunie de volets. Guido ne craignait visiblement pas les cambrioleurs ; Wigmar se doutait que les gardes de Guido devaient être logés au rez-de-chaussée.
Il s’écarta du mur tout en fouillant l’intérieur de son sac à dos. Un éventuel passant aurait été effrayé par la détermination glaciale qui se lisait dans son regard à ce moment précis. Il sortit un objet sphérique, qui brilla un fugitif instant sous la clarté lunaire. Wigmar s’approcha de la fenêtre, replia une jambe, puis décocha un violent coup de botte ferrée qu’il s’était achetée pour l’occasion.
Le bruit de verre brisé réveilla les cerbères endormis, mais il était trop tard pour eux : le contrebandier avait déjà lancé la bombe à la naphtéine.
Celle-ci explosa dans une gerbe de lumière. Il put ainsi discerner le visage épouvanté d’un garde avant que ce dernier ne soit englouti par des langues de flammes qui bondissaient à travers la pièce. L’incendiaire contourna rapidement la maison sans se préoccuper des cris qu’il y entendait, ni des jappements effrénés qui retentissaient dans tout le quartier. Parvenu à une nouvelle fenêtre de taille plus modeste, il la fracassa également et lança au travers son second projectile. Deux foyers ravageurs étaient ainsi allumés dans le bâtiment et Wigmar s’éloigna à reculons pour ne pas perdre une miette du flamboyant spectacle.
En regardant les autres vitres éclater sous l’effet de la chaleur, il pensa que l’alchimiste avait fait preuve d’une certaine modestie quand il lui avait présenté ses créations. Il ne pourrait pas malheureusement lui décrire leur formidable efficacité ; le vieux Dinkel n’apprécierait probablement pas le vol de ses bombes de naphte, ni l’usage qu’il en faisait.
Les flammes léchaient à présent les murs extérieurs de la maison. La porte principale s’ouvrit sur un enfer brûlant, duquel s’échappaient les hurlements d’agonie de pitoyables silhouettes incandescentes. Wigmar s’extasiait devant ce magnifique brasier nocturne, tel un gamin qui vient d’allumer son premier feu de camp. Il affichait un sourire béat sous ses yeux exaltés. Il battit même des mains quand une torche humaine sortit de la villa pour s’écrouler quelques mètres plus loin.
C’était Guido. Ce traître venait de percevoir les dividendes de son avarice.
A travers les hautes flammes, Morrslieb semblait rosir de satisfaction devant cet immense bûcher.
Une femme surgit à un balcon du deuxième étage, les cheveux en feu. Elle tenait sur son épaule un très jeune enfant à peine sorti des langes. Wigmar n’avait pas prévu que l’épouse et le fils de Vermicelli l’eussent accompagné jusque à la capitale impériale, et il regretta un instant la virulence de ses représailles quand ceux-ci s’écrasèrent au sol, leurs corps aussitôt recouverts par des poutres embrasées. Il n’allait pas cependant gâcher son plaisir à cause de malheureux concours de circonstances. A bien y réfléchir, il n’était pas mécontent d’avoir débarrassé ce monde de l’engeance de cet immonde pourceau à moustaches. Les chiens ne font pas des chats donc, Guido n’avait pu donner naissance qu’à de la mauvaise graine.
Finalement satisfait de la tournure de cette soirée, l’incendiaire se dissimula derrière une haie de cyprès qui clôturait une propriété adjacente. Le voisinage se rassemblait autour du sinistre et tentait de le circonscrire en arrosant les feux de manière désordonnée. La plupart des citadins n’étaient vêtus que de chemises de nuit blanches, et pour Wigmar, ils ressemblaient à une compagnie de fantômes venus rencontrer les âmes perdues des victimes calcinées.
Plusieurs patrouilles de gardes municipaux accouraient successivement dans le parc en passant près de la cachette du coupable.

Il décampa dès que la troisième se fut éloignée.


L’ERMITE


A l’origine, Nuln connut un développement urbain semblable à celui des autres villes de l’Empire. Le gros bourg initial avait lentement prospéré à cheval sur le fleuve Reik, dont la largeur à cet endroit ne dépassait pas la moitié de celle qu’il occupait en traversant la capitale, située plus en aval.
Mais au vingt-deuxième siècle du calendrier impérial, de très importantes veines de métaux précieux furent découvertes aux pieds des Montagnes Grises, qui représentaient la frontière méridionale du pays. Des clans entiers de nains quittèrent leur région natale des Montagnes du Bouts du Monde pour immigrer dans la région, suivis par des familles de prospecteurs humains, dont la majeure partie n’avait jamais touché un tamis ou le moindre manche de pioche.
Toute cette population improvisée de chercheurs d’or, de traqueurs d’électrum, d’extracteurs d’argent et de chasseurs de platine, ne combla cependant pas ses espérances. Les rares autochtones les surnommaient avec mépris « les montagnards des plaines ». Quand ces derniers furent fatigués de se nourrir des histoires légendaires concernant un collègue particulièrement verni, ils retournèrent en masse à la ville la plus proche pour trouver un travail plus raisonnable.
Face à cet afflux imprévu, de nouvelles habitations furent établies en urgence à l’extérieur des murailles au nord de Nuln, sur des terres non cultivées et presque marécageuses. Très rapidement, ceux ayant obtenus un métier régulier parvinrent à s’installer dans les quartiers intra-muros, tandis que les faubourgs accueillaient les familles les plus démunies, certaines zones se transformant même en véritables dépotoirs.
Mais la découverte des nouveaux gisements n’avait pas uniquement provoqué l’accroissement de la mendicité. Certaines personnes audacieuses, ou simplement chanceuses, s’étaient enrichies au cours de cette période mouvementée : des négociants, des joailliers de renom et les quelques prospecteurs qui avaient découvert un véritable filon. Ces nantis avaient fait construire de belles et vastes résidences à l’écart de la cité, sur les flancs des collines situées plus au sud. Les Nulnois avaient alors baptisé cette agglomération de coûteuses propriétés « Les Hauts du Mithril », en référence au fabuleux métal jamais découvert dans les Montagnes Grises.
Plus de trois siècles s’étaient écoulés depuis cette recrudescence démographique et Nuln était devenue une cité prospère qui avait finalement diversifié ses activités économiques. Les Hauts du Mithril attiraient toujours autant de personnalités, telles que le sorcier Veit Pogner, qui y avait acheté une maison pour échapper aux sollicitations permanentes dont il était l’objet au Collège d’Altdorf.
***
La matinée tirait à sa fin. Une frêle silhouette gravissait le sentier, bordé d’étranges plantes grasses épineuses, qui menait chez le magicien. Ses pas soulevaient une épaisse poussière crayeuse qui se collait au bas de son pantalon foncé.
Lorsqu’il atteint le seuil de la demeure cossue, il jeta un regard dans la vallée où la ville s’étalait au milieu des champs de céréales, avec autant d’harmonie qu’une flaque de boue sur un parquet ciré. Malgré la distance, on pouvait distinguer une longue caravane marchande qui s’étirait à la poterne ouest de la cité. Une trentaine de chariots alignés attendaient que les miliciens affectés à l’entrée les autorisent à pénétrer dans l’enceinte. Au delà de celle-ci, les vertigineux monuments antiques du cœur de Nuln écrasaient de leur magnificence le reste de la ville, donnant aux bas quartiers les allures d’un campement pouilleux de gobelins.
Le jeune visiteur examina ensuite le domicile du sorcier. Celui-ci ressemblait tout simplement à une grande chaumière de plain-pied, dont l’apparence frustre n’était égayée que par des volets peints dans un orange du plus mauvais effet.
Cette résidence lui déplut fortement et il pensa que la réputation de Veit Pogner était très exagérée. Si ce dernier bénéficiait vraiment d’une grande influence, il ne logerait pas dans la demeure la moins luxueuse des Hauts du Mithril, se dit-il.
Sa main saisit néanmoins la poignée de bronze et en frappa trois coups secs sur le heurtoir de la porte. Personne ne répondit.
Il s’apprêtait à renouveler son geste quand un bruit de pas s’approcha en provenance de l’intérieur. La porte s’ouvrit en grand sur un vieil homme d’une soixantaine d’années, aux longs cheveux blancs, soigneusement peignés. Sa robe grise, décorée de symboles ésotériques, ne masquait pas entièrement ses larges épaules et sa relative corpulence.
Il fronça les sourcils, qu’il avait fort broussailleux, et sembla évaluer le nouvel arrivant de ses yeux bleus perçants. Puisque le propriétaire des lieux se contentait de le détailler sans piper mot, le visiteur se présenta, mal à l’aise.
« Je vous prie de me pardonner si je vous ai dérangé dans vos inestimables travaux, Maître Pogner. Je m’appelle Ernst-Werner Austellen, et je viens proposer mes modestes services, au cas où vous auriez besoin d’un apprenti pour vous aider dans vos tâches. »
Il avait parlé comme s’il récitait un texte et de fait, il répétait les paroles que lui avait conseillées son père. Jamais il ne s’était senti à son aise en société, et face à cet impressionnant personnage, il avait manqué balbutier ses mots.
Veit Pogner considéra sévèrement le jeune homme : ses cheveux noirs comme de l’encre étaient coiffés à la dernière mode nulnoise, raides et tombant presque sur ses épaules. Si l’on y ajoutait ses vêtements coûteux et sa chevalière en argent sertie d’un héliotrope vert foncé, il avait l’allure d’un dandy de la ville.
« Cesse tes ronds de jambes ; je ne supporte pas ça. Redis-moi ton nom plutôt. J’ai peur de l’avoir mal compris. »
La réplique acerbe du sorcier le prit au dépourvu et cette fois-ci, il se mit véritablement à bredouiller.
« Euh… Ernst-Werner Austellen.
C’est bien ce qui me semblait. Tes parents ne te désiraient pas vraiment pour qu’ils t’aient affublé d’un prénom pareil. Je me trompe ? »
Le garçon tremblait de tout son corps. Il se mordit les lèvres de colère et se contenta de lâcher entre ses dents :
« Veit Pogner, ce n’est pas mieux. »
Cette réponse idiote ne perturba pas le mage outre mesure.
« Bon. Pourquoi voudrais-tu que je t’enseigne les rudiments de la magie ?
En fait, c’est surtout mon père qui souhaite que je devienne un grand sorcier. Moi, je voulais être bibliothécaire mais il trouve que c’est indigne de notre famille.
Que fait donc ton père pour prétendre cela ? Il fait partie de la noblesse ?
Non. Enfin… pas vraiment. Il paraîtrait qu’un de nos aïeux possédait une baronnie sous le règne de Manfried III. Mais son chambellan l’aurait trahi et aurait usurpé ses terres légitimes après l’avoir assassiné.
C’est ton géniteur qui t’a raconté ça ? »
Le jeune homme hocha la tête et le magicien éclata d’un rire tonitruant.
« Quelle terrible histoire ! Ton père devrait aller sur-le-champ demander audience à l’empereur. Je suis sûr qu’il se montrerait compréhensif. Ah ! Ah ! Ah ! »
Il continua plus posément, mais en conservant un sourire ironique sur les lèvres.
« Sérieusement mon petit, tu diras à ton père que l’espoir de promotion sociale n’est pas une motivation suffisante pour réussir dans l’apprentissage des arcanes magiques. Il faut beaucoup de volonté et de travail pour devenir un lanceur de sorts accompli. Le dilettantisme n’est pas de mise chez les apprentis-sorciers, tu comprends ?
Cela veut dire que je n’ai aucune chance ? »
A cette question, le vieil homme répondit par un plissement marqué de ses sourcils. Ernst-Werner baissa alors la tête, comme si un pesant fardeau venait de choir sur ses épaules.
« Allons, mon garçon. Je t’épargne une existence des plus pénibles, tu sais. La vie d’un sorcier est exclusivement consacrée à son art, et il passe à côté de nombreuses choses importantes. Je n’ai jamais été marié par exemple, et je peux compter mes véritables amis sur les doigts d’une main. Si tu aimes les études, tu peux effectivement postuler dans une bibliothèque, ou bien, devenir un haut fonctionnaire de l’Empire. Les possibilités sont multiples dans une grande ville comme Nuln ! »
Toujours en fixant le bout de ses chausses, le jeune homme grommela :
« Mon père est le vérificateur en chef des comptes des guildes artisanales de Nuln. Selon lui, si son fils obtient un poste de fonctionnaire dans la même ville, il sera soupçonné d’abus d’influence, ou même de corruption. Comme il aspire à une promotion — je crois qu’il veut s’occuper de la guilde des marchands — il ne peut pas se permettre d’en prendre le risque. »
Il releva la tête et Veit Pogner put lire sur son visage un profond désarroi.
« D’un autre côté, il refuse que je déshonore la famille en apprenant un métier de moindre envergure tel que scribe… ou bibliothécaire. Il m’a promis que si je ne réussissais pas à me faire engager par vous comme apprenti, il n’hésiterait pas à me chasser de la maison.
Il en est capable ?
Oui. Je suis sûr qu’il va le faire. Pour l’exemple. Je suis l’aîné et j’ai trois sœurs.
Excuse-moi mais je crois que ton père n’est qu’un idiot gonflé de suffisance. Tu es désormais parvenu à un âge où tu n’es plus obligé de croire tout ce qu’il te dit. »
Ernst-Werner aurait voulu par réflexe protester contre ce jugement sévère mais des sentiments inavouables, mêlés de honte et de compréhension, l’en empêchèrent.
« Ne reste pas dehors. Entre. »
Le vieil homme s’écarta de la porte. Surpris par l’invitation, Ernst-Werner hésita quelques instants avant de pénétrer à sa suite dans la vaste chaumière.
L’intérieur correspondait à ce qu’il s’était imaginé concernant la tanière d’un magicien. La plupart des épais rideaux de velours n’avaient pas été tirés et une grande partie de l’unique pièce du rez-de-chaussée était ainsi plongée dans la pénombre. Un fatras d’objets énigmatiques jonchait d’interminables étagères couvertes de poussière, qui avaient été maladroitement fixées sur les murs. Au milieu de la vaste pièce se trouvait une longue table, mais nulle chaise ne permettait de s’y asseoir. Elle était recouverte sur sa moitié par des livres de tailles variées qui traînaient dans un désordre absolu de cartes ou de parchemins. Un casier rempli de potions multicolores occupait l’espace restant. Dans un coin, il repéra un large guéridon sur lequel s’entassaient des cadavres de petits animaux répugnants, des rats, des chauve-souris, et même des lézards desséchés, aussi plats que les galettes préparées par Martha, la cuisinière halfeling que son père avait congédiée quelques jours plus tôt. Il discerna également un escalier à l’autre bout de la pièce qui montait en tournant sur lui-même. L’odeur de renfermé était très forte. Sans doute pourrait-elle persister même après que l’on aie ouvert porte et fenêtres pendant plusieurs jours d’affilée, pensa-t-il.
Veit Pogner s’était installé dans un fauteuil à l’apparence plutôt inquiétante puisque ses bras se terminaient par des pattes griffues sculptées dans le bois. Il désigna du doigt l’âtre d’une cheminée, dans lequel attendait du combustible, sous une bouilloire noircie suspendue à un crochet.
« Peux-tu allumer le feu pour faire une infusion, Josef ? Au fait, je peux t’appeler Josef ? Ernst-Werner est un prénom trop compliqué pour moi. Et si j’avais eu un fils, j’aurais adoré l’appeler Josef… »
Devant l’air furieux qui se peignait sur le visage du garçon, le vieil homme sourit malicieusement.
« D’accord, je renonce si ça ne te plaît pas. Mais je t’appellerai Ernst si tu le permets. Maintenant, allume le feu, sinon tu seras reparti d’ici sans avoir goûté à ma tisane de sauge. Tu verras, elle est savoureuse. C’est du moins ce que m’en disent mes rares visiteurs… ».
Ernst-Werner était déstabilisé par le ton désinvolte employé par le mage. Malgré sa timidité et son manque d’assurance, il détestait ne pas être pris au sérieux et il ne savait pas comment réagir face aux moqueries gentillettes dont il était l’objet. Après tout, puisque Pogner refusait de le choisir comme apprenti, il pouvait tout aussi bien l’envoyer paître avec sa tisane et claquer définitivement la porte de cet endroit. Mais il émanait de cet étrange personnage une indescriptible aura de puissance, un magnétisme hors du commun, et Ernst-Werner se vit marcher en direction du récipient qui devait être déjà rempli.
Parvenu devant l’amas de bûches et de brindilles, il se saisit du briquet à amadou qu’il avait repéré sur le linteau de la cheminée. Ses mains rendues moites par l’angoisse tournaient fébrilement l’objet sous tous les côtés tandis qu’il essayait vainement d’en comprendre le fonctionnement, tout en sachant qu’il n’y parviendrait pas. Le jeune bourgeois n’avait jamais été très doué pour les tâches manuelles.
Pendant d’interminables secondes, il resta planté sur place, écrasé par la honte de ne pas pouvoir accomplir un travail aussi élémentaire. Enfin, le vieil homme lui lança la fatidique question :
« Ne me dis pas que tu ne sais pas te servir d’un briquet ! »
Il lui répondit par un regard penaud, qui le suppliait presque de mettre rapidement un terme à cette scène humiliante. Plutôt que de railler une nouvelle fois le garçon, Veit Pogner lui ordonna de s’éloigner de la cheminée, puis il marmonna d’incompréhensibles paroles en tendant son index effilé en direction de l’âtre. Les pupilles du vieillard se dilatèrent exagérément pendant un bref instant, puis Ernst-Werner perçut une intense bouffée de chaleur. Un craquement résonna soudain, comme si l’air se déchirait devant lui, et des flammes embrasèrent le combustible sous la bouilloire.
Un joyeux brasier crépitait désormais dans le foyer et il se tourna avec stupéfaction vers le sorcier, un sourire juvénile jusque aux oreilles.
« C’est de la magie ? Vous avez lancé un sort, c’est ça ? »
Pogner s’amusa de son émerveillement. Chacun des nombreux disciples qu’il avait formés au cours de sa longue carrière avait eu ce genre de réaction face à son premier contact avec l’art magique, et à chaque fois son cœur en était rempli d’aise.
« Une variante mineure d’un sortilège d’incendie que m’a enseigné un confrère élémentaliste. C’est très pratique, mais on ne doit pas utiliser le pouvoir inconsidérément. Pour cette raison, j’aurai préféré que tu l’allumes avec le briquet. »
Avant que le jeune homme ne retombe dans le désarroi, il lui ordonna de s’asseoir dans le second fauteuil qui faisait face au sien. Ernst-Werner s’exécuta sans rechigner, avide maintenant d’écouter ce qu’allait lui dire cet homme exceptionnel.
« Tu dois bien comprendre qu’un apprenti-sorcier doit renoncer à toute sa vie antérieure dès lors qu’il se range sous la protection d’un maître ; et ce, quels que soient les privilèges dus à sa naissance. Dans ton cas, tu n’aurais nul domestique sous la main pour s’occuper de ton linge, laver ta chambre… ou allumer un feu. Au contraire, moi et tous mes confrères exigeons de nos apprentis qu’ils s’occupent des tâches quotidiennes afin de préserver notre esprit de tous ces tracas qui ne peuvent que nuire à notre travail. »
A cette dernière phrase, Veit Pogner observa sa réaction, mais puisqu’il ne montra aucun signe de mécontentement, il poursuivit.
« Mais ceci n’est pas la plus grande difficulté à surmonter dans le très pénible apprentissage de la magie. Celui qui désire percer les secrets des arcanes et canaliser les flux d’énergie mystique doit y consacrer toute sa vie. Et encore, même le plus grand des sorciers ne connaît qu’une infime partie des possibilités offertes par l’énergie magique ! Ainsi, tu seras obligé d’étudier pendant des journées entières sans sortir de ton étude ; tu n’aurais aucune occasion de rencontrer de nouveaux amis, ou une femme pour fonder ta propre famille. Je ne connais aucun mage digne de ce nom qui soit marié ou avec des enfants à sa charge, et la raison en est simple : les liens affectifs accaparent l’esprit humain de telle manière qu’il ne dispose plus de l’immense concentration nécessaire à l’apprentissage des sortilèges. Ernst, veux-tu vivre tout seul ton existence, avec pour unique compagnie des grimoires… ou des animaux empaillés ? »
Sa voix adoptait d’indéniables accents de sincérité tandis qu’il désignait la vermine sur le guéridon. Il fixait le jeune homme dans les yeux comme s’il cherchait à lire dans ses pensées. S’il l’avait pu, il aurait perçu son excitation. Ernst-Werner acceptait les explications du vieux magicien, mais il ne cessait en même temps de se remémorer ce formidable instant où celui-ci avait fait surgir du néant des flammes et de la chaleur. Il réfléchit un certain moment sous le regard insistant de Pogner avant de lui répondre.
« Et vous ? Maintenant que vous maîtrisez la magie et que vous avez connu cette vie solitaire, regrettez-vous votre choix ? »
Le sorcier perdit de son assurance habituelle et sembla se plonger dans un abîme de perplexité. Finalement, il éluda la question et insista en s’agitant nerveusement dans son siège.
Mais tu n’as pas l’air de te rendre compte que tu perdras également de vue ta famille et tous tes amis actuels !
Ma famille se résume à une mère soumise, des sœurs du même modèle, et un père tyrannique comme vous l’avez vous-même signalé. Quant aux amis, je n’en ai jamais eus.
Pas un seul véritable ami ?
Non. Ni d’ami non véritable d’ailleurs. »
Veit Pogner poussa un profond soupir.
« Dans ce cas, j’aurai moins de scrupules à entamer ton apprentissage. »
Le jeune homme n’en crut pas ses oreilles. Il avait trouvé un maître en sorcellerie et un kaléidoscope d’images surgit dans son esprit. Il se vit successivement en train de déchaîner les éléments de la nature, drapé dans une magnifique robe étoilée, maniant un bâton étincelant de magie, puis marchant au milieu d’une foule de personnes se prosternant craintivement sur son passage, pour enfin être accueilli comme un prince par l’Empereur en personne.
Son futur mentor s’était levé et il continuait à parler tout en tirant la bouilloire hors du feu.
« Ce soir, tu t’installeras dans une chambre à l’étage qui était auparavant occupée par mon dernier apprenti. Je te ferai découvrir ma demeure plus en détail car tu es destiné à y vivre pendant une très longue période. Profite des heures qui viennent pour rentrer chez tes parents et ranger tes effets personnels dans une malle. Tu peux bien sûr les amener avec toi mais ne t’encombre pas inutilement. Fais tes adieux à ta famille, je ne pense pas que tu auras l’occasion de leur rendre visite avant la fin de cette année, puis reviens pour dîner. Veux-tu un peu de ma tisane avant de partir ? »
Il venait de se servir un bol entier du brûlant liquide ambré mais ce fut un jubilatoire « A ce soir Maître ! », suivi du claquement de la porte, qui lui répondit.
***
Deux années plus tard, Ernst-Werner avait appris à réaliser de véritables prodiges.
Il pouvait désormais lustrer tous les parquets d’une maison à étage en moins d’une heure, savait préparer un festin en arrangeant les restes d’un repas de la veille ou encore, parvenait à faire pousser puis à entretenir les plantes épineuses peu ordinaires qui entouraient la bâtisse, appelées cactus par Pogner, et dont ce dernier raffolait. Quant à la cheminée, il l’allumait aussi naturellement qu’il ouvrait les paupières chaque matin.
Il se serait évidemment découragé si les tâches domestiques avaient exclusivement rempli son quotidien. Mais le magicien lui avait également enseigné la lecture et l’écriture, non seulement de l’Occidental utilisé dans le Vieux Monde, mais aussi de la langue classique et du complexe Magikane, l’alphabet utilisé pour les sortilèges.
En matière de magie cependant, l’apprenti n’avait pas le sentiment d’avoir beaucoup progressé. Il devait se contenter d’étudier en théorie les expériences de son maître, ou d’analyser des ouvrages rébarbatifs écrits par d’éminents lanceurs de sorts, pour la plupart morts depuis longtemps. Les seuls exercices pratiques qui lui étaient imposés consistaient à tenter de percevoir les canaux d’énergie mystique qui composaient la trame de l’univers, selon les dires de Veit Pogner. Il devait alors méditer dans sa chambre pendant des heures avant que sa somnolence ne laisse place à cette troublante sensation qu’il ressentait chaque fois que son professeur lançait un sortilège. Alors, tous les poils de son corps se hérissaient sur sa peau étrangement glacée et pendant quelques instants, il avait l’impression de pouvoir saisir et modeler l’air ambiant de la même façon que le boulanger pétrissait sa pâte à pain. Cet état ne durait guère longtemps et Ernst-Werner devinait qu’il devait prononcer des paroles rituelles et accomplir des signes cabalistiques de circonstance à ce moment précis pour activer un véritable sortilège. Mais quand il demandait au vieux mage de lui enseigner une incantation, même un tour mineur aux effets anodins, celui-ci lui rétorquait qu’il devait allonger sans cesse la durée de ses transes initiatiques avant de prétendre manipuler les forces magiques en toute sécurité.
Ces derniers mois, sa frustration grandissait à un point tel qu’il envisageait parfois d’abandonner son apprentissage fastidieux. Il savait néanmoins qu’il se torturait l’esprit inutilement. Quel avenir pour lui hors de la maison des Hauts du Mithril ? La solitude lui pesait parfois loin du tumulte de la vie citadine. D’un autre côté, il ne se voyait pas rentrer dans sa famille pour annoncer sa renonciation à la carrière de sorcier. Il gardait en mémoire sa dernière visite à Nuln, où son père lui avait demandé, pendant le repas familial, de faire la démonstration de ses pouvoirs. Une fois de plus, la honte l’avait empêché de se justifier de façon convaincante et il l’avait sommé de ne revenir leur rendre visite qu’une fois qu’il aurait véritablement progressé.
Heureusement, les visites épisodiques de Clotilde lui remettaient du baume au cœur et après son passage, Ernst-Werner reprenait ses études avec toujours plus d’acharnement.
Clotilde était la dernière élève de Maître Pogner avant lui et elle s’était ensuite installée en ville pour ouvrir un commerce d’articles ésotériques. Elle rendait visite régulièrement à son ancien tuteur afin de partager un déjeuner et quelques potins de la région. Sans exception, elle s’enquérait des dernières lectures du jeune apprenti-sorcier et discutait avec lui de ce qu’il en avait pensé. Il l’adorait secrètement pour sa gentillesse non feinte ; elle lui avait même offert pour son dernier anniversaire un talisman d’origine elfique ayant la curieuse forme d’un petit tourbillon de cuivre accroché à une chaînette ciselée dans le même métal.
Mais surtout, il la trouvait magnifique. A peine plus âgée que lui, elle avait les cheveux d’un blond pur, assorti à son teint d’opaline. Il était incapable de soutenir son regard lorsque ses yeux en amande se posaient sur lui, et lorsque elle se penchait par-dessus son épaule pour examiner le parchemin qu’il était en train d’étudier, il fermait les yeux pour se concentrer sur les senteurs épicées dont étaient en permanence imprégnés ses vêtements.
Quand il avait appris que Clotilde avait autrefois dormi dans le lit qu’il occupait actuellement, il avait eu du mal à trouver le sommeil pendant plusieurs nuits. Son émoi culminait quand il se représentait son corps gracile reposant dans les mêmes draps que lui, et il lui arrivait encore de rechercher vainement son parfum si caractéristique, comme si les nettoyages successifs de ces dernières années n’avaient pas complètement pu l’estomper.
Mais Maître Pogner l’avait mis en garde contre les sources de distraction susceptibles de nuire à son apprentissage. Il s’efforçait donc de masquer ses sentiments en la présence de la belle, et s’était silencieusement promis de ne pas la courtiser pour se concentrer uniquement sur son travail.
Il savait en son for intérieur qu’en vérité, sa timidité maladive l’aurait privé du courage nécessaire pour lui déclarer sa flamme et il dissimulait sa faiblesse derrière des arguments plus acceptables pour ne pas être dégoûté par sa propre lâcheté. Il aurait préféré affronter à mains nues un des géants connus pour rôder dans les Montagnes Grises plutôt que de complimenter une seule fois la jolie magicienne.
***
Ce jour-là, Clotilde était surprise de l’absence du jeune apprenti aux cheveux ténébreux. Lorsqu’elle en fit la remarque à son ancien professeur de magie, avec qui elle partageait un succulent gâteau aux cerises acheté le matin même sur le marché, ce dernier lui répondit :
« Il est parti accomplir son épreuve qui doit mettre un terme à son cycle initiatique. Quand il l’aura réussie, je pourrai commencer à lui apprendre ses premiers sortilèges mineurs, comme il l’attendait jusqu’alors avec tant d’impatience.
C’est une très bonne nouvelle. Je me demandais, cher maître, si vous lui donneriez un jour sa chance. Il a l’air d’apprendre tellement vite ! Pourquoi ne l’avez-vous pas envoyé plus tôt à la Grande Bibliothèque ?
Il ne s’y trouve pas. Son épreuve est différente de celle que je t’avais imposée. Je lui ai demandé de se rendre au tombeau d’Anothel-Caredh, afin d’y toucher la main de sang. »
Le vieux sorcier avait prononcé cette dernière phrase en baissant la voix. Toute couleur disparut soudainement du fin visage de sa visiteuse, et ses lèvres fragiles se mirent à trembler.
« Anothel-Caredh ! Vous l’envoyez courir à sa perte ! Tous les témoignages récents attestent que le gardien s’y trouve toujours. Pas plus tard que la semaine dernière, j’en ai discuté dans ma boutique avec un elfe des bois qui était passé près du tombeau pour y honorer la mémoire de ses ancêtres. Il l’a alors entendu et a sagement continué son chemin. Pourquoi cette folie, maître ?
Ernst-Werner est un garçon très intelligent, qui a suffisamment de volonté pour réussir une grande carrière d’enchanteur, avec de surcroît une affinité naturelle avec la magie. Mais il me paraît très vulnérable face à l’attrait du pouvoir. Il souffre d’un flagrant manque de confiance en soi et d’un fort sentiment d’infériorité, et je crains de le voir à terme utiliser ses pouvoirs pour dominer les autres. Je ne peux pas prendre le risque de former un futur magicien corrompu par les insidieuses tentations d’un dieu du Chaos, dont sont fréquemment victimes les plus influençables de notre caste. L’épreuve de la main de sang est idéale pour savoir si sa sagesse l’emportera sur les tourments qui agitent son cœur.
Mais il ne sortira jamais vivant de cet endroit ! Ce tombeau sera le sien et il n’aura jamais plus l’occasion de prouver sa valeur.
Non, tu te trompes Clotilde. Je pense qu’il réussira. Regarde. »
Il saisit délicatement un parchemin en vélin sur le point de se désagréger tellement il paraissait âgé. Un texte à l’écriture soignée recouvrait intégralement la feuille, mais dont les caractères étaient incompréhensibles pour la jeune femme.
« Il s’agit d’anciennes arcanes elfiques, une noble langue presque tombée dans l’oubli. Ce texte raconte la construction d’Anothel-Caredh, et un passage traite de la main de sang, et du gardien de cette relique. Apparemment, seuls les esprits mal intentionnés ont à craindre son courroux. Je suis sûr qu’il saura se montrer digne et valeureux face à la magie des anciens elfes. »
Elle sembla accepter l’argument, sans paraître véritablement rassurée. Veit Pogner la comprenait : il ne l’était pas non plus.
***
Ernst-Werner Austellen contemplait avec circonspection l’entrée d’Anothel-Caredh. Depuis qu’il avait quitté la route, il avait tourné pendant une heure autour du site tant la végétation était dense à cet endroit. La forêt de mélèzes qui recouvrait les contreforts au nord des Montagnes Grises s’accompagnait d’un enchevêtrement de ronces et de fougères lorsque l’on s’approchait du tombeau. Peut-être s’agissait-il d’un puissant sortilège lancé par les elfes sylvains afin de dissimuler leur monument funéraire, et dont les effets persistaient au fil des siècles ? L’apprenti pensa qu’il lui faudrait poser la question à son maître quand il aurait accompli sa mission. Une seconde interrogation lui vint à l’esprit : pourquoi les elfes avaient-ils construit un tombeau souterrain au cœur des bois alors que d’après ses lectures, cette race privilégiait une architecture en harmonie avec la nature environnante ? Cette entrée en pierre massive lui semblait digne des quelques bâtiments édifiés par les nains qu’il avait déjà vus.
Las de ces considérations stériles dans sa position actuelle, il fouilla son havresac de voyage pour y prendre la lanterne à capote que lui avait fournie Pogner avant son départ. Il sortit la flasque d’huile attachée à sa ceinture et en versa le contenu dans le réservoir prévu à cet effet. Enfin, il l’enflamma sans difficulté grâce à son briquet et des amorces en amadou ; la lanterne diffusa un halo lumineux presque invisible en cette journée sans nuage. Ernst-Werner régla le manchon de métal sur la lanterne de façon à masquer partiellement l’éclairage et de telle sorte qu’elle ne diffuse qu’un mince rayon devant lui.
Son objectif était simple : trouver à l’intérieur d’Anothel-Cardeh la main de sang, un artefact légendaire créé par les elfes, la toucher, puis rentrer sain et sauf. Le sorcier ne lui avait donné aucune recommandation, et ne lui avait permis d’emporter qu’une épée, dont il ne savait pas se servir, quelques provisions pour le trajet, et la lanterne. Le jeune homme n’avait aucune idée quant à l’apparence de l’objet recherché, aucune information non plus sur les difficultés qui l’attendaient au cours de son entreprise. Il jaugea une dernière fois le monument cubique, avant de pénétrer au travers de l’unique ouverture qui ne dépassait pas la taille d’une simple porte.
A l’intérieur, il frissonna à cause du changement brutal de température. Sa lumière dansait dans une complète obscurité, éclairant le palier d’un escalier qui descendait dans les profondeurs de la colline. Le silence régnait en maître absolu des lieux mais il ne put s’empêcher de penser aux anciens elfes qui y reposaient depuis des siècles. Leurs esprits hantaient peut-être le tombeau et dans ce cas, ils risquaient fort de le considérer comme un pilleur sans scrupules…
Non. Maître Pogner n’aurait pas envoyé son disciple combattre des spectres. Il se dit que son maître cherchait surtout à tester son courage en lui demandant de visiter ce complexe souterrain. Cette pensée le rassura et il sonda les ténèbres grâce à son brillant faisceau ; les marches se terminaient rapidement, aussi les descendit-il sans plus d’hésitations.
Au pied de l’escalier, une arcade en ogive semblait donner accès à un nouveau corridor. Ernst-Werner la franchit. Malgré la lanterne qu’il tenait à bout de bras, tel un fantassin se protégeant avec son bouclier devant une troupe d’archers, il eut l’impression de se faire happer par l’obscurité. Fébrilement, il dirigea le rai lumineux dans toutes les directions mais sans parvenir à discerner les murs du couloir. Il souleva alors le cacheton et les ombres s’écartèrent autour de lui. Le spectacle ainsi révélé le sidéra.
Il ne se trouvait pas au seuil d’une salle, mais bien au début d’un impressionnant couloir qui devait atteindre une douzaine de mètres de largeur puisque la lanterne permettait à peine d’en discerner les limites. Le plafond restait par contre hors de vue et l’apprenti-sorcier eut le vertige devant les dimensions cyclopéennes de l’intérieur du tombeau. Il ne comprenait pas pourquoi les elfes avaient creusé un couloir aussi colossal mais il estima inutile de se pencher sur la question plus longtemps.
Il s’approcha du mur à sa droite et découvrit qu’il était entièrement percé jusque à une hauteur d’homme, de trois enfilades d’alcôves qui se poursuivaient à l’évidence sur toute la longueur du gigantesque corridor. Dans chacune de ces alcôves reposait un cercueil dont le bois n’avait étrangement pas subi les assauts du temps. Le jeune homme comprit pourquoi lorsqu’il perçut, grâce à son entraînement, les émanations magiques qui irradiaient autour d’eux. Sur leurs couvercles avaient été apposées des lettres en or dont le sens lui était inconnu. Sans doute s’agissait-il de l’alphabet elfique, l’Eltharin, et ainsi était mentionné le nom de chaque gisant.
Des centaines d’elfes devaient reposer, dans un sommeil qu’il espérait éternel, à l’intérieur d’Anothel-Cardeh.
Ernst-Werner sentit la nervosité le gagner et il décida de progresser en longeant les rangées de sarcophages car il se sentait vulnérable au milieu de l’immensité du couloir. Il s’arrêta soudain, assourdi par les pulsations sanguines qui martelaient ses tympans. Aucun autre son que cette manifestation de sa peur ne troublait le silence en ces lieux. Pas un seul trottinement de rat, vol de chauves-souris ou grouillement d’insecte, comme si la vermine prenait garde à ne pas investir le bâtiment mortuaire. Son inquiétude monta d’un cran. Il avait la désagréable impression de se sentir dans la peau d’un profanateur et il éprouva le besoin irraisonné de crier à l’intention des elfes trépassés qu’il n’était pas venu ici pour dérober leurs trésors.
Il repensa à la bienveillance de son maître afin de trouver le courage de poursuivre son exploration. L’intrus parvint à la hauteur d’une intersection, où une galerie semblable à celle qu’il empruntait actuellement croisait sa route. Comme il ne voyait rien de notable dans ces deux nouvelles directions, il décida de continuer tout droit. Il ne souhaitait pas se perdre dans cet endroit lugubre qui lui semblait de plus en plus prendre l’apparence d’un funeste dédale. Ses craintes se vérifièrent après qu’il eut franchi deux autres couloirs identiques. Jusqu’où pouvait s’enfoncer sous la colline le tombeau des anciens elfes ?
Il se demandait depuis combien de temps il arpentait ce corridor tapissé de cadavres, quand celui-ci se termina en impasse. C’est ce que crut dans un premier temps l’apprenti-sorcier avant que sa lanterne ne révèle une ouverture dans le mur, qui paraissait minuscule dans ce décor démesuré bien qu’un homme, ou un elfe, pouvait aisément la franchir. Ernst-Werner s’y engouffra alors pour se retrouver dans une petite pièce carrée, de taille cette fois-ci raisonnable puisqu’il aurait pu d’un bond en toucher le plafond. Il allait une fois de plus gamberger sur l’étrangeté de l’architecture d’Anothel-Caredh, quand il aperçut la main de sang.
Un bloc de marbre rose façonné pour avoir l’apparence d’une main ouverte, émergeait d’un piédestal de granit. Il était à la fois soulagé d’avoir si facilement atteint le terme de son épreuve, mais aussi légèrement déçu par la sobriété de l’artefact elfique. Il avait plutôt imaginé un magnifique rubis étincelant ou un objet de grande valeur artistique, mais pas ce simple morceau de pierre lisse. Il s’en approcha néanmoins, et colla instinctivement ses doigts contre ceux glacés de la légendaire main de sang. Un courant d’énergie mystique afflua sans prévenir dans son bras, puis disparut aussitôt. Intrigué, le jeune homme attendit un éventuel effet secondaire, puis il aperçut la teinte vermeille de sa paume. Il approcha sa lanterne, une surnaturelle tâche rouge sombre colorait désormais le creux de sa main. Il savait qu’il ne s’agissait pas d’une substance quelconque, mais d’un sortilège dont il était victime. Au moins avait-il la preuve de sa réussite, mais il espéra fortement que Veit Pogner saurait l’en débarrasser, ou que ses effets n’étaient que temporaires.
Quand il détacha enfin son regard de cet insolite phénomène, il remarqua avec stupéfaction un anneau doré autour de l’index en marbre. Il aurait juré que le bijou ne se trouvait pas là à son arrivée dans la pièce. Celui-ci brillait de mille feux à la lumière vacillante de la lanterne. Des inscriptions runiques soigneusement gravées s’étiraient sur toute sa circonférence, et devaient conférer à l’objet de fantastiques propriétés magiques. Ernst-Werner devinait confusément qu’un immense pouvoir, celui auquel il aspirait avec tant d’ardeur depuis deux ans, se trouvait à sa portée et qu’il ne devait pas laisser passer une telle occasion.
Une lueur de convoitise dans les yeux, il s’approcha pour retirer l’anneau de la main de sang, sa prudence l’ayant fait hésiter seulement quelques secondes. Il crut sentir le contact du bijou avant que celui-ci ne disparaisse aussi subitement qu’une bulle de savon, comme si son imagination lui avait joué un mauvais tour. Le mot illusion traversa son esprit, puis il entendit un rugissement caverneux derrière lui, issu des profondeurs du tombeau. Un vacarme effroyable, semblable à celui produit par un coup de bélier sur une porte épaisse, fit trembler les murs de la pièce et de petits gravats tombèrent du plafond dans un nuage de poussière.
Il fut suivi par un deuxième choc, puis un troisième, et l’apprenti-sorcier comprit qu’il s’agissait des pas d’une chose gigantesque qui avançait dans sa direction. Tétanisé par la peur, il ne pouvait pas plus esquisser le moindre geste qu’émettre une pensée cohérente, et il sentit à peine le chaud liquide qui dégoulinait le long de sa jambe.
Un nouveau rugissement, un peu plus proche cette fois-ci, le persuada de la nécessité d’agir au plus vite. L’être qu’il venait d’alerter par son geste malencontreux risquait de le piéger dans cette pièce sans issue s’il n’osait pas retourner dans les vastes halls pour retrouver la sortie du tombeau.
Il dégaina son épée, et franchit à nouveau la petite embrasure pour se retrouver dans l’impressionnant corridor. Il se mit à courir, bringuebalant sa lanterne dont la lumière dansait follement sur les alignements de cercueils.
Il parvenait à la première intersection quand il aperçut le gardien ancestral d’Anothel-Caredh. Il comprit aussitôt pourquoi les elfes avaient creusé des passages aussi titanesques.
Un invraisemblable pied grisâtre à l’aspect minéral s’écrasa sur le sol du couloir qui lui faisait face ; la chose venait à sa rencontre. Ses proportions étaient si énormes qu’Ernst-Werner ne pouvait la distinguer dans son intégralité. Elle semblait d’apparence vaguement humanoïde, et occupait à elle seule la largeur du corridor.
L’humain émit un cri de surprise, auquel lui répondit le monstre par un grondement évoquant le fracas d’un rocher se détachant d’une falaise. Sans réfléchir, il fonça dans la galerie à sa droite tout en hurlant de façon frénétique. Dans sa course effrénée, il dépassa des dizaines d’alcôves où reposaient les occupants silencieux du sépulcre. Il imaginait leur amusement à observer ses efforts désespérés pour échapper aux griffes de leur cerbère favori.
Les dalles de pierre tremblaient sous ses pas : le monstre le suivait de près, d’une démarche pesante, mécanique, mais implacable. Quand il arriva devant un nouvel embranchement cruciforme, il s’engagea cette fois-ci sur sa gauche, puis changea à nouveau de direction un peu plus loin, espérant ainsi que son colossal poursuivant finisse par perdre sa trace. Mais il avait du même coup perdu tout sens de l’orientation dans ce sinistre complexe labyrinthique.
Le jeune homme courait à en perdre haleine, un âcre goût de sang lui remontait le long de sa gorge brûlante. Le corridor qu’il suivait à présent formait un coude, qu’il négocia sans perdre la moindre seconde. Mais ensuite, il poussa un gémissement pitoyable : un mur lui faisait face.
Fou de terreur, il entreprit de fouiller le cul-de-sac à la recherche d’une porte dissimulée mais un mugissement tout proche l’incita à se retourner. La bête était là.
Elle avançait sur lui en serrant deux poings de pierre larges comme les portes d’un donjon et se penchait de telle sorte que sa proie put distinguer les orifices grossiers et vides qui lui tenaient place d’yeux et de bouche dans son énorme tête lisse. Les anciens elfes avaient créé grâce à leurs prodigieux pouvoirs magiques cet inusable golem.
Les doigts d’un des poings s’écartèrent et la gueule aux allures de puits sans fond béat encore plus largement. Ce fut cette abominable perspective de terminer son existence englouti vif qui l’empêcha de rester paralysé devant la créature. Il plongea entre les jambes du golem qui ressemblaient à d’épais piliers, et il se rétablit dans son dos après une roulade maladroite. Il avait lâché sa lanterne pendant la cascade et celle-ci s’éteignit dans un bruit de verre brisé.
Dans l’obscurité la plus complète, Ernst-Werner détala à l’aveuglette tandis que le gardien séculaire poussait un hurlement de dépit. Mais de nouveaux pas résonnèrent derrière lui, la créature artificielle s’élançait une fois encore à sa poursuite. Les bras en avant, il courait dans le noir en supposant que le colosse de pierre n’était pas affecté par l’absence d’éclairage. A un moment, il percuta violemment la roche, mais, grimaçant de douleur, il corrigea sa trajectoire pour filer le long du mur qu’il venait de heurter, en gardant cette fois le contact grâce à sa main endolorie. Il sentit que le couloir formait un coude, et il changea une fois de plus de direction.
Comme dans un de ses pires cauchemars, il glissa soudain sur les anciennes dalles.
Il se releva fébrilement, s’attendant à chaque instant à se faire écraser par un talon de la statue animée. Il put reprendre sa fuite mais il l’entendait à seulement quelques mètres derrière lui. Malgré l’énergie que lui insufflait son instinct de survie, il commençait à s’essouffler et chaque enjambée de son poursuivant le rapprochait d’un destin fatal.
Son épaule cogna contre un nouvel obstacle. Déséquilibré, il franchit une mince ouverture dans la paroi qui terminait le corridor. Pendant un tragique instant, il crut être revenu dans la salle de la main de sang et alors finir piégé par le monstre dans les tréfonds de ce tombeau. Mais lorsque il entrevit un point lumineux en hauteur, il comprit que ses pas l’avaient miraculeusement conduit jusque à l’escalier permettant de remonter à la surface. L’apprenti-sorcier gravit comme une trombe les marches pendant que des hurlements caverneux et un fracas répété lui indiquaient que le golem tentait en vain de défoncer les murs de sa prison souterraine.
La luminosité du soleil l’aveugla mais il continua à courir en trébuchant régulièrement contre des racines ou des souches d’arbres.

A sa quatrième chute, il resta allongé le visage dans l’humus, son corps secoué par de violents sanglots.


LA MORT


« Le voilà ! Baisse la tête ! »
Les deux chasseurs se dissimulèrent derrière le buisson d’aubépine où ils avaient établi leur poste d’observation. Accroupis, ils virent au travers du feuillage l’ogre sortir de son antre. Il se dirigeait dans leur direction, tenant au bout de son bras disproportionné une massue particulièrement mal taillée, au vu des quelques bourgeons qui poussaient à sa surface. La caverne de l’humanoïde difforme se trouvait à une vingtaine de mètres de leur position et ce dernier n’avait pas encore repéré les hommes, bien que le sentier passait près de leur cachette.
« A toi de jouer. Je te couvre. »
Le plus petit des deux, qui venait de lancer cette injonction à voix basse, serrait avec conviction la crosse d’un rutilant tromblon, une de ces coûteuses et rares armes à feu à la fiabilité aléatoire mais aux conséquences toujours dévastatrices. Son acolyte jaillit alors des fourrés et courut au-devant de l’ogre sur le chemin. Parvenu à quelques pas de lui, il modifia sa trajectoire pour s’enfoncer dans la forêt, puis se retourna pour interpeller le géant qui ne s’était pas encore remis de sa surprise.
« Alors gros lard, on se promène ? »
Sous son crâne chauve et difforme, le visage bouffi de cette caricature d’humanité se tordit en un rictus rageur. Il brandit son gourdin au-dessus de sa tête, beugla un incompréhensible juron à destination du provocateur, et s’élança à sa poursuite. Ce dernier reprit alors sa course au milieu des arbres. Lorsqu’il parvint à la hauteur d’un bouleau à l’écorce partiellement arrachée, le chasseur bondit en une longue enjambée et se rétablit souplement sur le sol. Emporté par son élan, l’ogre qui le talonnait sentit ses pieds s’enfoncer dans la terre, puis bascula dans une fosse préparée la veille par les deux compères.
Celui au tromblon accourut près du trou au-dessus duquel l’autre était penché, un sourire satisfait sur les lèvres. Trois mètres sous leurs pieds, leur victime les agonisait d’injures dans son langage rudimentaire, tandis qu’un bel œuf de pigeon enflait sur son front, déjà proéminent par nature. Puis il se calma légèrement, et leur lança d’une voix grondante dans un Occidental hésitant :
« Vous sortir moi ou moi dévorer vous. Parole de Kroggar ! »
Ils furent surpris d’entendre la créature s’exprimer dans la langue commune, mais le plus grand répliqua aussitôt, apparemment peu impressionné par ses menaces.
« Tiens ! On dirait que cet abruti dispose d’un cerveau. C’est ta maman qui t’a appris à parler correctement ? Oui, j’imagine : un mot par soir chaque fois qu’elle venait te border… »
Puis se tournant vers son compagnon hilare :
« En tout cas, ça fera plaisir à Rudolf, un ogre comprenant l’Occidental. Peut-être nous offrira-t-il une prime pour cela. »
L’humanoïde, vêtu d’une fourrure sale en travers de son torse velu et d’un assemblage de pièces de cuir qui lui tenait lieu de pantalon, rugit de colère, découvrant une dégoûtante rangée de molaires cariées. Les subtilités humoristiques de l’humain dépassaient les limites de ses facultés intellectuelles, néanmoins il voyait que celui-ci se moquait allègrement de lui.
Les hommes s’éloignèrent du trou, puis revinrent peu de temps après les bras chargés de fardeaux différents. L’un avait abandonné son arme pour traîner trois jeux de cordes tandis que l’autre tenait contre sa poitrine un rocher de belle taille. Lorsqu’ils s’arrêtèrent à nouveau au bord de la fosse où leur captif continuait en pure perte à s’égosiller, le petit lâcha ses rouleaux pour sortir de son sac de voyage un superbe morceau de sanglier, qui n’avait visiblement pas encore été dessalé. Il soupira : « Quel gâchis », puis lança le cuissot aux pieds de l’être imposant. Ce dernier, à l’instar de ses frères de race, était en permanence soumis à un appétit inextinguible, capable d’occulter le reste de ses primitives pensées. Quand le fumet de la viande parvint aux narines de son large nez épaté, il se jeta dessus et entreprit de dévorer sur-le-champ la venaison.
L’humain affichait une mine mi-amusée, mi-blasée, et souffla à son collègue :
« C’est trop facile… Mais ne rate pas ton coup ! Ne l’amoche pas trop non plus sinon le patron va nous parler du pays. »
Le grand échalas fit une moue qui se voulait rassurante en soulevant à deux mains son lourd projectile. Il prit le temps de viser soigneusement l’ogre accroupi au fond du piège qui mastiquait avec bruit cette manne inespérée. Le roc lui percuta l’arrière du crâne et il s’écroula sans un cri.
« Oh non ! Je vois du sang. Il a dû sacrément morfler ! Si ça se trouve, tu l’as refroidi pour de bon.
Si tu penses que je peux tuer une telle brute avec un simple caillou, alors je le prends comme un compliment. Il a plutôt l’air de dormir comme un nourrisson. Allez, passe-moi une corde que je descende vérifier. »
***
A l’intérieur de la cellule préparatoire, les gladiateurs attendaient avec plus ou moins d’appréhension l’arrivée des gardiens de l’arène. Le nain jaugeait, sans le laisser paraître, ses trois frères d’armes improvisés.
Seul le Norsque chevelu à la longue barbe blonde présentait certains signes caractéristiques d’une longue expérience du combat. Sa façon de s’appuyer négligemment sur le manche de sa grande hache, son regard fixe en direction de la porte, le serrage parfait de ses jambières de cuir autour de ses larges cuisses, tous ces détails révélaient un sérieux entraînement militaire et une absence de crainte quant au défi à venir.
Le gamin assis un peu plus loin semblait au contraire dans un état de nervosité avancé. Au début de leur isolement, il avait lancé quelques remarques bravaches au sujet de leur future bagarre, mais n’ayant obtenu en retour qu’un silence désespérant, il s’était depuis renfermé dans un mutisme ponctué d’agaçants tics faciaux. Le nain ne pensait pas qu’il survivrait plus d’une minute dans l’arène si l’adversaire se montrait légèrement plus coriace que ceux dont il s’était lui-même débarrassé au cours de ces dernières semaines.
Le quatrième combattant était une femme. Il était difficile de deviner ce qu’elle pensait, sous sa tignasse rousse frisée et derrière son visage renfrogné. Elle n’avait pas adressé la moindre parole à l’égard des hommes et du nain ; son expression peu amène les avait convaincus de ne pas rompre son isolement volontaire. Le petit guerrier aux yeux bleu sombre, presque violets, et aux cheveux cuivrés, avait néanmoins entendu deux gardiens de l’arène discuter à son propos lors de son arrivée. Elle s’appelait Heidi Grossbart et avait appartenu à un groupe de brigands avant que ceux-ci ne fussent capturés par une patrouille de Talabheim. Rudolf avait alors payé une caution pour la faire sortir des geôles ducales, une liberté toute relative puisqu’elle devait participer à ses jeux afin de rembourser sa dette. Au moins devait-elle savoir manier la pique et le bouclier qu’on lui avait confiés. Il espéra qu’elle survivrait à cette journée, sans doute parce qu’elle lui rappelait les femmes de sa propre race : fières et courageuses au contraire de la plupart des humaines juste bonnes à se soucier de leur apparence physique et promptes à s’enfuir devant le moindre danger.
Il était plongé dans ces considérations quand la porte s’ouvrit. Six gardiens, les visages masqués comme à l’accoutumée de théâtrales cagoules grises, se déployèrent en arc de cercle dans la pièce. Heidi ne put alors retenir un hoquet de surprise qui inquiéta le nain. Son visage disgracieux tremblait de peur ; le gamin n’en menait visiblement pas très large non plus. Saisissant son fléau d’armes ainsi que sa rondache cerclée de métal, le nain s’avança le premier vers la sortie en soupirant : il ne devrait compter que sur le soutien du barbare nordique.
Il marcha dans le couloir au bout duquel parvenaient les éclats de voix des parieurs. Depuis une quinzaine de jours, le public scandait son nom avant chacune de ses apparitions : « Grim ! Grim ! Grim ! ». Les spectateurs réclamaient leur héros favori mais il s’était lassé de leur ferveur. Dans les premiers temps, il avait frissonné d’exaltation chaque fois qu’il avait suivi le chemin qui menait à l’arène. Désormais, il n’éprouvait plus que mépris pour ces citadins en mal de sensations, qui ne s’enflammaient qu’à la vue du sang, et dont les gains monétaires représentaient l’unique source de satisfaction.
Enfin, il pénétra dans la Mort Blanche. La grande salle souterraine où Rudolf organisait ses tournois illicites était surnommée ainsi en raison de l’aspect de son dallage. Le sol était régulièrement badigeonné d’une étrange substance blanche, qui adhérait aussitôt à la pierre, afin de mieux faire ressortir la couleur du sang régulièrement versé par les combattants. Un étroit fossé délimitait l’aire des duellistes et au-delà, des rangées de gradins en bois s’alignaient jusqu’au plafond.
La clameur de la foule assourdit les quatre gladiateurs. De nombreux flambeaux fixés aux murs éclairaient vivement les lieux et surchauffaient du même coup l’atmosphère ambiante, déjà rendue suffocante par la centaine de parieurs qui s’étaient entassés pour assister aux jeux. Grim s’était souvent demandé comment les personnes à la surface pouvaient ne pas entendre tout ce tapage, alors que la Mort Blanche était située à faible profondeur, juste sous le plancher du Tonneau Percé, une des nombreuses auberges de Talabheim détenues par le riche organisateur. Il aperçut une demi-douzaine de croupiers qui achevaient d’enregistrer les dernières mises en se faufilant entre les spectateurs surexcités, puis il reporta son attention sur ses adversaires.
Pour son premier combat en groupe, Rudolf l’avait gâté : des peaux-vertes. Sept gobelins et un orque attendaient d’en découdre de l’autre côté de l’arène. Le nain était satisfait de devoir se battre cette fois-ci contre les ennemis héréditaires de sa race, plutôt que de mettre fin aux jours des adversaires humains qu’il avait souvent affrontés. Il ne mesurait qu’un mètre cinquante, mais cela lui suffisait pour dépasser les hargneux gobelins d’une bonne tête. Ces derniers le foudroyèrent de leurs petits yeux rapprochés. Sous leurs longs nez tordus, un mucus dégoulinant trahissait leur état d’énervement avancé et des veines saillaient à la surface de leurs crânes chauves et pointus. Ils tenaient de longues dagues dentelées, aussi aiguisées que la rangée de dents limées qu’ils arboraient au sein de leurs bouches fétides. Leur cousin orque paraissait gigantesque à leurs côtés, même si sa taille ne dépassait que de très peu celle du grand gaillard norsque. Ses larges épaules et sa mâchoire de bouledogue achevaient de le désigner comme l’ennemi le plus dangereux. Une chemise de mailles abîmée lui protégeait le torse tandis que ses mains verruqueuses serraient le manche d’un espadon.
Le nain savait que l’allonge procurée par cette arme impressionnante risquait fort de le désavantager face à l’orque. Il trouva finalement le cadeau de Rudolf quelque peu empoisonné.
Le tintinnabulement d’une cloche, aussitôt recouvert par les vivats endiablés du public, annonça le début des hostilités.
Les gobelinoïdes chargèrent les gladiateurs et trois d’entre eux prirent Grim pour cible, rendus fous de rage par la vue du nain. Celui-ci amorça un mouvement circulaire avec son fléau, dont la boule hérissée de pointes percuta un des petits humanoïdes sous le menton. Avant que le gobelin ne se soit affaissé, il avait paré une attaque de son petit bouclier et l’arme de son troisième adversaire avait légèrement entaillé sa veste en cuir. Il se replia alors de quelques pas pour ne pas se faire déborder.
Les humains étaient maintenant séparés les uns des autres mais le Norsque avait réussi à accaparer l’attention de deux adversaires, laissant l’adolescent et la femme aux prises avec une créature chacun. Heidi tenait la sienne à distance respectueuse grâce à sa pique. Le gobelin esquivait chacune de ses tentatives pour le blesser mais ne parvenait pas non plus à la menacer de son arme crantée. Malgré son manque d’expérience évident, le gamin quant à lui prenait le dessus sur son adversaire et il réussit à le blesser légèrement à l’épaule avec la pointe de son épée.
L’orque imposant s’approcha de la jeune femme. Enhardi par ce renfort, le gobelin contre lequel elle luttait se fendit afin de lui percer le ventre de son arme, mais Heidi le réceptionna d’un coup de lance qui lui transperça la gorge. Comme la majeure partie des parieurs avait misé sur le groupe de Grim, ce deuxième trépas dans les rangs des humanoïdes verdâtres souleva à nouveau un concert d’applaudissements enthousiastes. L’ancienne hors-la-loi n’eut cependant pas le loisir de se satisfaire de sa réussite car la brute à l’espadon l’attaqua sur le flanc et elle dégagea de justesse sa pique du cadavre pour parer le coup. L’épée à deux mains trancha la hampe de l’arme en deux. Sous le choc, la combattante perdit l’équilibre et chuta au sol en laissant tomber le morceau de bois qui lui était resté entre les mains. L’orque la dominait de sa grande taille et il souleva son espadon pour lui asséner le coup de grâce. Terrifiée, Heidi Grossbart leva les mains devant son visage en un ultime rempart corporel, comme pour échapper à la vision de son meurtrier. L’arme s’abattit sur elle en lui ouvrant le ventre, du plexus jusqu’au nombril.
Son cri d’agonie alerta le nain. Il aperçut avec consternation l’orque jubilant devant les entrailles de la jeune femme, qui glissaient hors de la plaie béante. Comme il était distrait par ce consternant spectacle, un de ses adversaires en profita pour le blesser à l’avant-bras, juste derrière sa rondache. Grim étouffa un grognement de douleur et repoussa une fois de plus les gobelins par un moulinet de son fléau. Il devait se concentrer pour se débarrasser d’eux au plus vite, afin d’éliminer l’orque qui représentait la menace la plus sérieuse dans ce combat.
Le blond guerrier de Norsca avait également assisté à la fin de leur équipière et cet événement l’avait visiblement rendu ivre de colère. De sa lourde hache à doubles tranchants, il décapita une des créatures qui lui faisait face, et bouscula du genou la seconde. Il poursuivit son assaut sans lui laisser le temps d’esquiver. Son arme ouvrit le crâne du gobelin comme une bûche, si violemment que des projections de cervelle et de sang mêlés éclaboussèrent son pourpoint. L’homme s’apprêta derechef à fondre sur une nouvelle cible, celle contre laquelle luttait pied à pied le très jeune épéiste par exemple, quand une douleur abominable le cloua sur place. De son abdomen sanguinolent dépassait la pointe d’une lame. L’orque s’était subrepticement approché dans le dos du barbare pendant que ce dernier en finissait avec ses deux adversaires, et il l’avait transpercé de part en part.
Aucun organe vital n’avait été atteint, aussi l’homme mourut seulement quand l’humanoïde fouailla sauvagement la blessure en retirant l’arme de son corps.
Quelques vivats éclatèrent parmi les rares spectateurs qui avaient misé de l’or sur les gobelins mais les autres poussèrent aussitôt de bruyants encouragements à destination du nain. Celui-ci avait mis hors de combat l’un de ses petits antagonistes au moment où il perdait son second compagnon.
Quand Grim vit du coin de l’œil l’orque occire le Norsque, il tenta une feinte en pivotant d’un pas sur sa gauche. Le bouclier n’offrant ainsi plus aucune protection, le gobelin encore valide se jeta dans l’ouverture inespérée, et parvint à égratigner la cuisse du nain. Mais un habile revers de fléau le toucha à l’épaule et il tomba sur le dallage, inconscient ou trépassé.
Sans perdre un instant supplémentaire, Grim se tourna vers les survivants. L’adolescent était parvenu à vaincre son ennemi, mais lui-même portait la marque d’une vilaine blessure à l’aine, et il se roulait de douleur sur le sol en tentant de contenir l’hémorragie avec ses poings. Comme l’orque s’avançait sur lui, dans l’intention évidente de l’achever sans ambages, le guerrier nain hurla un puissant cri de guerre. Ces quelques mots hurlés dans sa langue natale étaient exactement les mêmes que ses ancêtres avaient prononcés des siècles auparavant face aux armées de peaux-vertes, à l’époque tragique des guerres sombres. L’humanoïde s’arrêta aussitôt. La foule retint son souffle pendant quelques secondes avant d’exploser de délire quand le nain arriva à la hauteur de l’orque.
L’espadon bloqua la chaîne du fléau d’armes, puis d’une torsion des poignets, l’orque effectua un moulinet de sa longue épée qui déchira une manche de son adversaire. Celui-ci répliqua en le blessant au niveau du genou. Le monstre s’était révélé redoutable pour attaquer en traître ses ennemis mais il éprouvait maintenant les plus grandes difficultés à contenir les assauts furieux du petit combattant aux cheveux ocre. Quand il en eut assez d’esquiver ses attaques successives, il asséna un coup d’estoc en direction du visage barbu du nain, que ce dernier dévia grâce à sa rondache. Dans le même instant, la boule métallique s’écrasa au milieu de son faciès presque porcin, dans un bruit d’os brisés.
La masse imposante de l’orque s’affaissa aux pieds de son vainqueur, dans un tonnerre d’applaudissements frénétiques. Assourdi par la liesse qui avait envahi les gradins, Grim contemplait d’un œil désabusé les corps gisant autour de lui, et les flaques de sang et d’humeurs inhumaines qui s’étalaient à la surface auparavant immaculée du dallage.
Il eut à ce moment précis une vision amère, empreinte d’une poésie qui lui était peu coutumière : une fois de plus il venait d’offrir à la Mort Blanche un étrange manteau pourpre, que les domestiques de Rudolf ôteraient comme toujours, après le départ du dernier parieur. Au moins, le gamin avait survécu au carnage. Sa vilaine plaie ne coulait plus et le nain l’aida à se relever tandis que les gardiens entreprenaient de traîner les cadavres hors de l’arène.
***
Dans la cave du Tonneau Percé, une vaste pièce encombrée de fûts que seul un épais mur de briques séparait de l’arène, un ogre immense tentait vainement d’arracher les chaînes qui le retenaient prisonnier au mur. Ses poignets et ses chevilles étaient entourés par de solides bracelets métalliques, aussi ne pouvait-il que pousser de sonores hurlements, chargés du poids de toute sa frustration.
Rudolf ne s’inquiétait pas de ce vacarme puisqu’il avait fermé son établissement pour la journée. Le petit homme replet était assis sur un tonnelet à quelques mètres de la créature, dont les efforts continus pour se libérer ne semblaient pas l’impressionner, ni l’émouvoir. Il attendait que son captif se fatigue de tirer ainsi inutilement sur ses entraves. Quand l’ogre se calma un peu, il prit enfin la parole.
« Allons Kroggar. Si tu veux bien m’écouter un instant, je vais t’expliquer ce que tu fais ici. »
Nouveau hurlement. Puis le géant cracha dans sa direction un jet de salive glaireuse qui s’écrasa à bonne distance de Rudolf. Il ponctua son acte en répliquant de sa voix grondante :
« Demi-portion libérer moi. Ou moi manger pieds, mains et tête de demi-portion. Libérer. Maintenant !
Ne t’énerve pas Kroggar. Laisse-moi parler, je t’en prie. Si tu es ici, c’est à cause de quelques personnes qui désirent te voir. Apparemment, elles ne t’apprécient pas beaucoup parce qu’elles ont payé cher pour ta capture. Je crois qu’elles ont un compte à régler avec toi ou ceux de ta race. Elles n’ont pas été très explicites sur ce point. En tout cas, tu vas être bientôt fixé sur ce qu’elles te veulent car elles vont venir te rendre visite d’ici quelques instants. »
Rudolf observa un instant la réaction de la créature, qui se concentrait pour comprendre les mots qu’il venait de prononcer, puis il ajouta, l’air peiné :
« Crois-moi, je déplore tout ceci. Mais les affaires sont les affaires et ces personnes m’ont versé une coquette somme pour que l’on t’amène ici… »
Le petit humain aux cheveux gris sauta de son siège improvisé, et se dirigea vers l’unique porte de la cave, poursuivi par de nouveaux cris rageurs. Imperturbable, il gravit quelques marches qui menaient à une trappe permettant d’accéder à la remise de la taverne. Les deux chasseurs qui attendaient son retour se retournèrent vers lui lorsqu’il passa par l’ouverture ; leurs visages exprimaient une certaine anxiété.
« Alors… il vous plaît ? »
C’était le plus grand des deux qui venait de poser la question. Leur patron afficha un franc sourire, qui effaça aussitôt leurs inquiétudes.
« Je dois bien avouer que je suis fort satisfait de votre travail. Je me demande bien où vous avez pu le dénicher, car il est vraiment très costaud. De plus, il me donne l’impression d’être particulièrement irritable, et je pense que mon petit stratagème pour en faire un redoutable adversaire va porter ses fruits. A ce propos, vous avez trouvé les nains ?
Ils sont dans la salle commune. Nous vous avions prévenu, les seuls que nous avons pu engager proviennent du quartier Pouilleux. Ils sont apparemment tous accrocs à la bouteille et nous n’avons pas eu de mal à les convaincre de venir ici en échange de quelques verres à l’œil.
Bien. Allons voir ça. »
Rudolf entra dans la pièce principale de son établissement. Comme les volets en étaient refermés, elle était plongée dans une obscurité à peine dérangée par les lumières d’une dizaine de chandelles posées sur un vieux gouvernail, qui lui-même avait été suspendu au plafond. Une inhabituelle odeur de crasse, à laquelle se mêlaient de moins surprenantes effluves d’alcool, assaillit les narines du maître des lieux. Celui-ci en identifia la source sous le blafard éclairage : six misérables êtres vêtus de guenilles qui jetaient des regards inquiets autour d’eux. Tous barbus, trapus, et ne dépassant pas les cent cinquante centimètres, il avait effectivement affaire à des nains. Mais ceux-là n’avaient que peu d’autres points communs avec les fiers représentants de leur race. De répugnantes tâches de vin sur leurs habits déchirés, et un réseau de rouges nervures à la surface de leurs joues étaient autant de signes prouvant à Rudolf qu’il se tenait devant une bande d’alcooliques. Sans doute obtenaient-ils leur boisson grâce aux gains aléatoires de la mendicité dans les rues de Talabheim, la plus orientale des cités impériales.
Le quinquagénaire grisonnant voyait passer beaucoup de monde dans son auberge, mais la puanteur était telle qu’il se mit à respirer uniquement par la bouche afin de protéger son odorat révolté. Il leur parla d’une voix légèrement nasillarde :
« Savez-vous ce que j’attends de vous ? »
Deux nains hochèrent négativement la tête mais un autre lui répondit, en désignant de la main les deux chasseurs dans son dos.
« Ils nous ont seulement dit qu’il y avait un petit boulot à faire, pas très fatigant, et qu’en échange, vous nous donneriez à boire… et de l’or aussi.
C’est bien cela. Voici la récompense. »
L’organisateur de jeux ouvrit devant leurs yeux écarquillés une bourse remplie d’une vingtaine de couronnes. Quand les plus proches tendirent des doigts avides pour s’en saisir, il la cacha prestement dans son dos.
« Doucement, mes amis. Ce trésor sera le vôtre ce soir, une fois que vous aurez accompli le travail en question. Voilà la situation : je retiens dans ma cave un prisonnier un peu spécial. Je souhaite qu’il reçoive une punition pas trop sévère, mais humiliante quand même. J’aimerais donc que vous alliez le voir, et que vous lui infligiez une bonne correction. Mais sans trop l’amocher ! Je vais vous fournir des bâtons, des légumes pourris, des pierres, et peut-être quelques seaux de merde que vous irez prendre dans les latrines. Je veux que vous lui infligiez une belle bastonnade, que vous l’insultiez sans répit, que vous le noyiez sous les ordures… mais sans le blesser véritablement. Quand vous en aurez terminé, je veux que son seul désir soit de vous voir écorchés à ses pieds, tellement il vous en voudra. »
Rudolf marqua une pause, et un nain hésitant prit la parole.
« Dites donc, ça n’a pas l’air très correct comme affaire. On peut savoir pourquoi vous nous demandez de faire ça à un pauvre type ?
Vous n’avez pas besoin de connaître mes motivations. Mais je vous ai dit qu’il s’agissait d’un prisonnier bien particulier ; c’est un ogre. »
Les paroles de l’humain éclaircirent les regards vitreux des nains, comme si un vent de surprise repoussait les nuages éthyliques dont leurs prunelles étaient habituellement voilées. Des murmures désapprobateurs parcoururent le groupe, avant que l’un des mendiants ne proteste.
« Je ne sais pas pour les autres mais moi, je ne veux pas trop me frotter à un ogre pour si peu. »
La plupart de ses congénères approuvèrent en grommelant. Le visage de leur employeur se durcit. Visiblement contrarié, celui-ci répliqua d’un ton sévère.
« Vous ne craignez vraiment rien car il est attaché par les pieds et les mains avec des chaînes incassables, en acier. Il n’a aucune chance de se libérer, même quand vous l’aurez rendu fou de rage. Tout ce que je vous demande, c’est de le corriger de bon cœur pendant quelques minutes. Ensuite, vous vous reposez ici une heure ou deux. Vous retournez au travail une deuxième fois ; nouvelle pause, puis vous le tabassez un dernier coup. Ce n’est quand même pas très difficile, surtout à l’encontre d’un ogre ! »
Ils réfléchirent un instant, avant de délibérer entre eux dans leur langue singulière, le khazalide, commun à tous les nains du Vieux Monde. Puis celui qui s’était montré réticent reprit la parole en leur nom.
« C’est d’accord, mais à une condition.
Je t’écoute.
Vous nous offrez à picoler pendant les pauses. »
Bouche ouverte, Rudolf se retourna pour adresser un regard consterné en direction de ses acolytes qui pouffaient de rire, avant de lâcher avec lassitude :
« C’est d’accord.
Et à volonté bien sûr.
Oui, oui, si vous voulez ; du moins que vous faîtes attention à ne pas lui infliger de blessure grave. Je ne serai pas avec vous pour assister au spectacle, mais je désire néanmoins l’entendre crier de cette pièce. »

Le soir même, l’ogre hurla de longues heures après que les nains eurent quitté le Tonneau Percé.
***
Grim terminait de se faire poser une compresse humide sur une contusion à l’épaule, qu’il venait de recevoir pendant son entraînement matinal. Pendant que Kristine, la plantureuse guérisseuse engagée pour officier auprès des combattants de l’arène, achevait de lui bander son omoplate endolorie, le nain repensait à cette nuit troublée.
Dans sa cellule, les cris l’avaient empêché de trouver le sommeil. Il était certain d’avoir perçu des hurlements inhumains, mais ceux-ci lui étaient parvenus très étouffés. Il avait grandi dans un monde de pierres et de roches, au sein des multiples galeries minières qui perçaient les Montagnes du Bout du Monde, et il savait évaluer la qualité des constructions souterraines. Grim avait très récemment compris que le vaste complexe construit par Rudolf autour de la Mort Blanche – les chambres des légionnaires et des gardiens, l’hospice, les salles d’armes, les cuisines et la cantine – recelait une caractéristique intéressante dans son architecture : tous les murs et les plafonds étaient d’une épaisseur peu commune. Le maître de l’arène avait ainsi presque insonorisé les lieux. Les inquiétants braillements nocturnes pouvaient avoir n’importe quelle origine aussi décida-t-il de les oublier.
Kristine lui demanda de rester assis pendant une quinzaine de minutes puis elle quitta l’hospice. Il n’était cependant pas seul dans la pièce. Sur une litière se reposait le gamin convalescent, l’autre rescapé du combat livré l’avant-veille contre les peaux-vertes. C’était la première fois qu’il le voyait depuis l’affrontement et il constata qu’il s’en remettrait vraisemblablement sans séquelles. Il portait une légère chemise ouverte laissant entrevoir sa blessure au bas du ventre, que l’on avait recouverte d’un onguent pâteux. Selon lui, il ne devait pas avoir connu plus de quatorze hivers.
L’adolescent, se sentant observé, tourna la tête dans sa direction.
« Salut. Moi, c’est Guillaume. »
Le nain garda le silence. Son regard s’était aussitôt détourné pour fixer un point imaginaire à côté du garçon. Ce dernier ne fut pas déstabilisé par l’attitude farouche du guerrier.
« Tu n’as pas envie de parler ? Pas grave. Tu es bien le fameux Grim ? Celui que l’on surnomme Le Bourreau… »
L’intéressé braqua ses étranges yeux améthyste sur ceux du jeune humain, et lui demanda d’une voix grave, qui évoquait le grondement d’une charge de cavalerie lourde :
« Qui me surnomme ainsi ?
Oh, un peu tout le monde. Je crois que ça a commencé avec certains parieurs, puis les gardiens et les autres gladiateurs se sont mis à t’appeler comme ça. »
Son visage adopta soudain une expression inquiète.
« J’espère que ça ne te vexe pas ! Euh… faut pas que tu leur en veuilles. Je veux dire… ne vas pas les punir à cause de moi. Je leur dirai de ne plus t’appeler comme ça si tu préfères.
Non, je m’en fous. »
Il s’était néanmoins rembruni suite aux paroles du gamin allongé, et il venait à nouveau de dresser une barrière invisible entre eux deux.
« Faut dire… Il paraît que tu as vaincu plus d’une vingtaine d’adversaires dans la Mort Blanche, alors que l’on m’a dit que tu n’étais là que depuis deux mois. Rudolf n’a jamais eu de meilleur combattant que toi depuis l’époque d’un certain Rivinky qui avait terrassé un tigre à mains nues. C’est vrai ?
Il s’appelait Ripvinkil ; et je n’ai rien à voir avec cette brute sanguinaire. D’après la légende, il arrachait en rigolant la tête de ses ennemis, avant de la projeter dans le public. Je veux bien que Grungni me foudroie sur place si un jour je l’imitais.
Ah, je sais. Il s’agit d’un dieu nain. Votre principal protecteur, je crois. »
Un grognement bourru lui répondit. Un pesant silence s’installa de nouveau, mais Guillaume ne put se retenir de le troubler, quelques instants plus tard.
« Je me demande pour quelle raison tu combats depuis si longtemps dans l’arène… Hum, visiblement, tu n’as pas trop envie de le dire. Je ne sais pas si ça t’intéresse, mais de mon côté, je me suis porté candidat pour les jeux, car un ami m’a révélé que c’était le meilleur moyen pour devenir en peu de temps un très bon guerrier. Je pense qu’il n’avait pas tort. Les entraînements sont rudement formateurs, surtout avec Olaf. Tu ne trouves pas ? »
Comme l’autre ne fit pas mine de donner son avis, il poursuivit son monologue enthousiaste.
« Par contre, j’avoue que je n’en menais pas large avant-hier. Si tu n’avais pas été à mes côtés, je mangerai les pissenlits par la racine à l’heure qu’il est. Je suis fier de devoir ma vie à Grim le Nain ! En tout cas, j’espère que tous les combats ne sont pas aussi difficiles que dans l’arène. Un gobelin, ça va encore… mais cet orque ! J’ai bien l’intention de travailler très dur aux entraînements pour me montrer à la hauteur. Heureusement, Rudolf m’a promis que je ne combattrai pas avant de m’être complètement rétabli. Je n’ai pas beaucoup d’expérience, mais je trouve que cet homme nous témoigne beaucoup de respect ; et en plus il paie bien. J’ai très envie de connaître une carrière pleine de gloire comme toi, et non pas finir comme le Norsque et la fille. Quand j’y pense… Quelles morts atroces ! Si je n’avais pas été moi-même sérieusement blessé, je crois que j’aurais vomi sur place. »
Même s’il donnait l’impression de se désintéresser du babillage du garçon, Grim l’écoutait malgré lui et ses paroles ingénues l’attristaient. Pauvre gosse. L’organisateur des jeux n’était pas réputé pour sa philanthropie, et si ce jeune humain avait été désigné pour participer à un combat aussi dangereux dès sa première apparition, c’était parce que Rudolf avait estimé son potentiel insuffisant. Les mauvais combattants étaient toujours sacrifiés dans des joutes inégales, tandis que les plus prometteurs bénéficiaient d’une formation progressive, comme lui-même l’avait connue. Il avait survécu par miracle, mais son funeste destin l’attendait certainement lors de sa prochaine épreuve.
Cette naïveté émut de manière inhabituelle le nain. Malgré ses cinquante-trois années d’existence, il pouvait encore être considéré comme un jeune membre de sa race, dont l’exceptionnelle longévité permettait aux plus chanceux de devenir plusieurs fois centenaires. Peut-être que ce furent cette légère affinité et sa pesante solitude dans sa nouvelle vie, qui le poussèrent à assouvir la curiosité de l’adolescent bavard.
« Moi aussi, je suis venu ici pour acquérir de l’expérience. »
Surpris par l’intervention du guerrier, Guillaume se hissa sur un coude, comme pour mieux entendre les paroles de son compagnon d’infirmerie. Celui-ci marqua une pause insoutenable, puis poursuivit de sa voix de baryton, sans qu’aucune émotion ne transparaisse sur son visage monolithique.
« Je suis né dans la citadelle de Caraz-a-Karak, dans les montagnes du Bout du Monde, à l’Est de l’Empire. Sur une carte, ce n’est pas très éloigné de Talabheim. Mon père et mon frère aîné étaient membres de l’ordre des Derniers Ponts. Chez nous, il s’agit d’une milice d’élite, chargée de défendre les garnisons extérieures contre les raids continus de nos ennemis gobelinoïdes. Je les ai vus mourir sous mes yeux, ainsi que le reste de ma famille. Moi, j’ai échappé au massacre dans des circonstances inouïes, que je ne peux encore aujourd’hui m’expliquer. J’en ai conclu que Grungni m’avait protégé pour je ne sais quelle raison, et depuis j’aspire à devenir l’un de ses templiers. Le problème est que l’ordre de l’Enclume n’accepte que les plus méritants et les plus dévots ; ma demande d’intégration dans ses rangs a donc été refusée. »
Vivement intéressé par l’histoire du nain, l’adolescent l’interrompit.
« Même un aussi bon guerrier que toi n’a pas été accepté ?
Personne à ma connaissance n’égale la puissance des Templiers de Grungni. J’ai un très long chemin à parcourir avant d’atteindre mon but. Pour des raisons que des humains tels que toi auraient du mal à comprendre, aucun maître d’armes digne de ce nom ne voulait prendre comme élève l’unique rescapé d’un assaut gobelin. Certains m’ont accusé de lâcheté aussi ai-je dû quitter mes congénères et la forteresse de Caraz-a-Carak. Au bout d’une année d’errance à découvrir votre pays et votre civilisation, j’ai entendu parler de la Mort Blanche et me suis engagé auprès de Rudolf. »
Grim se tut. Guillaume était la première personne avec qui il parlait de cette triste période, et une étrange sensation de malaise l’envahit. Il regrettait d’avoir raconté ces événements de manière aussi lapidaire, alors qu’il se remémorait très bien les souffrances qu’il avait endurées à l’époque. La perte de ses parents, de son frère et de sa sœur ; puis le manque de compassion autour de lui, le dédain des professeurs martiaux, les accusations de lâcheté, les mois de vadrouille dans l’Empire, la méfiance voir l’hostilité des humains, et enfin toutes ces morts dont il était responsable dans l’arène. Jamais ce gosse boutonneux, qui lui-même allait connaître une fin prématurée sur les dalles laiteuses, n’aurait la moindre idée des épreuves morales qu’il venait de traverser.
Sans un mot de plus, il se leva de sa chaise et passa devant la couche du blessé, qui l’interpella :
« Bonne chance pour demain soir Grim, si nous ne nous revoyons pas avant. Il parait que tu vas livrer un nouveau défi dans l’arène. »
Le nain se retourna et échangea pour la dernière fois un regard avec le gamin.
« Merci. Je sais que tu ne le suivras pas, mais je te donne quand même un conseil. Quitte cet endroit au plus tôt. Va voir Rudolf et rends-lui la moitié de ta dernière récompense. L’armée du Duc de Talabheim est bien réputée et les entraînements doivent y être efficaces. Les soldes y sont correctes mais surtout, tu vivrais assez longtemps pour en profiter. Alors que ce ne sera pas le cas si tu restes ici. »
Il referma la porte derrière lui, abandonnant son juvénile collègue dans un abîme de perplexité.
***
Quand il entra dans l’arène, Grim comprit pourquoi l’enthousiasme du public atteignait du couloir d’accès un volume sonore jusqu’à présent inégalé. Un ogre immense, qui atteignait deux fois sa propre taille, l’attendait pour combattre. Son poing droit serrait l’extrémité noueuse d’un énorme gourdin tandis que le manche d’un redoutable crochet métallique, de la longueur d’une épée, s’agitait dans son autre main. Son épiderme brunâtre, coriace comme du cuir, lui fournissait une armure naturelle que le fléau d’armes aurait bien du mal à percer, mais l’organisateur avait jugé utile de faire endosser à la créature une chemise de mailles de sa dimension, quoique fort abîmée. Une lueur démente scintillait dans ses iris charbonneux et le nain éprouva alors un sentiment qu’il croyait depuis longtemps révolu : l’appréhension. Jamais il ne s’était retrouvé face à un tel obstacle.
Ce dernier ne lui laissa pas le temps de douter plus longtemps car, lorsqu’il aperçut son petit adversaire, l’ogre poussa un hurlement rageur si puissant qu’il couvrit les acclamations de la foule. Tel un taureau furieux, il chargea en faisant tournoyer ses deux armes démesurées.
Recouvrant toute sa concentration face au danger, Grim attendit le bon moment pour se jeter sur le côté. L’humanoïde bestial se retourna aussitôt et fonça de nouveau sur sa cible, de l’écume jaillissant par-dessus ses lèvres charnues. Le nain esquiva de nouveau, puis courut à l’autre bout de l’arène afin de gagner quelques secondes pour évaluer la situation.
Pourquoi ce monstre était-il en proie à une telle frénésie guerrière ? L’ogre ne semblait pas dans un état normal mais il ne voyait pas en quoi cette certitude pouvait l’avantager. Déjà la créature revenait sur lui ; il ne pourrait pas lui échapper très longtemps aussi décida-t-il de faire front.
Il s’écarta cette fois-ci d’un seul pas sur sa droite, en levant son bouclier. La pointe du crochet glissa dessus avec force étincelles et dans le même temps, il frappa le flanc de son adversaire. Le fléau s’enfonça dans les côtes en laissant une empreinte sanguinolente à l’endroit touché, mais l’ogre subit le choc sans broncher. Le nain se baissa pour esquiver une nouvelle attaque de l’arme recourbée, mais il ne vit pas la massue s’abattre sur son épaule. Sa rondache lui échappa des doigts tandis qu’il roulait à terre. Il vit son adversaire qui s’approchait en lui éructant haineusement :
« Minus moins faire malin quand Kroggar libre ! »
Un affreux rictus aux allures de sourire déformait les traits grossiers de son visage. Plutôt que de chercher à éclaircir le sens de ces mystérieuses paroles, le petit guerrier se détendit comme un ressort et écrasa de son arme contondante un pied disproportionné. Cette fois, le monstre réagit à la blessure, en vociférant de douleur. Grim contourna le géant et le frappa de toute son énergie à la hauteur du coccyx, ce qui eut pour effet d’accroître l’intensité de ses effroyables mugissements. Cette nouvelle blessure aurait terrassé n’importe quel combattant de taille raisonnable, mais le colosse se retourna pour riposter. Le nain n’eut aucune difficulté à échapper au coup de massue qui lui était promis, mais, ne disposant plus de la protection de sa rondache, le gigantesque crochet lui laboura cruellement le dos. La souffrance le foudroya dans l’instant, communiquant à son esprit la sensation atroce d’être consumé par un foyer inextinguible. Son fluide vital coulait à flots sous son pourpoint déchiré, et il lutta de toute sa volonté pour ne pas sombrer dans une inconscience, qui lui aurait été forcément fatale.
Son ennemi était si proche de lui qu’il pouvait sentir l’odeur rance de ses jambes velues, couvertes de sueur et de sang. Alors, il puisa dans ses ultimes ressources pour lui asséner une vicieuse attaque de son fléau d’armes, qui le toucha à l’entrejambe. Il se recula aussitôt car l’ogre tombait à genoux en laissant échapper de sa gorge un gargouillis étranglé ; sa main droite avait abandonné le gourdin géant pour comprimer ses parties génitales meurtries.
Galvanisé par cette réussite, le nain bondit derrière l’humanoïde. Il fit tournoyer deux fois la chaîne de son arme afin d’assurer à la mortelle sphère une vitesse optimale, puis il porta un coup au-dessus de la nuque de l’ogre. L’attaque fut si violente, que le fléau lui échappa des mains pour rester accroché sur la tête du monstre, les piquants de la boule s’étant incrustés dans la paroi osseuse de son crâne contrefait.
Kroggar s’écrasa face contre terre et ne bougea plus. Les spectateurs braillaient leur plaisir.
Sous les yeux de Grim, le sol de l’arène dansa au rythme des pulsations de son cœur affolé. Il se sentait partir, au même titre que le sang qui fuyait ses veines cisaillées. Au travers du brouillard grisâtre qui envahissait progressivement son champ de vision, il aperçut les gardiens de l’arène qui accouraient dans sa direction. Il ne parvenait pas à reconnaître leurs visages flous. Des mains saisirent ses vêtements, sans doute le portait-on vers l’hospice mais Kristine ne pourrait plus rien pour lui. Une silhouette se détacha de la foule et courut dans leur direction, sa bouche proférant des mots qui ne lui parvenaient plus à cause du bourdonnement qui emplissait ses oreilles. Ses paupières se fermèrent, puis un objet força ses lèvres closes. Un liquide ruisselait à présent dans son gosier et il s’obligea à déglutir pour ne pas s’étouffer.
Une vague apaisante s’insinua alors dans chaque parcelle de son corps, une douce chaleur remplaça le feu dévorant dans son dos, et il avait l’impression qu’une pommade bienfaitrice soulageait son épaule endolorie. Le nain ouvrit les yeux.
Il était étendu au milieu du couloir d’introduction, quatre hommes penchés sur lui les visages inquiets, le bruit des parieurs quittant l’arène lui parvenait très distinctement. Son sauveur était un homme âgé au front plissé de rides. Il tenait une fiole dans laquelle subsistait une solution verdâtre et il devina qu’il s’agissait de la substance responsable de son incroyable rétablissement, et accessoirement de la saveur d’amandes amères dont étaient imprégnées ses papilles.
Grim se redressa sur ses pieds à la surprise générale des gardiens. Il caressa de sa main la blessure dans son dos et sentit que la chemise sous le pourpoint était maculée de sang. Par contre, il ne perçut aucune trace de la plaie, pas la moindre cicatrice à l’endroit où la pointe du crochet l’avait zébré de l’omoplate gauche jusqu’aux lombaires. Il regarda le vieillard.
« Une potion de guérison ?
Particulièrement efficace. Je suis heureux de ne pas avoir été roulé par son vendeur. Je me présente : Berthold Albrecht. Je suis l’avoué personnel de la Gravin Maria Von Uberreicht et j’ai en son nom une proposition à vous faire. Désirez-vous devenir son champion de justice ? »
La confusion s’empara de l’esprit du nain, déjà fort agité par les derniers événements. Il savait que lorsque deux nobles s’opposaient autour d’un litige judiciaire, ils utilisaient alors les services de champions de justice, qui s’affrontaient au cours d’un duel de vérité. L’autorité supérieure donnait alors raison au seigneur dont le champion avait vaincu son homologue. En règle générale, les duels s’arrêtaient au premier sang versé, mais les protagonistes étaient réputés pour leur formidable science du combat.
« Gravin, c’est un titre de noblesse ?
Oui. Il est spécifique aux archiduchés situés au sud du pays. Cela correspond à vicomtesse, si vous préférez. »
Comme le petit guerrier hésitait, Albrecht reprit :
« La fortune de la Gravin est assez conséquente et elle saura vous rétribuer à votre juste valeur. Bien plus que ce que vous pouvez gagner en ce lieu.
Votre offre me flatte, mais j’ai encore besoin d’entraînements rigoureux, ce dont votre emploi ne me garantit pas. »
L’avoué prit alors le bras de Grim pour l’éloigner des trois gardiens qui écoutaient leur conversation. Un peu plus loin dans le couloir, il lui parla sur le ton de la confidence.
« Avant votre combat, j’ai entendu quelques bribes de conversation chez des parieurs particulièrement bien informés. Il paraîtrait que votre employeur avait organisé ce combat en espérant que, forts de vos précédents succès, les joueurs misent sur vous. Vraisemblablement, il espérait cette fois-ci votre mort afin de récolter un maximum de gains. Je pense qu’il ne doit pas être très heureux de vous savoir en vie. »
Il avait prononcé ces derniers mots avec un léger sourire. Le nain quant à lui, fulminait. Si Rudolf avait décidé de la fin de son règne dans l’enceinte de la Mort Blanche, ses jours étaient effectivement comptés. Quel serait son prochain adversaire ? Un troll ?
Il répondit à l’avoué :
« Quand puis-je voir votre maîtresse ?
Dès demain matin, nous partons avant l’aube vers Kemperbad, une ville plus au sud d’ici, située à mi-chemin entre la capitale et Nuln. C’est là-bas que se déroulera le procès qui oppose la Gravin au baron voisin de ses terres. Venez à l’auberge de la Sauge Crochue, près du temple de Sigmar. »
Il réfléchit un instant, puis ajouta :

« Disons… à la cinquième heure après minuit. »


LE FOU


Confortablement installé sur une chaise rehaussée par deux coussins, Micky Willis le halfeling sirotait la dernière spécialité proposée à l’Ancienne Taverne, la bière Foudroyante. Il avait nonchalamment reposé ses pieds sur un tabouret. Comme ses deux compagnons se chamaillaient autour de la table à propos du seul sujet qui pouvait ternir ces derniers temps son éternelle bonne humeur, il reporta son attention vers le comptoir.
Erik l’aubergiste terminait une manche de krepo avec trois humains sévèrement éméchés et fort habitués des lieux, les célèbres Ludovik, Francis et Manolo. Dans le quartier Est d’Altdorf, les locaux prétendaient volontiers que ces trois gaillards, au demeurant très sympathiques, assuraient à eux seuls la moitié du chiffre d’affaires de l’établissement. La douzième tournée d’hydromels que leur servait le tenancier, après avoir perdu la partie de cartes, tendait effectivement à corroborer une telle rumeur. Mais Micky supposait que celle-ci était largement exagérée, puisque la plupart des gardes officiant dans le quartier venaient dépenser leur solde à l’Ancienne Taverne. Et quand on savait quelle phénoménale quantité de bières ils pouvaient avaler après leur journée de service…
Son ami, Dieter Hausierer, le tira malgré lui de ses pensées.
« Qu’en dis-tu Micky ? Tu es aussi d’accord pour concéder que nous avons besoin des talents de Wigmar. Chez les hommes-rats, nous nous serions jetés la tête la première dans leurs pièges qui infestaient les égouts s’il ne les avait pas détectés avant. »
Durak Ländser, leur compagnon nain, l’interrompit de sa forte voix aux intonations intimidantes.
« Je ne remets pas en cause son utilité. Je dis simplement que, soit ce gars est inconscient, soit il nous cache des choses. Quand il s’est jeté sans prévenir sur le sorcier skaven, j’ai bien cru que nous n’allions pas nous en sortir. Qui a dû se coltiner les squelettes ? Hein ? De plus, il ne s’agissait pas de la première fois. Il est champion pour nous fourrer dans les situations les plus dangereuses, sans se soucier des conséquences. »
Malgré sa taille inférieure à celle d’un enfant humain, et son visage candide, les conseils avisés du halfeling étaient souvent recherchés par ses compagnons d’aventures. Il se contraint à formuler un avis. Durak n’avait pas tort au sujet de leur intrusion chez les hommes-rats : seule la vaillance de leur ami leur avait permis de ne pas mourir entre les griffes des serviteurs morts-vivants que le sorcier skaven avait invoqués pour les détruire. Mais d’un autre côté, il appréciait l’humour et les extravagances du rouquin… jusqu’à une certaine limite.
« De toute manière, nous n’allons pas cracher sur la récompense du comte de Delberz pour avoir nettoyé sa ville des hommes-rats et de leur chef. Si Wigmar n’avait pas lancé l’assaut, alors nous n’aurions jamais gagné tout cet or. »
Le nain au nez enflé comme une pomme rétorqua :
« Que tu considères ses pulsions comme des actes de courage passe encore, mais je ne comprends pas comment tu peux tolérer ses mauvaises plaisanteries. Vous allez encore me répéter que je n’ai pas le sens de l’humour, mais quand il t’a poussé dans la fosse à purin, tu n’as pas trop apprécié la farce.
Oui, mais je crois qu’il a retenu la leçon… »
A cette réplique, Dieter et Durak éclatèrent de rire. Les larmes vinrent même couler sur les joues de l’humain, qui ajouta :
« C’était vraiment terrible ! Vous vous rappelez de la tête qu’il a faite quand il a regardé dans son froc ? Ah ! Ah ! Ah ! »
Sa barbe noire tremblotant sous ses soubresauts hilares, le nain surenchérit :
« Dommage que tu n’avais pas un tour de magie pour lui faire tomber son pantalon ! »
Nouveaux éclats de rire égrillards. Le halfeling entrechoqua de bon cœur sa chope avec celles de ses deux amis, avant de la terminer d’un seul trait. Reprenant son sérieux, Durak lui demanda :
« Mais tu n’as pas peur qu’il ne cherche à se venger ? Quand il nous a quittés, il avait toujours l’air sévèrement en rogne contre toi.
Je ne pense pas qu’il soit rancunier, et je compte lui retirer ma malédiction très bientôt. Non, Wigmar est un bon gars. Un peu mystérieux et imprévisible, mais je suis sûr qu’il a de l’affection pour nous. Il ne parle pas beaucoup de lui-même mais j’ai le sentiment que nous sommes sa seule famille. Quand nous nous retrouverons dans six jours ici même, je suis certain qu’il aura retenu la leçon et qu’il m’aura pardonné. »
***
Quelque temps après avoir quitté ses deux compères à l’Ancienne Taverne, Micky Willis se frayait un passage parmi les nombreux citadins qui encombraient les ruelles du quartier des Sept Péchés à cette heure de la journée. Avec la tombée de la nuit sur Altdorf, les commerçants allumaient des lampions multicolores qu’ils suspendaient à toutes les fenêtres. Certains les accrochaient même à des fils reliant les hautes maisons par leurs pignons respectifs, et ces décorations procuraient au quartier une ambiance festive, accentuée par l’éclairage chaleureux des nombreux réverbères. Toutes les personnes qui se pressaient dans ces rues étroites et tortueuses venaient dans cette partie de la capitale pour se divertir. Les Sept Péchés étaient réputés pour abriter la plus forte concentration d’établissements de détente dans tout l’Empire. Les estaminets, les auberges, les bains bouillants, les salles de jeux, les maisons de plaisir, les fumeries, les estrades musicales et les théâtres comiques s’agglutinaient sur le chemin du badaud, dont l’unique souci consistait à devoir choisir parmi cette abondance de tentations.
Le quartier avait été renommé récemment par un grand prêtre zélé de Sigmar, qui avait décrété que certains sentiments négatifs devaient être abhorrés par l’humanité. Micky ne se souvenait plus quels étaient exactement ces sept péchés, mais il avait été surpris d’apprendre que la gourmandise y était incluse. Dans sa région natale, le Moot, presque exclusivement peuplée de halfelings, tout le monde prisait la bonne chère et les boissons fortes. Il s’agissait bien d’un comportement typiquement humain que de refuser les plaisirs que la vie proposait ! Heureusement qu’ils ne ressemblaient pas tous à ce clerc fanatique, pensa-t-il. A ce sujet, il se doutait bien que ce diable de Wigmar devait se trouver non loin de là, à dépenser son or dans un quelconque bordel, tel qu’il le connaissait.
Le petit être se faufilait parmi une forêt de jambes. Comme il dépassait difficilement le mètre de hauteur, jouer des coudes dans la foule représentait un exercice très périlleux. Considéré par ses pairs comme un solide gaillard, il se faisait actuellement bousculer par de nombreux noctambules. Micky regrettait d’avoir choisi ce raccourci pour rendre visite à son ancien maître, le baron Tarkin, et il atteignit la somptueuse demeure de ce dernier une heure après la tombée de la nuit.
Après qu’il eut abandonné le rébarbatif apprentissage de la sorcellerie auprès du mage Zanfas à l’académie impériale, il s’était engagé comme domestique chez ce vieux noble, qui avait vendu ses terres et son château à la campagne pour s’installer dans la capitale. Grâce à son humour et à son charisme, il s’était attiré la profonde sympathie de son seigneur, pour qui il devint alors un ami plus qu’un serviteur. Au bout d’une année, le baron Tarkin s’était aperçu que son petit domestique ne tenait plus en place entre les murs de son manoir, et qu’il se lassait profondément de ses tâches quotidiennes. Dans un élan de générosité, il avait donc offert au halfeling une coquette somme d’argent afin qu’il puisse partir à l’aventure assouvir sa curiosité naturelle.
Micky avait apprécié le geste de son employeur à sa juste valeur. Voilà pourquoi il était revenu ce soir lui rendre une visite et était enchanté à l’idée de le revoir.
Il poussa la grille en fer forgé, puis s’avança sur l’allée étroite de gravillons. De chaque côté, les pelouses semblaient toujours aussi bien entretenues que dans son souvenir ; les parterres de cyclamens des montagnes, qu’il avait lui-même ensemencés avec l’aide de deux jardiniers, fleurissaient désormais en de magnifiques nuances rosées fort appréciables, même sous la faible clarté des étoiles et des lunes conjuguées.
Parvenu devant la porte d’entrée, il se dressa sur ses orteils pour atteindre le loquet en bronze et il en frappa un seul coup. Le domestique qui vint l’accueillir ouvrit des yeux ronds de surprise à la vue du halfeling, avant de se ressaisir et de l’introduire dans le vaste hall. Presque aucun détail n’avait changé depuis son départ : les mêmes tableaux accrochés aux boiseries, le même harnois antique dressé à côté de l’escalier tel un veilleur silencieux, les mêmes plantes grasses d’intérieur dans leurs pots en osier, tout ce décor familier lui inspirait un étrange sentiment nostalgique, teinté de déception. Même si rien n’avait été modifié depuis son départ, le manoir lui semblait désormais peu impressionnant. Il avait découvert maints nouveaux lieux, et maints nouveaux personnages au cours de ses récentes péripéties à travers l’Empire, et sans doute était-ce la raison pour laquelle la noble bâtisse paraissait moins majestueuse que dans son souvenir. Il ne ressemblait plus beaucoup au jeune halfeling inexpérimenté qui avait quitté son Moot natal pour découvrir les splendeurs du monde des hommes.
Hubert, le discret majordome, lui posa quelques questions polies sur ce qu’il était devenu après ses trois années d’absence, puis, après avoir accepté les réponses évasives du visiteur, entreprit de ranger son manteau et son sac de voyage dans une des chambres d’amis. Micky en profita pour se rendre aux cuisines, d’où s’échappaient d’agréables effluves annonciateurs d’un succulent dîner. Il régnait dans cet endroit une chaleur intense, alimentée par deux grands fours en activité quasi permanente. Le baron Tarkin partageait avec le halfeling une passion identique pour la gastronomie, et son amour de la bonne chère atteignait de telles proportions qu’il employait plusieurs cuisiniers, sommés de lui préparer à chaque repas un véritable festin.
En ce moment, quatre domestiques s’affairaient autour de poêlons débordant de légumes, de sauces mijotantes, ou de quartiers de viande rôtissant sur des broches, mais Micky fut légèrement désappointé de n’identifier que celui chargé de superviser le travail, les trois marmitons lui étant inconnus. Il s’approcha furtivement du cuisinier en chef et tira par-derrière sur le lacet de son tablier, qui glissa alors à ses pieds. L’humain jura grossièrement en se penchant pour le ramasser, et il aperçut à cet instant du coin de l’œil la petite présence dans son dos. Quand il se retourna vers le semi-homme, son expression stupéfaite disparut en un éclair pour laisser place à un éclat de rire tonitruant.
« Un revenant ! Ce garnement de Micky Willis qui vient reprendre du service ! Tu ne t’imagines pas comment je suis heureux de te revoir. »
Il souligna son accueil chaleureux en saisissant le nouvel arrivant sous les aisselles, et il le tint à la hauteur de son visage. L’autre en riant bourrait son estomac de coups de pieds, avant qu’il ne se décide à le reposer au sol.
« Moi aussi je suis content de te savoir toujours au service du baron, Darius. Il attend son dîner apparemment ?
Oui, mais sa seigneurie désire manger dans sa chambre ce soir. Je m’apprêtais à lui monter un plateau. Enfin… je pense que tu peux quand même le déranger ; il sera enchanté de la surprise. Il me parle toujours de toi, tu sais. Tu lui manques tellement qu’il regrette à présent de t’avoir laissé partir. »
Les paroles du responsable des cuisines l’emplirent d’aise. Contrairement à Hubert ou à certains autres serviteurs, Darius ne s’était jamais montré jaloux du favoritisme non dissimulé que lui avait témoigné le baron, et cette attitude honorable l’avait rapproché de cet homme simple et jovial.
Le halfeling s’approcha du plateau, maintenant chargé de plats fumants, destiné au vieux seigneur.
« Si tu n’y vois pas d’inconvénient, je vais monter son souper au baron. »
Avant que le cuisinier ne proteste, il ajouta :
« Ne t’inquiète pas Darius, je te promets de tout te raconter dans le moindre détail dès demain matin. Si bien sûr ton cher maître m’accorde l’hospitalité pour cette nuit… »
S’essuyant les mains sur son tablier qu’il venait de récupérer, l’humain s’esclaffa.
« Tu n’as pas changé, petit malin. A mon avis, tu vas devoir le supplier pour qu’il te laisse partir une seconde fois ! Fais attention à ne pas renverser le repas ou je te taille les oreilles en pointe ; tu ne crois pas que c’est un peu lourd pour toi ? »
Malgré ses dénégations de la tête, Micky tenait avec difficulté le plateau en bois contre sa poitrine, et il disparaissait presque derrière la vaisselle qui commençait déjà à bringuebaler. Suivi par quatre regards fort inquiets du sort réservé au fruit de leur dur travail, il quitta les cuisines pour s’engager sur l’escalier qui menait aux appartements personnels de Tarkin. Au premier palier, il appuya son fardeau contre la tapisserie murale afin de soulager ses bras qui l’élançaient douloureusement, et après une profonde inspiration, il reprit son ascension vers l’étage.
Quand il arriva finalement devant la chambre du baron, la porte s’ouvrit devant lui. Une silhouette chenue, à la longue chevelure blanche et filasse qui tombait sur des épaules décaties, se tenait dans l’embrasure, la main sur la poignée. Un large sourire, dévoilant une dentition espacée, illuminait sa figure plus sillonnée de rides que la pomme oubliée dans un coin du cellier.
« Ainsi Hubert ne m’a pas fait une mauvaise plaisanterie. Mon cher petit Micky vient enfin me donner de ses nouvelles. Oh ! Laisse-moi te prendre le dîner car tu as l’air de peiner légèrement. »
Le visage cramoisi, le halfeling remercia en silence le noble de le soulager de l’encombrant plateau chargé de victuailles. En entrant à sa suite dans l’opulente chambre à coucher, il feignit le mécontentement :
« Ce satané majordome m’a gâché le plaisir de vous réserver la surprise. Heureusement qu’il me reste un fond de poil à gratter pour pouvoir lui en glisser entre ses draps ce soir. »
Tarkin posa le repas sur une commode en répondant d’une voix pleine d’affection.
« Allons, n’en veux pas à Hubert. Il a crû bien faire en me prévenant de ton arrivée. A mon âge, les émotions fortes sont très déconseillées ; j’aurais pu défaillir de bonheur en te voyant surgir dans cette pièce, mon ami ! »
Visiblement gêné, Micky changea de sujet.
« Et si vous me racontiez tout ce qui s’est passé ici depuis mon départ ? Avez-vous réussi à faire payer les seigneurs qui vous devaient de l’argent ? Si je me souviens bien, c’était le gros problème qui vous tracassait à l’époque. »
Le vieil homme s’affala dans un fauteuil trop large pour sa frêle ossature.
« Certains ont remboursé leurs dettes, mais quelques-uns espèrent se faire oublier. Je vais devoir ressortir les accords de créances et les présenter au tribunal. Cela risque de leur coûter toutes leurs possessions mais ils l’auront bien cherché ces bandits ! Enfin… ne parlons pas de ça maintenant. Mon bouffon préféré m’a terriblement manqué ces derniers temps et je garde seulement le souvenir de ses nombreuses pitreries et de ses bons mots qui m’amusaient tant. Fais-moi donc rire comme autrefois Micky ! Fais rire un vieillard qui n’en a pas eu l’occasion depuis bien longtemps.
Je suis vraiment navré votre seigneurie, mais je ne suis plus le gentil domestique espiègle que vous avez connu. J’ai vécu des dizaines d’aventures, j’ai voyagé dans tout l’Empire et j’ai vu des choses merveilleuses, mais aussi certaines terrifiantes. Je ne pense plus avoir l’insouciance d’autrefois, et vous distraire me semble à présent une tâche insurmontable pour mon esprit épais. »
Comme par le passé, il employait un ironique langage châtié avec le baron, un jeu auquel se prêtait ce dernier de bonne grâce avec son serviteur préféré. Mais cette fois-ci, le ton léger ne parvint pas à atténuer la triste déception qui se lisait dans les yeux fatigués du châtelain.
« Allons, votre seigneurie. N’empruntez pas ce masque boudeur et rentrez sur le champ votre ire à mon égard. Je ne… Ah ! Mais qu’est-ce qui m’arrive ? »
Le halfeling s’était mis subitement à gigoter en tirant avec frénésie sur sa veste. Il poussait des petits cris d’angoisse en agitant comme un forcené son bras droit.
« Ah ! Au secours ! Ca me chatouille !
Micky ! Calme-toi ! Que se passe-t-il ? »
Tarkin s’était relevé et il s’approcha avec inquiétude.
« Mon bras, il y a quelque chose ! »
Le semi-homme secouait maintenant sa manche. Soudain, une souris blanche en tomba et fila à toute allure se réfugier sous le lit à baldaquin. Après avoir reculé d’un pas sous l’effet de la surprise, le baron s’esclaffa joyeusement en se tenant le ventre. Micky mima une incrédulité exagérée, bouche bée et ses yeux bleu clair écarquillés.
« Mais que faisait donc cette bestiole dans mes vêtements ? Votre seigneurie, si vous permettez mon audace, vous devriez réprimander vos domestiques pour leur paresse, puisque le ménage n’a apparemment pas été fait dans votre chambre. J’ai l’impression que depuis mon départ, l’entretien du manoir va à vau-l’eau ! »
Riant de plus belle, le vieil homme essuyait les larmes qui perlaient à ses paupières.
« Je ne me lasserai jamais de ce tour. La dernière fois, je me souviens que tu avais fait apparaître une petite couleuvre, mais ce n’était pas vraiment ce que tu avais prévu… Refais-le encore une fois pour voir si tu es capable d’ajouter un poisson à mon menu ! »
Mais l’ancien apprenti-magicien était incapable d’invoquer deux sortilèges de suite, même des tours mineurs comme celui qu’il venait de lancer. Il n’avait pas eu la patience de parfaire sa formation auprès du rigoureux Maître Zanfas et il ne réussissait à exprimer ses faibles pouvoirs magiques que de manière épisodique. Comme il aimait préserver auprès de son entourage son image de puissant thaumaturge, il esquiva la proposition.
« Voyons cher baron, il ne faut pas abuser des bonnes choses. Hormis pour la nourriture et la boisson ! Justement, j’aperçois l’ombre d’une prometteuse flasque de cognac sur cette commode. Je vous en propose une lampée avant d’entamer votre dîner, car, comme le disait un de mes anciens amis qui a été malencontreusement changé en vampire, mais qui n’en mène pas moins une existence pleine de divertissements, boire un petit cou c’est agréable… »
Le rire du seigneur s’amplifia, et Micky nota avec une pointe d’inquiétude que celui-ci s’apparentait de plus en plus au chevrotement éraillé d’un vieux bouc malade. Il lui tendit un petit verre rempli du liquide ambré que Tarkin ingurgita d’un trait après s’être finalement calmé.
« Ah, Micky. Je vais peut-être te ferrer un boulet aux chevilles pour que tu ne repartes pas une seconde fois de mon manoir.
Je sais, Darius m’a prévenu. »
Le halfeling se tourna vers les plats qui n’avaient pas encore refroidi et les examina d’un œil connaisseur.
« Au fait, ça m’a l’air rudement bon ce qu’il vous a mijoté.
J’entends ton estomac gargouiller d’ici. Prends ce que tu veux Micky. Je ne me trouve guère d’appétit ce soir ; sans doute suis-je trop énervé par ton retour.
Je ne me permettrai pas de voler la pitance de mon seigneur… J’irai aux cuisines tout à l’heure fouiller dans vos réserves si vous me le permettez. Par contre, je veux bien toucher de ce ragoût parfumé à l’estragon. »
Il saisit une cuiller en métal et goûta un peu de la sauce au vin, dans laquelle baignaient les morceaux de viande. Son expression se figea aussitôt. A la grande surprise de son hôte, il recracha la sauce dans le plat puis avala à même le cruchon une longue gorgée d’eau, se gargarisa bruyamment, puis cracha à nouveau, mais cette fois-ci dans le pichet. Le halfeling était persuadé que son palais sensible avait détecté le goût, pourtant très discret, de racines de lotus noir pilées. A forte dose, cette plante était mortellement vénéneuse, et à faible dose, elle procurait une sensation intense et éphémère d’énergie, qu’un cœur fatigué comme celui du baron Tarkin ne pouvait supporter.
Il sortit discrètement de sous sa chemise une amulette en cuivre suspendue à une chaîne dorée. Le bijou était rond et lisse, sans gravure ni ornementation particulière. Il se pencha au-dessus du plateau de telle sorte que le pendentif entre presque en contact avec les aliments. La surface de l’amulette se para alors de reflets surnaturels, qui se densifièrent progressivement jusqu’à ce que sa couleur cuivrée ait entièrement laissé place à une teinte verte disgracieuse, proche de l’aspect que peut présenter le bronze terni.
Toujours en tournant le dos au vieillard qui lui demandait des explications, il dissimula l’amulette sous sa chemise, à sa place habituelle, puis parla d’une voix presque lugubre, qui contrastait avec son joyeux badinage des minutes précédentes.
« On cherche à vous empoisonner, seigneur.
Que racontes-tu ? Ce n’est pas possible ! »
Mais en répondant cela, le baron s’affala dans son fauteuil en se massant le front, comme pour chasser une terrible et subite migraine.
« Il n’est pas très difficile de deviner que l’un de vos mauvais payeurs a décidé de s’attaquer à son créancier, avant que l’inverse ne se produise. Dans mon souvenir, certains des nobliaux concernés, que j’avais déjà aperçus au manoir, me paraissaient assez retors pour vouloir accomplir un tel forfait.
Mais, comment…
J’ai remarqué aux cuisines que les trois marmitons ont été embauchés après mon départ. Nul doute que l’un d’eux a reçu de l’argent pour verser dans vos aliments le poison à l’insu de Darius, que nous pouvons d’ailleurs tout de suite exclure de la manigance, tant il vous porte de l’affection.
Tu t’es peut-être trompé ? Ou alors, c’est encore une de tes farces…
Je ne plaisante pas avec la mort, baron. J’ai reconnu le goût du lotus noir dans le ragoût. »
Le visage osseux du vieil homme n’exprimait plus qu’un profond désespoir.
« Que puis-je faire Micky, face à des assassins ? Je n’ai pas d’autre solution que de renoncer à récupérer l’argent que j’ai prêté à cette bande de faux frères. Je suis peut-être âgé, mais je ne veux pas mourir maintenant… »
Un lourd silence suivit ses dernières paroles, tandis que les deux amis ruminaient le sort tragique auquel venait d’échapper le plus âgé. Enfin, le halfeling intervint :
« Il ne faut pas céder, mon seigneur. Je vous promets que nous allons chercher le coupable, et le démasquer. J’ai plusieurs idées derrière la tête pour cela, et peut-être devrions-nous commencer par cuisiner les cuisiniers ? »
Tarkin se permit un faible sourire indulgent face à la plaisanterie légère de son ancien serviteur, mais sa sincère détermination eut l’effet d’une couche de baume sur son âme meurtrie.
***
Pendant les jours qui suivirent, Micky séjourna chez le baron et passa en revue tous les repas qui lui étaient préparés. Afin que le serpent ne quitte pas prématurément le nid, il avait enjoint au seigneur de ne pas divulguer leur découverte à Darius, ni aux autres cuisiniers. Ainsi, le traître aurait peut-être l’intention de réitérer ses tentatives d’empoisonnement et ils auraient alors de nouvelles chances de le démasquer.
Par cinq fois en effet, il détecta une substance toxique dans les aliments, du lotus noir à nouveau, puis des oreilles de corrillon, une plante arborescente aux effets encore plus virulents que ceux de la poudre précédente.
Tarkin avait tenté de convaincre son ami de ne pas prendre autant de risques pour sa sauvegarde. Selon lui, ce plan n’était que folie et son ancien serviteur jouait avec la mort en ingérant ainsi la nourriture corrompue qui lui était destinée. Mais le malicieux halfeling affirmait avec solennité qu’il était de son devoir d’éviter à son seigneur un destin funeste, même au péril de sa propre existence.
Il prenait cependant bien soin de ne pas divulguer l’existence de son amulette en cuivre. Ce bijou lui avait été offert par son grand-oncle préféré au jour de sa majorité. Il s’agissait d’un immense cadeau puisqu’il avait été béni par trois prêtres halfelings appartenant aux trois obédiences principales de ce peuple : Esméralda la déesse du foyer et des fourneaux, Tartelance le patron des voyageurs appelé aussi Le Pèlerin, et Yondalla la protectrice. Lorsqu’une telle amulette se trouvait à proximité de mets ou d’une boisson empoisonnée, son métal adoptait une teinte verdâtre aisément reconnaissable. Dans les pays du Vieux Monde, les halfelings étaient souvent employés dans les cuisines en raison de leurs importantes connaissances culinaires, et avant de partir chez les dangereux humains, certains se voyaient remettre cet objet enchanté. Micky n’encourait donc aucun risque à filtrer les repas de son seigneur, mais il n’avait pas l’intention de se priver des commentaires élogieux et pétris de reconnaissance de ce dernier en dévoilant son infaillible méthode de contrôle.
Chaque midi et chaque soir, il attendait que les trois marmitons soient affairés à leurs tâches respectives pour passer au peigne fin leur chambre commune. Ses fouilles minutieuses répétées ne lui apportèrent aucun indice, jusqu’au cinquième soir.
Comme lors de ses précédentes visites, il retournait les poches de leurs manteaux bon marché quand un papier plusieurs fois plié tomba à ses pieds. Gagné par l’excitation, il défroissa le parchemin de mauvaise qualité sur lequel était écrit un court message, mais dont la lecture lui glaça le sang dans ses veines :

« Abandonne le poison. Un Emissaire de Khaine a été contacté et il commencera à surveiller le manoir dès ce soir. Il s’occupera du halfeling quand celui-ci sortira, puis il éliminera le vieux. »

Aucune signature évidemment.
Un frisson lui parcourut l’échine mais il s’efforça de mettre de l’ordre dans le tumulte de ses pensées. Ce que lui apprenait cette missive le consternait. Le vil seigneur qui désirait la disparition prématurée de Tarkin avait loué les services de la plus dangereuse secte connue, la guilde officieuse des assassins dévoués à Khaine, le dieu du meurtre. Ces Emissaires vendaient leurs sinistres talents pour de modiques sommes car leur religion fanatique les incitait à adorer les cris et les larmes de leurs victimes, et ôter une vie représentait à leurs yeux plus un plaisir qu’un devoir. Cependant, l’Empereur avait promulgué un décret qui condamnait à mort, sans rémission possible, ceux ayant fait appel à un membre de cette secte. Aussi, Micky avait-il du mal à appréhender tout ce qu’impliquaient ces quelques mots.
Repoussant l’angoisse qui menaçait de le faire céder à la panique, il examina le vêtement d’où la lettre avait glissé. Ce manteau classique, agrémenté d’un liseré vert au bout des manches, appartenait à Hanz, le moins jeune des marmitons.
Les gens de sa condition ne pouvant généralement pas apprendre la lecture, le halfeling en déduisit que son véritable maître lui avait ordonné de se faire embaucher par le baron, afin qu’il puisse accomplir son forfait par la suite. Les tentatives d’assassinat étaient visiblement préméditées selon un plan ourdi depuis un certain temps.
Il était tenaillé par l’envie immédiate de trouver le vieux noble pour lui faire part de sa découverte mais les circonstances lui imposaient une certaine réflexion. Il se savait de nature impulsive, aussi s’efforça-t-il d’analyser sa découverte sous tous les angles possibles. Il pouvait dénoncer Hanz et le faire capturer. Mais comme cet homme semblait être tout, sauf un simple domestique, lui et Tarkin n’avaient pas l’assurance de lui faire avouer facilement pour lequel des seigneurs endettés il travaillait. Il repensa à l’assassin qui l’attendait au-dehors. Même s’ils neutralisaient le marmiton félon et ses poisons, l’Emissaire de Khaine se chargerait tôt ou tard de mettre un terme à leurs existences. Il devait agir, et une idée commença à germer dans son esprit. Elle était folle, mais réalisable, à condition bien sûr que son ancien maître lui donne son accord et son aide.
Même si le semi-homme rangea le message dans sa poche d’une main tremblante, sa décision était prise. Les membres de sa race n’étaient pas réputés pour leur courage, mais dans les rares moments où ils se décidaient à prendre des risques, leur volonté pouvait se montrer aussi inflexible que celle d’un nain.
***
Deux heures plus tard, Micky se trouvait devant la porte principale du manoir, la main sur la poignée ouvragée. Comme chaque soir, alors que les lunes avaient déjà bien entamé leur course éternelle dans l’obscure voûte céleste, il s’apprêtait à rejoindre sa taverne préférée du haut quartier d’Altdorf. Il aimait y boire quelques verres en plaisantant avec son propriétaire, une vieille connaissance de l’époque où il travaillait chez le baron.
Pour une fois, il se serait volontiers passé des quelques bières brunes qui l’aidaient à s’endormir plus rapidement. Mais il n’était plus question de reculer. Les mots revenaient inlassablement : « il s’occupera du halfeling quand celui-ci sortira… ». La peur s’était posée sur lui et ne le quittait plus, telle une cape glacée qu’on lui aurait endossée de force.
A l’extérieur, dans la rue, un homme l’attendait pour le tuer, et il allait à sa rencontre.
Avant que l’angoisse ne le fasse renoncer à son projet, il prit une inspiration puis ouvrit la grande porte.
Une petite silhouette s’engagea dans l’allée du manoir d’un pas rapide, minuscule tache en mouvement qui traversait le jardin comme un fantôme en errance.
Au même moment, une ombre discrète se détacha parmi les arbres majestueux qui bordaient l’enceinte de la propriété.
Micky Willis ralentit l’allure après avoir franchi les grilles, lorsqu’il se retrouva dans la rue principale. Malgré ses craintes, il ne devait pas éveiller la suspicion chez le meurtrier professionnel en témoignant d’un inhabituel empressement pour se rendre à l’estaminet.
Il mourrait d’envie de se mettre à courir. Son cœur battait la chamade tandis qu’il marchait en se rapprochant instinctivement de la lumière rassurante émise par les trop rares lampadaires.
Quand il vit une troupe de jeunes gens égrillards qui titubaient devant lui, il s’en approcha et tenta de rester à leur hauteur. A tout moment, il s’attendait à ressentir la morsure d’une dague dans son dos ou à entendre une flèche siffler dans sa direction. Serrant les dents, il tenta de ne pas y penser. Surtout, ne pas regarder derrière, ne pas se retourner. Continuer d’avancer de la façon la plus naturelle possible, en ignorant cette sourde angoisse qui le poussait à imaginer le pire. A présent, il avait la certitude d’être suivi, comme si le regard du tueur était capable de hérisser à distance les poils sur sa nuque.
Il s’approchait du cœur du haut quartier, et le nombre de passants croisés augmenta en conséquence. Ces présences ne le rassuraient pas outre mesure car n’importe lequel de ces visages inconnus pouvait dissimuler l’âme impitoyable de l’Emissaire de Khaine.
Il bifurqua dans un passage plus étroit. Soudain, une forme sortit de l’ombre d’une porte cochère en proférant une menace terrifiante. Le cœur de Micky bondit dans sa poitrine et il manqua s’évanouir sous l’effet de la surprise.
« Une petite pistole, gentil seigneur ! Ce n’est pas grand-chose pour vous, mais c’est le début d’un vrai repas pour le pauvre Klaus… »
Un mendiant ! Ne pas montrer de surprise excessive. Poursuivre son chemin comme si de rien n’était.
Ignorant le loqueteux qui gémissait ainsi près de lui, il accéléra l’allure. Au moins avait-il dans ce cas l’excuse de vouloir fuir au plus vite cette aumône embarrassante. Son empressement pouvait alors sembler normal pour son éventuel poursuivant ; c’était du moins ce qu’il espérait.
Il parvint enfin à La Gousse d’Ail. Sans le vouloir, il laissa échapper un profond soupir de soulagement, puis poussa sans hésitation la porte de l’établissement.
Une plaisante chaleur l’accueillit à son entrée. L’immense cheminée avait été mise à contribution et les flammes crépitantes dégageaient dans toute la salle de bar une agréable odeur de bois vert.
Micky jaugea en un instant les occupants actuels des lieux : une jeune femme assise sur un tabouret au comptoir, un couple à peine sorti de l’adolescence qui dînait en tête-à-tête dans un coin, et derrière le bar, « Caboche », le patron. Il connaissait très bien ce dernier, hormis par son véritable nom, qui avait été oublié par toute une génération de clients se plaisant depuis des lustres à le désigner par cet inexplicable sobriquet. Caboche le salua brièvement d’un signe de la tête tandis qu’il essuyait avec entrain une batterie de pichets juste nettoyés.
Contrairement à son habitude, Micky ne choisit pas un des hauts tabourets situés près du comptoir, préférant s’installer dans un des coins de la salle. Même si la moins bonne luminosité à cet endroit n’était pas de nature à le rassurer, il y bénéficiait d’un bon angle de vision, qui englobait l’ensemble de la taverne et surtout, la porte d’entrée.
Sans prononcer un seul mot, Caboche s’approcha pour lui tendre un épais coussin de laine. Le halfeling le remercia de sa voix fluette puis cala le confortable support sous ses fesses. Le tenancier revint quelques instants plus tard pour déposer une chope de bière en face de lui, mais l’amer breuvage mousseux ne parvint pas à le réconforter. Il devait de toute manière garder ses sens en alerte ; la mort le guettait et elle profiterait du moindre instant de relâchement pour s’emparer de lui. Où vont les halfelings lorsqu’ils connaissent le trépas ? Il n’en savait rien. Sa race insouciante attachait surtout de l’importance à la vie et à ses joies, rarement à ses peines. Comme ils menaient généralement une existence paisible, éloignée des vicissitudes du monde extérieur, et qu’ils bénéficiaient d’une constitution certaine les protégeant des maladies les plus communes, les semi-hommes terminaient leurs existences au bout d’un grand nombre d’années, et ces rares événements ne donnaient jamais lieu à des effusions de tristesse. Leur panthéon ne mentionnait aucune divinité chargée de protéger les défunts. S’il devait connaître ce soir une fin prématurée, son âme serait-elle reçue par Morr, le gardien du sommeil éternel que vénéraient avec crainte les humains ?
Micky but une longue gorgée pour chasser de son esprit ces pensées morbides. S’il démasquait l’assassin avant que celui-ci ne le repère, il sortirait vivant de cette soirée. Aussi porta-t-il son attention sur les occupants de la pièce.
La femme au bar était revêtue d’une armure de cuir qui moulait sa silhouette athlétique, mais l’épée qui pendait à sa ceinture semblait suffisante pour repousser les avances d’éventuels clients entreprenants. Vu de profil, son beau visage était figé en un masque d’austérité encore plus décourageant que la présence de son arme blanche. Elle lui avait juste jeté un regard en biais quand il s’était assis à sa table ; à présent elle avalait un deuxième verre de liqueur sans laisser transparaître un quelconque signe d’ébriété. Rien dans son attitude ne laissait présager une appartenance à la secte de Khaine, ni dans son armement trop ostentatoire. Néanmoins, il décida de garder un œil sur elle, même s’il lui paraissait plutôt improbable que le meurtrier l’ait devancé à La Gousse d’Ail.
Le couple avait terminé son repas. Le jeune homme serrait au-dessus de la table les mains jointes de son amie en lui parlant à voix basse. Le halfeling n’entendait pas le contenu de ses paroles mais il devinait à la mine radieuse de la fille que celles-ci devaient évoquer une déclaration en mariage, ou tout simplement un compliment amoureux. N’ayant lui-même pas encore succombé au charme d’une de ses congénères, cet échange sentimental ne le concernait pas vraiment, mais il avait la quasi certitude qu’il n’avait rien à craindre de ces deux humains. Bien sûr, les suppôts de Khaine étaient réputés pour leur efficacité et leur inventivité quand il s’agissait de voler une vie bien protégée. Le cousin de l’Empereur en personne, ancien archiduc de la province du Stirland, avait été tué l’été dernier en plein jour, en présence de tous ses gardes du corps et d’une pléthore d’invités de marque, et ce tour de force avait été réalisé par l’un de ces dangereux adeptes. A la pensée qu’un démon de la sorte allait pénétrer dans la taverne pour l’occire, Micky trembla nerveusement.
A ce même instant, un homme ouvrit la porte avec vigueur, puis la claqua derrière lui. De haute taille, il ôta son lourd manteau de voyage capuchonné pour le suspendre à une patère près de l’âtre flamboyant. Ses longs cheveux bruns encadraient un visage mal rasé, et ses yeux inquisiteurs dévisageaient chaque occupant de la taverne de manière inquiétante. Puis, il s’approcha du comptoir pour commander une bouteille de vin et s’assit sur une chaise proche, presque au milieu de la pièce. Micky, qui le surveillait avec attention, remarqua la poussière dont étaient imprégnées ses bottes. Cet homme avait visiblement parcouru un long chemin sur les routes de campagne avant d’arriver ici, à moins qu’il ne s’agisse d’un de ces stratagèmes dont usent les assassins professionnels, maîtres incontestés du déguisement…
La présence de ce nouvel arrivant à quelques pas de lui le mettait mal à l’aise, mais comme celui-ci se contentait désormais de boire sa commande en grignotant une ration sortie de son havresac, le halfeling commença à se détendre légèrement. En temps normal, Caboche n’aurait pas accepté que l’un de ses clients déballe ses propres provisions dans son établissement, mais il ne fit aucune remarque. Sans doute l’inquiétude. Malgré les consignes reçues, le tenancier avait des difficultés à se comporter comme si la soirée n’allait réserver aucune surprise.
Micky se souvenait encore du jour où le baron avait reçu dans son manoir les seigneurs ruinés. Ils étaient six. Chacun d’eux possédait un petit domaine situé non loin de la baronnie de Tarkin, dans la campagne proche de Delberz, à une trentaine de kilomètres à l’est de la capitale. Une mystérieuse organisation de hors-la-loi, appelée Les Flèches Noires, avait successivement pillé leurs terres et leurs gens, décimant à chaque fois les faibles garnisons qui les protégeaient. Les nobliaux victimes de ces brigandages se réunirent alors, et convinrent de demander de l’aide à leur ancien voisin, le baron, qui venait de tirer profit de la vente de son propre domaine pour vivre à Altdorf. Par sollicitude, il consentit à leur prêter à chacun une importante somme d’argent, qu’ils devaient néanmoins lui rembourser un an plus tard, jour pour jour. Deux d’entre eux respectèrent cet engagement, mais les quatre autres avançaient depuis des excuses fallacieuses pour expliquer leur impuissance à payer leur créancier, quand ils n’ignoraient pas purement et simplement les mises en garde du baron.
Des voix éclatèrent au-dehors, prémices annonciatrices d’une tempête qui allait rompre l’atmosphère presque feutrée de l’endroit. Un groupe d’hommes riant aux éclats, et braillant des chansons paillardes, investit avec fracas l’auberge. Au nombre de cinq, Micky reconnut en eux le groupe de fêtards qu’il avait dépassé dans la rue quelques minutes plus tôt. Le tavernier protesta contre ce grabuge si bien que les perturbateurs se résignèrent à se calmer un peu afin d’obtenir la permission de s’asseoir autour d’une table, qui touchait presque celle où roucoulaient les deux tourtereaux visiblement consternés par la présence de ces indésirables voisins.
Les fêtards venaient seulement de passer leur commande de boissons quand un autre client apparut. Le halfeling reconnut à sa haute silhouette élancée, ses yeux en amande et ses oreilles pointues si caractéristiques, un membre du peuple elfe. Quoique, ses traits n’étaient pas aussi merveilleusement gracieux que ceux de ses semblables… Peut-être que l’un de ses parents était humain. Si Micky ne pouvait définir avec certitude s’il s’agissait d’un elfe ou d’un demi-elfe, au moins lui était-il aisé de reconnaître sa profession ; les vêtements de voyage gaiement bariolés et surtout, le luth à long manche attaché en travers du dos, indiquaient qu’un ménestrel ambulant cherchait à se reposer, et sans doute à effectuer une représentation, à la Gousse d’Ail.
Le musicien fronça légèrement ses sourcils quand il aperçut les bruyants noceurs attablés au centre de la salle. Il dut se sentir observé car il porta son regard sur le semi-homme qui détourna instinctivement les yeux. Sa présence solitaire devait sans doute paraître incongrue, pensa-t-il. Un petit être aux cheveux jaune paille et au visage poupin, juché sur un coussin devant une chope de bière presque aussi large que sa tête, dans une taverne exclusivement fréquentée par des humains (et maintenant un elfe), le spectacle devait effectivement intriguer certains et ce constat l’inquiéta. La peur qui le dévorait depuis qu’il avait quitté le manoir l’incitait toujours à fuir à toutes jambes l’auberge, mais il ne souhaitait pas non plus que l’assassin renonce à sa tâche ce soir. Sinon, tout son plan échouait et Tarkin allait mourir tôt ou tard.
Non. Les tueurs de Khaine étaient réputés pour leur sordide loyauté et ils accomplissaient toujours les missions qu’ils avaient acceptées, avec succès dans la très large majorité des cas. Il allait venir. Peut-être se trouvait-il déjà près de lui, dans la pièce.
Avec anxiété, il examina à nouveau tous les clients présents. Le ménestrel avait posé son instrument devant le comptoir, mais du côté opposé à Micky. Il s’était assis sur un des hauts tabourets et avait entrepris de régler les cordes du luth à l’aide d’un minuscule objet pointu. Caboche lui avait posé sur le bar une jolie coupe argentée, une de celles dans lesquelles il servait son plus savoureux hydromel.
Tout près de lui, l’aventurière continuait à ruminer ses pensées, en arborant une expression aussi sombre que sa courte chevelure foisonnant d’épis rebelles. A moins que ce ne fût qu’un stratagème pour dissimuler ses véritables intentions, elle devait endurer de terribles tourments intérieurs pour rester ainsi seule au comptoir, presque immobile, se contentant de porter son verre à ses lèvres tout en fixant un point invisible devant elle.
Les cinq compères vidaient consciencieusement des bouteilles de vin sucré. Ils plaisantaient entre eux en tentant de ne pas trop élever la voix, mais les fréquents éclats de rire qui jaillissaient de façon régulière leur valaient des regards courroucés de la part de Caboche. Ils avaient enfin remarqué la présence féminine assise au comptoir et ceux qui lui tournaient le dos remuaient sur leur chaise de manière peu discrète pour lui jeter des coups d’œil intéressés, encouragés en cela par les remarques paillardes de ceux qui se trouvaient mieux placés.
Soudain, le voyageur aux bottes poussiéreuses se leva de table. Le cœur de Micky s’emballa furieusement car il s’approchait de lui sans prévenir. Quand l’homme porta la main à son côté, il s’apprêta à jaillir de son siège tout en lui lançant son coussin au visage, espérant ainsi dévier l’attaque de l’assassin. La peur le fit hésiter une fraction de seconde, dont l’humain à la barbe naissante profita pour sortir de sa poche une bourse en cuir. Il passa en ignorant le halfeling abasourdi, puis posa un coude sur le bar en hélant le tavernier :
« Je prendrai un cognac, si vous en avez. »
Comme Caboche acquiesçait, il ajouta :
« Un grand verre. »
Puis il attendit sa commande pour sortir une couronne d’or de sa bourse, et il revint à sa table le godet en main, après avoir récupéré la monnaie.
Micky tentait de réfréner son émotion. Il se demandait si les clients présents palpaient eux aussi la tension qui imprégnait l’atmosphère de la pièce. La sueur dégoulinait dans son dos et il s’éventa en tirant nerveusement sur le col de sa chemise.
Des chaises raclèrent le sol quand le très jeune couple d’amoureux se leva à son tour. Le garçon, visiblement dégoûté par le comportement vulgaire du groupe masculin, passa un bras protecteur sous celui de sa compagne pour l’entraîner hors de l’auberge. Mais ils manquèrent de se cogner sur deux soldats qui entraient au même instant par la porte. L’un d’eux maugréa une vague excuse, du moins, c’est ce que crut entendre le semi-homme assis dans le coin opposé, et ils s’écartèrent pour les laisser filer à l’extérieur, où la douceur de cette nuit d’été les consolerait peut-être de leur dîner mal achevé.
Les deux humains intriguèrent le halfeling. Ils étaient vêtus et équipés comme des miliciens ou des gardes, mais l’insigne de la cité n’apparaissait pas sur leurs chemises de mailles. Nul blason non plus qui aurait permis de déterminer leur armée d’attache, ou l’identité de leur seigneur. Des haches d’armes pendaient à leurs ceinturons et de curieux boucliers aux côtés concaves étaient sanglés en bandoulière à leurs épaules. Il pouvait s’agir de libres spadassins, qui louaient leurs épées au plus offrant, car même les mercenaires s’organisaient en corps militaires clairement identifiables. Ou alors…
Ils s’installèrent à la première table sur leur gauche, dans le coin près de l’entrée. Une fois assis, ils examinèrent leur environnement de leur emplacement privilégié, puis se mirent à parler à mots couverts. Leur conversation prenait des allures de mauvaise conspiration, mais elle parvenait néanmoins à inquiéter Micky Willis qui focalisa toute son attention sur leur étrange manège.
Comme leur comportement ne varia pas après quelques minutes, il reprit sa surveillance anxieuse du reste de la clientèle.
Pourquoi le tueur ne se manifestait-il pas ? Aurait-il vraiment renoncé ? Dans ce cas, il essaierait d’attenter à la vie du baron dès ce soir… Le halfeling regrettait presque son stratagème, bien trop aléatoire pour réussir à coup sûr. Il hésitait désormais à retourner au manoir, même s’il savait qu’il ne serait d’aucune utilité pour protéger son ancien maître contre un Emissaire de Khaine. A présent tenaillé par cette nouvelle inquiétude, il se promit d’attendre encore un moment avant de quitter les lieux.
Un des cinq turbulents gaillards quitta ses amis pour s’approcher du comptoir, un sourire niais sur les lèvres. Enhardi par le vin, il se plaça à côté de la brune à l’épée, et voulut entamer avec elle la discussion. Derrière lui, ses acolytes gloussaient bêtement en observant ses vains efforts pour dérider cette austère inconnue. Cette dernière ne broncha même pas. D’où il se trouvait, le petit humanoïde ne parvenait pas à voir si elle avait daigné accorder un regard à celui qui poursuivait sa cour impromptue.
Quelle chaleur dans cette pièce ! La cheminée consumait chaque fagot avec une voracité infernale, et cette fournaise asséchait son gosier qui avait depuis longtemps oublié le passage de la première bière. Micky maudit en silence Caboche d’allumer son âtre été comme hiver. Il voulut le héler pour réclamer une seconde chope mais le patron de La Gousse d’Ail s’affairait à l’autre bout du bar en chêne, presque en face du ménestrel qui était toujours plongé dans les pincements méthodiques de son luth. La sonorité de son instrument ne le satisfaisait apparemment toujours pas.
Quelque chose empêchait le halfeling de hausser la voix pour l’appeler ; sans doute cet éternel nœud qui lui bouchonnait l’estomac. Incapable de rester à sa place en attendant que l’aubergiste revienne près de lui, il sauta de sa chaise pour avancer prudemment au comptoir. Le sommet de son crâne ne dépassait même pas les hauts trépieds alignés. Au-dessus de lui, le séducteur aviné poursuivait inlassablement de son babillage la belle aventurière au visage figé. Il voulut les contourner tous les deux, mais au moment où il frôla le tabouret de la femme, celle-ci bondit subitement sur son indésirable courtisan en poussant un cri de colère. L’humain chuta lourdement au sol tandis qu’elle tirait sa lame du fourreau. Elle remarqua alors l’insignifiant semi-homme, dont elle avait menacé d’écraser les pieds, et se méprenant sur ses intentions, elle fit mine de le repousser par un moulinet de son arme.
La terreur envahit Micky. Jamais il n’aurait cru qu’un assassin se cachait derrière cette femme en apparence si triste, mais les pupilles noires qui le foudroyaient et la pointe étincelante de son épée ne pouvaient le méprendre sur ses véritables intentions. Il recula maladroitement d’un pas et alors, une voix rassurante surgit dans son dos, pendant que des doigts agrippés à sa veste l’éloignaient doucement de la fureur de la jeune femme.
« Allons petit, ne va pas énerver la dame ou tu risques de perdre encore une vingtaine de centimètres. »
La combattante se tourna vers le véritable objet de son courroux, qui rejoignait piteusement ses compagnons sous une salve de moqueries.
Quand le musicien avait parlé, l’esprit vif du halfeling avait perçu les intonations graves de sa voix, et en avait aussitôt conclu qu’il n’était qu’à demi-elfique. Il se retourna pour le remercier de son geste amical. Le visage souriant, le ménestrel n’avait pas lâché la manche de sa veste. Les doigts de son autre main pinçaient toujours le curieux objet avec lequel il testait les cordes du luth. Il vit qu’il s’agissait d’un minuscule triangle métallique, sur lequel luisait un peu de substance gluante et incolore. En un éclair, il comprit. Les oreilles en pointe postiches, le fond de teint pâle…
Il balança son pied dans le genou de l’homme déguisé en elfe, qui, sous la douleur, rata de peu le bras du halfeling avec son triangle. Micky se dégagea tel une anguille de son emprise, mais en voulant s’éloigner du tueur, il glissa sur une lanière de couenne oubliée et tomba face contre terre.
Ce fut la rapidité de Caboche qui lui sauva la vie.
Le tavernier avait aussitôt compris que l’Emissaire de Khaine venait d’être démasqué et il hurla le signal convenu. Des hommes armés surgirent par la porte de derrière qui donnait sur les cuisines.
Devinant qu’il venait d’être attiré dans un guet-apens, l’assassin sauta d’un bond prodigieux sur la table des cinq noceurs stupéfaits, puis il fonça vers la sortie de l’auberge. Il ouvrit la porte à la volée, mais un colosse, resté à l’extérieur en couverture, en profita pour le charger tête la première. L’imposteur pris au dépourvu ne put qu’accuser le choc en roulant à terre avec son assaillant, avant de disparaître sous une mêlée confuse de corps.
Micky se releva en reprenant son souffle. Il put constater avec satisfaction que le faux ménestrel avait été assommé et ficelé par les hommes de Caboche. Ce dernier s’approcha de lui en ignorant les questions de sa clientèle confuse.
« Ca va Micky ? Il ne t’a pas blessé ?
Je n’ai pas une égratignure. Heureusement d’ailleurs, car il y avait du poison sur sa lame.
Du poison !
De l’humanicide, il m’a semblé.
Tu y as vraiment échappé belle ! Je savais que ton plan, c’était de la folie. Tu as vraiment eu une chance inouïe qu’il ne t’ait pas touché.

Bof… après tout, ça n’aurait été que mon sixième empoisonnement de la semaine… »


LE BATELEUR


Au moins, cette fois-ci, la corde était bien raide. Jean-Louis avait pris soin de la tendre du mieux qu’il avait pu, et sa progression ne serait pas affectée par un relâchement imprévu de son fil. La dernière fois qu’il avait confié au cadet de la troupe, le petit Serfan, la tâche de lier la corde aux poteaux, le gamin avait négligé son travail. En conséquence, le funambule s’était tardivement aperçu de la faiblesse de son support et il n’avait échappé à une chute fracassante qu’en se rattrapant de justesse à la corde avec les mains. Il n’avait même pas pu infliger au fautif la correction qu’il méritait car on ne frappait pas le petit-fils du chef de la troupe, et après s’être contenté d’un virulent sermon, il s’était promis de toujours s’occuper en personne de son principal outil de spectacle.
En cette fin de matinée ensoleillée, la foule des spectateurs grossissait à chaque instant sur la place du marché sud d’Altdorf. De sa position surélevée à plusieurs mètres du sol, les musiques des troubadours, le brouhaha des conversations, les bêlements des moutons mis aux enchères, les odeurs de nourriture et du bétail, la vision des toits environnants, toute cette profusion de sensations simultanées l’étourdissait presque, et cette ivresse passagère lui insufflait bien plus de plénitude que les encouragements de son public. Le jeune homme devinait les regards anxieux posés sur lui tandis qu’il testait avec une feinte hésitation son appui.
Enfin, les bras tendus sur les côtés comme s’il allait prendre son envol, l’équilibriste posa son second pied sur la corde. Il resta immobile quelques secondes, qui parurent une éternité aux yeux de ses admiratrices toujours plus nombreuses, puis redressa fièrement la tête pour fixer du regard l’autre poteau blanc. Le gouffre qui l’en séparait paraissait excessivement large, bien que la corde ne s’étirait que sur une douzaine de mètres tout au plus.
Il fit passer lentement sa jambe de derrière devant l’autre, puis son pied glissa sur le fil jusqu’au point invisible où son corps atteignait une position en harmonie parfaite avec la longueur de chanvre qui soutenait ses pieds nus. Il ressentait alors une forme de symbiose, qu’il pensait être le seul au monde à pouvoir connaître ; une symbiose avec la corde qui le soutenait, avec la brise qui lui rafraîchissait son torse huileux, mais aussi avec toutes les forces de la gravité qui le maintenaient dans cette incroyable position. A ce moment précis, il avait l’impression de pouvoir conserver cette posture pendant toute l’éternité, suspendu à la fois dans le temps et l’espace.
Mais le spectacle devait se poursuivre. Il avança à nouveau en fléchissant imperceptiblement le genou gauche pour placer devant lui sa jambe droite, puis effectua un nouveau glissement jusqu’à l’écart idéal entre ses deux pieds.
Comme il s’approchait du milieu de la corde tendue, celle-ci commença à s’infléchir sous son poids. De nouveaux muscles se contractèrent dans ses jambes pour pallier à cette infime inclinaison. Il ne craignait rien. Malgré son extrême concentration, Jean-Louis n’avait pas l’impression de fournir un véritable effort. Mais l’épreuve ne devait pas paraître trop aisée aux nombreuses dames, et aux quelques hommes, qui suivaient avec appréhension sa marche aérienne. Alors qu’il entamait un nouveau pas en avant, son pied dans le vide hésita un instant à se poser sur la corde oscillante. Il agita alors son bras droit pour conserver son équilibre puisqu’il était en train de pencher dangereusement sur le côté. En contrebas, les gorges poussèrent un concert de gémissements angoissés, suivi par un soulagement général quand le funambule parvint à poser son pied sur le fil.
Droit comme un piquet, la tête haute, le regard solennel parmi les traits angéliques de son visage juvénile, la poitrine luisante et imberbe qui se soulevait à peine sous l’effet de ses longues et profondes inspirations, l’avatar de la beauté et du courage incarnés se profilait dans le ciel azuréen, auréolé par les rayons d’un soleil que sa magnificence parvenait à masquer. Quelques citadines imploraient tous les dieux de le préserver d’une chute mortelle.
Il se retint de sourire, se demandant si des larmes coulaient sur les joues de certaines. Il s’amusa à simuler deux autres maladresses, qui glacèrent d’effroi à l’unisson les cœurs des spectatrices, mais il avait désormais presque atteint l’extrémité de la corde tendue. Au lieu de poser les pieds sur le sommet aplani du poteau, il fléchit les jambes, puis effectua un saut formidable par-dessus l’obstacle en tournoyant sur lui-même, les genoux recroquevillés contre sa poitrine. Sa trajectoire le fit atterrir sur le toit d’une carriole marchande qui trembla dangereusement sous la secousse. Jean-Louis s’était rétabli sans la moindre difficulté et cet exploit lui valut un tonnerre d’applaudissements prolongés, auquel il répondit par une courbette exagérée en guise de remerciement. Comme le propriétaire du chariot s’approchait en l’injuriant, il descendit du véhicule, mais cette fois-ci de manière plus conventionnelle.
Sortant une bourse de la poche de son pantalon, il afficha son sourire le plus charmeur et entreprit de récolter les fruits de son travail. Une partie des badauds s’était déjà éloignée de l’endroit afin d’échapper au passage du saltimbanque, mais de nombreuses femmes s’empressaient de tendre au beau jeune homme à demi dévêtu des pièces de monnaie, parmi lesquelles l’argent l’emportait largement sur le cuivre.
Tout en adressant aux unes et aux autres divers compliments hypocrites sur leur tenue ou leur élégance, il remarqua une dame qui se faufilait derrière les généreuses donatrices pour l’attendre au bout de l’attroupement. Lorsqu’il parvint à sa hauteur, celle-ci était en train de détacher une des boucles d’oreille qu’elle portait. Elle lui présenta sa main ouverte, telle un délicat écrin au cœur duquel reposait le bijou fragile. La boucle d’oreille en or était ornée de deux minuscules pierres bleutées, et Jean-Louis estima que le contenu de sa propre bourse ne devait pas atteindre le dixième de sa valeur monétaire.
Il s’arrêta avec un instant d’hésitation devant la propriétaire de ce trésor, une jeune personne dont la tenue raffinée tranchait avec celles plus banales des autres citadines. Ses cheveux blonds étaient relevés en un chignon complexe, subtilement mis en valeur par des épingles précieuses et un filet argenté ; cette coiffure soulignait les traits adorables de son visage. Le funambule se demanda aussitôt quelle raison pouvait ainsi pousser une telle princesse à se mêler à la presse populeuse, mais celle-ci l’empêcha d’épiloguer sur le sujet en lui murmurant :
« Mon cadeau ne vous plaît pas ? »
Un franc sourire étira les irrésistibles fossettes du garçon. Il cueillit sa récompense dans la paume offerte, sans quitter du regard les yeux lavande qui guettaient sa réaction.
« Bien au contraire, jolie dame. Sans doute ai-je été trop ébloui par votre grâce pour pouvoir prêter attention à l’éclat de ce bijou. Mais je peux maintenant voir que votre présent est magnifique et je ne sais comment vous en remercier.
Votre langue est bien agile pour un simple artiste de rue… mais vos paroles me remplissent d’aise. »
Elle tourna légèrement la tête, de manière à lui présenter le profil où la seconde boucle était encore accrochée.
« L’autre moitié vous appartiendra également si vous me rejoignez chez moi d’ici une heure à la résidence Oldenhaller. C’est à l’angle des rues Magnus et Dietmar II. »
Fait exceptionnel, Jean-Louis perdit son sens de la répartie habituel devant l’aplomb de la demoiselle. Celle-ci avait parlé très bas pour n’être entendue que de lui, mais les mots étaient fermes, et seul un unique battement de cils aurait pu témoigner chez elle d’un éventuel émoi. Il ne pensait même pas à la perspective de gagner le second bijou, la détermination et le désir de la femme suffisaient à le faire hésiter. Il avait envie de succomber à son ton impérieux : combien de plaisir pouvait donner et recevoir une amante aussi résolue ?
L’image d’Isolde chassa aussitôt de son esprit ces sournoises supputations. Sa belle avait pris dans sa vie une place bien trop importante pour que la première inconnue venue puisse lui faire tourner la tête, aussi jolie et riche soit elle. Il s’agissait à présent de refuser la galante proposition sans froisser la susceptibilité de la jeune bourgeoise, car il détestait en effet infliger de la peine à une femme. Avec un sourire sincèrement attristé, il répondit :
« Je suis très flatté par votre invitation ma dame, mais pour mon plus grand malheur, je dois impérativement effectuer ce midi une représentation pour le banquet estival de la guilde des artisans, et… »
Son chuchotement mourut sur ses lèvres devant le visage empourpré de son interlocutrice. Il venait de déclencher une colère indicible, nourrie par la fureur et la vexation, et il se tendit par réflexe pour éviter la gifle qui allait lui être destinée. Mais elle ne vint pas.
Bouillonnante, les yeux réduits à deux fentes horizontales empreintes de méchanceté, la femme fit brusquement volte-face et disparut derrière un groupe de gens qui assistait aux tours effectués par un ours savant. Ressentir autant de mépris de la part d’une si belle personne tourmenta quelques instants l’acrobate, avant qu’il ne finisse par se ressaisir. Il pesta contre l’impudence de ces riches, qui persistaient à considérer ceux d’un rang social inférieur comme des serviteurs dociles. A bien y réfléchir, elle l’avait traité comme un vulgaire prostitué !
Finalement, il était assez content d’avoir remis à sa place cette fille odieuse et, l’esprit rasséréné, il passa le reste de la journée à s’entraîner avec ses compagnons de troupe. Vaclav, l’impressionnant cracheur de feu au crâne, à la barbe et aux sourcils rasés pour éviter les risques de combustion malencontreuse, lui apprit en particulier les premiers rudiments de son art. Lorsque le goût âcre de l’alcool devint trop insupportable dans sa gorge irritée, après qu’il se soit lui-même essayé à l’exercice pendant près de deux heures, il décida de rejoindre son domicile.
***
Le soleil disparaissait derrière les toits de la cité tandis qu’il marchait d’un bon pas au milieu des larges artères du quartier Est. Les commerçants avaient pour la plupart fermé leurs boutiques et ce fut seulement à ce moment qu’il s’inquiéta pour Isolde. Sa compagne devait s’impatienter de son absence car il rentrait habituellement bien avant la tombée de la nuit, aussi Jean-Louis accéléra encore l’allure.
Il repensa aux curieuses circonstances dans lesquelles il avait rencontré Isolde Guderian, cette magnifique brunette fière et courageuse, qui avait abandonné son village natal pour le suivre. Lui qui avait à l’époque juste connu son dix-septième printemps, il avait réussi là où avait échoué son arrogant rival, le gentilhomme Parsifal : il avait succombé au charme de la jeune femme et était parvenu à séduire cette dernière, bien qu’elle fût son aînée de quatre ans.
Il se remémora avec nostalgie cette époque, tout en traversant la place des Temples entourée de ses éternels joyaux architecturaux, une époque pas si lointaine puisqu’elle remontait à quelques mois seulement.
L’accident de diligence sur la route de Talabheim au milieu de la Grande Forêt qui l’avait obligé, lui et les autres passagers, à chercher refuge dans le village le plus proche, la communauté viticole d’Eberhardt. La première rencontre avec Isolde et les démêlés qui s’ensuivirent avec le chef de la milice locale, Parsifal, qui faisait la cour à la belle depuis plusieurs semaines déjà. Ce jour où le jeune nobliau, ivre de jalousie, l’avait défié en duel à l’épée. La défaite, sa blessure terrible au ventre, les cris et les larmes d’Isolde, sa guérison dont elle s’était occupée en personne, les passions de leur idylle naissante au milieu des ceps de vignes pendant les pauses méridiennes des vendangeurs, puis sa décision de l’accompagner à la capitale afin d’y vivre avec lui… Jean-Louis conservait un souvenir étonnamment précis de tous ces événements et des quelques jours passés dans le village natal de sa bien-aimée.
Depuis, leur liaison n’avait connu aucun orage. Il n’aurait jamais soupçonné être capable de ressentir autant de sentiments pour une femme. Lui, le beau parleur qui enfilait dans sa vie tumultueuse aussi bien le costume de jouvenceau charmeur que celui d’intrépide aventurier, s’était retrouvé le cœur entravé, et malgré son jeune âge, il n’imaginait son avenir qu’aux côtés de sa douce. Bien sûr, sa vie de saltimbanque imposait certaines contraintes mais Isolde semblait plutôt bien s’en accommoder. Elle qui n’avait connu que la campagne dans sa jeunesse avait été positivement impressionnée par Altdorf, puis par les nombreux plaisirs qu’offrait la vie urbaine. Son fiancé s’était empressé de lui offrir des atours dignes de son inégalable beauté, et elle avait alors pris goût à visiter les échoppes et les nombreuses boutiques où se vendaient les étoffes, les bijoux, les parfums, et toute une foule de produits dont elle ignorait jusqu’alors l’existence. Elle avait pu apprécier le faste des demeures bourgeoises, l’animation permanente qui régnait dans certains quartiers, et même si les ressources de Jean-Louis n’étaient pas assez importantes pour qu’il puisse lui offrir tout ce dont elle rêvait, la vie dans la capitale impériale comportait tellement d’avantages par rapport à celle qu’elle avait connue qu’elle ne devait pas regretter son ancienne existence. Cependant, il n’était pas dupe et il s’était aperçu que sa famille, ses amis d’enfance, lui manquaient de plus en plus. Ses propres relations dans la ville n’étaient pas vraiment recommandables pour une honnête jeune femme ; quant à la troupe d’artistes avec qui il travaillait en ce moment, ceux-ci se montraient en général plutôt réservés et distants avec les personnes extérieures à leur cercle. De ce fait, et même si elle ne l’avait jamais avoué, il se doutait qu’Isolde se lassait de n’avoir personne pour lui tenir compagnie pendant ses propres absences. Depuis quelque temps, elle se plaignait de ces dernières de plus en plus souvent, même lorsqu’il les justifiait en s’employant à des activités lucratives telles que la représentation de ce midi. Les journées de travail à l’atelier de tissage n’étaient pas aussi longues que les siennes et elle ressentait alors un terrible sentiment d’abandon tant que lui-même n’était pas rentré.
Et ce soir précisément, il rentrait encore plus tard que d’habitude.
Le jeune homme soupira en montant les trois petites marches qui précédaient la porte d’entrée de sa maison. Celle-ci, bien que pourvue d’un étage supérieur, était coincée entre les deux ateliers de confection où travaillait Isolde. Autrefois, leur maison avait servi de domicile au maître-tisseur et elle dominait les bâtiments attenants. Mais quand son artisanat avait gagné en prospérité, le propriétaire des ateliers avait décidé de les agrandir en leur ajoutant deux niveaux supplémentaires. Il avait dans le même temps déménagé pour une demeure cossue représentative de sa nouvelle fortune, et avait vendu pour une modique somme son ancienne habitation au jeune couple puisque Jean-Louis faisait partie de ses connaissances. Ainsi était-elle presque toujours plongée dans l’ombre, mais peu de monde fréquentait les alentours le soir venu, et le quartier bénéficiait d’une appréciable tranquillité nocturne.
Il frappa un coup sur la porte avant de l’ouvrir afin de ne pas effrayer Isolde. Celle-ci se tourna vers lui à son arrivée, et il ne put ignorer son regard désapprobateur avant qu’elle ne se concentre à nouveau sur leur dîner en préparation. Il savait qu’elle ne témoignerait d’aucune colère mais qu’elle préférerait garder sa rancœur secrète. Il s’approcha lentement tandis qu’elle remuait avec vigueur le contenu d’une casserole, et joignit ses deux mains sur son ventre en l’emprisonnant fermement dans ses bras. Ses lèvres vinrent déposer un baiser feutré dans le cou, juste sous l’oreille charmante de la jeune femme, et il resta dans cette position, son menton reposant légèrement sur l’épaule avec le doux contact des cheveux soyeux frôlant sa joue.
« Je suis désolé mon amour. J’ai terminé la journée avec Vaclav et je n’ai pas vu le soleil descendre. Il m’a appris à cracher du feu. »
Dans un murmure, elle lui répondit :
« Je m’en doute, tu sens la fumée. Il y a des habits propres pour toi en haut, si tu veux. J’ai eu le temps pour tous les nettoyer en t’attendant. »
Jean-Louis fit mine d’ignorer le reproche sous-jacent contenu dans ses propos et se contenta de desserrer son étreinte pour se diriger vers l’escalier menant aux chambres.
Lorsqu’il eut changé ses vêtements, il retrouva Isolde en bas qui l’attendait pour entamer le repas. Elle semblait plus sereine à présent, et son ire intérieure s’était sans doute peu à peu effacée depuis qu’il était revenu. Elle s’apprêtait à s’asseoir devant la soupière fumante qui trônait au milieu de la table quand son compagnon la retint en douceur en lui posant la main sur le bras. Il lui adressa un regard profond, qui à lui seul parvenait à exprimer toute la sincérité de son amour, et qui fit vaciller un instant toutes ses tristes certitudes récemment acquises.
« Isolde, mon ange. Tu t’ennuies ici, n’est-ce pas ? »
Elle adopta un air dégagé pour lui répondre, mais qui ne le trompa guère.
« Non, pas vraiment. Ma journée de travail était assez fatigante, et j’étais contente de me reposer tranquillement après. Mais j’aurais bien aimé partager un peu de temps avec toi. Et je me suis inquiétée aussi, vu que tu es rentré plus tard que d’habitude.
Oh… ça ne se reproduira pas, je te le promets. »
Il savait que ses paroles étaient maladroites. Lui qui était tellement à son aise pour noyer ses interlocuteurs de belles phrases et les impressionner par son magnétisme naturel, il ne parvenait pas à profiter de ces atouts face à Isolde. Ses sentiments envers elle étaient si purs qu’il ne pouvait ajouter la moindre trace de vernis à ses paroles, il aurait eu ainsi l’impression de la trahir. Ne sachant comment se faire pardonner sur l’instant, il choisit de s’enquérir de son bien-être.
« Le travail était particulièrement pénible aujourd’hui ?
Le maître-artisan a reçu une commande de jupons un peu « spéciaux » de la part d’un riche seigneur. Nous avons dû les retoucher avant qu’il ne vienne les chercher en fin d’après-midi et du coup, la cadence était assez infernale.
Ah ? Et en quoi ces jupons sont-ils « spéciaux » ? »
Sous les boucles brunes, les yeux verts d’Isolde gagnèrent en éclat tandis qu’un mince sourire espiègle étira le coin de bouche menue.
« Disons qu’ils sont un peu plus affriolants que les miens. Et comme le seigneur qui les a demandés est un Bretonnien… »
L’expression de Jean-Louis se modifia en une indignation feinte.
« Ces Bretonniens, quels décadents ! Pfff… ils n’ont vraiment pas volé leur réputation de pervertis et de débauchés. »
Cette fois-ci, sa remarque eut le mérite d’amuser franchement Isolde car son conjoint était en effet lui-même né dans ce pays bordant l’Océan Vert au-delà des frontières occidentales de l’Empire, et il y avait vécu les premières années de son enfance.
Reprenant une attitude intéressée, le jeune homme ajouta :
« Tu n’as pas réussi à en garder un pour toi ? »
Elle lui répondit par un soupir empreint de lassitude. Dans d’autres circonstances, sa belle au tempérament malicieux aurait poursuivi sans hésitation son petit jeu en rebondissant sur ses répliques. Mais même si elle essayait de le dissimuler, elle paraissait en ce moment si amère…
Il s’approcha en lui saisissant tendrement les mains, son front toucha le sien, et sa voix avait l’accent du repentir le plus sincère.
« Dans deux jours, j’achète deux billets au relais de diligence, et nous partons voir tes parents. Si ça ne les dérange pas, nous pourrons rester au moins une semaine à Eberhardt. A cette époque de l’année, ce sera très agréable de nous retrouver à la campagne, tranquilles ; les rues d’Altdorf deviennent un peu trop irrespirables avec cette chaleur… »
Isolde, surprise par cette proposition, se recula pour examiner attentivement le visage de Jean-Louis mais il ne plaisantait pas.
« Malheureusement, je ne pense pas que le maître-tisseur m’accorde facilement un congé.
Tu viens de me dire que vous venez de terminer une grosse commande. Il va y avoir sans doute moins de travail aux ateliers. De plus, si je me souviens bien, Béatrix t’avait proposé une pause pour récompenser la qualité de ton travail ; je me trompe ? »
Béatrix faisait office de contremaître. Elle avait en charge la surveillance de plusieurs métiers à tisser sur lesquelles travaillaient de nombreuses ouvrières, dont Isolde. Le visage de cette dernière s’illuminait à la perspective de retrouver sa famille et toutes les autres personnes de son village natal qui avaient compté pour elle.
« D’accord. Mais tu prends les billets demain soir, et nous partirons dès l’aube suivante. Maintenant que tu m’en as parlé, je ne pourrais pas attendre plus longtemps ! Merci Jean-Louis. Je… J’en avais besoin. »
Et elle enfouit son visage contre son torse en le serrant dans ses bras. Elle s’accrochait fermement à lui comme à une corde salvatrice lancée au-dessus de son océan de mélancolie.
Il répondit à son étreinte en lui caressant les cheveux et le dos, tout en lui chuchotant quelques paroles banales, mais réconfortantes. Il savoura l’instant en fermant les yeux. Il avait perçu toute sa détresse, mais leur amour était si unique, si puissant, qu’il ne pouvait fléchir devant les premiers obstacles qui se présentaient à eux.
Le corps tremblant de sa compagne entre ses mains insuffla à son esprit une violente bouffée de désir. Le moment était malvenu pour former de telles pensées car elle était encore fragile, à peine rassurée des inquiétudes qu’il lui avait causées. Jean-Louis savait qu’il aurait dû s’en tenir à cette tendre communion, qu’il risquait de lui déplaire à nouveau si elle interprétait farouchement ses intentions. Pendant un court instant, l’image de la jeune dame qui lui avait formulé dans la matinée sa terrible proposition surgit sans prévenir à la surface de sa conscience, mais il écarta aussitôt cette troublante réminiscence.
Tandis que ses mains parcouraient le dos d’Isolde avec un peu plus d’insistance, il comprit qu’il avait peur. Pour la première fois, il craignait le découragement et la lassitude chez sa compagne ; il avait besoin lui-même de ressentir la conviction de son amour, et cette inquiétude justifiait à son sens ses actes. Lui aussi avait besoin d’être rassuré, tout simplement.
Il murmura son nom dans un filet de voix, et alors qu’elle redressait la tête pour lui rendre un regard voilé par l’émotion, Jean-Louis chercha ses lèvres pour les embrasser avec la même passion que lors de leur première union. A son immense soulagement, elle se détendit et répondit à son baiser après une imperceptible hésitation. Ce fut pour Jean-Louis comme un signal. Il ne voyait plus rien, mais il savait exactement quoi faire, où aller, rien ne pouvait plus briser l’harmonie de leurs êtres fusionnés.
Doucement mais avec détermination, il la repoussait contre la commode en ébène, celle qu’ils prévoyaient de garnir grâce à la vaisselle qu’ils recevraient à l’occasion de leur futur mariage. Ses mains descendirent encore plus bas, et il souleva sans effort sur le meuble le corps gracile de son amante, tandis que leurs langues entrelacées poursuivaient leur danse exaltée. « Oh, qu’il l’aimait ! Par tous les dieux de tous les mondes, qu’il l’aimait sa princesse. » pensait-il confusément en dégrafant avec une excitation maladroite le corsage, qui glissa alors pour délivrer les seins clairs et tendus de sa douce Isolde. Avant que ses doigts empressés ne puissent aller à leur rencontre, elle passa une main dans ses cheveux et rejeta sa tête en arrière pour lui présenter sa gorge nue, qui palpitait désormais sous l’effet de sa respiration devenue saccadée. Obéissant de bonne grâce à l’ordre muet, Jean-Louis déposa ses lèvres sur la peau tendre et brûlante, et elles entamèrent leur irrésistible voyage en visitant tous les trésors que recelait cet univers délicieux qu’il connaissait si bien.
***
Cette nuit-là, Jean-Louis rêva de rubans enflammés qui virevoltaient dans un ciel rempli d’étoiles. Il crachait des traits de feu tel un dragon légendaire, et tous les habitants de la ville applaudissaient à s’en rompre les poignets.
Isolde ne rêva pas. Elle ne parvenait pas à trouver le sommeil. Pour la première fois depuis qu’ils se connaissaient, elle avait ressenti un sentiment atrocement inavouable, juste après qu’ils aient fait l’amour. Du regret.
***
Le lendemain matin, le funambule se trouvait à nouveau sur la place du marché Sud. Assis à califourchon au sommet de l’un des poteaux immaculés, il tordait la corde de chanvre, pourtant épaisse, en un nœud savant qui devait lui permettre de ne pas se relâcher quelle que fut la pression exercée dessus.
Quand il fut enfin satisfait du résultat obtenu, il se laissa glisser jambes et bras croisés autour du mât, et il gagna le sol avec souplesse. Seulement quelques badauds cheminaient entre les étals pour l’instant, et seul un groupe d’enfants observait les préparatifs de son prochain spectacle d’équilibriste. Il se tourna vers eux pour leur adresser un sourire, qui disparut aussi rapidement qu’il était apparu.
Derrière eux, un trio de gardes avançait dans sa direction. Le cliquetis de leurs cottes de mailles avertit les gamins qui s’éparpillèrent en courant aux quatre coins de la grande place. Les soldats tenaient de longues hallebardes aux hampes ornées de fanions verts sur lesquels étaient brodées les armes de la cité. Au doigt que tendait l’un d’eux pour le désigner à ses deux camarades, il paraissait évident qu’ils venaient ici à son intention.
Jean-Louis envisagea la fuite ; alourdis par leur équipement militaire, il était certain de les semer facilement dans les rues d’Altdorf. Mais ils l’avaient reconnu et toutes les patrouilles de la ville risqueraient par la suite de le rechercher. Il valait mieux attendre de voir ce que lui voulaient les autorités urbaines ; rien de bon, il le pressentait.
Leurs bassinets recouvraient partiellement leurs figures, mais il remarqua tout de même la tâche de vin disgracieuse, s’étendant de l’arête nasale jusqu’au coin extérieur de l’œil gauche, qui affligeait son premier interlocuteur.
« Est-ce bien vous qui faisiez l’acrobate ici même hier matin ? »
Son premier réflexe fut de répondre par la négative à cette question, mais il se doutait qu’un mensonge dans sa position ne servirait à rien. Dans ce quartier, il était à sa connaissance le seul véritable funambule opérant depuis bientôt un mois.
« Vous ne vous trompez pas mon brave. Avez-vous quelque chose à me reprocher où ma réputation aurait-elle déjà circulé au sein même des casernements de notre bonne vieille cité ? »
Si Jean-Louis devisait sur un ton en apparence peu inquiet, le garde n’envisageait apparemment pas de se départir de son austère attitude, toute professionnelle.
« Veuillez-nous suivre dans ce cas. Un officier vous expliquera de quoi il retourne à la garnison. »
Les deux autres soldats prirent position sur les côtés. Il n’était pas encerclé mais ces hommes d’armes comptaient selon toute vraisemblance lui servir d’escorte. Il jeta un regard inquiet à la corde, puis il demanda :
« Il y en aura pour longtemps, à votre avis ?
Je ne sais pas. »
Le garçon, presque encore un adolescent, soupira avec résignation.
« C’est d’accord. Allons-y. »
Puis il emboîta le pas aux soldats. Ils se dirigèrent vers une avenue encombrée de chariots, à l’extrémité nord de la place du marché.
« Mais où m’emmenez-vous ? Ce n’est pas la direction de la garnison, à ce que je sache. »
Le garde au visage marqué lui répondit calmement, tout en poursuivant leur route.
« La compagnie du quartier Sud fait des manœuvres toute la journée et c’est donc celle du quartier Est qui la remplace. Nous en faisons partie et c’est donc à la garnison Est que nous allons.
Ah… très bien. »
En fait, la réponse ne le satisfaisait pas du tout. Ils allaient devoir traverser une partie de la ville pour se rendre à ce bâtiment, et parmi les nombreux curieux qui se retournaient sur leur passage, beaucoup devaient le reconnaître et cet événement n’allait pas lui apporter une bonne notoriété. Son activité professionnelle risquait d’en pâtir. Pour donner le change, Jean-Louis adopta une expression joviale et tenta d’amorcer la conversation avec ses cerbères, mais il ne recueillit que des réponses courtes et excédées. Il mit rapidement fin à son monologue pour plutôt réfléchir à l’origine de cette arrestation imprévue.
Les trois hallebardiers se contentaient d’exécuter des ordres venus de plus haut. Il était sans doute inutile de les questionner puisque eux-mêmes ne connaissaient peut-être pas les réponses.
De quoi pouvait-on bien l’accuser ? Il avait bien commis quelques menus larcins ou trompé certains bourgeois par le passé, mais ces délits remontaient déjà à un certain temps. Hier, il avait effectivement allumé un début d’incendie par mégarde avec Vaclav, lors de ses tentatives pour souffler du feu, mais ils étaient finalement parvenus à calmer le petit marchand chenu dont un des tapis avait roussi. Non, ça ne pouvait pas être lui.
Avec effroi, il s’aperçut qu’ils allaient passer devant son domicile. Pourvu que Isolde ne sorte pas des ateliers à ce moment précis ! Quel que soit le délit pour lequel on allait l’accuser, il ne voulait pas que celle-ci le découvre dans cette fâcheuse posture. Serrant les dents, il voulut accélérer l’allure mais il était hors de question de distancer son escorte. Mais sa promise devait s’abîmer les yeux sur son métier et la petite troupe dépassa sa maison et les hautes constructions qui l’encadraient.
Quelques minutes plus tard, ils atteignirent la garnison du quartier Est, protégée par un mur d’enceinte décoré de pointes métalliques sur toute la longueur de son sommet. Des sentinelles leur permirent de franchir une large grille, ouverte sur une vaste cour pavée. Jean-Louis fut impressionné par la quantité de soldats et de cavaliers qui la fréquentaient mais les trois gardes le conduisaient déjà vers le principal édifice, un bâtiment imposant à l’architecture sévère.
Ils y accédèrent, non pas par l’entrée principale, mais par une porte étroite dont le chambranle en pierre avait été abîmé par une multitude d’inscriptions désordonnées qui juraient dans cet endroit consacré à l’ordre et à la rigueur. Le saltimbanque ne portait pas particulièrement les autorités dans son cœur, et ce fut presque pour lui une humiliation de s’apercevoir que certains de ces benêts de soldats savaient écrire, alors que lui-même ne disposait d’aucune notion alphabétique.
Abandonnant ces considérations, il découvrit ensuite un couloir étroit sans fenêtre, éclairé par des flambeaux alignés le long des murs. Ils le traversèrent jusqu’aux trois portes qui le terminaient. Celle de gauche et celle en face d’eux étaient closes, mais la dernière sur la droite était suffisamment entrebâillée pour lui permettre de distinguer un nouveau couloir entouré de part et d’autre de cellules. Il craignit d’être enfermé sur-le-champ dans ces geôles mais l’un des gardes frappa de son index replié sur la porte de gauche. Le bruit d’une conversation s’interrompit et une voix forte leur intima d’entrer.
La pièce était un véritable capharnaüm, où s’entassaient pêle-mêle des râteliers d’armes plus ou moins garnis, de nombreux coffres de toutes dimensions et deux armoires ouvertes, à moitié remplies par de la paperasse jaunissante, qui achevaient de réduire l’espace vital de l’endroit. Au centre de ce désordre se trouvait un bureau étonnamment peu encombré, éclairé par la faible lumière tombante d’une étroite fenêtre qui donnait sur la cour.
Deux hommes debout étaient tournés vers eux. L’un n’était pas très grand mais doté de larges épaules et d’une musculature assez impressionnante. Avec la barbe noire et broussailleuse qui lui mangeait une bonne partie du visage, son physique faisait irrésistiblement penser à celui d’un nain qui aurait grandi par magie d’une trentaine de centimètres. Son uniforme rapiécé et ses galons indiquaient son statut d’officier, ou de sous-officier, mais Jean-Louis avait toujours manqué d’intérêt pour la hiérarchie militaire. L’autre le dominait par sa taille et il semblait presque fluet à côté de lui malgré sa corpulence moyenne. Il portait une étrange tenue teinte dans les tons verts et marron, ornée d’insignes sur les manches précisant le corps d’armée auquel il était rattaché. Mais ses protections légères en cuir bouilli laissaient penser qu’il devait plutôt s’agir d’un messager ou d’un éclaireur, et non pas d’un simple fantassin. Cet homme au visage naturellement hâlé arborait des cheveux mordorés, curieusement longs pour ceux d’un combattant de l’Empire ; la mode soldatesque était plutôt aux coiffures courtes qui ne risquaient pas de gêner la vision des guerriers dans la furie des combats.
L’officier trapu lança à l’intention de l’homme en vert et brun :
« Voilà le voleur dont je te parlais Tobias. C’est à cause de raclures pareilles que je n’ai pas un instant à moi dans cette maudite garnison. »
A ces mots, Jean-Louis ne contint plus son énervement et il cria presque :
« Eh ! C’est quoi cette histoire ? Je n’ai rien volé du tout !
Par les saintes bourses de Sigmar, tu ne parleras que quand je t’en aurai donné l’ordre ! »
Les trois gardes se touchèrent discrètement les épaules de leurs deux mains croisées, espérant par ce signe rituel conjurer le châtiment qu’ils risquaient tous d’encourir à cause de ce juron blasphématoire. Le funambule se tut aussitôt devant la fureur soudaine de l’officier, qui se calma quand il vit que le jeune homme n’insistait pas. Le dénommé Tobias prit alors la parole.
« Très bien, Gert. Je vais te laisser travailler. Je te remercie encore pour tes conseils mais il est temps pour moi de partir car la route va être longue.
Ça, tu l’as dit, face de groin ! Prends donc quelques provisions aux cuisines avant d’y aller. Tu diras que tu viens de ma part et ils te donneront une outre de vin avec, vieux soiffard. »
Il balança dans le dos de son ami une rude tape familière. L’éclaireur serra en retour l’avant-bras de l’officier puis passa devant eux pour sortir de la pièce. Il lança au passage un curieux regard à Jean-Louis, avant de disparaître dans le couloir.
Gert dit aux escorteurs qu’ils pouvaient se retirer, et une fois la porte refermée sur eux, il s’assit derrière son bureau, non sans avoir d’un ordre bourru invité l’acrobate à faire de même en désignant le tabouret situé en face de lui.
« Je suis le sergent Klinsmann. Et toi, quel est ton nom ?
Jean-Louis. Je n’ai pas de nom familial car je n’ai pas connu mes parents, et j’ai vécu dans un orphelinat où l’on m’a donné ce prénom.
C’est quoi cette histoire ? Et c’est quoi ce prénom ridicule ?
Il vient de Bretonnie. C’est là où je suis né. »
Le sergent poussa un grognement mécontent, mais il poursuivit avec un autre sujet.
« Bon, nous allons faire vite car j’ai d’autres chats à fouetter, gamin. Hier, tu as dérobé une boucle d’oreille à la fille du comte de Rivedale, puis tu l’as menacée de mort si jamais elle portait plainte. Cela risque de te coûter cher. Tu as une autre version à déclarer ? »
Estomaqué, le jeune homme tentait d’accepter l’incroyable. Cette garce de la veille avait été vexée par son refus de coucher avec elle à un tel point qu’elle avait inventé cette histoire de vol pour se venger de l’affront. Il maîtrisa ses nerfs pour se défendre.
« Oui, j’ai une autre version. Je vois de qui il s’agit. J’ai effectivement croisé cette dame après mon spectacle d’équilibriste, et elle m’a offert une de ses boucles d’oreille pour me récompenser. Elle me l’a donné de son plein gré. Ensuite, elle m’a proposé son autre boucle d’oreille si j’acceptais de me rendre chez elle, si vous voyez ce que je veux dire… Mais j’ai refusé, et elle l’a apparemment très mal pris. C’est dingue ! Je n’arrive pas à croire qu’elle soit venue vous voir pour me poignarder dans le dos de cette façon.
Attends, mon lapin. Tu dis que tu as refusé les avances de la petite ? Là, j’ai du mal à te suivre. Mignonne comme elle est, n’importe qui aurait envie de se frotter à une belette pareille ! »
Le sous-officier tapa du poing avec excitation sur le bois de la table pour accentuer son point de vue. Puis il poursuivit avec un sourire narquois :
« A moins bien sûr que tu ne sois un peu tendre de la fesse… Il paraît que chez les artistes dans ton genre, on passe facilement d’un bord à l’autre, n’est-ce pas beau gosse ? »
L’œil noir, Jean-Louis répliqua :
« Je suis fiancé.
Hum, tu me parais un peu jeune pour cela. »
Le funambule se retenait pour ne pas exploser, mais il ne put réfréner l’énervement et la colère contenus dans sa voix.
« Mais bon sang, soyons un peu logiques ! Comment aurais-je pu lui voler son bijou sinon en lui arrachant un morceau d’oreille ? Vous l’avez vue blessée, vous ? Et la menacer en plein milieu de la place du marché… c’est complètement absurde ! Franchement sergent, quelle histoire vous paraît la plus crédible ? »
Le soldat trapu ne lui répondit pas tout de suite. Il le fixa d’un air absent pendant plusieurs douloureuses secondes, avant de se balancer en arrière sur sa chaise.
« Comme je te l’ai dit, je n’ai pas de temps à perdre avec cette histoire. Pour tout t’avouer, ce n’est pas la première fois que nous recevons une plainte du comte de Rivedale et de sa peste de fille, et j’aurais plus tendance à te croire toi que elle. Mais ce sont des gens influents, que l’Empereur en personne connaît bien, et tout ce que tu pourras dire pour ta cause sera inutile. Je vais donc te faire garder ici jusqu’à demain, quand la fille du comte viendra te rendre visite. Ce sera à toi ensuite de jouer le jeu en t’excusant, en lui promettant de lui rendre le bijou, et ainsi de suite. Si tu te débrouilles bien, elle arrêtera peut-être de s’acharner sur toi et t’évitera de rester chez nous pendant une longue période. Ça te va ? Ce n’est pas la mort, et j’essaierai de lui dire que tu t’es bien comporté chez nous, que tu es malheureux, et patati…
Mais je ne vais sûrement pas passer une nuit en prison alors que je suis innocent ! Je croyais que vous défendiez la justice, le bon droit. Vous n’êtes pas payés pour défendre les riches à ce que je sache ! »
Une nouvelle fois, Jean-Louis s’aperçut trop tard qu’il n’aurait pas dû froisser l’extrême susceptibilité du sergent Klinsmann, mais il était révolté par cette situation inique. Le soldat barbu se leva soudain pour dominer le jeune homme et lui hurler dessus.
« Tu vas faire ce qu’on te dit ! Et tu as plutôt intérêt à te montrer compréhensif ou tu es bien parti pour passer devant la Cour de Jugement impériale, et je peux t’assurer que là-bas, ils ne rigolent pas. Gardes, amenez-le ! »
L’instant d’après, les trois mêmes hallebardiers entrèrent dans la pièce et deux d’entre eux lui attrapèrent les bras. Partagé entre la stupéfaction et le découragement, il se laissa conduire jusqu’à une minuscule cellule, dont la porte fut verrouillée derrière lui.
Seul dans la pénombre, il s’assit contre un mur pour réfléchir sur son sort. Ce Klinsmann avait raison : quels que soient ses arguments, un saltimbanque ne pouvait pas lutter contre la volonté capricieuse d’une noble. Il ne doutait pas de sa capacité à attendrir cette dernière le lendemain, quand elle viendrait se satisfaire de le voir enfermé derrière des barreaux. Mais il s’inquiétait pour Isolde, qui l’attendrait avec anxiété toute la soirée, qui dormirait seule cette nuit, rongée par l’angoisse. Il repensa à leur conversation de la veille, il aurait normalement pris ce soir les billets de diligence et ils devaient partir demain matin à l’aube pour Eberhardt… Il ne pouvait pas rester ici ! Non, il trouverait un moyen de s’évader, quelles que soient les conséquences d’un tel acte, et rejoindrait sa maison au plus vite pour prévenir sa chère moitié.
***
Les heures s’écoulèrent et personne ne venait. Son estomac le tiraillait depuis longtemps déjà quand enfin, la porte s’ouvrit sur un geôlier d’une impressionnante stature, tenant dans une main un gourdin et dans l’autre une écuelle. En raison de l’exiguïté de l’endroit, Jean-Louis pouvait sentir la crasse qui imprégnait le nouvel arrivant. L’homme ne paraissait pas sur ses gardes, sans doute conforté par le physique peu impressionnant du captif, et quand il se pencha pour déposer le maigre repas, le prisonnier décida d’agir aussitôt.
Une fois que le gardien eut tourné la clé dans la porte et qu’il se fut éloigné dans le couloir, il examina la dague qu’il venait adroitement de dérober à la ceinture du lourdaud. Courte et fine, l’arme représentait un outil idéal pour crocheter la grosse serrure de son cachot, mais il n’avait encore jamais eu l’occasion de s’exercer à un tel exercice. Gagné progressivement par l’excitation, il décida de patienter jusqu’au milieu de la nuit, le seul moment où il avait une chance de s’échapper de la garnison. Il espérait vivement que le geôlier ne s’aperçoive pas trop tôt de la disparition de son couteau.
Cette attente le tortura, mais malgré la vision d’Isolde se morfondant dans leur maison, il réussit à demeurer inactif jusqu’à ne plus entendre que les respirations endormies des quelques autres prisonniers. Il ne voyait presque rien, mais nulle lumière ne lui était indispensable pour trouver le trou de la serrure et y glisser la pointe de la dague. Le crochetage s’avérait plus compliqué que prévu. Les minutes, puis les heures passèrent, et il ne parvenait à aucun résultat. Régulièrement, il s’accordait une pause pour dégourdir ses doigts endoloris, puis il explorait à nouveau la cavité métallique en luttant contre la fatigue et le désespoir.
Alors qu’il n’y croyait plus, un léger craquement récompensa ses efforts et la porte s’ouvrit sous sa pression. Avec soulagement, il se glissa dans le couloir. A travers une lucarne, Jean-Louis s’aperçut que l’aurore naissante rosissait déjà le ciel nocturne. Tant de temps déjà écoulé ! Il jeta un œil sur sa droite où le couloir bordé de cellules sur un unique côté se terminait en impasse, à l’exception d’une cavité au pied du mur. La puanteur doucereuse qui imprégnait les geôles émanait de ce trou semi-circulaire et Jean-Louis supposa qu’il devait déboucher à terme sur les égouts de la ville. Comme aucun barreau n’en scellait l’entrée, il servait sans doute de dépotoir pour cette partie de la garnison. Aucun humain n’aurait pu se faufiler par un espace aussi réduit ; à la rigueur un gnome, voire un halfeling… ou un contorsionniste de métier. En ce domaine, le jeune artiste de rue était loin d’égaler cette anguille de Matteüs qui parvenait à déboîter à volonté plusieurs os de son corps. Mais le court apprentissage que lui avait consacré le « maître de l’évasion » quand il avait rejoint la joyeuse troupe de bateleurs allait peut-être se révéler suffisant pour franchir cet obstacle. Il hésita un court instant en scrutant l’autre extrémité du couloir, mais l’idée de traverser le bâtiment puis la cour intérieure ne l’enchantait guère, aussi eut-il peu de mal à prendre sa décision.
Il s’agenouillait devant la cavité quand il entendit le bruit d’une porte qui s’ouvrait. En tournant la tête, il aperçut à l’autre bout l’imposant garde-chiourme qui découvrait avec stupéfaction le captif hors de sa cellule. Il tenait cette fois-ci une francisque à la main, et le geôlier n’hésita pas une seconde à la lancer en direction de Jean-Louis. Tétanisé par la surprise, ce dernier vit la hache de jet filer dans sa direction, mais ricocher contre la pierre tout près de lui pour tomber sur le sol dans un sonore bruit de métal. Le jeune homme se saisit alors de l’arme, et la renvoya avec force vers son expéditeur. La hachette tournoya de multiples tours sur elle-même avant de se planter dans la cuisse épaisse du colosse, qui s’affala à terre en hurlant de douleur comme un verrat qu’on serait en train d’égorger.
Les conséquences de son acte frappèrent alors de plein fouet le prisonnier. Mais déjà, des voix éclataient dans la garnison, elles-mêmes presque couvertes par les exclamations interloquées des autres détenus qui venaient d’être brutalement tirés de leur sommeil. Jean-Louis passa la tête dans la sombre et malodorante ouverture, puis une épaule, avant de se retrouver bloqué comme il l’avait prévu. Il serra les dents pour déboîter volontairement sa seconde omoplate, et dans une improbable position, il glissa sur le flanc puis sur le dos pour franchir tel un bouchon dévissé l’étroite cavité. De son bras valide, il poussa contre la pierre humide de l’autre côté afin de faire passer le reste de son corps, et il réussit si bien qu’il ne put se retenir de tomber lourdement en arrière un mètre plus bas. Quand il se rétablit sur ses pieds, il comprit qu’il avait deviné juste car il se trouvait sur la margelle de l’un des principaux canaux collecteurs du réseau d’égouts de la cité impériale.
***
Deux heures plus tard, Jean-Louis avait enfin échappé à l’obscurité du cloaque souterrain et il courait en direction de son domicile. Comme ils en avaient eu initialement l’intention, Isolde et lui devraient quitter la capitale ce matin, mais sans doute pour ne pas y revenir avant une certaine période, au vu du rythme auquel il accumulait les infractions criminelles.
Il ouvrit la porte de son domicile pour constater qu’elle ne l’y attendait pas. Une vague d’angoisse déferla en lui, occultant totalement l’excitation procurée par son évasion réussie. Il l’appela mais elle ne répondit pas.
Il grimpa aux chambres à toute allure pour contempler le désastre. Une de leurs deux armoires béait, les battants bien écartés, et ses entrailles douloureusement vides semblaient l’accuser de son incurie à sauvegarder son couple, responsable de cette cruelle éviscération. Les yeux affolés du jeune homme parcourent la pièce et notèrent l’absence de leur unique malle, qui se trouvait en temps normal au pied du lit. Elle était partie avec tous ses effets personnels.
L’incompréhension le submergeait, et il s’enfuit de cette pièce qui témoignait de ses erreurs passées. Il voulait des réponses, il voulait des explications, aussi entra-t-il dans les ateliers de tissage sans même frapper. Dans le vacarme des métiers, une voix féminine l’interpella. La plantureuse Béatrix s’approchait de lui avec un air résigné sur son visage potelé.
« Tu viens pour Isolde ? »
Jean-Louis ne répondit pas à la question inutile de la surveillante. Ses yeux fous et sa respiration haletante le dispensaient de paroles. En tordant de gêne son tablier, elle débita, comme un écolier récitant sa leçon à son précepteur :
« Elle m’a laissé un message pour toi, Jean-Louis. Elle est repartie dans son village dès ce matin, et elle n’a pas besoin de se justifier car tu es sensé savoir pourquoi. »
La femme s’humecta les lèvres avant d’ajouter :
« Elle m’a aussi chargée de te dire que ce n’était pas la peine de chercher à la retrouver là-bas car elle compte finalement épouser un certain Parsifal, que tu dois normalement connaître. Euh… ça va mon petit ? Tu sais, c’est la vie et il ne faut pas trop t’en faire. A ton âge, un beau jeune homme comme toi… »
Mais il ne l’écoutait déjà plus. Il sortit dans la rue, et les passants les plus curieux s’arrêtèrent pour observer le garçon au visage pâle comme un suaire, qui avançait d’une démarche titubante.
Un gouffre. Le fond d’un lac délétère. Il sombrait.
Il referma machinalement la porte de sa maison derrière lui, se coupant du monde extérieur pour mieux appréhender sa folie. Quand Béatrix avait révélé sa dernière information, quelque chose s’était brisé en lui, pour la fin de ses jours. Il la souhaitait cette fin, mais était trop hébété pour agir.
Les mêmes images ne cessaient de défiler dans son esprit. Isolde nue avec Parsifal, ne cessant de répéter à l’infini toutes les nombreuses attentions amoureuses qu’ils avaient eux-mêmes connues.
Seul dans la pièce, il poussa un hurlement qui mourut plaintivement sur ses lèvres. Il devenait fou. Mais allait-il vraiment sombrer dans la démence s’il était capable de s’en rendre compte ? Il n’en savait rien, mais comme la mort, cette deuxième hypothèse lui semblait préférable à l’effroyable réalité. Pourtant, il s’effondra dans une chaise et commença à appréhender sans le vouloir la tragédie. Il aurait aimé la détester, la haïr pour ce qu’elle allait faire, mais il en était incapable. Elle n’évoquait à présent pour lui que ces nombreux instants de bonheur qu’ils avaient partagés, et ces souvenirs le firent exploser en larmes, comme l’enfant qu’il était encore quelques années plus tôt. C’était à lui qu’il adressait de muets reproches, c’était lui le fautif. Il s’était comporté comme un gamin, aveugle et égoïste. Il se répugnait, accablé de vivre l’existence d’un être aussi méprisable.
Ses hoquets de chagrin et son dégoût de lui-même lui donnaient envie de vomir mais il n’y parvenait pas, il s’étranglait seulement avec ses larmes.
Tant de douleur, aucune échappatoire. Partout Isolde et l’autre, partout lui et sa solitude. Aucune sortie.
Tout en continuant à sangloter, il ouvrit la porte d’un buffet et en sortit une grosse bonbonne de verre remplie entièrement d’un liquide incolore ; de l’eau de vie que leur avait donnée le père de son amour disparu, ultime relief de son lumineux passage dans son existence promise désormais à une ineffable vacuité. Il arracha du goulot le bouchon en liège puis souleva le lourd récipient pour porter le liquide directement à ses lèvres. Lui qui d’habitude n’appréciait et ne supportait que très modérément les boissons fortes, il avala une longue gorgée de l’alcool brûlant sans en ressentir le moindre inconfort. Perdu dans son labyrinthe névrosé, il souleva à nouveau la bonbonne.

A la septième gorgée, l’inconscience survint pour le soulager de sa souffrance.


TZEENTCH


Cette lame représentait un guerrier en armure, dressant son épée à deux mains vers le ciel, pour défendre une femme et un enfant contre une menace invisible. Le visage serein de l’homme contrastait avec ceux apeurés des gens qu’il protégeait.
« Le chevalier » énonça cette fois-ci la cartomancienne rabougrie.
Le prêtre de Sigmar termina son exercice divinatoire en soulevant la huitième et dernière carte, où un astre laiteux au sein duquel se dessinaient une paire d’yeux et une large bouche, diffusait sa lueur sur un ciel étoilé.
« La lune. Il s’agit évidemment de Mannslieb, dont la lumière bienfaitrice guide le voyageur égaré sur le chemin de la sagesse. »
Elle réfléchit un moment en examinant les huit figures alignées sur le bloc de pierre allongé, puis elle ajouta d’une faible voix :
« J’ai rêvé de ces deux dernières lames. Elles joueront un rôle moins décisif que les six autres lors des temps à venir, et ceci est fort dommage pour l’avenir de notre monde. Le chevalier et la lune sont en effet des cartes réputées pour servir l’Ordre contre les forces du Chaos.
Ce n’est pas le cas des six autres ? »
La vieille ne répondit pas et l’homme comprit l’inutilité de sa question en observant à nouveau l’ensemble des figures alignées. Il parut encore plus fatigué qu’à son arrivée dans la grotte, si cela était possible. D’une voix suppliante, il reprit :
« Je ne suis pas sûr de comprendre, mais j’ai le sentiment que tu possèdes les réponses car tu entends mieux que nous tous la voix du Protecteur. Eclaire-moi, je t’en prie ! Que dois-je faire et que représentent ces cartes ? Tu m’as dit que ce sont les instruments du destin, mais que sont-ils exactement ?
C’est à toi de le découvrir. Chaque lame représente un être qui sera à l’origine et à l’aboutissement de l’Entropie, ce changement ultime auquel œuvrent les puissances du désordre. Mais ces personnages sont les victimes inconscientes du filet tissé autour d’eux par le plus dément, le plus dangereux des dieux du Chaos.
Le Grand Changeur ? »
La vieille hocha la tête en baissant les paupières, puis elle regarda à nouveau l’homme aux cheveux blancs avec des prunelles brillantes de ferveur.
« Sigmar t’a élu pour retrouver ces êtres ignorants, et leur faire partager ton savoir avant qu’ils ne tombent dans le piège du Dieu Noir. C’est à toi seul que cette tâche incombe, et de ta réussite dépendra le sort du Vieux Monde tel que nous le connaissons. »
Alors, l’homme comprit pourquoi il avait consacré son existence à la vénération exigeante de son seigneur. Lui-même avait conscience de n’être qu’un outil dans la guerre que se livraient constamment les divinités intemporelles, mais le Protecteur enseignait l’humilité à ses fidèles et le prêtre s’émerveillait de pouvoir activement lutter contre cette négation de la vie et de la nature que représentait le Chaos.
« Si tel est le désir de mon maître, alors je ne faillirai point. »
Il imprima dans sa mémoire les huit cartes, puis éleva la voix comme s’il désirait prendre les cieux à témoin en plus de la vieille prophétesse.
« J’utiliserai tout le pouvoir que Sigmar m’a accordé pour retrouver ces gens, et avec eux, nous déchirerons la trame du destin, nous empêcherons cette apocalypse de survenir. »
Elle garda la bouche close. Il s’inclina devant elle, puis s’arma de courage pour entreprendre la longue descente du pic et des cinq cent quatre-vingts marches de l’escalier. Il songea qu’il aurait dû s’asseoir un instant lorsqu’il tirait les cartes. Ses jambes âgées n’avaient pas connu de repos, et le chemin jusqu’à sa monture qui l’attendait en bas leur promettait une pénible épreuve.
Les bourrasques n’avaient pas faibli en intensité, aussi l’homme descendait-il en longeant la paroi qui lui offrait une certaine protection contre le vent. L’escalier n’avait été taillé que sur une seule face de l’éminence rocheuse ; il conservait donc le mur de pierre réconfortant sur sa droite et le gouffre vertigineux sur sa gauche.
Malgré le sifflement incessant qui l’entourait, il discerna un battement d’ailes qui claquaient étrangement dans l’air au-dessus de lui. En levant les yeux, il aperçut un volatile de sinistre apparence, aux ailes de cuir qui encadraient une affreuse petite tête recouverte de fourrure. La chauve-souris atteignait l’envergure d’un aigle et elle fondait droit sur sa proie.
Le prêtre n’eut pas le temps de s’interroger sur l’apparition d’une telle créature dans la lumière du jour, car les griffes de la bête menaçaient de l’écharper. Il se couvrit le visage avec les deux bras juste à temps mais au lieu de le dépasser, elle battit furieusement de ses grandes ailes parcheminées pour se stabiliser à sa hauteur, en poussant un cri rauque qui ne ressemblait en aucune façon à ceux habituellement émis par ses congénères cavernicoles. La puanteur acide qui l’entourait acheva de confirmer les craintes du clerc paniqué : il était aux prises avec une créature surnaturelle.
Ses manches se déchiraient en lambeaux sous l’assaut furieux de la chauve-souris géante. Il devait reculer pour s’accorder les secondes nécessaires au lancement de l’incantation magique qui serait en mesure de repousser le monstre. Il ressentit le lien spirituel qui s’établissait avec son divin maître, l’afflux de pouvoir dans toutes les fibres de son corps.
Mais la formule sacrée ne franchit jamais ses lèvres.
Les serres acérées lui labourèrent cruellement le sommet du crâne et la douleur, fulgurante, brisa sa concentration tout en lui arrachant un râle désespéré. Aveuglé par le sang qui dégoulinait sur son visage en salissant sa blanche chevelure, l’homme battit furieusement des bras au hasard pour éloigner de lui son monstrueux assaillant. Mais en reculant, il glissa sur le rebord raboté d’une marche usée par le temps et les intempéries. Dans sa lutte avec la bête, il s’était dangereusement rapproché de la corniche. Aucun parapet ne séparait l’escalier de l’abîme, et son postérieur percuta brutalement le rebord pierreux, avant qu’il ne se sente partir en arrière. Son hurlement de terreur ne l’empêcha pas de glisser dans le gouffre.
La chauve-souris survola un instant le précipice comme pour contempler la chute de sa victime, dont le corps ricocha sur une saillie de la falaise avant de s’écraser plusieurs dizaines de mètres en contrebas. Elle lança un grinçant cri de victoire avant de retourner dans son univers originel.
***
En y pénétrant, le démon reprit l’aspect qui plaisait le plus à son créateur. Sous un ciel aux couleurs changeantes mais exclusivement sombres, volait une étrange silhouette cylindrique. Une de ses extrémités s’ouvrait telle la corolle épanouie d’un champignon tubulaire, et comme l’espace autour d’elle, les teintes de son corps alternaient, passant successivement d’un vert boueux à un violet toxique. Sous le démon, un tapis fuligineux remplaçait le sol dans ce monde intangible et les vapeurs denses qui le composaient étaient d’un gris cendreux.
Bien qu’à présent dépourvu d’ailes, il filait dans les airs putrides en direction d’une cité aux murs d’un noir profond. Un visiteur aurait eu du mal à discerner les contours mouvants de ses fortifications ou de ses bâtiments, également constitués de fumée, mais aucun humain n’avait jamais pénétré dans ce décor anarchique et insensible aux lois naturelles. Seuls un dieu et ses serviteurs résidaient dans ce lieu.
Sans ralentir son vol, le démon fuselé s’approchait des volutes obscures de la ville. Il traversa une succession de murs noirs et vaporeux. Chaque fois qu’il franchissait une barrière de fumée, l’ensemble de son corps rougeoyait un bref instant. Enfin, il s’arrêta dans une pièce aux dimensions cyclopéennes. Une lueur jaunâtre émanait du sol brumeux tandis que des faisceaux de lumière rouge sillonnaient irrégulièrement les murs ténébreux.
Son maître, son essence, l’entité auquel le démon devait sa propre immortalité, se trouvait devant lui, et cette présence le terrifiait. Il n’occupait qu’une position très inférieure dans la tumultueuse hiérarchie des forces du Chaos, et pourtant, c’était bien à lui que le Grand Changeur avait ordonné de tuer cet humain.
Encore plus sombre que les murs, le dieu gigantesque le dominait et l’écrasait de tout son pouvoir. Il avait adopté l’aspect d’une ombre difforme, une sphère créant de multiples tentacules grouillants qui s’allongeaient à chaque seconde avant de les engloutir en son sein. Un bref instant lui suffit pour plonger dans l’esprit de son serviteur démoniaque, y apprendre les détails de son voyage dans le monde matériel, et lui assigner de nouvelles instructions. Sitôt ce dernier parti, il s’accorda un fugace sentiment de satisfaction. Le plan qu’il avait ourdi plus de quarante siècles auparavant parvenait à son terme, et il allait récolter les fruits de son imagination machiavélique. Comme il détestait les certitudes, il avait inclus de nombreux facteurs aléatoires dans sa stratégie multimillénaire, des éléments que lui-même ne maîtrisait pas, et le résultat obtenu avait dépassé ses plus hautes espérances. Les nains obstinés avaient forgé sans le savoir ses propres armes et dans le même temps causé leur perte, un elfe trop ambitieux allait retrouver les instruments du destin, et ces faibles humains causeraient alors l’avènement du Chaos.
Il ne lisait pas l’avenir, aucune puissance ne le pouvait, et cette flexibilité du destin lui apportait toujours autant de jubilation à lui, le dieu de l’inconstance, le dieu du changement, le dieu des mutations, le plus puissant des dieux du Chaos : le grand Tzeentch. Mais en disséminant au bon endroit et au bon instant les germes de l’Entropie, il était aisé de préparer l’apocalypse qui lui apporterait le règne sur cet univers si attractif, si distrayant.
Visiblement, ses ennemis se doutaient enfin de quelque chose, comme en témoignait ce geste pitoyable de Sigmar pour tenter d’entraver ces plans. Mais il était trop tard pour lui, pour les dieux de l’Ordre et pour l’équilibre de ce monde qui allait bientôt connaître l’âge du Chaos.


RÉSURGENCE DU PASSÉ


Dans le village d’Uberdorf, les festivités battaient leur plein. Toute la population locale assistait à l’union de deux jeunes natifs du hameau, et comme le voulait la tradition, les étrangers de passage étaient conviés à la noce qui se déroulait sur la place centrale. Ceux-ci représentaient environ un tiers des personnes présentes car Uberdorf était situé à une dizaine de kilomètres au nord de la ville marchande de Kemperbad, au bord du fleuve Reik et de la grande route qui reliait les deux plus grandes cités de l’Empire, Altdorf et Nuln.
On avait installé sur l’herbe un assemblage de planches pour pouvoir giguer au rythme de morceaux musicaux interprétés avec entrain par un quatuor de joyeux drilles aux visages rougeauds. Les danseurs martelaient en chœur la piste de leurs sabots tout en ponctuant de cris enthousiastes les passages les plus animés.
Autour, de longues tables nappées de blanc avaient été dressées à l’ombre des cerisiers en fleurs. Elles étaient recouvertes par un amas d’alléchantes victuailles, parmi lesquelles les gourmands attablés avaient les plus grandes peines à faire leur choix. Certains ne se tracassaient pas avec de telles considérations et se servaient de tout ce qui s’offrait à eux ; les pâtés côtoyaient dans leur écuelle des fruits charnus qui baignaient dans du chou farci en sauce. Le vin et le cidre encourageaient de grands éclats de rire qui parcouraient régulièrement l’assemblée des gens attablés, sans pourtant déranger quelques insectes vrombissants attirés par les senteurs sucrées.
Sous une tonnelle fleurie par de lourdes grappes de glycine, un peu à l’écart du centre de l’animation, un homme assis contre un tronc sirotait du cidre dans une traditionnelle corne de bœuf. Avec sa peau mate, ses beaux cheveux mordorés et son uniforme militaire marqué des couleurs vertes et brunes inhérentes aux éclaireurs impériaux, il paraissait évident que celui-ci n’était qu’un visiteur fortuit à Uberdorf. Son apparence exotique tranchait avec la simplicité vestimentaire des villageois mais n’avait pas impressionné outre mesure les aimables paysans en ce jour de fête. Au contraire, Tobias Salamenco venait de décliner avec un sourire galant trois invitations à danser successives de la part de jeunes filles peu effarouchées. Elles étaient toutes plutôt jolies, mais leurs parents se trouvaient dans les parages et il n’aurait pas pu se laisser entraîner avec l’une d’elles dans une amourette passagère sans en assumer les conséquences au-delà de la soirée à venir ; et bien que son poste dans l’armée lui pesait de plus en plus, il ne se voyait pas terminer son existence à cultiver des terres près de ce bourg accueillant…
Il se contentait donc d’admirer l’énergie des musiciens locaux qui n’avaient marqué aucune pause depuis le mitan de la journée. Il avait dans un premier temps pensé rester quelques minutes tout au plus dans ce hameau, mais il avait finalement perdu le décompte des cornes qu’il avait vidées et il se laissait gagner par une agréable somnolence. Il ferma les paupières.
Tandis que les bruits de la bombance se changeaient à ses oreilles en une douce rumeur, il eut une pensée pour sa dernière mission au sud de l’Empire et pour son rôle essentiel dans la dissolution de l’armée orque qui avait menacé ses provinces frontalières. Suite aux conseils de son ami, le sergent Gert Klinsmann, il avait réintégré le corps d’armée des éclaireurs après plusieurs années d’errance aventureuse. On l’avait aussitôt envoyé à Nuln pour rejoindre une cohorte forte de trois mille hommes se dirigeant vers les Montagnes Grises afin d’éradiquer un clan de peaux-vertes qui ne cessait de harceler les fermes des contreforts. La destruction par ces orques d’un village entier avait incité l’Empereur à lancer cette campagne punitive. Tobias et ses confrères éclaireurs avaient amplement contribué à la victoire ; leurs rapports permanents concernant la localisation des troupes ennemies avaient aidé le commandant impérial dans ses choix tactiques, même si les batailles rangées avaient progressivement laissé la place à une guérilla éprouvante, qui ne s’était terminée qu’après de longs mois. L’Estalien s’était bien comporté en éliminant de nombreux orques à force de coups d’épées et de flèches. Mais quand les derniers ennemis avaient enfin fui les montagnes pour retourner dans les Sombres Terres d’où ils étaient issus, il n’en avait retiré que très peu de satisfaction. Il se souvenait à peine des louanges que lui avait formulées le commandant, et il avait rangé sa nouvelle médaille honorifique dans les sacoches de sa jument plutôt que de l’épingler à son plastron. En revanche, il gardait en mémoire les expressions exaltées sur les visages des jeunes soldats nulnois à l’approche des combats, le trépas brutal de ces mêmes combattants dans les embuscades tendues par les orques, les fermes isolées que certains sans scrupules avaient visité au cas où les peaux-vertes eussent oublié quelques objets précieux dans leur pillage. Avec l’aide d’un officier, il avait même dû s’interposer devant quelques hommes particulièrement énervés, qui s’apprêtaient à violenter une rescapée des massacres. Sans doute était-ce ce dernier épisode qui avait poussé Tobias à quitter son armée définitivement victorieuse sitôt passée la remise des récompenses.
Il avait alors chevauché seul vers Altdorf, ne s’arrêtant que l’espace d’une nuit dans les grandes villes traversées telles que Nuln et Kemperbad. Le printemps était particulièrement chaud et ensoleillé, aussi son voyage de retour lui avait-il permis de se régénérer l’esprit après cette éprouvante période à guerroyer dans le sud. Sa décision était prise : il accorderait un nouveau virage à son existence en quittant de manière irrévocable les rangs de l’armée, et ce, quelles que soient les protestations de Gert. Il désirait toujours aider les plus vulnérables, contribuer à protéger l’Empire et ses citoyens contre les nombreux ennemis qui menaçaient leur intégrité. Mais pas ainsi. Pas seulement par le sang et la haine. Quand il était parvenu à Uberdorf, le bonheur éclatant des nouveaux mariés et la joie de vivre de ces villageois l’avaient conforté dans cette nouvelle résolution. Il se devait de préserver l’existence harmonieuse de ces gens, et il sourit à lui-même de s’être trouvé un si noble objectif dans son existence solitaire.
« Mmmmoui… Tu veux à boire ? »
Tobias, surpris par la voix qui venait d’interrompre sa rêverie, ouvrit les yeux pour découvrir un affreux visage penché sur lui. Une tête allongée, burinée par le soleil et sillonnée de rides, encadrée par deux larges oreilles incroyablement décollées, le dévisageait en attendant une réponse. L’homme était petit et souriait de façon idiote en laissant échapper un filet de bave de sa bouche où trônaient deux incisives écartées.
Instinctivement, l’éclaireur voulut échapper à cette terrifiante apparition en reculant précipitamment sur ses coudes. Une plantureuse villageoise toute proche s’adressa alors à lui en riant :
« N’ayez pas peur, messire. Ce n’est que Bernard, le garçon le plus gentil que vous pourrez trouver à Uberdorf. »
Comme elle se trouvait derrière le petit homme qui avait pris Tobias au dépourvu, elle en profita pour agiter discrètement son index près de sa tempe en un geste éloquent, signifiant à l’Estalien qu’il avait affaire au simplet local. Il se reprit en adressant un signe amical à la villageoise, puis hésita sur la cruche que tenait le benêt dans ses mains noires de crasse. Il finit par lui tendre sa corne.
« Avec plaisir, Bernard ! Sers-moi donc encore un peu de cidre. »
L’idiot s’exécuta en poussant un gloussement de plaisir, mais sa maladresse le fit arroser au passage les mains de Tobias. Enfin, il s’éloigna pour servir de nouveaux participants à la fête.
En léchant ses doigts humides, l’éclaireur impérial porta son attention sur les autres personnes qui ne paraissaient pas natives du hameau. L’équipage d’une diligence s’était regroupé au bout d’une table pour déjeuner, et les voyageurs s’adonnaient en même temps à une partie de cartes sans se soucier de la musique ou des danses. Les deux cochers s’enivraient allègrement près d’un tonneau de vin et Tobias en conclut que cette compagnie ne reprendrait sans doute pas la route avant le lendemain. Plus près de lui, trois patrouilleurs ruraux, habituellement chargés de maintenir l’ordre dans les campagnes et sur les routes du pays, venaient d’attacher leurs montures à l’arbre où lui-même avait laissé Jennie. Ils étaient en train de discuter avec le représentant d’Uberdorf qui les invitait à se détendre au sein de sa communauté.
Derrière un cerisier se tenait un homme seul, comme lui, qui mangeait un morceau de lard accompagné d’un quignon de pain. Son allure l’intrigua mais il ne parvenait pas à discerner son visage qui était dissimulé par le feuillage touffu parsemé de fleurs blanches. Cet étranger portait de classiques bottes de voyage, mais une robe bleu sombre recouvrait jusqu’aux genoux son pantalon de toile. Mû par la curiosité, Tobias se leva et fit mine de s’approcher des victuailles sur les tables en examinant l’homme en robe du coin de l’œil. Quand il distingua ses traits, sa corne de bœuf faillit lui glisser entre les doigts.
Axel ! Axel qui était mort dans ses bras un an plus tôt, abattu par deux carreaux d’arbalète en fuyant le château des Flèches Noires. Axel se trouvait à quelques pas de lui, ressuscité. Puis, l’homme dut se douter qu’on l’observait car il se tourna dans sa direction, et Tobias comprit alors qu’il ne s’agissait pas de son ancien compagnon.
Quelques détails infimes le différenciaient de son souvenir du défunt jeune homme, mais leur ressemblance restait néanmoins ahurissante. Les mêmes cheveux ténébreux coupés au carré, assortis à des yeux si noirs qu’on les eusse crûs taillés dans de l’obsidienne et qui laissaient deviner un esprit vif et acéré. Comme Axel, son menton fuyait légèrement sous des lèvres minces et pincées. D’une taille et d’une corpulence très moyennes, l’inconnu se démarquait de l’ami défunt seulement par de longs cils qui ajoutaient à la distinction de ses atours. De plus, sa peau avait la pâleur de ceux qui passent plus de temps en intérieur qu’au grand air ; un citadin sans nul doute.
Le jeune homme, qui devait à peine dépasser la vingtaine d’années comme Axel lors de sa mort, détourna vivement la tête en ignorant le regard soutenu de Tobias. Conscient du malaise qu’il venait d’installer, ce dernier s’apprêta à quitter les lieux pour reprendre enfin sa route vers la capitale. Mais une étrange pensée naquit en lui, qui soulignait la lâcheté d’une telle attitude. Il refusait de fuir ce double vivant d’Axel, et lui qui d’ordinaire connaissait quelques difficultés à engager la conversation avec ses semblables en raison de sa réserve naturelle, il s’approcha de l’homme drapé dans sa curieuse robe aux couleurs de la nuit.
Quand Tobias parvint à sa hauteur, il esquissa un sourire maladroit en réponse à l’attitude farouche de son interlocuteur.
« Salut l’ami. Je m’appelle Tobias Salamenco. Je suppose que toi aussi, tu n’es que de passage. On peut dire que nous sommes tombés ici le bon jour !
En effet, nous avons de la chance. »
Son discret timbre de voix n’avait rien en commun avec celui plus grave du fougueux combattant qu’il avait autrefois connu. Bizarrement cette ultime et flagrante différence le déçut quelque peu.
L’homme détourna à nouveau le regard sur les danseurs, en arrachant de ses dents un autre morceau de viande. De plus en plus gêné, l’Estalien ne se démonta pourtant pas.
« Vers où voyages-tu si ce n’est pas indiscret ?
Vers le nord.
Moi aussi. Je vais jusqu’à Altdorf.
Pareil pour moi… mais je vais au-delà de la capitale.
Ah ? Et tu vas faire un si long trajet tout seul ? »
Le voyageur adressa un regard hésitant à Tobias, puis il s’approcha de son oreille et haussa la voix pour se faire entendre par-dessus la musique qui venait de gagner en intensité.
« En fait, j’ai pris un bateau de transport qui allait de Nuln à Kemperbad. Mais ensuite, j’aurais dû attendre un certain temps pour embarquer vers la capitale. J’ai donc préféré partir à pied. »
Le visage de l’éclaireur prit une expression franchement interloquée.
« A pied ?
Euh… oui. Un boulanger de Kemperbad m’a dit que j’en aurai pour trois jours de voyage à peine et qu’il y avait des auberges-relais pour dormir et manger tout le long de la route. »
La réaction incrédule de Tobias lui fit perdre toute assurance. Celui-ci eut envie d’éclater de rire devant la naïveté du jeune homme, mais ébaucha juste un léger sourire afin de ne pas froisser son éventuelle susceptibilité. Il répondit d’un ton prudemment mesuré.
« Je crois malheureusement que ce commerçant t’a induit en erreur volontairement. Ça arrive souvent à Kemperbad. C’est une ville avec beaucoup de passage et certains de ses habitants prennent plaisir à se moquer des visiteurs. Sans monture, il faut plutôt compter une dizaine de jours pour gagner Altdorf ; quant aux auberges-relais, je n’en connais que quatre le long de cet axe. Ce n’est vraiment pas très malin de sa part de te fourvoyer ainsi car tu allais aux devants de pénibles épreuves… »
Le front plissé et les sourcils froncés, le voyageur demanda :
« Tu es sûr de toi ? Il ne m’avait pas l’air malhonnête, pourtant.
Malheureusement oui. J’ai un poste d’éclaireur pour les armées impériales, et mon travail m’a fait traverser tout le pays de long en large. Je connais bien cette route. »
Tobias lut sur son visage une profonde consternation. Son désarroi lui donnait l’allure d’un enfant égaré sur le bord d’un chemin, et sans réfléchir, il entreprit de le rassurer.
« Allons, ne t’inquiète pas. Il n’y a pas que des gens mal intentionnés dans le coin. Comme je te l’ai dit, je vais moi-même à Altdorf. Nous pourrions peut-être faire la route ensemble si tu te trouvais une monture. Qu’en dis-tu ? »
L’homme aux cheveux noirs réfléchit un instant, le regard perdu en direction du paisible fleuve Reik qui coulait en bordure du village. Puis il se retourna vers lui pour lui répondre avec un soulagement non dissimulé.
« Ce serait vraiment avec plaisir car je ne sais plus quoi faire. Mais comment trouver un cheval par ici ?
Si tu as de quoi payer, j’ai repéré une sellerie près du moulin là-bas. Il y avait trois bêtes à l’écurie qui n’étaient pas harnachées, donc elles sont sûrement disponibles pour qui a suffisamment d’or. Parce que leur prix risque d’être assez élev酠»
L’autre se frotta le menton d’un air songeur avant de fouiller dans une poche invisible cousue à l’extérieur de son étrange robe pour en retirer une pierre précieuse à peine plus grosse qu’une bille de fronde, mais scintillant de mille feux. Un diamant.
« Tu penses que ça suffirait ? » demanda-t-il en tenant entre deux doigts la gemme taillée.
« Diantre ! Tu as de quoi acheter les trois montures, je pense. Je ne sais pas s’ils auront de quoi te rendre la monnaie. »
Pour toute réponse, il haussa les épaules, avant d’objecter :
« Ce qui m’inquiète surtout, c’est que je n’ai jamais monté un cheval de ma vie.
Pas grave. Ce n’est pas bien difficile et j’aurai le temps de t’apprendre. Le plus dur pour toi sera de supporter la selle car après quelques heures de route sur ton canasson, tu risques de ne plus jamais vouloir monter dessus tellement tu auras souffert ! C’est ce qui arrive quand on n’est pas habitué, mais je te montrerai quelques astuces. »
Pour la première fois, le jeune homme sourit à Tobias puis il lui serra la main.
« Je m’appelle Ernst-Werner. » Il hésita avant d’ajouter d’un ton moins enthousiaste : « Mais tu peux m’appeler Ernst, si tu veux… Je suis un sorcier et je dois aller jusqu’à Marienburg pour accomplir une mission que m’a imposée mon maître de magie. J’espère que ça ne te dérangera pas finalement de voyager en ma compagnie, car je sais que certains n’aiment pas trop les personnes dans mon genre.
Non, non pas du tout. Mais je suis un peu surpris car les rares sorciers que j’ai pu croiser étaient tous très âgés. »
Même s’il ne laissait pas paraître son étonnement, Tobias se reprocha intérieurement son manque de perspicacité. Sa robe soyeuse, son apparence soignée, son aura de mystère auraient dû lui permettre de deviner plus tôt l’originale profession de cet homme.
« Tous les sorciers ont été jeunes un jour. » rétorqua Ernst-Werner avec légèreté.
Alors que les deux étrangers commençaient à s’éloigner de la fête, deux filles accoururent de nulle part et l’une d’elle les héla :
« Messire ! Vous n’allez pas vous en tirer à si bon compte. Vous m’aviez promis une danse ! »
Tobias reconnut une des jouvencelles qu’il avait le plus diplomatiquement possible éconduite, mais celle-ci lui avait déjà pris le bras pour l’attirer vers les planches devant le trépidant orchestre. Il voulut protester mais quand il aperçut l’expression de terreur qui avait envahi le pauvre magicien lorsque celui-ci se fit capturer par la seconde villageoise, il éclata d’un rire inattendu en se laissant entraîner dans la ronde. Peut-être que le fait d’avoir rencontré un personnage encore plus timide que lui ajoutait à son courage, à moins que sa gaieté soudaine ne lui fût accordée par le fort cidre local, mais Tobias se prit finalement au jeu et profita du grand nombre de danseurs autour d’eux pour enlacer plus fermement sa partenaire consentante. Le jeune sorcier quant à lui se laissait gauchement guider par la demoiselle qui l’avait invité, les joues écarlates sous les acclamations hilares des habitants d’Uberdorf.
***
La nuit tombée, les deux étrangers décidèrent de dormir au village. Un ancien leur proposa aimablement l’abri de sa demeure, trop vaste pour lui depuis le décès de son épouse. Le sorcier accepta l’offre avec gratitude. L’éclaireur préféra le foin d’une grange à l’écart du hameau.
Mais la compagnie de sa cavalière de danse compensa ce léger inconfort.
***
Tobias s’éveilla très difficilement le lendemain. Une terrible douleur sourdait derrière les parois de son crâne et il se maudit d’avoir bu autant de cidre la veille. A ce souvenir, la nausée le prit et il se retourna sur le dos en respirant bouche ouverte pour dissiper son malaise. Derrière ses paupières closes, il devinait les rayons du soleil matinal mais il ne trouva pas le courage d’illuminer les brumes de son esprit par une si violente clarté.
La fille ! Oh, par Sigmar !
Cette pensée foudroyante le dégrisa sur-le-champ et il se redressa pour examiner les alentours de sa couche improvisée. Il se trouvait au sommet d’un amoncellement de bottes de foins, juché près du toit de la grange à quatre bons mètres de hauteur. Il était nu comme un ver, ses vêtements éparpillés près de lui, mais aucune trace de la jeune villageoise. Il se rendit compte avec une certaine honte qu’il n’avait pas même eu connaissance de son prénom. A moins qu’il ne l’ait tout simplement oublié…
Son soulagement fut immédiat quand il comprit qu’elle avait dû rentrer chez elle avant que son absence n’ait été remarquée par ses parents ; c’était du moins ce qu’il supposait car il ne se rappelait pas avoir beaucoup discuté avec elle. Il ne risquait donc pas d’être accusé d’avoir déshonoré sa famille mais il ressentit également une certaine déception puisque cette campagnarde ne s’était pas suffisamment entichée de lui pour le convaincre de rester auprès d’elle. Il chassa cependant très vite cette odieuse amertume de son esprit.
Son ivresse avait été telle qu’il ne se souvenait pas avoir grimpé jusqu’ici. Par contre, de délicieuses images affleuraient à la surface de sa mémoire embuée, dans lesquelles il reconnaissait le joli minois de la jeune femme ainsi que quelques passages de leur étreinte amoureuse. Il ressassait successivement chacun des voluptueux instants qu’il se rappelait mais ceux-ci restaient flous, presque irréels et Tobias s’en voulut à nouveau de n’avoir pas savouré plus intensément cette compagnie inattendue. Lui qui n’avait pas connu d’autre femme depuis plusieurs mois eut la sensation d’avoir dilapidé cette bonne fortune.
Pour évacuer sa frustration, il s’avança près du vide en écoutant les bruits de l’extérieur. De nombreux passereaux gazouillaient, comme pour célébrer le retour de la sérénité dans les environs après une journée de folles et bruyantes tribulations. Quelques voix se faisaient entendre au-dehors mais à la fois peu nombreuses et moins enjouées que la veille. Il supposa que la plupart des habitants d’Uberdorf n’étaient peut-être pas encore levés même s’il n’avait aucune idée du temps écoulé depuis l’aube. Un hennissement retentit soudain, ce qui eut pour effet de rappeler à l’Estalien une certaine jument, attachée à un arbre depuis le midi précédent. Pauvre Jennie. Elle devait souffrir de la soif si personne n’avait eu la bonne idée de s’en occuper à sa place.
A la perspective de reprendre la route sur sa monture, il se souvint enfin de sa rencontre avec le magicien qui ressemblait tellement à Axel. De nouvelles réminiscences affluèrent. Il avait sympathisé avec ce gars venu de Nuln. Il se prénommait Ernst et se prétendait sorcier. Voilà, tout lui revenait. Il lui avait proposé de chevaucher avec lui vers Altdorf, et l’autre avait accepté. Pourquoi avait-il pris une telle initiative envers un inconnu, pourquoi avait-il voulu créer des liens avec ce citadin naïf alors que la perte de ses précédents amis continuait parfois à le hanter dans son sommeil plus d’un an après ? Peut-être que cette singulière ressemblance physique avec son ancien compagnon en était la cause. Peut-être avait-il sans le vouloir agi ainsi pour se racheter de ce massacre dont il se croyait étrangement responsable. A moins qu’il appréciât tout simplement de jouer ce rôle de grand frère envers ceux moins expérimentés que lui…
Avec ce martèlement incessant à ses tempes, l’heure n’était vraiment pas à ruminer des pensées aussi complexes sur lui-même. Même dans son enfance, son père lui répétait souvent qu’il réfléchissait trop au lieu d’agir, qu’il passait trop de temps à rêvasser. Sans doute avait-il raison.
Las de s’apitoyer sur son sort, Tobias s’habilla puis se laissa glisser sur des bottes de foin en contrebas, avant de se rétablir d’un deuxième saut devant l’entrée de la grange. Dehors, la température estivale le réchauffait doucettement, l’astre solaire ne s’élevant finalement que de peu au-dessus des collines à l’est, de l’autre côté du Reik. L’éclaireur comprit que sa fatigue n’était pas seulement la conséquence de sa gueule de bois mais aussi d’un réveil particulièrement précoce. Il en déduisit que son amante d’une nuit avait dû rejoindre en catimini son foyer alors qu’il s’était déjà endormi, mais comme à chaque fois qu’il tentait de se rappeler tous les événements de la veille, la confusion le guettait. La place centrale du hameau portait encore les stigmates des agapes qui s’y étaient déroulées. On avait retiré les nappes blanches mais cet acte courageux représentait l’unique tentative pour atténuer le désordre des chaises et des bancs renversés au milieu des nombreux reliefs de repas abandonnés dans la poussière. Tobias traversa le sinistre en évitant les nombreuses bouteilles vides et les tonnelets percés qui jonchaient également le sol. Les faibles voix qu’il avait entendues de la grange provenaient du lavoir, où une dizaine de femmes étaient penchées sur leur lessive en discutant avec animation. Il paria silencieusement que les lavandières tiraient le bilan sentimental de la soirée précédente, et il espéra ne pas se trouver lui-même au centre de leurs conclusions.
Jennie broutait l’herbe autour du tremble auquel elle était liée. Quand Tobias s’approcha, elle accueillit son retour en piaffant et en le bousculant légèrement de la tête. Il la réconforta par quelques tapes amicales sur les flancs et par de douces paroles, puis il ôta la corde de l’arbre pour diriger la jument vers le fleuve afin qu’elle puisse s’abreuver à loisir. L’éclaireur trouva un endroit où les eaux du Reik avaient envahi les terres détrempées. Le courant y était faible et la berge presque inexistante.
Pendant que Jennie calmait sa soif, Tobias aperçut une silhouette assise sur un promontoire dominant le fleuve, à une vingtaine de mètres sur sa droite. Il se dirigea vers Ernst-Werner.
Celui-ci était plongé dans la lecture d’un imposant ouvrage relié de cuir qui reposait sur ses cuisses. Tout en parcourant de son doigt le contenu de la page, le jeune sorcier marmonnait pour lui-même, sans s’apercevoir de l’arrivée de son futur compagnon de route.
« Salut. Je te dérange ? »
Dans un claquement sec, le lecteur referma son grimoire en sursautant. Quand il vit qui venait de le surprendre en pleine concentration, il émit un soupir soulagé.
« Tu m’as fait peur ! Je ne t’avais pas entendu arriver.
Désolé. Tu étais en train de réviser des sortilèges ou quelque chose dans le genre ? »
Ernst-Werner opina de la tête en rangeant son précieux livre dans un sac à dos qui n’avait visiblement jamais été utilisé jusqu’alors. Tobias insista avec intérêt :
« Tu es donc un vrai enchanteur, avec de la magie dangereuse je suppose. Je me souviens d’une bataille à laquelle j’ai participé avec une partie de l’armée impériale. Il y avait un puissant sorcier de l’académie d’Altdorf qui nous accompagnait. Quand notre armée a rencontré celle du guerrier du Chaos que nous étions venus affronter, le mage a utilisé son pouvoir pour invoquer de terribles explosions de flamme au sein des rangs adverses. Il contrôlait même les vents pour détourner de nous les projectiles ennemis ; c’était vraiment terrifiant ! Mais c’était également très efficace car grâce à lui, nous avions gagné ce jour-là.
Un mage de guerre. J’en ai entendu effectivement parler. Mais il faut devenir un sorcier très accompli pour postuler à une telle charge. Moi, je pratique pour l’instant une magie inférieure. »
Tobias s’esclaffa.
« Je vois. Il faut porter des binocles et une longue barbe blanche pour en faire autant ! »
Ernst-Werner sourit, puis lui demanda à brûle-pourpoint :
« Bien dormi sinon ? »
Aucune pointe d’ironie ne perçait dans sa voix, mais son visage impénétrable ne révélait que très peu d’émotion. Une fois encore, l’Estalien fut impressionné par la ressemblance flagrante avec Axel. Il répondit sur la défensive :
« Euh… oui, très bien. Un peu de mal au réveil à cause du cidre mais je suis prêt à reprendre la route. Qu’en dis-tu ?
Je suis d’accord. Mais il faut que nous trouvions le cheval qui me manque.
Oui, c’est vrai ! J’avais oublié. Allons voir si le propriétaire de la sellerie est debout. Si nous voulons atteindre la prochaine auberge-relais avant ce soir, nous devrions partir au plus tôt. »
Les deux hommes se dirigèrent alors en direction du moulin où Tobias avait aperçu les montures.
***
Trois jours plus tard, une paire de cavaliers progressait lentement sous le couvert des arbres. Tobias, qui se trouvait en tête, recherchait avec attention le moindre trou susceptible de piéger les chevilles de leurs montures ou les éventuels buissons urticaires en mesure de les incommoder.
En cette fin de printemps, la chaleur persistante avait attiré des orages qui s’étaient brutalement abattus sur la région. Depuis la veille au soir, la pluie était tombée sans interruption pour ne cesser qu’en milieu de journée. Les deux voyageurs s’étaient alors décidés à quitter l’auberge-relais où ils avaient dormi pour reprendre leur route vers Altdorf, mais à leur grande déconvenue, ils durent contempler le spectacle du fleuve Reik qui avait débordé de son lit. Le sol de la piste commerciale s’était ainsi métamorphosé en un bourbier très défavorable au passage des chevaux. Sur les conseils avisés de l’éclaireur, ils s’étaient écartés des terres inondées pour avancer parallèlement au fleuve sous les frondaisons de la proche forêt, là où l’humus moelleux convenait mieux aux sabots de leurs équidés.
Même si leur allure diminuait en raison de l’absence de piste, le sous-bois n’était pas aussi touffu que Tobias l’avait craint de prime abord. Particulièrement anciens, les immenses chênes qui composaient cette forêt étendaient leurs plus basses branches bien au-dessus de leurs têtes, et seules de frondeuses fougères osaient empiéter aux pieds de ces nobles sylvains l’espace qui leur était dévolu. Quelques rayons s’échappaient par d’improbables trouées dans l’épais manteau végétal qui masquait le ciel aux yeux des deux voyageurs, nimbant de lumière la surface moussue de certains troncs épais. Les nuages s’étaient peut-être dissipés à l’extérieur de ce vaste enclos verdoyant. L’Estalien proposa au sorcier de se rapprocher du fleuve afin de repérer leur position. En émergeant de la forêt, ils constatèrent la fuite des derniers nuages devant le retour du soleil. Tobias s’adressa à son compagnon :
« Nous n’avons guère avancé. Il faut compter encore trois jours avant de voir les murs de la capitale. S’il ne pleut pas à nouveau cette nuit — mais je pense que les averses sont terminées —, nous pourrons reprendre la voie marchande. Par contre, nous devrons dormir à la belle étoile cette nuit car la prochaine auberge-relais est bien trop éloignée. Avançons encore une heure ou deux, puis nous installerons notre campement. »
Ernst-Werner ne se priva pas d’exprimer par une mine consternée sa désapprobation à l’idée de camper en pleine nature, mais il ne pipa mot et se contenta de tourner bride pour replonger entre les arbres. Amusé par les manières du citadin, l’éclaireur le suivit en appréciant la position du jeune homme sur son cheval. Il ne montrait aucun don particulier pour l’équitation, mais il avait suivi avec assiduité ses recommandations et parvenait désormais à endurer plusieurs heures d’affilée sur sa selle. S’ils n’avaient pas besoin d’ici là d’imprimer aux montures un galop soutenu, ils parviendraient tous les deux à Altdorf sans avoir eu à déplorer une malencontreuse chute du magicien.
Avant que le crépuscule n’assombrisse entièrement la forêt, ils s’arrêtèrent pour passer la nuit. Une fois les chevaux attachés, Tobias commença à déballer son paquetage tandis qu’Ernst-Werner se désaltérait à sa gourde. L’Estalien déroula une paillasse de chanvre et de coton, puis la tendit à son compagnon.
« Prends ça. Je suis plus habitué que toi à dormir en extérieur. »
Gêné, le sorcier répliqua mollement :
« Non, c’est gentil mais elle est à toi. Je t’assure que je trouverai facilement le sommeil tellement je suis fourbu, même sans lit.
Allez, t’embête pas. Je dors aussi bien sur l’herbe que sur ce genre de couche. Et ce n’est pas vraiment un grand cadeau car personnellement, je trouve que ça gratte. »
Il lui remit entre les mains la paillasse avant qu’il n’ait pu protester plus longtemps, puis il fouilla à nouveau dans son sac.
« Il ne me reste que trois rations de voyage. Nous en partagerons deux ce soir et nous nous ravitaillerons au prochain village. Il y en a un à quelques heures d’ici si je me souviens bien. Par contre, c’est de la viande. Il faudrait s’allumer un petit feu pour la cuire. »
Il observa les alentours avant d’ajouter :
« Je vais chercher du bois. Tu n’as qu’à te reposer en attendant ; je n’en aurai pas pour longtemps.
Merci Tobias. »
La gratitude dans la voix du jeune homme était sincère. L’éclaireur s’éloigna de l’orée de la forêt en quête d’arbustes aux branches aisément combustibles.
Pendant son exploration des sous-bois, il rêvassa aux trois jours qu’il venait de passer en compagnie du sorcier. Ce dernier n’avait toujours pas perdu de sa réserve naturelle et il demeurait avare en paroles. Les silences de son nouvel ami ne le dérangeaient en aucune façon, mais il aurait bien aimé en connaître un peu plus sur la mystérieuse profession du jeune homme et sur ses antécédents. Mais Ernst ne parlait guère de lui-même.
Pourtant, Tobias ressentait pour lui une indéniable affection et il était persuadé que de son côté, Ernst admirait les nombreuses compétences de l’éclaireur. Sur la route, il lui avait narré ses nombreux voyages dans les pays du Vieux Monde et même dans de sinistres régions plus éloignées. Le magicien avait représenté un auditoire particulièrement intéressé et il n’avait cessé de lui poser des questions sur les us des étrangers à l’Empire, sur leurs mœurs, leurs habitudes culinaires ou vestimentaires, ou bien sur les légendes concernant les lieux mythiques qu’il avait traversés. Cette forme de respect que lui avait témoigné le magicien compensait largement aux yeux de Tobias son comportement parfois étrange, ou les secrets qu’il ne désirait pas partager.
Quand ils s’arrêtaient chaque soir dans une auberge-relais, lui s’efforçait de discuter avec quelques autres voyageurs pour connaître les derniers événements importants dans la région. Mais Ernst préférait monter dans sa chambre sitôt son repas terminé, et chaque matin, il devait le presser de fermer son éternel grimoire pour reprendre la route. Un garçon bien étrange à n’en pas douter, mais qu’il avait envie néanmoins de mieux connaître, dut-il s’avouer.
Soudain, un bruit l’arrêta sur place. Un buisson frissonna à une faible distance de sa position. Tobias dégaina aussitôt son épée en reculant pour s’en éloigner. Il s’agissait peut-être d’un ours noir, et dans ce cas, mieux valait ne pas déranger l’animal. Mais quelque chose s’agita dans d’autres fourrés sur sa gauche. Ce n’était pas un ours, mais des loups ; et bien que les ombres du soir l’empêchaient de distinguer clairement les environs, l’humain se douta que la meute manœuvrait de manière à l’encercler. Son instinct le poussa à choisir la plus raisonnable des actions pour échapper à ce guêpier : il prit la fuite.
Il ne vit pas les prédateurs mais il les entendit hurler dans son dos en jaillissant de leur cachette. Surgissant de derrière un tronc, un loup efflanqué au pelage gris voulut attraper sa jambe entre ses crocs, mais Tobias le faucha de sa lame avant de se faire blesser. La bête affamée geignit de douleur en roulant au sol mais l’homme n’avait pas freiné sa course pour autant. Il ne s’était pas beaucoup éloigné, et le fleuve ne devait pas être loin. Il devait l’atteindre car les loups ne le suivraient pas dans l’eau mais il avait perdu tout repère dans la forêt et il n’était pas sûr de sa direction.
Il hurla : « Ernst ! », puis jeta un regard en arrière.
Ils étaient sept sur ses talons, qui allaient le rattraper dans quelques inéluctables secondes. Tobias s’apprêta à se retourner subitement pour en écharper un ou deux dans leur élan, quand la silhouette mince de son compagnon en robe apparut au sommet du talus qui lui faisait face. Celui-ci leva un bras en l’air tout en criant à son intention :
« Plonge ! A terre ! »
Le ton de son ami était péremptoire et non hésitant comme à l’accoutumée, ce qui incita l’éclaireur à obtempérer sans hésitation. Il eut seulement le temps de voir le bras tendu du sorcier s’abaisser en laissant échapper une grosse étincelle rougeoyante qui fila vers lui, avant de sauter en avant pour se retrouver le nez dans l’herbe. Quand l’étincelle passa au-dessus de lui, il ferma instinctivement les yeux et entendit un sifflement suraigu, puis une légère explosion retentit derrière lui, évoquant le même bruit que celui produit par une fusée d’artifice défectueuse. Lorsque ses poursuivants laissèrent échapper un concert de pitoyables glapissements, il pivota sur le dos pour contempler le spectacle.
Six des animaux détalaient entre les arbres, leur pelage dévoré à certains endroits par quelques flammèches tenaces. Ils abandonnaient leur dernier congénère étendu au sol, au centre d’un cercle où la végétation avait été instantanément consumée. Incrédule, Tobias se leva pour s’approcher du cadavre du loup qui n’avait pas eu le temps de se retrouver en proie aux flammes magiques car il avait été instantanément calciné, et l’éclaireur se protégea le nez de la main pour ne pas respirer la fumée qui s’en dégageait en charriant une terrible odeur de chair brûlée.
Il resta ainsi immobile à observer les restes noircis de la bête jusqu’à ce que Ernst-Werner le rejoigne au bout de quelques instants. Il se retourna vers son compagnon de route.
« Ainsi, voilà la magie inférieure dont tu parlais… »
Un large sourire satisfait éclaira le pâle visage du sorcier. Une rougeur empourpra ses joues et il ne parvint pas à dissimuler sa jubilation devant l’expression stupéfaite de son acolyte.
« N’importe quel mage ayant dépassé le stade d’apprenti sait lancer un sort de boule de feu. Il faut bien que les sorciers servent à quelque chose puisqu’ils ne savent pas monter à cheval ou se battre à l’épée ! »
Tobias acquiesça de la tête en revenant de nouveau à la carcasse carbonisée. Sans l’exprimer à haute voix, il songea que son compagnon avait définitivement fait voler en éclats à ses yeux l’image d’intellectuel inoffensif et empoté qu’il avait jusqu’alors véhiculé.


LES COLLINES STÉRILES


Les deux mains posées sur le bastingage, Wigmar Zibsheit contemplait les eaux sombres du Reik dont la surface ondulait au passage du navire. Ils avaient quitté la capitale deux jours plus tôt mais depuis la veille, la forêt n’avait cessé de border le large fleuve sur chacune de ses rives, n’offrant aux yeux des passagers qu’une monotone verdoyance. Cependant, la vue de cette barrière naturelle n’exaspérait pas l’homme aux cheveux roux.
D’après le capitaine de la Sangsue — la petite péniche de transport sur laquelle lui et ses compagnons voyageaient en direction du sud —, ils devaient gagner Kemperbad avant la soirée. Ensuite, ils suivraient le cours d’une rivière encaissée au creux d’un canyon avant d’atteindre leur objectif situé au cœur d’une région aride dominée par d’abruptes collines. Selon les informations de Durak, il s’agissait du genre d’endroit désolé où les arbres et les animaux avaient abandonné l’idée de survivre. Autant profiter alors de ce paisible cadre sylvestre avant de découvrir la région inhospitalière qui leur était promise.
Wigmar se doutait que le nain ne l’appréciait guère, mais malgré l’irascibilité et les sempiternels reproches de ce dernier, il admettait volontiers que Durak savait faire preuve de perspicacité quand il s’agissait d’organiser une de leurs expéditions lucratives. C’était déjà lui qui avait proposé leurs services au bourgmestre de Delberz pour éradiquer la bande d’hommes-rats, ceux qui avaient investi les égouts de la ville. Cette fois-ci, le nain avait repris contact avec lui et le reste du groupe pour leur proposer cette nouvelle mission. Tandis que Wigmar, Dieter et le halfeling consumaient la récompense du bourgmestre de diverses manières dans la capitale, Durak Ländser s’était, lui, rendu chaque matin sur la place de l’Orme Blanc. Au cœur de la cité se trouvait une large esplanade au centre de laquelle se dressait un arbre majestueux, à l’écorce pâle et au tronc aussi large que les guérites qui cernaient chacune des portes extérieures d’Altdorf. La coutume incitait les citadins à épingler sur toute sa circonférence des bouts de parchemins, sur lesquels ils avaient rédigé des offres d’emploi peu ordinaires, concernant essentiellement les voyageurs de passage dans la capitale. Durak était allé à la rencontre de plusieurs de ces employeurs potentiels, mais il ne trouva un travail intéressant pour lui et ses trois compères qu’après deux semaines de recherches.
Une jeune femme vivant dans un quartier nanti de la ville, et répondant au nom de Etelka Herzen, recherchait un groupe d’hommes courageux et expérimentés afin qu’ils se rendent dans la sinistre région des Collines Stériles. Un mois plus tôt, elle avait organisé une expédition dans ces terres à l’est de Kemperbad mais la dizaine de mercenaires engagés pour l’occasion n’avait depuis donné aucune nouvelle. Elle souhaitait en conséquence y envoyer un second groupe plus restreint mais plus discret, capable de les retrouver ou, dans le cas le plus funeste, de rapporter une preuve de leur trépas. Quand le guerrier nain avait demandé à cette dame trop généreusement parfumée quel avait été l’objectif de ses mercenaires disparus, elle avait sèchement répliqué que ce point ne le concernait pas. Elle avait cependant précisé qu’ils devraient lui rapporter toutes leurs possessions dans l’éventualité où ils retrouveraient les corps.
Comme avec les précédents employeurs rencontrés, Durak avait dans un premier temps refusé cette mission. L’attitude arrogante de la jeune femme, en sus de ses inquiétantes cachotteries, avait fortement déplu au nain. Mais les huit cents couronnes d’or qu’elle avait ensuite proposées en récompense l’avaient incité à réviser son premier jugement et à demander leur avis à ses trois acolytes, après avoir demandé à la dame un délai de réflexion. Quand le nain avait évoqué la petite fortune qui les attendait, Wigmar s’était empressé de trouver à cette mission une honorable légitimité, arguant que le sauvetage de gens en péril n’avait aucun prix à ses yeux ; une conception de l’altruisme qu’avaient vigoureusement approuvée Dieter et Micky. Durak n’était pas dupe au sujet de l’héroïsme désintéressé de ses amis, mais le lendemain il s’était de nouveau rendu au domicile d’Etelka Herzen pour lui signifier leur accord, et le surlendemain, ils avaient tous les quatre embarqué sur la Sangsue en direction du sud.
Wigmar sourit pour lui-même en repensant aux inquiétudes du nain. Si cette femme leur avait caché certains aspects de leur expédition, lui se chargerait d’éclaircir sur place les secrets qu’elle désirait préserver. Comme le disait autrefois son protecteur à la guilde des voleurs, qui aimait les bons mots : « Ne t’arrête surtout pas au fruit le plus proche sur la branche. Dans un pommier, les pommes les plus belles et les plus sucrées se trouvent au sommet de l’arbre, là où personne ne va les chercher. » Il n’était pas très sûr de l’exactitude de la formule mais il avait retenu le sens du message, et il connaissait lui aussi les bienfaits de l’opportunisme.
Le fleuve Reik amorçait à présent un méandre vers la gauche. L’astre solaire, brillant de ses derniers feux au-dessus de la forêt, sortit enfin de son champ de vision pour se contenter de lui réchauffer gentiment la joue. Il ôta alors la main qu’il gardait jusqu’alors en visière au-dessus de ses yeux, pour découvrir un paysage étonnant.
La sombre forêt s’effaça brutalement pour laisser place à de vastes champs cultivés sur la berge occidentale du fleuve. Les parcelles encore vertes d’orge et de blé se disputaient une suprématie agraire jusqu’à l’horizon, en une étendue ondulante, sporadiquement égayée par quelques taches jaunes de colzas en fleur. De minuscules hameaux semblaient avoir émergé de la terre en pleine campagne ou près de la rive fertile. Du côté oriental, les bois disparaissaient également, mais le terrain s’élevait jusqu’à former une spectaculaire falaise, abrupte et verticale, qui culminait à une centaine de mètres au-dessus du fleuve paresseux. Et en ce lieu se trouvait une des merveilles de l’Empire, l’une des rares cités humaines dont l’originalité pouvait rivaliser avec celle, formidable, des nains bâtisseurs : Kemperbad.
Telle un nid d’aigle, la ville avait été édifiée au sommet de cette vertigineuse falaise, si bien que du bateau, Wigmar n’en distinguait que les bâtiments les plus proches. Il savait que, là-haut, des routes quittaient la ville en direction du nord et de l’est. Mais pour l’atteindre par le fleuve, la seule solution consistait à gravir ce mur naturel. Aux pieds de l’impressionnante paroi, un môle en bois protégeait une trentaine d’embarcations amarrées de manière très disciplinée. Ce port improvisé n’occupait qu’une portion restreinte du fleuve, laissant suffisamment de place aux autres navires qui désiraient poursuivre leur navigation vers Nuln, beaucoup plus en amont.
La Sangsue s’approchait lentement, et Wigmar chercha vainement des yeux un ponton de libre au milieu des nombreuses embarcations fluviales. Aussi fut-il surpris quand l’expérimenté pilote dépassa un imposant navire marchand qui masquait un espace suffisant pour y faire accoster leur péniche. Une fois cette dernière immobilisée, l’homme aux cheveux roux sauta lestement sur le quai. Tandis qu’il observait l’activité fébrile des travailleurs portuaires qui déplaçaient de lourds ballots sous la surveillance de négociants attentifs, ses trois compagnons vinrent le rejoindre après avoir réglé leur voyage au capitaine de la Sangsue. Dieter l’interpella :
« J’ai payé pour toi, Wigmar. Tu n’oublieras pas de me rembourser quand tu auras de quoi. D’accord ? »
Pendant un long moment, il ne répondit pas, son attention focalisée sur la merveille technologique qu’il découvrait. Un escalier était taillé dans la falaise, et une bonne dose de courage s’avérait nécessaire aux quelques silhouettes qui étaient en train de gravir ses innombrables marches. Mais il existait un autre moyen d’atteindre la ville perchée.
Le long de la vertigineuse paroi tombaient d’épaisses cordes, d’une longueur incroyable. L’une d’elles soutenait une nacelle dans laquelle avaient pris place quelques passagers, et un mécanisme tirait le câble vers le haut à une allure constante, si bien que la nacelle allait bientôt atteindre le sommet de la falaise. Un peu plus loin, une large plate-forme rectangulaire protégée par plusieurs rambardes escaladait de la même manière la muraille naturelle en transportant deux vaches qui beuglaient de terreur. Une fois que la nacelle eut délivré ses passagers aux portes de la ville, elle entama une descente, plus rapide mais toujours contrôlée, en direction des quais.
Wigmar se retourna vers Dieter pour lui répondre mais ses trois compagnons contemplaient avec stupeur le mécanisme de transport défiant les lois de la gravité. Incrédule, Durak les prit à témoin :
« Jamais vous ne me ferez monter dans ce truc. Faites comme vous voulez les gars, mais moi, je vais emprunter l’escalier. On se retrouve devant le temple de Sigmar. »
Sans attendre leur réponse, le nain se dirigea vers les marches usées par le vent. L’air contrit, Dieter se tortillait nerveusement les mains en jetant tour à tour des coups d’œil en direction de Durak et de la nacelle qui approchait du sol.
« Je crois que je vais aussi monter par l’escalier, s’excusa-t-il. Je veux bien vous suivre jusque dans les entrailles de la terre, mais me retrouver perché dans le vide comme ça… non merci ! Je vais avec Durak. »
Et l’humain s’enfuit à la suite du petit guerrier barbu qui avait déjà escaladé une vingtaine de marches tandis qu’il hésitait. Wigmar se tourna vers le halfeling, un sourire narquois sur les lèvres.
« Quels trouillards !
Je crois que ça ne se commande pas la peur du vide. Quand on ne l’a pas, on ne peut pas s’imaginer à quel point ça affecte ceux qui en souffrent. Du moins, c’est ce que je crois. Tu ne vas quand même pas accuser Durak de lâcheté…
Je n’aime pas quand tu parles comme ça : on dirait un prêtre qui donne des leçons à ses ouailles. Je préfère quand tu fais le bouffon. Allez, viens donc, sinon ils vont arriver en haut avant nous, et je préférerais voir leur état quand ils n’auront pas eu le temps de se remettre de leur grimpette. »
Oui, Wigmar s’amusait déjà à imaginer ce grincheux de nain, le visage tout rouge et en sueur, certifiant que l’ascension ne fut qu’une partie de plaisir.
Ils s’approchèrent d’un milicien portant un tabard aux armes de Kemperbad, qui surveillait l’arrivée de la nacelle. Celle-ci atteignit le sol devant eux et un marchand accompagné de son garde du corps s’en extirpèrent. Tandis que l’homme s’assurait de la sécurité des cordages et de la poulie métallique qui retenait la nacelle au filin, Micky lui demanda s’ils pouvaient embarquer.
« Bien sûr, répondit le garde en se retournant vers eux. C’est une pistole d’argent par personne. Si vous avez de lourds bagages, faut les faire monter par le monte-charge. » Il désigna la plate-forme d’où l’on venait d’extraire les deux bovidés.
« C’est d’accord ! On y va. »
Les yeux du halfeling pétillaient d’une joyeuse impatience tandis qu’il sortait deux pièces de sa bourse pour les tendre au milicien. Il sauta dans le caisson sans attendre Wigmar, mais celui-ci interrogea l’homme d’arme avec circonspection :
« Il n’y a jamais eu d’accident depuis que ce système existe ?
Si, mais ça fait belle lurette que ce n’est pas arrivé. » Le garde fit un visible effort de réflexion avant d’ajouter : « Autant que je m’en souvienne, c’était il y a trois ans. Le temps était à l’orage. Une rafale de vent avait déstabilisé la nacelle, et un passager a fait le grand saut jusqu’ici. Mais là, vous ne craignez rien puisqu’il fait beau !
J’ai peine à croire, si vous avez eu un mort récemment, que cet engin soit autorisé. »
Le garde fronça les sourcils, ne voyant pas où le visiteur voulait en venir, puis il s’empourpra et rétorqua agressivement :
« Je vous signale qu’un plénipotentiaire impérial vient à chaque saison pour vérifier le bon état du mécanisme. Comme c’est moi-même et un collègue qui entretenons cette machine de notre mieux, il n’a jamais rien à reprocher, et il signe sans problème l’autorisation de transport qui est placardée sur la porte de la guilde des marchands. Si ça vous pose un souci, ou si vous avez peur, vous n’avez qu’à emprunter l’escalier !
Non merci, me voilà désormais grandement rassuré. »
Ses lèvres étirées en un rictus sardonique, Wigmar rejoignit Micky dans la nacelle, sous l’œil furibond du garde. Ce dernier s’écarta de la falaise en agitant les bras à destination d’une minuscule silhouette qui les observait une centaine de mètres plus haut. Quelques instants après, un grincement métallique leur martyrisa les oreilles, suivi d’un choc qui manqua de leur faire perdre l’équilibre. Ils s’accrochèrent nerveusement aux bords recouverts d’osier de la nacelle dont la forme circulaire évoquait celle d’un tonneau particulièrement imposant. Un tonneau qui se détacha du sol pour les hisser lentement dans les airs.
Malgré les apparences, la nacelle s’avérait plutôt stable, puisque l’humain et le halfeling se tenaient du même côté sans qu’elle n’en paraisse déstabilisée. Rompant le voile d’angoisse qui leur imposait le silence depuis le décollage, Micky prit la parole.
« Tu cherches vraiment les ennuis. Je ne vois vraiment pas à quoi ça t’avançait de mettre en doute ce mécanisme. Le gars l’a vraiment mal pris, et il faut prier pour qu’il ne s’amuse pas à arrêter le mécanisme au milieu de l’ascension. »
Wigmar baissa les yeux sur le halfeling et lui sourit avec une certaine condescendance. Il ne chercha pas à justifier ses sarcasmes envers le garde. Il n’était d’ailleurs pas mécontent d’avoir contrarié l’humeur de ce benêt, visiblement tout fier d’inviter du monde à bord de sa machine. D’une manière générale, il détestait les forces de l’ordre et tous ces soldats asservis qui avaient comme unique raison de vivre le soucis de plaire à leurs supérieurs, tels des mâtins remuant la queue devant leurs maîtres.
Surpris par son aversion soudaine envers cet homme qu’il ne connaissait même pas, Wigmar chassa ses fielleuses pensées pour contempler le panorama qui l’étonnait toujours plus, au fur et à mesure qu’ils gagnaient en altitude. Il ne put réfréner un regard en direction du sol, et ses doigts se crispèrent davantage sur le rebord de la nacelle, comme s’il souhaitait fusionner avec l’appareil.
Ils se trouvaient déjà à mi-chemin ; le garde imbécile n’était qu’un cloporte vu d’ici, et les embarcations dans le port fluvial semblaient avoir été fabriquées par des gamins prêts à suivre leurs parcours dans un caniveau lorsque la pluie tomberait. Le Reik miroitait sous les feux du soleil qui se couchait à l’horizon, improbable disque orangé se noyant progressivement dans la campagne infinie. Jamais il n’avait distingué les maisonnées des villages sous une perspective aussi éloignée ; même lorsqu’il était grimpé au vertigineux clocheton qui surplombait la bibliothèque de Nuln, il ne s’était pas retrouvé à une telle hauteur.
« C’est magnifique » murmura-t-il.
A ses côtés, Micky sautillait désespérément : sa tête ne dépassait pas le rebord de la nacelle.
« Ça m’énerve, je ne vois rien. C’est injuste ! Ils auraient pu penser aux halfelings quand ils ont conçu ce truc. »
Il continua à trépigner sur place en lançant de vains jurons. La déconvenue de son compagnon fit jubiler intérieurement Wigmar qui s’exprima d’un ton rêveur à son intention :
« Si seulement tu voyais le spectacle… Il y a un laboureur qui ramène ses bœufs à la ferme ; et la petite chose qui court derrière, ça doit être son chien. Tiens ! Je vois Dieter et Durak sur l’escalier ! Ils ont l’air épuisés alors qu’ils sont encore très loin d’avoir terminé leur ascension. Bien fait ! Ils n’avaient qu’à nous suivre, les pleutres. Oh là, un aigle ! C’est dingue, il est juste en dessous de nous. Qu’est-ce que peut bien faire un aigle aussi loin des montagnes ? C’est curieux, ça…
Arrête, par pitié ! Soulève-moi plutôt, pour que je puisse voir moi aussi. »
Micky pleurnichait presque. Wigmar savait que les halfelings étaient tous sujets à une curiosité maladive, mais la frustration du petit être l’impressionnait. Il décida d’accomplir son souhait et il l’attrapa sous les bras pour le hisser à son niveau. Malgré sa taille ridicule, le gourmand et ventru Micky pesait relativement lourd et il savait qu’il ne pourrait guère tenir longtemps dans cette position.
A présent, seul l’horripilant tintement de métal et la faible rumeur qui leur parvenait des quais en contrebas troublaient la sérénité de l’instant. L’homme à la peau pâle ne pouvait discerner le visage de son fardeau, mais il devait refléter l’émerveillement pour que le volubile halfeling demeure ainsi coi.
Il commença à s’émouvoir curieusement devant la sensibilité exacerbée de ce petit bonhomme fragile qui avait l’immense mérite de compter au nombre restreint de ses amis, mais tout à coup, un obscur souvenir s’insinua dans son esprit sans prévenir. Marlène. Il avait tué une prostituée parce qu’elle avait raillé son anatomie. Elle ne méritait pas un tel sort, mais jamais ce drame ne serait arrivé si la personne qu’il soutenait en ce moment ne lui avait infligé cette humiliante malédiction. Un flot de haine à l’égard de Micky occulta sa raison. Le vide autour d’eux semblait réclamer la vengeance de Wigmar, prêt à accueillir une éventuelle chute du halfeling absorbé par la splendeur du décor, inconscient de la pulsion assassine qui s’infiltrait dans l’esprit de son compagnon.
« Wigmar, tu as vu comme la Sangsue est minuscule vue d’ici ? »
Cet épisode l’avait tellement traumatisé que cela faisait maintenant près de deux mois qu’il ne s’était plus penché sur une femme. Une éternité ! La magie de l’apprenti sorcier ne pourrait pas le sauver s’il lui infligeait tout de suite ses représailles.
« Je vois l’aigle dont tu parlais ! Il survole le fleuve. Maintenant, il vire vers le nord comme s’il allait vers la forêt. Tu es sûr que c’est un aigle ? Parce qu’il n’est pas bien gros quand même. Mais c’est dur à dire avec la distance… »
Le pépiement agaçant mit un terme aux hésitations du corpulent rouquin. Sa décision était prise.
Il banda ses muscles et souleva brusquement Micky par-dessus le bord de la nacelle. Il le tenait désormais par les hanches, et le halfeling agita les bras de panique, la moitié de son corps à l’extérieur du tonneau géant qui commençait à dangereusement osciller sous ce soudain déséquilibre. Il cria en tentant de tourner la tête vers l’humain.
« Mais que fais-tu ? Tu es devenu fou ! »
Sa voix exprimait une terreur incrédule. Il était totalement impuissant et savait qu’en frappant Wigmar de ses pieds, il risquait de basculer en avant. Celui-ci riait, mais pas comme un dément. Plutôt comme un mauvais farceur content de sa plaisanterie douteuse.
« Tu vois mieux maintenant ? Peut-être que tu veux te pencher un peu plus. »
Wigmar avait volontairement adopté un ton railleur mais il cachait difficilement la sourde agressivité dissimulée derrière ses paroles légères. Comme pour confirmer ce qu’il venait de dire, il fit mine de pousser sa victime sans défense dans le vide, mais en le retenant fermement par sa ceinture et son pantalon.
« Non, pas ça ! Pourquoi tu fais ça ? Je ne t’ai rien fait de mal ! »
Tout en s’époumonant, Micky ferma les yeux car il sentait la nausée venir devant la vision du sol si éloigné.
« Tu te souviens du sort que tu m’as lancé ? La malédiction qui vous fait tant rire tous les trois. Je te signale juste que mon état ne s’est pas amélioré depuis.
Et alors ? glapit le halfeling suspendu. Je ne vois pas pourquoi tu parles de ça maintenant !
J’aimerais juste avoir ta promesse que tu m’enlèves cette malédiction idiote dès ce soir, quand nous nous serons installés dans une auberge.
Hein ? Mais bien sûr que je vais te l’ôter ce sortilège. J’avais juste oublié l’incident. »
Wigmar nota avec une grande satisfaction le trémolo plaintif contenu dans sa voix.
« Tu me le jures ?
Mais oui, je le jure. Descends-moi ! »
Et l’humain le remit sur pieds à l’intérieur de la nacelle, pas mécontent de soulager ses membres endoloris par l’effort qu’il venait de produire. Il n’aurait pu supporter guère longtemps le poids de son replet compagnon. Micky se réfugia aussitôt à l’autre bout de la nacelle, hors de portée de Wigmar à qui il adressa un regard révolté.
« Mais tu es complètement givré ! Qu’est-ce qui t’a pris de faire ça ? Un mauvais geste, et je tombais dans le vide ; tu t’en rends compte au moins ? »
L’expression de l’homme s’adoucit en un mélange de bienveillance et de chagrin. Il s’approcha pour lui donner une tape amicale sur l’épaule.
« Allons, Micky. Tu sais bien que je ne t’aurais jamais laissé tomber : je suis ton ami. C’était juste une blague, une mauvaise blague j’en conviens. Mais à propos du sortilège, j’étais on ne peut plus sérieux. Tu ne t’imagines pas combien j’ai souffert de vos moqueries à ce sujet. Chaque fois que j’allais pisser, cette malédiction se rappelait à moi, me faisait honte et j’avais vraiment l’impression que tu ne ferais jamais rien pour me rendre mon état normal. Tu imagines pour les filles ? Je ne suis pas allé en voir une depuis, tellement j’avais peur de leur réaction… Mais je te présente mes excuses car je ne voulais pas te faire autant peur. »
Le halfeling le considéra un instant avec perplexité, puis devant son expression sincère, il préféra détourner le regard, visiblement gêné par la situation.
Wigmar se satisfaisait allègrement du tour qu’il venait de lui jouer. La terreur qu’il lui avait inspirée pendant cet instant en apesanteur valait presque le sortilège, et il était désormais persuadé que Micky ne s’en reprendrait pas à lui de sitôt. Il repensa à son envie de le faire passer par-dessus bord mais il convint intérieurement que le geste aurait été quelque peu disproportionné par rapport à ce qu’il avait lui-même enduré. Il s’était révélé particulièrement malin et avait obtenu du halfeling ce qu’il désirait : vengeance et réparations. Comme auraient pu le dire ces imbéciles de chevaliers au service de l’empereur, son honneur avait été lavé. Cette pensée le fit sourire.
Les deux compères se turent jusqu’à leur arrivée au sommet. La vue était encore plus imprenable, mais aucun d’eux n’y prêta attention cette fois-ci.

Le soir venu, Wigmar fut débarrassé de la malédiction.
***
Six jours plus tard, les quatre compères arpentaient un chemin poussiéreux au cœur des Collines Stériles. Durak n’avait en rien exagéré la désolation du décor, et le portrait inquiétant qu’il en avait dressé auprès de ses compagnons leur paraissait finalement en deçà de la réalité. Autour d’eux, la nature avait abandonné ses droits fondamentaux devant l’avènement du règne minéral.
Depuis le milieu de la journée, les arbres, les buissons, puis l’herbe avaient progressivement disparu pour laisser libre place à la roche, la poussière, et à une étrange terre grisâtre. Wigmar avait examiné cette dernière de ses doigts pour se convaincre qu’il n’avait pas affaire à de la cendre. Le vieil alchimiste Julius aurait été vivement intéressé par l’étude détaillée de ce sol, mais il n’avait vraiment pas la place dans son havresac pour lui en conserver un prélèvement.
Puisque les végétaux brillaient par leur absence, les animaux eussent paru déplacés dans une telle région. De ce fait, les voyageurs n’avaient pas été importunés depuis bien longtemps par les moustiques et ils s’étaient résignés au silence surnaturel qui les entourait. Jamais ils n’auraient pensé auparavant que les trilles des oiseaux puissent autant leur manquer. Le désert rocheux s’étendait au-delà des limites de leur champ de vision dans une désespérante monotonie, uniquement troublée par les nombreuses dénivellations du terrain, qui rendaient leur progression encore plus pénible.
Dieter Hausierer avait autrefois connu une existence de trappeur dans les montagnes aux frontières de l’Empire. Grâce à cette expérience, il avait rapidement décelé les empreintes de chevaux qu’ils suivaient à présent depuis leur entrée dans cette région aride. L’ancien traqueur d’ours avait estimé leur nombre à une dizaine, et ils étaient désormais certains de suivre les traces de la bande de mercenaires engagés par Etelka Herzen. Malgré l’ancienneté du passage de cette expédition, les sabots se dessinaient encore très nettement dans la couche de poussière. En observant au-dessus de leurs têtes le ciel azuréen vierge de nuages, Wigmar s’était demandé avec un frisson dans le dos si la pluie tombait parfois en ce lieu figé. Maintenant qu’il y songeait, même le vent n’osait s’immiscer dans ces vallons dénudés. Pourtant, il se souvenait de la forte brise qui les avait glacés dès le réveil ce matin ; mais c’était avant de pénétrer dans cette morne étendue de cailloux.
Un cri de Dieter interrompit le fil de ses pensées. Le deuxième humain du groupe s’était porté au devant afin ne pas perdre la piste de leurs prédécesseurs et il venait sans doute de découvrir quelque chose de particulièrement intéressant puisqu’il les hélait de loin en attendant qu’ils le rejoignent. Malgré sa corpulence, Wigmar parvint à sa hauteur avant le halfeling et le nain aux jambes courtaudes, mais il stoppa brutalement sa course quand il aperçut le ravin au-delà de l’éminence qu’il venait de gravir. Le vague sentier qu’ils suivaient en direction du nord longeait une crevasse profonde d’une trentaine de mètres. Il mit une bonne minute avant de repérer la forme inerte au fond du gouffre, que lui indiquait Dieter du doigt. Une monture et son cavalier.
« Vous pensez qu’il s’agit de l’un des mercenaires ? » proposa Wigmar.
Comme personne ne répondit, Dieter se hasarda à formuler son avis.
« Par ici, je ne vois pas trop de quel autre voyageur il pourrait s’agir. Surtout que la chute doit être relativement récente, vu que ni ce pauvre gars, ni son cheval ne sont encore à l’état de squelettes. Je ne crois pas que ce soit la peine de descendre pour vérifier.
A moins qu’il n’y ait de l’or dans ses affaires ? »
Le regard agressif du nain à son égard fit ajouter à Wigmar :
« Je plaisante bien sûr. Je n’ai pas envie de risquer ma peau là-dedans, même avec une corde. Mais je me demande bien comment il a réussi à glisser à cet endroit. »
Après un bref examen du rebord de la fissure, l’ancien trappeur leur certifia que la roche ne s’était pas effondrée dans les environs. Sur un ton faussement dégagé, Micky chassa joyeusement l’énigme de leurs esprits.
« Bon, plus que neuf à trouver les gars ! Je trouve que nous progressons plutôt vite dans notre enquête et c’est tant mieux. Je ne sais pas pour vous, mais moi, j’ai hâte de retrouver la civilisation. Mon instinct me souffle que ce n’est pas dans le coin que nous aurons la chance de tomber sur une auberge où ils servent du lard au miel comme chez Erik. Et j’ai une furieuse envie de lard au miel depuis une semaine que nous avalons cette maudite viande séchée. »
Le halfeling leur adressa un sourire goguenard et se remit en route en sifflotant, les pouces nonchalamment coincés sous les courroies de son minuscule sac à dos. Aucun des trois autres ne protesta et les aventuriers reprirent leur route, confiants dans le succès de leur entreprise maintenant qu’ils avaient reçu cette preuve du passage des mercenaires disparus.
***
La journée touchait à sa fin. Tandis que le ciel, toujours aussi dégagé, se parait de chaudes nuances colorées à l’approche du crépuscule, Wigmar s’interrogeait silencieusement sur le campement à établir pour la nuit. Il avait en poche plusieurs mèches d’amadou et un peu de poudre abrasive qui lui permettaient de démarrer un feu en toutes circonstances. Mais sans combustible, inutile d’envisager ce confort pour cette fois-ci, et avec la disparition du soleil, il subodorait une nuit glacée au milieu de ces collines inhospitalières.
Quand Dieter se retourna vers eux, il pensa que celui-ci allait leur proposer de s’arrêter, mais au lieu de cela, il précisa que la piste bifurquait vers l’est et il s’engagea entre deux monolithes contrefaits. Accablé de lassitude, le bedonnant voleur hésita à se plaindre mais il avait suffisamment de fierté pour attendre le moment où ce serait le halfeling qui craquerait en premier, comme à chaque fois.
Le sentier se transformait en une large ornière creusée à même la roche, lui donnant l’impression de remonter le lit antique d’une rivière asséchée depuis des temps immémoriaux.
Peu après, la tranchée s’élargit pour aboutir à une cuvette cernée d’abruptes parois. A l’autre extrémité du cirque, un trou dans la roche attira leur attention. L’endroit était idéal pour leur tendre une embuscade, mais qui en aurait l'intention alors qu’ils n’avaient pas croisé un seul être vivant de toute l’après-midi ? Cet argument ne rassura pas pour autant Wigmar, surtout que cette grotte paraissait attendre leur venue, aussi patiemment qu’un droséra affamé guettant la venue de la mouche qui n’aura aucune chance de s’extraire de son piège gluant. Comme il s’agissait néanmoins de la seule destination qu’avait pu emprunter la troupe de mercenaires, les sauveteurs entreprirent de traverser la cuvette naturelle en ayant au préalable extrait leurs armes des fourreaux.
Comme ils s’approchaient de l’orifice enténébré, ils remarquèrent à proximité de celui-ci un étrange monticule, contre la muraille rocheuse. Micky s’arrêta le premier.
« Que le Pèlerin nous protège ! »
Wigmar n’avait entendu que très rarement le halfeling invoquer le nom de la divinité qu’il vénérait, mais sa piété soudaine pouvait aisément se comprendre en de telles circonstances. Des cadavres d’équidés en décomposition avaient été jetés les uns sur les autres en un monstrueux charnier. Leurs membres verdâtres entrelacés, recouverts par une fange de sang et de pourriture mêlés, ne facilitaient pas leur dénombrement, mais il était quasiment certain qu’il y en avait neuf. Si le vent daignait se manifester dans cette sinistre région, il aurait perçu l’agressive pestilence qui émanait de ces chevaux bien avant de les distinguer. Contrairement à ses compagnons qui restaient paralysés par la stupeur et le dégoût, il s’avança tout près des cadavres, une main sur le nez, et put ainsi remarquer les coupes fraîchement taillées dans certaines des panses charnues. Il distingua à quelques endroits, de la chair rosée, exempte de purulences. Des êtres immondes avaient très récemment découpé des morceaux de chair, sans doute pour les dévorer, mais il ne pouvait s’agir de bêtes sauvages car les blessures étaient trop nettes pour ne pas avoir été causées par un couteau ou un autre outil tranchant.
Les yeux écarquillés, il se retourna vers ses camarades mais n’eut pas besoin de leur signaler ce sanglant détail : à leurs expressions, ils avaient également aperçu les coupes dans la chair. Durak tenta de baisser le ton de sa voix grave pour leur parler.
« Ceux qui ont fait ça doivent se trouver à l’intérieur. Les mercenaires aussi, ça me paraît évident. Mais nous n’allons pas attendre demain matin pour en avoir le cœur net. »
Levant haut devant lui son bouclier rond et sa hachette, le nain s’approcha du seuil de la grotte, suivi par les humains et le halfeling. Un boyau s’enfonçait horizontalement au cœur de la falaise, creusé par quelque ancienne infiltration à une époque où cette terre aride avait connu la saveur de l’eau. Aucun cavernicole ailé ne fut dérangé par leur intrusion.
Ils se placèrent comme ils en avaient l’habitude en milieu hostile : Durak et Micky devant, Wigmar et Dieter juste derrière eux. Cet ordre de marche permettait aux humains de tirer à l’arbalète par-dessus les têtes de leurs compagnons de petite taille sans risquer de les blesser, mais dès les premiers pas dans le souterrain, ils modifièrent leur stratégie. L’obscurité était si dense à l’intérieur qu’ils préférèrent disposer de deux sources d’éclairage au lieu d’une seule. Micky et Dieter allumèrent chacun une torche. Après concertation, le trappeur tendit son arbalète chargée à Wigmar pour prendre d’une main son flambeau et de l’autre son épée. Le halfeling procéda de la même manière en dégainant sa dague. Cependant, même les deux lumières conjuguées n’éclairaient le passage que sur une très courte distance. Wigmar fit signe d’attendre puis fouilla dans son sac avant d’en extraire une fiole remplie de poudre jaune.
« Qu’est ce que tu comptes faire ? grommela Durak
C’est un mélange spécial qui permet d’augmenter l’intensité des flammes. J’en réservais pour les feux de camp où nous aurions manqué de bois, mais bon… Je n’aurai pas besoin d’en mettre beaucoup pour les torches. »
Il prit le flambeau de Dieter et versa un peu de poudre dessus. Pendant quelques instants, seules quelques étincelles crépitèrent, puis la flamme du brandon gagna en vigueur si subitement qu’ils s’en écartèrent tous d’un pas. Wigmar s’occupa ensuite de la source lumineuse portée par Micky et le résultat ne se fit pas attendre : les ténèbres s’écartaient dans un large périmètre autour d’eux mais ils constatèrent que le tunnel poursuivait sa progression dans les profondeurs rocheuses. Ils avancèrent alors à pas de loup, s’abîmant les yeux à déceler le danger qu’ils pressentaient avant que celui-ci ne surgisse en les prenant au dépourvu.
Mais ils n’entendirent pas le caillou qu’un pied griffu venait de faire rouler par mégarde le long de la falaise.
***
Les irréguliers contours du tunnel attestaient que celui-ci n’avait pas été creusé par une race intelligente. Cependant, ses parois étaient constituées de pierre brute et sèche, sans la moindre trace de terre, de racines ou d’humidité. A un moment, Wigmar crut percevoir un faible cri, comme le couinement d’une souris ou d’un rat. Mais il en attribua l’origine à son imagination, tant la présence de petits rongeurs en ces lieux souterrains lui aurait paru d’une normalité rassurante.
Ils avaient parcouru une quinzaine de mètres tout au plus quand ils parvinrent dans une grotte légèrement plus haute de plafond que le boyau parcouru, et de forme vaguement circulaire. Les quatre aventuriers s’approchèrent avec prudence de son centre en surveillant constamment les ombres à la périphérie de leur champ de vision. Bien que la température en baisse constante commençait à les incommoder sous leurs vêtements légers, nulle stalagmite ne freinait leur progression dans cette excavation à la fois si nue et si sèche.
Ils allaient bientôt atteindre le bout de la caverne quand leur odorat détecta une senteur désagréable qui leur rappela la puanteur doucereuse des chevaux morts mais à laquelle s’ajoutait un parfum plus âcre, presque irritant. L’explication ne se fit guère attendre.
Imitant leurs malheureuses montures qui gisaient à l’extérieur, neuf dépouilles humaines reposaient pêle-mêle dans d’affligeantes postures contre le fond de la grotte. Les cadavres ne portaient aucune trace de mutilation, et leurs vêtements de voyage étaient restés intacts, bien que le reste de leur équipement eût disparu. Leurs mains paraissaient étrangement déformées, la peau en était par endroits vilainement boursouflée ; mais la vision la plus terrifiante résidait dans les abominables rictus qui déformaient leurs visages. De leurs bouches béantes aux lèvres gonflées tombaient de vilaines langues blanchies, tandis que leurs paupières ne dissimulaient pas leurs yeux exorbités.
« Par tous mes ancêtres, quel est ce désastre ? Qu’est-ce qui a bien pu les tuer ainsi ? » demanda Durak dans un souffle.
Derrière le nain, Wigmar se rappelait avoir vu l’état d’un jeune furet sur lequel Julius avait expérimenté l’une de ses trouvailles alchimiques. Il ne se souvenait plus du nom des substances utilisées par le vieillard mais l’image congestionnée de la bestiole après avoir inhalé le produit restait gravée dans sa mémoire. Elle lui rappelait l’expression de ces hommes.
« Il s’agit peut-être d’un gaz nocif ? » avança-t-il.
Micky s’approcha tout près des corps répugnants tout en sortant de sa chemise son amulette trois fois bénie. Bien qu’il l’eusse jadis fait avec le baron Tarkin, il n’avait jamais dissimulé le secret de son bijou enchanté à ses trois compagnons de route. Il le tendit haut devant lui, au-dessus des morts empilés, puis l’examina attentivement à la vive lueur de son flambeau. Enfin, il se retourna vers eux pour leur signaler la très légère teinte verdâtre adoptée par le cuivre de l’amulette.
« Tu as raison. L’air conserve encore quelques traces de vapeurs empoisonnées. Ils ont dû déclencher une sorte de piège qui leur a fait respirer un nuage toxique. Mais ensuite, on les a entassés ici, comme pour les canassons.
Mais qui utilise des pièges pareils ? » s’inquiéta Dieter.
Alors qu’il s’apprêtait à émettre une hypothèse à ce sujet, les yeux du halfeling s’écarquillèrent de surprise tandis qu’il fixait bouche bée un point derrière leurs épaules. Comme un seul homme, ils se retournèrent pour faire face au danger.
Six créatures inhumaines pénétrèrent dans la grotte, visiblement incommodées par la forte luminescence des torches. Clignant leurs prunelles de jais, les arrivants se tenaient debout, le dos voûté, et leur pelage gris sombre se confondait presque avec la roche de la caverne. Leurs mains griffues étreignaient de longs couteaux recourbés et de petites targes en bois munies d’une pointe métallique en leurs centres. Des tics faciaux agitaient en permanence leurs têtes allongées de rongeurs, et entre leurs oreilles pointues étaient attachés des bassinets du même cuir que l’armure qui les protégeait des jambes jusqu’aux épaules. La vision de ces têtes de rats surplombés par ces casques ridicules aurait pu paraître cocasse si les monstres n’avaient pas eu l’air aussi agressif.
Plus petits que des humains, les skavens atteignaient la taille de Durak, sans toutefois rivaliser avec sa corpulence. Seul l’un d’eux, plus en retrait, dominait ses acolytes du haut de ses cent quatre-vingts centimètres, et ce dernier brandissait à deux mains une lame épaisse, également incurvée, mais crantée sur tout son tranchant de redoutables dents de scie.
Wigmar trouva les hommes-rats plus redoutables en apparence que ceux qu’ils avaient vaincus dans les égouts de Delberz, mais cette pensée peu réconfortante ne l’empêcha pas d’être le premier à réagir. Il visa de son arbalète un des skavens et décocha un carreau qui lui transperça la gorge de part en part ; l’humanoïde n’était pas encore tombé à terre qu’il tirait déjà un nouveau projectile de son carquois pour recharger son arme.
Réagissant à la promptitude de l’humain aux cheveux roux, le chef des hommes-rats couina un ordre bref, et les quatre autres fondirent sur eux, une écume rageuse se mêlant aux poils de leurs mentons. A lui seul, Durak accapara l’attention de trois adversaires qui devaient pressentir en le nain trapu un coriace combattant. Si ce fut le cas, ils ne se trompèrent guère.
Sa hachette entailla un avant-bras velu tandis que la pointe d’un couteau faisait jaillir des étincelles de son bouclier. Dans le même mouvement, il percuta une mâchoire avec la tête de son arme. Les deux skavens touchés reculèrent sous la violence de l’attaque.
Un autre ennemi les avait contournés pour empêcher l’arbalétrier de sévir à nouveau. Wigmar faillit paniquer en apercevant la créature enragée se ruer dans sa direction alors que ses mains fiévreuses peinaient à coincer le second carreau dans la chambre. Alors qu’il s’apprêtait à contrer l’assaut avec l’arbalète au risque de l’abîmer, il vit avec soulagement Dieter et Micky s’interposer entre lui et l’homme-rat. Le halfeling ne parvint qu’à effleurer avec sa dague le cuir couvrant les cuisses de l’humanoïde, mais le trappeur réussit à enfoncer la lame de son épée dans l’épaule du monstre. Ce dernier voulut fuir ce combat inégal mais un nouvel estoc lui infligea une blessure mortelle à l’abdomen et il s’écroula en agonisant sur le sol, près des cadavres des mercenaires.
Wigmar avait profité de ce répit pour correctement préparer son deuxième projectile mais il hésita à tirer. Le grand skaven n’avait toujours pas pris part au combat et les protagonistes survivants le masquaient en partie. S’il visait un des trois ennemis contre qui luttait Durak, il risquait de toucher par mégarde ce dernier tant les combattants se déplaçaient rapidement pour éviter les coups. Le nain venait de recevoir une vilaine entaille au-dessus du genou et sa mobilité s’en trouvait fortement réduite. De plus, les hommes-rats esquivaient avec une agilité déconcertante la plupart de ses attaques ; il les avait tous au moins une fois touchés, mais leurs blessures restaient bénignes si bien qu’il en était désormais réduit à bloquer ou éviter les trois couteaux recourbés qui l’assaillaient sur tous les fronts, tout en étant peu à peu repoussé contre une des parois de la grotte.
Un petit être aux cheveux blonds se rua alors à la rescousse du guerrier nain.
Impressionné par le courage du halfeling, qui était pourtant un piètre combattant, Wigmar lâcha son arbalète pour dégainer sa lame et accourir à sa suite. Dieter allait les imiter mais ce fut le moment que choisit le chef des skavens pour entrer dans la danse sanglante.
Dès les premiers coups échangés, il comprit qu’il n’était sans doute pas à la hauteur de son adversaire. Il n’avait jamais reçu d’entraînement militaire et son expérience à l’épée résidait dans les épreuves passées lors de ses séjours en montagne. Il savait éliminer rapidement un gobelin ou un loup, mais face à un bretteur confirmé, ses chances de victoire se réduisaient considérablement. En plus de posséder la rapidité et les réflexes naturels de ses congénères, ce formidable skaven maniait son arme exotique avec une force hors du commun, comme l’attestaient les élancements dans le bras de Dieter après que les deux lames se soient entrechoquées.
L’ancien trappeur venait de deviner le piège de ce gigantesque sabre cranté. Lors de sa dernière parade, son épée avait failli se coincer entre deux dents et s’y briser. Il tenait toujours dans sa main gauche sa torche flamboyante, aussi tenta-t-il de brûler l’homme-rat au visage mais ce dernier déjoua habilement la manœuvre en coupant net le brandon juste au-dessus de son poing serré. Le bout enflammé tomba au sol et Dieter, effaré par tant d’adresse, ne put complètement esquiver l’attaque suivante. Il sentait le sang fuir l’entaille qu’il venait de recevoir dans le flanc, mais ses sens préférèrent ignorer la douleur pour se concentrer uniquement sur les mouvements de son assaillant.
Tous deux aperçurent du coin de l’œil l’un des autres skavens s’effondrer sous la hache de Durak. Dieter mit à profit l’hésitation du chef pour lui planter son fer en pleine poitrine. Il enfonça profondément la pointe de son épée dans la chair puis la ressortit pour achever le skaven. Mais ce dernier ne poussa qu’un couinement de douleur avant de l’assaillir de nouveau avec une hargne décuplée, malgré le flot sombre qui s’épanchait de sa blessure sur son torse. Découragé par tant de vigueur, Dieter consacra ses dernières forces à se défendre.
Il enchaîna les parades et les esquives tout en cédant inexorablement du terrain. Il devait pourtant tenir jusqu’à ce que ses compagnons puissent lui venir en aide. Un nouvel homme-rat venait de mourir et ses trois amis n’avaient plus qu’à disposer de l’ultime créature avant de le sortir de sa délicate situation. Mais cet espoir tourna court lorsque le chef des skavens fit mine d’attaquer sur le flanc. Dieter se tourna légèrement de manière à parer encore une fois le coup, mais au lieu de poursuivre son geste, l’homme-rat modifia la trajectoire de sa lame avec tant de rapidité que l’humain ne put adapter sa garde à cette feinte. Pris à contre-pied, il ressentit la froide morsure de l’acier qui pénétrait dans son abdomen.
Pendant d’infimes secondes, la scène se figea autour de lui. Le rictus sardonique sur le visage pointu de son meurtrier, sa propre lame qui glissait hors de sa main, le silence en provenance de l’endroit où combattaient encore ses compagnons quelques instants plus tôt, et surtout, l’incroyable longueur de métal plongée dans son ventre.
Il vivait encore mais était incapable d’avaler la moindre goulée d’air.
Alors, le rongeur humanoïde fit vicieusement pivoter son espadon et une indicible souffrance s’empara de tout son être. Il avait l’impression que le fil qui le reliait encore à la vie s’étirait, s’effilochait jusqu’à la limite de la rupture. Mais en fait de lien immatériel, ce furent ses entrailles qui s’enroulèrent autour des piégeuses dents de scie de la monstrueuse épée, et comme Dieter ne parvenait toujours pas à perdre conscience, il maudit silencieusement Sigmar et tous les dieux de la création de permettre à leur créature la connaissance d’un tel océan de douleurs.
Enfin, le skaven tira son arme d’un geste puissant.
Quelqu’un cria. Peut-être était-ce Micky, mais il n’en était guère certain tant la voix lui paraissait éloignée. Tel le fil d’une pelote de laine qui se déviderait, un intestin souillé d’humeurs purpurines et incroyablement long s’extirpa de la plaie béante puis, avec un abject bruit spongieux, tous les viscères tombèrent au sol dans un amas nauséabond de chairs, de sang et d’excréments mêlés.
Ce fut seulement à cet instant que Dieter mourut.
Le grand skaven se retourna avec un odieux ricanement vers les aventuriers survivants, mais son regard démentiel se teinta soudainement de crainte. Après le bref sifflement d’un projectile, il s’effondra sur le sol près des restes de sa victime, une dague plantée jusqu’à la garde dans son œil gauche. Puis Micky tomba à genoux pour pleurer la fin de son ami, tandis que Durak et Wigmar ne se remettaient pas de la rapidité avec laquelle le halfeling avait occis la redoutable créature.
***
Wigmar en avait plus qu’assez de l’ambiance morose dans laquelle ils baignaient depuis ces derniers jours. Heureusement, ils retrouveraient Kemperbad d’ici une heure ou deux et le retour à la civilisation aiderait sans doute ses deux compagnons à recouvrer une humeur appréciable, tout du moins pour Micky. Le nain, lui, conserverait toujours son caractère bourru. Comme il sera agréable de rencontrer à nouveau de la bonne compagnie ! Ce soir, une fois installé dans une taverne de la ville, il arroserait comme il se doit la réussite de leur dangereuse expédition dans les Collines Stériles et raconterait à qui voudra l’entendre comment il a réussi à en revenir vivant.
Bien sûr, la mort de Dieter l’avait chagriné lui aussi. Il appréciait particulièrement ce brave gars, un peu taciturne quelquefois, mais sur qui on pouvait compter en cas de danger. Celui-ci n’était pas du genre à traîner les pieds ou à se plaindre pendant un voyage et il prêtait volontiers une oreille attentive aux histoires, réelles ou inventées, qu’il aimait par la suite narrer à ses compagnons pour tuer le temps. A lui aussi, il allait lui manquer, mais Dieter appartenait désormais à une histoire révolue. C’est ce qu’il avait tenté d’expliquer aux deux autres pour les convaincre de mettre un terme à leur mutisme, mais le regard assassin que lui avait jeté Durak l’avait dissuadé de poursuivre sur ce terrain-là. Il s’était donc contenté de plaisanter à haute voix pendant le trajet, s’habituant à ne recevoir en retour qu’un silence réprobateur. Si seulement le nain était mort à la place du trappeur… Après tout, il pouvait bien avoir de telles pensées vu que seul Micky semblait l’apprécier. Wigmar ne le considérait pas comme un ami mais juste comme un guerrier, efficace certes, mais au tempérament bien trop teigneux pour qu’on puisse le supporter longtemps à ses côtés.
Au moins, Dieter n’avait pas perdu la vie pour rien. Après quelques fouilles, ils avaient réuni suffisamment de preuves vestimentaires à apporter devant cette Etelka Herzen afin de recevoir leur récompense. Dommage par contre que le halfeling ait décelé le sac du grand skaven avant lui. Il était rempli de la même substance étrange qu’il avait rapportée au peu regretté seigneur du crime Guido Vermicelli. Il avait révélé aux autres qu’il reconnaissait cette poudre, leur avait appris que d’après l’adipeux Tiléen, il s’agissait de poussière distordante, mais aussi avoué qu’il en ignorait l’usage. Wigmar omit cependant de préciser qu’après l’épuration des égouts de Delberz, il en avait conservé une petite bourse chez lui. Micky avait été d’accord pour effectuer des recherches à ce sujet quand ils parviendraient à Kemperbad malgré les réticences de Durak qui ne souhaitait pas conserver un produit ayant appartenu à des hommes-rats. L’éternel rabat-joie considérait bien entendu que cette poudre ne pouvait posséder que des propriétés maléfiques en accord avec la nature de ses anciens détenteurs.
Mais voilà que se dessinait au bout de la route la basse muraille ceignant les quartiers nord et est de la ville commerçante, ceux qui ne jouxtaient pas les hautes falaises surplombant le fleuve Reik. Ne se contenant plus de joie à la vision des bâtiments urbains qui annonçaient la fin de ces trop nombreuses nuits passées sur les inconfortables paillasses de voyage, Wigmar se retourna, la mine enthousiaste, vers ses deux compagnons aux pieds poussiéreux :
« Nous sommes enfin arrivés ! Les gars, je vais vous payer trois tournées de bière pour fêter ça. Comme je n’ai toujours pas d’or, nous l’enlèverons de ma part sur la récompense qui nous attend à Altdorf. » Il leur tourna le dos à nouveau et écarta les bras pour déclamer tel un orateur sur une place publique : « Taverniers, rangez vos fûts si vous voulez garder de quoi passer l’hiver. Mesdames, cachez vos filles si vous désirez préserver leur vertu jusqu’à la prochaine aube : les célèbres massacreurs de skavens investissent votre cité ! »
Il entendit la charge derrière lui et eut juste le temps de se retourner avant d’être violemment projeté au sol. Sa tête heurta la terre battue du chemin mais la stupeur l’emporta sur la souffrance tandis que Durak le maintenait cloué sur place, pesant sur lui de tout son poids. Un caillou s’enfonçait dans sa chair près de sa colonne vertébrale mais il ne pouvait esquisser un mouvement car il eut été vain de lutter contre la force fantastique du guerrier nain. Abasourdi par la soudaine violence de son compagnon, Wigmar ne put que subir sa fureur qui déformait hideusement son habituel visage monolithique.
« Ferme-la ! » hurla-t-il. « Je ne peux plus te sentir, toi et ton égoïsme. Seul ton profit personnel compte à tes yeux et tu te moques de tout le reste, espèce de parasite ! Tu n’es qu’un monstre sans honneur, qui n’a aucune idée de ce que peut représenter le respect des autres ou l’amitié, et j’ai particulièrement horreur de ça. Plutôt que de respecter la mort de Dieter, tu as fouillé sans vergogne les cadavres autour pendant que moi et Micky prenions le temps de l’enterrer. »
Sidéré par tant de haine à son égard, l’humain voulut protester, se justifier, mais le nain, presque allongé sur lui, continuait à le plaquer contre terre en lui coupant la respiration, ses deux mains noueuses agrippées à son col. La pierre dans son dos le martyrisait sans répit mais la réaction de Durak l’inquiétait bien plus. L’ire du nain était telle qu’il s’attendait à voir celui-ci sortir sa hache, mais au lieu de ça, il poursuivit sa diatribe fielleuse en le recouvrant au passage de postillons après avoir observé un instant la réaction de l’humain terrorisé.
« Tu es malsain, ça se sent. Tes allusions scabreuses, ton manque de dignité, ton humour méprisant, ta paresse, tout en toi me révulse et va à l’encontre des valeurs de mon peuple. J’en ai assez de voyager avec un tel individu. »
Puis il le libéra en se redressant, avant de s’adresser d’une voix ferme au halfeling qui n’avait toujours pas esquissé le moindre geste.
« Je rentre à la capitale tout de suite pour réclamer la récompense. Je ne supporterai pas de rester une minute de plus en sa compagnie. Toi, tu te reposes à Kemperbad, tu essaies d’en apprendre plus sur cette poudre que vous avez pris sur les skavens et qui ne m’inspire aucune confiance, puis tu me rejoins d’ici deux semaines à Altdorf. Je t’attendrai à l’Ancienne Taverne où nous nous partagerons l’or que m’aura remis Etelka Herzen. Avec ou sans lui, ça m’est égal vu qu’après, je n’aurai définitivement plus aucune raison de le fréquenter » ajouta-t-il en désignant Wigmar qui se relevait prudemment en époussetant son pantalon et sa veste en cuir bouilli.
Telle une carpe entre deux eaux, le halfeling ouvrit et referma deux fois la bouche sans oser émettre la moindre protestation. Visiblement consterné, Micky ne quitta pas des yeux la silhouette de son ami barbu qui venait de quitter la route pour contourner les murailles de Kemperbad en direction de la falaise vertigineuse et de son interminable escalier menant au rivage du Reik, cent mètres en contrebas.
Alors qu’il se remettait à peine de ses émotions, Wigmar sentit sa peur laisser place à la colère. Si le nain ne l’avait attaqué que sur un seul front, peut-être aurait-il réussi à installer le doute dans son esprit, et se serait-il éventuellement remis en cause. Mais Durak avait mené son assaut verbal comme il avait l’habitude d’attaquer physiquement : sans pondération et avec un engagement total. Le flot de vieilles rancœurs qu’il venait de déverser sur l’ancien voleur représentait un obstacle insurmontable pour la susceptibilité exacerbée de ce dernier.
Maintenant que son agresseur avait disparu, il voulut exprimer à voix haute ses doutes envers son honnêteté apparente. Qui pouvait certifier que ce rustre sans cervelle n’allait pas empocher la récompense et filer seul avec, et que cette altercation n’était pas justement un prétexte imaginé dans ce but ? Mais à la vue de l’expression de découragement adoptée par son petit compagnon d’ordinaire si enjoué, Wigmar renonça sagement à proférer une telle accusation, qu’il savait en son for intérieur être en totale contradiction avec les idéaux chevaleresques du nain.
Quand le silence devint trop pesant, il se décida néanmoins à prendre Micky à témoin.
« Mais quelle mouche l’a piqué ? Il est devenu complètement fou !
Laisse tomber. » lâcha sans lui adresser un regard le halfeling, avant de se diriger d’un pas besogneux vers la porte orientale de Kemperbad. La tête basse, courbé derrière son sac à dos plein à craquer, il semblait ployer sous un fardeau de chagrin.
En maudissant le sale caractère de la race naine, Wigmar suivit le halfeling et ils pénétrèrent ainsi dans l’enceinte de la petite cité commerçante : l’un morose et l’autre maussade.
Cependant, il était très heureux de se voir débarrassé de Durak, et sur ce point, le destin allait le combler au-delà de toutes ses espérances.

Il ignorait encore que jamais plus sa route ne croiserait celle du nain.


LE CHEVALIER


Comment pouvais-je vivre auparavant, sans la magie ? Comment ai-je pu passer tant d’années dans une ignorance aussi crasse ? Je ne dois pas réaliser à quel point mon existence a changé depuis ces trois dernières années, depuis Anothel-Caredh.
Comment était-ce déjà, quand j’étais gamin ? J’ai tellement de mal à m’en souvenir…
Brimé par un paternel tyrannique et suffisant, protégé en secret par une mère aimante mais faible, je souffrais d’un manque terrible de confiance en moi. Je suis d’accord avec Maître Pogner quand il prétend que l’esprit humain est capable d’occulter complètement, d’effacer de la mémoire de pénibles souvenirs. Il m’est douloureux de me représenter avec détachement l’adolescent complexé que j’étais. La compagnie de mes semblables m’effrayait : les autres garçons plus costauds, les jeunes filles si méprisantes envers ceux qui faisaient preuve de timidité…
Quand je compris ensuite que la richesse familiale attirait l’envie et la convoitise, je me forgeai une armure illusoire grâce à la réussite sociale de mon père. Comme l’or ne manquait pas à la maison, je m’abritais derrière de luxueux atours, me parai de coûteux bijoux, et j’avoue avoir plusieurs fois teinté de noir mes cheveux déjà sombres afin d’aimanter les regards. Plutôt que d’inspirer l’indifférence ou le mépris, je suscitais alors de la jalousie dans mon entourage et, pauvre de moi, ce sentiment me remplissait d’aise.
Ainsi je ne peux que remercier mille fois mon mentor de m’avoir si positivement transformé. Ce ne fut pas simple bien sûr, au début. L’apprentissage, avec les nombreuses tâches domestiques dans la demeure du sorcier, avait failli me décourager de poursuivre dans la voie magique. Heureusement, il n’en fut rien !
Je suis désormais un homme comblé, l’esprit en paix car je connais enfin ma raison de vivre : l’Ars Magica, comme l’appellent les universitaires de Altdorf.
Cependant, j’admets qu’un domaine m’échappe totalement et qu’il me sera à jamais inconnu. Je fais bien entendu référence aux femmes. Même si l’occasion m’en était donnée, je ne connaîtrai jamais les mystérieux plaisirs procurés par l’amour charnel.
L’étude et surtout la difficile maîtrise des arcanes ne peuvent se concilier avec un esprit lié aux besoins primitifs, et parfois, cet interdit me mine. Mais plus je progresse dans mon art, et plus ces regrets matérialistes s’atténuent ; la preuve en est que même le doux visage de Clotilde s’est estompé de ma mémoire.
Désormais, je plains sincèrement la majorité de mes congénères, ceux qui demeureront ignorants de l’extase que je peux ressentir au contact de la sorcellerie : le fourmillement sur ma peau aux premiers mots de l’incantation, le frisson intérieur lorsque mes doigts caressent dans l’air les filets invisibles d’énergie mystique, l’incroyable plénitude qui m’étreint lorsque ce flux s’insinue dans les fibres affolées de mon organisme débile, uniquement constitué de chair et de sang, puis la jouissance soudaine au moment où la magie s’échappe de mon corps pantelant dans une explosion de lumière et de chaleur, oblitérant tous mes autres sens devenus inutiles lors de ce magnifique instant. Sans oublier par la suite cette irrésistible jubilation à l’idée de faire partie d’une élite privilégiée. Rares en effet sont les humains qui connaissent dans leur existence un tel pouvoir, et selon les écrits des mages de haut rang, il paraît que la sorcellerie apporte des satisfactions toujours plus intenses au fur et à mesure que l’initié progresse…
Ernst-Werner resta songeur, sa plume d’oie dressée au-dessus du précieux vélin, puis il l’enfouit dans l’encrier avant de s’apercevoir qu’il l’avait vidé. Il hésita à le regarnir mais sa réserve d’encre s’amenuisait dangereusement, aussi décida-t-il avec sagesse de conserver son reliquat pour son grimoire.
Le sorcier posa délicatement la feuille parcheminée dans une boîte en ébène où s’empilaient quelques autres écrits personnels. Après avoir refermé cette dernière, il la verrouilla à l’aide d’une minuscule clé qu’il cacha ensuite dans la bourse de ceinture où il avait l’habitude de ranger ses composants à sortilèges. Ce ne fut qu’après avoir rangé la cassette dans son baluchon de voyage qu’il se décida à sortir de la chambre pour rejoindre Tobias dans la salle de bar.
Des éclats de voix braillardes lui arrachèrent une grimace involontaire tandis qu’il descendait l’escalier : il ne comprenait vraiment pas comment son ami pouvait réussir à se détendre dans une ambiance aussi agitée et en si déplaisante compagnie. L’auberge s’était bien remplie depuis leur arrivée deux heures plus tôt. Les clients les plus bruyants avaient investi le comptoir, sur lequel ils posaient avec fracas de grandes chopes mousseuses avant de les reporter presque aussitôt à leurs lèvres. Plus en retrait, certains terminaient leur dîner autour des nombreuses tables rondes. Près de l’âtre allumé, un conteur narrait avec forces simagrées une quelconque aventure, qu’il agrémentait d’éléments comiques au vu des réactions hilares de son auditoire, au milieu duquel se trouvait Tobias. Se frottant distraitement d’une main l’une de ses joues mal rasées, l’éclaireur suivait avec attention le récit du plaisantin, le sourire aux lèvres, faute de vrais éclats de rire. Ernst-Werner hésita à s’asseoir à ses côtés sur une chaise délaissée, mais il préféra finalement attendre la fin de l’histoire en s’installant dans un coin plus tranquille de la taverne.
A la table la plus proche de lui, deux hommes conversaient à bâtons rompus. L’un, la vingtaine d’années environ, portait une tunique légère d’artisan et parlait avec excitation tandis que le second, suffisamment âgé pour être son père mais sans lien visible de parenté, argumentait de manière plus pondérée. Repus de leur copieux dîner et d’une bonbonne de vin désormais vide, ils débattaient au sujet des mutants, ces personnes marquées par l’influence du Chaos comme par une terrible maladie et qui se trouvaient affligées de déformations physiques plus ou moins répugnantes, allant d’une pilosité extrêmement importante jusqu’à des bras transformés en tentacules de poulpe… C’était du moins ce que le jeune sorcier avait lu ou entendu à ce sujet, même s’il n’avait jamais été témoin de telles monstruosités.
Le plus jeune de ses deux voisins de table s’emportait contre ces mutants en assurant qu’ils étaient tous fous ou dangereux, et que l’Empereur avait raison de les faire pourchasser. Ils servaient tous les puissances destructrices du Chaos et méritaient d’être exterminés jusqu’au dernier. Son aîné tentait en retour de le convaincre que la situation n’était pas si évidente à appréhender. Selon lui, la plupart des mutants n’étaient que de loyaux citoyens de l’Empire, qui avaient été accidentellement infectés par des substances corruptrices et qui souffraient ensuite de devoir dissimuler à leurs proches les terribles stigmates dont ils étaient affligés. Peut-être ces malheureux méritaient-ils plus de compassion que de haine à leur égard, et sans doute existait-il un moyen de les guérir de leur mal.
Le sujet de la conversation intéressait le jeune sorcier mais il devait tendre l’oreille pour ne pas en perdre le fil, en raison de l’exubérante assemblée qui occupait la taverne. Distrait par les rires et les vociférations des nombreux autres clients, il replongea peu à peu dans ses propres souvenirs, encore imprégné de l’exercice d’introspection récent que lui procurait son journal intime.
Son maître, le célèbre mage Veit Pogner de Nuln, lui avait assigné sa première véritable mission depuis les trois ans et demi qu’il était devenu son apprenti. Rien à voir avec le terrifiant tombeau elfique qu’il avait exploré pour son épreuve initiatique ; cette fois-ci, il accomplissait une quête de la plus haute importance pour son mentor.
Pour la première fois de son existence, il avait dû quitter Nuln et ses alentours pour découvrir le pays ; et tout cela pour un livre, un incunable intitulé Un Exposé complet sur la Lustrianie. D’après le vieux magicien, il ne subsistait qu’un exemplaire de cet ouvrage qui décrivait ce mystérieux continent situé à une distance considérable au-delà de l’Océan Vert.
Ernst-Werner n’avait aucune idée du motif pour lequel son maître souhaitait disposer de ce trésor littéraire, mais il n’avait pas besoin de le connaître pour obéir à cette requête. Il s’était donc préparé pour accomplir un très long voyage à travers l’Empire, puis à l’extérieur de ses frontières jusqu’à Marienburg, la cité-État maritime, le plus vaste port commercial du Vieux Monde. Une vieille connaissance de Pogner résidait dans cette ville populeuse : un érudit du nom de Franz Goffmann actuel propriétaire du livre tant convoité. D’après son mentor, Ernst-Werner n’aurait aucune difficulté à en obtenir le prêt car les deux savants avaient noué par le passé une franche et sincère relation d’amitié.
Ainsi avait-il quitté son confortable lieu d’étude pour remonter tout le fleuve Reik jusqu’à Marienburg, où ce dernier se déversait dans la froide Mer des Griffes. Après avoir voyagé sur une péniche jusqu’à la ville perchée de Kemperbad, il avait rencontré cet éclaireur de l’armée impériale qui était devenu son ami de route. Celui-ci lui avait enseigné des rudiments d’équitation et tous deux avaient ensuite chevauché vers le nord. Quand ils avaient atteint Altdorf, la capitale de l’Empire, ils étaient devenus si complices que Tobias lui avait proposé de l’escorter jusqu’au terme de son expédition sous prétexte de retrouver à Marienburg un de ses cousins éloignés ; et aussi parce que le trajet lui paraissait peu sûr pour un cavalier solitaire. Ernst-Werner avait apprécié ce second argument à sa juste valeur.
Huit jours après avoir laissé derrière eux les séculaires murs crénelés qui protégeaient la magnifique cité, siège du pouvoir impérial, les deux compères ne se trouvaient plus qu’à une petite centaine de kilomètres des rivages septentrionaux du pays, selon Tobias. Les nombreuses mouettes qui fouillaient par dizaines les champs cultivés autour d’eux semblaient approuver cette estimation de l’éclaireur. Alors que le ciel avait commencé à s’assombrir à l’approche de la brune, et qu’une auberge-relais s’était dressée au bord de la route fluviale, ils s’étaient réfugiés dans l’établissement accueillant pour y passer leur dernière nuit avant le terme de leur longue expédition équestre.
Un tonnerre d’applaudissements éclata quand le narrateur eut terminé son récit. Après maintes courbettes exagérées, celui-ci s’éloigna de l’assistance pour rejoindre le comptoir. L’aubergiste lui servit de quoi rafraîchir sa gorge asséchée d’avoir tant été mise à contribution. Les spectateurs s’écartèrent peu à peu les uns des autres pour reprendre le fil de leurs causeries respectives et l’Estalien s’aperçut de la présence de son ami. Assis dans un angle isolé de la taverne, le jeune sorcier ressemblait à un sinistre corbeau solitaire avec ses cheveux de jais et sa robe sombre. Il s’approcha, les joues rougies d’être resté trop longtemps près de l’âtre, et s’adressa à lui sur un ton enjoué.
« Ernst ! Tu daignes enfin sortir de ta chambre. Toujours dans tes bouquins ? »
Avant qu’il n’eût le temps de répondre quelque chose, l’éclaireur poursuivit en s’affalant dans la chaise la plus proche.
« Tu as bien fait de descendre car ils ne vont pas tarder à organiser une course de rats, et je suis sûr que tu n’as jamais eu l’occasion de participer à un jeu aussi palpitant.
En effet. Je n’ai jamais entendu parler de ça, bougonna Ernst-Werner.
Tu vas voir, c’est vraiment spécial. Regarde ! Ils sont justement en train d’installer la piste. »
Un solide gaillard repoussait les tables proches du bar et les consommateurs les plus assidus avaient abandonné leur tabouret, si bien qu’un espace dégagé apparut au centre de la pièce. L’aubergiste et son unique serveur masculin émergèrent alors du cellier attenant au comptoir, en tirant un étrange assemblage de planches entrecroisées et clouées les unes aux autres. Cette structure en bois farfelue, aux dimensions imposantes, demandait aux deux hommes un effort colossal pour la déplacer sur le sol lisse, mais quelques habitués s’empressèrent d’apporter leur aide et l’improbable objet trôna finalement à la place qui lui avait été réservée. La moitié de la clientèle accueillit son arrivée par un concert de cris enthousiastes tandis que les autres l’examinaient avec les mêmes interrogations muettes sur leurs visages circonspects.
Après s’être levé et quelque peu avancé pour observer l’appareil de plus près, le sorcier comprit que les planches ne se croisaient pas, mais étaient fixées les unes aux autres pour constituer une piste qui s’élevait progressivement en une succession d’angles impossibles. Une première latte inclinée vers le haut partait du sol. A son extrémité supérieure était clouée une courte planchette perpendiculaire et bien horizontale, à laquelle était rivée une nouvelle latte ascendante. Cette structure originale se répétait plusieurs fois jusqu’à s’achever à son sommet par une boîte cubique et ouverte uniquement sur la latte qui y donnait accès. Tout le long de ce parcours tarabiscoté, de minces panneaux cloisonnaient les planches sur toute leur longueur, de telle manière qu’elles se trouvaient divisées en quatre couloirs rectilignes et parallèles.
A présent, presque toutes les personnes présentes formaient un cercle autour du mystérieux objet tandis que l’aubergiste était reparti dans le cellier. Tobias se tenait au côté de son ami et malgré les bruyants commentaires de la foule, il entreprit de lui éclairer sa lanterne.
« Le patron est parti chercher les rats. On va les placer chacun dans une des coursives et quand ils seront lâchés, ils vont grimper tout en haut du truc. Le jeu est de parier sur le bon rat, sur celui qui sera le premier à atteindre la petite caisse.
Mais comment des rats peuvent-ils comprendre qu’ils doivent courir ? »
L’Estalien haussa les épaules.
« Je crois qu’ils sont dressés pour ça ; et puis il y a un morceau de fromage dans la boîte d’arrivée qui les attend. Peut-être que l’odeur attire ces bestioles, va savoir ! En tout cas, chaque fois que j’ai vu une course de rats ; je n’en ai jamais vu un seul qui restait sur place. Mais ce qui est vraiment intéressant dans ce jeu, c’est qu’il est issu d’une lointaine tradition qui veut que chaque rat soit le champion d’un seul joueur. Comme il y a quatre coureurs, il ne peut donc y avoir que quatre parieurs sur chaque course. Mais les rongeurs se fatiguent très vite. On n’organise donc que trois courses par soir en moyenne et c’est ce qui rend ce jeu aussi populaire. C’est aussi pour cette raison que seules les grosses mises sont acceptées. Ce n’est pas du cuivre ou de l’argent que l’on risque à ce jeu, mais bien des couronnes d’or ! »
A peine eut-il terminé ses explications que le tenancier de l’établissement refit son apparition en tenant entre ses mains une cage en osier dans laquelle gigotaient de petits animaux à fourrure. Les vivats de la clientèle surexcitée stupéfièrent Ernst-Werner. Incrédule, il observait à son côté l’éclaireur, d’ordinaire si calme et si réservé en public, qui trépignait presque en se tortillant nerveusement les mains. Son estime pour lui s’en trouva diminuée : il ne croyait pas son expérimenté compagnon capable de se passionner pour des occupations aussi triviales.
Le tavernier posa la cage sur le comptoir et agita les bras pour réclamer le silence.
« Qui veut parier ? La mise est de six couronnes d’or ce soir, pas une de moins ! »
Des murmures mécontents répondirent à la proposition dans un premier temps. La somme était exorbitante pour la plupart des habitués de l’endroit, composés de simples fermiers, pêcheurs ou artisans sans grandes ressources. Mais un jeune homme d’allure modeste sortit néanmoins du cercle des spectateurs pour poser quelques pièces jaunes sur le bar. Le thaumaturge reconnut son virulent voisin de table, celui qui avait lancé une diatribe haineuse envers les mutants. Puis, un autre individu s’avança vers l’aubergiste, et il se demanda comment il avait pu ne pas le remarquer plus tôt.
Entièrement revêtu d’une armure métallique dont les plaques rutilantes cliquetaient à chacun de ses pas, l’étranger attira à lui tous les regards de la taverne, plus efficacement qu’un bourgeois égaré dans les parages d’une guilde de voleurs. L’homme était un colosse, qui dépassait d’une tête le plus grand des autres clients. Sa taille hors du commun et son splendide harnois auraient largement suffi à eux seuls à attiser la curiosité chez ses pairs, mais un autre détail achevait de le marginaliser. Sa peau était sombre ; non pas brune mais de la couleur de l’ébène.
Le souffle coupé, Ernst-Werner détailla le visage affable de l’étranger au cou de taureau. Contrairement au reste de son corps bardé de fer, sa tête était nue, et son crâne lisse ainsi que son visage ne présentaient aucune trace de pilosité. Il avait les lèvres charnues et des joues bien pleines qui lui donnaient un aspect légèrement poupin, mais l’étincelle de sagesse et de détermination scintillant au fond de ses pupilles lui conférait une beauté sauvage qui évoquait à la fois les secrets inviolés de contrées disparues et l’époque révolue d’un âge d’or oublié.
Quand le géant noir s’arrêta devant le tavernier-croupier, après quelques pas qui eussent représenté pour d’autres de véritables enjambées, il lui présenta une paume curieusement pâle dans laquelle se perdaient six couronnes d’or. Le maître des lieux s’en empara puis brisa le silence qui s’était soudain abattu sur l’assistance en incitant de nouveaux joueurs à venir parier. Ernst-Werner ne fut pas étonné de surprendre une expression flagrante de mépris sur le visage du premier parieur. Celui-ci détaillait l’impassible étranger en armure, qui se tenait droit comme la justice à son côté en attendant patiemment la suite des événements. A son regard fielleux, on devinait aisément les soupçons de l’intolérant artisan, pour qui cet épiderme exotique représentait une indéniable marque du Chaos.
Sans prévenir, Tobias se faufila soudain devant le jeune Nulnois pour rejoindre les deux autres concurrents. Après avoir déposé sa mise, il s’adossa au comptoir et adressa au sorcier un clin d’œil amusé. Ce dernier secoua la tête en levant les yeux au plafond. Quelles gamineries ! Son compagnon allait perdre sottement de l’argent alors qu’ils risquaient d’en avoir cruellement besoin à Marienburg, où les logements et les marchandises coûtaient très chers selon les dires de ceux qui en venaient.
Enfin, le dernier participant au jeu fut trouvé en la personne d’un colporteur maigrichon.
Le tavernier ouvrit alors une trappe sur le dessus de la cage en osier puis y plongea les avant-bras pour en extraire les créatures qui y étaient enfermées. Dans chacune de ses mains expertes se tortillaient à présent deux rats. L’homme les tenait habilement par la peau du cou, comme il l’eut fait avec de charmants chatons. Ils brassaient l’air en vain de leurs pattes griffues mais sans geignements excessifs, comme s’ils anticipaient déjà le sort qui leur était dévolu. De petite taille, on aurait presque pu les confondre avec de grasses souris, et leur pelage lisse et propre ne présentait aucune similitude avec celui de leurs congénères habitués à survivre dans les égouts urbains et les immondices. Les quatre petits animaux se démarquaient aisément les uns des autres par leur couleur. Si l’un arborait une fourrure brune assez classique pour un rongeur des champs, un autre était recouvert d’un pelage très foncé, oscillant vers le noir. Les crins du troisième étaient d’un gris presque uniforme car quelques rares taches sombres apparaissaient ça et là, tandis que le dernier attirait le plus les regards avec ses petits yeux rouges et son duvet immaculé, blanc comme de la neige.
« Allez ! Choisissez votre favori ! »
Le belliqueux artisan s’avança d’un pas et effleura du doigt le ventre rebondi du rat à la fourrure grise en le détaillant avec le sourire du connaisseur qui vient d’acquérir pour une bouchée de pain un poulain aux qualités insoupçonnées, puis il s’écarta du bar pour se poster au bord de l’étrange structure en bois. Quand le colosse en armure se pencha pour examiner les trois autres rongeurs qui restaient dans les mains de l’aubergiste, ce dernier lui lança sur un ton moqueur :
« Je ne sais pas pourquoi, mais quelque chose me dit que tu vas prendre le blanc. Qu’est-ce que tu en dis, étranger ? »
Et les bajoues de l’adipeux commerçant tremblotèrent quand il s’esclaffa de son propre trait d’esprit. Mais ce rire paillard, qui se voulait communicatif auprès de sa clientèle privilégiée, ne rencontra en écho qu’un silence inquiet. D’où il se tenait, Ernst-Werner ne pouvait voir le visage de l’homme à la peau noire qui lui tournait presque le dos, mais il devinait que celui-ci fixait droit dans les yeux le tenancier persifleur dont les ricanements étaient en train de mourir sur ses lèvres tandis qu’une expression de doute fleurissait sur ses traits antipathiques.
Lorsque ses gloussements s’achevèrent pour de bon, le calme dans la salle bondée assourdit tous ses occupants. Même les rats se taisaient. On devinait au tendon saillant sur le cou de l’étranger qu’une tempête était en train de se former, et tous, même les ivrognes locaux, pouvaient palper cet orage imminent. Très discrètement, les plus proches, dont Tobias, s’écartaient des deux hommes. L’aubergiste disposait d’une carrure impressionnante ; si l’épaisse couche de graisse qui l’enrobait venait à fondre subitement, ses muscles noueux authentifieraient sa lointaine existence de mercenaire, celle qu’il avait connue avant de racheter cette auberge-relais. Mais devant le guerrier qui le dominait en cet instant, il paraissait aussi frêle qu’un enfant d’elfe. Il se décomposait sur place, en jetant à la volée des coups d’œil paniqués pour rechercher un soutien dans ses plus fidèles clients qui pourtant se dérobaient, le laissant seul assumer la responsabilité des railleries qu’il semblait déjà regretter. Le géant s’approcha un peu plus, le poussant dos au comptoir, ce qui lui empêchait toute dérobade devant le courroux du guerrier rutilant.
Personne n’osait bouger pour empêcher le châtiment à venir. La bouche veule du tavernier trembla alors qu’il s’apprêtait à s’excuser lamentablement, mais le sombre colosse ne lui en laissa pas l’occasion. D’une voix gutturale, aussi menaçante que l’ombre d’un tsunami s’apprêtant à déferler sur un village de pêcheurs, il demanda dans un Occidental des plus parfaits :
« Et pourquoi donc devrais-je choisir le rat blanc ? »
Piteusement, l’aubergiste bredouilla une parole inaudible, proféra une autre syllabe hésitante, avant de lâcher :
« C’est… c’est ma plus belle bête, messire. Elle a déjà gagné trois courses la semaine dernière et c’est pour ça que je vous la propose. Mais si vous en préférez une autre, alors je m’incline. Prenez même le gris si vous le désirez, messire. »
Les paroles obséquieuses du tavernier exprimaient son réel soulagement à ne pas avoir reçu de correction pour l’offense commise envers l’imposant personnage.
« Je vais plutôt choisir le marron.
Faîtes, faîtes, messire ! J’espère qu’il vous portera chance car c’est toujours une joie de voir gagner les nouveaux participants. »
La flagornerie opportuniste de l’aubergiste révulsa Ernst-Werner mais comme tous les autres, il se détendit lui-même de cette issue pacifique. Aussitôt l’incident clos, Tobias misa sur le rat noir tandis que le colporteur se contenta du blanc.
Enfin, la course s’apprêtait à commencer. A nouveau, la piste de bois hypnotisa l’ensemble des clients qui se massèrent à proximité, épaules contre épaules, à la manière d’abeilles se réchauffant mutuellement pour passer l’hiver. Le contact forcé avec des ruffians imprégnés de mauvais alcool et de fumée souleva le cœur du jeune magicien, mais sa curiosité l’emporta, si bien qu’il joua à son tour des coudes pour ne pas être écarté par l’assistance enthousiaste.
Le tavernier s’accroupit devant l’entrée de la piste en tenant toujours fermement les quatre rongeurs qui avaient recommencé à s’agiter, comme excités par l’attente fiévreuse du public. Alors, l’homme les lâcha simultanément dans chacune des coursives et ils s’élancèrent sur leurs courtes pattes griffues à l’assaut de la structure, galvanisés par les encouragements frénétiques qui rythmaient leur progression.
Ernst-Werner trouva que les bestioles ne couraient pas aisément ; la forte inclinaison des planches et l’étroitesse des coursives leur imposaient un trottinement guère véloce, interrompu par les virages en forme d’épingles à cheveux. Elles atteignirent ensemble le premier de ces difficiles tournants mais ce fut le rat gris, positionné près de la cloison intérieure, qui le négocia le plus rapidement pour s’attaquer en tête à l’ascension de la deuxième planche. Le sorcier crut aussitôt à une injustice dans le placement initial des animaux et cette idée le révolta car il ne souhaitait pas voir le favori de l’antipathique artisan remporter la course. Mais un bref coup d’œil au-dessus des concurrents à fourrure lui permit de comprendre toute l’ingéniosité de la construction en bois. Au prochain virage, le rat gris se retrouverait sur la bordure extérieure et ce tracé de coudes successifs se poursuivait jusqu’au sommet de telle sorte que les coureurs échangeaient alternativement leurs positions par rapport à la bordure de la piste. Le regroupement des quatre souris au terme de la deuxième courbure confirma cette logique, même si la blanche avait déjà pris une longueur de retard sur les autres.
Ernst-Werner lança un regard en direction de celui qui avait misé dessus : le colporteur jetait à l’adresse du rongeur des encouragements ou bien des imprécations, il ne pouvait le deviner tant la voix du bonhomme disparaissait sous les vociférations hystériques des autres spectateurs. A son côté, le belliqueux artisan fixait fébrilement la course. Il se mordillait la lèvre inférieure tout en serrant convulsivement un poing levé à hauteur de poitrine. Tobias manifestait moins de nervosité, mais son compagnon de route devinait tout de même chez lui une réelle inquiétude. Par contre, le visage de l’homme à la peau couleur de suie restait figé dans un modèle d’impassibilité, même s’il suivait également avec attention l’évolution de son protégé. En l’occurrence, le rat brun avait viré en tête après le troisième virage, bien que talonné sans relâche par le noir et le gris, tandis que le blanc perdait encore plus de terrain, amenant progressivement le colporteur au bord de la crise d’apoplexie.
Un nouveau coude fut franchi par les rongeurs, mais à l’amorce de la nouvelle déclivité, celui de tête glissa curieusement en arrière avant de s’agripper de nouveau à la planchette pour reprendre sa course. Entre-temps, les rats noir et gris l’avaient dépassé sans ralentir leur allure. Ce coup du sort ne parut pas émouvoir l’étranger dont la sombre expression paraissait toujours autant gravée dans une inusable obsidienne.
Les deux premières bêtes avaient parcouru plus de la moitié de l’édifice et la clameur dans l’auberge s’intensifia à l’approche imminente du verdict. Quand le rat noir que Tobias avait élu se retrouva assez nettement devant le gris à la sortie d’un nouveau virage, Ernst-Werner se surprit à pousser comme certains autres spectateurs une joyeuse exclamation. Pendant un très bref instant, il faillit se morigéner de ce comportement impulsif mais la fin du jeu captiva à nouveau son attention. L’issue en demeurait incertaine car le rat gris grignotait son retard au lieu de se faire définitivement distancer par le noir. Plus que quelques lattes à grimper, et les rongeurs allaient atteindre la boîte symbolisant l’arrivée du parcours.
Etait-ce le noir qui s’essoufflait ou le gris qui accentuait son effort ? Cela était difficilement explicable aux yeux du mage mais le deuxième revenait indubitablement à la hauteur du premier. Si près du but et l’animal choisi par son ami allait se faire battre sur le fil… Fasciné, et se rognant un ongle sans s’en apercevoir, le jeune sorcier assista impuissant au consternant dénouement de la course. A la sortie de l’avant-dernière courbure, le museau du rat gris se retrouvait à la hauteur de la queue du rat noir et le long de la planche qui s’ensuivait, il revint à son niveau. De surcroît, sa coursive lui était favorable pour aborder l’ultime virage car située à cet endroit-là sur le bord intérieur de la piste. Les deux concurrents en émergèrent au coude à coude et ce fut à ce moment que le noir décida de stupéfier l’assistance. Alors que son allure avait semblé jusqu’à présent s’étioler, il fondit sur son objectif. Comme s’il s’était soudain aperçu de la présence de son frère à la fourrure argentée malgré la cloison de bois qui les dissimulait l’un à l’autre, il galopa à une vitesse surprenante le long de la planche et gagna l’abri du caisson perché en haut de l’édifice, nettement devant son collègue.
A l’instar d’une partie de l’assistance, Ernst-Werner salua cette victoire en applaudissant Tobias. Ce dernier laissait éclater sa joie en levant les bras au-dessus de sa tête, sous le regard dépité de celui qui avait parié sur le rat gris. L’éclaireur impérial accueillit avec sympathie les nombreuses tapes amicales qu’il reçut au passage tandis qu’il recevait des mains de l’aubergiste le gain promis au vainqueur, puis il accepta d’avaler un verre d’une eau-de-vie locale pour célébrer sa réussite.
De son côté, le jeune magicien s’écarta du cercle des curieux pour attendre que son compagnon de route daigne le rejoindre. Finalement, il s’amusa de sa propre excitation.
Le majeur de sa main gauche le démangeait et en l’examinant, il constata qu’il l’avait tant rongé pendant le jeu que son ongle s’était vilainement brisé sur le côté, laissant apparaître en dessous la chair tendre et rose. Il suçota l’extrémité de son doigt meurtri en se souvenant qu’il n’avait pas repris ce tic disgracieux depuis fort longtemps.
Enfin, Tobias profita du fait qu’une seconde course de rats se préparait pour venir le rejoindre, le pas chancelant et la mine guillerette.
« Je te paie à boire, Ernst, pour fêter ça ? »
L’haleine de son ami évoquait le goût âcre d’un remède d’apothicaire. Si l’eau-de-vie en était à l’origine, il prendrait garde à ne pas y toucher.
« Non, ça va, je te remercie. Dis-moi… tu as toujours autant de chance au jeu ? »
Curieusement, ces paroles anodines semblèrent plonger l’éclaireur dans une réflexion lointaine, mais l’expression distante dans ses yeux disparut très rapidement et il attrapa un pan de la robe du sorcier pour l’entraîner avec lui.
« Attends, j’ai envie de m’asseoir un instant. J’ai l’impression que leur goutte est en train de me scier les jambes… »
Ils s’affalèrent sur des chaises à l’écart.
« Alors, comment as-tu trouvé la course ?
Très surprenant, admit sans rechigner Ernst-Werner. Je ne m’attendais pas à ça du tout.
Je t’avais prévenu. Tu aurais dû participer toi aussi. Mais dans ce cas, tu aurais perdu ! ajouta-t-il avec un sourire moqueur.
Et qui te dit que je n’aurais pas utilisé ma magie pour faire gagner mon rat en vigueur et en vitesse ? »
Tobias échoua à réprimer un hoquet avant de rétorquer :
« Tu en es vraiment capable ?
Non, répondit le sorcier après une marque d’hésitation. Ce genre de sortilège existe réellement mais je ne l’ai pas encore appris. J’y songerai néanmoins si je veux faire fortune en sillonnant les auberges de l’Empire. »
L’Estalien s’esclaffa avant de se taire subitement. Le magicien crut d’abord à un nouveau haut-le-cœur éthylique de son ami, mais un signe discret de ce dernier le fit se retourner sur sa chaise. Le colosse en armure se tenait juste derrière lui, le dominant de toute sa hauteur. Malgré les nombreuses pièces métalliques qui le recouvraient de la tête aux pieds, il ne l’avait pas entendu arriver.
Avant qu’il n’ait eu l’occasion de réagir, l’homme à la peau noire s’adressa à eux de sa voix de baryton, mais en dardant son regard pénétrant sur le magicien.
« Bonsoir à vous, messieurs. J’espère ne point vous importuner, mais je souhaitais te féliciter pour ta victoire. »
Il termina sa phrase en regardant Tobias mais dans la seconde suivante, il reprenait peu discrètement son examen du jeune homme en robe qui semblait l’intriguer. L’éclaireur impérial oscilla entre la gêne et la confusion face à l’étonnant personnage.
« Euh… merci à vous, messire.
Pas besoin de civilités avec moi, le coupa l’étranger. Je m’appelle Mam’Dou et malgré mon apparence, je n’ai rien d’un seigneur, ajouta-t-il avec une étincelle de malice.
Très bien, Mam’Dou. Moi, c’est Tobias Salamenco et voici Ernst-Werner…
Austellen », précisa son compagnon non sans une très légère pointe d’irritation dans la voix. L’Estalien hocha la tête avec agacement pour s’excuser de son incapacité à se rappeler le nom exact de son ami récent, puis il reprit :
« Merci d’être si bon joueur, mais je n’ai aucun mérite, vu que ce n’est pas moi qui courais. Sans vouloir me montrer indiscret, ne ferais-tu pas partie du peuple Sudron ?
Si fait, Tobias. Je vois que tu es très érudit car peu de personnes dans le Vieux Monde connaissent notre existence. On m’a même confondu plusieurs fois avec un maléfique elfe noir », ajouta le géant en dévoilant l’ensemble de sa dentition. Ernst-Werner convint en lui-même que la comparaison entre cette montagne de muscles et la frêle silhouette d’un elfe prêtait effectivement matière à sourire. Il prit alors la parole.
« Moi-même, je n’ai jamais entendu parler des Sudrons. Qui sont-ils ? »
Le principal concerné et l’éclaireur se tinrent cois pendant quelques instants, puis ce dernier répondit à son ami tout en guettant l’approbation du grand guerrier.
« Les Sudrons habitent les Terres du Sud, un vaste continent austral situé au-delà de la mer qui borde les régions méridionales du Vieux Monde, recouvert de jungles humides, luxuriantes, où règne une chaleur permanente.
Tu parles de la Lustrianie ?
Non, non. La Lustrianie se trouve plus à l’ouest, de l’autre côté de l’Océan Vert. Ces continents ont effectivement le même climat paraît-il, mais aucun humain ne vit en Lustrianie alors que les Terres du Sud sont habitées par les tribus des Sudrons.
Il s’agit en effet de mon pays natal, confirma l’intéressé.
Par contre, reprit Tobias, je pensais que les seuls représentants de ton peuple dans le Vieux Monde se trouvaient réquisitionnés sur des galères pirates ou réduits en esclavage par certains riches explorateurs. Mais à te voir ainsi, je constate que mes sources étaient erronées.
Hélas non, soupira le géant. Mais puis-je m’asseoir à votre table ? J’y serai plus à l’aise pour parler de ces choses-là avec vous. »
L’Estalien s’excusa de ne pas le lui avoir proposé plus tôt et il tira un siège sur sa droite afin que l’arrivant prenne place à leurs côtés. Légèrement méfiant, Ernst-Werner constata que son compagnon se réjouissait au contraire de cette rencontre et semblait cette fois-ci totalement dégrisé par l’événement. Comme Mam’Dou ne pouvait s’adresser à la fois à lui et à Tobias, le Sudron fixa le centre de la table la tête basse et il parla d’un débit monocorde, son visage grave toujours autant dénué d’émotion.
« Les gens du Vieux Monde qui sont parvenus jusqu’à mes terres natales ont effectivement profité de leur supériorité. Nous sommes tous de farouches combattants, souvent plus forts que les hommes d’ici. Mais nos villages sont généralement de petite taille, nos tribus trop éloignées les unes des autres et surtout, nous ne nous battons pas avec les mêmes armes que nos envahisseurs. Ainsi, de telles protections n’existent pas, dit-il en désignant son propre harnois. C’est pourquoi un bon nombre de mes frères ont été réduits en esclavage par de mauvais hommes qui nous considèrent comme moins dignes de respect que leurs animaux domestiques. Pourtant, ces gens-là se trompent. Les habitants du Vieux Monde se disent civilisés, nous avons notre propre culture. Nos dialectes et notre savoir ancestral valent bien vos livres. Vous avez des bibliothèques, nous avons nos sages. Vous développez de nouvelles technologies pour dominer la nature tandis que nous, nous vivons en harmonie avec elle. Nos dieux protecteurs sont aussi puissants que les vôtres ; et quant à vos magiciens, termina-t-il en tournant la tête vers Ernst-Werner, ils utilisent les mêmes procédés que nos chamans. »
Involontairement, le guerrier avait élevé la voix, comme si une sourde rancœur refaisait surface au point d’insinuer une note d’agressivité déplacée au sein de ses manières affables. Un silence gêné suivit ses dernières paroles. Le Sudron dut intervenir pour le briser.
« Pardonnez-moi, je me suis un peu trop emporté.
Ne t’inquiète pas, le rassura Tobias. Ta colère est légitime et tu as raison de nous apprendre ces choses car nous ignorons tout de tes semblables et de leur histoire. J’ai pas mal voyagé, et les différentes cultures que j’ai découvertes m’ont toujours fasciné. Je regrette sincèrement ce qui arrive aux tiens. Par contre, ton cas m’a l’air un peu particulier. En effet, tu es armé comme un seigneur et surtout, tu manies notre langue à la perfection, encore mieux que la plupart des gens d’ici. Cela ne te dérangerait pas de nous en dire un peu plus sur ton propre compte ? »
Les traits crispés du Sudron se détendirent et il opina du chef avec un mince sourire.
« En effet, mon histoire n’est guère banale. A l’origine, j’ai cependant partagé le triste sort malheureusement dévolu à ceux de mon peuple. J’ai grandi dans un village côtier, et un jour, l’équipage d’un gigantesque navire y a débarqué pour tout piller. Il s’agissait de pirates. Mon père et tous les hommes de la tribu ont trépassé au cours du combat, puis les femmes et les enfants ont été emmenés dans les cales du bateau qui repartit vers le nord. Au cours de la traversée, ma mère a succombé à la maladie et peu d’entre nous sont parvenus vivants à destination, dans un port quelconque du Vieux Monde. Nous avons été exposés sur un marché aux esclaves, entre un comptoir d’épices et un vendeur de bestiaux, jusqu’à ce qu’un acquéreur se présente. Un noble m’a acheté et c’est à ce moment que mon existence a basculé. Au lieu de m’employer comme serviteur ou manouvrier sur son domaine, cet homme infiniment bon m’a offert l’éducation d’un gentilhomme. Il m’a affecté un précepteur chargé de m’enseigner la lecture, l’écriture, les chiffres, l’histoire, l’étiquette et les coutumes de ce pays qui m’était inconnu, puis j’ai appris en son château le maniement des armes et l’équitation, si bien que je finis par atteindre le statut que mon seigneur souhaitait me conférer. »
Bien que suspendu à ses lèvres, Tobias l’interrompit :
« Tu es un chevalier ?
Non, un héraut.
Un héros ? Ah ! Ah ! Ah ! Sache alors que la qualité première du héros est sa modestie. » le taquina l’Estalien.
Au vu des trois profondes rides qui sillonnèrent son large front, la remarque venait de plonger le Sudron dans la perplexité. Soudain, il partit dans un phénoménal éclat de rire qui fit converger vers le trio l’ensemble des regards de la salle. Ernst-Werner en fut très contrarié car il avait déjà conscience de bien trop attirer l’attention en une si remarquable compagnie. Le regard mauvais dans leur direction du jeune artisan accoudé au comptoir n’était pas de nature à le rassurer. Après l’avoir entendu discourir avec autant de haine sur les mutants de l’Empire, il savait que celui-ci ne se gênerait pas pour répandre de sournoises rumeurs à leur égard, une fois qu’ils auraient quitté les lieux.
Après s’être calmé, Mam’Dou reprit avec légèreté :
« Ce que l’Occidental peut être une langue bizarre ! Dans mon dialecte natal, aucun mot n’a de double sens. Je suis le héraut de mon seigneur, son porte-parole, son messager si vous préférez.
Ah, ce titre-là ? Suis-je bête ! Je vois de quelle fonction il s’agit, concéda Tobias avec une moue de dépit.
En fait, ce statut représente beaucoup de fonctions pour mon maître. En tant que héraut, je le représente s’il ne peut lui-même se déplacer, je me bats pour défendre son domaine, sa famille et son honneur ; j’accomplis diverses missions qui m’amènent à beaucoup voyager… C’est encore plus valorisant à ses yeux que le titre de chevalier.
Certes, cela fait de toi un personnage très important. Mais sans vouloir te vexer ni remettre en cause ton efficacité, comment se fait-il que ce noble ait voulu quelqu’un comme toi, si impressionnant et si peu commun, pour ses relations avec les autres seigneurs ? »
Tobias avait soigneusement pesé ses mots pour ne pas froisser la susceptibilité du géant, et celui-ci lui répondit sans manifester la moindre irritation.
« Le prince Luthering est une personne assez originale, avec un fort caractère, qui aime se démarquer de ses semblables et aller à l’encontre des vieilles traditions. Il dit qu’il trace ainsi sa propre voie. Une autre raison est que mon seigneur n’a pas souvent besoin de moi comme émissaire. En effet, son domaine se trouve dans les Principautés Frontalières au sud de l’Empire, une région plutôt isolée où les contacts avec les autres nobles sont vraiment rares.
Les Principautés Frontalières ! Je connais très bien le coin, vu que je m’y trouvais le mois dernier, s’enthousiasma l’éclaireur. J’y ai combattu un clan d’orques avec l’armée impériale.
Tu y as tué des orques ? Alors tu as indirectement protégé les terres de mon maître et je t’en félicite en son nom. »
Le Sudron avait parlé avec une solennité déplacée dans la bruyante taverne, mais le compliment fit mouche puisque le visage de Tobias s’empourpra devant le regard empreint de respect du guerrier à la peau sombre. Ce dernier rajouta à l’intention de ses deux interlocuteurs :
« A votre prestance et à votre tenue, je me doutais que vous étiez des hommes d’expérience… »
« Nous y voilà enfin » pensa Ernst-Werner. Il nota avec satisfaction que ses doutes envers le Sudron étaient bien fondés ; celui-ci ne les avait pas abordés par simple curiosité : le gaillard avait une idée derrière la tête à leur sujet. Quand le colosse tourna son visage pour planter son regard dans le sien, le jeune sorcier se crispa un peu plus sur son siège.
« Cela est heureux car j’ai besoin des compétences de gens tels que vous. En particulier des tiennes, si tu es bien un magicien comme je l’espère.
Effectivement, j’en suis un. En quoi puis-je t’aider ? »
Il s’en voulut aussitôt de montrer autant d’empressement à lui répondre. Il n’avait guère apprécié l’immixtion de l’étranger au milieu de sa conversation avec Tobias et d’ordinaire, il n’accordait aucune confiance aux inconnus. Mais devant cette voix chaude, magnétique, et face à ces grands yeux insondables, il perdait sa réserve naturelle, l’unique barrière qu’il connaissait pour se protéger de ses congénères, de ses voisins, des Autres…
Il se sentit lâche. Il avait le sentiment d’avoir cédé sous l’écrasante personnalité du géant, sous le poids de son charisme égal à son imposante stature. Mais les mots s’échappèrent à nouveau de la bouche de Mam’Dou ; calmes, posés et nimbés d’une touchante humilité, ils apaisèrent sur-le-champ la conscience du thaumaturge inquiet.
« Quelle chance… Je suis dans une si fâcheuse posture depuis tant de jours que je commençais à désespérer de trouver une bonne âme pour me venir en aide. Si tu parviens à régler mon problème, je serais à jamais ton obligé. J’ai un peu d’or aussi, si tu veux…
Pas besoin, rétorqua Ernst-Werner en chassant une mouche invisible de la main et en refusant de la tête. Explique-moi plutôt ce qu’il en est. »
Mam’Dou prit une longue inspiration avant de se lancer.
« J’ai quitté il y a quelques semaines le domaine de mon prince car celui-ci m’a confié une tâche importante. Je dois transmettre cette missive à son cousin qui habite la cité de Middenheim. »
Le Sudron sortit un objet coincé dans sa ceinture et l’exposa sur la table. Il s’agissait d’un tube en ivoire cylindrique de précieuse facture, dont l’une des extrémités se terminait par un petit couvercle de bois. Le sorcier reconnut en l’objet un étui à parchemins tandis que Tobias interrompit le héraut :
« Cela représente une belle trotte jusqu’ici ! »
Il acquiesça avant de poursuivre.
« C’est vrai. Mais mon voyage s’est bien déroulé jusqu’à il y a peu. Je dois maintenant préciser une chose. Comme vous l’avez vu avec la course de rats, j’aime bien participer aux jeux. C’est chez moi une vraie manie : dès que j’ai l’occasion de miser sur quelque chose, je le fais et je ne refuse jamais un pari. Ainsi, je me suis retrouvé dans une taverne de Altdorf, embarqué dans une partie de dés avec un tout petit être. Vous savez, ces drôles de bonhommes qui ne sont pas plus grands que des enfants, mais malgré tout adultes.
Un nain ? proposa le jeune magicien.
Non, pas un nain. Plus petit encore, moins costaud et sans la barbe.
Un halfeling alors.
Oui, c’est ça ! Donc, j’ai joué aux dés avec ce halfeling et je l’ai battu. Quand je lui ai pris son or, je lui ai proposé une revanche mais ça ne lui a pas du tout plu. Je ne comprends toujours pas pourquoi il s’est mis alors en colère. Il a agité les mains en direction de cet étui qui contient le message si important, puis il s’est enfui de la taverne. J’étais bien sûr très surpris et je me suis rendu compte trop tard qu’il m’était désormais impossible d’ouvrir cette boîte ! Le lascar devait connaître quelques tours de magie et, mauvais perdant, il s’est vengé de sa défaite en jetant une malédiction sur cet objet. Enfin… c’est ce que je crois. J’ai pensé que l’effet du sort se terminerait avec le temps mais voilà une semaine écoulée et je ne peux toujours pas sortir le parchemin qui se trouve à l’intérieur.
Tu permets ? » demanda Tobias qui prit délicatement le tube entre ses mains.
Il tenta d’ôter l’opercule mais renonça aussitôt et le tendit à Ernst-Werner. Celui-ci se contenta de le serrer dans ses deux poings fermés, puis il ferma les paupières. Les premières leçons pratiques de l’apprenti-sorcier consistaient à repérer le flux mystique, à défaut de savoir le contrôler. A présent, il avait atteint un niveau de maîtrise bien supérieur, et quelques secondes de concentration lui suffirent pour analyser l’enchantement qui affectait l’étui à parchemins. Il le poussa ensuite vers son propriétaire.
« Il s’agit bien d’un sortilège, une forme de verrou magique. C’est un sort mineur mais très enquiquinant car seul celui qui l’a apposé est en mesure de l’annuler. Sinon, un autre enchanteur peut tenter de le dissiper grâce à un puissant sortilège approprié. Malheureusement je ne l’ai pas encore appris car seuls les très grands mages le connaissent. »
Le visage du guerrier se décomposa. Tant de déception sur le si noble visage tourmenta Ernst-Werner qui s’empressa d’ajouter :
« Mais je peux te mettre en relation avec l’un de ces maîtres en sorcellerie, qui saura alors comment t’aider.
C’est vrai ? Tu peux faire ça ? »
Les mots vibrants d’espoir lui ensoleillèrent une partie de son âme. La reconnaissance sans bornes qui perçait dans le ton du guerrier emplit le cœur du jeune mage d’une inexplicable allégresse mais il s’efforça à réfléchir un instant aux conséquences de ce qu’il allait proposer à cet inconnu. Il ne vit cependant aucun danger dans son offre, Mam’Dou lui paraissant totalement digne de bonne foi.
« Tobias et moi nous rendons à la cité maritime de Marienburg. Je dois y rencontrer un érudit, connaissant fort bien les arcanes magiques et qui sera capable d’ôter ce sortilège. Si tu le souhaites, tu peux nous y accompagner. Je suis certain que Maître Goffmann acceptera de résoudre ton problème. Bien sûr, ce n’est pas du tout sur la route de Middenheim, mais c’est la seule solution que j’aie à te proposer. »
Visiblement, celle-ci parut amplement convenir au Sudron qui se leva de sa chaise pour poser un genou à terre face au magicien.
« Ton offre m’honore et je l’accepte avec reconnaissance. En retour, je te prête mon bras et ma lame pour te défendre sur la route qui nous mènera à cette ville. Je te remercie, Ernst…
Werner. » soupira l’homme en robe. Mais il ne s’offensa pas de cette énième hésitation sur son prénom. La posture chevaleresque du Sudron l’impressionnait mais ce dernier se redressa puis se rassit avant de le mettre mal à l’aise.
Un sentiment étrange et nouveau s’emparait de lui. Il venait de s’intéresser gratuitement à un autre, de lui offrir son soutien sans arrière-pensée et surtout, sans aucune crainte. S’était-il trompé ? Allait-il finalement regretter de ne pas s’être tu comme il l’aurait fait à l’accoutumée ? Il pensa soudain à son compagnon, qu’il n’avait même pas au préalable consulté avant de proposer à Mam’Dou de les accompagner. Inquiet, il se tourna vers lui avec appréhension.
L’Estalien arborait un sourire rayonnant. Il s’empara de son gobelet pourtant presque vide avant de déclamer :
« Dans ce cas, messieurs : à notre heureuse rencontre ! »


CONVERGENCES


« L’une des questions récurrentes chez les jeunes initiés porte sur le pouvoir des puissances divines en ce bas monde. Si les dieux sont omnipotents et omniscients, pourquoi alors ne se manifestent-ils pas plus fréquemment parmi nous ? Pourquoi Manann n’envoie-t-il pas systématiquement par le fond le navire de celui qui souille l’océan avec ses ordures ? Pourquoi Morr ne foudroie-t-il pas sur place le pilleur de tombes qui trouble sans vergogne le sommeil de ses sujets ? Ou tout simplement, pourquoi les infâmes Seigneurs du Chaos n’apparaissent-ils pas en personne pour établir leur règne de terreur et de destruction ? La vérité est que toutes ces divinités obéissent à une entité qui leur est encore supérieure.
Ce concept n’est pas accessible à nos intellects limités mais certains ont tenté de lui attribuer un nom : La Balance est celui qui revient le plus souvent. Pour une raison qui nous restera sans doute à jamais inconnue, cette Balance impose aux immortelles entités une interdiction formelle de se manifester physiquement dans notre univers. C’est pourquoi elles ont tant besoin de leurs clergés respectifs pour répandre leurs idées et concrétiser leurs volontés.
Mais attention ! N’allez pas vous imaginer que les dieux ne méritent finalement pas notre dévotion. S’ils ne peuvent directement agir, ils utilisent des procédés plus subtils pour parvenir à leurs fins. Ils communiquent par l’esprit avec leurs plus brillants fidèles et sont capables de nous influencer au travers de nos songes. Si vous accédez un jour aux plus hautes marches de la prêtrise, peut-être connaîtrez-vous alors la chance inouïe d’entendre la voix de votre divin protecteur… De plus, les dieux perçoivent tout, entendent tout, aussi bien vos paroles que vos pensées les plus impies. Ceux qui auront blasphémé ou qui les auront ignorés pendant leur brève existence terrestre se verront jugés à l’heure de leur trépas et connaîtront une damnation sans appel dans les royaumes infernaux.
Toutes ces informations sont formellement véridiques, car issues des témoignages unanimes de plusieurs grands prêtres à la tête de cultes variés. Ces sources ne peuvent souffrir d’aucun scepticisme : tous ces hommes illustres tirent leur savoir de leurs propres conversations spirituelles avec leurs divins maîtres. »

La Métamorphose du Profane
Par Heinrich Hannicus
Grand Théologue à l’université impériale d’Altdorf

***
Tzeentch observait et se réjouissait.

Après des siècles d’attente, il venait de découvrir l’identité des instruments du destin, ces êtres si faibles qui allaient pourtant le conduire à son avènement. Ce monde allait entrer dans sa sphère d’influence.
Déjà les premiers gravillons glissaient sous leurs pas et ils étaient les signes précurseurs de la terrible avalanche qui allait plonger cet univers dans l’ultime Entropie, cet état qui briserait les lois naturelles en cours pour préparer son propre règne. Leurs routes avaient déjà commencé à se rejoindre, et bientôt, ils seraient tous réunis pour accomplir ce à quoi leurs misérables existences étaient vouées.
Satisfait, le Dieu Noir tourna ses pensées vers les prières de ses nombreux dévots.


LE VENDEUR D’HERBES


Le ciel nocturne s’éclaircissait doucement au-dessus de la ville de Kemperbad. Aucun nuage ne semblait vouloir gêner l’apparition des premiers rayons du soleil et la journée promettait une fois encore d’être chaude.
A cette heure précoce, les seuls citadins déjà levés étaient des pêcheurs qui refermaient derrière eux avec précaution les portes de leurs logis, par crainte de réveiller le restant de leur famille encore plongé dans le sommeil. Ces travailleurs matinaux se dirigeaient tous vers la nacelle qui les descendrait jusqu’à la rive du fleuve Reik où les attendaient docilement leurs embarcations respectives. Déjà, une poignée d’entre eux avait embarqué à bord du caisson suspendu d’où ils pouvaient à loisir admirer la naissance de l’aube aux couleurs pastel. Comme le mécanisme ne pouvait accueillir qu’un nombre restreint de passagers, un attroupement commençait à se former près du treuil au sommet de la nacelle. Les pêcheurs patientaient en s’échangeant avec bonne humeur les dernières nouvelles de la veille, sous le regard morne d’un garde fatigué.
Mais ce gai clabaudage ne parvenait pas jusqu’aux oreilles de Micky Willis.
L’auberge où lui et Wigmar avaient décidé de passer la nuit se situait près de la porte nord, à une distance suffisante du précipice qui bordait une bonne moitié de la cité marchande. L’esprit du halfeling était en train de franchir péniblement cette frontière brumeuse qui sépare l’assoupissement de l’éveil. D’agréables sensations lui parvenaient, mais ayant conscience de ne plus vraiment dormir, il ne parvenait pas à faire la distinction entre la réalité et les traces de son dernier rêve qui s’effilochait. Derrière ses paupières closes, Micky devinait la clarté du jour qui pénétrait dans sa chambre. La fenêtre devait être entrouverte car il sentait un air frais sur son visage et il entendait le gazouillis de passereaux au-dehors. Il se rappela alors où il se trouvait.
Avec délectation, il apprécia le moelleux de sa couche et la fraîcheur des draps sur son petit corps. Les courbatures de son expédition dans les Collines Stériles se rappelèrent à son souvenir, mais dans son lit si confortable, elles lui paraissaient déjà moins aiguës. Après ces nombreuses nuits au grand air sur sa mince paillasse de voyage, le contraste était si saisissant qu’il se demanda s’il aurait le courage de se lever rapidement. Il décida que non.
Enfonçant un peu plus sa tête dans l’oreiller rembourré de plumes, le halfeling songea au destin tragique de Dieter. Le trappeur avait été pour lui un véritable ami, mais ce ne fut qu’à sa mort qu’il s’en était véritablement aperçu. Prendre des vies à de malfaisantes créatures ou à des animaux dangereux au cours de ses aventures lui avait toujours paru comme une nécessité, sans jamais lui inspirer les moindres états d’âme. Mais là, il venait de perdre un de ses proches dans les circonstances les plus ignobles, et ce malheur l’avait profondément chamboulé. Depuis quatre jours, il portait le deuil de son compagnon humain de la plus convaincante des façons pour un halfeling : le moral en berne, la mine maussade, il n’avait quasiment prononcé aucune parole. Dans son pays natal, le Moot, ceux de sa race ne trépassaient jamais de mort violente. La nature pacifique de ses habitants était telle qu’ils ne connaissaient ni guerre, ni criminalité, et les rares conflits se réglaient généralement par un concours de gloutonnerie organisé ou par d’autres défis ludiques du même genre. Tel un cinglant coup de fouet en plein visage, le meurtre de Dieter avait rappelé à Micky à quel point le monde extérieur pouvait se montrer cruel en comparaison à la champêtre région de ses origines.
Sans nostalgie, car il n’était pas dans sa nature de nourrir des regrets, le halfeling fit défiler dans sa mémoire avec émotion les images de son enfance. La chasse au collet avec son cousin préféré, les fêtes populaires en plein air qui se terminaient juste avant l’aube, la cueillette des champignons dans les sous-bois à l’automne, ou encore les interminables parties de cache-cache entre les immenses rangées de maïs ; tout cela lui manquait un peu. Quand, à sa majorité, il avait annoncé qu’il quittait amis et famille pour visiter la contrée des humains, tout le monde en était resté abasourdi et sa mère avait fondu en larmes. Bien sûr, ce moment l’avait terriblement chagriné, mais il s’en voulait surtout de ne pas avoir réussi à expliquer les motivations d’un tel départ. Auraient-ils pu comprendre que lui, Micky Willis, insignifiant halfeling issu d’une honnête et besogneuse famille de tisserands, souhaitait revenir un jour en son pays vêtu d’or et d’argent, et auréolé d’une telle gloire que son nom serait évoqué avec respect dans toutes les tavernes du Vieux Monde ? Tel était son rêve, son vœu le plus cher.
Contrairement à la plupart des aventuriers, ce n’étaient pas l’appât du gain ni un noble idéal qui le poussaient à courir mille dangers. Non. Il aspirait au jour où il rentrerait chez lui précédé d’une flatteuse réputation. Alors, il savourerait les sourires empreints de fierté sur les visages de ses parents, les lueurs d’émerveillement dans les yeux de ses amis d’enfance. Et quand il serait très âgé, il aurait alors des centaines d’histoires à raconter aux gamins, ses trépidantes aventures lui assurant un auditoire fidèle jusqu’au terme de ses vieux jours.
Une voix chantante l’extirpa définitivement de sa torpeur. Il s’agissait de Wigmar qui était déjà debout, dans la pièce mitoyenne à leur chambre. Aux clapotements qui en provenaient, il sut que son compagnon procédait à ses ablutions.
Cette fois-ci bien réveillé, Micky prit encore plus conscience de son bien-être, douillettement emmitouflé entre ces draps qui sentaient si bon. Il ouvrit les paupières pour constater qu’un voile de lumière s’immisçait dans la pièce par la fenêtre ouverte, et les poussières qui fourmillaient dans l’air ajoutaient au charme de l’instant. Cette journée ensoleillée après la pénible période qu’il venait de traverser annonçait comme un nouveau départ, propice à l’éveil de sa nature optimiste.

« Voilà un servant de la reine
Qui arriv’ près de la fontaine
Si jamais tu lui tournes le dos
Tu recevras un coup d’sabots

Voilà deux servants de la reine
Qui ne ménagent pas leur peine
Faut surtout pas les ennuyer
Ils te chasseraient à coups d’pieds

Voilà trois servants de la reine… »

Wigmar poursuivit l’air de sa ritournelle en sifflant sans modération ; peut-être avait-il oublié la suite des paroles. Le halfeling n’en revenait pas : son ami humain fredonnait une comptine très prisée des enfants du Moot ! Lui-même la chantait autrefois, au même titre que Les grolles du père Prunier ou La tartine de miel, mais il se souvint alors qu’il affectionnait particulièrement Les servants de la reine. En grandissant, il avait continué à apprendre un nombre respectable de ballades, car ceux de sa race appréciaient l’art du chant au cours d’un bon repas, même si à présent, il affichait une nette prédilection pour les refrains paillards. Entendre de la bouche de son compagnon d’armes cette chanson issue de sa prime jeunesse le surprit au plus haut point, et réussit même à l’émouvoir d’une certaine manière. Malgré sa roublardise, sa conception inquiétante de l’humour et son comportement parfois outrancier, l’ancien voleur se réveillait en fredonnant une mélodie puérile…
Micky ressentit certains remords à l’idée de s’être montré si cassant envers Wigmar ces derniers temps. Il avait approuvé la colère de Durak à l’égard de ce dernier, mais ne l’avaient-ils pas jugé un peu hâtivement ? Le nain lui avait reproché en particulier de s’être jeté sur les dépouilles des skavens au lieu de préparer l’inhumation improvisée du pauvre Dieter. Hier soir encore, l’humain avait tenté de se justifier après que le guerrier nain les eusse quittés sous le coup de la colère. Son camarade d’aventures lui avait alors expliqué qu’il recherchait tout bonnement les possessions des mercenaires, celles que la femme de Altdorf leur avait ordonné de récupérer pour toucher leur récompense.
Sur le coup, il ne l’avait pas vraiment écouté, mais à bien y réfléchir, son excuse tenait debout. Après tout, ils n’avaient guère eu besoin d’être trois à creuser une tombe pour le trappeur tombé au combat, et fouiller des cadavres sanguinolents n’avait pas représenté non plus un labeur très agréable. Si par la suite Wigmar n’avait pas manifesté plus de chagrin lors du retour vers Kemperbad, peut-être était-ce parce qu’il ne parvenait pas à extérioriser ses sentiments. Depuis le temps qu’il côtoyait le jeune homme, il avait plusieurs fois remarqué en lui une certaine insouciance, un amour de la vie dans lequel il se retrouvait également. Un tel hédonisme lui imposait peut-être de dissimuler sa véritable sensibilité derrière une éternelle bonne humeur sur laquelle on pouvait se leurrer.
Micky n’avait jamais considéré son ami sous cet angle et s’il tenait compte de son manque flagrant de maturité, le comportement de Wigmar lui paraissait finalement cohérent. Alors qu’il parvenait à de telles conclusions, l’objet de ses pensées avait terminé sa toilette et apparut dans la chambre, une serviette usée sous son abdomen rebondi. L’humain s’était rasé de près et lavé avec grand soin puisque ses cheveux roux, d’ordinaire bouclés, collaient comme des algues humides sur ses joues crayeuses.
« Ah ! Tu es enfin réveillé. Bien dormi ? »
Le halfeling s’étira, puis il agrippa les barreaux de son lit derrière lui pour se hisser sur son séant avant de répondre.
« Tu te rappelles quand j’avais lancé un sortilège de sommeil sur Dieter le soir où il avait chopé une crise de migraines ? Le lendemain, il nous avait dit qu’il n’avait jamais aussi bien dormi de sa vie. Et bien… je le comprends maintenant. Je ne regrette vraiment pas d’avoir déboursé deux couronnes pour cette chambre. Après dix jours sur des paillasses à la belle étoile, ce n’est vraiment pas du luxe ! »
Comme il l’avait prévu, Wigmar resta debout sans rien dire, sans dissimuler sa surprise. Alors qu’il avait jusque-là refusé d’en parler, il venait intentionnellement de mentionner le nom de Dieter. Il suggérait ainsi à son camarade que son deuil avait pris fin et qu’il venait de tourner la page de cet épisode douloureux. L’humain comprit, car son visage s’éclaira.
« Vraiment d’accord avec toi ! Par contre, nous aurions dû nous laver hier soir car la chambre pue autant qu’une tanière de loups. C’est pour ça que j’ai ouvert la fenêtre.
Bonne initiative. Sais-tu où je pourrais avoir une autre bassine d’eau chaude ? Quitte à prendre un bain, je préférerais ne pas passer derrière toi. Comme le pot est toujours sous ton lit, je suppose que tu as pissé dedans, ajouta le halfeling en désignant du doigt l’urinoir en fonte.
Et plus encore ! » répliqua Wigmar avec enthousiasme.
Les yeux de Micky s’écarquillèrent d’effroi.
« Si tu descends au bar, tu peux demander de l’eau chaude à la grand-mère qui nettoie la salle. C’est ce que j’ai fait. Elle t’apportera une nouvelle bassine, le rassura le rouquin avec un clin d’œil. »
Tout en devisant, celui-ci avait enfilé ses vêtements. Ces dernières années d’aventures en commun avaient mis un terme à toute marque de pudeur entre eux deux. Il se dirigea vers la porte, mais au moment de poser la main sur la clenche, son ami l’arrêta de sa voix fluette.
« Attends, où vas-tu ?
Je comptais flâner un peu en ville.
Euh… tu ne prends pas de petit-déjeuner ? »
L’ancien voleur leva les yeux au plafond.
« Tu ne penses vraiment qu’à bouffer ! Je suppose qu’ils en servent encore en bas, vu que l’escalier empeste la bidoche grillée. Moi, après tout ce que je me suis enfilé comme hydromel hier soir, ça me donne plutôt envie de vomir qu’autre chose.
D’accord. Sinon, pour la poudre noire… Nous nous en occupons aujourd’hui ou plus tard ? »
Wigmar se frotta une joue machinalement tandis qu’il prenait un instant de réflexion.
« J’aimerais mieux me reposer, passer une journée tranquille, puis entamer les recherches demain. Qu’en dis-tu ? Après tout, Durak ne risque pas de s’ennuyer à Altdorf ; alors un jour de plus ou de moins… »
Micky s’aperçut qu’il avait tenté de dissimuler dans sa voix sa rancœur envers le nain, mais il la devinait toujours présente.
« Tu as raison, rien ne presse. Si tu es dans le coin, nous pourrons toujours nous prendre un repas ensemble ce midi.
Sans problème. A plus tard, minus. »
L’humain claqua la porte derrière lui. Tandis qu’il descendait presque en courant l’escalier menant au rez-de-chaussée, Micky songea dans son lit que l’humour et le tempérament de son acolyte demeuraient toujours les mêmes, quels que fussent les événements autour de lui.
D’une certaine manière, c’était rassurant.
***
Les gongs gigantesques du temple de Sigmar résonnèrent. Porté par le vent, l’écho métallique prévint les citadins de Kemperbad qu’une petite heure les séparait de celle accordée au déjeuner, selon la Charte du bon citoyen impérial.
Micky Willis, qui trouvait absurde et bien trop humaine l’idée d’imposer aux gens le rythme de leur vie quotidienne, décida qu’il était temps de retourner en direction de l’auberge. Le petit-déjeuner englouti quelques heures plus tôt y avait été succulent, mais la fine tranche de veau grillé n’était plus qu’un lointain souvenir, et son estomac le suppliait de mettre un terme à ses souffrances. Comme il eut été honteux pour un halfeling de rester sourd à la complainte de son plus précieux organe, il quitta l’échoppe du marchand de vins. De toute manière, l’elfe propriétaire du commerce ne disposait pas dans sa cave de la moindre bouteille en provenance du Moot. Comment cette race aux oreilles pointues pouvait-elle se prétendre la plus civilisée si ses membres ignoraient tout des vertus d’un Trou du Martelet ? Bah… Il patienterait jusqu’à la capitale. Au moins chez Erik, à l’Ancienne Taverne, il serait certain de trouver son bonheur !
Philosophe, le petit humanoïde s’engagea dans une large artère de la ville qui, il l’espérait, le conduirait près de la porte nord. Cependant, de nombreux attelages sillonnaient à toute allure la rue pavée et, après s’être collé une troisième fois au mur d’une maison pour éviter d’être renversé par une nouvelle diligence, il préféra finalement bifurquer dans une ruelle plus calme mais moins dangereuse.
La venelle se frayait un passage entre de hauts bâtiments aux façades de chaux décrépies avant de déboucher sur une place rectangulaire. De dimensions respectables, celle-ci abritait une merveilleuse collection de statues équestres en albâtre. Disséminés sans ordre précis sur toute la longueur de l’esplanade, des piédestaux supportaient ces cavaliers grandeur nature, témoins impuissants de l’activité des vivants qui se promenaient sous les sabots de leurs montures pétrifiées. Insensibles à la beauté des sculptures, de nombreux commerçants vantaient aux badauds les mérites de leurs produits. Une foule bruyante se pressait autour de l’achalandage proposé, et par-dessus cette incessante rumeur fusaient régulièrement des offres exceptionnelles déclamées à tue-tête. Micky aima tout de suite ce lieu de Kemperbad, qu’il n’avait pas eu l’occasion de découvrir auparavant.
Après les ombres de la ruelle, il fut aveuglé par tant de lumière. La blancheur éclatante des statues et des façades qui cernaient la place reflétait l’ardeur du soleil à son zénith, et il dut garder le regard fixé sur le pavage poussiéreux pour s’habituer à ce nouvel environnement. Puis, il entreprit de traverser les lieux tout en jetant un œil curieux aux plus proches étals. Un marchand hurla non loin de lui :
« Découvrez l’herbe à glaviote ! Poussant dans les profondeurs des Montagnes du Bout du Monde, cette plante mal connue peut soigner par un simple contact avec la peau vos problèmes de boutons disgracieux. Bue régulièrement en infusion, elle pourra vous protéger de la prochaine épidémie de choléra. N’avez-vous pas entendu parler de Ruanon ? Ce petit village près de Talabheim qui a été entièrement décimé la semaine dernière par cette terrible maladie… Malgré ses formidables vertus curatives, je ne vends l’herbe à glaviote que huit pistoles le sachet. Un prix dérisoire ! En plus, elle peut se rajouter à vos plats préférés car son fumet est excellent. Les nains l’utilisent très souvent, de la même manière que le laurier, mais son arôme est encore plus savoureux. »
Ce dernier argument éveilla un intérêt soudain dans l’esprit du halfeling. Sa curiosité naturelle alliée à son admiration pour l’art culinaire ne pouvait que l’inciter à découvrir un condiment inconnu.
Le racoleur était un très jeune humain au visage avenant, les cheveux courts et châtains, le sourire contagieux. Il plaisantait déjà avec deux clientes qui paraissaient attacher autant d’importance à sa personne qu’aux médecines qu’il leur proposait. En attendant la fin de la transaction, Micky examina les produits qui étaient exposés sur une simple planche soutenue par deux tréteaux. Heureusement, ceux-ci étaient plutôt bas. Il n’était ainsi pas obligé de demander une caisse au vendeur pour monter dessus, sa taille réduite ne lui permettant pas toujours de distinguer le dessus des tables.
La collection d’herbes du vendeur se réduisait à une portion congrue et peu variée : de la sauge ficelée en bottes, des feuilles de menthe et de cresson, quelques racines rachitiques de belladone, puis de grandes herbes brunes qu’il ne parvint pas à identifier. Elles paraissaient sèches et épaisses, comme de vieilles feuilles de laurier particulièrement longues et effilées. Le jeune homme saisit une poignée de ces curieux végétaux pour les fourrer dans une bourse, puis il en garnit une seconde avant de les tendre à ses clientes.
« Mesdames, vous reviendrez sûrement me voir d’ici quelques jours. Quand on a goûté une tisane d’herbes à glaviote, on ne parvient plus à s’en passer ! Frottez-vous également les joues chaque matin avec un simple brin. Cela accentuera l’éclat de vos jolis minois jusqu’à vous rendre une peau de jouvencelle. Bien que, honnêtement, je ne voies pas quel produit pourrait embellir vos traits si gracieux… Pardonnez-moi cet écart de langage ; j’espère que ma franchise n’a point porté atteinte à votre honneur. Bonne journée, mesdames ! »
Les deux bourgeoises gloussèrent de plaisir sous le compliment et s’en allèrent, non sans avoir assuré à leur admirateur qu’elles reviendraient sans doute dès le lendemain.
Pour sa part, le halfeling qui attendait son tour estima ces louanges bien généreuses. Plus dans leur prime jeunesse et outrageusement fardées, les deux clientes n’avaient pas dû mettre à l’épreuve leur pouvoir de séduction depuis fort longtemps. Il apostropha le commerçant juvénile qui ne l’avait toujours pas remarqué.
« Tu vends quand même aux petits laiderons dans mon genre ? »
Surpris, l’humain se tourna vers lui et ouvrit la bouche pour formuler une excuse de circonstance. Mais au lieu de ça, il étira ses lèvres en un sourire innocent qui contrastait avec ses prunelles pétillantes d’espièglerie.
« Pardonne-moi mais j’ai du mal à me ressaisir. Pendant un instant, j’ai dû être aveuglé par tant de beaut酠»
Il adressa à Micky un clin d’œil complice. Le gamin plut immédiatement à l’aventurier.
« Je peux savoir d’où proviennent ces plantes ?
Ah ! Les herbes à glaviote sont très rares car on ne les trouve que dans des cavernes souterraines à la fois froides et humides. Nulle part tu n’en trouveras à si bas prix !
Admettons. Je peux regarder de plus près ? »
L’herboriste ambulant acquiesça et le halfeling prit une feuille entre ses doigts, la caressa pour en reconnaître la texture, puis la porta à ses narines. Cela sentait très faiblement, une odeur rappelant de loin celle du girofle, mais en moins puissante.
« Hum. Ça a vraiment un arôme particulier pour la cuisine ? Parce que les boutons et le choléra, ça ne m’inquiète pas vraiment…
Les semi-hommes ne connaissent pas l’herbe à glaviote ? Étonnant. Peut-être parce qu’elle ne pousse pas dans votre région du Moot. Dans ce cas, tu m’en diras des nouvelles ! Cette plante va révolutionner la célèbre cuisine halfeling une fois que tu l’auras testée !
N’exagérons rien… Mais par curiosité, je vais t’en prendre un sachet. »
Après une tentative infructueuse de la part du commerçant pour écouler d’autres herbes à Micky, ce dernier s’éloigna avec son acquisition rangée dans un petit sac en cuir qui ne le quittait jamais, bien accroché à son ceinturon. Il se dirigea ensuite vers une nouvelle rue toute proche pour quitter la place aux statues. Sur sa droite, un escalier de pierre blanche menait à un balcon qui surplombait l’esplanade. Tout naturellement, l’envie lui vint d’y monter pour profiter de la vue. Une fois en haut, il se hissa à la force des bras sur la balustrade, sans crainte de chuter sur le pavage en contrebas.
Il embrassa du regard la foule bruyante qui continuait de s’agglutiner avec ferveur autour des étals de marchandises. Noyé dans cette cohue, le jeune herboriste était de nouveau occupé à vanter les mérites de ses plantes à un vieillard courbé sur un bâton de marche. De son observatoire, le petit humanoïde repéra alors une silhouette qui s’approchait furtivement dans le dos du vendeur. L’individu était revêtu d’une houppelande à capuche particulièrement ample ; le visage ainsi dissimulé, son apparence inquiétait au milieu de la presse ordinaire des citadins. Tandis que le commerçant bavardait avec son client décati tout en ficelant entre elles plusieurs bottes de sauge, le mystérieux personnage frôla discrètement l’éventaire peu garni, avant de poursuivre son chemin vers la rue qui passait à proximité du balcon où était perché Micky. Ce dernier fut témoin de l’escamotage d’un sachet d’herbes, qui disparut au passage dans l’escarcelle du larron. Le larcin n’échappa pas non plus à l’attention du vendeur.
Par réflexe, le jeune homme poussa un cri indigné qui n’eut pour effet que d’inciter le coupable à prendre la fuite. Une fois remise de sa surprise, la victime abandonna son commerce pour se lancer à la poursuite du voleur en vociférant de vaines menaces. Les badauds se retournèrent sur leur passage, mais tous s’écartèrent craintivement du fuyard plutôt que d’essayer de l’intercepter.
Le halfeling n’eut besoin que d’un très court instant de réflexion avant de prendre sa décision. Une fois de plus, il se laissa guider par son instinct. Quand il prit appui sur une moulure saillante pour atteindre la corniche du toit le plus proche, ce fut en évoquant la récompense monétaire à laquelle il aurait droit s’il participait à la capture du tire-laine. L’idée de recevoir en sus une prime de la garde de Kemperbad s’il mettait fin aux agissements du nuisible urbain lui donna la volonté nécessaire pour atteindre la couche d’ardoises. Mais au fond de lui, il savait que c’était juste sa sympathie envers le gamin qui l’incitait à lui venir en aide.
En se mouvant avec prudence sur le toit peu pentu, il parvint de l’autre côté du bâtiment. De cette nouvelle position, il aperçut le fuyard juste en dessous. Celui-ci courait sans se retourner, avec une dizaine de mètres d’avance sur l’herboriste. Il soufflait bruyamment et ne paraissait pas aussi vigoureux que le jeune homme sur ses talons, mais il renversait sur son passage des caisses et des paniers qui ralentissaient considérablement son poursuivant. La rue longeait un imposant édifice administratif sur près d’une centaine de mètres avant de bifurquer. Le sommet de ce bâtiment n’était pas incliné mais au contraire uniformément plat, seulement entouré par une corniche crénelée d’un esthétisme austère. Micky bondit et se réceptionna avec souplesse sur cet espace dégagé. Si les deux humains dans la ruelle avaient levé la tête, ils auraient alors remarqué le petit individu, qui courait lui aussi à en perdre haleine. Tout en fonçant vers l’extrémité du toit, le halfeling surveillait la progression du roublard capuchonné sur sa gauche.
Soudain, un couple de tourterelles effrayées s’envola près de lui. L’apparition des oiseaux le déséquilibra dans sa course. Il trébucha lourdement, son crâne passant à un cheveu de l’arête effilée d’un créneau. Il avait glissé sur la pierre et ses genoux en sang le brûlaient, mais il se releva pour ne pas perdre de vue les deux hommes. Il franchit sans ralentir une étroite venelle qui divisait en deux blocs l’imposant édifice. Le voleur ne s’était pas risqué dans ce nouveau passage et poursuivait sa fuite dans la même voie, semant la pagaille avec tout ce qui lui tombait sous la main. Micky constata avec satisfaction que la rue s’orientait bientôt vers la droite, en continuant à longer la même façade. Malgré ses jambes douloureuses, il accéléra l’allure en s’éloignant du bord pour se rendre de l’autre côté du toit. A bout de souffle, il chercha un moyen de descendre pour intercepter le voleur. Aux bruits de la cavalcade, celui-ci était en train de contourner l’édifice et allait surgir à l’angle à tout instant. Son cœur affolé battant dans sa cage thoracique qui lui semblait pour le coup trop exiguë, Micky traquait désespérément un escalier ou une saillie, une gargouille, le rebord d’une fenêtre sur lequel il aurait pu prendre pied pour descendre sans danger les quatre bons mètres qui le séparaient des pavés en contrebas. Ce fut peine perdue.
Les pans de sa houppelande flottant derrière lui, mais la cagoule toujours serrée sur son mystérieux visage, le tire-laine apparut au coin de la rue et n’oublia pas de décocher un coup de pied dans un tonneau qui faisait office de citerne improvisée. Le fût se fracassa en déversant sur le sol sa récolte d’eau de pluie. Comme l’individu se retrouvait juste en dessous de lui, Micky agit sans tergiverser. Tel l’avatar de Solkan, la divinité de la vengeance, il plongea sur le bandit et l’envoya rouler au sol.
Le choc fut douloureux pour les deux protagonistes. Bien que sonné, l’homme tenta de se dégager de l’étreinte du halfeling, mais celui-ci avait passé ses bras autour de son cou et n’avait pas l’intention de desserrer son étau. Au contraire, il résista aux efforts entrepris pour le désarçonner, plus accroché à l’humain qu’une tique dans le cuir d’un chien. Il aperçut alors les cheveux roux qui dépassaient du capuchon.
Saisi d’un terrible pressentiment, Micky abandonna son étreinte pour tirer sur le vêtement, dévoilant ainsi le visage furibond du vaurien.
« Mais qu’est-ce que tu fais, pauvre andouille ? Tu vois bien que c’est moi ! »
Complètement abasourdi, le halfeling recula pour laisser son compagnon d’aventures se remettre sur pieds. Le jeune herboriste parvint à leur hauteur et il dégaina une dague qu’il brandit sous le nez de Wigmar, dont l’ire s’évanouit sur-le-champ.
« On se calme ! On se calme ! Tiens, je te rends ta poche, dit-il en joignant le geste à la parole sous la menace de l’arme.
Tu ne vas pas t’en tirer à si bon compte, répliqua l’herboriste avec humeur. »
Micky se releva péniblement et s’interposa entre les deux hommes.
« Attends, je le connais. Nous pouvons sûrement trouver un arrangement… »
Le commerçant observa avec une expression incrédule le halfeling, tout en gardant son couteau pointé sur le ventre de Wigmar.
« Vous êtes donc complices tous les deux. Tu devais sans doute me distraire pendant que lui me dérobait mon bien.
Non, pas du tout ! Pourquoi est-ce que je l’aurais empêché de s’enfuir dans ce cas ? J’ai risqué de me casser les os pour… »
Le rouquin interrompit alors les protestations de son camarade en s’exclamant :
« Eh ! Mais tu es le gars que j’ai vu sur l’affiche ce matin, sur la porte de la garnison ! Celui qui est recherché pour s’être enfui d’une prison de Altdorf ! »
Le visage de l’herboriste blêmit. Il fronça les sourcils, l’air à la fois en colère et inquiet.
« Qu’est-ce que tu racontes ?
Si, c’est toi ! Le dessin n’était pas formidable, mais on te reconnaît quand même. J’ai demandé à un passant de me lire le texte qui était écrit en dessous, et ça disait que tu étais poursuivi par décret impérial. Tu es accusé de vol, d’évasion, et d’avoir blessé gravement un de tes geôliers. C’était même précisé que tu avais un accent bretonnien, alors ça ne peut être que toi. »
A ce moment précis, le bruit de nombreuses bottes se fit entendre de l’autre côté du grand bâtiment administratif. Un groupe d’hommes accourait dans leur direction.
« Oh, non ! » gémit le vendeur d’herbes qui abandonna les deux compères pour se dissimuler derrière un amoncellement de caisses abandonnées, à quelques pas derrière eux.
Wigmar se débarrassa de sa houppelande en la lançant par-dessus le mur le plus proche, puis ils attendirent les arrivants en chuchotant entre eux.
« On le dénonce ?
Il y avait une prime indiquée avec le dessin ?
Je ne crois pas. Mais ça ne veut pas dire…
Si aucune prime n’est mentionnée, ça veut dire que les autorités ne donneront rien, coupa fermement le halfeling. Il vaudrait mieux que tu la fermes. Tu lui dois bien ça… »
Une patrouille de hallebardiers surgit au coin de la ruelle, six gardes en armure légère et coiffés de chaperons dans lesquels était plantée une unique plume grise. Cette faction de la milice de Kemperbad s’arrêta à la hauteur des deux aventuriers. L’un d’eux s’adressa à Wigmar d’une voix agressive :
« Avez-vous vu passer deux hommes qui couraient ? L’un d’eux porte une sorte de long manteau avec une capuche. »
Micky s’irrita du fait qu’on l’avait ignoré, une fois encore. Cette tendance qu’avaient les humains à rabaisser l’importance des halfelings au niveau de leur taille réduite l’agaçait particulièrement car il y était confronté chaque jour. Cela ne l’empêcha pas de répondre à la place de son ami.
« Oui. Ils sont partis par là. »
Il désigna la direction opposée à celle d’où avait surgi la patrouille. Le garde l’observa rapidement d’un œil méprisant, puis insista auprès de Wigmar.
« C’est vrai ?
Tout à fait… »
Micky entendit presque le soupir de soulagement en provenance des caisses toutes proches.
« … mais ça fait déjà un petit moment qu’ils sont passés.
Un petit moment ?
Environ une minute.
Allons-y ! »
Les hallebardiers partirent comme un seul homme le long de la rue. Une fois certain qu’ils se soient définitivement éloignés, l’herboriste sortit de son refuge, les traits marqués par le découragement.
« Je n’ai plus qu’à quitter la ville si j’y suis déjà recherché. J’espérais un plus long moment de répit et je ne savais pas que les soldats savaient dessiner…
Tu as vraiment fait tout ce qu’il a dit ? demanda le halfeling.
Non, je ne suis pas un vulgaire voleur. »
Il avait insisté sur le qualificatif en lançant un regard mauvais vers Wigmar.
« Mais j’ai bien été incarcéré. J’ai été accusé à tort, j’ai alors préféré prendre la poudre d’escampette. Mais ça ne s’est pas déroulé aussi facilement que je l’espérais car j’ai en effet blessé un garde. C’est sans doute pour ça que je suis recherché jusqu’à Kemperbad. Ils n’aiment pas trop qu’on touche à leurs copains… »
Micky émit un sifflement admiratif.
« Tu t’es évadé d’une prison impériale ? Mince alors ! Ce n’est pas un mince exploit.
Il s’agissait de quelle garnison ? s’enquit Wigmar.
Celle du quartier Est.
Où le responsable est un sergent pas commode, petit mais du genre costaud, avec une épaisse barbe noire et une face de molosse ?
Euh… oui, je pense. Le gars qui m’avait interrogé ressemblait à peu près à ça.
Je connais bien l’endroit, affirma le voleur. J’y ai dormi plusieurs nuits pour des petits larcins de rien du tout. Le manger y est plutôt agréable par rapport aux prisons de Nuln auxquelles j’étais habitué. »
Micky interrompit les souvenirs de jeunesse de son compagnon.
« Mais comment as-tu fait ?
Disons que je sais faire pas mal d’autres choses que la vente de plantes.
Je te remets, maintenant ! reprit Wigmar. Je sais où je t’ai déjà vu : tu as fait un spectacle d’équilibriste sur la place du marché Sud à Altdorf, il y a un mois à peu près.
En effet, je suis également funambule à mes heures perdues, répondit le jeune homme avec un sourire mystérieux. Bon, je n’ai plus qu’à préparer mon paquetage. Peut-être vais-je devoir finalement franchir la frontière pour me réfugier dans mon pays natal. Je vais vous laisser. Merci pour avoir éloigné la patrouille. »
Il n’avait pas eu le temps de faire un pas quand le halfeling lui demanda :
« Un instant ! Tu t’y connais en herbes… Peut-être peux-tu nous aider. Wigmar, tu as le sac de poudre avec toi ? »
Le voleur fit une moue dubitative, mais il accepta, visiblement à contre cœur, de fouiller dans son sac et d’en retirer le fameux sachet, celui récupéré sur les cadavres skavens. Il le tendit à Micky qui en écarta les pans devant l’herboriste intrigué. Ce dernier prit une pincée de l’étrange substance, noire et granuleuse.
« Nous savons que c’est de la poussière distordante, mais nous ne savons pas à quoi ça sert, ni quelles en sont les propriétés, précisa Wigmar.
De la poussière distordante ? Désolé mais ça ne me dit rien. Vous devriez aller au temple de Véréna. J’ai eu le temps de faire récemment connaissance avec le clerc supérieur. C’est une femme très gentille, très disponible. Je suis sûr qu’elle pourra vous renseigner au sujet de cette poudre, parce que le temple abrite une fabuleuse bibliothèque. Il y a plein de gens qui s’y rendent pour consulter les livres sur place. Même si vous ne savez pas lire, la prêtresse pourra vous renseigner, j’en suis certain. »
Les deux aventuriers se consultèrent du regard, puis le halfeling opina de la tête.
« C’est une bonne idée. Mais si tu dis la connaître, ce serait bien si tu pouvais nous accompagner pour nous présenter. Ainsi, elle serait encore plus coopérante. Qu’en dis-tu ?
Hum… C’est bien parce que le temple n’est pas loin d’ici. Mais dans ce cas, nous partons sans traîner. Je n’ai pas envie de laisser les gardes repérer ma chambre à l’auberge avant d’avoir eu le temps de quitter la ville !
Parfait ! C’est bien aimable de ta part. Au fait, je m’appelle Micky.
Et moi Wigmar.
D’accord, moi c’est Jean-Louis. Allez, on décanille. »


LE MOMENT IDÉAL POUR UNE VISITE


C’était la troisième fois qu’il se faisait bousculer dans le dos.
Au comble de l’irritation, le nain foudroya du regard le fermier ventripotent au visage rougeaud situé derrière lui. Devant son expression menaçante, l’humain s’empressa de baragouiner une excuse craintive et cessa ses gesticulations. Les quatre autres paysans avec qui ce dernier discutait n’en menaient pas large non plus. Les épaules dignes d’un lutteur de foire, une cotte de mailles en parfait état et une arme disproportionnée fixée en travers du dos, Grim intimidait sans effort.
Lorsqu’il se retourna, il vit que son prédécesseur venait de progresser d’un pas. Il s’avança donc en fulminant contre cette attente forcée. Tant de chemin parcouru à travers l’Empire pour se retrouver bloqué si près de son objectif !
L’homme en armure en face de lui l’empêchait de voir ce qui se passait devant. Particulièrement grand, celui-ci mesurait presque deux têtes de plus que le nain qui dut s’écarter de la file pour distinguer quelque chose. Une vingtaine de mètres plus loin, les sentinelles procédaient à une fouille minutieuse d’un chariot sous l’œil angoissé de son propriétaire, un homme dégarni tenant les mains de ses deux fillettes hypnotisées par le spectacle. Le père de famille put finalement reprendre les rênes de son attelage qui s’ébranla avant de passer sous une arche en ogive pour pénétrer dans la cité maritime de Marienburg.
Souhaitant se trouver à la place de ces gens pour qui le calvaire venait de prendre fin, Grim réintégra les rangs des voyageurs. Marchands en carrioles, cochers de diligences, mercenaires ou simples ruffians, tous devaient patienter pour franchir l’enceinte de la ville. Pour comble de malchance, un grondement roula au-dessus de leurs têtes. Depuis le milieu de la journée, les nuages avaient investi le ciel jusqu’alors dégagé, et cette véritable chape de plomb avait privé les habitants de la région du moindre rayon de soleil. Mais à présent les sombres nuées s’agitaient, avides de déverser leurs chaudes larmes sur la terre des hommes. Le signal fut donné par l’apparition d’un éclair qui zébra l’horizon avant de foudroyer les herbes au loin, quelque part dans la lande marécageuse. Un instant plus tard retentit un craquement, annonciateur de la déchirure d’où se déversaient à présent d’impressionnantes cataractes.
Une rumeur de mécontentement parcourut l’assemblée alignée des voyageurs mais ne parvint pas aux oreilles des sentinelles, tous les sons étant désormais étouffés sous le crépitement de la pluie. Bien abrités sous le porche en pierre, les gardes poursuivaient sans broncher leur contrôle. Les marchands se réfugièrent sous les bâches de leur véhicule, les mercenaires utilisèrent leurs boucliers comme écrans, mais d’autres moins bien équipés se contentèrent de baisser la tête en priant pour que la pluie cesse au plus tôt. Ce fut le cas de Grim.
L’eau s’insinuait sous sa cotte de mailles au niveau du col et commençait déjà à tremper ses habits. Devant lui, les trois voyageurs qui le précédaient s’agitaient. Il leva les yeux pour constater un étonnant spectacle. L’un des hommes, vêtu seulement d’une robe bleu nuit, regardait ses deux compagnons d’un air satisfait. Un halo luminescent l’entourait des pieds à la tête et semblait repousser l’averse qui tombait toujours aussi drue. En fait, cette faible lueur absorbait les gouttes de pluie et celles-ci disparaissaient sans entrer en contact avec le visage ou les vêtements du jeune homme. L’effet était saisissant, surtout en comparaison avec la situation inconfortable de ses collègues – le colosse en armure et un soldat impérial – qui contemplaient le prodige d’un air dégoûté tandis que l’eau ruisselait le long de leurs plastrons. Malgré les trombes, le nain entendit le magicien qui redoublait de hâblerie devant la jalousie évidente de ses compagnons.
« C’est sûr que c’est toujours utile comme sortilège. La preuve ! Pourtant, c’est un des premiers tours que j’ai appris. Si nous avions du temps, je pourrai peut-être vous l’enseigner. Enfin… il faudrait beaucoup de temps quand même. En tout cas, c’est vraiment ridicule par rapport à ce dont est capable un grand sorcier, tel que Goffmann par exemple. »
Puis il continua à dresser un portait élogieux de son art malheureusement si méconnu.
Goffmann ? Grim réfléchit. Avec cette pluie battante, peut-être avait-il mal perçu le nom prononcé ; ou alors, le mage pouvait parler de quelqu’un d’autre. Mais quand même… Les enchanteurs du nom de Goffmann qui habitaient Marienburg ne devaient pas courir les rues ! Il se rapprocha aussi discrètement que possible pour écouter la conversation du trio, mais la suite ne lui apprit rien de plus. Les humains se contentèrent de ruminer leur dépit de se retrouver ainsi noyés sous la pluie, et d’imaginer l’instant où ils se sécheraient auprès de l’âtre d’une confortable auberge. Le nain tendait l’oreille avec acharnement pour attraper au vol le nom de cet établissement, mais les trois voyageurs n’avaient encore rien décidé à ce sujet.
Après une trentaine de minutes supplémentaires sous l’averse qui avait à peine perdu en intensité, leur tour arriva. Grim observa les gardes emmener les trois hommes sous le porche pour les interroger et fouiller le contenu de leurs bagages. Visiblement, le géant en armure et le sorcier éveillaient une méfiance accrue tandis que le soldat de l’Empire parlait au nom du groupe pour annihiler les soupçons. Quand les gardes eurent terminé l’examen approfondi de leurs possessions, les trois voyageurs purent enfin franchir l’enceinte de Marienburg. Ils avancèrent d’un bon pas dans une avenue bordée de plates-bandes fleuries et jalonnée de dignes platanes. A ce moment-là, le nain comprit qu’il risquait de les perdre de vue alors qu’il mourait d’envie de connaître leurs relations avec ce satané Goffmann, l’objet de sa venue en cette contrée humide.
Il s’approcha rapidement des sentinelles tout en suivant du regard la progression du jeune mage et de ses deux acolytes.
« Que venez-vous faire à Marienburg ?
Depuis quand les visiteurs ont besoin de se justifier ? C’est parce que je suis un nain ? »
Excédé par le ton impérieux du garde et par l’urgence de la situation, Grim avait répliqué en grondant. Sa voix exprimait sans équivoque la punition qu’il infligerait à ceux coupables d’une telle discrimination. Celui qui avait posé la question renforça involontairement sa prise sur la hampe de sa lance en adressant à son collègue un regard inquiet. Ce dernier ne se laissa pas intimider de la même manière.
« Les circonstances l’exigent, et ceux qui refusent de se plier à l’autorité des forces de l’ordre n’ont rien à faire dans cette ville. Passez votre chemin ! »
Un nouveau coup d’œil vers le trio : ils s’étaient arrêtés au bout de la rue et hésitaient sur la direction à suivre. Pressé par les événements, le nain préféra obtempérer. Peut-être parviendrait-il à les rattraper si les gardes en terminaient vite avec lui. Il aurait bien voulu connaître la nature de ces fameuses circonstances qui obligeaient tous les voyageurs à un contrôle aussi sévère, mais il s’abstint pour ne pas perdre plus de temps.
« Je suis templier de Grungni, grommela-t-il en désignant son médaillon sculpté à l’effigie d’un marteau sur une enclume. Mon ordre m’a envoyé ici pour délivrer un message à un homme vivant ici. C’est tout. Je suppose que vous voulez quand même fouiller mes affaires…, ajouta-t-il en commençant à défaire les courroies de son sac à dos.
Attendez, un peu ! »
Grim enfonça ses ongles dans les paumes de ses mains.
« Qui est cette personne ? » demanda la sentinelle.
Il maudit intérieurement son manque de bagout. Evidemment, les gardes s’apercevaient de son empressement à partir, et cela attisait leur curiosité. De l’autre côté de l’enceinte, les trois humains se décidèrent à emprunter une nouvelle avenue sur leur gauche et ils disparurent de son champ de vision. Le nain inspira profondément.
« Vous osez interférer dans la quête d’un serviteur du dieu nain ? »
Les sentinelles hésitèrent à répondre. Le nom de Grungni, la divinité protectrice de la race des montagnes, était respecté jusque dans l’Empire. Selon les légendes du Vieux Monde, il avait enjoint ses enfants à venir en aide à Sigmar contre les hordes d’orques et de gobelins. Les nains alliés aux humains avaient repoussé de concert cet ennemi lors de la fameuse bataille du Col du Feu Noir, et cet événement capital avait ensuite permis la fondation de l’Empire. Ce ne fut qu’à sa mort que Sigmar accéda ensuite au statut divin, afin de protéger pour l’éternité la balbutiante race humaine. Grungni fut donc l’allié des humains en ces heures décisives, et ses fidèles bénéficiaient toujours d’une forte considération. Le garde le plus âgé n’insista pas, néanmoins il inspecta le contenu du sac à dos. Grim bouillonnait intérieurement.
Une gamelle en fer-blanc, des couverts en bois, une couverture et un brasero constituaient son unique paquetage. Après avoir récupéré son bien, il s’engagea à son tour sous l’arche en pierre, et attendit que les gardes s’occupent des fermiers pour courir à la poursuite du jeune sorcier. Heureusement, la pluie s’était transformée en une bruine très légère, juste désagréable.
Parvenu au bout de l’allée principale, le nain suivit l’avenue dans laquelle les humains avaient bifurqué. L’orage avait incité les habitants de la cité à rester chez eux. Les rues étaient peu encombrées et il n’avait qu’à se soucier d’éviter les flaques les plus profondes ; avec si peu de passants, il aurait dû facilement repérer le petit groupe mais il ne l’apercevait nulle part. Sur la droite de la rue apparut l’enseigne d’un estaminet. La pancarte se balançait en gémissant dans le vent sur une tige de fer rouillée et était illustrée d’une vague peinture représentant un chat noir à la queue dressée.
Grim stoppa sa course devant la porte d’entrée. Au travers d’une fenêtre aux carreaux crasseux, on distinguait la lueur d’une belle flambée et les silhouettes de clients attablés. Comme les trois voyageurs avaient l’air pressés de se réfugier à l’abri, ils s’étaient sans doute installés dans le premier tripot venu, même si celui-ci n’avait rien d’engageant vu de l’extérieur. Le nain pénétra donc dans la taverne.
Très basse de plafond, la pièce n’abritait qu’une demi-douzaine de tables et autant de tabourets installés le long du comptoir. Toutes les personnes présentes se tournèrent dans sa direction pour le dévisager : quatre joueurs de cartes assis près de la fenêtre, six autres clients sur les tabourets et le tavernier de l’autre côté du bar.
Ils n’étaient pas là.
Découragé, Grim ferma la porte derrière lui et s’avança en direction de l’âtre. Dommage, il ne connaîtrait pas le lien entre ces gens et Franz Goffmann. Mais cela n’avait finalement guère d’importance, car il irait ce soir au domicile de ce fichu sorcier et accomplirait son office. Personne ne serait en mesure de l’en empêcher.
Dans les lieux régnait une chaleur presque suffocante. La moiteur de l’air au dehors conjuguée au feu de cheminée et à la petitesse de la salle participait à rendre l’atmosphère incroyablement étouffante. Au sein de cette étuve, les odeurs variées flottaient avec allégresse, s’étreignaient, se mélangeaient pour composer un bouquet musqué qui ne semblait déranger que le nouvel arrivant. Le nain apprécia néanmoins la fournaise tirée des flammes, qui séchait ses habits et son armure détrempés par l’averse. Il avait conscience, sans les voir, que tous les regards étaient encore fixés sur lui ; aussi leva-t-il la tête pour jauger l’assemblée. Tous les clients sans exception reprirent alors le fil de leur partie ou de leur conversation, peu d’hommes étant désireux de froisser la susceptibilité d’un guerrier nain.
Quand il sentit la chaleur de l’âtre gagner sa cotte de mailles jusqu’à l’indisposer, Grim se dirigea vers le comptoir pour réclamer une boisson. Il paya puis s’installa à une table dans un coin pour vider en toute tranquillité une lourde chope en grès remplie de bière mousseuse. Alors la fatigue lui tomba dessus, sans prévenir. Les conversations des hommes au bar ne lui parvenaient qu’indistinctement, dans une alchimie diffuse de voix et de jurons. Toute cette route sans véritable repos depuis Nuln, toutes ces semaines de marche à travers les terres de l’Empire, seul, comme à l’accoutumée. Il n’avait pas vraiment eu le choix. Les nains ne redoutent que peu de choses au cours de leur longue existence, mais les montures et les embarcations intègrent cette courte liste. Confier sa survie à la trajectoire mouvante d’un navire ou aux soubresauts capricieux d’un cheval ne sont pas le genre de risques qu’aiment prendre les membres de cette race, et sur ce point, Grim ne se distinguait pas de ses congénères. Il avait placé sa confiance dans ses jambes courtes mais très endurantes. Sa foulée n’impressionnait guère, mais il se contentait de quelques heures de sommeil pour marcher de jour comme de nuit, afin de profiter de la nyctalopie naturelle qui, elle aussi, caractérise le peuple nain. Une fois seulement il avait grimpé à l’intérieur d’une diligence, mais les cahotements de la voiture lui avaient infligé une incoercible nausée, et il s’était empressé de descendre à la première étape, définitivement échaudé par cette humiliante expérience.
Que de chemin parcouru ces derniers jours. Mais à bien y réfléchir, il ne tenait plus en place depuis déjà de nombreuses années, depuis qu’il avait quitté les siens et sa citadelle natale de Caraz-a-Carak. Perdu dans la contemplation de l’écume qui tournoyait à la surface du liquide ambré, Grim se souvint de ses états d’âme lorsqu’il avait perdu sa famille dans l’attaque gobeline. Il avait alors ambitionné de devenir un templier de Grungni afin de puiser dans son dieu la force qui manquait aux siens dans une époque si troublée. Malgré leur vaillance, les nains essuyaient des défaites toujours plus nombreuses et leurs forteresses tombaient une à une aux mains verdâtres de leurs ennemis héréditaires. Leur unique chance résidait peut-être dans une aide divine, puisque nul autre allié ne pouvait les secourir tant ils étaient isolés dans leurs montagnes, ces montagnes si inhospitalières envers les autres races intelligentes.
Après maints obstacles, Grim avait atteint son objectif. Puisqu’il était devenu indésirable à Caraz-a-Carak, il s’était enfui dans la contrée des humains. D’abord la rencontre avec Rudolf à Talabheim, les combats dans la Mort Blanche, les victoires à répétition, les cadavres autour de lui qui avaient composé son quotidien jusqu’à son duel contre l’ogre, son plus terrible adversaire. Puis la Gravin Maria von Uberreicht. Il était devenu son champion de justice et il avait remporté le duel de vérité qui opposait la jeune noble à l’un de ses rivaux. Devenu ensuite son garde du corps personnel, il l’avait servie pendant presque un an, jusqu’à ce jour où il avait découvert le temple de Grungni, dans la cité humaine de Nuln. Fortement impressionné par le discours de son haut prêtre, il avait quitté la Gravin pour rejoindre le culte, et après avoir prouvé la valeur de sa foi envers le dieu nain, après avoir accompli avec succès une série d’épreuves initiatiques, il avait intégré l’ordre de l’Enclume, il était devenu un templier. Aussitôt, on lui avait confié sa première mission qui l’avait conduit jusqu’à cette ville humide à l’atmosphère chargée de remugles d’algues et de poissons.
Il devait assassiner un sorcier du nom de Franz Goffmann.
Dans un premier temps, la nature de la tâche l’avait surpris, Grungni n’ayant aucun point commun avec Khaine, la divinité maléfique du meurtre. Mais lorsqu’on lui eut expliqué les activités auxquelles se livrait sa future victime, il s’était alors montré très coopératif et impatient de tenir cet homme sous la menace de son arme.
Sa chope désormais vide, les yeux dans le vague, Grim anticipait ce moment. L’idée de combattre un lanceur de sorts ne l’effrayait pas. D’après ses maigres connaissances sur le sujet, les mages devaient perdre du temps à prononcer les paroles de leurs redoutables incantations. En tant que combattant chevronné, il n’aurait aucune difficulté à porter le premier coup, et peu de guerriers survivaient à une attaque de son monstrueux fléau d’armes. Alors, un homme en robe, sans armure…
***
La porte du tripot s’ouvrit avec fracas sur des silhouettes dégoulinantes de pluie, qui se réfugièrent à l’abri pour échapper à l’orage. Celui-ci n’avait finalement offert qu’un court répit aux habitants de Marienburg, et la pluie frappait à présent les carreaux avec une violence redoublée. Grim leva les yeux vers ceux qui venaient d’interrompre le vagabondage de ses pensées. La surprise le fit hausser ses épais sourcils.
C’étaient eux ! Les trois hommes qui l’avaient précédé devant l’entrée de la ville, ceux qui avaient évoqué le nom de Goffmann, étaient en train d’ôter leurs manteaux pour les suspendre à des patères près de la cheminée. Mais d’où pouvaient-ils venir ? Peut-être s’étaient-ils acheté ces lourdes vestes dans l’échoppe d’un tisserand avant de rechercher la taverne dont ils avaient parlé. Quelle qu’en soit la raison, ils se trouvaient là, et le nain reçut un second choc en distinguant de face le visage du plus grand des trois. Ce colosse d’une taille de presque deux mètres avait une peau sombre, noire comme un bloc de charbon. Avec le jeune magicien en robe bleu nuit et le soldat impérial vêtu de verts et de bruns, l’irruption de ce groupe s’attira encore plus de murmures que n’en avait provoquée l’arrivée de Grim quelques minutes auparavant. Ils s’assirent autour d’une table, relativement proche du comptoir, puis le soldat se releva pour passer une commande auprès du tavernier.
Les conversations reprirent après un bref et pesant moment de silence, si bien que seul le nain solitaire continua à observer les trois étrangers, encore stupéfait du hasard qui les avait guidés jusqu’à ce minuscule estaminet. Pendant sa période initiatique au temple, le discours du prêtre nain avait fortement impressionné Grim et il en avait retiré une conviction telle qu’il interpréta cette coïncidence comme un signe divin. Ce magicien était sûrement de mèche avec Goffmann et il devait connaître son rôle. Comme il paraissait très jeune, il pouvait fort bien être son élève et apprendre lui aussi la magie corrompue de son maître.
Franz Goffmann s’intéressait de près aux ouvrages traitant du Chaos et de ses démons, et cette sinistre passion n’avait pas échappé à l’un des rares nains vivant à Marienburg, lequel avait fait part de ses soupçons au clergé de Grungni. Certains humains vénéraient les indicibles divinités du Chaos pour le pouvoir que ces dernières étaient insidieusement prêtes à leur offrir. Ces déments ne méritaient que la mort et ce Goffmann avait visiblement rejoint leurs rangs. Mais peut-être avait-il eu le temps de prendre sous sa coupe un apprenti et de le former à la démonologie ? Si tel était le cas, il devait profiter de l’occasion pour les supprimer tous les deux. Il s’en savait capable. Avec l’effet de surprise, il pourrait éliminer ces deux sorciers avant qu’ils n’aient la moindre chance de réagir. Alors, il se battrait contre les deux guerriers. Le soldat ne paraissait guère dangereux, au contraire de l’homme noir. Il n’avait cependant jamais connu de défaite, et seul un autre nain aurait pu le défaire en combat singulier ; sûrement pas un humain. Il serait capable de tous les vaincre et son dieu serait fier de lui.
Mais avant cela, il devait dissiper ses derniers doutes au sujet de ces trois énergumènes.
Grim prit sa chope et s’approcha du bar, à proximité de la table des trois hommes. Ils parlaient de Goffmann. Ils comptaient se rendre chez lui le soir même car, d’après le mage à la robe, il s’agissait de la meilleure heure pour lui rendre visite. Naturellement ! pensa Grim. Selon la rumeur, ceux qui pactisaient avec les démons craignaient la lumière à force de côtoyer les ténèbres. L’adorateur du chaos devait désormais vivre avec cette infirmité…
C’était le moment. Il devait prendre l’initiative et se mêler à eux pour en apprendre plus, mais engager ainsi la conversation représentait à ses yeux une souffrance. Tenter de les mystifier relevait également du défi pour le templier taciturne. Néanmoins, il se tourna vers eux une fois après qu’on lui eût rempli son verre.
« Bonjour, je peux vous offrir à boire ? » réussit-il à bougonner.
Les trois humains lui adressèrent en retour des regards profondément surpris, avant de se lancer mutuellement des œillades guère discrètes. Grim se gourmanda mentalement pour son affligeante entrée en matière. Mais quels que soient les mots choisis dans un tel moment, il ne pouvait éviter cette réaction, si habituelle chez ceux qui ne le connaissaient pas. Lorsqu’un nain aux traits disgracieux, le nez cassé, une joue balafrée, le front prématurément barré de rides soucieuses, la chevelure et la barbe rendues poisseuses par une étrange teinture ocre, s’adressait à une personne d’une voix peu amène en la fixant de ses sombres pupilles aux reflets violets, celle-ci manifestait dans le meilleur des cas une certaine appréhension.
Le soldat impérial fut le premier à lui répondre.
« Et bien… ce serait avec plaisir. Mais qu’est-ce qui nous vaut un geste si généreux ?
Je vous ai entendu parler de Franz Goffmann. Comme je dois moi-même lui rendre visite, je suis juste curieux d’en savoir un peu plus sur ses amis. »
Il était resté fidèle à lui-même, aussi direct dans ses paroles que dans ses actes. Mais il se doutait qu’il n’obtiendrait pas de résultat de cette manière. Le géant en armure l’observait avec méfiance, tout comme le magicien.
« Nous ne sommes pas exactement ses amis, enchaîna ce dernier. Même si nous attendons un service de la part de ce grand homme. Et toi, comment le connais-tu ?
Il m’a recruté comme garde du corps et je dois commencer mon service dès ce soir. Je ne l’ai encore jamais vu car c’est mon ancien patron qui lui a parlé de moi. »
Voilà, il venait de mentir. Il s’était efforcé de ne pas réciter la phrase qu’il avait ressassée ainsi quelques instants plus tôt, et sa petite tromperie ne parut pas éveiller de méfiance particulière. Avec sa musculature et l’arsenal qu’il transportait, il n’avait aucune difficulté à jouer le rôle d’un spadassin.
« Mais pourquoi a-t-il besoin d’un garde du corps ? s’enquit le jeune sorcier sans dissimuler son inquiétude. Il a des ennuis ? »
Grim haussa les épaules et tira une chaise pour s’asseoir à la table.
« Moi, je n’en sais rien. Je sais seulement que je dois me rendre chez lui et là, il me donnera ses instructions. Euh… et vous-mêmes ? Si vous n’êtes pas de ses amis, c’est que vous aussi, vous êtes venus travailler pour lui ?
Non, non. C’est moi qui veux le voir. Je veux lui solliciter le prêt d’un livre. »
Le sorcier avait répondu machinalement. Il semblait en train de réfléchir aux raisons pour lesquelles Gofflann avait réclamé les services d’un gros bras. Grim se réjouissait, même s’il n’en laissait rien deviner. Un livre… Ce nigaud de mage était bien naïf pour révéler ainsi à demi-mot ses intentions. Il souhaitait sûrement obtenir auprès de son maître la permission de consulter un maléfique grimoire.
« Ah ? Quel genre de livre ? »
Au moment où les mots s’échappèrent de ses lèvres, le nain maudit sa maladresse. Quel idiot ! Pourquoi un garde du corps s’intéresserait-il à des écrits ? Il croisa furtivement les regards du soldat et du guerrier à la peau d’ébène, rien n’y trahissait cependant une nouvelle méfiance à son égard.
« Un ouvrage rare, qui traite d’une région lointaine », répondit le sorcier.
Sans doute une description des Royaumes du Chaos, ces plans infernaux où règnent les démons et leurs dieux malfaisants, pensa Grim. Il sentait la colère monter en lui, une haine viscérale à l’encontre de ce que représentait ce magicien fourbe, et il mourrait d’envie de le pousser dans ses retranchements pour qu’il dévoile ses sombres agissements. Mais il cessa de le questionner pour ne pas éveiller de soupçons.
Le tavernier posa sur la table trois chopes remplies pour les humains qui trinquèrent avec le nain. Celui-ci avoua par la suite ne pas connaître l’adresse exacte de Maître Goffmann, et ils convinrent de se retrouver en début de soirée devant ce tripot. Tout se passait bien pour Grim ; apparemment, ces humains avaient avalé son histoire. Avant de se quitter, ils bavardèrent quelque temps pour se présenter. Le nain raconta ses origines et son parcours, omettant seulement de signaler son statut actuel de templier. Il apprit ensuite que le prénommé Tobias n’était pas un simple soldat mais un éclaireur au sein des armées impériales, bien que d’origine estalienne. Le colosse prétendait s’appeler Mam’Dou et faire partie de l’exotique peuple sudron tout en servant un prince habitant au sud de l’Empire. Enfin, celui en robe s’était présenté comme l’apprenti d’un honorable sorcier de Nuln et portait le nom ridicule d’Ernst-Werner.
En quittant l’estaminet, Grim se demanda quelle part de vérité pouvait bien exister dans tout ce ramassis de boniments.
***
Quelques heures plus tard, le nain fut presque surpris d’apercevoir le trio qui l’attendait dans les ombres du crépuscule. Il tenta de présenter une mine avenante, s’essaya à lancer quelques paroles anodines sur la fraîcheur de l’air, puis ils se mirent en route.
Il avait raison sur ce point, la température avait considérablement diminué depuis les orages de la journée. Une couche de brume était apparue et flottait au ras du sol, presque immobile en raison de l’absence de vent. Par endroits, ce tapis ouaté était si épais que l’on ne distinguait plus les pavés. Les passants silencieux surgissaient à quelques pas seulement, puis disparaissaient de nouveau comme avalés par le brouillard, tels des spectres franchissant avec résignation les barrières éthérées de l’Au-delà.
Marienburg évoquait habituellement l’opulence, et les innombrables réverbères qui jalonnaient sans répit les plus étroites ruelles de la ville tendaient à confirmer cette réputation. Leur présence se signalait par un halo blafard et jaunâtre au cœur des limbes oppressants. Dans cette purée de pois, les trois hommes et le nain ne progressaient que lentement, avec précaution, pour ne pas s’égarer dans la vaste cité. Le sorcier et l’éclaireur avançaient de front, s’arrêtaient de temps à autre à certains carrefours pour se concerter avant de reprendre leur progression, tandis que le nain et le sudron marchaient dans leurs pas. Personne ne pipait mot.
Bientôt, une légère brise se leva et emmena avec elle un fort parfum iodé, plus puissant encore que ce qu’avait connu Grim à son entrée dans la ville. Dans le même temps, il entendit de nombreux clapotis autour d’eux mais sans en déterminer l’origine. La brume commençait à se dissiper, si bien qu’ils purent enfin discerner l’environnement dans lequel ils évoluaient. Ils avaient atteint un quartier de la cité de riche apparence. De hauts bâtiments s’élevaient au cœur d’un tracé harmonieux d’avenues perpendiculaires, elles-mêmes embellies par des arbres au feuillage taillé en boule ou par de nobles colonnes entourées de lierre. Les bruits d’eaux provenaient d’un canal qu’ils traversèrent en franchissant un ponceau aux garde-fous décorés de délicats balustres.
Ils croisèrent par la suite deux autres de ces voies d’eau artificielles. Comme tout nain qui se respecte, Grim admira à chaque fois l’originalité des ouvrages qui surplombaient celles-ci. Jamais il n’avait connu de pont aussi voûté que le deuxième, alors que le pavage du dernier était recouvert par une mosaïque de mica et de schiste scintillant sous la seule lueur des étoiles.
Puis ils arrivèrent sur les quais, et pour la première fois de son existence, Grim aperçut l’océan. Il ne fut cependant pas le seul à rester figé sur place devant ce spectacle inattendu.
« La mer… » murmura Ernst-Werner.
Le mage s’était également arrêté pour contempler l’étendue infinie qui se déployait sous leurs yeux. Le nain s’étonna de l’intérêt qu’un maléfique adepte du Chaos pouvait ainsi porter à la magnificence de la nature mais il ne pouvait qu’être d’accord avec lui. Dans la nuit, l’océan miroitait sous l’éclat des astres lointains et des deux pleines lunes, mais sous ce chatoiement féerique, l’eau était noire comme de l’encre, et Grim s’imagina un univers entier dissimulé dans ses invisibles profondeurs. C’était beau, mais angoissant à la fois. Il trouva un charme certain au rythme cadencé des vaguelettes qui s’échouaient sur la coque des navires tout en faisant osciller les barques légères, mais ce mouvement perpétuel le rendait nerveux. Il était né dans les montagnes, au milieu de la terre silencieuse, des rocs immuables, avait passé sa jeunesse dans une citadelle destinée à traverser les siècles. Même sa communauté reposait sur des valeurs aussi solides que l’amitié, le devoir et la fidélité. Il comprenait à présent pourquoi sa race avait choisi de vivre loin de l’océan. La mer semblait si calme, si langoureuse en cet instant précis… Mais cette apparence était trompeuse car on lui avait raconté comment celle-ci pouvait engloutir les embarcations qu’elle avait supportées quelques instants plus tôt. On ne pouvait se fier à Manann, la divinité qui régnait sur cette immensité liquide.
Derrière lui et Ernst-Werner, l’éclaireur estalien se racla la gorge pour les inviter poliment à se presser. Après ce court intermède, le groupe repartit alors en longeant les quais, le rivage d’un côté et une série d’entrepôts déserts sur leur droite. Ils bifurquèrent ensuite dans une artère, et le magicien s’arrêta peu après.
« C’est là. » dit-il en désignant une grande bâtisse à deux étages.
La maison était isolée des autres, plantée au centre d’une vaste cour déserte. De la lumière sourdait par la fenêtre d’une pièce située juste sous le toit, tandis que le reste de l’édifice se noyait dans l’obscurité. Aucun volet n’était fermé.
« J’espère que nous n’allons pas le déranger, s’inquiéta soudain le sudron.
Non, c’est le moment idéal pour lui rendre visite, répondit Ernst-Werner avec aplomb. La journée, il paraît que Maître Goffmann est d’humour exécrable, ajouta-t-il avec un demi-sourire.
Dans ce cas, allons-y. Je suis frigorifié. »
Le groupe parvint à la porte d’entrée où les attendait une minuscule cloche de bronze suspendue. Le jeune sorcier aux cheveux ailes de corbeau examina d’un air intrigué les environs déserts avant de tirer sur une cordelette qui fit tinter l’instrument. Quand il cessa d’agiter la sonnette, le son d’un fort carillon continua de retentir quelques instants à l’intérieur de la demeure, de l’autre côté de la porte. Comme personne ne vint leur ouvrir, Mam’Dou revint sur ses pas pour observer par la fenêtre l’unique pièce éclairée.
« Rien ne bouge. C’est bizarre… » constata-t-il à haute voix.
Ernst-Werner fronça les sourcils et fit de nouveau résonner la clochette.
Grim sentit la tension monter. Tous ses sens désormais en alerte, il observa la mine anxieuse du magicien et celles hésitantes de ses deux compagnons. A quoi jouaient-ils ? Peut-être étaient-ils tous les trois de fameux comédiens et avaient deviné ses intentions ? Ils essayaient alors de le mettre en confiance pour le frapper dans le dos dès qu’il aurait perdu sa vigilance. Le nain se crispa, prêt à se saisir du long manche de son fléau d’armes à deux mains au moindre geste suspect de leur part. Et s’il prenait l’initiative du combat en les terrassant tout de suite ? Non, l’un de ces mécréants pourrait lui échapper. Il valait mieux attendre d’être à l’intérieur.
Le sorcier tenta de tourner la poignée, mais la porte était verrouillée.
« J’ai un mauvais pressentiment. Tout est éteint à part en haut… Il devrait forcément nous entendre ! A moins qu’il ne soit parti en oubliant d’éteindre une lanterne ? J’ai peine à le croire.
On la force ? proposa l’éclaireur.
Non, j’ai une meilleure idée. Je ne tiens pas à me faire réprimander par Maître Goffmann pour avoir démoli sa porte. »
Le jeune homme sortit d’une poche de sa robe une bourse en cuir, puis il s’éloigna du seuil de la maison pour en examiner le contenu sous l’éclairage du plus proche réverbère. Il revint presque aussitôt en tenant entre deux doigts une minuscule clé en argent. Bien que cette dernière n’eût aucune chance de se conformer aux dimensions du trou de serrure, tous gardèrent le silence et attendirent de voir ce que préparait Ernst-Werner. Le magicien introduisit l’objet dans l’orifice, puis prononça de curieuses paroles que Grim ne put identifier. Les effets de l’enchantement n’étaient pas visibles, mais ils entendirent nettement un déclic et devinèrent que la porte venait d’être déverrouillée. Cette fois-ci, elle s’entrebâilla quand le sorcier actionna de nouveau le loquet.
La pénombre régnait à l’intérieur de la pièce. Les quatre visiteurs s’introduisirent avec prudence dans le hall, un couloir nu et triste qui se terminait par un escalier en colimaçon. Le nain discernait les formes de trois portes : deux dans le mur de gauche et une sur la droite. Comme les humains ne disposaient pas de sa capacité à voir dans le noir, l’Estalien prit le temps d’allumer une lanterne tandis que les autres guettaient vainement un signe de présence au milieu de ces ténèbres muettes.
« Maître Goffmann ! Etes-vous là ? »
La voix inquiète du jeune mage se heurta à un mur de silence. Sans prévenir ses compagnons, il fonça en direction de l’escalier, et les suivants n’eurent d’autre choix que de l’imiter.
Ils grimpèrent les marches avec fracas, dépassèrent le premier palier sans ralentir leur course, avant d’atteindre le second étage de la demeure. Quatre nouvelles portes les y attendaient, mais une seule laissait filtrer de la lumière sous son pas. Ernst-Werner s’arrêta devant pour guetter le son d’une voix ou quelconque autre bruit de nature à le rassurer mais il n’attendit guère avant de tourner la poignée.
Grim, situé en retrait du petit groupe, sentit l’odeur caractéristique du sang avant de pouvoir distinguer le contenu de la pièce. Les humains lâchèrent des exclamations de surprise et franchirent finalement l’ouverture, ce qui lui permit de découvrir à son tour le désastre.
Ils venaient de découvrir l’endroit qui tenait lieu de cabinet de travail au lettré. Trois des murs étaient recouverts par des étagères croulant sous un monceau de livres, tandis qu’une commode, une armoire et une table occupaient la largeur du dernier. Sur la table se trouvait une pile de parchemins immobilisés par le poids d’un encrier. Devant la table, une chaise supportait la masse inerte d’un homme au crâne presque entièrement dégarni. Une paire de binocles pendouillait le long de sa joue, seulement maintenue par une branche à son oreille droite ; un poignard était planté dans son cou jusqu’à la garde.
Une quantité invraisemblable de sang s’était fraîchement écoulée par la blessure, jusqu’à former une mare sombre sur le parquet lustré. Au-dessus de la commode béait une fenêtre, unique indice pour répondre au flot de questions qui venait d’assaillir l’esprit du nain. Mais toutes ces interrogations le conduisaient au même surprenant constat : on venait de le devancer dans sa tâche personnelle.
***
L’assassin de Franz Goffmann se nommait Otto von Lufthanser et se targuait d’être le meilleur expurgateur de la région. Ces hommes présentaient quelques similitudes avec les chasseurs de primes mais s’en démarquaient par leurs motivations et l’identité de leurs victimes, aux caractéristiques bien particulières. Ils ne traquaient que les disciples du Chaos : mutants, sorciers déments et autres sectateurs dégénérés, et capturaient ceux-ci non pas pour les primes mais par idéologie. Chasser de tels fanatiques était une entreprise à hauts risques, et pour réussir, il fallait souvent se montrer aussi retors, aussi impitoyable que sa proie. Justement, Otto von Lufthanser ne connaissait pas la pitié.
Quelques jours plus tôt, dans une auberge-relais sur la route Marienburg-Altdorf, il avait écouté le curieux récit d’un artisan. Celui-ci avait assisté à la réunion de trois énergumènes particulièrement inquiétants puisque l’un d’eux portait une robe de sorcier et un autre arborait sans gêne les stigmates d’une étonnante mutation qui avait assombri à l’extrême la pigmentation de son épiderme. Selon l’artisan, ils étaient partis vers Marienburg.
Otto avait donc rejoint la cité portuaire puis interrogé les sentinelles du guet qui lui avaient confirmé que de tels individus venaient d’entrer en ville. D’ailleurs, ils recherchaient le domicile du réputé Franz Goffmann. L’expurgateur avait souri. Depuis des mois, il soupçonnait le vieux savant de recherches interdites et immorales mais il n’avait jamais obtenu de preuves à ce sujet. La cour de justice avait toujours contredit ses accusations, mais il tenait enfin sa revanche.
Pour un limier de son talent, retrouver la trace des trois voyageurs n’avait représenté aucune difficulté. Leur apparence avait confirmé les dires de l’artisan sycophante : ces gaillards-là frayaient avec les forces du Chaos, et il n’avait pas été long à imaginer un stratagème pour les faire incarcérer sans passer par un véritable procès à la conclusion incertaine. Il les avait espionnés jusqu’au soir. Quand ils s’étaient décidés à se rendre chez Goffmann, Otto les avait devancés pour assassiner le vieux, puis avait couru jusqu’à la garnison la plus proche pour avertir les autorités d’un cambriolage dans le quartier.
Lorsque Grim, Ernst-Werner, Tobias et Mam’Dou découvrirent le cadavre du maître magicien, une vingtaine de gardes cernait déjà le lieu du crime.
***
Désemparés par cette macabre découverte, les trois humains et le nain restèrent immobiles, incapables de prononcer le moindre mot. Enfin, l’Estalien s’approcha du corps ensanglanté, puis secoua inutilement la tête : nul besoin de commentaire pour confirmer le décès de Goffmann, les yeux révulsés dans les orbites ne laissaient aucune place pour le doute.
Au cœur de la nuit, deux personnes se hélèrent, puis une troisième voix leur intima aussitôt le silence. Tobias fut le premier à comprendre.
« C’est la garde ! »
Il courut à la fenêtre pour observer les ténèbres, se pencha par l’embrasure, puis se retourna avec anxiété vers ses comparses.
« ça donne sur une cour intérieure. Rien ne bouge de ce côté mais j’entends des bruits de pas dans la rue, au-delà du mur d’enceinte. »
Aussitôt, le sudron détacha les lanières de son sac à dos. Il en retira un rouleau de corde tout en expliquant ses intentions.
« Il faut s’échapper de ce guêpier au plus vite. Si on nous découvre ici avec le cadavre, nous serons les premiers accusés du meurtre.
Oui mais nous parviendrons à nous justifier, protesta Tobias. Je fais partie de l’armée impériale et je connais des officiers qui pourront attester de notre innocence. Si nous nous enfuyons comme des voleurs, nous ne convaincrons plus personne ! »
Mais le colosse en armure s’activait avec sa corde sans paraître tenir compte de son opinion. Quand il eut achevé de la nouer autour de la lourde commode, il tira dessus pour faire glisser le meuble jusqu’à immobiliser ce dernier contre le mur. Il lança alors le reste de la corde par l’ouverture de la lucarne et répondit enfin à l’éclaireur.
« Désolé mais je n’ai aucune confiance dans les autorités de Marienburg. Tu as vu comment les gardes se sont montrés tatillons et inquisiteurs avant de nous laisser entrer dans la cité ? Comme nous sommes des étrangers et que le véritable tueur s’est déjà envolé, nous aurons beaucoup de mal à défendre notre cause. Mieux vaut partir d’ici tant qu’il est encore temps. »
Mam’Dou agrippa le chanvre de ses larges mains brunes et s’engagea au travers de la fenêtre. Sa carapace métallique frotta contre le chambranle en crissant au niveau des articulations, mais il parvint tout de même à franchir l’obstacle, et son imposante carcasse disparut dans la nuit tandis qu’il entamait sa descente.
Depuis qu’ils avaient pénétré dans la maison, Grim ne comprenait plus rien. L’assassinat de Goffmann, les réactions contradictoires de ceux qu’il supposait avoir été ses complices… il observait ces événements avec hébétude, sans y trouver une quelconque logique. Lui aussi avait perçu les voix des gardes au-dehors. Par une ironique malchance, il risquait d’être jugé pour un meurtre qu’il n’avait pas commis mais seulement envisagé.
Le sudron avait raison, il fallait déguerpir. Alors que les deux autres hésitaient, le nain se saisit à son tour de la corde et vit que le colosse les attendait environ six mètres plus bas. Les deux pieds contre la façade extérieure de la maison, il progressa lentement, sans prendre de risques inutiles car ces acrobaties ne lui plaisaient guère. Quand il toucha enfin le sol, son premier réflexe fut de courir vers une petite porte à l’extrémité de la courette, mais le sudron l’arrêta.
« Il vaut mieux rester groupés. »
La voix profonde de l’humain à la peau noire évoquait la progression d’un chariot de mine, lente mais irrésistible, et l’instinct de Grim plia devant la sagesse de ces paroles.
Tous deux observèrent les mouvements agiles de Tobias qui les rejoint sans aucune difficulté.
« J’espère qu’il ne va pas tarder. Il m’a dit de descendre puis s’est mis à fouiller dans la bibliothèque, expliqua l’éclaireur. »
Avec inquiétude, ils entendirent de nombreux bruits de pas au rez-de-chaussée ; la patrouille investissait la maison à grands renforts de cris, d’ordres et de menaces. Enfin apparut à la fenêtre ronde le visage couvert de sueur d’Ernst-Werner qui tenait dans une main la lanterne de Tobias. Il leur lança cette dernière avant de glisser jusqu’à eux, soufflant ensuite sur ses paumes endolories par le contact trop rapide avec le chanvre tressé. Ils abandonnèrent sans regrets la corde derrière eux, détalant comme des ombres à travers la cour intérieure. La porte du fond s’ouvrait sur l’extrémité d’une impasse, qu’ils remontèrent jusqu’à une intersection bien trop éclairée à leur goût.
Un groupe de hallebardiers surgit soudain sur leur droite, bien décidés à les arrêter dans leur fuite.
« Ils sont là ! » hurla l’un d’eux, puis la mêlée s’engagea.
Mam’dou dégaina une lame particulièrement fine, ne montrant que peu de points communs avec la solide épée que Tobias présenta face aux assaillants. Un court instant, Grim fut troublé de voir le puissant sudron utiliser une arme aussi légère et raffinée, mais en l’espace de deux moulinets, la rapière découpa la hampe d’une des hallebardes dont le fer tomba avec fracas sur les pavés. Effrayé par tant d’adresse, le garde recula précipitamment pour laisser le soin à ses collègues de poursuivre le combat.
A présent, les miliciens assénaient de larges coups de leurs armes meurtrières, ne cherchant même plus à capturer vivants les fuyards. De son bouclier, Tobias repoussa une attaque puis assomma du plat de sa lame son agresseur. Le sudron esquiva une offensive avec une agilité déconcertante, sentit une seconde hallebarde glisser sur le métal de son harnois, avant de récidiver avec succès son inimitable technique de désarmement.
Lorsque le guerrier nain s’empara de son fléau d’armes démesuré, les deux gardes encore valides tournèrent les talons.
Sans prendre le temps de souffler, le groupe aux abois reprit sa course dans un lacis de ruelles, bifurquant à chaque intersection dans l’espoir de semer leurs poursuivants. Mais les cris autour d’eux leur paraissaient toujours plus pressants, toujours plus nombreux.
A leur approche, une femme en haillons tenant dans ses bras un enfant emmailloté de langes se plaqua contre une porte fermée, paniquée au plus haut point. Son visage s’inonda de larmes hystériques tandis qu’elle les suppliait de ne pas lui faire du mal. Mais les trois humains et le nain ne l’aperçurent qu’à peine et entendirent encore moins ses prières quand ils la dépassèrent.
Ils filaient comme le vent dans la pénombre, surgissant par intermittence dans les flaques de lumière projetées sur le sol par les réverbères, avant de regagner aussitôt l’abri amical des ténèbres nocturnes. Leur fuite les ramenait malgré eux vers les riches quartiers aux larges avenues. De temps en temps, ils apercevaient au loin une patrouille qui les incitait à stopper leur course pour revenir sur leurs pas, puis à emprunter une direction opposée à celle de leurs poursuivants.
Alors qu’ils venaient de traverser un étroit canal, Grim entendit le son tout proche de sabots claquant furieusement sur les pavés. Surgissant d’un passage adjacent, un cavalier les chargea en encourageant sa monture à la robe grise. L’homme portait un uniforme aux armes de la ville – un navire aux voiles gonflées –, et le même insigne apparaissait sur l’écu sanglé à son bras gauche. Son autre main tenait une lourde lance à la pointe affilée, qui dans quelques secondes allait empaler l’un des aventuriers tétanisés par cette surprenante apparition.
Grim se ressaisit avant les humains, son expérience martiale lui dictant instantanément la conduite à tenir dans une situation aussi délicate, et il s’avança à la rencontre du cavalier sous le regard incrédule de ses compagnons d’un soir. Il marchait d’un pas mesuré mais ferme, son allure contrastant avec le galop implacable du destrier. Chaque seconde comblait l’écart les séparant et les rapprochait de l’impact redouté. Grim s’arrêta pour faire tournoyer les masses cloutées suspendues au bout de son fléau d’armes, son adversaire cala le manche de sa lance et en dirigea la pointe vers le bas, prêt à embrocher au passage celui qui osait venir braver la charge de sa monture.
Le nain s’écarta au bon moment, assez tôt pour éviter les sabots de l’équidé mais suffisamment tard pour ne laisser aucune chance de réagir à son ennemi. D’un geste rageur, il percuta le bouclier du cavalier avec une violence telle que l’homme vida les étriers et s’écrasa au sol pour y rester inanimé tandis que son cheval affolé s’enfuyait.
Grim craignit aussitôt que le patrouilleur se fût rompu le cou dans sa chute mais il n’eut guère le temps d’examiner le corps étendu car trois autres cavaliers équipés de manière semblable venaient de surgir au même croisement que le précédent. Cette fois-ci, il jugea la confrontation par trop inégale et tourna les talons pour rejoindre ses camarades d’infortune. Plutôt que de détaler, ceux-ci brandirent leurs armes.
Le jeune thaumaturge s’était emparé d’une fine tige de métal qui se scindait en son milieu en deux branches parallèles. Comme les trois nouveaux patrouilleurs lançaient à leur tour leurs montures au galop, Ernst-Werner marmonna une incantation et agita vers eux son instrument qui se mit à luire puis à crépiter d’étincelles électriques. L’Estalien eut à peine le temps de crier « Ne les tue pas ! », que deux éclairs bleutés fusèrent des branches du diapason pour frapper le sol qui explosa juste devant les chevaux. Sous l’impact, le pavage de la rue vola en éclats au milieu d’un concert de hennissements paniqués. Pris dans un nuage de poussière et de fumée, les lanciers parvinrent avec peine à garder le contrôle de leurs bêtes et tournèrent bride pour échapper à une nouvelle manifestation de cette sorcellerie destructrice.
Tobias félicita rapidement son ami.
« Bien joué, Ernst. Je crois savoir où nous sommes ; les portes de la ville ne sont plus très loin maintenant. Suivez-moi. »
L’éclaireur les guida le long du canal aux abords peu illuminés, mais leur fuite éperdue s’acheva moins de cent mètres plus loin, lorsqu’ils atteignirent une ravissante petite place ornée en son centre d’un bassin recouvert de nénuphars. Alors qu’ils contournaient ce dernier en tentant d’oublier leurs poumons affaiblis, une dizaine de hallebardiers apparut par l’unique passage permettant de quitter les lieux. Les quatre pourchassés firent demi-tour pour éviter l’affrontement, mais l’espoir les quitta quand ils virent un important groupe de lanciers à cheval descendre la rue qu’ils venaient d’emprunter. Malgré la lassitude, Grim pensa à forcer la ligne des hallebardiers, mais les cris de renforts qui accouraient en direction de la place l’en dissuadèrent. Ils étaient perdus.
Tournant le dos à la margelle du bassin, le nain attendit avec résignation la suite des événements, son arme bien en main malgré l’inéluctable défaite. A ses côtés, le sudron, l’Estalien et le sorcier avaient adopté la même posture, conservant par leur silence une certaine dignité face à l’imminence de leur capture.
Sans cesse, de nouveaux gardes accouraient sur les lieux, et ils furent bientôt encerclés par une quarantaine de miliciens. Un officier sortit des rangs pour leur intimer d’abandonner leurs armes, ordre auquel ils obéirent la mort dans l’âme.
Un homme coiffé d’un chapeau à larges bords se fraya avec autorité un passage parmi les gardes pour se poster aux côtés de leur capitaine. Grand, sec et vêtu d’une tenue de voyage élimée, l’arrivant s’adressa à l’officier d’un ton froid et sans réplique.
« Je suis Otto von Lufthanser. C’est moi qui ai donné l’alerte contre ces individus, capitaine. En tant qu’expurgateur affilié, j’ai préséance pour l’arrestation de ce genre de cas. »
Le chef des gardes parut décontenancé. Il semblait éprouver une crainte à peine dissimulée pour le personnage mais il tenta néanmoins de protester.
« Ce sont des assassins, sans nul doute, et c’est à moi de les présenter à la cour de justice. Qu’est-ce qui prouve qu’ils sont de mèche avec le Chaos, les mauvais dieux, enfin… ces choses-là ? »
Le visage de l’expurgateur se figea. Tous crurent qu’il allait frapper l’officier mais il s’adressa finalement aux gardes les plus proches, en désignant du doigt Ernst-Werner.
« Lui, fouillez-le ! Apportez-moi son sac et tout ce qu’il peut y avoir sur lui. Faites attention car sa robe de sorcier doit être truffée de poches secrètes. »
On suivit son injonction et Otto von Lufthanser put examiner à loisir les possessions du jeune magicien. Le premier objet qu’il sortit du sac fut un livre, et avec un sourire à la fois cruel et triomphal, il exposa à la vue de tous le contenu de ses pages. Grim ne savait pas lire mais il n’avait pas besoin de connaître l’alphabet pour identifier les représentations iconographiques de créatures abjectes dont l’ouvrage semblait infesté.

Tandis qu’on les emmenait vers un poste de garnison pour y faire connaissance avec les cachots de Marienburg, le nain repensa à l’expression médusée du jeune sorcier lorsque l’expurgateur avait dévoilé les dessins dans le livre. S’il avait dérobé cet ouvrage dans la bibliothèque de son maître démonologue, Ernst-Werner n’avait vraiment eu aucune raison de se montrer surpris à ce moment-là… Grim en conclut que sous son air candide, le jeune magicien dissimulait un redoutable talent d’acteur.


DANS LE TEMPLE DE LA VÉRITÉ


Ils cheminaient ensemble depuis cinq minutes à peine et Jean-Louis regrettait déjà d’avoir accepté de guider ces deux loustics jusqu’au temple de Véréna. Le rouquin plutôt ventripotent et le halfeling ne cessaient de se chamailler tout en marchant à ses côtés, et ils s’arrosaient mutuellement de reproches puérils. Il ne comprenait pas les fondements de leur querelle, mais ces gars-là devaient avoir vécu un bon nombre d’aventures en commun car ils faisaient référence à toutes sortes d’anecdotes du passé pour étayer leurs griefs respectifs. Comme le ton employé était plus taquin que hargneux, leur dispute en devenait amusante même si leurs piaillements incessants lui tapaient légèrement sur les nerfs. On aurait dit la querelle quotidienne d’un vieux ménage qui connaît depuis toujours une relation houleuse, sans jamais imaginer un instant vivre l’un sans l’autre. Cette image cocasse fit une fois encore resurgir dans son esprit le souvenir d’Isolde, et il s’empressa de chasser l’imminent accès de mélancolie en interrompant les deux complices dans leurs chicaneries.
« Alors comme ça, à part détrousser les commerçants lors de vos pauses, vous êtes toujours sur les routes. Vous gagnez votre vie comme aventuriers professionnels ?
Exact, répondit le petit Micky en se rengorgeant. Nous voyageons un peu partout à la recherche de travaux et de missions que personne d’autre ne veut faire. C’est souvent dangereux mais en général bien payé. Enfin… nous ne croulons pas pour autant sous l’or ! En ce moment par exemple, nous devons aller toucher une récompense, mais ça fait longtemps que nous n’avons pas été payés et nous avons donc du mal à nous en sortir du côté des finances. Le problème quand on travaille en groupe, c’est qu’il faut partager. Alors la somme qui était plutôt rondelette au départ se transforme assez vite pour chacun en roupie de sansonnet.
C’est pour ça que nous devrions nous séparer définitivement de Durak ! claironna Wigmar.
Hein ? Mais si j’avais à choisir, je ne ferais équipe qu’avec lui ! Nous n’aurions pas survécu à tant de combats sans ses talents de guerriers, et… »
Les chiffonniers reprirent leur dispute là où ils l’avaient abandonnée. Découragé, Jean-Louis se gourmanda pour avoir involontairement alimenté leur débat stérile. Il reporta son attention sur la populace de Kemperbad, guettant la moindre plume grise annonciatrice du couvre-chef d’un garde lancé à sa recherche.
Le jeune homme les conduisit vers une des issues au nord de la ville, mais avant d’atteindre la poterne qui permettait de franchir l’enceinte fortifiée, il leur demanda de s’arrêter dans une impasse voisine. Il tourna alors le dos à l’axe principal pour se dissimuler aux regards des passants et retira divers objets incongrus des amples poches cousues à l’intérieur de sa veste. Sous les regards perplexes des deux acolytes, il réunit une boîte ronde en bois, trois fioles en verre remplies de poudres couleur chair, noire et grise, un minuscule plumeau, un pinceau et une touffe de poils, qui s’avéra être une moustache factice poivre et sel. Il commença par ouvrir la boîte pour y piocher une substance rappelant le saindoux et s’en enduire le visage.
« Mais… que fais-tu ? demanda étourdiment le voleur.
Ca ne se voit pas ? C’est bien toi qui viens de m’apprendre que mon portrait doit être connu par tous les gardes de la ville. Je dois me grimer suffisamment pour passer incognito devant ceux qui surveillent la sortie. »
Puis Jean-Louis se tut pour se concentrer sur son maquillage. Wigmar et le halfeling observèrent son travail minutieux dans un silence respectueux, sans perdre la moindre miette des gestes précis de l’apothicaire ambulant. Quelques minutes s’écoulèrent avant qu’il ne repose ses outils de déguisement pour fixer la fausse moustache sous son nez. Il se retourna alors vers les aventuriers pour leur demander d’évaluer le résultat de ses efforts.
Micky émit un sifflement admiratif. La courte chevelure de Jean-Louis grisonnait près des tempes et complétait harmonieusement la nouvelle moustache piquetée d’argent ; sa peau juvénile s’était asséchée et recouverte de taches brunes éparses, tandis que de discrètes rides s’étiraient à la commissure des lèvres, tout comme au coin des yeux. La vieillesse semblait avoir marqué son beau visage d’une trentaine d’années supplémentaires.
« Pas mal, jugea Wigmar, mais de près, on pourrait te trouver un aspect bizarre.
Tu plaisantes ? C’est formidable ! rétorqua Micky. A mon avis, personne ne peut te reconnaître ; tu n’as pas de soucis à te faire de ce côté-là… ni de cheveux blancs d’ailleurs. »
Le jeune homme sourit avec indulgence au trait d’esprit du semi-homme, puis il haussa les épaules.
« Wigmar a raison. Si un garde m’examine attentivement, il verra bien que quelque chose cloche. C’est la moustache : elle n’est plus très fraîche ; je devrais m’en procurer une nouvelle. Mais bon… ça passera quand même. Si nous n’attirons pas trop l’attention sur nous, il n’y a aucune raison pour que les sentinelles me détaillent de trop près. J’en ai déjà fait plusieurs fois l’expérience.
A t’entendre causer, on a l’impression que tu as besoin de te déguiser tous les jours ! ironisa le halfeling. C’est peut-être le cas. Tu as l’air d’avoir l’habitude de cet exercice…
Moi, j’aimerais bien savoir où tu as appris à faire ça, intervint Wigmar avec une pointe de défi dans la voix. »
Jean-Louis considéra ses nouvelles connaissances en esquissant un rictus qui étira un peu plus ses fausses rides. Les deux compères commençaient seulement à deviner qu’il pouvait ne pas être qu’un simple commerçant, et leurs soupçons légitimes l’amusaient. Après les tracas qu’ils venaient de lui causer – le chapardage des herbes et la course-poursuite qui s’en était suivie –, il pouvait bien les laisser mariner encore quelques temps dans leurs interrogations.
« Avec les mêmes personnes qui m’ont montré comment marcher sur des cordes » finit-il par répondre au voleur à la peau blafarde.
Ce dernier fit la moue quelques instants, avant de s’exclamer :
« Ah, je vois ! En fait, tu fais partie d’une troupe de saltimbanques.
Tout juste, Auguste. Bon, nous y allons ? »
Sans attendre de réponse à son injonction, il sortit de l’impasse d’un pas assuré pour se diriger vers la poterne ouverte sur la campagne au nord de Kemperbad. Les deux autres accoururent pour le rejoindre.
En cette fin d’après-midi, un grand nombre de passants circulaient dans l’avenue ; ceux désirant quitter l’enceinte de la cité croisaient les voyageurs fraîchement débarqués, et ce flux incessant ne facilitait pas la tâche des quatre sentinelles postées à la poterne. Les gardes se contentaient d’accompagner du regard les promeneurs, mais Jean-Louis n’était pas dupe : ils avaient forcément reçu des consignes à son sujet et, malgré la lassitude qui ressortait de leurs postures ennuyées, n’hésiteraient pas à interroger tout badaud susceptible de correspondre à la description de l’évadé d’Altdorf.
Mais le bateleur déguisé ne ralentit même pas. Au contraire, il s’approcha crânement des argousins appuyés sur leurs lances, prenant soin de conserver une respiration calme et régulière pour l’aider à lutter contre l’angoisse du moment. En son for intérieur, il pria pour que les deux énergumènes à ses côtés ne témoignent d’aucun signe de nervosité, car ils n’osaient plus prononcer la moindre parole.
Comme s’il avait lu dans son esprit, Micky demanda soudain à Wigmar comment il avait trouvé le petit-déjeuner pris le matin même. Le roublard expliqua en retour tout le bien qu’il pensait de la chair servie dans cette si agréable auberge, et ils poursuivirent ainsi leur badinage comme si le sujet abordé relevait pour eux de la plus haute importance. Jean-Louis fut impressionné, puis rassuré par le sens de la comédie de ses compagnons. Il s’efforça de s’intéresser à leur vaine discussion, et le trio s’approcha ainsi du passage voûté qui perçait la muraille.
Pendant un court et glacial instant, le jeune homme jugea que son fard et son postiche constituaient une bien piètre protection face aux regards inquisiteurs qu’il s’imaginait braqués sur lui. Il contint une brûlante envie de vérifier les expressions des sentinelles, mais celles-ci ne bronchèrent pas quand ils passèrent devant elles. L’ombre du porche avala les trois complices un court instant avant qu’ils n’émergent de l’autre côté des remparts. Même si tout danger d’être reconnu semblait cette fois-ci définitivement écarté, Jean-Louis continua de marcher en adressant un bref signe de la main à Micky et Wigmar pour les inciter à poursuivre sur la même allure.
La route pavée filait au nord de Kemperbad au cœur d’une vaste étendue de blé mûr. Un vent rafraîchissant s’était levé. La brise caressait les lourdes tiges dorées qui ondulaient et ployaient de concert dans un bruissement continuel. Ce paysage mouvant rappela le tumulte de la mer au Bretonnien de naissance, dont les premières années s’étaient écoulées à proximité de l’Océan Vert. La route traversait cette jaune et ondulante étendue céréalière sur quelques kilomètres avant de disparaître sous les frondaisons d’une sombre forêt. Mais avant celle-ci, un sentier quittait l’axe principal pour grimper sur une butte isolée, seule éminence remarquable au milieu des champs de blé. Et au sommet de cette colline, on distinguait un bâtiment de belle taille, qu’une poignée d’ifs majestueux protégeaient.
D’une voix détendue, Jean-Louis s’adressa à ses compagnons en leur désignant l’édifice.
« C’est le temple de Véréna. Je vous y accompagne pour parler à la responsable mais après ça, je ne traînerai pas dans la région. Je ne pense pas attendre que votre affaire avec la prêtresse se termine pour me trouver une péniche qui me conduira jusqu’à Nuln.
Mais… tu ne récupères pas tes affaires en ville ? s’inquiéta le halfeling. Ton établi et toutes tes herbes doivent encore se trouver sur l’esplanade ; j’imagine que tu ne vas pas quitter la ville sans les récupérer ! »
Décontenancé dans un premier temps par la question, l’humain se ressaisit sans laisser paraître son trouble et hocha la tête avec fatalisme.
« Non, c’est bien trop risqué. Maintenant que j’ai réussi à quitter Kemperbad sans encombre, je ne vais surtout pas y retourner pour être reconnu par un garde plus attentif que les autres.
Mince alors ! Toute ta marchandise, tout ton commerce ; tu as tout perdu, insista Micky, plein de condescendance. Comment vas-tu faire pour gagner ta vie, maintenant ? »
Une ombre passa dans les yeux du jeune homme, son visage poudré s’affaissa sous l’effet d’un chagrin à peine dissimulé, et il détourna la tête pour fixer un point invisible à l’horizon. Quand il daigna parler, son timbre lugubre évoquait le glas du tocsin.
« Je n’avais pas eu le temps jusqu’alors de me soucier des herbes. Peut-être arriverais-je à récolter quelques pièces par-ci par-là dans les bourgades que je vais traverser avant de parvenir à Nuln. Même si les paysans ont moins d’or à perdre que les citadins pour un spectacle de funambule… Je ne sais pas trop, en fait. Si les cerbères impériaux ne me traquent pas jusqu’à Nuln, peut-être pourrais-je y reprendre ma véritable passion. Mais je vais perdre des mois dans la nature avant de retrouver assez de plantes médicinales pour remonter un négoce, concéda-t-il en réprimant un trémolo plaintif. »
Le halfeling lui tapota amicalement le dos et lui adressa un sourire apitoyé. Jean-Louis se douta que celui-ci aurait fait preuve d’une bien moins grande compassion s’il savait que les herbes à glaviote qu’il venait de lui acheter n’avaient en fait aucune de leurs soi-disant vertus, ni curatives, ni même culinaires. Le prétendu apothicaire avait récupéré cette espèce méconnue de laurier pour la revendre à un prix déraisonnable, après l’avoir affublée d’un nom exotique. Toutes les autres plantes qu’il avait possédées valaient elles aussi dix fois moins que le prix auquel il les écoulait, mais les bourgeois se montraient incroyablement crédules quand on leur vantait les mérites des produits de la campagne. Seul le sachet qu’avait tenté de dérober le rouquin présentait un certain intérêt puisqu’il s’agissait de lavande odoriférante en provenance des maquis estaliens. S’il avait chapardé de l’herbe à glaviote, il l’aurait sans doute laissé courir avec son butin illusoire, mais tel n’avait pas été le cas, et il avait alors croisé la route de ces deux aventuriers. Réflexion faite, cette rencontre lui avait été profitable. Si le voleur ne l’avait pas prévenu que la milice locale le recherchait déjà, il se serait fait appréhender par la première patrouille venue. De plus, il venait d’émouvoir l’ingénu halfeling et avant de le quitter, il aurait sûrement l’occasion de lui soutirer quelques pièces pour compenser la perte de sa marchandise. Après tout, il lui devait bien ça vu que lui-même n’avait aucune raison de faire ce détour par le temple…
« Nous ferions mieux d’y aller avant que la nuit tombe », s’impatienta Wigmar.
Tandis que Micky avait cherché à consoler Jean-Louis de sa relative mauvaise fortune, le voleur, lui, avait jusque-là tourné en rond pour marquer ostensiblement son désintérêt vis-à-vis de ses soucis pécuniaires. Le bateleur lui lança un regard peu amène avant de reprendre la route qui passait à proximité de la colline dédiée à la déesse et à son temple.
Ils quittèrent la voie principale et les nombreux voyageurs qui la sillonnaient pour entamer l’ascension de l’étroit sentier qui conduisait à l’édifice religieux. Des herbes soigneusement coupées recouvraient le mamelon qui se démarquait ainsi encore plus des hauts épis de blé. Certains moinillons devaient s’occuper de l’entretien du gazon, des buissons et des quelques pommiers qui jalonnaient le passage jusqu’au temple, et manifestement, ces gens-là prenaient cette tâche très à cœur. Même les ifs immenses au bout du chemin avaient été élagués jusqu’à leur sommet et pourtant, Jean-Louis savait combien l’escalade de ces arbres devenait laborieuse en s’approchant des branches les plus élevées, souvent trop fragiles pour supporter le poids d’un homme.
Le temple les dominait à présent de sa blanche majesté. Seule coquetterie dans son architecture épurée, une rangée de six colonnes aux chapiteaux évasés soutenait une avancée du toit s’achevant par un fronton triangulaire. Sur ce dernier étaient sculptées diverses représentations humaines et animales à la signification peu évidente au prime abord. Le profane pouvait cependant y repérer quelques figures récurrentes : une chouette, un livre ouvert, et un visage féminin empreint de douceur.
Les pierres claires de l’édifice ne souffraient d’aucune trace d’érosion ou de salissure incrustée par le passage des années. Peut-être que l’entretien des façades incombait également aux courageux fidèles, mais le jeune homme se demanda si ce temple n’avait tout simplement pas été construit dans un passé très récent. Il ne connaissait que peu de sites dédiés à Véréna, et il était déjà surprenant qu’une ville raisonnablement peuplée telle que Kemperbad dispose d’un tel sanctuaire. Malgré les ombres épaissies par la tombée du jour, il distinguait derrière les colonnes une large porte en bois ferré munie d’un double battant.
Avant de pénétrer dans le temple, Jean-Louis détacha une outre attachée à sa ceinture et se nettoya le visage à l’eau claire pour faire disparaître toute trace de son maquillage et recouvrer son apparence naturelle.
D’une voix plus basse qu’à l’accoutumée, Wigmar l’interrogea :
« Qu’est-ce qu’ils font exactement les prêtres d’ici ? C’est quoi leur rôle ?
Moi-même, je n’en sais trop rien. Ils gardent une très grande bibliothèque et passent leur temps à lire les ouvrages qui s’y trouvent. Ce sont donc des savants, je suppose.
C’est amusant que j’en connaisse plus que vous au sujet des religions de l’Empire, se gaussa gentiment Micky. Enfin… je n’ai pas de mérite, avec tout ce que j’ai dû ingurgiter comme ouvrages à ce sujet pendant mes études en sorcellerie. »
La remarque fit sourciller Jean-Louis mais le halfeling poursuivit en adoptant le ton et les mimiques doctorales d’un professeur face à ses disciples.
« Véréna est la déesse de la connaissance et de la justice, mes amis. Ses fidèles travaillent pour conserver le savoir écrit comme le plus précieux des trésors, ceci dans l’ambition à long terme d’en faire profiter tous les peuples civilisés. Mais ses prêtres sont surtout connus pour la valeur de leurs conseils dans le jugement des criminels. Comme ils sont impartiaux et toujours soucieux de faire éclater la vérité, il y a presque toujours un prêtre de ce clergé pour officier dans un grand tribunal. Mais en général, ils ne s’occupent que des affaires importantes, pas des bagarres d’ivrogne ni des litiges commerciaux », conclut-il avec un peu moins de grandiloquence.
« En clair, si nous leur demandons d’estimer la valeur de la poussière distordante, ils n’essaieront pas de nous tromper, s’ils sont obligés de dire la vérité. »
Le ton de Wigmar était railleur, et son sourire élargi par la cupidité. Jean-Louis commença réellement à se méfier du personnage. Si lui-même ne pouvait pas se défendre d’être un charlatan trompant sa clientèle sur la qualité de sa marchandise, ce gars-là lui paraissait bien plus malsain et ses activités de tire-laine bien plus répréhensibles que ses propres mensonges. Quand il parlait, on devinait qu’il ne respectait aucune règle et qu’il se fichait comme une guigne de ce que pouvaient en penser ses congénères. Mais surtout, le mépris clairement affiché envers la droiture des prêtres de Véréna semblait révélateur d’une absence complète de sens moral. A moins qu’il n’aime seulement jouer ainsi le fier-à-bras… Quoi qu’il en fût, le beau saltimbanque ne put s’empêcher de répliquer.
« Si vous voulez qu’Éléonore vous offre ses conseils, vous avez intérêt à faire preuve d’humilité dans le temple. Elle est prêtresse de Véréna, pas brocanteuse ! Pour qu’elle accepte de vous renseigner sur cette substance, il faudrait essayer de la convaincre que vous ne vous y intéressez pas qu’en vue de la revendre.
Eléonore ? C’est un beau prénom… estima à voix haute Micky. Ne t’inquiète pas pour nous Jean-Louis, nous saurons faire preuve de tact avec cette dame. Surtout que de mon côté, j’aimerais sincèrement apprendre pourquoi les skavens gardaient ça sur eux. Je suis persuadé que ça a des propriétés magiques.
Moi aussi ça m’intéresse, surenchérit Wigmar. J’ai travaillé plusieurs fois avec un alchimiste mais je n’ai jamais eu l’occasion d’utiliser ce produit.
Bien. Dans ce cas, ça devrait aller. »
Comme personne ne se manifestait à l’extérieur du bâtiment, les trois visiteurs franchirent la rangée de colonnes, pour constater que l’un des vantaux de la porte était entrouvert. Après une marque d’hésitation, Jean-Louis l’écarta encore pour se faufiler discrètement dans le temple.
Il connaissait déjà les lieux car une semaine plus tôt il était venu consulter à la bibliothèque un ouvrage sur les plantes de la région. Même sans savoir lire, il avait pu comparer ses propres trouvailles avec certaines reproductions habilement dessinées et à cette occasion, il avait rencontré la prêtresse Éléonore qui lui avait gracieusement proposé un exposé de botanique. Les connaissances de l’ecclésiastique dans ce domaine étaient impressionnantes, et d’avoir abordé avec elle ce sujet lui avait permis de gagner sa sympathie.
Ils venaient de pénétrer dans la pièce principale du temple : un espace nu et carré, sans aucun mobilier, uniquement décoré par des inscriptions géantes peintes au plafond et sur le sol poli. Ces lettres, chiffres et idéogrammes se succédaient aléatoirement, dans une variété impressionnante de coloris. Pour une personne non alphabétisée telle que le jeune funambule, ces signes tracés à perte de vue devenaient source d’une insondable perplexité, mais Éléonore l’avait depuis rassuré. Il savait à présent que ces écrits représentaient des formules magiques, des théorèmes, des citations d’hommes illustres, ou encore des extraits de manuscrits sanctifiés, et cette réunion de connaissances aboutissait à l’allégorie du savoir et de la culture acquis par l’humanité au fil des siècles. Les termes élogieux de la prêtresse ne lui avaient pas tous paru très évidents à comprendre, mais il avait saisi le sens général de cette décoration pour le moins originale, et l’expression quasi extatique de la femme l’avait convaincu du caractère sacré de cette symbolique.
Toute la salle était encadrée par un péristyle noyé dans l’obscurité, mais on devinait à son extrémité une nouvelle porte à double battants qui, Jean-Louis le savait également, conduisait à la fameuse bibliothèque de Véréna et aux logements de ses dévots. Quelques pas avant cette issue s’élevait une estrade en marbre rose, surmontée d’un autel rectangulaire mais sculpté à l’image d’un grimoire ouvert, façonné dans le même coûteux matériau. Un gamin d’une dizaine d’années époussetait scrupuleusement l’autel à l’aide d’un balai au manche réduit. Il portait les cheveux coupés très court, et était revêtu d’une trop longue robe de bure dont les pans balayaient le sol.
Enfin le jeune acolyte prit conscience de la présence des intrus car il se retourna subitement en ouvrant des yeux larges comme des soucoupes. Mais il se fendit presque dans l’instant d’un sourire accueillant, son éducation monastique – toute en pondération et en maîtrise de soi – reprenant aussitôt le dessus sur son premier sentiment de surprise.
« Bienvenue dans le temple de la sagesse et de la vérité, voyageurs. Que Véréna y guide vos recherches et soulève pour vous le voile de l’ignorance. »
La phrase rituelle sonnait étrangement dans la bouche enfantine du moinillon. Mais Jean-Louis ne laissa échapper aucun signe d’amusement et s’efforça au contraire de répondre avec une révérence de bon aloi.
« Moi et mes compagnons remercions infiniment la déesse pour son hospitalité. Mon nom est Jean-Louis. Peux-tu m’annoncer à Éléonore, je te prie ? J’ai fait connaissance il y a peu avec la grande prêtresse et, normalement, elle doit se souvenir de moi.
Très bien. Veuillez attendre ici quelques instants, je cours la prévenir. »
Joignant le geste à la parole, le garçon abandonna son outil pour sortir par la grande porte derrière l’autel, sans marquer l’ombre d’un sourcillement d’hésitation. Le bateleur se tourna vers le halfeling et le voleur mais ceux-ci étaient étonnamment silencieux, plongés dans la contemplation des magnifiques lustres qui tombaient du haut plafond. Ils étaient suspendus au bout de longues chaînes métalliques et chacun servait de support à une infinité de cierges allumés. Craignant toujours un impair irrespectueux de la part de Wigmar, Jean-Louis les laissa s’imprégner de l’atmosphère à la fois feutrée et intimidante du grand hall du temple. Il s’apprêtait à examiner une des obscures colonnades quand il entendit les battants de la porte s’ouvrir sous la poussée d’une jeune femme. Éléonore avait été prompte à venir les accueillir.
La prêtresse paraissait exceptionnellement jeune pour son rang élevé, et même en admettant que le temps n’ait pas encore réussi à prendre prise sur elle, la femme ne devait pas avoir connu plus de trente printemps. Sa longue chevelure, uniquement retenue par un bandeau argenté à son front, présentait les mêmes nuances colorées que les étendues de blé mûr cernant le monastère. Un pendentif en cristal taillé en forme de chouette étincelait à son cou, attirant irrésistiblement le regard sur le renflement de sa poitrine légèrement exposée. La robe immaculée qui drapait son exquise silhouette ne ressemblait en rien aux habituels effets cléricaux. Taillée dans une étoffe visiblement coûteuse, celle-ci épousait avec harmonie le corps de la prêtresse en soulignant sa touchante féminité. Mais ses yeux noisette laissaient entrevoir une sagesse inégalable et troublante, qui vouait à l’échec toute tentative exercée par la gente masculine pour la distraire de son inaltérable dévotion.
Tandis qu’elle venait à leur rencontre, Jean-Louis entendit derrière lui une voix libidineuse, aisément identifiable.
« Plutôt bien roulée la bougresse ! Qu’est-ce qu’elle fait dans ce repaire de froides-queues ? »
Abasourdi par l’impudente gaudriole du roublard, il ferma un instant les yeux dans la crainte du courroux de la prêtresse, mais celui-ci ne se manifesta pas. Elle n’avait heureusement pas entendu le commentaire paillard, et c’était une chance car Wigmar n’avait même pas fait l’effort de le chuchoter. Jean-Louis sut gré au halfeling de ne pas répondre.
« Je suis heureuse de te revoir si tôt dans nos murs, cher Jean-Louis. Toi et tes amis arrivez à point nommé car je viens à l’instant de terminer la liturgie épistolaire, et c’est donc la première fois de la journée que j’ai le temps d’accueillir nos visiteurs. »
Tandis qu’elle se présentait à Wigmar et Micky, et que ceux-ci lui répondirent sans autre maladresse qu’un sourire particulièrement enthousiaste de la part du voleur, le saltimbanque observa Éléonore sous un angle différent.
Le rouquin avait raison, cette femme était vraiment belle, et il s’étonna de ne pas s’en être aperçu jusqu’alors. Comment avait-il pu ignorer cette évidence alors qu’il serait sûrement tombé amoureux d’elle un an plus tôt, juste en la voyant ? C’était Isolde. Isolde dont l’image cruelle et omniprésente ne cessait de le tarauder, même dans son sommeil. Depuis leur séparation, depuis un nombre incalculable de jours et de nuits dont le souvenir se perdait dans un coin nébuleux de sa mémoire, Jean-Louis n’avait plus accordé le moindre intérêt à celles qui avaient croisé son chemin. Sur le moment, ne pas prêter attention aux allusions intéressées de diverses jeunes clientes au marché, ou à celles plus insistantes d’une jolie serveuse de taverne lui avait semblé être la meilleure attitude à adopter en de telles circonstances. Il réalisait désormais l’étendue du traumatisme occasionné par la perte de sa fiancée.
Son premier mouvement fut de porter la main à la flasque qui ne quittait plus la poche cousue à l’arrière de ses braies de coutil, mais ni le lieu, ni le moment n’étaient propices à ce genre de réconfort et il attendit plutôt que la prêtresse en arrive à lui demander le motif de leur visite inopinée.
« Nous sommes venus solliciter la connaissance et les conseils de Véréna au sujet d’une mystérieuse trouvaille. Mes nouveaux amis ont récupéré une poudre qu’aucun de nous n’a réussi à identifier. On dirait de la poudre noire combustible, mais ça n’a pas d’odeur. Comment dis-tu que ça s’appelle, Wigmar ?
De la poussière distordante. »
Jean-Louis vit avec surprise le joli minois d’Éléonore blêmir. Elle reprit la parole d’une voix hésitante, et ses mains tremblaient de nervosité.
« Faîtes… faîtes voir ce qu’il en est. Nous ne devons pas prononcer de jugement hâtif car les apparences sont souvent trompeuses. »
Devenu subitement docile en présence de la séduisante prêtresse, le voleur lui tendit la bourse en cuir contenant la substance qu’il espérait précieuse. Elle ouvrit les pans du sac, et le bateleur crut qu’elle allait le lâcher aussitôt car ses traits adorables s’étaient soudain mués en un rictus de dégoût. Au lieu de ça, elle le referma rapidement entre ses poings serrés, abaissa ses paupières tout en prenant une longue inspiration, puis planta un regard attristé dans les prunelles des visiteurs inquiets.
« J’ai de nombreuses choses à vous expliquer, aussi je vous invite à me suivre dans… dans la bibliothèque. »
Jean-Louis sentit qu’on tirait un pan de sa chemise, puis il entendit le halfeling murmurer dans son dos.
« Ca sent mauvais ici. Mieux vaut partir. »
D’un ton dégagé, il décida de répondre à la prêtresse.
« Pourquoi ne pas plutôt en parler ici ? Nous ne voulons pas abuser de votre temps, ni de votre hospitalité. N’allez donc pas entamer des recherches approfondies ; un court exposé nous suffira amplement.
Je n’ai pas le droit de vous mentir ! Sa voix était à présent suppliante, et son visage bouleversé. Vous devez me suivre et je vous conduirai dans une cellule où vous serez bien traités en attendant que Véréna prononce son jugement. Je suis intimement persuadée que vous n’êtes pas vraiment fautifs, mais juste des ingénus égarés par les sombres puissances. Je vous conjure de me faire confiance car il en va de votre salut.
Hein ! Mais qu’est-ce que vous racontez ? » cria le halfeling au comble de l’énervement.
Sans attendre d’explication supplémentaire de la part de la prêtresse, Wigmar lui arracha violemment des mains la poche de poussière à l’origine de son émoi. La femme recula alors d’un pas puis décrivit un court arc de cercle dans l’air avec son index tendu, tout en prononçant le nom de sa déesse. Jean-Louis ressentit dans l’instant une vague de froid envahir l’intérieur de son corps. Il voulut s’enfuir mais ses jambes ne lui obéissaient plus, tout comme ses bras, son cou, ses paupières… Il conservait toutes ses facultés mentales mais son enveloppe charnelle était morte, aussi rigide qu’un cadavre, et à cette pensée, l’angoisse s’empara de son cœur. L’air parvenait cependant à ses poumons, et seuls les mouvements réguliers de sa gorge et de son ventre attestaient que le jeune homme n’avait pas trépassé.
Il devinait que ses deux comparses avaient subi un sort comparable mais il ne pouvait pas le vérifier car ses globes oculaires restaient figés dans ses orbites, fixant la prêtresse dont les propres yeux s’embuaient de larmes. Bien que la paralysie qui les affectait ne causait pas de véritable douleur physique, Éléonore pleurait de leur imposer une si éprouvante épreuve. Malgré sa difficile condition, Jean-Louis fut impressionné par la bonté d’âme de la dévote, capable d’une telle marque de compassion.
Il la vit quitter le hall par la grande porte, puis revenir une minute après en compagnie de plusieurs adeptes masculins, également vêtus de robes blanches. Les clercs entreprirent de se saisir d’eux, et le jeune homme se sentit attrapé par les épaules et les chevilles, puis soulevé tel une statue en position allongée. Il voulut protester mais sa langue pesait autant qu’un bloc de plomb dans sa bouche et il ne parvenait pas non plus à émettre le moindre râle. A présent, seul le plafond emplissait son champ de vision.
Les prêtres les emmenèrent dans une nouvelle pièce de belles dimensions, puis empruntèrent une succession d’arches et de couloirs étroits avant de s’arrêter dans une pièce en pierre brute, pour une fois non décorée par des inscriptions. Il fut doucement déposé sur une paillasse dont il ne pouvait deviner si elle était confortable, tant ses muscles s’étaient rigidifiés. Avant que la porte ne soit verrouillée, il aperçut le doux visage de la prêtresse penchée sur lui.
« Je suis désolée », soupira-t-elle avant de quitter la cellule.
***
Jean-Louis réussit enfin à se redresser tout en prenant appui sur le mur afin de ne pas s’écrouler. Maintenant que le sortilège paralysant ne faisait plus effet, il récupérait progressivement toutes ses sensations, mais de terribles fourmillements engourdissaient encore ses membres, comme s’il avait passé toute une nuit endormi sur son bras. Mais dans ce cas précis, même ses jambes s’étaient ankylosées et il tenta avec succès quelques pas vers l’unique issue de la pièce. Comme il s’y attendait, on avait verrouillé la porte.
Les deux aventuriers n’avaient toujours pas bougé de leurs couches, seul Micky commençait à récupérer sa liberté de mouvement : le halfeling dépliait et repliait ses doigts sans parvenir pour l’instant à un meilleur résultat. En attendant qu’ils soient de nouveau aptes à converser, le bateleur retourna vers sa propre paillasse pour s’asseoir dessus, le dos contre la pierre. Les efforts du halfeling le lassèrent très vite, et ses pensées dérivèrent à nouveau vers l’être dont l’absence lui causait tant de peine.
Résolu à exorciser une fois pour toutes ce pénible souvenir, Jean-Louis revint mentalement sur la période qui avait suivi le départ d’Isolde. Il avait passé deux jours, ou peut-être trois, à rester cloîtré dans sa demeure en cherchant une noyade improbable au fond de son verre, avant de se rappeler l’évasion de la garnison impériale. Pendant ces quelques heures de lucidité, il s’était efforcé de réunir quelques effets, à retrouver un aspect convenable, puis avait quitté la capitale impériale sans se faire repérer. Mais cet instinct de survie n’avait pas par la suite empêché son humeur de renouer avec la mélancolie, même en s’installant dans la ville animée de Kemperbad. Avant de se reprendre en main en négociant dans la rue de fausses herbes médicinales, il avait connu bien des moments difficiles tels que ses nuits d’insomnie dans des draps trop glacés, à regretter la chaude présence de sa compagne assoupie. Mais le pire était de ressasser sans répit les paroles de Béatrix. Les mots prononcés par la surveillante, elle compte épouser Parsifal, s’étaient gravés en lettres de feu dans son esprit et il pouvait encore en ressentir la brûlure deux mois après.
Cette fois-ci, Jean-Louis n’eut aucun scrupule à sortir sa flasque en métal et à avaler une rasade de son contenu ambré. Le liquide lui brûla délicieusement l’œsophage et ses troubles pensées se dissipèrent peu à peu. Son geste n’avait pas échappé à Micky qui s’appuya sur son coude pour l’appeler d’une voix rauque en désignant du doigt la fiole.
Compatissant, le saltimbanque s’approcha et lui offrit son breuvage, que le semi-homme avala d’une longue gorgée.
« Fichtre ! Du cognac, et du vieux, de surcroît ! »
Soudain, ils entendirent le bruit d’une clé tournant dans la serrure de la porte. Ils se retournèrent pour voir entrer Éléonore, accompagnée par deux adeptes de forte carrure.
« Vous allez bien ? s’enquit-elle avec une franche inquiétude. Je sais qu’il y a parfois des effets secondaires pas très agréables…
Ça va, merci ! » la coupa un Jean-Louis excédé.
La réplique acerbe attrista profondément la prêtresse dont le ton se fit suppliant.
« J’étais obligée de procéder ainsi, croyez-le. Laissez-moi au moins vous expliquer la situation et vous allez comprendre pourquoi il vaut mieux que vous soyez sous ma responsabilité plutôt qu’à battre la campagne, pourchassés par tous les expurgateurs de la région. »
L’argument porta car le jeune homme et le halfeling se tinrent cois. Elle reprit avec une expression moins tourmentée.
« Ce que vous avez trouvé, la poussière distordante, est un produit terrible créé par les puissances divines du chaos. On prétend qu’elle serait extraite des fragments de la mauvaise lune, Morrslieb. Seules les créatures les plus corrompues cherchent à la récupérer car elle est heureusement rare, et entre dans la composition d’infâmes rituels. Depuis très longtemps, les forces de l’Ordre et de l’équilibre, dont je défends la cause, ont juré de pourchasser ceux qui détiennent ou utilisent ce produit extrêmement dangereux. En effet, un contact prolongé avec cette poudre peut provoquer des mutations, comme chez les terribles hommes-bêtes. Quelques grains dans un puits peuvent ainsi contaminer tout un village et transformer leurs habitants en des monstres difformes ! Le cas s’est malheureusement déjà produit… Mais je suis convaincue de votre innocence et du fait que vous ne l’avez obtenue qu’accidentellement. »
Comme le halfeling s’apprêtait à parler, elle poursuivit aussitôt.
« Ce n’est cependant pas auprès de moi que vous aurez à vous justifier et à expliquer comment la poussière distordante est entrée en votre possession, mais auprès des plus hautes autorités de l’Empire. En effet, j’ai parlé de votre cas au prêtre supérieur de Sigmar officiant à Kemperbad, et il s’est rangé à mon point de vue. A Altdorf, le haut clergé impérial sera en mesure de déterminer si vos corps et vos esprits sont déjà corrompus ou non par le contact avec la poudre du Chaos. Vous voyez : il ne s’agit pas seulement de vous juger mais aussi de vous sauver ! Ensuite, on vous questionnera mais je promets d’intercéder en votre faveur. Si vos âmes sont aussi pures que je le suppose, vous ne craignez rien de l’Empereur. Cela peut vous paraître démesuré mais si je n’avais pas contacté les bonnes personnes, le premier expurgateur qui aurait eu vent de votre trouvaille vous aurait tué sans hésitation. Là, vous avez une chance de prouver votre innocence, vous comprenez ? »
Ni Micky, ni Jean-Louis ne répondirent. Ils semblaient assommés par les révélations de la prêtresse et leurs incroyables conséquences. Le bateleur pensait à son évasion. Si on le ramenait à Altdorf, il était perdu…
« Je vous reverrai demain, pour votre départ vers la capitale, ajouta Éléonore avec une pointe de regret. Nous allons vous apporter à manger. »
Puis, la prêtresse de Véréna quitta la cellule, les abandonnant à leur stupéfaction. Le halfeling se tourna alors vers le jeune humain en adoptant un air mystérieux.
« Tu veux que je te dise ?
Hmmm ? répondit Jean-Louis en haussant les sourcils.
Je crois qu’elle en pince pour toi. »
Un large sourire dévoila alors la parfaite dentition du semi-homme.


LA SALLE DU TRÔNE


« Votre majesté impériale, Heinrich Hannicus a terminé ce matin l’interrogatoire. Comme les accusations sont graves et que les prisonniers ont tout nié en bloc, le Grand Théologue a utilisé contre eux ses plus puissants sortilèges de persuasion. Face à la magie divine de Sigmar, ils ont bien sûr révélé toute la vérité sur leurs activités présentes et passées. Tout a été consigné par écrit ; j’espère que le scribe vous a remis son rapport à ce sujet.
Oui, mais je n’ai pas encore eu le loisir de l’examiner. Je compte le faire dès ce soir, mais peux-tu quand même m’en donner un résumé avec tes impressions personnelles ? »
Le vieux chancelier prit le temps de réfléchir avant de formuler sa réponse. Devant lui, l’empereur Karl-Franz Ier était assis sur son trône en pierre sculptée recouvert d’un tissu chamarré. Ses deux bras reposant sur les accoudoirs, le dos bien droit et le menton légèrement relevé, il émanait de sa personne une autorité naturelle, indispensable à l’accomplissement de son rôle. En tant que dirigeant de l’Empire, il présidait à la destinée du plus vaste pays du Vieux Monde et en l’occurrence, représentait le meilleur rempart face aux armées du Chaos qui menaçaient la sécurité de tous les peuples civilisés.
« Aussi surprenant que cela puisse paraître, ils sont tous innocents. »
Le chancelier guetta l’effet produit par son affirmation sur son auguste interlocuteur, mais ce dernier conservait en toutes circonstances un flegme inhérent à sa position, aussi se contenta-t-il d’esquisser un léger froncement de sourcils en demandant prudemment :
« Même les assassins de Marienburg ?
Ce ne sont pas eux les coupables du crime. Ils ont découvert le cadavre de ce sorcier puis se sont enfuis en craignant, à raison, de se voir accusés du meurtre.
Et le jeune mage… Il n’est pas démoniste ? rétorqua Karl-Franz Ier.
Non. Il n’utilise pas de magie impie et possède un certificat de sorcellerie signé par l’Université de Nuln. Son maître est un célèbre et honorable sorcier du nom de Veit Pogner dont la seule réputation suffit à le disculper de toute perversion. Quant aux trois drôles qui transportaient de la poussière distordante, ils n’en connaissaient pas la nature exacte. Ils l’ont récupérée sur des skavens qu’ils ont eux-mêmes occis, quelque part dans les Collines Stériles.
Les Collines Stériles ? Ces lurons semblent dotés de ressources insoupçonnables… ».
L’empereur adopta une posture songeuse, son menton imberbe désormais calé au creux de sa main gauche. Le chancelier attendit sans bouger au pied du trône ; il connaissait cette attitude caractéristique de son seigneur qui allait incessamment lui confier le fruit de sa réflexion.
« J’ai déjeuné ce matin avec l’émissaire de Kislev avant son départ, reprit le souverain. Il m’a confirmé ce que je craignais : il n’y a aucune chance pour que le tsar agisse contre ce maudit nécromant. La dernière expédition punitive qu’il a envoyée contre lui n’est jamais revenue ; certains affirment même que les soldats ont été transformés en zombies qui errent à présent dans les rues de Bolgasgrad. Cette situation est devenue intolérable ! »
Il attendit que le chancelier ait signifié son assentiment par un hochement de tête avant de poursuivre.
« Je dois donc agir, et ces aventuriers pourraient faire l’affaire.
Vous voulez les envoyer capturer Sulring Durgul ! Avec tout le respect que je vous dois, votre majesté, ils n’ont aucune chance de réussir. Si vous êtes résolu à le neutraliser vous-même, mandatez plutôt une escouade de vos meilleurs chevaliers-panthères. Ils me paraissent plus capables de vaincre un adversaire de cette envergure, tandis que ces gens-là… ils finiront forcément comme les hommes du tsar. »
Karl-Franz Ier soupira profondément.
« Tu as peut-être raison mais je ne peux pas envoyer des soldats aux couleurs de l’Empire effectuer une telle mission en terre kislévite. S’il venait à l’apprendre, le tsar considérerait cette intervention comme une forme d’ingérence de ma part dans son royaume, et notre alliance en serait fragilisée. Je ne peux pas prendre un tel risque. Mais je ne peux pas non plus tolérer les vils agissements de ce nécromant à une si faible distance des frontières impériales ! Si la rumeur des horreurs perpétrées à Bolgasgrad venait à se répandre jusque dans nos cités, comment pourrais-je alors conserver la confiance des principaux clergés ? Non. Je dois au contraire faire de ce Sulring Durgul un exemple pour les autres sectateurs du Chaos, qui se terrent au sein du pays. De plus, tu m’as bien dit qu’un des fuyards de Marienburg pratiquait la magie, non ? Pour combattre un sorcier, ses capacités seront sûrement plus utiles que les lames de mes meilleurs combattants, aussi affûtées soient-elles. Dans le pire des cas, si ces gens connaissaient l’échec, leur perte ne causerait de tort à personne et n’aurait aucune conséquence fâcheuse. »
Le chancelier s’adjugea un court silence avant de répondre.
« Une fois de plus, vous avez considéré la question bien plus rapidement que ne pourraient en être capables vos meilleurs conseillers. Je ne peux que m’incliner devant votre raisonnement.
Si ces mots ne sortaient pas de ta bouche, je les aurais pris pour de la flagornerie mal placée. Quant à mes conseillers, je ne pense pas qu’ils seraient heureux d’entendre tes doutes au sujet de leurs compétences ! » ironisa gentiment l’empereur, avant de congédier le vieil homme en le complimentant une dernière fois sur son efficacité. Il prenait son devoir très à cœur, et la moindre remarque, même prononcée sur un ton humoristique, pouvait le faire culpabiliser plus que de raison.


LES CAPTIFS


Assis sur sa couche, le dos appuyé contre le mur froid, Tobias Salamenco ressassait avec insistance les mêmes interrogations, sans jamais parvenir à y répondre. Depuis leur arrestation à Marienburg, qui tenait déjà d’un improbable concours de circonstances, les événements successifs défiaient tout logique. Leur avenir semblait bien compromis lorsque l’expurgateur nommé Otto von Lufthanser avait insisté pour recueillir et présenter lui-même les charges retenues contre eux devant le conseil de la ville. Mais malgré les faits accablants qui corroboraient ses accusations, le tribunal avait estimé que seul le haut clergé de Sigmar pouvait statuer dans une affaire aussi délicate, impliquant un sorcier agréé avec un ouvrage interdit. Quand il avait donc été décidé que les quatre accusés devaient être conduits à la capitale impériale, l’expurgateur avait manqué s’étrangler de fureur, tant il était convaincu de la nécessité de les pendre sur-le-champ pour leur crime et leur connivence avec les divinités du Chaos.
L’Estalien s’était estimé heureux d’échapper à ce dangereux fanatique en embarquant avec ses compagnons sur une péniche militaire qui les avait transportés à Altdorf en l’espace de quelques jours. Tout le voyage sur le fleuve Reik s’était déroulé sous la surveillance sans relâche d’une patrouille de gardes triés sur le volet, leurs exploits martiaux lors de leur évasion manquée ayant été largement pris en considération.
Désormais, ils entamaient leur deuxième journée de séjour dans la plus importante prison du Vieux Monde, celle située dans les soubassements du palais impérial. Pour Tobias qui avait fidèlement servi l’Empire pendant tant d’années dans son rôle d’éclaireur, cette incarcération dans un complexe destiné aux plus dangereux criminels était profondément démoralisante. Mais cette situation pénible allait bientôt prendre fin.
La veille au soir, ils avaient reçu la visite des prêtres de Sigmar, et leurs pouvoirs surnaturels de persuasion les avaient obligés à livrer leurs pensées les plus intimes. Il n’avait aucun souvenir précis de cet épisode, hormis la vague impression d’avoir répondu aux très nombreuses questions de l’un des clercs, mais il était incapable de se rappeler le contenu exact de l’interrogatoire ; cette curieuse amnésie ne pouvait qu’être le résultat d’un enchantement lancé à son insu.
Ensuite, lui et ses trois compagnons avaient été conduits dans cette vaste pièce pour y passer la nuit. Meublé de commodes, prévues pour ranger leurs effets personnels, et de couches en excellent état, le dortoir offrait une spaciosité propre à rassurer Tobias. S’ils étaient logés dans un endroit aussi propre et confortable, cela signifiait sans doute que leurs réponses avaient démontré leur innocence. Il ne pouvait croire qu’on les eusse si bien traités si l’un d’eux avait révélé un crime ou une autre malversation. Lui, en tout cas, n’avait rien sur la conscience, et il supposait qu’il en allait de même pour Ernst-Werner, Mam’dou et ce nain taciturne qu’ils avaient rencontré le jour même de leur arrestation.
Mais les quatre prisonniers avaient à peine découvert leur nouvelle chambre que trois individus les avaient rejoints, un halfeling et deux humains, sous l’escorte de geôliers. Ces derniers ne s’étaient pas donné la peine d’effectuer les présentations entre les deux groupes, pourtant destinés à dormir dans la même enceinte. Tobias avait aussitôt reconnu l’un des nouveaux arrivants.
Il avait déjà aperçu quelque part le plus jeune des deux humains. Juste avant de partir affronter l’armée orque dans les Montagnes Grises, plusieurs mois auparavant, il s’était rendu à la garnison du quartier Est pour discuter avec son principal ami, le sergent Gert Klinsmann. Au moment de le quitter, il avait aperçu ce garçon à peine sorti de l’adolescence, qui venait d’être arrêté par la garde. Il se souvenait même que Gert l’avait traité de voleur et que l’autre avait protesté.
En pénétrant dans le dortoir, le jeune homme avait croisé le regard de Tobias, et son expression signifiait qu’il l’avait également reconnu. Mais ils ne s’étaient pas pour autant adressé la parole, ni hier soir, ni ce matin.
Un cliquetis de clés détourna son attention vers la porte, à l’instar des six autres occupants de l’endroit. Trois gardes-chiourmes apparurent et déposèrent à même le sol plusieurs plateaux en bois sur lesquels se côtoyaient diverses assiettes au contenu fumant et de lourds pichets en grès. Tobias voulut saisir l’occasion pour leur demander quel sort leur était à présent destiné, mais les gardiens avaient déjà refermé la porte quand il se fut redressé.
Il se contenta alors de remplir son écuelle avec du chou bouilli et se rassit pour se sustenter. Tout en mangeant, il dévisagea les deux acolytes du jeune homme, auxquels il n’avait pour l’instant attaché que peu d’intérêt. L’un d’eux était un halfeling aux cheveux clairs, semblable à tous ceux de son peuple avec sa taille d’enfant et son visage juvénile. Il discutait avec le troisième inconnu, un individu plutôt replet doté d’une abondante tignasse rousse, et à la peau incroyablement blanche. Cet épiderme maladif, presque livide, impressionnait fortement Tobias qui supposa qu’il était dû à un rythme de vie plus nocturne que diurne, propre à certains citadins aux activités suspectes.
***
« Pourquoi me regarde-t-il comme ça ? » chuchota Wigmar à l’adresse de Micky.
Depuis une minute, le soldat habillé de vert et brun ne cessait de le dévisager derrière sa gamelle. Par instinct, il ne portait pas dans son cœur les représentants de l’ordre, mais celui-ci se montrait particulièrement odieux à l’examiner sans vergogne des pieds à la tête. Le roublard comptait un bon nombre d’ennemis dans les rangs de la milice d’Altdorf, mais la tête de celui-là ne lui disait pourtant rien. Un soldat emprisonné, logé dans la même pièce qu’eux… Tout ça lui semblait extrêmement étrange. Et s’il se trouvait ici pour écouter les conversations des autres prisonniers et faire ensuite un compte rendu à ses supérieurs ?
« De qui parles-tu ? répondit le halfeling, la bouche pleine de chou. Ah, lui ! Bah, il est sans doute timide. C’est le seul avec qui je n’ai pas encore discuté ; il se tient à l’écart depuis hier soir. Enfin… les autres ne sont pas de grands bavards non plus mais une fois la conversation engagée, ils se montrent fort sympathiques. Ernst-Werner par exemple, le magicien, lui aussi est un peu coincé. Mais il a suffi que je lui parle des quelques sorts que je connais pour lui délier la langue. Tout comme le sudron et le nain. Ils ont l’air un peu farouche comme ça, mais finalement, ils se trouvent dans la même situation que nous et ça ne les enchante pas plus d’être là. D’ailleurs, je vais aller faire sa connaissance à lui aussi ; sinon, il risque de se vexer. »
Micky termina le pichet de bière légère posé entre eux deux, puis se leva d’un coup sur ses courtes jambes pour rejoindre le soldat à la peau halée.
Une dizaine de minutes plus tard, le soldat et le halfeling s’esclaffèrent de concert sans se préoccuper des regards intrigués de leurs compagnons respectifs. Leurs plaisanteries se poursuivirent encore quelques instants avant que le semi-homme vienne rejoindre Wigmar, la mine réjouie.
« C’est fou comme on peut faire des rencontres intéressantes en prison ! En fait, il s’appelle Tobias et travaille comme éclaireur dans l’armée impériale. Je lui ai raconté que nous étions des aventuriers et au début, il ne m’a pas cru. Il ne l’a pas dit franchement mais j’ai bien compris que selon lui, nous n’avions pas l’allure de combattants. Pour le convaincre, je lui ai raconté plusieurs anecdotes de voyage, et en particulier celle du gobelin qui avait enfilé la robe de la sorcière. Tu sais, près de Middenheim ? Ce gobelin qui avait fauché les vêtements de sa maîtresse en espérant pouvoir lancer lui aussi des sortilèges, comme il l’avait vue faire…
Oui, oui, je sais ! C’est au moins la centième fois que tu racontes cette histoire, persifla Wigmar.
Ah ? Désolé, je ne m’en étais pas aperçu. En tout cas, lui, ça l’a bien fait rigoler », se justifia le halfeling sans perdre sa bonne humeur.
Le voleur soupira et s’allongea sur le matelas, ses mains entrelacées coincées derrière la tête. Puis il ferma les yeux. Pour tromper son ennui grandissant, il entreprit de dresser mentalement la liste de ce qu’il ferait avec la récompense que Durak avait dû récupérer auprès d’Etelka Herzen, une fois qu’on leur aurait rendu leur liberté. Après leur réveil, ils avaient échangé quelques mots avec les quatre autres prisonniers qui avaient eu eux aussi droit à un entretien avec les prêtres. D’après le géant à la peau sombre, qui prétendait connaître partiellement les mécanismes de la justice impériale, on les aurait transférés dans des cellules individuelles si leur incarcération devait s’éterniser. Wigmar pouvait donc raisonnablement escompter une délivrance assez rapide.
Il anticipait sur le futur proche, lorsqu’il entrerait en possession de la part du trésor qui lui était dévolue. Combien avait-elle promis de couronnes pour l’expédition dans les Collines Stériles ? Huit cents, c’est bien ça. Comment diviser cette somme en trois parts égales, il n’en avait aucune idée, mais il savait que cela lui suffirait amplement pour se payer toutes les distractions dont il s’était privé depuis déjà trop longtemps.
Tout d’abord, rendre visite à ce gredin de Lankhmar pour se réapprovisionner en oreilles-de-bœuf et en autres substances narcotiques, pourquoi pas plus exotiques. La dernière fois qu’il s’était fourni auprès du contrebandier, ce dernier lui avait proposé de l’extrait de lotus noir, plus euphorisant mais également plus coûteux. A l’époque, Wigmar n’avait pas les moyens de s’en offrir, alors, pourquoi cette fois-ci ne pas le tester ? Il pouvait bien en profiter après toutes les épreuves qu’il venait récemment de traverser : la mort de Dieter, la colère de Durak, puis cette arrestation imprévue… Il avait largement mérité un peu de réconfort.
Ensuite, rencontrer quelque friponne dans la journée pour lui conter fleurette. Avant de quitter la capitale, un mois plus tôt, il avait entendu une rumeur au sujet d’un changement de propriétaire à l’Églantier. Si celle-ci se vérifiait, et qu’Olga Tannenbaum ne gérait plus la célèbre maison de joie, il aurait alors l’opportunité d’y découvrir les nouvelles jeunettes qui y étaient sûrement proposées. Ainsi, il pourrait effacer le désagréable souvenir de sa dernière virée à l’Églantier, dû à ce malheureux accident qui lui avait valu l’interdiction d’y remettre les pieds.
Enfin, terminer la soirée dans un tripot du quartier des Sept Péchés, ou à l’Ancienne Taverne si l’ambiance y était encore meilleure. Les lendemains s’annonçaient sous de très bons auspices, et son seul regret était de s’être fait confisquer la poussière distordante. Sûr que Lankhmar aurait donné un prix exceptionnel pour un tel produit. De la poudre enchantée par les dieux du Chaos ! Quel dommage ; elle devait forcément avoir des propriétés fabuleuses…
***
Dire qu’Ernst-Werner Austellen s’inquiétait au sujet de son sort relevait d’un authentique euphémisme. Le sorcier aux cheveux noirs se morfondait, debout dans un espace dégagé du dortoir, en se retenant de faire les cent pas pour ne pas irriter ses voisins de chambrée. Quand Mam’Dou leur avait expliqué un peu plus tôt dans la matinée qu’ils avaient de grandes chances d’être innocentés, il avait recouvré un peu de courage. Mais à présent, la perspective de sortir de prison ne suffisait plus à le rassurer, tant les questions et les tourments se bousculaient dans son esprit.
Même si l’épisode remontait maintenant à plus d’une semaine, il ne comprenait toujours pas pourquoi le livre intitulé Un exposé complet sur la Lustrianie contenait cette étude illustrée sur des créatures démoniaques. Son mentor, Maître Pogner, était-il au courant de la véritable nature de l’ouvrage quand il lui avait demandé d’aller le chercher à Marienburg ? Ou alors, était-ce Ernst Goffmann qui avait pris l’initiative d’échanger les reliures de deux tomes différents afin de dissimuler les textes interdits aux regards inquisiteurs ? Il ne le saurait jamais car Goffmann avait été mystérieusement assassiné, juste avant leur arrivée à son domicile, pour leur plus grande malchance.
Il n’osait imaginer l’accueil que lui réserverait Maître Pogner lorsqu’il pourrait enfin retourner à Nuln. Le vieux sorcier aura été alerté du meurtre de son ami de jeunesse, mais également des accusations portées contre son apprenti. Même si les prêtres de Sigmar confirmaient son innocence, la rumeur allait circuler que l’un des élèves de Veit Pogner était impliqué dans la mort de Goffmann, et ce bruit ternirait la réputation du célèbre enseignant en magie.
Le moral en berne, Ernst-Werner détourna ses pensées d’un futur angoissant pour les reporter sur sa situation actuelle. Sa nature réservée s’était récemment accommodée de la compagnie de Tobias. Il avait pris goût à la solitude, mais l’éclaireur avait prouvé sa valeur et s’était attiré sa sympathie. Il admirait de surcroît son expérience et ses nombreux talents. En tant qu’homme d’études plutôt maladroit dans les domaines pratiques, il ne pouvait qu’envier la débrouillardise dont avait fait preuve l’Estalien au cours de leur voyage qui les avait conduits à Marienburg.
Mais tous deux avaient ensuite rencontré le sudron Mam’dou et l’avaient invité à les accompagner ; puis, ils avaient croisé le guerrier nain le jour même de leur arrestation. A présent, le voilà qui était obligé de partager une chambrée avec trois autres inconnus !
Cette promiscuité, cette trop nombreuse assistance autour de lui, tout ça le minait au plus haut point. Il n’avait pas fermé l’œil de la nuit tant son esprit s’était focalisé sur les ronflements d’autres dormeurs, dont ceux du nain n’étaient pas les moins dérangeants.
Surtout, il ne se sentait d’affinités avec aucun d’entre eux. Il aimait bien Tobias, même si sa culture reposait essentiellement sur sa connaissance de la nature ou du système militaire impérial. Ils ne partageaient ainsi aucune discussion sur les sujets qui lui tenaient tant à cœur – littérature, sciences, mystères antiques, art de la magie –, sujets qu’il avait fréquemment le loisir d’aborder avec Maître Pogner et la belle Clotilde.
Quant aux autres prisonniers, ils paraissaient encore plus rustres que l’éclaireur ! Que des soudards ou des vauriens, à première vue sans éducation.
Seul le halfeling l’avait surpris quand celui-ci était venu se présenter à lui. Ernst-Werner avait remarqué son manège, puisque l’humanoïde blondinet avait déjà conversé auparavant avec Mam’dou et le nain. Mais sa méfiance avait laissé place à de l’étonnement quand il avait insisté pour s’entretenir avec lui de sorcellerie. Ernst-Werner avait jusqu’alors toujours cru que les halfelings et les nains étaient incapables de pratiquer la magie, mais les remarques pertinentes de celui-ci l’avaient convaincu. Ce Micky connaissait quelques sortilèges mineurs et avait étudié à la célèbre université d’Altdorf, mais l’humain avait lu entre les lignes de son discours enthousiaste : ce n’était qu’un de ces nombreux apprentis en sorcellerie qui avaient renoncé à faire carrière, faute d’une abnégation suffisante pour ingérer toutes les théories requises. Il avait donc limité l’échange verbal à quelques banalités au sujet des quelques sorts de prestidigitation que le halfeling semblait pouvoir maîtriser…
Blasé par la maussaderie de ses réflexions, le jeune sorcier s’allongea sur sa couche pour observer avec ennui le travail de tissage d’une araignée blanchâtre qui prenait tranquillement possession de l’un des coins du plafond.
***
L’estomac de Grim ne se souvenait déjà plus qu’il avait servi de refuge une heure plus tôt à une maigre portion de chou bouilli. Son propriétaire s’ennuyait, et ce désœuvrement forcé lui occasionnait une fringale prématurée qui pouvait aussi se justifier par l’absence de vrai déjeuner depuis bientôt une semaine. Le templier n’avait pas prévu assez de provisions pour son trajet jusqu’à la cité maritime de Marienburg, et lors des derniers jours de route, il avait dû se rationner tant qu’il ne croisait pas d’auberge. Ensuite, il fut emprisonné à cause de ce maudit concours de circonstances, et le régime qu’on leur avait imposé sur la péniche militaire, associé à ce déjeuner famélique, n’avait pas réussi à lui redonner toute son énergie. Le nain se sentait donc las, et particulièrement déprimé.
Si Goffmann avait bien été éliminé, Grim estimait pourtant avoir échoué dans sa mission car un autre que lui avait terrassé le démonologue. De plus, il s’était trompé sur le compte du jeune sorcier et de ses deux compagnons, l’homme à la peau noire et l’éclaireur. D’après leurs conversations au cours de ces derniers jours passés en commun, et suite aux réactions des prêtres de Sigmar qui les avaient questionnés la veille, il avait admis qu’ils n’avaient aucun lien avec le Chaos et ses pratiques contre-nature. Le prêtre de Grungni s’était trompé en le chargeant de cette mission : peut-être n’avait-il pas l’étoffe pour mériter le titre de templier ? Peut-être même que son dieu lui avait ainsi envoyé la preuve qu’il n’était pas digne de le servir ?
Grim se leva brusquement, attirant vaguement l’attention de certains autres prisonniers. Il se dirigea résolument vers la porte et en frappa avec violence le bois de son poing serré.
« Gardes ! Gaaaaardes ! »
Cette fois, tous les autres captifs devaient être en train de l’observer et il devinait dans son dos leurs regards étonnés. Mais il n’en avait cure.
Dans le couloir résonnèrent plusieurs bruits de pas, puis un panneau rectangulaire s’ouvrit dans la partie supérieure de la porte. Le visage de l’un des geôliers apparut dans l’étroite ouverture.
« Quel est le problème ? »
En raison de sa courte taille, Grim s’écarta du seuil pour entrer dans le champ de vision de son interlocuteur. Il appréciait le ton neutre et nullement excédé de l’homme. Visiblement, les sentinelles affectées dans les prisons de l’empereur n’étaient pas choisies au hasard et faisaient preuve d’un professionnalisme qui tranchait avec le comportement souvent méprisant, voir abusif, dont étaient coutumiers les gardes-chiourmes à l’égard des captifs.
« J’appartiens au clergé de Grungni, le protecteur des nains, et à ce titre, j’exige de sortir d’ici !
Impossible pour l’instant. Vous sortirez quand nous en aurons reçu l’instruction.
Mais je ne suis pas coupable ! Vous le savez bien puisque nous avons vu les prêtres hier soir et que nous n’avons pu dire que la vérité. Nous sommes tous innocents ! »
Le nain prenait peu souvent la parole, et avait encore moins l’exercice des discours convaincants. Généralement, il n’avait pas besoin de justifier ses actes et plus il parlait, plus il se sentait gauche et s’énervait de sa maladresse. A présent, il hurlait presque, et son visage s’empourprait.
« Bon sang, allez en parler à votre chef si vous ne voulez rien faire pour nous. Je peux même me justifier auprès de l’empereur en personne s’il le faut, et lui dire qu’il a commis une grave erreur en me retenant ici. Les représentants de mon peuple et de mon église ne vont sûrement pas apprécier ce traitement !
Pas la peine de s’énerver, l’ami. C’est déjà prévu.
Qu’entends-tu par là ? aboya Grim en fronçant ses sourcils broussailleux.
L’empereur. Il va vous recevoir d’un instant à l’autre. Alors un peu de patience ! »
Le garde referma d’un coup sec le panneau dans la porte avant de s’éloigner en conversant avec l’un de ses collègues.
Dans la cellule, sept visages aux expressions estomaquées s’adressaient des interrogations muettes.
***
La sensation était enivrante.
Il tendit les muscles de ses bras écartés et obliqua légèrement sa trajectoire sur la gauche. Il comprit alors qu’il pouvait maîtriser son vol comme il l’entendait. Euphorique, Micky ne se lassait pas du paysage bouleversant qui filait à des centaines de mètres sous lui. De vertes collines couronnées de sombres futaies, des bovidés paissant dans de virgiliens pâturages, des étangs scintillants au creux des vallons, tout ce paysage idyllique défilait sous ses yeux émerveillés. Ce pouvait être le Moot, ou bien un aperçu de la terre des elfes. Il n’en savait rien mais cela n’avait guère d’importance. Seule importait la poésie de l’instant, cette joie ineffable à se mouvoir si haut dans les cieux à l’instar des plus nobles volatiles.
C’était un rêve, il le savait. Il se sentait émerger de son somme, aussi se concentra-t-il sur les détails de ce cadre pastoral pour ne pas se réveiller, tant il désirait poursuivre son vol onirique. Le fait de comprendre que cette fabuleuse expérience n’était que chimère en retira un peu de sa magie, mais l’esprit du halfeling continuait goulûment à s’y accrocher. A mi-chemin entre l’inconscience et le raisonnement, il s’empressa de modeler la verte campagne qui se transforma aussitôt en un désert de sables rouges et ocre, où des palmeraies jalonnaient des dunes aussi sinueuses que des serpents. L’imagination effrénée de Micky lui permit ensuite de s’extasier sur une mer émeraude aux calmes vaguelettes qui léchaient les pieds d’une falaise. Des oiseaux marins accompagnaient désormais l’intrus en criant autour de lui avec allégresse, comme pour l’accueillir en ami au sein de leur bande. Mais le chant des mouettes se dénaturait peu à peu, jusqu’à ce que les oreilles du halfeling ne perçoivent plus qu’un concert de sinistres croassements. Irrité de cette fausse note, il amorça un nouveau virage afin de s’enfoncer dans les terres, et quitter par la même occasion la compagnie ailée.
Il survola une barrière rocheuse enneigée, puis découvrit de l’autre côté une vallée fertile qu’il identifia cette fois-ci sans difficulté : le creux de Chaubouillon, un de ses endroits favoris dans le Moot, sa région natale. Il plongea vers le sol pour observer de plus près les champs du vieux Jason. Jamais il n’aurait pensé qu’ils puissent être si beaux vus du ciel. Un troupeau de moutons se regroupait sous les jappements de Poussin, l’énorme mastiff qui accompagnait en permanence son maître. Assis sur un muret, à l’ombre de son éternel chapeau de paille, Jason observait le travail du chien. Evidemment, Micky passa au-dessus du brave paysan sans attirer son attention. Un peu plus loin, une charrette pleine de paille était tirée par un bœuf à deux têtes, sous les encouragements agressifs de Furlong, le dernier fils de Jason.
Avant que le rêveur n’ait pu s’interroger sur la présence d’une si étrange bête de bât, il arrivait en vue d’une ville fortifiée, mais uniquement habitée par des halfelings. Bien qu’en réalité, la plus grande agglomération dans le Moot n’excédait pas trois cents âmes, Micky avait la certitude qu’il se situait toujours dans les frontières de sa patrie originelle. Comme dans n’importe quelle cité humaine, ses congénères se bousculaient dans des rues larges et crasseuses, et il s’intéressa à certains détails de cette activité bouillonnante. Devant l’entrée de l’Ancienne Taverne, un groupe de jeunes gens riait à gorges déployées suite à une bonne blague proférée par Erik, le sympathique propriétaire de l’établissement. Dans le rêve de Micky, le tenancier, bien qu’humain, possédait la même taille que les halfelings autour de lui. Tout en ricanant avec son auditoire, il cravachait à tour de bras une demoiselle dont le nom rôdait à l’orée de la mémoire du rêveur, sans qu’il ne puisse le retrouver. Le dos nu de cette amie d’enfance se zébrait d’estafilades sanguinolentes tandis que Erik la frappait sans relâche de son nerf de bœuf, sous les regards hilares des petits vauriens.
Horrifié par cette scène absurde, Micky voulut s’éloigner de cette infâme cité, mais ce qui l’attendait au-delà le glaça d’effroi. La campagne était en flammes. De minuscules silhouettes fuyaient l’incendie qui se nourrissait des fermes, des forêts et des champs cultivés, mais elles se faisaient rattraper par d’autres humanoïdes de plus grande taille, affublés de têtes animales et de diverses mutations. Les hommes-bêtes s’emparaient des halfelings campagnards pour les dévorer sur-le-champ, dans un maelstrom infernal de fumée, de feux et de sang. Cette horde démoniaque progressait vers la ville et semblait obéir à d’immenses créatures tentaculaires à l’apparence vaguement humanoïde, mais plus grandes que les tours du palais impérial. Dans le ciel, un nuage cendreux assombrissait l’horizon et accompagnait la monstrueuse armée tout au long de son carnage.
Micky perçut soudain une présence malveillante et intelligente au cœur de ces sombres nuées, mais quand il y reporta toute son attention, une vague de terreur s’empara de son être. Il voulut fuir, échapper à son cauchemar, s’extraire de sa torpeur, mais un irrésistible sentiment d’impuissance annihilait sa volonté. Il tomba alors au sol et se retrouva dans les rues de la cité halfeling. Les citadins couraient en tous sens et se faisaient massacrer sous ses yeux. Puis, les hommes-bêtes disparurent, et il erra dans les ruines, tel un spectre, en spectateur impuissant du désastre environnant. Il restait quelques survivants mais la plupart rampaient sur les pavés, amputés de leurs jambes ou affligés d’ignobles excroissances qui les empêchaient de marcher correctement. Dans les canalisations s’écoulait une eau putride, souillée par un limon fangeux. Quelques valides marqués par la maladie fouillaient des décombres. Trois d’entre eux aux visages particulièrement émaciés se battaient pour le cadavre d’un rat pourrissant. A quelques pas de là, une jeune halfeling aux cheveux sales et prématurément blanchis dorlotait un nourrisson emmitouflé dans des chiffons noircis. Le bébé pleurait et sa mère était penchée sur lui, fredonnant sans doute une berceuse pour tenter de le calmer. Intrigué par cette note de douceur au cœur du chaos, Micky s’approcha d’elle avec l’intention de lui parler. La mère avait des yeux fous, des larmes s’en écoulaient, mais elle grognait de satisfaction tout en déchiquetant les tendres mollets de l’enfant. Ce dernier criait…
Micky ouvrit les paupières en hurlant à plein poumons.
***
Jean-Louis était agenouillé devant le halfeling qui haletait comme un forcené.
« Eh, ça ne va pas ? Qu’est-ce qui t’arrive ? »
Ce dernier paraissait complètement désorienté, comme s’il ne reconnaissait pas les visages inquiets et les murs de la chambre commune. Enfin, il cligna plusieurs fois des paupières et se redressa sur un coude pour se tourner vers lui, en aspirant de plus longues goulées d’air, mais la poitrine toujours agitée par un spasme frénétique.
« Rien. Un mauvais rêve… Je suis désolé…
Tu nous as flanqué une de ces frousses ! La prochaine fois que ça t’arrive, tu tâcheras de nous prévenir. » répondit en souriant le bateleur.
Mais Micky était trop abasourdi pour s’amuser de sa boutade, aussi se contenta-t-il de hocher la tête pour le rassurer, mais sans rien ajouter. Chacun reprit alors son attente silencieuse sur sa couche respective.
Jean-Louis trouva la réaction de son compagnon bien étrange, lui qui d’habitude savait manifester sa bonne humeur naturelle en toutes circonstances. Son cauchemar devait avoir été particulièrement éprouvant pour le mettre dans un tel état.
Le jeune funambule ne tenait plus en place, surtout depuis l’intervention du nain et la réplique du geôlier, environ une heure plus tôt. Il se dirigea donc vers le mystérieux sudron qui, malgré ses origines exotiques, semblait le plus à même de répondre à ses interrogations. Le noble guerrier en armure leva un regard pénétrant à son approche.
« Je peux te poser une question, Mam’Dou ?
Vas-y, gamin. Discuter… nous n’avons que ça à faire dans un tel endroit !
Le garde, quand il parlait d’une audience avec l’empereur, il avait l’air plutôt sérieux. Tu crois qu’il se moquait de nous ? Comme tu dis être au service d’un seigneur, tu sais peut-être si un tel cas s’est déjà vu. Je veux dire… c’est possible que l’empereur s’occupe en personne de prisonniers ?
Rien ne l’en empêche, en tout cas ! » s’esclaffa le sudron avec légèreté. Il reprit, plus sérieusement : « J’ai entendu dire par mon seigneur que l’empereur Karl-Franz Ier était un homme d’action avec beaucoup de caractère. Pas seulement un fantoche né dans la soie qui suit aveuglément les avis de ses conseillers. On peut donc penser qu’un tel souverain pourrait vouloir interroger en personne d’importants criminels, si l’affaire l’intéresse personnellement. »
Jean-Louis s’imagina rencontrer le personnage le plus important à des centaines de lieues à la ronde, voire du monde connu. Mam’Dou avait répondu d’un ton prudent et incertain mais cette pondération ajoutait du crédit à ses suppositions. Le bateleur avait l’intime conviction que le colosse ne se trompait pas et qu’ils allaient bientôt devoir comparaître devant l’empereur. Etrangement, personne n’avait pour l’instant mentionné son unique véritable chef d’inculpation : son évasion de la garnison du quartier Est, deux mois plus tôt. Cela n’augurait vraiment rien de bon…
Comme en réponse à sa dernière pensée, l’un des compagnons du sudron s’approcha d’eux pour écouter leur conversation, et il s’agissait du soldat habillé de vert et brun, celui qui s'appelait Tobias. Mais également celui qu’il avait aperçu dans le bureau de l’officier responsable de la garnison en question… Il n’avait pas évoqué ce souvenir avec l’homme d’origine estalienne, même si celui-ci l’avait également reconnu. Le premier regard qu’ils s’étaient échangé la veille avait été assez éloquent.
Le faux herboriste insista encore auprès du héraut.
« Que sais-tu d’autre à propos de lui ? »
Le géant soupira, comme s’il lui déplaisait de parler aussi librement de l’empereur.
« Il est, paraît-il, obsédé par la lutte contre les armées du Chaos. Certains prétendent qu’il rêve de mener en personne ses troupes vers une grande victoire sur le champ de bataille, comme l’a fait autrefois Sigmar avant la fondation de l’Empire. Ses quelques adversaires politiques le critiquent d’ailleurs, sous prétexte qu’il mobilise une majeure partie des taxes et des impôts pour financer les mouvements des troupes impériales à l’extérieur du pays. Mais j’ai moi-même été témoin des exactions commises par les hommes-bêtes près du domaine de mon seigneur, dans les Principautés Frontalières. Ces créatures sont un danger pour la civilisation, et les habitants de l’Empire peuvent être fiers de leur souverain. Son combat est juste. »
A la gauche de Jean-Louis, l’éclaireur approuva en opinant du chef. Le jeune funambule poursuivit avec une pointe d’anxiété dans la voix.
« Et tu penses qu’il veut nous voir pour ces choses-là, au cas où nous aurions un rapport avec le Chaos ou d’autres ennemis de l’Empire ?
Si c’est le cas, il vaudrait mieux que les prêtres de Sigmar l’aient convaincu de notre innocence. On dit aussi de lui qu’il ne connaît aucune pitié quand il s’agit de châtier ses ennemis… »


LE TOURMENTEUR


Dans son antre éthéré, à l’écart du monde des hommes et de leurs préoccupations terrestres, le Dieu Noir se repaissait. Loin d’être aussi tangible que les plats cuisinés auxquels aspiraient Grim le nain pour tromper son ennui, sa nourriture immatérielle se composait des prières de ses fidèles, mais aussi des craintes et des souffrances qu’il pouvait occasionnellement infliger aux êtres mortels.
En ce moment précis, il se délectait du cauchemar qu’il venait d’insuffler à l’esprit endormi de l’un des Instruments. Deux circonstances exceptionnelles rendaient l’instant encore plus savoureux aux yeux de Tzeentch. En premier lieu, sa victime n’était autre que le halfeling du groupe, et l’entité qui avait créé à l’origine cette race inférieure l’avait dotée d’une résistance particulière aux influences surnaturelles. Du point de vue de la divinité du Chaos, l’esprit et le cœur d’un halfeling étaient bien plus difficiles à corrompre que ceux d’un humain, d’un elfe ou d’un nain. Mais celui-ci s’était transformé en une proie plus facile à atteindre. Incarcéré depuis plusieurs jours, l’avorton faiblissait, sevré de tout ce qui importait dans son existence : la bonne chère, la liberté, et les amusements de toutes sortes. Le Grand Changeur n’avait eu alors que très peu de difficultés à s’immiscer dans ses pensées lorsque le halfeling avait plongé dans le sommeil, ce milieu fantasmagorique où sa puissance divine était enfin en mesure de se manifester.
Son second motif de réjouissance résidait dans la vision qu’il avait distillée dans l’inconscient du dormeur. Il s’agissait de l’avenir auquel le misérable était voué, auquel tous ses proches, sa famille, son peuple et l’ensemble des races intelligentes étaient destinés. Le halfeling allait désormais passer le peu de temps qui lui restait à vivre avec cette angoisse enfouie dans les replis de sa mémoire. Cette sournoise prémonition le poursuivrait sans relâche et continuerait à le hanter jusqu’à sa concrétisation. Ce jour-là, il connaîtrait la folie avant le trépas.
Tzeentch aspirait goulûment la terreur du halfeling qui allait bientôt se réveiller. Si une âme perdue s’était trouvée à cet instant entre les murs de la forteresse nébuleuse, elle aurait aperçu un mince filet de fumée violette qui plongeait dans la masse informe et cyclopéenne, et au sein de cette dernière, brillant par intermittence, une lueur inquiétante de la même couleur que le filet fuligineux.
L’observateur malchanceux n’aurait cependant pas pu deviner que cette lueur pulsait à un rythme précis, le même que celui produit par un battement de cœur ; le cœur d’un halfeling noyé dans le cauchemar d’un dieu fou.


LE PRIX DE LA LIBERTÉ


Un nouveau bruit de clés et la porte de la chambre de réclusion s’ouvrit, laissant le passage libre à une escouade de geôliers armés jusqu’aux dents.
« Allez, tout le monde sort ! Vous êtes attendus dans la salle d’audience pour témoigner devant l’empereur, et l’empereur n’attend pas. »
Les sept prisonniers obtempérèrent et furent positionnés par paires dans le couloir, hormis Grim qui se trouvait seul en queue du groupe d’aventuriers. Tobias marchait à l’avant, Mam’Dou à son côté, et ils suivaient les deux gardes qui ouvraient la marche devant eux. Le restant de l’escorte avançait dans les pas du nain.
L’Estalien mourrait d’appréhension à l’idée d’être jugé par un si important personnage. Si un jour on lui avait dit qu’il rencontrerait l’empereur en personne ! Il aurait sur le coup été enchanté d’un tel honneur mais dans la situation présente, il redoutait plutôt les conséquences de cette entrevue. Tandis que la double colonne gravissait les marches menant au complexe supérieure de la prison souterraine, il interrogea son voisin direct.
« Tu as une idée de la façon dont on doit se comporter en sa présence ? Qu’est-ce qu’il faudra dire ? Y a-t-il une formule à prononcer, un cérémonial à respecter ou quelque chose dans le genre ? Moi, je n’ai eu que des rapports avec des officiers. Je ne sais vraiment pas comment on doit s’adresser aux nobles, et encore moins à l’empereur ! »
Il aurait voulu laisser transparaître moins d’inquiétude dans sa voix mais plus ils avançaient, plus la boule cachée dans sa gorge prenait de l’ampleur. Sa question angoissée fit sourire les sentinelles qui marchaient devant eux.
« Déjà, tu ne prends la parole que si on ne t’y autorise, répondit le sudron. Si jamais c’est le cas, tu dois dire votre majesté impériale lorsque tu t’adresses à lui. A moins que ce ne soit votre altesse impériale ? Je ne sais plus trop. Mes cours d’étiquette remontent à si loin…
Tu n’est pas sûr ? s’irrita Tobias, les nerfs à fleur de peau.
Non, mais ce n’est sans doute pas d’une importance vitale. A mon avis, ce sera le contenu de ta réponse, plus que la forme que tu y mettras, qui déterminera sa réaction. S’il entend ce qu’il souhaite entendre, tout ira bien pour nous. Comme nous n’avons rien à nous reprocher, il nous suffira de faire preuve de respect et de franchise pour lui plaire. »
Une fois encore, le charisme du géant et la pertinence de ses propos soulagèrent quelque peu l’éclaireur du poids de ses craintes. Bien qu’ils devaient tous deux avoir vécu à peu près le même nombre d’années, il trouvait que les paroles de Mam’Dou relevaient toujours d’une grande sagesse, et chaque journée passée en sa compagnie le confortait dans cette opinion.
Mais quand les gardes s’arrêtèrent à la hauteur d’une imposante porte ferrée de cuivre et de bronze, gardée par deux chevaliers-panthères – l’élite suprême des armées impériales –, une nouvelle bouffée d’angoisse s’empara sans prévenir de l’Estalien. Sa respiration s’accéléra subitement quand il détailla l’armure ciselée et le heaume à plumeau des redoutables sentinelles, dont l’une d’elle était une femme d’une stature imposante. Après quelques mots avec cette dernière, les geôliers ouvrirent la porte à double battants, entraînant à leur suite le groupe de prisonniers dans une pièce aux dimensions invraisemblables.
Tobias n’avait pas besoin d’un tel spectacle pour être impressionné mais la salle du trône avait visiblement été conçue pour insuffler aux visiteurs un sentiment d’humilité devant tant de gigantisme. L’endroit ne brillait pas vraiment par son faste, la décoration intérieure dépassant avec peine les limites de l’austérité. On n’apercevait aucune dorure ostentatoire sur les colonnes ou les effigies des ancêtres de l’empereur, nulle tapisserie de qualité n’égayait les murs de pierre seulement décorés d’icônes à la gloire de Sigmar. La salle présentait un caractère sobre et martial, qui mettait en exergue la foi et la bravoure de la famille régnante, héritage séculaire d’un pays constamment sur le pied de guerre.
Les deux gardes le précédaient toujours, et ceux-ci avancèrent dans un hall immense, entre deux rangées de colonnes aussi larges que les fûts des chênes centenaires de la forêt de Loren. Comme il marquait un instant d’hésitation, Tobias fut poussé dans le dos par l’un de ses compagnons et il dut lui aussi fouler la bande de laine indigo qui traversait toute la salle, jusqu’à mener au trône impérial. Ce dernier était si éloigné, qu’il ne parvenait pas encore à bien discerner son redoutable occupant, même si chacun de ses pas l’en rapprochait inéluctablement. Le mur à main gauche était percé par de nombreuses mais trop étroites ouvertures en forme de losanges. Elles laissaient entr’apercevoir un ciel couvert offrant peu de luminosité, aussi avait-on allumé les torchères malgré l’heure encore diurne.
Alors qu’ils avaient dépassé le milieu de la salle, l’éclaireur aperçut la vingtaine de chevaliers-panthères qui précédait l’empereur lui-même. Les hommes et femmes cuirassés se tenaient de part et d’autre du chemin coloré, chacun posté devant une colonne dont le caractère monolithique semblait inspirer l’expression de leurs visages. Tobias repensa alors à certaines légendes soldatesques. Celles qui évoquaient les cas où l’un de ces combattants chevronnés exterminait à lui seul un groupe de trolls.
Les deux geôliers devant lui s’étaient rapprochés l’un de l’autre en marchant, comme si eux-mêmes avaient été légèrement intimidés par les lieux. Puisqu’ils étaient dotés d’un physique presque aussi imposant que celui de Mam’Dou, et que Tobias disposait d’une taille quelque peu inférieure à la moyenne, ce dernier avait son champ de vision masqué par une paire de solides épaules. Ainsi, il n’aperçut l’empereur qu’au moment où les sentinelles s’écartèrent brusquement ce chaque côté pour abandonner le groupe d’aventuriers à quelques mètres des marches en arc de cercle ; celles qui grimpaient jusqu’au trône.
Même s’il savait que Karl-Franz Ier n’avait acquis son statut que depuis quelques années seulement, à la mort de son oncle au règne éphémère, l’éclaireur fut étonné par l’aspect du souverain. Il ne s’était pas préparé à rencontrer un homme encore jeune, qui comme lui ne devait pas avoir dépassé trente-cinq printemps. Ses cheveux châtains, lisses et tombant sur les épaules, adoucissaient un visage à la beauté sévère. Le restant de sa personne se trouvait engoncé dans une énorme armure en fer, exempte d’incrustations précieuses ou de symboles en rapport avec son autorité. Elle ressemblait à celle portée par Mam’Dou, ou à celle de n’importe quel membre d’une unité de cavalerie lourde. Les cuirasses ciselées des chevaliers-panthères semblaient même plus raffinées que cette encombrante et épaisse protection. Equipé de la sorte, l’empereur donnait l’impression qu’il allait quitter les lieux dans l’instant pour aller donner des ordres à son meilleur régiment.
Cette vêture des plus sévères alliée au dénuement de la pièce révélaient le caractère de l’homme. Il dédaignait sans doute les fastes et le protocole pour mieux se concentrer sur ses obligations, sur son rôle essentiel dans la sécurité et le bien-être des citoyens de l’Empire. En tant que descendant de Sigmar, le héros ancestral devenu divinité, il démontrait ainsi sa force morale. Sa volonté inflexible ne se laissait pas distraire par les nombreux pièges offerts par le pouvoir incontesté tels que la vanité, la paresse, la luxure, toute cette décadence inhérente à la frange la plus indigne de la noblesse. En contrepartie, il ne semblait pas être le genre d’homme à tolérer le moindre relâchement dans la foi et la loyauté de ses sujets. Il devait se montrer implacable face à ses ennemis et son regard pénétrant n’exprimait aucune compassion, mais laissait au contraire entrevoir un personnage prêt à toutes les extrémités pour accomplir sa destinée, son cœur uniquement tourné vers le respect de ses idéaux.
Tobias parvint enfin à détacher son attention de l’empereur au magnétisme troublant pour remarquer la silhouette décatie qui se tenait légèrement en retrait du siège. Un lettré, portant une livrée noire aux armes de la famille impériale, tenait une longue plume d’une main et une plaquette en bois supportant un parchemin de l’autre. Il avait le front largement dégarni et écrivait avec célérité. Son menton pointu ne cessait d’aller de bas en haut tandis qu’il jaugeait les réactions des nouveaux venus, sans jamais cesser de griffonner sur le rouleau déplié. A un pas de lui se trouvait une petite table surélevée soutenant un encrier et plusieurs autres manuscrits, non encore utilisés. Dans le silence tendu qui venait de succéder aux pas de la petite troupe, ils pouvaient tous entendre le crissement nerveux de la plume sur le parchemin.
L’Estalien s’attendait à une présentation solennelle, ou à quelconque autre formule d’usage leur demandant de s’agenouiller devant l’illustre seigneur. Mais non, ils étaient immobiles devant lui, toujours plantés en rangs d’oignons, deux par deux. Il regarda du coin de l’œil Mam’Dou à son côté, mais le sudron restait également figé, la tête basse. Tobias l’imita aussitôt pour ne pas commettre d’impair.
Le scribe arrêta soudain d’écrire, et se pencha pour chuchoter à l’oreille de l’empereur. Ce dernier hocha la tête, puis s’adressa d’une voix posée, mais autoritaire, au groupe de prisonniers.
« Avancez-vous tous, que je puisse mieux vous voir. »
L’éclaireur, guère rassuré, s’estimait déjà assez proche du trône vu qu’il se trouvait en première ligne. Il se contenta donc de rester à la même hauteur que le héraut qui avait progressé d’un petit pas. Leurs complices se positionnèrent à leurs côtés, jusqu’à ne former qu’une ligne hétéroclite composée d’individus aux apparences les plus diverses, mais partageant tous la même attitude intimidée… et le même désir de se retrouver ailleurs plutôt que dans cette très inconfortable position.
« Je connais déjà l’essentiel de ce qu’il y a à savoir sur chacun d’entre vous, continua l’empereur. Néanmoins, j’aurai besoin d’entendre certaines choses de votre part, aussi m’apparaît-il nécessaire de désigner une personne qui prendra la parole au nom de tout le groupe. Même si l’entrevue sera brève, je ne souhaite pas qu’elle succombe à une cacophonie de voix discordantes. »
Il termina sa remarque en scrutant tour à tour les visages attentifs des sept prisonniers qui s’étaient enfin décidés à le regarder droit dans les yeux. Il ne fut cependant guère long à revenir l’Estalien, dont le cœur se serra en devinant la suite.
« Toi. Tu faisait bien partie du corps des éclaireurs impériaux, n’est-ce pas ?
Oui, seigneur », murmura un Tobias désemparé.
Il regretta d’avoir parlé si bas, surtout que l’empereur continuait à le toiser avec la même expression hautaine. Il trouva le courage de reprendre d’une voix plus ferme.
« Oui, votre majesté impériale. Je suis d’ailleurs toujours intégré à la quatrième patrouille, celle dirigée par le capitaine Vallissa. Ma dernière campagne remonte au début de l’été, où nous avions rejoint l’armée des Flammes Vengeresses. Celle qui a exterminé les clans orques des Montagnes Grises, sur toute la frontière méridionale de l’Empire. Depuis, je suis en permission spéciale. Euh… en fait, j’ai une autorisation du capitaine, en… en période de calme…
J’ai lu son rapport à ton sujet le coupa Karl-Franz Ier pour mettre un terme à ses explications bégayantes. Je sais que ce sont tes louables états de fait qui t’ont donné droit à ce statut de réserviste. Tu seras donc le porte-parole du groupe ».
Toujours immobile sur son trône, les bras bien calés sur les accoudoirs en ébène, l’empereur détacha son regard de Tobias pour s’adresser de nouveau à l’ensemble des captifs. Il conservait sans difficulté son port altier, et seuls ses yeux bruns, prompts à passer d’un personnage à l’autre, tranchaient avec la rigidité de son maintien. Après avoir laissé s’écouler une nouvelle pause silencieuse, il reprit sur un ton égal.
« Vous avez été capturés et emmenés ici en raisons des soupçons qui pèsent sur vos agissements douteux. La poussière distordante, les ouvrages interdits… autant de signes qui me font craindre une collusion avec les forces du Chaos. Dans l’Empire, ceux qui pactisent avec ces sectes criminelles, ou qui vénèrent des dieux ennemis à Sigmar sont condamnés au bûcher purificateur. C’était jusqu’à hier soir le destin qui vous était dévolu, car malgré les antécédents honorables de certains, vos actes récents ne laissent que peu de place à la démonstration de votre innocence. Mais le Grand Théologue Heinrich Hannicus m’a certifié que vos âmes n’étaient pas corrompues et que vous ne frayiez pas avec les cultes maudits. Par sa bouche parle aussi notre divin Protecteur, et je ne remets donc aucunement en cause son jugement… »
L’assentiment de l’empereur ne dissipa pas l’inquiétude de Tobias : sa voix contenait des accents bien trop autoritaires pour pouvoir le rassurer. Son intuition ne l’avait pas trompé.
« Cependant, si vous n’avez pas agi directement en faveur des forces du Chaos, rien ne prouve que vous n’ayez pas accompli quelques-uns des forfaits dont l’on vous accuse. A Marienburg, vous ne cherchiez pas à utiliser pour votre compte le savoir impie de ses livres démoniaques, mais peut-être avez-vous assassiné le dénommé Ernst Goffmann pour une toute autre raison ? La poussière distordante que vous avez trouvée sur les cadavres des skavens trucidés par vos soins…, vous ne souhaitiez visiblement pas la remettre entre les mains des sectateurs ; mais peut-être aviez-vous l’intention de la revendre à un receleur partageant avec vous le même manque de scrupules ? Si mes propres suppositions s’avèrent fondées, vous êtes alors mûrs pour décorer les potences sur le Tertre aux Corbeaux. Qu’en pensez-vous ? »
A nouveau son regard plongea dans celui de l’Estalien qui comprit aussitôt le stratagème habile du monarque. Ce dernier l’avait choisi à dessein comme porte-parole car il s’était douté que l’éclaireur ne pourrait défendre efficacement la cause commune des accusés. En tant que militaire, il nourrissait un respect important de la hiérarchie, aussi était-il était transi d’effroi à l’idée de contredire celui qui représentait le chef ultime des armées impériales. De plus, comme tout éclaireur standard, il partageait une existence isolée, peu propice à développer son sens relationnel avec ses congénères. Un éclaireur passait plus de temps seul avec son cheval qu’en compagnie de frères d’armes, et Tobias en particulier ne s’estimait guère capable de convaincre l’empereur grâce à son piètre sens de la répartie.
Il était persuadé que le souverain avait escompté tout cela en le désignant comme orateur de circonstance. Ainsi, ses décisions glissaient sans contestation possible dans la conversation. Tobias demeurait tétanisé par les terribles et injustes insinuations dont ils étaient la cible. Il aurait voulu se défendre, exprimer de vive voix sa probité, son dévouement total à la cause de ce pays et de l’homme qui lui faisait face. Si seulement il pouvait trouver le courage, mais aussi les mots justes, afin de plaider leur sincérité ! Mais sa langue s’asséchait dans son palais devant l’expression sévère et impitoyable de Karl-Franz Ier. Il était certain que d’autres à ses côtés mourraient d’envie de prendre la parole, mais ils n’osaient braver le choix de l’empereur. Mam’Dou aurait sûrement trouvé les arguments susceptibles de prouver leur bonne foi. Ou bien, le joyeux halfeling aurait pu grâce à son bagout leur faire bénéficier d’une meilleure considération mais lui, il était incapable d’émettre la moindre protestation. S’il s’agissait d’un débat entre eux et l’empereur, il demeurait pour le moment à sens unique.
« Votre silence est assez éloquent : vous admettez qu’il semble difficile de vous absoudre de tout forfait, ou alors, cela nécessiterait une enquête complexe au résultat plus qu’incertain. Dans le doute, j’ai généralement l’habitude de neutraliser ceux susceptibles de nuire à la sécurité de l’Empire et de ses citoyens. Mais dans votre cas, j’ai pensé à un meilleure solution que l’emprisonnement ou la pendaison, et elle devrait vous convenir. Je vous propose d’effectuer un travail pour mon compte. Une tâche, certes difficile, mais à la mesure de vos compétences. »
L’empereur marqua une pause pour vérifier que personne n’osait tout de suite protester. Comme tous se tenaient cois, et que le porte-parole ne manifestait pas l’intention de remplir son rôle, il poursuivit.
« Cette mission vous engagerait pour une période de quelques semaines seulement, le temps pour vous d’effectuer un petit voyage, d’accomplir votre objectif, puis d’en revenir. Si vous réussissez dans cette entreprise, vous serez aussitôt innocentés de vos crimes passés et je vous octroierai une large récompense financière. J’ajouterai également que cette mission est fort gratifiante, car elle entre dans le cadre de la lutte contre les partisans du Chaos. Cette condamnation vous convient-elle ? »
La naïveté de Tobias n’allait pas jusqu’à croire qu’il existait une alternative à cette proposition. L’empereur ne devait pas avoir l’habitude de demander aux accusés si son jugement leur paraissait équitable, mais cette fois-ci, il sentit que le souverain en armure attendait une réponse.
« Merci de nous faire un tel honneur, votre majesté. Nous serions évidemment très heureux de servir l’Empire en acceptant une noble quête. Mais, euh… pardonnez mon audace… Je ne suis pas certain que nous soyons les hommes les plus dignes pour… pour réussir un travail aussi important que celui dont vous nous parlez. Serait-il possible d’en savoir un peu plus à ce sujet, votre majesté impériale ?
J’y venais. Je suppose que vous avez tous entendu parler de nécromancie, cette sombre magie qui permet de réveiller les morts, d’animer les cadavres, pour les transformer en macabres serviteurs. Cette pratique contre-nature est évidemment proscrite et réprimée à l’intérieur de nos frontières, ainsi que dans l’ensemble des contrées civilisées. Pourtant les nécromants existent, même dans l’Empire. Ils se terrent pour pratiquer leurs noirs forfaits. Mais l’un d’eux a l’audace de pratiquer cette magie interdite au grand jour et mon plus grand souhait est de le voir définitivement neutralisé. Je veux qu’il rejoigne ses créations d’outre-tombe dans la demeure du dieu Morr, celle qu’elles n’auraient jamais du quitter… Ce misérable se nomme Sulring Durgul. »
Tobias perçut un léger mouvement chez Ernst-Werner, qui s’était au préalable placé à sa gauche. Il lança un regard en biais dans sa direction ; le jeune magicien avait les lèvres entrouvertes et son profil exprimait l’incrédulité. Mais il n’interrompit pas l’exposé de l’empereur.
« S’il sévissait sur les terres impériales, j’aurai depuis longtemps envoyé mes chevaliers à l’assaut de son repaire. Le problème est qu’il ne se trouve pas dans le pays mais à Bolgasgrad, une localité toute proche de l’Empire, à seulement quelques dizaines de lieues de Middenheim, mais sous la juridiction du tsar de Kislev. Le tsar a déjà tenté de chasser ce nécromant de malheur, mais en vain. Pour des raisons de politique interne, qui ne présentent aucun intérêt à être détaillées dans le cadre de votre mission, il n’a pas la possibilité d’envoyer de fortes troupes contre Sulring Durgul et la ville lui est donc abandonnée. C’est un terrible exemple pour les autres conspirateurs qui ne cherchent qu’à saper les fondements des civilisations du Vieux Monde. Il faut absolument éliminer ce nécromant ! Malheureusement, je ne peux envoyer des soldats impériaux à Bolgasgrad. Le tsar est un allié de la famille impériale depuis des siècles et je ne peux risquer une faute diplomatique en engageant une action militaire sur le sol kislevite, vous comprenez ? Peu importe, vous voyez où je veux en venir. Un groupe de courageux aventuriers, aux talents pas seulement martiaux, pourrait réussir dans une telle entreprise. C’est du moins mon idée. De plus, certains d’entre vous ont une expérience et des compétences hors du commun d’après ce que j’ai entendu dire. »
Karl-Franz Ier avait prononcé ces derniers mots en observant tour à tour le sudron, le nain, le sorcier et l’éclaireur. Il gratifia même ce dernier de l’ébauche d’un sourire bienveillant. Cette marque de confiance alluma un incendie dans l’esprit de Tobias dont le visage se colora sous l’émotion. Il ressentit soudain une violente affection pour ce jeune seigneur, et n’éprouvait plus que fierté de devoir servir sous ses ordres. Bien qu’Estalien de naissance, un élan de patriotisme submergea l’éclaireur, tel qu’il n’en avait pas connu depuis sa première année passée sous les étendards impériaux.
« Nous ferons de notre mieux, votre majesté, déclara-t-il en soutenant pour la première fois le regard de son interlocuteur.
Je n’en attendais pas moins de vous et je suis heureux de ne pas m’être trompé à votre sujet. Si vous faîtes preuve de bravoure, je suis persuadé de votre réussite. Comme je vous l’ai dit, la discrétion est essentielle dans cette expédition. Il ne faut surtout pas que l’entourage du tsar apprenne la nature de votre mission, ni que j’en suis l’instigateur. N’oubliez-le jamais. Pour cette raison, vous serez livrés à vous-mêmes. Aucun de mes hommes ne vous accompagnera et je vous fais confiance pour accomplir votre tâche jusqu’au bout, même sans surveillance de ma part. Si jamais il vous venait l’idée de fuir sitôt les portes de mon palais franchies, ou d’abandonner face aux difficultés rencontrées à Bolgasgrad, soyez assurés que je n’aurai de repos tant que vous n’aurez pas été rattrapés. Et ne pensez pas à chercher asile à Kislev ou ailleurs ! J’ai suffisamment d’influence pour demander au tsar, ou aux rois de Bretonnie, d’Estalie, de Tilée d’organiser votre traque dans tout le Vieux monde. Même si vous songiez à fuir dans la glacée Norsca ou la brûlante Arabie, vous n’y seriez pas à l’abri de mon courroux. Je donnerai votre signalement à tous les expurgateurs connus, je dépenserai une fortune pour lancer une horde de chasseurs de primes à vos trousses ; dans les villages les plus reculés, on sera au courant de la récompense offerte contre votre capture. J’en appellerai même aux prêtres de toutes les églises pour qu’ils intercèdent auprès de leurs dieux ; je suis sûr que Solkan, dieu de la vengeance, approuvera mes griefs et m’aidera alors à vous localiser pour vous punir. »
Même si l’empereur était resté toujours aussi impassible en évoquant cette dernière et redoutable éventualité, sa voix parut légèrement s’adoucir quand il poursuivit.
« Cependant, j’espère que vous ne commettrez pas la grossière erreur de me trahir. Au contraire vous devez avoir compris que de votre réussite dépend la vie de centaines d’autres familles innocentes, qui risquent de connaître un sort comparable à celles déjà tombées entre les griffes de ce nécromant… Maintenant, je vous expose brièvement les modalités pratiques de votre voyage. Dès que vous sortirez d’ici, vous serez libres de quitter le palais pour aller en ville. Les semaines à venir ne vous offriront guère l’occasion de vous détendre, c’est pourquoi je vous permets de profiter de cette ultime soirée avant votre départ pour Kislev. Par contre, vous devez tous revenir au palais demain, à l’heure du déjeuner. Il vous y sera remis l’ensemble de vos armes confisquées, ainsi que des montures et des provisions pour accomplir la chevauchée jusqu’à Bolgasgrad. Mon chancelier vous détaillera l’itinéraire le mieux adapté pour ce long trajet. »
Les aventuriers observèrent un instant le vieillard que venait de désigner de la main Karl-Franz Ier. Celui-ci ne releva pas la mention de son titre, trop occupé à coucher le contenu du discours sur les parchemins.
« Une fois que vous serez en vue de Bolgasgrad, vous verrez un hameau constitué de quelques maisons, juste au bord de la route qui mène aux portes de la ville. Vous vous y arrêterez et demanderez à voir Sirwen. C’est un agent au service de l’empire qui est posté là-bas pour rapporter ce qui s’y passe depuis l’arrivée de Sulring Durgul. Ce qu’elle nous a relaté est déjà révoltant, mais elle vous en dira plus elle-même sur la situation locale. Elle vous donnera tous les renseignements susceptibles de vous aider à neutraliser le nécromant, et si elle le juge nécessaire, elle s’impliquera peut-être physiquement dans l’expédition. Avez-vous des questions ? D’ordre pratique de préférence. »
Cette fois-ci, l’empereur les dévisagea tour à tour avec insistance et Tobias soupira discrètement : son rôle de porte-parole venait de prendre fin. Une voix grondante répondit à la question de l’empereur.
« Sirwen, c’est bien un nom elfique ? »
Tous se tournèrent vers le nain qui fronçait ses sourcils broussailleux. Le souverain montra une légère surprise, avant de sourire d’un air mi-amusé, mi-moqueur.
« Tu es perspicace, Grim de Caraz-a-Carak, templier de Grungni. Votre contact à Bolgasgrad sera une elfe. Vous n’aurez ainsi aucun mal à la reconnaître. J’espère que ce détail ne freinera pas votre motivation à accomplir votre mission… »
***
Les rayons du soleil les caressèrent agréablement après la fraîcheur du palais impérial, préservée par l’épaisseur de ses murs de pierre. Il ne devait rester qu’une petite heure avant l’arrivée du crépuscule mais en cette fin d’été particulièrement chaude, les citoyens d’Altdorf pouvaient compter sur des soirées toujours aussi propices aux promenades tardives. La présence des gardes à la sortie du palais incita le petit groupe à descendre les marches extérieures sans attendre.
Edifié sur une butte proche du centre de la cité, le château dominait les alentours sans toutefois atteindre la hauteur des tours du Collège de Magie Impérial. L’escalier majestueux qui y conduisait, et que les sept anciens prisonniers descendaient avec une certaine hâte, faisait bien quinze pas de largeur. Toutes les quarante marches, il était interrompu par un palier décoré par des portiques en albâtre, et chacun de ces portiques servait de support à toute une famille de merveilleuses roses trémiaires. Leurs hampes se dressaient le long des petites colonnes verticales en les enroulant d’un feuillage parsemé de fleurs pourpres et blanches. Les jardiniers impériaux n’avaient pas oublié les parties supérieures des portiques qui disparaissaient sous des grappes de ces mêmes fleurs rondes, mais d’une espèce différente aux pétales jaune vif. Sous l’ombre de cette chape colorée se trouvaient des bancs en pierre peinte, de chaque côté de l’escalier. Ils attendaient aimablement qu’un visiteur éreinté par l’ascension vers le palais vienne leur solliciter un peu de repos.
Quand ils atteignirent le premier de ces paliers en descendant vers la cité, les aventuriers s’y arrêtèrent tacitement. Malgré l’heure tardive, quelques bourdons zonzonnaient encore au milieu des plantes odoriférantes en passant lourdement d’une corolle à une autre, gagnés par l’ivresse de leur butinage frénétique. Encouragés par la paix du décor, Micky, Wigmar et Ernst-Werner s’assirent sur les bancs. Personne n’avait encore prononcé un mot depuis que l’empereur les avait congédiés, et une sourde tension planait entre les membres de la petite troupe. Tobias restait debout, à observer la cité qui s’étalait en contrebas.
Sur les côtés de l’escalier impérial, la colline du palais était recouverte d’ouches et de parcs en terrasse jouxtant des résidences huppées ainsi que de forts anciens manoirs. Plus bas, les larges avenues laissaient s’échapper le vacarme produit par les engins sur roues ou les animaux à sabots. Par intermittence, les humains se sentaient obligés de manifester leur présence en y ajoutant les vociférations de conducteurs fatigués, ou les braillements mercantiles d’inlassables commerçants. Au-dessus des toits ardoisés de la capitale, le disque solaire poursuivait en toute indifférence sa course solitaire. Mais d’où il se trouvait, l’Estalien n’en percevait qu’une flamboyante portion, son autre moitié étant éclipsée par le clocher effilé du temple de Sigmar.
Ce fut un Jean-Louis furieux qui déclencha les hostilités.
« Bon sang, mais qu’est-ce qui t’a pris de rentrer dans son jeu ? Les prêtres ont lu dans nos esprits hier soir ; il sait que nous sommes innocents ! Il a cherché à nous faire culpabiliser comme si nous étions des meurtriers à qui on proposait une occasion de se racheter. »
Au lieu de s’irriter, l’éclaireur soupira en se retournant face au jeune bateleur.
« Qu’aurais-tu fait à ma place ? C’est l’empereur. Nous ne pouvons pas aller contre sa volonté alors autant essayer d’entrer dans ses bonnes grâces.
Mais quand même ! Tu aurais pu lui suggérer ça, que nous avions craché toute la vérité aux prêtres et que nous ne méritions pas d’être impliqués dans une mission aussi dangereuse. Ou alors, tenter de le convaincre que nous sommes des bons à rien. D’ailleurs, je ne sais pas me battre, moi. Alors, affronter un sorcier…
Se battre, ça s’apprend, rétorqua Tobias. De plus, je pense vraiment ce que j’ai dit : c’est un honneur qu’on nous ait confié une tâche pareille. C’est l’occasion pour nous tous d’établir une réputation de héros en sauvant la vie des pauvres bougres qui ne peuvent rien contre ce sorcier malfaisant. Et si ça ne te fait ni chaud ni froid, pense à tout l’or que nous recevrons en récompense.
Pfff… Soldat servile. »
Les yeux de l’insulté se rétrécirent mais il ne broncha pas. Ce n’était qu’un gamin. Il semblait avoir perdu tout sang-froid suite aux conséquences de l’entrevue avec le suzerain de l’Empire. Il ne cessait de gesticuler, de pester entre ses dents… L’éclaireur reconnut ce type de comportement agressif. C’était le même qu’adoptaient instinctivement les bleus, les nouveaux soldats avant leur première grande bataille. Cet adolescent était tout simplement mort de frousse à l’idée de ce qui les attendait à Kislev.
« En effet, pas terrible comme argument, surenchérit Wigmar de son banc. Qu’un membre de l’armée impériale souhaite se battre pour obéir aux ordres, c’est compréhensible, mais nous, nous n’en avons strictement rien à faire des problèmes de nécromancie de l’empereur ! Mais il n’a pas précisé à combien se montait la fameuse récompense. Dommage, ça m’aurait peut-être donné plus d’entrain. Si on me propose une solde de général, je veux bien m’engager dans n’importe quelle armée ! Pourtant, Ranald sait combien je n’aime pas non plus les militaires.
L’empereur a la réputation de grassement payer ceux qui travaillent pour lui, affirma Tobias avec le plus d’aplomb possible. D’après ce qu’on dit, il sait se montrer aussi généreux envers ses alliés qu’il peut être impitoyable avec ses ennemis. N’est-ce pas Mam’Dou ? »
Le sudron opina du chef avec gravité. Soudain, le mage aux cheveux noirs se leva brusquement de son banc pour attirer l’attention.
« Je crois que vous ne voyez pas dans quelle pétrin nous nous sommes fourrés. »
Tous les visages se tournèrent vers celui pâle et défait de l’homme en robe. La détresse qui se lisait dans ses yeux sombres fit vaciller à elle seule les certitudes de l’Estalien.
« J’ai eu l’occasion de lire des traités de magie où il était fait référence à ce Sulring Durgul, et il ne s’agissait pas d’ouvrages interdits. Autrefois, il était connu en tant que sorcier respectable, non pas comme nécromant. Ses travaux sont innombrables. Il a inspiré beaucoup d’autres mages dans des domaines très divers : la maîtrise des éléments, l’étude de l’esprit, la transmutation de la matière ou même, la nature des dieux. Dans chacun de ces domaines, il était considéré comme un maître. S’il a réussi à atteindre un tel pouvoir, une si incroyable somme de connaissances, la raison en est très simple : il serait âgé d’au moins plusieurs siècles… Son nom apparaît en effet dans des écrits très anciens. J’ai même lu un texte antique dans lequel ce sorcier est évoqué, un texte qui a été rédigé environ mille ans plus tôt ! »
A son expression franchement bouleversée, tous comprirent qu’Ernst-Werner ne plaisantait pas. Ses paroles traçaient leur chemin dans l’esprit de chacun jusqu’à les plonger dans un abîme de perplexité. Après quelques instants de réflexion, Micky Willis interrompit le bourdonnement des insectes.
« Peut-être que lui aussi est un elfe ? Il paraît qu’ils vivent très longtemps. On dit même qu’ils sont immortels s’ils ne connaissent pas de fin violente, car ils ne tombent jamais malades et ne vieillissent pas vraiment.
Dans une certaine mesure, tu as raison, répondit le thaumaturge. Il semble que Sulring Durgul fasse bien partie de la race elfe, enfin… toujours d’après ce que j’ai lu sur lui. Mais même si c’est le cas, cela n’explique pas une telle longévité. Les plus vieux elfes meurent au bout de quatre siècles. Cinq siècles à la rigueur mais c’est exceptionnellement rare. Non, insista-t-il en secouant la tête. S’il a atteint un âge aussi avancé, c’est parce que ses pouvoirs sont aussi fabuleux que les légendes le prétendent. Peut-être que ses activités nécromantiques lui ont permis d’atteindre ce résultat, ou alors, un pacte avec une divinité. Je n’en sais rien mais une chose est sûre : on nous envoie traquer un personnage bien trop puissant ! Si nous obéissons à l’empereur, nous courons droit vers notre mort !
Mais nous n’avons pas vraiment le choix, intervint une voix grave et profonde. Si l’empereur nous a confié cette mission, c’est qu’il pense sincèrement que nous avons une chance d’y parvenir. L’empereur est un homme sage et n’apprécie pas les défaites inutiles. De plus, ses menaces ne sont pas vaines. Il nous traquera de toutes ses forces si nous… hum… désertons.
Mais Mam’Dou, mieux vaut vivre hors-la-loi que périr ! De toute façon, chacun est libre. Je ne vous empêche pas de partir si vous préférez finir votre existence foudroyés par la magie ou pire, réduits à l’état d’esclaves morts-vivants. Quant à moi, je vais réfléchir au moyen de quitter le pays le vite possible. Lorsque vous prendrez le départ demain midi, je serai déjà fort loin des murailles de cette ville. »
Ernst-Werner se renfrogna et croisa ses bras sur sa poitrine, souhaitant ainsi donner plus de crédit à sa détermination ; mais pour Tobias, cette attitude évoquait plutôt la bouderie capricieuse du gamin fortuné qu’il était encore quelques années plus tôt. D’ailleurs, le jeune mage interrogeait du regard les autres membres de la compagnie pour les rallier à son opinion. Sans doute n’était-il pas si enthousiaste que ça à l’idée de devenir l’unique objet du courroux impérial. Comme il regardait Jean-Louis avec insistance, ce dernier parla, mais avec moins de virulence que lors de sa diatribe contre le pauvre éclaireur.
« Pour ma part, il me donne la nausée cet homme qui prétend protéger le pays et tous ses habitants. Ce n’est qu’un tyran ! Il n’y a rien d’honorable à nous manipuler de la sorte pour servir ses propres intérêts. Nous ne sommes que des pions dans cette histoire et c’est pour ça que je trouve pitoyable d’en voir certains aussi prompts à manger dans sa main, persifla le bateleur en se tournant vers l’Estalien. Cependant, cela faisait déjà quelque temps que j’étais pourchassé par les soldats impériaux, et je n’ai vraiment pas envie de revivre cette période. Quitter les lieux et les gens que l’on apprécie, éviter les villes, se déguiser en permanence, s’attendre à être dénoncé à tout moment par l’aubergiste à qui on vient de louer une chambre, toujours avoir l’impression que les passants vous observent bizarrement… Non, je ne souhaite à personne de connaître ça, surtout si les expurgateurs ou des chasseurs de primes s’emmêlent. Même si c’est la mort dans l’âme, je ne m’enfuirai pas.
Moi non plus, rajouta Wigmar avec un sourire sardonique. L’idée que l’argent du trésor impérial arrive jusque dans mes poches me plaît assez !
Et nous allons devenir des héros ! surenchérit Micky avec enthousiasme. Les habitants de cette ville se battront pour nous payer à manger et à boire ! »
Ernst-Werner fit mine de ne pas paraître affecté par ces défections à sa cause rebelle. Il ignora avec dédain les intervenants pour interroger le guerrier nain, jusqu’alors muré dans son silence coutumier.
« Et toi, Grim ? »
L’intéressé émit un vague grognement avant de répondre, comme s’il lui coûtait de devoir participer au débat.
« Je ne crains pas de devoir affronter ce sorcier, quel qu’il soit. Au temple de Grungni, nous apprenons à lutter contre les sortilèges, en particulier ceux des enchanteurs maléfiques. J’accomplirai donc cette quête, si tel est le destin que mon dieu m’a réservé. D’autre part, notre ennemi est un elfe ; c’est une autre très bonne raison pour aller lui trancher le col. »
A ces derniers mots, Tobias crut à une plaisanterie douteuse du nain. Mais quand il leva les yeux sur lui, il s’aperçut qu’il n’en était rien. Le visage du templier ne reflétait qu’une froide détermination ne signifiant qu’une chose : il avait hâte de concrétiser ses paroles. L’éclaireur se rappela alors l’animosité héréditaire qui prévalait entre la race elfique et la race naine.
A une époque très lointaine, quand les humains n’étaient pas encore apparus sur le Vieux Monde, ces deux peuples s’étaient affrontés dans une guerre qui s’était étalée sur des siècles et des siècles. Quand elle avait pris fin, les elfes s’étaient pour la plupart réfugiés dans leur mythique archipel au-delà de l’Océan Vert tandis que les nains barbus, tout aussi décimés, avaient regagné leurs citadelles des montagnes. Ce fut à la suite de ce conflit que les premiers humains s’installèrent dans les terres fertiles du Vieux Monde pour y établir leur civilisation naissante. A présent, les nains et les elfes qui demeuraient dans la région ne se combattaient plus. Ils avaient bien trop à faire avec les hordes de peaux-vertes ou les hommes-bêtes fanatisés. Mais malgré les âges traversés, les descendants de ces deux races conservaient l’une pour l’autre une rancœur ancestrale, qui n’attendait que la susceptibilité froissée d’un nain pour se manifester de temps à autre. Il n’empêche, tant de haine irraisonnée dans les yeux de Grim avait de quoi effrayer le pacifique Tobias.
La réponse du templier de Grungni empourpra le visage du sorcier. Sa fine lèvre inférieure tremblotait et l’Estalien crut qu’il allait assister à une inédite explosion de colère de la part de son compagnon. Mais le digne sudron s’efforça de radoucir son humeur en lui posant sa main sur l’épaule avec affection.
« Si tu préfères nous quitter, je respecte ton choix, Ernst. Mais c’est vraiment dommage car tes puissants pouvoirs nous auraient été fort utiles pour lutter contre la magie de ce nécromant si redoutable.
Puissants pouvoirs ?»
Le magicien éclata d’un rire forcé et sonore qui ne dissimulait en rien son état de nervosité, puis il se dégagea de la poigne du colosse à la peau sombre.
« Bande de naïfs ! Mes puissants pouvoirs, comme tu dis, ne sont que tours de passe-passe face aux sortilèges que doit maîtriser Sulring Durgul. Je vous abandonne à vos chimères de victoire. Adieu ! »
Avant qu’il n’ait pu atteindre les premières marches au-delà du palier, Tobias s’interposa devant lui. Son front était barré d’un pli inquiet.
« Attends, Ernst… mon ami. Tu fais le mauvais choix, j’en suis sûr. Tu n’as aucune chance de disparaître dans la nature et de t’y faire oublier. Je ne veux pas que tu finisses au bout d’une corde, tu comprends ? Pars si tu le souhaites, mais prends le temps de réfléchir à tête reposée cette nuit. Il faut que tu sois là demain, à l’heure prévue. Mam’Dou a raison : nous avons besoin de toi. Si nous unissons nos talents, si nous nous montrons solidaires les uns envers les autres, nous réussirons. »
Le jeune magicien aux cheveux ténébreux considéra son compagnon de voyage avec circonspection, pendant un bref instant. Il s’apprêta à dire quelque chose, mais il se ravisa aussitôt. Son regard, tout d’abord hésitant, finit par se rembrunir puis il s’écarta de l’éclaireur pour dévaler le large escalier qui menait jusque dans les rues populeuses de la capitale.
Pendant un long moment, les six aventuriers restants regardèrent la silhouette du sorcier qui descendait les marches en toute hâte, les pans de sa longue robe bleu nuit flottant derrière lui. Quand il disparut de leur champ de vision, le sudron interrogea Tobias.
« Tu crois qu’on le reverra ?
Oh oui, je le connais bien. Il sera là. »
Son affirmation se voulait rassurante et amusée mais au fond de lui, il espérait qu’Ernst-Werner trouverait suffisamment de courage pour changer d’avis.
« C’est pas tout, s’exclama Wigmar, mais nous n’allons pas rester là jusqu’à la tombée de la nuit ! Vous avez entendu l’empereur : sa majesté nous offre gracieusement une dernière soirée de détente avant ce terrible voyage dont nous n’allons pas revenir vivants. Nous sommes bien obligés d’obéir aux ordres, non ? Tu viens Micky, nous allons rendre visite à une vieille connaissance qui doit cuver sa bière à l’Ancienne Taverne. J’espère que le lascar ne s’est pas enfui avec tout le magot ! »
Et sifflotant entre ses dents une vieille comptine pour enfants, le voleur ventripotent abandonna le groupe pour descendre à son tour l’escalier aux innombrables marches. Le halfeling se tourna alors vers le nain et les trois humains.
« S’il en est pour venir boire un coup avec nous, histoire de fêter notre rencontre comme il se doit, vous savez où nous trouver : l’Ancienne Taverne se trouve juste à l’extrémité sud du quartier des Sept Péchés. Allez, salut la compagnie ! »
Puis il courut à la suite de Wigmar sur ses petites jambes.
Le reste du groupe entreprit à son tour la descente vers le cœur de la cité, mais sans hâte excessive. Ils appréciaient à sa juste valeur le spectacle des toits embrasés par le soleil couchant et se mirent à deviser gaiement, leurs esprits désormais apaisés après les journées éprouvantes qu’ils venaient de traverser. D’un commun accord, ils renoncèrent à passer la soirée ensemble comme l’avait suggéré Micky, préférant utiliser cette dernière pour résoudre quelques dernières affaires personnelles.
De toute manière, songea Tobias, ils allaient avoir devant eux une bien longue période pour apprendre à se connaître…


CŒUR SOUILLÉ


Altdorf…
Altdorf et ses commerces, ses tripots, ses auberges, ses salles de jeux illicites où l’on peut perdre son or aussi bien que sa vie. Altdorf et ses monuments historiques, ses palais, ses temples, ses maisons bourgeoises aux chambres innombrables. Altdorf et ses places publiques, ses avenues, ses ruelles, ses bas quartiers qui s’éveillent seulement au crépuscule du jour. Enfin, Altdorf et sa foule, ses badauds, ses mendiants, sa population fébrile dont la vie tumultueuse tranche avec l’existence placide des gens de la campagne.
Oui, Wigmar aimait cette cité aux trésors infinis, ce royaume des possibles dont il avait commencé à explorer les plus intéressants secteurs. Il était chagriné de devoir quitter une fois de plus la capitale impériale pour une longue période, sans qu’on lui laisse plus de temps que cette précieuse soirée pour en savourer les délices. Mais il n’était pas dans sa nature de perdre son temps en vains atermoiements, et sous son crâne fourmillaient déjà des dizaines de projets pour les heures à venir.
En l’occurrence, il marchait d’un bon pas en compagnie de Micky vers leur estaminet favori, celui qui avait été témoin de leurs rassemblements avec Dieter le trappeur et l’irascible Durak, aux périodes où ils s’apprêtaient à partir ensemble à l’aventure pour garnir leurs bourses trop souvent vides. Quand les deux compères parvinrent devant les portes de l’Ancienne Taverne, ils s’adressèrent mutuellement un sourire satisfait : l’endroit évoquait chez eux des souvenirs autrement plus chaleureux que leur récent séjour aux frais des autorités impériales. Puis, le halfeling franchit le seuil, et ils pénétrèrent dans un monde sous l’emprise des relents de tabac et rythmé par les voix avinées d’une clientèle disparate. En ce lieu de détente bien situé au cœur de la ville, les gardes en repos côtoyaient sans broncher des voyous de notoriété publique ou de simples manouvriers en mal d’employeurs. Les arrivants cherchèrent au milieu de la foule la silhouette râblée d’un nain de leur connaissance mais ils ne virent aucun signe de lui, ni de sa barbe tressée.
Wigmar louvoya entre les tables de joueurs qui s’affrontaient dans des parties animées de krepo. Les mises n’étaient pas encore d’actualité ; on attendait en général la tombée de la nuit pour passer aux affaires, et les participants passaient plus de temps à s’arroser de quolibets qu’à se concentrer sur les cartes. A la suite du rouquin se faufilait également Micky Willis. Celui-ci faisait des signes de la main aux quelques habitués qui l’avaient aperçu malgré sa taille fort réduite. Une fois parvenu au comptoir, il repéra un haut siège miraculeusement inoccupé et il s’empressa de se jucher dessus tandis que le voleur se glissait à son côté, presque obligé de bousculer un individu lymphatique pour gagner sa place au bar. Erik, le patron, se trouvait occupé à nettoyer une montagne de gobelets empilés les uns sur les autres, montagne prête à s’effondrer au premier claquement de porte un peu trop brutal. Il était aidé dans son service par sa femme plantureuse et ses deux jeunes fils, mais leurs bras n’étaient pas de trop pour faire face à l’affluence démentielle de cette journée déclinante. Le brouhaha ambiant dissuada les deux aventuriers de héler l’aubergiste.
Après une brève attente, ce dernier abandonna son torchon et ses céramiques pour se préoccuper de ses infatigables clients. Quand il aperçut enfin les nouveaux venus, ses yeux chassieux s’écarquillèrent, et sa moustache généreuse se souleva au-dessus d’un large et franc sourire. Il les interpella jovialement par leurs prénoms, puis approcha les lèvres de leurs oreilles pour être sûr d’être entendu malgré le vacarme.
« Sacrément content de vous voir ici, les amis ! Venez dans la cuisine, sinon on ne va pas s’entendre causer. »
Erik ouvrit une porte à l’arrière de la salle bondée, ignorant les regards désemparés de sa petite famille dépassée par les événements. Micky et Wigmar mirent un peu plus de temps à contourner le comptoir pour venir le rejoindre.
Les fourneaux sommeillaient, mais la cuisine exiguë était encore très chaude de leur récente activité. Le patron de la taverne referma la porte. Il entrebâilla ensuite une étroite fenêtre qui laissa pénétrer un courant d’air frais prêt à radoucir la température suffocante de la pièce. Le vacarme provoqué par la clientèle s’était transformé en un léger fond sonore, tout juste audible.
Erik se tourna vers les deux aventuriers, la mine compatissante malgré son excitation de les revoir.
« J’ai appris pour ce pauvre Dieter… C’est terrible, vraiment terrible tout ça. Et surtout, quelle mort affreuse ! Durak m’a raconté… Un si brave type : toujours gentil, aimable, jamais un mot plus haut que l’autre, même après avoir bu trois bouteilles. J’imagine votre chagrin sur le coup. Je vous ai toujours connus ensemble, toujours vu tous les quatre chez moi. Sachez que je partage votre peine, ça a dû être très pénible pour vous…
Très pénible en effet, acquiesça Wigmar d’un ton évasif et fort peu convaincant. A propos, où se trouve Durak ? Nous pensions le trouver ici.
Euh… En fait, il est parti pas plus tard que ce midi.
Ce midi ? Où ça ? Où est-ce qu’il est ce nain de malheur ? s’emporta le voleur.
Du calme, l’ami ! Il est resté dans le coin à vous attendre pendant une quinzaine de jours. Mais quand il a appris que vous étiez logés sous le palais de l’empereur, il a préféré prendre la poudre d’escampette pour éviter les ennuis.
Quoi ? intervint Micky. Comment a-t-il appris que nous étions là ?
Bah, tout le monde le sait, répondit l’aubergiste en haussant les épaules. Quelqu’un vous a vu hier soir débarquer de la galère impériale. Il ne fallait pas être grand devin pour deviner où les gardes vous emmenaient. Mais Durak, lui, ne l’a su que ce midi. Il s’est sauvé sans même prendre le temps de déjeuner. Il n’a même pas goûté à la gibelotte qu’Ilaine et moi lui avions mitonnée ! »
Wigmar n’ignorait pas les qualités de cuisinière de la femme d’Erik, mais la fuite du nain ne le surprenait pas vraiment. A sa place, il en aurait fait autant : mieux vaut vivre sans ses amis que de partager avec eux la même potence… Néanmoins, cette idée ne le consolait en rien de l’argent envolé avec leur compagnon. Il perdait sa part de la récompense promise par celle qui les avait envoyés dans les Collines Stériles. Il échangea un regard dépité avec son compagnon qui devait ruminer les mêmes pensées.
« Mais n’allez pas croire que Durak est parti sans rien me dire ! s’empressa de rajouter le tavernier en constatant leur déception. Il a laissé un message pour vous. Attendez un peu que je réfléchisse… Je ne voudrais pas oublier quelque chose d’important ; je suis tellement distrait ! »
Il se gratta le crâne en ébouriffant un peu plus sa chevelure hirsute, fronçant ses sourcils épais en un violent effort de concentration. Les deux complices guettaient avec une avidité mal contenue ses révélations.
« Peut-être a-t-il dit où il comptait se rendre ? suggéra Micky.
C’est ça ! Il allait à Delberz, à quelques lieues d’ici sur la route de Talabheim. Mais vous devez connaître cette petite ville, puisqu’il vous donnait rendez-vous là-bas dès que vous seriez sortis de prison. Il compte attendre une bonne semaine, et si vous ne donnez pas de nouvelles dans ce délai, il partira quelque temps dans les Montagnes Grises retrouver sa famille, ou bien des amis d’enfance. »
Désappointés, les aventuriers s’adressèrent des regards sans équivoque : tous deux comprenaient qu’ils auraient de sérieuses difficultés à rejoindre le nain dans les prochains jours, leur emploi du temps étant déjà fort chargé. Le plus déçu restait sans doute Wigmar. Il ne pouvait pas compter sur le partage de la récompense pour s’offrir la soirée de ses rêves. Tous ses beaux projets s’évanouissaient sans cet or ; en effet, Altdorf ne dévoilait ses charmes qu’aux bourses garnies et promptes à se délier, la fière capitale n’ayant par contre rien à offrir aux pingres ni aux malaisés.
L’aubergiste se frappa alors le front en proférant un juron.
« Par Sigmar, j’allais oublier le plus important ! »
Il ouvrit grâce à une clé minuscule le tiroir inférieur d’une commode, puis y engouffra son bras entier comme pour en tâter le fond, sans cesser pour autant de parler.
« Avant de partir, Durak m’a remis une cassette. Han ! Fichu double fond, toujours aussi compliqué à retrouver… Elle était à vous remettre, au cas où vous ne pourriez pas le rejoindre à Delberz. Bon sang, je n’y arrive pas ! »
Le visage d’Erik s’était violemment empourpré tandis qu’il farfouillait à l’aveuglette dans les entrailles du meuble. Il ahanait bruyamment mais ses efforts furent récompensés par un déclic que tous entendirent. Rayonnant, il passa son autre bras dans l’ouverture et réussit finalement à sortir du tiroir un petit coffret en bois de manufacture très simple, sans même une serrure pour le protéger.
« Voilà ! D’après ce qu’il m’a confié, ce n’est pas vraiment un cadeau mais plutôt le gain de votre dernière expédition. Il m’a dit le nom de la dame qui vous devait cette récompense, mais je ne m’en souviens plus. Enfin… elle a donné la somme promise, et il a pris sa part. Ce qui reste est pour vous. »
Le cœur battant la chamade, Wigmar fut le premier à se saisir de la boîte. Il s’accroupit pour en faire glisser le couvercle sous les yeux du halfeling.
A l’intérieur, tout l’espace en était occupé par un épais tapis de pièces jaunes qui toutes présentaient le profil de Magnus le Pieux, l’arrière-grand-père de l’empereur actuel. Le rouquin plongea la main dans l’amas de couronnes d’or pour les faire glisser avec délice entre chacune de ses phalanges.
« Tu crois que le compte y est ? demanda-t-il à Micky.
Difficile à dire comme ça, sans les avoir comptées… mais je pense que oui. C’est pas le genre à Durak de chercher à nous blouser. Il est quand même fantastique ! rajouta le halfeling en secouant la tête devant le trésor. Tout cet or, pour nous… c’est inespéré ! Merci Erik, tu es vraiment un gars honnête.
Ben non, c’est normal, réagit le tavernier avec embarras. Depuis le temps que je vous connais, je pouvais bien vous rendre ce service.
Si, si, un autre que toi aurait pu abuser de la confiance de Durak. Merci de ton honnêteté. Par contre, si tu pouvais nous trouver deux petits sacs pour que nous puissions nous partager tout ça, nous te serions encore plus redevables. C’est que cette boîte a l’air un peu encombrante à trimballer…
Aucun problème. Je vais vous donner ça. »
Comme l’aubergiste quittait momentanément la cuisine pour satisfaire la requête du halfeling, ce dernier donna une bourrade enthousiaste dans l’épaule de son compagnon hypnotisé par le trésor.
« Qu’est-ce que je t’avais dit ? Tu vois qu’on pouvait compter sur Durak pour ne pas nous laisser tomber. Quel dommage que nous ne puissions pas le féliciter avant un petit bout de temps. Je propose que nous trinquions plusieurs fois en son honneur pour fêter ça, qu’en dis-tu ?
Pourquoi pas. Mais je ne pourrai pas rester très longtemps, se reprit Wigmar avec brusquerie. J’ai pas mal de choses à régler avant que nous partions demain. Désolé. »
Voyant la déception se peindre sur le visage de Micky, il s’empressa de préciser :
« Mais ne t’inquiète pas. J’aurai bien le temps d’en avaler deux ou trois, il me semble ! »
Cela suffit à ressusciter le sourire dont le semi-homme n’allait plus se départir jusqu’à la fin de la soirée.
***
Comme d’habitude, les deux ou trois verres qu’il avait promis à son ami s’étaient multipliés par les bons soins du tenancier, si bien que, lorsqu’il sortit de l’estaminet, Wigmar se surprit à observer avec un curieux détachement les premiers symptômes de griserie. Le babillage incessant de son acolyte lui parvenait difficilement jusqu’aux oreilles, comme s’il parlait au travers d’un panneau de bois, alors que la moindre fissure dans les pavés de la rue lui apparaissait avec une troublante netteté.
Avec une lenteur qui trahissait son état passablement éméché, il tourna le cou vers Micky. Malgré sa taille presque deux fois moindre, le halfeling avait bu autant que lui et ne montrait aucun signe d’ivresse, hormis une excitation dont il était coutumier, même à jeun. Il était en train de raconter au voleur, avec moult détails d’ordre digestif, comment il avait remporté haut la main un concours de mangeurs de tourtes lors de sa prime jeunesse.
L’arrivée devant la rue principale du quartier des Sept Péchés permit à Wigmar de mettre un terme à ces ineptes fanfaronnades ; c’était à cet endroit que se séparaient leurs routes pour la fin de la soirée. Micky mit cependant plusieurs minutes à exprimer la joie ineffable qui l’emplissait à l’idée de rendre une ultime visite à son ancien maître, celui chez qui il avait autrefois travaillé comme simple domestique, un certain baron Tarkin. Il salivait à l’avance du dîner tardif mais somptueux qui lui serait certainement proposé, et Wigmar réussit à s’en séparer avant qu’il ne se décide à décrire de bout en bout le menu complet de ce festin à venir.
Tandis qu’il cheminait seul, l’esprit léger et le moral au beau fixe, à humer l’atmosphère nocturne de la ville, Wigmar s’attarda un instant sur le fait qu’il n’avait rien mangé depuis la maigre pitance proposée dans les cachots de l’empereur. Mais son ventre alourdi par la bière ne l’encourageait pas à trouver de quoi se sustenter au plus vite. Il était plus pressé d’assouvir d’autres besoins, bien plus importants à ses yeux, et il accéléra un peu le pas pour réduire la distance qui le séparait de sa prochaine étape : la boutique de Lankhmar. Il y trouverait sûrement quelques opiacés qui sauraient le distraire lors de son voyage imminent.
Il ne connaissait rien de cette Bolgasgrad, ni de ce royaume de Kislev d’un point de vue objectif, mais il avait la conviction qu’il ne trouverait que peu d’occasions de se divertir dans ce froid pays de barbares.
Alors, autant prendre les devants.
Il croisait sur son chemin de nombreux passants qu’il prenait plaisir à observer. Il imprégnait sa mémoire de ces visages inconnus, comme pour les ressasser plus tard avec nostalgie lorsqu’il côtoierait les étrangers du nord. Tandis qu’il admirait la tenue élégante d’un gentilhomme accompagné de ses écornifleurs, Wigmar se demanda si les Kislévites savaient se vêtir autrement qu’avec de la fourrure graisseuse.
Soudain, il repéra un visage familier. Un ruffian l’observait, immobile, près du caniveau. Dès qu’il croisa le regard du rouquin, l’homme s’engouffra dans une ruelle adjacente, et Wigmar le perdit de vue.
L’incident ne le perturba pas outre mesure, mais il se demanda d’où il connaissait cette figure. Le physique du drôle n’avait rien de remarquable, hormis une tache de vin sur une de ses pommettes. Où avait-il déjà vu cette tache de vin ? A la guilde des voleurs de Nuln ? Non. Un client de Julius Dinkel, l’alchimiste ? Un compagnon de cellule à l’époque où il se faisait souvent arrêter pour de menus larcins ? Il ne parvenait pas à mettre le doigt sur ce souvenir évanescent.
Il allait s’efforcer d’oublier cette énigme, quand la réponse surgit sans prévenir dans son esprit, et il la captura aussitôt comme un insecte sur le point de s’échapper. A l’Ancienne Taverne ! Micky n’avait pu s’empêcher de payer une tournée à tous ceux qui étaient installés près du comptoir, et Tache de Vin faisait partie des heureux consommateurs. Pour se retrouver à présent dans les parages, il avait forcément quitté l’auberge juste derrière eux, et l’avait suivi.
Le sac à dos rempli de pièces se fit un peu plus lourd sur les épaules de Wigmar qui maudit l’imprudence du halfeling. Celui-ci avait tout à l’heure fait étalage de leur nouvelle fortune et avait du même coup attiré la convoitise de certains esprits malintentionnés. Le brigand défiguré devait sans doute lorgner sur la toile tendue de son havresac. Il s’était peut-être même mis dans le crâne l’idée de détrousser à la première occasion son actuel possesseur…
Wigmar regarda par-dessus son épaule. Ses craintes se confirmèrent quand il aperçut Tache de Vin une vingtaine de mètres derrière lui. Il accéléra encore l’allure, sans céder pour autant à la panique. Le commerce de Lankhmar l’attendait à seulement deux ou trois rues de là, et un solide marteau de guerre se balançait à sa ceinture. Il aurait pu s’arrêter pour demander des explications à son poursuivant, mais l’homme n’était probablement pas seul. Les coupe-jarrets urbains devaient travailler en groupes pour ne laisser aucune porte de sortie à leurs victimes.
L’alcool ingéré insufflait à l’aventurier une confiance sereine, même si le danger lui avait subitement éclairci les idées. Il parvint à la hauteur d’un passage étroit dans lequel il s’engagea promptement. Au bout, la porte peinte en bleu était celle donnant accès à la boutique illicite de son ami. Plus que quelques pas et il pourrait s’y réfugier.
Mais c’était sans compter sur les deux individus aux mines sinistres qui arrivaient en sens contraire. L’un d’eux était ridiculement petit et malingre. Il tenait le pommeau d’une dague entre ses doigts. La clarté lunaire de Mannslieb se reflétait sur le crâne chauve du second qui, lui, brandissait un gourdin.
Wigmar fit volte-face pour voir accourir Tache de Vin accompagné d’un quatrième larron. Fait comme un rat !
Il ne sut pas trop si la phrase s’était d’elle-même imposée à son esprit ou si l’un des agresseurs l’avait réellement proférée. Il avisa une porte tout près de lui et posa la main sur la poignée qui tourna sans rencontrer de résistance. En moins d’une seconde, il avait pénétré dans la bâtisse, refermé la porte, remercié tous les dieux qu’elle ne fût pas verrouillée, puis tenté de la bloquer en y massant tout son poids. Les coups contre le panneau ne se firent pas attendre, et Wigmar comprit à leur violence qu’il ne pourrait pas retenir très longtemps les brigands.
La pièce dans laquelle il venait de s’engouffrer servait d’entrepôt. D’assez vastes dimensions, rectangulaire, elle était divisée par des rangées d’étagères en bois qui atteignaient presque le plafond. Celles-ci étaient soigneusement alignées sur toute la largeur de la pièce de manière à en combler le plus d’espace, sans toutefois empêcher de s’y mouvoir. Des caissons volumineux garnissaient toutes ces étagères, dépourvus de la moindre inscription qui aurait permis de deviner leur contenu. La majeure partie de l’endroit était plongée dans la pénombre, mais quelqu’un avait laissé une source lumineuse quelque part au centre de l’entrepôt. D’où il se trouvait, le voleur haletant n’en distinguait cependant pas l’origine, car les rangées de caisse lui masquaient la vue.
Pris d’une soudaine inspiration, Wigmar cria plusieurs fois le nom de son ami commerçant. De la rue, cet entrepôt jouxtait la boutique de Lankhmar et il devait s’agir de sa réserve personnelle. Ces mystérieux caissons pouvaient fort bien contenir les produits de contrebande que vendait habituellement le receleur, ce qui expliquait alors leur aspect anonyme.
Personne ne répondit à ses appels désespérés. Pourtant, Lankhmar ne devait guère être loin s’il avait laissé l’issue extérieure sans surveillance et que la pièce était éclairée.
Il s’arc-boutait de son mieux contre le panneau, mais derrière lui, les coups d’épaule ne faiblissaient pas et la porte menaçait de sortir de ses gonds. Il plongea alors entre deux rangées d’étagères et s’enfuit entre les caisses tandis que les malfrats pénétraient avec fracas dans la pièce. Wigmar bifurqua une fois, deux fois, jusqu’à atteindre l’unique source lumineuse de l’entrepôt.
Une table lui bloquait le passage. Elle était recouverte de poussière, de livres de compte en mauvais état et d’une lanterne. Celle-ci dégageait une forte odeur huileuse en même temps qu’une lueur vive. Prudemment, Wigmar recula pour se tapir dans l’ombre protectrice, puis il tendit l’oreille en s’efforçant de calmer son souffle rapide.
A quelques pas de lui, l’un des hommes referma la porte donnant accès à la rue, puis tous se turent, à l’affût du moindre son qui trahirait la position de leur proie. Enfin, ils murmurèrent quelque chose entre eux, et Wigmar les entendit avancer à pas de loup en se séparant pour mieux le débusquer.
Il devait forcément y avoir un accès communiquant entre ici et la boutique, songea le voleur qui se déplaça à croupetons, au cas où l’un de ses ennemis repérerait sa silhouette entre l’interstice de deux caisses. Passant la tête à un angle, il aperçut en effet une seconde porte à quelques mètres de lui, mais il reprit illico sa position initiale en jurant intérieurement. Un des vide-goussets avait longé le mur plutôt que d’entrer dans le dédale des étagères, et venait de se poster juste devant l’issue. Wigmar l’entendit actionner la clenche, mais en vain : cette porte-là avait été verrouillée.
Il porta la main à son marteau de guerre qu’il détacha de sa ceinture. Suite à l’expédition dans les Collines Stériles où ses piètres talents de bretteur avaient été mis à contribution face aux hommes-rats, il avait revendu son épée pour s’acheter cette arme, certes rustique, mais au maniement plus aisé. Il se félicita de cette initiative qui lui procurait un avantage de circonstance : la faible allonge du marteau allait lui être utile dans l’espace exigu qui séparait les rangées de caissons.
Wigmar croyait suivre la progression de tous les brigands, aussi fut-il surpris d’entendre derrière lui un cri surexcité.
« Il est là ! »
Puis le nabot à la dague lui tomba dessus. S’il avait maîtrisé ses nerfs et attaqué Wigmar sans hurler de la sorte, il aurait sans doute pu lui planter sa courte lame entre les omoplates. Mais en l’occurrence, le voleur à la peau blême pivota en un éclair sur ses talons et s’écarta juste à temps. Déséquilibré par cette esquive aussi chanceuse qu’imprévue, et emporté par son élan, le brigand s’étala au sol avec maladresse. Un premier coup de marteau asséné dans son dos lui arracha un râle de douleur, puis il se tut définitivement quand un second s’écrasa sur l’arrière de son crâne.
Wigmar ne commit par l’erreur de se satisfaire un seul instant de cette rapide victoire. Il se faufila dans une nouvelle rangée, celle par laquelle le petit homme était apparu, pour s’éloigner de la lanterne qui semblait se trouver approximativement au centre de l’entrepôt. Suite au dernier cri de sa victime, il entendit les courses précipitées de deux autres brigands qu’il pouvait ainsi aisément localiser. Soit le troisième était resté immobile, soit il se montrait plus futé que ses comparses en avançant avec prudence.
Wigmar atteignit enfin un des murs de la pièce. Il entreprit de le suivre en le conservant à main gauche, il tomberait ainsi sur la porte lui permettant de s’échapper de ce traquenard. Alors qu’il s’approchait d’un angle de la pièce, le chauve au gourdin surgit de la pénombre à quelques pas devant lui. Sans hésiter, Wigmar le chargea.
Au lieu de se protéger, la brute s’avança également, et les deux hommes se percutèrent de plein fouet. Le chauve lâcha son gourdin sous le choc mais il parvint à agripper d’une main le bras armé du rouquin. De l’autre, il lui captura la gorge avec une poigne d’acier. Suffocant, le voleur tenta de lui administrer un violent coup de genou dans le bas-ventre, mais l’autre le collait de trop près.
L’air lui manquait, et le brigand possédait la force d’un taureau. Il se sentit sombrer dans une inconscience qu’il devinait fatale. Le coude bloqué par la prise du brigand, il tordit son poignet, mais la tête plate du marteau frôla seulement le crâne luisant de sueur. Dans un ultime effort il frappa dans l’autre sens, avec toujours aussi peu de force et d’élan, mais cette fois-ci, la pointe aiguisée de l’arme déchira l’oreille de son agresseur. La souffrance engendrée fit desserrer légèrement la prise mortelle, et Wigmar en profita pour se dégager, aspirant l’air à pleins poumons. L’homme porta une main à son oreille mutilée et hurla de rage à la vue de ses doigts ensanglantés. Mû par une énergie qu’il ne se connaissait pas, le voleur frappa par en dessous la mâchoire de son ennemi avec le côté contondant du marteau, comme s’il avait souhaité ainsi le soulever du sol. Il ne réussit pas ce tour de force mais sentit avec satisfaction les os se briser. Les yeux du chauve se révulsèrent dans ses orbites, puis il s’écroula lourdement au sol, inerte, la langue pendant de façon grotesque hors de sa ganache meurtrie.
Un sentiment d’exaltation gagna Wigmar, qui ne pouvait cette fois-ci pas être attribué simplement à la bière. D’avoir vu périr deux adversaires sans avoir lui-même subi la moindre égratignure l’emplissait d’une joie étrange.
Il dépassa le coude formé par l’espace entre les étagères et aperçut la porte qui donnait dans la rue. Malheureusement, elle était surveillée par le même détrousseur qui avait vérifié la seconde issue quelques instants plus tôt. L’homme était revenu sur ses pas et bloquait l’unique sortie de l’entrepôt. Il portait un plastron de cuir clouté par-dessus sa chemise et brandissait une longue épée. Wigmar sut tout de suite que cet adversaire était d’une autre trempe que les deux gredins qu’il venait d’occire. Néanmoins, il ne vit pas d’autre solution que de l’affronter au plus vite, avant d’avoir en plus Tache de Vin sur les bras. De toute manière, son ennemi l’avait repéré.
L’épéiste attendit qu’il ne soit plus qu’à quelques pas de la porte pour venir au contact. Trois passes d’armes suffirent à Wigmar pour comprendre qu’en plus d’être un bon bretteur et plus dangereux que ses acolytes, ce brigand allait certainement le vaincre. Il ne pouvait que tenter d’éviter les combinaisons d’estocades et de pointes qui menaçaient de le toucher à la première inattention, et il se voyait contraint de céder du terrain à son adversaire. Obligé de reculer, il s’efforçait néanmoins de se diriger vers le cœur de la pièce, là où les rangées de caisses formaient les passages les plus étroits, là où l’épée aurait moins d’espace pour s’exprimer.
A deux reprises, la longue lame fit jaillir des étincelles du fer de son marteau qui ne lui servait qu’à parer les assauts répétés du détrousseur. Ce dernier grimaça soudain un sourire narquois. Wigmar regarda furtivement en arrière et vit avec horreur la table qui l’empêcherait de reculer plus longtemps. Le brigand profita de sa détresse pour l’atteindre à l’aine. Le froid métal déchira sa tunique et s’enfonça dans ses chairs, suivi par la chaude sensation du fluide coulant hors de la plaie.
Wigmar riposta en balayant l’espace devant lui de son marteau, mais l’homme esquiva aisément d’un pas en arrière. Il profita de ce court répit pour attraper la lanterne, qu’il lança de toutes ses forces à la tête du spadassin. Il y eut un bruit de verre cassé, suivi d’un cri atroce quand l’huile brûlante se déversa sur le visage du malheureux. Les premières cloques y affleuraient déjà quand Wigmar fit pleuvoir un déluge de coups sur tout le corps de son adversaire, qui se prostrait un peu plus à chaque impact subi. Quelques soubresauts convulsifs l’animaient encore, mais il l’enjamba sans plus attendre pour gagner la sortie… et Tache de Vin surgit de sa cachette à ce moment-là.
Le brigand se figea dans son élan quand il aperçut le rictus cruel de Wigmar, et le sang mêlé d’ichor qui maculait son arme. Il pâlit à la vue du cadavre pantelant de son acolyte au visage fondu. Il se cogna contre une caisse et se mit à reculer devant le voleur en bredouillant son effroi.
« Désolé… désolé… t’es le plus fort. Ne me fais pas de mal. Si j’avais su, je ne t’aurais jamais agress酠»
Le visage fermé, Wigmar le suivait, son marteau levé. Comme il ne répondait pas, Tache de Vin se fit de plus en plus suppliant, la panique perçant dans sa voix.
« Non, pitié, arrête ! Je ferai tout ce que tu voudras. J’ai pas d’or à te donner… j’ai rien sur moi, je suis désolé. Je t’en prie, laisse-moi partir. »
A force de reculer, l’homme se retrouva dos à la porte qui menait dans la rue. Mais Wigmar se tenait juste devant lui et pouvait le frapper à la moindre intention de fuite de sa part. Le gourdin ballant au bout de son bras, il était évident que le brigand ne songeait même plus à se défendre. D’avoir vu terrassé le meilleur combattant de leur misérable clique suffisait à lui ôter tout espoir.
« C’est bon, tire-toi. Tu me répugnes », siffla le rouquin d’une voix glaciale en affichant une moue écœurée.
L’autre hésita, la main toujours sur la poignée. De la sueur rance perlait à son front et dégoulinait jusqu’à ses lèvres boursouflées tandis qu’il jaugeait craintivement le regard du voleur. Visiblement, il ne parvenait pas à croire qu’il allait s’en sortir à si bon compte.
Wigmar s’écarta et baissa légèrement son arme. Le malandrin hésita à bafouiller quelque chose, sans doute un remerciement aussi abject que ses excuses, mais il préféra finalement déguerpir sans plus attendre.
A peine avait-il tourné le dos et entrouvert la porte que la pointe du marteau lui perfora la calotte crânienne.
L’homme était mort sur le coup et Wigmar put retirer sans difficulté son arme de sa tête qui avait éclaté comme un fruit trop mûr. Le marteau était souillé par une couche d’humeurs grisâtres, aussi l’essuya-t-il sur les vêtements du malheureux avant de le ranger à sa ceinture. En remettant un peu d’ordre dans sa tenue mise à mal par le combat, Wigmar songea que l’existence tenait à très peu de chose… pour certains. Si sa dernière victime ne s’était pas montrée aussi pleurnicharde, sans doute l’aurait-il laissée s’enfuir comme il en avait eu tout d’abord l’intention. Mais ses geignements l’avaient convaincu qu’une telle raclure ne méritait pas de vivre plus longtemps. De toute manière, les brigands, eux, ne l’auraient pas épargné s’ils avaient eu le dessus.
Depuis qu’il avait fracassé la lanterne, la pièce avait été plongée dans une pénombre seulement atténuée par la lumière d’un réverbère qui se faufilait par les interstices de la porte. Il alluma donc une de ses torches puis entreprit de fouiller les cadavres pour les délester de la monnaie dont ils n’auraient plus jamais besoin. Quelle ironie ! s’amusa le voleur. Ils subissaient le sort qu’ils lui avaient dans un premier temps réservé.
Il se félicita également d’avoir vaincu ses adversaires en n’ayant subi qu’une blessure, somme toute bénigne, car sa plaie en haut de la cuisse ne saignait déjà presque plus. Il venait de vaincre quatre ennemis ! Si seulement Durak pouvait être là pour voir ça, lui qui ne cessait de critiquer son manque d’efficacité dans les batailles… Bien sûr, il ne s’agissait que de stupides détrousseurs mal entraînés, mais il jugea qu’à quatre contre un, le combat avait débuté de manière plutôt déséquilibrée. Il n’allait donc pas bouder son sentiment de fierté, somme toute légitime.
Alors qu’il achevait de faire les poches de l’escrimeur au visage brûlé, Wigmar entendit un bruit à quelques pas devant lui. Surpris, il se redressa, prêt à dégainer à nouveau son marteau de guerre. Sur le sol, juste devant la table encombrée de papiers, une trappe camouflée se soulevait lentement. Une tête blonde surgit par l’ouverture, suivie de deux épais avant-bras. Le reste du corps apparut quand l’individu se hissa sans effort dans la pièce. Il arborait une fine moustache, aristocratiquement taillée, mais ce détail insolite tranchait avec sa chemise débraillée, maculée de tâches sombres et graisseuses. Avec ses favoris bien entretenus mais son pantalon élimé, on eut dit un seigneur déguisé en mendiant. Ou l’inverse.
Quand il aperçut l’intrus qui le dévisageait de derrière son flambeau, il se mit à jurer.
« Wigmar ! Qu’est-ce que tu fous ici ? »
Avant que celui-ci ait pu lui répondre, il aperçut le cadavre et écarquilla les yeux.
« Par tous les démons, quel est ce bordel ?
Salut Lankhmar, répliqua le voleur d’un ton dégagé. On ne peut pas dire que le quartier soit très sûr autour de chez toi. Je suis vraiment navré mais ces coquins en voulaient à mon or ; et comme je n’étais pas disposé à leur laisser…
Ces coquins ? » s’exclama le commerçant.
Il bouscula Wigmar et parcourut toutes les allées de son entrepôt, ponctuant de grossièretés mécontentes chaque nouveau corps découvert. Parvenu à celui de l’homme chauve, il se pencha sur lui en grommelant.
« Celui-là bouge encore. »
Avec le même flegme que s’il avait égorgé un poulet, il sortit une dague à la lame courbe et la planta dans le cœur du moribond. Comme si cet acte l’avait rasséréné, il adressa un sourire à Wigmar en se redressant, puis vint lui poser une main amicale sur l’épaule.
« Tu me causes bien des soucis, mais je suis heureux que tu t’en sois si bien tiré. Tu aurais quand même pu faire ça ailleurs ! Je m’absente cinq minutes et voilà que tu viens fureter dans mon entrepôt.
J’ignorais que toute la rue était à toi. J’ai essayé d’entrer par-devant, mais il y avait ces videurs qui m’en ont empêché. J’ai cru que c’était toi qui leur avais demandé de m’attaquer à vue ! plaisanta le rouquin.
Allons bon, tu es un trop bon client pour que je te maltraite de la sorte ; et puis je t’aime bien. Ça me fait plaisir de te revoir puisque tu n’es pas venu depuis un bout de temps. A tel point que je ne vais même pas te demander de nettoyer toutes les saletés que tu m’as faites ! Mais aide-moi quand même à les ranger dans un coin. »
Les deux hommes s’activèrent sur les brigands occis jusqu’à les aligner les uns à côté des autres. Ensuite, Lankhmar donna un tour de clé à la porte extérieure. Après avoir vérifié que le pêne maintenait bien fermé le battant, il se dirigea vers le fond de la pièce pour déverrouiller la seconde.
« Je suppose que tu viens pour refaire ton stock ? lança-t-il à Wigmar qui le suivait.
Exact. Si tu as cette fois-ci de la première qualité à me proposer, je suis preneur. Les affaires ont bien marché pour moi ces temps-ci, alors, je peux me permettre un peu de fantaisie par rapport à d’habitude », rajouta le voleur en pénétrant dans la boutique à la suite du marchand.
L’intérieur faisait irrésistiblement penser à l’échoppe d’un apothicaire, tant les étagères croulaient sous le poids d’une multitude de petits pots en terre cuite. Mais les céramiques ne contenaient guère de plantes médicinales au sens classique du terme. La spécialité de Lankhmar était le recel de substances interdites dans l’Empire ainsi que dans la plupart des pays civilisés. Quel gouvernement raisonnable permettrait la vente publique de dangereux psychotropes ? Racines d’outre-tombe, lotus noir, ajoncs à fleurs bleues, belladone séchée ou champignons hallucinogènes ne constituaient qu’un mince échantillon des drogues que proposait aux clients avertis le commerçant moustachu. Les moins recommandables pouvaient même se fournir en poisons mortels s’ils le désiraient. Pour sa part, Wigmar ne recherchait qu’une provision d’euphorisants capables de le distraire pour sa prochaine expédition. Non pas qu’il y fût devenu dépendant comme certains le prétendaient, mais il connaissait malheureusement trop bien les affres de l’ennui occasionné par un trop long voyage.
Comme il ne pouvait pas déchiffrer les étiquettes collées sur les pots, le commerçant lui énuméra gracieusement la liste de ses produits. Ceci fait, il attendit patiemment que le voleur eût déterminé son choix. Mais comme son indécision se prolongeait, il lui demanda s’il partait à nouveau pour une longue période. Wigmar répondit sans détacher les yeux des étagères garnies.
« Plutôt, oui. Je vais au royaume de Kislev. Tu connais ?
Un peu. J’ai des collègues qui transitent par cette région pour ramener de la marchandise de Norsca. La frontière est longue entre l’Empire et Kislev, et donc plus difficile à surveiller que la côte. Tous les contrebandiers en provenance du grand nord passent par là.
Alors, comment est le pays ? Aussi perdu que je l’ai entendu dire ?
Bah, en effet, ça n’a pas l’air très folichon de vivre là-bas. En dehors de quelques villes, bien moins grandes que chez nous, les gens survivent tant qu’ils peuvent. Apparemment, les mendiants d’Altdorf mangent plus souvent à leur faim. Les hivers sont très froids, les champs presque incultivables en été car la terre se transforme en boue… C’est plutôt sordide comme région.
Je m’en doutais, mais je ne compte pas y passer l’hiver de toute façon.
Tu pars quand ?
Demain. Le rouge, là ; tu m’as bien dit que c’étaient des oreilles-de-bœufs ? demanda Wigmar en attrapant l’un des pots sur l’étagère. Je le prends, poursuivit-il après l’acquiescement du marchand. Une valeur sûre !
Tu as intérêt à bien te couvrir si tu pars maintenant pour Kislev. L’hiver y sera installé dans presque une lune, et ce ne sont pas les femmes de là-bas qui risquent de te réchauffer la couenne ! s’esclaffa grassement Lankhmar. D’après mes gars, elles y sont aussi froides que le climat. S’il y a des catins dans ce damné pays, elles ne doivent pas trop aimer se geler le cul à attendre le client à l’extérieur. En tout cas, elles se cachent bien. »
Le rouquin bedonnant se retourna pour adresser un regard désespéré au receleur. C’était pire que ce qu’il avait craint. Bien sûr, ils n’allaient pas là-bas pour faire les mariolles ; leur survie dépendait de la réussite d’une mission qui leur demanderait bien des efforts. Mais il ne s’imaginait pas passer encore un ou deux mois d’abstinence. A quoi lui servait-il d’être riche s’il ne pouvait décemment en profiter à sa convenance ?
Le commerçant esquissa un sourire devant son expression déconfite, et ses yeux pétillaient d’humour, sans aucune compassion pour la réelle détresse de son client. Furieux de cette mauvaise nouvelle, Wigmar se concentra à nouveau sur la rangée de produits illicites.
« Ça a l’air de sérieusement te chagriner, commenta avec malice Lankhmar qui connaissait le penchant du licencieux voleur. Ne fais pas cette tête, voyons ! Je n’aime pas te voir ainsi. De plus, j’ai peut-être quelque chose pour toi si tu as peur de manquer d’affection pendant ton long voyage…
Si tu veux me fourguer un fichu aphrodisiaque, garde-le, maugréa Wigmar. Il n’y a pas une seule femelle parmi mes compagnons de route, alors je ne vois pas trop à quoi ça me servirait. Quoique… maintenant que j’y pense, nous avons rendez-vous avec une elfe. Ce serait une expérience exotique », plaisanta-t-il.
Le vendeur nia énergiquement en secouant la tête.
« N’y songe pas. Ces créatures sont encore plus glaciales que les Kislévites. M’est avis que tu aurais moins de mal à forcer une huître sans couteau qu’à te ventrouiller sur une elfe ! Par contre, j’ai quelque chose, un objet enchanté qui pourrait t’être très utile si tu t’ennuyais pendant ton expédition. Attends une seconde. »
Sous l’œil intrigué de son client, Lankhmar passa derrière le présentoir en chêne pour retirer du meuble une étrange statuette, qu’il tendit au voleur. Celui-ci hésita, peu engagé par l’aspect incongru de l’effigie.
« Prends-la ! Elle ne va pas te manger ! »
Avec une inexplicable répulsion, Wigmar consentit à se saisir de l’objet pour l’examiner. Seulement haute comme la main, la statuette représentait un humain nu des pieds à la tête, à la fois masculin et féminin. Mû par une curieuse inspiration, le sculpteur avait dessiné une chevelure raccourcie sur sa moitié, un sein galbé mais le second presque inexistant, et une courbe de hanches plus voluptueuse d’un côté. En bas du ventre, l’effigie était cependant asexuée. Le talent de l’auteur était d’avoir réalisé cet être androgyne sans réelle démarcation disgracieuse entre les deux profils parallèles.
Sa conception devait remonter à de nombreuses années car la peinture crème qui recouvrait le bois s’écaillait en de nombreux points, les jambes étant les plus atteintes par le vieillissement de l’ouvrage.
Pour répondre au regard interrogateur de son client, le marchand s’expliqua.
« Vois-tu, une véritable sorcellerie est contenue dans ce morceau de bois. Il a été créé pour glorifier l’amour et les plaisirs charnels. Si tu le tiens dans tes mains en prononçant un mot rituel, la première femme que tu rencontreras ensuite tombera aussitôt sous ton charme. Ne ris pas ! C’est vrai, ça a fonctionné avec moi. »
Ignorant l’expression goguenarde de son interlocuteur, il poursuivit.
« Ce mot est Zarozinia. Ne me demande pas d’où ça vient, ni ce que ça signifie, je n’en sais rien. Mais c’est le mot qui déclenche l’enchantement. Je te le prête, par amitié. Je ne te demande même pas d’argent. Quand tu auras passé plusieurs jours, plusieurs semaines dans la solitude, tu seras bien heureux d’utiliser son pouvoir pour te trouver une compagnie facile. »
Wigmar cessa de ricaner devant l’attitude vexée du commerçant. Il reprit en main la statuette qu’il avait reposée sur le comptoir quelques instants plus tôt, puis rétorqua d’une voix railleuse.
« Allons bon ! C’est tentant de se faire alpaguer par la première passante que je vais croiser en sortant d’ici. On va tout de suite voir si ça fonctionne…
Non, pas là ! » s’exclama Lankhmar d’une voix blanche en tentant en vain de reprendre l’objet des mains du voleur.
Sa réaction apeurée étonna Wigmar. Le receleur reprit contenance en se justifiant d’un ton paternaliste, identique à celui qu’emprunterait un précepteur avec son élève.
« Ce n’est pas un enchantement ordinaire qui est contenu dans cette statuette, si j’ose dire. Il ne faut pas s’en servir à la légère. Quand son pouvoir est utilisé, elle a besoin de régénérer sa magie et devient inutile pendant une période plus ou moins longue.
Pourquoi ? demanda le voleur d’une voix où le mépris se disputait à l’incrédulité.
Parce que c’est de magie divine dont il s’agit. »
Un silence pesant accueillit la sentence du marchand. Pressentant que Wigmar était à deux doigts de quitter les lieux, celui-ci soupira profondément.
« Je vois bien que tu ne me crois pas. D’accord, je vais te révéler quelque chose que tu as intérêt à garder pour toi. Tu ne m’as jamais causé d’ennuis jusque-là, alors j’espère pouvoir te faire encore plus confiance. Voilà : je suis adepte d’une religion mal connue. Non ! Ne fais pas cette tête-là ! Tu n’es pas prêt de me voir en robe de clerc à prêcher la bonne parole à tous les coins ! Laisse-moi t’expliquer, insista Lankhmar comme le voleur essayait de l’interrompre. Est-ce que tu connais le dieu Slaanesh ? »
Wigmar nia, et le receleur le dévisagea pendant quelques secondes, comme pour s’assurer de sa franchise.
« C’est possible car son culte n’est pas autorisé. Pourtant, Slaanesh ne prône rien de répréhensible puisqu’il incite seulement ses fidèles à profiter des plaisirs de la vie, et des plaisirs de la chair en particulier. C’est le dieu de l’amour, mais aussi des caresses, des sensations fortes, bref… tu vois de quoi je parle. Et c’est là que le bât blesse. Ces grenouilles de bénitier qui vénèrent Sigmar et les autres divinités importantes ne supportent pas que certains se débauchent pendant qu’eux sont obligés de prier à longueurs de temps. Tu me suis ?
Mais pourquoi t’es-tu embarqué là-dedans ? »
Lankhmar gratifia le voleur d’un clin d’œil complice en se frottant les mains de contentement.
« Eh, eh ! Parce qu’il y a de nombreux avantages à faire partie des adeptes de Slaanesh. Ainsi, je me suis fait plein de nouveaux amis, tous membres du même culte, et nous nous réunissons régulièrement pour communier entre nous.
Très intéressant, persifla Wigmar.
Ce que tu ne comprends pas, bougre d’âne, c’est que je participe ainsi aux plus fantastiques orgies qu’il m’a été donné de connaître. Au nom de notre dieu, nous forniquons tous allègrement les uns avec les autres, sans aucune retenue. Les femmes sont lascives, pires souvent que les hommes. Et tu ne vas en croire tes oreilles, mais la plupart proviennent de la noblesse impériale. Je te jure ! Pas plus tard que cette nuit, j’ai abusé des largesses de la Gravin von Dreiss qui a des appartements au cœur même du palais de l’empereur. Tu parles d’une garce ! En ce moment, elle doit dîner à sa table, entourée de son mari, ses enfants et de tous les autres nobliaux, sans qu’aucun ne se doute que la respectable Gravin s’est fait culbuter la veille par plusieurs mécréants dans mon genre. C’est pas formidable, ça ? »
Pour Wigmar, l’anecdote paraissait trop énorme. Mais il n’avait jamais connu l’expérimenté commerçant dans un tel état d’excitation, et celui-ci ne semblait pas avoir inventé une histoire aussi extravagante. La lueur exaltée dans ses yeux attestait de sa sincérité, mais également d’une étonnante ferveur.
« Dis comme ça, en effet, elle a l’air assez amusante ta religion. Mais quel rapport avec ce truc ? demanda-t-il en agitant l’effigie bisexuée.
C’est un cadeau de Slaanesh aux cultistes les plus méritants tels que moi. Je te passe les détails des épreuves qui nous départagent les uns des autres ! précisa-t-il avec un affreux rictus paillard. C’est un de nos grands prêtres qui me l’a offert.
Pourquoi alors me le prêter si c’est si précieux ?
Je n’en ai plus vraiment besoin, maintenant. J’ai tout ce qu’il me faut sous la main. Par contre, fais très attention de bien la dissimuler si tu l’emmènes, et de ne la montrer à personne, même pas à tes compagnons ! Comme je te l’ai dit, l’Empire ne tolère pas cette religion. »
L’épisode de la pierre distordante, à l’origine de son emprisonnement et de l’expédition pour Kislev, s’imposa à l’esprit de Wigmar. Le parallèle entre cette statuette interdite et la maudite poudre le frappa subitement.
« Par le plus grand des hasards, ton Slaanesh, ce ne serait pas un de ces fameux dieux du Chaos ? »
Lankhmar hésita, mais répondit finalement sans détourner le regard, d’une voix neutre pour bien montrer au voleur qu’il ne cherchait pas à le duper.
« En effet, il est catalogué comme tel par les autres églises. C’est pourquoi nous sommes obligés de faire très attention à ne pas nous faire repérer par les expurgateurs et les hommes de l’Empereur. Je prends d’ailleurs un risque à te confier tout ça Wigmar, mais tu es plus qu’un client pour moi, presque un ami. Mais franchement, réfléchis bien. Il n’y a aucun rapport entre nos réunions et les actes déments des autres dieux du Chaos tels que Khorne le Sanglant ou le sombre Tzeentch. Qu’y a-t-il de mal à partager de bons moments avec d’autres personnes, toujours consentantes ? Ce que les prêtres de Sigmar désignent comme décadence, nous l’appelons, nous, hédonisme. Nous ne faisons rien de mal, mais ça choque tout simplement leurs esprits étroits. »
Foncièrement, Wigmar ne pouvait qu’adhérer aux arguments du receleur. Lui-même avait toujours pesté contre les lois et la morale qui l’obligeaient à se cacher pour dépenser son or comme il l’entendait. Nombre de ses connaissances ne se gênaient pas pour l’agonir de sermons qui visaient son comportement soi-disant outrancier, le bougon Durak au premier rang. L’évocation du visage sévère et constamment irrité du nain acheva de le convaincre, et il rangea l’effigie dans son havresac.
« Très bien, je ferai attention et je te la rendrai à mon retour. Mais c’est vraiment pour te faire plaisir parce que j’ai peine à croire que les Kislévites vont me tomber dans les bras grâce à ce morceau de bois. Combien pour les herbes ? » demanda-t-il en sortant une poignée de pièces dorées.
Les deux hommes se mirent rapidement d’accord sur le montant de la transaction, puis le commerçant accompagna Wigmar jusque dans la ruelle. Un lampadaire solitaire éclairait faiblement le seuil de la boutique qui ne présentait aucune devanture, par soucis de discrétion.
« Encore une nuit chaude, je vais avoir du mal à m’endormir. Tu devrais aller faire soigner ça avant d’aller voir des filles, commenta Lankhmar en désignant l’auréole de sang qui souillait le pantalon du voleur au niveau de l’aine. Ça pourrait s’infecter.
Non, ce n’est rien. Je suppose que je dois te remercier pour le truc. »
Wigmar tapota l’endroit de son sac où était approximativement cachée la statuette.
« Pas la peine. Tu me remercieras à ton retour et tu t’excuseras de m’avoir pris pour un bonimenteur. Allez, amuse-toi bien, et bonne route surtout, rajouta le commerçant avec chaleur tandis que son client lui serrait la main. »
Le voleur réajusta les lanières de son sac à dos sur les épaules, puis se dirigea vers la maison de joie connue sous le nom de l’Eglantier.
Tandis qu’il disparaissait dans la nuit, l’expression amicale de Lankhmar se fit légèrement sardonique. Son sourire moqueur imitait presque celui figé sur les lèvres d’une statuette impie qui bringuebalait au fond d’un sac encombré.


LA LUNE


Ils furent sept cavaliers à quitter la capitale impériale, sous un soleil brillant à son apogée. Sept aventuriers diligentés au-delà des frontières pour assassiner, ou au mieux capturer, un sorcier aussi redoutable que maléfique. Aucun d’eux n’avait trahi la confiance de Karl-Franz Ier puisque tous s’étaient présentés au palais pour se préparer au voyage.
Même Ernst-Werner.
Nantis de montures qui avaient reçu les attentions de consciencieux palefreniers, trois semaines de voyage leur auraient logiquement suffi pour atteindre la frontière du royaume de Kislev. Mais le nain et le halfeling montaient chacun un poney adapté à leur taille, deux bêtes fringantes et de noble lignage, certes, mais qui réduisaient néanmoins la vitesse de l’ensemble du groupe.
Ils passèrent ainsi presque une lune complète à chevaucher vers le nord-est, sur la route très encombrée de voyageurs, qui reliait Altdorf à Middenheim, la cité dominant le septentrion de l’Empire. Les aventuriers firent une courte halte dans cette ville pour regarnir leurs fontes de provisions, puis ils en profitèrent pour dormir au moins une nuit sous un véritable toit. Quelques jours plus tard, ils franchirent un poste de garde, dont la fonction était de marquer la limite entre les deux nations.
Ce périple ne leur parut pas aussi monotone qu’ils l’avaient craint dans un premier temps. Ils profitèrent du voyage pour apprendre à se connaître, puis à s’apprécier. Même si le groupe disparate était constitué de fortes personnalités, parfois aux antipodes les unes des autres, l’entente régnait en son sein. Ils profitaient de chaque veillée au bivouac pour disserter sur leur avenir proche et sur ce qui les attendait à Bolgasgrad. Autour du feu de camp, les conversations s’animaient fréquemment pour dévier de leur principal sujet de préoccupation. Quand Grim et Ernst-Werner parvenaient à vaincre leur réserve, ou même leur timidité, leurs compagnons découvraient avec intérêt les combats impossibles remportés par le premier, ou les surprenantes démonstrations magiques que daignait accomplir le second. Grâce à son expérience d’éclaireur, Tobias captivait son auditoire en évoquant de lointaines destinations, avec un luxe de détails imagés. Toute intervention du sagace Mam’Dou était accueillie par des murmures approbateurs, tandis que l’impertinence de Wigmar, les plaisanteries de Micky et le bagout de Jean-Louis n’avaient de cesse de faire rire aux éclats le reste de l’assemblée, chassant ainsi les quelques animaux nocturnes de la Grande Forêt impériale, qui avaient osé s’approcher des campeurs.
Au fond d’eux-mêmes, ils devinaient que cette osmose progressive posait les jalons d’une véritable sympathie entre les membres du groupe. Si cette amitié latente pouvait se transformer en une solidarité sans faille, les chances de succès de leur entreprise s’en verraient considérablement accrues. C’était du moins l’opinion intime du sudron. Aussi celui-ci employait-il sa sagesse et ses talents de diplomate pour étouffer dans l’œuf le moindre signe d’altercation au sein de la compagnie.
Ils firent également la connaissance du froid. Bien sûr, l’été se mourrait, mais le cycle des saisons n’était pas le seul responsable de la baisse de température. Depuis les environs de Middenheim, ils avaient troqué leurs effets ordinaires contre les vêtements fourrés que leur avait conseillés le chancelier de l’Empereur. Ces derniers, bien que très inconfortables, ne les quittèrent plus à partir de leur entrée dans les forêts de Kislev, même pendant leur sommeil. Mais si les voyageurs étaient souvent transis par cette précoce froidure, la faute en incombait surtout au glacial vent du nord qui mugissait sans discontinuer. Quand le ciel se couvrait, nulle neige n’en tombait mais plutôt un fin grésil qui, conjugué aux bourrasques hostiles, parvenait à frigorifier les plus endurcis.
Un seul d’entre eux ne semblait pas souffrir de ce rude climat et des gerçures qui en découlaient. Dès l’aube, le jeune sorcier aux longs cheveux noirs invoquait un sortilège qui réchauffait l’atmosphère autour de sa personne. Cet enchantement ne le protégeait pas du vent mais il réchauffait son corps en permanence, et Ernst-Werner avait toujours l’agréable sensation de chevaucher à proximité d’un foyer ardent. Comme il s’agissait d’un sortilège mineur, celui-ci ne nécessitait pas de la part de son utilisateur une vive concentration, ni une remarquable débauche d’énergie psychique. Le magicien pouvait ainsi maintenir son effet tout au long de la journée. Malheureusement, il se voyait incapable de l’étendre à ses partenaires ; peut-être l’animal qu’il chevauchait en bénéficiait-il, mais il n’en était même pas certain. Il jugea donc plus sage de cacher aux autres son avantage pour ne pas éveiller les jalousies.
Les bois autour d’eux changeaient progressivement d’aspect au fur et à mesure qu’ils approchaient de leur destination. Les chênes et autres caducs avaient laissé place à d’étranges arbres dotés d’aiguilles ou de sombres feuilles vernissées en lieu et place de ramure. Pour Ernst-Werner, Nulnois de naissance, qui n’avait connu que la partie méridionale de l’Empire, cette végétation ne présentait qu’une ressemblance minime avec les sapinières poussant sur les contreforts des Montagnes Grises. D’après Tobias, il s’agissait de mélèzes et d’épicéas, les seconds se distinguant par leur gigantisme et leur robe d’aiguilles vert clair.
Le deuxième matin après qu’ils aient dépassé le poste de frontière, la route émergea enfin de la forêt pour traverser un paysage de mornes plaines. L’absence de relief dans cette région surprit le jeune thaumaturge. Aucune colline, aucune dénivellation de terrain n’interrompaient la ligne d’horizon, et partout où se posait son regard, il régnait un verdoyant désert, où les herbes hautes ne toléraient même pas la présence d’un bosquet. Le ciel étant assombri par les nuages, les aventuriers ne voyaient pas aussi loin que par un temps dégagé, mais cette vaste platitude augurait de nouvelles journées à cheval avant d’atteindre une quelconque habitation humaine.
Résigné, le groupe poursuivit son chemin, en regrettant amèrement les arbres qui les avaient en partie préservés du vent cruel. La pluie avait dû récemment tomber car la route en terre était bordée de nombreuses flaques, qui restreignaient par endroits la largeur de la voie. Deux fois ils croisèrent un attelage, mais les cochers ne répondaient à leurs saluts que par un regard fixe et des lèvres closes. Ils ne s’en offusquèrent guère cependant, les honnêtes gens ne recherchant que rarement la compagnie des aventuriers ; et leur assemblée hétéroclite indiquait trop clairement leur appartenance à cette catégorie de personnes. Dans l’après-midi, un cavalier solitaire les dépassa en trombe, à une vitesse telle que le malchanceux Grim vit ses cuissardes partiellement arrosées de boue. Le nain agonit d’injures le fautif en pure perte, ce dernier se trouvant déjà trop loin pour l’entendre.
Le disque solaire descendait très bas dans le ciel quand ils distinguèrent enfin un signe de civilisation. En s’approchant, ils virent que la route se dirigeait vers quelques baraques regroupées en un minuscule hameau, puis se divisait à sa sortie en une fourche. Malgré l’heure tardive, des autochtones s’échinaient encore à travailler la terre, et au vu de leur nombre, Ernst-Werner estima que toute la population du village était présente. Hommes, femmes, vieillards, enfants, tous participaient à l’entretien de lopins bien délimités qui s’étendaient autour des cahutes en torchis et aux toits de chaume. Crottés des pieds à la tête, les locaux bêchaient, semaient, sarclaient, labouraient sans rechigner dans une terre grasse. Quand l’un d’eux repéra la troupe de cavaliers qui s’approchait, ils cessèrent tous en même temps leur besogne pour observer l’arrivée des étrangers. Mais ils reprirent ostensiblement leurs tâches respectives au moment où les cavaliers entrèrent dans le hameau, leurs visages aussi fermés que des portes de cachots.
D’aucuns parmi les plus jeunes levèrent pourtant la tête tout en se penchant sur leurs outils, poussés par une curiosité plus vive que la crainte de leurs aînés. Mais les aventuriers ne reçurent comme véritable accueil que les jappements de vilains canidés à l’apparence plus sauvage que domestique.
Du haut de sa selle, Ernst-Werner contempla les visages de ces paysans si peu hospitaliers. De taille modeste, le teint et les cheveux plus clairs, la figure sèche, presque hâve, ces Kislévites présentaient de nombreuses caractéristiques communes qui les démarquaient assez nettement de leurs voisins méridionaux. L’Empire était suffisamment vaste pour qu’il se sente déjà très différent d’un concitoyen de Altdorf ou de Middenheim, mais à la vue de ces étrangers inamicaux, il ressentit une nostalgie aiguë de Nuln, sa ville natale. Mais il se trouvait à présent si loin du foyer rassurant de Maître Pogner qu’il avait quitté depuis bien trop longtemps. Son mentor se serait-il inquiété de lui ? L’avait-on mis au courant sur son sort et la périlleuse mission que l’empereur lui avait confiée ? C’était malheureusement improbable. Karl-Franz Ier tenait à conserver cette expédition secrète, Veit Pogner ignorait donc tout de ce qu’il lui était advenu. Il ne pouvait désormais compter que sur lui-même… et sur ses compagnons.
Malgré l’hostilité affichée des villageois, Tobias Salamenco menait la troupe sans manifester le moindre signe de nervosité, aux côtés de Mam’Dou. Une telle assurance réconforta quelque peu le sorcier et fit taire ses inquiétudes. Ils s’arrêtèrent à la croisée des chemins, là où la route empruntait deux directions divergentes. Un poteau en bois gisait à terre dans l’herbe d’un talus, visiblement arraché du sol de longue date. Il était surmonté d’une planche taillée en pointe à ses deux extrémités, mais les inscriptions qui y étaient autrefois gravées avaient disparu, effacées par une succession d’hivers trop rigoureux. L’Estalien mit pied à terre et tous les autres l’imitèrent, pas mécontents de soulager leurs postérieurs meurtris. Ernst-Werner s’approcha de lui.
« Tu sais où on est ?
Je suis quasiment certain que Bolgasgrad est par là, répondit l’éclaireur en désignant la route qui s’éloignait à l’opposé du soleil couchant. Si nous poursuivons vers le nord, nous allons bientôt atteindre la côte de la Mer des Griffes et le port d’Erengrad. Mais j’hésite. Je ne sais pas s’il faut dès maintenant bifurquer ou si ce n’est pas plutôt un peu plus loin. »
Tobias se gratta son menton bien rasé avec perplexité.
« Bon, il ne reste plus qu’à demander notre chemin à ces braves gens.
Tu es optimiste, rétorqua aigrement le magicien. Ces braves gens, comme tu dis, ont l’air d’avoir autant envie de nous aider que de nous adresser un bonjour. Pas très sympathiques dans le coin, les bouseux. »
Ernst-Werner reçut un regard sévère de la part de son ami. Il crut que l’éclaireur allait lui adresser un lourd reproche, mais la lueur irritée disparut de ses yeux aussitôt qu’elle était apparue, et il lui répondit doucement tout en observant les travailleurs.
« Ne les juge pas si vite, Ernst. Mets-toi une seconde à leur place. Ils sont sans défense, sans milice pour les protéger, et ne possèdent rien. Leur seul bonheur est de vivre entourés de leur famille et de leurs amis. Quand ils nous voient arriver, nous, des inconnus armés jusqu’aux dents, ils n’ont qu’une seule crainte : que nous soyons une bande de brigands en maraude, prêts à brûler leurs champs et violenter leurs femmes. Pour moi, leur réaction est compréhensible. Mais je vais les rassurer pour obtenir des renseignements. »
Tobias se dirigea vers un groupe de Kislévites qui nettoyaient leurs instruments agraires autour d’un puits à poulie entouré d’une margelle. Les autres aventuriers restèrent à l’écart et n’osèrent pas intervenir, observant de loin la discussion qu’avait entamée l’éclaireur avec les villageois. Ils ne comprenaient pas ce qui se disait mais pouvaient observer la défiance des locaux envers l’Estalien à la peau dorée. Enfin, l’un d’eux s’éclipsa un court instant pour revenir accompagné d’une vieille femme recroquevillée sur un bâton de marche. Soutenue également par une épaule généreuse, elle claudiqua vers les hommes réunis puis entama une conversation avec Tobias, sous les regards attentifs des Kislévites qui l’entouraient tels des gardes du corps.
Pendant ce temps, Ernst-Werner ressassait les amicales remontrances qu’il venait d’essuyer. Son compagnon avait pondéré le choix de ses mots, mais néanmoins réussi à le vexer. Se devinant plus intelligent que ses acolytes, pour la plupart totalement illettrés, le magicien avait toujours supposé que la sagesse allait de pair avec les nombreuses connaissances qu’il avait acquises en dépit de son jeune âge. Mais la critique de l’éclaireur lui rappelait combien ses lectures studieuses étaient vaines pour appréhender la réalité du monde autour de lui, un monde pas forcément sous l’influence de la magie et des sortilèges. Cela ne l’empêcha pas de n’éprouver que mépris pour la condescendance de l’éclaireur envers les campagnards.
Comme pour ajouter à sa mauvaise humeur, les chiens du village s’approchèrent de sa personne. Il dut même s’employer à discrètement repousser du pied l’un des cabots puants qui reniflait d’un peu trop près sa robe. Il n’osait pas se faire remarquer par les autochtones en se montrant trop agressif, mais l’animal était vraiment répugnant avec ses yeux laiteux et ses trous dans le pelage. Cependant, l’odeur pestilentielle qui s’en dégageait fut la plus forte, un mélange de vase et de rat crevé, et le mage remonta en selle pour échapper au mâtin grouillant de puces.
A l’instant où la bête se désintéressait enfin du magicien, l’Estalien quittait les Kislévites pour revenir près des siens.
« Heureusement que la doyenne parlait l’Occidental ! s’exclama-t-il avec enjouement. Il n’y a jamais personne qui s’arrête chez eux et ils ne baragouinent que leur propre dialecte. Bon, c’est bien ce que je pensais, il faut prendre la route de l’est si nous voulons rejoindre Bolgasgrad. D’ici demain soir, nous verrons la ville si tout se passe bien.
C’est une bonne nouvelle, acquiesça Mam’Dou. T’ont-ils proposé de passer la nuit au village ? »
Tobias regarda le géant noir avec une franche surprise, comme si sa question lui paraissait totalement incongrue.
« Non, ça ne risquait pas d’arriver. Ils se méfient trop de nous. De plus, nous n’avons aucune chance de trouver un toit susceptible de pouvoir nous accueillir, ajouta-t-il en embrassant les quelques taudis du regard. Nous n’avons qu’à camper un peu plus loin sur la route de Bolgasgrad.
Surtout que ce sera notre dernière nuit à la belle étoile avant notre retour vers Altdorf ! s’enthousiasma Jean-Louis. Nous n’en avons pas trop parlé jusqu’à présent, mais je ne pense pas que nous sauterons sur le col du nécromant dès notre arrivée en ville.
Non, puisque vous insistez tant pour voir d’abord la femme elfe », enchaîna Grim d’un ton peu amène.
Le nain faisait référence aux précédentes discussions sur la nécessité de rencontrer la dénommée Sirwen. Il n’y avait jamais eu de débat véritable à ce sujet car, si ce n’était l’acrimonie du templier envers les membres de la race elfique, tous les autres étaient unanimes pour entendre les informations détenues par l’agent de l’empereur.
Dans la situation présente, personne ne souhaitait relancer la polémique et personne ne répondit. Ils enfourchèrent à nouveau leurs montures et abandonnèrent derrière eux le hameau.
Alors qu’ils dépassaient la limite du dernier champ cultivé, Tobias dissipa le malaise qui s’était instauré dans le groupe en prenant la parole bien haut, pour être entendu de tous malgré le piétinement des chevaux.
« Au fait, les gars. Ça n’a pas été facile au début de faire cracher le morceau à la vieille. Quand je lui ai demandé la direction de Bolgasgrad, elle ne voulait pas me répondre. Elle disait de ne pas y aller car la ville est maudite. »
L’Estalien guetta une réaction de la part de ses auditeurs mais comme elle ne vint pas, il poursuivit.
« Je lui ai demandé ce qu’elle entendait par là et elle m’a répondu que les morts marchaient dans les rues. Tous ceux qui entrent en ville perdent la vie, mais continuent à marcher, d’après elle. »
La voix railleuse de Micky se fit entendre à l’arrière de la compagnie.
« Quelqu’un s’y connaît en morts-vivants ? lança le halfeling à la cantonade.
C’est très inquiétant, affirma gravement Mam’Dou. C’est horrible si toute la population de la cité a été tuée et transformée en une cohorte de cadavres ambulants par la folie d’un sorcier dégénéré. Mais en plus, nous aurons beaucoup de mal à accomplir notre mission si nous nous retrouvons aux prises avec une foule de zombies. »
Ernst-Werner approuva mentalement l’analyse du héraut. Sulring Durgul était capable d’une telle ignominie. Que représentaient quelques centaines de vies humaines pour un être à l’existence millénaire ? Rien. Que représentait pour un tel personnage la menace de sept aventuriers aussi inexpérimentés qu’imprudents ? Rien. Ils n’avaient aucune chance de vaincre le nécromant. Ses pouvoirs étaient incommensurables.
Le jeune mage regretta ce moment où il s’était finalement décidé à rejoindre ses compagnons au palais de l’empereur, un mois plus tôt. Il regretta d’avoir eu le courage ce jour-là de revenir sur sa décision pour affronter les regards moqueurs des autres partants, ainsi que les sarcasmes de cet affreux rouquin bedonnant à la peau blême. Il avait remballé son amour-propre, subi cette humiliante épreuve, tout ça pour se rendre compte tardivement qu’il s’agissait du mauvais choix.
Il n’était pas trop tard cependant. Peut-être aurait-il bientôt le cran pour quitter le groupe et s’exiler dans ce froid pays, quitte à encourir le courroux impérial. Peut-être… mais il devait alors se décider très vite.
***
Ils aperçurent les murailles basses de Bolgasgrad à la tombée du jour suivant. Les étoiles scintillaient vivement dans le crépuscule violacé, les deux lunes grimpaient le long de la sombre voûte céleste, la nuit promettait d’être claire et propice aux ombres.
Au loin, la cité s’endormait, tassée entre les limites d’une enceinte circulaire. De nombreuses lumières brillaient aux fenêtres ou le long des avenues, et cette vision rassura grandement les aventuriers. Il était peu probable que les morts-vivants eussent besoin d’éclairage nocturne, ce qui signifiait que les habitants n’avaient pas tous été terrassés. De loin, avec toutes ces illuminations, il était même difficile de croire qu’une menace d’origine surnaturelle pesait sur la cité.
Comme leur avait promis l’empereur, puis son chancelier à l’heure du départ d’Altdorf, ils virent les silhouettes d’une assemblée de cahutes sur le côté gauche de la route. La bourgade présentait le même aspect misérable que celle qu’ils avaient traversée la veille. Non loin du hameau, un promontoire rocheux haut d’une vingtaine de mètres surgissait de terre. Dans cette région de vastes plaines, la présence d’une telle éminence représentait un mystère à la fois déroutant et insoluble. Erigée à son faîte, on pouvait discerner la forme d’une statue. A cette distance et avec l’obscurité tombante, on ne reconnaissait pas ses détails mais on la devinait représentant un humain tourné dans la direction de Bolgasgrad.
Tobias suggéra de chercher sans attendre leur unique contact. Ils descendirent de leurs montures et les attachèrent à un piquet planté à deux pas de la plus proche masure. La porte de cette dernière s’ouvrit brusquement sous la poussée de deux hommes à l’allure revêche. Chacun tenait en main un fléau. Les armes devaient d’ordinaire battre les céréales mais ils paraissaient déterminés sur l’instant à en faire un tout autre usage.
« Partez ! »
L’injonction fut prononcée avec un terrible accent rocailleux. Le paysan ne devait connaître que quelques termes de la langue occidentale, mais son attitude belliqueuse traduisait déjà ses intentions vis-à-vis des nouveaux arrivants.
L’Estalien leva les bras en signe d’apaisement et répondit sans se démonter.
« Nous cherchons Sirwen ». « SIRWEN », articula-t-il de nouveau, comme les deux hommes ne faisaient pas mine de comprendre.
Celui qui n’avait rien dit observa son compatriote avec perplexité. Il n’avait visiblement pas compris un traître mot de ce que disait Tobias. L’autre, le visage tendu, détailla avec concentration les étrangers, comme si son jugement dépendait de leur vêture. Enfin, il détourna la tête avec lenteur et pointa son index en direction du promontoire rocheux. Tous suivirent son regard, mais mirent quelques instants avant de comprendre. La statue ! Elle avait changé de position mais non de posture, toujours immobile à observer la proche cité de Bolgasgrad. Le nuage bas qui voilait Mannslieb quelques minutes auparavant s’était éloigné, et, sous la clarté lunaire, on reconnaissait la silhouette très élancée d’une femme ; ou plutôt d’une elfe. Elle ne paraissait pas se soucier de ce qui se passait en contrebas. Figée au bord de la corniche, tout au sommet de l’éminence, elle ressemblait à l’une de ces fières figures de proue qui ornaient le rostre des nefs les plus majestueuses. Mais c’est telle une vigie attentive qu’elle guettait l’horizon sans relâche.
L’éclaireur hocha la tête en signe de remerciement puis invita du regard ses compagnons à grimper en haut de la colline. Ils suivirent à pied une sente qui passait à l’arrière du promontoire avant d’en entamer l’ascension par son dénivelé le moins important. Pendant toute la montée, ils perdirent l’elfe de vue, mais elle n’avait pas quitté son poste d’observation quand ils parvinrent au minuscule plateau qui terminait l’éperon rocheux.
Elle ne se trouvait maintenant qu’à quelques pas en face d’eux. Comme elle leur tournait le dos, les aventuriers purent admirer ses longs et fins cheveux qui lui tombaient très bas. Ils étaient d’une étrange couleur, d’un blond presque ivoirin, si pâles que, sous la lueur féerique des deux astres lunaires, l’elfe paraissait coiffée d’une irréelle gaze argentée qui flotta dans la nuit quand elle se retourna vers le groupe.
Sa beauté inhumaine frappa Ernst-Werner qui n’avait jamais croisé de membre de cette race auparavant. La première pensée du jeune mage fut que Clotilde, malgré la grande douceur de ses traits, ne pouvait pas rivaliser avec la perfection et la noblesse qu’exprimaient ceux de l’elfe ; et il en ressentit un sentiment de honte, pour lui et son amie d’enfance. Jamais son corps d’humain ne lui avait paru si grossier, si médiocre.
Il admira le visage délicat, plus allongé que celui d’une femme commune, les oreilles pointues qui dépassaient légèrement des cheveux soyeux, les lèvres étroites, le menton inexistant, la teinte lactée de la peau et surtout… les yeux ; deux fentes bleutées mais sombres dans la nuit, qui exprimaient une force intérieure, une volonté et une expérience sans commune mesure avec son apparente fragilité. Ce furent ces yeux qui lui rappelèrent que l’elfe pouvait être trois fois plus âgée que lui malgré son apparence de jouvencelle.
Le sorcier avait entendu certains hommes dénigrer le physique des elfes femelles. A présent, il comprenait mieux leurs mépris. On ne pouvait pas rester insensible au charme d’une telle créature, mais elle paraissait si supérieure, si magnifique, qu’elle en devenait inaccessible pour les pauvres humains. Les hypocrites qui affirmaient ne pas goûter à la beauté elfique se cachaient derrière ce masque dédaigneux pour dissimuler leur dépit. Nul mâle ne pouvait rester insensible devant tant de grâce. Sauf les nains peut-être, se rappela Ernst-Werner en regardant Grim qui n’affichait nulle trace d’amourachement sur sa figure fermée.
La svelte créature fit quelques pas dans la direction des hommes qui l’observaient sans mot dire puis s’arrêta pour elle-même les examiner en détail. Son regard était froid et soupçonneux. Sa main gauche était refermée sur le manche d’un arc, et un carquois rempli de flèches dépassait de son épaule. Tous ses habits étaient dissimulés sous une veste de cuir tanné qui lui protégeait les bras et le torse, hormis un pantalon vert foncé qui avait connu des jours meilleurs. Cet équipement martial acheva d’intimider le jeune sorcier.
Nul n’osait prendre la parole. Pas même l’éloquent Jean-Louis privé de sa verve coutumière, ni l’éclaireur estalien qui avait pourtant pris les rênes du groupe depuis le début de l’expédition. Ernst-Werner se demanda soudain s’il était le seul à trouver ce silence gênant et malpoli. Dans le doute, il s’adressa courageusement à l’elfe.
« Est-ce vous que l’on nomme Sirwen ? »
Il regretta d’avoir posé sa question tant le regard dardé sur lui le troubla jusqu’aux tréfonds de son âme. Il sentit une chaleur l’envahir et espéra de toutes ses forces que la pénombre de la nuit dissimulait son émoi.
« Oui, c’est bien moi. D’où venez-vous, voyageurs ?
De Altdorf. La capitale de l’Empire. »
L’elfe abandonna son attitude réservée pour les gratifier d’un charmant sourire. Sa voix ténue évoquait le murmure d’un ruisseau entre des pierres moussues, mais elle n’avait nul besoin de l’élever pour capter l’attention.
« Merci de la précision, maître de magie, mais sache que la géographie ne m’est point un domaine totalement inconnu. Mes connaissances y sont minimes, certes, mais suffisantes pour déchiffrer une carte du Vieux Monde… »
Rouge de confusion, Ernst-Werner chercha une excuse à formuler dignement mais comme il n’en trouva aucune, il se contenta de regarder le bout de ses chausses. Echaudé par la remarque amusée de l’elfe, il était résolu à laisser converser ceux plus doués que lui dans cet exercice.
« Vous êtes donc la compagnie envoyée par l’empereur pour résoudre les problèmes en ville, suggéra-t-elle en désignant la cité bientôt endormie.
En effet, dame Sirwen, lui confirma Mam’Dou. Nous venons capturer le vil nécromant qui sévit dans Bolgasgrad. Mais nous n’avons reçu que très peu de consignes, hormis celle d’aller quérir assistance et conseils auprès de vous.
Oui, je connais les circonstances particulières qui vous ont poussé à entreprendre cette mission. »
Inquiet, Ernst-Werner leva les yeux sur l’elfe mais il fut rassuré par son expression, plus malicieuse que réprobatrice. Micky protesta de sa voix fluette.
« Déjà ? Ce n’est pas possible !
Mais si, ça l’est ! rétorqua gentiment Sirwen. Les émissaires du pigeonnier impérial font toujours preuve d’une incroyable diligence… Quant à vous, vous devez être fourbus après tant de lieues parcourues. Je suis navrée mais vous allez devoir attendre quelque temps encore si vous escomptiez prendre un bain et dormir dans des draps frais. Je vais pouvoir trouver un toit pour vous et vos chevaux, mais les braves villageois n’auront guère plus à vous proposer.
Oh, ce n’est rien, intervint Jean-Louis. Dormir sous les étoiles a du bon. Je trouve que ça éveille la fibre poétique de chacun, pas vous ? »
Ernst-Werner n’en croyait pas ses oreilles. L’impudent bateleur se donnait des airs de baroudeur aguerri alors qu’il avait été jusqu’alors le plus prompt à se plaindre des conditions du voyage.
« Si, bien sûr. Mais je ne suis pas certaine que vos compagnons partagent tous votre amour pour le froid nocturne. Suivez-moi plutôt jusqu’au foyer que m’ont gracieusement accordé ces braves gens. Nous y serons plus à notre aise pour discuter et nous restaurer. Je suppose que vous avez un peu l’estomac dans les talons. »
Elle se dirigea vers le sentier pour redescendre du promontoire. Ils la suivirent docilement. Seul Grim perturba le calme de la nuit en projetant d’un coup de botte un caillou qui se pulvérisa au contact d’un plus gros rocher.
***
Ils se trouvaient tous assis en tailleur dans la cabane de Sirwen. Bien que très inconfortable, cette position était la seule permettant aux huit personnes de discuter dans un espace aussi exigu tout en reposant leurs corps harassés. De plus, les roseaux séchés qui jonchaient le plancher adoucissaient quelque peu le contact du bois.
Quelques minutes auparavant, les villageois avaient accepté sans poser de question d’abriter les chevaux dans un enclos inoccupé et partiellement couvert. L’elfe avait visiblement gagné de leur part un tel respect qu’ils semblaient prêts à tout pour accéder à ses désirs. Elle avait également obtenu pour les aventuriers la permission de dormir dans une grange remplie de foin. Cette perspective n’enchantait guère Ernst-Werner mais elle était toujours préférable à une nouvelle nuit en pleine nature. Il avait remarqué combien ces dernières se refroidissaient avec l’avancée de l’automne, particulièrement rigoureux dans la région. Il espérait simplement que la paille ne le gratterait pas, n’ayant pas encore eu le plaisir de connaître une telle expérience.
L’espionne de l’Empereur s’était poliment inquiétée des conditions de leur voyage et le jeune sorcier n’écoutait que d’une oreille distraite ses compagnons narrer leurs quelques péripéties. Ils prenaient la parole successivement, les uns surenchérissant aux propos des autres avec d’inutiles détails. Tobias et Jean-Louis rythmaient particulièrement la conversation, chacun cherchant à attirer sur lui l’envoûtant regard saphir de leur hôtesse. Ils se montraient si peu discrets qu’Ernst-Werner en fut gêné pour eux, mais l’elfe demeurait attentive à leur récit, et son léger sourire ne trahissait aucune marque d’ironie. Elle paraissait au contraire sincèrement amusée par les nombreuses boutades dont l’artiste de rue aimait à émailler son histoire.
Enfin, ils parvinrent à la conclusion de leur expédition, et Sirwen entreprit de leur donner plus de détails sur la situation à Bolgasgrad.
« Cela fait maintenant dix mois que Sulring Durgul est venu s’installer dans cette ville. Dans quel but ? Je l’ignore et je ne crois pas que quelqu’un le sache à part lui-même. Il est venu se présenter au temple d’Ulric dès son arrivée, les prêtres ont accepté de le recevoir et depuis, nul ne l’a jamais revu. Par contre, le changement ne s’est guère fait attendre. Quelques jours plus tard, le comte Alexis III – le seigneur qui gouverne Bolgasgrad – a fait une annonce officielle devant toute la population : le culte était solennellement abandonné car la ville se plaçait sous la protection des Autres Dieux. Tous les prêtres s’étaient volontairement convertis à cette mystérieuse religion et paraissaient très heureux de ce changement. Ils ont même incité leurs ouailles à se rendre au temple pour venir y communier et y adresser leurs prières. Le comte s’est à peine justifié de cette subite révolution ; tout juste a-t-il précisé que la ville connaissait la paix et la sécurité depuis une si longue période que le dieu des batailles s’en était désintéressé. Aussi, lorsqu’un prophète est arrivé pour répandre la parole de ces Autres Dieux, il a été favorablement accueilli et a promis de meilleures conditions d’existence pour les gens de Bolgasgrad. Ce prophète, il s’agit évidemment de Sulring Durgul. Même si sa présence et son nom n’ont jamais été publiquement mentionnés. J’ai dû mener une longue enquête avant de découvrir qu’il était à l’origine de ce qui allait suivre.
Mais comment les habitants ont-ils pu si facilement accepter une telle hérésie ? intervint Mam’Dou. Personnellement, je n’ai jamais entendu parler de ces Autres Dieux. A moins qu’il ne s’agisse d’un culte implanté à Kislev et nulle part ailleurs ? »
Sirwen observa quelques instants le géant noir. Le ton de ce dernier était calme et aucunement soupçonneux, l’homme se montrait simplement attentif au moindre détail de son explication. Un éclat approbateur passa dans le regard de l’elfe, comme si la question la rassurait quant à la compétence et au sérieux du groupe d’aventuriers.
« Le culte guerrier d’Ulric n’a jamais suscité l’enthousiasme dans cette ville épargnée par les conflits. Ce sont des missionnaires en provenance de la proche Middenheim qui sont venus ici il y a quelques décennies pour édifier un temple. Avant cela, les Kislévites réclamaient seulement les faveurs de certains esprits issus de leur folklore…
Les Autres Dieux ? la coupa Micky Willis.
Non, non. Rien à voir. Une sorte de croyance animiste sans église reconnue. Bref, les prêtres d’Ulric étaient d’origine impériale et, malgré leur prosélytisme, ils n’ont jamais vraiment réussi à faire partager leur ferveur aux habitants de Bolgasgrad. Ce qui est plutôt surprenant, c’est la rapidité avec laquelle les membres du clergé ont récemment renié leur foi pour épouser la cause de ces Autres Dieux. Je n’ai acquis aucune certitude à ce sujet, seulement quelques pistes. Selon toute vraisemblance, Sulring Durgul aurait fait la démonstration de ses puissants pouvoirs magiques et les aurait convaincus que ceux-ci étaient d’origine divine. Les clercs se seraient alors tournés vers son étrange religion pour se voir inspirer un pouvoir supérieur à celui que leur offrait Ulric. Il s’agit, malheureusement, d’un comportement courant chez les humains », soupira Sirwen.
Même si elle avait dit cela sans la moindre trace de mépris, Ernst-Werner trouva la réflexion insupportable. Cette créature au visage adolescent se permettait de juger une autre race que la sienne sous l’unique prétexte qu’elle connaîtrait une existence bien plus longue que le plus vénérable des êtres humains. Il trouva soudain sa condition très injuste. Il avait consacré, pour ne pas dire sacrifié, huit années de sa vie à acquérir les bases de la magie et il lui en faudrait sans doute cinq fois plus avant de prétendre en maîtriser les arcanes majeurs. Mais que représentait cette période pour les elfes ? Très peu de temps sur l’échelle de leur vie. Si cela la tentait, cette Sirwen pourrait sans scrupule se plonger dans l’étude de la sorcellerie, et lorsqu’elle serait devenue une magicienne accomplie, elle pourrait alors profiter de ses nouveaux talents sans connaître l’angoisse d’avoir peut-être gâché sa jeunesse. De surcroît, les elfes avaient de réputation une affinité particulière avec les courants mystiques… Cette idée rendait Ernst-Werner malade de jalousie.
Comme pour chasser sa frustration, il interpella l’espionne en affichant une moue sceptique.
« Désolé de vous interrompre mais quelque chose me chiffonne dans votre histoire. Je connais Sulring Durgul de réputation car j’ai lu des écrits à son sujet. Nulle part il n’est mentionné qu’il vénérait un dieu, et ses pouvoirs magiques sont tout sauf d’essence divine. Au contraire, il est plusieurs fois fait référence à son apprentissage de la magie au travers des époques. Il aurait étudié avec les plus grands maîtres de magie illusoire, élémentaire, démonique et surtout, nécromantique. D’ailleurs, c’est pour ça que nous sommes là. Pour l’empêcher de poursuivre ses pratiques en matière de nécromancie. Sulring Durgul est un sorcier très puissant, l’un des pires nécromants connus, mais sûrement pas un prêtre ! »
Si Sirwen s’était aperçue de l’intonation sarcastique adoptée par le jeune homme à la robe bleu nuit, elle n’en fit alors rien paraître.
« Je suis d’accord. Tu viens de mettre le doigt sur ce qui reste pour moi une énigme, malgré toutes les recherches que j’ai effectuées en ville. Comme je l’ai déjà dit, j’ignore pourquoi Sulring Durgul a choisi le temple de Bolgasgrad et ce qu’il souhaite y réaliser à long terme. Mais permettez-moi de vous raconter le plus étonnant de l’histoire. Vous pourrez alors à loisir exposer vos opinions sur le problème. »
Elle se leva et tous les hommes la suivirent du regard tandis qu’elle se dirigeait vers un chaudron en cuivre dont le contenu bouillonnant menaçait de déborder. L’ustensile reposait en équilibre sur un trépied au-dessus d’un brasero allumé, et les flammes léchaient avec allégresse le fond noirci du chaudron.
L’elfe s’empara d’une louche et entreprit de transvaser le liquide fumant dans une série de coupes en grès. Elle en offrit une à chacun de ses invités puis retourna s’asseoir à sa place initiale avant de reprendre la parole.
La coupe brûlante réchauffait agréablement les doigts d’Ernst-Werner. Il y appuya les paumes de ses mains et la chaleur investit son corps, telle une onde bienfaitrice qui le fit paradoxalement frissonner. Le liquide était incolore, vaguement assombri, avec quelques morceaux de feuilles flottant à sa surface. Il y trempa prudemment les lèvres et avala une gorgée de l’infusion. Ça ressemblait à de la menthe. Mais avec un goût plus prononcé, plus amer. Quoi que ce fut, la boisson le contentait à merveille et il ferma les yeux pour en savourer le parfum tout en la sirotant.
« Les premières rumeurs de nécromancie se sont répandues parmi la population quelques jours après l’intervention d’Alexis III. Les citoyens les plus courageux ont réclamé auprès du temple et du comte des éclaircissements concernant l’apparition en ville de personnes que l’on croyait décédées. A la surprise générale, les autorités cléricales n’ont rien nié. Au contraire, elles ont avoué être responsables, car les Autres Dieux leur avaient donné le pouvoir d’offrir une seconde vie aux morts. Les anciens prêtres d’Ulric avaient désormais l’intention de réanimer des cadavres afin que ceux-ci aident les braves gens de Bolgasgrad dans leur labeur quotidien. Comme vous l’imaginez, cette explication a déclenché un concert de protestations indignées. Mais les dirigeants de la ville sont restés inflexibles, assurant que tous allaient connaître une époque dorée, bénie par les dieux, où la vie allait devenir plus aisée grâce à l’arrivée providentielle de ces serviteurs. De fait, dès le lendemain, des zombies sont apparus au grand jour, déambulant de leur démarche mécanique dans les rues de Bolgasgrad. Il y eut évidemment des mouvements de panique, mais les prêtres et les gardes du comte s’empressèrent de calmer les citadins effrayés. Il s’avéra en effet que les morts-vivants n’étaient pas agressifs en dépit de leur aspect horrible. Le clergé avait donné à chacun d’entre eux des consignes qu’ils se mirent à exécuter avec la plus grande ardeur. Ainsi, les habitants furent stupéfaits de voir les repoussants zombies effectuer des travaux de maçonnerie, d’autres nettoyer les rues de leurs immondices ou encore, patrouiller avec vigilance le long des remparts. Alors, les gens commencèrent à envisager ce macabre spectacle sous un point de vue favorable. Bien sûr, il y eut quelques familles qui s’enfuirent de la cité, écœurées par cette ignominie contre-nature. Mais elles furent minoritaires. Les morts-vivants ne coûtent rien, sont infaillibles et surtout, infatigables. Ils n’ont pas besoin de repos et se voient interdits de travailler la nuit seulement pour ne pas troubler le sommeil des vivants. Peu à peu, toute la population de Bolgasgrad s’est habituée à la présence de ces monstres et ne souhaiterait à présent pour rien au monde se voir privée de leur travail. »
Sirwen fit une pause pour avaler une gorgée de son infusion et Micky en profita pour exprimer sa surprise.
« Attends un peu ! Si j’ai bien compris, Sulring Durgul se trouve derrière tout ça. Il est caché dans le temple, anime des cadavres et les envoie en ville avec la bénédiction des dirigeants comme du reste de la population. Ça signifie donc que, si nous éliminons ce nécromant, tout le monde souhaitera nous faire la peau plutôt que nous remercier !
On peut en effet voir la situation ainsi, admit sobrement l’elfe. Il ne faudra attendre aucun soutien des gens de Bolgasgrad.
Mais… nous allons peut-être commettre une erreur ! s’exclama le halfeling. Si nous expliquons la situation exacte à l’Empereur, il abandonnera sans doute l’idée de supprimer ce sorcier, vu que celui-ci ne cause aucun tort à la ville, non ? »
Le semi-homme interrogea du regard tous ses compagnons mais perdit en assurance lorsqu’il aperçut les expressions courroucées de Grim et Mam’Dou. Sirwen lui répondit d’une voix glaciale.
« Il me semble que l’Empereur trouve profondément immoral l’acte de réanimer, et ce, quelle qu’en soit la motivation. Et sur ce point, je partage entièrement son opinion. »
Les joues de Micky se parèrent soudain d’un joli incarnat. Conscient de la naïveté de sa suggestion, il se dandina nerveusement sur son derrière comme pour en chasser des courbatures.
Chacun plongea alors dans ses réflexions pendant une bonne minute avant que Jean-Louis ne prenne la parole.
« Tu nous as dit que les prêtres invitaient les gens à venir prier les Autres Dieux dans le temple. Je ne doute pas un instant, chère Sirwen, de tes talents d’investigatrice. Tu as la confiance de l’Empereur et cela me suffit pour savoir que tu es une formidable espionne. Mais, hum… si je peux me permettre, n’as-tu pas tenté d’y pénétrer toi-même pour découvrir ce que trame Sulring Durgul ? »
C’était au tour du jeune bateleur de rougir légèrement. Il redoutait manifestement de vexer l’elfe et celle-ci esquissa un sourire en coin.
« En effet, j’ai essayé. Mais on m’a refusé l’entrée sous prétexte que j’étais étrangère à la ville. J’y suis retournée sous un déguisement mais sans plus de succès. Je pense qu’ils disposent de moyens magiques pour deviner les intentions de leurs visiteurs ; il me semble que certains sortilèges d’inspiration divine permettent de sonder les esprits », dit-elle en se tournant vers Ernst-Werner.
Le sorcier approuva en opinant du chef, puis demanda :
« Vous avez… euh… tu as donc aperçu les zombies ?
Oui, je les ai vus. Demain, vous aurez l’occasion de les examiner par vous-mêmes.
Tu as raison, intervint Mam’Dou après un bref instant de silence. Même si beaucoup d’éléments dans cette histoire nous échappent, en particulier les intentions exactes du nécromant, nous sommes là pour agir, et le plus tôt sera le mieux. S’il continue à transformer les cadavres en morts-vivants, nous devons l’arrêter au plus vite. Peux-tu nous conseiller un endroit où nous pourrons nous rendre en toute discrétion afin d’appréhender la situation sur place ? Une auberge, une maison abandonnée, un entrepôt désaffecté…
Je désirais plutôt vous accompagner, si vous êtes disposés à accepter mon aide, bien entendu. Il vous sera très difficile de pénétrer dans le temple. Vous aurez sûrement maille à partir avec les fidèles du nouveau culte, et ce ne sera pas simple non plus de réussir à vaincre le nécromant que l’on dit très puissant. C’est pourquoi j’aimerais vous accompagner et vous prêter main forte. Je dois aussi admettre que ces semaines de surveillance passive commencent à me peser… » conclut Sirwen en gratifiant le groupe d’un charmant sourire complice.
Les aventuriers s’interrogèrent tous du regard, mais Jean-Louis s’improvisa porte-parole en s’empressant de répondre.
« Comment pourrions-nous refuser après toutes les informations que tu viens de nous offrir ? Si tu souhaites venir avec nous, ta compagnie sera pour nous un grand honneur.
Euh… oui, bien sûr. Nous serons enchantés d’avoir ton soutien, enchaîna Mam’Dou sur un ton paternaliste. Mais " le sudron chercha ses mots " tu es consciente que ce sera très dangereux. As-tu reçu une formation martiale en sus de tes compétences pour l espionnage ? Je te demande ça car je ne veux pas te voir prendre des risques démesurés. Après tout, le jugement de l’Empereur ne concerne que nous sept. »
Le héraut avait adopté un timbre de voix doux et amical, mais le visage de l’elfe se figea néanmoins. Ses minces lèvres s’affaissèrent tandis qu’elle répondit avec morgue.
« Oui, je sais me battre. Il paraît que je suis plutôt douée avec ça, ajouta-t-elle en désignant son arc posé contre le mur.
Nous n’allons pas faire une partie de chasse » grommela soudain une voix rocailleuse, aisément identifiable.
Stupéfait, Ernst-Werner se retourna vers Grim. Le nain fixait avec indifférence le contenu de son bol auquel il n’avait pas touché. A son côté, Wigmar étouffa un ricanement. Avant que leur hôtesse n’ait eu le temps de réagir au sarcasme, Mam’Dou leva les mains en signe d’apaisement.
« Très bien, très bien. Ton arc nous sera très utile et pour ma part, j’accepte volontiers ton aide. Mais surtout, pas de risques inutiles ! Tu n’as rien à nous prouver, je te crois sur parole.
Mam’Dou a raison, glissa chaleureusement Tobias. C’est nous qui devons nous racheter aux yeux de l’Empereur donc, c’est à nous de risquer notre vie.
Avec ton arme, reprit le sudron, tu pourras de toute façon éviter le combat direct avec d’éventuels adversaires. Je n’aimerais pas te voir blessée dans cette mission par notre faute. D’accord ? »
Il lui adressa un timide sourire qui exprimait toute sa bienveillance.
Sirwen décroisa alors les jambes pour se redresser avec une grâce féline, puis profita de sa situation dominante pour promener sur l’assemblée masculine un regard méprisant.
« Je vais vous accompagner, que cela vous plaise ou non, siffla-t-elle. Mais si nous souhaitons collaborer quelque temps ensemble, il va falloir que vous vous rentriez dans le crâne une caractéristique importante de la société elfique. Chez nous, les femmes sont les égales de leurs compagnons, et ce, dans tous les domaines. Nous effectuons les mêmes taches domestiques, travaillons de manière semblable, participons équitablement à la prise des décisions importantes et nous battons côte à côte pour défendre nos communautés. Je sais qu’il n’en est pas vraiment ainsi chez les humains, mais n’allez surtout pas croire que je viens avec vous pour préparer vos gamelles ou repriser vos guenilles. Me suis-je bien fait comprendre ? »
Elle ne semblait pas attendre de réponse et elle n’en obtint pas, les aventuriers étant bien trop pris au dépourvu pour formuler une simple excuse.
« A présent, je désire me restaurer et me préparer pour demain. Je vous conseille d’en faire autant. Je viendrai vous chercher à la grange, alors, tachez d’être prêts. Puisque vous êtes si disposés à faire preuve de galanterie envers une femme, essayez de ne pas me faire patienter. »
Elle ouvrit la porte de la cabane, incitant ses invités à déguerpir au plus vite. Hormis quelques « bonne nuit » hésitants, ils obtempérèrent en silence sans demander leur reste.
De son côté, Ernst-Werner préférait en effet endurer la bise glaciale de la nuit plutôt que de supporter quelques instants supplémentaires le regard orageux de la redoutable Sirwen.


PRÉMONITION


Comme chaque soir depuis son installation dans les souterrains du temple, le nécromant effectua le rituel de divination. Cela faisait partie du pacte qu’il avait conclu avec les Autres Dieux. Ils le protégeaient en l’avertissant de toute menace potentielle dans un futur proche, et en contrepartie, il les sauvait de l’oubli en ressuscitant leur culte. Peu de mortels pouvaient ainsi monnayer leurs services avec les entités divines mais le nécromant pouvait se targuer de faire partie de cette frange rarissime.
Bientôt, il atteindrait le but ultime de son existence. Il allait connaître l’immortalité. Bientôt, très bientôt. Seules lui manquaient ces fameuses gemmes, ces quatre pierres de légende. Il ne les possédait pas encore mais les avait enfin localisées. Il ne lui restait plus qu’à trouver un moyen de les récupérer et il aurait enfin tous les éléments et le pouvoir nécessaires pour vaincre définitivement son pire ennemi : la mort.
La mort dont il avait tant de fois repoussé les avances mais qui n’attendait qu’un seul relâchement de sa part pour s’emparer de sa vieille carcasse.
Avec des gestes qui témoignaient d’une habitude certaine, le nécromant écrasa plusieurs morceaux de craie colorés entre ses mains recroquevillées comme des serres. Tout en murmurant quelques paroles mystiques, il laissa s’échapper d’entre ses doigts la poussière de craie qui se déposa à la surface de l’eau sombre du bénitier. Il frotta les paumes de ses mains, plus pour les nettoyer que par crainte de ne pas avoir versé assez de poudre colorée, puis il attendit patiemment que les particules tombent au fond du liquide.
Avec surprise, il vit le dépôt crayeux luire au fond de la vasque à travers l’eau ténébreuse. C’était le signal des Autres Dieux.
Alors, le nécromant s’agenouilla, ferma les yeux, puis énonça à voix haute les noms de ses divins alliés. Il resta dans cette posture un long moment, attendant que le contact psychique s’établisse entre lui et l’un des immortels.
Une heure plus tard, il se releva et retrouva le chemin de sa chambre dans l’obscurité. Il n’avait plus besoin de dormir depuis des siècles mais il s’allongea néanmoins sur son grabat pour réfléchir à ce que Zuvassin venait de lui apprendre.
Zuvassin n’était pas plus digne de confiance que le restant des Autres Dieux mais il était le premier à lui avoir parlé. Le nécromant se contenterait donc de ses informations.
On allait prochainement l’attaquer. Un groupe de gens, extérieurs à la ville, s’apprêtait à investir son nouveau repaire dans l’intention de lui nuire. Pas une armée, ni des expurgateurs. Non, quelques individus sans symboles ni bannières et, d’après Zuvassin, fidèles à aucun dieu. Étrange…
Mais il n’y avait pas lieu de s’inquiéter outre mesure, ni de prendre des dispositions particulières. Le nécromant n’avait rien à craindre des mortels, et sur ce point, Zuvassin avait été formel : il ne s’agissait que de simples mortels. S’ils traversaient les défenses du temple et parvenaient jusqu’à lui, ils pourraient dans ce cas servir de distraction à son compagnon favori.
A cette pensée, le nécromant se releva pour se diriger vers une alcôve située à l’autre extrémité de sa chambre. Il ordonna machinalement à l’un de ses domestiques décharnés de l’accompagner, puis observa le zombie franchir le seuil de la sombre ouverture. Celui-ci n’avait pas accompli un pas dans l’alcôve qu’il fut sectionné en deux morceaux au niveau de la taille par une paire de mâchoires démesurées. Avec des grognements satisfaits, la créature entreprit ensuite de dévorer la chair grisâtre de l’humain deux fois trépassé, sous le regard pensif de son maître.


LA CITÉ PROFANÉE


Les envoyés de l’Empire n’eurent guère à attendre avant d’apercevoir le premier zombie.
Comme ils avaient abandonné leurs montures aux amis kislévites de Sirwen dans un souci de discrétion, ils cheminaient sur la piste cabossée qui menait à la porte méridionale de Bolgasgrad. Pendant la nuit passée à l’abri de la grange, ils avaient entendu la pluie tomber à grosses gouttes et ils subissaient à présent les conséquences les plus ennuyeuses de cette averse nocturne. A chaque pas, ils devaient forcer pour retirer leurs pieds du bourbier qui avait été une route, à l’origine. L’épreuve était encore plus pénible pour Grim de Caraz-a-Carak, qui payait le poids de sa cotte de mailles et de son armement. A l’instar de ses compagnons, le nain était crotté jusqu’aux genoux mais il avançait sans maugréer. Plus que cinq cents mètres et ils atteindraient les murailles de la ville dont le sol était entièrement pavé ; c’était du moins ce que leur avait promis l’elfe pour les encourager.
Le templier redressa la tête et examina le ciel gris et chargé, mais aucune ondée ne semblait prête à survenir. De chaque côté de la route s’étendaient des champs cultivés à perte de vue. A main droite, une barrière rudimentaire formée par deux rangées de planches séparait la voie des terres agricoles, et un paysan y était nonchalamment appuyé. Un inutile chapeau de paille sur la tête, une herbe longue coincée entre ses dents, l’homme observait le travail d’un second individu qui tirait derrière lui une houe. Ce dernier avait déjà tracé un très long sillon et, malgré la taille imposante de l’outil agraire, il se tenait bien droit, sans courber le dos sous l’effort.
Tous les aventuriers comprirent au même moment quelle était la véritable nature du laboureur, et certains ne purent réprimer une exclamation incrédule.
L’homme n’avait que la peau sur les os ; une peau d’une teinte maladive. Son allure mécanique, sa silhouette décharnée, l’os qui apparaissait derrière son mollet gauche, là où avait disparu un large morceau de chair, tous ces détails sautèrent sans prévenir aux yeux écarquillés des voyageurs.
Le paysan au chapeau tourna un visage rubicond vers la petite troupe qui s’était arrêtée. Il les apostropha dans un Occidental parfait, bien que déformé par l’accent caractéristique de son pays.
« Salut les étrangers ! Allons, ne faites donc pas ces têtes d’enterrement… »
Le Kislévite s’esclaffa bruyamment, fort content de sa plaisanterie douteuse. Grim était pourtant persuadé qu’il l’avait servie maintes fois par le passé, sans doute à chaque nouvel arrivant dans la ville.
« Faut pas avoir peur de Jack, les amis. Il ne ferait pas de mal à une mouche. Ce serait même plutôt le contraire en ce moment ! »
Nouvel éclat de rire légèrement forcé, qui n’eut rien de communicatif. Jean-Louis ne laissa pas le temps au paysan de placer un autre de ses calembours éculés ; le jeune bateleur l’interrogea en feignant l’admiration.
« C’est un de ces fameux travailleurs dont nous avons tant entendu parler ?
Pour sûr, mon gars ! répondit le Kislévite avec fierté. Y a qu’à Bolgasgrad que vous en verrez des pareils. Vous voulez le voir de plus près ? Eh, Jack ! Arrête donc un peu et viens par ici ! »
Le cadavre animé parut dans un premier temps ignorer l’ordre, mais après une poignée de secondes, il stoppa subitement son mouvement et laissa tomber les bras de la houe. Puis il effectua un quart de tour dans la direction des vivants et s’approcha d’eux, aussi raide qu’un piquet, avant de s’arrêter aux côtés du paysan à la mine réjouie.
Le spectacle offert par le zombie était réellement répugnant. Ses yeux étaient révulsés, tels deux billes blanches au fond de ses orbites caverneux. Quelques dents déchaussées subsistaient à l’entrée de sa bouche privée de lèvres, mais c’était surtout l’orifice au milieu du visage qui captait l’attention. Le cadavre ne disposait que de deux trous séparés par une mince cloison osseuse à l’endroit où s’était trouvé son nez avant que ce dernier ne finisse rongé par les vers et les moisissures.
« Serre donc la pince à ces sires et à cette dame pour leur souhaiter la bienvenue ! »
Sirwen eut un mouvement instinctif de recul, tout comme Ernst-Werner, Tobias et Micky. Leur réaction provoqua à nouveau l’hilarité du paysan, tandis que le mort-vivant demeurait immobile.
« Ah ! Je vous ai bien eus ! Ne paniquez point, mes biaux sires. On ne lui a pas appris à approcher les gens de trop près. Je vous ai dit qu’il n’était pas dangereux, le pauvre Jack.
Il n’y a vraiment que des avantages avec ces serviteurs ! s’exclama Jean-Louis sur un ton à nouveau faussement enthousiaste. Ils sont forts comme des taureaux, j’imagine qu’ils ne mangent rien et en plus, ils obéissent au doigt et à l’œil ! Vous en avez de la chance, à Bolgasgrad…
Pour sûr, mon gars. Mais y a quand même quelques inconvénients, faut bien l’admettre. Là, ça ne se sent pas trop, mais l’été, lors des grandes chaleurs, il refoule sacrément du bec, le père Jack. On peut renifler sa pourriture à une lieue à la ronde. Mais bon, c’est comme tout. L’on finit bien par s’y habituer.
Et il y en a beaucoup d’autres en ville ? »
Le Kislévite branla du chef en déplaçant son brin d’herbe d’un bout à l’autre de sous son épaisse moustache. Profitant de ce court instant de silence, Grim ne put s’empêcher de poser la question qui lui brûlait les lèvres.
« Mais, par Grungni ! Où trouvez-vous donc les corps ? »
L’interrogation du nain surprit le fermier qui écarta les bras pour englober tous les alentours.
« Ben… ce sont nos morts, pardi ! Nos parents, les leurs, nos ancêtres les mieux conservés, toutes les familles de Bolgasgrad sont mises à contribution. Bien sûr, les clercs font attention à séparer les morts de leurs familles respectives. Vous imaginez le tableau si un gars se voit confier son propre paternel tout desséché pour l’aider ? Non, nous restons humains quand même. Mais de temps en temps, ça m’arrive d’en croiser certains que j’ai bien connus de leur vivant. Ma tante Irma, par exemple. Elle est affectée au nettoyage des écuries du comte et elle remue du crottin à longueur de journées. Elle qui, autrefois, s’arrangeait toujours pour se défiler quand il s’agissait de curer la fosse aux verrats ! »
L’homme se frappa la cuisse d’allégresse.
« Euh… certes. C’est cocasse, approuva avec diplomatie Mam’Dou qui fit un signe discret à ses compagnons pour leur signifier son désir de partir au plus vite. Merci pour votre accueil, mon brave. Nous avons désormais hâte de visiter cette ville si surprenante. Bon courage ! »
Les aventuriers reprirent le chemin de Bolgasgrad après avoir salué une dernière fois le volubile fermier. La majorité d’entre eux étaient fort pressés d’abandonner derrière eux l’homme à l’humour morbide et son acolyte putréfié.
Tandis qu’ils approchaient des murailles aux épais moellons, personne ne dit mot. Mais certains visages fermés n’avaient nul besoin de paroles pour exprimer le sentiment de dégoût qui prévalait dans le groupe.
***
Les désormais huit agents de l’Empereur Karl-Franz Ier avaient passé la matinée à flâner dans les ruelles antiques de Bolgasgrad. Leur accoutrement et leurs origines les désignaient à l’évidence comme des étrangers mais ils n’avaient pourtant pas eu le sentiment d’attirer l’attention. Malgré la foule qui les avait entourés à l’heure du marché, personne ne s’était ostensiblement retourné sur leur passage, comme si rien ne pouvait plus surprendre les habitants depuis qu’ils côtoyaient leurs morts. Ces derniers faisaient en effet partie de leur quotidien, au vu du nombre de dépouilles que les aventuriers avaient aperçues au cours de leurs pérégrinations.
Ils avaient ainsi croisé un zombie muni d’un grand balai qui repoussait les détritus ménagers dans le caniveau ; un deuxième s’employait à les recueillir pour les empiler dans une brouette qu’un troisième s’en allait régulièrement vider dans un puits. Sur une place de forme pentagonale, plusieurs bâtiments importants – des maisons de guildes, selon toute vraisemblance – étaient chacun gardés par une paire de morts-vivants armés de hallebardes, qui se tenaient immobiles de part et d’autre des entrées.
Les cadavres animés se trouvaient partout, et pourtant, nul habitant n’en paraissait affligé. Au contraire, la bonne humeur des citadins semblait défier la grisaille du ciel automnal, et la qualité de leur vêture tout comme l’absence de mendiants témoignaient pour la ville d’une prospérité similaire à celle des plus beaux quartiers d’Altdorf.
Les aventuriers avaient ensuite repéré l’ancien temple d’Ulric. Erigé à l’ouest de la ville, on y accédait par un sentier jalonné d’arbrisseaux, qui grimpait doucement jusqu’à un portail béant. Le terrain s’élevait sensiblement dans ce secteur de Bolgasgrad, si bien que le temple dominait les plus hautes constructions de la cité, y compris le manoir du comte, qui affleurait à l’autre extrémité de l’océan de tuiles roses. Le long du sentier, des jardiniers en putréfaction débarrassaient les arbustes de leurs branches malades. Au niveau du portail, une assemblée de personnes devisait, tandis qu’on distinguait d’autres silhouettes gardant les hautes portes du monument. Imposant, austère, cubique, dépourvu à l’extérieur de décorations artistiques hormis les créneaux au faîte de ses murs, l’édifice ne présentait aucune ressemblance avec le temple de Véréna.
Comme l’avait annoncé Sirwen, effectuer une entrée inaperçue relevait de l’impossible, mais à l’intérieur de cette véritable forteresse se trouvait leur ennemi.
C’était Grim qui avait eu l’idée de chercher l’architecte. Comme tous ses frères nains, peuple bâtisseur dans l’âme, il songeait en premier lieu aux moyens mis en œuvre d’une construction plutôt qu’à son aspect fini. Puisque l’elfe leur avait appris que le temple datait seulement d’une vingtaine d’années, il y avait des chances pour que son concepteur soit encore en vie. En le rencontrant ou en fouillant son domicile, ils pouvaient peut-être apprendre l’existence d’un passage dissimulé dont étaient fréquemment pourvus les édifices de belle taille.
Tous les autres avaient aussitôt approuvé l’idée du nain en le félicitant pour sa perspicacité. Grim avait reçu ces louanges par un ronchonnement incompréhensible car il détestait se mettre en avant, excepté à l’occasion d’un combat.
Les cloches du temple annoncèrent le mitan de la journée. Grim était assis contre le tronc de l’un des six platanes qui agrémentaient la curieuse place aux cinq côtés. Depuis bientôt une demi-heure, lui et ses compagnons attendaient les retours de Wigmar, Micky et Jean-Louis, qui s’étaient proposés pour enquêter au sujet de l’architecte. Chacun avait choisi une des trois plus proches tavernes pour questionner les habitants de Bolgasgrad à son sujet, mais aux yeux de Grim, les larrons mettaient un temps fou à revenir.
A proximité de la guilde des artisans, un zombie balayeur s’était transformé en attraction pour une bande de garnements armés de cailloux. Les enfants s’amusaient à lapider le mort-vivant qui poursuivait son labeur, totalement indifférent aux projectiles dont il était bombardé. Bientôt, une pierre plus effilée que les autres lui arracha un lambeau de chair tout en lui brisant quelques petits os au niveau du poignet. Il lâcha alors son outil de travail, puis resta à contempler idiotement sa main qui pendait, inerte. Un autre caillou le frappa durement au menton, le démantibulant presque. Une femme surgit alors d’une maison voisine en vociférant sur les vauriens, provoquant ainsi leur fuite et sauvant par la même occasion le cadavre d’une dislocation complète.
Grim se détourna du spectacle. Il ne comprenait pas comment les humains pouvaient si aisément renoncer au respect des ancêtres et à leurs plus fortes traditions d’un point de vue général. Jamais la race naine ne tomberait aussi bas. Ou alors, il préférerait mourir avant de connaître une époque aussi tragique.
A deux pas, assis dans les herbes qui entouraient le platane, le sudron, l’Estalien et le sorcier conversaient. Un peu en retrait, l’elfe était debout à guetter avec impatience les trois avenues par lesquelles étaient partis les derniers membres du groupe. Cette Sirwen s’était révélée sans surprise : arrogante, condescendante ou autoritaire avec ses interlocuteurs, la femme était la digne représentante de son maudit peuple. Grim songea à sa violente réaction de la veille au soir et sourit. Tout ce qu’elle avait gagné en prenant ses grands airs était d’avoir jeté un certain froid autour d’elle. Depuis ce matin, aucun d’eux n’avait cherché à s’en rapprocher. Il les avait pourtant prévenus ! Si ça ne tenait qu’à lui, il aurait catégoriquement refusé l’aide de la péronnelle, mais bon… Tous semblaient suivre les avis du géant noir et de l’éclaireur, et comme ces deux-là paraissaient avoir peur de l’elfe…
L’arrivée de Wigmar interrompit ses réflexions désabusées. Le rouquin les rejoignit sans se presser, une expression satisfaite sur le visage. Mais quand ses compagnons l’interrogèrent, il ne put qu’admettre son échec mais tint néanmoins à préciser que la bière locale était fameuse.
Cinq minutes après, Micky surgit au pas de course de la rue qui séparait la guilde des marchands de la guilde des artisans. A sa mine essoufflée, tous crurent que le halfeling avait récupéré une information capitale, mais, si celui-ci avait bien eu la confirmation que l’architecte du temple était toujours en vie, il n’avait trouvé personne capable de le renseigner sur l’adresse de son domicile. Le patron de l’établissement devait en savoir plus mais il s’était montré méfiant devant les questions de Micky.
Déçus, ils patientèrent encore un peu avant d’apercevoir entre les badauds la silhouette élancée de Jean-Louis. L’herboriste amateur s’empressa de rassurer tout le monde.
« C’est bon, je sais où il habite. Il est toujours vivant, habite bien ici et s’appelle Oleg Kirkalov. Le temple était sa dernière œuvre car l’architecte n’est plus tout jeune. Il était riche autrefois, mais a perdu sa fortune petit à petit en acquérant des babioles exotiques. Les antiquités, les objets bizarres, c’est sa marotte. Bref, il a tout dépensé là-dedans et maintenant, il est obligé de louer une chambre chez une veuve qui a du mal à vivre toute seule. »
Micky émit un sifflement admiratif.
« Fichtre ! Tu t’es bien débrouillé. Et tu sais où elle habite, cette brave dame ?
Bien sûr. Ce n’est guère loin d’ici. Nous n’avons qu’à nous y rendre tout de suite pour repérer les lieux. »
***
La cité kislévite de Bolgasgrad s’enfonçait dans le sommeil en même temps que les lumières disparaissaient progressivement des fenêtres. Un grésil glacé dissuadait les habitants d’errer dans les rues, surtout à cette heure bien avancée de la soirée. Hormis un groupe de huit silhouettes silencieuses qui se tapissaient dans l’ombre d’une maison cossue, toute la ville se réchauffait auprès des âtres crépitants.
Les aventuriers avaient unanimement convenu de la nécessité d’opérer de nuit. L’architecte n’avait aucune raison de dévoiler les plans de construction du temple à des inconnus, étrangers de surcroît, aussi allaient-ils être obligés de s’en emparer contre sa volonté, dans l’hypothèse où les plans existaient toujours. Les cambrioleurs espéraient en effet que le bâtisseur à la retraite conservait dans ses affaires personnelles des traces écrites, ou mieux, des schémas de ses plus grands chantiers. Sinon, ils trouveraient bien un moyen discret de capturer et questionner le vieil homme, mais ils préféraient ne pas se résoudre à cette solution plus incertaine.
La logeuse d’Oleg Kirkalov vivait dans une jolie maison à deux étages, entourée de balcons qui disparaissaient sous du lierre et de luxuriantes compositions florales. Cependant les feuilles des plantes en pot commençaient déjà à se recroqueviller sur elles-mêmes, leur beauté condamnée à disparaître avec l’arrivée des premiers gels de l’automne.
Deux heures auparavant, une grand-mère auréolée de cheveux blancs et frisés avait passé sa tête à chaque fenêtre pour en fermer les volets, sauf au dernier étage où ils étaient restés clos toute la journée. Mais ils avaient vu dans la soirée de la lumière sourdre à travers les panneaux de bois de l’une des ouvertures situées sous le toit, ce qui les avait confortés dans l’idée que l’ensemble de la demeure était habité.
Toute la résidence était à présent plongée dans l’obscurité et les aventuriers estimèrent que ses occupants devaient désormais dormir à poings fermés. Chuchotant à quelques pas de la porte d’entrée, ils admirent que le halfeling était le plus apte à pénétrer par effraction chez l’architecte. Sa petite taille et les quelques enchantements qu’il maîtrisait en tant qu’ancien étudiant en sorcellerie le qualifiaient pour une intrusion discrète dans la maison.
Au cas où les événements ne se dérouleraient pas comme prévu, un autre devait l’accompagner. S’il s’avérait nécessaire de soumettre Kirkalov à un interrogatoire en règles pour lui arracher ses secrets, une personne plus intimidante que le sympathique semi-homme se révélerait bien utile. Grim se proposa aussitôt pour endosser ce rôle. L’inactivité lui pesait depuis trop longtemps et il fut satisfait de ne voir personne pour le contredire. Après d’ultimes recommandations de prudence de la part de Sirwen et Mam’Dou, la silhouette trapue du nain et celle chétive de Micky s’approchèrent à pas de loup de leur objectif.
Au cas où, le halfeling fit doucement jouer la poignée en bois verni mais, comme il s’y était attendu, l’huis était verrouillé. Il sortit une minuscule clé en argent d’une bourse attachée à son ceinturon, puis l’approcha de la serrure en murmurant le mot « operto ». Ce fut du moins ce que Grim crut comprendre juste avant que ne se produise un léger déclic. Micky lui adressa un clin d’œil satisfait et poussa sans effort la porte qui s’était entrouverte sous l’effet du sortilège. Ils franchirent le seuil, refermèrent en silence le battant dans leur dos, puis examinèrent la pièce d’entrée.
L’obscurité était reine mais leurs pupilles ne mirent que quelques instants à s’y adapter. Parmi les nombreuses races humanoïdes qui marchaient à l’ombre de Mannslieb et Morrslieb, seule l’espèce humaine souffrait de l’incapacité à voir dans le noir. La nyctalopie du nain et du halfeling s’était donc révélée un argument de poids quand on avait dû désigner les participants à cette mission.
La pièce devant eux était si vaste qu’elle semblait occuper l’ensemble du rez-de-chaussée, même si deux portes dans le mur à main gauche écartaient cette hypothèse. A l’autre extrémité apparaissait un escalier menant vers les étages mais il fallait traverser une jungle de petits meubles pour en atteindre les premières marches. Un lourd chandelier en cuivre, deux tables minuscules, divers fauteuils en osier, plusieurs arbres miniatures poussant dans des bacs, une horloge, un clavecin pour enfants, des chaises agrémentées d’épais coussins, un berceau à moitié recouvert par un drap et bien d’autres éléments décoratifs étaient disposés avec harmonie un peu partout dans ce vaste salon.
Les deux intrus tendirent l’oreille et, en l’absence du moindre son, avancèrent avec précaution en direction de l’escalier. Grim avait confié son attirail à Mam’Dou et Tobias pour ne garder avec lui qu’une hachette qu’il serrait dans son poing, évitant ainsi de faire cliqueter toutes ses armes contre sa cotte de mailles.
Son compagnon avait déjà atteint l’extrémité de la pièce quand le nain bouscula par mégarde un guéridon qui servait de support à un vase à haut col. La porcelaine oscilla dangereusement. Un instant, Grim crût qu’elle allait s’immobiliser d’elle-même après avoir légèrement tangué, mais le pied du vase roula au bord du guéridon… et le nain empêcha la potiche de choir en s’en saisissant d’une main ferme.
Seules les fleurs à longues tiges qu’il contenait glissèrent sur le parquet ciré.
Le cœur battant, Grim s’immobilisa, le temps de s’assurer que sa maladresse n’avait réveillé personne. Il s’accroupit pour replacer les fleurs dans le vase, puis réinstalla ce dernier au centre de la nappe qui recouvrait le guéridon avant de rejoindre le halfeling. Micky s’approcha pour lui murmurer :
« Reste ici si tu veux. Je t’appelle si j’ai un problème. »
Grim lui répondit par un froncement de sourcils sans équivoque.
Les marches de l’escalier craquaient à peine et ils pouvaient s’aider d’une rambarde lustrée pour éviter d’y faire peser tout leur poids. Au premier étage, un palier s’ouvrait sur un couloir dont les murs étaient recouverts d’une tapisserie feutrée. Les intrus distinguèrent deux portes en vis-à-vis et une fenêtre tout au bout, obturée par des volets, mais ils ne s’attardèrent pas et reprirent leur ascension. Jean-Louis avait bien précisé que l’architecte était logé sous les combles.
Au sommet de l’escalier les attendait un couloir identique, à l’exception de deux commodes placées de part et d’autre de la porte de droite, et des murs, nus et dépourvus de tapisserie. Ils perçurent les ronflements avant même d’atteindre les portes. Ils émanaient de celle située à leur gauche.
Micky s’apprêta à se saisir de la poignée, quand un long grincement se terminant en une stridulation aigüe les fit sursauter. Le bruit était venu de la fenêtre au bout du couloir.
Grim écarquilla les yeux mais rien ne bougeait à cet endroit. L’inquiétant son se fit de nouveau entendre, et les deux aventuriers en comprirent avec soulagement l’origine : il ne s’agissait que du cri nuptial d’une chauve-souris accrochée aux volets.
Micky entrouvrit la porte d’où s’échappaient les ronflements et s’avança avec une lenteur calculée à l’intérieur de la chambre, imité dans l’instant par le nain. Ils mirent quelques secondes avant de repérer l’occupant des lieux à la bruyante respiration, car sa frêle silhouette disparaissait sous plusieurs épaisseurs de couvertures, si bien que seule sa tête décatie était visible, reposant sur un confortable oreiller.
L’ancien architecte dormait profondément, nullement perturbé par le rayon lunaire qui lui éclaboussait le visage. Le faisceau de lumière blafarde passait par un coin de la fenêtre où un morceau du volet avait disparu et maintenait la pièce dans une très relative clarté.
Le halfeling pénétra dans la chambre avec une infinité de précautions, avançant à une allure extrêmement lente pour ne pas faire craquer le parquet. Grim resta immobile sur le seuil à observer sa progression tout en surveillant le vieillard assoupi. Au moindre signe de réveil de ce dernier, il était prêt à lui sauter dessus pour le maîtriser d’une manière ou d’une autre, mais sans lui laisser le temps d’alerter sa logeuse qui devait occuper l’étage du dessous. Au demeurant, il préférait laisser Micky se débrouiller tout seul pour fouiller les affaires de l’humain.
Le semi-homme s’arrêta à seulement deux pas du lit et parut hésiter sur l’endroit où entamer ses recherches. Ils n’avaient qu’entrouvert la porte, si bien que Grim, d’où il se trouvait, ne pouvait discerner qu’une moitié de la pièce. De ce côté se situait donc le lit, mais aussi une petite table de chevet et une grosse malle en cuir rivetée de clous. Cependant, Micky sembla délaisser ces éléments car, après un instant d’hésitation, il s’éloigna en silence de la couche de l’architecte et disparut du champ de vision du nain, vers le côté de la chambre qui lui était masqué par le battant.
A présent qu’il ne le voyait plus, Grim prit conscience de l’extraordinaire discrétion du halfeling dont il ne percevait pas le moindre pas. L’autre ne remuait pas un cil dans son sommeil. Sa lourde respiration se faisait peut-être un peu moins sonore mais rien n’indiquait par ailleurs qu’il allait sous peu s’extraire de l’emprise de ses songes.
Un très léger raclement se fit entendre. Le cœur du nain s’emballa un court instant mais un coup d’œil à la couverture déformée l’informa que l’habitant des lieux n’avait pas réagi. Sans doute Micky venait-il d’ouvrir un tiroir.
La curiosité fut la plus forte et Grim prit le risque ténu de faire craquer les lattes en s’avançant un peu dans la pièce pour voir ce que faisait son compagnon. Ce dernier lui tournait le dos et paraissait affairé à fouiller dans une liasse de parchemins qu’il venait de dénicher à l’intérieur d’un bureau de scribe. Il prenait méticuleusement les feuilles une par une pour ne pas les faire bruire entre elles et examinait chacune avant de les déposer avec délicatesse sur un coin dégagé du meuble. Sans montrer la moindre fébrilité, il prenait son temps, s’arrêtant parfois un peu plus longtemps sur un document avant de reprendre son inspection.
Le nain apprécia, en connaisseur, le sang-froid du halfeling. Il avait fortement craint que cette jeune tête brûlée plus bavarde qu’une pie ne fasse pas preuve de la rigueur nécessaire à une telle entreprise, mais il ne pouvait à présent que se satisfaire de la compétence de Micky. Visiblement, le bougre avait déjà connu des situations aussi délicates et ses récits d’aventures n’étaient peut-être pas qu’issus de son imagination.
Le dormeur émit soudain un curieux bruit de mastication. Il ouvrit et referma sa bouche plusieurs fois, sans doute pour humidifier son palais desséché par sa mauvaise respiration, mais ne se réveilla pas pour autant. Ses ronflements étaient désormais remplacés par un léger sifflement nasal.
Grim avait à peine acquis la certitude que le vieillard poursuivait son sommeil qu’il vit du coin de l’œil le halfeling s’agiter pour attirer son attention. Celui-ci avait étalé une large feuille sur le bureau et réclamait par gestes sa présence. Grim secoua la tête en signe de dénégation. Il n’avait pas besoin de traverser la chambre ! Pourquoi donc ne prenait-il pas avec lui l’ensemble des parchemins s’il pensait y trouver un plan du temple ? Mais Micky insistait. Une expression impatiente sur le visage, il ne cessait de hurler silencieusement le même mot : VIENS ! VIENS !
De peur que la subite excitation de son compagnon n’alerte l’architecte, le nain consentit à le rejoindre. Malgré sa corpulence autrement plus forte que celle du halfeling, il parvint à franchir les quelques mètres qui le séparaient du bureau sans arracher plus de deux grincements au parquet, mais il espéra sincèrement que la chambre de la propriétaire n’était pas située juste en dessous. De l’index, Micky lui désigna la grande feuille de parchemin qu’il venait d’étaler.
« Nous n’avons pas le temps ! lui souffla à l’oreille Grim d’un ton acerbe. Prenons tout et sortons d’ici avant que le vieux ne se réveille.
Il vaut mieux juste prendre le nécessaire et tout bien ranger le reste. S’il s’aperçoit qu’on lui a volé des documents sur le temple, il risque de prévenir les autorités. Regarde ce papier. Ça pourrait être ça, non ? »
Des lignes droites s’entrecroisaient de façon perpendiculaire entre des chiffres et des nombres à la signification guère évidente. Le nain reconnut par-ci par-là des formules mathématiques en rapport avec la balistique et la masse ou le volume de divers matériaux. Ces croquis sommaires et ces calculs formaient l’ébauche d’une immense construction. Sûrement le temple d’Ulric ; ils touchaient au but.
Avec frénésie, il se mit à fouiller lui-même dans le tas de parchemins à la recherche de la suite des travaux. Il dédaigna les plus petites feuilles car les plans devaient être transcrits sur le même genre de support, un grand vélin plié en deux parties égales.
Mais au bout d’une minute, il n’avait toujours pas trouvé ce qu’il cherchait, et de plus en plus agacé, il mettait de côté les documents inintéressants sans plus guère se soucier des bruits de papier froissé. Micky allait poser sa main sur le bras du nain pour lui conseiller à voix basse de faire attention à ne pas réveiller l’architecte, mais il n’eut pas le temps de parler car Grim venait de déplier une nouvelle feuille aussi large que la précédente. Le templier ressentit un immense soulagement à la vue de la tête de loup stylisée dans le coin supérieur gauche qui représentait le symbole d’Ulric, le dieu des batailles et de l’hiver. Le temple était dessiné en coupe sur toute la surface du parchemin, avec un luxe de détails. On y reconnaissait non seulement les pièces, les escaliers, les portes et les fenêtres, mais également de petites meurtrières, des vitraux, l’épaisseur des murs…
Les deux cambrioleurs s’adressèrent un sourire complice puis le nain roula le précieux document en cylindre pour le tendre au halfeling qui le coinça sous sa ceinture en cuir souple.
« Alé… co to jiest… ? »
Ils se retournèrent comme un seul homme dans la direction du lit.
« Co… co to pane dziatac… ? »
Tel un diable sur ressort, Grim bondit en brandissant sa hachette. En trois foulées, il avait atteint le vieillard qui s’était redressé sur sa couche et dont les yeux encore humides de sommeil s’écarquillaient devant la vive réaction du guerrier. Si le nain l’avait aussitôt frappé, il aurait pu le neutraliser sans que le vieillard n’ait le temps d’émettre le moindre son, car il semblait paralysé de frayeur. Mais Grim hésita.
Un très court instant.
Il avait pensé lui donner un bon coup de cognée sur le crâne pour le renvoyer au pays des rêves, mais la vue de son torse décharné, de ses épaules osseuses et de sa vieille figure émaciée l’avait fait douter l’espace d’un battement de cœur. L’humain présentait un tel état de fragilité qu’il craignit que le coup destiné à l’assommer ne le terrasse définitivement. Il chassa aussitôt cette pensée mais trop tardivement.
Le vieillard poussa un cri de terreur qui vrilla les tympans de Grim avant que le manche de sa hachette ne l’atteigne à la tempe, et que sa tête chenue ne retombe lourdement sur l’oreiller. L’occupant de la chambre ne les dérangerait plus mais le mal était fait. A l’étage inférieur, ils entendirent le timbre d’une voix féminine et âgée qui appelait avec inquiétude l’architecte par son prénom. Mais Oleg ne pouvait plus lui répondre.
Micky et Grim se regardèrent sans bouger, caressant le fol espoir que la vieille femme ne persévérerait pas, mais lorsqu’ils perçurent le bruit d’un volet qu’on ouvrait, ils s’élancèrent en courant vers l’escalier. Tandis qu’ils dévalaient les marches jusqu’au rez-de-chaussée, la propriétaire des lieux s’égosillait à sa fenêtre. Grim ne comprenait aucun traître mot de la langue kislévite mais il n’en avait pas besoin pour deviner qu’elle cherchait à rameuter tous ses voisins. Dans la grande pièce faisant office de hall d’entrée, il renversa à nouveau le vase aux longues fleurs qui se brisa cette fois-ci au sol en plusieurs morceaux. Il percuta en jurant une table basse qu’il repoussa d’un violent coup de pied et se rua sur la porte menant dans la rue.
Une fois dehors, il aperçut le reste de la bande, dissimulé sous le porche d’une porte cochère, qui leur adressait des gestes pour attirer leur attention.
« Par ici ! Grouillez-vous ! » leur lança Jean-Louis avant de détaler dans une ruelle en emmenant tous les autres dans son sillage. Autour d’eux, des bougies et des lampes s’allumaient à l’intérieur des demeures. Les habitants du quartier apparaissaient en chemises de nuit sur le seuil de leurs maisons et commençaient à se héler entre eux pour identifier l’origine des hurlements.
Les aventuriers s’étaient éloignés à une distance respectable de la source de ces cris quand ceux en tête du groupe s’arrêtèrent si subitement qu’ils furent bousculés par ceux qui les talonnaient. Haletant dans sa lourde armure métallique, Mam’Dou interrogea le nain et le halfeling sans masquer son irritation.
« Vous avez obtenu quelque chose, au moins ?
Nous avons… nous avons un plan ! » réussit à articuler un Micky époumoné.
Ils se trouvaient à l’intersection de deux étroites venelles bordées par de hautes façades décrépies. Le calme régnait dans ce quartier de la ville même s’ils entendaient au loin des gens courir, peut-être des miliciens. Grim se demanda si des zombies feraient autant de tapage en courant. Non, ils étaient inactifs la nuit, comme l’avait dit le paysan.
« Tu nous le montres ? réclama Tobias. Que nous soyons tout de suite fixés sur les moyens d’entrer dans le temple autrement que par l’accès principal.
Nous n’avons pas le temps, trancha le sudron. Il faut d’abord se cacher quelque part en attendant que les affaires se calment. Toute la cité va bientôt être à notre recherche si vous vous êtes fait repérer, ajouta-t-il à destination de Grim.
D’accord mais où veux-tu aller ? gronda le nain, vexé des remontrances à peine voilées qu’il devait subir.
Pourquoi pas au temple ? »
Tous regardèrent l’elfe avec surprise.
« Si, je suis sérieuse, affirma Sirwen devant leurs mines interloquées. La nuit est plutôt sombre et nous pourrions nous dissimuler derrière le bâtiment sans nous faire remarquer. Le grand portail doit être fermé à cette heure et il n’y aura donc personne à surveiller l’entrée. C’est un peu à découvert mais je pense qu’à l’ombre du bâtiment, nous serons tranquilles jusqu’à l’aube. Cela nous laissera du temps pour examiner la carte ; et si on découvre comment pénétrer dans le bâtiment, nous serons à même d’agir au plus vite.
Tu veux que nous allions traquer Sulring Durgul dès cette nuit ? » intervint Ernst-Werner avec incrédulité et une lueur de crainte dans ses yeux noirs.
La jolie elfe haussa les épaules et parut amusée de la pusillanimité du jeune sorcier.
« Nous ne pouvons pas être plus prêts que maintenant, non ? Nous avons nos armes avec nous, nous savons où aller, et pour ma part, je suis bien trop excitée à présent pour fermer l’œil de la nuit.
Elle a raison, approuva Mam’Dou. Si ça se trouve, le plan ne nous apportera rien et nous devrons reporter l’attaque. Mais pour le moment, il nous faut déguerpir. J’en entends qui s’approchent ».
Ils partirent derechef en rasant les murs pour se diriger vers l’ouest de Bolgasgrad. La chance était avec eux car ils ne croisèrent aucun garde sur leur trajet alors que toute la milice de la ville devait à présent se trouver sur le pied de guerre pour débusquer les mystérieux monte-en-l’air. Ils arrivèrent en vue de la colline dominée par l’austère bâtiment religieux. Comme l’avait prédit Sirwen, le coin semblait désert, surtout que de ce côté, les environs n’étaient guère résidentiels mais plutôt réservés à de vastes entrepôts. Ils allaient devoir avancer à découvert sur une centaine de mètres le temps de s’engager sur le sentier aux arbustes et de le grimper jusqu’au portail en fer forgé. Grim pria avec ferveur son dieu Grungni pour qu’aucun milicien ne se trouve dans les parages au même moment, puis il s’élança à l’assaut de la colline.
Pas d’alarme, pas de cris. Il n’y eut rien pour les empêcher d’atteindre les murs du temple aux allures de bastion. Comme prévu, ils bifurquèrent devant la grille pour longer le bâtiment et ne s’arrêtèrent qu’une fois parvenus à l’arrière du temple. Certains d’entre eux s’adossèrent contre la pierre lisse pour reprendre leur souffle, autant pour calmer leur angoisse à l’idée de s’être fait repérer que pour recouvrer leurs forces. Devant eux, la colline redescendait en une pente plutôt raide pour se terminer aux pieds de la muraille qui entourait toute la ville. De leur position élevée, ils pouvaient contempler la morne et sombre steppe qui s’étendait sous leurs yeux à la lueur des quelques étoiles qui n’étaient pas masquées par la couche de nuages. Seule Mannslieb était visible, bien ronde et bien pleine. Morrslieb, en revanche, ne se devinait que par la présence d’un voile grisâtre au milieu du ciel ténébreux. Grim se demanda s’il devait interpréter ceci comme un heureux présage pour la suite des événements, la lune du Chaos traînant derrière elle une sinistre réputation, aussi bien pour les astrologues renommés que pour les superstitieux campagnards. Certains capitaines de navire refusaient même de lever les voiles lorsque l’astre redouté dépassait le stade de simple croissant, prétextant que Morrslieb modifiait les marées ou provoquait de redoutables tempêtes par caprice. Le nain doutait que cet éternel disque livide soit doté d’une quelconque forme de conscience, néanmoins cette idée lui fit froid dans le dos.
Il se retourna pour observer le mur du temple. Sa conception était solide, de nature à voir défiler les années sans craindre les fissures engendrées par les mouvements du terrain, par ailleurs assez instable comme il le nota. En levant les yeux, il remarqua plusieurs mètres au-dessus diverses ouvertures à espaces réguliers, soit des vitraux colorés, soit des lucarnes plutôt ovales. Mais toutes étaient bien trop étroites pour permettre une intrusion ; les pièces du temple devaient être plongées dans une obscurité sépulcrale si les prêtres manquaient de torches.
Grim se joignit enfin à ses comparses qui étaient rassemblés devant le grand parchemin déplié sur la pierre sèche et maintenu déroulé par Micky et Wigmar. Aucun d’eux ne semblait comprendre les subtilités graphiques contenues dans le plan de l’architecte, aussi exigea-t-il qu’on lui fasse un peu de place pour qu’il puisse l’examiner tranquillement. Les autres obtempérèrent et attendirent en silence que le nain se prononce. Sa conclusion fut que Dame Fortune leur souriait jusqu’à s’en déchirer les zygomatiques.
D’après le schéma, un tracé en pointillés signalait l’existence de deux passages dérobés qui menaient à l’intérieur du bâtiment. L’un était un long tunnel dont le creusement avait dû réclamer un travail titanesque, qui menait jusqu’à un endroit non défini de la ville puisqu’il sortait des limites de la carte. Par contre, le mur arrière " celui contre lequel ils se tenaient précisément " était percé sur une portion large de deux mètres, comme s il en manquait un morceau.
Grim se recula de quelques pas puis revint se placer face à la carte. Il fit signe à Ernst-Werner et Tobias de se pousser, et entreprit de longer le mur sur sa gauche en accomplissant de longues enjambées. Il s’arrêta après avoir accompli cinq pas et examina la roche sous son nez. Il s’agenouilla, s’écarta du pan, tout en cherchant du regard quelque chose sur la surface nue.
« Que cherches-tu ? s’enquit Jean-Louis. Nous pouvons peut-être t’aider.
Doit y avoir quelque chose… une pierre bizarre ou un signe à cet endroit », grommela le templier en poursuivant son examen du regard, puis en se mettant à tâter la pierre.
Tous rejoignirent alors Grim pour l’aider dans sa fouille. Ce fut Wigmar qui découvrit le mécanisme.
« Là, regardez ! »
A la surface de l’un des moellons était peinte en noir une représentation miniature de la fameuse tête de loup. Grim caressa la pierre de son gros doigt calleux, puis joignit ses deux pouces pour appuyer sur le symbole. Comme il s’y attendait, la roche s’enfonça légèrement sous sa pression et un craquement retentit dans les entrailles de la roche.
Les aventuriers s’écartèrent précipitamment du mur quand celui-ci se mit à trembler. Une rainure verticale apparut soudain sur la pierre et le contour grossier d’une porte se dessina sous leurs yeux. Dans un grondement bien trop bruyant au goût des aventuriers, la porte en pierre s’enfonça lentement vers l’intérieur, révélant une ouverture noire comme de l’encre. Un rideau de poussière et de morceaux de roche friable tombait sur le sol au fur et à mesure que l’embrasure s’élargissait, mais le mouvement cessa prématurément. Aux grincements des rouages métalliques et aux gémissements de la pierre avait succédé un silence improbable, et les envoyés de l’Empire fixaient avec déconvenue la mince ouverture, à peine suffisante pour y faire passer un halfeling.
« Le mécanisme a dû se coincer, pesta Grim. Nous sommes peut-être les premiers à nous en servir depuis son installation.
Il ne manque pas grand-chose pour pouvoir passer, observa Mam’Dou. A nous deux, nous devrions pouvoir la pousser un peu plus. »
Le nain haussa les épaules pour lui signifier qu’il ne leur coûtait rien d’essayer et il s’adossa à la porte pivotante en compagnie du géant noir. Tous deux tapèrent la terre meuble de leurs bottes pour y caler leurs talons puis ils poussèrent en serrant les dents. Au début, Grim crut qu’ils ne feraient pas bouger le panneau d’un seul pouce, mais quand le sudron à son côté accentua son effort, il sentit la pierre frotter contre l’herbe. Mam’Dou était d’une force prodigieuse, proportionnelle à sa taille hors normes, et ils réussirent dès la première tentative à créer un espace suffisant pour que tous puissent se faufiler au travers.
L’épreuve avait été de courte durée mais Grim se massa néanmoins ses épaules douloureuses. Il détacha son outre de cuir, but une longue gorgée d’eau et tendit la gourde au sudron qui le remercia chaleureusement. Même s’ils n’avaient pas participé, les autres les imitèrent avec leurs propres boissons pour se donner du courage avant de pénétrer dans le temple. Wigmar sortit une lanterne à capuchon de son sac et y versa une bonne lampée d’huile. A l’aide d’un briquet et d’une mèche d’amadou, il parvint à l’allumer et en dirigea le faisceau lumineux vers l’étroite ouverture.
« On n’y voit vraiment rien… »
Le voleur grassouillet se retourna vers ses acolytes pour les interroger d’une voix qui hésitait entre le doute et le sarcasme.
« Bon, qui veut entrer en premier ? Nous n’allons quand même pas reculer maintenant ! »
Sans un mot, Grim le dépassa et se mit de profil pour glisser dans la zone ténébreuse qui les attendait au-delà de la porte pivotante.
Le voleur avait raison, pensa le nain en scrutant en vain l’obscurité. Ils ne pouvaient désormais plus reculer.
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