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Sfez L. - Lirsa

Ainsi, la génétique par exemple, est mobilisée pour tester l'intelligence, ..... tels que le réseau, le paradoxe, la simulation ou encore l'interactivité, font l'objet ...




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 INCLUDEPICTURE "http://intra.cnam.fr/communication/charte/images/logo_cnam_bleu.gif" \* MERGEFORMATINET  DEA SCIENCES DE GESTION
Année universitaire 2003-2004





Chaire Développement des Systèmes d’Organisation
Séminaire Organisation et Systèmes d’Information
M. le Professeur Yvon PESQUEUX



 INCLUDEPICTURE "http://images-eu.amazon.com/images/P/2020412969.08.LZZZZZZZ.jpg" \* MERGEFORMATINET 



Fiche de lecture réalisée par Abdelhadi TAMIM ( HYPERLINK "mailto:ab_tamim@noos.fr" ab_tamim@noos.fr / n° auditeur D108681) – Juin 2004
SOMMAIRE

 TOC \o "1-4" \h \z \u  HYPERLINK \l "_Toc75235552" SOMMAIRE  PAGEREF _Toc75235552 \h 2
 HYPERLINK \l "_Toc75235553" I/ Biographie de l'auteur  PAGEREF _Toc75235553 \h 3
 HYPERLINK \l "_Toc75235554" II/ Introduction  PAGEREF _Toc75235554 \h 5
 HYPERLINK \l "_Toc75235555" III/ Postulats  PAGEREF _Toc75235555 \h 6
 HYPERLINK \l "_Toc75235556" IV/ Hypothèses  PAGEREF _Toc75235556 \h 7
 HYPERLINK \l "_Toc75235557" V/ Démonstration  PAGEREF _Toc75235557 \h 8
 HYPERLINK \l "_Toc75235558" VI/ Résumé de l’ouvrage  PAGEREF _Toc75235558 \h 9
 HYPERLINK \l "_Toc75235559" 6.1/ Ouverture. Des récits dispersés  PAGEREF _Toc75235559 \h 9
 HYPERLINK \l "_Toc75235560" 6.1.1/ Technopolis, un discours de fiction  PAGEREF _Toc75235560 \h 9
 HYPERLINK \l "_Toc75235561" 6.1.2/ Une imprégnation idéologique  PAGEREF _Toc75235561 \h 10
 HYPERLINK \l "_Toc75235562" 6.1.3/ Thèmes récurrents et points critiques  PAGEREF _Toc75235562 \h 11
 HYPERLINK \l "_Toc75235563" 6.1.3.1/ Le corps  PAGEREF _Toc75235563 \h 11
 HYPERLINK \l "_Toc75235564" 6.1.3.2/ L’imaginaire  PAGEREF _Toc75235564 \h 11
 HYPERLINK \l "_Toc75235565" 6.1.3.3/ Personnage conceptuel  PAGEREF _Toc75235565 \h 11
 HYPERLINK \l "_Toc75235566" 6.1.3.4/ Objets techniques répétitifs  PAGEREF _Toc75235566 \h 11
 HYPERLINK \l "_Toc75235567" 6.1.3.5/ Révolution technique  PAGEREF _Toc75235567 \h 12
 HYPERLINK \l "_Toc75235568" 6.2/ Première partie. Le récit fondateur du techno-politique  PAGEREF _Toc75235568 \h 13
 HYPERLINK \l "_Toc75235569" 6.2.1/ Les marqueurs de la technique  PAGEREF _Toc75235569 \h 13
 HYPERLINK \l "_Toc75235570" 6.2.1.1/ Premier marqueur : l’acquisition et la transmission du savoir  PAGEREF _Toc75235570 \h 13
 HYPERLINK \l "_Toc75235571" 6.2.1.2/ Deuxième marqueur : la systématicité des techniques  PAGEREF _Toc75235571 \h 13
 HYPERLINK \l "_Toc75235572" 6.2.1.3/ Troisième marqueur : le réseau  PAGEREF _Toc75235572 \h 14
 HYPERLINK \l "_Toc75235573" 6.2.2/ Le mariage morganatique de la technique et de la décision  PAGEREF _Toc75235573 \h 14
 HYPERLINK \l "_Toc75235574" 6.2.2.1/ Le progrès  PAGEREF _Toc75235574 \h 14
 HYPERLINK \l "_Toc75235575" 6.2.2.2/ La décision  PAGEREF _Toc75235575 \h 15
 HYPERLINK \l "_Toc75235576" 6.2.3/ Théorie de la technique politique  PAGEREF _Toc75235576 \h 16
 HYPERLINK \l "_Toc75235577" 6.2.3.1/ MACHIAVEL  PAGEREF _Toc75235577 \h 17
 HYPERLINK \l "_Toc75235578" 6.2.3.2/ HUME  PAGEREF _Toc75235578 \h 18
 HYPERLINK \l "_Toc75235579" 6.2.3.3/ HOBBES  PAGEREF _Toc75235579 \h 18
 HYPERLINK \l "_Toc75235580" 6.3/ Seconde Partie : les images du récit techno-politique  PAGEREF _Toc75235580 \h 19
 HYPERLINK \l "_Toc75235581" 6.3.1/ Images et imagerie de la technique  PAGEREF _Toc75235581 \h 19
 HYPERLINK \l "_Toc75235582" 6.3.1.1/ L’impuissance technicienne à symboliser  PAGEREF _Toc75235582 \h 19
 HYPERLINK \l "_Toc75235583" 6.3.1.2/ Impossibilité d’un imaginaire technicien  PAGEREF _Toc75235583 \h 20
 HYPERLINK \l "_Toc75235584" 6.3.2/ Les images techno-sociales des investisseurs (industriels et  PAGEREF _Toc75235584 \h 20
 HYPERLINK \l "_Toc75235585" financiers)  PAGEREF _Toc75235585 \h 20
 HYPERLINK \l "_Toc75235586" 6.3.2.1/ L’échec de l’utopie  PAGEREF _Toc75235586 \h 21
 HYPERLINK \l "_Toc75235587" 6.3.2.2/ Les contradictions des images techno-sociales des investisseurs  PAGEREF _Toc75235587 \h 21
 HYPERLINK \l "_Toc75235589" 6.3.3/ L’émergence des images et pratiques techno-naturelles  PAGEREF _Toc75235589 \h 22
 HYPERLINK \l "_Toc75235590" 6.3.3.1/ La réforme de France Telecom : campagne institutionnelle et mécénat  PAGEREF _Toc75235590 \h 22
 HYPERLINK \l "_Toc75235592" 6.3.3.2/ Images et pratiques techno-naturelles des biotechnologies  PAGEREF _Toc75235592 \h 23
 HYPERLINK \l "_Toc75235593" 6.3.3.3/ Technique et écologie  PAGEREF _Toc75235593 \h 24
 HYPERLINK \l "_Toc75235594" 6.4/ Finale : la technique est-elle une fiction instituante ?  PAGEREF _Toc75235594 \h 25
 HYPERLINK \l "_Toc75235595" 6.4.1/ La technique comme fiction ?  PAGEREF _Toc75235595 \h 25
 HYPERLINK \l "_Toc75235596" 6.4.2/ La fiction de la technique est-elle instituante ?  PAGEREF _Toc75235596 \h 26
 HYPERLINK \l "_Toc75235597" 6.4.3/ La technique, fiction en manque de symbolicité  PAGEREF _Toc75235597 \h 27
 HYPERLINK \l "_Toc75235598" VII/ Principales conclusions  PAGEREF _Toc75235598 \h 28
 HYPERLINK \l "_Toc75235599" VIII/ Discussion et critique  PAGEREF _Toc75235599 \h 29
 HYPERLINK \l "_Toc75235600" IX/ Bibliographie complémentaire  PAGEREF _Toc75235600 \h 31

I/ Biographie de l'auteur















Né en 1937, Lucien SFEZ est professeur de sciences politiques à l'université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne où il dirige le DEA « Communication, Technologies et Pouvoir », le Centre de Recherche et d'Études sur la Décision Administrative et Politique (CREDAP) et l'Ecole Doctorale de Science Politique.

Lucien SFEZ dirige également la collection « La Politique Éclatée » aux Presses Universitaires de France, ainsi que la revue QUADERNI, revue consacrée à la communication et ses rapports avec les technologies et le pouvoir.

Après avoir travaillé sur l'idéologie de la décision linéaire, rationnelle et libre, idéologie chère à l'administration dans les années 60 et 70, l'auteur s'est penché sur l'idéologie de la communication propre aux années 80 et 90, puis sur l'idéologie-utopie de la « santé parfaite », nouvelle religion de ce jeune siècle. Il a consacré ses plus récents travaux au couple technologie/pouvoir.


Principales publications :

1 - Technique et idéologie : Un enjeu de pouvoir, Editions du Seuil, 2002.

2 - Le Rêve biotechnologique, collection « Que sais-je ? », PUF, 2001.

3 - La Santé Parfaite, critique d'une nouvelle utopie, Éditions du Seuil, 1995.
Traduction italienne.

4 - Le Message du simple (en collaboration avec P. Christin et A. Goetzinger),
Le Seuil, 1994.

5 - La Communication, collection « Que sais-je ? », PUF, 1991, 5ème éd. 1999.
Traduction espagnole et portugaise.

6 - L'Égalité, collection « Que sais-je ? », PUF, 1989

7 - La Symbolique politique, collection « Que sais-je ? », PUF, 1988, 2ème éd. 1995. Traduction italienne et coréenne.

8 - Critique de la communication, 1988, 3ème éd. revue et augmentée 1992.
Traduction italienne, espagnole, portugaise et brésilienne

9 - Leçons sur l'Égalité, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1984

10 - La Décision, collection « Que sais-je ? », PUF, 1984, 3ème éd. 1994.
Traduction espagnole et portugaise

11 - Je reviendrai des terres nouvelles : l'État, la fête et la violence, Hachette-Littérature, 1980

12 - L'Enfer et le Paradis, PUF, 1978 ; 2ème édition sous le titre La Politique symbolique, collection « Quadrige » , PUF, 1993

13 - Critique de la décision, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1973, 4ème éd. 1992. Traduction espagnole et portugaise.

14 - Institutions politiques et Droit constitutionnel (en collaboration avec André Hauriou), Montchrestien, 1972

15 - L'Administration prospective, Armand Colin, 1970

16 - Essai sur la contribution de Doyen Hauriou au droit administratif français, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1966

17 - Problèmes de la réforme de l'État en France depuis 1934 (en collaboration avec Jean Gicquel), PUF, 1965


Ouvrages dirigés par Lucien SFEZ :

1 - Dictionnaire critique de la communication, 2 volumes, 1800 pages, PUF, 1993

2 - La Communication, PUF, Cité des Sciences, 1991

3 - Technologies et Symboliques de la communication (en collaboration avec Gilles Coutlee et Pierre Musso), Actes du Colloque de Cerisy, PUG, 1990

4 - Décision et Pouvoir dans la société française, Christian Bourgeois (10/18), 1980

5 - L'Objet local, Christian Bourgeois (10/18), 1977



II/ Introduction

On ne peut qu’être de plus en plus frappé par la multitude et l’extrême dispersion des discours qui traitent actuellement de la technique, propagés, amplifiés et assénés de surcroît par les médias. « Révolution technique », «nouvelles technologies, « technophilie », « technophobie », et ainsi de suite, le spectre des discours sur la technique est à la fois large et fortement contrasté. De plus, on constate tout particulièrement que ces discours se veulent neutres et apolitiques, alors qu’ils occupent dans le même temps une grande partie des sphères décisionnelles de l’Etat.

Lucien SFEZ se propose à travers son livre, non pas d’inscrire son propre discours sur la liste déjà existante et bien encombrée des discours sur la technique, mais de « tâcher d’y voir plus clair dans le labyrinthe des propositions avancées », d’examiner le statut de ces discours, et de distinguer notamment entre, d’une part, les discours proprement dits, et d’autre part, les objets techniques dont la rationalité supposée sert de caution à ces mêmes discours afin de « légitimer l’ordre établi ». Une fausse caution en réalité, car, et c’est la thèse principale de SFEZ, « la technique est fortement politique », et pour le démontrer, l’auteur nous livre une analyse approfondie de ces discours, ou plutôt de ces récits, à travers quelques faits concrets et très significatifs, analyse jalonnée de nombreuses références philosophiques et qui rend compte des liens très étroits qu’entretiennent technique et politique, et de leurs conséquences sur l’Etat et la société.


III/ Postulats

La prolifération actuelle des objets techniques, leur diversité, leur puissance de séduction, leur omniprésence dans nos vies quotidiennes, tout le confort qu’ils procurent à tout un chacun, bref leur succès de plus en plus retentissant, provoquent une autre prolifération, d’un autre genre, celle des discours sur la technique, au point qu’on pourrait légitimement penser qu’une véritable course effrénée se serait engagée entre les deux.
Cette irruption de la technique dans notre société fait qu’elle est perçue comme relevant du domaine public, et que, par conséquent, tout le monde est dans son droit d’en discourir à volonté, au même titre qu’il a l’habitude par ailleurs de discourir d’une autre chose, publique aussi, à savoir…la politique.
Actuellement, le schéma qui domine largement toutes les strates de la société est que la technique (et son dérivé actuel, la technologie) serait totalement indépendante de la politique. La technique se contenterait ainsi d’incarner le progrès et d’assurer, grâce à ses nombreuses innovations, notre confort matériel, sa seule et unique finalité. La politique, en revanche, serait sa commanditaire et elle l’orienterait donc comme bon lui semblerait. Ainsi, aussi bien les dégâts causés que les exploits réalisés ne devraient être imputés à la technique, mais à la politique qui la dirige et la contrôle.

Or, malgré cette conception dominante des rapports entre la technique et la politique, l’auteur fait constater qu’aujourd’hui, il y a une modification majeure dans la nature de ces rapports, une modification qu’on pourrait même qualifier de « véritable renversement ».


IV/ Hypothèses

L’auteur émet donc plusieurs hypothèses relatives à la nouvelle structure relationnelle qui relie la technique à la politique, et qu’il a essayées de valider tout au long de son analyse.

La classification actuelle des discours sur la technique et de leurs auteurs en deux camps, pour ou contre, technophiles ou technophobes, est totalement infondée.

Les discours sur la technique limitent fortement le champ de la réflexion par le recours répétitif et systématique aux mêmes thèmes et références tels que la « révolution technique » ou Internet par exemple.

La technique est devenue la « servante-maîtresse » de la politique, une alliance que l’auteur qualifie de « mariage morganatique », car ni la politique ne reconnaît ce mariage subreptice avec une servante, ni la technique ne l’avoue préférant étendre son influence dans une totale discrétion et sous couverture de la politique. En effet, l’entrée de la technique dans les arcanes du système politico-économique a affecté inévitablement sa propre rationalité. Elle n’est plus la technique pure des inventeurs, modeste et changeante, mais s’est muée en un système qui se veut puissant et universel : c’est le techno-politique.

Cette alliance entre technique et politique n’est pas chose nouvelle. Des auteurs aussi prestigieux que MACHIAVEL, HUME ou HOBBES ont déjà fourni en leur temps une assise théorique et fondatrice du techno-politique.

Les traits caractéristiques, ou marqueurs, de la technique sont semblables à ceux de la politique.

En particulier, la fiction constitue un élément dominant et moteur aussi bien en ce qui concerne la technique que la politique.

L’élément fondateur de l’alliance entre la technique et la politique n’est autre que « la décision ».

Les discours sur la technique sont incapables de se doter d’un imaginaire. Tout au plus, se contentent-ils de produire des ensembles d’images, ou imageries, de plusieurs sortes : celles que produisent les techniciens (imagerie technicienne), les investisseurs (imagerie techno-sociale) et les réformateurs (imagerie techno-naturelle).

Les investisseurs industriels et financiers produisent une imagerie techno-sociale alimentée par de l’idéologie, une idéologie qu’ils prennent le soin d’exhiber en utopie.

Les images de la technique sont incapables de symboliser.

La technique est une fiction, non pas au sens que ses objets soient fictifs, mais de par « sa structure et sa logique » et de par « le mode d’existence de ses objets ».

La technique est une fiction « instituante dans l’état » (en France et en raison de l’existence des grands corps de l’état), mais elle n’est instituante ni de l’état ni de la société.

Le recours à des disciplines scientifiques (sociologie, économie, histoire…) est utilisé à dessein dans les discours sur la technique afin de légitimer sa prétendue objectivité.


V/ Démonstration

Pour valider ses hypothèses, l’auteur a suivi une démarche rigoureuse qui fait appel à la fois à des enquêtes, à des interviews et à la revue de littérature. Cette démarche peut être résumée dans les points suivants :

Comme il est question d’analyser les divers discours sur la technique, l’auteur a réalisé un travail de lecture et d’analyse qui a concerné les écrits traitant de la question de pas moins de 36 auteurs () et institutions.

Il s’agit en l’occurrence de :

Jacomy, Gille, Gras, Mumford, Latour, Haudricourt, Dery, Salomon, Flichy, McLuhan, Moscovici, Goody, Granger, Pavée, Stiegler, Rossi, Parizeau, Harvey, Hériard-Dubreuil, Parrochia, Eisenstein, Brzezinski, Ellul, Commisariat au Plan, Gates, White, Kempf, Bourg, Dagognet, Heidegger, Hottois, Marx, Simondon, Leroi-Gourhan, Janicaud, Hugues.

L’auteur s’est basé sur les résultats d’enquêtes que lui-même avait dirigées, et qui ont été réalisées au sein de grandes entreprises de communication dont France Telecom notamment, ou encore au sein de la Datar (Délégation à l'Aménagement du Territoire et à l'Action Régionale).

L’auteur a exploité aussi les résultats de ses propres enquêtes menées aux Etats-Unis et au Japon au sujet de la « santé parfaite », et dont le détail se trouve explicité dans son ouvrage du même nom.

Enfin, et pour le volet de la théorie pure, l’auteur s’est basé bien entendu sur ses propres recherches précédentes (« critique de la décision », « critique de la communication »,…) mais aussi sur les travaux de nombreux auteurs, philosophes et sociologues notamment, aussi bien des anciens que des contemporains. On pourra citer par exemple quelques uns de ceux dont la pensée relative au sujet du livre a été largement commentée par l’auteur, à savoir :

Aristote, Machiavel, Hume, Hobbes, Musso, Goody, Gras, Saint-Simon, Schaeffer, Verne, Legendre, Hauriou, Rousseau, Marx…


VI/ Résumé de l’ouvrage

Le livre de SFEZ est structuré en quatre parties et plusieurs chapitres. Une structure identique a été adoptée pour ce résumé (Cf sommaire). 

6.1/ Ouverture. Des récits dispersés

6.1.1/ Technopolis, un discours de fiction

Technologie et politique, ou « Technopolis », sont habitées toutes les deux par la fiction. Une « fiction » vraisemblable et réalisable et qui ne se confond donc pas avec « illusion ». Ainsi, en ce qui concerne la technique () tout particulièrement, les discours fictifs à son sujet, et dont la critique est par ailleurs plus répandue en Amérique du Nord qu’elle ne l’est en France, lui servent en réalité et en premier lieu de masque et d’ornement capables de séduire le public, ce qui lui permet de franchir tous les obstacles et de conquérir sans difficulté toutes les couches de la société.

En second lieu, ces discours fictifs font appel à des disciplines scientifiques telles la sociologie ou l’histoire par exemple, afin d’effacer leur caractère fictif et de fonder ainsi la prétendue objectivité de la technique. Il en découle alors un « chosisme » dans les discours, qui vise à substituer à la technique ses propres objets, et de transformer la technique, objet des discours, en un discours sur les objets. Ce chosisme entraîne à son tour, et c’est la troisième caractéristique de ces discours, un déterminisme simpliste qui, partant directement de l’objet technique, prétend expliquer la société sans aucune médiation, faisant ainsi correspondre par exemple à « chaque objet technique un type de civilisation». La quatrième caractéristique des discours fictifs sur la technique réside dans le « fétichisme », une opération ultra-simpliste qui fait des « nouvelles technologies » la métaphore de toute la technique, de la technique la métaphore de toute la production, et de la production la métaphore de toute la société. Autrement dit, les nouvelles technologies seraient « le fondement de l’économie, du progrès et de la société du futur dans sa globalité ». Toutes ces caractéristiques, loin d’effacer ou de dissimuler la fictivité des discours sur la technique, concourent au contraire à la renforcer davantage.

La question qui se pose alors est de savoir si cette fiction qui habite la technique, si bien établie et ancrée dans les discours, peut aller au delà de la simple opération de séduction pour tenter d’instituer l’Etat ou la société. La difficulté majeure rencontrée lorsqu’on veut traiter de cette question réside dans la panoplie des discours aussi divers et contrastés qui se tiennent quotidiennement au sujet de la technique, et qui ne cessent de croître, de changer et de se complexifier.

La complexité vient aussi d’une certaine subjectivité qui caractérise ces discours. Une subjectivité inhérente à la nature même de l’objet, la technique, qui implique un « comportement actif » de la part des auteurs des discours, puisqu’ils sont à la fois observateurs et consommateurs de la technique. On est alors confronté à un étiquetage simpliste des auteurs selon la thèse qu’ils défendent : soit ce sont des réactionnaires et des rétrogrades car ils sont contre la technique, ou des idéologues s’ils sont pour, ou encore des penseurs « mous » s’ils tiennent des discours neutres, sans oublier ceux que l’on taxe d’être trop généralistes ou, au contraire, trop spécialistes. Pour remédier à cette insuffisance d’objectivité des discours, l’idée qui vient à l’esprit est de construire son discours cette fois-ci sur l’interrogation de l’essence même de la technique. Mais là encore une nouvelle difficulté surgit et qui consiste dans le risque de faire de « l’épistémologie d’une activité qui n’est pas une activité de connaissance ».

Bien que le débat sur la façon de discourir sur la technique reste ouvert, on n’est cependant saisi par la réalité quotidienne qui nous rappelle que n’importe qui peut recevoir des discours sur la technique, en débattre et produire le sien, sans qu’aucune science ne lui soit nécessaire. Il s’agit alors de discours très généraux, ou « techno-discours », qui puisent dans le « technicisme ambiant » et qui sont tenus à tous les niveaux de la société.

Cette caractéristique de la technique qui consiste dans le fait que tout le monde peut en discourir à son aise nous rappelle bien évidemment la politique. Celle-ci se distingue de la même façon, étant donné qu’elle partage avec la technique le même domaine, à savoir le domaine public. Technique et politique sont en effet imbriqués étroitement dans notre vie quotidienne, et le politique nous consulte sans cesse au sujet des méfaits du technique, jusqu’au point où les questions qui, au départ, étaient politiques deviennent des questions techniques, ouvrant ainsi un nouveau champ qui est celui de la « technologie politique », et où les valeurs montantes du technique viennent se substituer aux figures symboliques défaillantes du politique.

Cela dit, les discours sur la technique ne se restreignent pas à ce discours politique, et l’invasion de notre vie quotidienne par des objets techniques aussi séduisants les uns que les autres est à l’origine d’une profusion de discours divers et variés sur la technique. Ceci amène donc l’auteur dans son ouvrage à s’intéresser de plus près au statut de ces discours, à « leur légitimité, la manière de les tenir, l’influence que certains types de discours exercent sur le développement même du phénomène technique et la raison de cette influence », et ce afin de pouvoir en démêler le vrai du faux et en éliminer « quelques poncifs ».

6.1.2/ Une imprégnation idéologique

Tout d’abord, s’agissant du premier poncif, on constate qu’un trait dominant dans les discours sur la technique consiste à scinder les auteurs et leurs écrits en deux camps opposés qui s’affrontent, technophiles et technophobes.

Or, en réalité, on ne peut être entièrement technophile ou technophobe, et il s’agit d’une séparation commode et malhonnête qui vise à occulter l’imbroglio et la diversité des discours. La vérité est que les attitudes des auteurs sont beaucoup plus nuancées voire même incohérentes dans bien des cas et chaque auteur peut avoir, dans un contexte particulier et sur une question précise, une position d’approbation ou de désapprobation sans pour autant être taxé d’appartenir à un camp ou à un autre.

C’est ainsi qu’on a fait à tort du philosophe Martin HEIDEGGER un anti-techniciste notoire sur une simple mauvaise traduction du terme « Gestell » par le mot « arraisonnement ». De la même façon, on ne peut se fonder sur des prises de position singulières pour taxer Paul VIRILIO de technophobe ou François DAGOGNET de technophile.

Pour remédier à cette fausse répartition des auteurs en pour et contre, l’auteur propose d’examiner plutôt leurs postures au lieu d’essayer de se forger un jugement binaire à partir de quelques unes de leurs « positions » singulières. Alors qu’une « position » exprime un point de vue ferme et démontrable, et qu’un « dispositif » constitue un ensemble de positions imbriquées doté d’une stratégie, une « posture » exprime en revanche une pensée subjective mêlant pêle-mêle désirs et craintes de l’auteur, ses croyances et ses attentes, et fragilisant ainsi de par leur mobilité ses arguments et plongeant ses déclarations dans l’ambiguïté. Aussi, le terme « posture » qui appartient au vocabulaire comportemental et non pas argumentatif, sera adopté afin d’approcher au plus près la grande masse hétérogène que constituent les discours sur la technique, car il permet de rendre compte le plus fidèlement possible de leur diversité et de leur singularité. Il est à noter aussi que même des auteurs appartenant à la même discipline de recherche n’adoptent pas forcément des postures semblables, ceci étant encore plus vrai chez le corps des philosophes et l’est moins chez les sociologues ou les historiens.

Par ailleurs, la plupart des questions qui portent sur les caractéristiques de la technique génèrent des réponses qui relèvent de type idéologique, chacun s’efforçant en effet à nous livrer sa vision propre du monde au travers de ses réponses, et à transformer cette vision personnelle en vérité générale, s’appuyant notamment sur la légitimité d’un discours préétabli dans l’institution. C’est le cas par exemple des questions indécidables telles que « peut-on juger la technique d’un point de vue moral ? » ou encore « qu’est-ce que le progrès technique ? », questions auxquelles on ne peut répondre avec une logique scientifique qui s’appuierait sur une démonstration fondée.

6.1.3/ Thèmes récurrents et points critiques

Un autre élément participant à la lourdeur des discours sur la technique est le recours répétitif et systématique aux mêmes thèmes et références, une puissance répétitive qui limite par conséquent le champ de la réflexion. C’est ainsi qu’on peut distinguer deux thèmes récurrents, le corps et l’imaginaire, et trois références récurrentes, les personnages conceptuels, les objets répétitifs et la révolution technique.

6.1.3.1/ Le corps

Dans la culture occidentale, le corps s’oppose d’emblée à la technique, car il représente la nature, la spontanéité et les émotions, contrairement à la technique, un monstre sans scrupules qu’il convient de dompter, car il est synonyme d’artificialité, de calculs et de froideur. Cette opposition est d’autant plus forte que la nature humaine, toujours dans la philosophie occidentale, peut être considérée comme double, constituée d’un corps et d’une âme engagés dans un combat permanent. Deux visions se dégagent alors quant à la façon de concevoir la technique : l’âme tient le gouvernail et le corps n’est qu’un esclave mécanique s’occupant à exécuter des tâches dites techniques, une vision qui est celle du platonisme et qui dénote clairement une aversion pour la technique. L’autre vision soutient que le corps étant en contact direct avec l’extérieur et interagissent avec celui-ci, il n’est plus un simple exécutant des tâches techniques mais participe également à la formation des idées de l’âme, oriente la pensée, voire la construit. Une vision qui révèle un technicisme latent puisqu’elle sous-entend que le monde de la technique a son mot à dire et constituerait alors une condition du développement de la pensée humaine.

Cependant, dans les discours contemporains sur la technique, on évite soigneusement d’utiliser le vocable « âme » se contentant de l’usage du mot « corps » qui désigne l’individu et englobe donc forcément les deux entités, âme et corps. Cette occultation de la notion d’âme dans les discours actuels masque à peine toute la difficulté rencontrée par la technologie à éclaircir la question de l’union du corps et de l’âme, comme on peut s’en rendre compte à la lecture des écrits d’Alain GRAS ou de François DAGOGNET par exemple.

6.1.3.2/ L’imaginaire

Sur le thème de l’imaginaire, les discours sur la technique prennent toute une autre dimension, s’inspirant notamment des imaginaires récents de la littérature socio-anthropologique. L’enjeu est effectivement énorme car en se dotant d’un imaginaire la technique cesserait d’être le monstre froid tant décrié par ses détracteurs, et disposerait d’un réservoir infini de figures. Or, force est de constater que ce fameux imaginaire de la technique se confond en réalité avec « le contenu de pensée » des ingénieurs et des techniciens, et se résume donc à une boîte à idées où sont enfermées images fixes et stéréotypes. Cette réalité là vient malheureusement en contradiction avec le but recherché par les auteurs de l’imaginaire technique, qui cherchent à démontrer que ce dernier n’est pas cantonné dans une boîte mais dépasserait volontiers les données et les stéréotypes.

6.1.3.3/ Personnage conceptuel

Dans toute discipline, la référence à des auteurs constitue un des moyens les plus efficaces pour bâtir l’argumentation dans un discours. Plus précisément, on fait appel à des « personnages conceptuels » tels que les appelle Gilles DELEUZE, une sorte de « puissance de concept » destinée à délimiter des territoires de la pensée. C’est ainsi par exemple que NIETZSCHE opère avec le personnage conceptuel qu’est Zarathoustra et DESCARTES avec l’ego cogito. En ce qui concerne les discours contemporains sur la technique, et bien que le recours à des auteurs comme HEIDEGGER, MC LUHAN, ELLUL…soit fréquent, il n’empêche que, d’une part, ces derniers sont peu nombreux et, d’autre part, on les convoque moins pour leurs « puissances de concepts » que pour appuyer une vision simpliste et binaire du type pour ou contre la technique.

C’est ainsi qu’en réalité, on note un tarissement certain des ressources et des concepts théoriques nouveaux et on se contente de ressasser les mêmes référents espérant combler ainsi le vide existant.

6.1.3.4/ Objets techniques répétitifs

De la même façon qu’on se réfère aux personnages conceptuel, les « objets techniques » tels que le moulin à eau, la roue, la machine à vapeur et surtout l’imprimerie, constituent aussi des éléments de référence capitaux qui reviennent sans cesse dans tous les discours car ils fondent le destin et la dynamique de la technique et tracent d’une manière très concrète son cheminement qu’est le progrès.

C’est ainsi que le plus en vue des objets techniques actuels est sans conteste Internet, dont les militants soutiennent ardemment qu’il symbolise la révolution du numérique, le numérique étant destiné à supplanter immanquablement l’Ecrit comme celui-ci a supplanté l’Oral. Or, lorsqu’on examine la question de plus près, on s’aperçoit qu’au contraire l’objet Internet est loin d’avoir le statut qu’on veut lui accorder car il fait appel en réalité à un mélange oral-écrit ainsi qu’à des formes primitives de transmission. Il permet par ailleurs une pratique de grande échelle, aussi bien privée que publique, qui ne se contente plus du mode du général mais prétend d’emblée à l’universalité. Internet, enfin, a cette caractéristique qui lui permet de mêler à la fois réalité et virtualité et à fusionner les contraires, ce qui fait de lui un objet fétiche par excellence.

6.1.3.5/ Révolution technique

L’expression « révolution technique » tant usitée dans les discours laisse supposer que la technique serait une cause d’un bouleversement profond et complet impactant tous les domaines de la société. Or comme le démontrent de nombreux auteurs, notamment Jacques GOODY, Marc BLOCH et Élisabeth EISENSTEIN, les progrès techniques, moteurs de la révolution technique, n’ont jamais généré des changements planétaires, multisectoriels et encore moins simultanés, qui sont les conditions d’une véritable révolution. Il s’agit tout au plus d’inventions techniques réparties dans le temps et dans l’espace avec des aller-retour et des stagnations, et qui sont un facteur parmi tant d’autres qui ont influencé le cours de l’histoire, d’autant plus que le progrès technique ne peut avoir un impact significatif que si le facteur culturel lui est favorable et ne s’oppose pas à sa propagation.

L’exemple de l’imprimerie est représentatif à plus d’un titre. En effet, cette invention, majeure certes, est souvent présentée comme la séparation nette et indiscutable entre le monde de l’écriture et celui de l’oralité, comme Internet le serait aujourd’hui entre les mondes de l’écriture et de l’électronique. Or si l’on se penche plus sérieusement sur la question, on s’apercevra que le passage à l’écriture a duré très longtemps, 300 ans au minimum, et que ce n’était pas une révolution en soi puisque la majorité de l’écrit de l’époque relevait de l’administratif et non pas du littéraire. En fait, comme le souligne fort judicieusement Jacques GOODY, le lieu et le moment de la révolution du savoir en Europe restent incertains, car les évolutions se sont produites sur une durée très longue.

6.2/ Première partie. Le récit fondateur du techno-politique

6.2.1/ Les marqueurs de la technique

Afin de pouvoir mettre en évidence les liens profonds qui unissent aujourd’hui le politique et le technique, une recherche des traits caractéristiques de la technique ainsi que leur comparaison avec ceux de la politique sont nécessaires. Ceci est d’autant plus nécessaire que les discours généraux sur la technique qu’on vient d’évoquer jusqu’ici ne permettent pas de fournir une définition précise de la technique. Une première série de caractéristiques de la technique concerne les traits qui la distinguent de la « science ». En effet, alors que la science opère dans les domaines de la théorie, de l’abstraction et du raisonnement, la technique privilégie la pratique, le concret et l’expérience. Cette distinction entre science et technique a été théorisée par PLATON, et découle d’une hiérarchisation très ancienne des modes de connaissance. Ces caractéristiques ou marqueurs sont au nombre de trois : les modes d’acquisition et de transmission du savoir technique, la systématicité et enfin la réticulation (le réseau).

6.2.1.1/ Premier marqueur : l’acquisition et la transmission du savoir
technique

Alors que l’acquisition du savoir-faire technique se faisait traditionnellement par un apprentissage des règles auprès des maîtres, et se transmettait de façon aléatoire et non formelle, l’enseignement actuel de la technique repose toujours sur des règles, mais celles-ci ont subi une rationalisation et elles sont par conséquents formalisées, décrites et consignées.

De plus, l’enseignement et l’acquisition du savoir-faire technique bascule de plus en plus du côté de la théorie, le domaine a priori réservé de la science, bien qu’ils fassent toujours appel à l’expérience pratique. C’est ainsi que la distinction classique entre conception et réalisation, telle qu’elle est faite par exemple entre la science et la technique, se retrouve au sein même de la technique : la technicité proprement dite s’intellectualise et l’exécution est confiée aux machines. La techno-science, ou technologie, est née.

Cette toute nouvelle alliance entre deux anciennes sœurs ennemies est la caractéristique de notre époque, car technique et science visent le même objectif qu’est le progrès humain, et utilisent toutes les deux un langage de plus en plus mathématisé.

L’expérience est le mode d’apprentissage de la technique et elle impacte donc fortement le mode de transmission du savoir-faire technique. Appelée aussi empirie, elle a été toujours associée anciennement à la technique au moment où la théorie était le terrain privé de la science, et même si ce n’est plus le cas aujourd’hui, elle en garde encore des traces. L’expérience ne peut opposer à la logique du raisonnement théorique qu’une batterie de tests qui restent conjoncturels et ne peuvent prétendre à la vérité de la théorie et à son universalité. Cependant, l’expérience, de par son caractère contingent justement, offre à la société des règles de bonne conduite fort utiles à tout un chacun, une qualité appelée « prudence » par ARISTOTE ». Du point de vue philosophique, l’expérience, s’opposant à la théorie, devient de « l’empirisme », qui s’oppose alors à son tour à l’idéalisme. Alors que du point de vue scientifique, l’expérience devient de « l’expérimentation », un ensemble de travaux de terrain qui s’appuient sur des règles, dans le but d’arriver à découvrir les lois de la nature. Le résultat d’une expérience reste cependant incertain, dépendant à la fois des conditions de son exercice et des conditions de sa réception par les scientifiques eux-mêmes.

6.2.1.2/ Deuxième marqueur : la systématicité des techniques

Le deuxième trait de la technique qu’est la systématicité est apparu très récemment, lorsque, comme souligné plus haut, l’exécution proprement dite des tâches techniques fut confiée aux machines, faisant apparaître ainsi deux processus distincts à l’intérieur même de la technique : la conception et la réalisation.

Glissant vers la conception, la technique s’est vue alors intégrée dans un environnement plus globale et plus structuré, un système socio-politique où elle occupe désormais une place bien définie. Cette systématicité peut être très bien illustrée par le besoin que manifestent les techniciens de constituer un corps professionnel et de se doter d’une culture, une systématicité qui ne concerne d’ailleurs pas uniquement les activités techniques mais atteint aussi les objets techniques eux-mêmes, formant ainsi les différents systèmes techniques.

Les systèmes techniques englobent des activités techniques liées entre elles à l’image des constituants d’un réseau, une structure que seule la notion de réticulation permet de désigner très justement. Une autre notion, celle de Macro-Systèmes Techniques (MST), formalisée par Alain GRAS, permet d’appréhender davantage la réticulation. Les MST en effet, sont de véritables machines de pouvoir appartenant aux réseaux, et qui « combinent un objet industriel, une organisation de la distribution des flux et une entreprise de gestion commerciale ».

6.2.1.3/ Troisième marqueur : le réseau

La notion de réseau occupe une place prépondérante dans la réflexion actuelle sur la technique. La signification du terme réseau a subi une multitude de transformations tout au long de l’histoire. C’est ainsi que l’antique filet de chasse qui immobilise la cible en l’enveloppant de ses mailles tressées se transforma en « réseuil » chez DESCARTES pour désigner le système veineux qui assure le transport sanguin dans le corps. Dans les domaines d’urbanisme et d’aménagement des territoires, le corps humain devient un territoire géographique et le réseau veineux des voies de circulation. Deux raisons président à cette transformation en réseau « constructeur » : une raison graphique puisque la lecture et la représentation du modèle-réseau se trouve facilité, et une raison socio-politique puisqu’il s’agit d’assurer une bonne répartition des richesses à l’image de la répartition sanguine qu’assure le réseau veineux à l’intérieur du corps humain.

La notion de réseau au 19ième siècle fut marquée par les travaux de Saint-SIMON pour qui le réseau doit servir des finalités sociales selon un plan à la fois organique et schématique. Le corps social et ses circuits de circulation des biens est alors calqué sur le corps humain et ses circuits de circulation sanguine qui interconnectent les différents organes du corps. Outre cet aspect organique, le réseau saint-simonien fait appel aussi au modèle mathématique, donc à l’aspect cognitif et schématique, afin que notamment le cours des circulations de biens puisse être régulé. Pierre MUSSO définit ce réseau comme « une structure d’interconnexion instable composée d’éléments en interaction dont la variabilité suit quelques règles de fonctionnement »

Cette notion de réseau s’est complexifiée à l’époque actuelle au point de devenir confuse. Le réseau contemporain se caractérise par la fréquence des passages de l’information en son sein, par ses capacités de connexion, et enfin par sa virtualité, virtualité au sens où l’existence du réseau est subordonnée à celle de ses usagers. Il agit en outre comme un moteur spatio-temporel de par sa qualité à rendre la connexion immédiate. Enfin, ce réseau est non hiérarchique au niveau de l’accès et permet de relier des objets hétérogènes, ce qui le rend un véritable « coordinateur décentralisé », comme le qualifie Jean Marc OFFNER.

6.2.2/ Le mariage morganatique de la technique et de la décision

La technique entretient des liens très forts avec le système de décision au point qu’on peut parler d’un mariage morganatique, au sens qu’il ne se manifeste pas très explicitement et trompe par conséquent de nombreux philosophes et techniciens, à l’inverse des hiérarques politico-administratifs et des technologues avertis qui ont parfaitement conscience du poids et de la discrétion de ces liens. Ceci a pour conséquence de faire ressortir deux nouveaux marqueurs de la technique : le progrès et la décision. Ces marqueurs sont relativement extérieurs au domaine de la technique en comparaison des trois marqueurs intrinsèques étudiés plus haut, mais ils restent cependant fortement liés à ceux-ci.

6.2.2.1/ Le progrès

Le progrès se confond souvent avec la technique dans les discours dans la mesure où tous les deux affichent le même objectif, à savoir rendre la vie sur terre plus facile et plus agréable. Quant à savoir si les moyens d’y parvenir sont acceptables ou non, le débat fait toujours rage et produit avec lui une multitude de confusions en pour et contre, et que l’auteur se propose d’analyser au travers de la notion d’innovation/invention.

Historiquement, l’invention, synonyme de création à partir de rien, a toujours relevé du domaine de la science alors que l’innovation, synonyme d’imitation ou de perfectionnement de l’existant, était associée à la technique. A l’image de la création et de l’imitation dans le domaine de l’art, l’innovation occuperait donc un rang inférieur à celui de l’invention sur l’échelle des valeurs intellectuelles. Ce cliché est si tenace que même Bertrand GILLE, aussi sérieux soit-il, y succombe facilement en reconnaissant du talent aux Grecs, les inventeurs, et en ôtant tout talent aux Romains parce qu’ils se contentaient d’imiter les premiers. Or cette distinction entre invention et innovation, et encore moins leur hiérarchisation, ne résistent pas longtemps à la critique contemporaine. En effet, invention et innovation relèvent toutes les deux désormais du domaine conceptuel compte tenu de la théorisation croissante des pratiques, et peuvent se confondre donc et fusionner dans un terme unique tel que « innovention », terme nouveau que l’auteur propose.

D’autre part, la vraie distinction à opérer est celle qui sépare cette « innovention » de son usage réel dans la société, d’autant plus que cet usage, comme le souligne Thomas HUGUES, souffre d’un désintérêt certain dans les travaux de recherches des historiens des techniques, en comparaison des nombreuses études dont bénéficie « l’innovention » proprement dite. Or le recours au marqueur « systématicité » étudié plus haut permet justement de redonner à cet usage tout l’intérêt et la place qu’il mérite. Car la systématicité suppose une interaction entre la technique et le système économique et socio-politique environnant, ce qui implique que la condition d’existence de toute innovation est subordonnée à son insertion réussie dans ce système globale ou, en d’autres termes, à l’adoption de son usage, peu importe que cette insertion se fasse discrètement ou avec éclat.

Une « innovention » n’en est donc une que par sa réussite, c'est-à-dire par sa capacité à impacter de par son usage significativement les systèmes qui l’entourent, et le caractère de création ou de nouveauté, bien que nécessaire, est insuffisant pour lui donner entièrement vie, comme cela a été le cas pour l’Aérotrain pour ne citer que cet exemple.

L’acceptation d’une « innovention » passe par une justification de celle-ci, c'est-à-dire par la détermination de son point d’insertion le plus efficient dans le monde de la technique. Cette détermination du temps et du lieu opportuns d’insertion s’effectue moyennant la stratégie dite de veille technologique, et qui consiste à surveiller et à corriger en permanence la formation dans le système socio-technique des « saillants rentrants » (salient reverses), pour reprendre l’expression de Thomas HUGUES, aussi bien techniques qu’organisationnels.

La justification d’une invention/innovation ou, en d’autres termes, la réalisation effective du progrès, prend alors toute une autre dimension puisqu’elle va s’inscrire dans un processus beaucoup plus complexe où interagissent plusieurs éléments tels que le politique, l’économique et le social, un processus qu’est le système de décision, et qui va décider de l’opportunité ou non du point d’insertion et donc du progrès lui-même.

Le progrès se montre donc comme un marqueur mineur de la technique, impliqué qu’il est pleinement et solidement dans les rouages du système complexe de la décision. Il fait en outre appel à la fable et au récit afin d’occulter la non linéarité de son parcours.

6.2.2.2/ La décision

La technique n’est qu’un sous-système du système général de décision, et à ce titre, elle subit constamment l’influence des autres sous-systèmes qui le composent. En outre, une modification à l’intérieur d’un de ces sous-systèmes, y compris le technique donc, impacte les rapports qu’entretient le système global avec les systèmes environnants, conférant ainsi à ce dernier une « signification » vis-à-vis d’eux. L’activité technique se présente finalement comme une activité humaine parmi d’autres, et dont l’essence est à rechercher dans ce qui distingue ou non l’Homme du règne animal, et le rend capable d’agir sur son environnement.

D’autre part, l’entrée en jeu à la fois de la théorie et de la pratique dans le processus général de la décision confère à celle-ci un caractère techno-scientifique, la rendant ainsi à son tour, et réciproquement, un marqueur de la technique. La question qui se pose alors est de connaître la voie empruntée ainsi que le comment de cette pénétration des systèmes de décision par les systèmes techniques.

Dans la pensée occidentale, la décision est élevée au rang de rationalité suprême, qui réunirait ainsi des attributs supérieurs tels que linéarité, progrès, profit, efficacité et normalité. Or, ces attributs sont loin d’être acquis et ne correspondent en rien à la réalité, comme l’a démontré l’auteur dans son ouvrage «  critique de la décision », d’autant plus qu’il existe une multitude de rationalités locales, souvent fictives. L’ancrage de cette idéologie de la décision dans l’imaginaire occidental permet cependant de constater que la décision se sert de la politique comme moyen de légitimation, du récit comme moyen de propagande, et partage par ailleurs la notion de progrès avec la technique, puisque la décision est finalement censée être portée vers l’avenir.

Par ailleurs, le schéma traditionnel de la représentation républicaine suggère que les besoins locaux émanant des citoyens soient traduits en demandes raisonnables par leur représentants, puis acheminés vers le décideur national à qui incombe de combler alors ces besoins. En outre, le décideur national ferait usage de la science pour la transparence de ses décisions, de la technique pour leur efficacité et mobiliserait aussi son réseau d’informations. Or, dans la réalité, le couple « décision nationale/besoins locaux » ne fonctionne pas selon ce schéma idéalisé. Car, primo, le décideur national crée, par le mécanisme de formulation, en partie la demande locale et y répond comme bon lui semble, secundo, les besoins locaux sont mobiles et loin d’être stables, tertio, le corps représentatif des citoyens est rempli de zones opaques, et enfin, comme l’ont démontré ALTHUSSER, BOURDIEU, DELEUZE, GUATTARI et LYOTARD, les besoins souffrent d’un manque d’ « objectivité naturelle ».

En somme, la technique se trouve ainsi polluée par le système de décision qui se sert de l’argument technique pour légitimer la politique en termes de pouvoir, et pouvoir ainsi vendre les décisions prises en son sein. Elle est aussi l’outil dont se sert le national décisionnel, avec ses visées unificatrices, pour parer à l’hétérogénéité du local et de ses besoins, puisque tout le monde au sein de ce dernier s’accorde pour réclamer plus de technicité.

L’entrée de la technique dans les arcanes du système politico-économique a donc affecté inévitablement sa propre rationalité. Elle n’est plus la technique pure des inventeurs, modeste et changeante, mais s’est muée en un système qui se veut puissant et universel : c’est le techno-politique.

Pour illustrer cette nouvelle nature de la technique qu’est le techno-politique et où s’entrelacent la technique, l’économique et le politique, l’auteur cite quelques exemples tels que le projet de l’Aérotrain qui, bien qu’il s’agisse d’une invention technique réelle et efficace, validée de surcroît par une ligne expérimentale de 15 km, fut purement et simplement stoppé net par le système politico-économique. Ou encore l’exemple d’Internet, devenu un outil idéologique, jonction entre le local et l’universel, et que l’industrie informatique, la presse et les publicitaires, tous épaulés par la classe politique, s’activent de concert à en vendre une image de « démocratie virtuelle » où « fraternité » serait remplacée par « convivialité », « égalité » par « transparence » et « liberté » par « accès au réseau ». Et enfin l’exemple de la réforme de France Télécom, où le « rattrapage » du téléphone dans les années 70, opération claire et précise car technique, fut un véritable mythe mobilisateur car jugé national et égalitaire, esprit républicain oblige.

Aujourd’hui, cet héroïsme passé lié aux objets techniques a cédé la place à un nouvel héroïsme lié cette fois-ci aux images et aux signes que ces objets représentent, une façon d’effacer la marque de technicité de l’objet pour n’en garder que le rêve et les images qu’il renvoie, comme par exemple l’image héroïque que la société se fait d’elle-même.

C’est ainsi que le techno-politique change au gré de l’évolution de chacune de ses composantes et du contexte, et se dote en même temps d’un ensemble d’images afin de construire son propre récit.

6.2.3/ Théorie de la technique politique

Comme on vient de le voir, l’élément qui fait la jonction entre le technique et le politique est bien le décisionnel, élément d’ailleurs débattu abondamment par les politologues, contrairement aux analyses portant sur les liens technique-politique qui restent très peu nombreuses. Cependant, quelques auteurs prestigieux comme MACHIAVEL, HUME et HOBBES, ont déjà abordé cette question de l’interaction technique-politique et nous fournissent donc une assise théorique fondatrice du techno-politique.

6.2.3.1/ MACHIAVEL

Niccolo MACHIAVEL considère qu’il ne peut exister une Grande Politique, c'est-à-dire une théorie générale de la politique dotée de principes directeurs, et ce en raison de la nature même du politique qui dépend en premier lieu de la décision du prince, une décision subjective et conjoncturelle par excellence. La politique reste toujours ancrée selon lui dans le milieu des pratiques et de l’occasionnel, au même titre que la technique, et est loin de pouvoir s’ériger en un système universel fondé sur des valeurs.

D’après MACHIAVEL, la politique s’acquiert par l’expérience, aussi bien moderne que celle consignée dans les livres anciens. Il s’agit donc, comme on l’a vu plus haut, d‘un mode d’acquisition qu’on retrouve aussi dans le domaine de la technique, et qui en constitue le premier marqueur, à savoir l’expérience.

Comme c’est le cas pour la technique, la politique n’est donc pas déductive puisque basée sur l’expérience. La logique de la politique tient du caractère technique et fait d’elle par conséquent un « art », une « tekhnê », l’art de la politique. Un art qui reste rhétorique car la politique fait appel volontiers à la rhétorique pour combler son manque de fondations.

De même qu’une innovation technique a besoin d’être acceptée par la communauté pour exister réellement, comme on l’a montré plus haut à propos du marqueur progrès, la réussite d’une décision du prince, elle aussi et en tant qu’innovation, doit beaucoup à l’attitude du peuple à l’égard de cette décision, acceptation ou refus. Cet exercice de la « tekhnê » politique a lieu dans la cité (polis), mais le vrai espace de son exercice demeure cependant le temps, car occasionnel et conjoncturel, et parce que la « tekhnê » politique ne vise aucunement l’universel ou l’intemporel, ni la vérité éternelle dont la cité n’a d’ailleurs pas besoin.

Toujours selon MACHIAVEL, la politique est une chose complexe qui s’acquière à l’expérience et change constamment au gré des événements, et ne pourrait donc jamais être approchée par des principes. Ainsi, son discours sur la politique est une présentation et non une démonstration, et on n’y trouve nulle trace d’une construction dialectique ou causalité, de telle sorte qu’il s’en dégage une incohérence générale qualifiée d’« énigme machiavélienne » par les politologues. En fait, il serait plus juste de penser que Machiavel considère qu’il serait vain d’appliquer à un sujet particulièrement conjoncturel, tel que le politique, un discours construit ou abstrait, alors qu’il est plus efficace et plus cohérent d’adopter plutôt un discours empreint de la logique de la « tekhnê » tel que celui de l’orateur ou de l’avocat, et qui répond donc à des règles rhétoriques.

Parmi ces règles, on peut citer la règle de la crédibilité, qui commande au prince d’inscrire ses actions dans le cadre du vraisemblable, la règle de la similitude ou ressemblance, qui veut que tout acte ou discours puise sa crédibilité dans des actes ou discours similaires passés et connus du public, ou encore la règle de l’accumulation des exemples, des exemples historiques et donc absents mais dont la multitude permet de faire preuve, et enfin la règle de la passion, qui suggère au prince de se passionner pour le contenu de son discours afin d’en renforcer la crédibilité, quitte à avoir recours à la simulation dissimulée.

Cet usage accru de la rhétorique dont fait preuve la techno-politique souligne bien le caractère de celle-ci, car il met en exergue une logique interne qui est loin de caractériser une science, et appartient plutôt au domaine de la technique.

Machiavel considère par ailleurs que la politique repose entièrement sur les décisions prises par les princes, ceux-ci s’aidant de l’interprétation des exemples du passé, une interprétation capitale mais qui peut s’avérer aussi bien juste qu’hasardeuse, au gré des circonstances. La justesse d’une décision est en fait subordonnée à l’accord qui s’établit entre la « fortuna » et la « virtu », la « virtu » précédant nécessairement la fortune. La décision est donc le produit de circonstances imprévisibles et de tempéraments des princes, et ne saurait en conséquence être rationalisée. Tout au plus, peut-on recourir aux traits caractéristiques de la technique tels que le conseil du maître, la modestie, l’imitation…pour espérer atténuer son irrationalité. Cependant, l’histoire offre au prince une pléthore d’exemples, des exemples certes à penser et non pas à agir, mais où il peut puiser à volonté « virtu », fortune, réussite ou échec.

En conclusion, MACHIAVEL a donc inscrit le politique dans le technique et a fait de la décision le point de convergence de toutes les règles techniques qui gèrent le politique. Il a par ailleurs appliqué ces mêmes règles à son propre discours qu’il a élaboré à l’usage du prince.

6.2.3.2/ HUME

David HUME rejoint MACHIAVEL sur le fait que la décision est le centre nerveux de l’expérience. Alors que l’expérience reste totalement imprévisible car liée à l’histoire personnelle, la décision peut en revanche, au vu des circonstances et du milieu environnant, se voire prédire son orientation très probable. Orientation seulement et non pas contenu de la décision qui, lui, reste totalement incertain.

Cet instinct prédictif allié à cette incertitude certaine est donc la thèse de Hume, et tous les deux sont caractéristiques de la même nature humaine. D’une part, un instinct qui est par ailleurs populaire car il puise sa légitimité dans la pratique et dans l’évidence des règles de la vie de tous les jours, et d’autre part, une incertitude qui exprime un scepticisme raisonnable car elle vise à dépasser l’insuffisance des règles en faisant appel à l’intelligence humaine et au raisonnement.

En outre, la coexistence dans la nature humaine à la fois du naturel, facteur de stabilité, et de l’artificiel, facteur des pratiques opportunes, produit une politique mesurée dont la philosophie tient de la philosophie technique et se caractérise par plusieurs éléments : primo, la politique n’existe pas d’elle-même et est conjoncturelle puisque son exercice nécessite un apprentissage par l’expérience, comme c’est le cas de la technique ; secundo, elle manque d’autonomie dans la mesure où son fondement est soumis au consensus du plus grand nombre, comme c’est le cas de l’« innovention » ; tertio, l’universel réside dans la nature humaine, et le processus qui préside par exemple à une « innovention » n’est autre qu’un fait de cette nature même ; et enfin, ces trois caractéristiques qu’on vient de citer confèrent à la politique une orientation de prudence et d’empirisme tempéré, qui allie à la fois conservatisme et ouverture prudente à l’innovation sociale et politique.

Cependant, cette prudence et cette tempérance ne permettent pas de bien apprécier la composante technique, de plus en plus grandissante, de la techno-politique, ce que permet en revanche la lignée de HOBBES.

6.2.3.3/ HOBBES

Chez le philosophe Thomas HOBBES, le prince cède la place à l’Etat (Léviathan). Autrement dit, le personnel, le subjectif et l’artificieux s’effacent au profit du consensuel, de l’objectif et de l’artificiel, et ce par l’intermédiaire d’un contrat fictif mais fortement légitime, et qui lierait ce nouveau prince qu’est l’Etat à l’ensemble du peuple administré. Cette légitimation fictive ainsi instituée constitue alors une fiction instituante, une sorte de décision inscrite dans le passé et qui présiderait aux choses du présent et du futur.

Cette condition de contrat antérieur et fictif introduit en fait du théorique dans la pratique et fonde par conséquent une politique dont la particularité est de vouloir, grâce à la fiction, assurer la protection de l’administration et du gouvernement réel, et les mettre à l’abri afin qu’ils échappent à toute critique

Le techno-décisionnel se trouve ainsi, grâce à cette fiction légitimante, érigé en noble techno-politique, achevé sur le plan théorique, et « définitivement » cautionné.


6.3/ Seconde Partie : les images du récit techno-politique

Bien que la décision constitue l’élément de jonction capital entre la technique et la politique, ceci n’explique pas pour autant la puissance actuelle du techno-politique qui témoigne d’une identification vigoureuse du technique avec le politique, et réciproquement. L’auteur propose de chercher la véritable explication de ce constat dans certains types d’images liées au techno-politique.

6.3.1/ Images et imagerie de la technique

Le techno-politique ne peut avoir pour fondement les images de la technique car, d’une part, il ne s’agit que d’une imagerie, donc statique et dénuée de toute empreinte sociale, et d’autre part, une imagerie quelle qu’elle soit ne peut théoriquement être structurante.

6.3.1.1/ L’impuissance technicienne à symboliser

Les éléments qui suivent sont issus d’interviews de techniciens de grandes entreprises de communication que l’auteur a fait réaliser. Il en ressort essentiellement que les techniciens considèrent les technologies de la communication comme gérant tous les aspects de la société actuelle et résolvant tous ses problèmes, une société qu’ils jugent rationnelle, égalitaire et non conflictuelle, mais qui doit cependant être davantage et massivement rationalisée, toujours au moyen des technologies de communication qu’ils développent. Ces techniciens sont cependant incapables dans leurs majorité de produire un récit de la société idéale, se contentant simplement de discours informatifs.

Les textes collectés dans les interviews ne sont pas de la science fiction car ils ne contiennent pas l’élément caractéristique et indispensable à la formation de toute fiction, à savoir la non croyance. Au contraire, ces textes sont une description de la réalité, voire même une prescription, et ne prêtent donc pas à interprétation. Le lecteur ne peut alors qu’être amené à y croire.

En outre, ces textes n’évoquent la société et la politique que très rarement et en des termes dispersés et non structurés.

Privés de fiction et boudant le politico-social, ces textes constituent en fait une imagerie, c'est-à-dire un ensemble d’images statiques se rassemblant autour des technologies de télécommunication, et représentant à la fois la réalité des techniques et les désirs des techniciens. Cette imagerie, bien que capable de fournir des images-symboles et des figures attractives, ne peut cependant donner lieu à un imaginaire actif et structurant.

Cependant, cette imagerie est source de bien de figures très attractives, et que l’auteur va donc examiner.

Il en est ainsi des figures que sont l’ambiguïté, l’invisibilité et le double, trois figures très anciennes que l’on retrouve réunies déjà dans le mythe de Gygès. Ubiquité que permettent notamment la télévision ou le téléphone, invisibilité qu’offrent les caméras de surveillances par exemple, et enfin le rôle du double joué par l’assistant personnel ou le traducteur-automate. Cependant, alors que le double dans la mythologie occidentale est un être animé qui peut jouer aussi bien le rôle du bon que celui du méchant, le double technologique a été par contre débarrassé de tout trait négatif pour ne lui attribuer que les bons rôles, et de tout souffle de vie qui le rendrait animé tel un clone. Il est en fait réduit à un « bon objet » tout simplement.

Il en est aussi d’une autre figure essentielle qu’est celle du fétiche. Le fétiche est un objet symbolique qui concentre en lui tous les traits dominants de ce qu’il est censé représenter. Il sert en outre à déclencher le rituel associé à ce qu’il représente afin d’en perpétuer l’existence ou la puissance. En ce qui concerne les technologies de la communication, Internet en est l’objet fétiche sans conteste, et regroupe ainsi en son sein les trois figures précédentes réunies. Cependant, Internet n’est pas désigné de la sorte dans les interviews effectuées, malgré sa grande occurrence. Tout au contraire, il est décrit comme un simple fait de la réalité, dénué de toute portée symbolique.

Ceci est d’ailleurs confirmé davantage par la ritualisation quotidienne qu’il provoque chez les techniciens, ceux-ci étant amenés en effet à s’en servir régulièrement tout au long de la journée et, notamment, au cours des séances des jeux virtuels, alors réunis à l’occasion en clan, club ou tribu. Une ritualisation vidée de toute symbolicité par la répétition quotidienne et l’habitude, et qui ne peut donc prétendre au statut de rite symbolique. Et d’autant plus que, d’une part, les liens très forts et durables, supposés exister de par la notion de clan ou de tribu, ne sont en réalité qu’une simulation incapable d’apporter la moindre symbolicité, et d’autre part, cette ritualisation écarte d’office tout trait désagréable, qui serait néanmoins riche en symboles, pour ne retenir que le festif tel les jeux virtuels par exemple.

Ainsi, l’imaginaire structuré est bien absent et laisse la place aux images éparpillées et reliées entre elles d’une imagerie jamais achevée, et toujours accumulative grâce au progrès continu de la technique. Un progrès technique qui domine d’ailleurs le corpus étudié au point de prétendre résoudre tous les problèmes rencontrés et dénier de surcroît l’histoire humaine qui ne serait alors que de l’événementiel, pour lui substituer l’histoire des techniques. En outre, ce progrès triomphant des techniciens ne s’accompagne jamais d’une contrepartie moins glorieuse, comme c’est le cas dans les mythes de PROMETHEE et de PYGMALION. Les mythes se transforment ainsi en slogans au contact de la technique et se démystifient lorsqu’ils sont visités par elle.

6.3.1.2/ Impossibilité d’un imaginaire technicien

Ce sont bien ces images dont se compose l’imagerie des techniciens qui président aux innovations qui inondent notre quotidien.

Qu’en est-il alors, s’il existe, de leur imaginaire technique, imaginaire non pas au sens réducteur de boîte à images, mais au sens psychique du terme, à savoir le positionnement par rapport au réel et au symbolique.

Il est à noter d’abord la prolifération des projets et des objets techniques qui ne cessent de surgir continûment à toute vitesse. Cette accumulation de projets et d’objets s’accompagne d’une autre accumulation, celle des fonctionnalités, au sein même de ces objets, et semble par ailleurs être la priorité absolue du prétendu imaginaire technique. Le progrès technique, donné comme propriété de l’imaginaire technique, se confond ainsi avec la satisfaction ininterrompue des besoins de la société, besoins crées au demeurant par les objets techniques eux-mêmes.

Toutefois, la prolifération des objets techniques n’entraîne pas une abondance de lignées, du fait que cette prolifération se fait le plus souvent autour de la même fonction ou action technique et selon une structure en branches, chaque projet se distinguant de ses voisins par des différences minimes. Les objets techniques sont ainsi le produit d’une accumulation de projets ressemblants et se constituant en grappes.

Ces objets techniques sont donc issus d’images semblables et débouchent sur des actions semblables. Aussi peut-on qualifier l’imagerie technique à la fois de pragmatique et d’attractive puisqu’elle se confond finalement avec un ensemble d’actions possibles et réalisables qui répondent à des besoins bien réels et précis.

Cette ressemblance qui caractérise les images techniques ainsi que le manque de dialogue et d’échange avec l’autre sont en fait le véritable frein à la symbolicité à laquelle la technique pourrait prétendre. La symbolicité comme moteur de l’identité se construit en effet à partir du dissemblable et de la discontinuité, et exige par ailleurs une dynamique d’échange actif avec l’autre, et non pas sa simple consultation, ce qui est loin d’être le cas pour la technique. L’imaginaire technicien ne peut donc exister et se réduit en fait à une imagerie, un ensemble d’images inertes qui sont traduites en objets techniques afin de satisfaire les besoins actuels et futurs.

6.3.2/ Les images techno-sociales des investisseurs (industriels et
financiers)

Cette incapacité des images techniques à construire un imaginaire technicien tranche cependant avec leur grande motricité. La source de celle-ci est alors à rechercher chez les investisseurs industriels et financiers dont l’auteur a interviewés quelques uns à leur tour, et plus précisément la Datar et France Telecom. Ceux-ci constituent en effet un véritable pont entre la technique et le social, agissent sur les décisions techno-politiques et sont bien placés pour allier utopie techniciste et pragmatisme économique. Cependant, ils se méfient énormément de l’utopie en raison de l’emballement qu’elle suscite et qui mène souvent à l’échec.

6.3.2.1/ L’échec de l’utopie

Ceci a été notamment le cas, dans les années 80, de l’affaire Tube pour la RATP et du Plan Câble pour les Telecom. Comme le confirment bien les analyses de la Datar, dans ces deux affaires, l’utopie l’avait emporté et entraîné les deux projets vers un échec cuisant. Une utopie totalitaire, projetant des images sans intermédiaires et méprisant la diversité des points de vue. Les investisseurs interviewés l’ont compris et tempèrent donc systématiquement cette utopie par du pragmatisme plus terre-à-terre, sans rejeter toutefois l’apport très intéressant des innovations.

6.3.2.2/ Les contradictions des images techno-sociales des
investisseurs

C’est ainsi qu’il ressort des interviews des investisseurs un discours bipolaire où se mêlent fantasme et réalité, et où l’utopie triomphaliste de la technique le dispute à la prudence caractéristique du pragmatisme économique. Une prudence imposée par l’inquiétude engendrée par la non maîtrise totale de l’évolution future des objets techniques créés. Les images techno-sociales des investisseurs trouvent ainsi leur origine dans l’équilibre qui se fait entre l’utopie et le pragmatisme qui se trouvent mêlés dans leur discours. Quelles sont alors les marques de ce couple antinomique qu’est l’utopie-pragmatisme ?

Au nombre des marqueurs caractérisant le discours utopique, on peut citer : primo, « l’isolement » qui consiste à ce que l’utopie se développe isolément du monde en toute autarcie, à l’exemple des communautés virtuelles sur Internet qui s’isolent par un mot de passe et luttent contre les intrus. Secundo, « la pleine maîtrise du narrateur sur son récit », ou en d’autres termes, la rhétorique déployée dans le discours et dont la force est décisive quant au sort réservé à une technique. Tertio, « la présence d’outils techniques qui transforment le monde immédiatement par leur seule apparition », une déclaration qui érige l’Information en valeur suprême dont la seule distribution massive procurerait le bonheur des hommes. Quarto, « le remaniement des anciennes valeurs et la rééducation du peuple », ceci passerait, d’après les interviewés, par une structuration des entreprises, une incitation du peuple, par l’éducation, à l’usage des ordinateurs et au bon usage d’Internet, ou encore par l’application de « règles de vie hygiéniques » telles que l’abstention de fumer devant son ordinateur pour éviter de l’abîmer. Et enfin, le dernier marqueur du discours utopique ressortit à « l’accès à l’Eden », et consiste en un retour à l’origine naturelle, mais une origine revisitée par le progrès technique et tout le confort qu’il permet, et un retour qui s’inscrit dans l’histoire et qui consacrerait en réalité l’achèvement de celle-ci, avec le projet du narrateur comme ultime étape du progrès.

De la même façon, on peut citer au nombre des marqueurs qui caractérisent le discours pragmatique, un discours qui tient de l’empirisme et non de l’universel auquel prétend le discours utopique : primo, « la population » qui perd le caractère global que revendique l’utopie pour ne plus représenter que des entités petites et ciblées. Secundo, les « outils technologiques » qui changent sans cesse entraînant ainsi des ruptures, à l’inverse de l’utopie qui se veut sans discontinuité. Tertio, « le pouvoir » qui n’est plus unifié mais partagé entre des entités qui se livrent à une rude concurrence. Enfin, le dernier marqueur concerne « les structures d’organisation » qui ne répondent plus à la hiérarchie autoritaire dictée par l’utopie, mais penchent pour le décloisonnement et la transversalité au point que l’état lui-même ne joue plus que le rôle de régulateur.

Ainsi, comme on vient de le voir, les investisseurs produisent à leur tour une imagerie qu’on peut qualifier de « techno-sociale », une imagerie où l’utopie comme élément mobilisateur et le pragmatisme comme élément de survie se livrent bataille. Or, à regarder de plus près, on s’aperçoit qu’en réalité le volet utopique n’en est pas un, mais il s’agit plutôt d’une idéologie camouflée en utopie. En effet, des cinq marqueurs du discours utopique cités plus haut, seuls le marqueur relatif à la puissance transformatrice des outils techniques et celui relatif aux règles de vie hygiéniques, sont réellement présents dans le domaine des technologies de la communication. Les images techno-sociales découlent justement de ce tiraillement entre l’idéologique et le pragmatique, et servent en réalité à assurer la promotion des produits techniques et à doper rapidement les ventes, aidées dans cela par la propagande des médias, le pragmatisme se chargeant des utilités du produit et l’idéologie l’embellissant à outrance. Tel est le rôle exacte de l’imagerie techno-sociale des investisseurs.

6.3.3/ L’émergence des images et pratiques techno-naturelles

Aussi bien l’imagerie technicienne des technologues qui est basée sur la prolifération des objets techniques que l’imagerie techno-sociale des investisseurs qui donne la priorité à la promotion et à la vente de ces mêmes objets, ces deux imageries sont incapables d’être structurantes et de mobiliser les esprits durablement et en profondeur. Les publicitaires, en revanche, opèrent selon un autre mode emprunté à la sociologie et à l’anthropologie, et proposent de nouvelles images, des images techno-naturelles mobilisatrices et capables de structuration. Des valeurs telles que liberté, convivialité, amour, bonheur ou encore nature, enroulées dans des discours socio-biologiques, remplacent ainsi la froideur du discours technique. Les trois exemples qui suivent illustrent bien ce constat.

6.3.3.1/ La réforme de France Telecom : campagne institutionnelle et
mécénat

La réforme de France Telecom dans les années 80 qui institua celle-ci en tant qu’entité autonome séparée de la poste n’a été possible qu’aux frais, d’une part, d’une campagne de communication institutionnelle intense qui avait su user d’images des plus pertinentes, et d’autre part, d’un mécénat d’entreprise très efficace.

En ce qui concerne la campagne institutionnelle, et afin d’asseoir la nouvelle identité de la future entité autonome qu’est France Telecom, un plan général de la campagne fut élaboré par le sociologue Alain MERGIER et reposait sur trois idées clés. La première était « d’oublier la poste », car celle-ci renvoie l’image d’un passé révolu, ce qui contredisait l’image d’extrême modernité recherchée pour la nouvelle entité. La deuxième idée était « le choix d’un nom et d’une signature » qui seraient les éléments clés d’une nouvelle identité. Le nouveau nom devait véhiculer un nouveau concept et une nouvelle image qui traduisent les nouvelles stratégies commerciales et industrielles adoptées par l’entité. C’est ainsi que la promotion des objets techniques de communication céda la place, d’abord à la promotion des qualités ayant permis leur réalisation, puis finalement à la promotion d’un avenir immatériel et indéfini, ou plutôt défini par le nom de France Telecom seul. Cette immatérialité qui occulte les objets techniques se retrouve aussi dans la signature de la campagne : « un avenir d’avance ». La troisième idée fut justement de « détacher France Telecom de la technologie » en raison de la froideur de celle-ci et de l’image déshumanisée qu’elle renvoie, et de promouvoir de la communication à la place. Il s’agissait alors pour les publicitaires d’une opération non mercantile qui consistait à promouvoir des idées et non plus des produits. En effet, la publicité se déploya selon deux formules, une formule de second rang, mineure, consistant en la promotion commerciale classique et ponctuelle de produits techniques quelconques sans envergure technologique, et une formule majeure et de premier plan consistant en la promotion à long terme d’un objet d’une toute autre nature, à savoir la promotion d’une information globale ethico-scientifique, ou en d’autres termes, la promotion de la communication elle-même. Cela dit, le produit adjacent, véritable objet de cette communication, n’était autre que l’institution productrice de celle-ci, c'est-à-dire, France Telecom.

L’impératif de détacher France Telecom de la technologie impliquait donc une campagne dont le contenu devait être vidé de tout objet technique, et axé plutôt sur des éléments beaucoup plus fondamentaux et moins éphémères. On choisit alors le couple abstrait espace-temps, dont l’image d’éternité est déjà ancrée dans l’opinion. L’espace et le temps, un espace « utopique, sans centre et sans périphérie » et un temps « sans durée et achronique », devenaient ainsi l’objet de la campagne, et prenaient à cette occasion des formes symboliques vides de tout objet technique, et représentées sur les affiches publicitaires par des ciels azurés découpés en tranches.

Mais cet espace-temps ainsi vidé ne devait pas rester inoccupé au risque de générer plus de froideur que l’objet technique lui-même. Le concepteur de la campagne l’avait alors « humanisé » en faisant appel à l’humain lui-même, l’individu ou un ensemble d’individus, qui venait s’installer en lieu et place des objets techniques, et s’insérait ainsi dans le paysage des ciels azurés.

On est donc loin d’une batterie d’images éparpillées et constitutives d’une imagerie. Il s’agit là bien d’une opération qui, d’une part, promeut des idées qui visent à réconcilier, à travers l’image, nature et technique et, d’autre part, cherche à établir dans l’esprit de la cible, bien avant la réforme proprement dite, le statut de nouvelle « entité » autonome à accorder au promoteur de ces idées.

Par ailleurs, et outre la campagne institutionnelle, des actions de mécénat d’entreprise furent engagées parallèlement.

Un mécénat assez particulier cependant dans le principe, dans la mesure où France Telecom prenait en charge, dans l’intérêt public, généreusement un secteur dont les dépenses incombaient habituellement à l’état, mais dans le même temps, France Telecom était sous tutelle de ce même état et son budget en dépendait, ce qui revenait à reprendre d’une main ce que l’on donnait de l’autre.

Le choix du mécène France Telecom porta alors, pour des raisons aussi bien rationnelles que conjoncturelles, sur la musique lyrique et la gymnastique. On peut cependant s’interroger sur le lien qui pourrait exister entre ce choix, porté sur le corps, et les télécommunications, et s’il n’était pas en réalité annonciateur, sans que personne n’y ait songé, du rôle important à venir des biotechnologies dans la société.

Enfin, et pour finir avec cet autorécit de France Telecom, on remarquera que la signature, « un avenir d’avance », choisie pour la campagne relève d’une tautologie qui vise à rendre l’évidence encore plus manifeste, et offre en réalité une image du progrès technique, confirmant encore une fois le fil conducteur de tout cet autorécit, à savoir « la logique des signes ». Cependant, le système d’images de France Telecom, bien que très séducteur, demeure loin d’être instituant.

6.3.3.2/ Images et pratiques techno-naturelles des biotechnologies

A la différence des technologies de la communication qui se contentent, à l’image de France Telecom, d’images techno-naturelles sans composante pratique, les biotechnologies, outre les images, vont encore plus loin en s’adonnant à des pratiques effectives du « surnaturel », une dimension supplémentaire visant à persuader davantage l’opinion. Trois projets majeurs en sont l’illustration parfaite : le projet « Génome » relatif à la transformation du patrimoine génétique humain, le projet « Biosphère II » relatif à la reconstruction en modèle réduit de la planète terre, et enfin le projet « Artificial Life » qui ambitionne d’imiter le processus de vie par la création sur ordinateur de populations d’êtres artificiels. Ces trois projets réunis forment à eux seuls un grand projet global qui donne lieu à un nouveau type d’utopie, une vraie utopie qui tient sa force des réalisations biotechnologiques effectives, et où les cinq marqueurs de l’utopie classique évoqués plus haut se trouvent pleinement opérationnels, à la différence de la pseudo-utopie idéologique des technologies de la communication.

Ainsi, en ce qui concerne le premier marqueur relatif à « l’isolement », ce grand projet global opère non seulement sur l’ensemble de notre planète mais aussi sur les autres planètes où il est question d’y implanter une nouvelle société humaine. Pour le deuxième marqueur qui concerne la « puissance du narrateur », celui-ci est constitué ici de la communauté des scientifiques, une communauté crédible, détentrice du savoir et maîtresse de la parole et de la narration du projet. Le troisième marqueur, « la dictature de la technique », se manifeste ici par le fait qu’il s’agisse de construire, grâce à la puissance des outils techniques, une nouvelle nature, une « surnature », avec comme objectif d’atteindre la santé parfaite. Quant à « la rééducation et les règles de vie hygiéniques » qui constituent le quatrième marqueur, la bioéthique est venue justement pour promulguer des règles, fournir des conseils, surveiller et, le cas échéant, punir. Enfin, le cinquième marqueur qu’est « le retour à l’origine » se confond complètement avec la finalité même du projet, à savoir parvenir à construire une nouvelle origine de l’humain, où celui-ci serait parfait à tous les niveaux, et ce, grâce bien évidemment aux biotechnologies.

D’aucuns pourraient penser que toutes ces utopies qu’on vient de citer et qui sont relatives au grand projet biotechnologique, sont trop générales pour pouvoir produire un jour du concret. Ce serait alors une erreur de penser ainsi, car force est de constater que la société actuelle, avec ses aspects sociaux, légaux et éthiques constitue déjà un terrain fertile pour le développement de ces utopies réalisées. L’exemple le plus marquant est celui des Etats-Unis où tout, ou presque, est devenu testable, tous domaines confondus. Ainsi, la génétique par exemple, est mobilisée pour tester l’intelligence, la loyauté, certains troubles mentaux, la pré-natalité, les potentiels alcoolique ou criminel, l’homosexualité, etc…les principaux commanditaires de ces tests étant les employeurs, les assureurs, la justice et les écoles. Ces exemples, facilement transposables à la France, dévoilent en réalité la teneur de l’idéologie qui accompagne le grand projet des biotechnologues et qui consiste à inspecter, au moyen des tests, tout ce qui est caché, dans le but de tout prédire. Idéologie et utopie sont ainsi inséparables et coexistent étroitement chez les biotechnologues.

Pour finir, il faut souligner que le techno-naturel des biotechnologues se distingue de celui des technologues de la communication sur deux points. D’une part, il apporte des pratiques en plus des images, et d’autre part, il associe nature et technique en promouvant un corps humain « arrangé » par la technique, alors que, dans les technologies de la communication, la technique est camouflée par la nature.

6.3.3.3/ Technique et écologie

Un troisième domaine où se développent les images techno-naturelles est celui de l’écologie. De nouveaux rapports entre l’homme et la nature sont ainsi établis, rapports qui se posent en termes de droit et dont les caractéristiques sont fortement liées à la conception que l’on se fait de l’écologie, une conception qui affecte également le rôle joué par la technique.

Trois points de vue se dégagent à cet effet. En premier lieu, le point de vue « biocentriste », qui prône une écologie radicale, un protectionnisme de la nature à outrance, une satisfaction des droits des populations autochtones, et un rejet sans appel de l’appareil techno-scientifique et des droits de l’homme avec, et ce, afin de préserver la pureté originelle de la nature. En second lieu vient le point de vue « anthropocentriste », qui prône quant à lui une écologie modérée qui veille à l’équilibre entre les droits de l’homme et ceux de la nature, un équilibre assuré par la techno-science. Et enfin, un dernier point de vue qui place les droits de l’homme au dessus de tout, en mettant à sa disposition toute la puissance des technologies de la communication et des biotechnologies, dans le but de parfaire aussi bien l’homme que la planète, et de parvenir si possible à l’immortalité.

On remarque ainsi que quelque soit le point de vue envisagé, la technique, de par sa présence ou son absence, a toujours un rôle important à jouer qui détermine le devenir des droits, et de l’homme et de la nature.

Par ailleurs, ces différentiels points de vue qui débouchent sur des scénarios aussi contrastés sont en réalité alimentés par de la fiction, de la même façon que la fiction du « pacte de Léviathan » ou celle du « contrat social » de Rousseau alimentent la gestion réelle des affaires politiques. Une fiction qui tient peut être du mythe de Gaia, un mythe de la cosmogonie d’Hésiode qui personnifie la mère terre (Gaia), et où deux conséquences extrêmes et antinomiques sont possibles, à l’image du « biocentrisme » et du « droits de l’homme-centrisme », selon que le concours de la technique est apporté à l’une ou l’autre partie des enfants de Gaia. Ou encore, une fiction qui tiendrait d’une fable promulguée par la laïcité démocratique, qui plonge ses racines dans les siècles des lumières, et qui veut que « l’anthropocentrisme » soit la seule issue possible, en raison notamment de l’artificialité intrinsèque de la nature.

Ainsi, on voit que dans tous les cas de figure, les rapports entre l’homme et la nature sont déterminés par des fictions dans lesquelles la technique joue le rôle principale, fictions qui impactent de plus en plus la société actuelle, alimentent les fondements de ses discours et en contrôle le techno-politique. Un techno-politique où les rôles se seraient inversés, où la technique serait alors devenue finalité, rêve d’une humanité parfaite par les outils techniques, et la politique serait devenue, par l’entretien de ce rêve, le moyen d’y parvenir.


6.4/ Finale : la technique est-elle une fiction instituante ?

Le pouvoir de la technique ne se mesure pas aux innombrables objets qu’elle produit mais au contenu des discours dont elle fait l’objet, puisque ce sont ces derniers qui ont le plus d’influence sur la société, en assurant notamment la médiation entre celle-ci et la technique. En effet, les discours permettent de véhiculer les images fortes dont a besoin la technique pour s’implanter dans la société, non seulement en tant que projets mais aussi en tant que réalisations. Ces images fortes doivent en réalité leur pouvoir « d’insémination » de la société à la puissance de la fiction qui les accompagne en permanence, et c’est cette fiction qui commande le techno-politique et alimente les actions socio-politiques. Compte tenu de tous ces éléments, l’étude des traits caractéristiques de la fiction ainsi que de ses manifestations permet de déterminer la nature des rapports qui lient la technique à la société, et notamment de savoir, d’une part, si la technique serait une fiction et, d’autre part, si elle instituerait en plus de nouveaux rapports internes à l’état ou à la société.

6.4.1/ La technique comme fiction ?

L’étude des traits caractéristiques de la logique fictionnelle nous conduit à considérer trois aspects de la fiction qu’on va donc examiner.

Le premier aspect concerne tout d’abord la « vraisemblance », qui constitue un critère de crédibilité très important pour que la fiction puisse être qualifiée comme telle, et qui est en même temps très difficile à remplir par celle-ci. En effet, pour qu’une fiction puisse être perçue comme telle, il faut qu’elle se détache du réel pour ne pas être confondue avec la réalité et, en même temps, qu’elle reste proche de la réalité du moment pour ne pas quitter le monde du possible. En d’autres termes, pour que la fiction soit crédible auprès du public, il faut qu’elle appartienne pleinement au domaine du vraisemblable, un domaine que seul le public lui-même est à même de juger de la réalité de sa vraisemblance. L’exemple de la biographie « Marbot » relative à un personnage de fiction, et publiée en 1981 par l’écrivain allemand Wolfgang HILDESHEIMER, illustre bien les conséquences de l’irrespect de cette règle fondamentale qu’est « la vraisemblance », puisque la biographie en question, qui n’était qu’une fiction, a été accueillie par une partie de la critique comme la biographie réelle d’un personnage historique ayant véritablement existé.

Le deuxième aspect à prendre en compte concerne les traits que partage la technique avec la fiction, et qui renforcent par voie de conséquence leur alliance. Ceux-ci sont au nombre de deux. Primo, aussi bien la technique que la fiction opèrent dans les domaines du possible et du vraisemblable. Pour la fiction, le vraisemblable en est un élément constitutif comme on vient de le voir, quant à la technique, la fiction vraisemblable est la matière dont se sert l’innovation ou l’invention pour pénétrer et s’imposer dans le monde du possible. Secundo, aussi bien la technique que la fiction, pour être crédibles, doivent ne pas entrer en conflit avec le système de « croyances et d’usages » du public auquel elles se destinent, autrement, la fiction perdrait sa crédibilité et l’innovation ou l’invention sa qualité de possibilité envisageable.

Le troisième aspect qui s’offre à nous est celui de l’alliance entre technique et fiction. Ainsi, comme on vient de le voir, ces traits communs à la technique et à la fiction permettent de sceller une alliance forte qui fait de la fiction un médiateur indispensable entre l’innovation et l’esprit du public, se chargeant notamment de préparer celui-ci à la recevoir en lui ouvrant le monde du possible. Deux types de fictions permettent ainsi de réaliser cette médiation : la fiction historique et la fiction sociale.

La fiction historique, en faisant appel à un récit qu’elle prend le soin de mettre en scène et où elle relate la succession des objets techniques ayant réellement existé, fait en réalité de la technique une entité autonome, fonde son identité et se sert de l’histoire des techniques comme indexe pour prédire le futur. Cependant, l’actuelle vision totalitaire de la technique fait que ce récit qu’est l’histoire de la technique tend à devenir de plus en plus certitude en raison de la colonisation du monde du réel par des objets dont l’existence n’est pas fictionnelle, à savoir les objets techniques.

La fiction sociale, quant à elle, appelée aussi quelques fois « utopie », a pour rôle de construire, à l’image de la fiction saint-simonienne, un récit homogène basé sur le vraisemblable, et offrant un monde possible meilleur que l’actuel. Cependant, on constate actuellement un glissement des utopies technologiques vers la science-fiction utopique (SFU), une SFU où, d’une part, l’utopie a acquis une sorte de réalité grâce notamment à la force des images qui la représentent, et d’autre part, les images du futur sont directement connectées à celles du passé.

Enfin, pour terminer avec cette structure fictionnelle de la technique, qui nous a notamment amené à mettre en exergue l’alliance intime qui unit technique et fiction, l’auteur signale que l’énorme fascination qu’exerce la technique sur la société, comme en témoigne par exemple l’exagération démesurée des effets supposés du bug informatique relatif au passage à l’an 2000, doit beaucoup à la fiction et à son grand pouvoir de séduction, comme l’illustrent fort bien la prolifique production de Jules VERNE, ainsi que de nombreux autres ouvrages.

6.4.2/ La fiction de la technique est-elle instituante ?

En raison de la place toujours grandissante qu’occupe la technique, et son dérivé actuel la technologie, dans notre société actuelle et à tous les niveaux, la question qui se pose maintenant est de savoir si la technique, en tant que fiction, est instituante ou non, au sens de sa capacité à instituer de nouveaux rapports internes à l’état et à la société.

Il faut noter d’abord que, en ce qui concerne la France, la technique est fiction instituante des grands corps de l’état, puisque ceux-ci ainsi que les grandes entreprises publiques et privées sont colonisés par les promotions successives des quatre grandes écoles techniciennes de l’état (Polytechnique, Ponts et chaussées, Mines et ENA ()). La technique s’en sert alors pour envahir à son tour l’administration, les médias, des domaines entiers de l’état, et gagner ainsi en pouvoir, au point que tous les décideurs, tous secteurs confondus, en font l’éloge.

Néanmoins, si la technique est instituante des grands corps de l’état, elle ne l’est pas pour autant de la société toute entière, celle-ci n’étant effectivement pas constituée que de ces grands corps. De nombreux domaines de la société, tels que la culture ou l’éducation nationale par exemple, échappent ainsi au diktat de la technique, celle-ci étant plus perçue comme du politique déguisé que comme de la technique neutre et indifférente.

Les raisons profondes de l’incapacité de la technique à être instituante dans la société résident en réalité dans deux éléments. D’abord, son non respect des traits d’une condition instituante, ceci est notamment le cas lorsqu’on soumet la technique aux critères de l’institution énoncés dans les deux problématiques de LEGENDRE et de HAURIOU, ou encore les critères extraits des travaux de ROUSSEAU et de MARX. Ensuite, le deuxième élément concerne son incapacité intrinsèque à symboliser.

Ainsi, et en ce qui concerne le premier élément, Pierre LEGENDRE considère que les institutions fonctionnent sur fond d’oubli, ce qui n’est pas le cas de la technique dont la mémoire est toujours présente. En outre, la fonction instituante noue ensemble le biologique, le social et le subjectif, ce qui n’est toujours pas le cas de la technique, qui confond savoir et information, égalité des personnes et celle de l’accès à Internet, ou encore paternité et père génétique. En somme, la technique ne serait qu’une des faces de l’économisme ambiant, un outil dont celui-ci se sert pour provoquer la mobilisation sociale.

Pour Maurice HAURIOU, celui-ci définit une institution comme une « réalité sociale séparable des individus », et qui bénéficie d’une « reconnaissance qui lui est extérieure ». C’est, en outre, une organisation sociale s’inscrivant dans la durée et dont la permanence tient à « l’équilibre interne des forces », un équilibre qu’assurent « des artifices ingénieux ». Enfin, c’est une organisation où « des manifestations de communion se développent autour des sentiments moraux et des principes de conduite inspirés spécialement par un idéal de justice ». Si la technique est effectivement une réalité sociale séparable des individus, et qui s’accompagne d’une reconnaissance générale où la technophobie reste accessoire, il n’en demeure pas moins que tous les autres traits de l’institution tels que définis par HAURIOU ne sont pas présents dans la technique. Pas d’organisation sociale, pas d’équilibre de forces ni d’artifices ingénieux etc...

Quant aux conditions d’une fiction instituante qu’on peut extraire à la fois de la fiction instituante du « contrat social » de Jean-Jacques ROUSSEAU et de la fiction instituante du communisme primitif de Karl MARX, elles sont au nombre de trois. Primo, la fiction vise tout le corps social et englobe l’ensemble de ses activités, secundo, la fiction vise l’intérêt général qui englobe aussi bien le politique et le social que la conscience même de tous les individus, et enfin, la fiction est porteuse de valeurs car elle offre une fin souhaitable qui suscite le désir et le dévouement. Or, en soumettant la technique à ces trois conditions, on s’aperçoit qu’elle remplit bien la première condition, puisque effectivement, la technique est devenue omniprésente dans la société, tous secteurs confondus. En revanche, elle ne satisfait pas aux deux dernières conditions car, d’une part, la technique ne représente qu’une partie de l’intérêt général, bien qu’elle prétende le contraire, et d’autre part, elle n’offre comme finalité sociale qu’un progrès technique, froid et indifférent.

6.4.3/ La technique, fiction en manque de symbolicité

Le deuxième élément responsable de l’incapacité de la technique à être instituante dans la société lui est intrinsèque. Il s’agit, comme précisé plus haut, de son manque de symbolicité.

En effet, et à l’exemple des deux fictions de rousseau et de Marx qu’on vient d’évoquer, la « symbolicité », qui consiste en une opération symbolique, unificatrice et totalisante visant à transformer tous les domaines de la société et à porter celle-ci vers un avenir qu’elle juge meilleur, cette symbolicité est une composante indispensable à la fiction pour que celle-ci puise instituer. Or, la technique se limite à des images symboliques et ne va jamais au-delà mener une opération symbolique qui la rendrait instituante, et par laquelle elle pourrait donc transformer, politiquement, socialement et économiquement, la société toute entière.

Actuellement, la technique foisonne en effet d’images symboliques les plus éparses, car celles-ci lui permettent d’apprivoiser, pour le public et par l’usage intensif de métaphores, les objets technologiques qu’elle ne cesse de produire. Ainsi, tous les éléments théoriques de la technologie tels que le réseau, le paradoxe, la simulation ou encore l’interactivité, font l’objet d’interprétations métaphoriques les plus diverses où, par exemple, le réseau Internet est assimilé à de l’eau sur laquelle « l’inter-naute » peut « naviguer » à volonté, et l’interactivité est représentée par la métaphore de « l’hybridation » où l’homme et l’ordinateur ne forment qu’une seule unité.

Toutes ces images symboliques, de par leur caractère publicitaire, sont changeantes en permanence, et ne peuvent donc, aussi nombreuses soient-elles, produire des effets mobilisateurs, durables et de grande échelle, et se limitent en revanche à la mobilisation des esprits de quelques décideurs appartenant aux grands corps de l’état. A l’inverse, l’opération symbolique met en scène une seule image forte qui prend le dessus sur les autres images et les représente, et qui entreprend alors la mobilisation générale des esprits, provoque une communion et œuvre durablement pour la transformation de la société toute entière. La communion gaullienne, symbolisée par la croix de Lorraine, ou encore les communions ouvrières et estudiantines en sont des exemples éloquents.

En conclusion, l’absence de l’opération symbolique dont souffre la technique ne lui permet pas d’être symbolisante ni, par voie de conséquence, d’être instituante dans la société. Cette absence de symbolicité explique par ailleurs la diversité très contrastée des récits techniciens, ainsi que les tentatives sournoises de suppression du récit techno-politique, le seul récit véritablement fondateur. La technique ne peut donc prétendre au gouvernement des sociétés et ne peut que se contenter de la production d’images symboliques exhibées en utopie et qui, bien que très séduisantes, relèvent en réalité de l’idéologie.


VII/ Principales conclusions


Ci-après les principales conclusions relatives à la question de la technique et qui se dégagent à la lecture de l’ouvrage de SFEZ :

La technique, plus qu’un fait, doit être considérée comme « un discours à prendre au second degré ». Un discours doté d’une structure fictionnelle et dont le domaine, semblable donc à celui de la fiction, est celui du vraisemblable, du possible, du conjoncturel, de l’empirique et des croyances collectives.

Cependant, malgré l’étendue du domaine fictif de ces discours ou récits, ceux-ci sont incapables de produire le moindre imaginaire et ne proposent qu’une collection d’images symboliques : techniciennes, techno-sociales ou encore techno-naturelles.

Ces images symboliques, bien que très séduisantes et issues de récits fictifs multiformes (fiction historique, fiction sociale ou utopie, science-fiction) qui en augmentent l’efficacité, ne provoquent cependant pas une « opération symbolique », la seule à pouvoir être mobilisatrice et symbolisante. En conséquence, ce manque de symbolicité fait que la technique ne peut être instituante, ni de l’Etat, ni de la société.

Enfin, et c’est la principale conclusion, qui justifie par ailleurs le choix du titre de l’ouvrage, la technique a pour ambition d’asseoir sa légitimité dans la société toute entière, afin de servir les intérêts des structures économiques dominantes qui la manipulent. Ces structures croient en effet tirer profit des caractéristiques même de la technique, telles que la neutralité et le désintéressement, des caractéristiques qui s’avèrent en réalité être fictives. Bref, la technique, un enjeu de pouvoir.


VIII/ Discussion et critique


La problématique de recherche majeure qui a guidé et guide toujours les travaux de Lucien SFEZ, politologue et sociologue, réside dans une interrogation permanente des figures structurantes de la dirigeance, qu’il s’agisse de patrons de grands groupes industriels et financiers, de dirigeants d’institutions publiques, ou encore du gouvernement lui-même.

Dans les années 60-70, la figure structurante était la Décision, ce qui n’avait pas échappé à l’auteur qui lui avait alors consacré son ouvrage « critique de la décision » (1973), devenu un grand classique. A cette époque, en effet, les milieux dirigeants répétaient à ne pas s’en lasser qu’il suffisait de produire de « bonnes décisions » pour changer le monde, transformer la société et lui assurer un avenir meilleur. Cette utopie de la décision n’est généralement plus en cours aujourd’hui et elle ne reste tenace que dans les milieux des cadres managériaux des entreprises.

Dans les années 80, le phénomène décisionnel céda la place à une nouvelle figure structurante, à savoir la Communication. Les dirigeants de l’époque croyaient dure comme fer que tous les problèmes auxquels était confrontée la société, quelque soit leur nature et leur origine, étaient dus nécessairement à un manque de communication, refusant ainsi tout autre facteur qui en serait réellement responsable. Notre auteur, toujours aux aguets, avait alors critiqué vivement ce nouveau phénomène structurant dans son ouvrage « critique de la communication » (1988).

Bien que le pouvoir structurant de la communication semble avoir une longue vie devant lui, prolongé notamment par l’essor des technologies de la communication et l’avènement d’Internet, une autre figure s’est dessiné en parallèle, selon l’auteur, à partir des années 90 et qui concerne les sciences du vivant. Ce fut l’objet de son ouvrage « la santé parfaite » (1995) où il est question des utopies de la biotechnologie.

Le présent ouvrage s’inscrit donc dans la suite logique de la réflexion de l’auteur, puisque aussi bien les biotechnologies que les technologies de la communication prennent de plus en plus de place dans notre société et envahissent avidement tous les discours, notamment ceux des milieux dirigeants, aidées dans leur tâche par la puissance des médias. Or, l’assise commune à ces nouvelles figures envahissantes qui font discourir tout le monde, n’est autre que la technique, et sa dernière « robe », la technologie.

Une analyse en règle de ce « nouvel » entrant qu’est la technique, et sur lequel les classes dirigeantes prennent de plus en plus appui pour légitimer leurs actions aux yeux de la société, devenait alors plus que nécessaire.

La lecture de cette oeuvre très intéressante de SFEZ suscite les réflexions suivantes :

La première impression qui pourrait surgir dans l’esprit du lecteur est que l’auteur serait en train de critiquer la science sous couvert de la technique. En réalité, on s’aperçoit que la pièce maîtresse de son ouvrage demeure la critique des discours sur la technique, tenus entre autres par des scientifiques. Néanmoins, et bien que l’auteur s’en défende, la véhémence de sa critique à certains endroits laisse planer parfois la confusion entre la critique du discours et celle de l’objet du discours.

Le projet de l’auteur se veut une analyse des discours sur la technique, sans exception. Or, on constate que l’auteur s’est limité en fait aux discours à « posture » technophile, pour reprendre son propre terme. Les enquêtes et interviews réalisées par l’auteur, et sur lesquelles repose l’essentiel de sa réflexion, ont concerné en effet exclusivement les milieux techniciens (industriels, investisseurs et biotechnologues compris), milieux qui, par définition, ont majoritairement un avis positif, voire apologétique, envers la technique (), en raison notamment des intérêts mis en jeu.

La thèse principale de SFEZ est que la technique joue un rôle éminemment politique par le truchement d’une idéologie dont le dessein non affiché vise à conforter la domination des puissances économiques en place. Mais, et comme on vient de l’évoquer, l’analyse de l’auteur n’a concerné que le volet à tendance technophile des discours, à savoir que c’est la face séduisante de la technique qui est avancée par l’idéologie afin de parvenir à ses fins. Or, la même conclusion à laquelle est arrivé l’auteur pourrait aussi s’appliquer aux discours technophobes, qui dénigrent énergiquement les méfaits de la technique et sa grande dangerosité. Les technophobes critiquent ainsi par exemple l’industrie des OGM en dénonçant l’intrusion de la technique dans la génétique. Parallèlement à ça, ils promeuvent les produits Bio qui, en réalité, ne font que servir les intérêts d’une autre industrie.
On pourrait bien entendu égrener des exemples à ne pas en finir, mais signalons juste un autre exemple qui domine « massivement » toute l’actualité, et qui est celui des ADM (Armes de Destruction Massive), l’objet « fétiche » par excellence des technophobes, qui cristallise à lui tout seul toute la laideur et les méfaits de la technique, et s’oppose radicalement à l’autre objet « fétiche », celui des technophiles et qu’est Internet. Car, en effet, la manipulation idéologique dont ces ADM ont fait l’objet et font toujours l’objet de la part de l’administration Bush est désormais connue de tout le monde.

L’auteur a écarté d’emblée de son analyse des textes majeurs de l’école de Francfort qui traitent de la même problématique, en évoquant succinctement le fait que ses auteurs, tels que Herbert HABERMAS ou Jürgen MARCUSE notamment, traitent d’une technique qui « n’est pas travaillée comme telle », une « métaphore, à l’opposé d’une analyse précise du phénomène technique ». Bref, une technique qui n’est pas la sienne.
On constate cependant que MARCUSE arrive à la même conclusion que SFEZ, à savoir que la rationalité affichée par la technique est une forme de domination politique inavouée de la classe dirigeante, et que l'invasion généralisée de toute la culture par la technique n'est pas sans effets politiques (). De la même façon, et à propos de sa thèse technocratique plus particulièrement, HABERMAS souligne à son tour que la logique du progrès technique détermine aussi bien l’évolution du système social que les choix du politique ().
Est-ce à dire que la technique, quelque soit la « métaphore » dont elle est l’objet, et quelque soit l’angle à partir duquel on l’observe, est intégralement et définitivement politique ?

Enfin, pour conclure, disons que la pensée de Lucien SFEZ exposée dans cette œuvre peut paraître complexe et difficilement abordable pour celui qui ne dispose pas initialement d’un bagage philosophico-sociologique. Cela n’empêche qu’elle n’en demeure pas moins précise et abondamment référencée, et l’auteur y propose avec talent une autre manière de « poser les choses » quant à la vraie place qu’occupe la technique dans notre société et ses liens secrets.

IX/ Bibliographie complémentaire


L’auteur propose une bibliographie très complète où philosophes, sociologues et historiens figurent en bonne place. Néanmoins, on trouvera ci-après quelques ouvrages que l’auteur n’a pas mentionnés, mais qui traitent tous de la question de la technique et de ses liens avec la science, la société et l’éthique.

Bayle F., Bourg D., Debray R.... , L'empire des techniques , Paris : Ed. du Seuil, 1994.
Beck Ulrich, La société du risque, Paris, Aubier, 2001
Bunge Mario, "Technoethics", in Kransberg M. (éd.), Ethics in an Age of Pervasive Technology, Boulder (Col.), Wetview Press, 1980.
Claessens Michel, La technique contre la démocratie, Paris, Seuil, 1998.
Druet P.P., Kemp P. & Thill G., Technologie et sociétés, Paris, Galilée, 1980.
Duclos Denis, La peur et le savoir. La société face à la science, la technique et leurs dangers, Paris, La Découverte, 1989.
Emery Eric (éd.), Science, technique et valeurs, Lausanne, L'Age d'Homme, 1998.
Goffi Jean-Yves, La philosophie de la technique, Paris, P.U.F. (Que sais-je ? n° 2405), 1988.
Habermas Jürgen, La technique et la Science comme idéologie, Paris, Gallimard, 1990.
Ladrière Jean, Les enjeux de la rationalité, Paris, Aubier-Unesco, 1977.
Lagadec Patrick, La civilisation du risque. Catastrophes technologiques et responsabilité sociale, Paris, Seuil, 1981.
Latouche Serge, La mégamachine. Raison technoscientifique, raison économique et mythe du progrès, Paris, La Découverte/M.A.U.S.S., 1995.
Maccio Charles, Maîtriser les mutations techniques. L'humanité face aux changements, Bruxelles, Vie Ouvrière, 1990.
Marcuse, Herbert, L'Homme unidimensionnel, Paris, Éd. de Minuit, 1988
Mirenowicz Jacques, Sciences et démocratie. Le couple impossible ?, Paris, Charles Léopold Mayer, 2000.
Prades Jacques (éd.), La technoscience les fractures des discours, Paris, l'Harmattan, 1992.
Rifkin Jeremy, Le siècle biotech, Paris, La Découverte, 1998.













 La pensée d’Habermas au sujet de la technique est exclue de la réflexion de l’auteur car celui-ci considère que la technique d’Habermas revêt une autre signification « production, productivité, exploitation, domination, rentabilité,… ». Voir Jürgen Habermas, La technique et la Science comme idéologie, Paris, Gallimard, 1990.
 Technique ou Technologie ? SFEZ fait remarquer que « chaque auteur use de façon indifférente de ces deux termes ». Aussi, lui non plus ne fera pas de distinction dans son ouvrage, d’autant plus que, selon lui, toute réflexion sur la technique se traduit toujours par « un discours sur la technique ».
 Se référant à Pierre LEGENDRE, l’auteur considère L’ENA comme une école technicienne puisqu’il s’agit d’une « école d’application du droit romain canonique installé au Moyen Age et déjà porteur de l’idée d’une technique absolue »
 Ce n’est pas dans leurs discours qu’on trouvera fait mention des réseaux de pédophilie sur Internet, par exemple.
 « L'a priori technologique est un a priori politique dans la mesure où la transformation de la nature entraîne celle de l'homme, et dans la mesure où les "créations faites par l'homme" proviennent d'un ensemble social, et où elles y retournent. On peut toujours dire que le machinisme de l'univers technologique est "en tant que tel" indifférent aux fins politiques - il peut révolutionner ou il peut retarder une société. Un calculateur électronique peut servir une administration capitaliste et une administration socialiste ; un cyclotron est un outil très efficace en temps de guerre mais il peut aussi servir en temps de paix. L'énoncé de Marx controversé selon lequel le "moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain ; le moulin à vapeur vous donnera la société avec le capitalisme industriel", conteste cette neutralité de la technologie. Cet énoncé est modifié ensuite dans la théorie marxiste elle-même : c'est le mode social de production et non la technique qui est le facteur historique fondamental. Cependant, quand la technique devient la forme universelle de la production matérielle, elle circonscrit une culture tout entière ; elle projette une totalité historique - un "monde".» Herbert Marcuse, L'Homme unidimensionnel (1964), Éd. de Minuit, 1968, p.177.
 « Le progrès quasi autonome de la science et de la technique dont dépend effectivement la variable la plus importante du système, à savoir la croissance économique, fait […] figure de variable indépendante. Il en résulte une perspective selon laquelle l'évolution du système social paraît être déterminée par la logique du progrès scientifique et technique. La dynamique immanente à ce progrès semble produire des contraintes objectives auxquelles doit se conformer une politique répondant à des besoins fonctionnels. » Jurgen Habermas, La Technique et la Science comme idéologie (1963), trad. J.-R. Ladmiral, Éd. Denoël, 1973, p.45.

A. TAMIM – Fiche de Lecture Séminaire Y. PESQUEUX – page  PAGE 1/ NUMPAGES 31 TECHNIQUE ET IDEOLOGIE - Lucien SFEZ

A. TAMIM – Fiche de Lecture Séminaire Y. PESQUEUX – page  PAGE 2/ NUMPAGES 31 TECHNIQUE ET IDEOLOGIE - Lucien SFEZ


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