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QUENEAU - ''Les fleurs bleues' - Comptoir Littéraire

«quarte» (page 45) : quatrième : « C'est la quarte question» dit l'abbé ..... « cocotte» (pages 50, 173) : terme d'affection condescendante adressé à une femme ; ... votre astrologue» (page 148) - «corriger ce con» (page 186) - «le justicier à la ..... «l'ératépiste» (page 48) : le R.A.T.P. iste, l'employé de la Régie Autonome des ...




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André Durand présente

‘’Les fleurs bleues’’
(1965)

roman de Raymond QUENEAU

(270 pages)

pour lequel on trouve un résumé

puis successivement l’examen de :

l’intérêt de l’action (page 7)

l’intérêt littéraire (page 13)

l’intérêt documentaire (page 41)

l’intérêt psychologique (page 51)

l’intérêt philosophique (page 63)

la destinée de l’œuvre (page 65)


Bonne lecture !






Résumé

Chapitre I

«Le vingt-cinq septembre douze cent soixante-quatre, au petit jour, le duc d’Auge se pointa sur le sommet du donjon de son château pour y considérer, un tantinet soit peu, la situation historique.» Il se parle à lui-même, et parle aussi à son «percheron favori», Sthène, qui lui répond. Il veut qu’il l’emmène loin de la boue qui est faite de «fleurs bleues». Vêtu de son armure, il fait abaisser le pont-levis pour quitter son château féodal, aller vers la «ville capitale» y présenter son «feudal hommage au saint roi Louis neuvième du nom», en compagnie de son page, Mouscaillot qui, lui, est monté sur un autre cheval, Stéphane. Mais le duc s’endort, et surgit...
Cidrolin, qui habite «une péniche amarrée à demeure» près de Paris, appelée «l’Arche». Venant de se réveiller, il se parle aussi à lui-même ; il a fait un rêve où il était sur un cheval, et cherche une explication. Sa fille, Lamélie, lui sert un repas «pas fameux», et il s’exclame : «Encore un de foutu». Puis il s’endort...
Et on revient au duc d’Auge qui se trouve près des murailles de «la ville capitale» où il vient voir «les travaux à l’église Notre-Dame». Il a rêvé qu’il a fait un mauvais repas, mais mange superbement. On apprend qu’il habite Larche près du pont.
La péniche étant amarrée près d’un «camp de campigne pour campeurs», Cidrolin est réveillé par «deux nomades», qui s’adressent à lui dans un mélange de mots de langues étrangères. Il leur offre de «l’essence de fenouil», sa boisson favorite. À peine sont-ils partis, qu’il ne se souvient plus d’eux, et s’endort à nouveau.

Chapitre II

On apprend que le duc avait une femme qui est morte et lui a laissé des triplées. À Paris, il se trouve auprès du «saint roi» Louis IX qui veut mener une huitième croisade, et se rendre à Carthage. Mais le duc s’y refuse ; aussi «manants, artisans et borgeois» lui lancent-ils des tomates pourries et une pluie d’insultes. Dégainant son «braquemart», il «en occit quelques dizaines». Puis il prend un bain et s’y endort.
Cidrolin s’intéresse aux travaux de construction d’un immeuble effectués en face de chez lui, vérifie que sa clotûre n’est souillée d’aucun graffiti, et constate que son repas est, une fois de plus, «foutu». Il n’arrive pas à suivre une conversation normale avec un passant.
À l’auberge, le duc se voit offrir du «bortch», demande une «liqueur ecphratique, de l’essence de fenouil par exemple». Comme un palefrenier est venu dire que le cheval du duc parle, il lui faut fuir l’auberge à la porte de laquelle une foule s’en prend à lui à cause de son refus d’aller à la croisade : «dégainant son braquemart pour la seconde fois», il «occit deux cent seize personnes, hommes, femmes, enfants et autres ».

Chapitre III

Cidrolin est réveillé par une acerbe et harmonieusement musclée campeuse canadienne à laquelle il indique le chemin du camping proche de sa péniche, tout en la questionnant sans mettre «d’ire au quoi». Puis il se rendort.
Le duc écoute la messe, puis s’entretient, à coups de «gnons», avec l’abbé Onésiphore Biroton, des rêves, du langage des animaux et de «l’histoire universelle en général». Le duc rêve souvent qu’il est sur une péniche et qu’il fait une sieste, qu’il voit des «houatures», ce qui fait que, pour en parler, il «néologise».
Cidrolin, qui, avec d’autres badauds, observe la variété des campeurs peuplant le camping, se fait traiter d’«emmerdeur», et constate que «sur la clôture et le portillon [qui donne accès à sa passerelle] des inscriptions injurieuses avaient été barbouillées».


Chapitre IV

À la terrasse d’un café, Lamélie et un «ératépiste» se consacrent à la «languistique», «font la ventouse». Puis, revenue sur la péniche, elle retrouve Cidrolin qui rapporte les éloges qu’on lui a faits de sa péniche, tandis qu’elle ne pense qu’à son «ératépiste» et qu’elle reproche à son père d’abuser de «l’essence de fenouil».
Le duc ayant «occis quelques bourgeois qui l’embrenaient», arrivent des «compagnies royales de sécurité» (des «céhéresses»), et un héraut lui signifie le montant de l’amende qu’il a à payer au roi, et le condamne à réciter des prières, à moins «qu’il se joigne au saint roi pour aller découdre du Sarrasin à la croisade prochaine», ce à quoi il se refuse, se préparant alors au combat.

Chapitre V

Cidrolin et Lamélie reçoivent ses autres filles, Sigismonde et Bertrande, et leurs maris, Lucet et Yoland. Ils boivent de «l’essence de fenouil». L’un d’eux s’étonne que Cidrolin n’ait pas la «tévé» car «les actualités d’aujourd’hui, c’est l’histoire de demain». Mais la discussion tourne en rond, et, comme l’un des gendres fait allusion au «milieu» où Cidrolin vient de vivre, celui-ci, prétextant vouloir faire sa sieste, leur fait comprendre qu’ils doivent partir.
Le duc se réveille et constate l’absence de l’abbé Biroton, qui est sans doute au concile de Bâle. Déçu par «la situation historique», il confie à son «queux» sa volonté d’obtenir de «Charles septième du nom» la libération du «noble seigneur Gilles de Rais» avec lequel il a «pourfendu tant de Godons sous le commandement de Jehanne la Pucelle». Il se rend à Paris, monté sur Sthène, qui récite un rondeau de Charles d’Orléans, tandis que Mouscaillot est sur Stèphe.

Chapitre VI

À Paris, le duc apprend du vicomte de Péchiney que le roi se trouve «sur les bords de la Loire», ce qu’il trouve «mal séant».
Cidrolin semble continuer le dialogue du duc, mais parle à un passant. Il reçoit la visite du «ératépiste» qui veut épouser Lamélie, et qui, répugnant à habiter un «achélème», voudrait s’établir avec elle dans la péniche. Mais Cidrolin s’y refuse et annonce qu’il ne donnera rien à Lamélie, d’autant plus qu’il lui faudra la remplacer par une autre femme qui prenne soin de lui. Après son départ, sur la clôture, avec de la peinture, il cache une lettre «A» puis une lettre «S».
Par l’entremise du vicomte, le duc entre dans une conjuration contre Charles VII avec d’autres seigneurs et même le dauphin, qui veulent défendre les droits des gens «bien nés» et délivrer Gilles de Rais.

Chapitre VII

Pour se défendre contre «les compagnies royales de sécurité», le duc a acquis des canons dont il fait l’essai sur l’abbé Biroton et le diacre Riphinte, les effrayant fort. Ils annoncent l’échec de la conjuration, le duc «restant seul en face du roi de France, en état de rébellion ouverte». Mais il est heureux, car il a trouvé pour ses trois filles, Phélise, Pigranelle et Bélusine, les gendres «les plus cloches parmi les cloches» : le sire de Ciry, le comte de Torves et le vidame de Malplaquet. Comme il a tiré l’oreille de l’abbé Biroton, celui-ci, indigné, lui brûle la main, le menace d’excommunication, exige et obtient qu’il lui demande pardon.
Cidrolin, après s’être assuré que «clôture et portillon sont vierges de tout graffite», prend l’autobus «qui le mène vers le centre de la ville capitale». Il y entre au «bar Biture» dont le patron a une casquette minutieusement décrite. Cidrolin regarde le reflet d’un tableau : ‘’L’Hercule mourant’’ de Samuel-Finlay-Breese Morse, et il ne manque pas de prendre de «l’essence de fenouil». «C’est alors qu’entre Albert»...


Chapitre VIII

avec lequel Cidrolin converse, ce qui nous apprend qu’il a fait de la prison. Il lui dit être inquiet des «inscriptions sur la clôture». Surtout, il demande à celui qui semble bien être un proxénète de lui trouver «une jeune personne ni trop moche ni trop conne» qui tiendra la péniche «en son état coquet».
Le duc d’Auge, à la chasse, fait tirer au canon sur un mammouth qui met en déroute ceux qui l’accompagnent. Aussi, considérant «un tantinet soit peu la situation historique», il préfère «reprendre le chemin qu’il avait suivi», mais se perd dans la forêt. Il arrive dans une chaumière où ne se trouve qu’«une pucelle d’une insigne saleté mais d’une esthétique impeccable», qui lui chante “Dansons la Carmagnole”. Comme il menace de faire pendre son père, qui est un de ses bûcherons, elle jette dans le feu la poivrade qu’elle avait préparée. Il songe un instant à manger la jeune fille, mais elle lui propose de jouer, avec pour enjeu «la vie de papa» : «Ils jouèrent jusqu’à l’aube».

Chapitre IX

Cidrolin, qui, «depuis qu’il avait passé dix-huit mois en prison», ne va plus dans des «restaurants gastronomiques», s’apprête tout de même à entrer dans «un de-luxe» où on ne veut pas le servir parce qu’il n’a pas réservé. Mais il y voit entrer «ses filles et ses gendres», deux de ceux-ci l’invitant à «faire la noce avec eux», ce qu’il refuse. Dans sa péniche, où «la clotûre a encore été souillée par des graffiti infamants» qu’il recouvre, il se contente d’une boîte de thon.
Ses trois gendres arrivant chez le duc constatent qu’il est meublé en «pur style Louis le treizième», qu’il dispose de cette nouveauté que sont les fourchettes. Le duc est en compagnie de Biroton qui est devenu évêque in partibus de Sarcellopolis. On compare le duc à Don Quichotte. Il annonce qu’il se remarie avec Russule Péquet, la fille du bûcheron.
Cidrolin revient au «de-luxe» en donnant pour nom «Dicornil». Le maître d’hôtel lui demande «un permis de la Sécurité Sociale» pour «un repas de plus de trois mille calories».

Chapitre X

Le duc, se rendant dans «la ville capitale» pour représenter la noblesse de sa province aux États généraux convoqués par Marie de Médicis, «bavardait avec le vicomte d’Empoigne», l’ancien page Mouscaillot, qu’il pense être amoureux de la duchesse.
Cidrolin poursuit avec le maître d’hôtel du restaurant une discussion pour savoir si on doit dire «jeter le manche avant ou après la cognée». Le maître d’hôtel lui avoue que «le permis gastronomique» était une plaisanterie de sa part, et qu’il l’avait faite aux «trimelles» et à leurs compagnons. Cidrolin, sortant du restaurant très satisfait du repas, s’exclame «un de réussi». Après avoir pris de «l’essence de fenouil», il s’endort, pour entendre un cheval lui adresser la parole.
C’est Sthène qui s’entretient avec le duc. Il aimerait que celui-ci ait sa statue équestre pour y être représenté aussi. Ils arrivent près de l’aqueduc nouvellement construit par Salomon de Brosse qu’ils visitent sous la conduite d’un guide à la «voix déconnante» qui souligne l’oeuvre architecturale voulue par la reine. Le duc, en quête d’un endroit discret où faire ses besoins, se fait «décrasser» par une averse. Voulant s’abriter, il tombe chez Timoleo Timolei, «le seul alchimiste du monde chrétien à connaître la recette de l’or potable» au moment même où il allait en découvrir le secret. Mais il se vante de maints autres prodiges, et le duc l’invite à s’installer dans son «châtiau».

Chapitre XI

Cidrolin, victime d’une indigestion à la suite de son repas dans le «de-luxe», ne peut dormir, a envie de vomir, fait un petit «floc» dans la Seine, détache son canot, et rame dans la nuit. Après une conversation avec un passant au sujet d’un autre, à l’allure de clergyman et qui s’exclame : «Pour la plus grande gloire de Dieu», il voit venir chez lui «l’envoi d’Albert», une jeune fille dont il s’assure qu’elle est majeure, et qui regrette aussitôt qu’il n’ait pas la «tévé», mais est prête à lui préparer son petit déjeuner.
Russule, qui a consulté un astrologue, annonce au duc qu’il aura un héritier. Parce qu’il lui préfère son alchimiste et, surtout, parce qu’il le soupçonne de lui avoir menti, d’avoir peut-être même provoqué ce qu’il prédit, le duc s’en prend violemment à l’astrologue, au point que Biroton s’apprête à lui administrer l’extrême-onction. Il se débarrasse de l’astrologue, mais conserve son alchimiste en dépit de Biroton et de Riphinte qui voient en lui un hérétique.

Chapitre XII

À Lalix, la nouvelle femme qui s’occupe de lui, Cidrolin veut raconter son rêve, mais elle trouve que cela ne se fait pas ; il pense que c’est à cause de la psychanalyse et que, s’il écrivait ce rêve, cela ferait un roman. Il demande à Lalix de faire le récit de sa vie : elle commence par dire qu’elle est la fille d’un bûcheron. Mais Cidrolin s’endort.
Au duc qui se promène, son cheval rappelle la promesse de la statue, lui signifie qu’il ne croit ni aux horoscopes ni à la pierre philosophale, lui reproche de s’adonner à l’alchimie. Ils croisent dans la forêt le bûcheron qui est le père de Russule.
Cidrolin, qui s’était endormi, n’a pas entendu l’histoire de Lalix. Elle lui indique que des «inscriptions désagréables» ont été barbouillées sur la clôture, et il s’emploie à les badigeonner sans même les regarder. Puis il répond à des «nomades» qui commencent à «migrer», et converse avec un passant, toujours sur le mode agressif.

Chapitre XIII

Des notables du village saluent le duc avant d’aller élire leurs «délégués aux États généraux» ; ils ont commencé à rédiger leur «cahier de doléances». Le duc, qui décline leur invitation de se joindre à eux, réprimande son nouveau page, le jeune frère de Mouscaillot, Pouscaillou, qui crie : «Vive le roi ! ». On est en effet en «l’an mil sept cent quatre-vingt-neuf de notre ère bien chrétienne», «à la veille d’une révolution». Le duc se recueille sur la tombe de l’alchimiste qui lui concocta une recette d’«essence de fenouil». Pouscaillou est épouvanté par les chevaux qui parlent. Devant Monseigneur Biroton et l’abbé Riphinte, le duc conteste «les saintes écritures» qui, pour lui, se contredisent, et il affirme que «le monde existait depuis des milliers et des milliers d’années avant Adam». Il s’oppose à ce sujet aussi avec la duchesse et avec son gendre, le vicomte d’Empoigne, qu’il tue. Aussi préfère-t-il «s’en aller promener, peut-être même à l’étranger», pour aller avec Pouscaillou «chercher des preuves» de l’existence des «préadamites». Le soir, à l’auberge, il lutine la servante, voulant mêler «anatomie et gastronomie», et un postillon est effrayé par un cheval qui a crié : «Vive les préadamites !»

Chapitre XIV

Le duc ajoute que ce cheval «sait même lire» et qu’«il est en train de lire le Voyage du jeune Anacharsis en Grèce, qu’il apprécie beaucoup». Ils arrivent à Saint-Genouillat-les-Trous.
Cidrolin et Lalix ont vu un film qui, pour lui, en est un de cape et d’épée, pour elle un «ouesterne», alors qu’il s’agissait de ‘’Spartacus et Frankenstein contre Hercule et Dracula’’. Comme ils conversent, car il est devenu beaucoup plus aimable, elle lui révèle quelle a été sa vie, regrette que l’Arche soit immobile, s’étonne qu’il ne cherche pas à corriger l’auteur des inscriptions. Il se défend d’être un assassin, même s’il a fait «un an de préventive». Il décide de se cacher pour, la nuit, surveiller la péniche, et guetter le graffitomane.
Alors que les États généraux se transforment en Assemblée Constituante (où siège Monseigneur Biroton) et que Necker est renvoyé, le duc, qui s’est installé à l’auberge de Plazac «sous le nom de monsieur Hégault», explore le Périgord, passe, seul, quelques heures dans la campagne de Montignac. Mais, à l’auberge de Plazac, il est tout de même retrouvé par l’abbé Riphinte qui lui indique que Monseigneur Biroton a demandé indulgence pour lui auprès de Sa Majesté, et que «dame Russule» est «morte de consomption, un mois après le meurtre d’Empoigne».

Chapitre XV

La nuit, Cidrolin monte la garde pour surprendre le «lâche anonyme» qui écrit sur sa clôture, mais en vain. Au moment où il pleut, il a l’idée d’aller voir le terrain de camping dont le gardien lui propose de s’abriter. Parlant avec lui, qui insiste sur le fait qu’il ne s’arrête pas de penser, Cidrolin lui dit qu’il fait un «rêve continu», comme si dans le rêve d'un jour subsistait le rêve de la veille ; il passe ainsi d’époque en époque, n’en étant pour lors «qu’aux premiers jours de l’Assemblée Constituante». Il revient à la péniche, trempé : il a attrapé «la crève».
Le duc devant partir avec l’abbé qui, d’abord goguenard puis dubitatif, s’est laissé convaincre, les chevaux craignent d’avoir à le porter. Le duc, pénétrant dans un rocher par une mince fente, y fait entrer aussi l’abbé, malgré ses efforts pour s’enfuir, l’oblige à avancer à la lumière, qui serait «philosophale», d’une lanterne mise au point par Timoleo Timolei, lui déclarant : «Dans cette caverne, vécurent les préadamites», et lui faisant regarder...

Chapitre XVI

ce en quoi l’abbé voit «des dessins d’enfants». Pour le duc, ce sont des peintures pariétales qui confirment sa thèse. Il indique à l’abbé que, lorsqu’elle sera connue, «l’Église s’écroulera». Comme Pouscaillou, devenu vicomte d’Empoigne depuis la mort de son frère, lui annonce la prise de la Bastille, que le sire de Ciry lui rapporte la mort de Pigranelle et son intention d’émigrer, le duc décide de partir en Espagne, chez son ami, le comte Altaviva y Altamira.
Cidrolin, ayant pris froid, a «une fièvre quarte et carabinée», mais Lalix le soigne, et il se «tape des médecines».
Le duc approche de l’Espagne.
Cidrolin approche de la guérison. Il reçoit la visite de ses filles et de ses gendres, apprend que Lamélie est allée voir les «trous préhistoriques» du Périgord, et a pu constater qu’«ils savaient vachement bien dessiner, les paléolithiques». Mais, pour Cidrolin, «c’est un type du XVIIIe siècle qui a peint tout ça [...] pour emmerder les curés. »
En Espagne, le duc veut peindre «sur les parois des grottes». Or le comte Altaviva y Altamira en a sur ses terres.

Chapitre XVII

Alors que Cidrolin repeint sa clôture, un voyageur en route vers le terrain de camping lui déclare : «Et moi aussi, je suis peintre !» C’est le duc, qui est accompagné de sa fille, Phélise, de la comtesse d’Empoigne, du vicomte d’Empoigne et de ses «chevaus» [sic], à cause desquels on ne veut pas l’admettre sur le terrain. Il dit avoir «fait les croisades», être un «gentilhomme-fermier» et avoir été «un spécialiste de la peinture pariétale», même si c’est son «ancien chapelain», l’abbé Riphinte, qui est devenu un «fameux préhistorien». Cidrolin les invite sur sa péniche, leur présentant Lalix comme sa «fiancée». Elle leur sert de l’«essence de fenouil». Le duc suggère de rester sur la péniche.

Chapitre XVIII

Le lendemain, tout le monde se retrouve pour le petit déjeuner. Le duc est content parce qu’il a «toujours rêvé d’habiter une péniche», et qu’il est «peut-être arrivé». Pouscaillou signalant les injures inscrites sur la porte, le duc, y voyant «un exploit pour nous autres chevaliers», se propose, la nuit prochaine, de débarrasser leur hôte de «son graffitomane». Puis les visiteurs partent pour «une virée dans la capitale», Cidrolin, pour la première fois, accomplissant une sieste presque sans rêve, et Lalix les attendant jusqu’à «vingt-trois heures sept minutes». Le duc fait part des désagréments subis au cours de cette journée, en particulier lors de la visite à la tour Eiffel et au restaurant. Les invités partis, Lalix demandant : «Qu’est-ce au fond que ces gens-là?», Cidrolin constate : «J’ai parfois l’impression de les avoir déjà vus en rêve», et, restant à attendre le duc et Pouscaillou qui sont allés capturer le «graffitomane», «ils jouèrent jusqu’à l’aube».

Chapitre XIX

«À l’aube, dehors, ça se mit à gueuler». Le duc et Pouscaillou ont capturé un homme qui est l’ex-gardien du terrain de camping, devenu concierge de l’immeuble en construction. Il s’appelle La Balance ou Labal, parce que la balance est «le symbole de la justice» dont, dans une grande tirade, il dit s’être fait le champion, ayant voulu ainsi réparer l’injustice dont Cidrolin est la victime. Il faut donc le relâcher, au grand déplaisir du duc qui, avec sa suite et leurs montures, passent la journée à visiter les «terriers à curés» de la capitale. Le soir, le duc et Cidrolin constatent l’absolue identité de leurs nombreux prénoms. Dans la nuit, Labal capture le vrai «graffitomane» : c’est Cidrolin qui doit l’avouer au duc, qui le savait déjà.

Chapitre XX

Lalix, déçue par le comportement «tordu» de Cidrolin, le quitte. Elle voit des couples qui «faisaient la ventouse et se palpaient avant d’aller à leur travail». Elle se rend au «bar Biture» où elle veut parler à monsieur Albert, mais elle apprend qu’il «est en tôle». Elle erre dans la ville sous la pluie, et rencontre la comtesse qui l’entraîne à «un super de-luxe» où se trouve le duc qui lui fait avouer qu’elle aime toujours Cidrolin. Quand elle revient vers la péniche, elle constate l’écroulement de l’immeuble en construction où a été écrasé le gardien. Elle retrouve Cidrolin. Leurs véhicules ayant été écrasés sous l’écroulement, le duc, sa famille, ses chevaux, avec de plus l’abbé Riphinte et Monseigneur Biroton, vont rester sur la péniche. Cidrolin, se rendant alors compte que les chevaux parlent, les entend lui dire comment organiser leur vie dans l’Arche.

Chapitre XXI

Le lendemain, le duc coupe les amarres pour rentrer chez lui, et Cidrolin constate que «ses hôtes ne cessaient de se multiplier». Tandis que «la péniche remontait le cours du fleuve», lui et Lalix disparaissent dans le canot. «C’est alors qu’il se mit à pleuvoir. Il plut pendant des jours et des jours». La péniche échoue «au sommet d’un donjon». Le lendemain, le duc considère «un tantinet soit peu la situation historique» : «Une couche de vase couvrait encore la terre, mais, ici et là, s’épanouissaient déjà de petites fleurs bleues. »


Analyse

(la pagination indiquée est celle de l’édition dans Folio)

Intérêt de l’action

La couverture du livre ne présente pas d'indication de genre. Mais c’est bien un roman. Son titre est énigmatique, et l’est encore plus l’épigraphe, une citation de Platon en caractères grecs : « Onar anti oneiratos » (‘’Théétète’’) qui signifie : « En échange d'un rêve, écoute donc un rêve », ce qui est la réponse de Socrate à Théétète qui tente, à partir de vagues souvenirs, de présenter la connaissance comme une «opinion vraie accompagnée d’une définition». Elle reste peu compréhensible tant qu'on n'a pas lu le livre. Quand on l’a fait, on se rend compte que Queneau annonçait ce qui allait avoir lieu : un rêve face à un autre rêve, le rêve du duc contre celui de Cidrolin.
Il est vrai qu’on peut aussi avoir lu le prière d’insérer où Queneau présenta ainsi son roman : «On connaît le célèbre apologue chinois : Tchouang-tseu rêve qu'il est un papillon, mais n’est-ce point le papillon qui rêve qu'il est Tchouang-tseu? De même dans ce roman, est-ce le duc d'Auge qui rêve qu'il est Cidrolin ou Cidrolin qui rêve qu'il est le duc d'Auge? / On suit le duc d'Auge à travers l'histoire, un intervalle de cent soixante-quinze années séparant chacune de ses apparitions. En 1264, il rencontre Saint Louis ; en 1439, il s'achète des canons ; en 1614, il découvre un alchimiste ; en 1789, il se livre à une curieuse activité dans les cavernes du Périgord. En 1964 enfin, il retrouve Cidrolin qu'il a vu dans ses songes se consacrer à une inactivité totale sur une péniche amarrée à demeure. Cidrolin, de son côté, rêve... Sa seule occupation semble être de repeindre la clôture de son jardin qu'un inconnu souille d'inscriptions injurieuses. / Tout comme dans un vrai roman policier, on découvrira qui est cet inconnu. Quant aux fleurs bleues... »

Si, dans ce prière d’insérer, qui est comme un mode d’emploi du livre, Raymond Queneau le qualifie indirectement de roman policier, cela se révèle cependant peu convaincant. Car, si un crime est commis contre la propriété de Cidrolin qui est régulièrement souillée d'«inscriptions injurieuses» (page 47), si un mystère est suscité par la «préventive» qu’il a faite, par son amitié avec Albert, qui semble bien être un proxénète, et par les deux lettres «A» et «S» (page 83) qui peuvent suggérer l'idée d'un assassinat, s’il pourrait avoir tué sa femme comme le duc la sienne, si l’enquête qui est menée par Labal afin de résoudre l'énigme aboutit à sa propre burlesque capture, si on peut même se demander si celui-ci est mort accidentellement ou, comme le suggère Lalix («Ça ne devait pas être de la si mauvaise construction, cet immeuble. Il n’a pas dû s’effondrer tout seul. Non?» [page 272]), du fait de Cidrolin qui aurait provoqué l’écroulement pour supprimer celui qui avait découvert qu’il était l’auteur de ces inscriptions, tout cela n’intrigue guère le lecteur, ne soutient pas vraiment son intérêt jusqu’à la révélation finale. Il est plus frappé par les meurtres commis par le duc d'Auge qui «occit» les gens par dizaines (page 26), tue le duc d'Empoigne. À tout le moins, peut-on penser que Raymond Queneau, en parlant de roman policier, attendait que son lecteur ait l’attitude d’un lecteur de roman policier, à savoir qu’il se livre à une recherche active de la vérité.

On peut plutôt voir dans ce livre, où flotte dans une demi-réalité un univers de contes et légendes, où un passant «s'évapore» ; où un chasseur se perd dans la forêt ; où une fée apparaît dans une chaumière ; où deux chevaux parlent comme des humains, lisent et visitent Paris en touristes ; où, dans le monde du duc, au fil des siècles, les personnages sont à la fois les mêmes (il y a continuité dans sa vie familiale à travers les époques, et les carrières des ecclésiastiques se poursuivent) et se succèdent les uns aux autres ou se substituent les uns aux autres ; où, surtout, les rêves de deux rêveurs peuvent se mêler (ce qu’indique la référence à l’apologue de Tchouang-tseu qui est, dans la tradition bouddhiste, un «koan», une épreuve qui met le disciple en difficulté par une question inattendue et indécidable [où est le rêve? où est la réalité? des deux personnages lequel est le vrai?], ce qui fait qu’Étiemble considérait ‘’Les fleurs bleues’’ comme un livre taoïste) ; où les personnages du rêve d’un rêveur, après avoir traversé l'Histoire, le rejoignent pour lui faire remonter le temps ; où règnent donc l’incertitude entre le rêve et la réalité, une oeuvre fantastique, un conte fantastico-philosophique.
L’incertitude est manifeste surtout dans le premier chapitre où il n’y a presque pas d’action et où l’entremêlement des deux plans est accentué. Les passages d’un rêve à l’autre, qui entraînent des alternances, des aller et retour, Raymond Queneau ne nous les annonce pas clairement, mais on les comprend peu à peu. On constate ainsi que le texte, plutôt que divisé en chapitres (des chevauchements se produisent de l’un à l’autre, comme l’indique bien le résumé qui précède : entre le chapitre VII et le chapitre VIII, entre le chapitre XV et le chapitre XVI), est découpé en une trentaine de séquences relativement courtes, d'une à dix pages, qui nous font passer d'un personnage à l'autre, différents moyens plus ou moins élaborés assurant la transition :
- Une douzaine de débuts de chapitres nous font changer d'époque.
- Une quinzaine de fois, le sommeil d'un des personnages s'achève sur le réveil de l'autre. Voici le passage du duc à Cidrolin qui est le plus soigneusement décrit : «Il s'effondre en une méditation morose qui tourne à la somnolence. Il ne sent plus la terre ferme sous ses pieds, il a l'impression de vaciller, la chaumière commence à devenir incertaine, il va pouvoir s'étendre sur la chaise longue sur le pont.» (page 110).
- Des enchaînements plus subtils sont ménagés par un point commun : sujet de conversation ou interlocuteur (un bûcheron [page 164], un prêtre, des religieux mendiants, un mammouth, un cheval), lieu ou occupation (un restaurant, une recherche), question-réponse, appel... La maison de l’alchimiste qui se trouve près du pont d’Arcueil, qui est donc aussi, comme la péniche de Cidrolin, une arche, près d’un pont, permet au duc de se protéger d’un véritable déluge, et ainsi est suggéré un rapport analogique entre lui, Cidrolin et l’alchimiste, puisque tous trois ont la même adresse. Au chapitre XVI, s’entremêlent la trame du duc et celle de Cidrolin : «Cidrolin ferme les yeux / Il chevauche à côté de son excellent ami, le comte Altaviva y Altamira» (page 221). Au début du chapitre XVII, le mystère plane sur l’identité des voyageurs qui se présentent au terrain de camping. La rencontre entre le duc et Cidrolin se fait progressivement (en deux pages et demie). Nous voyons deux véhicules tirant l'un une roulotte, l'autre un van ; ils sont immatriculés en province. Le premier conducteur cherche un lieu de camping pour la troupe. Viennent enfin les présentations. Leur histoire sera commune pendant cinquante pages, jusqu'à la fin du récit.

Mais, auparavant, l’insistance est mise sur le sommeil et sur «le rêve continu» de Cidrolin par lequel dans le rêve d'un jour subsiste le rêve de la veille («On se souvient d’un rêve et, la nuit suivante, on essaie de le continuer. Pour que ça fasse une histoire suivie.» [page 197]), rêve dont on conçoit qu’il est nourri de souvenirs culturels, tandis que l’inverse n’est pas possible. Il y a peu d’indications des rêves du duc : «Je rêve souvent que je suis sur une péniche, je m’assois sur une chaise longue, je me mets un mouchoir sur la figure et je fais une petite sieste.» (page 42) - «J'ai toujours rêvé d'habiter sur une péniche.» (page 236). Et le lecteur est porté à croire que le personnage du duc ne vit que dans les rêves de Cidrolin qui, lui, se trouve bien dans la réalité, et y reste, même si, à la fin, il s’évade de sa péniche (surtout parce qu’il s’en évade), tandis que le duc retourne au mythe.

Le rêve continu de Cidrolin le projetant en des temps passés, le roman présente donc un voyage dans le temps, autre thème fantastique ou de science-fiction (selon la cause du phénomène). Mais, habituellement, dans ces histoires, le personnage s’étonne devant les aventures qui lui adviennent, alors que, chez Queneau, tout est fait pour camoufler et rendre anodins les jeux avec le temps, le duc ne semblant jamais surpris de changer d'époque. Son voyage est linéaire (vers l’avenir), sauf à l'extrême fin du roman où il semble revenir au point de départ, spatial mais peut-être aussi temporel. Parallèlement, à partir du chapitre XIII, il est passionné par l'origine de l'humanité, ce qui est donc à l'inverse de son cheminement personnel. D’autre part, le va-et-vient incessant entre passé, présent et futur finit par annihiler tout effet de distance d'ordre temporel entre les époques.

L’incursion dans différentes époques du passé permet de voir dans ‘’Les fleurs bleues’’ un roman historique. Dans le prière d’insérer, Queneau indiqua que son personnage rêvé fait des sauts de cent soixante-quinze ans, et, par ailleurs, il précisa que le roman répondrait à des contraintes très fortes ; que, pour couvrir les cinq périodes en vingt et un chapitres, en accordant à chacune une même importance, il lui fallut passer de l'une à l'autre à l'intérieur de chapitres. Ainsi l’épisode de 1264 s’étend sur les chapitres I à V, l’épisode de 1439 sur les chapitres V à IX, l’épisode de 1614 sur les chapitres IX à XIII, l’épisode de 1789 sur les chapitres XIII à XVII, l’épisode de 1964 sur les chapitres XVII à XXI.

À première vue, dans ce roman où dominent les dialogues, la narration est classique. Cependant, si un narrateur extérieur et omniscient (qui fait accéder le lecteur aux impressions du duc, de Cidrolin, et même des chevaux !) raconte l'histoire au passé, on voit des passages au présent qui seraient parfois des emplois stratégiques du présent de narration («Il la prit par le poignet. Russule n’était pas d’accord. Le duc prend l’autre poignet.» [page 174]), mais qui, à d’autres occasions, sont tout à fait intempestifs : «Il aperçut une silhouette féminine à l’horizon. La silhouette féminine à l’horizon est complétée par une valise.» (page 143) - «Tous les deux reçurent de grandes embrassades de la part du duc, qui explique aussitôt la situation à l’évêque.» (page 150) - «Celui-ci sortit son épée. Le duc sort la sienne.» (page 175) - «Ce spectacle incita Lalix à laisser couler quelques larmes qu’elle essuie discrètement.» (page 264).
La narration, très animée dans la sphère du duc, par le passage d’une époque à l’autre, par la variété des situations et des activités, par le nombre et parfois l’énormité des méfaits commis, est terne dans la sphère étriquée de Cidrolin, sauf lorsque survient le fait divers de l’écroulement de l’immeuble voisin de sa péniche (pages 269-270).

D’une part, la narration est très concertée. Raymond Queneau fait se répondre ses personnages (les doubles ne manquent pas : Auge et Cidrolin, Onésiphore Biroton et Onésiphore du bar ‘’Biture’’ (ce prénom inhabituel signifie «celui qui rend service»), les «trimelles» du duc et celles de Cidrolin et leurs époux, Lamélie et Lalix, Lalix et Russule, Mouscaillot et Pouscaillou), comme des situations (au rassemblement cosmopolite sous le donjon du duc correspond le rassemblement cosmopolite qu’est le terrain de camping ; se succèdent des sommeils et des rêves, des consommations d’«essence de fenouil», des apparitions immotivées [le passant ou le quasi-clergyman] ; des «parpaings» tombent sur la tête du duc au XIIIe siècle et sur sa «houature» au XXe ; aux repas «foutus» s’opposent des repas réussis. Le romancier emprunta au cinéma des procédés comme celui du montage alterné pour passer du monde de Cidrolin à celui du duc.

D’autre part, la narration est maniée avec beaucoup d’ironie.
Raymond Queneau se moque des clichés narratifs :
- Quand on lit : «Aussitôt la porte s’ouvre comme par enchantement et une radieuse apparition fait son apparition» (page 106), on se dit : «Voilà qui augure d’un conte» ; mais Russule, en guise de philtre d’amour, met «du poivre dans la tambouille» (page 107), poivre qui a été évidemment offert par sa marraine, qui serait donc la bonne fée qu’on trouve dans les contes ; mais la jeune fille, au XIIIe siècle, chante ‘’Dansons la Carmagnole’’ (page 107), ce qui alarme quelque peu le duc mais surtout discrédite le récit.
- La rencontre avec Timoleo Timolei (pages 136-130) ressortit également à la parodie du conte : c’est la traditionnelle rencontre d’un magicien ; on y lit un mélange de termes cabalistiques ou alchimiques et d’expressions vulgaires : Timoleo, désespéré, se lamente : «Des années perdues ! que dis-je : foutues !» (page 137), ce qui fait que le personnage de l’alchimiste perd ainsi de son mystère et de sa crédibilité, alors que, dans le conte, on peut faire semblant de croire au merveilleux en échange d’une tonalité et de descriptions adéquates et fortement codifiées que le narrateur refuse ici de donner.
- «Cinq heures avaient depuis longtemps sonné à l’église du village, lorsque le duc d’Auge sortit du château» (page 167) est une ouverture romanesque classique, qui rappelle celle à laquelle Valéry se serait refusé : «Jamais je n’écrirai : "La marquise sortit à cinq heures"» (du moins, André Breton le rapporta dans ‘’Manifeste du surréalisme’’), Queneau ayant déjà joué avec la phrase en 1961 dans ‘’Cent mille milliards de poèmes’’ : «C'était à cinq o'clock que sortit la marquise».

Il ménage, entre Cidrolin et Lalix, un très conventionnel roman d’amour (on pourrait dire qu’il est «fleur bleue» !) où ne manque même pas la nécessaire péripétie du moment de séparation, avant d’émouvantes retrouvailles et, enfin, le départ des amoureux pour un nouveau destin, véritable «happy ending».

Il émaille aussi son texte de précisions minutieuses et inutiles, sinon inopportunes :
- Il mentionne un «peintre américain fameux qui naquit à Charlestown (Mass.) en 1791 et mourut à Poughkeepsie en 1872» et qui inventa un «alphabet» ; c’est «Samuel-Finlay-Breese Morse» (page 95), en effet inventeur de l’alphabet qui porte son nom mais aussi auteur de la toile intitulée ‘’l'Hercule mourant’’.
- L’attente de Cidrolin dure «dix-sept minutes» (page 122).
- La carte qu’au restaurant il consulte est «d’une superficie d’environ seize cents centimètres carrés» (page 123).
- L’«aqueduc aura une longueur de douze cent trente et un pieds et une hauteur de quatre-vingt-quatorze pieds» (page 134).
- Il est dit de la localité imaginaire de «Saint-Genouillat-les-Trous» que c’est un «gros bourg situé dans le Vésinois non loin de Chamburne-en-Basses-Bouilles» (page 178), tous ces noms étant prétextes à des contrepèteries, la burne étant le testicule.
- On apprend que la pipe du gardien est «en racine de bruyère de Saint-Claude dans le Jura, au confluent du Tacon et de la Bienne, affluent de l’Ain» (page 199).
- Le portrait de Riphinte est fait quand son «visage demeura seul éclairé dans la ténèbre grottesque. L’abbé Riphinte avait des lèvres minces, des sourcils très drus et un front ovin.» (page 206).
- Sont ridiculement minutées :
- l’attente de Cidrolin : «Il attendit un petit quart d'heure, puis une vingtaine de minutes.» (page 224) ;
- l’attente des visiteurs en goguette à Paris : «Il est quinze heures trente-deux minutes lorsqu’il dit à Lalix [...] Il est bientôt vingt-trois heures sept minutes.» (page 244) ;
- le départ de la comtesse et Phélie : elles «étaient déjà parties depuis seize minutes» (page 262) ;
- la présence de Lalix : elle «demeura [...] pendant une bonne heure, c’est-à-dire environ une heure quatre minutes» (page 264).
- Le mouvement du patron du «bar Biture» est indiqué avec précision : «Il pivote de trente-sept degrés» (page 265).
La désinvolture de l’auteur apparaît bien par la fin du chapitre XIV : «comme ils étaient tous trois fatigués, hop au lit» (page 193).
Surtout, selon le principe qu’il a ainsi défini : «On peut faire rimer des situations et des personnages comme on fait rimer des mots, on peut même se contenter d’allitérations» :
- les deux personnages sont en miroir, tous deux veufs, tous deux affublés de trois filles, tous deux trouvant une nouvelle femme qui est fille de bûcheron, tandis que leurs noms sont parallèles, etc. ;
- on peut entendre des échos comme les finales semblables des chapitres VIII et XVIII : «Ils jouèrent jusqu’à l’aube».

Il faut donc constater que, en fait, plutôt qu’un roman policier ou un roman fantastique, ‘’Les fleurs bleues’’ sont un roman fantaisiste. Raymond Queneau, qui se plut à attirer l’attention du lecteur sur les ficelles de la narration et les absurdités du récit d’une manière propre à en discréditer le contenu, opposa les aventures véritablement romanesques (Cidrolin indique que, s’il écrivait ses rêves, «ça serait un vrai roman» [page 156]) d’un personnage haut en couleur qui se déplace constamment dans l’espace et dans le temps, et la vie plate d’un personnage antipathique et immobile (ce qui fait que la préférence du lecteur va aux parties les plus animées, aux épisodes les plus étonnants, au personnage le plus vivant), avec ce retournement final : le premier semble enfermé dans un cycle tandis que le second sort du sien.

Le roman est constamment empreint d’une cocasserie loufoque, du fait, particulièrement :
- de ce personnage truculent qu’est le duc ;
- de ses rapports avec les siens et avec ses prêtres (qui sont constamment ridicules) ;
- des chevaux qui parlent et ont les mêmes comportements que les humains ;
- des bégaiements (celui de l’alchimiste sidéré devant le cheval qui parle : «Un cheche, un vaval... un cheval... qui qui...caucause...» [page 139] ; celui de Pouscaillou : «Quequelle révovolutiontion?» [page 169]) ;
- des bêlements de Phélise ;
- de la bêtise de la duchesse (page 173) ;
- des continuelles plaisanteries : celle sur le prétendu «permis gastronomique» exigé par la Sécurité Sociale [page 124] ; celle sur la supposée pédophilie du duc ou des chevaux [page 171] ; celle où Cidrolin ne donnant pas son nom mais une anagramme se fait dire : «Dupont. C’est bien cela? Pour monsieur Dupont?» et qu’il répond : «Vous m’avez compris.», ce qui n’empêche que, une fois sur les lieux, disant s’appeler Dupont, on lui répond : «Si vous voulez venir par ici, monsieur Dicornil» [page 123]) ; celle sur les peintures pariétales dont la découverte, anthropologiquement capitale, est réduite à un canular ;
- des situations extravagantes : tandis que le duc est en train d'étrangler un malheureux astrologue, l'abbé Riphinte tente de le retenir : «Allons, voyons, messire, dit Onésiphore sur un ton de doux reproche, un peu de modération, je ne vais pas avoir le temps de lui donner les derniers sacrements.» (page 152) ;
- de l’invention de pays fantaisistes comme la «Zanzébie» ou «la république du Capricorne» (page 198), d’un film au titre tout à fait improbable (‘’Spartacus et Frankenstein contre Hercule et Dracula’’ (page 183), qui est dû à un effet de condensation hyperbolique répondant à une volonté commerciale [faire combattre des héros provenant d'univers disjoints], qui a été lancée par le film italien ‘’Hercule contre Maciste’’) ;
- surtout, des continuels anachronismes qui sont annoncés dès le début lorsque le duc d’Auge, dans un commentaire métatextuel qui est un procédé de déstructuration du récit, ose remettre en cause l’auteur, montre le dessous des cartes : «Tant d’histoire pour quelques calembours, pour quelques anachronismes.» (pages 13-14), en quelque sorte tant d’histoire pour vous faire avaler 276 pages ! Raymond Queneau se plaît en effet, pour embrouiller et amuser le lecteur, à mêler les époques sans discernement, quelques fois même de manière totalement invraisemblable.

Ces anachronismes peuvent renvoyer à des périodes ultérieures :
- «le pont-levis […] s’abaissa fonctionnellement» (page 15) ;
- le duc rappelle des «fièvres paludéennes ramenées de Damiette et autres colonies lointaines» (page 25), ce qui est un clin d’oeil aux XIXe et XXe siècles ;
- le tavernier demande au duc de «ne point ternir le blason de mes trois étoiles» (page 32) alors que ce type de distinction ne fut accordée aux restaurateurs et aux hôteliers qu’à partir du XXe siècle, dans le guide Michelin ;
- alors qu’en 1264 son chapelain, Biroton, fait remarquer au duc : «Vous pratiquez donc le néologisme, messire?», celui-ci, profitant de sa supériorité, lui rétorque : «Ne néologise pas toi-même : c’est là privilège de duc.» (page 42), lui refusant l’emploi du mot «néologisme», qui était alors un néologisme ;
- le duc emploie, en 1439, le mot «tiercé» pour parler de ses trois filles, alors que le nom a été déposé en 1954 comme une marque commerciale pour désigner une forme de pari mutuel où l’on parie sur trois chevaux engagés dans la même course, en précisant l’ordre d’arrivée ;
- le narrateur constate : «On ne prend pas la Bastille tous les jours, surtout au treizième siècle» (page 36) ;
- Queneau invente des «céhéresses» (page 53) qui, dans ce Moyen Âge de fantaisie, sont des «compagnies royales de sécurité» et non les «compagnies républicaines de sécurité» qui ont été créées en France en 1944 ;
- le duc, menacé d'une très forte «emmende» par le roi Louis IX, argumente : «Je n'ai pas droit à une petite réduction, en tant que croisé de la septième?» (page 56), à la façon d’un ancien combattant du XXe siècle ;
- quand, sans l'écouter, le héraut réclame un «à-compte provisionnel», à quoi s’ajoutent des «frais d'enregistrement» (page 56), le duc prévoit déjà «les aristocrates à la lanterne» (page 57) de la chanson ‘’Ah ! ça ira ça ira !” qui fut chantée sous la Révolution ;
- les filles du duc «interviouvent» le chapelain (page 90) ;
- en 1439, Russule, une fille de bûcheron, chante “Dansons la Carmagnole” (page 107), et se plaint au duc : «Vous vous moquez cruellement de notre analphabétisme» (page 109) alors que le mot n’a été créé qu’en 1907 ;
- la reine-mère, Marie de Médicis, nomme Biroton «évêque in partibus de Sarcellopolis» (page 119), allusion ironique à la ville de la banlieue parisienne, Sarcelles, puisque les évêques «in partibus infidelium» sont titulaires de diocèses sans clergé ni fidèles situés en pays non chrétiens ;
- la duchesse prétend se soucier, en 1614, du «standigne» de son époux (page 149) ;
- Sthène, au chapitre XIII, annonce la Révolution (page 169) ;
- il prétend que son nom a été donné à l’ancienne unité de force du système M.T.S. : le sthène est une force qui, appliquée à une masse d’une tonne, lui communique une accélération d’un mètre par seconde ; il a été remplacée par le newton : «l’unité de mesure portera désormais mon nom en cela mille fois supérieur à celui de Newton» (page 274).

Les anachronismes peuvent aussi renvoyer à une époque antérieure :
- le mammouth que le duc rencontre quand il est à la chasse, en 1439 (page 103), annonce sa future passion pour les temps préhistoriques ;
- pour le duc, c’est un «argousin» (page 231) qui, dans le Paris de 1964, lui donne une «contredanse» (page 229).

Signalons encore qu’on a pu se demander si Queneau ne s’était pas amusé à parodier ‘’Les gommes’’ de Robbe-Grillet (1953), roman emblématique du mouvement appelé Nouveau Roman, qu‘il attaqua, pensant que, si l'on reste dans le systématique, ce n'est plus de la littérature. En effet, dans ‘’Les gommes’’, l'intrigue est celle d'un roman policier d'investigation, mais elle est circulaire, la mécanique parfaite, agencée comme un système d'horlogerie, transgressant la règle de la linéarité spatio-temporelle, le crime étant commis par le détective lui-même. Les nombreuses digressions introduites révèlent que ce n'est pas le but premier du livre. Les personnages n'existent qu'à la façon de silhouettes. Fut privilégié le rapport du regard à l'objet dans de longues descriptions aux notations millimétrées, dont celle, en particulier, d'un quartier de tomate qui se trouve dans un distributeur de plats, description qui est inutile, qui s’annule elle-même par l’humour, la parodie, la contradiction, l’intrusion progressive de l’humain. Raymond Queneau, qui par ailleurs ne donne au lecteur que peu d’informations sur les lieux, les vêtements ou l’aspect des personnages, se moquerait de Robbe-Grillet :
- d’une part, dans sa longue description de la casquette du taciturne patron du «bar Biture» (page 94), qui est aussi une parodie de la description de la casquette de Charles Bovary dans ‘’Madame Bovary’’ ; elle est appuyée encore par un effet de zoom («Il y a une tache sur le troisième pois à partir de la gauche») et par le recours aux outils de description mathématique («le grand axe de chacun d’eux a six millimètres de long et le petit axe quatre, soit une superficie légèrement inférieure à dix-neuf millimètres carrés») ; elle est émaillée de détails qui échappent à la logique la plus élémentaire (la casquette est à la fois carrée, semi-ronde et ovale ; le pois, défini par sa rondeur, ne peut être «elliptique», c’est-à-dire ovale ; une couleur «intermédiaire entre l’infrarouge et l’ultraviolet» ne peut pas être visible pour l’oeil humain) ;
- d’autre part, dans l’autre portrait du patron page 265.

Mais, contrairement à la sécheresse du Nouveau Roman, la fantaisie omni-présente de Raymond Queneau fut, dans ce roman qui est une véritable macédoine de genres et de tons, d’abord langagière.

Intérêt littéraire

‘’Les fleurs bleues’’ sont une œuvre de langage et de rhétorique avant tout. Raymond Queneau y manifesta constamment son intérêt pour la langue, comme on le voit à différentes occasions :
- Cidrolin explique ce que signifie «faire la noce» : «Je reconnais que l'expression est ambiguë et le fait est que je l'utilisais dans les deux sens : petit a, se taper la cloche, et petit b, célébrer un mariage». (page 113).
- Le maître d’hôtel se demande : «Jeter le manche après la cognée [...] Au fond, qu'est-ce que ça veut dire? d'où vient cette expression?» (page 125), et Cidrolin donne une explication fantaisiste. Le maître d’hôtel poursuit avec une autre question : «Pourquoi, monsieur, y a-t-il comme ça des mots qui sortent de l’usage? Moi qui vous parle, en ai vu, de mon vivant même [comment pourrait-il en être autrement?], disparaître quelques-uns sous mes yeux : cinématographe, taximètre, chef d’îlot, etcétéra.» (page 127).
- Le duc, employant les mots «péniche», «sieste», «mouchoir», doit les expliquer à son abbé : «de l'espagnol pinassa, je tire pinasse, puis péniche, du latin sexta hora, l'espagnol siesta, puis sieste, et, à la place de mouchenez que je trouve vulgaire, je dérive du bas-latin mucare un vocable bien françoué, selon les règles les plus acceptées et les plus diachroniques.» (page 42).
- Le cheval Stèphe explique le mot «nostalgie» qui, en 1789, est d'invention récente (1759) : «Il vient de nostos et d'algos, algos qui veut dire en grec souffrance et nostos qui dans la même langue veut dire retour.» (page 189).
- Sthène aurait inventé le mot «logorrhée» : «Il vient de logos et de...» (page 189) alors qu’en fait il a été formé en 1823.

On peut considérer que Queneau a pris pour modèle Rabelais, dont on retrouve la verve dans des passages comme celui-ci : «Comme il se retirait, le duc reçut sur le coin du visage toute une cargaison d’oeufs pourris et de tomates fanées ; la flote qui écoutait le saint roi discourir sous son chêne estimait que le dit saint roi se montrait d’une faiblesse coupable devant ce lâche vassal qui préférait le confort de son petit châtiau aux aléas d’une chrétienne expédition du côté de Bizerte ; et ce, d’autant plus qu’eux-mêmes, borgeois, artisans ou manants, ne risquaient en aucune façon de se voir expédier sur les rivages autrefois carthaginois pour y recevoir des coups de cimeterre ou y attraper d’insaciables maladies. / - Hou hou , la salope, qu’ils criaient, oh le vilain dégonflé, le foireux lardé, la porcine lope, le pétochard affreux, le patriote mauvais, le marcassin maudit, la teigne vilaine, le pleutre éhonté, le poplican félon, la mauviette pouilleuse, l'ord couard, le traître pleutre qui veut et qui répond mal à son roi. Hou hou, la salope !» (page 26). Les ‘’Propos des bien yvres’’ de Rabelais inspirèrent les «prouverbes» des pages 34-35 : «Animal qu’a parlé, âme damnée» - «Si le coq a ri tôt, l’haricot pue trop» - «Quand l’huître a causé, l’huis est très cassé» - «À poisson qui cause, petit cochon peu rose» - «Si bèle le zèbre ut, voilà Belzébuth»). À la façon encore de Rabelais qui, en son temps, redonna toute sa vigueur à la langue française en créant plusieurs centaines de mots, Queneau inventa une nouvelle langue en y intégrant tous les parlers, élaborant savamment son texte à partir d’un «patchwork» d’expressions et de termes empruntés à toutes les époques, à tous les milieux, certaines reflétant une culture impressionnante, maîtrisée avec la plus souveraine désinvolture.

Le tableau historique amena Queneau à déployer une langue ancienne (la «langue d’oil» est-il dit page 202 par rapport au «limousin» que parle la mule) dont voici quelques exemples :
- «avoir accoutumé» : avoir l’habitude : «Est-ce un bon mot? J’avais accoutumé d’en faire de meilleurs naguère... jadis... autrefois...» (page 260) ;
- «acort» (page 26) : accord ;
- «amé» (page 15) : aimé ;
- «ardoir» (page 35) :  brûler  ; 
- «argousin» (pages 182, 231) : bas-officier des galères (1538), puis agent de police ;
- «arroi» (page 14) : équipage accompagnant un personnage ;
- «asteure» (pages 49, 178) : à cette heure, aujourd’hui, maintenant ; la transcription phonétique n’est pas de Queneau : elle se faisait au Moyen Âge et s’est maintenue au Québec ;
- «athéiste» (page 162) : athée ;
- «baboter» : bégayer : «répondit Lalix en babotant» (page 268) ;
- «baignoirie» (page 27) : lieu où on prend des bains ;
- «baignerie» (page 27) : bain, action de se baigner ;
- «baile» (page 40) : enceinte fortifiée ;
- «bailli» (page 167) : officier d’épée ou de robe qui rendait la justice au nom du roi ou d’un seigneur ;
- «barguiner» : hésiter, avoir de la peine à se décider : «Le jeune seigneur accepte sans barguiner» (page 73) ;
- «béda» : béta, nigaud : le duc se plaint du tavernier : «il me prend pour un béda» (page 32) ;
- «bel esprit» (page 147) : homme cultivé et qui aime le montrer, pédant ;
- «bénévolence» (page 73) : bienveillance ;
- «bénévolent» (page 24) : bienveillant ;
- «bénigne» (page 43) : bénin ;
- «beuvons» (page 84) : forme du verbe «boire» encore employée au XVIe siècle à côté de «buvons» ;
- «bombarde» (page 85) : machine de guerre qui servait à lancer des boulets ;
- «bougre» : d’abord «bulgare» puis «sodomite» : pour le «queux» du duc, Gilles de Rais est un «ogre bougre» (page 68) ; pour Mouscaillot (page 72), pour l’abbé Biroton (page 86), pour le «queux» (page 91), un «vilain bougre» ; le duc traite ses adversaires de «bougres» (page 174) ;
- «brande» (page 203) : terre infertile où poussent des plantes de sous-bois (bruyères, ajoncs, genêts, fougères) ; équivalent de lande ;
- «braquemart» : «épée» : «Dégainant son braquemart, il fit de larges moulinets» (page 26) - «il dégaine son braquemart et s’apprête à férir le fauve» (page 103) ;
- «brayette» : «braguette» : «Le haut et puissant seigneur t’aurait-il mis la main à la brayette?» (page 171) ;
- «chanson de toile» (page 57) : chanson lyrique que les femmes chantaient en cousant ou filant ;
- «chausses» (page 126) : partie du vêtement masculin qui couvrait le corps depuis la ceinture jusqu’aux genoux («hauts-de-chausses») ou jusqu’aux pieds («bas-de-chausses») ;
- «compain» (page 132) : compagnon, copain ;
- «conforter» : réconforter : «un petit verre d’essence de fenouil pour me conforter» (page 33) ;
- «corvéable» (page 106) : qui est assujetti à la corvée, travail non rémunéré imposé par un seigneur / maître à ses dépendants, qu'ils soient de statut libre ou non ;
- «couard» : lâche : «cet ord couard» (page 26) ;
- «couleuvrine» (pages 85, 103) : ancien canon dont le tube était long et effilé ;
- «coyon» (page 26) : couillon, imbécile ;
- «croisement» (page 24) : croisade ;
- «cute» (page 190) : cachette ;
- «déconfire» : défaire, battre : «Tu ne veux plus déconfire les adorateurs de Mahom» (page 25) - «les archers du roi. - Que vous espérez déconfire?» (page 88) - «Vous raillez, l’abbé, mais vous êtes déconfit» (page 210) ;
- «doloir» : souffrir, imposer une douleur : «me daurrait» (page 139) : me serait pénible ;
- «ébaudissement» (page 14) : joie, gaieté : «l’histoire [...] flétrit en moi tout ébaudissement» (page 14) ;
- «écoper de» : recevoir, subir : «Et moi j’écoperai du curé.» (page 202) ;
- «écus tournois» (page 54) : monnaie frappée à Tours puis devenue monnaie royale ;
- «embrener» : emmerder : «Tu commences à m’embrener avec tes méchantes questions» (page 18) ; «embrener un bon soldat comme mouches merdeuses un noble coursier» (page 70) ; le duc a «occis quelques bourgeois qui l’embrenaient» (page 53) ; «bien embrené» (page 104) ;
- «emmende» (page 56) : amende ; mais rien n’atteste cette orthographe, même si «amende» vient du latin «emendare» ; dès 1173 on trouvait «amande» ;
- «s’ensauver» : «m’ensauvis-je» (page 181) ; mauvaise conjugaison qui était un travers populaire ;
- «entraver» : comprendre ; Biroton dit : «Je ne les entrave point» (page 42), mais Labal le dit aussi : «Je n’entrave rien à vos propos» (page 198), le mot s’étant maintenu avec ce sens dans l’argot ;
- «épouvantement» : épouvante : on pousse des «clameurs d'épouvantement» ;
- «escreigne» (page 105) : hutte, chaumière ;
- «extrace» : origine : «un trouvère de basse extrace» (page 70) ; «il est de trop pauvre extrace» (page 106) ;
- «faraud» : fanfaron ;
- «férir» : frapper : « férir le fauve » (page 103) ;
- «feudal» : féodal : «notre feudal hommage» (page 15 ) : de vassal à suzerain ;
- «flote» (page 24) : au Moyen Âge, le premier sens du mot est «troupe», «multitude», «troupeau» : «la flote qui écoutait le saint roi» (page 26) ;
- «fourches patibulaires» (page 75) : gibet ;
- «francs archers» (page 75) : milice bourgeoise créée par Charles VII en 1448, pour compléter avec une infanterie d'archers et d'arbalétriers l'armée montée que constituaient les «compagnies d'ordonnance» ;
- «frocard» (pages 66 -92) : moine car il porte le froc ; mais le mot n'est attesté qu’à la fin du XVIIe, et est donc anachronique en 1439 ;
- «gabance» (page 15) : plaisanterie ;
- «gallimard» (page 109) : plume ; le mot s’écrivait en fait «galimart» mais Queneau en a modifié l’orthographe pour faire un clin d’oeil à la maison d’édition où il oeuvrait ;
- «garbure» (page 212) : dans le Sud-Ouest de la France, soupe épaisse faite de pain de seigle, de choux, de lard et de confit d'oie ;
- «gent» : gracieux, joli : «gentes reines» (page 32) ;
- «giere» (page 70) : juriste, chicaneur, ergoteur ;
- «gironde» (page 107) : belle, bien faite ;
- «godons» (page 45) : Anglais, du fait de leur propension à prononcer le juron «Goddam» («God damn me»), le mot apparaissant dès le moyen français ; il est utilisé par le duc : «C’est bien la peine qu’ait délivré des Godons sa bonne ville capitale» (page 75) ; mais, au temps de Cidrolin (page 45), c’est un anachronisme, d’autant plus qu’il voisine avec «Néerlandais» qui date de 1826 ;
- «gothique» : du Moyen Âge (avec un sens péjoratif) : «cette légende gothique et surannée» (page 171) ;
- «goule» : gueule, tête : «quelle goule vont faire mes gendres» (page 146) ;
- «se gourer» : se tromper ; le duc dit à «l’hébergeur» : «Moult te goures» (page 18) en 1264 alors que le mot n’est attesté qu’en 1628 mais subsista jusqu’à notre époque, Queneau l’ayant employé dans ‘’Si tu t’imagines’’ : «C'que tu te goures, fillette, fillette » ; aussi, quand une campeuse assène à Cidrolin : «Ce que vous vous gourez, monsieur ! ce que vous vous gourez ! » (page 39), on peut se demander si ce n’est pas en quelque sorte une autocitation ;
- «hobereau» (pages 24, 137, 149) : gentilhomme campagnard de petite noblesse, qui vit sur ses terres ; or ce sens n’est apparu qu’en 1539 et, en 1204, le mot désignait un faucon ;
- «itou» : aussi : «Et son page itou» (page 17) ;
- «jaëls» : prostituées : «putes et jaëls» (page 71) ;
- «jarnidieu» (page 174) : juron (= «je renie Dieu») ; une forme atténuée est «jarnicoton» (pages 57, 181) que Queneau fait prononcer par le duc en 1439 alors que le juron fut inventé plus tard par le père Coton, jésuite et confesseur d'Henri IV, pour éviter à son éminent pénitent de jurer en disant «jarnidieu» ;
- «jean-foutre» (page 175) : incapable, pas sérieux ;
- «jurement» : exclamation, imprécation sacrilège proférée par dérision ou dans une intention d'offense ; mais le mot est employé en 1964 (pages 249, 258) au sens de «juron» : c’est donc alors un anachronisme;
- «korrigans» (page 43) : nains bâtisseurs dans le folklore celtique ;
- «ladre» (page 70) : signifiait d’abord «lépreux», glissa vers «insensible», mais seulement au XVIIe siècle, ce qui en fait un anachronisme dans la bouche du duc en 1439 ;
- «lamponner» (page 174) : railler, brocarder ; le mot se rattache probablement à «lampon», chanson à boire de type satirique dont dérive le mot anglais «lampoon», toujours utilisé ;
- «leprechauns» (page 43) : lutins vêtus de vert avec un tablier de cuir et une casquette rouge qui vivent dans les fermes ou les caves à vin dans le folklore irlandais ;
- «la lourde» (pages 106, 249) : la porte (mais le mot n’est attesté qu’en 1628) ;
- «Mahom» (page 25) : forme ancienne de Mahomet, qui apparaît à maintes reprises chez Rabelais ;
- «manant» (page 26) : roturier assujetti à la justice seigneuriale ;
- «maraud» (page 70) : misérable, vaurien ; mais le mot ne date que de 1549 ;
- «ménin» (page 70) : jeune gentilhomme attaché à la personne du dauphin au XVIIe siècle ;
- «mie» : complément de négation : «je ne suis mie dans le coup» (page 25) ;
- «mie» : amie ; «Ma mie, ne marivaudez point» (page 38) ;
- «mire» (page 73) : médecin ;
- «mornifle» (pages 44, 169) : gifle ; le mot paraît moderne, mais, en fait, il date de 1609 ;
- «mornifler» : gifler : «je lui morniflerais les ganaches» (page 163) ;
- «mouchenez» (page 42) : «mouchoir» ; le mot se trouve en particulier chez Rabelais ;
- «moult» : beaucoup : «moult te goures» (page 18) - «moult signes de croix» (page 34) - «j’ai moult soucis» (page 40) ;
- «nef» : bateau : le duc appelle la péniche de Cidrolin «cette immobile nef» (page 236) ;
- «nenni» (page146) : non ;
- «nigroman» (page 35) : nécromant (mot qu’emploie le duc, page 150), la nécromancie étant la divination d'après les cadavres ;
- «occire» : tuer : le duc a «occis quelques bourgeois qui l’embrenaient» (page 53) - «Et pourquoi diable voudrais-je t’occire?» (page 204) ;
- «ole» (page 33) : marmite : «une grande ole de bortch» (page 33) ;
- «onques» : jamais : «Onques n’en vis» (page 45) ;
- «or çà» (page 240) : interjection qui s’employait pour encourager quelqu’un ;
- «ord» : sale : «ord couard» (page 26) ;
- «palefroi» (page 14) : cheval de marche, de cérémonie ;
- «pardine» (page 61, 108) : juron (altération de «pardieu») ;
- «par le sang Dieu» (page 108) : juron («par le sang de Dieu») ;
- «patenôtre» (pages 34, 40) : pater noster, «Notre Père», prière catholique ;
- «poplican» (page 26) : publicain, celui qui recouvre l'impôt ; d'où, par un glissement de sens vers l'injure, hérétique ;
- «portulan» (page 106) : carte marine des navigateurs des XVe-XVIe siècles ;
- «prouverbes» : proverbes ;
- «de qualité» : aristocrate : «un personnage qui avait l’air de qualité» (page 73) - «je vois que vous êtes gens de qualité» (page 214) ;
- «quarte» (page 45) : quatrième : « C’est la quarte question» dit l’abbé Biroton (page 45), mais il est dit aussi de Cidrolin qu’il a «une fièvre quarte et carabinée», «quarte» signifiant que, la fièvre étant intermittente, les accès reviennent le quatrième jour, laissant entre eux deux jours d'intervalle ;
- «quarteron» (page 26) : groupe de vingt-cinq, le mot pouvant d’ailleurs être une allusion à l’emploi, en fait impropre, qu’en avait fait le général de Gaulle quand il avait stigmatisé le «quarteron de généraux» responsables du putsch d’avril 1961 en Algérie : ils n’étaient que quatre : Salan, Challe, Jouhaud, Zeller ;
- «queux» (page 67) : cuisinier ;
- «rheume» (page 136) : «rhume» selon l’orthographe du mot en 1578 quand le mot fut refait d’après le latin et le grec ;
- «rondeau» (page 72) : poème à forme fixe du Moyen Âge : «un rondeau de Charles d’Orléans» (page 72) ;
- «sancier» : soigner, guérir, soulager : «j’y soigne sans les sancier les fièvres paludéennes» (page 25) ;
- «séant» : qui convient : «mal séant» (page 75) - «en jurant de la façon la plus malséante» (page 105) - «cette malséante et profane irruption» (page 136) ;
- «sentir le fagot» (page 150) : être hérétique ou proche de l’hérésie, c’est-à-dire promis au bûcher ;
- «setier» (page 170) : mesure pour les grains et les liquides (dans ce cas, il vaut huit pintes, soit sept litres et demi environ) ;
- «sols» (page 56) : sous (monnaie) ; les «sols parisis» étaient de Paris ;
- «suzerain» : seigneur qui était au-dessus de tous les autres dans un territoire donné ;
- «sylvain» : forestier  : «quelque esprit noctambule et sylvain» (page 106) ;
- «toise» (page 203) : mesure de longueur valant six pieds, soit près de deux mètres ;
- «trover» (page 17) : trouvère, poète et jongleur de la France du Nord ;
- «tudieu» (pages 147, 161, 178, 236, 260) : juron qui est l’abréviation de «vertudieu» ;
- «vaisseau» (page 137) : récipient pour les liquides ;
- «varenne» (page 203) : garenne, terrain inculte où l'on fait pâturer les bestiaux et que fréquente le gibier ;
- «vassal» (page 26) : homme soumis à un suzerain ;
- «vergogne» (page 33) : honte : «n’as-tu point honte et vergogne» (page 33) ;
- «vertuchou» (page 119) : juron en usage aux XVIIe et XVIIIe siècles, altération de «vertudieu» par volonté d’euphémisme ;
- «vidrecome» (page 118) : grand verre à boire qui se passait de convive en convive, en Allemagne, le mot venant de l'allemand «Wiederkomm» («retour») ; Queneau a pu le trouver dans ‘’Albertus’’ de Théophile Gautier : «Le vidrecome large à tenir quatre pintes», et, séduit par un gobelet qui s'appelle «reviens !», n’a pas manqué d’en faire mention : «en vuidant maints vidrecomes de vin clairet» (page 118) - «on lui verse vidrecomes sur vidrecomes (page 119 ; le pluriel est contestable : ne lui verse-t-on pas un seul vidrecome chaque fois?) ;
- «vin clairet» (page 73) : vin rouge léger, peu coloré ;
- «vouivre» (page 43) : créature mi-femme mi-serpent comme Mélusine ;
- «vuider» : vider : «le duc vuida plusieurs petits verres» (page 33) ; «On vuide des pintes» (page 73) ; «en vuidant maints vidrecomes de vin clairet» (page 118).

Un trait de la syntaxe de la langue populaire ancienne apparaît avec le «J’en avons nulle envie» de la servante de l’auberge où passe le duc en 1789. Cette forme subsiste dans le langage qui est prêté aux Canadiennes françaises au temps de Cidrolin : «Je préférons l’eau pure» (page 21) - «Je vous étonnons» (page 38) - «Je sommes iroquoise et je m’en flattons» (page 38) - «Je vous avons réveillé» (page 38) - «Je vous remercions [...] et je vous prions» (page 38) - «Je sommes campeuse et canadienne» (page 76) ; elle subsista jusqu’il y a peu en Acadie, comme en atteste le texte de ‘’La sagouine’’ (1971) d’Antonine Maillet.
Queneau s’est amusé à restituer les inversions d’autrefois : «point n’en ai souci» (page 161) - «Lors donc sella Sthène Mouscaillot» ; des prononciations anciennes : «borgeois» (pages 26, 58) -«châtiau» (pages 26, 138, 146, 162, 215) - «chapiau» (page 136) - «françoué» (page 42) - «porvoirez» (page 152).

Lui, qui appréciait la créativité spontanée du langage populaire, qui voulait une simplification du français au regard de son évolution naturelle et de la façon dont on le parle, qui manifesta son intérêt et sa sympathie pour le français parlé, ce qu’il appelait «le néo-français» qui lui paraissait le véritable français vivant par opposition au français de l’Académie française, tint toujours à faire entrer dans ses oeuvres le parler populaire contemporain. Balzac ou Zola l’avaient déjà reproduit, mais ils avaient toujours maintenu la différence entre le ton soutenu de la narration et celui des dialogues. Au contraire, si ‘’Les fleurs bleues’’ est un texte constitué pour la majeure partie de dialogues marqués par le parler populaire, Queneau l’a introduit aussi dans les énoncés narratifs, et cela dès la première phrase : «le duc d’Auge se pointa», ou page 49 : «Deux cent dix-sept personnes poireautaient».
On peut relever ces mots et expressions populaires :
- «à la manque» : raté, défectueux, manqué : «le judex à la manque» (page 253) ;
- «à tout berzingue» (page 34) : très rapidement, à toute vitesse ; l'expression remonte à 1882. actuellement on dit plutôt «à toute berzingue» ;
- «au poil» : très bien : «ce n’est pas croyable [...] tout était au poil» (page 130) ;
- «baffe» (page 71) : gifle ;
- «bâfrer» : manger gloutonnement et avec excès : «Ils ne mangeaient pas... comme Monsieur. Ils bâfraient» (page 129) - «Ils bâfraient en silence» (page 179) ;
- «baratiner» : essayer d’abuser quelqu’un par un discours abondant qui tend à en faire accroire, à circonvenir : «Tu les baratines, tu leur fais croire» (page 101) ;
- «la barbouille» (page 255) : la peinture que fait Cidrolin ;
- «barda» : chargement encombrant, bagage, attirail : «Il remit son barda sur le dos, un barda qui devait bien faire la tonne» (page 20) ;
- «se barrer» : partir, se sauver : «Barre-toi» (page 266) ;
- «bien balancé» : bien fait : «Vous êtes vachement mieux balancée qu’une carte hebdomadaire» (page 51) - «Je suis bien balancée» dit celle, Lalix, qui aurait voulu «être gueurle» (page 184) ;
- «beigne» : gifle : «il lui fiche une beigne» (page 249) - «Foutez-lui une beigne» (page 250) ;
- «bière» : «c’est de la toute petite bière» (page 75), «ce n’est pas grand-chose», fait dire Queneau au duc en 1439 alors que l’expression ne date que de 1790 ;
- «se biler» : se faire du souci : «Vous bilez pas» (page 146) ;
- «biture» : excès de boisson, état d’ivresse marquée : «le bar Biture» indique donc bien le but qu’il se donne ! (page 94) ;
- «bled» : lieu, village éloigné, isolé, offrant peu de ressources : «je ne voulais plus remettre les pieds dans ces bleds impossibles» (page 55) ;
- «bocard» (page 101) : bordel de bas étage ;
- «boquillon» (pages 127, 164) : bûcheron ; on trouve le mot chez La Fontaine et chez Péguy, dont Queneau était un grand lecteur ;
- «boucler» : fermer : «il boucle derrière lui» (page 94) - «boucla tout sur la péniche» (page 122) ;
- «boudin de campagne pomme en l'air pomme en bas» (page 31) : boudin entre deux lits de pommes ;
- «la bouffe» (page 81) : la nourriture, les repas ;
- «bousiller» : abîmer, détériorer : «ils ont bousillé leur vélo» (page 273) ;
- «briquer» (page 100) : nettoyer en frottant vigoureusement ;
- «brossée» (page 127) : volée de coups ;
- «calé en» : fort dans une matière : «Vous êtes calée en géographie» (page 184) ;
- «cambuse» (page 155) : sur un bateau, magasin où sont conservés les vivres ;
- «canadienne» (page 39) : longue veste doublée de peau de mouton ;
- «canasson» : cheval (page 234) ;
- «carabiné» : fort, violent : «une fièvre quarte et carabinée» (page 217) ;
- «chabanais» (page 249) : tapage, le mot venant du nom de la rue Chabanais près de la Bibliothèque Richelieu qui était connue pour ses bordels ;
- «se chamailler» : se disputer : «Et les deux chevaux commencèrent à se chamailler» (page 190) ;
- «champ» (page 102) : apocope de «champagne», prononcée «champe» ;
- «charibotée» (page 266) : d'après «charretée», grande quantité (avec une idée de désordre ou d'excès) ;
- «chef d’îlot» (page 127) désignait, pendant la Seconde Guerre mondiale (1942-1943), le responsable de la défense passive (en particulier, par l’obscurcissement des fenêtres) d’un groupe d’immeubles ;
- «chiper» : voler : «un tapis vert chipé dans un bistro» (page 244) ;
- «chopin» (page 219) : rencontre ou conquête amoureuse dont a lieu d'être très satisfait ;
- «chouette» : beau, bon, agréable, parfait : «son complet le plus chouette» (page 93) - «C’est rien chouette» (page 144) - «c’est chouette» (page 145) - «c’est vraiment très chouette» (page 270) qui est bien à sa place dans la bouche de Lalix, tandis que dans celle de Sthène, en 1264 (page 17), de Pouscaillou, en 1789 (page 176), c’est un anachronisme car cet adjectif n’est apparu qu’en 1825 ;
- «cinglé» (page 268) : fou ;
- «cloche» (page 86) : personne niaise et maladroite, un peu ridicule ;
- «cochon qui s'en dédit» (page 82) : formule par laquelle on assure que l’engagement qu'on prend sera tenu, qu’autrement on méritera d’être considéré comme un cochon ;
- «cocotte» (pages 50, 173) : terme d’affection condescendante adressé à une femme ;
- «con» : imbécile, idiot : «ni trop conne, la fille» (page 102) - «on a l’air de cons» (page 114) - «un con vient de se foutre plein de peinture sur son veston» (page 116) - «d’un type con on dit qu’il est con comme un manche» (page 127) - «C’est un con, votre astrologue» (page 148) - «corriger ce con» (page 186) - «le justicier à la con» (page 253) ; «conard» (page 219) est une variante ;
- «connerie» : bêtise, erreur : «les aristocrates français n’arrêtent pas de faire des conneries» (page 221) ;
- «contredanse» (page 229) : contravention ;
- «crassou» : variation de «crasseux» : «le crassou poltron» (page 26) ;
- «la crève» (page 200) : le rhume, la grippe ;
- «croûter» (page 236) : manger ;
- «curé» (page 174) : tout ecclésiastique, tout prêtre, avec une connotation péjorative ; Queneau prête le mot au duc en 1789, ce qui est anachronique car ce sens n’apparut qu’en 1845 ;
- «dada» (pages 71, 171) : cheval, dans le langage enfantin ;
- «débiner» (page 150) : décrier, dénigrer ;
- «se débrouiller» : se tirer d’affaire habilement, s’arranger : «je me suis débrouillé comme ça jusqu’à ce jour» (page 239) ;
- «déconner» : dire, faire des bêtises : «Là, mon vieux, tu déconnes» (page 63) ;
- «dégoiser» : dire, débiter (avec une nuance péjorative) : Sthène «dégoise [...] un rondeau de Charles d’Orléans» (page 72) - le maître d’hôtel se moque : «vous voyez ce qu’on dégoise aux clients un peu benêts» (page 129) ;
- «dégueulasse» : sale, répugnant : «De loin c'est chouette, mais de près c'est dégueulasse» (page 145) - «Vous avez peur que je vous le fabrique dégueulasse» (page 159) - «De loin c'est coquet, mais de près c'est dégueulasse» (page 231) ;
- «de première bourre» (page 131) : de première qualité remarquable ;
- «discutailler» : discuter de façon oiseuse et interminable : «Vous allez pas vous mettre à discutailler» (page 263) ;
- «dodo» : sommeil ; «faire dodo» (page 160) : dormir ;
- «embobiner» : tromper par des paroles captieuses : «ils cherchent tous à m’embobiner» (page 151) ;
- «emmerder» : importuner ; le duc aurait peint les grottes «pour emmerder les curés» (page 221) ;
- «s’emmerder» : s’ennuyer : «Elle va s’emmerder toute seule avec toi» (page 219) ;
- «s’envoyer derrière la cravate» : manger, boire : Cidrolin put «s’envoyer en toute quiétude derrière la cravate un verre de chartreuse verte.» (page 130) ;
- «s’esbigner» : se sauver, décamper, s’esquiver : «Lalix [...] s’esbigne avec discrétion» (page 219) ;
- «faire le jacques» : faire l’idiot, se conduire stupidement : «notre duc qui fait le jacques» (page 91) ; « faire le jacques en Périgord » (page 204 où l’expression signifie aussi «faire le paysan», l'abbé Riphinte voulant rappeler le duc aux devoirs de son rang ; mais l’expression ne date que de 1880) ;
- «fana» (page 196) : fanatique ;
- «feignant» : paresseux : «un feignant de la méninge» (page 20) ;
- «flanquer» : donner : «flanquer une taloche» (page 163) - «flanquer une bonne trouille» (page 285) ;
- «se flanquer» : se jeter : «se flanquer dans la fange du fleuve» (page 79) - «Faites attention de ne pas vous flanquer à l’eau» (page 231) - «vous l’avez flanqué dans le fleuve» (page 254) ;
- «flemmard» (page 66) : qui aime faire la flemme, qui est paresseux ; le mot n’est apparu qu’en 1874 et est donc anachronique dans la bouche du duc en 1439 ;
- «flemmarder» (page 236) : faire la flemme, paresser : «Il flemmarde, Pouscaillou.» (page 236) ;
- «flotte» : eau, pluie ; «nous jetterons le délinquant à la flotte» (page 239) ;
- «flotter» : pleuvoir : «dès que ça flotte un peu moins» (page 267) ;
- «foireux» : peureux, poltron, lâche ;
- «foncer» : aller très vite, courir : «on fonce vers la houature» (page 267) ;
- «fourrer» : mettre : «fourrer le nez» dans les « saintes écritures » (page 173) ;
- «foutre» : faire : «pas grand’chose à foutre dans la vie» (page 196) - «Qu’est-ce que ça peut vous foutre la façon dont je m’adresse à lui?» (page 243) ;
- «se foutre» : tomber : «ne pas vous foutre à l’eau» (page 145) ; se moquer : «Il se fout de nous» (page 114) ; ne pas tenir compte : «M’en fous» (pages 74, 229) ;
- «foutu» : manqué, perdu : «Encore un de foutu» (pages 31, 34, 52, 109, 112, 125, 159) - «Des années perdues ! que dis-je : foutues !» (page 137) ; mauvais : «Foutues nouvelles» (page 213) ;
- «frigousse» (page 101) : fricot, viande en ragoût de qualité médiocre ;
- «ganaches» (page 163) : les joues du cheval ; quand le duc dit : « je lui morniflerais les ganaches» (page 163) en parlant d’un humain, il trahit son obsession du cheval ;
- «glass» (page 19) : consommation alcoolisée (de l’allemand «Glass», employé en argot depuis 1890) ;
- «gnon» : «coup» : «un gnon en pleine tronche» (page 41) ;
- «se goberger» : prendre ses aises, bien se traiter : «ses baillis et les officiers de la cassette se gobergeront avec mes bons et beaux écus» (page 58) - le duc dit à l’astrologue : «tu te goberges à mes dépens» (page 149) ; le mot n’est attesté qu’en 1648 et est donc anachronique dans la bouche du duc en 1264 ;
-«gourde» (page 143) : personne niaise, maladroite ;
- «gratte» : «faire de la gratte» (page 35) se dit des ouvriers ou des domestiques qui se constituent un petit supplément de salaire sur le dos de leurs employeurs en prélevant sur la marchandise ou les outils ; or l’expression apparut au milieu du XIXe siècle, et est donc un anachronisme dans la bouche de Sthène en 1264 ;
- «gribouiller» (page 187) : griffonner, barbouiller ;
- «gueule» : figure ;
- «se casser la gueule» : tomber : «Vous cassez pas la gueule» (page 61) - «attention de ne pas vous casser la gueule» (pages 145, 185, 231) ;
- «faire la gueule» : bouder, manifester sa mauvaise humeur ou son mécontentement : «Sthène et Stèphe font la gueule» (page 242) ;
- «gueulements» (pages 249) : cris ;
- «gueuler» : crier : «l’abbé Biroton se met à gueuler très fort» (page 92) - «continue à gueuler l’abbé Biroton» (pages 92-93) - «ça se mit à gueuler» (page 249) - «Je proteste, gueula l’homme piégé.» (page 249) ; protester avec force : «Ils gueulent pour la forme parce que c'est leur métier» est-il dit de l’abbé Riphinte et de Monseigneur Biroton (page 162) ;
- «gueuleton» : repas gai, d’ordinaire entre amis, où l’on mange et boit avec excès : «louper un gueuleton» (page 113) ;
- «jacter» : parler, bavarder : «Le cheval à messire parle ! il cause ! il jacte !» (page 34) ;
- «jules» (pages 49, 79) : amoureux, amant ;
- «lansquiner» (page 266) : pisser, pleuvoir ;
- «lèche-cul» (page 150) : flatteur systématique ;
- «liquette» (page 100) : chemise ;
- «lister» : mettre en liste, anglicisme apparu vers 1960 et que, étonnamment, le duc a pourtant déjà adopté : «leur carte ne liste aucun des plats» (page 246) ;
- «lope» (page 26) : homosexuel (mis dans la bouche de gens du Moyen Âge, c’est un anachronisme puisque le mot date de 1889) ;
- «louper» : manquer : «louper un gueuleton» (page 113) - «il y a quelque chose qui va louper» (page 131) ;
- «macaque» (page 168) : nom d’un singe qui est appliqué par le duc à Pouscaillou parce qu’il a singé le comportement d'autrui ;
- «marron» : coup : «un marron en pleine poire» (page 41) ;
- «méninge» : cerveau : «un feignant de la méninge» (page 20) ;
- «mirettes» (page 265) : yeux ;
- «mômes» : enfants ; le mot n’est apparu qu’en 1821 et est donc anachronique dans la bouche du «queux» du duc en 1439 (page 70) ;
- «mouquère» (page 261) : mot de sabir algérien, venant de l'espagnol «mujer» (femme), datant de l'époque de la conquête coloniale (vers 1830) et désignant les femmes comme des prostituées ;
- «se faire du mouron» (page 98) : se faire du souci ;
- «mousmés» : jeune femme japonaise et, de là, femme en génétal : «Elles sont idiotes, tes mousmés» (page 101) ;
- «patelin» : village, localité, pays : les «patelins les plus perdus de la terre» (page 101) ;
- «paumer» : perdre : «en voilà deux qu’il paume» (page 104) ;
- «pépin» (page 272) : ennui ;
- «percher» : habiter ; dans «Et ce campigne? Vous allez finir par me dire où il perche?» (page 38), l’emploi du mot n’est pas vraiment justifié ;
- «pétard» : tapage : «Y a du pétard au casino» (page 249) ;
- «petit coin» (page 146) : les toilettes ;
- «pétochard» : peureux : «pétochard affreux» (page 26) ; faire utiliser le mot en 1249 est un anachronisme puisqu’il date de 1930 ;
- «pétrin» : situation embarrassante dont il semble impossible de sortir ; l’expression datant de 1790 est donc anachronique dans la bouche du duc en 1439 ;
- «pince» : main : «Il lui serre la pince» (page 98) - «Il serre la pince à Albert» (page 103) ;
- «pincer» (page 238) : attraper, arrêter, prendre (un malfaiteur) ;
- «piquer» : attraper, arrêter, prendre (un malfaiteur) : «Ils ont piqué le type» (page 249) ;
- «pognon» : argent : «ils voient tout le pognon de papa disparaître» (page 121) ;
- «se pointer» : arriver, se présenter : «le duc d’Auge se pointa» (page 13) - «Il se lève et se pointe sur la plate-forme du donjon» (page 67) - «voir si les archers du roi se pointent» (page 90) - «Tu te pointes avenue du Maine» (page 101) ;
- «poire» : tête : «un marron en pleine poire» (page 41) ;
- «poireauter» : attendre : «Deux cent dix-sept personnes poireautaient» (page 49) ;
- «polichinelle» : «avoir un polichinelle dans le tiroir» (page 77) : être enceinte, l’expression datant du XIXe siècle ;
- «postère» (page 175) : postérieur, fessier ;
- «raclée» (page 126) : volée de coups ;
- «se ramener» : revenir : «Je me ramène dans cinq minutes» (page 146) ;
- «rappliquer» : arriver, venir, revenir : «On rapplique dans le carré» (page 237) - «La comtesse et Phélise rappliquaient» (page 262) ;
- «rebouteux» (page 172) : personne qui fait métier de remettre les membres démis, de réduire les luxations, les fractures, etc. ; mais, comme le mot apparut en 1893, employé en 1789, il est anachronique ;
- «reluquer» : regarder ; c’est la comtesse, qui est une fille de bûcheron que les siècles passés auprès du duc n’ont donc pas policée, qui dit : «Ça ne va pas? Vous nous reluquez d’un air comme si qu’on vous avait vendu des zaricos qui veulent pas cuire?» (pages 266-267) ;
- «rigoler» : rire, plaisanter : «Tu rigoles, papa» (page 221) ;
- «ronchon» (page 151) : bougon, grognon, de mauvaise humeur ;
- «rosser» (pages 174, 192) : battre violemment, rouer de coups ;
- «rouscailler» (page 202) : réclamer, protester, rouspéter ;
- «roupiller» : dormir : «vous avez vachement roupillé» (page 154) - «Vous avez roupillé toute la matinée» (page 160) - «sur votre chaise longue en train de roupiller» (page 196) ;
- «sagouin» (page 169) : nom d’un petit singe qui est un sobriquet qu’on applique généralement à un enfant ; mais c’est ici la réponse in petto de Pouscaillou au «macaque» du duc ;
- «Saint Trop» (page 144) : abréviation de Saint Tropez, village de la Côte-d’Azur qui était à la mode ;
- «salamalecs» (page 32) : révérences, politesses exagérées attribuées aux musulmans, le mot venant de la salutation qu’on fait en arabe : «salam aléikhoum» («paix sur toi») : «les salamalecs des adorateurs de Mahom» (page 32) ;
- «salopard» (page 252) : salaud ;
- «se faire saucer» : subir la pluie : «Merde, dit Cidrolin, je vais me faire saucer» (page 195) - «Vos clients, eux, ils ont dû être bien saucés» (page 199) ;
- «sonner les cloches» (page 236) : réprimander violemment ;
- «standigne» : francisation du mot anglais «standing» qui est ici un adjectif signifiant «de grande classe» : «Ça fera standigne» (page 51) - «Les boîtes que je fournis sont tout ce qu’il y a de plus standigne. Ma péniche aussi est standigne.» (page 101) - «caviar gros grain extra-standigne» (page 128) ; c’est aussi un nom : «Je pensais à votre prestige... à votre standigne» (page 149) ;
- «taloche» (pages 41, 103) : claque ;
- «tambouille» (pages 107, 108, 267) : plat grossier ; faire utiliser le mot en 1439 est un anachronisme car il n’est attesté que depuis la seconde moitié du XIXe siècle ;
- «taper» : frapper : «si je tape en plein dans le gibier» (page 93) ;
- «se taper» : manger, boire : «on se tape du rôti» (page 73) - «se taper la cloche» (page 113 : bien manger) - «qu’est-ce qu’on va se taper» (page 114) - «se taper dans le calme quelques tranches de fromages variés» (page 130) - «Vous allez vous taper de l’essence de fenouil avant déjeuner?» (page 155) - «vous vous tapez de l’essence de fenouil» (page 196) - «Cidrolin se tape des médicaments» (page 217) - «On va toujours se taper celle-là» (page 233) ;
- «tarin» (page 265) : nez ;
- «tatouille» (page 185) : volée de coups ;
- «tarte» : ridicule, ennuyant : «le feuilleton. Au fond, je le trouve plutôt tarte.» (page 146) ;
- «taximètre» (127) : le nom de ce compteur horokilométrique déterminant la somme à payer pour un trajet en taxi désigna aussi le véhicule lui-même, et s’est vu abrégé en «taxi» ;
- «tête de pipe» (page 54) : individu ;
- «timbré» : un peu fou : «Faut être timbré pour faire des choses pareilles» (page 263) ;
- «tintin» (page 82) : onomatopée qui se trouve dans l’expression «faire tintin» qui signifie «être privé, frustré, de quelque chose, se mettre la ceinture» ; ici, Cidrolin marque ainsi son refus d’offrir une dot à sa fille ou un logement sur la péniche à son futur ménage ;
- «se tirer» : partir : «Faut que je me tire» (page 48) - «Vous permettez maintenant que je me tire?» (page 259) - «elle se tira discrètement» (page 269) ;
- « tordu » : bizarre, compliqué, fou : «Je n’aime pas les tordus» (page 262) ;
- «transat» (page 145) : chaise longue appelée transatlantique parce que disposée d’abord sur les bateaux transatlantiques ;
- «tringler» (page 100) : pénétrer sexuellement ;
- «se faire trombiner» : être abusé sexuellement : «se faire trombiner par des nuées de gauchos» (page 100) ; d’où «les fins trombinatoires» (les intentions sexuelles) prêtées au «satyre» que serait Cidrolin pour la prude Canadienne (page 39) ;
- «tronche» : tête : «un gnon en pleine tronche et un marron en pleine poire» (page 41) ;
- «trouille» : peur : «des trucs à vous foutre une trouille épouvantable» (page 66) ;
- «trucider» (page 176) : tuer ;
- «un de-luxe» (page 241) pour «un restaurant de luxe» : «un de-luxe super» (page 267) ;
- «vachement» : beaucoup, très ; le receveur dit à Lamélie : «Vous êtes vachement mieux balancée qu’une carte hebdomadaire» (page 51) - Russule s’adresse au duc «d'une voix vachement mélodieuse» - Lalix dit à Cidrolin : «vous avez vachement roupillé» (page 154) - «Ils savaient vachement bien dessiner, les paléolithiques» (page 220) ;
- «valoche» (page 271) : valise ;
- «valser» : être projeté : «il alla valser à l’autre bout du carré en renversant des verres» (page 247) ;
- «en vélo » (page 21) : à vélo (on ne se déplace pas à l’intérieur du vélo !) ;
- «virée» (page 245) : promenade ou voyage rapides, tournée des cafés, des boîtes, etc. ;
- «zigouiller» : tuer : «Mettons qu’il ait violé une dizaine de petits garçons et qu’il en ait zigouillé trois ou quatre» (page 69) - «J’ai zigouillé comme ça trois à quatre cents personnes» (page 251) - «Monsieur Cidrolin peut encore s’estimer heureux que je ne l’aie pas zigouillé» (page 259) ;
- «zozo» (page 174) : naïf, niais ; dans la bouche du duc, en 1789, c’est un anachronisme car le mot apparut en 1893.

Sa volonté de promotion du parler populaire conduisit Queneau à vouloir le rendre par une phonétisation dont on trouve ici des exemples :
- «l'achélème» (pages 78, 93) : le H.L.M., ou habitation à loyer modéré ;
- «les céhéresses» : les C.R.S. , compagnies royales (ou républicaines) de sécurité ;
- «cexé» (page 63) : ce que c’est ;
- «la choupe» (page 34) : la soupe ;
- «les douas» (pages 67, 118) : les doigts ;
- «l'ératépiste» (page 48) : le R.A.T.P. iste, l’employé de la Régie Autonome des Transports Parisiens ;
- «la éssésse» : la S.S., la Sécurité Sociale ;
- «grammercy» (page 160) : grand merci ; les deux «m» sont sans doute une allusion à leur prononciation autrefois nasalisée [d’où la confusion de Martine dans ‘’Les femmes savantes’’ entre «grammaire» et «grand-mère»] tandis que le «y» s’expliquerait parce qu’on trouve chez Rabelais «grand mercy» ;
- les «houatures» : les voitures ;
- «je mdemande» (page 79) : je me demande ;
- «Lamélie», «Lalix» : agglutination populaire de l’article défini dans ces désignations elles aussi populaires : «l’Amélie», «l’Alix» ;
- «msieu» (page 154) : monsieur ;
- «onivati oder onivatipa » : On y va oder [«ou» en allemand] on n’y va pas  (page 22) ;
- «rome» : rhum (pages 188, 194, 201) ;
- «Stèfstu esténoci» : Stèphe se tut, et Sthène aussi (page 202) ;
- «Stènnstu» (page 72) : Stène se tut ;
- «la tévé» (pages 61, 62, 63, 145, 146, 219, 220, 221, 270) : la télévision ;
- «tu ne feras jamais terstène» (page 177) : tu ne feras jamais taire Sthène ;
- «tummplupeu» : tu me plus peu (page 256) ;
- «les vécés» (page 216) : les W.C. ;
- «Vsètes» (page 155) : vous êtes ;
- «les zaricos» : les haricots (page 267).
Comme on le voit, ces phonétisations aboutissent parfois à un hermétisme qui appelle une traduction en «ancien» français ! 

Une syntaxe populaire apparaÎt en particulier avec ces constructions :
- «un air comme si qu’on...» (pages 266-267) ;
- le complément d’appartenance avec «à» (qui est encore très vivace au Québec) : « le cheval à messire » (page 34) - «fils à Blanche de Castille » (page 198) ;
- «je vais au coiffeur» (page 244) au lieu de «chez le coiffeur».

Cependant, la langue recherchée prend aussi une grande place dans le livre du fait du tableau historique, d’activités ésotériques comme l’alchimie, de coquetteries rhétoriques aussi.
On peut signaler les exemples suivants :
- «admonitions» (page 162) :  mises en garde, remontrances, réprimandes ;
- «admonestations» (page 162) : mises en garde, remontrances, réprimandes ;
- «alme» : nourricière («alma mater») ; Stèphe appelle «la ville capitale» «alme et inclyte cité» (page 17) ; c’est un souvenir du contre-baragouin de Rabelais : «De l'alme, inclyte et célèbre académie que l'on vocite Lutèce», premières paroles de l'«escholier limosin» quand Pantagruel arrive à Paris (chapitre VII) ;
- «aludel» (page 163) : pot servant à la sublimation, composé d'un vase de terre vernissé, surmonté d'un chapiteau en verre destiné à recevoir le sublimé ; il en est question dans la description des pratiques alchimiques ;
- «âme» d'un canon ou de toute arme à feu (page 104) : partie évidée où l'on met la balle, la cartouche ou le boulet ;
- «antépénultième» (page 218) : qui précède l’avant-dernier ;
- «antéprandial» : avant le repas de midi : «Je vais continuer ma promenade antéprandiale» (page 29) ;
- «ascomycètes» (page 130) : truffes ;
- «athanor» (page 163) : grand alambic à combustion lente ; il en est question dans la description des pratiques alchimiques ;
- «bodegon» : nature morte : «Et que peignez-vous, Joachim? Des bodegons? Des fleurs? Des batailles?» (page 222) ;
- «bronchose virale aberrante» (page 238) : affection des poumons ;
- «caprin» : qui concerne les chèvres : les chevaux du duc «n’ont pas l’humeur caprine» (page 238), ce qui confirme le «Il faudrait être chèvre» de la page 235 ;
- «carré» (pages 23, 39) : dans la marine, la chambre d'un navire servant de salon ou de salle à manger des officiers : «le carré, la salle de séjour si vous préférez» (page 232) ;
- «compendieusement» : succinctement, brièvement ; le mot convient page 169 : «Oui, répondit compendieusement Stèphe», mais, curieusement, il est tout à fait inadéquat dans «le couvre-chef compendieusement sus-décrit» (page 265) car il s’agit de la casquette qui, au contraire, a été longuement décrite ; 
- «comburé» : brûlé (page 92) ;
- «componction» (page 93) : sentiment de tristesse éprouvé par le croyant devant son indignité à l'égard de Dieu, contrition, repentir ;
- «consomption» (page 193) : amaigrissement et dépérissement observés dans une maladie grave et prolongée ;
- «cors» : corps ;
- «dapifer» (page 33) : qui porte les plats ;
- «diachronique» (page 42) : qui suit l’évolution des faits linguistiques dans le temps ;
- «ecphratique» (du grec «ek-phraktikos», du verbe «ekphrassô», désobstruer) : laxatif ; le duc prendrait «un petit verre d’une liqueur ecphratique, de l’essence de fenouil par exemple», c’est-à-dire de ce qu’on appelle aujourd’hui du pastis ; il est vrai que le fenouil facilite le transit intestinal ;
- «encenser» : par analogie avec le mouvement de l'encensoir, mouvement de bas en haut que fait un cheval avec sa tête : «Sthène encensa pour montrer le peu d’estime qu’il avait pour la culture d’Empoigne» (page 133) - «Sthène sourit, un peu tristement, et encensa» (page 243) ;
- «enthymème» (page 243) : syllogisme où l'on sous-entend une prémisse ou la conclusion ; Queneau inventa celui-ci : «Toujours les caporaux sont des hommes gradés / Mais quelques caporaux ne sont pas de Bretagne» (‘’Logique’’, dans ‘’Journal plus intime’’) ;
- «faction» : garde, guet ; «monter la faction» (page 245) mêle «monter la garde» et «être en faction» ;
- «faubert» (page 82) : balai fait de fils de caret, de vieux cordages, servant à sécher le pont des navires après le lavage ou la pluie ;
- «fredon» (page 87) : variation vocale exécutée sur une note, et consistant à remplacer la note unique par un groupe de notes de valeur moindre ;
- «gantelet» : gant de peau couvert de lames de fer, d’acier, qui faisait partie de l’armure : «Mouscaillot [...] ne proférait mot de peur de recevoir un coup de gantelet dans les gencives» (page 15) ;
- «glabelle» (page 100) : espace entre les sourcils ;
- «grottesque», dans «la ténèbre grottesque» (page 206), est une fantaisie orthographique qui toutefois ramène au sens premier de l'adjectif «grotesque» qui s’appliqua d’abord en effet à des ornements découverts aux XVe et XVIe siècles dans les ruines des monuments antiques italiens (ruines appelées grottes), et consistant en arabesques, rinceaux, sujets fantastiques peints ou sculptés en stuc ;
- «hypocras» (page 120) : vin sucré où l'on a fait infuser de la cannelle et du girofle, à laquelle Rabelais fit souvent mention, l'orthographiant «hippocras» ;
- «inclyte» (du latin «inclutus») : «illustre» ;
- «lad» ; jeune garçon d’écurie : le duc et son «lad-vicomte-acolyte» (page 250) ;
- «lévite» (page 192) : jeune prêtre ; mais le mot est employé par l’abbé Riphinte qui parle de Pouscaillou ;
- «luter des vaisseaux» (page 137) : boucher des récipients avec du lut (enduit très résistant, de composition variable, servant à boucher hermétiquement des interstices [vases clos, fours, chaudières], et à protéger des objets allant au feu) ;
- «madrigal» (page 107) : compliment galant, d'un ton précieux ou affecté ;
- «maréchaussée» (page 189) : corps de cavaliers chargé des fonctions de la gendarmerie actuelle ;
- «marivauder» : tenir, échanger des propos d’une galanterie délicate et recherchée, comme on en trouve dans les pièces de Marivaux : «Ma mie, ne marivaudez point» (page 38) ;
- «matras» (page 163) : vase de terre ou de verre au col étroit et long, utilisé autrefois en alchimie et, de nos jours, en chimie, en pharmacie, pour diverses opérations, notamment la distilation ;
- «Norois» : Scandinaves (et non simplement norvégiens) ;
- «nyctalope» (page 210) : personne qui a la faculté (anormale) de distinguer les objets sous une faible lumière ou pendant la nuit ;
- «paléolithique» : relatif à l’âge de la pierre taillée ; humains qui vivaient à cette époque : «Ils savaient vachement bien dessiner, les paléolithiques» (page 220) ;
- «pallas» (page 252) : discours emphatique ;
- «papegai» (page 168) : perroquet ; Pouscaillou est traité par le duc de «papegai» parce qu'il a répété le «Vive le Roi !» des bourgeois ;
- «pariétaire» (page 170) : qui pousse dans les murs ;
- «pariétal» : qui a rapport avec les parois rocheuses : «la peinture pariétale» (page 226) ;
- «partie aliquante» (page 55) : qui n'est pas contenue un nombre exact de fois dans un tout ;
- «parturition» (page 146) : accouchement ;
- «peccadilles» (page 176) : fautes sans gravité ;
- «pélican» (page 163) : vase circulatoire qui se compose d'une panse surmontée d'un chapiteau, duquel partent deux tubes qui entrent latéralement dans la panse, de sorte que le liquide qui se distille retombe constamment dans la panse ;
- «Pictes» (page 46) : nom donné aux habitants des basses terres de l’Écosse ;
- «poudre de projection» (page 162) : elle permettrait de convertir le plomb en or, étant un équivalent de la pierre philosophale ou de l'élixir de longue vie ;
- «préadamite» : le mot désigne les êtres humains qui, d'après une doctrine imaginée au XVIIe siècle, auraient été créés par Dieu antérieurement à Adam ; mais, page 173, Biroton donne au mot le sens de partisan de l'existence des préadamites, parle de «convictions préadamites» (page 176) ;
- «préhistorien» (page 222) : spécialiste de la préhistoire ; le mot est ignoré du comte Altaviva y Altamira, et pour cause : il a été apparemment créé par Pierre Larousse en 1874 dans l'article ‘’Préhistoire’’ de son ‘’Dictionnaire’’ ;
- «quia» : «être mis à quia» (page 207), «dans l’impossibilité de répondre», le latin «quia» signifiant «parce que» ;
- «quinaud» : «mettre quinaud» signifie «faire honte à quelq’un», «le réduire au silence» : «vous l’avez mis quinaud» (page 174) ; il n'est pas impossible que Queneau joue là avec son propre nom ;
- «quinquet» (page 206) : lampe à double courant et à réservoir supérieur qui avait été inventée par le physicien Argand, et perfectionnée en 1785 par le pharmacien Quinquet, d'où son premier nom, «lampe à la quinquet» ; mais, du «quinquet» qu’il utilise, le duc dit qu’il n’est pas une «invention moderne» qui serait due soit à Lavoisier (qui a proposé vers 1778 un ‘’Mémoire sur le meilleur système d'éclairage de Paris’’), soit à l'abbé Nollet (qui a inventé l'électroscope), ou à Volta (qui a inventé l'électrophore avant de présenter sa pile en 1800 à Napoléon), mais à «la lumière philosophale qui ne s'éteint jamais, secret ultime et don gracieux de Timoleo Timolei» ;
- «ratiocineur» (page 227) : personne qui se plaît à se perdre dans des raisonnements, des discusions interminables, à ergoter :
- «réceptionner» (page 107) : verbe qui double inutilement «recevoir» et qui est employé avec une ironie marquée par les italiques dans l’expression «réceptionner le madrigal » qui concerne Russule en 1439 ;
- «roide» (page 203) : orthographe de «raide» usitée jusqu’au XIXe siècle ;
- «sanitaire» (page 197) : les toilettes ;
- «sensitive» (page 256) : mimosa d'une variété dont les feuilles se rétractent au contact ; de là, personne impressionnable, sensible, susceptible comme une sensitive ;
- «Sères» (page 55) : nom donné par les Grecs aux Chinois ;
- «sigisbée» : chevalier servant, compagnon empressé et galant : «De quoi te mêles-tu, sigisbée? Serais-tu amoureux de la duchesse?» (page 126) demande le duc au vicomte d’Empoigne ; mais le mot n’est attesté en ce sens qu'en 1739 ;
- «sinciput» (page 265) : partie supérieure de la voûte du crâne, par opposition à l'occiput ; d'où la drôlerie de l'effet sur les maxillaires : «Onésiphore [...] se gratte le sinciput avec une telle énergie que les maxillaires finissent par bouger» (pages 265-266) ;
- «sirocco» (page 199) : vent du sud-ouest, extrêmement chaud et sec, d’origine saharienne, résultant des dépressions qui se forment sur la Méditerrannée ;
- «sorite» (page 243) : raisonnement qui apparaît appliquer une transitivité (tout A est B, or tout B est C, or tout C est D, donc tout A est D) mais qui est rendue peu rigoureuse ou sophistique par un prédicat vague comportant un degré ou une quantité ;
- «Suomiphones» (pages 45-46) : Finlandais qui parlent le finnois ou «suomi» (les autres parlent le suédois), le pays s’appelant en suomi Suomi ;
- «Tiois» (page 46) : Teutons, Germains, Allemands ;
- «troglodyte» : habitant d’une excavation naturelle, d’une demeure aménagée dans la terre ; le terme est appliqué ironiquement aux utilisateurs de caravanes automobiles qui sont «des troglodytes manqués» (page 200) ;
- «tôle» (page 266) : autre orthographe de «taule» ; prison ;
- «viducasse» : du nom des Viducasses, un peuple gaulois habitant la Normandie, d'où «les tripes à la viducasse» (page 32), à la mode de Caen ;
- «vindicte» (page 252) : poursuite et punition des crimes.

Une syntaxe recherchée se remarque dans l’emploi du passé simple qui n’est plus en usage dans aucune conversation, par Labal : «Vous commîtes là une bonne action» (page 198) et même par Cidrolin : «Vous souffrîtes?» (page 66) - «Quant aux desiderata que vous exprimâtes» (page 227) - «Vous le connûtes?» (page 232) - «Découvrîtes-vous la pierre philosophale?» (page 233), dans ces dernières phrases s'adaptant au duc, et employant par mimétisme presque autant de passés simples en discours que lui.

Aux campeurs, Queneau a prêté un mélange de mots et d’expressions de différentes langues étrangères : «Esquiouze euss (anglais), mà (espagnol) wie sind (allemand) lost» (anglais) - «capito»  (italien) - «Egarrirtes» (espagnol) - «lostes» (anglais et suffixe roman) - «lontano » (italien) - «smarriti» (italien : égaré) - «ferchtéer»  (francisation de l’allemand «verstehen» : «comprendre») - «un poco»  (espagnol) - «Iawohl»  (allemand) - «Wie sind arrivati» (allemand et vague français) - «Sri hundred yards» (anglais francisé) - «Andiamo» (italien) - «Ouell, ouell» (anglais francisé) - «Sanx»  («thanks», anglais francisé) - «à rivedertchi» (mélange de français et d’italien) - «Schnell» (allemand) - «oder» (allemand) - «Nein ! Nein !» (allemand) - «Sie ize libre» (allemand et français) - «Anda to the campus bicose sie ize libre d’andare to the campus» (italien, anglais, allemand et français). Cidrolin se demande si c’est de «l’européen vernaculaire» ou du «néo-babélien», tandis qu’il est question aussi de «l’iouropéen» (pages 18-22).

On trouve d’autres mots étrangers :
- Des mots latins :
- dans la narration («sciurus communis», nom scientifique de l’écureuil roux d'Europe - «tineola biselliella», nom scientifique de la mite des vêtements [page 104]) ;
- dans la bouche de différents personnages :
- un passant sur le quai devant la péniche : «Ad majorem Dei gloriam» (page 29), devise des jésuites qui est reprise en français par Biroton : «Pour la plus grande gloire de Dieu» (page 45) ;
- l’abbé Biroton : «distinguo» (page 40, mot du vocabulaire de la scolastique et peut-être un souvenir de la scène 5 de l'acte II du ‘’Malade imaginaire") - «optime» (page 41, autre souvenir du ‘’Malade imaginaire’’) - «ad primam» (page 43) - «ad secundam» (page 43) - «ad tertiam, respondeo» (page 44) - «dixi» (page 44) - «bis diabolici» (page 43) - «ter diabolici» (page 43) - «quater» (page 43) - «eritis sicut dei» (page 151) : «Vous serez comme des dieux», paroles de Satan pour tenter Adam et Éve (‘’Genèse’’) ;
- l’astrologue : «Gloriam Dei» (pages 148, 149) - «Amen» (page 151) ;
- Timoleo Timolei : «dito» (déja dit, la même chose) ;
- Cidrolin : «Quant aux desiderata que vous exprimâtes» (page 227).
- Des mots italiens :
- «maestro ingeniere fiorentino» (page 134), «maître ingénieur florentin» ;
- «andiamo» et «tchao» (page 247), mots employés par le duc, en souvenir de Timoleo Timolei.
- Le mélange d’italien et de latin dans l’expression populaire «illico presto subito» (page 64).
- Le mot russe «bortch» (page 31) qui reçoit cette définition  quelque peu bouffonne : «de la choupe aux chous (sic) echclavons» (pages 31-32), «echclavons» signifiant «slaves».

Une des coquetteries auxquelles succomba Queneau est la francisation de mots anglais : «buildigne» - «campigne» (page 38) - «cache» (page 102 : «Je paierai cache») - «gentilhomme-fermier» (page 227) - «gueurle» (page 184) - «interviouvent» (page 90) - «nappigne» (page 249, dans «adulte-nappigne», sur le modèle de «kidnapping» !) - «nioutonienne» (page 205, pour «newtonienne») - «ouesterne» (page 183) - «poul» (pages 100, 186 ; ce qui ne correspond pas à la prononciation du mot) - «sandouiche» (page 157 ; pourtant, «sandwiches», page 122) - «standigne» (page 149) - «stèques» (page 13) - «stripeutise» (page 101) - «vatères» (page 30).

Il prit aussi des libertés avec l’orthographe, par lesquelles il signifia sa protestation contre des usages qui lui paraissaient arbitraires :
- «insaciables» (page 26) ;
- «caillous» (page 212), «chevaus» (pages 103, 211, 225, 234, 238, 257), «genous» (page 92), «chous» (page 179) ne reçoivent pas l'«x» qui marque le pluriel ; «chevaus» serait employé par les gens des temps anciens, «chevaux» par ceux de notre époque, la différence étant soulignée page 229 dans une phrase qui confronte, de façon burlesque, deux états historiques de l’orthographe d’un même mot : «Cidrolin aperçoit la tête des chevaus. Ils ont l’air de chevaux» ; mais Raymond Queneau a fluctué, on trouve :
- «mammut» page 211, alors que le duc a employé auparavant «mammouth» (page 103) ;
- «sculteur» pages 134 et 147), alors que Sthène a dit «sculpteur» page 133, peut-être parce qu’il est conservateur, tandis que le duc est partisan d'une réforme de l'orthographe ; pourtant on lit «sculptée» page 148 ;
Queneau rapprocha «sourcier» de «sorcier» (page 35) pour indiquer la similitude des deux fonctions, mais cela n’est pas justifié.

Plus intéressantes sont les créations. Comme le duc, qui invente des mots pour désigner les états et les choses qu’il voit dans ses rêves, Queneau «néologise» :
- «adulte-nappigne » (page 249), mot qui prétend remédier à ce qu’il y aurait de limitatif dans «kidnapping» qui ne serait que le rapt d’un enfant !
- «à grand troton», une expression construite sur le modèle de «au grand galop» : «les seigneurs arrivent à grand troton» (page 90) ;
- «anticidrolinique» (page 253) et «cidrolinophile» (page 254), adjectifs qui désignent l’opposition et l’amitié pour Cidrolin ;
- «bouddhoir» (page 15), mot qui désigne un lieu de culte pour les bouddhistes tout en jouant sur l’analogie avec le «boudoir» féminin ;
- «bûcheronnette» (page 109), diminutif qui désigne la fille d’un bûcheron, et qui est d’autant plus plaisant qu’il suit le verbe «rosser» ;
- «calembourder» est rendre quelqu’un victime de calembours : «Le sire de Ciry [...] je le calembourderai de telle façon qu’il en perdra sa morgue» (page 147) ;
- «chape-chuter», est proche de «chuchoter», et semble une sorte d’onomatopée qui rend les deux bruits contrastés que font les voitures : Cidrolin entend «les houatures noctambules chape-chuter sur le boulevard» (page 258) ;
- «confucius-sonnal» (page 15), mot qui désigne un lieu de culte pour les confucianistes mais rappelle aussi le confessionnal des catholiques ;
- «corbitaire» (page 51) qui est un adjectif construit à partir du mot latin «corbita» désignant un navire à marche lente employé seulement pour le transport des grains, et qui s’applique ici à la péniche ;
- «cornicien» qui est un mot-valise formé sur «cornélien» et «copernicien» ; Cidrolin se trouve dans une «situation cornicienne» (page 242), les octosyllabes qui suivent faisant évidemment référence aux stances du ‘’Cid’’ ; mais il doit aussi accomplir une révolution analogue à celle de Copernic ;
- «couleuvriner» (page 89) qui est un verbe formé sur «couleuvrine» ;
- «faitdivers » (page 270), un adjectif formé sur «fait divers» ;
- «fou-rire» qui est un verbe : «ils fou-rirent tous les deux» ; «les deux chevaux rirent, puis, s’entraînant l’un l’autre, fou-rirent» (page 170) ;
- «graffite» (pages 31, 94), mot qui est employé pour «graffito» (mais on le trouve dans Littré) ;
- «graffitomane» qui désigne un auteur de graffiti ;
- « guillerettement » (page 216), adverbe créé sur l’adjectif «guilleret» ;
- «s’itemissaester» (page 40), verbe qui signifie «terminer sa messe» car elle se clôt sur les mots «Ite missa est» ;
- «mahomerie» (page 15), mot qui désigne un lieu de culte pour les musulmans, mais sous-entend qu’on n’y ferait que des momeries (cérémonies ou pratiques considérées comme ridicules et insincères) ;
- «mélancolo» (page 50), «mélancolieux» («humeur mélancolieuse» [page 163]), «mérancolieux» (page 14), des variations sur «mélancolique» (on trouve le mot «Mérencolie» chez Charles d’Orléans) ;
- «moscoviteries» (page 269), nom entraîné par «caviar», spécialité culinaire russe ;
- «muettement» (page 170), adverbe créé sur l’adjectif «muet» ;
- «nomader», verbe créé sur «nomade» : «Et comment nomadez-vous?» (page 21) ;
- «orthohippique» (page 170), mot qui signifie conforme au comportement normal d'un cheval ;
- «passer dru», expression qui indique l’abondance de la circulation : «Sur le quai, les houatures passaient dru» (page 235) ;
- «patravéfiteor » (page 57), mot-valise formé de la réunion de «pater», «ave» et «confiteor», les «pater noster», les «ave Maria» et les «confiteor» étant les principales prières en latin des «catholiches» ;
- «pénicher», verbe créé sur «péniche», construit sur le modèle dérivatif de, entre autres mots, «crèche» qui donne «crécher» : «Pourriez-vous me dire où péniche mademoiselle Lamélie Cidrolin?» (page 77), ;
- «pouscailloutien», adjectif créé sur Pouscaillou : «oreilles pouscailloutiennes» (page 192) ;
- «prédestinatoire», variation sur «prédestiné» : «nom prédestinatoire» (page 251) ;
- «propréadamite» (page 212), mot qui désigne un partisan du préadamisme ;
- «ratatinage» (page 90), nom qui est construit à partir de «ratatiner» ;
- «république du Capricorne» (page 198), nom de pays qui serait d’un grand exotisme puisque le tropique du Capricorne est la limite sud de la zone tropicale, traversant l'Afrique australe de la Namibie au Mozambique vers le 23e degré de latitude sud ;
- «roubanche», nom de nationalité qui est peut-être un mot-valise (roumain + romanche) ;
- «sanct-lao-tsuaire» (page 15) désigne un lieu de culte pour les fidèles de Lao-Tseu tout en faisant apparaître des notions chrétiennes avec «sanct» et «suaire» ;
- «suburbe» (page 93), variation sur «suburbain» (mais, au Moyen Âge, «la suburbe» désignait la banlieue, et, au XVIe, apparut l’adjectif «suburbique») ;
- «tournipilant» (page 159), mot-valise formé à partir de «horripilant» et de «tournis» ;
- «trimelles» (page 128), mot construit avec une certaine logique sur le modèle de «jumelles» ;
- «unescal» (page 31), dérivé adjectival sur U.N.E.S.C.O. ;
- «voletaille» (page 129), contamination entre «valetaille» et «volaille» ;
- «Zanzébie» (pages 184, 198), nom de pays qui semble un mélange de Zanzibar et de Namibie, dont la formation s’explique du fait que, l'année de la rédaction du livre, en 1964, un mot-valise officiel, «Tanzanie», fut fabriqué à partir de Tanganyika et Zanzibar.

Queneau s’est amusé même à quelques véritables contre-pèteries : «grimoisse d’angace» (page 119), «silentaire et solicieux» (page 160).

Il se livra aussi à la fantaisie anarchique de ces calembours, simples effets sonores souvent saugrenus qui consistent, comme il l’écrit, à «prendre les mots à leur valeur faciale» (page 31, l’expression s’appliquant généralement aux monnaies), et qui sont un des éléments essentiels des ‘’Fleurs bleues’’, comme nous en avertit le duc dès les premières lignes : «Tant d'histoire pour quelques calembours».
En voici quelques-uns :
- «deux Huns, non loin d'eux, un Gaulois Eduen» (page 13) où l’on entend la cadence : «deux, un», «deux, un» et «deux, un» ;
- «Sarrasins de Corinthe » (page 13) où l’on entend «raisins de Corinthe» ;
- «Alains seuls» (page 13) où l’on entend «linceul» ;
- «cinq Ossètes» (page 13) où l’on entend «cinq-à-sept» ;
- «catoliche» (page 18) et «catholiche» (page 41), des déformations de «catholique» qui semblent tout à fait gratuites, d’autant plus que la seconde est le fait de l’abbé Biroton ;
- «Nous n’allons pas en  Égypte (à quoi na sert?)» (page 25), une allusion au colonel Nasser qui était d’actualité en 1964 alors qu’il dirigeait l’Égypte, mais tout à fait anachronique puisque c’est saint Louis qui parle !
- «Si bèle le zèbre ut, voilà Belzébuth» (page 35), prétendu «prouverbe», le plus laborieux calembour du livre ;
- parmi les «céhéresses», il y a «le plus héraut d’entre eux» (page 53), à la fois «héros» et «héraut» ;
- «un chaud-froid de bouillon» (page 55), allusion aux vicissitudes de la première croisade dont le chef s’appelait Geoffroy de Bouillon, qui connut lui-même des hauts et des bas, tandis qu’«un bouillon» est une chute dans l’eau où l’on peut prendre froid ;
- «Il faudrait beau voir» (page 117), évidemment un clin d’oeil très germanopratin à Simone de Beauvoir ;
- dans «Un vrai pré plat» (page 236), on entend «pied plat» ;
- «chevalchimie» est «un rapport entre cheval et chimie» que fait le duc (page 260), qui se demande : «Est-ce un bon mot? J’avais accoutumé d’en faire de meilleurs naguère... jadis... autrefois...» ;
- «andouille [...] andouillette [...] douillettes friandises» (page 268-269), une amusante concaténation.
Il faut bien admettre que ces calembours sont souvent vaseux.

On peut préférer les jeux de mots qui font intervenir leurs sens. Ils s’accumulent surtout au début où Queneau s’abandonna à une jubilation un peu potache :
- «Romains fatigués» (page 13) pour avoir, semble-t-il, fourni pendant des siècles un «travail de Romain(s)».
- «Francs anciens» (page 13), les nouveaux francs (la monnaie) ayant été mis en circulation à l'époque où le livre parut ; plus loin, sont encore évoquées des monnaies quand «les Francs cherchaient des sols» ( des sous) ;
- «Quelques Normands buvaient du calva» (page 13), le calvados étant une liqueur produite en Normandie ;
- «Les Huns préparaient des stèques tartares» (page 13), ce qui rappelle la légende qui voulait que ces barbares venus d’Asie faisaient «cuire» la viande sous leurs fesses tandis qu’ils allaient à cheval ;
- «Les Romains dessinaient des grecques» (page 13), c’est-à-dire des ornements faits de lignes droites qui reviennent sur elles-mêmes à angle droit, le but du jeu de mots étant de suggérer la civilisation gréco-romaine ;
- «Les Sarrasins fauchaient de l’avoine» (page 13), ce qui réunit plaisamment deux sortes de céréales ;
- «Le Gaulois fumait une gitane» (page 13), ce qui est un clin d’oeil aux deux célèbres marques de cigarettes françaises, la Gauloise et la Gitane, celle-ci fumée sur fond de décor médiéval ;
- Le «percheron favori» du duc est appelé «Démosthène» qui se décompose en «Démo», «des mots», ce qui confirme son caractère loquace, et «Sthène» ;
- «regarder les Celtes d’un air gallican, les Romains d’un air césarien, les Sarrazins d’un air agricole, les Huns d’un air unique, les Alains d’un air narte et les Francs d’un air sournois»  (page 15) accumule une série de rapprochements plaisants : les Celtes comprennent les Gaulois (d’où «gallican»), les Romains furent dirigés par des Césars, le sarrazin est une céréale, «Hun» entraîne «unique», les Alains eurent pour ancêtres les Nartes (mais «air narte» suggère aussi «air tarte», «air bête»), «franc» (qualité morale) s’oppose à «sournois» ;
- le «hobereau» qui s’incline «bien bas» (page 24) présente un jeu de mots bilingue car le mot allemand «ober» signifiant «au-dessus» est répété dans «eau», où il faut entendre «haut», ce qui fait que «haut» s'oppose deux fois à «bien bas» ;
- d’un prêtre il est dit qu’il est «aussi conciliant qu’un père conciliaire», qui participe au concile (page 29) ;
- les «prouverbes» sont «aussi faux que loriques» (page 35) puisqu’ils sont folkloriques ;
- Cidrolin rassure la prétendue Iroquoise à qui son «Il y a de quoi» a fait prendre la mouche : «Ne mettez pas d’ire au quoi» (page 38) ;
- «Bélusine» (page 57) fut formé sur Mélusine (qui est elle-même une triplée dans le roman en prose de Jean d'Arras) et Béline (le personnage du ‘’Malade imaginaire’’) avec en plus le verbe «bêler», puisqu'elle chante, comme sa soeur Phélise, des chansons de toile ;
- «Pigranelle» (page 57) pourrait avoir été formé sur les noms de personnages de Molière (Sganarelle, Mme Pernelle pour la fin) ;
- le «tiercé» (page 89), étant une forme de pari mutuel où l’on parie sur trois chevaux engagés dans la même course, en précisant l’ordre d’arrivée, il pose de «mystérieux problèmes» (page 96), fait envisager «toutes les combinaisons possibles» (page 97), est comparé par le duc avec l’alchimie, les combinaisons de chiffres ayant remplacé les combinaisons d'éléments, comme l'animal a remplacé le minéral : «ils espèrent tous faire de l’or avec des chevaus» (page 257) ; d’où encore : «des alchimistes préparent leur tiercé» (page 264) - «des alchimistes attendaient qu’un petit appareil les instruisît sur le bien-fondé de leurs distillations» (page 269) ;
- au «bar Biture» (page 94), on attrape de belles «bitures», et il est donc barbiturique ;
- «à toute trompe» (page 103) étonne parce que, habituellement on dit «à toute pompe», à toute vitesse ; mais la trompe s’impose évidemment dans le cas du mammouth ;
- «foi d'Empoigne» (gendre du duc) suggère «foire d’empoigne» qui se révèle approprié puisque les deux personnages en viennent à se battre ;
- de «Dicornil» (page 122) on se rend vite compte que c’est l’anagramme de «Cidrolin» préalablement segmenté symétriquement en trois sections, CID / RO / LIN, dont chacune est lue à rebours : DIC / OR / NIL ; puis on note qu’il s’épelle comme une description de l’univers du duc connu en rêve : «D. comme duc, I. comme Joachim, C. comme Capétien, O. comme Onésiphore, R. comme Riphinte, N. comme N. et le reste à l'avenant» ; enfin, qu’il est traduit en Dupont qui est également le nom de l'astrologue de Russule ;
- dans «la ville capitale» se goûtent des «plaisirs capitaux» (page 126), ce qui suggère «capiteux» (qui montent à la tête) ;
- plutôt que la «voix déconnante» (disant des bêtises) du cicérone (page 134), on s’attendrait à «voix détonnante» (qui n’est pas dans le ton) ;
- dans «tout ce petit monde dormait [...] non pas à la belle étoile car le ciel était couvert, mais à la fortune du pot. Le pot commença bientôt à se déverser et la pluie se mit à tomber» (page 195), l’expression «à la fortune du pot», qui s’applique en fait à un repas offert simplement, sans grands préparatifs, est détournée vers un sens météorologique ;
- quand, à la terrasse d’un café, «des couples pratiquaient le bouche-à-bouche», étaient «acharnés à faire la ventouse», et que Lamélie et un «ératépiste» se consacraient à la «languistique» (page 48), on a un bel enchaînement d’effets amusants pour évoquer des baisers de plus en plus appuyés ;
- «bronzé pour l'éternité» (page 161) joue sur «coulé dans le bronze» et sur les réclames de l'époque pour les crèmes solaires ;
- l’expression «comme des chevaus [sic] sur la soupe» (page 257) étonne puisqu’on est habitué à «cheveux sur la soupe», mais traduit l’obsession chevaline du duc ;
- la vendeuse de billets de loterie est une «dame-alchimiste» (page 264) car la loterie est une autre combinatoire de chiffres ;
- «Nenni soit qui mal y pense» (page 146), «Hennit soit qui mal y pense» (page 148) et «Copernic soit qui mal y pense» apparaissent, sans grande raison, semble-t-il, au lieu de «Honni soit qui mal y pense», devise de l'ordre de la Jarretière et du souverain d’Angleterre lui-même ;
- le duc dit au sire de Ciry : «Vous avez pris du ventre. Et ma fille Pigranelle, en a-t-elle pris souvent?» (page 214), ce qui fait passer de l’obésité aux grossesses ;
- avec «il faudrait être chèvre» (page 235) que dit Sthène s’impose d’abord l’expression «être chèvre» qui signifie «être fou» ; mais on peut comprendre aussi «il faudrait n'être que chèvre pour se contenter de si peu sur des talus si escarpés», et c’est ce second sens que la suite du texte privilégie : «Stèphe et moi, nous aurions préféré un séjour plan. Un vrai pré plat.» (page 236) - «Ils trouvent le terrain plutôt en pente» (page 238) ;
- «Vous voyez comme c’est intéressant, les faits divers [où il faut entendre : «faits d’hiver»]. Surtout quand ils ont lieu l’été.»

Les fleurs du titre étant aussi les fleurs de la rhétorique, Queneau en a cultivé quelques figures :

- des paronomases, effets d’allitérations, d’assonances et de rimes :
- «Si le coq a ri tôt, l’haricot pue trop [...] Quand l’huître a causé, l’huis est très cassé [...] À poisson qui cause, petit cochon peu rose [...] Si bèle le zèbre ut, voilà Belzébuth» (pages 34-35) ;
- «pauvre oiselle pauvre iroquoiselle» (page 39) ;
- «ouste, en route !» (page 60) ;
- «ogres bougres» (page 68) et «un bougre d’ogre» (page 91) ;
- «Amélie, hagarde, le regarde» ;
- «le sire de Ciry» (pages 147, 214) ;
- «l'horrifié héraut terrifié» (page 58) ;
- «se flanquer dans la fange du fleuve» (page 79) ;
- «tout à fait à la page, dit le page» (page 118) ;
- «énoncer les bonnes nouvelles annoncées» (pages 119-120) ;
- «rêve et révéler» (page 159 : les deux mots sont rapprochés selon le procédé de l'étymologie populaire, mais, en fait, «révéler» vient du latin «velum» («voile»), alors que «rêver» vient de «esver» («vagabonder») ;
- «leurs admonitions et admonestations» (page 162) ;
- «petit page macaque et papegai» (page 168) ;
- «une voix aussi déchirante que déchirée» (page 170) ;
- «à la Bastille pour des peccadilles», ce qui fait dire au duc : «Tiens, cela rime», mais on lui fait remarquer que c’est «pauvrement» (page 176) ;
- «mêler anatomie et gastronomie» (page 179) ;
- «discours court» (page 182) ;
- «sans cadence, ils avancent en silence, la corde se balance» (page 205) ;
- «Le duc avance en silence, la corde se balance, l’abbé suit de confiance» (page 206) ;
- «une fièvre quarte et carabinée» (page 217).
Inversement, l'auteur fait dire au duc que ce qui lui plaît «avec l'essence de fenouil, c'est qu'il n'y a aucun autre mot qui rime avec. Avec fenouil» (page 246), ce qui est tout à fait contestable : «fenouil» rime avec «douil», «panouil», «souil», «travouil», «tribouil» et «verrouil» dont il faut reconnaître cependant que ce sont des mots rares.

- des alexandrins :
- «Elle flétrit en moi tout ébaudissement» (page 14) ;
- «Loin ! Loin ! Ici la boue est faite de nos fleurs» (page 15) ;
- «Il ouvrit les deux yeux : c'était encore la nuit» (page 194).

- des hyperboles : «Ils jouèrent jusqu’à l’aube» (page 110) ;

- des comparaisons qui sont, pour la plupart, des rapprochements comiques :
- un campeur «redescendit sa tonne de paquetage et se rassit avec le même naturel que si le plancher avait été un lotus» (page 20) ;
- les «houatures» sont vues par le duc comme des «bestioles vives et couinantes qui courent en tous sens sur leurs pattes rondes. Elles ne mangent rien de solide et ne boivent que du pétrole. Leurs yeux s’allument à la nuit tombante. [...] Des milliers, des myriades, des légions. Je les vois qui envahissent les rues et les routes. Ce sont elles qui, passant sur le quai, font ce grondement continu que j’entends de la péniche.» (page 45) ;
- des couples «pratiquaient le bouche-à-bouche» (page 48), «font la ventouse» (pages 48, 122, 264, 269) ;
- «Lamélie se trouva rejetée hors du flot des attentistes, comme une touffe de varech sur une plage normande» (page 50) ;
- «l’ératépiste» lui déclare : «Vous êtes vachement mieux balancée qu’une carte hebdomadaire [...] et drôlement plus rebondie qu’un carnet de tickets» (page 51) ;
- pour le duc, les «marauds de droit romain [...] s’avisent d’embrener un bon soldat comme mouches merdeuses un noble coursier» (page 70) ;
- il affirme que «les nobles seigneurs se sont conduits comme des cloches» (page 86) ;
- Biroton se plaint de «ces boulets volants comme mouches autour de [sa] tonsure» (page 90) ;
- il constate que «nous sommes quelque peu pris comme rats au piège» (page 91) ;
- «d’un type con on dit qu’il est con comme un manche» (page 127), et Lalix considère que Labal raisonne «comme un manche» (page 253) ;
- un soufflé est «gonflé comme une montgolfière» (page 131) ;
- «Il y a des restaurants chers où l’on mange comme des cochons» (page 131) ;
- «le duc [...] court comme une poularde bancale de Bresse» (page 135) ;
- le duc se bat avec l’astrologue qui «coule par terre comme fromage mol» (page 153) ;
- le vicomte d’Empoigne parle d’«une voix plus blanche qu’un linge» (page 175) ;
- pour Cidrolin, Labal «est un fin limier» (page 258).

- des métaphores, elles aussi pour la plupart prêtant à rire :
- le duc soupçonne l’abbé Biroton «de tisser toute l’étoffe d’un traître» (page 87) ;
- «le sombre satin des ténèbres» (page 105) ;
- les prêtres sont des «bêtes à bon dieu» (page 174) ;
- Lalix aurait emprunté «le trottoir qui menait de Bretagne en Zanzébie ou dans la république du Capricorne» (page 198), le trottoir symbolisant la prostitution ;
- les utilisateurs de caravanes sont des «troglodytes manqués» (page 200) ;
- une grotte du Périgord est la «chapelle Sixtine des préadamites» (page 212) ;
- la caravane est vue comme une «carapace» (page 223) ;
- «la pensée» est, par Labal, considérée comme «un lourd fardeau» (page 251) ;
- les églises sont des «terriers à curés» (page 253) ;
- selon le duc, Cidrolin est une «sensitive vergogneuse et perplexe» (page 256) ;
- la vendeuse de billets de loterie est une «dame-alchimiste» (page 264) puisqu’elle pourrait les transformer en or ;
- un «super de-luxe» est vu comme «une constellation» (page 267), c’est-à-dire un superlatif des étoiles du guide Michelin ;

- des périphrases :
- «de l’essence de fenouil avec de l'eau plate» (page 19) désigne simplement le pastis ;
- «la ville capitale» (page 75) est Paris ;
- «l’appendice comburé» (page 92) est la main brulée du duc ;

- des personnifications : celle des «insaciables maladies» (page 26) ;

- un oxymoron : «flote hurlante qui nous voudrait bien ardoir» (page 35), où, si le mot «flote» signifie «foule», il suggère aussi «flotte», qui signifie «eau» dont on s’étonne alors qu’elle puisse brûler ;

- des hypallages : «anchois pluvieux» (page 31) - «harem pétrolier» (page 100) - «pachydermique espoir» (page 103) - «arme assassine» (page 175) - «convictions préadamites» (page 176) - «marche obscure» (page 207) - «houatures noctambules» (page 258) ;

- des alliances de mots : «indemne, pantois et nobiliaire» (page 104) - «contrebandiers rapaces et royalistes» (page 221) ;

- surtout des répétitions, la répétition étant, selon Queneau qui le fait dire au duc, «l'une des fleurs les plus odoriférantes de la rhétorique» (page 69).
Ces répétitions sont parfois de fausses maladresses :
- «dit le duc d'Auge au duc d'Auge» (pages 13-14) et «Cidrolin dit à Cidrolin» (page 16) : par la substitution de la répétition au pronom réfléchi, la personne est mise face à elle-même, et est amorcé le dédoublement, sur quoi se fonde l'argument du livre ;
- «des Canadiennes sans bottes ni canadiennes» (page 39) ;
- le duc, après avoir dit qu’il craint «des mesures antiféodales pour nous rogner les ongles et nous mettre au pas» (page 68), répète «des mesures antiféodales et sournoises pour nous rogner les ongles et nous mettre au pas» (page 69), mais se défend de s’être répété : «j’ai ajouté un adjectif» (page 69) ;
- le duc «trouve particulièrement mal séant que le roi ne se trouve pas dans sa ville capitale lorsque je viens l’y trouver» (page 75) ;
- «j’aurais pu décrocher quelque évéché en intriguant au Concile ; mais je ne suis pas intrigant» (page 91) ;
- «maintenant qu’il va faire nuit, et même nuit noire. / Effectivement, il fit noir, et même nuit noire» (page 105) ;
- «une radieuse apparition fait son apparition» (page 106) ;
- «il aperçut une silhouette féminine à l’horizon. La silhouette féminine à l’horizon est complétée par une valise» (page 143) ;
- «en attendant les événements. Les événements se passent de la façon suivante...» (page 143) ;
- «Elle s’approche. Elle se rapproche.» (page 143) ;
- «un postillon déguisé en postillon» (page 179) ;
- «Il sortit pour regarder si le lâche anonyme avait gribouillé ses insultes, mais le lâche anonyme n’était pas encore passé » (page 194) ;
- «La réussite n’est pas réussie» (page 244) ;
- Lalix «s'était assise à la terrasse d'une brasserie, une grande avec des tas de consommateurs et des tas de garçons et même des maîtres d'hôtel. Sur le trottoir passaient des tas de passants ; sur la chaussée, roulaient des tas de houatures.» (page 264).

On trouve aussi des redondances :
- «bien triste et bien mérancolieux» (page 14) ;
- «le camp de campigne pour les campeurs» (pages 20, 37, 223, 224), cette redondance pouvant trouver une explication sur le plan de la vraisemblance par l'application angoissée de l'étranger à se faire comprendre de manière non ambiguë ;
- «n’as-tu point honte et vergogne» (page 33) ;
- les noms des chiens : «Taïau, Taïo, Thaillault» qui répètent le cri, dans la chasse à courre, du veneur pour signaler la bête, et qui sont suivis par «Allali», autre cri de chasse qui annonce que la bête poursuivie est aux abois (page 40) ;
- «bénigne, benoîte et pardonnante condition» (page 55) ;
- «putes et jaëls» (page 71) ;
- «l'aurochs ou l'urus» (page 93) : ils sont la même bête ;
- «un tube tubulaire» (page 95) ;
- «Je ne suis pas un assassin. Pas même un meurtrier.» (page 187) ;
- «Cidrolin ouvrit un oeil : ce n’était pas encore l’aube. Il ouvrit les deux yeux : c'était encore la nuit» (page 194), Queneau parodiant ici la redondance épique ;
- «à travers champs, à travers prés, à travers bois, à travers varennes, à travers brandes» (page 203) ;
- le chiasme «Dans le silence obscur  [...] dans l’obscurité silencieuse » (page 205) ;
- «un séjour plan. Un vrai pré plat.» (page 236) ;
- «pas tout à fait inachevé [...] pas tout à fait achevé» (page 241).

Des expressions ou des phrases sont répétées, avec de menues variantes, soit dans le même passage, soit tout au long du livre :
- «considérer, un tantinet soit peu, la situation historique » (pages 13, 67, 104, 276), mais Lalix considère «un tantinet soit peu sa situation présente» (page 264) ;
- «encore un de foutu» (pages 31, 34, 52, 109, 112, 125, 159) ;
- «deviner» est repris pas loin de vingt fois en onze lignes, dont voici la fin : «il devinait que le duc avait deviné qu'il avait deviné» (page 57) ;
- les avertissements redoublés : «Vous cassez pas la gueule [...] attention de pas vous foutre dans la flotte» (pages 61,185) qui, devant des visiteurs distingués, sont corrigés en : «Faites attention de ne pas vous casser la figure [...] faites attention de ne pas vous flanquer à l'eau» ;
- «À la tévé, on ne baise guère, remarqua Lucet.» (page 62) - «À la tévé, dit Lucet, on ne baise pas.» (page 65) ;
- «le bar Biture», «un bar qui se donne l'air de ressembler à tous les autres» (pages 94, 264) ;
- «L'eau paraît un peu sale, mais elle n'est pas stagnante. Ce ne sont pas toujours les mêmes ordures qu'on voit. Des fois, je les pousse avec un bâton, elles s'en vont au fil de l'eau. De ce côté-là, tout de même, en effet, ça croupit un peu.» (page 145) - «L'eau paraît un peu sale, dit Cidrolin, mais elle n'est pas stagnante. On ne sent pas toujours deux fois les mêmes ordures. Avec un bâton, je les pousse, elles s'éloignent, glissant au fil de l'eau. Entre la péniche et la rive, évidemment ça croupit et l’on sent parfois les mêmes. - Les mêmes quoi? demanda le duc - Ordures, répondit Cidrolin.» (pages 231-232);
- «De loin c'est chouette, mais de près c'est dégueulasse» (page 145) - «De loin c'est coquet, mais de près c'est dégueulasse» (page 231) ;
- «le très fameux et très illustre duc d’Auge» (trois fois page 152) ;
- «Vous devriez vous corriger» - «Vous buvez trop ! - Tout le monde me le dit» (page 186) ;
- les «vous pensez [...] je pense [...] je pense [...] je pense [...] vous pensez [...] je pense [...]» (page 196) de Labal (qui affirme : «Si vous saviez comme c’est lourd de penser» car «il ne cesse jamais de faire fonctionner sa matière grise» page 197), «un lourd fardeau, la pensée» (page 251) qui répète encore que c’est son «péché mignon», qu’il n’arrête pas de penser, qu’il consacre sa journée «au malaxage de la matière grise de son cerveau» (page 230), «matière grise particulièrement active» (page 251), s'opposent aux «vous avez rêvé [...] vous rêvâtes [...] vous rêviez [...] vous rêvez» ;
- «Lorsque j’annoncerai ma découverte au monde, l’Église tremblera sur ses bases et le pape frémira de crainte. Lorsque le monde reconnaîtra ma découverte, l’Église s’écroulera et, pour gagner sa vie, le pape deviendra moutardier.» (page 213) ;
- «Toussant, frissonnant, bouillant, il se leva ; trébuchant, vacillant, chancelant, il sortit de sa cabine» (page 216).
- «sans cadence, ils avancent en silence, la corde se balance» (page 205) - «Le duc avance en silence, la corde se balance, l’abbé suit de confiance» (page 206) ;
- «Sur le trottoir passaient des tas de passants ; sur la chaussée, roulaient des tas de houatures.» (page 264).
Il est cinquante-neuf fois fait mention de «l’essence de fenouil» !

- des accumulations :
- «regarder les Celtes d’un air gallican, les Romains d’un air césarien, les Sarrazins d’un air agricole, les Huns d’un air unique, les Alains d’un air narte et les Francs d’un air sournois»  (page 15) ;
- «le vilain dégonflé, le foireux lardé, la porcine lope, le pétochard affreux, le patriote mauvais, le marcassin maudit, la teigne vilaine, le pleutre éhonté, le poplican félon, la mauviette pouilleuse, le crassou poltron, l'ord couard, le traître pleutre qui veut laisser le tombeau de sire Jésus aux mains des païens et qui répond mal à son roi.» (page 26) ;
- «gobelins, fées, gnomes, farfadets, elfes, leprechauns, lutins, korrigans, ondines et vouivres» (page 43) ;
- «entendre Bélusine et Pigranelle chanter des chansons de toile, des chevaux hennir, des chiens aboyer, des céhéresses piétiner et Phélise bêler» (page 57) ;
- l'énumération des prodiges dont s'affirme capable l'alchimiste Timoleo Timolei : «Marcher au plafond comme une mouche et sur l'eau comme Notre-Seigneur Jésus-Christ, se trouver à la fois ici et en Nouvelle Espagne, voyager dans le ventre d'une baleine comme le fit le prophète Jonas, chevaucher les dauphins comme Arion et courir plus vite que ne le faisait Atalante, se déplacer dans une voiture sans chevaux, fendre les airs comme l'aigle et l'hirondelle [...] Comprendre le langage des abeilles, parler la langue des Topinambous sans l'avoir apprise, converser avec une personne éloignée de mille lieues, entendre l'harmonie des sphères célestes, lire sans difficulté toutes les écritures secrètes, savoir par cœur le contenu de mille et trois ouvrages, discourir de toute chose avec pertinence sans avoir jamais étudié.» (pages 137-138) ;
- l’évocation par le duc de son travail avec l’alchimiste «au milieu des athanors et des aludels, des pélicans et des matras, des cornues et des alambics, manipulant les sels et les métaux, les uns violets, les autres indigo, les uns bleus, les autres verts, les uns jaunes, les autres orangés et certains rouges, sans parler des blancs et des noirs, les observant passer d'une couleur à l'autre, de solides devenir liquides et de liquides devenir solides, de palpables devenir impalpables et d'impalpables devenir palpables.» (page 163) ;
- «gueulements», «insultes», «injures», «jurements», «pétard», «chabanais» (page 249) ;
- «le justicier à la con, le judex à la manque, le monte-cristo de papa, le zorro de grand-mère, le robin des bois pourris, le rancunier gribouilleur, l’insulteur des murailles, le maniaque du barbouillage, l’emmerdeur patenté anticidrolinique» (page 253).

Queneau a renouvelé des expressions qui, prises à la lettre ou dans différentes acceptions ou hors du sens habituel, créent l'inattendu :
- «son humeur était de battre. Il ne battit point sa femme parce que défunte, mais il battit ses filles [...] il battit des serviteurs, des servantes, des tapis, quelques fers encore chauds, la campagne, monnaie et, en fin de compte, ses flancs.» (page 14) ;
- «des couples pratiquaient le bouche à bouche» alors que c’est une technique de réanimation ;
- le duc et son cuisinier «discutent à bâtons rompus» (page 69) alors que le premier vient de casser une escabelle sur le dos du second !
- l’abbé Biroton est «un abbé de choc : si le duc lui flanquait un coup de pied, il en rendait deux» (page 40) alors que l’expression était appliquée à des prêtres en général engagés à gauche, agissant dans des zones difficiles dans les années pré- et post-Vatican II ;
- «l'Arche» est ainsi appelée sans doute parce qu’«il n'y a aucun animal à bord» (page 51) ;
- monsieur Albert a convaincu Lalix «à coups de pied» et «il n’y allait pas de pied mort» (page 184) ;
- «Tu me fends les sabots» (page 202) est la transposition chevaline de «tu me casses les pieds» ;
- «Empoigne a bientôt fait de regagner le peloton» (page 237), utilisation inattendue d’une expression employée habituellement dans les descriptions de courses cyclistes ;
- alors que «désencombrer» signifie «libérer des décombres», après la chute de l'immeuble sous les décombres duquel il reste enfoui, «on essaie de désencombrer le concierge» (page 270).

À la surprise constante du passage d'un personnage à l'autre s’ajoutent le chevauchement des niveaux de langue, le jeu sur les différences de styles et de tons.
Si l'univers où évolue le duc est marqué par un style plus soutenu, Cidrolin se montre souvent beaucoup plus policé. Ainsi, à un passant inconnu, il dit : «Je vous prie de m'excuser. Je vais continuer ma promenade antéprandiale dont je n'ai pas achevé le circuit» (page 29). Dans une réunion de famille, où le ton n'est pas distingué du tout, apparaît un passé simple : «Vous souffrîtes?» (page 66) ; de même, il demande au duc : «Vous le connûtes? [...] découvrîtes-vous la pierre philosophale?». Il donne de doctes explications au sujet des ordures. Il emprunte à Apollinaire ce vers : «Mon automne éternel, ô ma saison mentale» (page 165). Il y a beaucoup d'aménité dans son dialogue avec le gardien du «campigne» (page 198). Lorsqu’il se présente dans le «de-luxe», on remarque cette solennelle inversion : «il lui fut demandé s’il avait une table retenue» (page 111). On remarque aussi que Lalix parle de façon plus académique que la comtesse d'Empoigne.
Inversement, le duc est présenté sur un ton familier : «Le duc d’Auge se pointa sur le sommet du donjon de son château» (page 13) - «bien dépité [...] il se pointe» - «il se tape» des nourritures délicieuses (page 73). Et le personnage use d’un langage grossier.
Un très bon exemple du mélange de tons se rencontre dans le récit de sa marche nocturne dans la forêt où il est perdu, récit vaguement inspiré de l’histoire du Petit Poucet : «J’aurais pu joncher mon itinéraire de petits caillous [sic] blancs, mais, d’une part, je n’en avais pas sous la main et, de l’autre, ça m’avancerait bien maintenant qu’il va faire nuit, et même nuit noire. / Effectivement, il fit noir, et même nuit noire. Le duc s'obstinait à cheminer, mais tombait dans des fourrés, ou s'écrasait le nez contre des chênes séculaires en poussant des hurlements de rage et en jurant de la façon la plus malséante qui fût, sans respect pour la nocturne beauté de ces lieux. Il commençait à en avoir marre, mais vraiment marre, lorsqu'il aperçut, piquée sur le sombre satin des ténèbres, une lueur [...] une chaumière [...] je suis perdu comme un pauvre petit poucet [...] il veut pousser la porte (n’est-il pas sur ses terres?) mais la porte résiste : la lourde est bouclée». Puis c’est la rencontre classique, ici parodique, du prince et de la bergère : «La porte s'ouvre comme par enchantement, une radieuse apparition fait son apparition [...] Pauvre messire, dit la jeune personne d'une voix vachement mélodieuse [...] venez partager ma modeste pâtée de châtaignes et de glands. - C'est tout ce qu'il y a à bouffer? [...] la tendre enfant le regarde maintenant avec une timidité de bon aloi. Lui, il l'examine : "Vous êtes un rien gironde" [...] elle fait semblant de ne pas réceptionner le madrigal...» (pages 105-107). Et le petit poucet-grand méchant loup passe la nuit avec Russule, qui est un peu Cendrillon, un peu Chaperon rouge.
Ainsi, Queneau illustra encore le vieux genre du burlesque où on se plaisait aux dissonances, au contraste entre le sujet et le style choisi, où on employait, par exemple, un style vulgaire pour un sujet épique et un style épique pour un sujet vulgaire, ce qui permet d’amusantes distanciations, dans :
- Le récit de l’assassinat du vicomte : «Il lâcha la duchesse qui tomba sur le postère et il gifla vigoureusement le vicomte qui trébucha. Celui-ci, par atavisme encore et plus que par courage, sortit son épée. Le duc sort la sienne et voilà Empoigne par terre, complètement mort et traversé. La duchesse se rue sur le cadavre en poussant des clameurs. Le duc essuie son épée au jupon de Russule et remet l’arme assassine dans son fourreau.» (page 175).
- Lorsque Cidrolin monte la garde dans la nuit pour surprendre le «lâche anonyme» qui écrit sur sa clôture : il «alluma brusquement sa torche électrique avec laquelle il sabra l’obscurité» (page 194).
- Dans la seule tirade du roman, qui est ampoulée et soporofique, Labal se complaît à dérouler des banalités dans une langue très oratoire (pages 199-200).
- Alors que le duc dit à Cidrolin : «Qu’est-ce que ça peut vous foutre la façon dont je m’adresse à lui?», Cidrolin lui rétorque : «Monsieur d’Auge, écoutez donc ces enthymèmes pour ne pas dire ce sorite.» (page 243).
- Le duc célèbre les andouillettes : «Agréable réveil [...] Succulente apparition ! Noble récompense pour les chevaliers que nous sommes !» (page 254).

Dans cet esprit, se livrant à ce qu’on appelle aujourd’hui l’intertextualité, Queneau parsema le texte d’allusions ou citations plus ou moins voilées :

Il mit à contribution la ‘’Bible’’ :
- La ‘’Genèse’’ inspira la fin du roman où, dans une péniche, qui s’appelle «l’Arche», veulent entrer les deux chevaux, comme les animaux qui entrèrent dans l'arche de Noé. «Il se fait tard» (page 274), dit Sthène, ce qui est une parole de l'Évangile de Jean. «Cidrolin fit comme Sthène lui avait dit» (page 274) est un écho de la ‘’Genèse’’ : «Noë fit tout ce que Yawhé lui avait dit». Plus loin, Cidrolin «s’aperçut que ses hôtes ne cessaient pas de se multiplier. Le duc donnait des ordres, interpellant de nouveaux venus.» (page 275), tandis que, dans la ‘’Genèse’’, on lit : «Noë, avec ses fils, sa femme et les femmes de ses fils entra dans l'arche [...] Des animaux [...] des oiseaux [...] de tout ce qui rampe au sol [...] une paire entra dans l'arche, un mâle et une femelle.» «C'est alors qu'il se mit à pleuvoir. Il plut des jours et des jours» (page 276) répond à «la pluie tomba du ciel pendant quarante jours et quarante nuits». La péniche «finit par échouer au sommet d'un donjon. Les passagers y prirent pied» (page 276), comme «L'arche s'arrêta sur les monts d'Ararat [...] Noë sortit avec ses fils, sa femme, les femmes de ses fils et toutes les bêtes». «L'eau s'était retirée dans ses lits et réceptacles habituels» (page 276), comme «les eaux se retirèrent graduellement de la terre». «Une couche de vase couvrait encore la terre» (page 276), comme «les eaux séchèrent sur la terre» ; après le Déluge, Dieu donna à Noé l’ordre : «Croissez et multipliez» (‘’Genèse’’, 9,1) et le duc, l’interprétant à la manière de Sade, son ami, avait fait venir «plusieurs dames ou demoiselles» : l'orgie serait nécessaire après un déluge qui anéantit toute l'humanité pour préparer la voie à l'avènement d'une espèce humaine nouvelle et régénérée, la catastrophe étant à la fois une destruction et une renaissance.
- Dans la ‘’Bible’’ encore (‘’Livre des nombres’’) se lit l’histoire de «l'ânesse de Balaam» (pages 170, 171, 172), que raconte l’abbé Riphinte.
- Dans l’évangile de Jean, on trouve ce verset à propos du Christ : «Il doit croître, et moi diminuer» qui est détourné par le héraut de Louis IX en : «Il n’est susceptible que de croître, jamais de diminuer» à propos du «compte» concernant «l’emmende».
- «Serait-ce aujourd’hui la Pentecôte?» (page 89) s’explique parce que, ce jour-là, selon les ‘’Actes des apôtres’’, on «parla en langues» tandis que le duc est étonné par la langue que lui parle l’abbé Biroton.

La mythologie grecque apparaît avec ces différentes mentions :
- Xanthe (page 132) est, dans l‘’Iliade’’ (chant XIX), un des deux chevaux d'Achille, auquel Héra donna la parole pour qu’il puisse prédire la mort de son maître, tandis que l’autre, Balios, ne parlait pas ; Sthène précise : «Xanthe ne parlait que par la voix d'Héra, tandis que moi, je n'ai besoin de personne pour savoir ce que je veux dire.» (pages 132-133).
- Arion (page 137) échappa à ses assassins grâce aux dauphins envoyés par Apollon (voir ‘’Fastes’’ d’Ovide).
- Atalante (page 137) était une jeune chasseresse qui avait juré de n'épouser qu'un jeune homme qui la battrait à la course (voir ‘’Les métamorphoses’’ d’Ovide).

On trouve d’autres allusions à la Grèce antique :
- Homère inspira le début du chapitre XVIII, où le duc «se réjouit en son coeur» comme Ulysse à son retour à Ithaque, dans l’’’Odyssée’’.
- La lanterne dans la caverne fait évidemment penser à ‘’La république’’ de Platon.
- C’est le «On ne peut pas entrer deux fois dans le même fleuve» du philosophe grec Héraclite qui est parodié dans «Ce ne sont pas toujours les mêmes ordures qu'on voit.» (page 145) - «On ne sent pas toujours deux fois les mêmes ordures» (page 231).
- Le cheval préféré du duc est appelé Démosthène parce qu’il parlait «même avec le mors entre les dents» (page 14) alors que le grand orateur grec s'exerçait, dit-on, à parler très distinctement avec des cailloux dans la bouche.

Rome fournit ces éléments :
- «Tu quoque, fili !» (page 103) est le reproche que César avait fait à son fils adoptif, Brutus, en le reconnaisaant parmi ses meurtriers, est fait par le duc à Mouscaillot, son page.
- «Les Syrtes» (page 56), des bas-fonds dans le creux de deux golfes de Libye, furent cités par Virgile dans l'’’Énéide’’, par Salluste dans son ‘’Jugurtha’’, par Pline dans son ‘’Histoire naturelle’’ ; de plus, Julien Gracq avait, en 1951, publié son roman, ‘’Le rivage des Syrtes’’.
- «L’entrée de l’Enfer» (page 205), qui serait un rocher fendu et terrifiant, fut décrit dans l'’’Énéide’’ (VIII, 190-197 et 241-246) ; «Dans le silence obscur ils avancent. Dans l'obscurité silencieuse, ils continuent d’avancer» est un autre souvenir de Virgile (‘’Énéide’’ VI, 268), avec un chiasme en prime.
- «L'île de Thulé» (page 55) fut mentionnée par Pythéas, et par Tacite dans la description qu'il fit de la Bretagne dans la ‘’Vie d'Agricola’’.

Au Moyen-Âge, Queneau emprunta :
- «Les Hamaxobiens» (page 55) qui furent cités par le Père de l'Église Théodoret de Cyrus, le terme d'«Hamaxobioi» ayant été employé semble-t-il pour la première fois par Ptolémée dans sa “Géographie” pour décrire le peuple qui vit dans des chariots («hamaxa-bios»), c'est-à-dire les Scythes.
- Buridan (page 104) qui était un philosophe nominaliste du XIVe siècle qui, dans ses ouvrages de logique, avait énoncé le paradoxe de l'âne : à distance égale d'un seau d'eau et d'un seau d'avoine, ayant également faim et soif, il est immobilisé et meurt sur place, d’où «un tel dilemme ne pouvait conduire qu’à la famine».
- «Si le vent ne l'emporte» qui est une référence au poème ‘’La complainte Rutebeuf’’’ («Ce sont amis que vent emporte / et il ventait devant ma porte / les emporta»), mais aussi à ‘’Chanson d'automne’’ de Verlaine («Et je m'en vais / Au vent mauvais / qui m'emporte»), comme à ‘’Autant en emporte le vent’’, titre français du roman de Margaret Mitchell, ‘’Gone with the wind’’ (1936), et à son adaptation au cinéma par David O. Selznick en 1940, qui rencontrèrent un succès populaire exceptionnel.
- «Le robin des bois pourris» (page 253) qui rappelle le légendaire justicier saxon inspiré d’un personnage historique du XIIe siècle.
- «Notre bonne Lorraine qu'Anglais brûlèrent à Rouen» (page 69), qui désigne Jeanne d’Arc, et reprend un vers des ‘’Dames du temps jadis’’ de Villon.
- «Il est de trop pauvre extrace» (page 106) qui est un autre souvenir de Villon : «Pauvre je suis de ma jeunesse, / De pauvre et de petite extrace».
- Sthène «dégoise [...] un rondeau de Charles d’Orléans» : «Hyver, vous n’êtes qu’un vilain» (page 72), qui est le premier vers de ‘’L’hiver et l’ét钒.
- Si le duc imagine le pape devenant « moutardier » (page 213), c’est qu’on disait «il se croit le premier moutardier du pape» d’un homme médiocre qui a une grande opinion de lui-même, qui affecte de l’importance.
- Lalix à qui Cidrolin demande de raconter des histoires se compare à Schéhérazade qui, dans ‘’Les mille et une nuits’’, fut contrainte de le faire sous peine de mourir.

Queneau paya un fort tribut à Rabelais :
- La «lanterne» du duc dans la caverne fait aussi penser aux chapitres XXXIV et suivants du ‘’Cinquième livre’’  : «Notre joyeuse lanterne nous éclairant et conduisant, en toute joyeuseté arrivâmes en l'île désirée, en laquelle était l'oracle de la dive bouteille.» Une lanterne est donnée aussi par Bacbuc à Pantagruel pour visiter le royaume souterrain de Pluton (‘’Cinquième livre’’, dernier chapitre).
- Par «Quel diable de langage est-ce là?» (page 89), le duc manifeste, devant l'opposition entre macrohistoire et microhistoire, le même étonnement que Pantagruel devant le jargon latino-français de «l'escholier limosin» : «Que diable de langaige est cecy?» (chapitre VI de ‘’Pantagruel’’).
- «Le pays des Amaurotes» (page 55) est un autre clin d’oeil à Rabelais : Badebec, la mère de Pantagruel, est fille du roi des Amaurotes (chapitre II), et il guerroie dans le pays des Amaurotes tout au long du dernier chapitre, Rabelais ayant emprunté ce nom à l'”Utopie” de Thomas More.
- Les «boulets volant comme mouches» (page 90) sont une référence à ‘’Gargantua’’ (chapitre XXXVI) : «Ponocrate mon ami ces mouches ici m'aveuglent, baillez-moi quelque rameau de ses saules pour les chasser. Pensant des plombées et pierres d'artillerie que fussent mouches bovines. Ponocrate l'avisa que n'étaient autres mouches que les coups d'artillerie que l'on tirait du château».
- «Chantons, beuvons, un motet entonnons ! – Où est mon entonnoir?» vient de ‘’Gargantua’’ (chapitre V).
- La discussion pour savoir si on doit dire «jeter le manche avant ou après la cognée» vient du prologue du ‘’Quart livre’’.
- La peur de Riphinte lorsque le duc le fait descendre dans la grotte ressemble à celle de Panurge descendant les degrés de l'antre de la dive bouteille (‘’Cinquième Livre’’, chap XXXVI) ;
- Les «Topinambous» (page 138) étaient une peuplade indigène du Brésil, qui fut décimée par les conquistadors.

Queneau se souvint de différents créateurs :

- Du XVIe siècle :
- «mon écurie natale qui m’est une province et beaucoup davantage» (page 189) est un souvenir du sonnet ‘’Heureux comme Ulysse’’ de Du Bellay : «Reverrai-je le clos de ma pauvre maison / Qui m'est une province et beaucoup davantage?»
- «Sthène vient de relire tout Homère en trois jours» (page 133) fut une ambition exprimée par Ronsard dans une de ses odes : «Je veux lire en trois jours l'Iliade d'Homère, / Et pour ce, Corydon, ferme bien l'huis sur moy / Si rien me vient troubler, je t'asseure ma foy, / Tu sentiras combien pesante est ma colère».

- Du XVIIe siècle :
- «Son palais du Louvre, aux barrières duquel veille la garde» (page 74) est à peu près ce qu'affirma Malherbe dans ‘’Consolation à M. du Périer’’ : «Et la garde qui veille aux barrières du Louvre / N’en défend point nos rois.»
- «Et moi aussi, je suis peintre» (pages 222, 224), «Anch’ io son’ pittore», a été lancé par le Corrège qui, transporté d’admiration devant la ‘’Sainte Cécile’’ de Raphaël, aurait ainsi traduit la découverte qu’il faisait des pouvoirs extraordinaires qu’il possédait ; dans le premier cas, c'est Cidrolin qui parle, dans le second, le duc ; leurs activités sont pourtant très différentes : du premier, peintre en bâtiment, on dirait au Québec qu’il ne fait que «peinturer».
- «peut-on mentir à un cheval? Peut-on démentir un hôte?» (page 242) sont des octosyllabes qui rappellent les stances du ‘’Cid’’.
- «C’est à vous, monsieur, que ce discours s’adresse» (page 76) reprend le «Car c'est à vous, s'il vous plaît , que ce discours s'adresse» du ‘’Misanthrope’’ (acte I, scène 2) et au «C'est, comme j'ai dit, à vous que je m'adresse» des ‘’Femmes savantes’’ (acte II, scène 7).
- Dans «chevillette et gonds cèdent» (page 135), la chevillette est évidemment une allusion au ‘’Petit chaperon rouge’’ de Perrault.
- Le nom «Pouscaillou» (page 167) pourrait être une allusion au Petit Poucet et à ses cailloux.

Du XVIIIe siècle :
- L’échappée nautique de Cidrolin dans le silence de la nuit est un calque de la promenade en barque des ‘’Rêveries du promeneur solitaire’’, de Rousseau (‘’Cinquième promenade’’).
- Le nom du comte «Altaviva y Altamira» rappelle à la fois le comte Almaviva de Beaumarchais et Altamira, localité d’Espagne où l'on trouve de célèbres peintures rupestres.
- «mille et trois» (page 69) est le nombre de femmes que, selon Leporello, dans l’opéra de Mozart, aurait séduites Don Juan.
- Sthène disant : «Je n'y crois pas, mais je ne vous empêche pas d'y croire» (page 163) montrait déjà la tolérance de Voltaire qui a proclamé : «Je ne partage pas vos idées, mais je me battrai pour que vous puissiez les exprimer.»
- «Il n’y a rien de plus naturel que le naturel» (page 178) est une citation de Sade ;
- La ‘’Carmagnole’’ que chante Russule fut composée en 1789.

Du XIXe siècle :
- «En France, le ridicule tue» (page 182) est une phrase qui a été dite par madame de Staël.
- Un des campeurs chante : «J’aime Paimpol et sa falaise, son clocher et son vieux pardon...», poème de Théodore Botrel.
- «Je serai superbe et généreux» (page 254) répète ce que, dans ‘’Hernani’’ de Victor Hugo (acte III, scène 4), l’amoureuse dona Sol dit à son héros : «Vous êtes mon lion superbe et généreux».
- «C'était l'heure où les ouatures vont boire» (page 31) rappelle l'alexandrin de ‘’Booz endormi’’ du même Victor Hugo : «C'était l'heure tranquille où les lions vont boire».
- «le monte-cristo de papa» (page 253) évoque ‘’Le comte de Monte-Cristo’’ d’Alexandre Dumas.
- «Ma péniche est une demeure chaste et pure» est un souvenir de «Salut ! demeure chaste et pure» du Faust de Gounod.
- «Je trouve cela poétique même» (page 151), phrase que prononce la duchesse au sujet de l’astrologie, pourrait être un écho de la conversation entre Emma et Léon dans ‘’Madame Bovary’’ de Flaubert.
- «La boue est faite de nos fleurs... bleues» (page 15) est une citation déformée du vers de Baudelaire dans ‘’Moesta et errabunda’’ : «La boue est faite de nos pleurs».
- Quand le duc se plaint de ne pas trouver en 1964 les mets dont il se régalait «jadis et naguère» (page 246), Queneau lui fait reprendre le titre d’un recueil de Verlaine.
- «la France aux nouveaux parapets» (page 214) est une allusion à «l’Europe aux anciens parapets» du ‘’Bateau ivre’’ de Rimbaud qui met en relief l’opposition entre le bateau ivre et la péniche immobile (mais qui finit par glisser sur l'eau !) ; les parapets sont nouveaux à cause sans doute de la nouveauté du régime et des guerres où le peuple devra défendre le territoire de la Nation.

Du XXe siècle :
- «Boufre» (page 41) est, orthographié «bouffre», une insulte prononcée dans ‘’Ubu roi’’ de Jarry.
- «Mon automne éternel, ô ma saison mentale» (page 165) reprend un vers d’Apollinaire dans ‘’Signe’’, sauf qu'Apollinaire écrit «éternelle».
- «le judex à la manque» (page 253) compare Labal au justicier Judex, personnage du film (1917) en douze épisodes du cinéaste Louis Feuillade, où Judex est un aristocrate vêtu d’un chapeau à larges bords et d’une cape qui, dans le Paris de la Belle Époque, pour venger son père, avait des aventures rocambolesques face au banquier Favraux et à une bande de malfaiteurs menée par une aventurière sans scrupules.
- «le zorro de grand-mère» (page 253) rappelle le justicier masqué et vêtu de noir créé en 1919 par le romancier J. McCulley dans ‘’The curse of Capistrano’’ et popularisé par de nombreux films.
- «le rêve continu» (page 197) de Cidrolin a pu être inspiré à Queneau par celui de Peter dans ‘’Peter Ibbetson’’ de Georges Du Maurier.
- la qualification d’une caverne aux dessins préhistoriques en «chapelle Sixtine des préadamites» (page 212) est un écho à l’abbé Breuil qui qualifia Lascaux de «chapelle Sixtine de la préhistoire».
- «Respect aux femmes enceintes et gloire à la maternité !» (chapitre IV) est la reprise, le détournement ironique d’un slogan du régime de Vichy.
- Le sentier qu’emprunte le duc dans la forêt lui paraît «heideggerien» (page 104), ce qui est une allusion aux ‘’Holzwege’’ (en allemand, «sentier forestier qui se perd dans la forêt»), livre du philosophe allemand Heidegger traduit sous le titre ‘’Les chemins qui ne mènent nulle part’’, et que lisait Queneau au moment de la rédaction des ‘’Fleurs bleues’’ ; c’est aussi une moquerie à l’égard de la complexité et de l’obscurité des textes du philosophe.

Ainsi le roman est truffé de culture, une culture souvent à peine suggérée, qui donne plaisir et qui fait sourire. Et il fourmille d'inventions qui se bousculent dans un joyeux méli-mélo de langues, de tons, de styles, de figures de rhétorique, de calembours, de jeux de mots, le tout, souvent superficiel, mais permettant à Queneau de manifester une liberté dans la forme fondée sur une maîtrise extraordinaire de la langue française.

Intérêt documentaire

La fantaisie narrative et, surtout, la fantaisie langagière que Queneau déploie dans ‘’Les fleurs bleues’’ devraient faire douter que le roman ait une base réaliste. Pourtant, dès l’incipit, la date "le vingt cinq septembre douze cent soixante quatre", nous établit solidement dans le monde réel, ce qui fait que, comme on l’a déjà indiqué, on peut y voir un roman historique qui présente certains aspects de celui que Simone de Beauvoir avait fait paraître en 1946, ‘’Tous les hommes sont mortels’’. Mais est encore plus réel le monde dans lequel vit Cidrolin en 1964.

Si l’on remonte tout le cours de l’Histoire, doivent d’abord être cités «les souvenirs historiques» par lesquels saint Louis essaie d’attirer le duc vers Bizerte : «Carthage [...] saint Augustin... Jugurtha... Scipion... Hannibal... Salammbô...» (page 25), cette dernière n’étant pas cependant vraiment historique mais inventée de toutes pièces par Flaubert.
Puis on trouve le duc d’Auge qui est présenté comme un Normand (ce qu’était Queneau), ce qui est vraisemblable, une vallée d'Auge se trouvant en Normandie. Il habite «Larche près du pont» (page 17) ; or il existe un Pont-de-l'Arche en Normandie. D’où le refrain sur les Normands qui «buvaient du calva» (page 13), c’est-à-dire le calvados, eau-de-vie de cidre fabriquée dans cette province, en particulier dans la vallée d’Auge. Cet aristocrate prétend descendre «en ligne directe de Mérovée» (roi présumé des Francs au Ve siècle, qui a donné son nom à la dynastie des Mérovingiens) et, pour lui, «les Capets [la dynastie qui règne depuis 987] c’est de la toute petite bière» (page 75). Il est animé d’une fierté féodale qui le fait s’opposer aux «manants, artisans et borgeois», mais aussi au roi, puis à l’Église, comme le personnage de ‘’Tous les hommes sont mortels’’.

En 1264, il domine d’abord un paysage où se mêlent en désordre les peuplades qui habitaient le sol de la France et les conquérants qui l'envahirent tour à tour, dont les Huns et leurs «stèques tartares» (page 13). Puis, vêtu de son armure, il fait abaisser le pont-levis pour quitter son château, monté sur son palefroi, et aller vers la «ville capitale», en compagnie de son page, Mouscaillot. Dans Paris, où bruissent encore les chantiers de la Sainte Chapelle et de Notre-Dame (l’indication : «La tour au sud est bien avancée [et l’] on refait aussi les parties hautes pour donner plus de lumière» est tout à fait vraisemblable), ces nouveautés gothiques (le duc qualifie la Sainte-Chapelle de «joyau de l’art gothique» [page 27] alors que le mot n’a été employé qu’à partir de 1615 et péjorativement !) qui font l'émerveillement des badauds, il va rendre hommage à celui qui se disait d’abord «Louis de Poissy !» (page 26) car il était né en 1214 à Poissy, conserva toute sa vie la plus tendre affection pour son lieu de naissance, et aimait à signer sa correspondance intime «Louis de Poissy» ; mais il était surtout le roi Louis IX qui apparaît évidemment à la place que l’image d’Épinal lui a octroyée, «assis sous son chêne» (page 24).
Le «saint roi» veut mener une huitième croisade, «une chrétienne expédition du côté de Bizerte», «sur les rivages autrefois carthaginois» (page 26), ce qui était assez paradoxal puisque le but ultime de ces croisades était de ne pas «laisser le tombeau de sire Jésus aux mains des païens». La mention de Bizerte comme but de la croisade est une allusion aux incidents militaires qui ont suivi l'indépendance (1956) de la Tunisie, à ceux qui eurent lieu en 1961 dans ce port où la marine française continuait à avoir une base, puis à sa remise à la Tunisie en 1963. Cela mettait fin à une des aventures colonialistes de la France, le duc étant présenté comme un de leurs anciens combattants : «la guerre aux colonies, il sait ce que c'est» (page 27 ). Dans cette huitième croisade, il s’agirait de «pourfendre el Mostanser Billah» (page 25), en réalité El Mostancer ou Al-Mostançir Billah, sultan ou roi de Tunis que saint Louis voulait absolument convertir.
Mais, comme la plupart des seigneurs qui avaient déjà participé à l'expédition précédente, qui avait eu lieu en Égypte, et n'y avaient gagné que «fièvres paludéennes ramenées de Damiette et autres colonies lointaines» (page 25), le duc se refuse énergiquement à repartir, à «aller découdre du Sarrasin» (page 55), ne voulant pas qu’«on le ramène l’an suivant salé dans une jarre» (page 25) afin que son cadavre résiste à la putréfaction. Aussi une foule de «manants, artisans et borgeois» hue-t-elle celui qu’elle traite d’«ord couard» et de bien autres noms (page 26), et lui lance des tomates «fanées» et une pluie d’insultes. Dégainant son «braquemart», il «en occit quelques dizaines» de ceux qu’il méprise et veut réduire, considérant qu’ils veulent «voir tous les nobles seigneurs comme moi étripés par les Chleuhs pour envahir nos châtiaux, boire notre vin clairet dans nos caves et qui sait? violenter nos mères, nos femmes, nos filles, nos servantes et nos brebis.» (page 27). Ces «Chleuhs» sont un peuple berbère du Maroc ; ils rappellent d’abord la crise marocaine de 1911, heurt entre les impérialismes français et allemand, d'où un glissement du sens du mot qui finit par désigner les Allemands ; puis Queneau se souvenait de son service militaire au Maroc en 1927.
À l’auberge, le duc se voit offrir du «bortch», qu’il rattache tout naturellement à la reine Anne de Kiev (1024-après 1063) qui était russe, et vint d'Ukraine épouser le roi Henri Ier, deux siècles plus tôt. Il s'étonne : «Ce tavernier ne sait plus qui fut Anne Vladimirovitch» (page 32) ; elle était en effet petite-fille de Saint Vladimir (mais il faut noter que le nom d’une femme ne devrait pas se terminer par «vitch» mais par «vna»).
Une autre foule s’en prend à lui, pensant que cet «albigeois doit adorer Mahom» (page 35), alors que les Algigeois, ou Cathares, étaient des chrétiens, hérétiques il est vrai parce qu’ils empruntaient aussi au manichéisme (d’où l’échange : «Les uns [les rêves] viennent de Dieu et les autres du Diable. - Ne serais-tu pas albigeois, par hasard?» [page 41]), attribuaient une âme aux animaux, ne mangeaient aucune sorte de viande (page 91).
Le cheval du duc parle, mais de ce privilège, il ne faudrait pas user en milieu étranger, sous peine d'être soupçonné de sorcellerie («C’est là oeuvre du diable !») à une époque où les procès de sorcellerie affolaient souvent les populations.
De nouveau, il «occit quelques bourgeois qui l’embrenaient» (page 53). Devant son refus répété d’aller à la croisade, d’«arracher le Saint Sépulcre des mains des infidèles» (page 55), on veut même le tuer. «Dégainant son braquemart pour la seconde fois», il «occit deux cent seize personnes, hommes, femmes, enfants et autres». Aussi voit-il arriver chez lui des «compagnies royales de sécurité» pour lui faire payer une amende, et lui signifier les «terribles pénitences en prières, aumônes et macérations» que lui impose celui qui trouvera la mort dans cette croisade, et deviendra saint Louis, mais qui est connu aussi pour avoir accru considérablement la pression fiscale dans le but d'avoir une monnaie stable et forte.
Le Moyen Âge n’est donc pas une époque idyllique, et le duc d’Auge a bien raison d’aller voir s’il ne fait pas meilleur vivre quelques siècles plus tard.

En 1439, sous «Charles septième du nom», comme s'achève la Guerre de Cent Ans (d’où la moquerie : «nos bons rois en mettent du temps pour gagner une guerre»), le duc ne voit pas de «Godons» (page 67) puisqu'ils sont sur le point d'être enfin «boutés hors» grâce à Jeanne d’Arc, qu’il appelle «la bergerette» (page 75). L’époque est datée encore quand le cheval Sthène «dégoise un rondeau que Charles d'Orléans s’apprêtait à écrire» (page 72) ; il s’agit d’’’Hyver, vous n’êtes qu’un vilain’’ qui date de 1440.
«La situation historique» est «forestière et dépeuplée» (page 104), et, à la fin de la description d’un repas pantagruélique du duc, il est noté : «Encore était-ce la famine dans les rues avoisinantes» (pages 73-74), tandis que Russule n’aura à offrir qu’une «modeste pâtée de châtaignes et de glands» (page 106) qui devient une «poivrade» faite de «châtaignes, de glands et de grains de poivre», poivre sur lequel on insiste : «Il vient du Malabar, ce poivre, et des plus authentiques, pas falsifié du tout» (page 107).
Mais, indifférent à la misère qui accable les «manants» qui peuplent les campagnes, qui appartiennent à leurs seigneurs (il affirme : «Tout m’appartient ici : la forêt, le bois, le bûcheron, la chaumière, la fille» [page 108]) et sont donc «corvéables» (page 106), le duc s'indigne plutôt du procès intenté au «noble seigneur Gilles de Rais» avec lequel il a «pourfendu tant de Godons sous le commandement de Jehanne la Pucelle». Il ne partage pas les perversions de ce sulfureux personnage (il se donne pour devise : «Ogre ne daigne, bougre ne veut, Auge suis» [page 68] qui est une réécriture de la devise des Rohan : «Roi ne puis, duc ne daigne, Rohan suis»), mais il les minimise au regard de ses hauts faits militaires avec ce trait d’humour noir : «Mettons qu’il ait violé une dizaine de petits garçons et qu’il en ait zigouillé trois ou quatre, il n’y a tout de même pas là de quoi fouetter un maréchal de France, et surtout un compagnon de combat de notre bonne Lorraine qu’Anglais brûlèrent à Rouen.» (page 69). On peut se demander si, avec ce criminel qui est maréchal de France, on n’a pas un clin d’oeil à la situation du maréchal Pétain, lui aussi considéré comme «un libérateur de la France» (page 74).
Le duc se rend à Paris «trouver le roi de France pour lui demander justice pour son compagnon d’armes». Il apprend du vicomte de Péchiney que le roi se trouve «sur les bords de la Loire», ce qu’il trouve «mal séant» (page 75). Et il déplore qu’il s'entoure de gens de peu, comme ce «borgeois» enrichi de Jacques Coeur, son grand argentier, ou Étienne Chevalier, son maître des comptes, trésorier, conseiller et exécuteur testamentaire (page 75), et comme ces moines mendiants (Carmes, Franciscains et Dominicains qui étaient des prédicateurs et des enseignants) qui s'insinuent partout (page 76). Il se «joint à d’autres nobles seigneurs et vaillants guerriers pour faire la leçon au roi», défendre les droits des gens «bien nés», et délivrer Gilles de Rais ; mais il «reste seul en face du roi de France, en état de rébellion ouverte» (page 57). Le dauphin, le futur Louis XI, qui rallie les mécontents et complote contre son père, le rencontre et lui fait des promesses. Mais la conjuration échoue : «En fin de compte les nobles seigneurs se sont conduits comme des cloches et le dauphin nous a laissé tomber», ce qui est arrivé effectivement en 1440.
Il profite de son voyage «pour aller admirer le beau porche flamboyant de Saint Germain l'Auxerrois, porche que vient d’achever maître Jehan Gaussel» (page 71), ce qui s’est effectivement produit en 1439.
Puisque des armées royales régulières remplacent les troupes levées par les seigneurs, que les artilleurs supplantent désormais les archers, le duc, qui est ami du progrès, achète des canons pour assurer sa sécurité personnelle. Il en fait l’essai sur l’abbé Biroton et le diacre Riphinte, les effrayant fort. Puis, à la chasse, il fait tirer au canon sur un mammouth (tout à fait improbable en 1439 !) qui met en déroute ceux qui l’accompagnent. Et ces «engins du diable», que les artificiers maîtrisent difficilement, lui occasionnent donc beaucoup de dégâts et de dépenses.
Il s'irrite d'apprendre par son chapelain, qui revient du concile de Bâle (qui, se déroulant de 1431 à 1438, eut pour but d'essayer de réunifier l'Église de Rome avec les Églises orientales et l'hérésie de Jean Huss, de réfléchir sur le pouvoir du pape par rapport à celui des conciles ; il fut transféré à Ferrare le 9 avril 1438, puis à Florence le 16 janvier 1439, finalement à Rome en 1443), que la Pragmatique Sanction de Bourges, ordonnance de Charles VII, en ratifie les décisions, et fonde ainsi le gallicanisme, qui se traduisit par une autonomie du roi de France dans la nomination des évêques, et limita l'autorité papale sur le royaume. Cela explique que le duc affirme être «guelfe» (page 87), c'est-à-dire partisan de l'Empire qui empêche la constitution d'États forts et indépendants, ce qui fait le jeu des féodaux.
S’il va écouter la messe, il se dessine en contestataire du conformisme en posant à l’abbé Biroton des questions au sujet des rêves, du langage des animaux et de «l’histoire universelle en général» (page 40).

En 1614, alors que Louis XIII a onze ans, et que la régence est assurée par sa mère, Marie de Médicis, «l'argent coule à flots» (page 118) grâce au traité de Sainte-Menehould (page 121) qui, signé le 15 mai 1614, permit à la reine, avec l'appui des banquiers florentins, de calmer les nobles en leur faisant de riches donations (Condé reçut 450 000 livres, Mayenne 300 000 et Longueville 100 000). Le duc bénéficie aussi du pactole, Sthène lui rappelant «les bons écus que vous obtîntes par le traité de Sainte-Menehould» (page 162).
Aussi, comme le constatent ses trois gendres, il a adopté des modes et un luxe un peu ostentatoires : il est meublé en «pur style Louis le treizième» (page 118), il a fait venir sa verrerie de Venise (page 118), il exige de ses cuisiniers des repas raffinés aux multiples services pour lesquels on utilise cette nouveauté qu’est la fourchette (même si le mot est apparu en 1313, elle n’a été introduite en France et répandue dans l'usage au XVIe que par le cercle de Catherine de Médicis) ; son gendre Malplaquet y répugne : «Je ne trouve pas ça propre, ces outils. On ne sait pas où ils ont traîné avant, tandis que ses douas, on sait toujours où on les a mis» (page 118). Son autre gendre, le sire de Ciry, étant un «bel esprit», veut le flatter en le comparant à Don Quichotte, disant avoir lu le livre, «le meilleur livre étranger paru en l’année 1614», mais le duc pense qu’il est un «précieux» (page 121), ce qui est une fois de plus un anachronisme ou une vision prémonitoire, le terme n'apparaissant en ce sens qu'après 1650.
Le duc se rend dans «la ville capitale» pour représenter la noblesse de sa province aux États généraux qui, convoqués pour couvrir les dépenses royales par de nouveaux impôts, se tinrent du 27 octobre 1614 au 23 février 1615, se révélèrent particulièrement inutiles du fait des rivalités entre les trois ordres, ce qui fit qu’ils ne furent plus réunis jusqu’au règne de Louis XVI, en 1789. Mais ils permirent pour lors au duc de se montrer à la Cour, d’y obtenir brevets, pensions, bénéfices ecclésiastiques, pour lui-même, sa parentèle, ses abbés. Biroton est d’ailleurs devenu évêque.
À Paris, il admire la statue équestre du roi Henri IV (page 132), qu'on venait de dresser à l'entrée du Pont Neuf qui avait été achevé en 1607. Elle lui donne le désir d'en commander une à son effigie, comme l’aimerait aussi Sthène qui y serait représenté. Le duc vient voir «la curiosité parisienne qui attire le plus de visiteurs à l’heure actuelle», l’aqueduc d’Arcueil «qui aura une longueur de douze cent trente et un pieds et une hauteur de quatre-vingt-quatorze pieds» (page 134), qui fut construit, pour alimenter les bassins du Luxembourg, par l'architecte Salomon de Brosse, Jean-Nicolas de Francine (et non Tomaso de Francini [page 134]) en étant surtout chargé, cette famille florentine, qui avait francisé son nom, étant spécialiste des ouvrages hydrauliques.
Dans un épisode qui est parallèle à celui de la chaumière de Russule, le duc, se trouvant devant une maison dans laquelle il veut se réfugier du fait d’un orage («Encore faut-il pour que cette maison soit un abri, que la porte s’en ouvre. Or la porte ne s’ouvre pas», et il doit y pénétrer à force de coups de pied et d’épaule), rencontre alors l’alchimiste Timoleo Timolei, dont le nom est forgé sur le modèle de celui de Galileo Galilei, dit Galilée. Il le découvre en pleine opération alchimique, les termes techniques alors déployés («L’arbre de rubis s’est transformé en serin vert et le bec de celui-ci picore déjà l’or nutritiel») venant de lectures qu’avait faites Queneau : ‘’Les demeures philosophales’’ de Fulcanelli (1930), ‘’Le musée des sorciers, mages et alchimistes’’ de Grillot de Givry, ‘’Forgerons et alchimistes’’ de Mircea Eliade. Timoleo Timolei se prétend «le seul alchimiste du monde chrétien à connaître la recette de l’or potable ou non, sans compter mille autres merveilles» (page 137), l'or potable («aurum potabile») étant la panacée de l'ancienne médecine ; alors que le duc l'interprète comme la richesse matérielle, pour l’alchimiste, c’est la réalité vraie derrière les apparences. Timoleo Timolei poursuit aussi ces autres buts de la quête alchimique : «la pierre philosophale» (page 163), «l'élixir de longue vie» (l'effet de la transmutation des métaux, au siècle de Paracelse où les métallurgistes étaient aussi médecins, était aussi de prolonger la vie), «la poudre de projection» (page 162). Aussi le duc l’invite-t-il à s’installer dans son «châtiau», et se livre avec lui à l’alchimie. Ainsi évolue-t-il vers un esprit scientifique. En 1964, à Paris, «le duc visitera le Palais de l’Alchimie» (page 241), qui correspond évidemment au Palais de la Découverte. En dépit de sa longévité, il cherchait l’élixir de longue vie, mais ne l’a pas trouvé : «Nous ne découvrîmes rien de tout cela» (page 233). La seule découverte de l’alchimiste est finalement, non sans ironie, «l’essence de fenouil» que le duc consomme à partir de cette période de son histoire, mais qui est vraisemblablement antérieure à leur rencontre, puisqu’elle est mentionnée page 118 : «de l’essence de fenouil dans des verres de cristal de Venise». Il la retrouve sous la marque «Cheval blanc», chez Cidrolin (page 232). Par sa préférence pour l’alchimie, il s’oppose à son épouse qui a un astrologue, «comme la reine Catherine» (page 150). En effet, celle-ci avait fait construire un observatoire dans l'hôtel de Soissons pour son astrologue, Cosimo Ruggieri (qui avait eu des ennuis en prédisant des malheurs au roi Henri IV). Quand Russule annonce au duc qu’il aura un héritier, il s’en prend violemment à l’astrologue car il lui préfère son alchimiste. Il oppose le caractère mâle et transgresseur de l'alchimie au caractère femelle et un peu «mode» de l'astrologie. Il évolue alors vers la recherche scientifique, comme le personnage de ‘’Tous les hommes sont mortels’’, roman de Simone de Beauvoir.

En 1789, sous Louis XVI, le duc boit du café sur la terrasse de son château, dans un de ces délicats services en porcelaine de Chine récemment mis en vogue par le commerce avec l'Extrême-Orient. Sthène, qui annonce qu’on est «à la veille d’une révolution», lit ‘’Le voyage du jeune Anacharsis en Grèce, dans le milieu du IVe siècle avant l'ère vulgaire’’, oeuvre de l'abbé Jean-Jacques Barthélemy, sorte de "Vie quotidienne en Grèce" doublée d'un rappel d'histoire grecque concoctés par un érudit, qui avait paru en 1788. Devant Monseigneur Biroton et l’abbé Riphinte, le duc, hostile à la tradition religieuse, conteste «les saintes écritures» (refusant d’ailleurs de leur accorder des majuscules) qui, pour lui, se contredisent, et affirme que «le monde existait depuis des milliers et des milliers d’années avant la création d’Adam» (page 173), fixant la date de celle-ci en «l’an quatre mille quatrième avant Jésus-Christ» (page 172), date qui est encore utilisée aujourd'hui dans le calendrier hébraïque, bien que, pour la religion juive, le nombre d'années avant le Christ est, semble-t-il, de 3761 : Queneau a peut-être choisi le nombre 4004 parce qu’il a la particularité d'être réversible. Croyant à l’existence de «préadamites», le duc va s’employer à en apporter des preuves, va en découvrir dans des grottes.
Or il devrait plutôt s’inquiéter de la grogne qui grandit dans le pays où l’on rédige des «cahiers de doléances» qu’on veut présenter au roi. Malgré la demande des notables de son baillage, il laisse partir sans lui leurs «délégués aux États généraux». Il réprimande son nouveau page, Pouscaillou, qui crie : «Vive le roi !». Il suit, sans trop les comprendre, la valse des ministres et les projets de réforme qui se succèdent. À sa grande surprise, la Bastille, où la sévérité royale avait, «pour des peccadilles», enfermé un de ses amis, «Donatien» (pages 176, 178), c’est-à-dire Donatien Alphonse François, marquis de Sade (amitié par laquelle le duc manifestait encore son goût pour les conduites déviantes), est prise d'assaut par les manants, qu'on appelle désormais «le peuple» (page 213). La France adopte le drapeau bleu, blanc, rouge. Est mentionnée «la nuit du quatre août» (page 221) qui vit l’abolition des privilèges féodaux ; certains aristocrates, à la suite du vicomte de Noailles, y renoncèrent d'eux-mêmes, ce qui suscitera le commentaire peu amène du comte Almaviva y Altamira : «les aristocrates français n’arrêtent pas de faire des conneries» (page 221). Alors que la Révolution arrive, Monseigneur Biroton, complètement aveuglé, déclare : «l'Église est sauvée» (page 213) car elle était pour lui menacée par la découverte du duc. Puis celui-ci «retourne auprès de ce bon peuple parisien qui vient de sauver l’Église sans le savoir, ce qui prouve bien qu’il y là quelque miracle» (page 215), pensant que les évènements feront oublier les grottes et les «préadamites», et que la chronologie demeurera intacte. Mais le changement est irrémédiable : les États généraux se transforment en Assemblée Constituante (où il siège), le ministre Necker est renvoyé, les aristocrates émigrent. Cependant, ce ne sont là que quelques allusions rapides à des faits politiques, et, en définitive, la représentation de l’époque révolutionnaire par Queneau est beaucoup plus expéditive que celle du Moyen Âge, voire escamotée. Cela témoigne de sa position sceptique et iconoclaste : il ne fait de cet événement ni un drame ni un triomphe, juste un épisode mi-ordinaire mi-pittoresque parmi d’autres.
Pendant ce temps, le duc, installé à l’auberge de Plazac, caché prudemment «sous le nom de monsieur Hégault» (page 190, ce nom permettant d’entendre d’abord «égaux» (pour se conformer en apparence à l’esprit du temps) mais aussi «ego», indication de l’égocentrisme du duc qui proclame : «Les nouvelles intéressantes viendront d’ici. Et de moi-même.» [page 213]). Il explore les grottes du Périgord pour prouver l’existence des «préadamites», devenant même ce qu’il appellera plus tard «un spécialiste de la peinture pariétale» (page 226). Mais il ne cherche pas vraiment une explication rationnelle à la présence des peintures rupestres : il s'en émerveille plutôt, d'une manière presque enfantine. Il se rend ainsi à Montillac (page 188), qui évoque le Montignac de la fameuse grotte de Lascaux, découverte en 1940 par quatre enfants du village qui en avaient immédiatement référé à l'abbé Breil, le grand préhistorien.
Le duc est retrouvé par l’abbé Riphinte. Comme il l’entraîne avec lui vers une grotte, dans une âpre nature, l’abbé «peste contre Jean-Jacques Rousseau» (page 203), trait d’ironie puisque celui-ci s’en était fait le chantre ardent. À propos de la lanterne qui étonne l’abbé, des inventions du XVIIIe siècle sont évoquées, apparaît le nom de Volta, l’inventeur de la pile électrique, mais c’est la pure fantaisie qui justifie le recours à l’Histoire des sciences.
Le duc montre à l’abbé des dessins préhistoriques qui, pour celui-ci, ne sont que des «dessins d’enfants» (page 209), ce qui sert au raisonnement de l’autre pour défendre sa thèse de l’existence des «préadamites», raisonnement qui a un caractère spécieux, car il se réfère à l'’’Évangile’’ et au «Laissez venir à moi les petits enfants» (Matthieu, XIX, 14 et Marc, X, 14), puis à la ‘’Genèse’’ (page 210), ce qui, de la part d’un athée, frise le blasphème. On peut s’étonner aussi qu’il compare les dessins des cavernes aux peintures de Greuze, qui n'avait rien d'un peintre animalier mais était plutôt l'auteur de grandes compositions sentimentales, et était bien «académicien» puisque membre de l'Académie depuis 1769 (page 211). Il compare la caverne à «Saint-Sulpice» (page 211) dont la façade, dessinée par Servandoni, venait d'être achevée par Chalgrin (1777-1788) ; une autre est qualifiée de «chapelle Sixtine des préadamites» (page 212), ce qui reprend l’expression de l’abbé Breuil qualifiant Lascaux de «chapelle Sixtine de la préhistoire». Ces grottes sont depuis devenues célèbres ; aussi une des filles de Cidrolin et son gendre, qui sont amateurs de «tévé», et ont dû y trouver un incitatif à la culture, sont allés voir les «trous préhistoriques» du Périgord, et ont pu constater qu’«ils savaient vachement bien dessiner, les paléolithiques» ; mais Cidrolin leur rétorque : «C'est faux !», son sentiment étant d’ailleurs conforme aux discussions du temps dans les journaux ; il leur révèle que «c’est un type du XVIIIe siècle qui a peint tout ça [...] pour emmerder les curés» (page 221) et pour défendre la thèse préadamite, ce qui est confirmé pour les grottes espagnoles (page 221). En 1964 encore, Biroton qui, en tant qu'évêque de Sarcellopolis, jeta l'anathème sur le duc du fait de ses «convictions préadamites» (page 176), convaincu désormais de la nécessité de concilier la science et le dogme en bénissant l'homo sapiens d'avoir une pensée unique montant vers le Créateur à travers la diversité des animaux embarqués symboliquement dans l'Arche caverneuse, est allé au concile soutenir «quelques thèses sur le monothéisme des peuples préhistoriques» (page 273), en guise de pied de nez à l'incrédulité dont furent victimes les premiers découvreurs de peintures rupestres (comme le marquis de Sautuola, découvreur de la grotte d’Altamira).
Comme le duc, s’opposant aussi, sur le sujet des «préadamites», à la duchesse et à son gendre, le vicomte d’Empoigne, tue celui-ci, il préfère «s’en aller promener, peut-être même à l’étranger», non pas pour émigrer à la façon des autres aristocrates mais toujours pour «chercher des preuves» de l’existence des «préadamites». Il se rend en Espagne, chez son ami, le comte Altaviva y Altamira. Pour ces longs voyages, il n’est plus question de carrosse : les moyens de transport s’étant démocratisés, il prend la chaise de poste, et un «postillon» remplace son cocher. Il est accueilli par le comte qui s’exprime dans «cet excellent français que tout Européen cultivé parlait à l’époque» (page 221). Le duc lui dit vouloir peindre «des cavernes», ce qui est ambigu : les cavernes sont-elles le sujet ou le support, ce qui explique l'allusion aux cavernes de ‘’La tentation de Saint-Antoine’’, probablement celle de Jérome Bosch (page 222). Il va couvrir les parois de l’une d’elles de ses dessins, se mettant sous le patronage de Sade pour commenter son activité de faussaire.

Ainsi, les quatre époques que traverse le duc en étant plongé dans les façons de vivre et les émotions de chacune, en réagissant spontanément aux événements et aux préoccupations qui s'imposent à lui en chaque circonstance, sont des moments importants de l'Histoire de la France présentés toutefois par touches rapides, réduits à un décor de carton-pâte, à des lieux communs. Ce sont des images d'Épinal, de ces clichés de manuels des écoles primaires qu’aligne Labal page 198, et qui produisent un effet d'accélération burlesque qui jure avec l'obstination de Cidrolin à suivre l'histoire comme un fil(m) continu, ce qui fait qu’on est à la fois dans le sérieux et dans le ludique, les termes désuets conférant une impression d'exotisme et renforçant l'impression réaliste.

Un autre épisode de l’Histoire de France est évoqué par un des gendres de Cidrolin : «Lucien Bonaparte qui agite sa sonnette, son frère dans un coin, les députés qui gueulent, les grenadiers qui se ramènent, enfin quoi tu assistes au dix-neuf brumaire.» (page 63). Cela étonne car on entend parler habituellement du dix-huit brumaire ; mais le coup d’État s’est déroulé sur deux jours ; le dix-huit eut lieu le coup de force qui plaça le pouvoir effectif entre les mains des généraux, et particulièrement de Bonaparte, obligeant les conseils à déménager à Saint-Cloud ; le lendemain, le dix-neuf, en voulant donner un semblant de légalité à ce coup d’État, Bonaparte dut faire face aux parlementaires. Les livres d’Histoire ont donc retenu comme date le jour effectif de l’intervention militaire.

En fait, Raymond Queneau, loin de vouloir faire un travail de reconstitution historique, s’est contenté d’évoquer l’Histoire à gros traits pour l’amusement du lecteur.

Par ailleurs, dans les parties où apparaît Cidrolin, le roman dessine un tableau de la vie dans la France de la seconde moitié du XXe siècle. Si, lors de sa «virée dans la capitale», le Paris de 1964 étonne le duc qui s’y étonna comme le Persan de Montesquieu («la capitale a bien changé»), bien qu’il circule en «caravane» comme tous les vacanciers, qu’il promène dans un «van» les valeureux chevaux qui lui servirent de montures durant des siècles, s’il voit de «petits prospectus» distribués par les «sergents de ville» (page 245) alors que ce sont évidemment ce que Cidrolin appelle ailleurs des «contredanses» (des contraventions), s’il considère que le tiercé fait des Français des «alchimistes» («ils espèrent tous faire de l’or avec des chevaus» [page 257]), s’il est effaré par «tout ce trafic» de «houatures», rien de cela ne nous étonne, nous, et, en faisant la part des choses, il nous faut constater que la part de réalisme est plus grande du côté de Cidrolin, que Queneau est même allé jusqu’à un certain naturalisme avec le «bouche-à-bouche» et «la ventouse» que se font les amoureux, leurs mentons dégoulinants de salive, leur «décollement» qui fait «floc» (page 48). Pour montrer jusqu’où va Queneau dans cette voie, signalons que le duc trouve, pour faire ses besoins, «un carré de poireaux qui lui paraît avoir besoin d’être fumé» (page 135) ; que Cidrolin «se dirige vers les latrines et se soulage, entend un floc, encore quelque chose qui voguera jusqu’au prochain champ d’épandage ou même peut-être jusqu’à la mer» (page 140) ; que Sthène «crotta de dépit» (page 161) ; qu’on nous fait entendre le «bruit allègre du jet se brisant à la surface de l'eau» lorsque le duc va «pisser dans le fleuve» (page 235) ; que Cidrolin qui, «bien qu’ayant une forte répugnance pour cette opération abjecte, s’enfonça un thermomètre dans le derrière» (page 215) puis «eut envie de pisser» (page 216), se rend aux «vécés», et est «bien soulagé» (page 217), etc..

Les gens pauvres vivent dans des «achélèmes», des H.L.M., habitations à loyer modéré, auxquelles l’«ératépiste» qui veut épouser Lamélie répugne. Les citoyens bénéficient de la «éssésse» (page 129), la «Sécurité Sociale», dont le déficit doit être caricaturalement compensé par le «permis» pour «un repas de plus de trois mille calories». Ils peuvent fréquenter les cinémas où passent des films de cape et d’épée ou des «ouesternes», et non le très improbable ‘’Spartacus et Frankenstein contre Hercule et Dracula’’ (page 183), fruit de la fantaisie de Queneau. Mais il est beaucoup question de la «tévé», les premières années soixante ayant vu une expansion fulgurante de la télévision sur tout le territoire français ; on voit un des gendres de Cidrolin vanter sa valeur éducative : elle apprendrait aux «mômes» «l'histoire de France, l'histoire universelle même», ce qui entraîne une discussion d'une «haute tenue morale et philosophique» (page 65) sur le caractère historique des «actualités» qui passent au cinéma ou à la télévision : «les actualités d’aujourd’hui, c’est l’histoire de demain» (page 63).
«L’essence de fenouil avec de l'eau plate» (page 19), c’est-à-dire le pastis, dont abuse Cidrolin (comme Raymond Queneau, qui était alcoolique et dut, ayant en 1965 des problèmes de santé, cesser de boire de l’alcool), et qui chez lui favorise l’émergence du rêve, semble bien être la boisson nationale des Français. On le prend chez soi ou dans les bistros dont le roman montre différentes sortes, certains étant de plaisants lieux de rencontres : «À la terrasse du café, des couples pratiquaient le bouche-à-bouche», étaient «acharnés à faire la ventouse», et Lamélie et un «ératépiste» se consacraient à la «languistique» ; mais il «n'oubliait pas de regarder sa montre de temps à autre vu ses occupations professionnelles» : «Faut que je me tire. [...] Il tire des francs de sa poche et tape avec sur la table. Il dit d'une voix assez haute : - Garçon. [...] Le garçon s'approche pour encaisser...» (page 48).
Ces bistros, on les voit à diffférentes heures du jour :
- Le matin : «Au bistro du coin du pont, elle [Lalix] s’arrêta pour boire un café. À la terrasse, des couples faisaient la ventouse et se palpaient avant d’aller à leur travail.» (page 264).
- En fin d'après-midi, «le crépuscule se prolonge, mais cafés et boutiques s'éclairent déjà comme si c'était pleine nuit» - «quelques couples s'attardaient encore à se biser, des ératépistes mangeaient des sandwiches et buvaient des demis en commentant les menus incidents du service. » (page 122).
- Tard le soir, le bistrot était vide, on y rangeait les tables, et «les consommateurs devaient se contenter du comptoir et se tenir debout devant».
Ailleurs, Lalix «s'était assise à la terrasse d'une brasserie, une grande avec des tas de consommateurs et des tas de garçons et même des maîtres d'hôtel. Sur le trottoir passaient des tas de passants ; sur la chaussée, roulaient des tas de houatures. Il y avait un marchande de journaux qui criait bien fort, et il y avait une dame-alchimiste qui agitait une petite sonnette pour essayer de vendre des billets de loterie.» (page 264).
Tient une place particulière «le bar Biture», dont il est répété (pages 94 et 264) que c’est «un bar qui se donne l'air de ressembler à tous les autres», où l’on fait comme ailleurs des «commentaires sur les pronostics» du tiercé, mais qui est fréquenté par des gens du «milieu» (où il semble bien que vécut Cidrolin comme l’indique une insinuation de Yoland : «Ça n’a pas dû vous arriver souvent d’entendre des propos d’une si haute tenue philosophique et morale - Surtout dans le milieu où vous venez de vivre.» [page 65]) comme «l’ami Albert» que viennent voir d’abord Cidrolin puis Lalix.
Lors de la visite de Cidrolin, l'entrée d’Albert est celle d’un caïd de la pègre : «En voyant Cidrolin, Albert s'abstient de tout témoignage extravagant de surprise, de reconnaissance ou de joie. Il s'assoit tranquillement, il lui serre la pince, il commande au patron une coupe de champagne.» (page 98). Il semble bien être une relation que Cidrolin s'est faite durant son séjour en prison, ou avant comme le suggère ultérieurement l'allusion à sa phobie des voitures : ne s’est-il pas, comme on dit dans le milieu, «rangé des voitures», après avoir «passé dix-huit mois en prison» (page 111), peut-être pour détournement de mineure (d’où son souci d’engager une majeure), pour mener désormais une vie plus sage et plus honnête? Albert évoque «les petites qui [lui] passent entre les mains» (page 100) ; Cidrolin l’imagine dans l’exercice de son activité : «Tu te pointes avenue du Maine [...] tu vois une fille qui descend du train d’Avranches, tu lui dis mademoiselle...» (page 101) ; or le quartier de la gare Montparnasse était connu comme un lieu de détournement de jeunes et naïves Bretonnes ou Normandes à peine débarquées du train, et qui se voyaient vite entraînées dans la terrible spirale de la prostitution ; Albert est donc un proxénète qui se livre même à la traite des blanches, ce qui fait dire à Cidrolin : «Parmi les filles que tu connais y en a des tas qui préfèreraient ma péniche au bordel argentin ou au harem pétrolier [...] ça devrait sembler plus agréable que de se faire trombiner par une nuée de gauchos ou un sheikh polygame et roteur» (page 100), car il «fournit» des «boîtes» (page 101), organise «le trottoir qui menait de Bretagne en Zanzébie ou dans la république du Capricorne» (pages 184-198), disant de ses protégées : «Elles sont colonisatrices en diable» (page 101) mais risquent de se retrouver «à bord d’un cargo libérien à destination des patelins les plus perdus de la terre» (page 101). Lors de la visite de Lalix au «bar Biture», on apprend qu’«il est en tôle», et le patron lui confie : «Des monsieur Albert t'en trouveras des charibotées si c'est ça que tu cherches.» (page 266). Elle se dit «contente d’avoir délaissé le music-hall pour devenir gouvernante» (page 183), «music-hall» étant un bel euphémisme pour désigner ce qui attend les protégées de Monsieur Albert en général ; il a été «de bon conseil», mais l’a «convaincue» «à coups de pied» ; elle ajoute : «Eh, il n'y allait pas de pied mort, mais j'ai vite compris». (pages 183-184).

Queneau n’oublia pas les restaurants et même les «restaurants gastronomiques». Dans un «de-luxe», se réunissent, sans lui, les filles et les gendres de Cidrolin : les deux soeurs, Bertrande et Sigismonde (qui ont des noms masculins féminisés) venaient avec leurs «jules», Yoland et Lucet (qui ont des noms féminins masculinisés) fêter les noces de la troisième avec son «ératépiste». Aussi Cidrolin se rend-il seul à un autre «de-luxe» : «Lorsqu'il y pénétra, il s'aperçut aussitôt qu'il était bien inutile de téléphoner : le restaurant était vide. On y pratiquait le déjeuner d'affaires, mais la clientèle dîneuse s'y montrait plutôt rare. Un maître d'hôtel demanda cependant avec hauteur si l'on avait retenu sa table.» On l'installe à une «belle et bonne table bien large, déjà couverte de vaisselle et de couverts». On lui demande «s'il désirait prendre un apéritif». Puis se déroule le cérémonial de la commande : «Le maître d'hôtel, du bout de son crayon, indiquait les spécialités, les plats du jour.» Il s'offrit un festin pantagruélique : «Il décida de commencer par du caviar frais gros grains [...] il envisagea d’affronter ensuite un coulibiac de saumon que suivrait un faisan rôti qu'accompagneraient des truffes du Périgord [...] À la réflexion, Cidrolin, qui était friand de vol-au-vent financière, estima qu’il pourrait en insérer un entre le coulibiac et le faisan. Après le fromage, il prendrait un soufflé aux douze liqueurs. / Le sommelier apportait l'essence de fenouil dans une bouteille sur laquelle était bien collée l’étiquette du Cheval Blanc ; il repartit avec la mission de ramener un carafon de vodka russe, une bouteille de chablis 1925 et une bouteille de château d'arcins 1955.» (pages 123-124). On lui révèle que le «caviar gros-grain extra-standigne» est «arrivé cet après-midi même par avion supersonique» (page 128). «Il peut achever en paix son gibier et ses ascomycètes, se taper dans le calme quelques tranches de fromages variés, déguster dans la sécurité le soufflé aux douze liqueurs et s’envoyer en toute quiétude derrière la cravate un verre de chartreuse verte.» (page 130). Il a apprécié son repas : «Le faisan, succulent. Les truffes, entières et bien brossées. Les fromages, de première bourre. Le soufflé [...] gonflé comme une montgolfière, onctueux, savoureux. Rien à redire. Même la chartreuse était authentique.» (page 131). Mais il doit faire «six mille calories, au moins.» (page 124). Et, dans la nuit, «il a très mal au ventre et très mal à l’estomac.» (page 140).
C’était tout un contraste avec le triste repas préparé par Lamélie : «On lui servit des anchois beurre, du boudin de campagne, pomme en l’air pomme en bas, du roquefort et trois babas. Les anchois sont des harengs pluvieux, le boudin et ses pommes se montrent inconsistants, le roquefort grince sous le couteau, le rome des babas mous ne put jamais prétendre qu’à la dénomination d’eau.» (page 31). Quand il est contraint de se faire à manger, il se contente d’«une boîte de filets de thon à l’huile d’arachide purifiée» (page 116), ce que lui sert encore Lalix avec «un bout de fromage et le fond d’un pot de confiture» (pages 155, 158) ; aussi craint-il le scorbut (page 116), maladie due à une carence de vitamines C présentes dans les fruits et les légumes, pour une double raison : en tant qu'ancien prisonnier et en tant que marin !

Mais la focalisation se fait sur la péniche de Cidrolin, l'Arche, qui est amarrée à un quai de la Seine, vraisemblablement le long du Boulevard du général Koenig, près du pont de Neuilly («commune riche, cossue» [page 142] où d’ailleurs habitait Queneau), à proximité d’un terrain de camping, du Bois-de-Boulogne (d’où les «bosquets» de la page 228) d’un magasin «Inno» (page 237). Une «usine de houatures» polluante se trouve en amont (page 185) ; en fait, il y en a deux : l'usine Citroën et l'usine Renault. «Dans le coin où habite Cidrolin, les emplacements ne sont pas trop chers, c'est en bordure de Paris, mais il y a quand même une bouche de métro à proximité, on voit des péniches plus chouettes de loin que de près, des campignes pas très luxueux et des buildignes en construction.» Comme partout dans la région parisienne, il y a beaucoup de circulation : «Sur le quai, passaient les ouatures dans un roucoulement monotone». Mais, la nuit, c'est tranquille : «Sur le boulevard le long du quai, il y a encore quelques camions qui passent de temps à autre, de même sur le pont.» (page 140). Quand vient le matin, «la circulation croît sur le pont comme sur le boulevard. Les premiers pêcheurs à la ligne apparaissent. Des membres ultramatinaux d'un club sportif pratiquent l'aviron. Une péniche vraie passe, les vagues viennent s'amortir le long de la rive. Cidrolin voit la cime des arbres monter et descendre.» (page 141).
La situation de la péniche est décrite avec précision : «Une clôture (avec un portillon) sépare du boulevard le terrain en pente attenant à la péniche.» Pour y accéder, il faut descendre «le talus jusqu'à la planche passerelle» ; ce n'est pas sans risques : en traversant, «l'ératépiste manque de se flanquer dans la fange du fleuve» (page 79). Car la péniche stagne dans une eau pleine d’ordures, dans «l’infâme bouillasse égoutière» (page 80), même si Cidrolin tente de s’en défendre : «L'eau paraît un peu sale, mais elle n'est pas stagnante. Ce ne sont pas toujours les mêmes ordures qu'on voit. Des fois, je les pousse avec un bâton, elles s'en vont au fil de l'eau. De ce côté-là, tout de même, en effet, ça croupit un peu. » (page 145). Mais il craint de voir les invités y tomber : «Vous cassez pas la gueule» (page 61) - «Attention de ne pas vous casser la gueule» (pages 145, 185, 231) - «Attention de pas vous foutre dans la flotte» (pages 61,185), avertissements qui, devant des visiteurs distingués, sont corrigés en : «Faites attention de ne pas vous casser la figure [...] Faites attention de ne pas vous flanquer à l'eau». Alors que Cidrolin est en barque, et suit le cours du fleuve, «il entend parfois une bulle qui crève, un poisson qui fait surface ou le produit d'une fermentation née au fond du fleuve et qui vient exploser à sa modeste mesure entre deux rides semées par le vent.» (pages 140-141).
«Y a de la place pourtant sur votre vaisseau», s’extasie l’«ératépiste» (page 78), et on en a la preuve quand le duc et sa suite décident d'y établir leurs quartiers. Il faut tout de même mesurer ses gestes : «Sur les bateaux, vous savez, la place est toujours limitée» - «Quand on fait l'amour sur une couchette, le type il doit se cogner la tête», remarque Lalix. L'Arche, cependant, est confortable : il y a une salle de bains «et le petit coin à côté». Elle est bien entretenue : il faut régulièrement «rincer le pont, râcler le gouvernail» ; «il me faut quelqu’un pour passer le faubert sur le pont et hisser le grand pavois les jours de fêtes carillonnées» (page 82). «Dans la marine, tu sais, on n'arrête pas de briquer» (page 100) déclare celui qui se prétend «armateur» (page 226), et qui emploie le terme de «carré», qui désigne la chambre d'un navire servant de salon ou de salle à manger des officiers, terme qui revient un grand nombre de fois dans le livre de façon comique pour une péniche amarrée au quai, même si le marinier a le souci de son «standigne». Cidrolin repeint la péniche tous les deux ans ; du reste, elle va bientôt être «promue deux ancres, dans la catégorie A» (page 52), annonce-t-il quand il rapporte les éloges qu’on lui a faits à son sujet. S'il n'y a pas la «tévé», on peut, en revanche, y «prendre des bains de soleil en regardant les rameurs d'un club sportif, de beaux garçons» (page 101), ou bien des pêcheurs à la ligne, comme celui qui «amarre sa barque à un piquet et prépare son matériel, il est accompagné d'un chien [...] Un temps se passe [...] le pêcheur a lancé sa ligne, il allume une cigarette et fume, l'air absent. Le chien s'est couché en rond et dort.» La vie est agréable : «Lalix crie : - c'est servi ! / On rapplique dans le carré, on s'assied joyeusement. [...] Sur la table, le café bien chaud fume joyeusement. Il y a des toasts, des non toasts, des confitures, des raviers de beurre.» (page 237).

Les passants sont nombreux dans ce quartier, prêts à s'arrêter pour engager la conversation, mais toujours, trait bien français, sur le mode agressif. À plusieurs reprises, alors que Cidrolin se parle à lui-même, il est interpellé par l’un d’eux (on en compte huit) qui, pourvus du droit d'intervenir n'importe quand et de dire leur avis sur tout, représentent la «vox populi», sont en faveur de la communication et de l'échange, prennent la parole pour faire la morale, dire ce qu'il faut penser, et poser les limites au-delà desquelles il ne faut pas aller :
- «’’Ils font la noce sans moi", " - Pardon? demanda le passant [...] - Rien, répondit-il. Je me parlais à moi-même. Une habitude qu’on prend lorsqu’on vit seul longtemps. - Vous devriez essayer de la perdre, dit le passant. On croit que vous voulez un renseignement, on s'apprête avec plaisir à vous le donner ; comme il n'en est rien, ensuite, on est déçu.» (page 112).
- «"Étrange. Je disais simplement : c'est vraiment étrange", murmure Cidrolin. - Et qu'est-ce qui est vraiment étrange? - Ah, voilà, répondit-il. - Monsieur, s'écria le passant d'un air furieux, on ne pique pas comme ça la curiosité des gens : vous les intriguez, et puis ensuite...” Il s'éloigne en faisant des moulinets avec ses bras.»
À un autre moment, une demoiselle faisant de l’auto-stop, «une grosse houature vient se ranger le long du trottoir», elle y monte, et un passant dit à Cidrolin : «Vous avez vu comme la petite a subodoré la grosse houature?» (page 76).
Les conversations avec les passants sont difficiles et rarement satisfaisantes :
- soit que chacun suive son idée, le résultat étant un dialogue parallèle où les protagonistes sont sourds à la parole de l'autre, tels ceux pratiqués par Molière (par exemple dans ‘’Le malade imaginaire’’ quand Argan reçoit Monsieur Diaphoirus) : «J'habite l'hôtel [...] - et moi, cette péniche [...] - un hôtel de luxe même [...] - immobile [...] - il y a des vatères dans la salle de bains [...] - amarrée... - l'ascenseur [...] - je pourrais même avoir le téléphone [...] - il y a un numéro bleu avec des chiffres comme pour une maison [...] - avec l'automatique pour l'étranger [...] - c'est le vingt et un» ;
- soit, sans renoncer à son idée, chacun prend celle de l'autre de travers, le résultat étant désagréable : «- "Vous n'allez tout de même pas me dire [...] - Prouvez-le, dit Cidrolin [...] - Quel emmerdeur ! il n'y a pas de conversation possible avec un emmerdeur comme vous [...] dit le badaud écœuré qui s'éloigne en grommelant».
Certains passants s’arrêtent pour admirer et critiquer les travaux de peinture de Cidrolin. Mais un maladroit qui s'est taché s'en plaint amèrement : «Eh vous ! là ! c'est à vous cette péniche, c'est à vous cette barrière? vous pourriez au moins mettre un écriteau peinture fraîche. C'est la moindre des choses. Maintenant mon veston il est bon pour le teinturier. C'est vous qui allez payer la note?»
Curieusement, il n'y a ni facteurs, ni plombiers parmi ces passants. De loin en loin, un abbé fait une tournée apostolique : d'abord en soutane et à vélo, ensuite en civil et sur un cyclomoteur. Il lance la bonne parole, et quête en latin («Ad majorem Dei gloriam» [page 21]), mais sans insister. Un prêtre est décrit satiriquement : il est le monsieur «vêtu d’une longue robe noire et coiffé d’un sombrero de même couleur, à bords roulés» (page 29).

La péniche est amarrée près d’un «camp de campigne pour campeurs» très fréquenté en saison, surtout par des étrangers, des «Godons, Brabançons, Néerlandais, Suomiphones, Pictes, Gallois, Tiois et Norois [qui] vaquaient à leurs occupations, ce qui consistait à aller de leur caravane ou de leur tente aux vécés, des vécés aux douches, des douches à la cantine et de la cantine à leur caravane ou à leur tente, en attendant de reprendre le chemin d’Elseneur, de Salzbourg, d’Upsal ou d’Aberdeen. Des musiques variées accompagnaient ces différentes activités, et le chant lancinant de multiples transistors était parfois couvert par des chœurs en langues étrangères avec accompagnement de cornemuse, de bugle ou d'ocarina.» (pages 45-46). En automne, il n’y reste plus que «les maniaques de la roulotte et les fanas du couche-par-terre» (pages 195-196). Et ce tableau satirique en général vraisemblable ne l’est plus quand Queneau nous montre «les sacs de couchage flottant doucement sur les mares qui s’étaient formées» (page 200).
Un badaud planté devant le «campigne» observe : «On les regarde comme des bêtes curieuses, ce n'est pourtant pas le zoo» (page 46). Plus loin, le gardien reproche à Cidrolin : «Mes clients, vous les regardez comme si c’était le zoo» (page 196).
Ces «nomades», qui, en général, connaissent tout juste les deux mots-clés : «campigne» et «métro», essaient de se faire comprendre par un mélange de mots de langues étrangères, un langage qualifié de «babélien».
Parmi eux, sont particulièrement épinglées les Canadiennes, dont, si les unes sont «iroquoises», c’est qu’elles doivent être Canadiennes françaises, tandis que, si les autres sont «babéliennes», c’est qu’elles doivent être «Canadians» (page 77), Queneau étant donc bien au courant des «deux solitudes» qui se côtoient au Canada. Cependant, les observations linguistiques au sujet des Canadiennes sont quelque peu incohérentes : à la première (page 20) est d’abord prêté un langage qui ne présente aucune particularité ; puis, soudain, Queneau lui fait dire : «Je préférons l’eau pure» (page 21) ; la seconde est tout à fait caricaturale, étant considérée comme une «peau-rouge» et affublée d’un français archaïque («Je vous étonnons» [page 38] - «Je sommes iroquoise et je m’en flattons» [page 38] - «Je vous avons réveillé» [page 38] - «Je vous remercions [...] et je vous prions» [page 38] - «Je sommes campeuse et canadienne» [page 76]), français archaïque qu’elle abandonne pourtant vite pour parler avec beaucoup d’aisance et même d’éloquence. Elle marque par contre un souci de l’accord du participe passé («je me suis permise» [page 38]) qui traduit bien la coexistence dans la langue, au Québec et en Acadie, d’énormes fautes de français et d’un souci prononcé de la correction, de respect de «la grammaire française... si douce... si pure... enchanteresse... ravissante... limpide...» (page 38). Et, à travers «on m’avait dit que les Français étaient si obligeants..., si serviables...» (page 38), qui est évidemment dit par antiphrase, on voit aussi affleurer l’éternelle protestation des Québécois contre les mauvais traitements que leur feraient subir leur «cousins français». Queneau a bien observé aussi le caractère dominateur de la femme au Canada : la première campeuse, même si elle s’en défend, même si elle le prétend libre (page 20), a bel et bien dressé son compagnon qui obéit à son ordre (page 21).

‘’Les fleurs bleues’’ sont donc un roman où Queneau a su, avec à la fois une grande maîtrise et une aimable légèreté, donner un tableau de la France du Moyen Âge aux années soixante.

Intérêt psychologique

Queneau s’est montré aussi fantaisiste qu’ailleurs dans sa conception des personnages.

D’abord, il faut constater que, s’il a créé, autour de Cidrolin et du duc d’Auge, toute une galerie de personnages très vivants, il les a peu décrits. Même des principaux, il n’a donné que peu d’éléments qui indiqueraient un aspect, une taille, une allure. Ainsi, du duc que, spontanément, on définirait comme un personnage haut en couleurs, on ne sait pas s’il a le visage rougeaud du bon vivant, si ses cheveux grisonnent ; nous apprenons seulement, et vers la fin, qu'il est «lourdaud» ; mais on ne nous dit pas s’il est un petit homme ou un hercule. Russule est «une radieuse apparition», douée d'«une esthétique impeccable», mais nous ne pourrions pas esquisser son portrait à partir de cette vision très abstraite. Nous ne savons pas de quelle teinte sont les cheveux de Lalix, si elle est jolie fille, bien en chair ou maigrichonne. Ironiquement, il y a une exception : un portrait soigneux de Riphinte intervient plutôt intempestivement quand son «visage demeura seul éclairé dans la ténèbre grottesque. L’abbé Riphinte avait des lèvres minces, des sourcils très drus et un front ovin» (page 206).

Plus étonnant, les actions des personnages sont dispensées des justifications psychologiques d’usage. Ils parlent et s'agitent, mais nous ne pouvons qu’interpréter leurs paroles et leurs agissements.
Quelques figures se détachent.

Les chevaux (qui sont peut-être une réminiscence des jumeaux Shem et Shaun de "Finnegan’s wake", de Joyce, livre qui est construit comme "Les fleurs bleues", avec de nombreuses références aux cycles de Vico) sont deux personnages qui comptent, dont on parle en leur donnant leurs noms (Sthène obtenu par aphérèse de «Démosthène» [page 14], et Stèphe obtenu par apocope de «Stéphane» [page 15], ce qui accentue leur quasi gémellité), comme on le fait pour les autres héros. Sans leur présence allègre et désinvolte, le récit perdrait beaucoup de sa saveur. Ce sont non seulement des montures qu'on loge dans la plus belle écurie, qu'on soigne, qu'on nourrit du meilleur foin, et dont l'allure vive ou paresseuse rythme toutes les chevauchées, mais des compagnons à part entière, «des canassons spéciaux» comme le dit Lalix (page 234), tandis que même le bougon Cidrolin constate «qu'ils ont l'air intelligent !». Leurs avis et leurs actes ont autant d'importance que ceux des humains. Ils ont leur propre caractère, et ils peuvent exprimer leurs exigences et leurs opinions puisqu'ils sont doués de parole. Ainsi, sous l'oeil admiratif d'une mule, Stèphe fait part à son ami Sthène de sa répugnance à l'idée d'être chargé de l'abbé Riphinte : «J'espère qu'on ne va pas me le coller sur le dos. Je n'ai pas envie de faire la conversation avec lui. Il est discutailleur comme pas un.» (page 201). Ils prennent part aux propos de leur maître sur un pied d'égalité : «Et nos juments» (page 27), complète Sthène, à l'énumération faite par le duc des horreurs que les ennemis vainqueurs infligent aux dames. Plus fort encore, ils prophétisent («Tudieu, je prophétise», constate Sthène, page 161), ce que constate Pouscaillou (page 169). Mais, en 1964, ils se taisent («Stèfstu esténoci» [page 202]), car ils n’ont plus alors besoin de prophétiser. Comme tout un chacun, ils ont leur dignité (ils portent «des bottes morales» [page 257]), et ils «font la gueule» si on oublie de s'occuper d'eux. Le duc s'inquiète : «Ils doivent se demander ce qu'on devient [...] ils préfèrent être tenus au courant [...] Ce sont de braves bêtes.», s'excuse-t-il, et il se fait des reproches d'avoir pu un instant les oublier dans ses projets. Tandis que Stèphe parle peu («Stéphane, ainsi nommé parce qu’il est peu causant» [page 15] ou par une allusion à Stéphane Mallarmé, le poète à la parole concise et en proie à l’angoisse de la page blanche?), Sthène se manifeste souvent, et a le plus de relief. Il se fait le confident et le conseiller du duc, s’inquiétant de son changement de caractère depuis qu’il a accueilli chez lui l’alchimiste (page 162), montrant une tolérance déjà voltairienne : «Je n'y crois pas, dit Sthène, mais je ne vous empêche pas d'y croire.» (page 163). Entre le duc et lui, il y a une complicité extraordinaire. Il est «son percheron favori» (page 14), et il déclare avec fierté : «Il parle, il sait même lire, il est en train de lire le ‘’Voyage du Jeune Anacharsis en Grèce’’, qu'il apprécie beaucoup» (page 181). Lui, qui est si entier, supporte avec attendrissement ses fantaisies et ses écarts. À sa demande : «Je peux chanter?», il répond : «Si tu veux, mon bon Démo.» Sthène souhaite-t-il converser? «Parle, mon bon Démo, dit le duc affectueusement», car son «gai babillage» le distrait, et il s'inquiète lorsque sa monture demeure silencieuse : «Eh bien, mon bon Démo, nous ne sommes pas bavards aujourd'hui !» S'il choisit son chemin, «le duc n'y contredit pas». Si, pris de panique devant le mammouth, il hennit «Sauve qui peut !», «’’Il se met à donner des ordres maintenant," dit le duc avec indulgence.» (page 103). Comme il est le confident de ses découragements, le conseiller de ses préoccupations, il peut même se permettre «de doux reproches» à son maître, qui l'absout : «Mon bon Démo, tu as eu raison». Mais il doit reconnaître parfois que «Sthène a été bien imprudent, il n'a pas su tenir sa langue». Car l’animal, un brin vaniteux, ne déteste pas affirmer sa supériorité sur ses congénères, sur Stèphe, par exemple, et même sur le cheval d'Achille (comme il fréquente Homère, il rappelle que Xanthe, l'un des chevaux d'Achille, était doué de parole, comme lui-même, mais précise : «Xanthe ne parlait que par la voix d'Héra, tandis que moi, je n'ai besoin de personne pour savoir ce que je veux dire.» [pages 132-133]), ni étonner les stupides humains : «Vive les préadamites !» clame-t-il devant un postillon ébahi. Désireux d'avoir sa statue, il monte un jour tout un plan pour gagner le duc à ses vues. Celui-ci n'est pas dupe, il connaît bien les faiblesses de son vieil ami, mais il les accepte. Malgré les problèmes que pose leur séjour à Paris, il n'était pas question de laisser les deux chevaux «dans quelque pâturage normand ou berrichon» (page 228). Quant à les mettre dans une pension, «jamais !» (page 227), «ils n'ont pas vu la capitale depuis longtemps et ils sont curieux de parcourir les nouveaux quartiers» (page 228). Mais la circulation leur cause quelques ennuis : «Sthène et Stèphe ne sont pas habitués à tout ce trafic» (page 245). Comme l'installation sur la berge de la Seine n'est pas de leur goût, le duc, qui le sent, qui se demande : «Deviendrais-je égoïste? [...] Je ne laisserai pas deux amis se morfondre tandis que moi, je m'amuse» (page 245), vient s'enquérir : «Alors, mon bon Démo, comment vous trouvez-vous ici?» ; embarrassé par sa réponse peu enthousiaste, il cherche à l'apaiser : «Patience, patience, mon bon Sthène». Ainsi, toute la tendresse, toute la sollicitude, toute l'indulgence dont est capable le duc, il les dispense à son «bon Démo». Ne peut-on voir dans ces deux personnages des doubles ironiques d'Auge et de Cidrolin ?

On sourit au comportement et aux propos de l’«ératépiste» qui fait sa cour à Lamélie en s’inspirant, pour ses compliments, des réalités de son métier : «Vous êtes vachement mieux balancée qu’une carte hebdomadaire [...] et drôlement plus rebondie qu’un carnet de tickets» (page 51). Cependant, même s’il est «le receveur du 421» (nom d’un jeu de hasard, où les dés sont souvent pipés...), c’est «un homme d'honneur» qui, ayant appris que, de son fait, elle a «un polichinelle dans le tiroir», est «disposé à réparer», pense qu’il faut «profiter de l'occasion» qui semble être d’ailleurs celle de pouvoir s’établir dans la péniche du père.

Mais, au contraire, est inquiétant ce «Louis - Antoine - Benoît - Albert - Léopold - Antoine - Nestor - Charles - Émile La Balance» dont la liste des prénoms est un acrostiche de son nom, d’où «La Balance Bis» et, finalement, «Labal», nom qui est un palindrome qui indique une fermeture sur soi. Or, en effet, dans cette balance, on peut voir celle de la Justice qu’entend exercer avec rigueur ce détective mégalomane, ce justicier dégénéré qui s'est donné pour but de réparer les erreurs judiciaires (surtout de punir ceux qui n'ont pas été punis, faisant ainsi, par altruisme, autant de victimes que le duc par égoïsme), de dénoncer les coupables comme le fait celui que, dans le «milieu», on appelle une «balance». Ayant voulu réparer l’injustice dont Cidrolin est la victime, il s’est fait gardien du terrain de camping puis concierge de l’immeuble en construction. Il se dit voué à la pensée dans un premier discours ponctué de «vous pensez [...] je pense [...] je pense [...] je pense [...] vous pensez [...] je pense [...]» (page 196), affirmant : «Si vous saviez comme c’est lourd de penser» car «il ne cesse jamais de faire fonctionner sa matière grise» (page 197) ; puis dans un second étourdissant discours périodique bourré de clichés et de vocabulaire administratif où il se plaint : «un lourd fardeau, la pensée» (page 251), mais reconnaît que c’est son «péché mignon», où il se vante de consacrer sa journée «au malaxage de la matière grise de son cerveau» (page 230), «matière grise particulièrement active» (page 251). S’exerçant à la pensée spéculative et rationnelle, il affiche fièrement son ignorance totale du rêve : quand on passe son temps à penser, ce qui est «un vrai travail», on ne peut se permettre une occupation aussi futile. Autodidacte qui rappelle les Bouvard et Pécuchet de Flaubert, il déverse son savoir géographique, prétend posséder une mémoire infaillible, et manifeste une volonté d’enregistrer qui fait de lui un sismographe des faits et gestes du pauvre Cidrolin. Et on l’entend user du passé simple qui n’est plus, de nos jours, en usage dans aucune conversation : «Vous commîtes là une bonne action» (page 198), se lancer dans d’époustouflantes répliques (pages 199-200), se vouloir «superbe et généreux» (page 254). On peut voir en lui une satire des maîtres à penser, des dogmatiques intellectuels du Saint-Germain-des-prés des années 50 et 60 (sartriens et marxistes). Mais il est aussi «le justicier à la con, le judex à la manque, le monte-cristo de papa, le zorro de grand-mère, le robin des bois pourris, le rancunier gribouilleur, l’insulteur des murailles, le maniaque du barbouillage, l’emmerdeur patenté anticidrolinique» (page 253) qui a mené une filature du barbouilleur diffamateur, qui aboutit à sa propre burlesque capture et à sa relaxe, mais non à l’abandon de sa carrière : «Maintenant que ma mission est accomplie, je vais donner ma démission de concierge et je quitterai le quartier pour de nouvelles aventures» (page 259). Comme il s’autorise de son activité de penseur pour juger sans appel de la culpabilité d’autrui, qu’il se donne la mission de «compenser par [ses] efforts personnels les défaillances des tribunaux réguliers», il représente bien l’esprit totalitaire qui pose des jugements moraux en toute certitude à partir de principes philosophiques. Cet individu, qui se substitue à l'arbitraire ou au bon plaisir inspiré ou autorisé par le Dieu de l'Ancien Régime, est, selon Hegel le bourgeois raisonnable qui s'institue comme défenseur de la justice : il a intériorisé, porte en lui la balance de la justice, et ne s'autorise que de lui-même et de la Raison. C’est l'oeil de la conscience démocratisé au niveau du quidam, qui fait de la délation un acte de citoyenneté.

À ce mauvais ange de Cidrolin correspondent, pour le duc, les prêtres qui l’entourent, qui évoluent avec lui, mais sont des personnages de plus en plus ridicules. Si on voit le duc d’abord écouter la messe, et avoir encore assez confiance en son chapelain, l’abbé Biroton, pour lui poser des questions au sujet des rêves, du langage des animaux et de «l’histoire universelle en général», il prend ses distances quand l’ecclésiastique revient du concile de Bâle dont les décisions lui déplaisent. Aussi ne craint-il pas de faire l’essai de ses canons sur lui et sur le diacre Riphinte, les effrayant fort. L’entendant déprécier son artillerie, il tire l’oreille de l’abbé Biroton qui, indigné, lui brûle la main, le menace d’excommunication, exige et obtient qu’il lui demande pardon. Plus tard, devant l’abbé devenu évêque, et le diacre devenu abbé, le duc conteste «les saintes écritures» qui, pour lui, se contredisent, et affirme que «le monde existait depuis des milliers et des milliers d’années avant Adam». C’est piteusement que l’abbé l’accompagne dans sa quête des «préadamites» pour ne voir, dans la caverne, que «des dessins d’enfants». Pourtant, alors que le duc avait pensé que, sa découverte connue, «l’Église s’écroulera», elle tient toujours car elle a su se retourner, et, en 1964, tandis que l’abbé est devenu un «fameux préhistorien», Monseigneur Biroton, convaincu désormais de la nécessité de concilier la science et le dogme en bénissant l'homo sapiens d'avoir une pensée unique montant vers le Créateur à travers la diversité des animaux embarqués symboliquement dans l'Arche caverneuse, est allé au concile soutenir «quelques thèses sur le monothéisme des peuples préhistoriques» (page 273), en guise de pied de nez à l'incrédulité dont furent victimes les premiers découvreurs de peintures rupestres. Et les deux compères se retrouvent sur la péniche !

Dans la triste vie de Cidrolin, survient Lalix qui est d’abord rebutée par son mauvais caractère, mais qui, étant positive et dégourdie, se tire assez vite des embrouilles où il s'enferme, prend en mains la responsabilité de la péniche et les intérêts de son patron auquel elle fait la leçon. Leur relation prend une autre coloration quand elle le voit lui montrer de la compassion, car, connaissant la manière dont Albert donne des «conseils», il s'inquiète : «J'espère qu'il ne vous a pas fait trop mal» (page 184). Horrifiée par les insultes qu'un inconnu peint sur la clôture, elle l’engage vivement à réagir, et voilà qu’il prend froid au cours de sa veillée nocturne ; aussi s'en fait-elle reproche, et l'entoure-t-elle de sa sollicitude. Puis, transcendant son rôle de «gouvernante», acceptant celui de «fiancée» («si nous sommes fiancés» [page 240] : elle reprend le mot prononcé par Cidrolin lors des présentations, signe que les choses avancent bien par les mots), elle «prend le pinceau et le pot de peinture» pour effacer elle-même les inscriptions, Cidrolin la laissant faire (page 221). Prenant sa défense, elle invective Labal de belle façon (page 253), Cependant, découvrir que «le graffitomane» est nul autre que Cidrolin est trop pour elle qui «n’aime pas les tordus» (page 262), qui a alors besoin de croire à un dédoublement, une aliénation qu'elle attribue à l'emprise de l'alcool. C’est la nécessaire péripétie dans le roman d’amour qui se dessine car, après avoir longtemps tourné autour du pot sans se dire qu'ils s'aiment, s’être retenus du fait d’une sorte de réserve, si elle quitte la mort dans l'âme celui qui reste encore englué dans son apathie, alors qu’elle attend d'un homme qu'il se montre fort, ne se laisse pas insulter et ne rumine pas sans cesse, revenue à lui grâce au groupe du duc qui fait merveille pour la consoler, ont lieu des retrouvailles pleines d'une belle émotion retenue. Elle le libère de sa mauvaise conscience, et lui permet de trouver le bonheur. Il est complètement sauvé par son amour. Elle vient le tirer de ce monde sans consistance, et l'amène à exister vraiment. C'est ainsi qu’on peut interpréter leur départ à tous deux, son «Alors, on va voyager?» (page 275) indiquant sa satisfaction ; elle avait déjà, dès son arrivée, suggéré des promenades en barque et des voyages à «Saint-Trop» (page 144). On peut imaginer que leur couple sera durable et heureux.
Lalix, du fait de son caractère ouvert, de sa générosité, de son bon sens, est le plus beau personnage du roman, mais l’intérêt est en fait porté sur les deux héros du livre, le duc et Cidrolin.

Ils sont en miroir, ce qui induit une très forte ressemblance entre eux. Ces similitudes portent sur des caractéristiques relativement extérieures, beaucoup de choses coïncidant de façon floue, avec un décalage par rapport au déroulement du récit, à la situation, ou au détail des faits. Mais elles nous permettent de les identifer l'un à l'autre.
Ils ont les mêmes sept prénoms, «Joachim», «Olinde», «Athanase», «Crépinien», «Honorat», «Irénée», «Médéric», dont l’acrostiche fait «Joachim» (page 256). Quant à leurs noms, ils les rattachent à la Normandie et à sa boisson, le cidre, le pays d’Auge (région de Normandie, à cheval sur les départements du Calvados et de l'Orne, et qui inclut également un petit secteur de l'Eure, délimité par la vallée de la Touques à l'est, celle de la Dives à l'ouest, la Côte Fleurie au nord et les collines d'Argentan au sud, région de bocage qui est, avec ses vaches, ses haras, ses pommiers, ses chaumières, ses fameux fromages, son cidre et son calvados, considérée comme l'archétype de la Normandie). Tous deux sont veufs, tous deux sont affublés de trois filles (des triplées) qui ont coûté la vie à leur mère, l'une des trois étant un peu demeurée. Ils réussissent à les marier, Cidrolin ayant toutefois quelque difficulté à caser Lamélie («faut reconnaître, je ne pensais pas qu'elle réussirait») tandis que le duc règle l'affaire d'un seul coup en dénichant trois prétendants. Ni l'un ni l'autre ne débourse quoi que ce soit pour établir ses enfants, mais le duc se débrouille pour obtenir des pensions à ses futurs gendres. Chez Cidrolin, les jeunes ménages semblent prospérer, mais, chez le duc, une fille meurt, une autre, quittée par son mari, revient dans sa famille.
Chacun des deux héros refait sa vie sur le tard avec une fille de bûcheron : Russule, dont le nom est champêtre puisqu'il est celui d'un champignon rougeâtre, devient duchesse, mais n'existe que par son physique ; elle trompe le duc, et meurt sans lui laisser de regrets ; Alix, dont le nom a de la classe, devient la compagne de Cidrolin qui l’appelle Lalix, et le sauve par son amour.
Le duc et Cidrolin partagent un goût inconditionnel pour «l'essence de fenouil à l'eau plate» de la marque Cheval Blanc. Ils montrent la même capacité ogresque devant un repas pantagruélique, encore que Cidrolin, moins rabelaisien, soit, à la suite de son passage dans un «restaurant gastronomique», victime d’une indigestion.
Les deux personnages ont du goût pour la peinture et pour la supercherie, ce qui fait d'eux des faussaires, mais chacun dans le registre qui convient à son statut social : l'un décore la grotte d'Altamira, l'autre fait disparaître à coups de pinceau les insultes qui déparent sa clôture. Et chacun connaît la duperie de l'autre !
Tous les deux bons dormeurs, ils font des rêves. Le duc s'y réfère parfois, mais sans s'y complaire. En revanche, les rêves comptent beaucoup dans la vie de Cidrolin, et c'est lui, le plus souvent, qui reconnaît confusément personnages ou situations rencontrés lors des songes. Ils rêvent chacun de l’autre, et en gardent des souvenirs, ce qui est cependant moins net dans le cas du duc. Ils ne reconnaissent pas le personnage qu'ils sont en songe parce qu'ils ne le voient pas plus qu'ils ne se voient dans leur vie réelle : plongés dans une situation donnée, avec une identité implicite, ils y sont acteurs, pas spectateurs. Du reste, ils ne disent pas : «J'ai rêvé que j'étais un duc, ou que j'étais un retraité», mais, par exemple, «Je rêve souvent que je suis sur une péniche, je m'assois sur une chaise-longue, je me mets un mouchoir sur la figure et je fais une petite sieste.» (page 42).
En fait, le duc et Cidrolin, s’ils se ressemblent, si le duc peut dire : «Espèce d’autre vous-même» à celui qui est son alter ego contemporain, passent par des situations différentes, et, leur moi restant leur moi, ont des personnalités radicalement différentes. Court dans tout le roman l'opposition entre eux, Queneau ayant voulu «irréaliser le personnage réaliste et donner plus de réalité au personnage fantastique».

Cidrolin est un Parisien qui a dépassé la cinquantaine. Nonchalant, complètement sédentaire et même stagnant, contemplatif et passif, enfermé dans la circularité d'avant l'invention du Temps, végétant dans l'espace douillettement clos de sa péniche, il laisse les autres venir à lui, puis s'en aller. Il ne fait presque rien ; selon Lamélie, «il trouve toujours quelque chose à ne rien faire» (page 62), et le prière d’insérer a bien annoncé qu’il «se consacre à une inactivité totale sur une péniche amarée à demeure». «En voilà un qui n'a pas grand-chose à fabriquer dans l'existence», se dit-on, vu qu'il ne fait que dormir, se réveiller, boire de «l’essence de fenouil», prendre un repas, regarder passer l'eau du fleuve, repeindre la clôture pour y effacer des inscriptions injurieuses, faire la sieste, se réveiller, boire de «l’essence de fenouil», prendre un repas, regarder passer l'eau du fleuve, repeindre, etc.. On pourrait voir en lui un brave homme, une espèce de père tranquille, qui ne ferait pas de mal à une mouche (quand il doit aller affronter un ennemi embusqué dans l'obscurité, il s'arme d'«un manche à balai, la seule arme dont il disposât, en dehors de dangereux couteaux de cuisine» [page 188]), un véritable sage qui a atteint l'ataraxie, état d’une âme que rien ne trouble, à moins que ce ne soit que simplement de l'apathie. Et il a beaucoup de chance puisque, comme dans les contes de fée, il voit ses deux voeux exaucés : il a trouvé une jeune femme qui puisse s’occuper de sa péniche et de lui-même ; il s’est offert le dîner de ses rêves.
Mais, en fait, il est têtu, buté, enfermé dans son univers (comme le prouve sa conversation avec Lamélie (page 51) où est caricaturé le défaut d’écoute, chacun ne s’intéressant qu’à ce qu’il dit), sans cesse penché sur sa barrière qu’il repeint.
Surtout, en dormant, il rêve. Et ses rêves le passionnent : il les attend, les contrôle, il y suit son histoire de France, regrettant, un jour, d'être parti se promener au moment où il allait vivre la prise de la Bastille ! Ils comptent plus pour lui que la vie courante. Ainsi, il remarque : «Il y a des rêves qui se déroulent comme des incidents sans importance de la vie éveillée, on ne retiendrait pas des choses comme ça, et cependant, elles intéressent.» Il sent que la frontière est mince entre songe et veille : «Peut-être ai-je rêvé», dit-il volontiers. Il doute, parfois, de la réalité, et même de sa propre réalité. Sa fille, Lamélie, affirme : «Sa sieste, c'est encore son meilleur cinéma» (page 66), et il sort de ce cinéma intérieur, avec la seule obsession d’y retourner, se demandant seulement s'il n'a pas dormi et inventé le film. Il déclare à ses enfants : «Quand ça se met à tourner en rond, que je demande où je vais basculer, il vaut mieux que ça s'arrête tout de suite, je perdrais les pédales, j'arriverais dans les temps anciens ou futurs, on ne sait pas...» À l'état de veille, il reconnaît certains personnages, retrouve certaines situations, répète : «Ça me dit quelque chose...». Quand a lieu la rencontre entre rêveur et rêvé, il accepte sans trop se poser de questions ce groupe étrange venu on ne sait d'où, et parle tout naturellement au gardien Labal du désir qu'ont les chevaux de voir Paris, le penseur protestant alors : «Vous rêvez !».
On ne peut donc considérer comme un sage celui qui est ainsi dominé par le songe, qui se complaît dans l’oisiveté, la reprise d'un même travail inutile et absurde, tel celui de Sisyphe, et qui, il faut bien le constater, est égocentrique et égoïste. Replié sur lui-même, il n’a que d’épisodiques rapports avec les autres. Il se sent agressé par les passants, ceux qui cherchent «le camp de campigne pour les campeurs» et qu’il ne revoit jamais (allant pourtant observer le terrain, pour se montrer méprisant à l’égard des campeurs, le gardien le traitant alors d’«emmerdeur» [page 46]), le clergyman, qui apparaît trois fois, d’autres silhouettes. Il est vrai que, dans un de ses rares moments de bonheur, au restaurant, il converse avec le maître d’hôtel. Il ne rencontre volontairement que Monsieur Albert. Même ses relations avec sa famille sont dépourvues de toute chaleur : il n’est pas fâché de se débarrasser de sa dernière «trimelle», Lamélie, refuse de lui offrir une dot, et de la laisser vivre sur la péniche avec son «ératépiste» : «Mes filles, quand elles se marient, elles vont habiter ailleurs, c'est comme ça.» (page 78), se conduisant en mauvais coucheur par son refus d’aller au restaurant avec ses gendres et ses filles (page 115).
Il n’est donc pas sympathique, Lalix constatant vite : «Monsieur Albert m'avait dit que vous étiez de bonne composition, mais vous râlez tout le temps» (page 156). Ainsi, murmure-t il : «Encore un de foutu» après un repas servi par Lamélie (page 31), quand lui est gâché le plaisir que lui donne «l’essence de fenouil» (page 52), quand échoue sa tentative dans un restaurant (page 112), quand, dans un autre, il se voit demander un «permis gastronomique» (page 125), quand Lalix lui a fait prendre de «la confiture moisie» (page 159). Ce défaitisme répétitif n’est contredit que lorsqu’il remporte la seule victoire à laquelle il aspire encore, et qui est de satisfaire son estomac. Pourtant, si, à la suite de ce repas pantagruélique digne de ceux du duc, il peut s’exclamer : «Un de réussi» (page 131), il est victime d’une indigestion !
Ce solitaire taciturne ne veut même pas de la «tévé» qu'un de ses gendres suggère de lui offrir et qui «empêcherait son cerveau de ruminer». Il préfère sa sieste («J’ai autre chose à faire - Quoi? - La sieste» [page 177]) et le rêve qu’il y poursuit. Il voudrait le raconter à Lalix, mais elle trouve que «ça ne se fait pas» (page 154), et elle répète : «C'est mal élevé [...] Les gens, ils se croient des petites merveilles, tout ce qu’ils font, tout ce qu’ils sont. Ils s’attribuent une importance... Alors s’il fallait, par-dessus, encaisser le récit de leurs rêves, on n’en finirait plus.» (page 156). Il pense que sa réticence est causée par «la psychanalyse et les psychanalystes [...] qui interprètent les rêves. Et ça va loin. Ils découvrent le fin fond des choses. Enfin, des gens.» (page 157). Il ajoute que, s’il écrivait ces rêves, «ça serait un vrai roman» (page 156). Or «les histoires inventées [...] révèlent ce que vous êtes au fond. Tout comme les rêves. Rêver et révéler, c’est à peu près le même mot.» (page 159).
Ce personnage déplaisant ne manque pas d’inquiéter par sa consommation compulsive d’«essence de fenouil», pour laquelle Lalix le morigène, et, surtout par le retour des graffiti injurieux qui l’obligent à une surveillance constante (mais la nuit de guet n’est qu’une tartarinade), maintiennent une inquiétude (pas vraiment chez le lecteur, en fait), entretiennent la seule véritable activité à laquelle il s’exerce d’ailleurs avec un grand soin («Cidrolin va chercher le pot de peinture, et d’un pinceau soigneux, étend de belles couches de vert sur la lettre A ; il s’applique ; il en remet au point de faire réapparaître ladite lettre par trop de couleur, puis il passe à la lettre S et sa ferveur ne diminue pas.» [page 83]), ne manquent pas de susciter des soupçons car ces deux lettres peuvent bien être les premières du mot «assassin», les graffiti semblent des accusations. Et Cidrolin n’habite-t-il pas au 21 comme dans le célèbre film de H.G. Clouzot "L'assassin habite au 21", d'après le roman de S.A. Steeman?
Aurait-il été l’assassin de son épouse dont il indique qu’elle «accoucha en trépassant» (page 81)? Un rapprochement peut se faire avec la question de saint Louis sur la mort de la première duchesse d'Auge. Il prétend être innocent et déclare : «Je ne suis pas un assassin». Mais, habituellement, on ne se disculpe pas sur ce point. Il reste qu’il est un «ancien détenu» (page 124), qu’il a «passé dix-huit mois en prison» (page 111), à moins que ce soit «un an de préventive» ou, selon Labal, «deux ans de préventive», page 252), qu’il «se refait à la vie civile» (page 98), mais demeure hanté par «les mauvais souvenirs» (page 102). Lorsqu’il réserve une table au restaurant, il se cache sous un pseudonyme.
On lui aurait fait une «réputation» (page 100). Mais n’est-elle pas justifiée puisque nous le voyons rencontrer Albert qui est certainement un proxénète? Et il craint d’engager une mineure. On peut déduire des éléments que nous découvrons peu à peu qu’il a fait partie du «milieu», qu’il a travaillé avec ce «caïd» que serait Albert, qui, d’ailleurs, lui en garde une certaine reconnaissance : était-il son homme de main? était-il plutôt un «beau gosse», servant de rabatteur? À ce métier, il devait gagner gros, pouvoir mener la grande vie, et fréquenter les «de-luxe» parisiens. Mais, un jour, les choses ont mal tourné, et il a été condamné à la prison. D’ailleurs, nous voyons qu'Albert se fait «pincer», lui aussi. Si le magot amassé au cours de cette période faste lui permet de posséder une jolie péniche et de s'offrir une gouvernante à plein temps, il n'en finit pas de remâcher des faits passés qu'il voudrait cacher,
Cet homme blessé, aigri, soumis, discret par la force des choses, qui montre cette sorte de résignation que donne l'expérience des coups durs, cherche alors un refuge dans le sommeil par lequel il élude les drames et les tracas, dans le rêve où il se crée une existence à sa convenance, trouve une compensation en se transposant en ce duc d’Auge qui est fort, dominateur, vif, joyeux, rebelle, voyageur. N’est-ce pas à son exemple qu’il se veut seigneurial : «Nous devons nous montrer seigneuriaux [...] Se vouvoyer fait plus seigneurial.» (page 240). Quelle revanche, pour celui qui a toujours obéi à d'autres, qu'on vient de traiter comme un moins que rien, qui se fait tout petit, tout poli, tout gentil, qui cherche à se faire oublier, de pouvoir injurier, cogner, maltraiter à son aise ! quel défoulement extraordinaire ! Céder à ses pulsions agressives en toute impunité, qui, un jour ou l'autre, n'en pas rêvé?
Mais voilà qu’on apprend que ces graffiti injurieux, il se les adressait à lui-même, qu’il les peignait dans la nuit pour les effacer patiemment le jour, comme Pénélope défaisait la nuit la tapisserie tissée le jour afin de rester plus longtemps fidèle à Ulysse, et différer son mariage avec un prétendant. Dans ce criminel qui feint de chercher dans la nuit le coupable qui n’est autre que lui-même, on peut voir aussi un autre Oedipe. Voulait-il ainsi prolonger l’espèce de célébrité équivoque que lui avait acquise sa condamnation imméritée, acquise par un crime supposé? Voulait-il, plus vraisemblablement, traduire un sentiment de culpabilité dont il ne pouvait se débarrasser autrement, se faisant pour cela son propre persécuteur? Produire un être fictif qui le martyrise ne lui permettait-il pas de se sentir exister? Ne faut-il pas, pour le comprendre, recourir à la psychanalyse, comme le fait en quelque sorte Labal qui le prend en flagrant délit d'auto-accusation et, se conduisant en thérapeute, le débarrasse de sa mauvaise conscience, et le lave de sa culpabilité? Cidrolin invoque alors une fausse raison : il écrirait les injures, puis repeindrait sa clôture parce que «cela me fait une distraction» (page 240) - «je m’étais trouvé une occupation» (page 263) ; d’où la question : «Qu’aurez-vous à peindre ensuite?» (page 247). Mais cela ne peut pas satisfaire le lecteur qui pense, comme le dit Lalix, que Cidrolin, avec sa névrose obsessionnelle, à la limite de la schizophrénie, est «tordu» (page 262) : le petit père tranquille du début n'est pas du tout celui qu'on croyait. Elle a alors besoin de croire à un dédoublement, une aliénation qu'elle attribue à l'emprise de l'alcool : «Vous devez être imbibé d’essence de fenouil quand vous allez gribouiller vos trucs.» (page 263).
Son départ n’est qu’une péripétie car c’est bien elle qui est venue le faire sortir de son égoïsme, le sauver, et, à la fin, partir avec lui vers des espaces plus larges et moins protégés, dans une vie réelle parfaitement assumée.

Il reste qu’à ce personnage réel mais terne et déplaisant, qui mène une vie sans intérêt, et n’est sauvé qu’in extremis, le lecteur préfère celui du duc d’Auge qui, au contraire de Cidrolin, est un homme tout d'une pièce, une véritable force de la nature qui, des géants de Rabelais, a la démesure, un cavalier infatigable, qui, toujours en mouvement, voyageant à travers l’espace et même le temps, franchit les siècles avec chevaux, bagages, famille et chapelain, pour survenir finalement dans le Paris de 1964.
Comme Panurge, c'est un grand enfant, tout entier dans l'instant présent, qui se livre sans retenue à ses pulsions. Ayant brusquement envie de voir ses filles, il les convoque sur le champ ; mais à peine a-t-il échangé quelques mots avec elles que, «changeant encore une fois d'humeur, il invite les triplées à le débarrasser immédiatement de leur présence» (page 92). Ayant envie d’étrenner ses canons, comme apparaissent justement à portée de tir deux personnages montés sur des mulets, l’abbé Biroton et son acolyte, le diacre Riphinte, il les fait prendre pour cibles, sans imaginer qu'ils peuvent en être effrayés, blessés ou carrément tués : «On va leur faire une bonne blague. On va leur tirer dessus un coup de bombarde et quelques coups de couleuvrine» (page 85).
Des personnages de Rabelais, il a hérité aussi le goût des ripailles prolongées, montrant un appétit un peu ogresque (n’est-il pas prêt à manger «de la chair humaine» [page 59], déclarant même : «Tout cela est délicieux, mais ne vaut point un petit enfant de cinq ans rôti à la broche» [page 67], allusion à Gilles de Rais), une joyeuse gourmandise. Ce gros mangeur, on le voit descendre «vers les cuisines afin d’y dévorer au passage un ragoût d'alouettes rien que pour s'aiguiser les dents [...] Le duc se régale, broie les os, lèche ses douas, vide des pintes. Il s'épanouit. Il sourit» (page 67) ; puis il demande «quelques confitures sèches pour [lui] dégraisser les dents» (page 69). Il attend «le souper à l’auberge de Mont-à-Lambert en dévorant un fromage d’anguilles dont il arrosait chaque bouchée d’une bonne lampée de vin clairet» ; puis «le souper débute par trois potages de couleurs différentes : du potage de macarons, du potage de poires et du potage de tripes. Ensuite, on se tape du rôti avec de la sauce aux bourgeons et de la sauce à la noix de muscade. On vuide des pintes. Après cela on attaque le second rôt bien épicé, on vuide d’autres pintes, on achève sur des confitures sèches et des sucreries» (page 73). Il regrette fort la «poivrade» de Russule, faite de «châtaignes, de glands et de grains de poivre» (page 107), mais qu’elle a jeté au feu. En 1614, «il attrape un pâté au passage et, sans utiliser de fourchettes, le dévore», et «on lui verse vidrecomes sur vidrecomes» (page 119) ; il «fait apporter d’autres gâteries, des beignets de marcassin, des soufflés au foie de morue, des pieds de porc pannés. Il demande qu’on verse de l’hypocras et de l’hydromel, pour ne pas trop abuser de l’essence de fenouil» (page 120). En 1789, à l’auberge, «la servante apportait une poularde dont les deux voyageurs vinrent facilement à bout, ainsi que des entremets, fromages et friandises qui suivirent. Ils vidèrent encore quelques pichets avant de s’en aller coucher et ils s’endormirent aussitôt bien repus et bien fatigués» (page 182). Peu après, le duc, rejoint par l’abbé Riphinte, ordonne à l’aubergiste : «Retourne à tes fourneaux et prépare-nous un souper du diable» (pages 191-192). Alors qu’il est chez Cidrolin, si, pour le petit déjeuner, «il y a des toasts, des non-toasts, des confitures, des raviers de beurre», il constate avec dépit : «Il n’y a pas d’oeufs sur le plat [...] Il n’y a pas d’andouillette [...] Il a déjà croqué sept toasts, y compris les matières grasses ou sucrées qu’il avait accumulées dessus» (page 237). Étant allé dans un restaurant parisien, il se plaint : «Ils vous servent tout juste de quoi nourrir un oiseau souffrant et leur carte ne liste aucun des plats que j’aimais tant jadis et naguère, le pâté de rossignol au safran, la tarte de châtaignes à la graisse de campagnol, le chaud-froid d’ours à la graine de tournesol, tout cela arrosé d’alcool au bol» (page 246). Dans un autre, qui est un «de-luxe super constellation» (page 267), il fait la commande : «Nous commencerons par de l’andouille, maître d’hôtel, nous continuerons par de l’andouillette, maître d’hôtel, et nous terminerons par de douillettes friandises, maître d’hôtel. Voilà ce qu’on appelle un repas bien enchaîné. Et foin du caviar et autres moscoviteries ! Et du champagne !» dont il «s’offrit une neuvième bouteille !» (pages 268-269).
Le duc manifeste encore une vive sensualité, un esprit gaulois, une truculence impudente, une trivialité joyeuse, se conduisant même assez grossièrement, et se moquant des convenances, d'ordinaire se gobergeant, se disant «pas démoralisable» (page 227) bien que, dès le début, il soit «bien triste et bien mérancolieux» (page 14) ; que, lorsqu’il a perdu sa couleuvrine, qu’il a dû fuir, qu’il s’est perdu en chemin, que la «bûcheronnette» jette sa poivrade au feu, il succombe au défaitisme répétitif de Cidrolin : «Encore un de foutu» (page 109) ; qu’après avoir, alléché par l’or («L’or ! s’écria le duc. il y a de l’or dans le coin?» [pages 137, 138]), ayant accueilli l’alchimiste dans son «châtiau» et participé à sa vaine recherche, il apparaisse «morose et taciturne» (page 162), d’«humeur mélancolieuse [...] toujours muet, le sourcil froncé, l’oeil vague» (page 163).
Sans se montrer obsédé, il ne dédaigne pas la bagatelle. Il profite de ses passages à Paris pour «y voir putes et jaëls» (page 71). À l'auberge de l'Homme Sauvage, il tapote la croupe de la servante, et voudrait «mêler anatomie et gastronomie» (page 179). L'apparition de la jeune Russule, «une pucelle d’une insigne saleté mais d'une esthétique impeccable», le laisse «le souffle coupé» (page 106) ; aussi accepte-t-il volontiers de «jouer» avec elle, «et ils jouèrent jusqu’à l’aube» (page 110). Aussi fait-il de cette fille d’un de ses bûcherons sa seconde épouse. Mais il a, en matière d’amour, moins de chance que Cidrolin : il se doute qu’il est trompé par Mouscaillot qui est devenu le vicomte d’Empoigne («Serais-tu amoureux de la duchesse?» [page 126]), semble s’en accommoder, mais, l’occasion venue, le tue (page 175), Russule se précipitant sur le corps de son «sigisbée» et l'achevant en l'étouffant. Puis on apprend qu’elle est «morte de consomption» : on peut donc penser qu'elle préférait ce garçon à son vieux mari.
D’un tempérament bouillant, il fait de grosses colères, et donne libre cours à sa violence. Son «humeur massacreuse» (page 58) est même le premier trait de son caractère qui nous est donné : «Son humeur était de battre. Il ne battit point sa femme parce que défunte, mais il battit ses filles au nombre de trois ; il battit des serviteurs, des servantes, des tapis, quelques fers encore chauds, la campagne, monnaie et, en fin de compte, ses flancs» (page 14), la litanie d'un pouvoir arbitraire conduisant donc à l'ennui. Puis, on voit son page, Mouscaillot, «qui ne proférait mot de peur de recevoir un coup de gantelet dans les gencives» (page 15). On apprend ensuite que le duc pourrait avoir tué sa femme comme le craint saint Louis (page 24). Il est sûr qu’il occit maint «manants» et «borgeois». Il s’en prend à son chapelain, l'abbé Biroton, qui a souvent l'occasion d'essuyer ses accès d'humeur : comme il lui dit : «Je n'ai pas besoin de toi pour d'aussi médiocres propos, je serais bien capable de les inventer tout seul [...] J'exige une autre réponse», il dirige vers le tibia droit de l'abbé un coup de savate qui atteint son but ; l’abbé veut répliquer d'une ruade dans le ventre, mais elle est esquivée, et il va s'étaler ; le duc aussitôt lui saute dessus et commence à le piétiner en criant : «Réponds, petite tête de clerc, réponds !» (page 43). Le héraut des «compagnies royales de sécurité», auquel il répète : «Moi pas aller croisade» (page 56), se voit menacé : «Si tu ne te décides pas plus vite, je te découdrai la panse avec les dents, na» (page 58), mettant donc quelque chose d’enfantin à sa menace. S'il n'est pas satisfait de son cuisinier, de son page, ou de quiconque se trouve à sa portée, et, tout simplement, si quelqu'un l'agace, il l'injurie, lui lance une gifle magistrale, se jette sur lui, arrache une de ses oreilles, casse une chaise sur ses épaules, ou lui brise quelques os. Il houspille ses valets, donne aux marmitons de «solides coups de savate» (page 67). Il prévient aussi ses filles : «Sans cela, gare les coups» (page 92). À son retour du concile, après avoir déjà exercé le tir d’un de ses canons sur Biroton, comme il lui trouve «l’air de tisser toute l’étoffe d’un traître», il envisage de «l’attacher à la bouche d’une bombarde pour l’envoyer aux cieux en petits morceaux» (page 87), «de le pendre par ses glandes extérieures» (page 92) ; finalement, «il ne peut se retenir de lui tirer une oreille. Indigné, l’abbé Biroton se met à gueuler très fort, et, comme cela n’empêche pas l’autre de continuer, il prend une lardoire sur le feu et commence à griller la main tractrice. Le duc pousse un épouvantable cri et lâche prise en secouant l’appendice comburé.» (page 92). L’ecclésiastique lui promet alors l’excommunication, exige et obtient qu’il lui demande pardon, ce à quoi le duc doit consentir pour ne «pas risquer d’aller en Enfer pour une oreille de chapelain», bien qu’il dise ne pas y croire : «faut bien ruser dans la vie» (page 93). Il «s’était vu obligé d’administrer une bonne raclée» à «la jeune Russule» (page 126). Pensant qu’il a pu lui mentir, qu’il a tout intérêt à mentir, et que, de cet enfant dont il annonce la naissance, il pourrait bien être le géniteur, ayant donc peut-être provoqué ce qu’il prédit, il «saute à la gorge» de l’astrologue de la duchesse, «et commence à l’étrangler de ses deux puissantes mains [...] Et il le secoue avec une énergie tout en serrant de plus en plus fort.» (page 152), au point que l’abbé Biroton s’apprête à lui administrer l’extrême-onction. Il «veut flanquer une taloche au page mais celui-ci a déguerpi» (page 163). Ne supportant pas la contradiction, il se promet de corriger un contradicteur imaginaire : «Je lui morniflerais les ganaches» (page 163). Il inflige une gifle à Pouscaillou puis lui pince l’oreille (page 168). C’est en voulant entraîner la duchesse «vers la chambrette aux martinets» (page 174), pour, en bon ami de Sade, lui infliger une fessée (qui va lui rester «rentrée dans la paume de la main» [page 176]), qu’il en vient à affronter son «sigisbée», le vicomte d’Empoigne, le sommet de sa violence étant alors atteint : «Il lâcha la duchesse qui tomba sur le postère et il gifla vigoureusement le vicomte qui trébucha. Celui-ci, par atavisme encore et plus que par courage, sortit son épée. Le duc sort la sienne et voilà Empoigne par terre, complètement mort et traversé. La duchesse se rue sur le cadavre en poussant des clameurs. Le duc essuie son épée au jupon de Russule et remet l’arme assassine dans son fourreau.» (page 175), pour se montrer alors «plein d’admiration» pour Pouscaillou qui se voit devenu le nouveau vicomte. Et, l’instant d’après, ne pouvant supporter une petite pointe de son chapelain, «le duc tira son épée, bien décidé à trucider séance tenante l’abbé» (page 176). Pouscaillou, manifestant sa crainte des «chevaux qui parlent», renâcle à les seller, mais le duc «d’un bon coup de pied, envoya Pouscaillou droit au but» (page 177). À Paris, en 1964, à Cidrolin à qui il a pourtant demandé la direction à suivre pour aller au terrain de camping, il répond plus tard : «Monsieur, je ne vous demande pas votre avis» (page 225), et il a «un geste impératif pour empêcher Cidrolin de répondre sur-le-champ» (page 226). Puis, même s’il bénéficie de son hospitalité, comme celui-ci le contredit, il le traite de «ratiocineur comme l’abbé Riphinte» (page 228). Plus tard, «il donna un violent coup de poing et gueula» (page 240), Empoigne, étant sorti «de son mutisme respectueux, alla valser à l’autre bout du carré en renversant des verres» (page 247). Enfin, n’est-ce pas avec la plus inconvenante et méprisante désinvolture qu’il s’empare de la péniche pour l’aventure finale?
Le duc d’Auge peut bénéficier de l’impunité en dépit de ses crimes, déployer autant de liberté (n’affirme-t-il pas : «Je m’occupe de ma liberté» [page 177]?), d'autorité impérieuse et capricieuse, de hauteur et de morgue parce qu’il se fonde sur sa qualité de grand aristocrate. Il est fier de son ascendance, prétendant descendre en ligne directe de Mérovée, claironnant : «Je suis de haut lignage» [page 227]). Il est targue de son rang : «Je suis duc et j’ai droit à sept piliers pour mes fourches patibulaires» (page 75) - «je suis un hobereau, gentilhomme-fermier» (page 227). Il se prévoit de son «droit de haute et basse justice» (page 239). Il se vante de ses exploits : il a «fait les croisades». Il est vrai qu’il fait preuve aussi d’un grand courage, que ce soit face à une foule déchaînée ou face à cet énorme animal velu et violent qu’est le mammouth, en quelque sorte son image, qu’il affronte seul, ses gens ayant fui : «Il dégaine son braquemart et s’apprête à férir le fauve» (page 103) qui, ne tenant pas compte de lui, disparaît, le laissant «indemne, pantois et nobiliaire» (page 104). À Paris, portant «des bottes morales» (page 257), il se dresse quand il est question d’«injures sur la porte de monsieur Cidrolin» : «Elles me concernent?» (page 238). Il voit «un exploit pour nous autres chevaliers» à s’employer à débarrasser de «son graffitomane» (page 239) un hôte qu’il voit «maître après Dieu» sur sa péniche (page 239). Mais il prévient : «Monsieur Cidrolin, ne comptez pas sur moi pour les coups de pied au cul. Jamais je n’userai la semelle de mes bottes sur le derrière d’un graffitomane. Ce serait déchoir.» (page 239). Et, quand le supposé barbouilleur est relâché, il manifeste son mécontentement : «On m’y reprendra à commettre une bonne action» (page 255).
Même s’il a pour habitude d'«examiner un tantinet soit peu la situation historique» (pages 13, 67, 104, 276), il n’est pas d’un naturel contemplatif, déclare «Moi pas être intellectuel» lors de son entrevue avec saint Louis (page 25). En fait, encore comme un personnage de Rabelais, il est instruit, et se préoccupe de questions philosophiques, théologiques et ésotériques. À son chapelain, il demande : «Primo, ce qu’[il pense] des rêves, secundo, ce qu’[il pense] du langage des animaux, tertio, ce qu’ [il pense] de l’histoire universelle en général et de l’histoire générale en particulier» (pages 40, 89). Questions qui, jointes à ses préoccupations alchimiques, ne sont pas loin de la problématique du ‘’Tiers Livre’’ de Rabelais où le recours à tous les types de divination pour savoir si Panurge doit se marier, et si l’on doit se marier en général, est prétexte à une véritable somme des connaissances, des erreurs et des opinions hasardeuses des êtres humains. Et le duc est intrigué par ce qu’il découvre du monde de 1964 dans ses rêves, inventant les mots «péniche» et «sieste», faisant le cauchemar des «houatures». Surtout, plus proche en cela de Pantagruel que de son turbulent ami, ayant une bonne teinture d'humanisme, à chaque époque, curieux sur le plan culturel, il réagit aux nouveautés qui se présentent, et a sans cesse de nouveaux projets
Il conteste le pouvoir en place et les doctrines religieuses en vigueur. C’est un «rebelle» (page 53) qui «envisageait de passer à la rébellion ouverte» (page 57). Il s’oppose régulièrement aux idées de son époque, est en désaccord avec l’esprit de son temps.
En 1264, il se refuse à la croisade (pages 24-25), ce qui fait que «manants, artisans et borgeois» (qu’il méprise, considérant qu’ils veulent «voir tous les nobles seigneurs comme moi étripés par les Chleuhs pour envahir nos châtiaux, boire notre vin clairet dans nos caves et qui sait? violenter nos mères, nos femmes, nos filles, nos servantes et nos brebis.» [page 27]) lui lancent des tomates pourries et une pluie d’insultes ; il dégaine alors son «braquemart» et «en occit quelques dizaines». Au chapitre II, à la porte de l’auberge, une foule s’en prenant encore à lui à cause de ce refus, «dégainant son braquemart pour la seconde fois», il «occit deux cent seize personnes, hommes, femmes, enfants et autres». Au chapitre IV encore, ayant «occis quelques bourgeois qui l’embrenaient», il voit arriver des «compagnies royales de sécurité» qui veulent lui faire payer une amende, et le condamner à réciter des prières, à moins «qu’il se joigne au saint roi pour aller découdre du Sarrasin à la croisade prochaine» (page 55), ce à quoi il se refuse de nouveau, se préparant alors au combat. Il se plaint : «Si les Capets commencent à nous traiter de la sorte, on verra bientôt les aristocrates à la lanterne» (page 57), plaisante prophétie !
En 1439, sous «Charles septième du nom», il affirme sa fidélité au «noble seigneur Gilles de Rais» avec lequel il a «pourfendu tant de Godons sous le commandement de Jehanne la Pucelle», et se rend à Paris «trouver le roi de France pour lui demander justice pour son compagnon d’armes», le délivrer et défendre les droits des gens «bien nés». Car il est un féodal (il proclame : «Moi je suis guelfe et féodal» [page 87], et la duchesse lui dit : «Tu n’es qu’un vilain féodal» [page 174]) qui résiste aux rois, dont il craint qu’ils prennent des «mesures antiféodales» (page 68), qu’ils tendent à l'absolutisme centralisé. Le souverain ne résidant pas à Paris mais «sur les bords de la Loire», il «trouve particulièrement mal séant que le roi ne se trouve pas dans sa ville capitale lorsque je viens l’y trouver» (page 75). Comme le vicomte de Péchiney se dit d’accord avec lui, il s’étonne : «D’habitude, je suis seul à penser ce que je pense» (page 75). Après avoir cru pouvoir bénéficier de l’appui d’autres seigneurs et du dauphin, il «reste seul en face du roi de France, en état de rébellion ouverte» (page 87). Et c’est pour se défendre contre «les compagnies royales de sécurité» qu’il a acquis des canons.
En 1614, s’élevant contre le clergé qui «veut tout commander» (page 92), il affirme son athéisme à travers sa passion pour l’alchimie, et, emporté par cette quête, commence à se désintéresser des événements de l’époque qu'il traverse. Peut-être est-ce parce qu’il est en désaccord avec son temps que son caractère s’aigrit, il devient d’une «humeur mélancolieuse [...] toujours muet, le sourcil froncé, l'œil vague» (page 163).
En 1789, alors que l’autorité royale est contestée, il ne se joint pas aux notables du baillage qui élisent leurs «délégués aux États généraux», et rédigent un «cahier de doléances» ; pourtant, il réprimande son nouveau page, Pouscaillou, qui a crié «Vive le roi !» pour faire «comme tout le monde» alors que pour lui, justement, c’est ce qu’on ne doit pas faire (page 168). Devant Monseigneur Biroton et l’abbé Riphinte, montrant une liberté de pensée décidément bien voltairienne, affirmant : « Le naturel, il n’y a rien de plus naturel que le naturel» (page 178), ce qui est une citation de Sade, il oppose «la raison» à leurs «saintes écritures» (page 173) auxquelles il refuse les majuscules, et qui, pour lui, se contredisent, ce qui met en doute la validité de leurs enseignements ; et il avance que «le monde existait depuis des milliers et des milliers d’années avant Adam», s'interroge sur la réalité de la Création et sur l'âge de l'Humanité. Ainsi, tandis que les États généraux se transforment en Assemblée Constituante, que l’Histoire avance à grands pas (ce qui l’oblige, les aristocrates étant contraints d’abandonner leurs appellations nobiliaires, à prendre le nom de «Hégault» [page 190], à retourner sa veste car c’est, à la fois, l’inversion d’Auge, la prétention à l’égalité et l’affirmation de l’égo !), il s’intéresse au contraire, dans un but anti-théologique, à l’existence de «préadamites», à la préhistoire, et participe à son émergence, prévoyant que : «Lorsque j’annoncerai ma découverte au monde, l’Église tremblera sur ses bases et le pape frémira de crainte. Lorsque le monde reconnaîtra ma découverte, l’Église s’écroulera et, pour gagner sa vie, le pape deviendra moutardier.» (page 213). Que, dans les peintures pariétales des cavernes du Périgord, l’abbé voie «des dessins d’enfants», confirme sa thèse. Il s’oppose à ce sujet aussi à la duchesse et à son gendre, le vicomte d’Empoigne, qu’il tue. Aussi, comme, de plus, on lui annonce la prise de la Bastille, préfère-t-il «s’en aller promener, peut-être même à l’étranger», pour aller encore «chercher des preuves» de l’existence des «préadamites». Il se rend en Espagne, chez son ami, le comte Altaviva y Altamira, voulant peindre «sur les parois des grottes» que celui-ci a sur ses terres, souvenir de la mésaventure que Raymond Queneau connut en 1928 quand il visita, près de Vichy, des fouilles qui devaient présenter des objets préhistoriques mais qui s’avérèrent fabriqués, tandis que le marquis de Sautuola découvrit en 1868, dans la province de Santander, la grotte d’Altamira, ce qui donna lieu à une longue controverse car, pendant vingt ans, personne (ou seuls quelques rares paléontologues) ne voulut admettre l’authenticité de ces peintures pariétales, et, qu’accusé de naïveté puis d’imposture, il en mourut de chagrin en 1888. Chez Cidrolin, le duc dit avoir été «un spécialiste de la peinture pariétale», même si c’est son «ancien chapelain», l’abbé Riphinte, qui est devenu un «fameux préhistorien». Aussi est-ce «véhémentement» (page 255) qu’il se revendique anticlérical.
Celui qui, vers la fin, se demande assez comiquement : «Deviendrai-je égoïste?» (page 242) parce qu’il oublie alors ses chevaux même si ses rapports avec eux l’humanisaient, n’a donc jamais fait que déployer impudemment son «ego» (son nom, Auge, dérive peut-être d’ailleurs du palindrome OGE / EGO), affirmer un «ego» dont l’enflure se manifeste bien par son désir d'être statufié (page 134). Et Cidrolin a cherché à compenser en lui sa soumission, sa résignation, son apathie.

Lorsque le duc et Cidrolin se rencontrent, aucun des deux ne rêve plus : «Joachim d’Auge se réveilla d’excellente humeur : il avait dormi d’un sommeil profond et sans rêves» (page 235), tandis que Cidrolin déclare : «J’ai fait une sieste presque sans rêves. Juste un petit, sans grand intérêt» (page 244). A lieu le face-à-face, moment conflictuel où chacun fait la rencontre avec l'autre lui-même. Ils ne peuvent pas se reconnaître parce qu’ils ne sont pas des sosies et que chacun se sent lui-même, de sorte qu'en se découvrant les mêmes prénoms que le duc, Cidrolin déclare : «Je ne me vois pas m'appelant sous les espèces d'un autre» (pages 255-256). L'identification, marquée par la connivence profonde qui fait que le duc savait d’avance que Cidrolin était le barbouilleur («Alors, il t’a pincé?» [page 260]), suit son cours, conduit à la familiarité (tutoiement, petits noms). Mais elle se rompt à la fin par la prise en main par le duc de la péniche que Cidrolin avait dite «tout à fait incapable» de bouger, «il faudrait la remorquer» (page 184) ; elle part pourtant sans difficulté, pilotée par le duc qui proclame : «Je rentre chez moi» (page 275). Pourtant, «la péniche remontait le cours du fleuve» (page 276) : ce chemin, impossible pour une péniche sans remorqueur, ne le conduit donc pas en direction de sa Normandie. C’est qu’il s'agit plutôt d'une remontée dans le temps. Le point de chute est un donjon qui est indéterminé : est-ce le donjon seigneurial du début ou un observatoire, semblable à celui du mont Ararat pour Noé, pour réexaminer la situation?
Cidrolin et Lalix s’évadant sur le canot, les rôles de Cidrolin et du duc, dont les similitudes et la réversibilité n’avaient cessé de s’étaler, semblent s'inverser : tandis que le perpétuel voyageur retrouve un château, le dormeur casanier, dont la faute a été effacée, disparaît avec Lalix... vers l'aventure?
Puisque le duc ouvre et ferme le roman, on peut penser qu'il en constitue le fondement. Il incarnerait la mémoire commune de l'humanité, un passé où chacun de nous, représenté ici par Cidrolin, puiserait la matière de ses rêves. Le duc le retrouverait pour l'aider à mettre un terme à ses ruminations. On peut donc aussi voir en Cidrolin Queneau lui-même qui, en 1964, rêve du personnage qu’il a créé, le duc d’Auge, arbitraire et impossible sans doute, mais qui va résoudre ses problèmes de communication avec Lalix, et faire enfin bouger sa péniche.

Mais comme ni Cidrolin (avec son enfermement dans le rêve, sa soumission, sa résignation de vaincu), ni le duc (avec son hyperactivité, ses caprices, l’autorité impérieuse de ceux que la vie a toujours privilégiés) ne peuvent servir de modèles, reste à se poser la question du sens du roman.


Intérêt philosophique

Dans cette immense fantaisie que sont ‘’Les fleurs bleues’’, la traversée de l’Histoire, si elle permet un défilé d’images d'Épinal, induit aussi une réflexion sur elle qui ne doit pas étonner de la part de Raymond Queneau, qui avait suivi le cours de Kojève sur Hegel, et qui, dans l'’’Encyclopédie de la Pléiade’’, avait supervisé en particulier le volume ‘’L'Histoire et ses méthodes’’.
Dès le début, le duc se dit «bien triste et bien mérancolieux» à cause de «l’histoire [...] Elle flétrit en moi tout ébaudissement» (page 14). Puis il a une discussion musclée avec l’abbé Biroton sur «l'histoire universelle en général et l’histoire générale en particulier» (page 40), n’oubliant pas sa question en dépit du siège imposé par les «céhéresses» (page 59), puis en dépit du temps parcouru (page 66), la reprenant encore plus loin : «Et cette histoire universelle à propos de laquelle je t’ai, il y a bien longtemps déjà, interrogé. [...] - Dis-moi, ce Concile de Bâle, est-ce de l’histoire universelle? - Oui-da. De l'histoire universelle en général. - Et mes petits canons? - De l'histoire générale en particulier. - Et le mariage de mes filles? - À peine de l'histoire événementielle. De la microhistoire, tout au plus. - De la quoi? hurle le duc d'Auge. Quel diable de langage est-ce là?» (pages 88-89). Raymond Queneau se moquait, comme l’avait déjà fait Rabelais, des débats scolastiques du Moyen Âge et de leurs arguties théologiques saugrenues, mais aussi, par la gradation contradictoire qu’il a ménagée, de la tendance de la nouvelle Histoire de l'École des Annales à rejeter l'événementiel («la microhistoire») au profit des grandes tendances économiques et sociales. Ne lui avait pas échappé que, dans sa leçon inaugurale au Collège de France, en 1950, Fernand Braudel avait lancé quelques pavés dans la mare de l'historiographie traditionnelle tissue de menus événements dont l'importance réelle est inversement proportionnelle au caractère spectaculaire.
Cette Histoire, qui mérite bien en fait «la grande hache» qu’y voyait Georges Perec, est orthographiée par Raymond Queneau avec une minuscule parce qu’il veut en minorer la violence par une sorte de stratégie conjuratoire car il manifesta déjà dans ce roman son pessimisme à son égard. Ainsi, il n’empêche que, même si c’est de manière plaisante, il montre l’évolution irréversible, et le déclin politique d’une classe sociale, celle des grands féodaux ; qu’en même temps, la répétition structure aussi bien le texte que le temps, et que l’Histoire humaine, qui semble si incohérente, obéirait malgré tout, pour le meilleur et pour le pire, aux mêmes lois que le cosmos (les guerres coloniales du XXe siècle font écho aux croisades ; l’exécution de Gilles de Rais annonce l’incarcération de Donatien de Sade à la Bastille ; à la fin revient l’Âge d’or).
On voit aussi les filles et les gendres de Cidrolin avoir un débat sur le sujet bateau du rôle de la télévision, un des gendres défendant l’idée que «la tévé», c’est «instructif. Surtout les actualités. Ça leur [aux enfants] apprendra l’histoire de France, l’histoire universelle même. [...] les actualités d'aujourd'hui, c'est l'histoire de demain.» Et est donné l’exemple de quelqu’un qui assiste aux événements du «dix-neuf brumaire» (date par laquelle Raymond Queneau a voulu surprendre le lecteur et l’inviter à aller vérifier, a voulu montrer que nous ne connaissons l’Histoire que lorsqu’elle se transforme en récit, et que ce récit ne saurait passer pour une science exacte), qui dormirait cent ans et qui, en se réveillant, constaterait que ce qu’il a vu est «devenu de l’histoire» (page 63), démonstration quelque peu farfelue mais qui n’en pose pas moins d’authentiques questions philosophiques : comment déterminer ce qui va devenir véritablement de l'Histoire? quel rapport y a-t-il entre l’Histoire et les actualités? L’Histoire se définit-elle par l’existence des livres d’Histoire («c’est quand c’est écrit»)? À quel moment le présent devient-il historique ou plutôt, comme dit l’un des personnages, se «congèle»-t-il en Histoire?
De plus, peu de temps après la parution du roman, le romancier publia ‘’Une histoire modèle’’, essai sur le sens de l'Histoire qu’il avait entrepris en 1942 et avait laissé inachevé. Dans l'introduction, il indiqua : «Si je publie aujourd'hui ce texte [...] c'est parce qu'il me semble fournir un supplément d'information aux personnes qui ont bien voulu s'intéresser aux ‘’Fleurs bleues’’.» Or ce curieux livre, qui associe narration et histoire dès les premières pages, développe la théorie des «cycles en Histoire» avec une brillante perplexité. Queneau y déclara que «l'Histoire est la science du malheur des hommes». Or le roman s’arrête au moment où, avant l'arrivée du Déluge, le couple contemporain échappe à cette remontée dans le temps, où Cidrolin rompt avec son passé, et connaît le bonheur.
Dans son essai, Raymond Queneau indiquait aussi qu’engagé dans l’Histoire, l’être humain ne trouve apaisement qu’en la racontant, qu’en faisant de la littérature : «La littérature est la projection sur le plan imaginaire de l’activité réelle de l’homme ; le travail, la projection sur le plan réel de l’activité imaginaire de l’homme. Tous deux naissent ensemble. L’une désigne métaphoriquement le paradis perdu et mesure le malheur de l’homme. L’autre progresse vers le paradis retrouvé et tente le bonheur de l’homme.»

C’est ainsi qu’on peut remplir le vide que l’auteur laissa dans son prière d’insérer en terminant par «Quant aux fleurs bleues...» Elles sont mentionnées page 15, où Queneau reprend les mots de Baudelaire dans ‘’Moesta et Errabunda’’ : «ici la boue est faite de nos pleurs» pour remplacer ceux-ci par «fleurs… bleues». Cette référence est intéressante car, deux strophes plus loin, le poète évoqua le «vert paradis des amours enfantines». Or il apparaît dans le roman que les seuls paradis sont les paradis qu'on a perdus. D’autre part, «être fleur bleue», c’est être sentimental. Mais longtemps Queneau avait refusé de laisser parler en lui cette voix sans immédiatement la détruire ; sa pudeur fit qu’il se retint sans cesse d'être sentimental. Son premier roman, ‘’Le chiendent’’, provenait de ‘’Là-bas’’ de Huysmans, où Durtal est furieux d'être amoureux : «Non, il n'y a pas à dire ; la petite fleur bleue, le chiendent de l'âme…, c'est difficile à extirper, et ce que ça repousse ! Rien ne paraît pendant vingt ans et soudain, on ne sait pourquoi, ni comment, ça drageonne et ça jaillit en d'inextricables touffes ! - mon dieu, que je suis bête !» Et Ernestine, la servante au grand coeur, quand elle assiste à ses propres noces, «sent croître en elle une immense fleur bleue qu'elle arrose de pernod fils», ce qui est l’«essence de fenouil». Dans ‘’Voyage en Grèce’’, Queneau écrivit : «Ce dont on ne se lasse jamais, c'est de la petite fleur bleue…», mais il termina par une gaudriole : «romantique échevelé tondu à ras», ramenant encore le sarcasme. Dans ‘’Pierrot mon ami’’, on lit : «Alors ce ne sont plus que clairs de lune, gondoles, ivresses éthérées, âmes soeurs et fleurs bleues.» Enfin, dans ‘’Les fleurs bleues’’, à la fin, après ce déluge qui reprend le Déluge de la ‘’Genèse’’, la vie, après la punition purificatrice de l'eau, prend un nouveau départ, connaît le printemps d'un avenir meilleur (une «clé» des ‘’Fleurs bleues’’ pourrait avoir été donnée par Queneau dans une note publiée dans le ‘’Traité des vertus démocratiques’’ : «La Nature, à chaque hiver, détruit pour renaître à chaque printemps... Ainsi la Société ne doit pas craindre de détruire pour passer d'un présent à un avenir / De crainte de stagner dans un perpétuel automne.»), un renouveau hors Histoire. Une société nouvelle se fonde. Queneau a voulu montrer que rien n'est impardonnable, et que tout s'arrange, en fin de compte. Le duc ne voit plus aucun vestige du passé, la couche de vase (qui répond à «la boue» du début) recouvre l’Histoire humaine ; il en est sorti pour (dans un éternel retour nietzschéen?) retrouver l’âge d’or, un état sans Histoire où le mal n’existe plus, où on se trouve avant le péché originel, et où «s’épanouissaient déjà de petites fleurs bleues» qui sont le signe du bonheur.
‘’Les fleurs bleues’’, qui sont peut-être le chef-d'œuvre de Queneau, en tout cas, sans aucun doute, le point culminant de sa production romanesque, sont le roman où son originalité très particulière fut parfaitement maîtrisée, où la fantaisie, la poésie, l’imagination, l’humour s’allièrent le mieux à la réflexion philosophique.

Destinée de l’oeuvre

Après le sucès de librairie de ‘’Zazie dans le métro’’, les critiques, à la sortie des ‘’Fleurs bleues’’, furent un peu déconcertés, tout en louant Queneau de n’avoir pas tenté de rebondir sur la vague de son best-seller. Les calembours surprirent et gênèrent : «Les esprits délicats pourront être écoeurés par les mauvais calembours de la première page» (Pierre Dumayet, ‘’Lectures pour tous’’) - «Il puise dans l’Almanach Vermot des calembours ‘’hénaurmes’’ d’une agressive indigence» (Mathieu Galey, ‘’Arts’’). Mais les critiques sentirent qu’il y avait autre chose sous l’humour facile : Mathieu Galey vit dans le roman une représentatation fantaisiste de la réalité, et considéra qu’il est d’une inspiration plutôt légère et mélancolique que réellement profonde : il traita l’auteur de «sacré farceur, un peu magicien...». Jacques Chessex, dans ‘’La nouvelle revue française’’, insista, lui, sur la fête du langage et ses conséquences : «Les altérations orthographiques jouent ici leur rôle inquiétant et étonnant : leur insolite ingénuité contribue à charger le texte d’un mystère vif, insinuant. D’où tombent, en effet, ces ‘’houatures’’ et ce ‘’minibanjo’’?» Il envisagea toutefois l’exégèse avec prudence : «Avec Raymond Queneau, tout est possible, des pièges claquent sous nos pieds et nous ne voyons pas la clairière. Et si l’humour était parodique lui aussi ? [...] L’auteur a mis dans ce livre plus de choses qu’on y trouvera jamais. Mais on risque fort d’y trouver celles que, justement, il n’a pas mises.»
C’est ce que ne manquèrent pas de faire les critiques universitaires ; ainsi J.Y. Pouilloux avec son ‘’Jean-Yves Pouilloux présente ‘’Les fleurs bleues’’ de Raymond Queneau’’ (1991) ; ainsi Jacques Julien dans ses ‘’Notes au fil du texte’’ qu’on trouve dans Internet !

En 1966, ‘’Les fleurs bleues’’ ont été traduites en allemand par Eugen Helmlé.
En 1967, Italo Calvino, ami et admirateur de Raymond Queneau et proche par beaucoup de ses oeuvres des travaux de l'OuLiPo, qui donnait beaucoup d'importance aux traductions, et définissait la traduction d'une manière générale comme «non seulement un complément essentiel de l'écriture, mais la véritable clé de voûte de la création littéraire», traduisit en italien ce roman. Il dut transmettre une langue très expressive et riche de phrases empruntées au parlé, rendre le ton familier et populaire, les jeux langagiers et les effets de style, les réinventant parfois de toutes pièces pour rendre au lecteur italien la saveur originale, résoudre de nombreuses difficultés, comme celles posées par les déformations de l'orthographe, suivre les engrenages subtils d’un texte qui produit sa signification à partir d’une interaction parfaite entre le langage, le récit et l’organisation formelle du roman. Il y parvint en dépit des différences des contextes sociolinguistiques et des traditions littéraires respectives, au point que cet effort d’adaptation pouvait apporter à la lisibilité du texte ! Il voyait dans le roman une illustration remarquable du concept de «multiplicité», qui était destiné à devenir l’un des piliers de sa propre réflexion théorique.
En 1967, le roman fut traduit en anglais par Barbara Wright.
Mais on comprend que ce livre nourri de scènes de l’Histoire de France comme de la vie quotidienne française, imprégné du génie national français, n'ait pas été traduit dans beaucoup de langues.

L’intérêt pour le roman a été réanimé en 2000 quand il a été mis au programme du baccalauréat.

André Durand

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