Serge Moscovici - Free.fr
Les organismes vivants ont reconstitué les strates superficielles de la terre, les
...... reporté dans un autre cadre, utilisé à la résolution de problèmes nouveaux.
...... le mouvement rectiligne en mouvement circulaire, la rotation en impulsion,
etc. ...... On pense, évidemment, à la tension du créateur et à la transmutation des
...
part of the document
oration avec la BibliothèquePaul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à ChicoutimiSite web: HYPERLINK "http://bibliotheque.uqac.ca/" http://bibliotheque.uqac.ca/
Politique d'utilisationde la bibliothèque des Classiques
Toute reproduction et rediffusion de nos fichiers est interdite, même avec la mention de leur provenance, sans lautorisation formelle, écrite, du fondateur des Classiques des sciences sociales, Jean-Marie Tremblay, sociologue.
Les fichiers des Classiques des sciences sociales ne peuvent sans autorisation formelle:
- être hébergés (en fichier ou page web, en totalité ou en partie) sur un serveur autre que celui des Classiques.
- servir de base de travail à un autre fichier modifié ensuite par tout autre moyen (couleur, police, mise en page, extraits, support, etc...),
Les fichiers (.html, .doc, .pdf., .rtf, .jpg, .gif) disponibles sur le site Les Classiques des sciences sociales sont la propriété des Classiques des sciences sociales, un organisme à but non lucratif composé exclusivement de bénévoles.
Ils sont disponibles pour une utilisation intellectuelle et personnelle et, en aucun cas, commerciale. Toute utilisation à des fins commerciales des fichiers sur ce site est strictement interdite et toute rediffusion est également strictement interdite.
L'accès à notre travail est libre et gratuit à tous les utilisateurs. C'est notre mission.
Jean-Marie Tremblay, sociologue
Fondateur et Président-directeur général,
LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.
Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marc Simonet, ancien professeur des Universités, bénévole.
Courriel: HYPERLINK "mailto:jmsimonet@wanadoo.fr" jmsimonet@wanadoo.fr
À partir du livre de
Serge Moscovici
Essai sur lhistoire humaine de la nature
Nouvelle bibliothèque scientifique dirigée par Fernand Braudel.
Flammarion, éditeur, 1968,606 pages.
Polices de caractères utilisées :
Pour le texte: Times New Roman, 14 et 12 points.
Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 10 points.
Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2004 pour Macintosh.
Mise en page sur papier format : LETTRE (US letter), 8.5 x 11)
Édition numérique réalisée le 13 novembre 2007 à Chicoutimi, Ville de Saguenay, province de Québec, Canada.
Table des matières
HYPERLINK \l "question_naturelle" La question naturelle
Première partie Les processus naturels et la succession des états de nature
HYPERLINK \l "p1c1" Chapitre Ier. La nature, art de lhomme
HYPERLINK \l "p1c1_1" I. De la matière organisée
HYPERLINK \l "p1c1_2" II. Lart et la technique ne constituent pas une contre-nature
HYPERLINK \l "p1c1_3" III. La nature humaine : difficultés dune idée
HYPERLINK \l "p1c1_4" IV. Lhistoire humaine de la nature
HYPERLINK \l "p1c2" Chapitre II. La création du travail
HYPERLINK \l "p1c2_1" I. Produire des objets, créer du travail
HYPERLINK \l "p1c2_2" II. Deux processus naturels linvention et la reproduction
HYPERLINK \l "p1c2_3" III. Lactivité inventive
HYPERLINK \l "p1c2_3_1" 1. Inventer le savoir-faire ;
HYPERLINK \l "p1c2_3_2" 2. Découverte et substitution.
HYPERLINK \l "p1c2_4" IV. Les dimensions reproductibles du travail
HYPERLINK \l "p1c2_4_1" 1. La reproduction naturelle ;
HYPERLINK \l "p1c2_4_2" 2. Le système de reproduction.
HYPERLINK \l "p1c2_5" V. Processus naturels et processus sociaux
HYPERLINK \l "p1c2_5_1" 1. Le fondement naturel ;
HYPERLINK \l "p1c2_5_2" 2. Richesses, ressources et appropriation ;
HYPERLINK \l "p1c2_5_3" 3. Travail aliéné et travail inaliénable.
HYPERLINK \l "p1c3" Chapitre III. La succession des états de nature (I)
HYPERLINK \l "p1c3_1" I. De létat de nature
HYPERLINK \l "p1c3_2" II. Le travail artistique et la substance
HYPERLINK \l "p1c3_2_1" 1. Lidentité de lhomme et de lhabileté ;
HYPERLINK \l "p1c3_2_2" 2. La nature organique.
HYPERLINK \l "p1c3_3" III. Lunivers des formes et des mouvements
HYPERLINK \l "p1c3_3_1" 1. Le règne de linstrument et de la force ;
HYPERLINK \l "p1c3_3_2" 2. La mécanisation du monde.
HYPERLINK \l "p1c4" Chapitre IV. La succession des états de nature (II)
HYPERLINK \l "p1c4_1" I. La nature cybernétique
HYPERLINK \l "p1c4_1_1" 1. La matière finale ;
HYPERLINK \l "p1c4_1_2" 2. Le domaine de la régulation ;
HYPERLINK \l "p1c4_1_3" 3. La prédominance de linvention ;
HYPERLINK \l "p1c4_1_4" 4. Une nature historique.
HYPERLINK \l "p1c4_2" II. Le contenu des états naturels et la fonction des disciplines naturelles
HYPERLINK \l "p1c5" Chapitre V. La division naturelle
HYPERLINK \l "p1c5_1" I. Quelques questions préliminaires
HYPERLINK \l "p1c5_2" II. Catégories naturelles, espèces biologiques et classes sociales
HYPERLINK \l "p1c5_3" III. La séparation des catégories naturelles : conditions et conséquences
HYPERLINK \l "p1c5_4" IV. Le caractère nécessaire de la division naturelle
HYPERLINK \l "p1c5_5" V. Les formulations indirectes du processus de division naturelle
HYPERLINK \l "p1c6" Chapitre VI. La transformation des ressources
HYPERLINK \l "p1c6_1" I. Distribution des richesses et éclatement du savoir-faire
HYPERLINK \l "p1c6_1_1" 1. Laccumulation de surplus sociaux ;
HYPERLINK \l "p1c6_1_2" 2. La division ou la subdivision du travail.
HYPERLINK \l "p1c6_2" II. La substitution des ressources matérielles ou inventives
HYPERLINK \l "p1c6_2_1" 1. Létat déquilibre ;
HYPERLINK \l "p1c6_2_2" 2. La formation des ressources complémentaires ;
HYPERLINK \l "p1c6_2_3" 3. La lutte pour la nature ;
HYPERLINK \l "p1c6_2_concl" 4. Conclusion.
Deuxième partie Lévolution des catégories et des disciplines naturelles
Première SectionLa nature mécanique et la structure des catégories naturelles
HYPERLINK \l "p2c1" Chapitre Ier. La formation des catégories naturelles et lunité de lhistoire de leurs disciplines
HYPERLINK \l "p2c1_1" I. Les deux fonctions dune catégorie naturelle
HYPERLINK \l "p2c1_1_1" 1. Des filiations évidentes ;
HYPERLINK \l "p2c1_1_2" 2. La fonction productive et la fonction auto-créatrice.
HYPERLINK \l "p2c1_2" II. Deux conséquences de la division naturelle
HYPERLINK \l "p2c1_2_1" 1. Arguments contre une histoire universelle et séparée des sciences des arts, des philosophies et des techniques ;
HYPERLINK \l "p2c1_2_2" 2. Groupements de disciplines et états de nature.
HYPERLINK \l "p2c2" Chapitre II. Loriginalité de lingénieur
HYPERLINK \l "p2c2_1" I. Les nouvelles ressources complémentaires
HYPERLINK \l "p2c2_1_1" 1. La renaissance de lartisanat ;
HYPERLINK \l "p2c2_1_2" 2. La convergence des arts et les agents inanimés.
HYPERLINK \l "p2c2_2" II. Une catégorie naturelle indépendante : lingénieur
HYPERLINK \l "p2c2_2_1" 1. Le maître dengins, artisan supérieur ;
HYPERLINK \l "p2c2_2_2" 2. Les grands affrontements.
HYPERLINK \l "p2c3" Chapitre III. Les origines de la technique
HYPERLINK \l "p2c3_1" I. La méthode de lingénieur
HYPERLINK \l "p2c3_2" II. La création des facultés mécaniques
HYPERLINK \l "p2c3_2_1" 1. Un nouveau mode de reproduction naturelle ;
HYPERLINK \l "p2c3_2_2" 2. Les impératifs de linvention.
HYPERLINK \l "p2c3_3" III. De lart mécanique à la technique
HYPERLINK \l "p2c4" Chapitre IV. La révolution philosophique
HYPERLINK \l "p2c4_1" I. La hiérarchie des disciplines naturelles
HYPERLINK \l "p2c4_2" II. La mécanique au centre de la philosophie
HYPERLINK \l "p2c4_2_1" 1. Le problème historique ;
HYPERLINK \l "p2c4_2_2" 2. La crise de la hiérarchie des disciplines dans la philosophie naturelle ;
HYPERLINK \l "p2c4_2_3" 3. La place de la mécanique.
HYPERLINK \l "p2c5" Chapitre V. De lunivers de la machine à la machine de lunivers : I. Le philosophe mécanicien
HYPERLINK \l "p2c5_1" I. Le philosophe constructeur dinstruments mécaniques et doctrinaire de lart dinventer
HYPERLINK \l "p2c5_1_1" 1. Le but du philosophe mécanicien ;
HYPERLINK \l "p2c5_1_2" 2. La méthode philosophique et lart dinventer.
HYPERLINK \l "p2c5_2" II. Habileté mécanicienne et connaissance philosophique
HYPERLINK \l "p2c5_2_1" 1. Lexpérience en tant que méthode analytique ;
HYPERLINK \l "p2c5_2_2" 2. La mesure et lunité du savoir.
HYPERLINK \l "p2c6" Chapitre VI. De lunivers de la machine à la machine de lunivers : II. La nature mécanique
HYPERLINK \l "p2c6_1" I. Le monde en question
HYPERLINK \l "p2c6_1_1" 1. La forme et la matière ;
HYPERLINK \l "p2c6_1_2" 2. Lunité des espèces de mouvement ;
HYPERLINK \l "p2c6_1_3" 3. Le point de vue organique.
HYPERLINK \l "p2c6_2" II. La naturalisation des artifices
HYPERLINK \l "p2c6_2_1" 1. Jouer et faire ;
HYPERLINK \l "p2c6_2_2" 2. La réalité ultime.
Deuxième Section Science, travail inventif et progression naturelle
HYPERLINK \l "p2c7" Chapitre VII. Lunivers froid et lunivers chaud
HYPERLINK \l "p2c7_1" I. Les philosophies, les sciences et le nouveau rapport des disciplines naturelles
HYPERLINK \l "p2c7_2" II. Médecine, arts chimiques et arts mécaniques
HYPERLINK \l "p2c7_2_1" 1. Le monde terrestre et le monde souterrain ;
HYPERLINK \l "p2c7_2_2" 2. Le sommeil de lalchimie.
HYPERLINK \l "p2c7_3" III. Lopposition à la mécanique
HYPERLINK \l "p2c7_3_1" 1. Lébauche dune nouvelle catégorie naturelle ;
HYPERLINK \l "p2c7_3_2" 2. Linstrument chimique, lunivers froid et lunivers chaud.
HYPERLINK \l "p2c8" Chapitre VIII. Lannonce de la révolution scientifique
HYPERLINK \l "p2c8_1"I. Les deux visages de lart expérimental
HYPERLINK \l "p2c8_2" II. Un nouvel ordre de philosophes : la prophétie de J. B. Priestley
HYPERLINK \l "p2c8_3" III. Le regroupement des disciplines naturelles
HYPERLINK \l "p2c9" Chapitre IX. La science et ses effets
HYPERLINK \l "p2c9_1" I. Systèmes stables et théories périssables
HYPERLINK \l "p2c9_2" II. Lassimilation des modèles mécaniques
HYPERLINK \l "p2c9_3" III. La primauté de leffet
HYPERLINK \l "p2c10" Chapitre X. La transformation opérée par les sciences dans lhistoire humaine de la nature
HYPERLINK \l "p2c10_1" I. Le dépérissement des techniques
HYPERLINK \l "p2c10_1_1" 1. Les nouvelles ressources complémentaires ;
HYPERLINK \l "p2c10_1_2" 2. Les sciences appliquées ;
HYPERLINK \l "p2c10_1_3" 3. La mutation du travail humain.
HYPERLINK \l "p2c10_2" II. La progression naturelle
HYPERLINK \l "p2c10_2_1" 1. Les sciences institutionnalisées et leur reproduction ;
HYPERLINK \l "p2c10_2_2" 2. Le travail inventif ;
HYPERLINK \l "p2c10_2_3" 3. La matérialisation des savoir-faire ;
HYPERLINK \l "p2c10_2_4" 4. Progrès scientifique et technique ou progression naturelle ;
HYPERLINK \l "p2c10_2_5" 5. Des phénomènes encore inexplorés.
Troisième partieSociété et histoire humaine de la nature
HYPERLINK \l "p3_intro" Introduction à la troisième partie
HYPERLINK \l "p3c1" Chapitre Ier. La main et le cerveau : les manifestations sociales de la division naturelle
HYPERLINK \l "p3c1_1" I. Lillusion organique
HYPERLINK \l "p3c1_1_1" 1. Un modèle abstrait ;
HYPERLINK \l "p3c1_1_2" 2. Lexemple grec.
HYPERLINK \l "p3c1_2" II. La querelle des arts et lartisan supérieur
HYPERLINK \l "p3c1_2_1" 1. Les arts libéraux et les arts mécaniques ;
HYPERLINK \l "p3c1_2_2" 2. Conclusion.
HYPERLINK \l "p3c2" Chapitre II. Le gouvernement de la société et la conquête de la nature
HYPERLINK \l "p3c2_1" I. Le corps naturel et le corps politique
HYPERLINK \l "p3c2_2" II. Le gouvernement de la société
HYPERLINK \l "p3c2_2_1" 1. Le savoir naturel, le savoir social et la science du pouvoir ;
HYPERLINK \l "p3c2_2_2" 2. Les qualités de lhomme humain ;
HYPERLINK \l "p3c2_2_3" 3. Les deux visages de lhumanisme ;
HYPERLINK \l "p3c2_2_4" 4. Léducation de lélite politique.
HYPERLINK \l "p3c2_3" III. La nature externe
HYPERLINK \l "p3c2_3_1" 1. Une pédagogie souterraine ;
HYPERLINK \l "p3c2_3_2" 2. Une figure de rhétorique la conquête de la nature.
HYPERLINK \l "p3c3" Chapitre III. Lexploitation des choses
HYPERLINK \l "p3c3_1" I. Le gouvernement de la nature
HYPERLINK \l "p3c3_1_1" 1. Progrès plein et progrès vide ;
HYPERLINK \l "p3c3_1_2" 2. Lexpression actuelle dun thème révolutionnaire.
HYPERLINK \l "p3c3_2" II. La société, forme de la nature
HYPERLINK \l "conclusion" Conclusion
HYPERLINK \l "conclusion_1" I. Pour une nouvelle science : la technologie politique
HYPERLINK \l "conclusion_1_1" 1. Le chaînon manquant ;
HYPERLINK \l "conclusion_1_2" 2. Le programme de la technologie politique.
HYPERLINK \l "conclusion_2" II. Deux cultures ou une seule
La question naturelle
Il y a la peste en ce moment, que faire quand la peste est là ? Homère.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
Chaque siècle est parcouru par une interrogation essentielle qui mobilise ses forces vives. Du dix-huitième siècle, on peut dire quil a été mû tout entier par la question politique. Les révolutions qui le modèlent, les doctrines qui proclament et justifient ces révolutions, sont inspirées par la quête du meilleur gouvernement, et la recherche des lois qui saccordent avec la dignité du citoyen et lorgueil des nations nouvellement nées.
Le xixe siècle donne la primauté à la question sociale. La société civile déclare son autonomie face à lÉtat. Claude de Saint-Simon imagine quune catastrophe extermine soudain lélite des ministres, des parlementaires, des généraux : les richesses nen seraient pas diminuées, les conditions de vie habituelles ne subiraient pas de changement. En revanche, il soutient dans cette parabole que la disparition de lélite des industriels, des banquiers, des ingénieurs et des savants aboutirait à paralyser la société, à compromettre la production des biens et à instaurer la pénurie. Léclosion de léconomie dans la pensée et dans les faits, la démonstration du caractère historique des sociétés, donc de leur avènement et de leur déclin, sont les conséquences de cette autonomie présumée de lordre social. Les classes sociales trouvent dans ces théories lécho systématisé de leurs croyances et un guide daction. La lutte entre prolétaires et capitalistes, le lien que lon entrevoit entre la dépossession fiévreuse du travail et laccumulation triomphante du capital inspirent les entreprises pratiques et intellectuelles du siècle. Quelles sont les racines de linégalité sociale, de quelle façon peut-on la combattre ? Quelle est la société la plus juste ? Voilà les demandes auxquelles on est pressé de fournir une réponse.
Si nous nous tournons vers lépoque contemporaine, nous nous apercevons quau premier plan de ses préoccupations figure la nécessité de situer lhumanité parmi les forces de lunivers matériel, daugmenter sa capacité de sadapter aux bouleversements dont cet univers est constamment le lieu, et de combler les écarts qui en résultent. A cette nécessité sassocie le mouvement qui tend à faire du progrès scientifique le critère des rapports entre les sociétés existantes et des relations à lintérieur de chacune delles. Les deux tendances convergent pour soulever dans notre siècle la question naturelle. Son originalité, la teneur de ses intérêts sy expriment complètement.
Sans conteste, la carrière ouverte par les changements survenus dans les sciences touchant leur contenu, leur fonction, leur rythme sinscrit parmi les événements les plus révolutionnaires de lhistoire humaine. La conception du temps, de lespace, larmature des lois physiques, les informations sur la structure de la matière organique et inorganique, les moyens dobserver et dexpérimenter sont constamment mis à jour. Rien qui ressemble à un arrêt, à une ossification en systèmes achevés, rien qui entrave sérieusement lavancée audacieuse sur les voies multiples qui souvrent. Ce renouvellement naffecte pas seulement la substance des sciences. La place quelles occupent parmi les facteurs décisifs dans lorganisation de nos relations sociales et de nos contenus mentaux na pas déquivalent dans le passé. Les connaissances jadis réputées désintéressées alimentent nos productions de façon active. Les machines ne se contentent plus de laide de lingénieur : elles recourent au savoir du philologue, du logicien, du philosophe. Ceux qui contemplaient les formes tranquilles du ciel des idées et sadonnaient aux jeux innocents de lesprit ont saisi les leviers de commande des occupations terrestres, comme si les images incluses dans des milliers de rêves savéraient soudain plus adéquates au réel que les pensées les plus pondérées et les plus topiques.
Il est avéré désormais que la main-mise de la physique quantique ou de la cosmologie relativiste sur notre histoire ne le cédera en rien à la profondeur de la marque laissée par la Révolution française. La situation générale actuelle est définie avec autant de vigueur par linvention de la cybernétique que par le passage de la Russie ou de la Chine dune structure sociale ancienne à une structure sociale nouvelle. La place prise par les mathématiques parmi les opérations et les habitudes prévalentes sera peut-être, un jour, mise en parallèle avec la diffusion de lécriture, sinon avec celle du langage humain lui-même.
Lampleur des puissances matérielles auxquelles nous sommes confrontés et létendue des efforts déployés à cette fin traduisent bien la nouvelle dimension de notre milieu :
« Nous sommes à présent au cur dune révolution scientifique sans précédent, qui promet damener des changements profonds dans les conditions de la vie humaine. Les forces et les processus que lhomme parvient maintenant à maîtriser commencent à égaler en grandeur et en intensité la nature elle-même, et la totalité de notre milieu ambiant est à présent soumise à linfluence humaine » .
En effet, consciemment, méthodiquement, nous sommes à même dintervenir dans léquilibre biologique de la plupart des espèces végétales ou animales, de les préserver ou de les détruire, daménager le climat, de modifier le cycle des transformations énergétiques. Notre action géomorphique ne connaît plus de limites .
Simultanément le genre humain est sur le point de subir une mutation profonde. Après avoir réussi à être le seul animal à habiter toute la planète, lhomme se prépare à devenir une espèce capable de subsister à léchelle du système planétaire, de faire coïncider sa géographie et son astronomie. Lemploi des fusées, outre la découverte dun moyen inédit de locomotion et de communication, laisse entrevoir la possibilité pour les groupes humains de sétablir dans des milieux physiques qualitativement différents. Pendant de nombreux siècles, le champ des voyages extra-terrestres, si follement cultivé par ses pionniers, a intrigué ou amusé les esprits réservés. A présent nous y revenons, munis des leçons de la dernière décennie, désireux de mesurer létendue dune conversion aussi exceptionnelle. Ce qui était utopie, plénitude innocente de la fantaisie, se range, sans équivoque, dans le cadre de notre ordre naturel en expansion. Tout ce qui a été conçu, éprouvé à léchelle de notre planète, devra subir une révision. Les préliminaires sont là, ils ont valeur indicative. Resserrement de nos liens avec les puissances matérielles, extension des conditions dexistence possibles au-delà de la surface de la terre, bouleversement corrélatif de notre intelligence et de nos instruments, telles sont les composantes de notre réalité visible, immédiate. Des moyens importants sont réunis pour déchiffrer et orienter son cours ; des millions dindividus se consacrent à cette tâche. Il est certain que lavenir qui se prépare ainsi dépend de nous. Paradoxalement, il nous semble inconnu et, à certains égards, incompréhensible.
Au demeurant, ce serait faire un songe creux que de sous-estimer le rôle des circonstances sociales et politiques qui accompagnent cette évolution et lui fournissent larsenal de ses mobiles. Tout dabord, laffrontement de deux systèmes sociaux, le système capitaliste et le système socialiste. Dans cet affrontement, un rôle essentiel revient à la capacité dinventer, dassimiler les ressources matérielles par la science et la technique . Une société est censée perdre sa raison dêtre lorsque son cur matériel, les connaissances quelle détient, les productions grâce auxquelles elle entretient ses institutions civiles et préserve son genre de vie, sont supplantés par des connaissances et des productions quelle nest pas en mesure de se procurer. Le rayonnement et la permanence du pouvoir politique en dépendent.
Pénétrer les mystères de lunivers, cest aussi assurer, sans mystère, la puissance et la victoire de sa propre nation. La violence comportant actuellement des risques incalculables, on substitue, au combat direct par lequel on soumet ladversaire en lui enlevant le fruit de ses travaux ou en renversant le régime quil sest donné, des efforts qui visent à anéantir les fondements objectifs de son existence. Bref, au lieu de sapproprier sans détours les biens de lautre, on essaie de maîtriser sa nature. Le procédé nous rappelle singulièrement lhabitude des cultivateurs qui, lorsquils ne peuvent extirper directement une espèce animale ou végétale, modifient la flore ou la faune, privant ainsi lespèce jugée nuisible de moyens de défense et de reproduction. La course aux armements, laccroissement de la productivité du travail, ou encore la lutte pour la primauté dans lespace, revêtent le même sens.
Peut-être la paix entre les peuples nest-elle souvent, quand les circonstances particulières le commandent, quun combat mené par le truchement de la nature. Aujourdhui cette paix est une guerre ouverte où la bataille décisive se livre sur le terrain des lois et des forces du monde extérieur que lon voudrait annexer. La dignité, ladéquation et lefficacité des systèmes sociaux, fait symptomatique, ne sont pas estimées en termes intrinsèques de justice et dégalité. Elles se rapportent à la capacité dexercer une influence sur les phénomènes naturels et sur le développement subséquent des sciences et des techniques :
« Lutilisation des conquêtes des sciences naturelles, écrit-on , devient un des plus importants problèmes sociaux de lépoque moderne. Dans la compétition des systèmes sociaux, le régime qui vaincra sera celui qui utilisera le mieux, de la façon la plus efficace dans lintérêt des hommes, les conquêtes de la connaissance scientifique et assurera en fin de compte la plus haute productivité du travail ».
Limportance prise par le progrès scientifique dans la conscience collective ne reflète pas seulement lantagonisme des formes sociales. Ce progrès figure également parmi les remèdes souverains idoines à résoudre nos difficultés politiques et économiques, une fois la cause de celles-ci diagnostiquée. A ce titre, on lui demande soit de remplir le rôle de complément à une répartition des richesses qui laisse subsister des inégalités sociales, soit de se substituer au conflit qui oppose les classes dune société. Ce problème mérite de nous retenir plus longuement.
Assurément, les dons innés, la place de lindividu dans la division du travail, lappropriation des moyens et des biens de production sont les critères principaux qui déterminent la hiérarchie, la jouissance et le pouvoir des membres dune société
« La première cause de la subordination, écrivait Ferguson , vient de la différence des talents et des dispositions naturelles ; la seconde, de linégalité dans le partage de la propriété ; et la troisième résulte des habitudes qui se contractent dans la pratique des différents arts ».
Cette troisième inégalité acquiert dautant plus dimportance que la première, linégalité biologique, est aléatoire ou subordonnée, et que la seconde, due à lexistence des classes sociales, est destinée à satténuer ou à disparaître. Les sociétés socialistes ont vu séliminer, dans une large mesure, les différences provenant de la disparité des fortunes privées. Léquité que ces sociétés ont voulu introduire demeure cependant hors datteinte aussi longtemps que les techniques productives maintiennent, entre autres, une division du travail en occupations manuelles et tâches intellectuelles. La séparation des travailleurs en « mains » et « cerveaux », en exécutants et dirigeants, préserve une distance qui tend à se perpétuer, les enfants de chaque catégorie suivant la carrière de leurs parents et récoltant les avantages ou les désavantages de leur position . Pour éliminer les conséquences de cette situation, un autre mode de répartition des richesses serait inopérant. Il faudrait transformer le travail lui-même, en agissant sur la somme et la structure des savoirs créés jusquà ce jour. En définitive, la solution résiderait dans linvention de nouvelles habiletés, dun autre appareil productif, déchanges différents avec la matière. De là la conviction que « le progrès technique est le moteur principal du rapprochement du travail manuel et intellectuel » . Supprimant une division millénaire, le progrès se présente comme le signe dune nouvelle finalité dans les sociétés qui se proposent dinstituer des rapports collectifs fondés sur lassociation harmonieuse des groupes humains. A savoir, de proscrire la troisième inégalité, celle des talents et des connaissances.
Par contre, dans les sociétés capitalistes, le progrès scientifique et technique synthétise de plus en plus lensemble des mesures destinées à se substituer à une réorganisation radicale des structures sociales. Les indices conventionnels de comparaison entre individus et collectivités sont devenus ceux de la productivité, de la croissance, du développement, cest-à-dire quils portent sur les quantités dénergie disponibles, le nombre dindustries, la surface habitable, léventail des machines à usage public et privé. Par voie de conséquence, la différence entre les modalités de répartition des richesses, donc la composition des classes sociales, nest plus considérée comme essentielle et se trouve reléguée au second rang. Une société nest pas dabord socialiste ou capitaliste, mais industrielle, scientifique ou technique.
En accord avec cette doctrine, la maîtrise des processus naturels est la meilleure voie quune classe ou une nation puisse suivre pour accroître le bien-être de tous et de chacun. A la distribution équitable des richesses, on voit opposer laugmentation du volume des biens en général, sans que cela implique nécessairement, pour une catégorie sociale, la diminution de sa dépendance par rapport à une autre :
« Une fois que lon en vient à considérer la croissance économique comme un terme qui peut se substituer à la distribution, sa supériorité potentielle dans la création du bien-être apparaît rapidement. Même ceux qui sont au niveau le plus bas de léchelle des revenus ont plus à gagner, à brève échéance, dun progrès rapide que dune redistribution » .
Lindividu est invité à mesurer les avantages offerts par le nombre desclaves mécaniques qui lui sont attribués, et par la masse de commodités dont il dispose. Un parallèle avec la quantité de besoins quil aurait pu satisfaire sil avait vécu au siècle dernier, et avec ceux quil satisferait certainement sil vivait au siècle prochain, le rassure au sujet de son aisance actuelle et future. Le bilan de cette comptabilité est obligatoirement positif. On constate, en effet, que la gamme de nos serviteurs muets est aujourdhui plus étendue que la cour des domestiques vivants dont disposait un prince chrétien dil y a dix siècles, ou dont dispose un potentat mineur de nos jours. Linégalité présente est de ce fait rendue tolérable, la comparaison avec les empereurs de lindustrie, de la banque ou de lÉtat étant éminemment nuisible au véritable progrès . Celui-ci, nous invite-t-on à conclure, compense les menaces dinsécurité, de privation de liberté quune partie de lhumanité fait peser sur lautre. Laissons donc à la propagation des sciences et des techniques le soin dobvier aux imperfections inévitables qui viennent au jour dans le déroulement des processus socio-économiques. Telle est lopinion sur laquelle se fait le consensus : à la maîtrise de la société, il faut préférer la maîtrise de la nature. Peut-on voir dans cette visée la source dun élan propre à réconcilier lhomme avec son destin ? Le progrès scientifique , la croissance économique peuvent-ils remplacer la recherche avouée dune justice sociale que le xixe siècle sur les idées duquel nous continuons à vivre a proclamée indispensable ?
Ainsi la question naturelle porte sur notre réalité tout entière. Mettre en évidence le poids de lunivers matériel qui nous sollicite, cest sarrêter à une de ses manifestations particulières. Lenjeu que cet univers représente inverse lordre des préoccupations coutumières et provoque un déplacement du point dapplication de linitiative et de leffort humain. Cest dautant plus évident que la signification de ce quil sagit désormais de poursuivre et de découvrir nest pas inscrite dans un « livre de la nature », difficile à parcourir mais achevé, quil nous suffirait de déchiffrer. En fait, il nous faut remplacer un cadre qui nous semblait donné par un cadre que nous façonnons nous-mêmes. La détermination que nous fixions dans le cosmos et qui ne paraissait pas être de notre ressort part aujourdhui de nous :
« Maintenant que le milieu naturel donné ne peut plus opposer dobstacle insurmontable à la technique moderne, et quaucune appréhension nempêche plus lhomme de soumettre à ses fins tout ce qui existe, il faut un plan général daction propre qui doit remplacer le plan mondial ou naturel donné, tel quil est contenu, par exemple, dans toute pensée religieuse » .
Le constat et ses conséquences sont éminemment pratiques, puisquils nous incitent à concevoir une méthode correspondant à un tel plan, à créer les qualités dintelligence et daction sans lesquelles une coordination rationnelle de nos échanges avec les puissances matérielles savère impossible. A travers le zèle ininterrompu qui sapplique à résoudre les difficultés dune science ou dune technique spécifique, nous lapprenons de la sorte, loin quun univers déjà constitué se dévoile, cest un ordre qui sinstaure. Cependant cette possibilité naissante dinfluer sur les liens et léquilibre des forces matérielles a une répercussion plus vaste. Mise à la disposition des corps politiques, elle définit le contexte de leurs décisions et la condition de leur supériorité. Étayée par les courants qui, dans ces sociétés, visent à remplacer « lexploitation de lhomme » par « lexploitation des choses », elle justifie leur démarche. Que cela ait lieu dans les circonstances que je viens de décrire na rien qui doive surprendre. Cest la présence de deux cités rivales, Sparte et Athènes, et la guerre intestine, qui a contraint les Grecs à examiner lessence de la cité et à rechercher les principes qui la rendent parfaite. De façon plus impérieuse encore, toutes les conditions sont réunies aujourdhui pour situer le gouvernement de la nature au cur des relations entre les hommes et des rapports de ceux-ci avec le monde extérieur, pour en fixer le sens et en faire une nécessité.
***
Pour saisir pleinement cette conjoncture, force nous est de réintroduire la nature, lexigence radicale de la gouverner, dans une pensée et une vision de lévolution de lhumanité caractérisées par un effort tenace pour les en exclure et les couper de la société. Dans notre passé récent, Jean-Jacques Rousseau, paradoxalement, avait donné le signal de cette mise à lécart. Avant lui, on pouvait encore considérer lordre social comme une phase ou un degré de perfection de lordre naturel, une des fins auxquelles celui-ci sefforçait datteindre. Sans réticence aucune, Adam Smith saccordait la liberté denvisager une époque « où la nature avait formé le genre humain pour la société ». De cette continuité, lauteur du Contrat social et cest là son génie a disposé avec rigueur et raison, en indiquant la coupure que linégalité des richesses introduit entre deux périodes de la société humaine, plaçant justement lorigine de cette inégalité dans les rapports politiques et non pas dans la constitution de lunivers ou de lespèce. La confusion, si tenace, de la progression des sciences et des arts avec lavancement moral et intellectuel, avec la disparition de la misère des peuples, na jamais été depuis plus clairement démasquée. Ce faisant, Rousseau avait rendu impossible toute tentative de retour naïf vers une harmonie perdue à jamais. Après lui, la nature cessa dêtre le lieu privilégié doù venaient les solutions aux problèmes qui assaillent les hommes ; elle nexpliquait pas non plus comment ils avaient été amenés à se les poser. Elle ne justifiait plus le présent, ses injustices, ses tourments, elle ninspirait pas davantage les actions futures. Toute la nécessité, aussi bien pratique que théorique, se concentra dans la société, et toute la contingence se réfugia dans la nature ; lune apparaissait entièrement réservée au règne du sujet, lautre exclusivement concédée à la domination de lobjet. La première reposait sur la seconde comme sur un vide, indispensable pour subsister, inutile pour devenir.
Pareille césure permit à la société humaine de se ressaisir, de voir quelle possédait à la fois vérité et puissance, quelle était uvre de lhomme autant que les catégories humaines étaient son uvre. Rejetant la prédétermination de leurs actes par des processus cosmiques, récusant une causalité qui en tirait sa substance, les individus et les groupes sociaux retrouvèrent, du même coup, leur responsabilité et leur initiative. Ils se découvrirent au sein de la vie sociale acteurs et sujets, auteurs de rapports qui les rendaient mutuellement solidaires. Le capitaliste qui combattait son passé, la féodalité, et le prolétaire qui élevait les barricades de son avenir, le socialisme, avaient appris quune organisation collective fait suite à une autre, quelle naît dun état passé et non pas dun ordre naturel contemporain. A larticulation nature-société se substitua larticulation société-société le « devenir société de la société », dit George Lukàcs le mouvement continu, la longue marche au cours de laquelle chaque forme sociale sinstalle sur les débris dune autre. Les révolutionnaires qui ébranlèrent sans relâche les assises des États navaient plus à craindre de desceller les piliers de lunivers : ils ne faisaient quabattre ce qui paraissait voué à la destruction. La pensée humaine se sentit dotée dune énergie inconnue qui la portait au delà des limites dans lesquelles on lavait enfermée . Lautonomie de la société, lexistence de lois et dun dynamisme qui lui sont propres, furent les axiomes qui reçurent un prolongement philosophique et scientifique. Lhistoire prit la place de la nature, et cétait elle qui démontrait clairement la genèse des formations sociales, à partir du moment où on lui attribuait un sens, et où les classes sociales prenaient lengagement de le reconnaître et de modeler son visage par la richesse, le travail et la lutte. Ses décrets semblaient être inexorables. Si la naissance et la mort des ordres humains perdaient leur caractère de cataclysme universel le social étant engendré par le social et non plus par le non-social leur succession savéra soumise à la logique des faits et à lexigence stricte des principes. La liberté de la société était obéissance à sa nécessité historique, une classe dhommes se voyant investie de tous les privilèges que confèrent le rang de maître et la qualité de sujet historique, pourvu que ce fût à son heure.
A la faveur de ce renversement, lhistoire en vint à représenter lantinature. On peut désormais renoncer à cette négation : elle est contraire aux phénomènes observés. Il faut également la pousser à son terme pour dégager la vision qui linspire de la sentimentalité et de la routine où elle senlise. Jessaierai de mexpliquer à ce propos.
Dans une description cohérente de la genèse de la société, on pose au commencement une humanité dominée par des besoins primaires. Pour apaiser la tyrannie de ces besoins, elle agit sur le monde extérieur. Ce faisant elle le modifie et le transforme parallèlement. Au cours de ce processus, les individus et les groupes nouent des liens économiques, politiques, intellectuels, destinés à leur assurer lappropriation des biens, la continuité des productions et la perdurabilité des institutions. Les sociétés qui en résultent se distinguent les unes des autres autant par la congruence de chacune à une configuration particulière des pouvoirs matériels que par la manière dont les classes sociales sallient et se combattent. Laccord est unanime sur le rôle déterminant des innovations techniques et des forces productives expressions de ces pouvoirs dans la succession des formations sociales.
A partir de ces prémisses, rien ne permet plus de rejeter le substrat naturel dans la région des êtres passifs et neutres, ni de nier lingérence de notre espèce dans son cours ordinaire. Les variations de létat social dues à la différenciation des contenus et des structures de lordre naturel mettent en évidence une évolution de ce dernier aussi perceptible que celle du premier. Bien plus, lhistoricité des entreprises collectives, pour autant quelle sarticule avec un renouvellement du monde matériel, des échanges avec lui, apporte et suggère la preuve expérimentale dune histoire des ordres naturels. Comment lhomme élèverait-il son édifice social à partir du monde environnant sans remplir à son tour de fonction constitutive dans le déroulement des formes et la composition des éléments de celui-ci ? Du fait que son travail sy enracine et lui impose sa marque, on ne peut minimiser son influence sur les modifications de la nature, ni refuser de voir en celle-ci un lieu où lhumanité à la fois intervient et sépanouit. Et si nous sommes dans la dépendance, « à la fin », selon le mot de Goethe, « nous dépendons pourtant des créatures que nous faisons ». Face à une entité close et abandonnée à son instinct de répétition, simple réceptacle de forces et de matériaux, il ne saurait y avoir de devenir. Lhistoire de la société ne pourrait que retomber dans la contingence et la finitude. Par un retournement normal, la non-historicité de la nature, la rupture entre elle et lhumanité et sa conquête en tant que super-objet, apparaissent comme autant dillusions et dimpossibilités. Ce que nous connaissons effectivement,
« cest toujours une nature cultivée mais qui, à cause de sa permanence et de sa stabilité plus ou moins grande, nous semble familière, et ainsi nous laisse croire que nous avons affaire à la nature seule. Cest seulement en rétrospective historique que nous découvrons combien cette nature est culturelle » .
Si on néglige cette évidence, lon senferme dans des rêveries de puissance. Le rappel de notre supériorité, de lexception que nous représentons au regard des autres espèces animales par lintelligence, lindice de cérébralité, loutil ou le langage semble nous y inviter. Certes, sous le double patronage de la certitude et de lindifférence, on accepte le postulat dune humanité attachée au règne naturel, à linstar des pierres, de leau ou des végétaux. De manière passive, on ly situe par les aspects qui sont les moins spécifiques, les moins humains, allais-je dire. Toutefois, dès linstant où nous affirmons notre particularité humaine, nous nous projetons enivrés hors du monde naturel, rendu ainsi à lextériorité. Nous y voyons un grand réservoir de substances ayant leurs régularités et leurs impulsions quil convient de soumettre, dexploiter, afin de les connaître et daccroître leur utilité. Masse hétérogène et opaque, sans communication immédiate avec nos désirs, sans langage commun avec notre esprit, la nature ainsi conçue est le cercle dont nous tentons constamment de nous évader et dont nous sommes constamment expulsés :
« Il ne faut jamais perdre de vue, nous avertit Jean-Paul Sartre , que lextériorité cest-à-dire la quantité, et en dautres termes la Nature est à la fois la menace du dedans et la menace du dehors ».
La défense acharnée et lagression tenace se complètent à ce propos. Lhumanité se sent grandie lorsquelle remporte une victoire dans cette lutte sans merci. Si la société se dégage de la nature, elle se reforme surtout contre elle. Habité par la violence, soustrait à loppression objective et dure, lhomme sorti de lanonymat des êtres animaux affirme sa suprématie, sa singularité, son indépendance. De là découle sa vocation à dominer lunivers, à en extraire, par le truchement de ses sciences et de ses techniques, les pouvoirs et les connaissances dont il ne dispose pas encore à sa guise. La lutte impitoyable des espèces animales et le rapport du maître à son esclave inspirent ce paradigme familier. Il a pour contrepartie lactivité concrète des sociétés et des individus.
Partout, on se préoccupe simplement daccroître léquipement qui permet demmagasiner des inventions, des sources dénergie, des cerveaux instruits par luniversité et des mains façonnées par lindustrie. La quantité de ces cerveaux et de ces mains dont on dispose est censée témoigner dune emprise proportionnelle sur le monde extérieur. Dans cet inventaire, les sciences et les techniques figurent les véhicules flexibles et commodes, aussi bien quimportants et révérés, dune foule dintérêts et de nécessités auxquels les collectivités accordent leur véritable attention. Chacun se soucie daugmenter ces savoirs en tant que moyens. Pour plus de sûreté, on y associe la communauté des savants susceptibles de prévoir les tendances propres à la théorie et à lexpérience de leur discipline. Dans le conseil des États, les fonctionnaires humanistes, « payés par le fort pour prêcher le faible », et qui, aux dires de Rousseau, « ne savent parler au faible que de ses devoirs et au fort que de ses droits », se voient préférer les administrateurs éduqués à lécole de la science. Ceux-ci ont pour mission de déceler les imperfections de la nature et de proposer les procédés par lesquels nous pourrons y maintenir notre empire. Leur présence est gage de raison, exprimant nos droits sur lunivers et les devoirs de celui-ci envers nos manques et nos ambitions. La progression de chaque groupe social par rapport aux autres, lascendant dont il jouit, se juge au nombre de savants ou dignorants, à la vitesse des fusées quil construit ou à la hauteur de leur orbite, à la distance en années-connaissance qui le sépare de la lune. De laccroissement de la puissance de toutes sortes dengins et de laccumulation des publications, on conclut à une maîtrise équivalente sur la sphère naturelle . La comparaison est ici raison. Comme lavare, à la vue de lor thésaurisé, crie au triomphe de sa vertu, lhumanité, devant la réunion de tant de science, acclame la toute-puissance de son esprit. Si des régions immenses lui échappent, elle sait que rien ne lui résiste. Son confort trouve sa source dans la croyance au caractère spontanément positif et inéluctable du progrès, dans lassurance que les inventions de lintelligence ne peuvent être nuisibles. On tient pour acquis, à la fois que la connaissance est pouvoir, que lessor des sciences ou des arts aiguise la conscience quune société peut avoir de ses actes, et que ces actes sinspirent didéaux élevés.
Il est inutile dinsister sur la fragilité de cette croyance. Les savants tout les premiers en sont troublés , tant la finalité de leurs travaux leur apparaît fréquemment déviée par des ingérences étrangères. Les déceptions naissent des espoirs quon a nourris au mépris des leçons du réel. Régulièrement, on nous rappelle que léclosion de nos sciences « nous permet denvisager un monde dans lequel les hommes pourraient être heureux » , en oubliant quil ny a là rien qui sinscrive automatiquement dans la texture de nos liaisons avec les forces extérieures. Élaborer notre milieu ambiant, ce nest pas essentiellement faire le décompte de son contenu en phénomènes chimiques, lois physiques ou chevaux-vapeur ; cest dabord, cest surtout comprendre les antécédents et les conséquences de ces phénomènes et de ces lois, cest donner un sens au mouvement qui les fait apparaître pour nous et avec nous. Nous sommes depuis longtemps en possession de telles lois, de tels phénomènes, sans être parvenus à leur imprimer une direction qui soit le fruit dune décision délibérée . Ce constat illustre suffisamment la précarité dune méthode et dune conception qui ne prennent en considération que laccroissement des sciences en volume et en étendue. Lappel à la soumission du monde extérieur, répercuté dans des métaphores creuses, séteint dans le vide dun discours dont les lieux communs masquent mal labsence de visées précises.
Dès lors, quelle perspective adopter, quelle voie suivre ? Un trait indélébile a été tiré lorsquon a cessé de considérer lhomme comme produit de lélan cosmique, de la vitalité animale ou végétale. Laffirmation maintes fois réitérée de ses privilèges, laccent mis sur sa situation exceptionnelle , ne sont que lécho de cette rupture. Mais on nen a pas envisagé les conséquences dans toute leur rigueur : lhomme est non pas « possesseur » ou « révélateur », mais créateur et sujet de son état de nature. Cest assez dire que son dessein nest pas de sapproprier un univers qui lui serait étranger, auquel lui-même resterait extérieur : il consiste au contraire à accomplir sa fonction de facteur interne et régulateur de la réalité naturelle .
Faut-il sen étonner ? Nous tenons depuis trop longtemps pour assuré que les connaissances et les expériences fournies par les disciplines techniques ou scientifiques sont de pures données, fruits dun agencement extérieur, quun travail incessant amène à la surface. Lavancement de ces disciplines est conçu comme une avancée vers quelque fondement dont nous nous rapprochons de plus en plus parfaitement, les diverses réalités que nous en saisissons nétant que les étapes indispensables pour atteindre la réalité complète. Cest bien ce que lon entend par aspirer à soumettre et conquérir lunivers. Toutefois, nous sommes plus près de la vérité et nous disposons dune certaine liberté dinitiative si nous acceptons de voir dans ces connaissances et ces expériences les démarches par lesquelles lhumanité édifie son propre état naturel. Par leur truchement, elle diversifie ses facultés et améliore ses qualités physiques ou intellectuelles, sattache les forces matérielles de manière inédite, et leur imprime une figure conforme à leurs principes et aux combinaisons dans lesquelles elles sinsèrent à un moment de lévolution générale.
Lobservation empirique le prouve, quand elle se porte sur la modification incessante de léquipement psycho-physiologique de lespèce ; constamment on voit se renouveler les forces qui contribuent à marquer le contenu du monde objectif et la vision que nous en prenons. Les lois de notre intelligence, celles de nos savoirs, peuvent être datées par les formes de mouvement ou les sources matérielles auxquelles elles se rapportent, puisque les unes et les autres participent de notre nature dès linstant où elles pénètrent dans lorbite de notre capacité daction. Nul partage rigoureux ne saurait avoir lieu entre la nature de lhomme et la natura rerum, la nature des choses, et rien ne pourrait les fixer à un stade déterminé et définitif.
Héraclite enseignait que « ceux qui descendent dans les mêmes fleuves se baignent dans le courant dune eau toujours nouvelle ». La vérité est plus dramatique. Leau des Grecs est celle du potier, de lhumide, des quatre éléments qui se combinent entre eux, comme dans la physique qualitative des Ioniens. Au xviie siècle, leau est celle des moulins et des pompes, de lingénieur, de la pesanteur et de la mécanique quantitative dun Galilée. Pour nous, leau peut revêtir lapparence de l« eau lourde », si nous considérons les énergies déclenchées au niveau du noyau. Chaque fois, cette « eau » a exigé des hommes le recours à une connaissance différente, à un autre mode daction, à une nouvelle image du monde, sous peine de se confondre avec le néant primordial. On y reconnaît le propre de lhomme qui nest pas tant de fabriquer des outils ou dêtre raisonnable que de se créer lui-même, de se combiner avec les autres êtres, bref, dengendrer son état naturel.
Si la nature est simultanément une donnée et une uvre, les découvertes, laugmentation du savoir-faire ne sont pas des jalons sur le chemin dun fondement dernier, mais les indices de son renouvellement, provoqué par notre intervention. Cest seulement en tant quagents dune transformation dont les ordres successifs constituent la réalité objective que nous pouvons prétendre prévoir et instituer celle-ci. On reprochera peut-être à cette vue dêtre anthropocentrique. On oublie trop facilement que tous nos modèles de la nature le sont, sous une forme ou une autre, et que celle-ci est peuplée dêtres humanoïdes ou qui le deviennent. Lordonnateur du cosmos grec est bien un démiurge, un artisan : Platon et Aristote en témoignent. Dans lunivers de Newton, les corps se meuvent à la façon dun boulet de canon ou dune horloge. Dieu y accomplit sa mission comme le ferait un mécanicien ou un fabricant dinstruments mathématiques. La conception que nous avons actuellement de lagencement des forces matérielles ne saurait se passer dune description de lobservateur. Comme ces différents modèles ne se réfèrent pas à un « anthropos » constant ni ne traduisent une morphologie identique, force est dy reconnaître les manifestations dune évolution, une histoire. On accuse ces moments en stipulant, dans un langage négatif, que chacun deux recule un peu plus les frontières de notre milieu matériel. Renonçant à ce langage, on peut soutenir que ce sont nos propres frontières, nos limites qui sélargissent, chaque fois que la nature, décidément humaine, atteint une nouvelle phase, exprime une nouvelle constitution.
Cela na rien darbitraire ou de subjectif : en parcourant ces étapes, nous suivons sans cesse les lois de la matière et celles de notre condition. Il serait aussi faux de croire que les effets se cantonnent dans la sphère des idées, en affirmant que seules nos conceptions ont changé, se sont rapprochées par retouches successives du portrait ressemblant de la véritable et ultime structure de lunivers. Une telle opinion suppose un être omniscient et omnipotent, ou, au contraire, limite les gains de nos uvres effectives à ceux de la pensée dissociée de ses résultats. Ce résidu dune croyance religieuse laisse dans lombre le fait que chaque passage dun état naturel à un autre a été provoqué par un labeur immense qui, en retour, a opéré un bouleversement de notre esprit et de nos instruments, organiques ou non, a réuni différemment lhumanité à la matière.
Quest-ce à dire, sinon que cette perspective à savoir, lhomme créateur et sujet de la nature nous impose de reconnaître lexistence dune histoire humaine de la nature, histoire non pas dérivée ou complémentaire de celle de la société, mais autonome et représentant lapprofondissement original de celle-ci. Lapparition de cette histoire comme clé de voûte de nos préoccupations et lieu de nos actions est notre véritable question naturelle.
Jusquici on a surtout été enclin à envisager notre histoire du point de vue des intérêts des États et des classes sociales. « Je parle des classes, elles seules doivent occuper lhistoire ». Les circonstances se prêtaient à cette vue tranchée dAlexis de Tocqueville, qui avait sous les yeux, comme ses contemporains, lexemple des sociétés mûes par le capital dans lhémisphère occidental. Que les peuples sortent de leur isolement et de leur dépendance, que des circuits visibles relient toutes les parties de notre planète, que les systèmes sociaux les plus divers sopposent, alors lexpérience de centaines de nations converge vers le même laboratoire de lhistoire universelle. Du coup, les rapports variés que les hommes entretiennent avec les pouvoirs objectifs sétalent sur un tableau complet , illustrant dans lespace ce qui sest formé dans le temps.
La distance qui sépare deux fragments de lhumanité napparaît pas seulement comme distance entre des enveloppes sociales : elle se juge aussi aux écarts qui séparent les complexions naturelles où sinscrit chacun. Nous savons à présent quédifier et diriger une société appelle également une réforme et une réorganisation de ses soubassements matériels. Jadis les structures dune société se manifestaient au terme dun cheminement lent et inconscient, après que les forces de lhomme et du milieu naturel sétaient amalgamées sans propos délibéré. Maintenant les modèles de société auxquels on aspire sont devenus plus transparents les uns aux autres. Les trajets qui conduisent à linvention de ressources adaptées à ces modèles, aux savoirs indispensables, ont perdu de leur obscurité et acquis lindépendance. Lexistence dune logique interne de leur établissement, des règles spécifiques auxquelles obéit leur apparition la science, à cet égard, est exemplaire devient visible. Là se reflètent pour nous le devoir et la responsabilité daccepter lucidement la prise en charge de la nature, son passé et son avenir , de même quau siècle dernier les hommes ont accepté le même devoir et la même responsabilité sur le plan de la société. Dès lors, le gouvernement de lordre naturel ne peut plus être envisagé comme une violence exercée sur les éléments pour obéir aux injonctions irrépressibles de la puissance ou du besoin individuel ou collectif. La portée, la rationalité qui lui sont propres, les fins vers lesquelles il tend ne sauraient être énoncées avec retenue et sans poncifs, si elles ne sont pas situées dans le cadre de lhistoire humaine de la nature.
Lobjet de la présente étude est justement cette histoire ; la question naturelle en est le motif. Dans sa première partie, je me propose de montrer en quoi lhomme est créateur et sujet de sa nature, quels sont les principes et les processus de cette création. Les propositions théoriques fondamentales qui découlent de la conception que jai avancée et dont je viens de donner une esquisse trouveront alors leur confirmation.
A partir de là, janalyserai lhistoire humaine de la nature en fournissant des preuves en faveur de la théorie explicative soutenue. Celle-ci nétant toutefois que le travail de la réalité sur elle-même, de sa composante conceptuelle sur les autres composantes, ne peut prétendre à une intelligibilité transparente à jamais, sans perdre sa raison dêtre. Stricto sensu, la compréhension des événements et de lhistoire, si elle atteint la vérité, est un moment de ces événements et de cette histoire. On remarquera en son lieu que les déductions théoriques auxquelles je procède, dans cette deuxième partie de louvrage, correspondent à une phase dans lévolution des pouvoirs humains visant à instaurer leur ordre naturel.
Dans toute la troisième partie, je mefforcerai détablir la teneur des relations de la société à la nature en tant que relations entre deux histoires qui supposent, de concert, la participation humaine. Notre espèce, et cest là un de ses traits caractéristiques, travaille en permanence dans ces deux systèmes de référence, suit constamment leur cours, répond à la double charge, à la double exigence quils imposent : « Lhomme est un animal cosmique, prenons-en notre parti » .
Enfin, je décrirai les contours dun champ de recherches celui de la technologie politique destiné à traiter méthodiquement toutes ces matières actuellement dispersées, sinon négligées.
Je ne puis espérer indiquer ici toutes les ramifications de cette entreprise à laquelle jai lintention de consacrer plusieurs essais on trouvera ici le premier. Celui-ci aura atteint son but sil ordonne en un ensemble cohérent des phénomènes qui sont généralement observés sans que lon cherche à établir entre eux des liens nécessaires, et sil brise la résistance de la langue et des représentations qui la sous-tendent, relatives à la nature et à lhomme considéré comme son sujet.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
PREMIÈRE PARTIELES PROCESSUS NATURELS ET LA SUCCESSION DES ÉTATS DE NATURE
Chapitre premier.
La nature, art de lhomme
I. De la matière organisée
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
Le parti-pris dinsérer lhomme dans la définition de la nature se heurte à des obstacles intellectuels très puissants. Il faut rétablir demblée la précision du langage et dissiper les confusions quil perpétue.
Le vocable de nature sapplique tantôt au monde extérieur, aux forces qui sy exercent, tantôt au substrat physiologique et psychique de notre espèce. Que recouvre alors le concept de matière qui semploie à peu près de la même façon, dans le sens de milieu naturel sans lhomme, avant lhomme, au delà de lhomme ? Ou bien « nature » et « matière » sont synonymes, et nous pouvons nous dispenser de lun deux ; ou bien leur acception diffère, et pour mettre un terme à lambiguïté et à la laxité , il importe de restaurer leur signification véritable.
Le terme de matière dénote des processus, des forces chimiques, gravifiques, nucléaires, etc. et des structures organiques ou inorganiques, régis par des lois propres. Lénoncé de celles-ci met en évidence des régularités spécifiques : le principe dinertie suppose le déplacement des corps en ligne droite, les énergies nucléaires ne sont sensibles quà des distances définies du noyau, etc. De plus, les conditions de validité de ces propositions théoriques permettent disoler convenablement les systèmes individuels, qualitativement déterminés. Ainsi les principes qui gouvernent les mouvements mécaniques des pendules reçoivent leur pleine application si on néglige lhumidité, la température, et dautres facteurs chimiques. La possibilité de saisir un phénomène sous langle quantitatif facilite son intégration à une famille plus vaste, caractérisée par une dimension plus générale, que ce soit celle de lespace, du temps ou de lénergie. Pratiquement, la matière est à la fois la désignation dune classe de phénomènes, et la marque de chacun envisagé à part.
La nature se rapporte à la matière dun point de vue particulier. Elle désigne lorganisation des puissances matérielles, la totalité de leurs rapports concrétisés en une configuration :
« Jappellerai donc éléments, écrivait Denis Diderot , les différentes matières hétérogènes, nécessaires pour la production générale des phénomènes de la nature, et nature le résultat général actuel ou les résultats généraux successifs de la combinaison des éléments ».
Par nécessité, la chaîne des arrangements qui aboutissent à un tel ordre naturel peut varier dans le temps et dans lespace. Lapparition dune substance ou dun être matériel inconnus auparavant modifie larchitecture du monde objectif, entraîne un remaniement de sa disposition. Dans toute la biosphère, et notamment dans les voies par lesquelles sy forment les matières, des influences réciproques sexpriment entre systèmes organiques et systèmes inorganiques. Léclosion de la vie sur la planète a eu des conséquences faciles à reconnaître. Lampleur des échanges, grâce à la photosynthèse, a réussi non seulement à créer la couche dense doxygène, mais aussi à la conserver. Les hydrocarbures, par exemple, qui, avant lexistence des micro-organismes, se constituaient par des processus a-biogéniques, se constituent depuis lors par biogénèse.
Les composantes de la réalité naturelle varient dune planète ou dune étoile à une autre, dune période à une autre. Imaginer un agencement unique et universel de ces composantes, cest faire abstraction des différences qui sopèrent dans les divers points de lespace et au cours de lhistoire. Par ailleurs, pour parvenir à concevoir un tel agencement, on serait obligé de retenir uniquement les forces et les structures communes à la plupart des combinaisons qui coexistent aujourdhui.
A la suite de cette réduction, le tableau de lunivers ne contiendrait plus que des puissances inorganiques, et les lois de celles-ci traduiraient seules son fonctionnement. Si lon veut pouvoir identifier les configurations variées qui résultent des interactions entre éléments, il faut ajouter à ces dénominateurs communs la pluralité des pouvoirs propres à un moment ou à un lieu précis, quils soient biologiques ou sociaux.
La nature définit donc une constellation de matières organisées en séries simultanées ou successives. Ce sont là ses ordres ou ses états. Nous sommes en droit de considérer un nombre fini de substances ou de mouvements, qui représentent une unité effective et provisoire, concomitante dautres ensembles analogues. Le temps intervient pour signaler une évolution qui provoque « les résultats successifs de la combinaison des éléments ». La pluralité des ordres naturels et leur devenir se correspondent.
Les indications que jai fournies contribuent à écarter la synonymie mentionnée au début de ce chapitre : la matière se réfère aux catégories déléments ou de mécanismes obéissant à des lois particulières, et la nature à la combinaison de ces éléments ou de ces mécanismes lorsquils entretiennent des rapports directs, nécessaires et déterminés. Spontanément, on recourt à de tels énoncés : la convention a lavantage de fixer leur contenu avec précision et den détailler les conséquences.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
II. Lart et la technique ne constituent pas une contre-nature
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
Tout porte à inclure lhomme parmi les pouvoirs matériels qui contribuent à déterminer, à un moment donné, lorganisation de la nature.
De prime abord, lexistence des êtres vivants, fussent-ils très simples, est un événement remarquable. Sur un million détoiles, il peut ny en avoir quune seule ayant auprès delle une planète où des organismes soient capables de subsister. Parmi ceux-ci, lhumanité jouit non seulement du privilège davoir occupé la plupart des régions de la terre, mais aussi dêtre, jusquà ce jour, une espèce rare. Pour bien saisir la portée de ce dernier fait, il suffirait de se rappeler les conditions particulières qui ont dû être réunies pour que la vie puisse se maintenir et se développer pour aboutir, par sélection et mutation, à des structures biologiques de plus en plus complexes, de mieux en mieux adaptées à un milieu différencié. Ces conditions ne se rencontrent dans aucune autre partie de notre système solaire : rien, non plus, ne permet de supposer quelles soient déjà rassemblées dans un autre système. La nature, telle que nous la connaissons, a pour trait distinctif lhomme : elle est bien sa nature.
Toutefois, cette solidarité ne doit pas être vue uniquement comme une donnée . Elle est, par excellence, un produit. Lhumanité appartient à lunivers objectif ; elle y intervient en découvrant les moyens den infléchir les circuits matériels et en acquérant les qualités dintelligence et les habiletés organiques correspondantes.
« Ainsi lhomme nentre pas en rapport avec la nature simplement par le fait quil en est lui-même partie, écrit Gramsci , mais activement par le travail et la technique ».
Au cours de cette transformation progressive de ses qualités et de son environnement, lhumanité remet en cause son identité avec les espèces animales ou les puissances inanimées. Cette confrontation ne débouche cependant pas sur un monde sis au-delà ou au-dessus de la nature : elle entraîne une réordination de létat naturel lui-même. Lhomme sinscrit dans le milieu cosmique comme un de ses agents, et le milieu cosmique est un immense champ ouvert à ses entreprises. Pourtant, cette qualité dagent lui est ordinairement refusée. Du moment quil a atteint le stade de lhomo sapiens, on lui dénie les fonctions reconnues à la totalité des êtres vivants. En même temps, on estime que la place qua prise, parmi ses préoccupations, le perfectionnement des organes sociaux, la séparé définitivement de la communauté des autres forces matérielles.
Certes, les changements biologiques et sociaux ont renouvelé les rapports entre notre espèce et les diverses puissances organiques et inorganiques. La substitution à un lien antérieur dun lien qualitativement différent nautorise cependant pas à raisonner comme sil nexistait pas. De tels sauts se produisent dans les processus évolutifs de tous les êtres, marquant la naissance dactivités et de métabolismes nouveaux. Considérons le phénomène dapparition de la vie. Des organismes capables de subsister sans oxygène ont préparé la voie à des organismes qui ont institué des échanges inédits avec les corps chimiques, en consommant et en produisant de loxygène libre en quantité suffisante. Le passage de la première forme de relation à la seconde a été un pas très important dans la constitution du milieu matériel planétaire. Pouvons-nous parler uniquement de la première comme dune forme matérielle, en refusant ce caractère à la seconde ?
Il en va de même pour lhomme. Ses interactions avec la matière se sont profondément modifiées depuis plus dun million dannées, et non pas seulement depuis lindividuation de lhomo sapiens . Grâce à quel critère infaillible pouvons-nous décider que seules ses interactions antérieures autorisent à le placer dans la nature, à le regarder sous langle naturel, et que nous devons changer de perspective, compte tenu des interactions qui nous sont actuellement familières ? Suivant ce dernier point de vue, il est légitime de parler de la biosphère, ce milieu engendré par les bactéries, les plantes et les animaux dans leur travail sur lécorce terrestre. Mais cette désignation nest plus légitime lorsquon y envisage laction de lhomme qui, somme toute, sintègre, en le continuant, dans un cycle universel.
Le prolongement du labeur humain ne serait pas un ordre naturel mais un monde dartifices. Lexpérience quotidienne semble lenseigner. Le bois auquel sajoute lhabileté du menuisier devient objet uvré, leau à laquelle sapplique le savoir de lingénieur se change en énergie réglée. Les arts et les techniques, partout où ils se manifestent, altèrent le cours primesautier des processus matériels, rompant avec la simplicité de leurs dispositions originales. De la sorte sédifie pour les hommes une seconde nature, qui simpose au reste de lunivers comme une anti-nature. Mais ni ces expériences, ni ces descriptions, et moins encore les présupposés dont elles procèdent nont la rigueur quon leur attribue.
Lillusion la plus tenace est celle dune seconde nature surajoutée au substrat intact dune première nature. On imagine en loccurrence une constitution organique, mûe par des impulsions autonomes et plastiques, à laquelle on superpose le moule de réflexes stéréotypés, de lois rationnelles abstraites, de mouvements doutils ou de machines, soumis aux exigences des forces mécaniques. La contrainte ressentie au cours de cette adjonction nous fait percevoir ce conditionnement de notre corps, de nos sens, par une organisation qui ne lui est pas ajustée demblée. Cependant, à mieux y regarder, on constate que ce qui est supposé primitif, originel, purement biologique, demeure à jamais inaccessible. Les analyses poussées et les comparaisons approfondies avec les enfants et les préhominiens nous permettent didentifier uniquement des adaptations du milieu devenu intérieur au milieu encore extérieur, et ces adaptations elles-mêmes prolongent toujours des élaborations déjà secondaires. Les habitudes auxquelles nous initient les outils ne sont que des modifications dhabitudes antérieures acquises à dautres fins. Aussi loin que nous puissions remonter dans la chaîne des filiations, nous ne reconnaissons que des secondes natures se succédant les unes aux autres, sans aboutir à aucune formation pure, primitive. Le volume accru de la boîte crânienne, la station debout ne précèdent pas léclosion des artifices : ils laccompagnent ou lui font suite. La main et le cerveau sont des « appareils » qui ont été inventés et continuent à lêtre au même titre que la lunette astronomique, la machine à calculer ou les matières chimiques, qui nexistaient pas avant davoir été conçues par nous.
Toute démonstration concernant un état biologique initial est affectée dun doute, dautant plus prononcé que lon ne saurait fixer avec netteté, dans lévolution humaine, une phase où la transformation du substrat organique soit indépendante de la transformation générale de lespèce ou sinterrompe . Lhomme sans art, sans technique mentale ou gestuelle, nous est inconnu. Sil est vrai quune substance biologique préexiste partout, elle nest pas directement domestiquée en tant que telle. Nous agissons sur un de ses aspects, qui est nécessairement un produit, et dont la matière, telle quelle sest formée spontanément, demeure pour nous du domaine de la fiction. Le contraste que lon signale entre une première et une seconde nature nest pas, à bien y réfléchir, si dirimant que lon puisse accepter à son sujet une hétérogénéité radicale, une division perpétuelle de nos organes vitaux.
Dautant moins sommes-nous en droit de voir, dans la technique ou lart, une structure éminemment anti-naturelle, édifiée pour contrecarrer ce qui est spécifique de notre espèce, approprié à létat que lon juge normal pour elle. Plus lhomme, estime-t-on, accroît sa compétence et son pouvoir de fabrication, plus il concrétise ses intentions dans des ouvrages importants, et plus la nature reflue, échappe à son contact et disparaît. Suivant cette opinion, il se retrouve seul, dans un monde froid et silencieux, engagé dans un dialogue pathétique avec les astres lointains, à la recherche de congénères sur des planètes brûlantes ou glacées, éloigné des harmonies physiques dans lesquelles il baignait. Ce thème de lincompatibilité dune existence naturelle et dune existence artificielle, de ce que lhomme reçoit ou possède et de ce quil produit ou ordonne, est diffus dans la société. Dès que notre activité se manifeste, un processus se déclenche qui annonce lartifice, le cortège des anti-natures. Sénèque déjà était déchiré par la nostalgie des lieux que lart navait pas violés, des rivières quaucun canal navait asservies.
Ces pensées ont leur poésie, plus inspirée que celle qui chante les hauts fourneaux, lart industriel ou la fusée spatiale. Sa qualité persuasive peut toucher le sentiment et raviver la mémoire du passé. Elle najoute rien à la valeur du raisonnement sous-jacent, qui institue entre lart et la nature un rapport dexclusion si sévère que la progression de lun implique la régression de lautre . Cette exclusion ou cet antagonisme dénote en fait deux situations connexes et parallèles : un art ou une technique soppose à un autre art ou à une autre technique ; conjointement, un ordre naturel soppose à un autre ordre naturel. Dans ces conditions, laffrontement suppose une dissymétrie des termes que lon met en relation. Lorsquon clame, à grands cris, que la technique moderne nous prive de notre nature, on commet une faute de jugement. Le seul spectacle que lon veuille contempler est celui des fusées, des appareils géants, des machines productives, des villes qui refoulent les arbres et les animaux, détruisant la mesure dune existence conçue par et pour un individu. On oublie, ce faisant, de voir que ces fusées et ces machines incarnent dautres forces matérielles, dont léclosion et lexistence sont normales. Le milieu naturel nest pas vaincu, diminué par des techniques, mais modifié par un autre milieu naturel auquel il sintègre. Les artifices contemporains représentent une composition déléments, de pouvoirs, de lois, manifestent une architecture de lunivers. Leur extension conduit, on le sait, à abandonner non seulement les techniques établies, mais aussi les éléments, les règles qui définissaient un ordre du monde parfaitement naturel. Un art ne fait pas reculer la nature : mais un état de celle-ci est bouleversé par lapparition dun autre état. Cela ne signifie pas la transformation du monde naturel en monde technique, mais lévolution du monde naturel lui-même.
Cest probablement pour échapper à cette conséquence logique que lon introduit une dichotomie dans les arts eux-mêmes, certains étant jugés plus proprement naturels, ou que lon réserve la qualification darts naturels à lagriculture, à la chasse ou à la médecine.
« Dans ce milieu (naturel) écrit Georges Friedmann , les outils sont des prolongements directs du corps, adaptés au corps. Par ailleurs les outils, dans ce milieu naturel, sont le prolongement direct de lhabileté professionnelle
enfin ces outils sont associés à lexpérience et à la connaissance du matériau sur lequel travaille lartisan ».
Nen vient-on pas ainsi à ruiner tout ce quon a échafaudé avec tant dardeur ? Si loutil est adapté au « milieu naturel », au corps, à la main de lartisan, sil prolonge lhabileté professionnelle, la machine nest-elle pas aussi adaptée au « milieu naturel » du cerveau de lingénieur, ne prolonge-t-elle pas directement sa technique ? Descartes soutenait que :
« Lorsquune montre marque les heures par le moyen des roues dont elle est faite, cela ne lui est pas moins naturel quà un arbre de produire des fruits ».
Mais il y a une déduction quil ne faut pas négliger. A savoir que toute pratique humaine, du fait quelle est humaine, nest pas génératrice dartifice ou danti-nature ; elle sinscrit commodément dans le mouvement de lunivers matériel lui-même. Autrement dit, par la même action, lhomme institue son art et sa nature .
La technique, cela nest guère discutable, est une manière détablir des rapports universels et de sy attacher. Les animaux, dans lélevage, le jeu ou la chasse, nous mettent en communication avec les cycles biologiques. Les horloges nous enseignent les lois de la pesanteur et le langage des mathématiques. Lélectricité ou la gravité, avant dêtre reconnues comme forces matérielles, nont été que des effets techniques. Partout artifice et nature se correspondent et sengendrent réciproquement . Le fait que lhomme y soit impliqué ne suffit pas à les distinguer. Parmi ses pratiques, il serait bien malaisé de discerner ce qui tient au processus naturel lui-même et ce qui est de lart, lequel nest pas seulement un moyen mais aussi un « mode de dévoilement » .
Lartifice est net et apparent lorsque les propriétés dun élément sont reproduites dans et par un autre élément. La pensée est bien une pensée artificielle lorsquelle jaillit dune machine électromagnétique au lieu de naître dans la matière grise. Le tableau du peintre, le monument du sculpteur sont des transpositions analogues, puisque lartiste recrée sur la toile ou dans la pierre ce qui était dans la vie. Néanmoins, à travers ces modifications, « lart constitue un cas particulier de la nature » et non pas sa négation.
Des tentatives identiques pour améliorer les propriétés dune espèce ou dune structure matérielle naboutissent pas forcément à des effets artificiels. Si la taille des enfants sélève, si la population se maintient ou saccroît, si les mécanismes intellectuels saffinent et se diversifient, ces phénomènes saccordent avec la définition du naturel. Peut-on dire dune taille, dune loi de lesprit, dun volume de population quils sont plus naturels que les autres ? Lapparition du doryphore de la pomme de terre ou du rat musqué en Europe, lintroduction du lapin ou du figuier de Barbarie en Australie, à la suite des migrations humaines, ne sont-ils pas des événements habituels au règne de la nature et propres à celui-ci ? Les particules libérées dans le laboratoire, les combinaisons de molécules qui engendrent des synthèses sans équivalent « naturel », ne méritent pas, à strictement parler, le nom dartifices. Les démarches par lesquelles nous les suscitons ne diffèrent pas, en principe, de celles de toutes les espèces animales lorsquelles élaborent les éléments de leur milieu. Les organismes vivants ont reconstitué les strates superficielles de la terre, les dépôts minéraux et une atmosphère dorigine « secondaire », composée surtout doxygène et dazote. Des phénomènes inorganiques par exemple l« analyse » de leau et le dégagement de lanhydride carbonique qui ont lieu uniquement à des températures élevées peuvent être réalisés, sur une grande échelle, par des microorganismes qui ont « appris » à le faire à la température ordinaire.
Toutes ces créations humaines sont des créations dun « nouveau naturel, le naturel de luvre » . Accessible de cette seule façon, létat naturel est présent à travers lartifice qui le fonde. Lhomme, par sa diligence, engendre sûrement la technique, car il fait exister le monde sur un mode différent ; mais il engendre aussi la nature, puisquil acquiert une existence en face des facteurs matériels, puisque ceux-ci sajoutent à lui comme il sajoute à eux.
Sans doute navons-nous pas lhabitude de nous penser en tant quagents de notre ordre naturel. Pourtant il est notre art, comme nous sommes le sien.
Je najouterai pas dautres arguments, ils iraient tous dans le même sens. A savoir quil ny a rien de factice et darbitraire à vouloir compter lhomme social et biologique parmi les forces matérielles qui, se combinant entre elles, établissent une organisation commune.
« Par la production pratique dun monde objectif, lélaboration de la nature non-organique, lhomme fait ses preuves en tant quêtre générique », observe Karl Marx .
Non seulement lhomme élabore sa nature non-organique, mais il ne peut la concevoir autrement ni sur le plan pratique, ni du point de vue de lintelligibilité. La nature, cest lhomme avec la matière, et ce ne peut rien être dautre .
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
III. La nature humaine : difficultés dune idée
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
Certes, les éléments et les processus matériels sont susceptibles dentrer dans de nombreuses combinaisons, en édifiant tout autant dordres naturels. Leurs termes seuls peuvent être inclus dans la coalition réelle qui nous comprend, lunique ordre qui nous soit accessible, et a fortiori, celui que nous sommes en mesure de connaître le mieux. Cette proposition prolonge un constat que le mouvement des sciences a amplement vérifié : à savoir que les lois physiques et biologiques, leur enchaînement, leurs applications, sont entérinés et vérifiés relativement à lexpérience accumulée , au degré délaboration de notre intelligence ou de nos informations, et à limportance des puissances matérielles avec lesquelles des liens durables sont noués. Les principes de Newton ont signifié clairement la présence de la gravité dans la composition manifeste de notre réalité. Tous les événements qui ont conduit à leur promulgation scandent le « passage dun type de nature à un autre » . Dès linstant, cependant, où de nouveaux phénomènes matériels chimiques, électriques ont commencé de pénétrer dans notre milieu concret, le sens de la gravité et les principes newtoniens eux-mêmes ont subi une refonte totale. Cette métamorphose fut accomplie par la mécanique relativiste et lélectro-dynamique. Les vérités qui sont découvertes successivement ne fournissent pourtant pas une vision plus exacte de quelque chose qui subsisterait indépendamment de notre mode dagir ou de notre perception . Elles marquent lévolution de nos liens avec les propriétés de la matière, et ce sont ces liens quelles déterminent :
« Sil est permis de parler de limage de la nature selon les sciences exactes de notre temps, note Heisenberg , il faut entendre par là plutôt que limage de la nature, limage de nos rapports avec la nature ».
La notation serait encore plus exacte si lon substituait, dans le dernier membre de phrase, le vocable de « matière » à celui de « nature ».
Ce que la science nous offre, en effet, cest un tableau de la nature, cest-à-dire une relation ordonnée de lhomme et de la matière. Cette perspective na rien de subjectif. Elle exprime les modalités par lesquelles notre espèce institue le monde objectif. Les sciences, les arts ou les techniques ne se bornent pas à refléter un domaine concret extérieur. Leur fonction est dallier les pouvoirs humains et non-humains, de transformer les uns en conditions dexistence des autres. De même que le champ magnétique modifie les effets propres à la gravitation, ou que le volume des précipitations atmosphériques infléchit le cycle végétal ou animal, de même, par le savoir-faire théorique ou pratique, lhumanité impose aux forces animées ou inanimées un développement qui sarticule avec le sien propre. Parce que ces forces entrent en contact avec elle à des étapes distinctes, on voit surgir des qualités inconnues auparavant, des facteurs non-humains et de nouvelles facultés humaines. Il ne sagit pas là dun pur dévoilement, de la pénétration progressive, dans un circuit pré-établi, dêtres qui subsistaient tels quels avant cette intervention. Provoquer leur apparition, cest aussi, immédiatement, leur conférer une structure, les investir dattributs dans un contexte qui est déjà nôtre. Hors de ce rapport, rendus à lextériorité, ils sont comme inexistants.
« En tant que force naturelle abstraite, lélectricité existait même avant de devenir force productive, mais elle nopérait pas dans lhistoire, et elle était sujet dhypothèse dans lhistoire naturelle, et avant, elle était le « néant » historique parce que personne ne sen occupait et que, pour mieux dire, tous lignoraient » .
Cest de ce néant que nous faisons sortir les forces matérielles, en les intégrant au cercle des forces ou des substances qui appartiennent déjà à notre nature. Lobservation qui vaut pour lélectricité vaut encore davantage pour les métaux qui auparavant nexistaient ni librement, ni individuellement, laluminium, le magnésium, le calcium, etc. Cest pourquoi tous les éléments peuvent être qualifiés dinventés :
« Si dabord on eût fixé la signification, on eût reconnu que les hommes étaient, si jose dire, les créateurs de la matière, écrit Helvétius , que la matière nest pas un être, quil ny avait dans la nature que des individus auxquels on donne le nom de corps, et quon ne pouvait entendre par ce mot de matière que les propriétés communes à tous les corps ».
Ainsi létat naturel nest pas tant laboutissement dun acte intellectuel de révélation ou de mise en rapport dêtres inconnus ou séparés, que le résultat dun acte créateur de ces êtres. Une des erreurs les plus répandues est de ne retenir à ce sujet que laccroissement quantitatif des connaissances ou des substances, en négligeant les renversements de structures et de relations quil sous-tend. Pourtant lantiquité la plus reculée et le xxe siècle diffèrent moins par le volume de matières ou dénergies recensées que par les liens quils entretiennent avec celles-ci. En général, la suite des inventions saccompagne du passage dune modalité dassociation des forces matérielles y compris lhomme à une autre modalité, et de la transformation des propriétés sensorielles et intellectuelles requises des individus jointe à la modification de la gamme de leurs besoins organiques. Ce qui est remis en cause, à cette occasion, et ce qui surgit, est leur nature, au sens fort. A une certaine organisation des pouvoirs humains et non-humains se substitue une organisation différente, un monde objectif défini fait place à un autre monde. Leur succession chronologique nous met en position de comparer lensemble de ces ordres naturels, à la constitution desquels nous avons contribué, et qui sont nôtres.
La possibilité de cette évolution historique se heurte à la croyance en lexistence dun état de nature qui soit propre à lhomme. Il est rassurant de penser quen un point, à un certain moment, notre vie intime, le rythme de nos perceptions et de nos réflexions, rencontrent la mesure de lunivers. Lagitation de lhistoire suspendue ou rendue seulement passagère, la quête achevée, la vérité triomphante, telles sont quelques-unes des vertus de cet ordre dont on aurait le droit daffirmer quil est « naturel » à lhomme puisquil répond, sans aucune discordance, à sa complexion intime. Aussi jouit-il du privilège de la norme, et nous permet-il de juger de la valeur de nos actions et destimer notre proximité ou notre éloignement de lidéal. Les difficultés commencent lorsquon est sommé de désigner cette nature et den cerner le caractère normatif. Les deux doctrines prévalentes à ce sujet divergent fortement. La première projette cet ordre aux débuts brillants de lespèce. Alors lhumanité en pleine sympathie avec son milieu accédait, sans effort excessif, aux choses auxquelles son appétit linclinait. Les créatures végétales et animales, leau, le vent, étaient à son niveau, elle les comprenait par communication spontanée, intuitive, grâce à un code pré-établi entre son âme et le monde. Tout ce qui écarte lhomme de cet état premier le rattache au domaine des artifices qui conviennent si peu au substrat organique de lespèce, quils surchargent et gauchissent . Par linvention, de tous côtés, de structures inanimées, de nourritures chimiques, duvres conçues grâce à des manipulations auxquelles font défaut le souffle de la vie et la finesse du sentiment, cest une réalité déshumanisée qui sinstalle. Notre nature subit nécessairement une altération profonde. Cest justement à ce propos que surgit lincertitude. Létat naturel authentique est toujours un « ailleurs » : la simple cueillette et lagriculture, les plantes et les animaux, symbolisaient pour les anciens la félicité originelle. Les arts et la cité jalonnaient la rupture avec la nature (Divina natura dedit agros, ars humana aedificavit urbes). Pour notre époque, cet ordre naturel préférentiel est celui où les hommes exerçaient des métiers artisanaux, et même celui du début de lère industrielle. Georges Friedmann y perçoit ce
« milieu naturel, ce milieu des civilisations ou communautés pré-machinistes dans lequel lhomme réagit aux stimulations venues pour la plupart déléments naturels, la terre, leau, les saisons, ou uvres dêtres vivants, animaux ou hommes » .
Cette inconséquence même fait pressentir la coexistence de plusieurs états tous également naturels, dont un seul est investi dune prérogative et par là qualifié dhumain. Cependant, tout en sachant que cet état est révolu, on ne réussit pas à le définir avec précision. Lappel du « retour à la nature » est puissant. Mais à quelle nature ?
La seconde croyance, celle du progressisme naturel, décrit les débuts dune humanité encore plongée dans le monde animal, à lexistence précaire, livrée à lignorance, aux hasards de la maladie, des saisons et de la pénurie . Lessentiel est de sortir de lengourdissement originel. La robustesse et lintelligence de notre espèce augmentant, les sciences parviennent à pallier les infirmités de notre constitution. Pourvu que lon ne songe à ce passé que pour sen détourner, on parviendra, dans lavenir, à maîtriser lunivers qui aura enfin trouvé un antagoniste à sa taille . Aussi cette doctrine, forte de maint exemple, soutient-elle que la perfection de nos instruments et de notre savoir nous achemine vers létat de nature transparent et achevé. Alors seulement nous quitterons le règne animal. Jusque-là, toutes nos connaissances, nos actions, nos images du monde ne sont que des esquisses passagères, imparfaites, dune étape dernière qui aura la vertu du vrai, couronnant toutes nos recherches et nos découvertes.
« Lorientation (des sciences), soutenait Max Planck , consiste dans le raffinement de notre connaissance du monde par réduction de ses éléments à une réalité plus haute et moins naïve. Le but en est lélaboration dune idée de lunivers dont les éléments auraient un caractère définitif. Nous naurons et ne pourrons jamais avoir la preuve que nous avons atteint ce but, mais pour lui donner un nom, nous désignerons par monde réel, au sens absolu, métaphysique, cette réalité ultime ».
Cette façon de concevoir notre curiosité pour les phénomènes et la course aux connaissances et aux moyens de les obtenir qui laccompagne na en elle-même rien de convaincant. Peut-on espérer que, grâce au parachèvement des disciplines scientifiques et techniques, la quantité des choses connues augmentera tandis que la quantité des choses inconnues diminuera ? Nous navons aucun motif destimer que leur somme est fixe, ni de supposer quelque proportionnalité entre leurs fluctuations. Quest-ce qui nous garantit, du reste, la possibilité dun ordre naturel ayant épuisé toute lépaisseur de la matérialité ? Celle-ci se métamorphose : de nouvelles substances naissent dans le mouvement universel, et des constellations multiples surgissent ou sabîment dans le cosmos. A aucun moment, rien ne saurait indiquer que la quête millénaire a pris fin. La nature dite ultime, impossible à identifier, ne sinscrit assurément pas à son terme. Faut-il donc renoncer à la découvrir ?
Si nous nous en tenons aux faits, nous avons le loisir de penser que la « conquête » et le « perfectionnement » de notre état naturel, résultant dune réorganisation de ce qui a déjà été assimilé, intégré, représentent une expression nouvelle de notre rapport aux forces matérielles qui éclôt et remplace leur expression antérieure. Lévolution sil y en a une, et on doit le démontrer est ce qui part dune structure donnée du réel pour la transformer, la remplacer, et non pas ce qui se dirige, inspiré par un programme pré-établi, vers une structure qui serait la seule en accord avec lhumanité . Notre lien, à un moment donné, avec les éléments, est en même temps notre état de nature, qui correspond à lintelligence, aux besoins et au potentiel de production de cette époque. A partir des conditions qui lui sont propres peuvent se développer dautres éléments, dautres règles de découverte, dautres facultés intellectuelles et dautres dextérités manuelles, et, somme toute, un autre milieu qui représente en même temps un autre état tout aussi naturel que celui dont il est issu. Le problème essentiel est soulevé non par le passage de loutil de pierre à loutil de fer, du vêtement tissé à la main au vêtement tissé à la machine, mais par la transformation du rapport entre lhomme et le milieu matériel, lapparition de chacun des états naturels correspondants. Le clivage entre des mondes ayant des caractères distincts, voilà le résultat dimportance véritablement historique.
La possibilité de cette évolution historique se maintient, dans la conscience de la majorité, à létat diffus. Ceux qui demandent le « retour à la nature » ne réclament-ils pas en fait la suspension de certaines relations avec des forces matérielles, le rétablissement de liaisons qui existaient antérieurement ? Ils nous conseillent de nous associer aux êtres animés et de nous détacher des êtres inanimés, des corps chimiques ou électriques. Lorsque, avide de progrès, un philosophe comme Francis Bacon aspire à un ordre naturel nouveau, quexige-t-il sinon que lon adjoigne aux végétaux et aux animaux les forces mécaniques ?
« Je classerais volontiers, écrit-il, lhistoire des arts comme une partie de lhistoire naturelle. On a affirmé lopinion invétérée que lart est une chose différente de la nature et que les choses artificielles diffèrent des choses naturelles. Il en est résulté linconvénient que nombre de ceux qui ont écrit sur les choses naturelles croient avoir atteint leur but en composant une histoire des animaux, des végétaux, des minéraux, et en omettant les expériences des arts mécaniques ».
Éliminer une partie de la nature en la qualifiant dartifice ou convertir cet artifice en une partie de la nature et sattribuer la capacité dopérer cette conversion, revient implicitement à reconnaître un mouvement de composition et de décomposition des rapports de lhomme et de la matière. Subrepticement ce mouvement décrit le passage dun état naturel à un autre état qui restaure ou bouleverse le premier.
Dans labstrait, il peut y avoir réversibilité. Cela permet de garder la mémoire du passé et de le croire efficace, ou de tisser un avenir de fiction et de le proposer pour certain. Toutefois, si lon renonce, ainsi que la réalité nous y convie, à ce caractère réversible, on se trouve, non pas devant une marche qui peut emprunter une direction arbitraire, mais devant une histoire . Elle signifie le fil conducteur de toutes les figures particulières que lhomme a suscitées dans lunivers.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
IV. Lhistoire humaine de la nature
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
La conception dune histoire humaine de la nature ne fait pas scandale. Ni son pôle matériel ni son pôle humain nétant statiques, leur résultante ne saurait lêtre. Lexamen des faits le prouve. Avant de devenir un facteur décisif de sa nature, lhomme a passé notoirement par les phases dune évolution commune à toutes les espèces. La substance biologique a été soumise à des adaptations, a subi des mutations positives favorables à la survie. La station debout, la modification morphologique du crâne, la différenciation des membres, la mobilité autonome des doigts, ponctuent les étapes de son individuation. Les essais ont été nombreux jusquà ce que se forme lhomo sapiens, dont on soutient quil sest dissocié du stock animal commun et a affronté la plupart des espèces comme force indépendante. Sa constitution sociale a acquis la faculté détablir des règles et de se soustraire aux déterminations biologiques auxquelles sont soumises les autres sociétés animales . Cela ne veut pas dire quelle ne remplisse plus les fonctions organiques générales propres à toutes les constitutions du même genre. Nous lobservons par analogie. Lhumanité nest cependant pas passée du règne de la nature au règne de la société, mais dun règne de la nature où la présence humaine navait pas davantages visibles au regard de nombreuses espèces, à un règne où elle en a, dun état de société quelle partageait avec tous les animaux à un état où la division du travail, la hiérarchie des groupements et des échanges collectifs sexercent par lintermédiaire des institutions, des langages articulés et des symboles. Cest donc en tant quelle parachève un développement et possède une histoire ayant un moteur propre que lhumanité est devenue le terme dun nouveau type dinteraction avec les éléments. Ceux-ci ne sont pas des êtres non-historiques : ils se rattachent, au contraire, à une lignée historique dont nous sommes séparés et que nous reprenons à notre compte. Les corps matériels dérivent les uns des autres à partir de quelques structures simples, que ce soit celle de lhydrogène ou du carbone. Lunivers, on le sait depuis le siècle dernier, sest agrégé dans le temps. Lagencement cosmique change et se recrée sans discontinuer. La cosmologie enseigne ce quil a été il y a des milliards dannées et conjecture quil ne restera pas tel quil est actuellement. Les étoiles et les planètes se sont dispersées dans lespace galactique. La vie est apparue sur deux ou trois planètes du système solaire, les plantes, les animaux et les hommes ont surgi sur terre, à des époques précises et distinctes. Au rebours, il y a un temps sans hommes, sans animaux, sans plantes, sans matières solides et sans certains systèmes solaires. La radio-astronomie nous restitue ces périodes écoulées, en détectant les messages de galaxies telles quelles existèrent il y a quelques millions ou quelques milliards dannées.
A cette échelle, lhistoire humaine de la nature est brève. Au début, lhomme sest combiné avec les manifestations les plus hautes de la vie. Ensuite, il a exploré ses propres pouvoirs organiques et les qualités des substances. Tour à tour, les forces inanimées immédiates leau, le vent les propriétés chimiques, électriques, nucléaires sy sont adjointes et se sont remplacées mutuellement. Transportons-nous un instant par la pensée dans un univers fini et statique où il ny aurait que des espèces végétales et animales. On pourrait les domestiquer et les multiplier indéfiniment, on ne les développerait pas au delà dun certain stade ; a fortiori, on narriverait pas à modifier consciemment leur code génétique. Ou bien acceptons la suggestion elle nest pas neuve que toutes les forces matérielles sont mécaniques. Devant nous sétalerait un arrangement de corps mûs par des chocs, freinés par des résistances, entraînés par des poulies, des leviers, des bielles. Nous aurions beau comprendre ces mécanismes dans le détail et en accroître lemploi, nous ne soupçonnerions pas la réalité dune transmutation des éléments ; nous narriverions pas dans la lune. Les conclusions de cette spéculation, à peine abstraite, sont évidentes : lhomme ne fait pas quemmagasiner les ressources données dans leur simultanéité, il reproduit leur histoire. « Lanimal ne reproduit que lui-même, tandis que lhomme reproduit la nature », notait Karl Marx. Non content de la reproduire, il la poursuit également lorsquen partant des structures subsistant à létat virtuel il en suscite de nouvelles. Jusquà un certain point, lactivité de lhomme revient à parcourir peut-être en sens inverse et à recommencer une partie de lhistoire accomplie de la matière . Elle la récapitule, lassimile et lélargit.
Sil y a une histoire naturelle de lhomme jentends de lhomme biologique et social cest parce que la matière a connu elle-même une évolution, et sil y a une histoire humaine de la nature, cest parce que lhomme, en se transformant, est devenu apte à reconstituer et à prolonger cette évolution. Pour cette raison, la nature humaine est une histoire et elle a une histoire. Elle est conversion progressive de deux mouvements qui ont conduit nécessairement à une synthèse indépendante, inédite. Elle réside dans ce processus où lhomme sapproprie et récupère, en qualité dagent, lhistoire de la matière dont il fait son histoire, tout en continuant de faire de son histoire propre, sur un autre mode, lhistoire de la matière . Point nest besoin de lui découvrir une origine ou une fin permanente : le processus seul importe. Laction dans le monde réel ne requiert guère le moule dune théodicée qui lorienterait vers une destination prescrite et invariante. Ni les sciences, ni les techniques, qui sont les parties de cette action, ne se dirigent vers un milieu où sont gravés à lavance les traits de la loi absolue et de lefficacité. Depuis longtemps, on a renoncé à aborder avec de tels postulats létude de la vie et de la société. Lidée dune lignée des espèces traduisant un plan instauré par un être suprême a été abolie. La sélection naturelle, mécanisme général, montre comment les organismes, des plus simples aux plus complexes, sont le résultat dun phénomène délimination et dadaptation des individus et de transmission des caractères indispensables à la vie. Les simiens ne sont pas censés être apparus afin de préparer la voie à lhomme, ni laustralopithèque pour permettre la naissance de lhomo sapiens. Dans les doctrines sociales et économiques, on voit les mêmes principes à luvre. Le passage dune société à une autre na pas lieu exclusivement en fonction de quelque impératif externe de justice ou de bonheur, ni par le simple écoulement du temps qui veut que chaque collectivité ait son printemps et son hiver. Ce sont les mouvements internes à une société qui expliquent et déterminent léclosion dune société nouvelle. Lévolution sociale na pas sa raison dêtre dans lapothéose dun socialisme quelle préparerait : celui-ci nest quune de ses manifestations, et le capitalisme nen est pas le précurseur obligatoire.
Ces attitudes sont les seules compatibles avec lesprit scientifique. Elles dictent les conclusions de lanalyse à laquelle je viens de procéder.
La nature ne contient pas seulement lhomme en tant quil est uni aux forces matérielles, quil est une partie de ces forces ; elle le contient en tant quêtre spécifique, au même titre que chacune de ces forces.
Lhumanité parcourt des états naturels variés, une pluralité de configurations des pouvoirs humains et non-humains ; aucun nest le refuge ou le sommet prédestiné de son développement.
Lunité de ces états est historique et non pas substantielle et représente notre histoire de la nature.
Les problèmes auxquels il faut chercher une solution sont alors : comment lhomme se donne-t-il son état naturel ? Quels sont les mécanismes par lesquels il sachemine vers ce résultat ? A quels principes obéit lhistoire humaine de la nature ?
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
Chapitre II.La création du travail
I. Produire des objets, créer du travail
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
La distance que lhomme a parcourue depuis des millénaires est jalonnée par léclosion et la disparition dordres naturels. Lacte essentiel par lequel ces ordres sétablissent et évoluent est la création du travail. Telle est lidée centrale de ma recherche, celle dont tout le reste découle.
Pour lénoncer avec plus dexactitude, il convient de distinguer dans la production humaine, suivant ses fins, deux grandes classes deffets : les objets et le travail. Par objets, il faut entendre les biens matériels, les services indispensables à la conservation de la vie biologique et sociale, et laboutissement des opérations effectuées sur une substance donnée en vue de lutilité ou de la jouissance. Le travail dénote ici toute habileté ou connaissance qui modifie lorganisme humain et lui permet dagir directement ou indirectement sur les forces physiques, de les reproduire ou de les développer. Ce peut être une habileté immédiate ou quasi-inconsciente comme celle du chasseur, ou une connaissance rationnelle et formelle comme celle du scientifique. La notion de travail recouvre non seulement les pratiques contraignantes, mais aussi celles qui sapparentent au jeu, renfermant en elles-mêmes leurs règles et leurs buts. Pour éviter toute confusion, je qualifierai de productions les activités qui se cristallisent en biens ou en objets, réservant le terme de créations aux opérations qui donnent naissance aux facultés et aux dextérités humaines.
La séparation entre production et création, proposée déjà par léconomiste John Rae , marque bien loriginalité du processus où le travail, qui est obligatoirement conséquence dun autre travail, est également son propre parachèvement. Certes, dans la production aussi, la répétition des gestes et des recettes, la combinaison des substances, améliorent les talents mis en uvre. Obtenir une habileté ou un savoir-faire nen demeure pas moins une action particulière dirigée vers une fin spécifique.
Une fois élaborées, les structures nouvelles font appel à des facultés inédites de notre intelligence et suscitent des propriétés nouvelles de nos ressources physiques. Solidairement, dans cette interaction, les forces matérielles se transforment en parties de lorganisme humain, tandis que cet organisme se convertit en ces forces. Lindividu se rend capable de fonctionner comme cheval, chute deau ou machine, et enseigne aux pouvoirs mécaniques, chimiques, ou électriques à sentir, penser ou marcher. Léchange réalisé dans ces circonstances est important, il a le travail pour but et létat de nature pour effet. Mais voir dans cet échange le sens de lhypothèse que jai proposée serait inexact. Son acception est en réalité la suivante : lhumanité se donne un fondement naturel lorsquelle se propose pour objet principal de son activité le transfert de ses propriétés à la matière et vice-versa. Elle édifie ce fondement non par le fait de travailler, mais par le fait de créer du travail. Plus explicitement encore : lhomme saffirme sujet de la nature en utilisant ses forces et ses talents à engendrer dautres talents, des habiletés, des savoirs, et non pas en les appliquant simplement à produire.
Dans le circuit familier de la production, linvention et la recherche du travail sont rangées parmi les données et jouent un rôle subalterne par rapport aux biens quil sagit dobtenir. Elles sont déclarées improductives, comme si leur poursuite était entachée de quelque manque ou de quelque infériorité. Pour toute société, cependant, la présence et lacquisition des savoirs sont des conditions préalables de fonctionnement. Les groupes industriels ou les gouvernements récompensent, quand un autre choix ne leur est pas laissé, ceux qui inventent des sciences ou des arts nouveaux. On attire les spécialistes, non pour accroître la population ou la somme de connaissances, mais afin de disposer dun travail quon puisse faire exécuter dans son pays, en le fixant au cerveau et aux muscles de ses propres ressortissants.
La qualité essentielle du travail est de se répéter indéfiniment sans pour autant se consumer dans ce transfert. Par là il diffère radicalement des autres services ou biens de consommation et se rapproche des qualités régénératrices de la matière :
« Lidée nouvelle a des caractères notables ; elle ne suse pas ; elle nest pas perdue pour celui qui la cède ; elle ne se présente pas comme un service et comme un bien semblable aux autres » .
Appréhendé sous cet angle, le travail donne vie aux substances , ajoute aux individus des qualités intellectuelles et physiques quils navaient pas auparavant, infléchit leur relation au milieu et ce milieu lui-même. Lobjet nest plus dès lors quun dérivé quelconque du savoir qui nen exprime cependant pas lessence. Lingénieur, mettant en uvre les mêmes facultés et les mêmes connaissances, construit indifféremment une machine à tisser ou une machine à faire des machines. Lhabileté est la base à partir de laquelle sont produits les objets les plus divers : non seulement elle peut satisfaire les besoins essentiels, mais elle est également capable de susciter des besoins nouveaux. Engendrer du travail, cest faire surgir, indirectement, à la fois un bien et une nécessité, en déterminant les mécanismes bio-psychologiques correspondants.
Le parallélisme de lobjet et du travail, le premier étant produit, le second créé, doit être maintenu fermement. La réalité de cette bi-partition ne sest dégagée que récemment. Lapparition dune industrie consacrée à la découverte, la spécialisation du domaine de linvention scientifique, ont isolé ce qui était auparavant confondu. Du coup sest trouvée mise en lumière lautonomie de chaque secteur dactivité. Létude de lhistoire humaine de la nature se confond avec celle de la création du travail. Cette dernière, ayant acquis une importance manifeste, éclaire vivement la réalité dans laquelle nous baignons, non seulement les traits dun avenir qui nous est encore inconnu, mais aussi les contours dun passé que nous pensions connaître.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
II. Deux processus naturels : linvention et la reproduction
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
Concrètement, la création du travail qui, en nous associant aux autres éléments, confère lexistence à notre être naturel, seffectue par le truchement de deux processus aux fonctions spécifiques : linvention et la reproduction. Pour les distinguer de linvention sociale, ou innovation, et de la reproduction sexuelle ou sociale, il faudrait préciser : invention naturelle et reproduction naturelle. Mais cette dénomination sera motivée en son lieu.
Linvention désigne les méthodes par lesquelles lhomme ajoute des habiletés, des connaissances, des réflexes à ceux qui existaient déjà, forçant les phénomènes du monde matériel à interférer entre eux et avec son organisme. Systématiquement ou par tâtonnements chaque segment de la totalité est mis à lépreuve, reporté dans un autre cadre, utilisé à la résolution de problèmes nouveaux. Leau appliquée au moulin qui était actionné à la main ouvre la voie à la découverte de la gravité. Que depuis des temps immémoriaux une parcelle du travail humain soit directement ou indirectement consacrée à linvention, ce fait indique bien que nous avons conscience dun effort spécifique indispensable pour échafauder notre monde réel. Nulle part, en effet, linvention dun savoir ninstitue une contre-nature artificielle ou une surnature : notre nature elle-même en est laboutissement. Kenneth Boulding le souligne :
« Il est absurde de supposer que nous puissions penser la nature comme un système séparé de la connaissance, car cest la connaissance qui, dans une mesure croissante, détermine le cours de la nature » .
Le second processus, la reproduction , assure pour un groupe humain la liaison entre ses capacités et les principes matériels correspondants, entraînant la permanence de son ordre naturel et son expansion dans lespace. Tout dabord les actes productifs y contribuent. Leur répétition consolide les relations avec les autres espèces, avec le milieu et lorganisation existante. La culture des plantes favorise la vie de certaines variétés animales aussi bien que la fixation de lhumus, le tracé des rivières, ou la distribution des eaux. Ensuite, reproduisant dune génération à lautre savoirs et techniques, chaque individu connaît une seconde naissance qui rattache son être biologique et social au milieu physique prédominant. Sans transfert des gestes, des postures et des lois de la pensée, sans perpétuation des procédés de repérage sensoriel, les ressources diminuent ou disparaissent, lhumanité se transforme de fond en comble. Linterruption partielle du processus de reproduction est le moyen souverain de provoquer le « retour à la nature », qui est retour à une autre nature. La continuité des groupes humains, de leur production, de leurs institutions, a pour condition la continuité des cycles biotiques, chimiques, physiques, et celle des talents qui possèdent la clé de leur déroulement. Un vieux proverbe chinois lénonce clairement : « Donne à un homme un poisson, il mangera un jour. Apprends-lui à pêcher, il mangera le reste de ses jours ». Ce qui est transmis à cette occasion, cest une certaine relation durable entre lhomme et la matière, laptitude à poursuivre le commerce avec les pouvoirs universels, et luniversalité de la faculté idoine chez lhomme. La structure même de la nature est reprise, conservée, rendue limpide à ses participants.
Parce que linvention et la reproduction agissent sur les mécanismes humains et non-humains, parce quelles font surgir les propriétés des uns et des autres, dans un univers commun, elles sont, comme ces mécanismes mêmes auxquels elles sappliquent, des processus naturels, spécifiques et exclusifs à la fois. Cest par leur entremise quinterfèrent la force de la matière et la constitution de lhomme, et que se différencient les éléments de la première et les caractères du second. Ce sont les seuls processus où le travail le savoir, lhabileté apparaisse non pas comme un moyen, un instrument, mais en qualité de fin et dobjet, sa propre fin et son propre objet. Par là ils se distinguent de la production , de la consommation qui, ne connaissant que lutilisation des attributs du travail sont, jusquà un certain point, des dérivés, des transmutations de lactivité inventive et reproductive. Leurs répercussions se font sentir à tous les niveaux, et chaque phénomène réel, si minime soit-il, les enregistre.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
III. Lactivité inventive
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
1. Inventer le savoir-faire.
Limportance de linvention, sa priorité, ne sont jamais passées inaperçues. Par qui et comment les arts et les sciences ont-ils été fondés ? Les religions, les mythes et les philosophies de tous les peuples ont conçu une réponse à cette question. Les louanges prodiguées aux inventeurs nont-ils pas été proclamés dessence divine ? nont eu dégales que les fortunes amassées par leurs successeurs.
Il ne fait pourtant point de doute que linvention est une opération assez ordinaire, qui accompagne tout exercice du travail humain. La preuve en est fournie par le nombre de brevets demandés et celui des perfectionnements apportés chaque jour aux activités productives. Louvrier qui améliore un geste ou une opération, le peintre dont la palette senrichit dune seule couleur, lingénieur qui propose une version modifiée dune machine et létudiant qui fait une expérience en vue dobtenir un diplôme sont aussi des inventeurs.
On est toutefois resté en-deçà de la vérité en sefforçant de cantonner toutes ces créations admirables ou seulement méritoires dans un cadre restreint. On na pas assez remarqué et analysé le fait que lhomme, en inventant, donne un corps et un esprit à sa nature et bouleverse les conditions dexistence des êtres animés et inanimés. Toute innovation appelle une réorganisation de notre milieu, une refonte de notre capacité et de notre vision, en les imbriquant dans une composition réelle unique. On a pris lhabitude de présenter linvention comme ce qui produit un instrument, un procédé ou une combinaison nouvelle déléments externes. Ainsi, Galilée a inventé le télescope et Brunelleschi la perspective linéaire, Watt la machine à vapeur et Newton le calcul infinitésimal, etc.
Cest là un point de vue étroit. Tous ces grands esprits ont inventé dabord un savoir-faire, une connaissance à reproduire, un rapport avec la matière destiné à être préservé, et aussi un type dhomme. Pour ne prendre que le cas de Watt, celui-ci nest point tant linventeur de la machine à vapeur que linventeur de la manière de faire des machines à vapeur, linitiateur dune suite dhommes capables dappliquer cette manière. Que tous les exemplaires de ces machines soient détruits, comme furent détruits tous les modèles construits par les grands mécaniciens dAlexandrie, les descriptions restantes de ce savoir-faire suffiraient à assurer une nouvelle production, la reprise dune même activité humaine.
Les législateurs ont devancé sur ce point la philosophie la plus répandue. Si linventeur est tenu, pour en obtenir lexclusivité, de donner une description détaillée de sa découverte, cest afin denseigner aux autres hommes lart ou la science quil leur apporte. Il acquiert, en échange, la propriété de son invention pour une durée limitée le temps nécessaire précisément pour quelle se généralise :
« Sur ce point, il est clairement établi, déclarait le juge anglais Buller , quun homme pour recevoir le droit au bénéfice dun brevet de monopole, doit dévoiler son secret et spécifier son invention de telle sorte que dautres puissent en apprendre à faire la chose pour laquelle le brevet est accordé ; car la fin et la signification de la description est denseigner au public, après le laps de temps pour lequel le brevet est accordé, ce quest lart ».
En ce sens, tout effort de recherche et dinvention est une production de connaissances , de capacités de travail et de ressources humaines et non-humaines disponibles, donc bien davantage quune pure production dinstruments, de théories ou de procédés.
Les hommes créent la substance de leur travail en inventant. Ceci signifie dune part quune loi ou une propriété de la matière se change en loi et propriété de lhomme ; cest ce que nous nommons habileté, art, connaissance, science. Dautre part, les qualités du travail, celles de nos organes, en sajoutant à la matière, lui ouvrent des domaines dexistence nouveaux et lui impriment des formes inédites. Nous savons, à coup sûr, que chacun de nos talents traduit un attribut de la matière auquel il saccorde. Cultiver des fruits, cest respecter, consciemment, le rythme de croissance des arbres et celui des saisons. Le paysan est ainsi astronome, biologiste et physicien ; il édifie ou possède une théorie efficace de la culture quil pratique. Longtemps les savants nont pas fait autre chose quadapter ces théories à un langage systématisé. Lopinion dautrui leur servait de laboratoire. Inversement, toute force matérielle qui pénètre dans le circuit de nos pratiques a revêtu au début la figure dun travail. La machine à calculer reprend le calcul mental, le premier outil à tisser a été le doigt, et les hommes ont tiré des fardeaux avant datteler les animaux à cette tâche.
Tout travail actuel est, en quelque sorte, matière en puissance, et tout travail en puissance est quelque part actuellement matière. Le processus dinvention englobe aussi la transformation continuelle de linvention, cercle vicieux, si lon veut, qui assure notre vie comme la perche tenue par le funambule lempêche de tomber. Dans ce courant, les liaisons entre les deux pôles travail et matière changent, de même que changent les rapports entre les hommes. La fraction qui possède à un moment donné la capacité de travail essentielle est convertie en force matérielle, tandis quune autre fraction prend sa place dans le réseau des échanges avec les pouvoirs matériels, munie dun autre savoir-faire, incarné dans dautres cerveaux et dautres mains. Ainsi lascension des ingénieurs a dégradé les artisans en simples organes de la force mécanique et de la transmission de son mouvement. Les découvertes ne nous installent pas dans des états naturels nouveaux sans affecter les liens inter-humains à légard de la reproduction des habiletés indispensables. Cest là une des constantes de lhistoire de notre nature.
Linvention elle-même a un caractère historique. Pendant la majeure partie de lexistence déjà écoulée de notre espèce, elle na été quun processus sporadique, sans finalité autonome fortement accentuée. Aussi pouvait-on lattribuer purement et simplement au hasard :
« Les découvertes, soutenaient les auteurs de lEncyclopédie, suivant ce que nous venons de dire, sont donc le fruit du hasard ou du génie : elles sont souvent le fruit du hasard dans les choses de pratique, comme dans les arts et les métiers ; cest sans doute pour cette raison que les inventeurs des choses les plus utiles dans les arts nous sont inconnus, parce que le plus souvent elles se sont offertes à des gens qui ne les cherchaient pas ».
A partir du xixe siècle, cependant, le mouvement de découverte est devenu continu, constant, intense. A une époque plus récente encore, il est passé du stade individuel au stade social. Son évolution témoigne dun remaniement des voies par lesquelles la société édifie létat de nature sur lequel elle se fonde, et décrit aussi les contraintes qui sont les conditions nécessaires dun tel remaniement.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
2. Découverte et substitution.
On a fait de nombreuses tentatives pour distinguer la découverte de linvention suivant la « noblesse » de leur objet. La première embrasserait les sciences, les théories, les lois des phénomènes ; la seconde serait plus limitée et plus proche de la pratique. A larticle découverte de lEncyclopédie, on peut lire que « les découvertes moins considérables sappellent seulement inventions ».
La controverse est alimentée par le désir de classer séparément dune part les résultats des sciences et des théories, et dautre part ceux des arts et des pratiques. Elle semble procéder de lhypothèse dune méthode destinée à déceler des choses qui existent déjà, contrastant avec la création dobjets sans existence préalable. Cette dichotomie terminologique recouvre une transposition des opinions courantes qui distinguent entre le caractère spontané des objets naturels et le caractère artificiel de ceux qui sont dûs à lintervention humaine cette dernière jouant dans un cas le rôle de révélateur, dans lautre celui de créateur. Toutefois une théorie ou science contient des hypothèses qui sont autant dinventions dûes à notre esprit, et une technique sappuie sur des éléments recueillis, découverts dans le milieu ambiant. Ainsi que lobserve lauteur de larticle invention de lEncyclopédie Britannique, « latome est une invention ». Cette proposition peut sappliquer à nimporte quelle connaissance, à toute cosmologie ancienne ou moderne, et lauteur conclut son enquête en affirmant qu« on ne peut établir de distinction précise entre linvention et la découverte ». Je me range à cet avis ; il rétablit lunité dun processus que seule la méconnaissance de ses implications ou la référence à la variété de ses effets permet de diviser, bien inutilement.
Plus évidente, dans le développement de linvention, est larticulation de deux phases, de deux connotations, dont la première, la découverte, la rattache davantage à la matière, alors que la seconde, la substitution, la relie aux opérations habiles, aux connaissances déjà constituées. Cependant, découverte et substitution, pour autant quelles animent ou fixent le cadre de lacte inventif, ne subsistent pas lune sans lautre et ne se différencient que dans la totalité qui les comprend toutes deux. Découvrir revient, en définitive, à ajouter au fonds matériel pré-existant des contenus physiques ou intellectuels jusqualors inconnus ; cest provoquer une combinaison nouvelle sans y être conduit par un exemple et sans obéir à un modèle. Un lien absolument neuf en résulte sans quaucun autre lien soit rendu caduc. Au contraire, il sajoute, en les renforçant, à ceux qui existent déjà, de sorte quon ne peut ni les concevoir séparément, ni oublier quils naissent les uns des autres. Les théories chimiques ou physiques, les nouveaux continents, les instruments dexpérience et de production sont tous des chaînons assurant la présence régulière des puissances matérielles de notre vie, et la conformité de notre vie à lintensité de cette présence. Toutefois linvention peut tendre et a fréquemment tendu à remplacer une chose existante par une chose nouvelle, ce qui lui impose une direction.
Dans la substitution, la nécessité dinventer est infléchie par ce qui est connu, établi, et le but est atteint lorsquune structure nouvelle prend la place de lancienne. La tentative de capter lénergie du soleil est motivée par le désir déliminer dautres sources dénergie moins abondantes ou plus coûteuses. Les chimistes se proposent souvent de reproduire un composé organique au laboratoire. Il nest pas possible de trouver dans chaque cas un substitut analogique. La transmission des messages par ondes hertziennes sinscrit dans la lignée de transmission des messages par pigeons voyageurs, mais il sagit là dune filiation purement hypothétique, non dune filiation réelle. Par contre, le tissu synthétique a été conçu pour rendre les mêmes services que le tissu de laine ou de coton ; lopération machinale est dabord une opération manuelle ou cérébrale multipliée. Les substitutions surgissent parfois de manière fragmentaire, dans un contexte déjà existant. Lautomobile a dabord été un cabriolet à moteur, la machine à vapeur une pompe modifiée. Partant de ce segment nouveau, lensemble se transforme jusquà ce que tous ses éléments aient été intégrés. La machine à vapeur qui, au début, était la seule partie du système machinal à être construite en fer a obligé les ingénieurs à renoncer au bois et à tout bâtir en fonte et en acier. Une découverte est source de substitutions en chaîne.
Découvrir et substituer sont les moments essentiels dune conversion réciproque de la force matérielle et de laction humaine. Ils sont lun pour lautre, lun par lautre. Leur opposition néclate que dans le processus concret. La découverte désigne surtout lassimilation des savoirs et leur expansion, tandis que la substitution se réfère à lusure, à la consommation des facultés, et à la possibilité de les rajeunir. Leur ampleur dépend du nombre dindividus qui sy consacrent, de la quantité de connaissances quils possèdent et quils manient. Avec les forces objectives correspondantes, ces connaissances forment les ressources matérielles ou inventives , quil sagit daugmenter, de réduire ou de bouleverser.
Lefficacité inventive ne saurait guère se comparer à lefficacité des productions ordinaires, à la fois parce que nous manquons, jusquà ce jour, dindices valables, et parce que tenter quelque chose de neuf suppose des essais innombrables, des redécouvertes inutiles ; finalement, seule une très petite parcelle de ces essais est appelée à se généraliser. Toutefois, ce qui a requis tant débauches, la vision merveilleuse dune nouveauté surprenante, finit toujours par sintégrer au sens commun. La reproduction perpétue ce qui a été saisi dans un élan fugitif et en garantit la valeur, rendant une partie de lhumanité apte à conserver et à élargir cette expérience unique. De même que les premiers traits de lhomo sapiens, une fois apparus, ont été fixés par la multiplication de cette espèce jusquà entraîner la disparition complète des autres hominiens, de même lapparition des cultivateurs ou des mécaniciens sest répétée jusquà rendre une grande partie de lhumanité cultivatrice ou mécanicienne. Le processus dinvention qui pénètre ainsi nos gestes, nos pensées, nos routines, réorganise la physionomie humaine et nous oblige à renaître pour la nature avec des qualités dont laspect extraordinaire nous frappe à un instant donné.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
IV. Les dimensions reproductibles du travail
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
1. La reproduction naturelle.
Le processus de renouvellement des rapports naturels revêt la forme générale dune imprégnation et dune communication de savoir-faire, de talents, dans le temps et dans lespace. Dune génération à lautre, le ciel, lordonnance des champs, le cours des eaux, les musées, les laboratoires, les usines, les langages, les instruments ou les livres contribuent au croisement et au remplacement des individus. Limitation des gestes, des recettes, des modes de pensée, limplantation des habitudes, motrices et réflexives, dun individu à lautre, marquent visiblement la biographie de linitiateur et de linitié, chacun prenant le relais dune lignée. Dans certains régimes, comme celui des castes, lenfant ne naît pas seulement de sexe masculin ou féminin, riche ou pauvre, il naît aussi demblée artisan ou agriculteur. Le transfert dun pays à un autre, dun groupe à un autre, de connaissances et daptitudes par le truchement décrits, doutils, déchantillons ou dimmigrants, est le canal par lequel se propagent les capacités de travail. Pour la collectivité qui accueille cette capacité, elle équivaut à une invention provoquant le jaillissement dun milieu différent, la multiplication dindividus dont le comportement et la pensée se chargent de qualités inédites dans un monde renouvelé.
Toujours le point de départ est constitué par lassociation de pouvoirs humains et de pouvoirs non-humains. Le but souhaité est la reproduction dune faculté, la perpétuation des échanges dans la nature. Ajoutée à un millier ou à un million dindividus, cette faculté nest ni augmentée ni diminuée (« Je peux consommer une journée douvrier mais non le talent de louvrier ») .
Pour cette renaissance des individus qui suit leur naissance biologique et sociale, la seule dépense est celle de lénergie. Le symbole rejoint la réalité dans cette coutume qui voulait que lapprenti de lartisan devînt son fils adoptif, le fils consacré à laction naturelle de lart, après avoir été le fils dun père qui lavait consacré à la vie.
Pourtant le processus de reproduction que tout cela exprime ne reste pas inchangé au cours de lévolution historique. Sil remplit la triple fonction dentretenir, de préserver et de diffuser le travail, le lien aux pouvoirs physiques, il y parvient différemment à chaque époque. Son existence quasi inconsciente au sein des rites a pris fin lorsque linitiation aux gestes et aux opérations sur la matière sest associée explicitement au travail spécialisé, à lhabileté définie comme réalité indépendante. Le caractère de processus spécifique lui a été conféré par les disciplines artistiques, avec leurs règles précises de communication des procédés et des méthodes nécessaires pour modifier les substances dont sont tirées des uvres sublimes ou ordinaires. Depuis, cette tendance sest constamment accentuée, et le travail na pas cessé de se détacher parmi les fonctions de la collectivité, requérant, afin de se perpétuer, des efforts dinvestissement et des savoirs appropriés.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
2. Le système de reproduction.
La reproduction prépare lorganisme à ses rapports naturels et productifs, concourt à lorganisation du travail, et se manifeste dans la répartition des habiletés et des connaissances.
De toute évidence, cest dans la formation de nos facultés que son action apparaît le plus clairement. Une analyse plus circonstanciée permet dobserver le substrat donné, la force de travail, qui représente la matière relativement informe et précaire, hommes, femmes et enfants. Cette forme est modelée, assortie dune habileté ou dun talent, code de prescription qui lui donne la latitude de fonctionner dans un cadre déterminé. Le code ou le talent peuvent être très simples rester assis, écouter un bruit ou très complexes écrire un livre, construire un appareil, résoudre une équation. Dans cette contexture, le savoir ou le talent incarne les principes matériels rattachés à un ordre qui les rend perméables à lhomme, à ses intentions. Le milieu physique opaque séclaire, se structure, et, une fois inventorié, classé selon des schémas ou des repères, peut sintérioriser, se fondre avec nos sens, nos réflexes, pour les étoffer.
Cependant, afin que la synthèse réussisse, habileté et force de travail requièrent la présence dun troisième facteur qui est la puissance matérielle, pour autant quelle a pris, à des degrés variés, un aspect humain : outil, machine, instrument, etc. Le talent et la dextérité sont obligatoirement relatifs aux organes qui renforcent lénergie de lindividu, qui adjoignent à lhomme de lintelligence ou des appareils sensoriels pénétration des calculs, sens de la mesure ou du rythme, etc. donc relatifs aux organes de reproduction qui assurent leur conservation et leur exercice. En effet, envisagé sous langle du processus destiné à reproduire les liaisons naturelles, un outil ou une machine est moins une prothèse, un instrument, quun genre de bras, de nerf, dil, et même une pluralité de bras, de nerfs, ou dyeux . Ce qui permet dinstruire lil ou le bras humain, cest justement le fonctionnement simultané de tous ces organes non-humains qui répètent, par analogie plus ou moins lointaine, les organes de lhomme. Linvention tire profit de laspect contraire, cest-à-dire de laptitude des systèmes anatomiques et physiologiques humains à sassimiler aux systèmes similaires non-humains. La communauté à laquelle la reproduction biologique confère un nombre donné dappareils sensoriels disposant dune gamme finie de qualités, reçoit, dans la reproduction naturelle, un nombre différent dappareils dont la gamme sest étendue et embrasse des qualités nouvelles. Relativement à un secteur spécialisé de la production, ces organes de reproduction ne sont que des instruments, des appareils de guerre ou de laboratoire. Ils contribuent cependant à parachever lorganisme en complétant ses attributs. Former en vue dune science ou dun art revient ainsi à convertir les dispositions biologiques, grâce à lhabileté jointe à un organe de reproduction (ensemble ils forment les moyens de reproduction) et à les rendre, au sens précis du terme, naturelles, donc actives. Elles peuvent ensuite être intégrées aux diverses branches de la division sociale du travail, quil sagisse de lindustrie, de lart, de la philosophie, de la science, etc. Réciproquement, létendue de ces branches et leur diversité dépendent du travail déjà formé, constitué.
Organiser le travail, en fonction des qualités et des quantités de ce travail dont on dispose, entre les différentes parties dune production matérielle et intellectuelle, conduit à mettre cette production en rapport avec les forces de travail et les besoins dune société, suivant leur abondance ou leur rareté. Le développement et la diversification des métiers, des postes de travail dans un atelier, une usine, au laboratoire ou à lécole, appellent cette mise en relation et cette préparation. En conséquence, les deux termes la force de travail et les moyens de production prennent une pluralité de formes techniques, cest-à-dire quils sont définis par le contexte des diverses productions et de la demande sociale. Du point de vue naturel, à un certain moment, les individus ont des facultés et des connaissances identiques. Cependant ils peuvent les posséder en tant quingénieurs civils ou militaires, occupés à la fabrication dengins ou à la construction de bâtiments, donc former autant de versions techniques dun lien unique aux puissances matérielles. Il en va de même pour les organes de reproduction. Le télescope a été conçu par des artisans pour voir mieux, plus loin, pour viser sur les champs de bataille, et aussi pour amuser princes et courtisans. Galilée en a fait un instrument astronomique. Quelle que soit leur forme technique, lorgane de reproduction ou lhabileté exercent des effets analogues sur le monde physique et sur nous, ils constituent lessence de multiples variantes qui les concrétisent. Bien entendu, chaque individu ne sassimile quune fraction des facultés indispensables au maintien de notre ordre naturel. Aucune fraction ne peut subsister sans les autres ; seule leur réunion garantit lemploi de chacune et la bonne marche de lensemble. Journellement, tout talent reproduit un autre talent et sy reproduit. Larchitecte conçoit les proportions, le tracé des édifices, eu égard aux matériaux qui lui sont fournis. Quun de ces matériaux, maîtrisé par lingénieur, vienne à manquer ou à être remplacé par un autre, produit au laboratoire et le savoir qui le met en uvre demeure imparfait, une facette des talents de larchitecte reste sans exercice et se perd. A chaque instant, des facultés collaborent, se détruisent et se renouvellent mutuellement.
La répartition du travail est un moment synthétique : elle suppose aussi bien la distribution des individus entre les formes techniques existantes (travaux, professions) que lattribution des connaissances et des savoir-faire requis que les individus sadjoignent. Former les hommes signifie déjà les répartir, les préparer à être ceci plutôt que cela, agriculteurs et non chasseurs, chimistes et non pas mathématiciens. Mais cest seulement dans le cadre de lorganisation des productions matérielles et intellectuelles quils sont vraiment ceci ou cela, que lhabileté virtuelle devient effective, techniquement définie. A la faveur de ce passage dun état potentiel à un état actualisé, la somme des capacités incluses dans le travail général quil sagit de répartir cesse dêtre lindice dune pure collection de sujets ou dobjets. Elle saffirme comme un champ différencié et hiérarchisé qui règle la place des individus, en se partageant entre eux et les autres forces matérielles. Le travail devient ainsi une manière de distinguer les hommes : ceux-ci se séparent suivant quils ont acquis une qualification, autrement dit, des pouvoirs et des facultés spécifiques. Quoiquune marge de variation subsiste dans chaque cas, les directions essentielles sont tracées. Le paysan, lartisan, lingénieur ou le scientifique ont chacun un secteur respectif délimité. Les catégories ainsi fixées à leur savoir-faire sont extérieures les unes aux autres, bien que profondément interdépendantes, de même que les soleils sont simultanément des individus astronomiques et les éléments dun système galactique. Le respect obligatoire des proportions qualitatives le nombre des chimistes étant, par exemple, en rapport avec celui des physiciens, ou le nombre des tisserands avec celui des fileurs nest en dernière analyse quune façon de traduire le fait que chaque entité est qualifiée par un rapport, nommément désigné, avec les forces matérielles.
Lécart de qualification est aussi un écart de valeur, le signe dune hiérarchie. Une partie de lhumanité est équipée uniquement du strict nécessaire lui permettant de dépenser sa force de travail, et sa qualification lui fournit tout juste le cadre dans lequel elle peut sajouter aux autres matières premières, cest-à-dire quelle produit essentiellement des biens ou des objets. Une autre partie de lhumanité, grâce à ses facultés, a pour but de son activité la création du travail, partiellement comme lingénieur, ou en totalité comme le scientifique.
La place des hommes, lorsquils forment, organisent et répartissent le travail, dépend de la qualification de celui-ci, de la manière dont il les différencie et les réunit. En dautres termes, reproduire le travail nest pas uniquement garantir la continuité des ressources humaines ou non-humaines, mais aussi maintenir un ensemble de liaisons qui le domine et constitue un système de reproduction. A lintérieur de ce système, le potentiel biologique des individus sallie aux forces matérielles qui sexpriment en habiletés ou en organes non-humains, traduisant et fécondant des organes humains. Les positions ainsi acquises sont relatives. Lartisan en rapport avec lagriculteur ou en rapport avec lingénieur se meut dans deux réalités radicalement hétérogènes. Loutil, les qualités sensorielles de la force humaine, les produits organiques, sont les principes spécifiques de la première. Dans la seconde, le calcul, la force mécanique, la machine décident du contenu du milieu naturel. Les systèmes qui englobent le même individu dans les deux cas sont sans commune mesure. Les liaisons réciproques qui sensuivent définissent la participation de ces diverses catégories à létablissement de leur état de nature. Que ces liaisons entre êtres humains soient naturelles, on a beaucoup de peine à ladmettre. Dans notre civilisation, on a lhabitude daccorder de lattention uniquement aux corrélats sociaux de toute différence ou de tout rapport. Ainsi est entretenue une confusion dangereuse. La différence qui sépare les classes est sociale uniquement dans la mesure où elle est le signe dun antagonisme ou dune inégalité dans lappropriation des richesses sociales. Le capitaliste accule lartisan à létat de prolétaire en sappropriant ses outils et en lempêchant, par le mécanisme du marché, den acquérir de nouveaux. Lorsque lingénieur réduit lartisan à nêtre plus quune partie de la machine en rendant caducs ses dons traditionnels, le cheminement nest pas le même. Les rapports de lartisan et du paysan ou de lingénieur, pour être simultanément sociaux, nen sont pas moins déterminés par linsertion dans le monde matériel, et, en conséquence, par le travail pour lequel ils sont préparés.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
V. Processus naturels et processus sociaux
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
1. Le fondement naturel.
Tout ce que je viens davancer na de cohérence que si le domaine naturel et le domaine social ne se recouvrent pas, bien que lhomme soit le protagoniste de lun et de lautre. A partir de là, je rattache au premier la création du travail, au second la production des objets, et jexamine la reproduction et linvention en tant que processus naturels. Il sagit à présent de justifier de telles prémisses sur le plan de la théorie.
Le trait qui différencie nature et société, lécart du groupe humain à lui-même, comme sujet naturel dune part et sujet social de lautre, sont inscrits dans le travail créé. Léconomie nous propose le terrain le meilleur, ou du moins le plus défini, pour mesurer cet écart, analyser cette différence. Mais auparavant il convient de comparer le concept de nature auquel je me suis arrêté et celui qua adopté la science sociale et économique.
Celle-ci, partant de la production, y reconnaît généralement trois facteurs : le travail, le capital et la nature, qui désignent respectivement leffort dépensé pour produire, la direction et lappropriation des moyens de production, et enfin les ressources. Ces notions personnifient évidemment la présence simultanée dans un système unique de la classe des travailleurs dont lénergie assure le fonctionnement de lappareil productif, de la classe des capitalistes qui, en décidant de linvestissement et du profit, façonne les caractères de lindustrie, et, en troisième lieu, des fondements matériels sans lesquels le tableau ne serait pas complet et la propriété naurait pas de corps.
La notion de nature na pas été employée sans ambiguïté pour décrire le fonctionnement de la société, et son contenu a évolué. Les tout premiers philosophes ou économistes, suivant la coutume ou létat de fait, ont identifié le troisième facteur de la production, la nature, à la terre. Le choix de celle-ci se comprend, car les éléments utiles à la vie sont emmagasinés dans le sol, et la richesse, lorsque lagriculture est loccupation principale, est proportionnelle à laire occupée.
Lessor de lindustrie, la diffusion des techniques mécaniques, limportance prise par les forces inanimées, ont contribué à modifier le contenu concret de la notion de terre.
« Quest-ce que la terre ? Évidemment, nous nentendons pas seulement par ce mot le sol terrestre, le champ qui produit la moisson, ce qui porte la forêt ou qui recèle les métaux ; nous entendons aussi le vent qui fait tourner les ailes du moulin, la chute qui met en mouvement loutillage de la fabrique, lélectricité qui transmet nos pensées, toutes les forces, en un mot, de la nature propres à servir les desseins de la vie » .
La terre, surface sur laquelle subsistent végétaux et animaux, sous-sol renfermant les minéraux, voit son empire restreint. Elle se classe parmi les autres pouvoirs de la nature dont elle nest plus quune variété particulière :
« Les économistes, écrit Senior , ont depuis longtemps divisé les instruments de la production en trois grandes branches, le travail, la terre et le capital. Jai préféré lexpression « agents naturels » au mot de terre, afin de ne point distinguer tout un genre par une de ses espèces et de ne point commettre lerreur commune à plusieurs qui se souviennent rarement des autres espèces ou les oublient tout à fait ».
Affirmer la diversité et la communauté des agents naturels, cest envisager deux implications quon ne peut pas dissocier. Dune part on admet lexpansion possible des facteurs matériels. Dautre part on reconnaît au travail manuel et intellectuel le droit dappartenir à cette famille dagents. Par contre-coup, le vocable « terre » ou tout autre qui se rapporte à un contenu substantiel invariant, particulier, devient arbitraire, voire métaphorique . Ce nest plus quune autre manière de parler de la nature. Mais il ne sagit pas là dune pure convention : le concept lui-même est en cause.
Privativement, la nature signifie un instrument de production, préalable objectif qui nest ni capital ni travail pouvant faire lobjet dune appropriation. Positivement, elle englobe la totalité des forces et des capacités participant de cet instrument, notamment le travail en tant quhabileté et savoir-faire. Cest le cours normal des déductions qui y conduit. On sait que lexpansion des pouvoirs matériels, leur accroissement, ne sont pas automatiques ; lhomme doit y ajouter la connaissance des régularités du monde physique, un travail particulier qui a pour but de les engendrer et de les perfectionner. Lintelligence se confond ici avec la matière, lune et lautre représentant le soubassement naturel. Métamorphose qui apparaît clairement dans cette formule destinée à préciser la place du troisième terme à côté du capital et du travail :
« Ce quon nomme intelligence se distingue proprement des deux autres en ce quil tend à fournir sa coopération à titre gratuit, sans que la valeur intrinsèque de ses services se trouve amoindrie » .
Aux expressions telles que agents naturels ou terre se sont donc substitués, dans léquation de la production, les vocables dintelligence ou de savoir, leurs équivalents. John Stuart Mill latteste lorsquil écrit :
« Parmi les conditions (de la richesse) les unes sont physiques : elles découlent des propriétés de la matière, ou plutôt de nos connaissances possédées en certain lieu, certain temps, sur ces propriétés ».
Le changement de point de vue est net. Au début, la nature est assimilée à une structure matérielle unique, la terre. Ensuite on y découvre la présence despèces naturelles, dagents ; le travail en tant que talent, dextérité, est rangé parmi ces espèces. Enfin la connaissance, lintelligence aujourdhui le progrès des sciences et des techniques cessant dêtre un moyen, est associée aux forces primordiales et se substitue à elles en regard du travail et du capital, facteurs de richesse sociale. De façon plus générale, la nature, le dernier des facteurs productifs, se détache en tant quensemble de propriétés des êtres humains et non-humains, comme leur réunion active et solidaire. Cela na rien détonnant puisque cest grâce à la création de facultés, à la division des travaux, que les puissances matérielles se multiplient avant de pénétrer dans la production. En confrontant ces observations à la critique des opinions les plus répandues, je suis arrivé à une vue analogue de lordre naturel. La convergence que je viens de mettre en avant entre la théorie sociale et économique et la théorie esquissée ici est un préalable. Il faut à présent franchir le seuil qui sépare létat de nature de létat de société, et expliciter cette démarche.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
2. Richesses, ressources et appropriation.
Dénombrant les facteurs productifs, léconomiste, on vient de le voir, en retient trois : le travail, le capital et la nature. La notion et la réalité de nature ninterviennent pas, dans cette formule, pour elles-mêmes. Elles subviennent au besoin théorique et pratique de poser le travail, agent générateur de richesses, et le capital, somme de richesses, en tant quinstruments sociaux de production. Quel est le critère qui sépare le troisième facteur productif des deux autres et assoit une convention ? Substances et phénomènes sont situés dans le cycle naturel tant quon les juge disponibles de manière illimitée et, par conséquent, gratuite :
« Ainsi la haute région de lair, du ciel, et les corps célestes, comme aussi le vaste océan, nétant pas susceptibles de propriété, on ne saurait légitimement les mettre à prix, quoiquil en revienne une grande utilité à la vie humaine » .
Ce point de vue commande ladhésion. Les hommes ne peuvent ni accumuler des biens, ni se différencier socialement par le moyen de la lumière, de leau, du mouvement de la terre ou du métabolisme des plantes. Ces processus ne sauraient faire lobjet de transactions qui leur fixent une valeur : ils nappellent pas notre effort pour être. Leur place dans le champ, distinct, de la société, suppose une certaine dépense, un investissement constant de nos forces. « La richesse est la matière sous une forme particulière », déclarait en style lapidaire Torrens. Ce qui la rend particulière est le fait quil sy ajoute du travail humain. Ce travail représente, en loccurrence, une certaine quantité de temps ou de force que son possesseur cède sur le marché à un acheteur pourvu dun capital divisé en salaires et moyens de production qui sont eux-mêmes du travail accumulé :
« Concrètement, le capital se compose de toutes les formes de matière vendables sur le marché qui englobent du travail » .
Dans ce contexte, celui de lacquisition et de la distribution des fruits du labeur général, les éléments de lordre naturel sont des parties de lordre social, obéissant à ses normes et à sa structure. Transposés en travail ou en capital, ils synthétisent la consommation ou léchange, la circulation de la force de travail conformément aux dispositions de lÉtat ou dune classe particulière. La production combine les moyens techniques et lénergie des individus, et fournit une somme de biens susceptibles dêtre répartis entre les membres de la société suivant leur rang. Le travail joue le rôle de facteur productif et se dévoile en tant que signe et mesure des rapports économiques et sociaux. La nature se situe hors de ce mouvement qui institue les symboles et les instruments de la collectivité, les lois de la propriété et du pouvoir. Son individualité en découle. Parce quils ne peuvent faire lobjet dune appropriation, on soutient que ses dons sont gratuits. Daprès ce quon vient de voir, elle est aussi létat des choses qui nous sont fournies sans travail, puisque ce travail métamorphose les ressources en richesses, rendant son contenu aliénable et appropriable. Le critère recherché semble être, de la sorte, défini. En fait, sa fonction demeure purement négative : il nous dit ce que lordre naturel nest pas et permet uniquement de donner un sens à son contraire supposé : lordre social. Je tenterai de montrer maintenant sa face positive et ce quelle implique .
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
3. Travail aliéné et travail inaliénable.
Létat de nature, appréhendé dans sa spontanéité foncière qui naurait pas demandé une dépense defforts et de savoir serait, nous lavons constaté, un pur néant. A y regarder de plus près, il sagit dun état auquel fait défaut le labeur « susceptible de propriété », et non pas le labeur tout court. Au contraire, afin que ses composantes physiques soient prêtes à recevoir le supplément qui les transforme en ressources, il est indispensable quelles aient été dabord découvertes, mises sous forme de lois, quelles soient devenues intelligentes et intelligibles. La dimension naturelle du travail y est nécessairement concernée, la dimension sociale en est écartée. Pour que cette bipartition du travail soit perceptible et possible, il a fallu quil se modifie. Tant quil restait impliqué dans le processus productif sous la forme complexe dun emploi du corps ou de la main façonnés par lexercice dun savoir, il passait conjointement pour naturel et social, cest-à-dire pour une matière première semblable aux autres et une manière de sapproprier les biens économiques. Dans cette composition subtile, on discernait difficilement ce qui appartenait à lindividu, sa force de travail, son temps, actuel ou accumulé, et ce qui ressortissait à la nature commune, à la société prise collectivement : lhabileté dont il avait lusufruit. La société capitaliste a mis fin, de façon dramatique, à cette ambiguïté, la rendue transparente. Ayant découvert et statué que la vraie richesse nétait ni lor ni la terre, mais la sueur, la fatigue, le dénuement des hommes, des femmes et des enfants, les adeptes révolutionnaires de lindustrie se sont consacrés à leur exploitation consciencieuse :
« Cest un résultat bien remarquable de lhistoire philosophique de lhumanité, notait Storch que le progrès de la société en population, en industrie et en lumière est toujours acquis aux dépens de la santé, de la dextérité et de lintelligence de la grande masse du peuple ».
En effet, avec une persévérance toute philosophique, le labeur de la majorité des hommes a été réduit de plus en plus à une série de gestes insignifiants. Toute dextérité, tout lien créateur avec le produit, ont été éliminés, aboutissant à une complète indifférence envers la tâche effectuée. Lévolution millénaire qui conduit à une différenciation des bras et des jambes, de la tête et des mains, a été renversée , métamorphosant lindividu en organe dune suite de machines et de mouvements. Le travail, ainsi laminé, quantifié, peut recevoir un équivalent en argent. A juste titre, Karl Marx la qualifié dabstrait. Lui faisant face, la connaissance, lhabileté se dressent comme attributs dun autre travail. Concrétisé dans la machine ou le livre, il conserve ses vertus inventives, intelligentes, et son rapport à la matière. Socialement, il nest que le multiple quantitatif du travail commun, abstrait, comme si cent hommes rabaissés à létat animal valaient un savant. Dans loptique du directeur dentreprise et de son porte-parole économique, il revient du reste au même davoir à employer une grande intelligence ou de comprimer lintelligence de cent adultes, si la rentabilité est identique. Le dédoublement avéré de lactivité productive est conforme à la réalité : dun côté la possibilité dappropriation économique, de lautre lintervention dans les processus matériels. La version « sociale » et la version « naturelle » du travail en général se détachent symboliquement et sopposent concrètement . La théorie enregistre cette séparation quand elle mentionne avec J. B. Say « le travail ou les services productifs des capitaux » et « le travail ou les services productifs de la nature ».
Nous approchons ainsi dune dichotomie tranchée. Amalgamés à une substance dans laquelle ils sincarnent, en lui conférant une valeur et une utilité, lénergie ou le temps dun individu ou de mille accroissent par voie de conséquence lavoir dun employeur ou dune collectivité particulière. Lhabileté, scientifique ou technique, tout en servant de catalyseur à cette transaction, ny est pas incluse. Personne ne la paye, au sens économique, et personne ne se lapproprie de façon durable. Cette qualité rend, par surcroît, les pouvoirs humains semblables aux pouvoirs non-humains dun état naturel . Les réflexes, les postures, les dextérités, les informations qui entrent dans notre activité quotidienne, se conservent depuis des millénaires et se renouvellent à chaque génération, sont instamment présents dans nos productions. Comme leau, lair ou la lumière, ils sont distribués partout. La station debout, la loi dArchimède, lalphabet, le jugement qui discrimine une couleur dune autre, ainsi que des milliers de micro-opérations qui sajoutent à notre organisme, font partie du fonds inépuisable de notre nature. Du reste, comment pourrait-on dire quil y a de leau, de lair, du minerai ou de la terre, si les sensations et les perceptions correspondantes navaient pas été dabord différenciées et ensuite transmises dhomme à homme depuis des temps immémoriaux ? Anciennes ou nouvelles, les connaissances ont le même caractère ; les utiliser ne les fait pas diminuer et chacun peut les posséder si les moyens lui en sont fournis. Le travail qui, en nous intégrant au monde matériel, nous attache à celui-ci par la modification de nos capacités en liaison avec les puissances physiques, ne peut être ni échangé, ni consommé dans le sens courant .
Comme tout agent matériel, à lintérieur de certaines limites, il est à la fois indispensable et commun à lespèce en son entier. Par Isocrate nous savons que « les talents corporels, ceux de la défense et de la course, périssent naturellement avec le corps, tandis que les sciences sont faites pour rester toujours utiles à ceux qui sen servent ». Étant « service productif de la nature », ce travail qui permet à des milliers dhommes dagir dans un milieu tout en bouleversant ce milieu est et a toujours été envisagé hors de la sphère économique :
« Considéré du point de vue national et universel, le travail du savant, du penseur, est aussi bien une partie du travail de la production que celui de linvention dun art pratique. Un grand nombre de ces inventions a pour base unique les découvertes scientifiques ; toute extension de la connaissance des phénomènes naturels a pour résultat plus ou moins immédiat un accroissement de la production. Cependant, comme ces résultats matériels, bien quils soient dûs au travail du savant, en sont rarement le mobile direct, et que sa rémunération ne saurait peser sur laccroissement de la production dont, en fin de compte, il est la cause, il nest guère utile à lexplication des phénomènes déconomie politique, à lélucidation de ses principes, de les prendre en considération » .
Les théories et les expériences scientifiques, au même titre que les procédés codifiés par un artiste ou un ouvrier, rentrent dans le fonds universel de lhumanité. Des parties de ce fonds peuvent être accaparées de manière exclusive pour une courte durée, mais ce ne sera jamais quune adjudication précaire, contraire à lessence de ce travail. En raison de ses qualités de durée et dinaliénabilité, celui-ci prend place parmi les ressources dans lesquelles sexprime lunité de lhomme uvrant et de la matière créée :
« Un système de ressources, écrit Firey , est une structure homme-esprit-terre qui impose une sorte de contrainte ou de nécessité à ses agents humains ».
Les raisons pour lesquelles on peut dire que la reproduction et linvention sont des processus naturels apparaissent maintenant clairement. Dune part, par leur truchement, lhumanité se donne son assise physique et sa force en liaison avec celle-ci dans un ensemble qui les comprend toutes deux. La matière en conjonction avec laquelle le travail est créé nest pas une table rase, un chaos indifférent et indifférencié. Au contraire, elle est déjà ordonnée et doublement ordonnée. Dabord par ses lois intrinsèques, résultant de linteraction des forces matérielles elles-mêmes. Ainsi les lois auxquelles obéissent les êtres vivants prolongent les lois physico-chimiques dont elles constituent une version entièrement originale. Ensuite, les règles de laction humaine imposent aux pouvoirs matériels une configuration qui les prépare à dautres actions ou les rend capables deffectuer celles-ci. Les mouvements et les forces mécaniques se trouvaient inclus dans les méthodes de tissage ou celles de construction des horloges, les lois newtoniennes de la gravitation offraient un modèle intellectuel aux lois de lélectricité. Les rayons X préfiguraient les propriétés de la radioactivité. La découverte dhabiletés, de propriétés naturelles, dépend de cette double prédétermination des structures objectives, et cest sur elles quil est indispensable davoir prise. Cela signifie quen agissant sur la matière, lhomme agit simultanément sur lui-même ; que toute réorganisation des rapports avec les puissances du milieu matériel est une réorganisation de ses rapports avec lui-même. Lagriculteur ou le pasteur qui domestique plantes ou animaux oblige le chasseur à disparaître ou à se réfugier sur dautres terres. De multiples inventions sont nécessaires pour aboutir à cette domestication. Parallèlement, pour sustenter les nouvelles espèces, pour préserver les nouvelles conditions dhumidité, de fertilité ou détendue du sol, une transmission rigoureuse des pratiques et des rites est obligatoire. Cest de cette manière que lhumanité se développe et se transforme, que des fragments de lunivers prennent du relief.
Dautre part, les processus créateurs de talents, de sciences ou de techniques sont pourvoyeurs de « dons gratuits de la nature ». Leur spécificité découle de ce trait qui les rapproche de la plupart des mécanismes généraux, chimiques, biologiques, etc., producteurs de phénomènes et dêtres organiques ou inorganiques. A cette différence près quils incluent lhomme.
Du point de vue social, on a tendance à estomper loriginalité de la reproduction et de linvention. Nous savons que les résultats économiques, industriels, sont identiques, que le savoir-faire soit engendré dans le cadre dune nation ou quil soit acquis dans un pays étranger. La pratique des brevets dinvention est fort instructive à cet égard. Jusquau xixe siècle, aussi bien en France quen Angleterre, un brevet était attribué à une personne non pas pour avoir fait quelque découverte, mais afin quelle enseignât son art aux citoyens du pays. Sans aucun respect pour le droit de propriété, si chéri par ailleurs, un homme au xviiie siècle avait le titre et les prérogatives de linventeur pourvu quil importât une invention faite à létranger, cest-à-dire quil la reproduisît. Ces pratiques subsistent de nos jours, où il suffit dune modification minime et souvent superflue pour obtenir des avantages analogues à ceux de lindividu ou de lentreprise qui a fait le premier la recherche ou la découverte. Pour la société, la reproduction est donc souvent une invention relative une nouvelle possibilité daccroître les ressources sajoutant à celles qui existent déjà et linvention une reproduction absolue, puisque linventeur est récompensé uniquement dans la mesure où il communique au public ce quil est seul à connaître. Lindividualité des deux processus nest, sous cet angle, ni essentielle, ni tranchée. De toute manière, ils ninfléchissent directement à aucun degré la situation ou les rapports qui prédominent dans une société. Les découvertes les plus importantes, du simple moulin à eau aux corps chimiques les plus complexes, peuvent en tant que telles se multiplier, attirer des foules de curieux ou dormir dans les ouvrages savants, en attendant que la collectivité les remarque, que la propriété les réclame. Cest uniquement à partir du moment où elles sintègrent aux cycles de la production, de léchange et de la consommation, qui les absorbe et les transfigure , que linvention et la reproduction ont un impact sur lanatomie et la physiologie dune société . De même que les mécanismes physico-chimiques ninterviennent dans et à travers les mécanismes de la vie que profondément modifiés et dans des circonstances spéciales, de même les talents créés nacquièrent une portée socio-économique quà partir dun certain degré de réceptivité et de perfectionnement :
« Lorsque nous attribuons une valeur économique à linvention, cest sa valeur après (et non avant) le plein développement qui est en cause. »
Sur tous les autres points de leur cours, les inventions restent uniquement des dons de la nature, « dons inépuisables, dons gratuits », semblables en cela aux astres, aux animaux ou aux minéraux. Sils ajoutent quelque chose à lespèce, en eux-mêmes ils ne perturbent pas léquilibre des richesses distribuées entre les classes dune société. La gamme des ressources qui symbolise cette richesse nest que le témoin muet sans lequel rien naurait été entrepris, mais qui ne confère pas un sens à lentreprise par laquelle les possessions augmentent ou diminuent. Parce quon a reconnu ce fait depuis longtemps, on a également reconnu lhétérogénéité de la faculté « inventive » comparée à la faculté « accumulative ». Nous lavons déjà remarqué : ni les efforts investis dans linvention, ni les résultats qui la consacrent ne sont essentiellement disponibles à lachat ou à la vente. Ils ont des conséquences si disproportionnées à leur coût et suivent un chemin tellement imprévisible que le calcul de leur rentabilité est des plus malaisés. Ceci parce que, comme on le sait de longue date, le devenir marchandise des découvertes est incertain, voire impossible :
« On verra que, dans ce travail, le résultat ne peut jamais être certain ou prévu avec précision ; que le temps, les efforts, le concours des individus nécessaires pour y arriver, ne sauraient être calculés ; que le travail est susceptible de se produire sous plusieurs formes et à divers degrés, avant darriver à un état où il puisse être immédiatement utilisé ; que, même parvenu à ce terme, il ne peut sortir de latelier scientifique quaprès avoir subi une préparation, que ses auteurs ne peuvent lui donner ; et pour toutes ces raisons, enfin, il ne saurait être susceptible, à aucun des termes de son élaboration, de devenir une marchandise et payé comme tel » .
La transmission des facultés obéit à des contraintes identiques. Les peines prises pour développer une personne sont innombrables. Ce que lindividu, sa vie durant, enregistre dans ses muscles, ses yeux, ses cellules nerveuses, a pour lui un prix inestimable, sans quil se lapproprie vraiment un seul instant.
« Puisquelle (léducation) devient partie intégrante dune personne, elle ne peut ni sacheter ni se vendre ni être traitée comme une propriété dans le cadre de nos institutions » .
Ni linvention, ni la reproduction, on a pu sen convaincre, ne donnent naissance à une appropriation séparée ou semblable à celle que la production et léchange autorisent et protègent quotidiennement. Pour affirmer le caractère naturel de ces processus, point nest besoin de soutenir que lhomme ny est pas présent, actif, en tant quêtre social. Au contraire, une coopération étroite est indispensable aux techniciens, aux artistes, aux scientifiques, pour faire surgir les qualités du monde physique, et obliger les collectivités à sintéresser à leurs savoirs et à les consolider. Les investissements sont toujours consentis par la société ou par ses membres individuellement, au cours de lexercice de lintelligence et des énergies biologiques, de façon normale, tout comme ils respirent ou parlent. La dimension sociale de lhumanité est inhérente à son pouvoir matériel.
Indiquer, comme je lai fait, une frontière entre létat naturel et létat social ne revient pas à en dénombrer séparément les contenus. La masse de la société nest pas celle de lhomme opposée à la masse des puissances extérieures. Les deux états comprennent les mêmes facteurs humains et non-humains ; seules les relations dans lesquelles ils entrent, les fins quils servent, les rattachent au premier ou au second . Nous pouvons souligner ce qui définit et isole société et nature ; nous devons renoncer à les traiter comme des zones hypostasiées du réel, ou à les mettre en concurrence comme des êtres substantiels clos. Partant, lhomme est à la fois leur commun dénominateur et le sujet, aux attributs distincts, de lune et de lautre. Nous lavons constaté : sa particularité sociale éclate à propos de laliénation du travail et de la distribution de richesses, sa particularité naturelle à propos de la création des ressources inépuisables et inappropriables et de la répartition des habiletés. Par la propriété il fait un premier monde, par le talent il fait un second monde. Telle est la règle quil suit, telle est la règle qui sépare les mouvements respectifs . Décrire en termes vagues leur complémentarité ou leur opposition, une superposition qui se donne les allures dune hiérarchie, serait revenir à des énoncés purement empiriques. Nétant plus ni repère consacré à mesurer des réalités dun autre genre sociétés, artifices ni dénomination commode à lusage des sciences, des arts et des techniques, létat naturel voit ses processus, son autonomie déterminés par des démarches théoriques. Cela favorise son étude directe et écarte les obstacles qui sopposent à une enquête approfondie sur les parties et les liens dont il se compose .
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
Chapitre III.La succession des états de nature (I)
I. De létat de nature
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
Lidée de processus naturel et la forme sous laquelle je la propose invitent à abandonner limage de la nature comme réceptacle inerte de planètes, de végétaux, danimaux, ou comme assemblage ordonné de puissances et déléments. Il faut lui substituer une représentation qui mette en évidence les rapports des forces humaines et des forces non-humaines. Ceux-ci se dégagent à travers laction de reproduire et celle dinventer. Mais le point de départ nest pas le même dans les deux cas. Lorsquon désire reproduire un travail ou un objet, on part dune masse initiale de muscles et de nerfs à laquelle on adjoint des moyens de reproduction. Le résultat en est tout léventail des talents propres à maintenir le contact avec le milieu, à produire ce qui est indispensable à la vie physique et intellectuelle. Dans linvention, par contre, ces moyens de reproduction font office de matériaux bruts auxquels sappliquent une habileté, une connaissance distinctes. Lingénieur ou le scientifique, armés de leurs méthodes, se penchent sur linformation, la dextérité détenues par lagriculteur ou lartisan, par un autre ingénieur ou un autre scientifique. Le savoir de chacun reçoit une signification nouvelle . Il ne traduit pas seulement lefficacité dune technique, dune structure organique, ou encore la conformation dun être humain. Il symbolise avant tout une puissance matérielle. Lattitude à légard dun individu de notre espèce se confond avec lattitude envers une entité objective quelconque. Le transport des fardeaux ne retient pas lattention du mécanicien parce quil déforme le corps ou rétrécit lintelligence, mais parce quil concrétise un déplacement du centre de gravité, une dépense dénergie. De la sorte, on peut le rapprocher de la classe des déplacements ou des dépenses dénergie, en général, et comparer les effets obtenus. Les mouvements que fait lhomme pour sélever sur un plan incliné, les gestes effectués pour opérer par lintermédiaire dun outil, sont observés comme par transparence : les vitesses et les forces mécaniques sy profilent exclusivement, en relief. Réunir et superposer une habileté à des moyens de reproduction, déchiffrer ceux-ci à la lumière de celle-là et lui fournir une contre-partie physique, cest proprement inventer. Telle est la raison pour laquelle on fait dépendre linvention de l« état des arts industriels ». On y aperçoit la condition dune découverte par le moyen dune action sur ce qui est susceptible dêtre reproduit.
Ces quelques exemples suffisent à montrer que les savoirs, les connaissances ainsi que les substances et les énergies qui les accompagnent constituent ce quil convient de nommer des ressources matérielles ou inventives. Ce sont, bien entendu, les ressources dun groupe humain, déterminées par ses talents, lesquels, en sexerçant, tendent à les développer ou à les changer en ressources nouvelles et, parallèlement, en travail nouveau. Reproduit, ce travail facilite la consommation des énergies biologiques, leur intégration dans un circuit matériel inédit. Par la même occasion, des facultés sont éliminées, rendues désuètes. Au cours de linvention, létat de nature apparaît sous langle des ressources matérielles et inventives cest-à-dire comme une relation entre les régularités du monde physique et celles qui relèvent proprement des facultés de lhomme.
Le processus reproductif éclaire différemment cet état. Là, un premier facteur du travail, sa force organique, fait fonction dobjet, tandis quun deuxième facteur, la connaissance, la dextérité, est le sujet qui lui impose une direction déterminée. Préparer, conserver, élargir leur réunion, compte tenu des exigences collectives et de lenvironnement, est une tâche permanente. Ainsi se consolide et sélargit le rapport de lespèce à son pôle matériel. Cependant, à larrière-plan du processus reproductif, intervient entre les hommes une différenciation en fonction des talents et des ressources. On a observé que les capacités dune fraction de lhumanité servaient de moyens à une autre fraction. Jai déjà mentionné lexemple de lartisan qui, en reprenant dans son atelier des productions qui avaient occupé lagriculteur tissage, tressage, etc. établissait avec ce dernier une relation distincte de celle qui lassocie à lingénieur, lequel transfère à une machine les dextérités accumulées par lart. Le monde objectif sous-jacent est, dune part, celui du corps humain avec ses sens, ses muscles, sa fine coordination de gestes manuels appliqués à la résistance de la terre, à la posture dun animal ; cest, dautre part, larticulation avec les phénomènes mécaniques, gravité ou percussion, qui prédomine. La conversion de ces contenus matériels, de ces échanges, suscite une formation et une répartition des habiletés adaptées à chaque partenaire. En loccurrence, lordre naturel est la trame dans laquelle ils sont placés, le système dinteractions déterminées par les facultés respectives, bref, un ordre inter-humain.
La correspondance des ressources inventives ou matérielles et du système de reproduction définit, pour lhomme, son état naturel. Les formes techniques prises par lactivité productive et les organismes pédagogiques particuliers complètent ce modèle dune association des pouvoirs humains et non-humains.
Ce nest là pour linstant quune affirmation, quil sagit détayer par une description, encore intuitive. Seulement, il faut bien voir ce que cette description présuppose : la société, la nature nous sont inaccessibles. Nous vivons, nous approchons, nous comprenons des sociétés, des natures. En regardant lenchaînement réel des événements, des phénomènes, nest-on pas en droit de reconnaître quil existe différentes natures et que ce que nous appelons la nature désigne leur devenir et leur totalité ? Jexposerai ici les caractères principaux des états de nature quon peut appeler organique, mécanique et cybernétique.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
II. Le travail artistique et la substance
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
1. Lidentité de lhomme et de lhabileté.
Pour décrire le premier de ces états, la nature organique, il faut partir du travail, car il en est à la fois lélément le plus synthétique et le plus actif. Il apparaît demblée avec des exigences multiples, irréductibles. Cest un mouvement organisé ayant un sens autonome et au développement duquel lindividu doit se consacrer consciemment, méthodiquement. Sens et développement transcendent lindividu ; ils visent des buts stables et indépendants de la conduite arbitraire de celui qui les incarne. Toutefois ils ne sont pas, ils ne peuvent pas être suffisamment objectivés dans des théories transparentes, conservés fidèlement dans des livres ou des théorèmes : par quelque biais, le savoir séchappe. Les hommes sont encore sa meilleure mémoire, leurs gestes son meilleur langage. Sa présence ne sidentifie pas à leur comportement : elle le conditionne. Le travail est cependant dans lhomme : une fois attribué à Pierre ou Paul, Pierre ou Paul en font leur être et sy expriment, comme si, depuis toujours, ce travail avait été leur travail, comme sil avait commencé avec eux. La sculpture, la poterie, le tissage ne sont pas saisis en dehors du sculpteur, du potier ou du tisserand. Le travail se situe ainsi au centre des moyens daction de lhomme, et la réalité objective est potentiellement en lui. Pour lartisan, travailler se définit par ce quil sait faire autant que par ce quil fait effectivement. Donc tout ce qui est extérieur objet, outil est, à vrai dire, extériorisation de ce qui est déjà acquis intérieurement et antérieurement, en tant quhabileté, dans le corps, la main, le cerveau du travailleur. Le subjectif et lobjectif coïncident, comme le travail et le travailleur. Ce qui est produit ne peut être pensé quen fonction directe de la dextérité, de la compétence dune classe dhommes, de sa réalisation humaine. « La perfection de luvre est toujours en raison de la perfection des ouvriers » enseigne Aristote. La main est le symbole suprême de leur spécialisation. La droite est nerveuse, active, virile, la gauche paisible, tonique, marquante. Lune soutient le mouvement de lautre et sy adapte. La finesse des accords, la souplesse des doigts, le relief des muscles, les craquelures de la peau ou son grain expriment loutil adjoint, luvre accomplie. Le corps en est déformé, plaqué à sa tâche, incliné, tordu. Tout part de la main et y retourne.
« La main, écrit Aristote dans ses Questions mécaniques, nest pas un instrument unique : elle est plusieurs instruments à la fois. Elle est, pourrait-on dire, un instrument qui remplace tous les instruments ».
Lapparition des arts signifie donc lorganisation minutieuse des activités annexes qui fixent, déterminent et renforcent la capacité biologique. A cette dernière, cest-à-dire à lhomme pris en tant quêtre physique, sajoute une faculté spécifique, nettement individualisée, qui dirige ses postures et ses gestes et commande ses productions : lhabileté. Lamélioration quantitative et qualitative des pratiques habiles repose sur lexercice, sur une élaboration lente de leurs parties, correspondant à une plus grande finesse du geste, une plus grande acuité du regard. Les traditions les perpétuent. Chaque région, chaque ville les cultive, de manière à ce que lunivers sache que les tissus de Millet, les poteries de Corinthe sont les plus beaux et les plus parfaits, car les tisseurs de Millet, les potiers de Corinthe savent le mieux travailler la laine ou largile. Ce qui distingue un artisanat dun autre, cest bien le degré de connaissance, et non pas son industrie proprement physique, ainsi quil en allait presque toujours pour lagriculture :
« La terre, écrivait Xénophane, permet de bien discerner ceux qui ne valent rien. Les paresseux, en effet, ne peuvent pas, comme dans les autres arts, prétexter quils ne connaissent rien ».
La connaissance imprimée dans la main et le corps, lhabileté, sexprime par et dans les objets. Elle les contient en quelque sorte leur forme immatérielle y est inscrite. Le modèle nest ni dans loutil, ni dans lénergie utile ; il est vivant dans lopération du corps, des bras, des sens, cristallisé dans lensemble des ouvrages déjà accomplis. Lobjet uvré est la réalisation, au sens strict, du savoir-faire, donc son équivalent ; lhabileté est ce qui sajoute à la matière en vue de cette fin.
Pour lart, les ressources matérielles sont des données, des matériaux des matières premières (bois, pierre, laine, argile) auxquelles sapplique la dextérité des hommes qui leur imposent, en leur donnant une forme ou en modifiant leur forme, le statut dobjet : taille de la pierre, coupe du bois, modelage de largile.
« Dans les produits de nos arts, constate Giordano Bruno , quand du bois est faite la statue, nous ne disons pas quau bois sajoute un être nouveau, car il reste bois ni plus ni moins quauparavant ; ce qui reçoit lêtre, ce qui devient actuel, cest le nouvel objet produit, cest le composé, cest la statue ».
Jusquà un certain point, ces matériaux sont accessoires eu égard au talent, au contenu du travail, et en dernière analyse ils nont de réalité quen tant quils fournissent à lobjet un support, une consistance. Lartisan entre en contact avec eux en sattachant à leurs propriétés au regard des sens et des outils. Dureté, friabilité, mollesse, couleur, tolérance au chaud ou au froid, à lhumide ou au sec, sont quelques-uns des critères selon lesquels on les juge. Lartisan peut les soupeser, les choisir en vue de ses fins, les soumettre à quelque préparation ; il ne les modifie pas radicalement. Son univers est celui où lon façonne les matériaux, où tout converge dans lobjet et y reçoit une forme. Cependant « on peut considérer que la matière impose sa propre forme à la forme » . Le travail suit les indications, les dessins de la matière elle-même, triomphe de ses accidents et en prend avantage. Les instruments sont des intermédiaires indispensables mais non pour autant indépendants de la dextérité et de la force de celui qui les manie . Daucune manière ils ne constituent un but en eux-mêmes ; ils prolongent lhabileté de lindividu, ils en font partie. Aristote la clairement aperçu : « Pour cela nous appelons la partie de lhabileté qui remédie à cette difficulté un procédé (instrument) ».
Les outils de lart se rangent parmi les accessoires du travail et non pas dans le règne des ressources matérielles non-humaines. Ces ressources sont des données extérieures, relativement indépendantes : leur rôle purement passif est de recevoir une configuration qui les anime et les rend usuelles. Thomas dAquin élève au rang de théorie cet aspect des possibilités duvrer de son temps : « Le véritable sujet de lexistence est le composé de matière et de forme », réunion de la matière première et de la capacité de transformer celle-ci en objet. Le monde des objets, qui nexistent évidemment pas sans lintervention visible du savoir-faire humain, est aussi celui de la matière seconde. Par cette mutation, louvrier rend le réel ostensible ; la relation que nous voyons se dessiner informe en même temps chacun de ses termes :
Le travail se définit comme travail artistique entièrement centré sur lhabileté, sur la modulation des dispositions biologiques à se mouvoir, à adopter une posture, à combiner des gestes et à spécialiser les organes en vue de réaliser certains modèles des choses indispensables à la vie et à la jouissance ;
La matière lui fait face en tant que substance ou matière première, cest-à-dire comme un élément dont seules les qualités immédiates sont pertinentes pour le travail.
La réunion du travail artistique et de la matière envisagée en tant que substance façonne les contours de la nature organique.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
2. La nature organique.
Les prémisses de cet état naturel apparaissent à la fin de lépoque néolithique. Lart et la philosophie des Grecs reflètent son épanouissement. A la Renaissance, ses bases objectives sont renversées, et un nouvel état commence à se substituer à lancien.
Les ressources matérielles (inventives) de la nature organique sont déterminées par la reproduction et linvention du travail artistique. A ce propos, il convient de signaler le caractère systématique de la reproduction, qui est découverte en tant que processus autonome. Avant lapparition des arts, le transfert des habiletés nétait pas un acte distinct du transfert des multiples connaissances et des réflexes que réclame la vie en société . Après cette apparition, lhabileté devient lobjet dune attention particulière, un champ dinvestissement dénergies intellectuelles et physiques. Reproduire un savoir constitue une activité dont la place distincte est reconnue. La perception des gestes, le dialogue, laphorisme, les recettes, la critique des accidents, le cumul des expériences sensorielles sont les voies daccès aux secrets de lart. Secrets de linexprimable et de linexprimé, interdits dexpression, apanage de ceux qui sont initiés. La reproduction est distincte de la production ; cest seulement au terme de cette préparation que lon travaille, à proprement parler. Les facultés sont censées mûrir, inconsciemment, au contact de la matière, en sappropriant intimement les détails de la technique.
Lenrichissement du talent est, en un sens, accidentel. Une importante fraction de ce qui est gagné par lexercice répété du métier se perd : le génie de lindividu se concentre sur lobjet plus que sur les autres aspects de son travail. Les effets cumulatifs sont lents à se faire sentir. Dans le travail artistique, quelle que soit lexcellence de luvre, la reproduction a le pas sur linvention, celle-ci ne modifiant celle-là que de manière insensible. En quelque sorte, lacte inventif intervient surtout à lorigine, à la naissance dun art ou dune manière de faire. Il possède un caractère cyclique et se manifeste à loccasion de la réorganisation, par division, des habiletés. Instinctivement, si lon peut dire, lensemble se réordonne dans chaque art, provoquant les réajustements nécessaires. Linvention est obligatoirement subordonnée à la stabilité, à la structure de lensemble, quelle élargit plus quelle ne la bouleverse.
Lorgane de reproduction primordial est loutil. Celui-ci a cessé dêtre lartefact qui sassocie aux ruses de la chasse ou sinscrit parmi les accessoires de la culture du sol. Son indépendance, sa spécificité sont absolues. Mais il joue essentiellement le rôle dinstrument pour « linstrument des instruments », la main . Léclosion du travail artistique développe la potentialité de loutil, le marque et lui confère toute son importance. La découverte première de lespèce atteint, en loccurrence, son apothéose. Avec loutil, lhomme ne se hausse pas seulement au rang de force spécifique : il prend conscience de ce rang. Ce qui est conçu comme instrument , dans sa partie inanimée, non-organique, est ce qui prolonge, renforce, intègre les organes de lhomme à une unité et les fait apparaître sous une forme extérieure, objective, comme les résultats de sa volonté et de son action. Les outils laident à agir sur le réel là où il ne pourrait intervenir (pince pour saisir le fer chauffé au rouge), lui permettent de mieux coordonner ses gestes (le tour du potier met à contribution, de concert, la main et le pied), amplifient leffort musculaire et en accroissent lefficacité (poulie, levier). Néanmoins, quelles que soient les différences, ces auxiliaires sont adaptés au corps humain : modelé consciemment, soigneusement, celui-ci est une uvre, luvre principale des arts. Sans conteste, le corps reçoit une grande attention, dune part parce quil donne vie à loutil, en lui prêtant sa force, dautre part parce quil lui sert darchétype et est à lorigine de sa structure comme de sa fonction. Cette conception saffirme nettement dans lécrit hippocratique Du régime :
« Ils (les hommes) ne savent pas que dans la nature humaine se trouve le modèle des arts quils exercent ».
Les outils sont ainsi des parties dépendantes, des formes passives dont le contenu vivant réside dans lappareil neuro-musculaire activé et dans lhabileté qui est leur cur, leur raison dêtre. Louvrier-artiste représente la sensibilité, la pensée, le microcosme du champ instrumental, tout comme il incarne la pensée, et la sensibilité des uvres auxquelles il sert de moteur premier, qui ne sont que par lui, et quil contient comme un macrocosme. Si quelque technique lui fait défaut, si ses matériaux sont défaillants, ce ne sont point les instruments ou les opérations qui seront examinés, perfectionnés, mais directement les facultés de lhomme. A propos de la progression des techniques au Moyen-Age, Bernard Gille note :
« Cest encore moins loutil et la technique quon cherche à perfectionner que le tour de main ou le mélange savamment dosé pour la teinture. Le progrès est encore inhérent à lhomme et non pas à ses auxiliaires inanimés que sont loutil et la machine. Même au xve siècle, on cherche davantage à former des bons pilotes que de bons constructeurs de navires » .
Lhomme est donc au centre de tout, à la fois comme le premier sujet et le plus parfait, mais aussi paradoxalement comme le plus admirable des objets. Les organes de reproduction de son travail restent des expressions de ses organes biologiques. Sa force de travail muscles, nerfs, mouvements apparaît matérialisée dans ses outils, tandis que son habileté demeure en lui à titre didée, de puissance, de structure. Le contact prolongé avec les matériaux enrichit sa sensitivité, son horizon est élargi par la gamme des aides inanimés quil se donne pour manipuler les choses ; accroissant le domaine daction du corps, ces moyens de reproduction sont organiques.
La description que je viens den donner fait voir que ces moyens savoir-faire et organes de reproduction sintègrent aux ressources matérielles de manière particulière. La matière est dans le travail en tant que matrice, substance de lart préfiguré en elle. Les éléments physiques et lhomme se rencontrent en un rapport qui fait de ce dernier lacteur privilégié, la figure centrale dont lunivers objectif est le répondant exact puisquelle y est contenue comme unité et partie :
« La conception grecque de la nature en tant quorganisme intelligent était basée sur une analogie : analogie entre le monde de la nature et lêtre humain individuel » .
Sil est moule ou paradigme, lêtre humain est aussi dépositaire de tout mouvement, de toute causalité, de lactivité constructive sans laquelle on ne saurait concevoir un ordre des éléments matériels ; il fournit le principe dorganisation et la forme. Le monde réel est un monde dintentions, de causes finales. Aristote observe dans le projet de lartiste la source des causes, des fins ordonnatrices de toute opération concrète.
Cet univers, cette nature sont stables : lauto-création de lhomme sous lespèce du travail artistique lest également, tout comme les ressources inventives dont le relatif équilibre najoute pas constamment des forces nouvelles à celles qui existent déjà. Toutefois létat de cette nature nest pas linertie, puisque toute matière contient quelque vie, quelque souffle ou quelque potentialité, ne serait-ce que ceux que lui donne lart ; ainsi la nature parcourt des cycles et subit une évolution qui nest pas sans analogie avec lévolution propre à sa puissance matérielle principale, lhomme. En effet, le développement de la nature, des êtres quelle contient, nest pas désordonné, soumis à lintervention constante de forces inconnues : il tend vers un ordre quelle vise parce quelle le contient déjà. Les relations quon y observe sont souvent qualitatives, intentionnelles, puisque lobservateur humain approche les phénomènes matériels de façon directe et, pour ainsi dire, clinique. Non quil ne cherche à connaître des quantités ; toutefois il ne les atteint pas, puisquil lui faudrait aborder le monde à travers des médiateurs détachés de lui-même, alors que ses instruments ne sont que ses copies, ses prolongements. Ce faisant, il cesserait dêtre ce quil est, une force de ce monde semblable aux autres.
Dans cet ordre naturel organique, rien ne demeure hors du contact avec lhomme, et tout, dune certaine façon, en relève. Il ny a donc aucune discontinuité radicale entre celui-ci et les substances auxquelles il confie une forme, en leur imprimant le sceau de son savoir. Si lartisan se retirait, outils et matières premières, dépouillés de son art, retomberaient dans lindifférenciation. A linstar de ceux-ci, dépourvu de son agent humain, lunivers rejoindrait le chaos. Pour le garantir contre ce risque, pour le mouvoir, le soutenir et lexpliquer, une intelligence et un élément artistes feu, eau ou air sont indéfectiblement présents.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
III. Lunivers des forces et des mouvements
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
1. Le règne de linstrument et de la force.
Lunité de la nature organique a été ébranlée par la métamorphose de la matière et du travail. Lévolution de nouvelles ressources a été conditionnée par un élément décisif, le fait que la matière puisse acquérir le caractère de travail humain et réciproquement. Si la dextérité des hommes peut devenir dextérité de nimporte quel pouvoir mécanique, la solidarité intime qui relie le substrat biologique de lespèce à sa matrice habile sestompe. Chaque terme acquiert une autonomie relative qui facilite sa modification, son remplacement. On suppose donc quune pratique productive peut se substituer à une autre, pourvu quelle entraîne des résultats au moins équivalents. Tout dabord du point de vue des effets moteurs : les hommes, les animaux, les chutes deau ou lexpansion de la vapeur deau deviennent à cet égard interchangeables ; les distinctions qui existaient auparavant entre eux disparaissent. Ensuite la combinaison dune habileté et dune force de travail a toujours cours, mais elle est guidée par des attributs quantitatifs, des critères mesurables. Pour établir ces équivalences et fixer ces critères, il faut rendre le travail à la fois mesurable et indépendant des perturbations provenant de la diversité des dons individuels, de leur mutabilité purement psychique ou physiologique. On le sépare ainsi de toute incidence particulière pour le regarder dans sa généralité comme dépense de temps, dénergie, etc. En résumé, le travail se définit comme un objet, ayant des propriétés quantitatives clairement déterminées, et dont la réalisation est pour ainsi dire extérieure au sujet qui laccomplit.
On connaît les conséquences de cet état de choses. Saisi objectivement, le travail est traité en tant quinstrument et moyen, et non plus en tant que partie, soit de lactivité de lhomme qui le possède dans son corps ou son cerveau, soit de la configuration du produit auquel il aboutit .
La seule hétérogénéité que lon apprécie entre les travaux et qui décide de leur opportunité, donc de leur valeur, est celle qui provient de leur efficacité :
« Quun homme porte un fardeau, écrit Cournot , sans bouger de place, ou en cheminant le long dune route de niveau : il ne travaillera pas, dans le sens de la définition technique qui vient dêtre donnée ; tandis quil travaillerait si la route devenait montante ou sil sattelait à un brancard pour traîner le même fardeau le long dune route de niveau ».
Dans ce contexte, le travail peut être manipulé en fonction de règles géométriques et de lois mécaniques. On peut laccroître, laccélérer, le diviser, lui imposer nimporte quelle contrainte. Rien dans le monde des puissances matérielles ne lui est étranger. Bien plus, tout ce que lhomme essaie daccomplir intellectuellement, manuellement, se traduit en travail. Celui-ci peut être transformé, étendu, transféré, changé en attribut de nimporte quel individu quel que soit son âge ou son sexe et de nimporte quel élément physique.
« Le concept de travail na été manifestement reporté sur les machines quen comparant leurs dispositifs mécaniques à ceux des hommes et des animaux quelles étaient destinées à remplacer » .
Le fait de qualifier le travail dinstrumental ressort des conditions dans lesquelles il se développe et de son but essentiel. Celui-ci est, dune part, de sattacher à un instrument machinal, dont les effets peuvent sexercer de manière relativement indépendante.
Dautre part, cet instrument est la visée de leffort créateur du mécanicien, de lingénieur. Il a également pour mission de structurer, dorganiser le savoir-faire. Bien plus, une habileté est dépourvue de valeur si elle nest pas conçue autour de quelque instrument mécanique, mathématique horloge, pompe, lunette quelle concourt à parachever. Loin dêtre pris en considération, lobjet en tant que tel table, chaise, tissu, etc. reste secondaire. Le moyen de parvenir à sa construction, la conjugaison des énergies, des vitesses et des résistances qui y sont à luvre, reçoivent une attention exclusive.
Face au travail instrumental, la matière apparaît tout dabord en tant que force. Sa structure est celle dun ensemble de corps homogènes, doué de mouvement et source de mouvement :
« Cette nature en général écrit Boyle à propos de la nature mécanique , est le résultat de la matière universelle ou la substance corporelle de lunivers, considérée telle quelle est disposée dans la structure et la constitution présente du monde, par laquelle tous les corps qui la composent sont rendus capables dagir les uns sur les autres et aptes à souffrir les uns par les autres, selon les lois fixées du mouvement ».
Cest dans larrangement des corps en vue dune certaine action ou de la transmission du mouvement que lon décèle la présence des principes matériels. La production de certains effets (choc, accélération, pression) mène à létablissement de lois précises de lactivité objective. La connaissance de ces lois donne la possibilité de transformer le mouvement de changer par exemple le mouvement rectiligne en mouvement circulaire, la rotation en impulsion, etc. Les corps eux-mêmes se définissent moins par leurs qualités que par la force quils manifestent . Élastiques ou rigides, à létat liquide ou solide, ils ninterviennent que par ces propriétés et se distinguent uniquement par des indices dynamiques. Directement ou non, le principe du travail mécanique commande la manière dont sont formulées les lois auxquelles obéissent les éléments physiques. La matière apparaît ainsi en tant que source dénergie, et on cherche à la transformer sous cet angle. Son caractère de substance, de matière première, sévanouit. Comme force, elle apparaît douée de quelques propriétés remarquables :
Elle semble pouvoir exercer indéfiniment, dans certaines conditions idéales, une action déterminée. Si le mouvement dune horloge était bien agencé, si aucun frottement ou échauffement ne se manifestait, une force fournie initialement pourrait lentretenir en état de marche permanente. Ce qui est nécessaire, ce nest pas un premier moteur mais une première chiquenaude.
Son économie est impérieuse et soumise à des règles rigoureuses. Ainsi une machine, celle du monde comme celle de lhomme, ne peut se mouvoir sans consommer de lénergie, sans quil y ait des variations daccélération, des écarts de température, etc. Tous ces phénomènes peuvent être représentés par des paramètres spécifiques, mais ils se manifestent pour toute matière du moment quelle apparaît comme force et comme source énergétique.
Il en découle deux conséquences dont nous reconnaîtrons limportance par la suite. La première est liée à leffacement de la distinction qualitative entre les structures matérielles : celles-ci sont désormais saisies avant tout dans le cadre dune production du mouvement où la différence est marquée par une variation dimensionnelle. La seconde a trait à la possibilité de perfectionnement continuel dun modèle, dun agencement donné, sans que lui-même soit modifié. Les forces matérielles se dessinent, pour leur part, comme des éléments interchangeables dans la perspective énergétique et leur ordre une fois donné peut se révéler progressivement sans être perturbé de façon fondamentale.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
2. La mécanisation du monde.
Le travail instrumental et la matière en tant que force sont les nouveaux termes du rapport naturel. Le premier est apte à prendre des formes multiples, la seconde est elle-même source de travail, capacité de faire un travail défini. Au regard de la nature organique, la révolution est profonde. Depuis le xvie siècle jusquà nos jours nous navons cessé den ressentir les effets.
Dans les arts, la matière comptait dans la mesure où elle pouvait devenir objet, et le travail se détachait du reste des activités humaines par ses potentialités productives accordées à la dextérité, à la force musculaire et au goût de lindividu. Il était propre à lhomme. Dans la nature mécanique, le travail devient lattribut de nimporte quelle force matérielle, animée ou inanimée, et chacune de ces forces est reconnue en grande partie sous langle du travail.
Dans la nature organique, cest aux organes physiologiques, la main surtout, et à lénergie biologique que se rattachaient les organes de reproduction, qui se trouvaient renforcés, multipliés, affinés de la sorte. Dans le travail instrumental, force de travail et habileté se séparent nettement. Lénergie neuro-musculaire de lindividu est envisagée en tant que dépense de puissance motrice qui peut être complétée puis supplantée par dautres puissances. Le mouvement passe de lorganique à linorganique, et celui-ci vient occuper la première place.
Les organes de reproduction non seulement accroissent mais modifient la sensibilité. Le télescope ou le microscope améliorent la vision, ils lassurent aussi dans des conditions nouvelles. La perception se double destimations et de calculs : lil voit géométriquement. Le fonctionnement des mécanismes, de lhorloge au tour universel, crée des sens nouveaux, par exemple celui de la mesure, du jugement quantitatif, inhérents aux gestes et à la posture. La sensibilité se dégage de lexpérience immédiate et cesse dêtre flair, coup dil, toucher. La construction des appareils suivant les lois propres au mouvement et à la force contribue à aiguiser certaines facultés biologiques mais en laisse dépérir dautres. Par conséquent, les organes de reproduction engagent les possibilités des sens et de la réflexion sur une voie nouvelle. Ce sont désormais les qualités premières mouvement, volume, étendue qui sont saisies, au détriment des qualités secondes couleur, forme, etc.
Une autre évolution est également décisive. Non seulement lénergie biologique comme cétait déjà le cas pour les ressources organiques mais avec des caractères qualitativement différents peut apparaître en tant que matière, mais il en va désormais de même de lhabileté. Pourvu que lon réalise la configuration cinématique nécessaire, un mécanisme peut soutenir la comparaison avec les doigts du tisserand le plus habile, avec le savoir longuement mûri du forgeron. Le travail et la matière sont, partout, totalement unis dans une relation déquivalence quantitative et qualitative, à tel point que tout ce qui est « humain » peut désormais apparaître comme ensemble non-humain.
Ainsi lhomme cesse dêtre la matière première du travail, le modèle de lart et le principe matériel dominant. Les rapports quil entretient avec la matière deviennent des rapports entre forces matérielles mécaniques, saisies sous langle du travail, réductibles les unes aux autres et ne représentant que des étapes dun dévoilement général. Au terme de ce dévoilement, tout doit être volume, étendue, mouvement, force. Le mouvement de lêtre vivant est un schéma du déplacement de son centre de gravité, le squelette un système de poids et de leviers.
Le monde façonné de la sorte aspire à lidentité, le divers tend à se réduire à lunique, par multiplication de celui-ci en autant dexemplaires que lon désire. Les organes humains tout les premiers prolifèrent en tant quéléments des forces matérielles qui les copient, les remplacent, les modifient et les intègrent pour les changer en composantes passives dune chaîne de corps solides. Le mouvement de va-et-vient, le télescope, les automates reproduisent lil, le pied, la main qui figurent, à titre de parties quelconques, dans les organes machinaux de reproduction. Le renversement est saisissant : lorgane de reproduction est à présent le dépositaire de lhabileté et de la force de travail dont il permet lexercice, tandis que la sensibilité humaine ne joue plus dans ces organes que le rôle dun facteur quelconque.
Les conditions dans lesquelles sélaborent les nouvelles habiletés changent elles aussi. Ces dernières ne dépendent plus dun exercice direct, dune lente adaptation du savoir-faire à lobjet, ni même de la division des travaux bien que toutes ces circonstances demeurent mais de lensemble des organes de reproduction (machines, instruments) et de ce quils reproduisent. Ainsi une habileté nouvelle amplifie une dextérité existante en la fixant à un automatisme ou à une opération matérielle. Le savoir-faire du meunier devient celui du mécanicien à partir du moment où le moulin est actionné par un moteur inanimé et un mécanisme de transmission. Lorgane de reproduction mécanique assimile la force de travail et lhabileté. Il est laboutissement dune mutation qui transforme la dextérité et absorbe le travail de lartisan . La faculté de celui-ci devient mécanique dans un double sens : elle se cristallise dans des mécanismes non-humains, et toutes ses opérations sont conçues en fonction de forces mécaniques. Grâce à cette médiation, ces forces sont injectées dans le mode duvrer humain, ce dernier étant saisi à son tour comme celui de la matière. Avant de devenir élément de machine, dans lindustrie ou dans lunivers, lhomme est lui-même regardé comme un mécanisme :
« De même que le macrocosme est un automaton, de même le microcosme (lhomme) est une sorte de machine qui se déplace seule, qui accomplit ses différents mouvements au moyen de certains ressorts et de certaines roues » .
La reproduction de cette habileté mécanique est nécessairement marquée par un phénomène dont les conséquences ont été considérables : les opérations de lénergie mécanique relaient celles de la main. Désormais la reproduction du travail dépend de la possibilité de le remplacer par le travail dun mécanisme. Elle est donc déterminée par les oscillations des rapports entre les deux systèmes : celui des organismes humains pris collectivement et celui des mécanismes. La répartition de lactivité productive entre ces deux systèmes obéit à des impératifs mesurables. Lidéal qui domine ces relations est celui de lassimilation radicale de toute intervention humaine à lordre et à lexécution des effets du mécanisme. La situation déquilibre privilégiée est celle où tout le travail humain aura été reproduit sous lespèce de la matière, lun des systèmes prenant la relève de lautre comme un instrument en relaie un autre.
La reproduction se dédouble et devient mouvante. Dans un certain contexte, elle garde un caractère relativement organique, mais son contenu et son centre de gravité changent. Le mécanicien, lingénieur, pendant très longtemps encore, se forment dans latelier au cours de la production, en ajoutant à ce savoir une information recueillie dans les écoles et dans les livres. Leur attention se porte beaucoup plus sur linstrument et la machine que sur les autres éléments du processus daction sur la matière. Lacquisition des facultés ne se cantonne plus dans la répétition mais devient plus active.
Le second aspect de la reproduction est la transmission du savoir-faire humain aux puissances mécaniques, et il est en liaison étroite avec le processus dinvention. Celui-ci est permanent et diffus. Partout où le travail est reproduit, transformé en agent matériel, il est indispensable détablir de nouveaux rapports avec la manière dinventer. Cette manifestation de la création du travail est dominée par lhabileté existante, par la reproduction ; son sens est déterminé davance. Très souvent, inventer, cest substituer. Pour cette raison, linvention est relativement discontinue, limpulsion dynamique lui est extérieure, préfigurée par ce qui existe .
Le processus dinvention est donc conçu comme un processus fini, qui atteint dans son cours une limite pré-établie, une fois que sa fonction est assurée et lidéal vers lequel il tend réalisé. Il en est ainsi quels que soient les éléments ou les dimensions auxquels il sapplique. Cependant, dans ce cadre, quelle liberté et quels moyens ! Le mécanicien ajuste des énergies incommensurables à celles de lindividu, combine des mouvements plus riches en possibilités que ceux du corps, incite son intelligence à affronter une substance quil doit constamment organiser et transformer. Si le monde où il opère ne livre pas au regard des lumières et des couleurs, ce monde est cependant tout entier structuré par des relations géométriques. Son génie inventif est là pour les dévoiler comme rapports inconscients de son intellect et règles daction de ses mains, qui combinent ou guident les forces matérielles. Le résultat de linventivité est manifeste. Chaque tisseur, chaque graveur, chaque potier, revenant sur terre, pourrait se reconnaître dans son incarnation machinale associée à toutes les générations de tisseurs, de graveurs ou de potiers. Il renaîtrait à un autre monde, à une autre nature, qui, telle que les savants lont définie, peut être désignée du nom de mécanique.
Elle suit des lois clairement énoncées, ayant des paramètres quantitatifs et mesurables. Ces lois sont objectives, indépendantes de lintervention de lhomme , cette dernière étant réductible à laction de nimporte quelle autre force matérielle. Comparée à la nature organique, cette nouvelle nature ne connaît pas lhomme en tant que puissance unitaire, interne, agissant en vue dune fin, qui se reflète dans lensemble de lunivers. Lhomme opère en révélant les lois de son action dans celles des forces matérielles, en faisant abstraction de sa démarche propre, en sidentifiant à la force matérielle et en se plaçant hors de lorganisation intime de celle-ci. Cest bien ainsi quapparaît le travail humain. La partie de ce travail qui doit obligatoirement être transférée au mécanisme, et lordonnateur du mécanisme, sont nettement séparés. Si lindividu reste le modèle, cest dans la mesure où le mouvement des corps, limpulsion du choc et la variation de la gravité le reflètent. Les puissances matérielles humaines et non-humaines sassimilent les unes aux autres pour former une machine homogène et uniforme. Homogène dabord : toute différence qualitative, toute hiérarchie de structure est bannie, car elle peut et doit être réduite à une différence de volume, de poids, détendue. Plus quune réalité, cest un impératif catégorique. En vertu de luniformité des lois qui sont censées sappliquer à tous les phénomènes de lunivers, chaque élément peut être envisagé séparément et révèle, sous un certain angle, la totalité. Celle-ci nest en définitive, que la somme, par simple addition, déléments identiques dont chacun conserve les qualités de lensemble. Les parties de lunivers ne se distinguent que par la dimension, lhomme et la matière ne diffèrent que par le nombre de ressorts, dengrenages, de leviers, et par les conséquences de leur agencement. Les transformations que lon recherche ne sont en somme que des réarrangements qui entraînent une dépense mesurable dénergie, dont il sagit de réduire le coût au minimum, sous peine de perdre la force que lon entend renouveler. Lensemble est conservatif , constant, les perturbations des facteurs doivent obligatoirement se compenser, la stabilité est générale. Léquilibre entre les forces matérielles est supposé réalisable partout. Léchange qui seffectue entre lhomme et la machine est soumis à la même règle.
Les dimensions sont susceptibles de saccroître indéfiniment ; toutefois, si cette infinité admet des éléments de plus en plus nombreux, ou qui possèdent des masses ou des vitesses variées, la loi qui lexprime et les relations qui lappuient semblent invariantes dans le grand comme dans le petit. Le travail de la nature , quel quil soit, se résout en force et en mouvement. Son universalité est conçue daprès la simplicité des effets quon en attend, déplacer, mouvoir plus vite, tracer une courbe, etc.
Concurremment, la nature elle-même est limitée, finie ; ses limites se trouvent à notre portée. Linvention est censée tendre vers un point où la clarté de la machine universelle, une fois atteinte, la fera retomber dans la reproduction, la répétition et la mise en ordre formelle des mêmes données. Cette conviction dimmutabilité et de clôture des possibilités de ressources matérielles est corroborée par la modalité dexistence de la matière, saisie en tant que force et mouvement. La maîtrise du mécanisme ne peut que déboucher sur un état de perfectibilité de celui-ci ; la force se déplace dun corps à lautre sans pour cela nous révéler des structures nouvelles . Au delà de certaines limites, après avoir réalisé les principes naturels, ordonné le travail et épuisé ses formes, lhomme en se créant lui-même retrouvera la sphère immobile de Parménide.
Si, dans la nature organique, lhomme se produit en reproduisant surtout ce qui a déjà été créé, dans la nature mécanique la totalité est censée être assimilée, rendue transparente, au terme dune activité inventive continue et déterminée. Pour lune, lhomme ne connaît du réel que ce qui est supposé possible ; pour lautre, il naperçoit de possible que ce qui est déjà réel. Ni lun ni lautre de ces états naturels ne reconnaît à lhomme simultanément, pleinement, sa fonction génératrice de possibilités et sa capacité de créer la réalité naturelle. Seul le troisième état, la nature cybernétique, lui ouvre de tels horizons.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
Chapitre IV.La succession des états de nature (II)
I. La nature cybernétique
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
1. La matière finale.
La nature que je propose de nommer cybernétique pourrait également être qualifiée de synthétique, sil ny avait là quelque scandale pour nos habitudes mentales.
Loin dêtre donné une fois pour toutes, capté une fois pour toutes dans les rets de ses déterminismes et formé dêtres que lon isole par des contraintes successives, lunivers de la matière se découvre par sa fluidité, sa créativité incessante à laquelle nous sommes aptes à participer. Pour la première fois, sur une grande échelle, lhomme a entrepris de reproduire, de développer, dengendrer des matériaux. Ce nest pas sous leur forme première mais sous leur forme finale quils sincarnent dans des objets, quils se présentent aux sens. La science chimique crée des matières nouvelles par voie de synthèse. On a généralement tendance à les nommer artificielles, sous prétexte quelles nauraient pas déquivalent dans la nature. Il sagit en réalité de matières propres à notre nature, dues à notre combinaison avec le monde matériel, et qui sont absentes dautres combinaisons ou dautres organisations de matières, résultant, elles, dordres naturels différents. Cest donc bien là une étape de lhistoire de notre nature que cette production de matières qui lui sont propres, matières originales dont ni le nombre ni lévolution ne sont actuellement prévisibles.
« Aujourdhui nous avons commencé à créer en quelque sorte, cest-à-dire à déclencher nous-mêmes des processus naturels, qui ne se seraient pas produits sans nous... » .
La prolifération de nouvelles substances, la saisie des modalités par lesquelles les qualités dune matière peuvent être modifiées dans le sens désiré, transférées dune substance à une autre, illustre cette aisance nouvelle dans les rapports de lhumanité à la matérialité. Les matières plastiques empruntent leurs propriétés les unes aux autres, elles épousent celles du métal, du verre ou du tissu, elles sont formées de manière à obéir à des exigences de température ou de solidité établies à lavance. Le cycle de la synthèse ne se réfère plus au contraste de lorganique et de linorganique, au passage du premier au second ; il a trait à lensemble des rapports internes de la matière, au mode humain qui les fait communiquer. En effet, si jusquà présent lhomme savait les façonner, le bois devenant statue ou les transformer la vapeur se changeant en source de travail mécanique désormais il sait les développer, cest-à-dire transmettre à une matière les propriétés dune autre, lordonner à nouveau et ouvrir la voie à des enchaînements inédits. La « chimisation » des procédés techniques exprime le caractère structural de notre intervention . Aux méthodes d« enlèvement » des matières, à la percussion, etc., se substituent des méthodes qui rendent les matériaux traités analogues aux fluides en recourant à la décomposition chimique, à la pulvérisation ou à laction thermique. Dans cette chaîne, la texture solide de lobjet nest que létat correspondant aux habitudes actuelles dutilisation.
Ce qui frappe demblée, cest la révolution du champ matériel. De quelle matière sagit-il ? Ce nest ni la substance de lunivers organique, ni la force de lunivers mécanique bien que ce soit aussi cela. Elle se manifeste sous la forme de systèmes matériels, cest-à-dire de structures, dordres définissables par leurs propriétés physiques, chimiques ou biologiques. « Si le xixe siècle a vu le triomphe de lénergie, le xxe voit celui des structures », observe Pierre Auger . En effet, cest bien au niveau de ces structures quont lieu la plupart des actions, et que lon apprend à changer le donné. Les qualités perceptibles, la balance énergétique sont dirigées en modifiant les liaisons, les interactions à lintérieur dun système et celles des systèmes, entre eux. A partir de lanalyse des organisations de la matière, on engendre des corps nouveaux, des combinaisons dotées de tous les attributs désirables. On crée des cristaux purs, ou ayant un taux dimpureté calculé, on dose les facteurs moléculaires suivant les effets que lon veut obtenir. Les propriétés dun système matériel sont atteintes à travers celles dun autre. Ainsi, par exemple, la résistance du métal est réalisée à laide de la restructuration moléculaire convenable dune fibre plastique.
Nulle part la matière napparaît douée dune morphologie stable et homogène. Latome dans lequel la mécanique voyait un fragment minuscule dune masse infinie, à limage dun morceau infime de bois qui représenterait tout un arbre, sest révélé être le siège dune diversité extraordinaire . Chaque champ matériel et chaque corps sont le lieu dune configuration mouvante de particules élémentaires. Tout déplacement dune de ces particules, soit par bombardement atomique, soit par évolution spontanée, a pour effet de faire apparaître une autre configuration avec ses propriétés spécifiques et son mode démission dénergie. Les transmutations dont résultent les substances physiques et chimiques et auxquelles participent une trentaine de particules , représentent essentiellement cette reconstitution des systèmes matériels et laissent voir la manière dont ils se convertissent. Cest à ce niveau que se situe le travail, celui de permutation des éléments et de remodelage des structures, quil sagisse (a) de rendre élastiques les limites (de température, de pression, etc.) entre lesquelles il est possible de produire les phénomènes, ou (b) de provoquer lapparition de phénomènes entièrement inédits.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
2. Le domaine de la régulation.
Face à cette nouvelle matière, quel est alors le travail de lhomme ? On peut le qualifier, eu égard à ses principes, de régulateur. Drainer des informations afin de contrôler un circuit dappareils ou de processus physico-chimiques asservis, assurer leur bonne marche, fixer des normes de fonctionnement et corriger les écarts par rapport à ces normes, tels sont ses aspects principaux.
Sa signification se dégage si lon tient compte de deux familles dhypothèses. Les premières portent sur lélimination de lagent humain dans le processus directement productif, les secondes sur la différence de fonctions qui sépare le travail de la matière.
Le cri le plus inspiré de tous les prophètes de la machine a été « Pas dhommes ! » Ils préféraient la coopération des mécanismes dociles. Lautomatisation des procédés de transmission du mouvement et de transformation des matières premières comble cet élan du cur, pour libérer la matière de lhomme et éliminer louvrier de lentreprise. Dans la nature organique, lhomme, par son ouvrage, se révèle comme lagent direct qui, armé doutils, donne à une substance la forme désirée. Dans la nature mécanique, lagent principal est le mécanisme de transmission qui sert dintermédiaire entre la machine-outil et la puissance motrice, imprimant au mouvement la direction, lintensité et la complexité voulues. Lhomme lui prête ses organes sensoriels ; il est en même temps directement présent dans le mécanisme, comme une de ses parties, ou se tient à côté de lui pour le réparer et sassurer de ses effets.
La transmission mécanique présente toujours une grande difficulté et consomme des quantités importantes dénergie. A partir dune puissance centrale la machine à vapeur par des poulies, des courroies, des engrenages et des leviers, le mouvement arrive à loutil mécanique diminué et parfois déréglé. La découverte de lélectricité a permis de remplacer le moteur central par un moteur propre à chaque machine. Au début, rien ne laissait présager quelle serait autre chose quun type dénergie susceptible de sintégrer au mécanisme et de le perfectionner. Bientôt le besoin de modifier le mode de transmission de lélectricité se fit sentir, et, grâce à la découverte déléments électroniques, il se trouva bouleversé. Actuellement, léconomie de puissance, lélimination du frottement et des autres causes de déperdition du mouvement, jouent un rôle bien moindre. La machine nest plus modifiée à latelier par un mécanicien ingénieux : elle est directement conçue au laboratoire par un chercheur. Le trajet qui va dune loi de la nature à son application immédiate se trouve considérablement raccourci.
Un deuxième facteur intervient qui a trait, lui, à la communication des produits du travail, à lorganisation de celui-ci. Tandis que la fabrication de chaque unité devenait plus rapide, le temps exigé par les manipulations et le transport des pièces restait tout aussi considérable, par suite de la discontinuité qui existait entre les différentes unités productives. Léconomie de ce temps de transport et des manipulations simposait.
Nous voyons ainsi converger vers une unité plus vaste deux lignées de communications : celle de lénergie et du mouvement, et celle du résultat du travail. La machine de transmission, par lintégration du moteur et de la machine-outil, et lorganisation des opérations productives imposent lune et lautre la nécessité dun processus continu qui joigne les différents moments de la production.
Lautomation aidée par la science cybernétique a synthétisé ces tendances dans une solution révolutionnaire . Les orientations quelle a suivies peuvent se résumer ainsi : (a) unification de tous les éléments productifs depuis lénergie motrice jusquau traitement de lobjet ; (b) création de procédés de guidage, dauto-régulation du fonctionnement dune machine rendue sensible à ses propres actions ; (c) intégration complète des étapes de la production. Dans un tel système, les différences entre les parties (machine-outil, machine de transmission, etc.) deviennent tout à fait secondaires, lunité de lensemble important seule.
Les phénomènes qui se déroulent dans les ensembles automatiques sont traités méthodiquement, et leur succession est fixée à lavance par un programme. Si lautomatisation pousse la mécanisation jusquà ses dernières conséquences en se dispensant des bras de louvrier , elle sen écarte aussi sur plus dun point. Lautonomie de fonctionnement nest pas celle de lhorloge qui, une fois mise en mouvement, suit un tracé prédéterminé ne dépendant que des accidents extrêmes (frottement, échauffement, etc.) qui en diminuent lénergie, ni celle de lautomate travaillant sur un plan donné à lavance. Les constructions cybernétiques dépendent de léchange dinformation avec le monde extérieur, et leur action est réglée par les « éléments sensoriels » qui renseignent sur le comportement à adopter et déterminent celui-ci, au fur et à mesure de lexécution, par action en retour. Un des plus courants de ces « éléments sensoriels » est la cellule photoélectrique, « il » dont la vision se modifie électriquement lorsquun rayon lumineux latteint. Les dépenses énergétiques de tous ces organes de contrôle et de guidage, destinés à élaborer et à transmettre linformation fournie par les divers phénomènes et processus, sont minimes. Je ne métends pas plus longuement sur les détails qui abondent dans les traités spécialisés. Ces mêmes traités font voir les effets les plus notables de la technique cybernétique : (a) élimination de lhomme dans le processus productif immédiat ; (b) combinaison de phénomènes divers (électriques, mécaniques, hydropneumatiques, etc.) en un ensemble coordonné ; (c) contrôle et communication des messages prenant le pas sur laspect énergétique de lagencement du système machinal . Les usines ou les laboratoires deviennent des unités intégrées qui peuvent être traitées comme des systèmes matériels physico-chimiques dans leur totalité, non seulement parce quon ne doit plus tenir compte des organes, de la sensibilité, de lhabileté manuelle de lhomme, mais aussi parce que leur intervention dans dautres systèmes matériels est plus directe que celle de lhomme.
En fait, celui-ci na plus en face de lui une machine, cest-à-dire une organisation de mouvements destinée à transformer et à assembler des corps solides. Les systèmes automatiques sont des combinaisons dappareils susceptibles dagir sur des phénomènes chimiques ou mécaniques, den assurer la continuité dans des conditions sur lesquelles les sens et les nerfs humains nont plus de prise. Les variations de température, de pression et de bien dautres dimensions dans les opérations de la pétro-chimie sont telles que lorganisme ne pourrait ni les supporter ni les discriminer. Seule la sensibilité des instruments permet lintervention requise sur les phénomènes matériels au niveau de leur structure. Pierre Naville écrit avec raison que
(les automatismes) « sincorporent de plus en plus au processus de transformation interne de la matière... et rapprochent la matière traitée et son traitement dans un opération unitaire » .
A la limite, il ne sagit plus de machines au sens habituel du terme, et les machines, en général, sont susceptibles dêtre remplacées par des ensembles organisés où les phénomènes physiques sont combinés de manière tout à fait directe . Des recherches sont en cours qui visent à produire lénergie électrique par des transformateurs magnétiques et des processus liés à la dynamique des gaz.
Nous nous rapprochons du moment où lobjet conscient du travail sera la loi et la composition des puissances matérielles, et où loutil, la machine, ne seront plus les médiateurs de la puissance humaine mais signifieront lintervention dune autre puissance matérielle. Au reste, le monde des artifices, on le reconnaît généralement, a acquis une autonomie de fonctionnement qui léloigne peut-être de nous, car il nest plus le prolongement de nos organes, mais le rapproche des systèmes matériels dont les principes et lévolution se passent de toute ingérence de lhomme .
Pourtant celle-ci demeure indispensable. A quel niveau ? Pour quelle raison ?
Tout dabord, pour assurer la régulation du système automatique. Comme on le sait, la marche dun tel système est dictée par des normes théoriques de rendement, de température, de vitesse ou de volume. Ces normes doivent être fixées, leur réalisation programmée, imposée à chacun des éléments et calculée sur lensemble. Au cours de lapplication, les appareils ouvrent sans faire appel à la présence humaine effective. Des signaux enregistrés sur un tableau permettent de constater la conformité ou lécart relativement aux normes et au plan fixé. Contrôler, surveiller et interpréter ces signaux, cette régularité, est travail humain. Les messages sont transmis à un autre système ou à un autre homme. Mais cela ne suffit pas. Ces unités sont complexes et sensibles, elles « se fatiguent », oscillent, manifestent des comportements « névrotiques » lors des changements de conditions. Leur entretien est une tâche qui accompagne en permanence lactivité productive. Lopérateur humain est ici gardien de la loi matérielle qui, sans lui, ne saurait sappliquer indéfiniment. Son travail ne consiste pas, comme ce pouvait être le cas dans le passé, à effectuer des réparations en cas daccident : il sagit véritablement de maintenir le système en état de marche, dassurer la continuité et lindépendance du cycle matériel auto-régulateur. Lhomme est donc appelé à pallier la « dégradation » de lénergie, à lutter contre le chaos. De multiples connaissances mécaniques, électroniques, physiques, chimiques sont nécessaires, en plus des habiletés manuelles. La spécialisation, idéal du passé, fait place à la combinaison des connaissances et des dextérités, à la coopération immédiate dhommes ayant des qualifications différentes. Fait exprimé clairement par Alain Touraine :
« Le véritable principe dorganisation (dun atelier automatique) nest plus la ligne de commandement, mais linstallation technique qui requiert la coopération dhommes de niveaux hiérarchiques et de compétences techniques très variables. »
Le travail régulateur appartient donc à une espèce nouvelle. Façonner des objets nest pas sa mission. Lefficacité dune machine ne donne pas la mesure de son rendement. Les producteurs non-humains remplissent ces rôles. Les producteurs humains se réservent un domaine particulier, celui où il faut interpréter des messages, surveiller et contrôler les phénomènes physico-chimiques, organiser leurs liaisons et surtout soutenir ces phénomènes une fois quils sont organisés en systèmes.
Régulateur, le travail lest encore à un autre point de vue. Dans la nature mécanique, pour ne mentionner quelle, lhabileté et la force de travail se matérialisent en mouvement et en force. Lorsque lhabileté de lhomme devient celle de la matière, elle acquiert des qualités nouvelles celles du mécanisme et une portée plus grande. Les machines reproduisent, dans un sens, les muscles de lhomme, ses gestes. La force mécanique remplace la force humaine, la prolonge, « apprend » delle. Les circonstances changent lorsque les forces matérielles « apprennent » les unes des autres, se substituent les unes aux autres et se reproduisent mutuellement. La chute deau remplace le muscle ; la turbine hydroélectrique, le générateur nucléaire se substituent lun à lautre ou à la machine à vapeur. Les mécanismes de transmission avec leurs leviers et leurs engrenages reflètent lhabileté humaine. La transmission électrique a trait à l« habileté » dune machine mécanique. Avec quelque exagération, mais non sans motif, on peut soutenir quune force matérielle nouvelle, une fois organisée, englobe la dextérité générale du travail, quil soit humain ou non-humain. Les organes de reproduction prolongent et développent encore nos propres organes ; ils sont cependant à un degré équivalent des reproducteurs des organes propres à toute puissance matérielle.
Il sen dégage la conclusion suivante : tout travail humain peut désormais apparaître sous forme matérielle, et tout élément matériel est susceptible de fournir un travail productif relativement différencié.
Comment sélaborent les nouvelles habiletés, comment les forces matérielles sont-elles mises en rapport avec le cerveau et le corps humain ? Ce nest plus par lexercice de la capacité productive sur une substance déterminée, ni par le transfert dune dextérité existante au moyen dun instrument. Les connaissances et les facultés humaines naissent de la transformation des diverses « habiletés » matérielles, du transfert de ces habiletés dune force matérielle à une autre de lélectricité à la force nucléaire, etc. et de leur enrichissement. Le travail humain senrichit en partant du travail productif de lhomme et, pour ainsi dire, du travail productif de la matière . Les systèmes matériels eux-mêmes deviennent sources dinnovation, capables de multiplier et de diversifier les opérations praticables. Les calculatrices ne font pas quexécuter des programmes pré-établis, elles contribuent à formuler des solutions nouvelles, savoir limité mais qui, ajouté à celui qui existe déjà, peut cesser dêtre négligeable. Nous voyons à luvre un principe fécond : les moyens de reproduction connaissances ou organes expriment le fait que le travail sexerce moins sur des matériaux auxquels il doit assurer une existence dobjets instrumentaux ou non que sur un autre travail, quil soit humain ou non-humain. Envisagé sous langle productif, il cesse dêtre spécifique de lhomme. Toute matière particulière peut, à des degrés divers, rendre des services analogues. Les systèmes cybernétiques nont plus recours à la combinaison intime de lhomme et de la machine des êtres vivants, ils possèdent la tendance à organiser, à sopposer à la dégradation de lénergie ; des êtres matériels, ils ont la soumission aux principes de lentropie, donc la dispersion de lordre instauré. Ils évoluent en fonction de leur constitution propre, de lois qui définissent un domaine particulier, sans obéir aux contraintes du muscle, de lil ou du cerveau du travailleur. Sur le plan productif, le travail de lhomme savère imparfait et peut être repris par un pouvoir non-humain qui le remplace et laffine. Le seul travail, le seul talent qui lui demeure propre, cest linvention. Là, il remplit aussi son rôle de régulateur puisquil anime et accompagne léchange qui a lieu entre les agents matériels libérés, rendus indépendants, mais également parce quil doit commander son propre développement, veiller à léquilibre de ses composantes et, finalement, sappréhender lui-même en tant que système dinformation ou ensemble de dextérités. A lintérieur du cycle des découvertes, de la recherche des habiletés, le travail, qui avait toujours paru dirigé par un élément externe, objet ou matériau, se révèle comme son objet, son but, son matériau privilégié.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
3. La prédominance de linvention.
Lexpansion des savoir-faire, leur organisation technique et scientifique, ont abouti à poser les fondements dune action méthodique dans le champ des forces matérielles, visant à modifier profondément leur texture et à utiliser leur énergie. Lhomme intervient dans l« histoire » de la matière, ou bien lui fournit une histoire. Le caractère dévidence croissante de lévolution naturelle est intimement lié aux modalités de la création du travail. Celle-ci savère évolutive, convertible dans la vie de chaque individu ; de plus, elle revêt une expression autonome et méthodique. Autonome, car, pour la première fois, créer du travail devient un processus spécifique dont lextension, la modification, la constitution, ne sont plus complémentaires dautres processus (notamment la production ou léducation). Linvention nest plus un aspect des occupations de lingénieur, et ses résultats théoriques ne servent pas, avant tout, à confirmer une vision du monde. Lautonomie découle assurément de cette particularité de la création dhabileté, du fait quelle se conforme à des principes clairement établis des sciences ou des techniques. Réciproquement, une pareille indépendance conduit à une clarification plus rigoureuse des limites, des cheminements, bref à léclosion des traits systématiques de lensemble du processus. Pour atteindre une fin née à lintérieur de la science ou qui lui a été proposée de lextérieur, les démarches suivent certaines règles, dictées par lexpérience ou la théorie, qui permettent dexaminer chaque alternative et dexplorer la valeur de ses termes. La méthode ne prétend pas ici donner des recettes dinvention, et Kant avait sûrement raison de dire que le génie ne peut
« indiquer scientifiquement comment il réalise son uvre ; il ne sait pas lui-même doù lui viennent les idées, et il ne dépend pas de lui den concevoir à volonté ».
De telles recettes, quoi quen pensent certains philosophes ou psychologues, naident nullement lindividu. Cependant, au niveau de la communauté, le balisage des voies à suivre, lémulation réciproque, lintensité des échanges, lélimination des essais condamnés à lavance, jouent un rôle décisif pour stimuler les découvertes et les préparer.
Dans cette incessante auto-création des facultés humaines, dans la création du travail, linvention domine. Elle en est le centre et ne connaît de contraintes quinternes. La reproduction dépend de plus en plus de létat des inventions, des perspectives quelles dessinent. Les dextérités que lon ajoute à lorganisme biologique pour le transformer nont plus de sens définitif. Au cours de la vie de lindividu, elles changent, saccroissent, dépérissent. Si, dans les états antérieurs, le talent appris, les facultés assimilées gardaient une valeur certaine pendant toute la durée de lexistence, si la reproduction pouvait être détachée de lemploi proprement dit de la force de travail modifiée, de la production, désormais la reproduction du travail commence à représenter une exigence permanente. Jusquà un certain point, de même quun travailleur doit conserver sa force de travail en se nourrissant, en se reposant, de même il doit entretenir son habileté en en éliminant les parties que les découvertes ont rendues caduques et en y ajoutant de nouvelles connaissances. Celles-ci ne proviennent pas de lexercice immédiat des capacités mais, souvent, indirectement, du domaine de linvention scientifique et technique.
Sur quoi débouche cette mouvance, cette diversité des savoir-faire ? Dans le laps de temps dune vie individuelle, le mouvement de navette qui va des facultés qui se renouvellent aux pouvoirs matériels qui se convertissent les uns dans les autres, détache le travail du pôle humain ou non-humain avec lequel il se confondait. En dautres termes, il ne sidentifie plus à lorganisme humain ni au patron proposé par le mécanisme ou les propriétés dune force matérielle particulière. Collée, incrustée, pour ainsi dire, au corps de lartisan, lactivité productive saffirmait totalement subjective. Projetée et cristallisée dans le mouvement et lénergie, cette activité sétait muée en objet, en négation réifiante de la dextérité humaine. Déterminé à faire apparaître son essence objective, le travail se découvre concrètement rapport du pôle humain au pôle non-humain, adaptation variable et réciproque dans une tâche productive dont la structure na plus rien de figé.
Le travail régulateur et inventif dune part, la matière en tant que structure dautre part, expriment la physionomie de la nature cybernétique. Elle sexprime en premier lieu dans un fait remarquable : la séparation entre le domaine des artifices et celui des êtres purement matériels, dits « naturels », est abolie. En effet, les systèmes cybernétiques ne sont pas des « prothèses » qui prolongent lorganisme. Lautonomie de leurs processus rappelle celle des forces matérielles. Lunivers des objets sintègre lui-même plus étroitement à celui de la matière et lui correspond. Ainsi lautomatisation ne signifie pas que les choses conçues jusquà ce jour seront fabriquées à laide doutils différents . Au contraire, ce sont les objets qui devront être conçus eu égard à la structure matérielle désormais maîtrisée et automatisée.
Donc, dune part, les artifices proclament leur indépendance vis-à-vis de la domination humaine et se rapprochent de la classe générale des éléments matériels. Dautre part, laction directe de lhomme sur la matière dont il développe, bouleverse ou crée les propriétés, est devenue courante. Même si la situation nest renversée quen apparence, elle nen est pas moins porteuse de sens. La distance quon plaçait habituellement entre « artifice » et « nature » devient de plus en plus difficile à maintenir. Le lien entre ces deux champs de notre réalité cesse dêtre rigide, et la présence ou labsence de lhomme, longtemps tenue pour un critère infaillible, savère inopérante. A un niveau plus profond, lindépendance relative des artifices dévoile la continuité des processus naturels et des processus dits « non-naturels », et symbolise linterpénétration de lhistoire de notre nature et de lhistoire universelle de la matière. Jusquici, on a toujours confondu la première avec lévolution des techniques, ce qui la séparait de la seconde et même les opposait radicalement. On voit quil nen est rien. Par symétrie, la capacité humaine dengendrer des matières nouvelles, détendre leurs propriétés, de bouleverser les structures existantes, nous conduit à regarder lhistoire humaine de la nature, avec ses processus spécifiques, non seulement comme reprise de celle de la matière, mais aussi comme sa continuation, qui la fait progresser au delà des formes atteintes jusquà ce jour. Cest parce que nous pouvons aborder notre histoire objective dans cette perspective, à la lumière de ce mode dagir, que létat de nature qui lui correspond savère être lui-même historique.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
4. Une nature historique.
Dans la nature cybernétique, le temps nest plus une catégorie générale externe, il est devenu une dimension interne. Certes, latmosphère engendrée par lirruption des conceptions évolutionnistes et historiques dans le champ biologique et social a joué son rôle . Il faut cependant remarquer que ces conceptions sont liées à des possibilités daction : modifier les espèces dans un cas, faire consciemment lhistoire sociale de lhomme dans lautre. Il en est de même pour la nature.
Le processus inventif arrive à un tournant de son histoire, et sa dimension méthodique nest plus la même. Les contacts avec la matière ne se parent plus dune aura dramatique, il ne sagit plus de fouiller au cur de substances opaques pour en extraire les forces ultimes. Ce qui était perçu négativement comme exploitation des ressources jusquà leur épuisement reparaît positivement comme la croissance de potentialités qui sépaulent mutuellement. Le hasard et le tâtonnement font place à une véritable stratégie de la découverte. Lhomme est le sujet, qui se veut tel, dun nombre sans cesse diversifié déchanges avec lunivers matériel, échanges qui ne sont pas près de se figer ou de se clore. Bousculés par cette effervescence, les rapports naturels ont perdu la stabilité commandée par un modèle rigide, une hiérarchie stricte des éléments du réel. Constamment des phénomènes nouveaux, des forces nouvelles pénètrent dans leur champ.
Le tableau évolutif de la nature est ainsi concrétisé et vivifié. Nous ne lidentifions plus à une puissance matérielle unique, comme cétait le cas pour la nature mécanique. Au contraire, la pluralité des forces matérielles, le réseau de leurs liens, linfluence quelles exercent les unes sur les autres, expriment lordre naturel. De la force nucléaire ou de la force gravifique, nous savons quelles sont actives dans certains états physiques dune étoile ou dune planète, et passives, stabilisées dans dautres états. Entre elles nous recherchons une certaine hiérarchie, toute relative, qui dépend de la variable choisie : le dégagement dénergie, la distance par rapport au noyau, la vitesse, etc. Si lon passe dun domaine à lautre, les lois changent et peuvent se transformer les unes dans les autres. Ainsi, pour des vitesses relativement petites, nous restons dans le cadre coutumier de la mécanique newtonienne, lespace tri-dimensionnel et rectiligne. Lorsquon envisage des vitesses très grandes de déplacement dun corps, dautres lois régissent les phénomènes . Le déterminisme lui-même nest pas uniforme, cest-à-dire quil nest pas le même aux divers niveaux. Rigoureux, classique, il est à léchelle des machines, des planètes ; à léchelle des atomes, la probabilité conduit nos raisonnements et dirige notre conduite pratique. Structuré en niveaux variant suivant léchelle à laquelle on laborde, tel est lordre naturel cybernétique.
Cependant, tout en étant agencement de phénomènes et de corps coprésents, cet ordre est saisi comme le résultat dune révolution continue, dune mobilité à léchelle cosmique. Chaque fait est simultanément un événement, chaque rapport synchronique est soutenu par son correspondant diachronique. A coup sûr, ce qui distingue le charbon du pétrole relève, nous le savons, à la fois de leurs qualités respectives et de la durée géologique de leur génération. Lunivers engendre du temps, sengendre dans le temps et y baigne. Lidée dune géométrie liée au cycle chronologique , dune courbure de lespace variable suivant linstant où elle est mesurée, est lexpression la plus poussée de cette temporalisation des phénomènes matériels. Nous ne savons pas encore si cette notion est définitive ; quelle ait pu être formulée avec sérieux sans quon lui oppose une réfutation sans appel est un signe de sa vraisemblance. De plus, les étoiles que nous croyions éternelles, soleils posés sur les orbes célestes imaginaires, nous parlent de lévolution de la matière , tout comme les diverses espèces biologiques nous apprennent lévolution des êtres animés. La spécificité de leur couleur ou de leur luminosité nous renseigne sur leur âge, indiqué par une température de surface et une émission dénergie spécifique . La physique atomique a prouvé la transformation des noyaux les uns dans les autres : elle a aussi ouvert la voie à une étude comparative des réorganisations de la structure matérielle du soleil et dautres astres. Les processus par lesquels les atomes dhydrogène se muent en atomes dhélium, la vitesse des réactions propres à chaque étoile nous livrent des informations sur leur jeunesse ou leur vieillissement ; les étapes parcourues nous permettent décrire lhistoire du fragment accessible de lunivers. Histoire hypothétique, certes, mais quelle histoire ne lest pas ?
Ce qui nous est donné dans lespace traduit conjointement un lien dans le temps. En regardant Sirius ou la nébuleuse dAndromède, nous voyons à travers huit ou dix millions dannées-lumière . Ce qui distingue le soleil, la terre et les planètes est, autant quune différence de position, une différence de développement, de situation parmi les corps célestes. De même, chaque corps chimique daujourdhui représente, en face dun autre corps, une étape ; le plomb lavenir du radium et ce dernier le passé du premier.
La réalité naturelle nous apparaît ainsi marquée par une diversité sur le plan quantitatif, un mouvement sur le plan temporel. Ce qui est biologique, vivant, nest pas exclu de la chaîne ni proclamé hétérogène. Dans la pratique, les systèmes automatisés représentent la matière douée dintelligence et tendent à sassimiler les phénomènes de la vie. Une discipline particulière, la bionique, sy emploie. Ce nest là cependant quune première phase. De manière régulière, limportance croissante des processus biologiques, leur interaction avec les processus physicochimiques, nous orientent vers une saisie de la matière qui est, à la longue, révolutionnaire. La réunion des pouvoirs matériels organiques et inorganiques sopère dans une perspective nettement génétique, chacun apparaissant comme laboutissement de la transformation de lautre. Pour dérouler la chaîne de ces transformations, il faut prendre en considération les événements qui ont lieu sur dautres planètes, dans dautres galaxies, parallèlement à ceux dont la terre est la scène. Nous ne nous étonnerons guère si nous voyons un jour se manifester, quelque part dans lespace, une matière que nous avons prévue et produite si elle ny existe déjà. Le cas du technitium est relativement ancien. Cet élément nest pas observable sur terre, puisquil ne possède pas disotope stable. En bombardant du molybdène par des noyaux de deutérium, on a pu le fabriquer au laboratoire. En cherchant à dater les étoiles, grâce à un de ses isotopes, on a constaté la présence de technitium dans des étoiles âgées de plusieurs centaines de millions ou de quelques milliards dannées. Les échanges entre les diverses composantes du système planétaire nous deviendront plus perceptibles avec les voyages interplanétaires, qui confirmeront cette participation de lêtre humain au monde quil remodèle continuellement.
La nature cybernétique commence à peine à se dessiner. En pousser plus loin la description nest pas nécessaire au but que je me suis proposé. Dores et déjà, en effet, il est clair que les fondements dun nouvel ordre naturel sédifient, et quils sont originaux. Leurs prémisses remontent au début de ce siècle, et leurs conséquences ne se feront pas toutes sentir avant sa fin. Lintervalle de temps est relativement court. Des pratiques et des relations nouvelles sont à louvre, mêlées à un tourbillon de visions qui rappelle lépoque des philosophes présocratiques. Les incertitudes qui les traversent sont la rançon de leur inachèvement. En revanche, il est hors de doute que le genre humain est entré dans une ère nouvelle de son histoire naturelle.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
II. Le contenu des états naturels et la fonction des disciplines naturelles
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
La tradition, reprise et embellie dans le vieux poème dHésiode, Les travaux et les jours, nous enseigne que les hommes ont connu un âge dor, un âge dargent, un âge de bronze, un âge des héros et un âge de fer. Les premiers hommes demeuraient sur une terre spontanément prodigue de ses fruits, sans guerre ni violence. Les derniers quHésiode ait dépeints, ceux de lâge du fer, étaient cruels et travaillaient durement. A chaque âge, une humanité disparaît et à chaque nouvel âge une autre surgit. Les caractères de ces humanités successives ne sont pas identiques. Lhumanité de lâge dargent a une jeunesse très longue et une vie adulte très brève, celle de lâge du bronze jouit dune supériorité physique et mentale considérable.
Lidée que je développe ici na pas ses racines dans le mythe, quoiquelle en dise la sobre vérité. Les hommes changent avec la nature, ils naissent et meurent avec leur état naturel. Les facultés et les actions quils déploient dans chacun de ces états reproduisent et expriment totalement une intelligence, un comportement, des besoins qui lui sont consubstantiels. Les pouvoirs matériels, quils soient ou non modifiés par la technique, font écho aux contraintes de cet état et sont institués de manière à le soutenir et à le fortifier. A lintérieur de ces frontières, propriétés physiques des éléments et appareils sensoriels, modes dexploration du milieu ambiant et critères de déchiffrage des informations reçues du monde, sarticulent directement les uns avec les autres. Lhomme que ses réflexes moteurs, sa tournure desprit, ses activités productives insèrent dans la nature organique perçoit et recherche la tonalité des couleurs, les aspérités révélées au toucher, la finalité qui relie une substance à loutil qui sy adapte, la hiérarchie des qualités quelle est susceptible de manifester. Celui qui appartient à lordre mécanique ne percevrait en quelque sorte que des figures, des volumes, des longueurs et des masses, le jeu des percussions et des résistances, les quantités dénergie nécessaires pour engendrer un effet souhaité. Tandis que le premier appréciera un morceau de bois suivant lessence de larbre dont il provient, la disposition des nuds et des veines, le degré dhumidité ou de sécheresse, le second ny verra que sa capacité de supporter un poids, la proportion qui existe entre sa longueur et sa section. Cette relativité des rapports avec le réel, peu importante en elle-même, prend une signification différente, projetée à léchelle historique. En effet, linvolution dun état de nature implique aussi celle dune classe dhommes, puisque les ressources et les dextérités qui constituent lêtre véritable dune telle classe se désagrègent, samenuisent ou sanéantissent ensemble. De concert, lhomme et la matière qui composent cet état disparaissent sous une certaine forme pour renaître, entièrement transfigurés, sous une autre forme.
Depuis longtemps, archéologues et anthropologues classent les époques suivant les matériaux utilisés. Ils nous enseignent ainsi quà lâge de pierre succède celui du bronze, et que lâge du bronze est suivi par lâge du fer ; aujourdhui nous nous trouverions dans lâge de la matière plastique . Dans un sens voisin, on énumère les cycles des substitutions : la gravité succède au muscle, lélectricité à la gravitation, lénergie atomique à lénergie électrique, etc. Parallèlement, on dessine la progression graduée de lintelligence humaine et de son soubassement biologique. On en voit un indice direct dans laugmentation de volume du cerveau, la multiplication des connexions entre ses parties, laptitude de lespèce à survivre. La composante externe, matérielle, et la composante interne, bio-sociale, de lêtre humain, reflètent ainsi séparément un mouvement linéaire qui, par addition dâges ou de stades, serait également une histoire. Cette conception qui a certes son utilité sur le plan opératoire natteint pas la hauteur de lintuition mythique, laquelle ne pouvait détacher, et elle avait raison, lordre des choses de celui des hommes. Si pourtant elle réunit tant de suffrages, cest que lidée dune nature permanente, progressivement maîtrisée grâce aux moyens élaborés par lhomme, est profondément ancrée dans les esprits. Même lorsque lobservation ou la simple logique imposent de reconnaître la succession de natures différentes, on décrit celle-ci comme une succession de concepts :
« Dans lhistoire de la science en Europe, observe un historien des sciences , on peut distinguer trois concepts principaux de la nature : la nature en tant quelle est faite de choses dont lessence est un principe actif dopération (formes substantielles, causes secondaires) ; la nature en tant que mécanique, où seules les causes proches sont objet de science ; et la nature en tant que processus, ce qui soulève une fois de plus la question des causes finales. Le premier de ceux-ci a gouverné lesprit des hommes du début de la science grecque jusquau xviie siècle ; le second depuis Galilée et Newton jusquà la fin du xixe siècle ; depuis lors il partage cette suprématie avec le troisième ».
Autant dire : la nature organique, la nature mécanique, la nature cybernétique. Mais on ne le dit pas, puisque ce serait donner une existence concrète aux abstractions. Autant lidéalisme est superbe et sans crainte lorsquil se tient coi dans la sphère de lesprit, autant il est honteux et timoré lorsquil sagit daller jusquau bout de ses postulats, où il rencontrerait son contraire. Ces concepts, si prudemment isolés, ne sont-ils pas les filtres par lesquels sinstaure tout échange avec les puissances du monde matériel, les échafaudages dont on se sert pour agir au moment où lon veut comprendre ? Et ne viennent-ils pas à nous, non seulement en tant que simulacres ou images mais aussi en tant quils participent à ce qui est imaginé, sarticulant avec la réalité dont ils émanent et sur laquelle nous apposons notre marque ?
Il faut donc faire un pas en avant. La possibilité de diluer ou de déguiser lhistoire des états naturels en histoire de leurs concepts naît de lincertitude où lon se trouve quant au contenu de ces états. Pour pénétrer le sens de ce contenu, il faut se rappeler que les ressources, pour être inventées ou reproduites, se cristallisent à lintérieur dun cadre strict de savoirs soumis à des contraintes et à des règles données. De ce cadre dépendent les propriétés dune entité naturelle, avec les instruments et les normes qui permettent de les saisir. Il représente nécessairement une discipline qui relie les appareils sensoriels aux compartiments de lintelligence, sélectionne les informations recueillies à propos du monde réel, et unifie ipso facto les composantes humaines et non-humaines des êtres objectifs. Les disciplines arts, sciences, philosophies, techniques sont donc de vastes synthèses qui unissent le travail à la matière, relient nos facultés aux éléments physiques sur lesquels elles sexercent. Elles constituent à la fois linventaire des talents créés par lespèce et un mode particulier dappréhender les attributs des forces matérielles, aussi bien que les processus dinvention et de reproduction. Cest par lintermédiaire de leur art, de leur science, de tout savoir auquel ils ont accès, que les hommes adressent à lunivers le discours de Faust : « Voici le temps de prouver par des actions que la dignité de lhomme ne le cède en rien à la grandeur des dieux ».
Certes, on pourrait assimiler les disciplines à léquipement quasi-physiologique de lespèce, à lune de ses grandes fonctions, la raison ou bien limagination. Leur diversité prolongerait alors la spécialisation du corps et de lesprit : la science, la pensée scientifique ; la technique, la pensée technique ; lart, la coordination des appareils sensoriels, et ainsi de suite. De véritables entités organiques, conçues pour la circonstance lhomo sapiens et lhomo faber seraient censées leur correspondre et éclairer leur évolution :
« Cest au pythagorisme surtout, écrit Léon Brunschvicg , que lhellénisme a dû la création de la méthodologie mathématique, cest-à-dire à lapparition de lhomo sapiens, entendu non au sens ordinaire de lanthropologie par opposition à lanimal, mais dans la pleine acception qui loppose à lhomo faber des sociétés orientales ».
Tel est le schéma reconnu : la lente élaboration des connaissances mathématiques jusquà leur agrégation en une discipline autonome uvre des Grecs est rendue plus dramatique par le contraste entre la raison spéculative de ceux-ci et lintuition pratique des Orientaux. Le cheminement décrit nest pas conçu comme une substitution de problèmes nouveaux aux problèmes anciens il est inclus tout entier dans le déploiement altier de lintelligence. Le jaillissement et le devenir des disciplines illustrent la progression des facultés psychiques différenciées, poussent à la perfection leurs principes intrinsèques. Si, comme le croyait Émile Meyerson, ce principe est celui de la recherche de lidentité dans le flux des événements et des observations, alors les sciences, les philosophies, les mythes suivent fidèlement cet idéal. Le choix du paradigme assigné à lesprit humain dépend du point de vue adopté. Le postulat qui légitime son emploi ne varie guère : lhistoire dune discipline est lhistoire de la réalisation des canons, estimés permanents, de la raison ou de lintuition. La distance, grande ou petite, qui len sépare, mesure le degré de perfection du savoir et traduit les pulsations essentielles de sa transformation.
Assurément, un groupement de disciplines se laisse aussi saisir comme lenregistrement des régularités et des propriétés de la matière ou de notre texture biologique. Il serait alors le commentaire de lhomme sur les conditions dexistence des phénomènes qui se déroulent en dehors de lui. La chimie a trait aux phénomènes chimiques, lélectricité aux phénomènes électriques, etc. La multiplication et lavancement des sciences ne font, dun côté, que retracer la succession des énergies, des substances domestiquées par lhumanité. Dun autre côté, la diminution du nombre derreurs et laugmentation concomitante du nombre de vérités indiquent la direction de leur ascension, fournissent le gradimètre de leur objectivité et celui de la finesse de nos instruments. On affirme que ces sciences ou ces techniques sont sciences ou techniques de la matière, de la nature. Décalques fidèles dune configuration extérieure, on les change en langages privés de sujets, en représentations qui ne sont ni du monde, sans nous, ni dans le monde, avec nous.
Quon en fasse les projections dune structure mentale ou les reflets dune réalité protéiforme, les disciplines semblent être destinées à codifier séparément les signaux provenant de nous-mêmes ou ceux qui émanent des êtres physiques formant notre entourage. La vérité quelles établissent demeure à chaque instant une simple approximation dune vérité plus accomplie, ensevelie dans la raison ou dans les choses. Lhomme ordonnateur de ces vérités incarnerait tantôt une machine algorithmique traitant les informations qui lui sont proposées suivant un programme inhérent à son esprit, tantôt une machine analogique ayant à simuler de manière artificielle des dispositions et des dynamismes naturels dont il aurait changé les dimensions.
Partant de prémisses opposées, ces conceptions manquent lune et lautre de saisir lessentiel, à savoir la marque indélébile que la création de nos talents imprime aux sciences, aux techniques, aux philosophies. Le poids généralement excessif conféré aux résultats de linvention et de la reproduction au détriment de ces processus eux-mêmes a eu pour effet dinstaurer une séparation entre les principes, changeant au cours de lhistoire, qui commandent la formation de nos facultés et de nos ressources, et la structure interne des disciplines. Faute dêtre déduites de ces processus naturels, leur organisation et leur évolution sont imputées parfois à lunivers ambiant, parfois au milieu autonome des catégories de lentendement. Se refusant à mesurer la portée réelle des disciplines, on aboutit à mutiler de sa nature lhistoire de lhumanité, et à déposséder la nature de son histoire humaine.
Manifestement, les mobiles immédiats comme la visée ultérieure des arts ou des sciences obéissent aux impératifs dune pédagogie effective : ceux que dictent la découverte et la diffusion des dextérités, du colligement des idées et des techniques par lesquelles les hommes participent à la vie authentique du monde. Que lon considère le véritable cheminement de linvention et du transfert des connaissances jusquà ce quelles se canalisent en disciplines : leur trajectoire est jalonnée par une mortalité effrayante, des déchets et des ratés innombrables. Combien de « secrets », combien de tours de main, combien de théories ne se sont pas perdus, et combien de fois ne les a-t-on pas redécouverts ! Combien de tentatives engagées dans des voies sans issue, pour aboutir à une seule invention mémorable ! Le tableau des familles de pseudo-sciences ou de pseudo-techniques alchimie, astrologie, arithmétiques mystiques, etc. que nous avons tendance à négliger ou à tenir pour négligeables, fait partie du bilan impressionnant de nos recherches, de notre histoire réelle. La virulence de tant defforts stériles à côté de quelques efforts féconds, la présence de tant de discours délirants à côté des rares discours soutenus par le génie, témoignent de limpulsion irrépressible, du besoin constant des hommes dentrer en relation avec les autres hommes et avec les parties inexplorées de lunivers matériel. Nous avons récemment pris lhabitude de percevoir les disciplines sous leur aspect livresque, de les enfermer dans des écoles. Durant des millénaires, pourtant, elles navaient subsisté que sous forme de gestes, de réflexes mentaux, de liens dindividu à individu, de postures et dexemplaires concrétisés en uvres, en plantes ou en animaux. Elles ordonnaient latmosphère dans laquelle baignaient les hommes et où ils évoluaient. Les recettes, les manuels, les rites furent les signes de loriginalité dun ensemble naturel, tout comme la régularité apportée aux outils, la présence des matières premières étaient les indices de sa possibilité. La suite des découvertes, leur reprise incessante, génération après génération, colore la vie des disciplines, entrelace lunivers humain et lunivers non-humain dans une même célébration. La distance parcourue a modulé les fonctions initiales, elle ne les a pas abolies.
Sciences, arts, techniques et philosophies visent donc à notre union avec la matière. Avant de sassocier à un groupement de disciplines, une faculté de lhomme ou une propriété des éléments demeure un « néant historique ». Toute discipline doit être envisagée à ce titre, pour autant quelle contribue à constituer un état de nature, et non pas seulement pour autant quelle le dévoile ou sy dévoile. Cest ce qui permet à un savant décrire :
« Dans son essence, le « système de la Nature », dans un sens élargi, correspond à ce que jappelle le corpus scientiarum » .
Ces remarques renouent avec une conception répandue à laube de lépoque moderne : celle de la coïncidence des arts, des philosophies, avec le contenu de lhistoire de la nature. Très clairement, Francis Bacon propose dintégrer à létude de la réalité historique naturelle toutes nos activités dès linstant où elles fondent le réel. Par ce moyen, estime-t-il, lhumanité augmente sa puissance connaître, cest pouvoir et dilate son être. Le développement des sciences et des arts nest pas développement dune science à part, il est celui de la nature elle-même. Sur cette voie, il a été suivi par les Encyclopédistes, qui rattachent au domaine de lhistoire naturelle les lois de la matière (du ciel, de la terre, des forces, etc.) ses écarts (prodiges, monstres) et ses usages (arts, métiers, manufactures).
Si cette conception appelle un renouvellement, il doit porter sur la signification quelle a conférée à lhistoire. A ses commencements, lhistoire prend la forme dune chronologie des événements coutumiers ou étranges, dune accumulation dactes individuels, animée par la volonté de reconstituer le passé. Deux siècles ont changé tout cela. Ce que nous attendons désormais de lhistoire, cest moins la justification des espérances du présent que la découverte, dans ce présent même, des ferments de lavenir. Nous ny suivons pas une trajectoire finie dont notre époque serait le couronnement ; nous nous y déplaçons en fonction du chemin que nous aspirons à parcourir. Lintérêt suprême de lhistoire nest pas dinstaurer un ordre parmi des épisodes irrémédiablement révolus, mais de donner à imaginer la rationalité dun avenir qui nous concerne au premier chef. Cest pourquoi laspect narratif et encyclopédique des ébauches primitives dune histoire humaine de la nature est devenu manifestement accessoire.
La manière dappréhender les disciplines a été elle aussi remise en question. Depuis Charles Darwin, on sait que les espèces évoluent sans discontinuer. Les connaissances, les techniques créées comptent parmi les agents décisifs de cette évolution : elles remodèlent lorganisme et sa complexion intellectuelle. Chaque science, chaque art donne une nouvelle épaisseur aux aptitudes et aux choses, les imprégnant profondément. Parallèlement, sur le plan social et productif, les diverses disciplines savèrent renfermer les germes de la richesse et exprimer les dimensions des rapports collectifs. Aussi ne passent-elles plus pour être de magnifiques collections de faits, de lois ou de curiosités, destinées à instruire les jeunes gens, à occuper les loisirs des âmes vertueuses ou à favoriser le commerce. Le soubassement productif de la société les absorbe. La carte que lon dresse de « lhistoire de la nature » ne reproduit plus uniquement les contours du milieu extérieur : elle évoque une aventure humaine. Les travaux artistiques, scientifiques, techniques sont les symptômes incontestables du déroulement de cette histoire. Karl Marx qui dénonce lignorance dans laquelle on les tient observe le fait :
« Lindustrie est le rapport historique réel de la nature, et, par suite, des sciences naturelles de lhomme ; si elle est donc comprise comme révélation exotérique des forces de lêtre humain, lêtre humain de la nature ou lêtre naturel de lhomme est également compris, les sciences naturelles perdent donc leur tendance matérielle abstraite ou leur tendance idéaliste et deviennent base de la science humaine comme elles sont actuellement déjà devenues quoique sous une forme aliénée la base de la vie humaine réelle ; et cest de prime abord un mensonge que de dire quil y a une base pour les sciences et une autre pour la vie. La nature qui naît dans lhistoire humaine dans lacte générateur de la société humaine est la nature réelle de lhomme, donc la nature telle quelle devient bien que sous une forme aliénée par lindustrie, la vraie nature anthropologique » .
Partout où nous nous rencontrons à luvre, nous nous reconnaissons dans nos disciplines naturelles. Une rose nest pas seulement une plante qui éclôt cest aussi une manière de la faire éclore, un savoir. Il y a deux siècles, la même rose nous renvoyait à dautres gestes, à dautres sols, à dautres nuances de lumière et de parfum. Un réflexe physique ou mental nest pas seulement un réflexe le procédé qui permet de le susciter lui est associé, le nom de linventeur est attaché à lui. Les montagnes et les cratères de la lune portent chacun un nom, une date. Il en est de même des phénomènes physiques, chimiques, biologiques.
Le constat comporte une conclusion importante : lenquête sur lhistoire humaine de la nature est en même temps une enquête sur lhistoire des arts, des sciences, des techniques, et des philosophies, qui en sont le contenu. Nous ne pouvons espérer comprendre lhistoire de notre nature si nous ne prenons pas appui sur les faits qui nous permettent de cerner et déprouver sa vérité, faits inclus dans ces disciplines. Inversement, faute de se référer à son contenu naturel, lhistoire des arts, des sciences, etc., se prive de sa signification universelle. Il sagit plus précisément de savoir pourquoi les groupements de disciplines évoluent et se transforment conjointement avec les ordres naturels, pourquoi un groupement particulier art ou technique correspond à un ordre naturel particulier organique ou mécanique et, enfin, pourquoi le mouvement que nous voyons sy exprimer est nécessaire .
Le tableau que jai esquissé dans les pages qui précèdent, en le soumettant au jugement du lecteur, est préparatoire. Je le compléterai à présent par létude du processus sous-jacent à la succession des états de nature.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
Chapitre V.La division naturelle
I. Quelques questions préliminaires
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
Découvrir le ressort de la succession des états naturels, cest, de façon concrète, répondre à deux questions : Quel est le sujet déterminé dun état de nature ? Quel est le principe qui commande le passage dun état de nature à un autre ?
Tout au long de lhistoire humaine, les groupes humains se différencient en fonction de leurs habiletés, de leurs savoir-faire respectifs, et en fonction de la manière dont ils créent, cest-à-dire sadjoignent, des talents en incorporant à leur être profond les attributs des facteurs matériels. Corrélativement, le visage du milieu physique se diversifie. En présentant la nature organique, jai souligné ladéquation du travail artistique à la matière appréhendée comme substance. Par ailleurs, en rappelant limportance du travail instrumental dans la nature mécanique, jai mis laccent sur le caractère de force quy prennent les ressources matérielles. Toutefois, au cur de ces entités travail organique, substance, force, travail instrumental nous percevons la présence dagents incarnés et rendus manifestes, qui sont les artisans pour lune de ces natures, les ingénieurs pour lautre. Chacune de ces collectivités représente une forme et une partie des pouvoirs inanimés, chacune possède, associées au cerveau et au corps de ses membres, les régularités et les lois de ces pouvoirs. Envisagés sous cet angle, les groupements humains constituent des catégories naturelles. En inventant et en reproduisant leurs ressources, les hommes lont fait, jusquà ce jour, dans le cadre de lune ou de lautre de ces catégories à laquelle ils appartenaient, et cest aussi lécart subsistant entre elles qui les a marqués toutes les fois quils se sont retrouvés les uns en face des autres. Une liste plus exhaustive inclurait, outre lartisan et lingénieur, le chasseur, lagriculteur et sans doute le pasteur et enfin le scientifique.
Lexistence des catégories naturelles est un fait. On peut en concevoir la teneur et limportance si lon étudie lhistoire humaine de la nature et, en particulier, le mouvement qui la commande. Saisir ce mouvement, cest dabord saisir le problème de la formation de ces catégories ; cest ensuite concevoir le rôle quelles ont joué aux différents moments de lhistoire dans la reproduction et linvention de nos habiletés. Marc Bloch en a eu lintuition. A propos des bouleversements techniques, il observe en effet :
« La première question à résoudre serait celle que voici : dans une société donnée, quels sont les groupes porteurs dinvention ? ».
Ces groupes quel historien ne le sait ? ont varié :
« Certaines sociétés ont connu, avant tout, linvention des artisans » .
En réfléchissant à la situation qui a régné pendant la seconde moitié du xviie siècle, Marc Bloch se demande
« pourquoi les artisans ninventent plus et pourquoi les savants ninventent pas encore » .
Des légions de chercheurs ont tenté de déceler les raisons pour lesquelles une institution ou une classe sociale sont prédominantes ou actives à une époque, et pourquoi elles cessent de lêtre à une autre. Personne na, toutefois, fait écho à ces questions ni ébauché de réponse indiquant quels étaient ces « porteurs dinvention » . Linterrogation portant sur la genèse et le caractère historique de leur action est cependant capitale. Lorsque Marc Bloch nous interpelle « pourquoi les artisans ninventent plus », il nous somme et il aurait pu le faire à propos des agriculteurs, des ingénieurs, etc. de rechercher le processus régissant lexistence et les rapports mutuels des catégories naturelles.
En anticipant, on peut noter, pour linstant, les traits de ce processus tel quil se présente dans la séparation des groupes dindividus eu égard à leurs facultés et aux ressources inventives ou matérielles auxquelles ils font appel : séparation de lagriculteur et de lartisan, de lartisan et de lingénieur, de lingénieur et du scientifique, etc. Quant aux effets, on peut dire que le démiurge-artisan préside à lorganisation du cosmos antique ; lingénieur-mécanicien est le constructeur avisé de lunivers mécanique ; le scientifique instaure aujourdhui partout le règne de la nature cybernétique. Les grandes révolutions de notre histoire de la nature, en parachevant ces ruptures, obligent à procéder à la révision consécutive des liens interhumains, en centrant notamment les relations au monde matériel sur un nouveau groupe dominant de « porteurs dinvention ». La substitution qui saccomplit ainsi fait de lui, pour des siècles ou des millénaires, un détenteur des « mystères » relatifs à lactivité des hommes et à lopération des substances. Pour lessentiel, un seul principe est à luvre, au cours de ces changements successifs cest le principe de la division naturelle. Je justifierai plus loin sa dénomination et son originalité parmi les phénomènes analogues. Jai voulu dabord tenter de le mettre en relief et de montrer quil intéressait simultanément le pôle humain et le pôle matériel de la nature.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
II. Catégories naturelles, espèces biologiques et classes sociales
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
La notion de catégorie naturelle na rien dinsolite. Elle associe, dans un raccourci, lidée de lhomme en général à celle dun savoir-faire particulier. Lartisan, par exemple, est une fraction de notre espèce identifiée au travail artistique. Deux remarques complémentaires justifient le choix de ce terme. La première est que les collectivités humaines, en réformant le savoir et le commerce avec lunivers matériel, engendrent des écarts entre elles et font naître des relations appropriées avec les parties de cet univers matériel. La seconde précise la raison de ces écarts, quelle attribue aux facultés naturelles, cest-à-dire aux aptitudes des groupes dindividus à susciter et à conserver lorganisation biologique et mentale qui saccorde avec un état des pouvoirs non-humains. Le mode de reproduire et dinventer est une dimension essentielle de leur particularité et un critère de hiérarchie entre eux :
« La classification certaine des humanités (je souligne) existe, cest celle de leurs techniques, de leurs machines, de leurs industries, de leurs inventions »,
note excellemment Marcel Mauss . Ces « humanités » dont nous avons encore à expliquer comment elles se forment, annoncent les catégories naturelles auxquelles je me réfère. Au concept de catégorie, on aurait pu préférer celui de classe ou despèce. Les physiocrates ont parlé, dans un sens voisin, de la classe des agriculteurs ou de la classe des artisans. Cependant, le vocable classe a aujourdhui une connotation purement sociale. Il concerne exclusivement le partage de la propriété et du pouvoir, la distribution des biens dans une société. Au vocable despèce sattachent, par contre, des résonances entièrement biologiques. Or la notion de catégorie naturelle ne disparaît pas derrière ses composantes sociale ou organique, ni ne se confond avec elles.
On accède au cur de cette notion en considérant quaucune abstraction ne saurait scinder notre fonds biologique davec les forces matérielles. Le premier ne sidentifie pas à lespèce humaine, les dernières ne sont pas de purs accessoires ajoutés à des éléments organiques : lexistence de lun et des autres est soudée. Lart nous le fait voir lorsquil imagine les centaures ou les automates. Lévolution nous lenseigne sil en était besoin. Le genre homo ne se démarque pas suffisamment des autres primates par des indices anatomiques. Seul loutillage qui accompagne les fossiles remplit cette fonction de trait distinctif et dévénement mémorable. Est-il leffet ou bien la cause de notre séparation davec les autres espèces animales supérieures ? La découverte à Olduvai Gorge, dans le Tanganyika, par L.S.B. Leakey et sa femme, dun site riche en vestiges dune très grande ancienneté , a montré que le singe anthropoïde connaissait déjà lusage et, probablement, la fabrication des outils. Voilà qui prouve de façon éclatante que la marche vers le perfectionnement du cerveau a eu en quelque sorte pour condition le développement des dextérités de la main. En termes clairs, J. Napier a dressé le bilan de cette découverte :
« De plus il faut aussi considérer si le passage de lemploi des outils à la fabrication des outils et le progrès subséquent de la technique de fabrication des outils peuvent sexpliquer uniquement en fonction de lexpansion du cerveau et de laffinement des mécanismes neuro-musculaires périphériques, ou si un facteur périphérique, la modification de la main, a joué un rôle également important dans lévolution de lespèce humaine ».
De loréopithèque, le premier hominien, jusquà lespèce actuelle, en passant par le pithécanthrope et le paléanthropien, des transformations biologiques significatives précèdent ou suivent chaque amélioration des instruments ou de leur emploi. Depuis environ deux millions dannées dhistoire humaine ne devrait-on pas abandonner lidée de préhistoire ? cest là une donnée permanente. Lévidence milite en faveur de cette alternance du pouvoir fabricateur de lhomme et du changement de sa constitution biologique. Ne nous contentons toutefois pas de parler de main, de cerveau, doutils. Les derniers mentionnés, par eux-mêmes, ne définissent guère lhomme. Ils ne se rencontrent jamais seuls. Leur signification se dégage à lintérieur dune chaîne dopérations dont ils font partie et par rapport à un effet en vue duquel ils ont été conçus. Bref, ce sont les manifestations dune structure et les organes dune fonction : artefacts pour les chasseurs, machines pour les ingénieurs, etc. Le développement de chacun ressort dun ensemble dactions qui façonnent le milieu naturel et social de lhomme, et cest parallèlement que se différencient « humanités » et milieux.
« Il nous faut supposer, écrit W. Etkin , que lécologie de lhomme avait changé de façon fondamentale pour expliquer le caractère unique de son évolution intellectuelle. Ceci nest pas pour nier que lemploi des outils a contribué effectivement à lévolution de léquipement intellectuel humain ».
On affirme que cet équipement est notre seconde nature, sajoutant à la structure organique de lespèce. Dorénavant, grâce à tant de recherches précises, nous en avons la preuve ; cette structure est elle-même un résultat, auquel l« équipement intellectuel » et matériel a puissamment contribué. On le concède pour les époques révolues, en admettant que « le premier chapitre de lhistoire humaine est encore entretissé dhistoire naturelle » . Je ne souscris pas à cette opinion. Puisquon ne peut pas délimiter avec certitude « le premier chapitre de lhistoire humaine », sans se référer à des instruments, comment le distinguer des suivants ? Pourquoi ceux-ci ne seraient-ils plus « entretissés dhistoire naturelle » ?
Les catégories naturelles, telles que je les ai décrites, sont donc naturelles de par les rapports quelles entretiennent avec la matière, de par le caractère original de lactivité, créatrice de « dons gratuits », quelles représentent. A cet effet, elles supposent des aménagements biologiques de lespèce ; cependant elles ne sont pas biologiques de façon intrinsèque, primitive. Les chasseurs nont probablement pas tous été de lespèce homo sapiens. Pour les agriculteurs et les artisans, cette appartenance est un fait ; il na rien de décisif.
Dès linstant où lon passe de lévolution humaine dans la nature à lhistoire humaine de la nature, les aspects liés à lespèce, aux races, à la variation biologique animale nont plus dautonomie véritable. La question de Charles Darwin : « Le genre humain se compose-t-il dune ou de plusieurs espèces ? » reçoit une réponse différente sur le plan de lhistoire et sur celui de lévolution. Au plan de lhistoire, on ne saurait exclure lhomo habilis, lhomme de Neanderthal, pour se fixer à lhomo sapiens. Leur spécificité, si cest le critère biologique qui est choisi, est incontestable. Leur communauté en regard de loutil, de la chasse, de la cueillette, ne lest pas moins, jusquà un certain point. La division marquante, effective, quant aux causes de leur diffusion et de celle de leurs ressources, est la division en catégories naturelles. Cela est vrai quelle que soit, sur léchelle globale du temps, lespèce à laquelle elle sapplique. La gradation des catégories inclut la différence de structure des organismes, sans pourtant en dépendre.
Néanmoins, si je récuse le particularisme biologique en tant que raison de la différenciation naturelle, au sens entendu plus haut, je ne me rallie pas à cette vision placide qui, depuis son triomphe au xviiie siècle, proroge lexistence indolente de principes inactifs, élevant le préjugé et la croyance au rang de raisonnement théorique. A savoir que lhomme est toujours et partout le même, et que les seuls changements qui laffectent, ceux des instruments, des contenus intellectuels, des connaissances, lui sont pour ainsi dire extérieurs. Selon cette opinion, la progression de toutes ces techniques, de toutes ces sciences, lassimilation de toutes ces forces matérielles, glisseraient sur notre capital organique originel sans y laisser de traces. Lhomo sapiens, la dernière en date des espèces hominiennes, ne sest-il pas définitivement stabilisé depuis trente mille ans ? Lère des réorganisations anatomiques et physiologiques des hominiens est close : seule la superstructure des moyens artificiels, de lacquis, reste susceptible de changer. En réalité, cette stabilité ne dure que depuis trente mille ans, période qui représente environ le sixième de notre évolution, et nous ne sommes pas près de nous éteindre en tant quespèce. Rien ne nous permet de soutenir que ces bouleversements techniques, intellectuels, nous soient purement extérieurs. Les études anthropologiques démontrent le contraire : ils ont trait à notre fonds biotique, ils déterminent notre être et nos possibilités daction. Si nous ne connaissons bien que lhistoire des cinq ou six derniers millénaires, nous devons néanmoins nous penser comme existant depuis deux mille millénaires. Ce décalage des échelles du temps nous indique dans quelle perspective se situe lavenir eu égard au passé dans lequel on se reconnaît. Lhistoire pensée historiquement et le passé le plus reculé nous fournissent un enseignement clair. Lhomme nest pas demeuré le même ; entité organique et matérielle, il na pas gardé la même nature humaine, quelle soit seconde ou première, depuis le moment où il a commencé à faire, à organiser ses propres états de nature. Ce faire a eu pour résultat lapparition de nouvelles catégories de « porteurs dinvention », dont lindividualité ne requiert pas celle des espèces, des races ou des ethnies, ni ne se ramène à une simple possession adventice dinstruments matériels ou intellectuels. Pour cette dernière raison, les limites de son impact ne sauraient être imposées à lavance et par décret.
Le problème se pose maintenant de savoir quelle relation existe entre les catégories naturelles et les classes sociales. Il est amené notamment par les faits suivants : (a) les membres des catégories les moins importantes sont exploités du point de vue économique et relégués au bas de la hiérarchie sociale ; (b) la répartition des habiletés est également un processus social. Autrement dit, la division en catégories naturelles a-t-elle un sens propre, ou bien nest-elle quune manière déguisée dexprimer la séparation de la société en classes ?
Certes, il faut refuser cette dernière façon de voir. La distance dune classe sociale à une autre est réglée par la loi dappropriation des richesses ; au contraire les indices distinctifs des catégories naturelles sont le degré de qualification et le genre de travail créé. Du point de vue économique et social, lécart qui sépare lingénieur du travailleur agricole est uniquement dordre quantitatif ; ils sont ensemble les représentants du travail salarié. Ce nest pas labsence de connaissances ni le rôle dans la production qui fait le prolétaire ou lesclave. Seule est en cause leur place dans lorganisation sociale. Là, intégrées à la production et à léchange, envisagées du point de vue de leurs produits, ces catégories apparaissent comme des instruments sociaux et sont décrites uniquement comme des professions. Inversement, la place dune collectivité dans la hiérarchie na aucun rapport avec son insertion dans létat naturel et technique. Un riche propriétaire ou un industriel très actif est-il nécessaire de le mentionner ? ne dépasse pas forcément, par ses facultés, le niveau de lartisan prolétaire, que la machine a privé de ses talents les plus précieux pour lobliger à se tenir debout douze heures daffilée.
S. Clegg, un des pionniers de larchitecture des machines, en a fait la remarque :
« Il faut se rappeler que la majorité de ceux pour qui les machines sont construites ne peuvent concevoir le mérite de leur activité ou de leur performance comparative ; ne voulant pas renoncer à juger, ils jugent sur les apparences, comme ils le feraient pour un tableau ou une statue, dont le seul but est de charmer le regard, de stimuler les impressions agréables de lesprit, par la représentation de la nature dans ses effets les plus sublimes. Cest seulement sur ceux qui, par leur éducation, sont qualifiés pour juger du mérite intrinsèque, que lon peut dire que la nature ou lart produisent des impressions correctes » .
Voilà tracée rigoureusement la frontière, dont on a tendance à sous-estimer limportance, qui sépare lindividu propriétaire du moyen ou de la force de travail, de lindividu capable dinventer ou de manier ces moyens et ces forces. Les classes sociales sont marquées par les échanges entre les hommes relativement aux richesses, les catégories naturelles par leur reproduction relativement aux ressources, et par le genre de travail créé.
Pour cette raison, un même groupe social peut se répartir entre deux ou plusieurs catégories naturelles ; certaines différences peuvent exister entre ses membres, mais elles ne sont pas essentielles au plan de la société. Les esclaves de lantiquité étaient aussi bien le « bétail humain » dont les souffrances, labaissement dépassent limagination, que le matériel organique dont on faisait volontiers des potiers, des médecins ou des philosophes. Si, de ce fait, le destin de tous les esclaves nétait pas identique, le sceau de lesclavage nen était pas moins apposé sur chacun.
Quil sagisse desclaves, de serfs ou de prolétaires, les écarts naturels ont surtout trait à leur insertion directe ou indirecte dans la création des dextérités ou des connaissances. Réciproquement, ces écarts se prolongent et se conservent malgré la diversité des systèmes sociaux qui les embrassent. Ce qui caractérise le capitaliste, le propriétaire desclaves, le prolétaire, est leur position à lintérieur dune société particulière. Lorsque la société disparaît, un individu cesse dêtre prolétaire ou esclave, il reste toujours ingénieur ou artisan . Les exemples sont grossis et ces vérités tombent sous le sens. On les oublie facilement en amalgamant les inégalités subsistant entre les classes sociales aux disparités dues à la division en catégories naturelles.
Comparées aux classes sociales, les catégories naturelles ne sont pas telle est lopinion implicite des groupements fondamentaux . Tant que le critère économique et politique est considéré comme le plus décisif et, en définitive, lunique critère, cette hiérarchie peut paraître justifiée ; mais si on envisage lhistoire de notre nature, on est bien obligé daffirmer et de maintenir la primauté de ces catégories. Dans son contexte, ce sont les classes sociales qui apparaissent comme dérivées ou secondaires.
Je sais quil est choquant de parler de lhomme, aujourdhui, en termes naturels, de classer les hommes en catégories qualifiées de naturelles. Les connotations biologiques sont immédiatement visées. On la vu, elles sont secondaires. De plus, « naturel » signifie pour la plupart dentre nous inné, perpétuel, inchangé, non-social. A la lumière des arguments exposés, on conçoit quil sagit au contraire dun caractère mouvant qui se constitue au cours du processus dauto-création de ces « humanités » auxquelles faisait allusion Marcel Mauss, et dans le cadre de leurs relations.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
III. La séparation des catégories naturelles : conditions et conséquences
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
Les catégories naturelles se forment et sindividualisent par division. Lobservation confirme limportance du phénomène et nous limpose pour point de départ de lanalyse théorique. Demblée nous devons nous assurer de sa spécificité. La division sociale, réunissant sous une même rubrique les travaux les plus dissemblables de ladministration politique ou militaire des hommes au gouvernement technique et intellectuel du monde physique affirme avant tout comme une nécessité objective la ségrégation relative des tâches dévolues aux membres du corps social. Elle ne se réfère pas de manière plus particulière à la distribution des talents productifs, ni à celle des connaissances. La division du travail, de son côté, englobe les méthodes employées pour développer les savoir-faire dune collectivité, dun cycle de production. Il ne faut pas faire figurer parmi ses effets lapparition de ce cycle ou ces savoir-faire, préliminaires obligatoires de la spécialisation recherchée des individus. La division naturelle, par contre, a pour champ daction la création du travail ; elle affecte les liens qui unissent les groupes humains pour autant quils reproduisent et inventent leurs facultés. Ce qui sépare lagriculteur de lartisan ou du scientifique doit être appréhendé sous cet angle. La première des trois divisions mentionnées répond à la demande suscitée par lorganisation des États et celle des échanges, et par le contrôle des divers secteurs de la société. La seconde est née de lexigence impérieuse déconomiser la main-duvre dans les ateliers, les manufactures ou les industries. La division naturelle, elle, na jamais été aussi marquée quà notre époque. Les processus de création des savoirs se dissocient davec la production des objets. La place prise par linvention continuelle de nouveaux genres de travail, lattention croissante portée à cette multiplication des genres de travail plutôt quà leur efficacité, témoignent de limportance de ces processus. Le besoin clairement formulé de connaître et de régir la génération des disponibilités en forces matérielles et en habiletés suppose la recherche dune règle générale. Les vocables conventionnels et imprécis tels que croissance, développement ou progrès, nen expriment pour linstant aucune. Chaque division reflétant une facette du travail distribution dans la société, productivité technique, transformation en un autre travail vient requérir en son temps la dignité de concept. La division qui parcourt et domine lhistoire humaine de la nature accède au sien à travers lanalyse (a) de la différenciation des catégories naturelles et (b) du classement des ressources matérielles et de lorganisation des systèmes de reproduction des talents qui les prolongent.
Les catégories naturelles se distinguent en tant quensembles dindividus, exerçant dans des sphères objectives des capacités appropriées ensembles presque identiques du point de vue biologique et social, mais distincts sous langle de leur symbiose avec les puissances du milieu physique. La découverte du scientifique est laboutissement dun effort délibéré, systématique, et se situe au niveau même de lorganisation de la matière. La découverte de lingénieur conserve les traces dun tâtonnement laborieux, parfois inconscient de ses fins dans laire des machines et des sources dénergie. Les rapports entre les hommes retracent, en général, des rapports concomitants entre des entités non-humaines. Lagriculteur se compare au pasteur, comme le règne végétal au règne animal ; lingénieur se situe en face de lartisan, représentant la matière inanimée mécanique en face de la matière animée organique. La position dun homme vis-à-vis dun autre homme décrit et reflète la position dune première puissance de la matière en regard dune seconde puissance. Lordre inscrit de la sorte à lintérieur de lhumanité correspond à lordre, qui varie au cours de lhistoire, embrassant les parties du monde matériel.
La primauté dune manifestation de la matière et celle dune partie de lhumanité sont simultanées. Certes, nous sommes avertis que des facultés et des forces sélaborent successivement, sajoutant à celles qui ont été engendrées il y a des centaines de milliers dannées. La totalité de ce mouvement aurait cependant pour nous lopacité de la caverne platonicienne si, régulièrement, un pouvoir matériel, un secteur de lunivers ne devenaient prédominants, différenciateurs ; ainsi leur vocation de ressource est complétée par une fonction de critère à partir duquel sordonnent tous les processus objectifs. Tour à tour le règne végétal et lagriculteur, la puissance sensorielle, musculaire et lartisan, la force mécanique et lingénieur, lénergie électro-chimique et le scientifique ont rehaussé les sommets de la nature et imaginé ses fondements derniers. Lenchaînement de ces réalités proclamées « ultimes » est visible. Il concrétise simultanément la succession et la hiérarchie introduites parmi les secteurs de lordre cosmique. Lorsquun de ceux-ci se détache en relief ; il annonce la formation dune catégorie naturelle et mesure son degré dexistence pratique à un moment défini. Laffinité qui les unit, très étroite, ne saurait être ramenée à une pure analogie. Au contraire, elle accuse la communauté des conjonctures : celles qui réorganisent le milieu physique auquel nous faisons face et celles qui distribuent les savoirs entre lesquels nous nous divisons.
Par ailleurs, et pour compléter ce qui vient dêtre dit, la répartition des savoirs appelle une définition corrélative des mêmes éléments du milieu matériel. Pour lagriculteur, la terre est matrice nourricière des plantes et des animaux, lieu de vie et de croissance. La succession des saisons, lunion féconde du mâle et de la femelle, le croisement et la perpétuation des espèces, lirrigation et la protection des sols imprègnent sa vision du réel et règlent son existence concrète. Une solution de continuité apparaît avec les arts et lartisan. Du sein de la terre qui, comme toute substance, peut être cuite, brûlée, broyée, ne sortent plus seulement fleurs ou céréales mais aussi pierres à bâtir et pierres précieuses, métaux, colorants, etc. Les animaux existent pour leur laine, leur peau, leur corne, les arbres pour leur bois. La complémentarité des catégories naturelles, la solidarité qui les unit dans un système de reproduction assurant à chacune lemploi de ses talents et les matériaux auxquels ils sappliquent, découlent de larticulation de leurs ressources. Lévolution de leurs rapports nen exprime pas moins une vive opposition. Chaque catégorie, soucieuse dindépendance, déterminée par les processus naturels qui lui sont propres et dans lesquels elle est engagée, porte atteinte à la plénitude et à la pérennité de lautre. Lantagonisme de deux fractions de lhumanité prend le masque de lantagonisme de chacune de ces fractions à son fonds matériel. Celui-ci est toujours représentatif dun ensemble de connaissances, dépositaire de lénergie, de la vitalité dune collectivité qui garde laccès à un aspect de lunivers. Le pasteur détient pour lagriculteur les clés du monde animal, et il ne pénètre ni nacquiert le contenu de ce monde sans affronter son gardien. A ce titre, une catégorie naturelle peut être assimilée aux ressources dune autre catégorie. Cette dernière incarne à ses yeux lopacité du pôle matériel, quil importe pour elle de dissiper afin de saffirmer le pôle humain dun état naturel.
Lexemple désormais classique, qui résume une expérience millénaire le meurtre du pasteur Abel par lagriculteur Caïn en offre la contrepartie mythique est la métamorphose de lartisan, de son métier, en forces et mécanismes dus à linventivité de lingénieur. Placés côte à côte, le premier maître de son outil et des règles de lart, le second armé dinstruments mathématiques et de savoirs mécaniques, que sont-ils dautre que deux types de créateurs, dégageant chacun de façon originale une physionomie de la matière ? En même temps, le corps et la dextérité du tisseur, du potier, du forgeron, du sculpteur, ainsi que leurs outils, présentent aux yeux de lingénieur la réalisation, aux dimensions près, des lois des forces gravifiques ou inertiales, une variante, douée de vie, de ces forces. Merveilleuse orchestration de leviers, de poulies, dengrenages, lhabileté artisanale articulée avec un organisme est déjà le programme prometteur dune machine humaine combinée à une machine non-humaine, soumises toutes deux à des règles identiques. La vision, la pratique de lingénieur traitent lartisan comme une fraction ou comme un équivalent de son champ matériel daction, la force mécanique. Lhétérogénéité instaurée est à tel point radicale quelle réduit à linsignifiance les traces de lappartenance de deux catégories naturelles à une même espèce biologique : lespèce humaine.
Il sensuit que, lorsquune partie des hommes vient à saffirmer en sadjoignant les propriétés de la matière comme habileté et connaissances, une autre partie de lhumanité sengouffre dans la matière ; ce quelle sest donné pour intelligence devient inintelligence, ce quelle sest arrogé pour particularité humaine devient sa généralité non-humaine. A lhumanité qui peut se percevoir comme générique, car elle synthétise les traits dun état de nature, soppose lhumanité non-humaine , représentant une force matérielle quelconque de cet état.
Lécart entre les classes dhommes est lécart qui sépare, à une époque historique, lhomme de la matière. Il faut y voir, pour revenir à lexemple choisi, laboutissement dune évolution où les rapports des hommes avaient dabord été rapports de deux arrangements distincts de forces matérielles spécifiques, quand lingénieur ou le philosophe mécanicien, ce curieux et ce virtuose, découvrait dans les gestes et les mains de lartisan et dans ses outils une dextérité et une énergie, une modification des potentialités biologiques et intellectuelles, qui faisaient de lui lindice dune puissance matérielle différente des autres. Létape ultérieure a consisté à le transformer en matière, matière mécanique, dune catégorie nouvelle. Lhomme recherche et fixe, dans la matière, non seulement lautre de lhomme mais aussi lessence dun autre homme.
Le processus a toujours été abordé de biais. On a voulu y voir la substitution universelle des opérations non-humaines aux opérations humaines la relève libératrice des esclaves humains par des esclaves mécaniques. Je ne dispute pas lévidence de cette substitution, seulement je la crois secondaire. Au contraire, le fait fondamental me paraît être le suivant : ce nest pas la matière qui vient à la place de lhomme, mais une matière qui vient à la place dune autre matière, un homme à la place dun autre homme. Lingénieur remplace lartisan, la variété des substances et de leurs qualités est subordonnée à la force mécanique. De cette façon naissent des liens nouveaux et des genres nouveaux de liens entre les hommes, entre ceux-ci et le monde physique. Mais la condition requise pour lapparition de quelque chose de neuf est la métamorphose de lhomme en matière, avec la métamorphose simultanée de la matière en homme. Telle est du moins la règle qui a prévalu jusquà ce jour. La formation dune catégorie naturelle nouvelle et la conversion dune autre catégorie naturelle en sa ressource matérielle et inventive résultent de cette condition et traduisent le devenir humain de la matière et le devenir matériel de lhomme.
Ce devenir sopère à travers une séparation des collectivités qui place les unes au pôle humain et les autres au pôle matériel dun état de nature particulier. De la sorte, comme le remarquait Marc Bloch, certains groupes cessent dêtre capables dinventer. Toutes leurs capacités physiques et intellectuelles se consument dans la production des objets, tandis que leurs talents sont comptés parmi les moyens de reproduction du groupe qui peut se prétendre, quant à lui, « porteur dinvention », créateur de savoirs. Non pas de manière exclusive, certes, mais de manière suffisamment importante pour marquer un écart qui instaure parmi les hommes linégalité des situations et une différence analogue à celle qui existe entre une catégorie spécifique et sa principale force matérielle. Assurément, la division naturelle modifie les rapports de notre espèce aux diverses espèces animées ou inanimées. Sa qualité de processus historique transparaît surtout dans le fait quelle affecte la relation de lhomme à lhomme, en la doublant dun rapport de la matière à la matière.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
IV. Le caractère nécessaire de la division naturelle
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
Pourquoi la transformation des échanges entre lhomme et lunivers matériel se produit-elle par division ? Pourquoi une catégorie naturelle, au lieu de se modifier directement en sannexant les habiletés quelle crée et les forces matérielles qui laccompagnent, se convertit-elle en donnant naissance à une autre catégorie naturelle qui se détache delle ?
Je rapporte, en premier lieu, la nécessité de cette division à la structure du travail productif général, à la place quil occupe dans lemploi de nos disponibilités physiques et intellectuelles. Lhumanité sintègre à ce travail productif comme partie de la matière non-humaine, soit par sa force musculaire brute, soit par son sensorium apte à servir et à compléter une puissance motrice quelconque, celle de leau ou des animaux, celle du vent ou de la vapeur. Le potentiel biologique des organes, des muscles humains a été pendant le laps de temps écoulé la source principale du travail productif et continue à lêtre.
Notre corps a également été et est toujours le dépositaire de la plupart des informations recueillies et des habiletés engendrées pour rendre le travail productif. Ces habiletés, il ne faut pas loublier, sont aussi des théories des phénomènes matériels, des livres dont le texte, au lieu dêtre imprimé sur du papier et enfermé dans une bibliothèque, est inscrit dans le cerveau, les postures, les rites des individus. Si on se tourne vers le passé, on observe que les savoirs qui donnaient vie à un ensemble artistique ou technique étaient gravés avant tout dans lespèce, et ont péri avec les individus et les corporations auxquels ils étaient destinés. De même que lincendie de la bibliothèque dAlexandrie a détruit à jamais une part importante des uvres et des témoignages grecs, de même la mort, la conversion lente ou lanéantissement de générations de producteurs et de créateurs nous ont privés de ces théories, de leurs conceptions et de leurs démarches concernant la matière ; nous nen retrouvons que les coquilles vides, sous forme dinstruments, de langages, duvres, auxquels notre imagination incontinente parvient à insuffler quelque âme mais au prix de quel anachronisme !
Cette interdépendance étroite des éléments organiques et non-organiques entraîne une fixation réciproque des dextérités et des propriétés objectives, une stricte adéquation des unes aux autres. Dune manière générale, une fraction importante des disponibilités biologiques et intellectuelles doit être consacrée à des tâches purement motrices. La productivité, pour autant que lhomme est une composante de tout travail productif, dépend largement de la subdivision et de la spécialisation. Cette spécialisation, outre léconomie quelle représente, est aussi fusion intime de lindividu avec son activité : elle réduit ses degrés de liberté, accentue létroitesse de son champ, limite son horizon. La répétition, au cours de plusieurs générations, de démarches et dopérations identiques, lobéissance aux injonctions à observer, le respect du classement déjà établi des habiletés et des attributs à légard du milieu, engendrent des cadres rigides. La routine étendue au fonctionnement du corps et de lesprit, à leur coordination productive, préserve de la contingence inhérente à tout commencement, fortifie les résistances nées dans un secteur du savoir-faire par les résistances à louvre dans un autre, de façon à maintenir la stabilité de lensemble. La rigidité, le compartimentage rigoureux engendrés par la subdivision du travail pour accroître la productivité, font de la séparation des « porteurs dinvention » une démarche pratique inéluctable. Les règles sociales, les incompatibilités biologiques font le reste.
Toutefois les exigences de la création des dextérités et des connaissances exercent une pression plus forte, amenant une rupture qui constitue la division naturelle. La structure des facultés, leur fixation subjective aux organes humains, font obstacle à ce quun même homme ou un même groupe dhommes assimilent et pratiquent des genres de travail doués de qualités antagonistes. Quel que soit le temps dont dispose lagriculteur néolithique pour travailler les métaux, le cadre général dans lequel il exerce son habileté ne lui permet guère de la parfaire au delà dun certain seuil. En effet, la matière première dont il dispose se trouve dans une aire limitée, limpossibilité de se déplacer lui interdit des échanges féconds, lapprentissage agraire nencourage pas la sélection et la conception de méthodes particulières, tellement il sétend à tous les aspects de la vie sociale et naturelle et reste non-spécifique en tant quapprentissage. La femme potier ou tisseur est dans une situation analogue. La culture de la terre développe un esprit de dépendance vis-à-vis du cycle des saisons, des phénomènes spontanés propres à la vie, des rythmes quil sagit avant tout de respecter. Au contraire, lartisan aborde la matière comme un objet, auquel il peut donner consciemment des formes variées. Que lon songe aussi à la diversité des relations que le chasseur et le pasteur entretiennent avec le règne animal. Lun épie, attire, recherche, piège lanimal pour le tuer ; lautre sefforce de le maintenir en vie, se préoccupe de sa croissance, de ses liens avec les autres animaux et avec les hommes. Ou encore, comparons lingénieur et lartisan. Le premier développe ses talents, résout les problèmes auxquels il doit faire face grâce à lemploi des instruments de mesure et à linvention des mécanismes ; le second, pour arriver à ses fins, améliore son agilité manuelle, coordonne ses gestes, combine les informations reçues par ses sens, sintéresse exclusivement aux qualités perceptibles des matières premières, etc. Donc, pour parachever et conserver ses capacités particulières, chacun de ces groupes doit les reproduire séparément et affirmer son indépendance. Le trait organique, subjectif, de tout savoir fait que ceux qui possèdent ce savoir sont amenés à se disjoindre du circuit des connaissances et des habiletés qui contrarierait la logique interne de leur épanouissement.
A la suite de cette disjonction, les ouvrages animés qui constituaient les répertoires des habiletés et des ressources se prêtent à une retranscription sous forme dautres ouvrages animés. Pour y parvenir, cest-à-dire pour transformer une première dextérité, une loi de lunivers matériel enregistrée dans des individus biologiques, on doit lappréhender comme objet dune seconde dextérité. Le savant moderne peut prendre connaissance des propriétés physiques ou chimiques de la matière par une étude systématique de la littérature spécialisée. Lartisan naccède aux recettes du tissage, au secret du choix des argiles quauprès de la cultivatrice qui tisse et fait de la poterie. Larchitecte-ingénieur de la Renaissance commence à pouvoir recourir au livre, mais cest lobservation attentive des opérations du charpentier ou du forgeron qui lui ouvre les voies de la force et du mouvement mécaniques. Linvention na souvent été que cela, à savoir la reproduction dun travail dans un contexte différent, hors des associations habituelles avec la matière. Là aussi, une séparation est indispensable : si lon nenvisage pas de lextérieur cet arrangement organique, il est vain de prétendre le bouleverser. Cest de cette manière quon peut tenter de combiner ces forces matérielles dans un monde nouveau.
La division naturelle trouve sa raison dêtre dans ce phénomène sur lequel jai déjà attiré lattention : linstitution du rapport de lhomme à la matière passe directement par un autre homme. Lantagonisme qui en résulte est indicatif et fécond, car, à un moment, les deux variantes dun même savoir se font face concrètement : lagriculteur-fabricateur domestique et lartisan, le maître-maçon et larchitecte-ingénieur. Ceux qui y ont vu une simple subdivision de la totalité, un fractionnement des capacités existantes propre à alléger les efforts de chaque couche productive, ont négligé ce phénomène essentiel quest la recombinaison dune famille de facultés, les unes sous leur forme originale et les autres sous un aspect transformé. Cest quils se sont attachés au stade final, sans tenir compte de la genèse réelle.
Chaque catégorie naturelle est en quelque sorte la transposition plus ou moins élargie dune catégorie dorigine, elle est cette catégorie transposée. Lartisan est la version transfigurée dun secteur de lactivité agricole, lingénieur est la forme neuve dune fraction du travail artisanal, tout comme lagriculteur néolithique, la femme, pour être plus précis, était une variante révolutionnaire du chasseur et cueilleur primitif. Ces changements représentent des essais dadaptation de lespèce au milieu matériel renouvelé ; compte tenu des modalités de création du travail, qui est biologique dans une grande mesure, ils appellent une coupure, une scission. La reproduction et linvention des savoirs et des dextérités imposent une distanciation, une hétérogénéité des groupes humains, afin que leurs potentialités puissent se développer et les ressources dont ils disposent sactualiser. Cependant, et ceci décrit lallure densemble du processus historique, la quantité de travail destinée à inventer, à reproduire, demeure relativement faible. La plupart des hommes consacrent leurs efforts et leurs capacités à produire des objets, à manier des outils, à façonner directement la matière première ou à la transporter. De plus, lactivité inventive est fréquemment subordonnée aux pratiques courantes, noyée parmi elles. Seule une série dévénements exceptionnels, une intervention extrinsèque larrache aux routines familières pour la placer dans un cycle distinct et lui conférer une individualité certaine .
En résumé, la faiblesse de la quantité de travail proprement inventif dune part, limbrication étroite du processus inventif et du processus productif dautre part, ont pour conséquence une élaboration lente et dispersée des ressources et des savoirs. La communication des découvertes dépend étroitement du déplacement des populations ne sont-elles pas scellées aux nerfs et aux muscles des individus ?
« Il y a un peu plus de deux siècles seulement que les connaissances techniques se transmettent autrement que par le geste et la parole » .
Lestimation de M. Daumas est optimiste. Pour ma part, je ferais remonter à environ un siècle seulement le moment où lhomme na plus été introduit par un autre homme dans le commerce avec la matière et ses propriétés, à laide dune initiation quasi biologique.
Les rencontres et les contacts entre les hommes accélèrent ce processus. Ils permettent également de combiner et de compléter les inventions qui ont été classées parmi les occupations indéfiniment répétées des individus. Laugmentation de volume de la collectivité, la mobilité de ses membres sont des facteurs importants : ils accroissent la probabilité et la vitesse de convergence de fragments de connaissance disparates. Messages en chair et en os, séparés de leur contexte, métiers et talents circulent, sassocient ou se dissocient, jusquà reconstituer un nouveau discours, sunir dans un nouveau code. Dans ces conditions, il est hors de question que la chaîne des talents et des matériaux à découvrir ou à remplacer soit anticipée, que le changement éventuel soit prévu ou quil porte systématiquement sur la totalité des productions ou des savoir-faire. Au contraire, tout semble résulter dune succession de hasards : lapparition de phénomènes matériels inconnus, le regroupement des capacités nouvelles, linvention dun procédé, etc. Un remaniement conscient, global, de lensemble du système de reproduction, des échanges avec la matière, est chose très difficile. Parallèlement, laccommodation dune catégorie naturelle aux forces objectives naissantes ne saurait avoir lieu que de manière lente, incomplète, fragmentaire, somme toute discontinue dans lespace et dans le temps. Un renouvellement effectué dans un secteur de connaissances, de techniques ou de règles opératoires ne se diffuse que très tardivement dans les autres secteurs, figés depuis des siècles, voire depuis des millénaires, et qui se sclérosent de plus en plus. Les initiatives qui provoquent ce renouvellement ne sont pas les plus énergiques, ni les plus conscientes de leurs buts, ni les mieux intégrées dans une action densemble. Si cent hommes sattellent simultanément à une tâche, leur travail aura un rendement bien supérieur à celui de cent hommes dont leffort sétale sur plusieurs siècles : ce dernier cas est la règle qui a prévalu au cours de lhistoire. Dès lors limpact des inventions nest pas suffisamment ramassé, puissant, pour renverser les relations instaurées à lintérieur dune catégorie définie et leur en substituer dautres, sans passer par la séparation et lopposition qui transforment une figure de lhumanité en une autre figure delle-même.
Toutefois les conditions dans lesquelles nos facultés sont reproduites et inventées subissent actuellement un remaniement profond. La substitution des forces non humaines à lénergie humaine et leur fonctionnement qui ne dépend plus de nos organes sensoriels bouleversent la structure du travail productif. Lextension des procédés non biologiques (livres, systèmes documentaires, machines à mémoire, moyens audio-visuels, etc.) pour lenregistrement des informations venues du monde extérieur accélère et facilite lassemblage et le traitement des capacités et des connaissances les plus diverses. Avant que ces développements atteignent toute leur ampleur, le principe de la division naturelle répond, dans les limites de la formulation donnée, aux exigences qui ont prévalu dans le déploiement des dimensions et des facultés de notre espèce, au cours de son insertion parmi les autres espèces et forces.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
V. Les formulations indirectes du processus de division naturelle
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
Le sens de la division naturelle se précise maintenant, sur le plan réel et sur le plan théorique.
Sur le plan réel, elle découpe un champ daction dont les problèmes sont nettement définis ils ont trait à la métamorphose des genres de travail et de connaissance, et cernent la nécessité dexpliquer et de diriger lévolution de nos facultés et du milieu ambiant dont elles participent.
Sur le plan théorique, pour autant que lexistence et le développement des catégories naturelles se rattachent au phénomène de division, celui-ci paraît affecter conjointement la transformation des facultés humaines et des puissances matérielles, dans leurs domaines respectifs, et la qualité de leurs rapports. Jai signalé en son lieu lenchaînement, la correspondance qui existent entre lordre des parties de la matière et celui des parties de lhumanité. Ensemble elles accèdent à la vie historique de notre nature. Il en découle que cette vie nest pas, comme on veut le croire, un destin anonyme et désordonné, une longue marche dépourvue de lois et de fins, mais la mesure exacte de nos actes et de nos rapports.
La perspective véritablement naturelle du processus de division se traduit de la façon suivante : elle exerce une influence simultanée sur tous les facteurs qui composent la nature humaine, et a fortiori elle intervient au niveau des liaisons qui représentent ces facteurs, dans le passage dun de ses états à un autre. Jai quelque peu grossi ses traits. Je lai fait pour montrer à quel point la division naturelle était un processus original et général. Néanmoins, durant la plus grande partie de notre histoire, cette division a revêtu le caractère dune séparation des sexes et, à un moindre degré, des générations. Laffectation des individus à des tâches définies semblait prolonger une tendance commune à la plupart des espèces animales, la nôtre incluse. Cette apparence est à la source de ce quon a appelé « la division dite naturelle du travail », qui « se base sur lâge et le sexe » . Pour autant quelle recouvre une période où lon ne dispose pas dun surplus de travail et de richesse, où la densité de la population est faible, on ne peut guère la décrire comme une division sociale ou issue de la différence de position sociale des hommes et des femmes . Ce serait extrapoler indûment que de rapporter la division proprement dite du travail à une production dont on ne se propose pas consciemment daccroître la productivité, soit dans le sens dune augmentation de lefficacité des techniques, soit dans celui de la perfection systématique de lhabileté ou du produit. Nous y contemplons le modèle en ces temps très rudes et mythiques à nos yeux dune humanité pour laquelle la reproduction sexuelle et sociale était associée immédiatement à la reproduction naturelle, et pour laquelle les relations entre les hommes et les femmes avaient une correspondance explicite dans les ressources respectives de chaque groupe. Les différenciations sociales et techniques ne se détachent pas de leur matrice naturelle pour devenir les médiatrices complexes, autonomes, que nous connaissons, pas plus que napparaît lécran qui recouvre leur origine. Létat naissant où nous les rencontrons laisse apercevoir, par contraste, le tracé de la division essentielle dont elles procèdent.
Doit-on considérer que le sexe joue le simple rôle dindice de répartition des habiletés dans une collectivité ? Dans ce cas, il faudrait sen souvenir pour rendre compte de la situation qui régnait dans les manufactures du xviiie ou même du xixe siècle, où les femmes et les enfants occupaient des emplois bien déterminés. Or, chacun le sait, la division « basée sur lâge et le sexe » est reconnue dans sa particularité uniquement jusquà la constitution de lartisanat et des sociétés fondées sur la propriété privée. Loin dêtre arbitraire, cette coupure délimite un stade de notre évolution, pour lequel lappartenance au sexe masculin ou féminin nentraînait pas seulement la préparation à lexercice dune partie quelconque du même travail mais aussi, nécessairement, lappartenance à un groupe défini de possesseurs de talents et de ressources. Les hommes étaient chasseurs ou pasteurs, les femmes se consacraient à la cueillette et du moins au commencement de lépoque néolithique à lagriculture. La masculinité ou la féminité nétaient pas les signes dune activité bornée : elles exprimaient chacune un mode singulier, prédominant, dinteraction avec le milieu matériel.
Une césure a eu lieu là où le classement naturel et un classement biologique des individus ont cessé de coïncider. Les subdivisions sociales et techniques ont pris un relief inconnu auparavant, refoulant à larrière-plan la séparation des hommes et des femmes, la spécificité de leurs attributs dans linteraction avec les parties du règne matériel. Mais la division naturelle, suite de coupures et de réordinations biologiques des capacités, ne disparaît pas pour autant. Son contenu se renouvelle à la fin de ce quil est convenu dappeler la préhistoire. Si la division dite naturelle du travail nest plus basée sur lâge ou le sexe, elle paraît lêtre sur la spécialisation de la main et du cerveau. Dun côté on classe les hommes et les femmes qui mettent à contribution de façon courante essentiellement leur énergie musculaire, lagilité de leurs membres et la finesse de leurs sens. Des schémas coordinateurs inconscients guident leurs opérations laborieuses et facilitent lexécution des tâches prescrites. De lautre côté figurent les groupes dont les aptitudes et les intérêts se situent exclusivement au niveau du raisonnement et de lappréhension globale des phénomènes réels. Les méthodes intellectuelles sont le fruit de leurs efforts et le moyen par lequel ils abordent les questions que leur soumet la collectivité. Cette division du travail manuel et intellectuel sinscrit, assurément, dans un contexte social. Elle a néanmoins pour objet de régir lorganisation des hommes eu égard à leurs facultés et à leurs relations dans le monde matériel et avec lui. Ses effets particuliers se manifestent dans lespace des disciplines naturelles sciences, techniques, arts, philosophies et se font sentir lorsquil sagit dinventer ou de reproduire les savoirs et les habiletés. Une place à part, irréductible à celle de la division sociale ou technique, lui est réservée. A quoi pourrait-on la rapporter de manière permanente ?
En face de lartisan qui incarne le labeur du corps, lagilité des doigts, lingénieur, le mécanicien fait valoir lintelligence des mathématiques et la finesse de ses instruments. Lactivité réflexe des mains et la démarche éclairée du cerveau, lart de la répétition et celui de linvention, les séparent et les identifient respectivement au travail manuel et au travail intellectuel. Dès que le savant moderne a pris la place quon lui connaît et que les sciences sont devenues le noyau de toute découverte, lingénieur, héritier de Léonard de Vinci, de Brunelleschi, de Stevin ou de Huygens, a réintégré le règne des techniques et des opérations quasi manuelles. Point nest besoin dinsister longuement pour prouver le caractère pseudo-biologique de ces différenciations ou bien, à tout le moins, laspect non-historique du critère choisi. Rien nautorise à accorder une signification trop littérale à la superposition dun genre de travail à un autre, aux propriétés exclusives des systèmes anatomiques ou physiologiques.
Nous remarquons à ce propos une prédilection pour la qualification biologique de semblables divisions de lhumanité. Elles ont toutes reçu une fonction motrice dans la formation des rapports sociaux et naturels. Cependant, ce nest ni à la masculinité ou à la féminité, ni à la pérennité de lhomo faber ou de lhomo sapiens, à leurs qualités organiques pures, que lon est en droit de concéder pareille fonction. Cest au lien du chasseur avec lagriculteur, de lartisan et de lingénieur, etc., donc aux relations entre les catégories naturelles, que doit être attribuée la dynamique de lhistoire. Quelle ait été appréhendée sous la forme détournée de la séparation des sexes ou sous celle de lindividuation de la main et du cerveau ressort de la conception que lon se fait de la nature. Si lordre naturel se confond, soit avec notre réalité biologique, soit avec la réalité posée hors de nous, indépendante de notre intervention, les différences qui en résultent sont forcément pensées dans une perspective organique et sans référence à la hiérarchie des forces matérielles.
Il nen est plus de même lorsque cet ordre comporte un pôle humain et un pôle matériel qui participent ensemble à un mouvement historique défini. Le cloisonnement qui isole chacun de ces pôles, le recours aux notions tirées de la biologie, lignorance des processus autonomes de lordre naturel, sont autant dobstacles à sa compréhension. Au contraire, tout nous invite à lenvisager dun point de vue spécifique. Plus particulièrement, de même que la nature instituée par des forces inanimées obéit à un ou plusieurs principes la gravité, les forces nucléaires, etc. et que la nature issue de linteraction des êtres animés manifeste un principe général, celui de la sélection naturelle, de même la nature constituée par les forces bio-sociales de lhomme obéit à un principe certain la division naturelle. Si celle-ci était appelée à prendre rang parmi les phénomènes auxquels on reconnaît la capacité dexpliquer et de commander lexistence humaine, il serait souhaitable que des recherches suivies apportassent tous les compléments nécessaires à son intelligibilité. Alors seulement ce qui se présente encore comme une vaste hypothèse pourrait devenir un instrument danalyse précis et heuristique.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
Chapitre VI.La transformation des ressources
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
Cest afin de renforcer leurs rapports avec le monde matériel que lhumanité se différencie et que les hommes se séparent. Mais il ne suffit pas de le constater, il faut encore analyser le processus. Pour rendre compte du fait que lartisan, lingénieur ou le scientifique se dissocient dun cycle de savoirs ou de productions plus primitif et plus global, on a invoqué la présence dun excédent de richesses, avec la possibilité consécutive dune multiplication et dune spécialisation des fonctions sociales. Lavantage certain dune subdivision des occupations ou des travaux, dune mise en uvre de procédés particuliers, dans un champ de savoirs plus limité, contribuerait également, selon cette opinion, à garantir lindépendance des arts et des sciences, et provoquerait la genèse de nouveaux arts et de nouvelles sciences. La division sociale ou la subdivision technique du travail fourniraient donc la réponse à la question que jai formulée. Sil en était ainsi, la division naturelle ne serait pas spécifique. Pour réfuter ces conceptions, il convient de confronter les suppositions théoriques sur lesquelles sappuient les deux premières formes de division aux phénomènes quelles sont censées expliquer.
I. Distribution des richesses et éclatement du savoir-faire
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
1. Laccumulation de surplus sociaux.
La division sociale des travaux décrit la répartition des membres dune société suivant les fonctions productives, commerciales, politiques, administratives quils occupent, la hiérarchie des pouvoirs de direction et dexécution quils exercent, et leurs obligations particulières envers la famille ou lÉtat. Émile Durkheim, dans son célèbre ouvrage La division du travail social a tracé le tableau le plus circonstancié de ce phénomène universel et en a tiré les enseignements les plus précieux.
Parmi les raisons de cette division, on a surtout retenu (a) laccroissement du volume du groupe social, qui contraint chaque individu à se cantonner dans un secteur du travail commun, secteur dautant plus restreint que ce volume est plus grand, et (b) lapparition dun surplus de richesses qui permet à une fraction du groupe social de se libérer de certaines tâches et de se consacrer à une activité spécialisée dont les produits, matériels ou immatériels, séchangent contre le supplément de produits existants. La première raison trouve son illustration dans le passage de la vie rurale à la vie urbaine, la seconde dans la séparation de lagriculture et de lartisanat.
Le cadre étroit de la communauté villageoise faisait un devoir à ses membres dexercer plusieurs métiers ou plusieurs fonctions pour répondre à la demande et pallier la rareté des forces de travail. Le changement de dimension que représente la réunion, au sein de la cité, dun grand nombre dhommes, laccumulation des richesses, létendue du marché, incitent lindividu à rester dans un domaine strictement délimité. Le maître-maçon cesse dêtre à la fois architecte, sculpteur et peintre, le démiurge nest plus homme de lart et marchand. Pour que ces remaniements aient lieu il faut également quune fraction de la société dispose dun surplus, cest-à-dire produise au delà de la quantité de denrées indispensables à la satisfaction de ses besoins. Dès lors, elle peut céder sa production excédentaire à dautres fractions de la société, ou dispenser certains de ses membres du travail de la terre. Une conception inspirée du marxisme a fait de la présence dun surplus de biens consommables la condition de la formation dune nouvelle classe de producteurs et de sa rupture avec lancienne . Laugmentation de la productivité, la disponibilité en nourriture paraissent être au cur de la séparation de lagriculteur et de lartisan. Le grand spécialiste de la préhistoire, Gordon Childe, a exposé cette théorie avec beaucoup dautorité et de cohérence :
« La possibilité de grands progrès techniques dépendait dabord de lacquisition dune habileté dans lagriculture suffisante pour faire rendre au sol un surplus de nourriture. Ceci permettait lexistence de gens, tels que le travailleur habile du silex, et dautres spécialistes, qui ne produisaient pas de nourriture pour eux-mêmes »... « Grâce à la nourriture abondante et à la population nombreuse, il y avait beaucoup dhommes qui pouvaient penser à dautres choses que lacquisition de nourriture en quantité suffisante. La spécialisation devint possible certains devinrent fabricants doutils, dautres potiers, dautres encore fileurs et tisseurs » .
Laccroissement de la population et la pléthore de biens fournissent effectivement les éléments dun modèle auquel nul ne contesterait la cohérence. Rend-il compte de lapparition des catégories naturelles, des grandes familles de professions ? Je ne le crois pas. Examinons, pour justifier ce que javance, cette théorie du surplus.
La constitution dune richesse supplémentaire a, logiquement, trois séries dincidences : augmenter le bien-être, permettre à un groupe de se spécialiser en échangeant ses produits contre ceux dun autre groupe, encourager une collectivité ou une classe à vivre du labeur dune autre collectivité ou dune autre classe. Dans les deux derniers cas, le surplus explique uniquement la possibilité pour lensemble social de se diviser : en lui-même, il ne commande pas plus lapparition de nouveaux producteurs que celle de nouveaux non-producteurs. La seule vertu à son actif est de faciliter la consommation effectuée par une fraction de la société en freinant la consommation dune autre fraction. Laccumulation en quelque lieu de biens stimule lamour de la richesse et le culte de la pauvreté, le raffinement du loisir et la vertu du travail. Son influence sur lépanouissement des arts et lindépendance de la classe artisanale ne présente aucun caractère de nécessité. Peut-on attribuer à une même cause, lexistence dun excédent, des effets aussi dissemblables que la séparation des catégories naturelles et linstitution des classes sociales ?
Par ailleurs, le surplus est une quantité relative. Lagriculteur, sil en a le choix, peut élargir la sphère des biens qui lui sont strictement nécessaires, en accroître le volume, et jouir paisiblement de sa production. Cest le pouvoir de la société, ou celui du maître, qui loblige à se priver des fruits de son travail pour les livrer en tant que « surplus ». Quant à lartisan, cest en perfectionnant son savoir-faire, en fabriquant avec plus dadresse ce que lagriculteur et sa femme produisaient couramment, quil les détermine à lui fournir une quote-part des biens consacrés à la nourriture, à lhabillement, au progrès de loutillage ou à lentretien de la terre. Ces observations convergent vers une seule conclusion : lexistence dun surplus résultant dune productivité accrue nest pas purement et simplement à lorigine dun groupe nouveau de producteurs ; au contraire, la présence de ce groupe indépendant et spécifique peut avoir pour effet lapparition dun surplus. Le rapport entre le nécessaire et le disponible se modifie à cette occasion.
La notion de surplus est, il ne faut pas loublier, une notion économique. Elle exprime à la fois une abondance de richesses qui ne sont pas employées à la poursuite dune production déterminée, et la condition de la distribution de ces richesses dans les différentes couches productives et non-productives de la société. A ce titre, elle peut aussi contribuer à laccroissement des possibilités de création du travail, et par là même à la formation de catégories nouvelles de créateurs de travail. Toutefois, lhistoire nous lapprend, cette formation nest pas liée à lexistence dun tel surplus. Les observations sont très nombreuses à cet égard. Peu de sociétés, jusquà ce jour, ont réservé, avec application et esprit de suite, des biens destinés à encourager la reproduction et linvention des talents. Dans une étude poussée sur lemploi théorique du concept de « surplus économique », Charles Bettelheim écrit :
« Comme je lai déjà observé, le progrès des connaissances et une meilleure diffusion des connaissances peuvent, dans certaines limites, se produire sans utilisation du surplus ».
Ceci lamène à considérer lexistence dune « croissance autonome » qui nest point liée au surplus économique :
« Néanmoins, en pratique (même avec surplus utilisé au développement = 0), certains changements peuvent toujours intervenir dans lorganisation du procès de production et dans lefficience du travail qui permettent une certaine croissance du produit social disponible. De tels changements peuvent être dus, soit à linitiative des producteurs eux-mêmes, soit à celle des autres couches sociales. Cest de cette façon que certaines sociétés primitives, ne disposant pratiquement daucun surplus, ont pu être en mesure de progresser. Cest afin de tenir compte dune telle possibilité de croissance que lon doit reconnaître lexistence dun facteur de « croissance autonome » .
Est-ce le cas uniquement dans les sociétés primitives ? Non. Le phénomène est aussi observé dans les sociétés féodales :
« Ces classes (féodales) nutilisent quune très faible partie du surplus pour le développement et, par conséquent, le produit social disponible ne croît que très lentement, essentiellement sous limpact du facteur de « croissance autonome » .
Bien plus, dans les sociétés socialistes, ce facteur doit connaître un regain dimportance :
« On peut imaginer quavec le développement des loisirs (i. e. avec le raccourcissement du temps de travail) ce facteur de croissance autonome pourra de nouveau jouer un rôle de plus en plus grand » .
Force est de constater que la « croissance autonome » est un processus général et quelle nest pas liée directement à lexistence dun surplus. Donc ce nest pas à celui-ci quon doit sadresser pour comprendre la genèse des catégories naturelles, mais bien à lexistence dhabiletés, soit actuelles dans la sphère domestique ou sociale, soit potentielles, contenues dans les « secrets » des métiers, les théories, les brevets dinvention, les expériences transmises oralement ou publiées dans des ouvrages ou des périodiques, etc. qui, à leur tour, sont les véritables motifs provoquant la formation dun surplus économique et canalisant son investissement.
Le recours à la notion de surplus pour expliquer la différenciation des classes de producteurs ou de créateurs de travail rencontre des difficultés dirimantes. La division sociale quelle vise à éclairer est un principe classificateur et non génétique. Elle reflète le « degré zéro » du placement des capacités et des individus dans les compartiments recensés dune société : agriculture, industrie, police, gouvernement, armée, enseignement, etc. Rien, étant donné sa définition, ne permet disoler les facteurs essentiels de ce placement de ses manifestations accessoires. Par exemple, du point de vue de la totalité sociale, le travail dexécution de louvrier et le travail de direction du capitaliste incarnent certainement un ordre divisé de fonctions vitales. Toutefois ces divisions ne sont pas historiquement actives ou fondamentales. Les rapports du prolétaire au capitaliste, les caractères discriminants de la position de chacun dans la société, ont pour motif lécart des richesses. Si lon séloigne de cette désignation précise pour se borner aux effets de la division, la distribution du travail et la distribution des fruits du travail, le loisir du capitaliste et le surtravail de louvrier se confondent et deviennent interchangeables :
« Les classes inférieures, écrit Émile Durkheim , nétant pas ou nétant plus satisfaites du rôle qui leur est dévolu par la coutume ou par la loi, aspirent aux fonctions qui leur sont interdites et cherchent à en déposséder ceux qui les exercent. De là les guerres intestines qui sont dues à la manière dont le travail est distribué ».
En effet, les guerres intestines sont quelque peu liées à « la manière dont le travail est distribué » entre les classes supérieures et les classes inférieures, mais ce nest pas là leur cause immédiate. Les antagonismes de classes naissent dabord et essentiellement, nous le savons depuis Aristote, de lopposition des intérêts, du contraste entre richesse et pauvreté. A cet égard, la division sociale est un aspect formel, secondaire, et la séquelle dune contradiction profonde qui est le nerf de lhistoire sociale. Elle joue le même rôle formel et dérivé par rapport à lhistoire humaine de la nature.
Résultante de ces deux histoires, le processus de division sociale du travail est leur dénominateur commun, un effet combiné plutôt quune cause agissante, un quid proprium à lune ou à lautre. Il décrit un côté important de la réalité, mais il ne met pas son originalité en relief.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
2. La division ou la subdivision du travail.
Élevée à la dignité de règle universelle par les savants, louée par les rhapsodes, critiquée par des esprits clairvoyants et condamnée par les prophètes de légalité sociale, la division du travail fut proclamée linstrument par excellence de la richesse des nations. Le sujet ne soulève plus les passions. Nous nous y sommes habitués en même temps que son rôle diminuait. Les procédés de cette division sont généraux : un travail, un métier ou une science sont scindés suivant le nombre variable dopérations dont ils se composent ou celui des objets auxquels ils ont trait. Soit que la scission des tâches laisse le loisir à chaque ouvrier de se consacrer davantage à la sienne, soit que le découpage préliminaire permette de confectionner lobjet en un temps moindre, leffet attendu est une augmentation de la quantité produite aussi bien quune multiplication des producteurs. Le tailleur qui nest plus tisseur, le métallurgiste qui nest plus en même temps mineur, peuvent perfectionner leur outillage, améliorer la qualité des biens et produire en plus grande quantité. Par cette méthode, la productivité est accrue, léventail des métiers élargi. La gamme des professions sétend régulièrement : lEncyclopédie en dénombre 250, on en compte 846 en 1825, aujourdhui leur nombre atteint plusieurs milliers. Lindividuation des artisans, des ingénieurs, des scientifiques, etc. ne serait donc rien dautre que le résultat dune de ces quelconques subdivisions des travaux. Cette conclusion ne simpose guère.
Que le peintre se sépare du sculpteur, larchitecte du maçon, ils rendent leur travail plus efficace, leurs produits plus raffinés ; ils développent leurs rapports avec lunivers matériel mais ne les bouleversent pas . Les arts se multiplient, les savoir-faire senrichissent, le nombre total des praticiens sélève, les préceptes de la création du travail sapprofondissent sans pour autant que change radicalement leur assise matérielle. La subdivision des métiers stimule lamélioration des dextérités et ouvre une voie dorganisation sociale de la production. Lorsque cette subdivision eut lieu dans le cadre de la manufacture, elle réduisit les facultés de lartisan à un domaine étroit et les combina de façon quantitative ; elle nen continua pas moins à les faire progresser.
Ce que je viens dobserver à propos de lartisan reste valable pour lingénieur, lagriculteur ou le scientifique. Loin dêtre une modalité de formation de catégories naturelles nouvelles, de talents originaux, la division du travail ne fait que favoriser leur extension. Celle-ci na pas un caractère purement quantitatif. Elle peut provenir, recouvrant des tendances hétérogènes, dune division provoquée par un travail inédit, ou dune division inédite du travail ordinaire. La division entre agriculteurs et artisans est du premier ordre, la division entre artisans dans la corporation ou la manufacture est du second ordre. Les amalgamer est impossible. Tout dabord, le détachement aboutissant à la formation dune catégorie naturelle a pour répercussions la disparition dun genre dhabiletés et son remplacement par un autre. Lorsque la femme se consacre aux arts domestiques (tissage, poterie) et lhomme à la culture du sol, lensemble de leurs savoir-faire gagne en ampleur. La démarcation de lartisan et de lagriculteur a eu pour effet de limiter le savoir-faire de ce dernier. De même, lorsque le peintre, le sculpteur, le maçon, le potier, le tisseur, le forgeron conquièrent lautonomie de leur art, lensemble des arts en profite. Inversement, la séparation du seul art mécanique, celui de lingénieur, davec la famille des métiers et des artisanats, a eu pour séquelle la conversion dune partie de ces derniers en techniques incarnées dans la machine. Ensuite, le potier, le peintre ou le sculpteur, lingénieur civil, lingénieur mécanicien ou lingénieur militaire, se sont différenciés du point de vue de lobjet, contenu concret de leur activité, ce qui a favorisé la progression de leur habileté et la productivité de leur travail. Néanmoins, potier, sculpteur ou peintre, lartisan verra son art reproduit suivant les mêmes règles ; elles lui permettent de saisir les qualités des substances, dassouplir le mouvement de ses bras, de parfaire son adresse ou lacuité de ses sens. En regard, quil construise des machines, des instruments doptique, ou des fortifications, lingénieur accordera une importance explicite aux inventions, à la reproduction de ses connaissances à la fois par la maîtrise des habiletés manuelles et par celle des lois physico-mathématiques qui régissent les phénomènes matériels.
Peut-on se borner à reconnaître entre les deux séries de divisions une simple différence de généralité ? Friedrich Engels écrit que lors de « la seconde grande division du travail », lartisanat se sépara de lagriculture, comme si les séparations intervenues entre les diverses spécialités artisanales et agricoles traduisaient de « petites divisions » et que le processus sous-jacent fût identique. Rien ne semble prouver que cette conception tienne compte de la signification qualitative de ces écarts, de la définition distincte des totalités qui y sont impliquées.
Sans pousser cette opposition jusquà sa limite, ni méconnaître dans la réalité lexistence de transitions, pouvons-nous encore parler de la division du travail comme dun phénomène unique ? Elle sattache à expliquer la multiplication des spécialités dans la perspective du produit et de la production, mais néglige denvisager le renouvellement des catégories naturelles dans la perspective de lhabileté et de son invention.
« Ajoutons que, dans certains cas, écrivait déjà Bouglé , des professions naissent que rien ne faisait prévoir, auxquelles rien danalogue ne correspondait dans les régimes économiques antérieurs. Elles ne résultent pas dun morcellement ; cest lapparition despèces de biens jadis inconnus qui les suscite... Il y a là, à vrai dire, non pas division (du travail) mais création véritable ».
Les divisions ne sont pas « petites » ou « grandes », elle sont principalement distinctes et entraînent des conséquences contradictoires. Dune part elles expriment la dimension de la société, les courants du marché, laugmentation de la somme des habiletés, laccroissement de leur efficacité et lapprofondissement des rapports existant avec la matière. Dautre part, elles traduisent le vieillissement dun type de savoir, lapparition de facultés originales, la transformation dun travail en un autre et la modification des circuits établis entre lhomme et le milieu matériel. Assimiler une division centrée surtout sur la particularité de lobjet, des disciplines ou des métiers le mécanicien, le géomètre, le cultivateur ou le vigneron à une division guidée par la diversité des modalités de création du travail, pour laquelle nexistent que les classes générales du scientifique, de lartisan, etc. ébranle la fermeté de la notion et empêche dapercevoir dans toute leur clarté les mécanismes mis en jeu.
A coup sûr, une catégorie naturelle peut prendre le visage dune subdivision quelconque des travaux. Les ingénieurs, à la Renaissance, se reconnaissaient encore comme un sous-groupe parmi les artisans, sous-groupe d« artisans-supérieurs », suivant la terminologie de Zilsel , et qui
« avaient besoin, pour leurs travaux, de plus de connaissances que leurs collègues et reçurent donc une meilleure éducation ».
Rien détonnant à cela. Une espèce biologique nouvelle est, à ses débuts, une variété dune espèce existante. Mais on nen conclut pas que les lois directrices du développement dune espèce constituée soient valides pour lévolution de lensemble des espèces. La division du travail, elle non plus, quelle que soit par ailleurs son importance en tant que loi de différenciation interne dune catégorie naturelle, ne doit pas être retenue en tant que principe historique de formation de la totalité des catégories naturelles. A force dextrapoler, on risque de convertir en métaphore un processus concret, provoquant la confusion de réalités que lintérêt scientifique commande de discriminer.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
II. La substitution des ressources matérielles ou inventives
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
1. Létat déquilibre.
Le problème soulevé reste donc entier. Pour comprendre le déroulement des divisions naturelles successives, il est indispensable de dépeindre au préalable le cas idéal constamment recherché et jamais réalisé. Ce cas idéal suppose la concordance de deux situations déquilibre :
1. Une articulation du système de reproduction des talents avec les ressources matérielles ou inventives, telle quil ny ait rien dans lorganisation du premier qui fasse appel à des éléments absents des secondes, et réciproquement, aussi bien en quantité quen qualité.
2. Une relation étroite entre le nombre dindividus, le volume de la force de travail disponible qui doit devenir productive, et le nombre dindividus, le volume de la force de travail qui peut le devenir. Autrement dit, les impératifs de la reproduction bio-sociale coïncident avec les impératifs de la reproduction naturelle.
Le premier équilibre, sappliquant aux facteurs propres à létat naturel, signifie la stabilité des échanges entre lhomme et la matière dun côté, ladéquation des liaisons entre les catégories naturelles de lautre. La création des dextérités se maintient à lintérieur des limites existantes et les puissances matérielles corrélatives sinscrivent dans un contexte pré-établi. Aucune invention ne rend complètement caduques celles dont elle procède. Toute reproduction trouve devant elle un chemin tracé avec précision. Chaque phénomène découvert confirme le tableau où est logé lensemble des phénomènes. La subdivision des capacités et des secteurs du monde physique resserre et affine des virtualités reconnues, sans troubler lharmonie et la quiétude de lordre qui les englobe.
Le second équilibre règle lintervention des formes sociales et de leur fondement naturel, le parfait recouvrement des deux. Il implique la superposition des dimensions de la société et du champ de la nature, tout écart étant réduit, soit par élimination de la population et des besoins « superflus » que cette élimination se produise par émigration, homicide, etc. soit par linterdit jeté sur lemploi de certaines ressources ou lapport de dextérités nouvelles. Le régime des castes est la tentative la plus élaborée quon ait faite pour identifier lordre naturel à lordre social, la reproduction sociale et la reproduction biologique avec la reproduction naturelle, bref pour atteindre léquilibre parfait.
Comment ces bilans équilibrés sont-ils remis en question ? Une explication est nécessaire, qui indique aussi les conséquences de cette remise en question. Jen donnerai une esquisse très générale, qui sera forcément au-delà et en-deçà de lévénement réel particulier, négligeant le détail et ne retenant de la division naturelle que ses traits les plus accusés.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
2. La formation des ressources complémentaires.
En reproduisant le travail, théorique ou pratique, et en lexerçant, les collectivités humaines productives, actives, engendrent constamment des habiletés nouvelles, conçoivent des procédés originaux, perfectionnent les opérations existantes. Cette création peut être encouragée ou découragée, elle peut avoir lieu au milieu de lindifférence générale ou être entourée de multiples précautions : elle ne peut jamais être totalement arrêtée. Du reste, il est probablement plus facile daider les talents à proliférer que de stopper entièrement leur progression.
Lobservation courante quant au caractère continu de lavancée des forces productives, de linvention, repose sur ce fait important quest la formation ininterrompue des dextérités et des connaissances au cours de lemploi. Nest-ce pas une particularité qui contraste avec la discontinuité des effets, des changements quelles induisent au niveau social ? « Si la chronologie des inventions est continue, celle de leur emploi est discontinue », observe Bertrand Gille .
Parallèlement à des habiletés nouvelles apparaissent des propriétés nouvelles de la matière, des puissances originales de celle-ci, cest-à-dire des ressources matérielles ou inventives. Cependant, ces ressources nacquièrent pas immédiatement ni dans nimporte quelles circonstances une individualité propre ; elles ne marquent pas le courant de communication principal dune catégorie naturelle donnée avec la matière, et pour cette raison elles ne sexpriment pas de manière ostensible dans le système de reproduction. Elles sont à la fois complémentaires et secondaires, puisquelles interviennent seulement de manière marginale, accidentelle, au cours de laction sur le monde physique, et les savoirs afférents ne sont pas reproduits spécifiquement, en eux-mêmes et pour eux-mêmes. En regard des ressources qui contribuent principalement à la vie des hommes, par rapport auxquelles les facultés de ceux-ci sont réparties, entretenues, ces richesses matérielles et spirituelles demeurent périphériques. Nous les appellerons des quasi-ressources. Il en a été ainsi de lhabileté des femmes à tisser les fibres, à faire cuire les aliments, à fabriquer des poteries, ou encore de lemploi du fer qui, avant de devenir un matériau indispensable à la production artisanale, servait, à l« âge du bronze », à faire des ornements. Pendant des siècles, la puissance de leau et de la vapeur, connue des Grecs et des Romains, est restée secondaire, si elle nétait pas comme inexistante. Les ateliers artisanaux du Moyen Age regorgeaient dinventions grandes et petites, de savoir-faire qui parfois se perpétuaient et parfois périssaient avec leur auteur.
Pour que de telles ressources marginales surgissent et subsistent, un travail complémentaire ou marginal doit être disponible. Sa virtualité réside dans les immenses capacités biologiques et intellectuelles qui existent à chaque époque et auxquelles on na recours que de manière partielle . Les facultés dun professeur ou dun ingénieur, dun agriculteur ou dun médecin, leur permettent dexercer honorablement leur profession et de répondre aux demandes de leurs employeurs ou de leurs clients. Cependant, elles débordent dordinaire le champ des applications routinières, et aiguillonnées par une difficulté ou par lappât du gain, attirées par létrangeté dun phénomène ou la nécessité de compléter le cycle de certaines productions courantes, elles peuvent sengouffrer dans la voie de la recherche. La contrainte ou la passion qui en résultent détournent le temps laissé vacant par les occupations routinières vers laction sur les phénomènes matériels, la combinaison des idées ou le bricolage dun outil . Une fraction, rendue disponible, de la vie de millions dindividus, sest dépensée, se dépense dans des activités qui semblent navoir pas immédiatement trait à une production établie, à un savoir reconnu. Sans arracher une parcelle de temps à celui que la société exige et rétribue, soumis à la contrainte dun sous-groupe professionnel ou savant, mûs par le besoin délargir leur être, ces hommes engendrent pour ainsi dire un autre temps, où leur virtuosité se développe selon dautres règles, espère le succès, subit léchec. Aux yeux de la plupart ils peuvent passer pour des amateurs. Ils ont parfois nom Fermat, Descartes, Boyle, Cavendish, mais le plus souvent ils demeurent anonymes. La fortune ny fait rien. Riches ou pauvres, ils sexposent au mépris, au risque représenté par des essais nombreux et aléatoires. Lélan individuel et la pression dune partie de la collectivité se conjuguent pour que le temps indispensable à cet emploi supplémentaire des facultés soit dégagé. J. Bellers apostrophe les artisans en ces termes :
« Car, de même quun mécanicien, lorsquil atteint trente ans, est capable dapprendre nimporte quelle partie de sa profession qui a déjà été découverte, il faut quil ait lesprit bien obtus si, en trente ans de plus, il ne peut ajouter quelque chose à son art, à condition que les besoins de sa famille lui permettent de dépenser une partie de son temps et de son argent en dehors des sentiers battus de son métier ».
Cet appel a été renouvelé à chaque époque de lindustrie, et même aujourdhui, où linvention est devenue une industrie, il continue à lêtre sous forme dun conseil déconomiste :
« Une transformation du loisir « volontaire »... signifierait que certaines personnes qualifiées sont prêtes, moyennant quelque encouragement, à consacrer plus de temps à une activité inventive, non pas aux dépens dune autre activité productive, mais aux dépens dune partie de leurs loisirs ».
Encouragé par un groupe humain, découragé par un autre que lon songe aux guildes du Moyen Age le mouvement qui induit les hommes à se consacrer au parachèvement de leur savoir, à multiplier les tentatives pour découvrir ou résoudre une difficulté, ne sest jamais interrompu. Derrière le travail que, pour son importance ou sa solidité, une société estime mériter strictement cette dénomination, ce labeur extraordinaire sefface comme non-travail, inutile et improductif. Superflu, même, puisquil se prolonge au-delà de ce qui est attendu pour produire au jour, reproduire ou entretenir une force de travail. Mais ce superflu est créé par les conditions mêmes dans lesquelles fonctionnent les capacités, et qui poussent à poursuivre une tâche au-delà dun découpage arbitraire, dune norme légitimée. Activité volontaire si lon y consent, loisir laborieux, si on le préfère, tantôt gratuit, tantôt nécessaire, il porte à la longue ses fruits. On pense, évidemment, à la tension du créateur et à la transmutation des valeurs, au jour où le travail nocturne deviendra loccupation diurne, à lannonce des futurs travaux profitables où ce qui était jeu ou simulation de la vie devient son sérieux et sa matrice.
Dans le circuit des productions habituelles, les procédés neufs et les matières nouvelles qui composent les quasi-ressources obtenues, en partie, au cours de ce travail supplémentaire, sont jugés par rapport aux ressources et aux contenus des savoirs prédominants. Leur exploitation demeure donc subordonnée dans ce contexte. Mais les quasi-ressources se développent sous leffet de la concentration et de lévolution progressive des productions établies. Leur rapprochement, lassociation de ce qui a été découvert de manière indépendante et dispersée, conduit à instituer une communauté des hommes attachés aux savoirs marginaux, exclus du cycle stable de la vie productive. Ils sont par là même capables de faire entrer le divers dans une nouvelle unité. Lampleur prise par les ressources, le rythme de la reproduction des talents existants, codifiés, renforcent limportance des ressources complémentaires, et des facultés sajoutent à titre auxiliaire aux facultés fondamentales et reproduites à ce titre. Ainsi, nous le savons, le savoir de lingénieur, pendant longtemps fut un complément aux savoirs du peintre, de larchitecte, du charpentier.
La présence de ces quasi-ressources rend inadéquats les rapports du système de reproduction avec les ressources matérielles, le rapport qui lie les qualités humaines prévalentes aux forces matérielles. Le travail reproduit révèle ses limites, puisquil ne peut ni sappliquer aux exigences des facteurs matériels, ni les satisfaire, lunité quil représente sopposant à lunité naissante. Le déséquilibre consécutif se manifeste en ce que les ressources complémentaires, se formant continuellement, se perdent ou tombent en désuétude avant davoir connu leur plein essor, avant davoir contribué efficacement à laccomplissement des initiatives qui ont favorisé leur apparition.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
3. La lutte pour la nature.
Ce déséquilibre porte sur les rapports de linvention avec la reproduction et la consommation ou léchange. Dans le premier cas, léquilibre est rétabli lorsque le système de reproduction est modifié les quasi-ressources se changeant en ressources donc lorsquon bouleverse les productions essentielles. Dans le second cas, on réduit lécart, dans un système donné, en répartissant les ressources de manière à concentrer un plus grand nombre de producteurs, donc de manière à améliorer la productivité de lensemble donné. La ligne de partage de la division naturelle et de la division du travail devient encore plus nette : dun côté la séparation est liée à léclosion de ressources complémentaires, de lautre côté léquilibre dépend dune redistribution effective de ressources du même genre. Assurément, on ne doit pas accorder à ces classifications une valeur rigide, ni leur faire correspondre des réalités trop particulières.
Néanmoins, ici et là, dautres ressources complémentaires, par exemple labondance de force de travail humaine due au déséquilibre entre la reproduction sexuelle et sociale et la reproduction naturelle, ont un rôle à jouer. Le facteur démographique est important, et M. Daumas pouvait à juste titre déplorer une carence sur ce point : « Linfluence numérique des protagonistes sur le progrès technique a toujours été négligée » . En effet, nous voyons toujours ce facteur à luvre. Dans toute société, dans tous les modes de production connus, apparaissent peu à peu des écarts touchant au nombre dindividus vivants disponibles et aux possibilités dassurer leur entrée dans le cycle productif, sinon leur subsistance. Il ne faut pas envisager les causes de ces écarts séparément, dautant plus quelles ninterviennent pas avec une intensité constante au cours de notre histoire. Une de ces causes biologiques nous est très familière : elle a trait au rythme de renouvellement des individus dun groupe humain. La proportion des naissances aux décès est rarement, à long terme, égale à lunité. Seul le législateur platonicien ou le poète peut y croire, ainsi que Charles Babbage, le génial inventeur anglais, lécrivait à Tennyson :
« Monsieur, dans votre poème si beau par ailleurs, il y a un vers qui dit :
A chaque instant meurt un homme, A chaque instant naît un homme .
Il doit être manifeste que, si cela était vrai, la population du monde serait constante. En vérité le taux des naissances excède légèrement le taux des décès. Je suggérerais que dans une nouvelle édition de votre poème vous disiez :
A chaque instant meurt un homme, A chaque instant naît un homme un seizième .
Strictement parlant, cela nest pas correct, le chiffre exact est si long que je ne puis le faire entrer dans un vers, mais je crois que le chiffre de 1 1/16 sera suffisamment exact pour un poème ».
Lhypothèse dune croissance de la population humaine implique laccroissement des talents et des ressources mis à sa disposition, un accord entre les forces matérielles humaines et les forces matérielles non-humaines. Si ce nest pas le cas, la reproduction naturelle nest pas adaptée aux conditions réelles. Cet état de choses peut provenir de causes sociales. Parfois le maître prend une part trop grande du produit sans laisser à ses serfs nourriciers de quoi faire vivre et élever leurs enfants, afin de perpétuer la servitude fondée sur un même travail. Dautres fois, des coutumes, notamment dans les économies agraires, entraînent la subdivision des terres, et limpossibilité pour une partie des enfants de la famille de poursuivre les activités héréditaires auxquelles ils étaient destinés. Lexploitation, la guerre, le dérèglement du système social ont eu invariablement pour conséquences lépuisement, la dévastation des ressources en terres, en bois, en métaux privant lagriculteur ou lartisan de leurs champs ou de leurs matières premières. Enfin, la productivité du travail et cest là, sit venia verbo, une cause naturelle peut rendre une forme de reproduction naturelle socialement et biologiquement inadéquate. Dans lagriculture extensive sur brûlis, il y a un rapport optimum entre la surface des terres cultivées et la surface des terres cultivables, qui permet datteindre une certaine fertilité du sol et de produire efficacement. Lorsque ce rapport nest pas respecté, et que le nombre des terres cultivées saccroît démesurément, les sols sépuisent ou sont envahis par les mauvaises herbes, et il sensuit une dégradation, une moindre fertilité des champs. Le fonctionnement de ce système productif est incompatible avec le rythme dexpansion démographique, car, plus celui-ci sintensifie, plus la culture devient extensive ; mais en même temps son rendement sabaisse, ses résultats se détériorent. Léquilibre de lensemble est menacé et la reproduction des agriculteurs compromise. Ainsi ce qui à un moment avait permis un développement de la population au delà du niveau autorisé par la chasse ou la cueillette cesse de pouvoir lassurer à un autre moment . De même, le perfectionnement des dextérités prédatrices du chasseur a eu pour contrepartie lextinction trop rapide de quelques espèces sauvages par exemple le cheval en Amérique du Nord et pour séquelle limpossibilité ou linutilité pour une partie de la collectivité dexercer ses dextérités.
Toutes ces circonstances créent une masse dindividus surnuméraires la prétendue surpopulation une force de travail potentielle la réserve de travail qui cherche une activité, et à qui il faut en fournir une. Larmée, la guerre, la famine, les hécatombes systématiques collectives sont des solutions locales auxquelles on a eu recours, sans toutefois trouver de remède permanent. Lélargissement de la reproduction naturelle et de la production sociale semble avoir prévalu avec nécessité. Cela est vrai, en moyenne et du point de vue général qui est le mien actuellement ; seule une étude historique concrète appuyée par une théorie de la population qui nous fait actuellement défaut pourrait nous renseigner avec profit sur les voies empruntées dans les diverses sociétés à telle ou telle période de leur histoire. Quoi quil en soit, une chose est certaine : cet élargissement de la reproduction naturelle qui englobe les individus surnuméraires a lieu, soit dans la direction des talents prédominants et des forces matérielles ordinaires quil multiplie, soit dans celle de lappropriation des quasi-ressources , en bouleversant les bases matérielles de la vie collective.
Du point de vue démographique ou social, les deux directions sont équivalentes : les ressources complémentaires en forces de travail sont utilisées ; le nombre de producteurs saccroît et la subsistance générale est assurée. Du point de vue naturel, au contraire, cest dans le deuxième cas seulement que sétablit une relation nouvelle au monde matériel : au lieu que sétende une réalité déjà actualisée, cest une réalité latente qui sactualise. Laugmentation du nombre de paysans par le défrichement de nouvelles terres ou la colonisation est une chose, la reproduction de la population paysanne surnuméraire sous forme dartisans en est, de toute évidence, une autre . Dans le premier cas, lhumanité se maintient en contact avec les mêmes forces matérielles et reste dans le même état de nature ; dans le deuxième, elle approfondit le contact avec dautres forces matérielles et se prépare à sinstaller dans une nouvelle nature. Lagriculteur grec quittant sa patrie pour dautres terres, sises dans des colonies lointaines, emporte avec lui et prolonge lunivers dHésiode et des mythes de la création ; son compagnon chassé du labour, sinitiant aux arts et transmettant cette initiation, prépare lavènement de la philosophie et létablissement de la nature organique.
Cest un fait dobservation : la constitution de nouvelles branches de la production, de nouvelles espèces de producteurs, succède à un essor démographique, en se produisant aux époques et dans les pays où il existe des réserves en forces de travail. Que lon songe aux viie et vie siècles avant J.-C. en Grèce, aux xe, xie et xiie siècles de notre ère, ou encore à la situation de la population à la Renaissance et aux époques qui la précèdent ou qui lui font suite immédiatement. Mais il ne suffit pas de la présence dune telle réserve dhommes : il faut encore quelle rencontre dautres ressources en habiletés, quelle samalgame aux germes dun savoir et saccorde à un aspect du monde matériel suffisamment mûri, pour sépanouir sur le terrain ainsi préparé. Quel que soit le contenu de ces « germes », les caractères de ces variantes naissantes de lhumanité, nous les voyons toujours incarnés par des groupes diffus, minoritaires dans la société et dans la production, représentant pratiquement les ressources marginales. Les artisans furent longtemps des réprouvés, des individus marqués comme des étrangers, sacrés et craints, membres de tribus nomades, subsistant dans des conditions précaires et mal définies par lensemble des sociétés. La mobilité aventurière de lingénieur, lincertitude de son insertion dans une collectivité corporative, les traits errants et imprécis de son activité, ressortent de la biographie de chaque grand ingénieur et architecte dont lEurope moderne à ses débuts nous a laissé le souvenir. Maintenus à la périphérie de la société, ces producteurs potentiels sont aussi des « auxiliaires », dont la fortune et le destin sont liés à la guerre, à lindustrie de la mort, à la destruction et à la consommation du produit social. Les armées faisaient appel à ces « auxiliaires » spécialisés et ceux-ci trouvaient à employer leurs facultés au service des gouvernants prévoyants ou parmi les soudards et les princes ambitieux dans un milieu où les freins de la société civile ne jouaient pas directement. Dautres exigences de la société, notamment celles du pouvoir et de lentretien de léquipement collectif, ont concouru à préserver ces hommes et leurs talents, à rendre leur savoir indispensable. Le système oriental dirrigation des terres, commun à de vastes régions, à de nombreuses communautés agricoles, exigeait des habiletés et provoquait des initiatives qui dépassaient le cadre des routines, des connaissances répandues à lintérieur de chaque unité intéressée. Ladduction des eaux, la construction des fortifications, lérection des édifices publics, nétaient plus des tâches individuelles mais des tâches communautaires. Avant lusine moderne ou la manufacture classique, les arsenaux de guerre réunissaient des artisans pour la coordination desquels un mécanicien était tout indiqué. Le travail des artisans à laube des grands empires orientaux, celui de lingénieur à une époque plus récente, était souvent directement social, dans le sens quils se trouvaient aux ordres dune collectivité et vivaient de ses libéralités, à moins quils ne fussent dans la dépendance dun potentat, ses domestiques ou ses courtisans.
Dans tous les cas, ces auxiliaires sont placés hors du cycle prédominant de production sociale ; ils peuvent le considérer de lextérieur, comme un objet, car il leur est à la fois interdit et familier en tant que matière à laquelle ils sappliquent et quils servent accessoirement. Cet écart traduit un rapport dexclusion et de substitution ; il rend impossibles la complémentarité et la coopération.
Lassociation des ressources complémentaires humaines et des quasi-ressources est sujette à de grandes fluctuations, et on ne peut en indiquer la direction ni en fixer la loi. Tantôt les ressources marginales en talents et en matières attirent une force de travail inutilisée, tantôt lexistence de cette force de travail amorce le mouvement des facultés prêtes à se multiplier autant quil le faudra. La circulation des hommes et la propagation des talents sont complémentaires et conduisent à deux séries deffets : dune part la survie dune fraction de la population primitivement destinée à être anéantie, et dautre part lenracinement et la multiplication de lébauche dune version nouvelle de lhumanité, entretenant avec le monde objectif une relation neuve. Le phénomène est trop fondamental pour ne pas appeler des recherches détaillées, qui feraient justice des thèses répandues sous le nom de diffusionnisme. Mais il est souhaitable de lenvisager on ninsistera jamais assez sur ce point dans une double perspective. Les conditions démographiques, sociales et géologiques constituent un champ favorable à lextension des quasi-ressources, à la métamorphose dune simple ébauche en catégorie naturelle pleinement manifeste et agissante . Ces conditions ne sont cependant pas suffisantes : elles impliquent et prennent ce sens dès lors que la création des habiletés, les ressources complémentaires et les causes climatiques qui les fortifient et les rendent efficaces ont atteint un certain stade. Songeons à lapparition de lagriculture et des agriculteurs. Le réchauffement du climat qui a eu lieu au huitième millénaire avant J.C. a favorisé sans conteste la culture des plantes. Dautres réchauffements analogues sétaient déjà produits à plusieurs reprises. On peut supposer que le dernier a eu ce rôle privilégié parce quil coïncidait avec la concentration de certains savoirs concernant le travail de la terre et la croissance des plantes, et une saturation des possibilités de reproduction des populations de chasseurs . En substance, le processus bio-social et le processus naturel sont également déterminants, le premier apparaissant même comme une partie du second, puisque :
« toute transformation de matière naturelle en valeur dusage humaine ne conduit pas à révéler de nouvelles forces naturelles, ni nactualise de nouveaux côtés de la nature pour le processus de travail. Il est vrai que, sans processus social de production, quel quen soit le degré, il ny a pas dactualisation. Mais le travail seul ne suffit pas. Il faut que le travail reçoive la possibilité dune occupation nouvelle. Là où ce nest pas le cas, le processus de reproduction « piétine ». Alors il ny a pas développement mais uniquement répétition » .
Lattrait et la sécurité de la répétition sont perturbés par limbrication des diverses ressources complémentaires hommes, facultés, matières dont naît une nouvelle humanité (et également de nouvelles assises naturelles pour la société), humanité douée de qualités particulières, attachée dune autre façon aux dimensions de lunivers. Ce qui rend son apparition possible, cest quen se consacrant à ces ressources, elle se sépare de lordre humain existant ; elle le modifie en généralisant les puissances intellectuelles et matérielles qui lui sont propres. Dès lors, au lieu de se perpétuer en tant que catégorie naturelle déjà présente, la collectivité humaine se perpétue sous une autre forme ; au lieu de se reproduire, à un moment, comme agriculteur, elle se reproduit comme artisan ; ou bien, à un autre moment, au lieu de se multiplier comme artisan, elle se multiplie comme ingénieur.
La généralisation sopère dans deux directions. Lune consiste à instaurer et consolider un mode de reproduction original. Lartisan impose de nouvelles normes dacquisition du savoir-faire, lingénieur se révolte contre la tyrannie du maître sur lapprenti et prône la publication douvrages, la création décoles, dacadémies, d« Instituts de mécaniciens » appropriés à ses besoins. Lautre direction dévolution, non moins importante, a pour effet dobliger les producteurs ordinaires, les catégories établies, à entrer de façon continue et organique en rapport avec les groupes dhommes apparus à la périphérie du système de reproduction. Pour assurer un débouché à leurs capacités, à leurs ressources, à la gamme de leurs produits, et contraindre les autres fractions de la collectivité à leur fournir les éléments indispensables à leur activité, les groupes marginaux doivent transformer lensemble du travail et de ses soubassements matériels. Cest à ce prix, en cultivant méthodiquement les dextérités, les connaissances et les ressources inédites, en les opposant aux dextérités, aux connaissances et aux ressources prédominantes, quune catégorie en devenir accède au domaine et au travail dune catégorie établie : lartisan au travail manuel de lagriculteur et de la femme, lingénieur à lhabileté de lartisan, etc. Cest ainsi, en pénétrant dans des branches de production auparavant fermées, que se manifestent des liens darticulation, et que les nouvelles relations de dépendance remplacent les anciennes. Limpératif de la coopération prend le pas sur celui de lexclusion, la division naturelle devient la toile de fond dune véritable division sociale du travail. Cet aboutissement survient par un cheminement spécifique pour chaque catégorie naturelle. Partout demeure sensible, toutefois, la transformation des fondements matériels ainsi que celle de lhumanité, de ses qualités physiques et spirituelles, de la quantité et de la qualité de ses besoins. Il devient possible à des groupes dindividus, distincts par leurs facultés, de vivre sur un même territoire en sattachant à des matières différentes , à linstar des espèces biologiques susceptibles de cohabiter sur une aire commune si elles se procurent des ressources particulières. Ceci permet simultanément à lhumanité de sétendre, non parce quun plus grand volume de ressources favorise la subsistance dune population plus nombreuse, mais surtout parce que la présence dun éventail dhabiletés plus étendu accroît les chances de survie de chacun. La multiplication signifie, en loccurrence, passage dune force matérielle à une autre, substitution progressive dune force matérielle à une autre, combinaison dans un système de reproduction adéquat. Le couple artisan-agriculteur prend la relève du couple agriculteur-chasseur ou pasteur, et le couple artisan-ingénieur succède au couple artisan-agriculteur.
On considère généralement que luvre de notre espèce a été de lutter contre les forces de la nature : les eaux, les vents, les fleuves, les animaux, etc. Cette lutte si lutte il y a ne lui a pas été imposée dans ces termes simples : lhumanité elle-même en est linstigatrice. Les agriculteurs eurent à maîtriser les inondations, mais ils avaient fait dépendre leur vie de ces inondations, leur ayant donné une portée humaine. De même, les scientifiques sappliquent à vaincre la pesanteur, parce quelle est pour eux partie de leur discipline, la raison et loccasion dexercer leur talent. Le combat nest point permanent, ladversaire na pas un visage immuable. Les hommes nont pas affronté les « forces de la nature » pour combler un manque physiologique ou intellectuel, ni pour égaler la perfection de laccord des animaux avec leur milieu. Ils lont fait chaque fois quils ont dû se constituer une réalité, chaque fois quil leur a fallu fournir un environnement à leur présence, et, par là, dépasser un état déjà présent. Lutter pour la nature et non contre la nature, tel est le sens véritable de leur effort. Si aucune partie de lhumanité nest jamais adaptée à lordre naturel, chacune lest à son état de nature où elle cherche à parachever ses facultés et à engendrer les propriétés matérielles correspondantes. Là ses talents arrivent à maturité et sont reconnus, là prend fin son errance et la menace dune retombée dans lindifférenciation ou le néant. La division en catégories naturelles est simultanément la voie quemprunte lhumanité et sa réaction au déséquilibre entre la manière dont elle se reproduit et ce quelle invente, la solution quelle apporte au conflit de ces processus avec son organisation sociale.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
Conclusion.
Lorsque notre espèce fut projetée par Emmanuel Kant au centre du savoir et par Karl Marx au centre du système social, ce fut une révolution, que lon a judicieusement qualifiée de copernicienne. Toutefois, comme pour la révolution copernicienne authentique qui lui sert de modèle, il ne suffit pas de découvrir le centre vrai de lunivers pour en restituer limage fidèle. Il faut encore bouleverser lunivers lui-même pour fixer la position du principal agent qui y est à luvre, énoncer les lois les plus appropriées à son action et lui permettre de poursuivre la tâche commencée. Cest à une pareille révolution, képlérienne cette fois, quinvite linsertion de lhistoire humaine de la nature dans le tableau et la vision du réel, en fixant la place de la connaissance et la fonction de la société dans lespace ouvert par ce bouleversement.
Jai tenté de fonder le modèle théorique de cette histoire et de la nature quelle concerne. Il réunit en un domaine défini et cohérent une série daspects de la réalité invention, disciplines naturelles, évolution de lunivers matériel et des groupes humains, etc. que lon avait lhabitude de négliger ou de considérer distinctement.
La théorie sur laquelle repose le modèle, en échange, sefforce danalyser les contradictions ayant trait à ce domaine. En premier lieu, elle relève la contradiction qui existe entre le fait quaucune partie du milieu matériel ne nous soit accessible sans être au préalable associée à un savoir, amalgamée à un instrument humain, et la tendance à identifier lordre naturel à une masse compacte déléments matériels, homogène et entièrement extérieure. Les informations recueillies et les principes établis à propos de telle substance ou de tel phénomène sont liés à nos capacités dagir, à notre organisation intellectuelle. On ignore la teneur des axiomes régissant le mouvement mécanique en soi si cela a un sens tout comme on ignore la formulation de ces axiomes par un être entièrement chimique ou électrique. On a déjà fait de lastronomie comparative en étudiant la façon dont se présente le système planétaire du point de vue de chaque planète. Nous navons pas encore dépistémologie comparative décrivant les facettes de lunivers physique à partir de chacun des termes qui le composent. Parmi ceux-ci, jusquà ce jour, le sujet humain est le seul repère auquel tout le reste soit relié. Il est inconcevable quil soit pensé, placé hors dun réseau de relations auquel il donne un sens et quil constitue :
« Les dieux avaient donné à lhomme lintelligence et les mains et lavaient fait semblable à eux, écrivait Giordano Bruno , lui donnant une faculté au-dessus des autres animaux qui consiste non seulement à pouvoir agir suivant la nature ordinaire, mais en outre hors des lois de celle-ci ; afin que, formant ou sachant former dautres natures, dautres cours, dautres ordres, par son esprit, par sa liberté, sans laquelle il naurait pas cette ressemblance, il en vienne à se conserver dieu sur la terre ».
En deuxième lieu, il y a incompatibilité entre la tendance à reconnaître lhomme dans la nature par ce quil est biologiquement, psychiquement, et la volonté de lexclure du contexte de celle-ci en raison de ce quil fait, individuellement, socialement. La majorité des facultés humaines, nerveuses, anatomiques, dans leur état actuel, sont consécutives à la découverte et à lutilisation des artefacts. Nous les voyons participer à un processus dont laboutissement est un ordre naturel et non pas, comme on dit, une nature humanisée. Celle-ci serait une nature transformée par le travail humain, une réalité subsistant sur un autre mode, dans des conditions différentes, et qui aurait reçu une forme nouvelle uniquement pour répondre aux exigences dun agent toujours extérieur. Lessentiel nest pas ici lacte transformateur mais lacte constitutif, lorganisation particulière des propriétés de la matière et de nos capacités. Aucune tentative qui voudrait nous rattacher à la nature sous un premier aspect et nous en détacher sous un second ne trouvera de critère suffisamment assuré pour que lon puisse éviter la confusion des postulats et lincohérence des conséquences.
En troisième lieu, la vision de laction des hommes dans le monde matériel en tant que cette action obéit à un impératif supérieur, à un penchant irrépressible à conquérir la nature, à révéler son image définitive, est démentie par la réalité de cette action qui conduit à perfectionner létat dune nature particulière (mécanique, organique, etc.) à la défendre, ou à résister à tout ce qui peut la remettre en question. Pour cette raison, il est illusoire daffirmer que lon possède la nature en tant quentité autonome, fermée ou ultime. Au contraire, on lélabore progressivement et on la réordonne périodiquement. Il nest pas non plus exact de dire quil sagit, à cet effet, dannexer une région délimitée dans lespace et dans le temps : ce que nous maîtrisons, cest un mouvement, en transformant des relations dont nous sommes lun des termes.
Enfin, non moins manifeste paraît la contradiction entre la reconnaissance du caractère historique de lhomme et de la matière, et le présupposé de la non-historicité de la nature. Sur ce point, pour confronter des théories et des résultats qui sexcluent mutuellement, il ma fallu rejoindre une pensée que dautres hommes, avec davantage de candeur et une acuité ne le cédant en rien à celle de notre époque, ont préfacée par des formules frappantes et durables. Ils ont en effet proclamé, à des instants privilégiés et avec une constance digne dattention, que les êtres divins qui ont monté la fabrique de lunivers ont été des cultivateurs ou des pasteurs, des démiurges ou des ingénieurs, et quils ont suivi la voie que parcourt chaque être humain dans sa rencontre avec les êtres non-humains. Ce nest pas là, comme on le croit ordinairement, une projection aliénée dans un ciel étranger. Le monde se refuse à lintelligence, se mue en astre mort, renie le sens de sa propre existence, si, dans lévénement de sa constitution, on ne le voit pas incarner le labeur du pasteur ou du cultivateur, de lartisan ou de lhorloger ; jajouterai à cette compagnie toutes les sortes de savants. Le souffle qui traverse ces visions est celui de la reconnaissance émue, violente, spontanée, du sujet naturel par lui-même.
En synthétisant les propositions résultant du travail destiné à élucider ces contradictions, jai énoncé et établi les notions et les rapports ou principes qui sinscrivent dans le contexte dune conception déterminée. Pour linstant, ils se présentent en quelque sorte comme ma construction. Il convient à présent de prouver quils reflètent également le réel.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
DEUXIÈME PARTIELÉVOLUTION DES CATÉGORIES ET DES DISCIPLINES NATURELLES
PREMIÈRE SECTIONLA NATURE MÉCANIQUE ET LA STRUCTURE DES CATÉGORIES NATURELLES
Chapitre premier. La formation des catégories naturelles et lunité de lhistoire de leurs disciplines
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
« Lesprit humain suit dans le développement des sciences et des arts une marche déterminée, supérieure aux plus grandes forces intellectuelles qui napparaissent que comme des instruments destinés à produire, en temps donné, des découvertes successives. Quoique cette force dérive de nous, il nest pas plus en notre pouvoir de nous soustraire à son influence ou de maîtriser son action que de changer à notre gré limpulsion primitive qui fait circuler notre planète autour du soleil ».
De cette marche déterminée, à laquelle Saint-Simon attachait tant de foi, nous avons acquis une vue plus précise : elle est tout entière contenue dans le processus de division naturelle. Ses concomitants biologiques, malgré les lumières de la génétique, nous demeurent cachés ; quant à ses prolongements sociaux, ils restent aussi à explorer. Si lon veut asseoir le constat propre à cet essai, un examen approfondi savère indispensable. Au préalable, létude de quelques problèmes actuellement non résolus simpose. Ils ont trait à :
la définition des catégories naturelles et la prise en considération des liens qui unissent les couches productives et les couches non-productives, les intellectuels notamment ;
lélucidation du rapport existant entre les disciplines naturelles sciences, arts, techniques, philosophies en tant que matériaux véritables, tangibles, de la nature et de son histoire.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
I. Les deux fonctions dune catégorie naturelle
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
1. Des filiations évidentes.
Au cours du processus de division naturelle, nous voyons surgir de nouveaux groupes dhommes, frayant un accès à leur savoir, aux uvres accomplies et à leurs assises objectives. A chaque état de nature organique, mécanique, ou cybernétique, pour nenvisager que ceux que jai retenus correspond une catégorie particulière de « porteurs dinvention » lartisan, lingénieur, le scientifique. Peut-on associer aux deux premiers la classe des intellectuels et des savants et justifier cet appariement ? Font-ils partie dune unité à laquelle sapplique avec une égale rigueur le principe de lhistoire humaine de la nature ? Sil nen était rien, si le savoir de ces époques était lapanage exclusif des clercs et des idéologues, la généralité des analyses précédentes serait gravement compromise. Il est possible de trancher la question en rappelant certains faits et en mettant en lumière les conditions daction et la fonction dune catégorie naturelle.
Sans conteste, les philosophes anciens sont, par leurs intérêts et souvent par leur origine, liés à la classe artisanale, car cest là une inférence qui simpose : les philosophes se sont formés au contact de lartisanat ou en le prenant pour modèle, et, pour ainsi dire, dans son sein et dans son prolongement. Bien entendu, cela nest pas vrai dune façon absolue. Quand un groupe nouveau de détenteurs de facultés originales se détache, des hommes provenant des milieux les plus divers convergent vers lui, puisquils trouvent là un débouché inespéré à leur génie, à leurs aspirations et à leurs ambitions les plus légitimes. Dans un autre ordre de réalités, les classes sociales ont souvent eu à leur tête des hommes qui ne sortaient pas de leur sein. Les doctrines révolutionnaires nont pas toujours été conçues par des individus appartenant à ces classes, pas plus que celles-ci nont sécrété elles-mêmes toutes leurs têtes politiques. Il en a été ainsi dans le monde antique, comme pour les révolutions socialistes modernes. Personne ne nie pourtant que ces hommes aient participé de la complexion des classes auxquelles ils ont lié leur sort. Pourquoi nen irait-il pas de même, sagissant de lavancement et de la composition des catégories naturelles ? En ce qui concerne la Grèce, pour revenir à lexemple choisi, le rapprochement du philosophe et de lartisan, leur imbrication, sont chose évidente. A condition que, pour le premier, on ne pense pas uniquement à Héraclite et à Platon, et, pour le second, uniquement au boulanger ou au savetier. Suivant les critères des viie et vie siècles avant J.-C., Thalès qui construit des ouvrages dart, Anaximandre qui fabrique des gnomons, Empédocle qui soigne et guérit sont hommes dart. Xénophane est le représentant direct dune des branches de lartisanat quHomère mentionne dans sa liste des métiers : le ménestrel. Pythagore et Socrate ont baigné dans un milieu familial où lon pratiquait des métiers. Aristote fut fils de médecin. On sait que le médecin faisait partie des technitai, des artisans .
Si lon juge ces associations adventices, il suffit de se souvenir que « sophos » signifie « le maître dun art », et quil est le dernier en date dune lignée de personnages faciles à identifier, lignée qui part de lartisan architecte, potier ou métallurgiste inclut lartiste, au sens moderne du terme peintre, sculpteur ou musicien cest-à-dire les créateurs ou poïetai, mais aussi le médecin et le prophète à la sagesse visionnaire. W. Nestlé écrit, à propos du sophos :
« Les types de sophos que jai énumérés répondent pour lessentiel au corps de métiers quHomère appelle les travailleurs publics (demiourgoi) » .
Et il ajoute à cette catégorie les hommes qui possèdent la sagesse et la parole, ainsi quun penseur comme Thalès que tout le monde saccorde à reconnaître comme le premier « maître dun art admirable ».
De ces rapprochements, il ne sensuit pas que lon doive assimiler le philosophe à un technicien, ou voir dans son appartenance à la famille des hommes dart lunique motif de son apparition. Il sagit seulement de mettre en place le cercle où il se meut, les racines à partir desquelles il se différencie. Il faut aussi éviter de tomber dans lexcès contraire, qui consiste à considérer lartisan comme un individu dépourvu de connaissances proprement intellectuelles, à oublier en Grèce lexistence dune importante production savante due aux spécialistes. Les écrits hippocratiques restent un monument inégalable. Polyclète, le rival de Phidias, sculpteur préoccupé de la recherche dun système de proportions idéales, composa un livre le Canon lorsquavec le Doryphore (Cavalier porteur de javelot) il crut avoir atteint le but espéré. Nous savons que Themanthes, Pamphilos, Apelle, Melanthios, établirent et rédigèrent la théorie de leur art, de la géométrie, de la peinture . Et dHippodamos de Milet, architecte, Aristote dit quil
« voulut être érudit dans toutes les sciences de la nature, et il est le premier, parmi les citoyens qui nont pas exercé de charges publiques, à entreprendre un traité sur la meilleure constitution ».
Le lien, que nignoraient pas les contemporains de Socrate, entre le philosophe et les autres hommes ayant en partage une techne est attesté . Aristote ne cite-t-il pas Hippodamos, dont il vient dêtre question, parmi les précurseurs de Platon , et Platon lui-même ne rapproche-t-il pas Thalès dAnacharsis , célèbre pour avoir perfectionné lancre et la roue du potier ? Il en fut ainsi, non seulement parce que le philosophe naturaliste semblait proche de lartisan, mais aussi parce que lartisan était jusquà un certain point proche du philosophe :
« Pour Platon, écrit Bruno Snell , le rapport étroit de sophia et episteme avec techne et demiurgia avait une signification profonde ; sa conception du savoir de lartisan est, dans une certaine mesure, le matériau non encore travaillé de sa pensée philosophique. Dans lartisan sincarne pour lui le concept depisteme avec la problématique qui sy trouve, qui consiste en cela que le mot exigeait dune part la certitude, de lautre la direction vers le but. »
Le philosophe grec part donc de lartisan et lui fait écho, tout comme la philosophie part de la techne, de lart, dont elle décèle, examine et réordonne le contenu.
Il est non moins aisé de montrer que le philosophe « mécanique » se trouve en relation avec lartisan-supérieur, lingénieur, sil nen est pas un lui-même . Du reste il se réclame constamment de cette relation. Torricelli, Galilée, Tartaglia, Baliani, Stevin et bien dautres furent à la fois savants, ingénieurs et constructeurs dinstruments mathématiques. Ils possédaient parfois un atelier, employaient un ou plusieurs ouvriers, et vendaient les produits de leur ingéniosité. Peu de grands génies de cette magnifique époque peuvent être classés parmi les philosophes de profession, dans le sens que lon donnerait aujourdhui à ce terme. La philosophie mécanique était luvre d« amateurs », de « virtuosi » ou dingénieurs.
« Le nom même de scientifique (scientist) navait pas encore été formé, ceux qui travaillaient dans ce domaine de la connaissance étaient plutôt connus sous le nom dartificiers, dérudits, de mécaniciens, de praticiens, dexpérimentateurs, de secrétaires de lart et de la nature parfois même dingénieurs (...), de mathématiciens et dastronomes mais surtout, et de façon générale, de philosophes » .
Nous savons toutefois que ces philosophes, ces mécaniciens, sont des hommes venus des horizons les plus divers, intéressés par les mêmes problèmes, ceux de la mécanique, animés par un même idéal : linvention. Leur intérêt se concentre sur le travail ou lhabileté du mécanicien et de lingénieur , sur la nécessité, quil a mise au grand jour, dexpérimenter et de mesurer.
Le philosophe grec et le philosophe ou savant mécanicien, les faits cités le prouvent, proviennent donc chacun dune catégorie naturelle avec laquelle ils sarticulent et qui leur correspond. Lexamen de leurs fonctions, des différences profondes qui les séparent, étaie cette constatation.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
2. La fonction productive et la fonction auto-créatrice.
Une catégorie naturelle se dégage, se pose devant une autre, au fur et à mesure quelle fournit ou introduit de nouvelles ressources concrétisées en objets, capacités, dune qualité ou quantité inconnues auparavant. Elle devient également force de production sur la base de laquelle naissent de nombreuses activités économiques et des rapports sociaux. Dans tous ces cas, la création du travail et son emploi productif restent pratiquement indifférenciés. Lartisanat naît au cur de lagriculture et la multiplication de ses habiletés va de pair avec les besoins quil réussit à susciter ou qui le réclament. La technique de lingénieur saffirme lentement dans le cadre artisanal où il est appelé à résoudre des problèmes limités ayant trait à la construction, à la guerre ; il formule une nouvelle manière de poser ces problèmes. Pendant toute une période de son évolution, le travail est entièrement résorbé, engendré dans le champ permanent de sa fonction productive. Lhabileté, la force de travail et leurs organes de reproduction ne sont pas appréhendés en tant que tels mais uniquement rapportés à leur objet, et ils nobéissent pas à des impératifs distincts de ceux de la production.
Dautre part, le travail peut apparaître séparé, différencié , extérieur aux circonstances immédiates du circuit productif. Linitiation des apprentis, donc la pédagogie des arts et des techniques, ou bien linvention lui confèrent une finalité propre, le transforment en objet dun autre travail, où les interférences entre les dispositions des hommes et les puissances matérielles acquièrent un relief particulier. Ici le travail est lui-même une uvre destinée à être perfectionnée, une matière biologique ou non dont il faut connaître les propriétés afin den tirer le meilleur parti. Chacune des diversités dont il témoigne par ailleurs vis-à-vis des effets quil produit objets dusage, moyens de reproduction savère variation de quelques relations ou opérations générales. Le travail dégage son unité, exprime son essence : la participation du milieu matériel à lorganisme humain, et vice-versa. Dune façon ou dune autre, cest la combinaison de ces deux termes lhomme et la matière qui simpose à lattention. La constitution ou la saisie de ce travail sous cet angle, du point de vue de sa reproduction et de son invention, quels que soient les produits auxquels il sapplique et les buts successifs quil sert, représentent la fonction auto-créatrice.
Toute catégorie naturelle obéit à sa fonction productive et à sa fonction auto-créatrice, reconnaît son travail dans le contexte de lune et de lautre. Historiquement, la fonction productive sest manifestée en premier. La fabrication des vases, lextraction des métaux, lélevage des animaux, la construction des machines ou des horloges, sont des occupations qui mobilisent les artisans, les agriculteurs, les ingénieurs, de manière quotidienne, quasi-instinctive, avant de leur laisser la possibilité de dégager la signification pleine de leur action. Cette signification, au demeurant, ne peut simposer avant que la production ait atteint un certain stade, avant que les producteurs soient assez nombreux pour se confronter et pour rechercher une extension de leur domaine, pour établir son individualité et la leur. Dès quils saffirment comme collectivité distincte, ressentant la nécessité dune organisation et dune formation plus contraignante, ils recourent à léchange généralisé des expériences et à la transmission de leur savoir, non seulement pour lappliquer à la production, mais pour laugmenter et le parachever. Ainsi se singularise la fonction auto-créatrice.
Une fois atteint le stade où il est devenu nécessaire de consacrer du travail à la création du travail, une subdivision à lintérieur de la catégorie naturelle savère indispensable. Elle sépare les individus appelés à appliquer productivement les habiletés de ceux qui les appréhendent dans la perspective de la reproduction ou de linvention, les uns les assimilant en tant que moyen et les autres en tant que fin. Ces derniers constituent lembryon de la couche non-productive ou proprement intellectuelle, savante. Lécart entre les deux groupes grandit au cours du développement historique. Les indications que nous possédons à ce sujet sont connues. On saccorde à reconnaître aux cités ioniennes lhonneur davoir suscité le mouvement philosophique et davoir donné une impulsion décisive à lart grec. En Ionie sorganisent, à linstar des écoles de rhapsodes, de sculpteurs ou de médecins, des écoles où, vraisemblablement, tout en cultivant dautres arts, on sapplique plus particulièrement à létude des phénomènes matériels . Dans ces écoles , celle de Milet par exemple lapprentissage prend pour point de départ des matériaux venus de sources diverses, trésor transmis par les poètes, les potiers, les métallurgistes ou les médecins, observations, recettes et conceptions relatives à ces métiers et aux différentes opérations quils impliquent suivant la matière employée . Rien qui ne soit conforme aux solides traditions artisanales. Les écoles marquent, en quelque sorte, larrêt du nomadisme, la coupure davec la démiurgie en Grèce. De même que lensemble de lartisanat passe du nomadisme à la vie stable de latelier, de même lélève cesse dattendre du hasard la rencontre avec lhomme qui détient le savoir, et se met à fréquenter lécole. Lapparition du philosophe naturaliste comme entité distincte est une conséquence de ce processus de formation de centres denseignement, de stabilisation relative dune part, et de diffusion des arts et des artisans de lautre. Ses fonctions sont polyvalentes, et son rôle proprement technique ne peut être séparé de son rôle politique ou religieux. Sa mission est daméliorer la transmission coutumière, daccroître la cohésion des collectivités autour dun savoir commun, et dassurer la compétence de chacun. Les fruits en sont les technai ou les mathemata ces termes sont parfois synonymes cest-à-dire ce qui peut être appris, des matières dinstruction. Ainsi les arts qui, dans le monde agraire et les empires du Proche-Orient, se fondaient sur un « mystère » fortifié par les recettes et lévidence de la réussite, sont régis désormais par les principes qui se trouvent à leur base et légitimés parce quils expriment la « nature des choses ». Telle fut donc la fonction majeure des premiers philosophes. Jusquau ve siècle, ils ne semblent pas sêtre séparés radicalement de la famille des hommes possédant un art quelconque. M.N. Tod, examinant les épigrammes grecques, constate que le mot « philosophos » y est rare ; les termes « sophos » ou « sophia » sont beaucoup plus fréquents et utilisés
« dans des expressions qui parfois ne nous permettent pas de savoir avec certitude sil sagit de philosophie plutôt que de médecine ou dune autre branche du savoir ou de lhabileté » .
Le mouvement des arts, leur subdivision, la multiplication des artisans et la reconnaissance de leur place dans chaque cité, la diversification des écoles, enfin, marquent en Grèce, au ve siècle, une nouvelle époque . Tous ces faits renouvellent le sens même de la transmission des habiletés au sein du métier. Dune part, le travail quil faut consacrer à la reproduction, à linstruction des apprentis, augmente. Cest en sinstruisant auprès dun autre artisan que lon devient artisan soi-même :
« Dis-moi, Hippocrate, tu vas donner cet argent à Hippocrate, en quelle qualité ? Que répondrais-tu ? Je dirais que cest en qualité de médecin. Et pour quelle intention ? Afin de devenir médecin » .
Donc certains artistes trouvent un moyen dexistence, non dans lemploi de leur talent de producteurs duvres dart, mais dans la reproduction de ce talent chez dautres hommes. Dautre part, la formation de nouveaux artisans tend à devenir une spécialité, et largent réglant les rapports entre maître et disciples, le caractère public de ce qui est enseigné saccroît. Si, comme on le soutient, le commerce a infléchi le destin de la philosophie, ce nest pas le négoce des grains ou des vases qui a eu cet effet, mais bien le commerce des facultés humaines. Au lieu de produits, une partie de la collectivité concernée par les arts cède ses talents. Grâce à cette spécialisation, dont les sophistes sont les premiers à donner une expression concrète, luvre de codification et dorganisation déjà avancée dans tous les métiers franchit une nouvelle étape :
« Sous limpulsion du sophisme, observe W. Nestlé , commença à se développer une littérature technique qui traitait de tous les arts ou talents particuliers, depuis la politique jusquà lart du lutteur et à lart culinaire ».
Avec ce courant, le philosophe se désigne comme lhomme dun art particulier : linstruction . On ne sen étonnera guère. Pour lartisan, lhabileté est un objet explicite dapprentissage. Lart est saisi comme savoir-faire et sa transmission exprime un des moments les plus importants de la pratique des métiers. Le philosophe naturaliste se propose de comprendre cet aspect reproductif du travail, déclaircir aussi bien ce qui est appris, la fin de lenseignement, que les modalités propres à ce dernier. Le clivage des disciplines artistiques et des disciplines déducation simpose, et a pour lui une importance primordiale. Ainsi vient en lumière un fait historique : à savoir que les disciplines productives se différencient de celles qui nont pas la production pour objet . La distance de lartiste au philosophe grec, rendue explicite pour les raisons que jai exposées, sexprime dans lécart qui sépare lemploi du travail à des fins productives de son emploi pour reproduire les habiletés . En cela le second poursuit avec plus dassiduité que le premier un objectif qui leur est commun.
Linspiration du philosophe mécanicien à la Renaissance, au xviie siècle, est radicalement opposée, nous le verrons, à celle du philosophe naturaliste. Comme lingénieur qui est essentiellement ou veut être un inventeur dont le travail et le talent sont tendus vers la découverte, il est animé par le désir dinventer, lappréhension de lacte inventif. Les écrits mécaniques ont pour but principal de faire connaître les inventions, de proposer des méthodes plus assurées pour y parvenir, et bien moins dorganiser un savoir existant. Là encore, il y a des transitions. Dun Léonard, dun Stevin, dun Benedetti, dun Tartaglia, nous ne savons pas exactement sil faut les classer parmi les ingénieurs ou parmi les philosophes mécaniciens ; nous navons plus aucun doute en ce qui concerne un Galilée bien quil ait encore porté le titre dingénieur un Huygens, un Descartes.
A coup sûr, le tableau réel est plus complexe, ce qui noblitère pas les lignes générales que lon vient de voir. Il projette les visées de la couche savante dune catégorie naturelle, qui sont de deux ordres. Elle poursuit et canalise la création dhabiletés au delà de leur exercice spécifique dans le champ de la production. Le cas de linvention de la lunette illustre cette tendance. Lidée a été émise au xvie siècle que, par un agencement approprié de lentilles, on pouvait voir plus loin et ainsi mieux surveiller le mouvement des troupes, ou peut-être observer les effets dun tir dartillerie. Des artisans ont ainsi conçu lespoir que pareil instrument susciterait un grand intérêt. Quoi quil en soit de ces motifs, et ce ne sont pas les seuls, on sait que des artisans italiens et hollandais ont inventé cette lunette. Quils laient inventée précisément au xvie siècle résulte à la fois du développement de la dextérité des constructeurs dinstruments mécaniques ou mathématiques et de lextension de lemploi de verres de qualité supérieure. Toutefois, si cette lunette est devenue par la suite la lunette de Galilée, cest parce que le savant florentin, à lencontre dautres philosophes du temps, sétant longuement occupé de la fabrication et du perfectionnement dinstruments, a compris demblée les résultats que celui-ci était susceptible de fournir : il la détaché de la famille des objets quelconques, et a reconnu la gamme de ses utilisations et des améliorations quon pouvait lui apporter. En le pointant vers le ciel, il a découvert la lunette astronomique. Produit de la dextérité artisanale, elle est devenue incarnation des lois optiques, et savoir implicite de ces lois.
Lexemple de la lunette nest nullement exceptionnel. Il illustre les attributs de lactivité qui consiste à reproduire les productions dans un contexte où elles deviennent des objets exclusifs danalyse, et où la dextérité qui les accompagne se trouve parachevée.
« Jusquà présent, écrivait Voltaire dans sa Vingt-quatrième Lettre anglaise, comme nous lavons déjà observé dans lensemble, cest dans les siècles barbares que se sont faites les plus utiles découvertes ; il semble que le partage des temps les plus éclairés et des compagnies les plus savantes soit de raisonner sur ce que les ignorants ont inventé ».
Les « ignorants », on le sait déjà, ne le furent jamais tellement. Ils modelaient les éléments matériels pour fabriquer ceci ou cela, ajoutant constamment de lhabileté à la force de travail indispensable à laccomplissement de ces tâches. Hors de son emploi circonscrit dans la production, lorsque lhabileté doit être enseignée, diffusée, multipliée, elle savère être intelligence, capacité dapprocher et de pénétrer lunivers matériel, bref, connaissance. Reconstituer cette deuxième facette dune même faculté, telle a été une des tâches « des temps les plus éclairés et des compagnies les plus savantes ».
Lautre visée de la couche savante le scientifique mis à part cest de fonder les artifices en nature. Quest-ce à dire ? Les relations avec la matière se nouent dabord dans la production. Elles prennent de ce fait une expression technique. Les couches dhommes occupés à la production les appréhendent sous cet angle. Lenrichissement de leurs dextérités, lextension numérique de la collectivité sur laquelle ces dextérités se répartissent, la diffusion parallèle des ressources correspondantes exigent quà cette forme technique du rapport à lunivers on fournisse un fondement et une justification dans lordre naturel, en amenant à la lumière les puissances inanimées dans les artifices. La demande est dabord interne. Un savoir-faire artisanal, par exemple, enchâssé dans létat de nature institué par lagriculteur, ne peut sépanouir pleinement. Le contraste de son action avec les contraintes qui lui sont opposées de toutes parts est un obstacle intellectuel et concret à la fois. Lartisan sait et voit ses opérations basées sur la perfection des mouvements corporels, lagilité de ses doigts ou la finesse de ses sens ; les matériaux quil manipule sont souvent des matériaux inanimés, sa terre est argile ou pierre, non pas humus des plantes. Or, ces dernières sont rattachées à une nature vivante de végétaux et danimaux, où la fécondité, lunion biologique des sexes, sont des principes moteurs reconnus. Par ailleurs, le processus productif de lartisan vise une fin atteinte par des chemins voulus et réglés, aboutissant à des objets ou à des outils, ce qui apparaît comme contre-nature, en désaccord avec les perceptions et les données de ce milieu où tout semble être spontanéité, création, retour rituel des mêmes phénomènes, naissance ou renaissance. Les facultés artisanales ne représentent pas, de ce fait, des propriétés normales, reconnues, de la réalité humaine ou non-humaine, pas plus que leurs instruments ne sont considérés comme une expression seconde de la relation naturelle. Résoudre ces contradictions entre techniques fabricatrices et ordre naturel, substituer un ordre naturel à celui qui prédominait, voilà des obligations inhérentes à toute catégorie naturelle. Une fraction de celle-ci sy destine. Dévoiler le lien de lhomme à la matière là où il paraît diversifié, réalisé en objets ou arts distincts, donc dédoubler lartifice par la nature qui le sous-tend, contribue à fortifier la fonction productive par la fonction auto-créatrice et à les investir dune vocation commune.
Linstitution de létat de nature est, en loccurrence, possible principalement parce que cet état sest manifesté et organisé dans un effet technique, de même que la reproduction et linvention correspondantes se voient confirmées lorsque les producteurs qui les ont conçues ont réussi à percer. De la sorte, lartificiel précède le naturel et devient naturel, lartifice se prolonge dans la nature ; ce qui semblait être uniquement ou tout dabord intervention fabricatrice dun groupe dhommes se dilate en expression ultime de la réalité de tous les hommes. A cette enseigne, toute science, toute philosophie est à la fois discipline des facultés prises pour fin, et idéologie naturelle dune catégorie particulière, proposée à lensemble de lhumanité.
Évidemment, les philosophes et les scientifiques remplissent encore dautres fonctions dans la société ; en ce qui concerne lhistoire humaine de la nature, celles quon vient de voir résument lessentiel. Elles indiquent aussi bien la correspondance des couches productives et des couches non-productives, leur subdivision eu égard à la fonction productive et à la fonction auto-créatrice des groupes porteurs dinvention. Ainsi, ce ne sont pas les mêmes philosophes, les mêmes savants, sadaptant à une situation nouvelle, mais de nouveaux philosophes, de nouveaux savants quant à leur origine qui, à une certaine époque, traduisent la refonte de lhumanité et de son insertion parmi les pouvoirs effectifs de lunivers.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
II. Deux conséquences de la division naturelle
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
1. Arguments contre une histoire universelle et séparée des sciences, des arts, des philosophies et des techniques.
On peut trouver une confirmation de ce que je viens dexposer en étudiant lévolution de la terminologie . Le scientifique actuel na pas déquivalent en Grèce, et le philosophe grec diffère de notre philosophe encore davantage quil ne différait du mécanicien philosophe de la Renaissance. Une telle méthode dapproche aurait cependant linconvénient de laisser intact ce que je mefforce de combattre, à savoir lidée de la continuité essentielle de ces classes durant toute notre histoire. On a cru, on croit encore, quil est plus honorable, moins dégradant dagglutiner la communauté de « ceux qui savent » aux classes sacerdotales, que de les joindre aux artisans, artistes ou mécaniciens. Cest normal, dira-t-on. Ne voyons-nous pas les classes sociales se bâtir une généalogie, rechercher dans les temps les plus reculés la justification dune permanence, dune unité dont la seule réalité est, par exemple, lappartenance au clan de ceux qui ont maîtrisé la richesse et le pouvoir ? Sagit-il de la même richesse, du même pouvoir ? Assurément non. Ce qui sépare un seigneur féodal dun seigneur du capital est beaucoup plus considérable que la similitude dont ils peuvent se réclamer. Entre un philosophe ancien et un savant mécanicien, il y a autant de rapport quentre un baron franc et un baron dEmpire. Ces deux derniers portent le même titre : chacun deux est le résultat, le symbole dun processus social distinct.
Toutefois, si lévolution du contenu et de lorganisation des disciplines ne suppose pas lappartenance de ceux qui sy consacrent à une seule lignée historique, accorder un poids excessif aux relations à lintérieur dune catégorie naturelle par exemple entre lingénieur et le philosophe mécanicien aurait pour conséquence disoler une relation historique de sa propre histoire. Ce serait, indûment, concéder un privilège excessif à la production et à la technique eu égard à ce qui se passe dans le cercle des disciplines naturelles, de linvention et de la reproduction des connaissances. Mais cela ne correspond pas à la réalité. En effet, si les techniques et les arts sont corrélatifs des sciences et des philosophies, si les hommes qui exercent les arts et les techniques ont pour associés et successeurs des hommes créateurs de sciences et de philosophies, ce mouvement na rien dirréversible ni dunilatéral. A aucun moment il ny a eu de pratique qui nait été accompagnée dune construction intellectuelle, fût-elle magique. La philosophie ionienne, choisie ici pour illustration, se constitue aussi bien à partir des arts quà partir des mythes qui lont précédée. Empédocle est lélève et lhéritier du potier, du médecin et du musicien, autant que celui dHomère et dHésiode. La philosophie mécanique le fait est connu sapproprie lhéritage de la philosophie aristotélicienne en même temps que les produits du savoir de lingénieur.
Les deux dimensions sont présentes à la fois. Lune accentue la spécificité dune catégorie naturelle et des disciplines qui lui correspondent, larticulation de ses couches productives et non-productives. Lautre rétablit la perspective ces disciplines, ces couches productives et non-productives sont des moments dune même histoire, des métamorphoses des formes qui les ont précédées. Je ne conclus cependant pas à leur équivalence : ce qui tient à la spécificité dune catégorie naturelle le philosophe mécanicien regarde davantage vers lingénieur que vers un autre philosophe du passé est sélectif et prédominant. Ce faisant, je mets laccent sur la communauté du principe qui les domine et les explique, dès linstant où on les envisage dans le courant de lhistoire humaine de la nature. Il y a plus. La discontinuité fortement soulignée implique aussi une discontinuité de leurs disciplines. Le savoir apparaît davantage soumis et caractérisé par un processus de transformation que par un processus daccumulation . Quelles sont les incidences de cette façon de voir sur les groupements de disciplines techniques, arts, philosophies, sciences et sur leur histoire ?
La première incidence est, bien entendu, le caractère historique de lapparition de ces disciplines. Telle quelle, cette proposition semble nêtre que lexpression pédante dune formule familière. Il nen est rien. En fait, elle soppose dune part au postulat généralement accepté de lautonomie et de luniversalité de lart, de la technique, de la philosophie ou de la science, et dautre part à la saisie de leur histoire comme évolution et non pas en tant que réordination de structures définies. Dans les conceptions actuelles, cette autonomie et cette universalité sont maintenues aux dépens du point de vue historique réel et grâce à une détermination arbitraire de lobjet de chaque domaine historique. Elles consistent à juxtaposer les mêmes divisions des activités intellectuelles ou pratiques à chaque période du développement de lhumanité, en présupposant la quasi-fixité de leur organisation, la pérennité de leurs idéaux et la permanence du substrat qui les détermine. Les disciplines sont traitées comme si, aux différentes époques, elles se différenciaient par rapport à des critères constants et étaient entendues de manière identique. Leur individualité étant assurée, elles ne se démarquent pas les unes relativement aux autres et en regard du contexte réel qui les entoure, et chacune se voit attribuer la possibilité dune histoire séparée.
Si cette façon de voir était appliquée à létude des langues, elle reviendrait à suggérer que les mots gardent une signification unique au cours de lévolution de lidiome dont ils font partie. Ou encore, dans la comparaison de plusieurs langues contemporaines, le vocable dune langue aurait pour correspondant dans un autre idiome un mot et un seul, ayant un sens similaire. La valeur et la signification de chaque signe linguistique seraient univoques et invariantes. Les transformations temporelles, ramenées à létat de pure contingence, comme on le fait pour les groupements de disciplines, se réduiraient à des permutations de termes caractérisés par leur stabilité sans que cela puisse porter atteinte à leur intégrité ou leur ajouter des acceptions supplémentaires. Une langue vivante, véhiculée par des sujets parlants, se référant à des réalités mouvantes, ne se conforme pas à ce schéma. Les mots qui, à une certaine époque, sont associés à une signification, finissent par se référer à des réalités différentes, voire antagonistes. Jusquà il y a deux ou trois siècles, les termes industrie, art, dextérité étaient synonymes et exprimaient tout ce quen anglais on nomme le skill de louvrier. Par une évolution dont il est inutile de retracer ici les étapes, ces mots en sont venus à acquérir des sens distincts et même opposés, si bien quaucun deux ne peut plus être exactement rapporté au domaine commun quils désignaient autrefois. Ce phénomène affecte nimporte quel vocabulaire, y compris celui qui a trait aux disciplines :
« Dans nos universités, il y a des cours darts et de sciences... On comprend généralement que, dans ces appellations, sciences signifie les sciences de la nature et arts les humanités. Mais si nous essayions de traduire ces appellations en grec ancien, la science serait episteme, qui signifie la philosophie, et lart deviendrait techne, qui signifie la technique ; par conséquent la distinction entre arts et sciences peut prendre le sens exactement opposé à celui auquel nous sommes habitués » (1).
Le sens dun vocable dans une langue dépend du sens des autres vocables de cette langue, et chaque unité linguistique connaît plusieurs valeurs sémantiques, de même que tout champ sémantique se concrétise dans plusieurs unités linguistiques. La volonté de signifier absolument un objet impose des conditions très strictes, adaptées surtout à une langue formelle ou à une langue artificielle, à une langue dindices abstraits plutôt quà une langue dévénements. Les sciences, les philosophies, les arts ont été soumis à une pareille volonté, ce qui les a soustraits à la considération de leur véritable devenir. Sur le plan de lanalyse historique, on a transposé le successif dans lordre du simultané, introduit lhétérogénéité aux endroits où il y avait des ensembles organiquement homogènes, découpé en fragments ce qui présentait une unité manifeste. Venons-en aux faits. Cest une pratique courante de reconstituer lhistoire des sciences depuis lantiquité babylonienne ou grecque et de la conduire jusquà nos jours. Lhypothèse sous-jacente est celle dune augmentation ininterrompue, dune filiation unique des sciences. Conjointement, on détache et on hypostasie le corpus scientifique auquel on paraît attribuer des contours précis et des propriétés communes, notamment lemploi des mathématiques, le recours à lobservation ou à lexpérience. En apparence, lentreprise est justifiée. Néanmoins, à lexaminer de plus près, on constate que ce corpus réunit sous la même rubrique des éléments disparates qui se retrouvent simultanément, suivant les périodes envisagées, dans lhistoire de la philosophie et dans celle de la technique. La répartition des groupements de disciplines distincts, négligeant lanalyse de leur différenciation, des liens variables entre « théorie » et « expérience », a pour effet la constitution de fausses totalités et de croisements redondants.
Ainsi, pour décrire les matériaux propres à lhistoire des sciences, à des époques où celles-ci navaient pas, comme on va le voir, dexistence effective, un des procédés courants est de les isoler artificiellement. René Dugas le signale dès le commencement de sa monographie sur la mécanique au xviie siècle :
« Certes, ces classiques (de la mécanique) appartiennent presque tous et avant tout à lhistoire de la philosophie... Mais tous ont fait uvre de mécanicien, tous ont contribué au mouvement qui a abouti à la création dune science à la fois fondée sur lexpérience et rationnellement organisée, et cest à ce titre que nous les suivons ici ».
Mais à quel titre, justement, ces classiques appartiennent-ils à lhistoire de la philosophie ? Nest-ce pas pour avoir prôné une connaissance mathématique et expérimentale, ce qui fait loriginalité dun Descartes, dun Leibniz, dun Galilée, par rapport à un Aristote, un Platon ou un Démocrite ? La mécanique a-t-elle été un à-côté de leur activité philosophique ? Non, elle formait le cur de celle-ci, le fondement et le trait commun de leur philosophie. Quel sens y a-t-il à détacher leur uvre de philosophe de leur uvre de mécanicien ? Ne rend-on pas incompréhensible la philosophie de Descartes en lui enlevant sa partie mécanique, en séparant le célèbre Discours des trois Essais qui le suivent ? La conception de lespace, du mouvement, du rôle de la force gravifique, chez Newton, est-elle vraiment étrangère à ses préoccupations métaphysiques ou à sa théorie de la connaissance ? Seulement, pour reconstituer une histoire de la mécanique ramenée aux contours que cette science a reçus au xxe siècle, il est nécessaire de recourir à de semblables amputations, et de considérer comme équivalentes des disciplines différant par leur structure.
Lautre procédé est celui de la répartition arbitraire du contenu à lintérieur de lhistoire de la science. On constate de la sorte que, toutes les fois quil sagit de prolonger et détudier la « science grecque », les savants cités, les théories analysées, les classifications proposées sont exactement ceux qui appartiennent spécifiquement à lhistoire de la philosophie. La distribution dans des cadres distincts de la « philosophie » et de la « science » grecques naurait pas eu de sens, cela est évident, pour ceux qui sont censés les avoir établies et pratiquées.
« Les Grecs ont inventé le terme de « philosophie », mais il nest pas facile de donner une réponse simple et concise à la question : quentendaient-ils par là ? En fait ce terme recouvrait une quantité remarquable dactivités intellectuelles dont quelques-unes que nous nestimerions pas faire partie de la philosophie. Le chapitre VI traite de la science grecque ; mais si un philosophe ancien lavait lu, il aurait dit quil a trait à la philosophie, et il aurait trouvé tout à fait bizarre de notre part de vouloir séparer les deux » .
Le philosophe grec naurait pas seulement jugé regrettable de séparer les disciplines scientifiques des disciplines philosophiques, il naurait pas compris pourquoi nous voulons le faire. Le dilemme lui était étranger comme il létait à tous les anciens ils ignoraient jusquà lopposition du philosophe et du savant . On le sait :
« Les anciens navaient pas de terme pour désigner le savant, ils lappelaient philosophe » .
Pour cette époque, lhistoire de la science et lhistoire de la philosophie se recouvrent totalement. Que retrouve-t-on lorsquon veut établir les diverses étapes de la « science grecque » ? Les étapes de la philosophie grecque. Voici comment Marshall Clagett les présente :
« Il est commode de diviser la période de la science grecque en quatre divisions chronologiques principales. La première période, celle de la formation, est généralement appelée par les historiens de la philosophie la période présocratique, denviron 600 avant J.C. jusquà environ 400 avant J.C. La seconde est le siècle de Platon et dAristote, » etc.
Mon propos nest pas, ici, de plaider pour lunité de la science et de la philosophie, ni de soutenir que les Grecs étaient des hommes universels, encyclopédiques, exercés dans les sciences et les philosophies. Cela ne serait pas exact. Je veux simplement donner plus de poids à un fait connu : les Grecs navaient pas de science, au sens précis du terme. Aussi M. Clagett, présentant une division chronologique du développement des disciplines, est-il obligé de reprendre celle de la philosophie. Les travaux quil décrit et analyse sont, bien entendu, ceux de Démocrite, dHéraclite, dEmpédocle, de Platon, dEudoxe, dAristote.
Les répercussions de ce procédé sur le plan scientifique sont néfastes. Dune part on considère les divers aspects traités hors de lenchaînement intellectuel et pratique auquel ils se rattachent et dont ils dépendent. Les critères quon leur applique sont totalement extrinsèques. Dautre part on refuse de remarquer, en prenant prétexte dune convention, combien sont disparates les données que lon réunit dans une histoire des « sciences », de la « philosophie », et jusquà quel point lacception qui leur est conférée est syncrétique. Bref, on renonce à tracer les frontières de lentreprise historique, puisque la matière à laquelle elle est censée se consacrer ne peut être déterminée clairement :
« La science a tellement changé de nature au cours de lhistoire humaine, écrit J. Bernal , quaucune définition ne pourrait sy adapter exactement ».
A coup sûr, dans lantiquité elle se ramène à la philosophie naturelle , et, à une époque plus récente, à la philosophie mécanique. Pour maintenir la fiction de son existence à travers toute lhistoire humaine, il faut renoncer à la définir. Le choix est simple : ou bien nous réclamons une énumération rigoureuse des critères de la science, et alors son histoire cesse dêtre indépendante, universelle, puisquelle se confond avec dautres disciplines ; ou bien nous maintenons envers et contre tout lindépendance de cette histoire, son universalité, et alors nous devons renoncer à exiger des critères rigoureux de la réalité quelle embrasse.
Les choses se passent de la même façon pour lhistoire de lart et de la technique. Le champ de la technique est déterminé par deux conditions : lemploi des instruments et des dispositifs physico-mécaniques dans laction sur la matière, et lextension de la mesure à ces instruments et à cette action. Le domaine de lart trouve son unité essentiellement dans lemploi dune habileté acquise à laide des dextérités manuelles, sensorielles, auxquelles sajoute, suivant le besoin, un outil. Aujourdhui nous appelons arts la peinture, la sculpture, larchitecture, savoirs où limagination se donnerait libre cours et se proposerait datteindre lidéal de la beauté. Ce sont les « beaux-arts ». Durant plus de quatre millénaires, ces arts ne se sont guère distingués, par leurs principes et leurs méthodes, des autres arts « mécaniques » ou « utiles », celui du cordonnier, du forgeron, du tisseur, du médecin, etc. Cest donc à tort, lorsquon retrace lhistoire de lart, quon sintéresse uniquement à la peinture, à la sculpture, à la céramique, à larchitecture et à dautres modes de fabrication dobjets sacrés ou dornements. Cela équivaut à projeter dans le passé une séparation dont lapparition est toute récente. O. Kristeller le marque, en ces termes, au sujet de lensemble des interprétations qui ont été élaborées à propos de lart :
« De plus, alors que lesthétique moderne souligne le fait que lart ne peut sapprendre et ainsi sengage souvent dans la tentative curieuse denseigner ce qui ne saurait senseigner, les anciens entendaient toujours par art quelque chose qui pouvait être enseigné et appris. Les énoncés des anciens sur lart et les arts ont été souvent lus et compris comme sils devaient être pris dans le sens moderne de « beaux-arts ». »
Mieux encore, certains arts sont envisagés dans le sens moderne de technique. Rien ne justifie cette façon de voir, même sil sagit doutillage ou de métallurgie, puisquil ny a pas application consciente dune démarche géométrique, introduction dinstruments de mesure ou combinaison mécanique conduisant à la poursuite des fins choisies. Lorsque cette introduction a lieu, dans le cadre de la totalité artistique, à la Renaissance, nous voyons ces moyens à luvre non seulement dans la construction des moulins et des forteresses, mais aussi dans la peinture, larchitecture, la médecine, etc. Lensemble subit un changement radical.
Le mot grec techne, on la vu, est proprement intraduisible en langage moderne. Il ne signifie pas « technique », puisquil a beaucoup moins trait à une coordination instrumentale quà une habileté ou à un talent exercé par celui qui le possède. La techne, cest aussi bien lhabileté du médecin que la dextérité du cordonnier, cest le savoir de larchitecte et encore lart du musicien. Négliger ces significations, cest sexposer à commettre des erreurs historiques. Des esprits délicats voient quelque chose de particulier et de divin dans le fait que Pythagore se soit intéressé à la musique, art noble, et en ait tiré sa conception de lharmonie cosmique. Pour un Grec, cela était aussi normal, aussi urgent que pour un savant du xviie siècle de sintéresser aux lentilles, aux horloges, à laménagement du cours des eaux, à la balistique ou à lart des fortifications. Lunivers horloger et lunivers musical participent de la même dignité. Inversement, des penseurs technophiles manifestent de létonnement et de la réprobation parce que des ingénieurs de lépoque hellénistique, aguerris à la pratique hydraulique, se sont abaissés à inventer des instruments musicaux. Ils ne faisaient cependant quobéir aux injonctions de leur profession :
« Dabord, un homme occupé de la théorie et de la pratique hydraulique, répond Drachmann , ne pouvait guère mieux employer son temps quà inventer un instrument musical fort complexe ».
On pourrait ajouter : la tradition dun Pythagore ou dun Archytas ly invitait.
La différence entre beaux-arts et arts mécaniques ou techniques est récente. Elle ne se réfère ni au contenu symbolique, ni au but que nous leur assignons, et na trait quà la méthode, aux effets. Nos arts modernes sont aussi éloignés et distincts des arts classiques que lest la technique de ces arts modernes de leurs correspondants dans le passé. Il ny a pas un développement historique particulier aux arts lire : beaux-arts et un développement historique particulier aux techniques entendues stricto sensu. Le même développement dune classe de disciplines ayant trait aux artifices a abouti aux uns et aux autres et à leur réorganisation. Refaire le film de lhistoire sur deux registres distincts, voire opposés, en se laissant guider par les vagues critères du beau et de lutile, cest enlever à lunité sa réalité et à la réalité son unité. Nest-ce pas là une des tentations de lanachronisme qui conduit à archaïser ou à moderniser, à éliminer les écarts là où il sagit de les expliquer ? Il nous oblige à attribuer, à transférer à la totalité du mouvement historique, le classement et les normes qui régissent la science, la technique ou la philosophie à un moment seulement de ce mouvement .
Partant, des séparations qui ont une raison dêtre à une époque sont introduites à une autre, où elles sont inconcevables et incompréhensibles. La contradiction prend ainsi corps : on veut faire lhistoire dune discipline, dun secteur dactivité humaine, mais ni cette discipline ni ce secteur ne sont appréhendés historiquement. Le philosophe fait lhistoire de la philosophie de son temps, le technicien lhistoire de la technique de son temps, etc. Le passé est censé préfigurer ou justifier le présent, lui servir de prétexte et de mémoire. La forme, les mobiles et la structure dun groupement de disciplines sont censés persister dun bout à lautre de lévolution : seul le contenu paraît changer et se diriger vers une perfection et une richesse plus grandes. Pour cette raison, les savoirs les plus progressifs sont réputés être aussi les plus cumulatifs, quand cest linverse qui est vrai. Lhistoire décrit ce qui devait nécessairement arriver, et non pas ce qui arrive par nécessité. Sa véritable mission ne laisse pas de doute : donner des lettres de noblesse à ce qui existe, faire lapologie de ce qui a réussi ou survécu. Telle est lorigine du gauchissement de notre jugement et de notre respect pour la vérité historique.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
2. Groupements de disciplines et états de nature.
La deuxième incidence du point de vue proposé ici est lintégration des groupements de disciplines à une histoire unique, celle de notre nature. Lexistence autonome et la pluralité de leurs histoires séparées histoire de la science, histoire de lart, histoire de la philosophie, histoire de la technique nont été possibles que dans lignorance des liens réels qui les associent. Dans la mesure où un même principe, celui de la division naturelle, paraît leur être commun, on aboutit à envisager les disciplines comme agissant entre elles et se transformant les unes dans les autres. Ceci oblige, pour reprendre la comparaison avec la langue, à accepter le fait quun groupement, comme un vocable, peut avoir plusieurs significations qui sajoutent au fur et à mesure que dautres groupements apparaissent et que lui-même se transforme. Ces significations ne sont pas censées avoir été présentes, prédéterminées, ni en réalité, ni en puissance, lorsque le groupement sest constitué. La philosophie naturelle de lantiquité peut avoir aussi la signification de science à lépoque où elle naît et simpose, sans pour cela avoir été véritablement une science et sans quune science distincte, reconnue, ait coïncidé avec elle. De même, à lart, à la techne de lantiquité, peut sajouter la signification de technique ou de science appliquée, sans quon y délimite des compartiments qui correspondraient effectivement à ces acceptions. Les catégories dune totalité historique nont pas à se substituer aux catégories dune autre totalité pour concourir à lintelligibilité : celle-ci est pleinement accessible, une fois les relations de ces catégories dégagées.
A cette fin, nous devons, bien entendu, admettre la mutabilité des articulations qui, au cours de lévolution, cernent une discipline, et, par voie de conséquence, labondance de ses significations. Formellement, ces articulations nous sont fournies par les classifications et les divisions des sciences et des arts qui ont été instituées. Comme dans une langue, chaque science, chaque art ou chaque technique équivaudrait à une unité lexique, et les systèmes de classification des sciences, des arts, des techniques, à son code général. Lunité lexique ne peut changer de position ou de valeur sémantique sans que le système change, et réciproquement. Le problème historique nest pas de réduire tous ces systèmes de classification à un seul, ni de prouver la supériorité dun système sur les autres, mais détablir les régularités qui leur sont propres, et le principe de leur transformation. Ce qui a été reconnu depuis longtemps par P. Tannery, sans quon lait compris :
« Au moins en ce qui me concerne... je me suis convaincu que la classification des sciences est une question historique, et que, pour se rendre compte de létat desprit scientifique dune époque donnée, il faut classer les matières sous les rubriques dont on les affectait alors et dans lordre de leur enseignement. Même pour Descartes, vouloir, par exemple, exposer à part ses idées en mécanique, en astronomie, en physique, en chimie, et décomposer à cet effet lunité singulière qui règne dans les Principes de la Philosophie, cest une entreprise essentiellement contraire au véritable point de vue historique ».
La base réelle et le cadre objectif auxquels correspond un tel système de classification des disciplines est létat de nature, tandis que la réorganisation de ces systèmes, la traduction de lun dans les termes et les normes de lautre, représente lhistoire de ces états de nature (2). Ainsi toute discipline, tout ensemble de disciplines, peut être déterminé, et doit lêtre, dans une relation de différence et dans une relation déquivalence à un autre ensemble de disciplines, du point de vue de la simultanéité et du point de vue de la succession. La confusion de ces deux points de vue conduit à leffondrement des systèmes quils considèrent et à une incertitude quant à lidentité des disciplines envisagées.
Le tableau des groupements de disciplines en rapport avec les états de nature que jai énumérés se présente ainsi :
Nature organiqueArtsPhilosophies naturellesNature mécaniqueTechniquesPhilosophies mécaniquesNature cybernétiqueSciences appliquéesSciences
La particularité dune discipline provient tout dabord de la particularité de létat de nature auquel elle appartient. Les traits différentiels de la reproduction et de linvention des habiletés, des connaissances, dépendent des échanges de lhomme et de la matière et saccordent aux caractères spécifiques de ces échanges. Cela est vrai aussi bien des processus de création des facultés, des talents, directement axés sur les forces matérielles, que du transfert, de lemploi de ces facultés dans la production, et de la conception des moyens de travail et des artifices. Les assises naturelles et les formes techniques obéissent à des exigences parallèles et contrastent avec dautres assises naturelles ou dautres formes techniques en fonction de critères analogues.
Lécart qui sépare disciplines naturelles et disciplines techniques ne se situe pas à ce niveau : il se manifeste à lintérieur de chaque état de nature. Pour cette raison, ce qui est discipline naturelle dans un état peut fort bien être discipline technique dans un autre, et vice versa. La science moderne peut parfaitement avoir pour répondant dans lantiquité un champ dactivité qui recouvre à la fois la philosophie et les arts. Ce qui a été implicitement reconnu :
« Il est difficile, écrit L. Edelstein , de tracer (dans lantiquité) la ligne de démarcation entre les sciences et les arts et métiers, de même quentre la science et la philosophie ».
Et lorsquon dresse la liste des savants, on y inclut ceux que les Grecs auraient appelés des artisans Hippocrate, Galien et des philosophes :
« Au sommet du monde scientifique se trouvaient des génies tels que Hippocrate, Démocrite, Eudoxe, Euclide, Aristarque de Samos, Archimède, Eratosthène, Apollon de Perge, Hipparque, Hérophile, Erasistrate, Ptolémée et Galien, hommes de talent extraordinaire qui réussirent à faire de leur époque une des plus décisives de lhistoire des sciences » .
De cette définition relative des disciplines naturelles et techniques, il sensuit que nous ne devons pas chercher entre elles un rapport didentité, mais établir des relations déquivalence eu égard aux rôles quelles jouent et aux écarts qui les marquent dans un état de nature particulier. « La plus sûre définition dun dieu, écrit G. Dumézil , est différentielle, classificatrice ». Cela est également vrai pour un groupement de disciplines.
On voit mieux à présent pourquoi il ne peut y avoir dhistoire séparée des sciences, des arts, des philosophies et des techniques, pourquoi il ne saurait y avoir dhistoire indépendante dune série de disciplines techniques ou naturelles. Leurs frontières nont rien de permanent, et leur ordre est soumis à des remaniements continuels. Nous le constaterons en étudiant la formation de la nature mécanique et la transformation de la nature organique. A la Renaissance, la totalité des arts a été ordonnée à nouveau, faisant place à la famille des techniques. Conjointement, la philosophie naturelle, invention des Grecs, a changé pour se conformer aux nouvelles facultés humaines, au nouveau commerce avec le monde matériel. Ce changement entraîne aussi une révision de la hiérarchie et de la signification des disciplines philosophiques, dont le centre est occupé par la mécanique. Les mathématiques cessent dêtre des disciplines quelconques pour se substituer à la logique comme « organon » commun aux techniques et à la philosophie. Pour rendre compte de cette vie réelle qui unit et sépare sciences et arts, techniques et philosophies, la manière dont ils confluent dans des ensembles organiques et se diversifient à partir des unités préexistantes, il est indispensable de les présumer solidaires dans lhistoire dont ils modèlent le contenu et lorganisation, lhistoire de notre nature.
Nous arrivons ainsi à une autre observation : toutes les activités intellectuelles et pratiques ne font pas partie du groupement de disciplines. Comme les « humanités » quelles reflètent, elles cessent à un moment donné dinfléchir et de traduire nos relations avec le monde matériel. Les « beaux-arts » participent de ce groupement jusquau xviiie siècle, mais en sont exclus par la suite. Sans conteste, jusquà la révolution dite copernicienne de Kant, jusquaux inventions électriques et chimiques du xixe siècle, la séparation de la science davec lensemble de la philosophie est aussi impossible quimpensable. Depuis, les disciplines philosophiques se sont spécialisées dans la théorie de la connaissance et lédification des systèmes idéologiques. La laïcisation des sociétés a favorisé ce glissement, la transformation des échanges avec les forces matérielles a consolidé le terrain acquis par les sciences. Nous devons reconnaître ces cheminements avec sérénité. Point nest besoin de les nier, de recourir aux armes habituelles, à cette terreur qui dresse la technique contre lart, la science contre la philosophie et inversement. Pourquoi sciences ou techniques devraient-elles saffirmer par un « règlement de comptes », labaissement méthodique dun passé qui est leur origine tout autant que leur négation ? Pourquoi arts et philosophies verraient-ils dans ce qui est leur aboutissement et leur transposition actuelle une dégradation ou une limitation de leur être original ? La fonction de lanalyse historique nest pas détayer ces réactions mais de leur donner un sens, de les situer à lintérieur dun mouvement général. Ce à quoi, bien entendu, elle a failli.
Les disciplines sont liées entre elles et remplissent des tâches spécifiques à chaque étape de la transformation de lordre naturel quelles expriment et constituent. Lhistoire humaine de la nature ne peut être conçue et comprise que dans la mesure où nous préservons cette solidarité et lenvisageons historiquement, au lieu dy voir un état ayant atteint ou susceptible datteindre une forme définitive, à labri des révisions périodiques. Lorsquon replace les groupements de disciplines dans son cycle qui est aussi celui de la création du travail, des savoirs, la liberté quon a prise de faire leur histoire morcelée, disjointe, ne paraît pas fondée. Ce nest donc pas un canon arbitraire qui nous enjoint de compter parmi les arts, les techniques, les philosophies, à des périodes distinctes, des méthodes, des dextérités ou des connaissances variées : seul est déterminant le mode dinteraction naturelle.
Les sciences et les arts ont été comptés parmi les événements les plus élevés de la culture, et cet excès dhonneur semble avoir légitimé le droit de les tenir pour secondaires quant à leurs répercussions sur le plan des conditionnements du monde matériel, des affaires humaines connexes. La possibilité de cette sublimation a été préparée par la scission opérée entre les produits intellectuels et lintention, indéniablement concrète et positive, de reproduire et dinventer les talents indispensables à la vie de toute collectivité. Nous avons des raison suffisantes pour abolir cette scission, comme nous avons des raisons suffisantes pour soustraire le savant à lhypostase du clerc et de lidéologue, et le classer avec son travail particulier parmi les subdivisions des catégories naturelles. Certes, les relations qui unissent ces subdivisions, leurs disciplines respectives, les fonctions productives et auto-créatrices quelles remplissent, sont, à leur tour, historiques. Jusquau xixe siècle, la connaissance savante est née de la conversion de lhabileté, à des fins denseignement ou de découverte. Les conditions naturelles de notre activité, les qualités des puissances matérielles, les patrons intellectuels, sordonnent dabord dans le creuset de la production. Le penseur les dégage et sen dégage : il les sépare, retrouve leur essence et leur unité. A partir du moment où la science ce fait devra être expliqué appréhende directement nos capacités et les forces matérielles, et contribue à les combiner, les prolongements productifs sont ses conséquences, et la démarche sinverse. Les subdivisions ultérieures partent du savant et non plus du producteur, il ne sagit plus de dévoiler le fondement naturel de lartifice, mais au contraire de multiplier les métamorphoses artificielles des liens naturels. La différence entre ce quon appelle légitimement, à partir du xixe siècle, la science, et la philosophie qui existe à partir du vie siècle avant J.C., est une différence révolutionnaire dans lhistoire humaine de la nature.
Pour comprendre cette révolution et celles qui lont précédée, il est indispensable de débarrasser lesprit de certaines associations qui ont vidé de sa substance ce qui sest fait dans lenthousiasme et linnocence historiques. Libérés des formules ayant épuisé leurs vertus, nous pouvons inclure, dans la définition dune catégorie naturelle, les « savants » à côté des « producteurs », Socrate avec les artisans, Galilée avec les ingénieurs. Parallèlement, la continuité quon sefforce de démontrer pour un groupement de disciplines particulier déplace le point dappui habituel dune discontinuité au lieu dêtre une ségrégation, un compartimentage dans lespace, elle se présente comme une suite de sauts, de bouleversements dans le temps. Le dépérissement et le devenir sont ici les termes de lalternative, préférables à la perdurabilité. Ils nous incitent à expliciter les nombreux recommencements en tant que résultats, au lieu denregistrer les versions successives dun donné immuable .
Dans ce chapitre jai illustré mon propos à ce sujet. Ce nest toutefois pas sur des illustrations que lon fonde une théorie. Celle-ci tire sa sève et sa vigueur autant de la démonstration plus circonstanciée du modèle proposé que de léclatement des faits et de la reconstitution heuristique de leur mouvement. Lanalyse de la nature mécanique et de la nature cybernétique, de lémergence de la technique, de la philosophie mécanique, des sciences répond à ce souci. La recherche érudite a, de nos jours, accompli un travail admirable qui permet détayer démonstrations et reconstitutions. Elle a incidemment signalé les lignes historiques auxquelles jaccorde une grande attention : celle qui conduit de lartisan au philosophe naturaliste, celle qui mène de lart de lingénieur à la philosophie mécanique, etc. Fidèle à sa vocation, lérudition y a vu des rapprochements de circonstance et les a observés inlassablement, sans vouloir conclure. Je ne censure pas cette attitude, surtout je crois, avec Copernic qu
« il ne sert pas à grandchose de rechercher les fautes, car cest la marque dun esprit sans vergogne de préférer le rôle du critique qui blâme à celui du poète qui crée ».
Je tire les conséquences nécessaires des faits afin de donner une gravité et un sens aux filiations historiques mentionnées et à dautres moins bien aperçues. Je ne les poursuis cependant pas jusquà leurs dernières limites. Ce serait en effet transgresser les buts de ce travail qui sont : la définition dun domaine du réel, la découverte dun instrument conceptuel approprié à son intelligibilité, et la confirmation de lautonomie de lhistoire humaine de la nature. La certitude des résultats ne saurait être étayée que par de nouvelles recherches, et non pas par ladhésion aux formules qui linspirent. Si ce nétait pas le cas, les conceptions sur lesquelles je mappuie resteraient un échafaudage où tout simbrique mais où rien ne tient, où la vie a fui devant la réalité, comme ces bâtisses imaginées avec ingéniosité, exécutées avec minutie, et qui demeurent pourtant obstinément inhabitables.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
Chapitre II.Loriginalité de lingénieur
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
La technique est luvre de lingénieur, elle le représente et il lanime. Le sentiment de sa prééminence, le respect et la crainte dont il est lobjet, durent depuis plusieurs siècles déjà. Comme nous le rappelle Pierre Francastel, limagination et la conviction hypostasient lingénieur, le placent aux commandes de la vie matérielle, lui réservent le rôle dun agent créateur :
« Actuellement, un schéma très populaire, qui correspond assez bien à lidée que se fait du développement général de lhumanité lhominien moderne dans les différents compartiments de la planète, tend à hypostasier luvre toujours un peu mystérieuse de lingénieur » .
Mais, emportés par leur élan, ses doctrinaires ont oublié quil est un agent historique : son apparition est datée et soumise à la pression de certaines circonstances. Rien ne nous autorise à le situer à laube de la civilisation , ni à considérer que tout ce qui a été créé depuis est son fait . Cette propension apologétique risque doblitérer sa spécificité. Quant à la signification dont il est porteur, au mystère qui lentoure, ils souvriraient plus largement à nous si lon voulait bien se rappeler quil est apparu à un moment précis, quil sest différencié de lartisan ou artiste (termes synonymes à lépoque) pour finir par se substituer à lui. La technique nest assurément quune forme historique que prennent les arts, certains arts. Lingénieur a transformé une partie des facultés de lartisan et, ce faisant, les a synthétisées. Il en est résulté une attitude originale envers le monde matériel et la construction dun groupe humain qui sy reflète et ladopte. Trois phases principales marquent avec netteté ce processus :
La première est caractérisée par la formation dun corps de spécialistes du moulin et des engins de guerre, possédant un art qui se distingue des autres ;
Dans la seconde phase, lengin devient un moyen général de transformation des forces matérielles et de création des habiletés, et lingénieur, tout en remplissant dautres fonctions il peut aussi être peintre, sculpteur, architecte, etc. est un artisan reconnu à la fois dans sa particularité et dans son universalité . Pour parachever ses talents et perfectionner les machines, il a recours aux savoirs mathématiques ou mécaniques, au dessin, et il sefforce dassurer lindépendance et la cohérence dune discipline technique qui lui est propre.
Dans une troisième phase, enfin, on enregistre lascension du mécanicien qui pénètre dans les branches importantes de la production textiles, mines, métallurgie et la création dune nouvelle branche, celle de la construction des machines. Lingénieur devient lagent social de la production, et la technique lexpression générale de celle-ci. De manière systématique, il transforme la dextérité de lartisan en celle de la machine. De plus en plus, lartisan apparaît comme une partie de la machine, lartiste séloigne du champ des techniques, tandis que lingénieur concentre en lui toute la subtilité et lintelligence du travail des mécanismes, toute la richesse des nouveaux matériaux dont il impose lusage. La reproduction sociale se transforme à son tour. Il se constitue un secteur des moyens de production, secteur autonome et révolutionnaire, qui reste par excellence celui de la dextérité et du génie inventif du mécanicien.
A chaque époque, la société intègre différemment lingénieur et le soumet à ses exigences particulières. Les rois et les princes le mettent surtout à contribution dans le domaine militaire, et dans celui du divertissement. Les cités lappellent afin de résoudre les questions ayant trait à la défense ou à laménagement de la vie urbaine. Les capitalistes reprennent une des perspectives quil a entrevues, celle de l« économie de travail », et la transforment en un impératif exclusif, qui leur sert de devise, pourrait-on dire. Après sêtre approprié les moyens de travail de lartisan, ils entrevoient là une possibilité de rendre caduc son talent.
La modification constante des conditions sociales nest pas sans influer sur le développement le rythme et lorientation de la catégorie naturelle et sur le recrutement de ses membres . Il faut cependant noter une continuité remarquable dans lévolution de son habileté, des découvertes quelle a faites, entraînant lintervention décisive de lingénieur dans le bouleversement de nos assises économiques et laménagement des échanges avec le milieu ambiant. Pierre Francastel nous a informés judicieusement de limportance de la situation à laquelle cette catégorie accède au xxe siècle. Quant à moi, je me propose den retracer la genèse et de fixer les caractères qui lui confèrent sa valeur et son sens dans lhistoire humaine de la nature.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
I. Les nouvelles ressources complémentaires
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
1. La renaissance de lartisanat.
La période qui succède à léclipse dAthènes marque une sorte de retour, à un niveau bien supérieur, aux modes de vie des empires qui se sont longtemps maintenus en Asie . LÉgypte de Ptolémée offre le modèle grandiose dun tel hybride , Alexandrie témoigne du perfectionnement de tous les arts. On y connaît lexistence dun important groupe de mécaniciens qui, pour la guerre ou pour la religion, le levage des vaisseaux ou leur construction, améliorent considérablement les engins connus et en inventent probablement de nouveaux. Sur le pourtour de la Méditerranée, à Syracuse notamment, des activités analogues se poursuivent. Si nous nous tournons vers le monde romain, nous le voyons proposer une synthèse politique, sociale, plus originale que celle de lÉgypte. Son extension propage, sous une forme appropriée, les acquisitions intellectuelles et matérielles de la Grèce, dAlexandrie et dAsie. On sait quelles furent les étapes suivantes : affaiblissement de lempire romain, invasion des barbares, « âges sombres ». LEurope devient un continent agraire où sébauche le régime social de la féodalité. Les arts disparaissent, ou plutôt leur rôle et leur importance samenuisent. Le rétablissement de lartisanat domestique est nettement marqué. Entre le viiie et le xe siècles après J.C. on note une amélioration des méthodes de lagriculture, le développement de sa production densemble. Cest aussi de cette époque quil faut dater la réapparition des artisans comme facteur notable de la vie productive.
Ils réapprennent à travailler de manière autonome et se séparent de la communauté agricole au moment où celle-ci défriche de vastes territoires, diffuse lassolement triennal, le hersage régulier, le collier dattelage, le joug frontal. Le mouvement historique tend à se répéter dans une situation nouvelle. Dans les villages, les artisans retrouvent une situation de démiurges ; auprès des seigneurs, ils sintègrent dans lensemble du domaine : ce sont les serfs de cette économie domaniale qui demeure une annexe importante de la culture. Mais il suffit de la présence des artisans au sein dune campagne surpeuplée , où loppression sociale est sensible, où les échanges sont possibles, pour que leur habileté joue le rôle de ferment : dès lors le mode de vie urbain simpose. Aux xiie et xiiie siècles, lair libre des villes les attire, et les artisans se retrouvent dans leur élément et se reconstituent en tant que groupe .
Ce cheminement a été décrit plusieurs fois, bien quil nous échappe par de nombreux côtés :
« Une véritable révolution, écrit Henri Pirenne, dont nous ne pouvons malheureusement saisir le détail, accompagne la transformation de lindustrie rurale en industrie urbaine. Le tissage, qui avait jusqualors constitué une occupation dévolue aux femmes, passa aux mains des hommes » .
A peu près partout en Europe les artisans deviennent plus nombreux, les foyers dactivité artistique se multiplient . Un historien anglais a dénombré au xie siècle 31 centres ou communautés dartisans, au xiie siècle 89 ; au xiiie siècle, les artisans, en Angleterre, sont reconnus dans 277 centres. Ces faits montrent bien quen lespace de quatre siècles le travail artisanal et celui de lagriculteur se sont séparés séparation qui rappelle, par bien des côtés, celle qui sétait produite en Grèce. Toutefois, lhabileté même que lartisan a réussi à dégager pour son compte a subi des transformations multiples. La discontinuité dont lécroulement de lempire romain a marqué lhistoire européenne contraste avec la création continuelle de nouveaux savoirs et leur relative extension (3).
Ceci apparaît notamment dans lemploi des forces animées ou inanimées. On utilise la force des animaux de façon plus efficace ; parallèlement, la qualité de loutillage agraire saméliore. Lutilisation de la force hydraulique, dans le moulin, sétend, de façon lente peut-être mais régulière. Au ive et au vie siècles après J.C. son usage est attesté ; au xe siècle, le moulin apparaît dans le paysage comme un élément familier. Lemploi de la force hydraulique, sans se généraliser encore, commence à simposer en tant que solution technique. Il suppose, pour pouvoir sappliquer à la meunerie, un maniement plus courant du mécanisme en général et des engrenages en particulier. La variété dutilisation de ces moulins, employés dabord dans tous les cas où lon a besoin du mouvement circulaire, devient une école de mécanique pour les paysans qui doivent sen servir, soit pour moudre le blé, soit pour la pression des oléagineux. Rien donc détonnant si, devenus artisans, ils ont recours à un outillage en partie mécanique.
Des documents nous permettent den prendre connaissance. Le martinet hydraulique est connu dès le xiiie siècle. La force hydraulique lactionne sans autre intervention. A ce titre, cest un instrument semi-automatique. Le manche du marteau tourne autour dun axe. Dautre part, une roue pourvue de cames est rendue solidaire de larbre dun moulin. Pesant sur lextrémité du manche, les cames contribuent à soulever le marteau, qui retombe grâce à son poids propre. Conjointement, on tente de régler les effets. Les cames sont fixées à un anneau qui est articulé au moyen dun coin avec larbre du moulin. En variant le nombre de cames , on peut varier lintensité recherchée du coup. Dans le carnet de Villard de Honnecourt, on relève aussi lexistence dune scie mue par lénergie hydraulique, et à Trentino, en 1214, on signale des soufflets de forge actionnés de la même façon.
Ces coordonnées technologiques sont significatives. Sil se mécanise partiellement, et si, en se détachant de lagriculture, il sassimile certaines dextérités mécaniques, dans lensemble lartisanat du Moyen Age ninnove pas :
« Aucune différence frappante des formes industrielles, constate P. Usher, ne distingue lindustrie classique de lindustrie médiévale » .
Toutefois, il est indispensable denvisager les circonstances nouvelles. Tout dabord, lextension considérable de la classe artisanale qui, un peu partout, devient une force productive importante. Ce facteur quantitatif a des répercussions sur la vie sociale et les institutions . Dans la vie urbaine, fortement organisés, les artisans acquièrent un poids qui leur permet dorienter leur propre destin, dassurer la réalisation de leurs fins. Le système corporatif tend à devenir la règle. Si, dans la cité antique, les catégories sociales élevées se réclamaient de lagriculture, dans la cité médiévale, chacun, noble ou bourgeois, à lexception des gueux, fait partie dune confrérie. La pratique des arts est, jusquà un certain point, hautement prisée et recommandée à tout un chacun. Dans sa Doctrina pueril, Raymond Lulle conseille aux bourgeois, aux princes, aux prélats même dacquérir une dextérité artistique ; au cas où leur fortune viendrait à décliner, ils seraient en mesure de pourvoir à leur subsistance.
Lartisanat atteint un degré très élevé de perfection. La formation, lorganisation et la répartition du travail sont strictement codifiées. Lhabileté même se trouve réglementée, et le travail reçoit une dignité et une individualité marquées. Les conditions dusage et dexploitation des ressources inventives ou matérielles, les rapports de ceux quelles concernent, sont strictement énoncés. Fait plus important encore, les villes corporatives peuvent sassurer un débouché stable dans les campagnes environnantes et, en y interdisant lexercice de tout métier, sapproprier de façon plus consciente le savoir-faire agricole :
« Par-dessus tout, observe Max Weber, cependant, la cité (des confréries) cherchait à éliminer la concurrence de la campagne qui était venue sous sa domination. Elle essayait de supprimer lexercice des métiers à la campagne et de forcer les paysans à satisfaire leurs besoins à la ville » (1).
Lartisan, à la différence de son homologue de lantiquité, sinstalle ainsi de manière stable et puissante dans un univers social qui, au départ, ne lui est pas favorable. Il prend mieux conscience de sa situation et de ses perspectives. Il reprend à son compte et reproduit lhabileté du monde agraire avec plus de ténacité et desprit de suite. Le système de reproduction des facultés qui, de lagriculture à lartisanat, sélaborent en métiers déclarés, se trouve clairement défini et rigoureusement réglementé. La cité est le domaine des arts, la campagne celui de lagriculture. Cest du moins la théorie que lon peut tirer de la pratique du temps. Elle sanctionne socialement et exprime économiquement la division naturelle qui sopère, jusquà la rendre rigide. Une telle rigidité ne pouvait aller sans tension. Les frontières qui séparent les différents métiers ne sauraient être aussi nettes quon le voudrait et les traditions celles de la campagne notamment ne se pliaient pas aussi facilement aux intérêts des communautés. Quand celles-ci faisaient pression sur le pouvoir politique, elles avaient tendance à figer le cours des événements, sans y parvenir entièrement. Malgré les heurts, les dommages subis, les transformations imposées, lordre artisanal, dont jai tracé le tableau simplifié, sest maintenu jusquau xviiie siècle.
La réalisation en Europe du schéma dont je viens de tracer les grandes lignes ne fut, il faut le rappeler, jamais complète ni uniforme. Il nous permet néanmoins de voir comment, de manière constante et avec des analogies réelles, le processus de division par lequel se constitue une catégorie naturelle se répète dans un autre milieu géographique et social, mais de façon à la fois plus ferme et plus affinée ; les comparaisons avec la division qui avait eu lieu au sortir du néolithique, et avec celle qui sest produite en Grèce, où le modèle sest élaboré pour la première fois en toute liberté, sont instructives. A cette fin, il est utile de rappeler que lartisanat a été à lorigine de trois grandes découvertes historiques : il a fait connaître le prix de lhabileté, la valeur de sa conservation et de sa reproduction, et limportance de lindividu comme unité technique. Si son activité a pu se développer, cest parce que lagriculture avait acquis une forme stable, au terme dun mouvement amorcé au septième millénaire. Quelles furent les conséquences de ce mouvement ? En premier lieu, laccroissement des unités de production et de cohabitation jusquà la taille dune proto-cité ; en second lieu, la fixation géographique des populations ; et enfin le reflux des femmes de la culture du sol vers les occupations domestiques. Ce secteur domestique acquiert de limportance et gagne en autonomie. Léquipement indispensable à la conservation des céréales, du lait, de la viande, se complique et se multiplie. Il faut emmagasiner le grain, tisser des vêtements, tresser des paniers, confectionner des jarres, construire des maisons et des dépendances. La production artisanale sépanouit, surtout grâce à ces produits secondaires de la culture et de lélevage qui fournissent à une main-duvre disponible un apport assuré de matières premières. A côté du travail des champs commence à exister un autre travail qui, de façon embryonnaire mais distincte, se concentre sur la poterie, le tissage, les métaux, bref sur toutes les ressources complémentaires de lagriculture qui ne sont ni consommées immédiatement, ni réservées à la continuité de sa production. Cest ainsi que la sphère domestique, si peu différenciée quelle soit de la sphère agricole, joue désormais un rôle certain. Les travaux artisanaux, apanage des femmes, sajoutent aux travaux des champs de façon accessoire. Entre le quatrième et le troisième millénaires, les conditions changent ; ces sphères se séparent, leurs travaux se différencient, lartisanat « démiurgique » est né. Les circonstances sociales et matérielles de lexploitation agraire avaient effectivement créé, dans la région qui allait devenir celle des empires du Proche-Orient, une population instable, faite détrangers, daffranchis, de fermiers sans terre ou pauvres, qui servaient de main-duvre à des maîtres occasionnels et cherchaient un débouché dans tout travail, y compris le travail artisanal. Aux Indes, par exemple, les artisans sont, aujourdhui encore, des petits fermiers qui, faute de pouvoir subsister à laide des seuls produits de leur champ, se tiennent à la disposition de quiconque réclame leur concours ; à ce titre, ils sont attachés au village. Ici intervient un phénomène que nous avons analysé précédemment : lagriculture, qui avait donné le jour à cette force de travail surnuméraire, a aussi engendré par elle et pour elle les ressources complémentaires qui se sont accumulées en quantité importante au niveau local, à celui des États et des villes naissantes. Tandis quune partie de lhumanité devenait sédentaire, saccroissait, et, grâce à la charrue et à la traction animale, décuplait sa puissance, une autre partie commençait à se déplacer. Elle allait à la quête des à-côtés de la production agricole : les fibres, le cuir et même la pierre ou les métaux, toutes ces substances qui restaient viles ou inessentielles tant que des savoir-faire et des forces de travail ne surgissaient pas pour, en les employant, les tirer du néant . La différenciation de lartisan et de lagriculteur saccomplit lorsque le premier ne se consacra plus à la fois à la transformation des matières premières et à leur préparation, lorsque, ces matières étant à sa disposition en quantité suffisante, il put se concentrer sur le perfectionnement de son activité. Dans la collectivité rurale, une grande partie du temps et des énergies était dévolue à la recherche, à lattente du matériau approprié ou à sa formation : fibre, bois, etc. Comme le notait Homère, le charron doit commencer par être bûcheron, par abattre les arbres dont il taillera le bois. Détaché du processus de création des matériaux, allant les chercher là où ils se trouvent, lartisan saffranchit dune limite, affine ses procédés, fixe mieux ses gestes et conçoit plus dobjets ou doutils. En appliquant ses capacités à ce que jai appelé des quasi-ressources, il conserve son droit à lexistence dans un univers où il lui faut changer le superflu en indispensable, donner corps à ce qui est voué à la destruction, instaurer la vie là où la mort est lissue rigoureuse. Si la collectivité laisse une place à lartisan, cest une place marginale , puisquil est, soit expulsé, soit parqué, et peut-être se définit-il autant par sa qualité d« étranger » que par celle de spécialiste. Sa particularité est dêtre un démiurge, cest-à-dire de produire pour les autres, pour le public. Outre sa portée de distinction sociale, cette définition connote une condition objective de lactivité de lartisan, puisque son travail ne saurait avoir dautre destination. Aussi doit-il se déplacer en quête de sa clientèle et de ses matières premières, et il est surtout itinérant. Lentement, la plupart des travaux domestiques deviennent des travaux à caractère artistique : lartisanat croît au fur et à mesure quil accomplit cette conversion à léchelle du village et de la ville. Ce qui lui permet de la réaliser, cest sa situation extérieure, le fait quil nest pas engagé tout entier dans le cycle agraire. De la sorte, ce que faisait la femme cultivatrice, lhomme artisan se met à le faire. Hérodote ne sétonna-t-il pas de voir en Égypte des hommes assis devant des métiers à tisser ? Toutefois, au cours de cette période qui aboutit à la formation de lartisanat, lon ne saurait dire que lartisan ait réellement supplanté lagriculteur dans une partie importante de ses activités habituelles. Il nest pas davantage devenu lassise de la vie urbaine. Il élargit, dans un sens, le cercle de la vie agraire en favorisant létablissement des villes, mais lensemble de la production agricole ne sen ressent pas. Lagriculteur continue à fabriquer lui-même ses outils en pierre ou en bois, et comme auparavant la femme tisse les vêtements et confectionne des récipients en argile pour les grains, le vin ou lhuile. Lhomme de lart na pas rendu caduques les activités semblables aux siennes, qui avaient été son point de départ. Ces deux variantes pleinement constituées dun même travail coexistent. Il y a parallélisme, dédoublement, et non point partage des efforts qui les rendrait nécessaires les uns aux autres. Cependant la condition et les traits particuliers de lartisan sont reconnus. A lépoque que nous considérons, celle des dynasties égyptiennes et des royaumes mésopotamiens, il constitue un nouveau type dhomme et de producteur, une catégorie naturelle dont la division davec lagriculteur se fait sur la base du travail en tant quexercice dune habileté. Sa réputation et sa singularité proviennent de la conjonction de loutil et de la main. Signes distinctifs que lerrance à la fois masque et renforce.
La désagrégation à partir du deuxième millénaire ou la stagnation de ces empires, rongés par la guerre, démembrés par les invasions, ruinés par lexploitation des paysans, talonnés par la famine, ne témoignent pas seulement de leur impéritie en matière dadministration ou de défense des terres conquises, mais aussi de leur incapacité à favoriser lépanouissement des potentialités productives engendrées par les artisans et de leur prolongement, les commerçants. Pour que cet obstacle fût franchi, pour que le travail artisanal pût devenir un facteur essentiel, il fallait tout dabord que fût découvert un matériau plus répandu que le cuivre ou le bronze pour la fabrication de loutillage et de certains objets usuels. Le fer répond à cette demande, il permet de perfectionner loutillage, car il est plus facile à travailler et existe en quantités plus abondantes. Par voie de conséquence, non seulement chaque artisan améliore ses instruments et les diversifie de façon assez économique, mais encore le nombre global des artisans est susceptible daugmenter, étant donné que les moyens de travail deviennent plus accessibles . Conjointement, linvention du fer ouvre la possibilité dune articulation, dune interdépendance de lartisan et de lagriculteur. Sa grande « banalité » permet de le substituer à la pierre comme outil agricole. Le fermier laboure désormais avec un coultre de fer, grâce auquel il parvient à cultiver des terres auparavant impossibles à mettre en valeur. Lappel au travail artistique sintensifie donc. Ensuite, lextension de la crise des empires dans une aire géographique et sociale où lemprise et la prééminence de la force agricole offraient relativement moins de résistance au développement de ce travail a eu un effet décisif. La diversification des communautés politiques, des villes, contraint chacune à sassurer volontairement une certaine population artisanale. A cette fin, il est impératif de pourvoir à la reproduction des talents et de leur faciliter une activité régulière. Ces processus convergent entre le xive et le xiie siècles avant notre ère dans lempire mycénien et dans les cités grecques ultérieurement. Dans ces cités, lartisanat sinstitutionnalise, se reconstitue sans référence directe à lunivers du mythe et de la fécondité agraire, donne libre cours à ses forces intellectuelles et matérielles. Les démiurges, porteurs des « mystères » de lart, se sont transformés en technitai. J.P. Vernant a bien montré comment leur travail vient à se distinguer jusque dans le langage et la doctrine. Le labeur agricole se réalise par sa vertu spontanée, tandis que la racine « tech » du labeur artisanal indique quil sagit dune production de lordre de la « poïein », de la fabrication artistique, et non de lordre de la « pratein », de lactivité non-contrainte. Dans ce dernier cas, leffet du travail ou « ergon » nest pas projeté au-delà ou en dehors de la chaîne dactions qui lont suscité, il est confondu avec cette chaîne elle-même dans son exercice et son accomplissement.
A travers les transpositions nécessaires, lEurope du Moyen Age connaît la généralisation de ces attitudes et de ce modèle dans des conditions semblables à celles où sétait créée en partie leur ébauche, à savoir la prédominance de lagriculture, et la présence dune classe à la fois guerrière et religieuse. Seulement il ny avait plus desclavage qui pût freiner lessor de lartisanat en rendant secondaires les efforts industriels. Les Arabes et les Byzantins ont assuré les transitions nécessaires. Il a fallu que la catégorie artisanale se reconstituât, quelle atteignît un certain stade et accomplît son mode de reproduction et ses liens avec la matière, quelle étendît et restituât au travail cette autonomie et ce caractère spécifiquement humain, quenfin le monde de la ville sidentifiât à celui des arts, pour que lingénieur se dégageât dans son individualité. En ces reprises continuelles réside probablement lobjectivité de lhistoire, et la certitude quelle possède des principes généraux.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
2. La convergence des arts et les agents inanimés.
Linstallation de lartisanat dans la vie urbaine signifie un changement de dimension. Dune part, les travaux nécessaires à laménagement des villes et à leur défense samplifient. Dautre part, les arts, en y contribuant, engendrent une coopération accrue des hommes qui se consacrent à eux. Cette interdépendance est très sensible là où leur combinaison est imposée par le volume, la complexité de louvrage (construction, drainage, approvisionnement en eau) et leur présence massive exige aussi davantage de sources énergétiques leau par exemple dune efficacité au moins équivalente à celle des sources dénergie humaine et animale. La poursuite de cet effort collectif engendre et renforce une nouvelle fonction qui est celle de direction, de mise en uvre de lensemble des spécialités indispensables à lexécution. Cette fonction est remplie par larchitecte et plus tard par lingénieur :
« Vous aurez pour tâche de diriger le maçon, le sculpteur, le peintre, le travailleur de la pierre, du bronze, du plâtre, de la mosaïque. Ce quils ne savent pas, vous le leur enseignerez. Les difficultés quils rencontreront dans leur travail, vous les résoudrez à leur place. Quel savoir varié vous devez posséder en conséquence, pour instruire ainsi les artisans de toute espèce! »
Cest en ces termes que sadresse le roi des Ostrogoths, Theodoric, à son architecte en chef Aloysius. Voilà en effet une direction qui exige un savoir bien étendu ; mais il ne sagit pas de posséder chaque art à fond, il suffit dêtre capable den saisir la teneur afin daider les hommes de métier à sadapter aux conditions particulières du travail commun et de coordonner leurs efforts. Lhabileté artistique, son contenu fait de règles et de recettes, ses instruments apparaissent au maître duvre de manière objective et dans leurs liaisons réciproques. Aussi doit-il appréhender ces savoir-faire, ces outillages artisanaux, en les dissociant, dans la mesure du possible, de tout objet particulier. Il doit les transformer, dune certaine façon, en ses savoirs propres, afin de pouvoir commander et instruire les différents corps de métiers.
Dans la direction ainsi exercée, le côté instrumental contribue de manière décisive à la constitution de lhabileté de lingénieur. Sur les chantiers des bâtisseurs, dans les arsenaux de guerre, dans les mines ou les travaux de fortification, partout où les artisans affluent, certains mécanismes spécifiques sont indispensables à la bonne marche de lensemble. Étant donné le volume des matériaux à transporter, la hauteur ou la profondeur à laquelle on travaille habituellement, les engins de levage doivent être relativement importants. Les pompes sont une nécessité absolue de lexploitation des mines dont leau envahit les gisements et les galeries, et le sont dautant plus quon senfonce davantage dans le sous-sol, à des profondeurs où lon ne peut plus utiliser les animaux de trait. Lefficacité requise de ces engins et de ces pompes pose le problème de lamélioration de leur mécanisme et de son adaptation à des circonstances variées. Les instruments de précision sont aussi appelés à jouer leur rôle, soit pour aider aux opérations de mesure, soit pour permettre un dessin plus exact des plans, une exécution plus rigoureuse des modèles qui sont ensuite reproduits à grande échelle.
Cette double obligation de coordonner les travaux les plus divers et de leur fournir les moyens adéquats en énergie ou en mécanisme stimule la découverte des talents et des ressources correspondants. Dans ce contexte, le moulin cesse dêtre un outil combinant action énergétique et engrenage, cest-à-dire un moulin au sens strict, pour devenir lexpression générale que prend lemploi de la force motrice. Une question nouvelle surgit parallèlement : celle du contrôle de la force inanimée et de ladaptation du mécanisme qui y pourvoit. Ainsi sachemine-t-on vers une utilisation plus raffinée de la force musculaire de lhomme ou de lanimal, et vers le perfectionnement du mouvement que peut accomplir un outil . De là proviennent des inventions décisives, notamment lemploi de la manivelle pour la conversion du mouvement de va-et-vient en mouvement circulaire. Lamélioration des engrenages, lattention apportée aux roues dentées, le recours à des dispositifs à cames permirent de diversifier considérablement les mouvements que lon pouvait obtenir. La transformation du mouvement circulaire en mouvement rectiligne reçut un commencement de solution avec la découverte, vers le xve siècle, du système bielle-manivelle. Entre le xe et le xve siècles, les mécanismes, les « engins » se multiplient et se combinent de façon inédite. Parallèlement le « meunier » se détache de plus en plus de sa spécialité originelle pour se consacrer aux applications différentes du moulin, maintenant partie motrice dun ensemble technique. Le fabricant dengins de toutes sortes sappelle en anglais « constructeur de moulins », bien que la meunerie soit la seule chose dont il ne soccupe plus. En outre le terme de moulin désigne nimporte quel genre de machine ; ainsi, en allemand, « Wasser- » ou « Windmühle » se dit de moulins qui ne servent pas à moudre le grain mais à actionner des pompes ou dautres mécanismes. Le tour vient à sappeler « Drehmühle », et lon entend par « Bandmühle » un métier à rubans sur lequel plusieurs rubans peuvent être tissés à la fois. Les variations de la nomenclature font écho à des changements plus profonds les « hommes de lengin » saffirment, avec leurs créations, à côté des artisans, ceux-ci « hommes de loutil » .
A bref délai, lénergie hydraulique pénètre dans la construction des instruments mécaniques, notamment des horloges . Au xiie siècle, lhorloge était à eau. Daprès une description un peu plus tardive, elle se composait dune corde munie dun flotteur à une extrémité et dun contrepoids à lautre. La corde senroulait autour de laxe qui faisait tourner le cadran. Parfois on recourait à des roues dentées. Elles servaient à multiplier la vitesse de la roue qui divise le temps et accroissaient la durée des révolutions de la roue motrice, en transmettant le mouvement à plusieurs roues. Mais, pour assurer à lappareil une certaine régularité, il fallait pouvoir contrôler laction du poids et se libérer des aléas du débit de leau. Il restait à lhorloge à se constituer comme mécanisme autonome, comme mécanisme pur. Avec lemploi dun corps pesant à action constante, linvention de léchappement et de la manière de régler les poids, cet idéal fut atteint. Plus tard, on y adapta le ressort, et lon conçut ainsi un mécanisme propre à emmagasiner lénergie .
La métallurgie elle aussi profite de lavènement de lénergie hydraulique comme de la diligence des mécaniciens. Au cours des xive et xve siècles, le procédé indirect remplace le procédé direct de fabrication du fer ; celui-ci est associé au bas fourneau, produisant une loupe de fer spongieuse, qui est ensuite martelée pour que le métal reçoive la contexture exigée. Lorsque, afin dobtenir des quantités plus importantes de métal, on dut agrandir les fourneaux, et consécutivement utiliser des soufflets actionnés par la force de leau, des marteaux plus puissants devinrent nécessaires, et une puissance motrice hydraulique adéquate leur fut fournie . Les mines devinrent latelier où se développa lentement tout un ensemble de mécanismes métallurgiques. Là non plus lapparition des machines na pas eu pour résultat, du moins au début, la substitution des forces inanimées à la force animée de lhomme, mais, au contraire, la séparation de cette force et des habiletés qui la métamorphosent, et laffirmation de son caractère purement énergétique. En effet les engins construits à ce moment-là par les mécaniciens ne sont pas suffisamment automatisés, réguliers, et ne peuvent guère compter sur lalimentation dune force motrice inanimée constante, le niveau et le débit de leau variant suivant le cycle des saisons et la configuration géologique. La puissance musculaire pouvait y suppléer, et lon peut dire quelle fut utilisée de façon plus raffinée que dans lantiquité. Les dessins de Georges Agricola dans son célèbre ouvrage consacré aux mines, De re metallica, montrent que les hommes étaient employés avec les animaux et leau à mouvoir les machines. Lutilisation de la force brute de lhomme semble donc avoir augmenté avec la mécanisation des opérations productives.
Cest aller au delà du nécessaire que de détailler davantage ces inventions, notamment celle de la machine énergétique à létat pur le canon qui absorbe beaucoup de talents et impose de nombreuses révisions dans le milieu social et matériel. La plupart se situent entre la fin du xe et le début du xve siècles. Toutefois elles nont pas occupé le devant de la scène au Moyen Age. Le labeur et les uvres qui tissent la vie et définissent cette période sont ceux de lagriculteur et surtout ceux de lartisan, maître de son habileté, transformateur de la matière première, muni de son outillage si divers et si bien agencé, tant admiré et si souvent dépeint. Là se trouvent les ressources principales de lhumanité médiévale. A ce point de vue, leau et le vent, les engins qui leur correspondent, sont des quasi-ressources qui deviennent marginales. Chose remarquable, cest dans les arts de la guerre opposés aux arts de la paix, dans ceux de la destruction et non dans ceux de la production, que la différence des ressources complémentaires et des ressources pleinement effectives est le plus sensible. Dune part des richesses matérielles qui ne pénètrent que lentement dans le cycle productif des habiletés destinées à se vulgariser, et des échanges insoupçonnés entre lhomme et la matière ; dautre part des richesses matérielles dont la présence est ostensible, active, des facultés assurées dans la plénitude dune interaction indiscutée du pôle humain et du pôle matériel de la nature. Le savoir-faire qui accompagne les quasi-ressources est lui aussi complémentaire de lexercice des métiers courants. Il est à la fois pure capacité dorganiser, de commander le travail dautrui, et relatif à une famille darts incertains. Doù laspect troublant de la faculté de lingénieur, de son ingenium : il est en même temps universel, cest-à-dire non différencié, destiné à coordonner tous les métiers, et particulier, cest-à-dire quil tend à se spécialiser dans la construction des engins. A cet égard, un homme nest ingénieur que par surcroît, remplissant par ailleurs les fonctions de peintre, sculpteur, charpentier, architecte. Les facultés mécaniques progressent sur la périphérie ou à lombre des arts accomplis. Cest ce qui imprime au Moyen Age cette figure de Janus bifrons, époque de calmes cheminements traditionnels, de majestueuse obscurité, dordre soutenu, et en même temps époque traversée dextraordinaires fulgurances, de courants inventifs, dappétits de jouissance et de violence, sur lesquels la Renaissance va dire la vérité.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
II. Une catégorie naturelle indépendante : lingénieur
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
1. Le maître dengins, artisan-supérieur.
Au xiie siècle de notre ère, lorsquil reçoit une signification technique et acquiert la spécificité terminologique, le titre dingénieur qualifie toujours une profession dont la réalité fluctue entre celle dartisan et celle de directeur dartisans. Domingo Gundisalvo, auteur du temps, parle de la scientia de ingeniis et de son praticien nommé ingeniator, architector ou geometricus et carpentarius. Diversité intéressante par ailleurs, qui montre que cette science des engins, disons plutôt cet art, sadresse à lingénieur militaire, à larchitecte , au géomètre, au charpentier. Le premier, pour le perfectionnement des moyens militaires, le second dans le domaine de la construction et de lorganisation de plusieurs métiers celui de tailleur de pierre, dimagier, de tailleur dimages (sculpteur), de maçon le troisième pour la fabrication des instruments mathématiques et le quatrième enfin pour la mise au point des machines dont la matière première est le bois, font chacun appel à la scientia de ingeniis et lannexent au savoir quils possèdent déjà.
Mais les fonctions de cette classe dhommes sont encore loin dêtre consolidées, et son autonomie nest pas pleinement reconnue. Le mot architecte apparaît rarement au Moyen Age, où lon parle plutôt dartifex, doperarius, de cementarius. La structure lexicale de la dénomination est incertaine : on dit tantôt architectus, tantôt architector et tantôt architectarius. Rien ne prouve quil soit très éloigné, par sa position, du maçon, sinon cette appréciation désabusée dun administrateur :
« Les maîtres des maçons, tenant à la main la règle et le compas, disent aux autres par ci me le taille, et ne travaillent rien ; et reçoivent cependant une plus grande rémunération que bien des prélats modernes » .
Quelques témoignages nous sont parvenus, tel celui dun architecte qui, au xiiie siècle, se vante dêtre « grand géomètre et charpentier, ce qui est supérieur au maçon », mais il sagit dune différence entre deux artisans, et non point dun homme qui se proclame ingénieur face aux autres artisans. Assurément, depuis longtemps, les maîtres maçons accordaient beaucoup dimportance à la géométrie et aux instruments : léquerre, le compas, la règle graduée. Nous sommes sur un terrain plus sûr avec ce personnage dAilnoth, maçon charpentier, peut-être, qui emploie, semble-t-il, des engins de levage ; responsable de la construction de Westminster Abbey, il est désigné dans les comptes comme « ingeniator ». Dautre part, dans une chronique génoise (1195) des indications lapidaires mentionnent un encignerius. Il nous est resté aussi la désignation de Calamandinus (1238) en tant que meilleur « insignerius » de Brescia, ou celle de Jocelin de Cornant-Français en tant que « maistre engigniere ».
Ces documents jalonnent lhistoire de lapparition de lingénieur. On ne peut guère affirmer que son influence, ses exigences se fassent pleinement sentir. Se consacre-t-il totalement à sa profession ? Ne sagit-il pas plutôt dun homme que son métier de maçon, de forgeron, de meunier, de charpentier, dartisan attaché aux fabrications militaires oblige à connaître la construction et lentretien des machines, lutilisation de lénergie hydraulique ? Villard de Honnecourt, dont nous est resté lAlbum de croquis, représente ce type intermédiaire entre le maître-artisan du Moyen Age et lingénieur de la Renaissance. La rupture avec le passé, la séparation davec lautorité intellectuelle et sociale na sans doute pas été consommée. Les capacités mécaniques, le rôle de lingénieur demeurent surtout des capacités et un rôle auxiliaires de ceux qui existent déjà.
La transition se dessine au xive siècle qui fut marqué par un foisonnement dinventions techniques anonymes et un ébranlement de lassise institutionnelle de lartisanat. Celui-ci enregistre les symptômes dun double échec économique et technique qui va en saccentuant. Sur le plan économique, le marchand qui, au début, servait de simple intermédiaire entre la ville et la campagne, ou nétait quun aventurier rapportant des pays lointains de nouveaux objets de consommation, tissus, épices, sest enrichi et cherche à devenir maître de la production. Il crée un artisanat secondaire parmi les paysans qui travaillent pour lui dans leur temps disponible, concurrençant ainsi lartisanat urbain. La réaction normale des collectivités dartisans est la stricte défense de leurs intérêts, le renforcement du domaine réglementaire.
Sur le plan technique, le système des corporations fait la preuve de son incapacité à féconder les habiletés quotidiennes créées par ses membres : « Personne ne doit trahir lamour fraternel en imaginant, inventant, ou employant quoi que ce soit de nouveau », proclament les confréries de Torum. Cest là non seulement demander limpossible mais souhaiter limprobable. Et pourtant toutes les corporations sefforcent de suivre une ligne semblable, dans des conditions qui ont changé. La pénétration des mécanismes, des moulins, dans le milieu artisanal, a été un facteur dissolvant du pouvoir des confréries . De nombreux artisans, à des titres divers, travaillent à la construction ou au fonctionnement des moteurs et des instruments mécaniques chaque fois quils apparaissent. Plus encore, lorsque se manifestent, au xve siècle, les signes dun rétablissement économique, la population augmente et il se forme une réserve de forces de travail ; les corporations sont incapables dabsorber ce surplus et même de répondre aux besoins existants. Maîtres et compagnons émigrent . Une masse dhabiletés prêtes à semployer dans des moules non-traditionnels et à sadapter à de nouveaux modes de travail se constitue . Avec les hommes circulent les savoirs ; et les codes qui tentent de les arrêter, comme les interdits par lesquels on simagine les fixer, ne font que masquer linadéquation dune forme de travail périmée, limpuissance dune classe de producteurs qui ont fait leur temps. Les limites dans lesquelles la « fraternité » artisanale prétend contenir cette foule de talents auxquels elle nassure aucun débouché, la nécessité dexercer les dextérités apprises, ne laissent dautre choix aux porteurs dhabiletés que de multiplier les occasions de créer des arts nouveaux et de sintéresser à des aspects négligés des arts anciens. Une grande partie de leffort inventif est tournée vers cette fin. Les guerres dont les cités et les royaumes du xve et du xvie siècles sont friands font le reste.
Cest la Renaissance, le temps des richesses qui saccumulent, de lexpansion des continents et de lessor de la vie urbaine, de lexacerbation des antagonismes politiques et des entreprises belliqueuses. Tandis quun ordre sécroule sans quun autre prenne sa place, une carrière immense souvre devant les découvertes mécaniques qui nont cessé de se consolider. Elles sont en quelque sorte le facteur actif et le signe avant-coureur de lépoque qui sannonce.
Lartisan-supérieur ou lartiste ingénieur est le produit de cette fermentation. En son personnage se combinent et confluent deux courants : dun côté lhomme des métiers qui ont jusquici cheminé en marge et en dehors de lorganisation traditionnelle des arts, de lautre côté lhomme de lart qui est de plus en plus absorbé par la technique mécanicienne.
Larchitecte, le maître dengins et lingénieur militaire ont toujours, de par leur vocation, échappé aux règlements et à la routine, à la fixité géographique et à lisolement intellectuel. Cest un fait constant que la construction des cités, des cathédrales, des châteaux, était confiée à des artisans qui, en raison de leur mobilité et de la complexité de leur tâches, ont tardé à sintégrer dans les confréries et le système corporatif. Du maçon médiéval on a pu dire quil était « franc-maçon ». La loge des maçons était, au Moyen-Age, lunité coopérative où deux ou trois personnages essentiels, le maître duvre et le maître maçon (ou architecte) ou encore le maître des pierres se rencontraient en un seul. Les plus brillants dentre eux, les plus passionnés par leur art, ont pu se consacrer davantage à une réflexion sur les modes habituels du travail, ouvrir les yeux sur les transformations apportées par la balistique et les moyens mécaniques. Voyageant et étant dautant mieux rémunérés que leur uvre était plus réussie, toute leur énergie spirituelle et toute leur ambition humaine les poussaient à sinstruire, à accroître leur savoir et à faire état de leur acquis dans des échanges féconds. Villard de Honnecourt était un de ces hommes. Son célèbre Album, par ses dessins et même par ses maladresses, porte témoignage sur cette liberté et sur la compréhension des grandes uvres dont il a été le spectateur.
Le constructeur de moulins ne pouvait que travailler pour les grands domaines ou se déplacer fréquemment. Sa tâche était de faire une installation solide et duser raisonnablement de leau disponible. Pour accroître son industrie et réaliser ses possibilités, il construisait toutes sortes de moulins qui le familiarisaient avec la dynamique de leau, du vent, etc. La renaissance des cités et le fait que de nombreuses agglomérations sinstallaient le long des cours deau mirent celles-ci dans la dépendance de lhabileté des mécaniciens, et posèrent à ces derniers des questions nouvelles : approvisionnement en eau, construction de moulins plus puissants, adaptation de ceux qui existaient au débit et au niveau variable des rivières.
Dautre part, il fallait adapter les divers outillages existants à la puissance motrice inanimée, aux mouvements de celle-ci. Les mines constituaient aussi un domaine qui échappait dans une certaine mesure au pouvoir des confréries ne serait-ce que parce quelles étaient situées hors les murs de la cité et lintroduction des pompes, leur perfectionnement, la maîtrise de leau, provoquèrent la recherche de solutions nouvelles recherche lente et tâtonnante mais ininterrompue.
Lingénieur militaire ou celui qui offre ses services aux princes à cette fin ne connaît, quant à lui, quune seule récompense : le succès pour lui-même, la victoire pour son commanditaire. Cest dans ce champ dactivité, à en croire les notes des techniciens du début du xve siècle, que limagination sest dépensée sans compter. Toutes les machines qui sont entrées pour nous dans le domaine de la réalité y sont préfigurées à létat de chimères. Les expériences imaginaires, qui, un peu plus tard, peuplent les ouvrages de philosophie mécanique, sont déjà anticipées dans ces traités de pratique mécanique, manuscrits pour la plupart. Lhomme y apprend, non seulement à transfigurer le réel, ce qui est le propre de lart, mais à concevoir limpossible, ce qui est lapanage de la technique. Les réussites sont manifestes : les pompes, le système bielle-manivelle, la métallurgie mécanique, les tours, les canons, etc.
Le développement de la métallurgie et de lartillerie attire bientôt le sculpteur : nest-il pas tout indiqué, en effet, puisquil sait fondre le métal ? Le voici qui se rapproche de larchitecte et de lingénieur militaire. Florence commande à des sculpteurs réputés Simone dal Colle, Maso di Bartolomeo, Michelozzo la fonte de ses canons. Sétonnera-t-on dès lors quun des plus grands ingénieurs de la Renaissance, Francesco di Giorgio Martini, ait pratiqué la sculpture ? Que lon examine la biographie de nimporte quel grand ingénieur du xve siècle, et on verra que chacun a fait un apprentissage ou même a excellé dans les divers arts : orfèvrerie, peinture, sculpture, etc. Léonard de Vinci nest pas lexception, il est la règle.
Lessentiel nest pas la rencontre fortuite de talents variés, unis dans une même personne. Lart de lingénieur nest plus un complément dans le sens où il létait auparavant : il se diffuse et laisse son empreinte dans les arts quil attire à lui, il en est devenu lâme . Une solidarité de contenu se crée entre ceux-ci et la faculté mécanique, entre la dextérité de la main et la finesse du mécanisme . Une osmose a lieu. Confronter lart et la technique de cette époque, comme des éléments extrinsèques, est éminemment fallacieux et arbitraire. La pratique de lengin apporte une inspiration nouvelle :
par le lien quelle suppose avec les forces matérielles inanimées et la possibilité de les transformer ;
par le genre dintelligence requis, essentiellement consacré à la conception et à la construction des mécanismes, habileté qui saffirme peu à peu dans son originalité ;
par le prix attaché au savoir physique et mathématique et aux moyens destinés à le traduire dans les faits, cest-à-dire les instruments . Linstrument géométrique et mécanique remplace désormais lengin comme symbole de lartiste-ingénieur, et celui-ci a pour mot dordre la mesure.
« La peinture, dit Piero della Francesca, renferme trois parties principales : dessiner, mesurer et colorer » .
Les premiers arts véritablement mécanisés on loublie trop facilement ne furent pas le tissage ou lart du cordonnier mais la peinture, la sculpture et larchitecture . Si dans les ouvrages auxquels sapplique lartiste-ingénieur, son habileté joue un rôle, ce nest pas pour constituer leur objet. Lingénieur ne fait pas un moulin comme un potier fait des pots ; ni la dextérité de sa main, ni la force de ses muscles, pour importantes quelles soient, ninterviennent de façon décisive dans les opérations de loutil. Son art est plutôt darraisonner les forces matérielles, afin quelles opèrent sans son intervention constante, et de diriger, cest-à-dire de prévoir et de calculer :
« Et pourtant le jugement du Mécanicien, écrit B. Lorini, qui doit ordonner et commander aux exécutants de louvrage, consiste en très grande partie à savoir prévoir les difficultés quapportent les diversités des matériaux avec lesquels il faut opérer » .
Il faut donc quil établisse entre les matériaux, les mécanismes, les puissances motrices et lopérateur humain des rapports objectifs sans laide corrective de la sensibilité et de lagilité. Comme la noté Alexandre Koyré dans une formule célèbre, la précision doit prendre la place de là peu près. Linstrument mathématique, le moulin ou lhorloge ne sont pas des pièces qui fonctionnent en prolongeant un organe, ils sont eux-mêmes des organismes, ou plutôt des mécanismes, dont la marche ne peut être assurée quen accord avec les lois, les règles qui y sont à louvre et peuvent être vérifiées et maîtrisées. Linstrument, à lencontre de loutil et séparé de lui, nagit pas sur les matériaux : il représente un modèle et un mode de contrôle. Cest linstrument qui aide lingénieur artiste, et celui-ci tient à se reconnaître dans cette distinction. L.B. Alberti le souligne avec une certaine emphase :
« Je ne fais pas métier dénumérer les erreurs des maçons, jétudie larchitecte qui travaille avec le niveau, le fil à plomb, léquerre » .
Linstrument dun côté, les machines de lautre, voilà les éléments qui permettent à larchitecte de faire un travail utile en épargnant la dépense et la peine des hommes. Ceux qui procèdent autrement ne sont pas des novateurs mais des routiniers qui ne réfléchissent pas aux cas particuliers, ni ne sentourent de tous les conseils nécessaires. Avec linstrument se fortifient lesprit de méthode et lesprit dinvention. De lartisan, charpentier, forgeron, maçon, qui sinitiait au secret des machines, à lartiste-ingénieur dévoré par le désir dinventer et animé par la volonté de manifester la prééminence de lart instrumental, de lartisan étroitement spécialisé à lartisan-supérieur au savoir encyclopédique, la métamorphose est profonde. Avec violence éclate à la Renaissance la rupture, longuement préparée, de lartisan et de lartisan-supérieur , et cette époque voit léclosion dun nouveau type dartisan, dun art qualitativement nouveau. La division naturelle accomplit son uvre lorsque lhabileté complémentaire de lingénieur, jusqualors diffuse ou informelle, se concentre et se formalise pour saffirmer dans toute son autonomie. Reconnaissance dune intelligence originale, découverte éblouissante dun rapport inconnu à lunivers matériel, sentiment profond de sa distance à lensemble des hommes dart auquel il appartenait sa catégorie naturelle tout concourt à séparer lingénieur de son entourage coutumier. Les liens qui demeurent sont purement superficiels. Certes, de retour à Florence, Léonard de Vinci sinscrit à la guilde des peintres : cest lingénieur cependant qui cherche un emploi digne de ses talents.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
2. Les grands affrontements.
Les différences se transforment en véritables oppositions historiques. Elles se marquent dans le mode de reproduction des savoir-faire lapprentissage et la manière de résoudre les problèmes pratiques.
Il faudrait y ajouter lexigence dinventer, trait spécifique de lingénieur et objet de son attention particulière, si lantagonisme avec lartisan à ce propos ne se situait sur un autre plan. Je men tiendrai donc à deux exemples.
Premier exemple : la réponse de Paggi.
Un des motifs les plus importants de son originalité est le fait que, par rapport à la division du travail artisanal, au cloisonnement des compétences, lartisan-supérieur est un non-spécialiste, ou plutôt que son domaine apparaît comme une non-spécialité. On en comprend les raisons. Pour pouvoir construire un engin, il doit savoir travailler le bois, le verre, le métal, etc. Dautre part, un grand nombre de mécanismes doivent pouvoir sadapter soit aux besoins de la guerre, soit à ceux de métiers très divers, qui ne sont pas ceux de lingénieur, et quil ne peut pas se permettre dignorer. Aux dextérités manuelles sajoutent nécessairement des connaissances dordre mécanique, géométrique, sans lesquelles il ny a pas, surtout dans la construction, de calcul ou de plan possible .
Voici par exemple un extrait de la préface des Mécaniques de Guidobaldo del Monte .
« Là, il est nécessaire de considérer cette doctrine de deux manières : lune pour autant quelle est affaire de réflexion, et de raison discourant sur les choses quil faut faire, en se servant de larithmétique, de la géométrie, de lastronomie, et de la philosophie naturelle ; et lautre qui les met à exécution et a besoin de lexercice et du travail des mains, en se servant de larchitecture, de la peinture, du dessin, de lart des forgerons, des charpentiers, des maçons et dautres métiers semblables, de sorte quelle devient mixte, et en partie composée de philosophie naturelle, de mathématiques, et darts manuels. Pour cette raison, quiconque se trouve doué dun esprit ingénieux, et dès lenfance a commencé à apprendre ces sciences et sait dessiner et se servir de ses mains, pourra devenir très bon mécanicien, et inventeur, et réussir des travaux dignes dadmiration ».
Jaurai à revenir sur certains des traits soulignés dans cette préface. Pour linstant, retenons comme significative linsistance avec laquelle il recommande cette information nécessaire puisée à plusieurs métiers qui font partie du bagage du mécanicien, de lartiste-ingénieur. Si lon songe à Ridolfo Fioravante surnommé Aristote à la Renaissance architecte, ingénieur, fondeur, médailleur, hydraulicien et pyrotechnicien à Léonard, à Francesco di Giorgio Martini, à Ghiberti, à Brunelleschi, on voit que cette information na rien dexceptionnel. Comment concilier les conditions nécessaires à lapprentissage, à la transmission dun tel savoir avec les circonstances régnant dans le monde artisanal ? Pour des raisons matérielles et sociales, il faut que le travail de lartisan supérieur soit renouvelé, entraînant la formation dune habileté originale. Cest seulement en tant que telle quelle peut offrir un débouché aux forces de travail existantes et répondre aux nécessités qui appellent cette nouvelle classe dartisans. Tout ce qui nentre pas dans son cadre est à la fois inadéquat et clos. Le travail artisanal traditionnel et sa reproduction sont non seulement limités, réglementés, mais encore ils ne saccordent pas avec le travail inédit quexigent la construction et linvention des machines, lemploi des instruments. En fait, lingénieur tire relativement peu denseignements de la tradition, car ces instruments sont conçus sur des modèles dont les principes nont aucun rapport avec les principes des modèles anciens. Lingéniosité courante chez lartisan ne suffisait plus, par exemple, à la confection des pinnules ou des alidades, à celle des échelles graduées avec exactitude. Où prendre cette ingéniosité et cette habileté ? Il fallait recourir à une instruction plus poussée. Doù limportance que revêt la capacité dapprendre et de sinstruire par ses propres moyens. A côté du maître, véritable père professionnel de lartisan, apparaît une autre source de savoir-faire, le livre, et aussi léchange intellectuel. Lorsque le livre imprimé remplaça le manuscrit, il répondit à un besoin évident.
Dans la mesure où lhabileté de lingénieur, du constructeur dinstruments, nest ni fixée, ni susceptible de se fixer, léchange, lessai, la recherche de solutions faisant appel à des pratiques différentes deviennent coutumiers. La reproduction du travail change : la pure initiation par habituation et observation progressive, conduisant à la répétition de ce quon a appris à faire , devient impossible, coûteuse, inefficace. Lapprentissage auprès du maître est encore capable de fournir une certaine disponibilité, une certaine accoutumance au travail manuel, mais cesse dêtre lélément déterminant. Du reste, lingénieur nest pas destiné, au moins en principe, à faire exactement ce qui avait été fait avant lui par dautres ou par son maître, mais à appliquer ce quil sait, et, en même temps, à enrichir et diversifier ce savoir.
Cette inadéquation de la reproduction établie aux qualités nouvelles du travail saffirme à la Renaissance par le précepte de louverture aux leçons de la nature. Lartisan ordinaire se forme daprès lexemplum, cest-à-dire ce que son maître enseigne et fait, sans se laisser confronter à dautres façons duvrer ; cest cet exemplum quil répète et multiplie sa vie durant. Lorsque les artisans supérieurs affirment quil faut retourner à la nature, sinstruire auprès de la nature, cest contre cet apprentissage quils sélèvent, contre la limitation de leurs pouvoirs nouveaux. Leur doctrine na pas le ton de linitiation à une recherche scientifique mais appelle à une autre modalité dacquisition des arts. Leur nature, ce sont les anciens, les livres des mécaniciens dAlexandrie, et aussi les machines et à travers elles les rapports renouvelés avec lunivers matériel. Tel est le sens de cette affirmation de Léonard de Vinci :
« Heureux ceux qui prêteront loreille à la parole des mots ; lire les bons ouvrages et les mettre en pratique ».
Les ateliers de ces artistes-ingénieurs se muèrent donc en lieux de rencontre et de discussion où lon sinitiait à la peinture, à la sculpture, à lorfèvrerie, sans cependant se fermer à ce qui avait trait à lhorlogerie, à la construction des ponts ou au drainage des eaux . Les professeurs de mathématiques y pénétrèrent quand ce ne furent pas les apprentis qui allèrent les chercher. Rien ne pouvait être plus contraire à lintérêt et à lesprit des guildes. Elles voyaient là, à juste titre, au delà de la menace dirigée contre leurs privilèges, la négation flagrante de leur conception de lart et de lartiste. Aussi combattirent-elles pied à pied le bouleversement des règles liées au mode de reproduction du talent, et refusèrent-elles de reconnaître la conception nouvelle. Changer le lien millénaire de lapprenti à son maître, mettre fin au transfert muet des gestes, des coups dil et des tours de main, revenait à vider leurs talents de leur substance vive, à retirer à leur intelligence et à son action toute base objective. Ce qui fut fait, en réalité. Lorsque Paggi revenant à Gênes après un exil de quelques années voulut reprendre son travail de peintre, il se vit opposer linterdit corporatif. A quoi il répondit, entre autres :
« que lart peut fort bien sapprendre sans maître, parce que son étude exige avant tout une connaissance de la théorie, fondée sur les mathématiques, la géométrie, larithmétique, la philosophie et autres sciences nobles, qui peuvent être acquises dans les livres » .
Et cest sa réponse qui, à la longue, triompha.
Deuxième exemple : la construction de la cathédrale de Milan.
A partir de ces connaissances nouvelles en plein essor se développe un concept original du métier et du savoir-faire. Il est bien illustré par lépisode de la construction de la cathédrale de Milan, qui a été magistralement analysé dans deux articles par Paul Frankel et James S. Ackerman .
Les maîtres maçons savaient concevoir le plan de leurs constructions ; ils se servaient du déplacement des figures planes pour prévoir les relations et faisaient les élévations de manière visuelle au jugé des rapports de surface entre les figures. Le procédé était tout empirique et nappelait aucun rapprochement des épures géométriques et des nombres. La proportion employée était une sorte de « secret de métier » purement pratique, faute dun étalon de mesure, dune appréciation quantitative. Il ne semble pas non plus que les constructions aient suivi un programme établi à lavance, autre que celui des enchaînements routiniers. En labsence dune vue densemble, on tâtonnait et on bâtissait partie après partie, ce qui ne manquait pas de soulever des problèmes et des controverses, et entraînait une révision constante des plans initiaux.
Ainsi pour la cathédrale de Milan. Au début on avait pensé bâtir un édifice aussi haut que large, ad quadratum. Puis, on se rallia à une autre formule, ad triangulum. Dans cette conception, le faîte de louvrage aurait dû être le sommet dun triangle équilatéral qui avait pour base la largeur de léglise. Lorsque la question de la section de la nef vint à lordre du jour, on se trouva devant une situation complexe. Dans la section dessinée, ad triangulum, comment connaître la hauteur, incommensurable avec la base ? La réponse dépassait la compétence dun maître maçon. On fit donc appel à un mathématicien, Gabriele Stornaloco . Nous voyons saffirmer ici ostensiblement, en raison des conditions objectives, un lien entre les mathématiques et larchitecture, et lidée de recourir à un expert
« en lart de la géométrie.., afin de discuter avec les ingénieurs (inzigneriis) dudit ouvrage les doutes que lon avait sur la hauteur et dautres questions au sujet desquelles le doute régnait parmi lesdits ingénieurs ».
Une fois les résultats de la consultation de Stornaloco connus, on envoya chercher cétait à la fin du xive siècle un maximus inzignerius pour les appliquer.
Lhabitude était que ce maximus inzignerius exposât aux maîtres et aux autres ingénieurs ses projets et la manière dont il concevait la finition de la cathédrale, projets qui devaient être adoptés avant de pouvoir être exécutés. Les comptes rendus de ces réunions mentionnent « Nos sopradicti inzignerii e operarii masonariae » (Nous susdits ingénieurs et ouvriers en maçonnerie) ou encore « le magistri e inzignerii » (les maîtres et ingénieurs), expressions qui montrent que lingénieur est reconnu comme ayant une individualité et une fonction propres. Jean Mignot, lingénieur appelé, fait ses propositions quil juge rationnelles et circonstanciées, et critique lopposition des maîtres maçons milanais, en concluant : « Ars sine scientia nihil est » (Lart nest rien sans la science). Il fonde ses arguments sur des raisons géométriques. Cest sa façon de répondre à leur affirmation que la géométrie ne doit pas être mêlée à lart, à larchitecture. Assurément les théories de ces maîtres duvre nous paraissent bien bizarres. Ils soutiennent que ni le poids, ni la taille des tours, ni le nombre, ni la masse de leurs supports nont limportance quon leur attribue. Et ils estiment l« art » capable de se passer de « science », entendant par là que la valeur du plan est secondaire et que seule compte la bonne pratique : ces Lombards sont à juste titre fiers de leur habileté. Des documents reproduits il ressort quen fait les maîtres milanais ne comprennent pas grandchose aux arguments de Jean Mignot.
Toutefois, pour fonder leur attitude, et cédant à la pression de la situation, ils tentent à leur tour de fournir une justification doctrinale.
« Mignot, écrit J.S. Ackerman , force les Milanais honteux à tenir un discours scientifique qui dépasse de loin leurs capacités. Pour pallier leurs insuffisances, les maîtres se sont retranchés derrière des citations inappropriées dAristote, pensant conférer de lautorité à leurs prétentions par cette simple référence. La première de leurs preuves « géométriques » est empruntée à un passage de la Physique qui a trait au mouvement perpétuel, choisi parce quil se réfère aux lignes droites et courbes. Ils linterprètent abusivement comme une rationalisation des lignes droites et des arcs de la cathédrale... Les maîtres se pressent tellement de paraître scientifiques quils choisissent les passages inadéquats ou invoquent les autorités à tort et à travers pour rationaliser leur travail a posteriori. Ayant grossièrement mésusé dAristote, ils appliquent le même traitement à Mignot, et, renversant son affirmation, pour ladapter à leur propre philosophie, ils concluent par cette citation abusive : « La science nest rien sans lart ».
Pour bien situer le débat, il faut dabord faire la part des choses. Les connaissances de Jean Mignot ne sont pas très étendues, et si sa démarche se veut systématique, face à la simple justification de recettes, elle na guère la possibilité de lêtre. Lart auquel il veut ajouter la science est lart artisanal, celui des maçons et non pas celui que nous désignerions sous ce nom ou sous celui de technique. Quant à la « science », il sagit plutôt dun savoir-faire inspiré par la géométrie, dune démarche méthodique et instrumentée, susceptible doffrir un schéma aux habitudes de métier, et nullement dun corps de connaissances apte à résoudre un problème, à se substituer aux procédés existants. De leur côté, les maîtres lombards sappuient sur leur tradition, sur les exemples quils connaissent. La cathédrale, telle que nous la voyons aujourdhui, est leur chef-duvre, un chef-duvre qui tient. Son plan primitif diffère de ce qui a été bâti en réalité. Leur démarche a suivi un cheminement tel que les piliers et les arcs-boutants se sont érigés vers un faîte non prévu, et la question première celle de la structure des voûtes a été résolue en dernier. La discussion ne porte donc pas sur les problèmes de réalisation, mais sur la conception du métier, le contenu du travail de lartisan. Jean Mignot, ingénieur, veut obéir aux normes de la géométrie, introduire une systématisation, regarder la construction comme une uvre individuelle et non pas comme la répétition dans un endroit de procédés qui ont réussi dans un autre et ont été, de ce fait, transmis de maître à apprenti. Cest le sens quil donne à lunion de lart et de la science. Les maîtres milanais défendent la démarche artisanale qui étend les règles empiriques à la totalité des cas sans se préoccuper danalyser les conditions physiques et mécaniques ; ils proclament leur confiance dans les dextérités conventionnellement assimilées. En disant que la science nest rien sans lart, ils refusent la science elle-même. Quand ils ont recours à elle, contraints et forcés, ils le font de manière arbitraire, et plutôt pour justifier ce qui est que pour examiner et comprendre le nouveau.
La référence à Aristote est significative, car, autour de cette cathédrale, nous voyons saffronter les tenants, obligés, de sa philosophie, et les hommes qui se veulent munis dune connaissance taillée sur le patron mathématique. Derrière ce débat des maîtres maçons et dun ingénieur appelé à appliquer la formule dun géomètre, on voit se profiler celui qui se déroule un peu plus tard, au xviie siècle, entre les scolastiques et les Galilée, les Benedetti, les Descartes. On ne saurait insister assez sur cette similitude, puisquelle dévoile demblée le sens dun mouvement qui va samplifiant, dune exigence commune à lingénieur et au philosophe mécanicien, qui combattent à la fois la tradition et son corollaire, lautorité dans la pensée et la simple recette dans lart.
Lhabileté à laquelle aspire le « maître dengins » lingénieur nest plus celle de « lhomme de loutil » lartisan. Leur travail aussi diffère non seulement par lobjet, mais aussi par lordre interne qui y est à luvre. A la fin du xive et au début du xve siècles, les relations de reproduction du travail subissent une réorientation : lartisan ne soppose plus à lagriculteur mais à lingénieur.
Les deux exemples que jai analysés font ressortir avec éclat les conséquences de la division naturelle qui se produit lorsque la catégorie des ingénieurs séloigne de celle des artisans. La nouvelle catégorie entreprend de transformer les facultés artistiques, là où elles interviennent, pour en extraire lessence et les faire siennes. Ceci mérite mention si lartisan, en évoluant, se sépare de lagriculteur principalement dans la sphère domestique, lingénieur se distingue de lartisan en ce qui concerne le domaine social, afin dassurer la coopération des divers métiers et de fournir les moyens communs à lexercice orchestré de leur totalité. A la base de la dextérité qui sy rapporte, il propose de placer les règles et le concept, règles et concepts mesurants, calculateurs, incarnés dans linstrument associé au monde des artifices mécaniques.
« La science instrumentale ou mécanique, dit Léonard de Vinci, est très noble et sélève sur toute autre par son utilité ».
La dextérité purement manuelle, guidée par des recettes dont on ne connaît pas le pourquoi mais dont on voit leffet dans la perfection de louvrage et laccomplissement de lhomme de lart, ne reçoit plus dhommage, elle encourt même le blâme. Le modèle nest plus le maître auprès duquel on a appris les premiers rudiments dans sa jeunesse. Archimède a pris sa place, qui représente la jeunesse de lhumanité. Quel plus beau titre pour un artiste-ingénieur que dêtre comparé à Archimède ou surnommé lArchimède siennois ou florentin ? Cependant la certitude se fait jour que ces maîtres lointains, alexandrins, romains, arabes ou byzantins, ont été dépassés par la volonté inventive et lampleur de vues de leurs disciples. Certes, les techniciens de la Renaissance ne sont pas les premiers à avoir construit des forteresses et des ponts, drainé les eaux, conseillé les princes, fabriqué des instruments, ou perfectionné ceux-ci pour la musique, lastronomie, la navigation et larpentage. Qui cependant, avant eux, avait su les adapter avec tant de ténacité, sinon de maîtrise, à la domestication des puissances matérielles ? Une attitude toute nouvelle est née à cette époque. Alexandre Koyré la montré de façon pertinente : dans leurs aqueducs, les Romains laissaient couler leau. Cétait une solution darchitecte . La solution de lingénieur, mûrie au xve et au xvie siècles, a consisté à pomper et élever leau, à la traiter comme un poids quelconque. Dans les pompes, les moulins, les canaux, dans lespace dune peinture conçue suivant la perspective artificielle, les ingénieurs découvrent cette nature, lien de lhomme au monde matériel, quils reprochent à leurs contemporains artisans et philosophes de ne pas voir, de ne pas prendre pour sujet dinspiration.
Le savoir de lingénieur, complémentaire, comme les ressources auxquelles il a trait forces hydrauliques, pondérales, etc. prend désormais figure et savance sur le théâtre du monde à linstar de ses inventions sur les théâtres des machines, si nombreux et si populaires. Son étude va nous retenir encore quelque temps.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
Chapitre III.Les origines de la technique
I. La méthode de lingénieur
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
Lart mécanique, ou plutôt lart des instruments mécaniques, cessant dêtre un art parmi les autres, simpose comme organisation originale des habiletés à partir du moment où larchitecte-ingénieur définit aussi bien ses méthodes que le champ de ses techniques. Sur la démarche de ceux qui se consacraient aux travaux dingénieur avant cette époque le xve siècle et la conception quils se faisaient de ces travaux, nous navons que peu dindications . Le chroniqueur Domingo Gundisalvo nous dit que
« La science des engins nous enseigne le moyen dimaginer et dinventer la manière dajuster les corps naturels par un artifice ad hoc conforme à un calcul numérique, de sorte que nous en retirions lusage que nous désirons. »
La formule est assurément élaborée et laccent mis sur le calcul, prémonitoire. Ce nest toutefois pas une formule de praticien, car elle ne correspond pas aux faits. Personne ne dispose à ce moment-là de règles permettant de procéder à des comparaisons numériques et à des prévisions chiffrées. Du moins nous nen trouvons pas de traces, et le calcul est introduit bien plus tard dans le domaine des mécanismes.
Nous sommes plus près de la réalité de ce métier quand nous considérons les manuscrits et les carnets de notes. Là nous constatons un effort dobservation systématique dune classe particulière dobjets : les machines , les instruments, et dune forme particulière de force motrice : la force des eaux et du vent. Les dessins ne sont pas encore adaptés à leur fin qui est lexposition de la structure des machines ; mais le travail dobservation détaillée des moyens techniques saffirme comme un procédé courant. Les croquis et les annotations inaugurent une ère nouvelle. Ils nous font voir lhomme dart attentif aux divers outils, aux applications machinales variées quil réunit pour les examiner et en faire ultérieurement son profit. Dans cette lignée sinscrit le célèbre carnet oblong, L, de Léonard de Vinci, où celui-ci, ingénieur de la suite de César Borgia, enregistre des informations de tous ordres. Elles comportent aussi bien le relevé des bastions pour la défense des côtes à Cesenatico que des croquis de machines existant dans la bibliothèque de Pesaro, ou des études sur les fontaines de Rimini et le système de distribution deau. Ce genre de carnets où voisinent côte à côte des renseignements purement livresques et des observations faites soit au cours de la réalisation de travaux propres, soit au cours de voyages professionnels, ont inspiré des recueils du xive siècle dont il nous reste des témoignages.
Parmi ces traités manuscrits, le Bellifortis, de Konrad Keyser (1366) a atteint une très grande diffusion. Des machines de guerre, des moulins, des machines à creuser les fossés y figurent en bonne place. Jacomo Fontana, médecin du xve siècle, rédige un Bellicorum Instrumentorum Liber qui paraît être luvre dun amateur plus que dun praticien. Un manuscrit allemand, datant à peu près de la même époque, conservé à Munich, décrit des treuils démultipliés avec poulies, des machines à percer, des moulins à bras, des moulins à manège et un scaphandre. Le De Machinis Libri X de Marianus Jacobus Taccola est un recueil dû à un grand ingénieur, dont le surnom dArchimède siennois nous fait mesurer le prestige . Outre les machines de guerre, on y trouve dessinés des engins destinés à lever des poids, à puiser de leau, etc. Les inventions et les artifices ou les recettes des artisans sont ainsi lobjet dune attention systématique. Lentement se dégage des autres savoirs un savoir consacré aux machines ; ses contours se précisent tandis que se développent et se marquent les directions dun ensemble cohérent de modes daction sur le monde matériel. Ceci répond simultanément aux nécessités de la transmission et de la reproduction des talents propres à lingénieur, et à limpératif de son affirmation comme classe distincte dartisans.
Cependant, cest uniquement à partir de la Renaissance que les principes essentiels de cette classe sont énoncés avec clarté. Tout dabord nous remarquons limportance que revêt, dans lemploi de ses facultés, la familiarité avec les mécanismes. Antonio Manetti, le biographe de Brunelleschi, nous dit quil avait appris la fabrication des horloges et y était fort habile. Ce savoir-faire a dû lui permettre dimaginer les diverses machines de halage et de levage de son invention, indispensables à la construction de la coupole de Santa Maria di Fiori à Florence . Là, pour la première fois, le génie mécanique sest affirmé à la face du monde ; on sait en effet que le fait mémorable nest pas le style ou la forme de cette coupole mais la manière de lériger , au moyen de machines conçues à cette fin. Et on ne peut guère songer quun architecte apporte une solution aux difficultés rencontrées par des générations dartisans sil nest pas rompu à la pratique des instruments mécaniques.
Mais il ne faut pas supposer des connaissances très savantes , il sagit avant tout de rudiments de géométrie et darithmétique qui permettent de rendre le dessin rigoureux et dapprécier les dimensions des ouvrages. On comprend la nécessité de cette quantification : étant donné lautonomie des machines, il est indispensable de connaître les poids, les proportions et les formes, fût-ce de manière grossière et approchée. Très tôt, cest la possession de notions mathématiques qui devient le caractère distinct du nouvel art et de ceux qui lexercent.
« Eupompio de Macédoine, écrit Francesco di Giorgio Martini dans le Prologue de son Traité , remarquable mathématicien (dit qu) aucun art nétait parfaitement déterminé chez les hommes sans arithmétique et géométrie ».
Lemploi de larithmétique et de la géométrie se borne, au début, à permettre une meilleure description des machines, à discipliner le dessin. Dans une phase ultérieure, leur rôle saccroît et elles deviennent moyens détude et de calcul. Ainsi Léonard de Vinci recourt à la géométrie pour lanalyse du tracé des roues dentées, des engrenages coniques et hélicoïdaux ayant un moindre frottement. Dans ses recherches aérodynamiques, les mathématiques sont employées à des fins de calcul. Ayant estimé que les ailes de la chauve-souris sont plus propres à être reproduites artificiellement que celles de loiseau, il calcule laire portante capable de soutenir un poids défini. La fonction des mathématiques dans toutes les branches où lartiste-ingénieur est appelé à intervenir est reconnue. Cest encore Alberti qui le dit :
« Mais les arts qui profitent à larchitecte et sont nécessaires à tous sont la peinture et les mathématiques. Je ne me soucie pas quil sache dautres disciplines ou non » .
Déclaration à laquelle fait écho, un peu plus tard, lingénieur militaire B. Lorini, lorsquil dit, de lart de fortifier :
« Cest une science sans aucun doute, ayant ses fondements et toute la perfection formelle des mathématiques qui sont une science connue pour ses démonstrations sûres » .
Les mathématiques, sous leur forme la plus simple, sont donc diffuses dans le savoir-faire de lingénieur, et viennent à être estimées en tant quélément constituant de ce savoir .
Un autre élément est représenté par les modèles et les expériences, qui répondent à une nécessité évidente : lorsquil sagit de créer des ouvrages de dimensions importantes, ou bien daméliorer ou de construire une machine observée, de préparer un projet pour résoudre une difficulté technique, il est indispensable de procéder à des essais et à des expériences. Ceux-ci permettent de choisir entre plusieurs solutions concurrentes. Léonard de Vinci lexprime clairement :
« Avant de faire dun cas une règle générale, on doit répéter deux et trois fois lexpérience, en observant chaque fois les mêmes effets se produisant ».
Pour la construction de la célèbre coupole de Florence, les deux architectes concurrents, Ghiberti et Brunelleschi, furent amenés à concrétiser leurs projets et leur savoir dans deux modèles représentant des aspects de la future construction. Par ce moyen, chacun pouvait faire ressortir la supériorité de sa démarche, permettant à la guilde des commerçants commanditaires de louvrage de se prononcer en pleine connaissance de cause. Dans La fortification du Sieur Antoine de Ville ou lingénieur parfait, il est dit que :
« Cest une chose commune à tous les arts quavant de commencer luvre, lartiste fait premièrement un modèle, ou type sur lequel on voit les commodités ou incommodités qui se trouvent à son dessin, accommode les défauts sil y en a, et le travaille jusques à ce quil lait réduit à sa perfection pour sen servir dexemplaire qui le guide jusques à laccomplissement de son ouvrage » .
Lintelligence de lhomme dart ne se cantonne plus dans lobservation en vue de la copie quil sagit de retoucher, ni dans la formule qui ne permet pas den savoir davantage. Il procède à des mises à lessai des effets observés, à une prédiction relative des règles auxquelles obéissent les forces matérielles, enfin à une analyse des facteurs déterminant la réussite dune entreprise. Voici Léonard de Vinci qui a proposé maint projet pour le drainage des eaux, la bonification des terres, grand problème technique et économique des xve et xvie siècles. Nest-il pas amené à une réflexion soutenue sur la formation du lit des rivières, et la circulation de leau dans le cadre dune structure géologique donnée ? Entre autres questions, le dépôt dalluvions, lorsquune entrave existe au fond du lit dune rivière, le préoccupe. Pour comprendre ce qui se passe et ce quil faut faire, il construit un petit canal en bois dans lequel il propulse de leau chargée de sable, et remarque à la fois que leau se divise pour contourner lentrave, et que de nombreux dépôts se constituent en amont de celle-ci. La résistance des matériaux attire également son attention, et il recourt aussi à lexpérience pour létudier.
Dans chaque domaine, la méthode remplace lhabitude ; en effet, ce que reproduit lartiste-ingénieur nest pas ce qui lui a été transmis par un maître mais ce que lui ont enseigné lexpérience des autres et la sienne propre. Le recours aux mathématiques, et la pratique de lexpérience, dont il est le découvreur, sont les fondements de cette méthode qui conduit à systématiser les opérations, à examiner leur utilité et à se guider sur ce qui est essentiel à luvre projetée. La théorie elle-même est un élément indispensable à cette démarche, puisquelle sert à éviter les travaux superflus, les productions vouées à léchec et même les expériences inutiles. Elle constitue une sorte déconomie de travail, qui supprime les tâtonnements, les répétitions, et accélère la modification des habitudes dont lartisan ordinaire était trop souvent prisonnier. La théorie, pour lingénieur, est pratique, cest une pratique. Léonard de Vinci dit dans un aphorisme :
« Il ny a pas dans la nature deffet sans cause ; saisis la cause et ne tinquiète pas de lexpérience ».
Cette déclaration peut paraître mystérieuse ou contradictoire avec la conception générale de Léonard. Son sens séclaire si on la rapproche de lexemple suivant, présenté par Simon Stevin :
« Il est parfois arrivé que lon désire faire certains vaisseaux avec des échelles dressées à la verticale à lintérieur, denviron 20 pieds de haut, destinées à permettre aux soldats dy grimper. Mais comme on se demandait si ceci ne causait pas un excès de charge en hauteur, qui ferait basculer les vaisseaux et tomber les soldats à leau, on fit un vaisseau afin de sen assurer, avec son échelle et ses accessoires ; par la suite il fut mis à lépreuve en pratique. Cela me fit réfléchir sil ne serait pas possible de connaître ceci par des calculs statiques, de forces et de gravités supposées, sans avoir dabord à faire la chose sur une grande échelle et à la mettre à lépreuve de la pratique » .
Cette réflexion a amené Stevin à écrire un petit traité autour du théorème De lexcès de charge flottante en hauteur, dans lequel il sapplique justement à « saisir la cause » de lensemble de la construction avant de sinquiéter de « lexpérience ».
La théorie et lexpérience deviennent ainsi parties intégrantes de lhabileté, du travail de lingénieur ; ce sont des composantes de sa méthode, tout comme linstrument et les mathématiques sont ses moyens. Le dessin sy ajoute en tant que technique de collecte des observations, détude des cas particuliers, et de langage destiné à transmettre les résultats de ses travaux.
« De même, dit Francesco di Giorgio Martini, non seulement lui (Eupompio de Macédoine) mais de nombreux autres hommes dexpérience ont estimé que nétait pas moins nécessaire lart du dessin dans toute science opérative, que les arts déjà cités » .
Progressivement, lingénieur vient à concevoir son art comme un ensemble de règles quantitatives et de mesures. Dans les machines, dans les expériences sur lagencement ou la résistance des matériaux, les rapports sont censés être quantitatifs et généraux. Ils remplacent les recettes dartisans. Si Léonard examine la solidité des poutres, il propose (par un calcul relativement insuffisant), des normes de résistance des poutres à section cylindrique ou carrée, libres ou encastrées à une extrémité ou aux deux, lorsquune pression variable sexerce sur elles, etc. Il énonce même des règles : dans le cas des poutres horizontales, de section carrée, appuyées à leurs deux extrémités, la résistance varie comme le carré du côté et en proportion inverse de la longueur. Toutes ces règles proviennent dexpériences, ou peuvent y conduire. La mesure simpose en tant quopération indispensable. Elle réunit dans un seul mouvement les quantités mathématiques et les expériences guidées par la règle, le dessin géométrisé et le calcul vérifiable à laide des instruments. Son empire semble sétendre à tous les arts sans exception. Piero della Francesca morigène vigoureusement les peintres qui
« blâment la perspective parce quils ne comprennent pas la force des lignes et des angles quelle produit ; mesurés (je souligne), ceux-ci servent à décrire chaque contour et chaque trait ; il me semble nécessaire de montrer que cette science est très nécessaire à la peinture » .
Ceci ne signifie pas que lart de lingénieur soit un art savant, ni que dans tous les travaux, dans toutes les uvres de lartiste influencé par lingénieur ou dans ceux de lingénieur tout court, on perçoive la présence active dun esprit philosophique, au sens de lépoque. Comparé au savant, lingénieur est le plus souvent un homme « sans lettres », un praticien animé par la volonté de se donner les facultés indispensables à lexercice de son métier et soucieux dassurer sa subsistance. Francesco di Giorgio Martini, dont la stature est comparable à celle de Léonard de Vinci, la dit très simplement :
« Mais plusieurs fois poussé par des raisons qui ne sont pas soumises à des inclinations corporelles, jai voulu mexercer dans dautres arts vils et mécaniques, espérant avec un moindre poids dâme sinon de corps pouvoir subvenir aux besoins de ma vie » .
Mais il diffère notablement de lartisan, car, dune certaine façon, tous les éléments que je viens de décrire, utilisation des instruments, dessin, calcul, recours à la réflexion théorique débouchant sur des expériences (dont Stevin faisait « la base solide sur laquelle il faut édifier les arts ») et des mesures, même élémentaires et simples, se combinent de manière originale pour constituer le contenu et lorientation de son travail instrumental.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
II. La création des facultés mécaniques
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
1. Un nouveau mode de reproduction naturelle.
Dans la dispute que jai rappelée, autour de la construction du Dôme de Milan, on voit apparaître, comme deux mondes déjà séparés, celui de lartisan et celui de lartiste-ingénieur. Du premier au second, lévolution a parfois été brusque et même brutale. Dans son admirable ouvrage sur Albrecht Dürer, Erwin Panofsky montre comment sopèrent dans la vie dun seul individu la rupture avec lancien et le passage dune catégorie naturelle à une autre, comment un peintre qui, dans le sens médiéval, « produit des tableaux comme un tailleur faisait des manteaux et des costumes », devient un « artisan supérieur », connaissant les mathématiques et les mettant à la base de son art, un « esprit universel » par ses connaissances et par les points dapplication de son talent, écrivant des ouvrages de géométrie pratique ou des traités de fortification, et laissant transparaître dans son uvre ce que son intelligence a intériorisé au contact de lacquis des grands maîtres italiens. De retour dans sa patrie, Dürer a lambition de montrer à quel point lemploi de linstrument mathématique, lhabitude de la mesure et lintelligence de la géométrie peuvent profiter à tous les arts et les améliorer :
« Et puisque la géométrie est le véritable fondement de toute la peinture, écrit-il, jai décidé den enseigner les rudiments et les principes à tous les jeunes épris dart... Cela peut bénéficier non seulement aux peintres mais aussi aux orfèvres, sculpteurs, maçons, charpentiers, et aussi à tous ceux qui doivent sappuyer sur la mesure ».
La nouvelle conception de lart, des qualités nécessaires à sa réussite, prétend triompher dans tous les domaines. Dès lors se crée tout un système de relations, dinstitutions, de réseaux de communication qui ont pour fin dentretenir et daméliorer les facultés de la classe des artistes-ingénieurs. La reproduction de ces facultés se situe au cur de lactivité quasi générale. Le cycle de lapprentissage sinspirant du travail artisanal nen constitue quune partie, et sa signification est transformée dans le contexte fourni par le contenu de lart de lingénieur que je viens de décrire. Les rudiments de la géométrie et de larithmétique sacquièrent dans les écoles dabaque. Les mathématiciens (Recorde, Dee, Toscanelli) y enseignent aux ingénieurs les éléments dEuclide et le calcul, et parfois les artistes ingénieurs se font les professeurs des mathématiciens, tel ce Luca Paccioli, élève de Piero della Francesca. Le chantier de larchitecte, les arsenaux de lingénieur militaire, les ateliers des peintres et des sculpteurs, les boutiques des orfèvres et des horlogers, deviennent des lieux déchange, de recherche et denseignement, de véritables centres dinstruction qui battent en brèche le milieu et le curriculum des corporations. Lapprentissage manuel tout seul devient inutile, voire néfaste. La formation de lingénieur, de lartisan supérieur, de même que lorganisation de son travail donc sa reproduction changent et sortent des limites de latelier, de lhorizon immédiat de lartisanat.
Ces conditions provoquent lapparition de toute une littérature technique, dune activité intense de traduction des traités anciens, si bien que ces artistes ingénieurs se muent progressivement en leurs propres pédagogues. La plupart des écrits de Simon Stevin ont pour objet de propager un « art », de le faire connaître, comprendre et apprendre. Limmense trésor des Carnets de Léonard de Vinci constitue une collection de notes, de raisonnements, dexpériences destinés à servir à la rédaction de traités sur la percussion, la résistance des matériaux, lhydraulique et laérodynamique. Laccroissement du savoir de lingénieur, la diffusion et lapplication de ce savoir sont des points de mire.
« Si tu coordonnes tes notes sur la science des mouvements de leau, écrit Léonard de Vinci au début du carnet F, souviens-toi dinscrire au-dessus de chaque proposition ses applications, pour que cette science ne demeure sans emploi ».
Léonard de Vinci, on le sait, nacheva aucun de ces traités. Son cas nest pas unique. Lorenzo Ghiberti compila des écrits des ingénieurs alexandrins ou byzantins, fit probablement des observations expérimentales, réunit des renseignements sur loptique et la perspective, et se promit de composer un traité darchitecture , sans y parvenir. Son neveu Zibaldone a laissé un recueil de notes concernant la métallurgie, larchitecture, la fonderie, notes auxquelles se mêlent des fragments ayant trait à larithmétique et à la géométrie. Le symptôme est assez général pour quon le remarque. Ces artistes-ingénieurs sont tous animés par le désir dorganiser leur art, de faciliter son extension, mais ne peuvent y parvenir, dune part faute de préparation, dautre part en raison de létat du savoir. Une chose est certaine : ces traités prennent les mathématiques pour modèle, et les raisonnements qui guident souvent la formulation des questions empruntent aux mathématiques leur style et leur structure. Léonard de Vinci est encore celui qui nous a laissé les témoignages les plus précis à ce sujet :
« Si un canon porte à des distances différentes avec des courbes différentes de mouvement, je demande à quelle partie de la portée sera le sommet de larc » ?
Ces traités étaient destinés, dans lesprit de leurs auteurs, à enseigner aux ingénieurs, outre ce mode de raisonnement, la théorie du mouvement dans les machines quils décrivent et classent, et aussi des règles opératoires se substituant aux anciennes recettes pour distinguer le possible de limpossible.
« Si vous me demandez, dit Léonard de Vinci, ce que ces règles accomplissent ou quelle en est lutilité, je répondrai quelles freinent les ingénieurs et les chercheurs, en leur enseignant à ne pas promettre limpossible à eux-mêmes et aux autres, ce qui risquerait de les faire passer pour des fous ou des imposteurs ».
Sil fallait attendre encore deux siècles avant que ces entreprises ambitieuses puissent saccomplir et que lingénieur montre son savoir ou lapprenne dans des manuels aussi achevés que ceux de Manesson-Mallet , Blondel ou Belidor , des ouvrages plus modestes voient le jour. Limprimerie, première industrie fondée sur la technique mécanique, facilite aussi la diffusion des ouvrages techniques et la traduction des uvres anciennes . Traductions ou originaux, tels ces Théâtres de Machines nombreux à lépoque, ces livres nous entraînent loin de lAlbum de Villard de Honnecourt et des divers manuscrits qui circulaient aux xiiie et xive siècles. Pour pouvoir être reproduit et se fixer, lart de lingénieur suscite une activité littéraire importante, tend à organiser en un ensemble cohérent les diverses connaissances auxquelles il a recours : larchitecture et les mathématiques, les inventaires de machines et les théories mécaniques, les résultats de leur activité et les uvres de ceux quils estiment être leurs maîtres dans lantiquité.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
2. Les impératifs de linvention.
Si le mode de reproduction du travail se modifie, ce nest pas uniquement parce quil sagit dune spécialité inédite ou dun contenu ignoré auparavant, mais aussi parce que laccent est mis sur le processus qui était, jusque-là, subsidiaire linvention .
Celle-ci acquiert une importance historique extraordinaire et vient imprimer aux facultés de lingénieur une grande partie de leur originalité . Linvention doit être entendue dabord par opposition à la conception qui avait cours dans la guilde et chez lartisan. Pour ce dernier, ce qui naît au cours de lexercice ordinaire de lhabileté a certes pour effet de laméliorer, mais nest pas lobjet dun soin particulier. Au contraire, lingénieur, saisissant son habileté en tant quelle sobjective dans des opérations extérieures, les préserve et en souligne la particularité. Cest pour lui une nécessité, puisque le métier auquel il se consacre ne peut jamais être jugé achevé au sens artistique courant.
Ensuite, linvention d« arts nouveaux » correspond aussi à la situation marginale de lingénieur par rapport à lartisanat. Comment son talent pourrait-il être reconnu, de quelle façon son métier pourrait-il se situer face aux autres métiers, par quel moyen pourrait-il forcer usagers et commanditaires à sintéresser à ses travaux, sinon parce que ceux-ci sont originaux, et quil en est lui-même linventeur ? On connaît les termes de la lettre dans laquelle Léonard de Vinci offre ses services à Ludovic Sforza :
« Ayant, très illustre Seigneur, vu et considéré les expériences de tous ceux qui professent être maîtres dans lart dinventer les machines de guerre, et ayant trouvé que leurs engins ne différaient pas essentiellement de ceux qui sont généralement employés, je me hasarde, sans vouloir léser qui que ce soit, à faire connaître à Votre Excellence certains de mes propres secrets... »
A la Renaissance, linvention fait lobjet dun art, cest un art. Lartiste-ingénieur veut y passer maître et crée autour de lui une atmosphère de passion et de grandeur. A vrai dire, inventer, ce nest pas toujours faire une découverte, cest parfois seulement donner forme à des pratiques existantes, ou les appliquer dans un contexte différent. Si lon examine le carnet de notes de Léonard de Vinci, ce nest pas le rabaisser que de remarquer, en maint endroit, une nouvelle combinaison de procédés existants, ou, simplement, une meilleure ordination ou encore une observation plus systématique. Oui, si lingénieur doit être éduqué en vue de linvention, cela signifie surtout quil doit avoir acquis lesprit dobservation critique de ce qui est fait par lui ou par dautres, avoir saisi la possibilité dintroduire des instruments ou des mécanismes dans dautres métiers, ou dans la solution des problèmes quon lui soumet. Brunelleschi est un des premiers à avoir ouvert la voie dans cette direction, de même quil est un des premiers à avoir obtenu des patentes qui sont autant de contrats entre lui et ses commanditaires. Lexemple a été imité par Venise, les cités allemandes, et suivi aussi en France et en Hollande. Le travail de lingénieur commence à saffirmer comme un « travail privilégié », cest-à-dire sexerçant en vertu dun privilège dans le domaine de linvention. Ainsi arrive-t-on non seulement à envisager différemment lart en général, mais aussi à reconnaître à lart de lingénieur un trait particulier, celui dêtre inventif. Les professions ne sont plus jugées stables et fixes, on commence à reconnaître quelles évoluent et se transforment. Vue qui est exprimée par L. B. Alberti comme suit :
« Il ne sen trouvera jamais aucun (parce que celui-ci y aura été rendu apte par ses facultés) qui ne soit très désireux de bâtir ; et qui par son industrie nait trouvé quelque moyen nouveau dans lart de bâtir, ni ne le mette plus volontiers à exécution ; et comme si la nature ly contraignait, il le rendra manifeste à lusage des hommes » .
Ouverture envers ce qui croît et se renouvelle dans lart, mise en application, voilà ce qui soppose à lignorance et au refus de la nouveauté, voilà en quoi consiste lesprit inventif à ses débuts. Non seulement la formation de talents au cours de lexercice des facultés productives nest pas découragée, mais encore on lutte contre la perte des découvertes infimes qui se font quotidiennement dans la vie de latelier. Lartisan les rejette comme superflues ou dangereuses. Lingénieur, cest un fait marquant de cette classe, fait la chasse à ces petites inventions, aux ressources en talents, pour linstant complémentaires, quelles constituent. Bien plus, ajuster, changer ou projeter quelque invention est un caractère inhérent au travail de larchitecte ou du mécanicien, à tout travail, selon eux, et il faut en prendre conscience, lutiliser et le manifester pour le bien des hommes. Dans cette optique, on ne peut prétendre posséder entièrement les arts, ni les fixer ; de plus, lignorance est le corollaire du savoir, et linvention, lissue de ce conflit.
Une fois cette difficulté reconnue, on aperçoit non seulement que les arts se sont constitués et se constituent continuellement dans le temps, mais encore on sous-entend que chacun y a droit. Car les hommes, par milliers, les inventent et les réinventent :
« Cest le défaut commun de lignorance de nier quil y ait quelque chose que tu ne saches pas. Il paraît quon enlève une telle erreur en voulant que lon cherche de façon plus approfondie quel commencement ont eu les arts, pour quelle raison ils ont pris naissance, comment ils se sont accrus. Il nest pas hors de propos de dire que le père des arts a été le hasard et la réflexion, le nourricier en a été lusage et lexpérience, et que la connaissance et le raisonnement leur ont permis de grandir. Ainsi la médecine a été trouvée en mille ans par mille milliers dhommes, et de même la navigation et les autres arts semblables se sont augmentés peu à peu » .
Il sensuit que lart nest pas seulement lapanage de certains, mais encore quil sélabore par leffort de tous les hommes qui le reprennent les uns des autres ; et dans ce processus il senrichit avec le temps. De la sorte, si la dépendance dun artisan envers lautre et envers toutes les générations précédentes se marque mieux au plan de la reproduction, cette dépendance apparaît, aux yeux de lingénieur, de façon claire au plan de linvention .
Cet élargissement du sens du travail et de la définition de lingénieur implique la séparation des arts en deux catégories. La différence entre les arts que lon constitue et apprend par invention et ceux que lon constitue et apprend par imitation , donc aussi entre les fins en vue desquelles on reproduit le travail, est nettement affirmée :
« Daprès ceci on comprend, écrit Daniele Barbaro , quil y a deux manières dexpériences, lune qui devance lart cest-à-dire qui se fait avant quon acquière lart, comme quand on dit je fais une expérience et je veux éprouver si jobtiens quelque résultat ; et celle-ci est comme la source et le fleuve de lart. Lautre manière est celle qui est suscitée et dirigée par lart, qui se trouve en nous, et nous lexerçons de façon diverse suivant les domaines de lart. Il découle de ce qui a été dit que lexpérience sert beaucoup plus aux arts qui sacquièrent par invention quà ceux quon apprend par imitation ».
Les arguments exposés dans ce texte expriment bien la séparation qui sopère entre artisans imitatifs et artisans inventifs, entre les qualités de lart des premiers et les qualités de lart des seconds, non seulement quant à lobjet auquel ils sappliquent, mais aussi quant à lhabileté et à son contenu.
De là aussi, dans lorganisation des disciplines particulières à lingénieur, une impulsion et des facteurs propres à lactivité inventive, qui le déterminent. Non seulement lexpérience est orientée en ce sens, mais le dessin, le raisonnement, la structure de la théorie technique en subissent linfluence. Car, sil y a un art de linvention, il a justement pour but daméliorer les efforts du praticien qui lexerce, et de mettre fin cest du moins son idéal aux tâtonnements et au hasard, au caractère accidentel des découvertes. Le recours au concept et à la règle intellectuelle, dans la technique mécanique, est dû en grande partie à ce besoin defficacité accrue dans le domaine inventif. Les frais quengage lartisan et les efforts quil déploie lobligent à ne pas se contenter dune démarche aveugle. Laspiration à une exploration plus méthodique des possibilités, le besoin de quelques principes clairs se font sentir même des moins savants. Je rappellerai ici, à titre dillustration, le traité Tre discorsi sopra il modo dalzar acqua daluoghi bassi. (Trois discours sur la façon délever leau à partir de bas-fonds) publié à Parme en 1567 par G. Ceredi. Ce petit traité na pas de prétentions savantes. Il est publié pour procurer à son auteur les bénéfices dune prétendue invention, et Ceredi y fait imprimer la lettre-patente, valable dans lÉtat de Piacenza et de Parme pour une durée de vingt-cinq ans, qui lui en concède la propriété. Lintérêt de louvrage est de montrer que le travail de conception et de construction dune machine appelle un « discours » systématique, un savoir approprié. Faute de quoi les ignorants marcheront au hasard :
« Parce que les hommes ingénieux qui ne sont pas savants ne feront jamais rien de bien, sinon par hasard ; et ne sachant pas démêler les raisons des erreurs qui découlent de leurs travaux, effrayés enfin par les difficultés et les accidents, ils abandonneront leurs entreprises en invoquant ensuite mille fables et mensonges pour sexcuser » .
Les philosophes et les mathématiciens sont aussi invités de manière pressante à pallier ces inconvénients, à aider les découvertes mécaniques à venir au jour, car, sans règles, rien de certain ne peut être réalisé, et le génie de linventeur demeure imparfait. Pour rendre son discours plus persuasif, G. Ceredi assure les mathématiciens quils seront matériellement récompensés :
« Jespère aussi que la preuve convaincra certains qui à présent sont occupés à des ouvrages mathématiques, en leur découvrant que les hommes savants entre lesquels javoue être le moindre, sils voulaient appliquer leur pensée et employer avec prudence leur savoir, retireraient un gain très honnête pour eux-mêmes et un grand bénéfice pour les autres, de la pratique de la science » .
La mathématique est appelée, par lactivité de linventeur, à jouer un rôle capital, afin de modifier et daccélérer les procédés routiniers qui freinent le progrès de lart. Descartes, plus tard, partage cette crainte de laisser les découvertes se faire au hasard, et non pas comme le résultat dune initiative délibérée et rationnelle.
Les instruments intellectuels et matériels indispensables à la réalisation de cette aspiration à côté de ceux qui sont indispensables pour reproduire les capacités de lingénieur élargissent, en lui ajoutant une dimension importante, cette « science de lingénieur ». Outre les encyclopédies qui donnent un aperçu de la vie des professions et présentent les machines déjà inventées, les manuels contenant les informations utiles à la résolution des divers problèmes, les inventions elles-mêmes engendrent une littérature spécifique, un trésor de ressources complémentaires disponibles et dinformations sur les phénomènes objectifs. Les conditions dans lesquelles on obtient un privilège pour une découverte, une pseudo-découverte ou une découverte originale, stimulent la prolifération des écrits techniques. Certains sont luvre dhommes ayant une véritable maîtrise de la langue et de leur métier, dautres, à peine lisibles, témoignent de lexistence dindividus qui se donnent pour but clair et pour profession avouée ce quon nommera plus tard la production de la connaissance :
« Si quelquun veut faire cette expérience pleinement qui a une meilleure occasion de le faire que je nai, écrit Platters, et ensuite la publier pour le bien général, il sera mon frère ; car nous sommes tous deux dun métier ou dune profession quon doit nommer marchand de savoir, différent des marchands de poisson ou marchands de fer, etc. en ce que nous payons nos marchandises fort cher et les distribuons gratis » .
Cest muni dun tel privilège que paraît en France le célèbre Théâtre des Instruments mathématiques et méchaniques de Jacques Besson, à Lyon en 1578. Et cest la même raison qui pousse S. Sturtevant à publier son ouvrage Metallica à Londres en 1612.
Les fabricants dinstruments mathématiques, les constructeurs de machines ont encore un autre motif décrire. Pour se vendre, leurs instruments doivent être connus, mais aussi être accompagnés dun mode demploi . De Michel Coignet à Galileo Galilei, ils rédigent tous de petits traités destinés à montrer comment on utilise, par exemple, le compas de leur invention et à en souligner la supériorité sur les articles existants. La publicité entre donc pour une grande part dans cette activité littéraire technique dont on peut dire encore quelle apporte souvent des connaissances inédites. On voit quelle fait directement partie des investissements propres à ce métier.
« Largent des essais, écrit Sturtevant , doit être dépensé dabord en instruments théoriques et moyens dinvention, cest-à-dire toute la description de linvention, que ce soit au moyen décrits manuscrits ou de traités imprimés. Ensuite en modèles de linvention, quils soient en plan, ou en volume, de mouvement ou de direction. Et enfin dans la confection du protoplaste (prototype) auquel devront se conformer toutes les autres grandes mécaniques ».
Un autre élément pousse lingénieur ou le constructeur dinstruments mathématiques à rendre publics les résultats de ses travaux : il désire sassurer le fruit de son labeur . En fait, la propriété réelle et morale de ses travaux lui est rarement garantie. Une fois un objet produit ou une idée lancée, divulguée, nimporte qui peut sen emparer, privant lauteur de la gloire et du bénéfice de son effort. Même Watt dans une lettre du 17 août 1773 à Small se propose décrire un ouvrage afin de sassurer la priorité de ses essais et de ses expériences :
« Jai lu De Luc récemment et jai tenté une curieuse expérience pour déterminer la température à laquelle bout leau à chaque pouce de mercure à partir de lair vide. Les observations de Luc et les miennes concordent ; mais sa règle est fausse. Jai quelque pensée den faire un livre, les « Éléments de la théorie de la Machine à Vapeur », dans lequel je me bornerai cependant à donner lénoncé de la machine parfaite. Ce livre pourrait me servir, moi et mon projet, et laisser cependant le monde dans lignorance quant à la véritable construction de la machine. Cest en quelque sorte nécessaire, comme Smeaton travaille dur sur ce sujet ; et si je ne puis en tirer de bénéfice, je ne devrais pas perdre le mérite de mes expériences ».
On sait que Watt nécrivit pas ce traité de thermodynamique, et quil fit le bénéfice quil craignait de perdre. Au contraire Galilée avait été forcé de publier une brochure pour décrire son invention du compas, parce quun artisan prétendait lavoir conçue avant lui.
La communication des inventions, celle du savoir-faire et des connaissances théoriques, devient un phénomène général, bien quil subisse des restrictions, mais sans commune mesure avec la situation et les routines de lartisan qui jouaient un rôle tout différent. Un élément révolutionnaire entre dans la constitution du travail, anime lesprit des producteurs et leur dicte leur intérêt. Ces artisans dun genre nouveau saventurent à écrire des livres sur des sujets de leur profession qui leur tiennent à cur, exigent que le monde savant les serve et sassocie à leurs idéaux, estiment que les connaissances doivent leur être partagées et quil faut que lon reconnaisse leur mérite dans lordre de la découverte et la maîtrise des sources matérielles dénergie. Pratiquant des métiers quils ont proclamés savants, donc sans privilèges corporatifs, ils se procurent dautres privilèges. A juste titre, puisquils ont, dans leur travail, institué un nouveau style de relation entre lhomme et la matière.
« Être Méchanicien, donc, et Ingénieur, à lexemple de ces hommes remarquables cest ainsi que Guidobaldo avertit ses lecteurs est un emploi de personnes honorables et nobles, et Méchanique est un mot grec signifiant une chose faite par lartifice comme, par miracle, hors de la puissance humaine de mouvoir de grands poids à laide dune petite force. En général la Méchanique comprend tout outil, instrument, machine, treuil, baliste, tout ce qui a été inventé de façon magistrale et élaboré pour de tels effets, et de nombreux autres dans lesquels on voit à luvre la science, lart et lexpérience » .
Quatre siècles nous ont beaucoup éloignés de la définition de Domingo Gundisalvo, qui ne voyait dans lart de lingénieur que sa propension au calcul. Non seulement les ressources complémentaires en énergie, mécanismes et dextérités se sont affermies, mais les modalités de création du travail ont aussi subi un changement assez profond pour quon se trouve en présence de deux formes de création radicalement différentes et ostensiblement antagonistes. Ce qui était uniquement lébauche dun art parmi les autres, qui sajoutait à eux et leur servait dauxiliaire, est devenu un genre dart distinct. La division en deux catégories naturelles, dont tout le monde saccorde à reconnaître lexistence au xvie siècle, ninstaure pas une distance entre l« artisan supérieur » et lartisan tout court, comme entre deux hommes dart dont le premier aurait, de surcroît, la connaissance mathématique : elle transforme le second en ressource du premier, fait de lhabileté de celui-là lobjet des facultés de celui-ci, et met en concurrence le travail symbolisé par la main et le travail symbolisé par linstrument, le travail artistique et le travail instrumental.
Cest vrai tout dabord dans lordre de la reproduction. La combinaison des découvertes ayant trait aux machines, leur classement et leur rapprochement ont permis le transfert plus rapide dun domaine à lautre : de la construction des horloges à celle des machines-outils, des fabrications de guerre à lapplication de lénergie hydraulique, de celle-ci à la métallurgie, etc. De même sest constitué le cadre dune assimilation des résultats déjà obtenus par les mécaniciens alexandrins ou byzantins. Lorganisation et la transmission de ces savoirs a suscité lappel à la géométrie, au dessin et finalement aux instruments de mesure. Lhorizon de lapprentissage, de lacquisition des habiletés, dépasse celui de latelier. La relation du maître au disciple éclate, car le maître est amené à dispenser plusieurs enseignements, et le disciple doit sinstruire auprès de plusieurs maîtres dans des sujets différents. De toute manière, de par sa fonction, un ingénieur est obligé de connaître plusieurs arts : cest ce qui fait précisément sa spécialité.
Ensuite, dans une phase ultérieure, le processus inventif saffirme déterminant dans la création mécanicienne du travail ; cest lui qui est le foyer de lactivité expérimentale ; il précise la méthode, encourage la formulation de règles quantitatives, stimule la formation de théories à partir desquelles on peut concevoir des projets et sengager dans la voie de la découverte. Là se trouve aussi lorigine de la critique portée contre nombre de doctrines ou de conventions qui constituaient autant dobstacles intellectuels, ayant des effets pratiques néfastes pour le mécanicien, lingénieur, dont la renommée ou les débouchés professionnels dépendaient de leur capacité à proposer des solutions originales.
Toutefois, au moment où la division naturelle prend cette tournure révolutionnaire, la production, que ce soit dans latelier ou dans la manufacture, reste à prédominance artisanale, et il en sera ainsi jusquà la création de la grande industrie . Le secteur conquis par lingénieur se situe relativement à lextérieur de la production, dans la sphère directement sociale, que ce soit celle de la guerre ou celle de la construction, ou encore là où les mécanismes apparaissent non pas comme des outils de travail, mais comme des objets mêmes : instruments mathématiques, horloge, etc. Dans ce dernier cas, on remarque une certaine intégration au cadre artisanal. Les fabricants dinstruments mathématiques, les horlogers, constituent des confréries en Allemagne et en Angleterre. En France, les difficultés à suivre cette voie semblent avoir été plus grandes ; certains de ces mécaniciens, ainsi que la montré Maurice Daumas dans un livre érudit et profond, finirent par sassocier à la compagnie des fondeurs.
Mais :
« Dès la fin du xviie siècle, certains constructeurs (dinstruments mathématiques) prirent la dénomination dingénieurs puis lhabitude duser de ce terme se répandit de plus en plus au cours du xviiie siècle pour devenir générale » .
Lextériorité des champs respectifs dactivité de lingénieur et de lartisan nest pas le seul fait historiquement marquant. Lapparition, en face dun monde de matières premières, de formes et doutils, dun monde de forces, de mécanismes et dinstruments, annonce la nouvelle nature, la nature mécanique. G. Ceredi formule assez clairement cette impression lorsquil écrit :
« La nature même, devenue pour ainsi dire mécanicienne, semble sêtre ingéniée avec un beau zèle à produire à chaque instant davantage dorganes pleins dart, dans la fabrique du monde et de toutes les formes des choses » .
Elle transparaît à travers lart de lingénieur qui synthétise à la fois le caractère de ses échanges avec les ressources matérielles ou inventives, et la méthode de création du travail, la reproduction individualisée et la prééminence de linvention. Pour y parvenir, la construction de modèles, le dessin, lexpérience et les théories physico-mathématiques ainsi que la dextérité manuelle indispensable à la réalisation des prototypes, à la saisie des règles de métiers, sont transformés en facultés de lhomme de lart et examinés dans ses ouvrages. Discipline de ces facultés, la mécanique apparaît très tôt comme le grand facteur novateur, elle ne fait pas bande à part mais au contraire est capable de pénétrer et de bouleverser tout autre savoir, tout art existant. Ce qui pour nous a aujourdhui un sens injustement péjoratif, exprimait à ce moment-là un sentiment dexaltation, lentrée dans la vie pleine dune figure originale de lhumanité et dune réalité qui semblait lui convenir. Lingénieur élargit les fondements de cette réalité et veut agir sur elle. Dans ses rapports avec lordre matériel, il aspire à maîtriser et guider les forces et les mouvements, au lieu dimiter leur résultat achevé. Cette attitude qui fait progresser son savoir lui confère, pour une grande part, son importance historique.
III. De lart mécanique à la technique
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
Dans les pages qui précèdent jai décrit le processus qui a abouti à la formation dun système de reproduction du savoir-faire dont lartisan et lingénieur sont les termes. Le devenir technique des arts du premier est ainsi commencé. Le second prend en quelque sorte la relève et devient lélément directeur, actif, des rapports au monde objectif. La mécanisation de la production, le remplacement des forces productives de la société où prédomine encore lhabileté manuelle par des forces productives où sillustre la commande des sources dénergie et du mouvement, la mutation qui sépare les beaux-arts des arts tout court, représentent la fin, bien connue, de ce devenir. Arrêtons-nous sur quelques-unes des étapes qui lont jalonné.
Le sens originel des arts mécaniques est purement social. Il dénote une classe dactivités où lhomme emploie, pour produire, son énergie physique, ou sous-entend que seuls sy adonnent les individus appartenant aux couches inférieures de la société. A ce titre, la médecine comme lagriculture, la sculpture comme lart de construire des engins, les mathématiques comme la peinture y sont inclus. A ce stade, la dénomination de mécanique désigne un statut de la société. Elle change de portée et dacception lorsquelle commence à se référer à un contenu plus spécifique, à une discipline et à une famille de pratiques qui toutes sont plus ou moins liées à la machine et à linvention. Donc, à une signification sociale sajoute pour la remplacer par la suite une signification pour ainsi dire naturelle, qui exprime un mode particulier déchange avec les forces matérielles, une création spécifique des dextérités afférentes. La pluralité de ces critères est attestée dans les définitions quon essaye de donner à partir du xviie siècle, dans les encyclopédies des arts mécaniques :
« On les appelle arts mécaniques, écrit J. Alsted, parce quils se proposent, par lemploi de lingéniosité, lutilité et lagrément de la vie quotidienne des hommes ; aussi parce que ceux qui sont habiles et industrieux dans loptique, tirent deux leur nom, même si chez dautres on nomme lartisan daprès le travail quil fait. Dun autre nom, on les appelle manuels, sédentaires et non-libéraux ; ce dernier nom doit être compris à titre de comparaison. En effet Zwinger dans son Théâtre rappelle que, entre les arts mécaniques, les uns peuvent être dits libéraux et libres, les autres serviles et bas. Et les arts mécaniques sont aussi dits non-libéraux parce que jadis ils nétaient pratiqués que par les esclaves, tandis que les hommes libres sabstenaient de ces professions et les abhorraient » .
Si elle en vient à changer de portée et de rôle, la construction des machines ne sort toutefois pas complètement du domaine général des arts. Elle est longtemps comptée parmi les disciplines composant larchitecture. Dans son traité de peinture, P. Lomazzo distingue deux parties : larchitecture accidentelle et larchitecture substantielle. Cette dernière comprend un art gnomonique (ayant trait aux horloges et aux instruments), un art de lédification et un art « machinatoire », dont il dit quil contient :
« les organes, les engins hydrauliques, les machines mues par le feu, les sources, les organes aériens, les machines que lon chasse par la force de lair, et enfin les instruments militaires » .
Ceci nefface cependant pas lindividualité de lingénieur et de son art. Les différents pays lont intégré de manière diverse. En France, le système militaire et le pouvoir royal ont contribué à lui donner un statut institutionnel à part, et ont agi sur sa formation. En Angleterre, il a été plus lent à se dégager du milieu artisanal . Les développements de la philosophie mécanique, les inventions dun Galilée, dun Descartes, dun Pascal, dun Huygens, dun Newton, ont heureusement retenti sur ses activités, non seulement en augmentant son prestige social, mais aussi en donnant un fondement plus solide à son travail et, ce qui nest pas négligeable, en élargissant le marché, léventail des fabrications comme le nombre des usagers. Les instruments mathématiques connaissent une grande vogue et permettent louverture de nombreux ateliers et le perfectionnement des procédés. Lartillerie adopte plus hardiment les enseignements de la mécanique ; en saméliorant, lart de linvention facilite lessor des projets, tandis que des artisans toujours plus nombreux sy consacrent pour assurer leur subsistance. Les talents et les hommes devenus surnuméraires par suite de la crise sociale profonde des guildes, éliminés de la production, cherchent un débouché dans le vaste domaine ouvert par les constructions mécaniques. Réciproquement, ressources et facultés mécaniques modifient les méthodes de travail artisanales, là où la coopération savère nécessaire pour des raisons objectives dans les arsenaux, les mines ou pour larchitecture et se développent sur une échelle inconnue auparavant. La rationalisation de la production, lamélioration et la mécanisation des moyens de travail, luniformisation du produit, sébauchent dans ce cadre. La recherche de nouvelles puissances motrices la vapeur par exemple inspirée par lartillerie et les idées des mécaniciens alexandrins, laccroissement de la dimension des pompes, la progression des connaissances en matière dhorlogerie, dengrenages, dautomatismes, sen trouvent stimulées.
Lidée de la production mécanique fait son chemin, bien que les réalisations naissantes soient souvent repoussées. Thomas Powell relate quà
« Dantzig, en Pologne, on établit une invention rare pour tisser quatre ou cinq tissus à la fois sans aucune aide humaine ; cétait un automate ou engin qui se mouvait tout seul et travaillait nuit et jour ; linvention fut détruite, parce quelle portait préjudice aux pauvres gens de la ville, et on fit secrètement disparaître linventeur » .
On peut douter que linvention ait eu lefficacité quon lui prête, mais on voit que les mécaniciens concevaient déjà clairement le mode de production de lavenir.
Ce cas nest pas unique. Les inventions mécaniques ne pouvaient connaître un autre sort, avant que les conditions qui avaient prévalu dans certains secteurs dactivité, tels que la construction ou la guerre, se fussent reproduites dans le cycle productif principal, à savoir la socialisation du travail artisanal et le développement de la coopération des artisans dans un cadre unitaire. Or, la généralisation des manufactures et la division technique du travail quelles supposent préparent la voie à la pénétration du mécanisme là où prédominait la dextérité manuelle. Cest luvre des artisans-ingénieurs ou fabricants dinstruments mathématiques, et ils étaient les seuls à avoir les capacités pour le faire.
Quelques exemples nous le montrent. La chaîne des perfectionnements qui de Branca et Papin à Savery, Newcomen et Watt tendent à fournir une puissance motrice réglable et mobile celle de la machine à vapeur et une source dénergie ayant un rendement supérieur aux moulins (dont Smeaton, à la fin du xviiie siècle encore, voulait améliorer le fonctionnement) se situe entièrement dans la sphère du mécanicien. Les outils de lhorloger, en se généralisant, fournissent le modèle de nouveaux moyens de travail. Le tour de précision commence à être connu au xvie siècle et se perfectionne considérablement au xviie. Au siècle suivant, les horlogers emploient des outils guidés de façon mécanique. Les machines à découper les rouages dhorloge, dont Robert Hooke est linventeur, et celles à couper et fileter des vis pour confectionner des fusées de montre, enrichissent le domaine si important des machines-outils, prêtes à trouver de nouveaux emplois. Vaucanson et Gombey améliorent ces méthodes pour des machines travaillant sur une grande échelle. Bramah, Maudsley opèrent la transition hardie qui, de lhorlogerie à dautres fabrications, fait de la machine-outil linstrument productif par excellence. La mécanisation de lart textile remonte, elle, au Moyen Age. Le moulin à fouler, le bobinage et le retordage mécaniques de la soie y sont déjà connus. Léonard de Vinci est le premier à faire une étude technologique des machines textiles. Les inventions de Lewis Paul, Wyatt, Kay, J. Taylor, Bouchon, Cartwright, tant de fois décrites, continuent un mouvement qui sest considérablement amplifié au cours des xviie et xviiie siècles.
Si la « révolution industrielle » a eu lieu au xviiie siècle, ses prémisses nen existaient pas moins depuis la Renaissance. Sa fonction a été de permettre la transformation de la structure des forces productives, linstitution de la force productive de lingénieur et de ses ressources jusque-là complémentaires. En transférant méthodiquement les habiletés des artisans à la machine , les ingénieurs accroissent leurs propres « facultés mécaniques ». Dans une mesure croissante, ils font apparaître les hommes dart et lart lui-même comme parties de la machine, et sapproprient pour leur art la finesse et les règles du mécanisme. La reproduction sociale subit des modifications en conséquence. Lindustrie de lingénieur, secteur des moyens de production, accède à lindépendance, en concentrant les talents et lingéniosité de linventeur, et bouleverse le rythme jusqualors coutumier du travail.
Les historiens de la révolution industrielle ne semblent pas avoir aperçu correctement son rôle, ni sêtre rendu compte quelle ne constitue nullement, du point de vue de létat naturel et technique, une véritable révolution . De plus, ils ont adopté une optique déformante, en prenant en considération uniquement lexploitation du prolétaire par le capitaliste, la dépossession de celui-là et lenrichissement de celui-ci. Parallèlement, ils ont observé la déperdition constante dhabileté de lartisan en faveur de lindustrie mécanique. Mais ils ont négligé de voir, à travers celle-ci, lhomme qui sy incarne et la créée comme son champ daction et le lieu dexercice de son talent. Ils auraient pu, sils lavaient fait, saisir le développement de cette transformation des arts, le déplacement de lhabileté de lartisan vers lingénieur, manifestation de la dynamique du système de reproduction établi entre deux catégories naturelles. Tandis que le travail artistique perd son rôle de force productive, le travail instrumental le remplace ; et si, dun côté, dans des conditions sociales nouvelles et dramatiques, les facultés artisanales dépérissent, dun autre côté les facultés mécaniques ne cessent de se développer. Ceux qui ont étudié la révolution industrielle nont pas accordé suffisamment dimportance à ce groupe qui, avec une ténacité extraordinaire, cherche à accroître ses talents et sorganise en vue de cette fin. Ce ne sont pas des savants, ils ne font pas de la science appliquée . Leur capacité est orientée vers les engins quils connaissent bien et quils conçoivent et construisent admirablement. Par ailleurs, du point de vue de la préparation libérale et de léducation scolaire, on peut les considérer comme des « hommes sans lettres ». Ce sont des autodidactes et ce terme na rien de péjoratif qui sinstruisent dans la compagnie des engins autant sinon plus que dans celle des philosophes-mathématiciens. Lhorlogerie est la première industrie à bénéficier de ces efforts, à appliquer les connaissances théoriques de la physique et de la mécanique. Mais en général la plupart des travaux mécaniques nont pas un lien aussi étroit avec les mathématiques théoriques.
« Les engins et les machines qui constituent les pièces exposées à lExposition de Londres en 1851, écrit Tom Burns , étaient pour une large part luvre de mécaniciens et de maîtres qui, grâce aux connaissances de base acquises pendant leur apprentissage, aux mathématiques quils avaient apprises tout seuls, et à une conception claire des principes du nouveau génie, avaient saisi les occasions qui se présentaient tout autour deux ».
Ce qui est vrai pour le milieu du xixe siècle lest encore davantage pour le xviiie. La célèbre machine de Marly, uvre dart et de mécanique, qui rendit de grands services pour le pompage de leau, était luvre dun tel mécanicien. Nous voyons cependant ces mécaniciens, au lieu de se cantonner dans le cadre établi des connaissances artistiques, se préoccuper des moyens propres à accroître leur capacité et leur domaine dactivité . Ce sont eux qui, avec des fortunes diverses, essaient de propager « les connaissances utiles ». Les hommes tels que John Harris, John Bird et John Harrison, inventeurs, forgerons, fabricants dinstruments, publiant des essais dans le domaine de loptique, de lastronomie, des mathématiques, de la navigation, sont la règle plutôt que lexception dans la multitude dhommes qui ont entretenu cet esprit. Les Mechanics Institutions du xixe siècle ne font que prolonger les bibliothèques dartisans, les « sociétés du dimanche », les sectes de « philosophes de la fonte », à linstar de la « Spittfields Mathematical Society », où les artisans-ingénieurs confrontent leurs idées et accroissent leur savoir . A partir du moment où ils sont devenus des agents essentiels de la production, le cur et le cerveau des forces productives, ce qui avait lieu auparavant de façon lente, incertaine, apparaît clairement comme le résultat dune intention. Tandis que lancien artisanat devient main-duvre non qualifiée et disparaît peu à peu, la stature et la proportion des ingénieurs augmente régulièrement. Si on ne compte, aux États-Unis, en 1880, quun ingénieur sur 30 900 personnes, on en compte en 1900 un sur 8 900 personnes, et en 1920 un sur 2 120. Laccroissement général de la productivité, directement proportionnelle au nombre dingénieurs et inversement proportionnelle à celui des autres producteurs, exprime cette substitution de la capacité de lingénieur à celle de lartisan, la reproduction naturelle du premier en lieu et place du second. La loi de la productivité moderne nest en fait que la forme particulière de la division naturelle propre au système de reproduction qui caractérise la nature mécanique. Elle traduit le fait suivant : au fur et à mesure que le talent artistique est reproduit par le mécanisme, le talent instrumental, celui de lingénieur, se fortifie et se parachève. Dans ce transfert, celui-ci acquiert les facultés de celui-là, structurées de manière neuve. Cest là linvention du mécanicien : la reproduction des facultés artistiques sous une forme matérielle. Ce qui était fait par un type dhomme est réalisé par la machine. En ce sens lingénieur se veut créateur de procédés qui économisent le travail. Ce moyen indirect lui permet denrichir son propre travail, en faisant apparaître un travail humain comme mécanique, afin daugmenter son utilité, son propre savoir-faire machinal. On dit à tort que la machine remplace lhomme ; en réalité, un homme se substitue à un autre homme, une faculté humaine à une autre.
Limportance de la technique industrielle, du point de vue du développement de la division des catégories naturelles, est donc davoir marqué lentrée de lingénieur et de ses ressources matérielles ou inventives dans le circuit productif primordial. Tandis que les arts mécaniques y trouvent leur plein accomplissement, la transformation des autres arts, des autres artisans ce qui est le fond de la productivité mécanique saccélère, sur des bases qui ont été posées plusieurs siècles auparavant. Ces arts perdent leur individualité pour sintégrer dans une nouvelle unité , et la manifester dans le cadre qui leur est particulier. Le savoir instrumental nest plus un savoir parmi dautres, il en est la quintessence, et les savoirs particuliers ne sont que des applications ou des apparences. Dès cet instant, ce savoir est technique dans le sens que nous donnons à ce mot depuis le xviiie siècle, ou désigne un ensemble de techniques. Assurément, la notion existait sous forme diffuse depuis longtemps. En 1737, B. Martini, opticien, publie une Bibliotheca Technologica, et J. Alsted appelle Technologie « la doctrine des propriétés, de lordre et du nombre des disciplines » . Cependant, cest seulement à lépoque que jai indiquée, et pour accentuer son originalité, que lon parle de technique et de technologie, comme de lensemble des pratiques fondées sur le savoir mécanique. Consciemment, un J. Beckmann forge le terme de technologie pour désigner la discipline qui décrit et ordonne les métiers et les industries existants . Elle doit se distinguer de lhistoire et de lencyclopédie des arts tels quils étaient conçus et classés antérieurement, et se substituer à elles. Karmarsch le dit expressément :
« Le nom de technologie fut employé pour désigner ce quon appelait jusque-là de façon courante mais impropre lhistoire des arts » .
Ces changements de terminologie traduisent une réalité plus profonde. Sils se manifestent lorsque la technique a atteint sa maturité, ils en attestent lorigine. Celle-ci remonte aux premiers essais faits en vue de produire un effet indépendant par la combinaison des mouvements et des instruments, sans intervention du travail de lhomme, de la dextérité humaine. Lagent humain y est présent au mieux en tant que source dénergie animale. Le moulin moud, la presse broie, lautomate amuse, lhorloge indique lheure en vertu dun agencement interne qui exige tout au plus la chiquenaude, mais nullement la présence constante de lopérateur humain. Ces instruments ou machines, dès leur apparition, timide à Alexandrie ou Syracuse, relativement massive au xve siècle, ont requis une certaine expérimentation, quelques calculs, des règles de quantité ou de proportion, permettant de déterminer leur régime. Vouloir étendre la définition de la technique, en les incluant dans son domaine, aux travaux tels que lagriculture, la chasse ou lart dans lesquels, au contraire, le produit dernier dépend du soin constant de lhomme, et pour lesquels sa main, son habileté ne sauraient être absentes du processus matériel productif, conduit à méconnaître et à estomper les particularités structurelles et historiques de chacune de ces grandes activités. De même quil serait erroné de conclure à lexistence du commerce partout où il y a échange ce qui serait confondre une fonction générale avec une de ses formes spécifiques de même on ne peut soutenir que la technique soit présente partout où il y a interaction positive et pratique de lhomme avec la matière. Une telle erreur aurait pour conséquence de vider chacune des modalités dinteraction de sa substance propre.
Dans cet esprit, jai étudié ici lorigine des arts mécaniques comme une classe particulière darts, et la technique comme leur expression générale et leur aboutissement. Lingénieur en est la contre-partie humaine et le créateur ; il est également, avec son savoir-faire, le point de départ et linspirateur dun ordre naturel.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
Chapitre IV.La révolution philosophique
I. La hiérarchie des disciplines naturelles
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
Au xvie et au xviie siècles sest formé un nouveau groupement de disciplines, que ses auteurs ont volontairement désigné du nom de philosophie mécanique. Comme pour toute formation, il sagit dune transformation, à savoir celle de la philosophie naturelle que les Grecs ont constituée et le Moyen Age reprise, en philosophie mécanique, ou, en dautres termes, de la métamorphose dune philosophie qui sefforce de justifier, de classer logiquement des observations ou des témoignages et de saisir qualitativement des substances dans un cosmos fermé , en une philosophie hardiment déductive et créatrice dexpériences, dominée par le souci de quantifier le mouvement des corps dans un univers infini.
Quels sont donc les caractères que revêt ce passage dans le champ des disciplines naturelles ?
En premier lieu, il faut noter que la révolution du xviie siècle est une révolution philosophique et non scientifique . Ceci veut dire que la philosophie est le théâtre dune mutation radicale, la science, au sens précis, actuel et technique du terme étant le fruit dune évolution qui linstitue uniquement au xixe siècle. La philosophie naturelle est une organisation du savoir dont les traits essentiels ont été définis plus dun millénaire auparavant. On connaît les circonstances de cette mise en ordre. Les philosophes anciens ont eu pour souci à la fois de définir leur spécialité et de déterminer le champ de leur activité. Le modèle dont ils disposaient pour parvenir à leurs fins était celui des arts, ayant pour loi la subdivision. De cette donnée ils ont fait le principe de répartition de toute connaissance et de toute application humaines. Les répercussions de ce principe se devinent aisément. La matière dun art sorganise autour dun objet, et lartiste affirme son individualité grâce à cet objet et à son art. Pourquoi le philosophe ferait-il exception ? Nest-il pas tenu comme tout homme, comme tout artisan le peintre ou le sculpteur, le géomètre ou le médecin de délimiter le champ de son savoir, la faculté quil devra acquérir et quil lui faudra enseigner ? Aristote propose une codification des disciplines, arts et philosophie, qui répond à ce souci et couronne les tentatives antérieures de Platon ou des Sophistes. Dans ce but, il détache avec netteté le savoir philosophique (episteme) de lhabileté artisanale (techne) : ce savoir peut être enseigné, il a trait aux causes, et, ayant pour seule fin la connaissance intellectuelle, il commande aux autres disciplines. Orienté par de vrais principes (archai) son mouvement intime le conduit à démontrer lordre des phénomènes, les raisons de leur existence, bref, à appréhender le pourquoi. La connaissance du « pourquoi » permet denseigner ce qui est vrai de façon claire et cohérente. Partant, une fois définie la discipline philosophique en général, on sefforce de dégager lobjet de chacune de ces disciplines.
La métaphysique est consacrée à la recherche sur lêtre : « Quest-il pour autant quil est » ? délié des conditions particulières et contingentes ; la philosophie seconde ou physique étudie la réalité du mouvement, les relations de la forme et de la matière, les causes des phénomènes, leur principe interne dans la nature. Les mathématiques à leur tour et dautres corps du savoir sont, bien quimparfaitement, qualifiés et définis. Leur réunion et leur classement, qui simposaient, donnent sa figure presque définitive au groupement de disciplines de la philosophie naturelle. En premier lieu viennent les philosophies théoriques : la philosophie première dénommée depuis métaphysique ou théologie la philosophie seconde ou physique, et la philosophie mathématique. En second lieu sont placées les philosophies pratiques qui ont trait à la conduite politique et sociale. En troisième lieu figurent les technai les savoirs productifs de la philosophie, et non pas poétiques, comme on a tendance à les interpréter qui contribuent à fournir les moyens nécessaires à la vie .
La classification dAristote paraît à première vue claire et linéaire. Cependant, au fur et à mesure que la réflexion progresse, dautres thèmes interviennent qui infléchissent le tableau initial. Comment peut-il séparer absolument le savoir théorique du savoir productif quand, dans son Éthique à Nicomaque, il proclame :
« Lartisan ou lartiste, dont le travail est le produit de lhabileté exercée mise au service didées conçues dans la vérité, le fabricant qui sait ce quil doit produire et comment le produire et dans les opérations duquel la connaissance est vivante, est un scientifique, opposé au producteur qui réussit par hasard, ou grâce à un tour de main purement irrationnel ».
La physique elle-même, bien quelle soit intégrée aux philosophies théoriques , est parfois incluse dans la catégorie des disciplines productives :
« Le genre de démonstration et de nécessité est différent dans la physique de celui qui est le propre des sciences théoriques ».
Affirmation que J. M. Le Blond commente ainsi :
« Il (Aristote) attache même tant dimportance à cette démarche (des arts) quil lui échappe de déclarer que la physique est plutôt une science poïetique, un art, quune science théorique » .
Ce nest point la faiblesse du classement qui est ainsi attestée, mais la solidarité de ses parties. Au xviie siècle la mécanique commence à le contester et tend à détrôner la physique de la place quelle occupait, celle de théorie des processus de changement et des modifications des corps en général. La révolution philosophique est tout entière résumée dans cette réordination de la philosophie autour de la discipline mécanique nouvellement établie.
En deuxième lieu, on assiste à une conversion des fins des disciplines naturelles. Leur objet nest plus tant denseigner, cest-à-dire dinterprêter le savoir et les phénomènes, de fournir un tableau exhaustif des informations possédées à un moment donné, que de faciliter ou de préparer linvention.
En troisième lieu, cette philosophie inspirée par la « science de lingénieur », la mécanique , exige à la fois la mesure et linstrument de mesure ; elle suppose donc lusage de la méthode expérimentale et des règles quantifiées. Elle acquiert ainsi une unité très grande, une communauté de théories et de réalités auxquelles elle se rapporte. La philosophie naturelle était censée englober des phénomènes très divers : biologiques, chimiques, physiques, car, ainsi quon la remarqué , elle se rapprochait des « arts pratiques » qui sont destinés aussi bien à la guérison des maladies quà la fabrication des objets, à l« imitation » de la nature (peinture, sculpture) comme à son aménagement (perspective, statique, etc.). Le philosophe mécanicien sattache à des processus matériels dun seul ordre, tandis que le philosophe « physicien » avait à rendre compte de processus matériels appartenant à plusieurs ordres.
En quatrième lieu, les instruments mécaniques sont le résultat dune combinaison de force et de mouvement ; tous les aspects qualitatifs des substances et des matières premières deviennent secondaires. Ceci permet la mathématisation dune part, et la réduction de tous les changements physiques au mouvement spatio-temporel, donc la mécanisation, dautre part. On ne traite plus de la « nature des choses », de natura rerum, mais du mouvement, de motu. Les titres des ouvrages publiés traduisent bien le déplacement de perspective.
Ascension de la mécanique, approfondissement des facultés de lingénieur, intérêt porté à linvention, limitation du domaine de la recherche aux forces et aux mécanismes, sont les traits dun renouveau dont la philosophie mécanique est lexpression .
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
II. La mécanique au centre de la philosophie
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
1. Le problème historique.
Celui-ci a été formulé ainsi : « Pourquoi les sciences mathématiques et mécaniques, en particulier létude des lois du mouvement, en sont-elles venues à dominer (au xviie siècle) la dernière partie de la révolution scientifique ? » . Les raisons de sinterroger à ce sujet sont évidentes, Un observateur impartial constate que, depuis le xve siècle, leffervescence intellectuelle et technique est générale. Tout comme les arts mécaniques, les arts chimiques, la médecine, la zoologie, connaissent un essor sans précédent. Pourtant, seules les disciplines mécaniques et mathématiques provoquent une modification assez radicale et assez remarquable pour être qualifiée de révolution.
Pour comprendre les causes de ce développement, il est nécessaire de le rapporter au processus de transformation, par division, des catégories naturelles. A la période dont nous nous occupons, il se produit, (ainsi que je lai décrit), une séparation de lartisan-ingénieur davec lensemble de lartisanat existant. Une expression individualisée est également conférée aux liens quil entretient avec le monde matériel et à ses disciplines spécifiques, à savoir les disciplines mathématiques et mécaniques. Il en résulte nécessairement une réorganisation, en fonction de celles-ci, de la totalité du groupement de disciplines naturelles. Les connaissances et les facultés qui ne sont pas en relation directe avec cette catégorie naturelle, les ressources complémentaires auxquelles elles sont associées, restent à létat embryonnaire et ne participent pas à linstitution des fondements de létat de nature correspondant, la nature mécanique. Doù, malgré leur importance, lécart constaté.
Par voie de conséquence, les communautés de savants qui portent au plus haut point les connaissances et les inventions qui ont marqué cette époque sinscrivent dans la continuité de lingénieur, du mécanicien, établissant une subdivision de la catégorie naturelle . Dans la création de son travail, dans la structure des habiletés indispensables à la construction des instruments, au pompage des eaux, au levage des poids ou à la balistique, apparaît lexigence dune procédure expérimentale et quantitative et de règles mathématiques :
« Les artistes de la Renaissance étaient en premier lieu des artisans et ils devinrent savants, non parce que leur génie supérieur anticipait les destinées modernes de la science, mais parce que certaines branches de la connaissance scientifique, telles que lanatomie, la perspective ou la mécanique, étaient considérées comme des exigences nécessaires au développement de leur métier » .
Ce mouvement interne oriente les mécaniciens vers lamélioration de leur savoir-faire, et ils prennent ainsi un grand intérêt aux connaissances existantes, notamment dans les écrits dArchimède, de Héron ou de Vitruve. Sils renouent avec lantiquité, cest avec une partie de celle-ci, avec cette partie qui, à Alexandrie ou à Syracuse, a vu sétablir les premières notions et les premières méthodes indispensables au talent de lartiste-ingénieur. Au xve et au xvie siècles, ce sont eux qui, détenant les connaissances essentielles, prennent linitiative dinaugurer une façon originale de saisir la réalité.
« Cest Brunelleschi, dit Giorgio di Santillana , qui semble définir le chemin de la science pour sa génération ».
Et il démontre, à laide darguments convaincants, jusquà quel point la démarche expérimentale, la mathématisation des arts, contiennent in nuce les éléments décisifs du renouvellement ultérieur de la philosophie.
« Derrière elle (la pensée galiléenne) on pouvait voir à luvre des facteurs très différents : le travail de lingénieur et la ligne archimédéenne de pensée, par exemple » .
Léonard de Vinci, Cardan, Tartaglia, Benedetti, Stevin, ingénieurs et inventeurs, soutiennent cette progression constante de lactivité savante, avant quun Galilée, un Descartes, un Huygens, en fassent un champ spécialisé, en liaison avec celui des hommes qui se vouent à lart mécanique, mais distinct de lui . Le siècle de la révolution mécanique est aussi, strictement parlant, le siècle du partage de la catégorie naturelle en couche productive et en couche savante, avec pour conséquence lapparition de deux groupes de disciplines distincts. Se dégageant de lart de lingénieur au xve et au xvie siècles, les mathématiques et lexpérience systématique prennent leur essor et acquièrent de limportance. Linvention et la constitution de lhabileté jouent un rôle primordial, les notes de Léonard de Vinci, les écrits de Benedetti sont là pour nous en convaincre. Les couches sociales, pour lesquelles laction de lingénieur sintègre aux moyens dont elles tirent leur richesse sur le plan social et leur pouvoir politique, ne peuvent quencourager ces tendances, visant à rendre intelligible le monde matériel sur lequel elles assoient leur domination et à leur permettre de le maîtriser.
Cest de là que vient limpulsion qui anime la philosophie mécanique et sa rupture avec la quintessence de la philosophie naturelle a pour cause directe la situation de ces « artisans supérieurs », lorsque le processus naturel atteint un certain stade dévolution.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
2. La crise de la hiérarchie des disciplines dans la philosophie naturelle.
La mécanique prend, disais-je, la place de la physique, tel est le signe du renouveau. Dans larchitectonique de la philosophie naturelle, à laquelle Aristote a donné une forme durable, les disciplines ou « epistemai » sont classées, on vient de le voir, en théoriques, pratiques et productives. Parmi les disciplines théoriques, celles qui ont trait aux phénomènes « physiques » sont la clé de voûte. Elles décrivent et expliquent toutes les variétés de changement, y compris le mouvement, les rapports généraux de la forme et de la matière, ouvrant la voie à la métaphysique qui, dun certain point de vue, est un degré supérieur de la physique, son noyau le plus abstrait. La mécanique ne figure pas au nombre des matières contenues dans la physique. Au Moyen Age pas plus que dans lantiquité, les phénomènes relatifs à loptique, la statique, les machines simples ne sont traités dans le cadre de la discipline théorique principale. Ce nest point un hasard. Chez Aristote, la mécanique est une connaissance inférieure, qui reste au niveau des « Eį » sans atteindre les « ´¹ÌĹ », à un degré supérieur. Pourtant, dans l école aristotélicienne même, d autres savants s en sont préoccupés ; le fruit de leurs études est un petit recueil, un écrit mineur dans le corpus de la philosophie, intitulé Problèmes mécaniques. Très longtemps négligé, cet écrit accompagné de commentaires commence à reparaître au xvie siècle. Sa publication correspond sans nul doute à limportance qua prise le mécanicien, à la multiplication dune littérature qui lui est consacrée. On remarque ainsi léclosion dun centre dintérêt original, une volonté de « moderniser » la pensée dAristote ou, tout au moins, de mettre, laccent là où lépoque lexige. Nest-ce pas aussi lindice dun besoin de réorganiser larchitecture du système des disciplines philosophiques, de procéder à une révision de leur classification ? Ceci se révèle dentrée de jeu à quiconque lit la préface rédigée par le commentateur dun de ces ouvrages intitulés « In mechanicas questiones Aristotelis ».
Lauteur de la préface se fixe pour première tâche de justifier la Mechanicam facultatem , la faculté mécanique, de prouver sa noblesse et dinciter à la prendre en considération. Quest-ce que la mécanique ? Essentiellement une science construite autour de linstrument mathématique.
« Donc, puisque la discipline mécanique, écrit A. Piccolomini, emploie un instrument et un moyen mathématiques, il ne doit faire de doute pour personne quelle se range très commodément sous la géométrie. Or jappelle discipline des ouvrages mécaniques celle dont peuvent être tirés les causes et les principes qui ont trait à plusieurs arts sédentaires, arts qui, du reste, sont couramment appelés mécaniques, mais à tort ; car ils devraient plutôt être appelés sédentaires, ou artisanaux, ou vils. Cest pourquoi ces arts doivent beaucoup au secours des mécaniciens, puisque cest avec leur aide que sont inventés de très nombreuses machines et de très nombreux instruments, pour le foyer et pour la guerre » .
La description du contenu de la mécanique, si on la compare à celle quen a donnée lauteur des Problèmes mécaniques, est neuve. Elle reconnaît limportance de linstrument, de linvention, et lascendant du mécanicien. Si le savant aristotélicien en tient compte, cest à cause de lampleur prise par cette nouvelle classe qui avant lui, a publié des ouvrages sur les machines et les instruments « pour le foyer et pour la guerre ». Reconnaître le rôle particulier de lingénieur, embrasser le domaine de ses connaissances, la faculté mécanique, prôner une nouvelle hiérarchie des disciplines, ce sont les symptômes dune adaptation indispensable de la philosophie naturelle.
Une fois cette tendance signalée, consignée, le commentateur nous fait pénétrer au cur du sujet en exposant le contenu de lécrit aristotélicien. Parfois, il sagit dune paraphrase, parfois dune traduction de louvrage grec, ou dun traitement différent des mêmes questions, assimilant certains travaux extérieurs à la tradition, ceux dun Guidobaldo, dun Tartaglia, dun Cardan. De Piccolomini à Bernardino Baldi, toutes les combinaisons se rencontrent dans ces ouvrages. Lesprit cependant nen est pas véritablement neuf. Ainsi Piccolomini dispute sur la « dignité de la figure du cercle », afin de rendre compte des propriétés des machines simples. Il attribue toujours lincomparable efficacité du levier aux propriétés du cercle, cest-à-dire à la possibilité dêtre engendré simultanément par quelque chose qui se meut et par quelque chose qui reste en son lieu. Contre cette idée, Simon Stevin, armé des principes de la statique, réagit vigoureusement. Nulle part on ne sent le commentateur animé par la volonté dapporter une contribution originale, de mesurer ou dinventer, dexposer une loi ou une invention. La mise en ordre, la discussion, la transmission dun savoir enseveli paraissent seules le préoccuper. En cela il fait uvre utile. On observe toutefois une mise en commun des résultats de lécole du Stagirite, de ceux de Pappus et des mécaniciens modernes, cest-à-dire une confrontation, une réunion en un corpus de travaux dordre mécanique. Le commentateur ne fait pas que gloser en marge dAristote, il met à la disposition de son lecteur les diverses solutions données à un même problème et rapporte, plus rarement, des observations, sil y a lieu.
Une étude attentive des ouvrages de ces commentateurs montre quils ont eu le triple mérite de systématiser les informations ayant trait à la mécanique, davancer quelques hypothèses à propos de certaines manifestations du mouvement, et surtout dévoquer lexistence dun tournant, dun effort dadaptation à lintérieur de la philosophie naturelle. Lorientation de leurs études est claire : rendre la mécanique philosophique.
« Quest-ce que la mécanique ? se demande Monantholius. Cest la somme de tout ce qui est expliqué dans ce premier chapitre mais moins parfaitement ; parce quon montre la raison, non de ce quest la mécanique, mais que cest un art admirable, et le cercle de toutes les choses admirables qui sy font ; en outre on enseigne aussi que les problèmes de mécanique sont en partie physiques, en partie mathématiques .
Cependant, tout nest pas aussi simple. La mécanique, du point de vue du classement aristotélicien des disciplines, est une science productive et socialement inférieure, comme tous les arts productifs. A coup sûr, elle est liée aux mathématiques, à la physique, mais quelle est sa place entre ces deux sciences philosophiques, théoriques ? Lobligation est évidente de situer la mécanique dans lensemble des disciplines naturelles où elle ne figurait pas auparavant. Mais la difficulté est tout aussi évidente, et nous en trouvons un témoignage, entre autres, dans la copieuse introduction mise par G. de Guevara en tête de son ouvrage In Aristotelis mechanicas Commentarii, qui fait ressortir quelques caractères intéressants de la situation nouvellement créée lorsque la mécanique devient une discipline importante.
Pour lui, il faut commencer par définir clairement, la « faculté mécanique » qui vient daffirmer son individualité, afin de déterminer
« si une telle attitude ou faculté est vraiment en soi et peut porter à juste titre le nom dart ou de science » .
Autrement dit, il sagit de savoir si elle peut être acceptée parmi les disciplines philosophiques ou parmi les disciplines productives. Les textes dAristote sur lesquels sappuie le commentateur ne sont pas explicites, et, selon loptique adoptée, la « faculté mécanique » peut être classée dans les deux familles de disciplines. Guevara accorde à la mécanique le statut non dun art mais dune discipline pratique :
« Il faut dire que la faculté mécanique nest pas une science théorique mais pratique... Car aucune proposition mécanique, prise en soi, nest théorique, en ce sens quelles peuvent résider dans la seule vérité, néanmoins, en raison de la connexion quelles ont avec dautres pratiques et de lordre quelles incluent en même temps pour la pratique, en vérité elles constituent une science tout entière pratique » .
Nétant pas théorique, la mécanique ne peut pas atteindre un rang très élevé comparée à la logique, à la philosophie morale. Dans le classement existant, elle nest pas subordonnée à la physique mais aux mathématiques .
Le développement dune faculté spécifique, la constitution dune « science de lingénieur » est donc un facteur de crise pour lédifice de la philosophie naturelle. Auparavant, elle nétait ni un art ni une discipline philosophique, maintenant elle semble être lun et lautre.
Par ailleurs, comment lui faire une place parmi les disciplines naturelles ? Dans la perspective de la nature organique, de la philosophie qui en élabore le contenu, la mécanique na pas trait à ce qui est naturel mais à ce qui est artificiel.
« Pour cela, dit-il, les problèmes mécaniques et les problèmes naturels ou physiques ne procèdent pas de la même façon ni suivant la même raison » .
La différence est dimportance : pour le savant qui suit les principes établis, les connaissances mécaniques ne concernent pas les processus matériels ; elles sont surtout cantonnées dans le domaine des instruments inventés. Les associer à la physique, ce serait contester les soubassements de lordre naturel, la structure même du groupe de disciplines, accepter un rapport dissymétrique de lhomme à lunivers objectif. Bref, ce serait attribuer à la nouvelle catégorie naturelle une prééminence quelle navait pas aux yeux de ce philosophe et lui reconnaître la capacité de dire le vrai au sujet des lois du monde.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
3. La place de la mécanique.
Cette prétention à dire le vrai et à le prouver par leurs uvres était commune à tous les mécaniciens et philosophes mécaniciens. Ils reprochaient à leurs adversaires de tourner le dos à la nature, et de se fier uniquement à lautorité des livres. Cest quentre temps, dans leur champ daction, létat de nature dont parlaient ces livres commençait à perdre pied et ne correspondait plus à leur expérience, à leurs habitudes intellectuelles, aux ressources matérielles et inventives dont ils avaient connaissance. Les carnets de notes, les manuscrits et les traités consacrés aux fortifications, aux machines, à larchitecture, à la perspective, leur avaient déjà fait prendre de lespace et de la matière une vue qui ne concordait plus avec les préceptes admis. Linvention leur avait désappris limitation, et la reproduction de leur talent les avait détachés de lobéissance au maître. Cette dernière était une erreur à laquelle il fallait porter remède, comme allait dire Thomas Spratt, car
« jusquici le siège de la connaissance na pas été dans les laboratoires, comme il devrait lêtre, mais seulement dans les écoles, où certains ont enseigné et tous les autres souscrit ».
De même que le moulin a introduit la mécanique dans le milieu où seules dominaient la force et lagilité, le canon a fait pénétrer la dynamique dans la mécanique, et lhorloge a donné à linstrument et à la mesure un domaine dapplication universel. Les mathématiques ont suivi le mouvement. Mais tout ce qui avait trait à cette vaste zone dintérêts était taxé de « mécanique » et donc étranger à la philosophie ou exclu delle. Les ingénieurs furent aussi de véritables mathématiciens, et parfois la réciproque était vraie. Qualifier quelquun de mathématicien ou le qualifier dingénieur revenait à peu près au même. Durant les siècles précédents, les mathématiques étaient une matière détude accessoire et sa pratique nétait nullement encouragée. Son seul mérite était doccuper les loisirs des étudiants, et luniversité de Vienne (ce nest quun exemple) les recommandait pour empêcher la débauche :
« Nous estimons préférable, dit un décret, que nos étudiants passent leurs jours de congé à fréquenter les écoles plutôt que les tavernes et disputent au moyen de leur langue au lieu de combattre avec leur épée ; nous désirons par conséquent que les jours de congé, après dîner, les bacheliers de notre université disputent et sinstruisent « gratuitement », pour lamour de Dieu, sur le computus et autres branches des mathématiques, en insistant toutefois sur tout ce qui peut servir lÉglise catholique ».
Les « hommes sans lettres » avaient une obligation plus pressante, celle de résoudre les problèmes de leur profession, daméliorer leur art dinventer, afin dassurer leur subsistance ou leur gloire. Dans cette voie, ils ont fait de grandes découvertes. Les lois de la matière commençaient à poindre à travers leurs règles, et quelques-unes de celles-ci étaient destinées à se muer en principes essentiels. Ils savaient, parce quils en faisaient chaque jour lexpérience, que les artifices leur ouvraient la porte de réalités inconnues. Galilée fut le premier à pointer la lunette vers le ciel, mais bien avant, Léonard de Vinci avait songé à cette possibilité de découverte, en sinterrogeant sur lusage de simples lentilles .
Les mécaniciens ne cherchaient donc pas à savoir, comme les savants commentateurs, si la mécanique soccupait de phénomènes naturels ou artificiels, ou si on pouvait bâtir une connaissance théorique sur les mathématiques, celles-ci partageant le sort de celles-là. Au contraire, ils paraissaient convaincus de la nécessité de rendre la philosophie mécanique, cest-à-dire de lasseoir sur le calcul, la mesure, la règle, dinstituer, selon lexpression de Benedetti, une « philosophie mathématique ». Leur intention nétait pas de « commenter » les Problèmes mécaniques cest là un idéal denseignant, non pas dinventeur ils critiquaient ces problèmes et voulaient leur substituer ceux dune autre mécanique.
Luvre maîtresse de J. B. Benedetti, « Diversarum speculationum mathematicarum et physicarum liber », parue en 1585, ne débute pas par une « Défense et illustration » de la mécanique, une revendication de sa place parmi les disciplines. J. B. Benedetti nous dit comment, sans avoir suivi les écoles nest-il pas en premier lieu mathématicien et ingénieur ? il est arrivé à savoir ce quil sait, et auprès de qui il a appris les mathématiques et la mécanique. Il ne paraît pas pressé de présenter sa philosophie. Son ouvrage emprunte la forme dun recueil de questions et de réponses dordre mathématique et mécanique. Aussi expose-t-il, pour commencer, des théorèmes darithmétique. Ensuite il traite De Rationibus operationum perspectivae. Lécrit De Mechanicis qui suit résume les connaissances du temps et présente une critique de Tartaglia dont Benedetti relève les erreurs. DAristote, il dit « il sest trompé », et il ne lui ménage pas les sarcasmes. La pièce de résistance de louvrage, ce qui lui donne son poids historique, ce sont bien ces Disputationes de quibusdam placitis Aristotelis. La teneur des arguments est connue.
Ils débutent par la réfutation de la thèse aristotélicienne au sujet de limpossibilité du vide : « Volens Aristotelis probare vacuum non esse in rerum natura » (Aristote voulant prouver que le vide nexiste pas dans la nature...) Ici point de détour, aucune paraphrase. La proposition vise à lessentiel. Une fois lexistence du vide théoriquement cest-à-dire géométriquement démontrée, avant quelle le soit expérimentalement, lensemble des conceptions dAristote quant aux propriétés du mouvement peut être confortablement mis en question. La critique de Benedetti nest pas physique, mais elle est mécanique et mathématique. En effet, elle nenvisage pas tous les mouvements, tous les changements qui sont étudiés de façon solidaire dans la physique dAristote. Seul lui importe le mouvement local. Lerreur commise à son sujet suffit à discréditer lensemble.
Désormais, le progrès de la mécanique est déterminé par cette critique : en avaliser les résultats constitue la tâche davenir. Une chose est certaine les corsi e ricorsi des siècles précédents ne sont plus possibles. Na-t-on cependant pas dit à Benedetti que ces « sciences mécaniques », nourries de calcul et de notions relatives aux artifices, nont aucun titre à faire valoir sur le plan de la théorie, de la philosophie ? A quoi il riposte, dans une épître à Dominique Pisano , quelles ont ces titres ; cest une erreur de méconnaître leur importance philosophique et dexclure le mathématicien du cercle des philosophes, car il en est un, et sa philosophie est des plus prometteuses de certitude :
« Je métonne que toi, qui es versé dans Aristote, tu sépares dans tes écrits le philosophe du mathématicien, comme si le mathématicien nétait pas tellement philosophe naturel (physicien) et métaphysique quil mériterait bien plus que celui-là le nom de philosophe si nous considérons la vérité de ses conclusions. Il est vrai que tu nes pas seul dans cette erreur ; mais elle est plus grave parce que, alors que vous voyez que même les choses morales tombent sous lappellation de philosophie, vous ne remarquez pas que les divines sciences mathématiques doivent être aussi honorées du nom de philosophie. Si nous voulons mieux examiner le nom, nous trouverons quil convient au mathématicien bien mieux quà nimporte qui dautre... »
J. B. Benedetti revendique la dignité quon lui refuse et proclame que son savoir, celui du mathématicien et du mécanicien, est la véritable base, la véritable matière première de la philosophie. Cest en se fondant sur lui et sur toute cette cohorte de nouveaux philosophes que Descartes entreprend de bouleverser la philosophie :
« Je me plaisais surtout aux mathématiques, raconte-t-il dans le Discours de la Méthode, à cause de la certitude et de lévidence de leurs raisons ; mais je ne remarquais point leur vrai usage, et pensant quelles ne servaient quaux arts mécaniques, je métonnais de ce que, leurs fondements étant si fermes et si solides, on navait rien bâti dessus de plus relevé » .
Benedetti et Descartes saccordent sur lessentiel. Le premier a revendiqué lattention pour les fruits de ses inventions intellectuelles, les siennes et celles de ses semblables, le second a blâmé la philosophie davoir négligé ce qui était si fécond dans les arts mécaniques, et de ne pas sêtre attaché ouvertement à ceux-ci, en se donnant les mêmes moyens queux. Que lun affirme le caractère philosophique de son art, et que lautre sente la nécessité de bâtir une philosophie à partir justement de cet art et non pas dun autre ce sont deux moments de lévolution dune conscience commune.
Dans le monde des artifices et celui du calcul, réunis, ils aperçoivent à la fois le monde de la nature et celui de la raison . La voie avait déjà été ouverte par Nicolo Tartaglia qui, dans la « Science Nouvelle » avait dévoilé le caractère théorique, philosophique, de lartillerie et du canon. Avant lui, les ingénieurs décrivaient des machines, des bombardes, ou en donnaient les recettes dutilisation. Les philosophes naturalistes considéraient le cas de la trajectoire dun boulet comme un exemple, un cas parmi dautres. Dune façon générale, les machines constituaient un monde à part, soit comme activité technique, soit comme objets propres à nourrir la méditation du philosophe. On énumérait leurs effets et on remarquait leur incompatibilité avec les enseignements courants de la physique aristotélicienne. Personne ne cherchait dans ces artifices, et seulement en eux, les lois de lordre naturel. Or, Nicolo Tartaglia crée sa « science nouvelle » à partir dune analyse du mouvement et de sa génération, dont le moyen lui paraît être précisément le canon, machine et instrument de mesure car le canon en est un. Son travail complète celui de lingénieur en ce quil ne considère pas linstrument technique comme instrument pur et simple, et séloigne de celui du philosophe naturaliste par le choix quil fait en recherchant dans cet instrument les assises sûres dune connaissance des phénomènes matériels. Ce faisant, il inaugure un courant de pensée qui a pour fin de dévoiler les principes de lunivers dans les mécanismes et de rendre ces mécanismes en quelque sorte naturels. Archimède navait pas franchi ce pas. En effet, dans ses traités, il ne considérait pas le mouvement en lui-même, mais la machine qui le produit, et, conformément à lesprit grec, non pas la machine en action mais la machine au repos. Demblée, dans son écrit, Tartaglia rompt avec ces arguments traditionnels fondés sur les qualités physiques, les éléments, etc. Il envisage les mobiles suivant leur gravité ou la résistance quils rencontrent. Il sengage ainsi sur la voie dune sorte dhomogénéisation de la matière, dont ne sont plus retenues que les variations quantitatives. Les effets de cette homogénéisation sont visibles : la distinction entre les diverses formes de changement et les mouvements spatio-temporels disparaît. Ceux-là se réunissent à ceux-ci, la physique devient mécanique. Le mouvement local, cest-à-dire le déplacement dans lespace, espèce particulière de mouvement dans la philosophie naturelle, devient le mouvement tout court.
Descartes en tire les conséquences et, à lencontre de ceux qui excluaient la mécanique, pour les motifs que jai examinés plus haut, il linstalle au centre de la philosophie, la substituant à la physique, dont le contenu subit un bouleversement radical.
« Mais encore que, écrit-il le 30 avril 1639 à Debeaune, toute ma physique ne soit autre chose que mécanique »...
Rien ne lempêchait de voir dans celle-ci lexpression de létat de nature. Il ne pouvait pas, il ne pouvait plus, faire siennes les réticences dun Guevara. Il nétait plus question dopposer les artifices et leurs principes à ceux de la nature, décarter du domaine de la physique lart des mécanismes :
« Et il est certain que toutes les règles des Méchaniques, déclare Descartes dans un passage justement célèbre, appartiennent à la Physique, en sorte que toutes les choses qui sont artificielles, sont avec cela naturelles » .
***
Aucun individu, aucune classe sociale, aucune catégorie ne veut ni ne peut voir, puisquils en sont les sujets, le caractère éphémère, convertible, de sa personnalité, de sa société, de sa nature. Et lorsquils regardent vers leur histoire, ils nobservent que sa venue vers eux, forme achevée dun passé qui les préfigure et dun avenir quils symbolisent. Le philosophe naturaliste et lartisan, héritiers et auteurs de tant de réalités accomplies, se sentaient de droit dans leur nature, et navaient à douter ni de sa perdurabilité, ni de sa généralité. En près de trois siècles, lart de lingénieur saugmente, se transforme, se cristallise. Son lien à la matière, son état naturel et technique est là, prêt à éclore. Pour ce faire, il est nécessaire, et cest une exigence de lévolution historique et du sujet qui la porte, que le groupement de disciplines éclate et se structure à nouveau. La mécanique au lieu de la physique , voilà le point de départ dune controverse qui navait rien de théorique. La lutte dun Jean Mignot ou dun Brunelleschi contre les méthodes de travail et lesprit des maîtres-maçons nest pas différente de celle dun Galilée ou dun Descartes contre les philosophes de lÉcole. Si la première a pour prétexte une cathédrale, la seconde a pour cadre lunivers. La réussite de celle-là a pour résultat une nouvelle délimitation des frontières qui séparent les arts ; léclat de celle-ci entraîne la refonte des disciplines naturelles dans leur ensemble .
Dans nos manuels, on dit que la technique a exercé une influence sur la philosophie. Expression bien pauvre et erronée à la fois. Nous lavons montré, cest une véritable transformation. Le personnage réel de lingénieur donne naissance à celui du philosophe mécanicien. En apparaissant, ces savants se séparent de leur milieu antérieur pour sintéresser à la création du travail centrée sur les forces matérielles non-humaines, les instruments et les mécanismes. Dans la faculté qui y est à luvre, ils nont pas de peine à reconnaître une faculté naturelle, et cest leur mission den faire la preuve et den tirer les conséquences.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
Chapitre V.De lunivers de la machine à la machine de lunivers : I. Le philosophe mécanicien
I. Le philosophe constructeur dinstruments mathématiques et doctrinaire de lart dinventer
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
1. Le but du philosophe mécanicien.
On sait en quoi consiste la révolution philosophique : la mécanique est venue au centre des disciplines philosophiques, et les mathématiques, sur lesquelles elle sappuyait, se sont substituées à la logique en tant quorganon commun « aux sciences et aux arts ». Il ne faut cependant pas perdre de vue que cette révolution affecte le sens qui sattache désormais à lensemble de la philosophie, et que le but de celle-ci se trouve défini de manière nouvelle. Cest encore Descartes qui, dans une de ces formules concises dont il a le secret, nous informe que
« ce mot philosophie signifie létude de la sagesse, et que par la sagesse on nentend pas seulement la prudence dans les affaires, mais une parfaite connaissance de toutes choses que lhomme peut savoir, tant pour la conduite de sa vie que pour la conservation de sa santé et linvention de tous les arts » .
Le philosophe nécrit donc pas pour enseigner ou systématiser un savoir existant. Sa plus grande gloire est douvrir la chaîne des découvertes, de rendre possibles celles des générations ultérieures. La manière dont Descartes conclut sa Géométrie en est une indication précieuse. Après avoir fourni les éléments qui peuvent mener à la découverte, comme les instructions et les règles quil a données dans la Dioptrique, il termine :
« Car en matière de progressions mathématiques, lorsquon a les deux ou trois premiers termes, il nest pas malaisé de trouver les autres. Et jespère que nos neveux me sauront gré, non seulement des choses que jai ici expliquées, mais aussi de celles que jai omises volontairement, afin de leur laisser le plaisir de les inventer » .
Tous les philosophes pratiquent lart dinventer et en célèbrent les bienfaits. Ils se voient octroyer des privilèges pour des inventions et cherchent à en établir la priorité. Lépoque des combats d« écoles » en philosophie, suivant le vu de Leibniz , touche à sa fin. Celle de la concurrence entre savants commence. Les contestations de priorité, les défis lancés, les concours dont le lauréat est couronné par la reconnaissance de ses pairs, prennent la place des anciennes disputes. Voici Pascal qui intitule un opuscule Lettres de A. Dettonville contenant quelques-unes de ses Inventions de Géométrie (Paris 1659), et le destine à ceux qui pourraient retrouver ces « Inventions de Géométrie ». Ces manifestations dune philosophie consacrée à linvention ne sont pas superficielles mais traduisent une tendance profonde, tandis que le philosophe, à la face du monde, se proclame inventeur. Galilée, pour quitter lenseignement au service de la République de Venise et entrer à celui de la Cour de Florence, se targue de cette qualité :
« Mais je ne voudrais pas, Seigneur, écrit-il, que mes paroles vous incitent à penser que jélève des prétentions déraisonnables, en réclamant une solde sans la mériter ou sans rendre service, car ce nest pas ma pensée. Au contraire, en ce qui concerne le mérite, je dispose de mainte invention dont une seule, si elle atteint un grand prince qui y prenne plaisir, peut suffire, non seulement à me protéger ma vie durant de la misère ; car lexpérience me montre que des choses qui étaient peut-être bien moins préservables ont apporté à leurs auteurs de grands avantages ; et jai toujours pensé les offrir plutôt à mon prince et souverain légitime, afin quil disposât delles et de leur inventeur selon son bon plaisir ; et sil le jugeait bon, de ne pas seulement prendre le minerai mais aussi la mine ; car tous les jours je découvre de nouvelles choses et jen trouverais bien davantage si javais plus de loisirs, et plus douvriers à ma disposition, qui pourraient me servir dans différentes expériences » .
A quelles inventions le philosophe mécanicien songe-t-il, de quelles inventions part-il pour parachever son uvre philosophique ? Il sagit des instruments et des mécanismes .
Si la plupart des savants, de Galilée à Descartes, de Pascal à Leibniz, de Huygens à Newton, ont découvert des instruments mécaniques et en ont fait la théorie, ce nest point un hasard. La conception de la lumière et la doctrine mathématique des couleurs, de Newton, sont conjointes à linvention dun télescope perfectionné. De la même façon, les découvertes astronomique de Galilée illustrent sa contribution à la construction de la lunette qui porte son nom. Nest-il pas significatif que, dans la série dopuscules auxquels le Discours de la Méthode sert dintroduction, le premier soit consacré au télescope et sadresse aux artisans ? Il sagit là vraiment dun traité de construction dun instrument doptique, où sont indiqués les procédés de travail et les recettes propres à assurer le succès de lindustrie des artisans. Descartes népargne aucun effort pour décrire les machines nécessaires, les qualités du verre et les opérations indispensables qui, lui semble-t-il, peuvent concourir à la construction dune lunette selon ses vues :
« Et dautant que lexécution des choses que je dirai doit dépendre de lindustrie des artisans, qui pour lordinaire nont point étudié, je tâcherai de me rendre intelligible à tout le monde, et de ne rien admettre ni supposer quon doive avoir appris des autres sciences » .
Programme quil remplit scrupuleusement, en accumulant ce quil estime être invention sur invention pour convaincre de lutilité de sa démarche et rassurer lartisan constructeur dun tel instrument.
« Mais à cause que les artisans jugeront peut-être quil y a beaucoup de difficultés à tailler les verres exactement suivant cette figure hyperbolique, je tâcherai encore ici de leur donner une invention, par le moyen de laquelle je me persuade quils en pourront assez commodément venir à bout » .
Descartes attribue la découverte même du télescope à Jacob Metius, mathématicien ; il se présente donc comme le continuateur dun « artisan supérieur » et cest à cette catégorie dhommes quil dédie son opuscule. Sa géométrie apparaît, en partie, liée à cette recherche damélioration des lunettes. Les courbes qui donneraient la forme des verres les ovales de Descartes qui, dans la Dioptrique, sont le but de lindustrie de lopticien et, dans la Géométrie, lobjet de la démonstration du mathématicien, sont aussi le premier cas de résolution du problème inverse des tangentes.
Sans conteste, cest lHorologium oscillatorium de Christian Huygens, paru en 1673, qui représente avec le plus de perfection le prototype dun traité élaboré autour dun instrument , en loccurrence, lhorloge à pendule. Entre 1655 et 1658, Huygens a conçu son horloge dont la régulation est assurée par un pendule. Linvention est sienne et reçoit un privilège quil se propose dillustrer et de défendre. Demblée, il marque le double caractère de son ouvrage :
« En partie cest une invention mécanique, et en partie différente ; et celle-ci bien remarquable repose sur des principes géométriques ; pour ce qui est de la seconde, au prix dun grand effort, il a fallu faire des recherches dans les parties cachées de lart » .
Ensuite, il présente son « automate » et lemploi de celui-ci pour la mesure du temps, lappréciation des longitudes en mer, et les expériences qui prouvent ses propriétés. Après quoi il donne un véritable traité de mécanique où les différents mouvements du pendule leurs principes et leurs lois sont expliqués théoriquement. Les courbes décrites par le mobile au cours de son oscillation sont analysées et démontrées géométriquement. Lajustement de la longueur du pendule et létude du centre doscillation forment une autre partie importante de louvrage. Je nai nullement besoin dajouter que chacun des chapitres de ce traité est original et constitue une contribution impérissable aux mathématiques et à la mécanique. Leur thème unique et leur point dancrage est linstrument qui a joué un rôle déterminant dans le développement théorique et pratique de la mécanique : lhorloge.
La philosophie naturelle mettait au centre de son enquête sur le monde physique luvre dAristote le prouve lhomme de lart, son habileté, ses opérations et leur produit. Pour le philosophe mécanique, on peut affirmer que son propos est lanalyse et lemploi de linstrument, le fonctionnement et les effets de celui-ci. Lhomme cest-à-dire le mécanicien intervient dans le cycle des forces matérielles en leur proposant un objectif quelles savèrent capables datteindre. Il ne fait plus partie de lenchaînement des phénomènes matériels, ni de leur agencement causal, car lensemble des êtres qui les constituent doivent être dépourvus de raison. Linstrument, le mécanisme, expriment la nouvelle relation avec les forces matérielles, et, en inventant ceux-là, le philosophe prouve quil a appréhendé correctement celles-ci.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
2. La méthode philosophique et lart dinventer.
La supériorité du philosophe et celle de sa philosophie réclamaient des preuves. Pour y parvenir, le meilleur moyen était de contribuer à quelque découverte et den tracer les principes généraux, dindiquer le danger des voies sans issue poursuivies par dautres.
Dans le préambule de son écrit sur les Mécaniques (cest-à-dire consacré aux instruments mécaniques) Galilée nous instruit de son propos en ces termes :
« Il ma semblé digne dintérêt, avant que nous descendions à la théorie des instruments mécaniques, de considérer en général et de placer sous nos yeux pour ainsi dire les avantages que lon peut tirer de ces instruments. Jai jugé quil était dautant plus nécessaire de le faire que jai vu, si je ne me trompe, la plupart des mécaniciens être dupés en essayant dappliquer les machines à de nombreuses opérations impossibles de par leur nature, avec pour résultat quils sont demeurés dans lerreur, tandis que dautres ont été pareillement frustrés de lespoir quils avaient conçu daprès leurs promesses. Il me semble que ces duperies ont été surtout dues à la croyance quont ces artisans, et quils maintiennent, quil est possible de soulever de très grands poids à laide dune petite force, comme si par leurs machines ils pouvaient forcer la nature, dont linstinct, non, bien plus, la constitution même, veut quaucune résistance ne puisse être vaincue par une force qui nest pas plus puissante quelle » .
Limportance de la question néchappe à personne. Lemploi accru de la force motrice de leau permettait dobserver quotidiennement que le mouvement est le prolongement de cette force et quil ne peut y avoir plus de mouvement quil ny a de force. Concevoir une machine supposait en effet que lon respectât une certaine proportion entre les deux termes, entre la cause et son effet. Le constructeur de moulins ne pouvait prétendre ou espérer produire des machines dont les roues tournent pendant un laps de temps indéterminé ou à une vitesse qui ne tienne pas compte des disponibilités énergétiques. Cependant, si la plupart des mécaniciens lignorent encore, ce sont certains dentre eux qui ont découvert cette règle. Léonard de Vinci et Cardan la signalent et nient la possibilité du « mouvement perpétuel », tandis que Varro affirme :
« La nature ne souffre pas que dans tout ceci une force naisse, en effet, si la proportion de cette façon pouvait être brisée par quelque moyen, il y aurait « mouvement perpétuel », ou, ainsi quon le nomme, « mouvement perpétuel dans la matière perpétuelle » .
Galilée énonce avec plus de vigueur cette règle mise en tête de son opuscule sur les instruments mécaniques, et la transforme en axiome universel. Le philosophe dépasse le constat et y voit un postulat qui sapplique autant au fonctionnement des machines quà celui du monde matériel. Les ingénieurs ségarent lorsquils sengagent dans une direction contraire, et la philosophie est là pour les en avertir. A ce sujet, Christian Huygens écrit explicitement :
« Si les inventeurs de nouvelles machines qui sefforcent vainement dobtenir le mouvement perpétuel savaient faire usage de cette hypothèse, ils découvriraient eux-mêmes leurs erreurs et comprendraient que ce mouvement ne peut aucunement être obtenu par des moyens mécaniques ».
Il est digne dintérêt de voir un Galilée, un Huygens se préoccuper des conditions qui permettent aux ingénieurs de construire raisonnablement une machine, détudier les critères de leurs opérations et létendue de leurs chances dinventer eu égard aux propriétés des forces matérielles. Au savoir de quelques hommes dart, le philosophe mécanicien fournit la théorie. Et ainsi une norme possible du métier, un avertissement à linventeur, devient une loi de la nature qui sous-tend le mécanisme. Bien mieux, dans la mesure où la règle de limpossibilité du mouvement perpétuel se change en principe de conservation, qui sert dindice au découvreur du mécanisme, ce principe devient une source danalyse théorique du mouvement et pénètre toute la mécanique. Non seulement il permet de définir un système, il montre aussi que lexistence du système suppose un équilibre quantitatif de lensemble force-mouvement, sans quaucun élément extérieur intervienne. Lintroduction dans le domaine de la dynamique est facilitée. Lénoncé du principe dinertie, létude de la loi de la percussion, du déplacement des centres de gravité, et lidée de causalité (sous la forme la cause : est égale à leffet) découlent de la recherche et de la justification dune règle qui préside à linvention et au fonctionnement des machines.
Ces analyses indiquent à lhabileté du mécanicien une direction précise, un canon déconomie et dhonnêteté ; celui qui nen tient pas compte est un charlatan ou gaspille sa peine sans profit. Le mobile auquel obéit le philosophe est laccélération du processus inventif, lélimination du hasard et la diminution des essais inutiles. Les recherches de Descartes sur la courbure des verres rentrent dans cette catégorie. Elles conduisirent à la conclusion que lart de lopticien autorisait uniquement la taille de verres sphériques. De la sorte, les constructeurs dinstruments doptique furent dispensés defforts qui auraient été infructueux.
Chaque philosophe mécanicien possède un atelier et fait valoir, avec des fortunes diverses, lexcellence de son produit. Sils légifèrent sur ce qui est possible ou impossible, souhaitable ou non dans la technique, ils organisent les savoirs et les facultés de lingénieur. Toutefois, cela ne suffit pas à constituer le centre de la méthode philosophique, car, pour atteindre ses sommets et remplir sa fonction, elle se devait de pénétrer et de commander le processus inventif dans son ensemble. Les instruments découverts, les théorèmes démontrés étaient autant dapports positifs et de témoignages dune démarche qui se voulait à la fois plus profonde et universelle.
« Dans ces siècles, on parle constamment, avec une insistance qui tourne à la monotonie, dune logique de linvention », note un historien .
Comment nen parlerait-on pas, puisquil sagit dun trait majeur de la « philosophie nouvelle », de la philosophie mécanique ? La philosophie et le philosophe ne se consacrent plus à lenseignement, la structure de leurs ouvrages ne porte plus cette marque. Si lon sadresse à lartisan-mécanicien, comme on le fait fréquemment, cest pour lui indiquer les voies dans lesquelles il peut sengager afin daméliorer ses facultés mécaniques. Toutefois, si lon sefforce de laider positivement à faire des découvertes qui ne soient pas le fruit du hasard, on désire aussi aiguiser ses talents à cet effet. Leibniz se préoccupe de laccroissement des inventions et imagine un Théâtre des métiers inventifs :
« Les personnes quon aurait en gage seraient des peintres, des sculpteurs, des charpentiers, des horlogers et autres gens semblables. On peut ajouter des mathématiciens, ingénieurs, architectes, bateleurs, charlatans, musiciens, poètes, libraires, typographes » .
Voilà pour la compagnie. Quant à la fonction :
« Lusage de cette entreprise serait plus grand quon ne pourrait limaginer, tant en public quen particulier. En public, il ouvrirait les yeux aux gens, animerait aux inventions, donnerait de belles vues, instruirait le monde dune infinité de nouveautés utiles ou ingénieuses » .
Le spectacle et léchange des inventions sont proposés à titre de stimulants. Lenseignement doit avoir une fin identique. Dans le projet de « Conservatoire des arts et métiers », qui nous est rapporté par lauteur de La vie de M. Descartes , cette idée est soulignée expressément :
« Les professeurs doivent être habiles en Mathématiques et en Physique, afin de pouvoir répondre à toutes les questions des artisans, leur rendre raison de toutes choses, et leur donner du jour pour faire de nouvelles découvertes dans les arts ».
Le cheminement que suit la philosophie mécanique accentue ainsi un des éléments qui définissent le savoir-faire de lingénieur : linvention. Dans le processus de création du travail, à la place de lapprentissage et de la reproduction des dextérités, ladoption de procédés inédits et leur multiplication sont devenus les moments dominants. Leibniz insiste sur la distinction des deux processus :
« Au reste, écrit-il, javoue quil y a souvent de la différence entre la méthode dont on se sert pour enseigner les sciences et celle qui les a fait trouver... Quelquefois, comme jai déjà observé, le hasard a donné occasion aux inventions. Si lon avait remarqué ces occasions et en avait conservé la mémoire à la postérité (ce qui aurait été fort utile), ce détail aurait été une partie très considérable des arts ; mais il naurait pas été propre à en faire des systèmes » .
De son côté, Descartes, dans une lettre à Mersenne, du 27 février 1637, déclare « Je nai pas dessein de lenseigner » (la méthode), et dans le Discours de la Méthode, effectivement, il nexpose que lhistoire de son esprit, de ses découvertes :
« Ainsi mon dessein nest pas denseigner la méthode que chacun doit suivre pour bien conduire sa raison, mais seulement de faire voir en quelle sorte jai tâché de conduire la mienne » .
On voit ici se dessiner la trame de la plupart des recherches méthodologiques. Celles-ci ont pour visée le moyen de faire des observations plus exactes et de procéder à des découvertes qui ne soient pas fortuites. Pourquoi le Discours de la Méthode est-il illustré par trois opuscules ayant trait à loptique, à la géométrie et à la météorologie sinon pour attester la valeur des règles de raisonnement auxquelles Descartes attachait tant de prix ? Le but de ce Discours nest-il pas de proposer une pédagogie de linventeur ? Leibniz, de son côté, a écrit un Discours touchant à la méthode de la certitude et lart dinventer pour finir les disputes et pour faire en peu de temps de grands progrès. Il sefforce de nous convaincre quentre les démonstrations et les inventions il ny a pas de différence essentielle :
« Car les vérités qui ont encore besoin dêtre bien établies sont de deux sortes, les unes ne sont connues que confusément et imparfaitement, et les autres ne sont point connues du tout. Pour les premières, il faut employer la Méthode de la Certitude ou lart de démontrer, les autres ont besoin de lart dinventer. Quoique ces deux arts ne diffèrent pas tant quon croie, comme il paraîtra dans la suite » .
Là où Descartes songeait à lindividu , Leibniz vise lart dinventer dans toute son ampleur et son essence. En regard, linduction baconienne, dont linfluence sur les opinions a été grande, laisse peu de traces dans la structure de la philosophie nouvelle. L« art combinatoire », de Leibniz, lui est infiniment supérieur quant à lampleur de vues et de moyens intellectuels mis en jeu. Il sagit dun véritable système complet destiné à servir dorient aux inventeurs et à appuyer leurs tentatives. Le programme en est vaste : dun côté Leibniz ébauche le plan dun inventaire encyclopédique apte à ordonner les « sciences et arts », à dégager les parties qui pourraient servir de base à la recherche de nouvelles inventions ; dautre part il indique la discipline fondamentale qui serait susceptible détendre les découvertes dans chaque « science » ou « art ». A cet égard, lart dinventer est aussi le principe organisateur de sa logique et de sa mathématique . Son champ dapplication sétend également à létude des mécanismes. Par cette voie, Leibniz rêve de compléter la méthode cartésienne. Léloge quil décerne à cet art, les espoirs quil met en lui, témoignent de son emprise sur la pensée du siècle, comme de sa place dans luvre du grand philosophe, qui écrit au duc Ernest Auguste :
« Je ne fais pas grand cas des découvertes particulières, et ce que je désire le plus, cest de perfectionner lart dinventer,et de donner plutôt des méthodes que des solutions des problèmes » .
Nous sommes ainsi amenés à reconnaître limportance de ces « considérations philosophiques », que les historiens ont si vite écartées pour ne retenir de la nouvelle philosophie que le rôle des mathématiques et de lexpérience. Elles constituent, en quelque sorte, la toile de fond, car mathématiques et expériences sont destinées à aider à faire des découvertes. La démarche de lesprit, les processus intellectuels mis en jeu, la conception de la connaissance qui les corrobore, sont animés par le génie inventif. Aux méthodes et à la logique pré-existantes, parcourues par un esprit différent , à la dialectique platonicienne et à la logique analytique démonstrative ou syllogistique dAristote se substituent les règles de la méthode cartésienne, et lart combinatoire ou art dinventer (logicae inventionis semina) de Leibniz. Lun et lautre sinspirent et sont extraits de la pratique du mécanicien , dans laquelle Leibniz voit, à juste titre, une expression de la théorie. Il espère de la sorte aider ceux qui sont, de par leur état, obligés de résoudre des difficultés techniques et pallier leur ignorance :
« De là vient, écrit-il, que les mécaniciens ignorent lusage de leurs observations, les érudits par contre ignorent que leurs désirs peuvent déjà être satisfaits par le travail des mécaniciens. Cest le propre de lart combinatoire de produire de nouvelles commodités en comparant des choses différentes, qui ne peuvent venir à lesprit de ceux qui examinent peu » .
Il tente par conséquent détablir un lien entre le savant et le mécanicien, de jeter une passerelle entre les disciplines productives et les disciplines philosophiques.
Jai rendu très brève une histoire très longue ; mais, même ainsi résumée, elle nous permet de constater à quel point le programme de Leibniz exprimait des habitudes nouvelles dans la vie de lart et de la philosophie. Si, dune part, grâce à des analyses théoriques, il établit des principes mécaniques et fait de la mathématique linstrument par excellence de lanalyse quil recommande pour guider les découvertes particulières, dautre part il aborde directement la question du perfectionnement de la faculté inventive, de lindividu et de son art, et en propose la doctrine qui paraît la plus féconde. Les deux « instruments » se complètent ; tandis que lun imprime sa marque à chaque discipline, lautre détermine lensemble de la philosophie mécanique. Le premier dirige le résultat, le second lacte dinventer dans sa totalité.
La méthode expérimentale ne fait que traduire, sur un autre plan, ce double mouvement. Le philosophe mécanicien, nous lavons vu, est un inventeur. Ce quil recueille auprès de lartisan ou dautres savants, il ne se contente pas de le saisir et de lexaminer, il veut aussi le parachever, établir une proposition géométrique, améliorer un instrument insuffisamment connu. Il ne peut donc se satisfaire dexpériences indirectes, il fait lui-même des expériences, non pas tant pour corroborer ce qui existe que pour proposer des conséquences nouvelles. Dans la mesure où elle est invention, emploi de laction instrumentale, qui se donne pour fin de produire des effets inconnus auparavant, la méthode expérimentale, à lintérieur de la philosophie mécanique, diffère de celle qui aurait pu exister dans la philosophie naturelle. Jouant sur deux tableaux, elle tranche les nuds théoriques et aboutit à des découvertes.
La célèbre expérience à laquelle procéda Torricelli , appelée « expérience du vide », devait établir si lespace était plein dune « matière subtile », ou sil était dépourvu dune telle matière. Elle a conduit aussi bien à la découverte du baromètre qua celle de la pompe atmosphérique. Ce nest point là un effet imprévu. A coup sûr, Torricelli songeait à ces deux conséquences. Sa lettre à Ricci du 11 juin 1644 laffirme expressément :
« Jai déjà fait allusion à quelque expérience philosophique qui était faite au sujet du vide ; non point simplement pour produire un vide, mais afin de faire un instrument qui puisse montrer les changements de lair, tantôt lourd et épais, tantôt léger et subtil » .
Laboutissement est digne du commencement. Les premiers essais se trouvent chez les fontainiers, les ingénieurs qui travaillent dans les mines ou ceux qui soccupent dadduction deau. Ils rencontrent beaucoup de difficulté à élever leau au-dessus dun certain niveau. Cest en vain quils sefforcent de construire des pompes plus commodes, les effets attendus ne se manifestent pas. Ils soumettent leur difficulté à des philosophes mécaniciens, tels que Galilée et Baliani. Celui-ci, après avoir étudié le problème , conclut que limpossibilité délever leau au-dessus dun certain niveau est due à la pression atmosphérique. La solution consiste à construire non des pompes plus solides, mais des pompes où lon puisse faire le vide et obtenir une impulsion suffisante pour chasser leau. Torricelli, on le sait, en fait lexpérience, et prouve la justesse de la conception de Baliani.
Au reste toute invention requiert de nombreuses expériences qui ont trait aux phénomènes impliqués dans linstrument recherché. La construction dun pendule battant la seconde a mis à lépreuve la sagacité dune ou deux générations dexpérimentateurs, avant que Huygens, à laide de son horloge, résolve les difficultés et achève louvrage. Les expériences de Newton qui ont abouti à établir la théorie classique de la lumière sont en relation directe avec les travaux de perfectionnement du télescope. Si, au lieu de choisir le critère chronologique pour classer les écrits et les recherches expérimentales de ces grands philosophes, on prenait le critère instrumental la lunette, lhorloge, les pompes, les moulins on obtiendrait un ordre également satisfaisant, parce quil exprimerait fidèlement leur inspiration et la succession de leurs découvertes.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
II. Habileté mécanicienne et connaissance philosophique
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
1. Lexpérience en tant que méthode analytique.
A laube de la révolution philosophique, le recours à lexpérimentation avait pris, à bon droit, laspect dune protestation véhémente contre lautorité. On se plaisait à opposer, avec conviction, à la fascination des livres la puissance impérieuse des faits. Cétait là une tendance de lépoque qui exaltait les vertus de la nature face aux vices de lenseignement des maîtres. De la sorte, confrontant théories et expériences, on espérait réduire à néant les doctrines généralement acceptées ayant trait au mouvement des corps terrestres et célestes, à ses causes et à ses formes. On croyait avoir découvert le moyen irréfutable de trancher entre les opinions adverses, en substituant aux éternelles « disputationes » la violence du réel.
On ne saurait cependant soutenir que toutes ces expériences protestataires furent de la plus haute qualité, ni quelles illustrèrent avec honneur la religion dont elles se réclamaient. Elles portaient parfois à faux, car elles suivaient des principes fort anciens et aboutissaient à défaire le but quelles sétaient proposé. Bien plus, on ne devait pas tarder à le remarquer, la philosophie naturelle nétait pas aussi coupée de la vie quon le prétendait, ni aussi ennemie de lobservation. On pourrait même dire avec raison quelle était encline à en abuser.
En effet, la philosophie naturelle ordonne ses connaissances en partant dobservations, en accumulant des informations sur le plus grand nombre de cas possibles, et elle tente de les accorder entre eux, elle se montre avide de témoignages et fait fond sur eux. Cela ne lui paraît pas être une limitation, mais au contraire une manière de pénétrer davantage le réel auquel elle se réfère. Si le philosophe recourt à des témoignages, cest pour sassurer de la certitude de ce quil a vu, de ce quil a appris. La direction quil suit et le modèle dont il se sert sont ceux du médecin clinicien ou de lhomme dart qui se fie surtout à ses sens, à sa perception des choses et aux dires de ses collègues. Il sagit pour le philosophe de se familiariser avec un objet, de relever les accidents qui se répètent et les effets qui découlent des opérations identiques. Les essais, les comparaisons ont pour but de confirmer la justesse des remarques ; les erreurs faites peuvent être évitées par la suite. Lhabitus aristotélicien, qui est à la base de tout ce savoir, nest rien dautre que limprégnation lente, la fusion de souvenirs autour de quelques phénomènes rapportés ou constatés. Le recours à la reproduction expérimentale des processus na pas une importance décisive pour la théorie. Prenons pour illustration létude du son. Il sert au forgeron à contrôler la qualité dun métal, au musicien à apprécier la justesse dun instrument. Archytas propose une théorie selon laquelle il est produit par « concussion » de lair, la hauteur du son dépendant de la vitesse du mouvement qui lengendre, suivant un rapport de proportionnalité exprimé par des nombres simples. Les applications qui en sont faites montrent que le philosophe sest assuré lui-même de la réalité des phénomènes observés. Sont-elles toutefois nouvelles ? Apportent-elles quelque chose de différent eu égard à ce que chacun pouvait voir et savoir ? Point du tout. Karl von Fritz écrit à ce sujet :
« Les arguments par lesquels ces théories sont étayées sont fondés sur des observations quon peut faire dans la vie quotidienne sans expérimentation ; mais la façon dont les observations sont introduites suggère fortement que, bien quà lorigine elles aient pu être faites accidentellement, elles ont été du moins contrôlées par une répétition sur le mode expérimental » .
Si ce mode na rien dimpérieux, selon les clauses de cette philosophie, plus on fait dobservations, plus on fournit dexemples, et plus on estime avoir assuré la valeur des concepts et des interprétations. Le critère de la fréquence est premier, puisquune théorie est établie sur la base du plus grand nombre de cas quelle embrasse, linduction complète étant un stade limite de lexploration. Dans ce processus dappréhension du réel, la médiation de linstrument nest pas obligatoire, institutionnalisée. Le contrôle exercé par les organes humains de la vue ou du toucher sur le déroulement des phénomènes doit rester entier.
Lexpérience correspondant à la nouvelle philosophie rompt avec ces habitudes. Demblée, elle refuse de collectionner exhaustivement les exemples ou de les ordonner en un inventaire à partir duquel peut être extrait un corps de connaissances communes. Elle ne surestime pas non plus limportance dune somme dillustrations variées des phénomènes matériels. Pour cette raison, elle critique les témoignages et les observations quelle ne peut ni contrôler ni, surtout, reproduire. A la généralité statique des faits, elle préfère lassurance de leur universalité. Celle-ci entraîne le seul consensus souhaitable et prépare le cadre dune déduction rigoureuse, éliminant les controverses dues au choix arbitraire dindices, donnant à chacun la possibilité, sil le désire, de retrouver les effets en question. Dans lEssayeur, Galilée pose cette condition expresse lorsque son contradicteur Sarsi se réfère à des observations et à des témoignages.
« Si Sarsi désire que je croie, sur la foi de Suidas, que les Babyloniens faisaient cuire les ufs en les faisant tournoyer rapidement dans une fronde, je le croirais volontiers, mais je dirai que la cause dun tel effet est éloignée de celle à laquelle on lattribue, et, pour découvrir la vraie cause, je raisonnerai comme suit : si un effet qui a réussi chez dautres, à une autre époque, ne se produit pas chez nous, il sensuit nécessairement quà notre expérience il manque quelque chose qui était la cause du succès dans la tentative précédente ; et sil ne nous manque quune chose, cette chose unique est la vraie cause ; nous ne manquons aujourdhui ni dufs, ni de frondes, ni de gens robustes pour les faire tournoyer, et pourtant ils ne veulent cuire ; et, puisquil ne nous manque rien sauf dêtre Babyloniens il sensuit que le fait dêtre Babyloniens, et non le frottement de lair, est la cause de la cuisson des ufs ce que je voulais démontrer » .
Lironie de ce texte est meurtrière. La contestation ne porte pas sur lexistence, chez le philosophe naturaliste, du souci de prendre en considération les phénomènes, mais bien sur la façon de les considérer et de sy référer.
Nous avons déjà vu la technique de lexpérience apparaître chez Léonard de Vinci ; elle était commune à tous ceux qui pratiquaient lart de lingénieur. On cherche, par son truchement, un modèle, une machine unique, construite de manière à répondre à certaines exigences defficacité ou de dimension . Lartifice, lautomate, est indépendant de son créateur et présuppose quaucune force intelligente ne commande son mouvement. Les instruments de mesure, auxquels il faut se fier, permettent seuls dintervenir pour proportionner les parties et régler les forces à leurs effets. Le philosophe mécanicien accorde une confiance totale aux mesures, à linformation que des combinaisons instrumentales lui présentent. Quil y ait eu là une mutation nécessaire au triomphe de la méthode expérimentale, lexemple de linvention de la lunette astronomique nous le prouve. Lorsque Galilée la pointa vers le ciel, il vit des planètes, des taches sur le soleil dont les images variaient en grandeur et que personne ne pouvait observer à lil nu. Les lentilles ne semblaient donner quune image déformante, ce que le sens commun philosophique avait dénoncé sous le nom d« illusions doptique ». Les savants condamnaient lusage de linstrument et doutaient des phénomènes, car « on ne peut faire de la science au moyen de la seule vue » (Non potest fieri scientia per visum solum). La condamnation était sévère : la lunette paraissait plutôt multiplier les apparences trompeuses quouvrir les chemins de la vérité.
« Le but de la vue, disait le chur de ces savants, est de faire connaître la vérité. Or les « figures » qui apparaissent à travers les lentilles sont plus grandes ou plus petites que les objets réels, plus proches ou plus éloignées, parfois renversées tête en bas, parfois irisées. Elles ne sont donc pas la vérité. Il ne faut donc pas regarder à travers les lentilles ».
Galilée, au contraire, partage avec les ingénieurs lhabitude dutiliser instruments et mécanismes et accepte lidée dopposer un artifice aux sens pour appuyer ses convictions quant à la structure de lunivers. Ce faisant, il inaugure une nouvelle époque de lastronomie.
Lexpérience du technicien avait encore dautres caractères que ceux de la fidélité à linstrument. Pour parvenir à fabriquer des modèles ou automates, il est indispensable disoler les parties et les phénomènes essentiels, décarter, au cours des essais, les causes perturbatrices, et de vérifier lexécution au moyen des résultats attendus. Ceux-ci peuvent soit être prédits par une règle, soit ressortir de la comparaison avec les effets produits par une machine semblable. Dans les deux cas, la mesure intervient pour corroborer le jugement définitif. Avec la mesure et avec la sélection préalable des propriétés que doivent posséder les opérations du mécanisme, se fait sentir le besoin de la théorie. Lexpérience est un moment de lorganisation de celle-ci et se justifie lorsque cette organisation propose des alternatives claires :
« Je remarquais, touchant les expériences, dit Descartes, quelles sont dautant plus nécessaires quon est plus avancé en connaissance. Car, pour le commencement, il vaut mieux ne se servir que de celles qui se présentent delles-mêmes à nos sens » .
Le premier moment, la source de la connaissance, nest donc pas lexpérience. Celle-ci, on ne la pas oublié, a une double signification de technique inventive et de méthode servant à établir les propriétés du réel. Les expériences qui, aux dires de Descartes, « se présentent delles-mêmes », ce sont des découvertes : la lunette, lhorloge, les pompes, et ce sont elles qui déclenchent toute une série danalyses dordre géométrique, optique, mécanique, dont les conséquences imposent des vérifications circonstanciées, permettant de comprendre linconnu et de saisir linattendu. La méthode expérimentale intervient au niveau de ce mûrissement de la théorie et de ses possibilités de prédire quelque chose de nouveau. La machine ou linstrument dont on est parti se perfectionne, et quelques lois de loptique ou du mouvement sont établies conjointement. Lesprit de cette démarche est amplement illustré par les travaux dIsaac Newton dans le domaine de loptique. Les premières études quil a publiées à ce sujet ont eu pour motif le perfectionnement du télescope. A cette occasion, il fait sa découverte mémorable sur la décomposition de la lumière blanche en sept couleurs élémentaires. Dune part, il la prouve à laide dune série dexpériences, et dautre part il applique le calcul pour formuler la théorie. Lannonce de ses découvertes est caractéristique du style général ; elle doit surprendre.
« A présent, écrit-il, je vous ferai part dune autre difformité plus notable où se trouve incluse lorigine des couleurs. Un naturaliste ne sattendrait guère à voir la science de celles-ci devenir mathématique, et pourtant jose affirmer quil sy trouve autant de certitude quen nimporte quelle autre partie de loptique » .
Doù vient cette certitude ? Non point de la multiplication des phénomènes, ni dune conclusion tirée de labsence dexemples contraires à ses propositions, mais de lexpérience, qui établit exclusivement les effets au sujet desquels il a proposé quelques déductions intéressantes :
« Car ce que je vais dire à leur sujet (au sujet des couleurs) nest pas une hypothèse mais une conséquence très rigide, non pas conjecturée en inférant simplement cest ainsi parce que ce nest pas autrement, ou parce que cela satisfait tous les phénomènes (argument universel des philosophes), mais montrée par la méditation des expériences en concluant directement et sans lombre dun doute ».
Lorsque Newton eut rendu publiques sa doctrine et son expérience sur la lumière, quelques philosophes naturalistes sefforcèrent de les mettre à lépreuve et conçurent des expériences de tous ordres, parfois sans lien entre elles, pour lembarrasser. De tous ces philosophes, Lucas fut le plus industrieux. Voici ce quécrivit Newton à Oldenburg à son sujet :
« Par ceci je puis supposer quil (Lucas) désire vraiment savoir quelle vérité il y a dans ces choses. Mais pourtant il atteindra plus rapidement la pleine satisfaction sil change un peu la méthode quil a proposée et quau lieu dune multitude de choses il tente seulement lexpérience cruciale. Car ce nest pas le nombre dexpériences, mais leur poids quil faut considérer ; et là où une seule fait laffaire, quest-il besoin den avoir beaucoup ? » .
Le nud de la controverse est visible : faut-il faire une expérience ou plusieurs ? Si une seule expérience répond à la question théorique posée, il nest point nécessaire de les multiplier. Le nombre najoute rien à laffaire, cest leur poids, cest-à-dire leur signification eu égard à la théorie des phénomènes étudiés, leur valeur démonstrative, qui sont décisifs. Si lexpérience cruciale nest pas confirmée, il est inutile de poursuivre dans cette voie. Si elle est confirmée, toute autre expérience est superflue. Newton dit : il faut examiner principalement la réfraction différente de la lumière.
« Et je lai démontrée par lexpérience cruciale. Or, si cette démonstration est bonne, il nest pas besoin dexaminer la chose plus avant ; si elle nest pas bonne, la faute doit en être démontrée, car la seule façon dexaminer une proposition démontrée est den examiner la démonstration » .
Une expérience est comme une proposition mathématique : lenchaînement quelle démontre est le résultat quon peut en attendre. Et cest là une innovation lexpérience se discute à linstar dune théorie. La réponse indirecte de Lucas renseigne sur sa méthode :
« Jai lu votre lettre du 23 avec la réponse de M. Newton à mes objections expérimentales à sa nouvelle théorie... pourtant je ne puis estimer que ce soit une preuve démonstrative de cette nouvelle théorie sans laide dexpériences supplémentaires. Jestime quon peut faire ressortir ces faits en les déduisant de cette nouvelle théorie selon une méthode syllogistique rigoureuse », et il affirme vouloir « faire un certain nombre dexpériences dans plusieurs milieux réfringents » .
Le langage et les idées sont on ne peut plus éloignés du langage et des idées de Newton, de la nouvelle philosophie. Lucas oppose des objections aux expériences, cest-à-dire des cas particuliers qui risquent de sécarter de la règle. Pour sen convaincre, il veut multiplier les expériences dans des milieux physiques différents, donc établir la généralité de la théorie par la fréquence des observations. Cest ce quil estime conforme à la « méthode syllogistique ». Newton ne peut pas laccepter. Une expérience suffit à confirmer ou infirmer une théorie.
« Et de plus la pleine vérité de ce que jai dit dans ma première lettre des couleurs à propos de limpossibilité de faire progresser beaucoup plus les télescopes catadioptriques dépend de la longueur de limage, et a une grande importance, que la théorie soit vraie ou fausse » .
Lucas envisageait donc les expériences hors de leur contexte et de leur fin : la construction du télescope catadioptrique. Le degré de vérité de la théorie ne présentait pas pour lui un caractère aussi aigu que pour Newton, lequel voulait, par son intermédiaire, aboutir à des effets rigoureux et spécifiques de son instrument. Cette fin fait aussi ressortir limportance nouvelle des mathématiques. Il ne sagit pas simplement de poser des chiffres, dexprimer par larithmétique des quantités quelconques. Dans lexpérience, on mesure, et linstrument, à propos duquel on expérimente, est lui-même un instrument de mesure. Ce que Lucas et bien dautres nont pas compris.
« Dans la dernière proposition de la lettre de M. Lucas, où il dit que jai calculé la longueur du spectre au moyen de divers prismes : le mot calculer est une représentation erronée de ce que je lui ai envoyé dont la force se trouvait dans le fait quils nétaient pas calculés mais mesurés » .
Sobrement, mais fermement, Isaac Newton laisse voir que lexpérience constitue une démonstration des relations que la théorie aperçoit entre les phénomènes. Une fois ces relations établies, un petit nombre dexpériences, ou même une seule, ayant trait à la proposition essentielle, sert de preuve à lensemble des inférences déduites de la théorie, car celles-ci désignent la cause, linconnue. Le dispositif instrumental a pour fin de manifester ces phénomènes, la cause, et de les vérifier par des mesures effectuées sur les effets escomptés. Le calcul, loin dêtre une opération adventice ou autonome, un indice parmi dautres, sintègre dans lopération de mesurer. Quant aux diverses expériences, elles sont liées entre elles, et il ne saurait être question que certaines soient vraies et dautres fausses. Elles sont toutes vraies, ou alors aucune ne lest. La valeur de leur enchaînement sera appréciée à la solidité de la conception et à la qualité de linstrument au perfectionnement duquel le savant travaille. En vertu de cette connexion intime, il nest pas nécessaire de faire toutes les expériences possibles. Lucas rejette cette opinion méthodologique de Newton, si opposée à la sienne :
« Il (Newton) nous dit quil a lintention de prendre en considération une ou deux de mes expériences que je lui recommanderai comme étant les meilleures ; et quand il apparaîtra quelles nont pas de poids, que dautres jugent ce quil peut y avoir dans la quantité qui reste. Mais je ne puis pas ne pas mélever contre cette méthode de réponse, la jugeant illégale, à moins que lon ne montre que le défaut de ces deux expériences quil considère est partagé aussi par le reste ; car autrement le grand nombre dexpériences se maintiendra avec toute sa force en opposition à son expérience cruciale, et, pour autant que je sache, aura autant de poids » .
Non, le grand nombre de ces expériences ne sest pas maintenu, et lexpérience princeps dIsaac Newton est enseignée aujourdhui à chaque enfant de par le monde. Le philosophe naturaliste na pas compris lesprit expérimental que nous observons ici dans sa pureté acérée et extrême.
Lexpérience, la « bonne expérience », comme disaient les artistes ingénieurs, est devenue un art précis, codifié, les connaissances mathématiques et mécaniques contribuent à larticuler et à lui conférer une grande certitude. La technique expérimentale que Brunelleschi, le premier, a appliquée à létude de la lumière en bouleversant la perspective, se métamorphose, dans les mains de Galilée, Descartes et Newton en méthode expérimentale, forgeant à loptique son image classique. Il en est de même dans les autres secteurs de la philosophie mécanique.
Le mouvement a été continu. Il a renouvelé les deux facteurs de la connaissance, ainsi que leur relation interne. Lexpérience est apparue comme incarnation de la théorie, parce quon a fait de celle-ci la préparation à lexpérience . On ne se préoccupe pas datteindre directement la structure intime de la matière ou dagir sur cette structure. Lessentiel est de produire et de quantifier les effets que les différents artifices mécaniques manifestent. A laide des mesures, à partir de leur expression mathématique, on énonce des règles et des lois. Le concept et la pratique de la mesure sont un concept et une pratique-clés, puisquils rattachent la démarche expérimentale à la démarche mathématique, la quantité à la loi. Lordre des phénomènes qui est retenu, et la théorie qui lui correspond, sont quantitatifs, pourvus de dimensions et soumis à des principes explicites dont se déduisent les règles particulières. Quant aux expériences significatives, elles sont presque toujours inspirées, occasionnées par les divers instruments et la nécessité de les parfaire par des inventions appropriées. Donc, si cette « nouvelle philosophie » se traduit par des traits inédits, ceux-ci ne sont pas exprimés de façon adéquate lorsquon la qualifie de mathématique et expérimentale, sans plus. Pour être plus près de la réalité historique, on doit parler de philosophie mesurante et instrumentale, se rapprochant ainsi des idéaux des hommes qui lont conçue et des intérêts des groupes qui lont reçue. Sinon, on oublie quelle tire son origine de la mécanique et on ne peut plus la distinguer des disciplines naturelles qui la précèdent et lui succèdent. Cest seulement à ce titre quelle a acquis le lustre du savoir et le pouvoir du réel.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
2. La mesure et lunité du savoir.
Les formules heureuses sont souvent des formules inexactes : elles frappent sans porter au but.
« Toute la logique de lempirisme croule, écrivait Léon Brunschvicg, du moment quil sest avéré que connaître, cest mesurer ».
Lempirisme auquel le philosophe mécanicien espère porter un coup de grâce nest-il pas en réalité un mode bien particulier dapprocher les phénomènes, historiquement daté et correspondant à un contexte précis ? Arrêtons-nous un instant sur ce point. Lacte par lequel lhomme connaît devait intéresser au premier chef la philosophie naturelle, qui se trouve, dans ce xviie siècle, battue en brèche. Comment en serait-il autrement puisque ce sont les sens, la capacité de combiner les données du milieu ambiant, dorganiser les opinions émises par autrui qui, ensemble, forment pour cette philosophie un instrument privilégié, lorganisme humain, permettant dappréhender le monde ? La théorie de la connaissance a pour elle la signification que la théorie de la mesure revêt dans les sciences. Celle-ci sapplique aux instruments qui enregistrent et organisent les renseignements fournis par lexpérience et les articulent avec la théorie : celle-là précise les conditions dans lesquelles lindividu humain, lui-même organe dobservation et de jugement, remplit des fonctions analogues. Les disciplines philosophiques anciennes nen connaissent pas dautres. De là, pour elles, la nécessité de définir la démarche de lhomme connaissant avec précision. Elles ne considèrent cependant pas un individu quelconque, une conduite quelconque mettant en jeu les sens et lintelligence. La pure contemplation naïve et la description des couleurs, des harmonies sonores, le foisonnement des impressions et des sentiments qui assaillent tout un chacun dans la rencontre des objets et des décors, cette phénoménologie qui peut être luvre spontanée de chaque sujet, de chaque être, ne sinscrit pas parmi leurs visées. Avec force, le philosophe naturaliste repousse la valeur des renseignements, des constats dus au simple exercice des appareils sensoriels. Lhabitude créée par répétition des gestes ou des observations, lexpérience accidentelle, fruit dune pratique sans maître ou guide la tribé et la mélété sont des voies inappropriées pour asseoir la connaissance. Seul lindividu humain qui se donne et possède un savoir, des facultés définies, attestées, et dont le jugement et la perception sont commandés par ces facultés, est véritablement le lien et loutil suprême par lequel quelque chose de vrai peut être reconnu. A ce titre, on peut attendre de lui quil nous fasse pénétrer davantage dans la texture du monde réel, car les préceptes qui le dirigent lui permettent de sorienter et de tirer tout le bénéfice de ce qui lui advient. Les opérations pratiques et intellectuelles étant commandées par la méthode et non par le hasard comme en témoignent, nous dit Platon, celles dHippocrate, le médecin lexamen de leurs aboutissants se fonde sur une grille, procède dune discipline qui permettent dattribuer un sens, un enchaînement à lobservable et au connaissable. Autant dire que cet individu, sujet de la connaissance, possède lart ou la techne ou, ce qui revient au même, la discipline philosophique, lepisteme. Les règles propres à lexercice de tout art sont un appui sûr lorsque lhomme est confronté avec le monde des phénomènes et des objets. Le philosophe naturaliste qui considère le sujet connaissant et veut en faire la théorie ne vise donc pas nimporte quel organisme susceptible de percevoir et de réfléchir, mais celui qui lui apparaît doué dune compétence fondée sur ce quil a appris, soumise à une norme, sanctionnée par lexpérience et lefficacité. La présomption de validité, duniversalité des démarches et des inférences tire sa force de cette compétence. Quelles soient établies par un individu et obtenues au cours de son activité particulière ne les entache pas a priori darbitraire. Cet individu ne possède-t-il pas un savoir spécialisé, et lart, ou la philosophie, ne sont-ils pas justement ces capacités qui nexistent nulle part ailleurs que dans ceux qui les acquièrent ou les pratiquent, comme état potentiel et préfiguration de ce qui doit être ou apparaître dans luvre ? Leur réalisation est une possibilité et non pas une certitude, sans que pour cela ils soient moins vrais, et moins accordés avec la réalité à laquelle ils peuvent tendre ou quils soutiennent.
« On aura le droit de prétendre, écrivait Nausiphanes , que le philosophe naturaliste (physikoi), après cette démonstration, possède la capacité de lorateur, même sil ne sest jamais manifesté en tant quorateur, parce quil est demeuré loin de la vie publique. Nous prétendons cependant aussi que quelquun possède la capacité de bâtir, non seulement lorsquil exerce cette capacité, eu égard à cette activité en tant que telle, mais aussi eu égard au pouvoir dexécuter le bâtiment à laide de matériaux de construction et des outils nécessaires, tout comme pour lart des médecins et les autres savoirs. »
Que lhomme soit porteur du savoir, que lon pénètre lordre des êtres par son intermédiaire, voilà ce qui met les outils, les instruments dans la dépendance directe de son activité sensorielle et réduit limportance dune évaluation quantitative mesurante précise. Dès lors largument selon lequel les philosophes anciens navaient pas emprunté la voie de lexpérimentation exacte parce que seule la spéculation les attirait et quils tournaient le dos au fait comme à la pratique, perd la puissance quon lui prête. Il serait trop facile de démontrer sa fragilité. Plus fondée à première vue, mais seulement à première vue, parait la thèse qui voit dans labsence dinstruments la raison de lempirisme ou de limpossibilité, pour la plupart des philosophes grecs, de procéder à une exploration plus « scientifique » des phénomènes. W. Heidel a exposé cette thèse avec toute la précision souhaitable :
« Il est certain pourtant que les moyens employés par les grands artistes étaient extrêmement simples, bien que des mains habiles les trouvassent appropriés à leurs desseins. Le fait est que la civilisation grecque était aussi peu mécanique que possible, si lon tient compte des résultats. Les instruments de précision manquaient, dans lensemble » .
En est-il vraiment ainsi ?
Les tenants de cette thèse ne semblent pas avoir pris en considération le fait que lappareillage instrumental des premières expériences réalisées par Galilée, Baliani, Mersenne, Torricelli ou Pascal naurait guère excédé les possibilités des Anciens. Pour mesurer la longueur dun pendule battant la seconde, le mécanicien du xviie siècle na utilisé quune tour, une corde et des poids . Ou encore, ainsi que laffirme Galilée, la loi de la chute des graves pouvait se vérifier à laide dun plan incliné et dun récipient deau muni dun robinet découlement approprié. La fameuse expérience barométrique, si lon ne tient pas compte de la qualité des matériaux dont on confectionnait les tubes, aurait déjà été à la portée du génie et des possibilités dun Empédocle. Il en va de même des expériences de Léonard ou de Stevin. En réalité, avant lingénieur, personne na pratiqué lexpérimentation, personne ne sest fié complètement au pouvoir des règles quantitatives. Cela est dû au fait que pour lui, la machine comme linstrument avait une autonomie, était un automate permettant dagir sur les forces matérielles non-humaines, et de laisser celles-ci agir. Par contre lartisan avait uniquement confiance dans son habileté, et loutil, de même que la précision des mesures, jouaient pour lui un rôle subordonné à ses propres opérations sur la matière première. Ce nest donc pas labsence ou la présence de linstrument, son degré de précision, son rapport aux mathématiques qui sont en cause, mais le contexte formé par lhabileté à laquelle il est associé. Le philosophe naturaliste se meut dans le cadre préparé par les arts et sa tâche est de rendre lobservation plus systématique, daffermir et dexpliciter sa méthode, elle-même conquête de lhomme de métier. Si lidée de mesure abolit cet empirisme, elle nabolit pas tout empirisme, notamment celui au sein duquel elle est née, le seul que reconnaissent le mécanicien, le fabricant dinstruments mathématiques, lartilleur, comme un attribut inhérent à leur savoir, à leur industrie.
« La pratique des canons, affirmait Galilée, est relative à leurs différences, mesures et proportions » .
Quant aux inventions, elles devaient être accompagnées par la « mesure » ou la « raison », ainsi quil ressort du titre même de lopuscule de Nicolo Tartaglia où il propose de récupérer le contenu des bateaux naufragés : « Inventions élaborées pour soulever avec mesure et raison tout navire coulé » (Venise 1550).
La diffusion des mécanismes a modifié les habitudes familières à de nombreux arts, introduisant le calcul mécanique et la géométrie , la considération des rapports spatiaux, le dessin des trajectoires et les procédés destimation du temps et dévaluation des poids, etc. Albrecht Dürer na-t-il pas redéfini les arts comme « arts fondés sur la mesure » ? La philosophie mécanique a dû parcourir une route longue et incertaine avant détablir avec éclat, dans la connaissance, lexpérience et lunivers, ce qui sétait imposé avec évidence dans lart. A cette fin, elle exclut dabord de la description et de la compréhension des phénomènes, comme partie et comme moyen, le sujet, son action et ses organes sensoriels. Le monde, pour elle, est matière et quantité, et elle tient tout autre aspect pour secondaire ou réductible. Ceci peut paraître incomplet, néanmoins Descartes se fait un titre de gloire dadhérer à une telle vision :
« Si ma philosophie lui (à Froidmont) paraît trop grossière parce quelle ne considère que des grandeurs, des figures et des mouvements comme fait la mécanique, il condamne en elle ce que jestime quon doit louer par-dessus tout et dont je suis particulièrement fier et glorieux, à savoir que juse dune façon de philosopher telle que tous mes raisonnements ont une évidence mathématique et que des expériences véritables confirment toutes mes conclusions » .
Lattraction et le pouvoir de cette évidence sont tels que tous les éléments de lévidence antérieure sestompent, se changent en sources derreurs et signes trompeurs. Les philosophes naturalistes qualifiaient dillusion ce qui était aperçu à travers une lunette, et niaient le réel sous-jacent. Réciproquement, le témoignage des sens est taxé par le mécanicien de pure fantasmagorie. Ainsi le terrain solide sur lequel chacun croit se mouvoir est pour lautre nuage fragile.
« En vérité, dit Galilée, je me sens poussé par la nécessité, aussitôt que je conçois un morceau de matière, ou substance corporelle, de limaginer doué détendue et de figure, de sorte quà légard des autres corps il soit grand ou petit, occupe telle ou telle place, à tel ou tel instant ; quil soit au repos ou en mouvement, quil touche ou non dautres corps, quil soit simple ou multiple ; en bref rien ne me permet dimaginer un corps qui ne satisfasse à ces conditions. Mais que ce morceau de matière soit blanc ou rouge, doux ou amer, sonore ou non, odorant ou non, rien noblige mon esprit à le doter de semblables qualités ; et si les sens ne leur servaient de véhicule, la raison ou limagination ny parviendraient pas. Doù je déduis que ces goûts, odeurs, couleurs, à légard dun objet où ils paraissent exister, ne sont rien dautre que de simples noms et ont leur siège dans le sens de lobservateur ; celui-ci écarté, toute qualité de ce genre serait abolie et annihilée » .
Quest-ce à dire ? Pendant longtemps on a été sensible à la couleur, à lodeur, au son, aux formes, à tel point que lobservateur se pensait souverainement présent et aiguisait ses moyens de percevoir les phénomènes, la matière ; et brusquement on affirme quil est possible de négliger, voire danéantir toutes ces qualités, et dimaginer le réel autrement, à savoir comme une machine dont on écarte tout ce qui dépend du jugement, de larbitraire de lêtre humain. Les caractères que lon envisage sont ceux qui, composant la matière inanimée, sont capables dêtre mesurés, quantifiés. Les propriétés appréhendées par les sens ne pouvant se soumettre à ces opérations, on a le droit, tout au plus, de les évaluer de manière analogique :
« Bien quune chose puisse être dite plus ou moins blanche quune autre, continue Galilée, un son plus ou moins aigu, et ainsi du reste, nous ne pouvons néanmoins déterminer exactement si ce plus ou ce moins est en proportion double ou triple, sauf par une certaine analogie avec létendue du corps figuré » .
Lexpérience et la théorie se rapportent toutes deux à des grandeurs, à des forces qui sont présentes dans divers mouvements, sans que lon sarrête aux manifestations sensibles, soumises aux aléas dune observation subjective et des conventions qui en découlent.
Le recours à loutil mathématique et les caractères de cet outil sont définis par ces circonstances. Dans ce domaine, pour la philosophie mécanique, tout restait à faire. La géométrie conçue par les Grecs nétait immédiatement adaptée ni à lexplication dun univers où tout est réductible au nombre, à la figure et au mouvement, ni à la description des instruments définis par lénoncé de leurs dimensions, de leurs proportions et de leur poids. Lidée dune géométrie quantitative, née des travaux des mécaniciens, rencontre des oppositions. Étendre les raisonnements de la géométrie aux distances et aux poids qui ne sauraient être exprimés quen proportions et multiples dunités jette un certain doute sur leur cohérence et sur la qualité des preuves quils fournissent. Simon Stevin se sent obligé de défendre cette extension et le procédé de calcul quelle implique :
« Quant aux preuves du premier livre des éléments de lart pondéraire, écrit-il, et aussi de lhydrostatique, où les gravités sont désignées par des nombres et des poids connus tels que les livres ; si quelquun devait tenir que ce ne sont pas là des preuves mathématiques, comme dans le premier exemple de la première proposition du premier livre, une fois que le contenu de la proposition a été montré au moyen de nombres et de poids connus, mais dans le second exemple il a aussi été prouvé mathématiquement, et de même façon pour les autres. De telle façon que la preuve pratique a parfois été ajoutée à la preuve mathématique pour atteindre une plus grande clarté » .
Le parallélisme est étroit entre les démonstrations mathématiques et celles où se mêlent des quantités spatiales ou dynamiques. A la rationalité existante, il est indispensable den substituer une nouvelle, et la signification des mathématiques doit être changée. La quantification est la source de ce changement ; cest delle que découle la certitude que lon peut attendre de ces disciplines. La quantité nest pas, pour elle, un simple nombre dans une relation de proportion, mais lexpression dune grandeur que lon souhaite mesurer, et qui représente une propriété particulière de lobjet. De là limportance du concept de dimension. Lemploi des mathématiques dans le domaine des mécanismes a pour conséquence délargir la famille des dimensions, en y incluant celles qui ont trait au mouvement à côté de celles qui ont trait à lespace.
« Par dimension, écrit Descartes, nous nentendons rien autre chose que le mode et le rapport sous lequel un sujet quelconque est jugé mesurable, en sorte que non seulement la longueur, la largeur et la profondeur sont des dimensions du corps ; mais la pesanteur est la dimension suivant laquelle les sujets sont pesés, la vitesse est la dimension du mouvement, et ainsi une infinité dautres choses de cette sorte » .
Ceci nest quun premier pas. Pour être comparée à une autre, la dimension suppose une unité, conventionnelle ou « demprunt ».
« Je ne sais pas quel est le rapport de grandeur entre deux et trois, si je ne considère un troisième terme, à savoir lunité, qui est la commune mesure des deux autres » .
Mais sil est aisé de discerner de telles unités quand la grandeur est discontinue, la continuité géométrique y fait obstacle. Or, celle-ci peut être conciliée avec la discontinuité numérique lorsque lunité « demprunt » sapplique à sa détermination :
« Au moyen dune unité demprunt les grandeurs continues peuvent être ramenées à la pluralité... La pluralité des unités peut ensuite être disposée dans un ordre tel que la difficulté qui était relative à la connaissance de la mesure ne dépende enfin que de la considération de la mesure » .
Un pont est jeté entre la géométrie et lalgèbre, et la quantité peut appartenir au domaine de chacune sans quil soit fait violence à leur rigueur et à leurs principes. Cependant, ce qui a créé la nécessité de ce pont et la rendu possible, cest la mesure ceci apparaît à chaque étape de la pensée cartésienne. Ce nest pas uniquement un moyen, mais bien ce qui marque les sciences mathématiques, leur sens nouveau et leur essence. Dans lesprit de Descartes, la Mathématique universelle est
« tout ce que lon peut demander concernant lordre et la mesure, sans aucune application à une matière particulière » .
La philosophie mécanique peut emprunter la voie de lanalyse mathématique, parce quelle se donne la mesure pour critère et pour guide. Lauteur du Discours de la Méthode nest-il pas le premier à faire de la géométrie une théorie de la mesure ? Et celle-ci nest-elle pas au cur de sa méthode et de sa philosophie ? Ne substitue-t-elle pas à la logique un autre « organon » de la philosophie, qui permet de combiner des dimensions la vitesse et le poids, lespace et le temps de passer de la théorie à lexpérience, en déterminant des indices quantitatifs, détablir, enfin, des lois et des relations rigoureuses ? Pour cette raison, la mathématique est, aux yeux de Descartes, une discipline « universelle » et indépendante de toute « matière particulière », car elle a un objet propre commun à ces matières « lordre et la mesure ». Ainsi la physique ou plutôt la mécanique devient mathématique. Mais cest parce que les mathématiques, elles, sont devenues mécaniques . Descartes et Newton font mention expresse de cette fusion. Descartes soppose à ce que lemploi des instruments amène à faire des discriminations entre les familles de lignes géométriques ; en effet, en géométrie, cet emploi doit être général :
« Je ne saurais comprendre pourquoi ils (les anciens) les ont nommées (les courbes de degré supérieur) Méchaniques, plutôt que Géométriques. Car de dire que çait été à cause quil est besoin de quelques machines pour les décrire, il faudrait rejeter, pour la même raison, les cercles et les lignes droites, vu quon ne les décrit sur le papier quavec un compas et une règle, quon peut aussi nommer machines » .
Si les philosophes naturalistes voyaient dans les instruments une intrusion injustifiée des machines dans la nature, le philosophe mécanicien, habitué à elles, se refuse à exclure de la géométrie les courbes quelles décrivent et qui, pour lui, représentent des mouvement et non pas des formes figées.
« Décrire des lignes droites et des cercles, écrit de son côté Newton dans la Préface de ses Principes Mathématiques, ce sont des problèmes, mais non pas géométriques. La solution de ces problèmes est demandée à la mécanique ; la géométrie montre leur emploi quand ils sont résolus ; cest la gloire de la géométrie quà partir de ces quelques principes, pris à lextérieur, elle puisse faire tant de choses. Par conséquent la géométrie est fondée sur la pratique mécanique et nest que cette partie de la mécanique universelle qui propose et démontre exactement lart de mesurer ».
La géométrie et la mécanique fusionnent, la connaissance mathématique se change en connaissance mesurante par excellence. A ce titre elle assure la communication de la théorie avec lexpérience. La première est nécessairement déductive, car, cherchant à parachever le savoir existant, elle remonte des effets attestés vers leurs causes et en avançant des causes vers les effets, effets surprenants, elle provoque des inventions. Ce qui réunit les deux termes de ce cheminement est une règle. Lart mécanique est plein de telles règles. Elles expriment le rapport de linclinaison du canon à la puissance dimpact du boulet, décrivent les rapports entre langle douverture dun compas et la figure quil dessine, entre la convergence des droites dans la perspective et limpression qui doit être produite, etc. Transmises dun mécanicien à lautre, et employées avec intelligence, elles aident à éviter limpossible, à prédire les résultats que lon peut espérer atteindre.
« Si tu me disais : Que produisent ces règles ? A quoi servent-elles ? Je te réponds, note Léonard de Vinci dans un de ses célèbres aphorismes, quelles tiennent la bride à lingénieur et au chercheur et ne permettent pas que ceux-ci ou dautres fassent des choses impossibles ou soient considérés comme fous inutiles ».
Projetées par le philosophe dans la machine de lunivers , ces règles se convertissent en lois et en principes. Ceux-ci pour saisir les causes, celles-là pour préparer la déduction des effets. Les lois ont trait à des quantités et leur réalité peut être confirmée ou infirmée par lexpérience. Non pas par nimporte quelle expérience, mais par celle qui apporte des informations mesurables à laide dinstruments. Cest seulement ainsi quon atteint la certitude. Pour jouir de pareil privilège, la philosophie sapproprie et le langage mathématique qui, outre la mesure, signifie la relation, cest-à-dire la règle et la loi, et lart instrumental qui, au delà de la précision et de lexactitude des mesures, reproduit le modèle de la nature.
***
Jai rappelé toutes ces circonstances pour montrer que la philosophie mécanique est comme forgée par le mouvement dinvention. Cest à lélément véritablement révolutionnaire qui affecte son contenu, ses techniques intellectuelles les mathématiques et lexpérience que jai donné la préférence sur dautres tendances qui me paraissaient secondaires .
Déjà Cardan répond à Scaliger qui lui reproche : « Tu as donné à un simple artisan (Archimède) le pas sur Aristote » en ces termes :
« Sans doute ils (Guillaume dOckham et Guillaume de Heytesbury) ont écrit dune manière ingénieuse et claire ; mais en eux linvention est nulle ».
Même plus dun siècle plus tard, la stérilité à ce point de vue restera un argument décisif contre « la philosophie aristotélicienne » jugée « inapte à de nouvelles découvertes ».
La philosophie mécanique, elle, se consacre assidûment à faire des découvertes, à acquérir les méthodes propres à y conduire.
Elle sinsère dans le processus de création des facultés qui manifestent une catégorie naturelle, là où celle-ci a posé son empreinte, revendiqué son originalité et systématisé ses rapports au milieu matériel. Toutefois, pour accomplir complètement son programme, cette philosophie aspire à construire également un édifice global qui inclue lhomme et le monde. Lobjectif spécifique de la connaissance est bien la formulation des lois de la nature, létablissement de larchitecture de la nature, de ses disciplines, et lénoncé des voies par lesquelles on y parvient : le tout fondu en un système. Linvention quelle poursuit et quelle retrouve partout nest, en dernier lieu, rien dautre que la machine de lunivers.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
Chapitre VI. De lunivers de la machine à la machine de lunivers : II. La nature mécanique
I. Le monde en question
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
1. La forme et la matière.
Nulle part il nest possible de séparer linstrument matériel et intellectuel qui permet aux hommes de connaître le monde, du monde quils engendrent en le connaissant. A lépoque qui précède léclosion des techniques et des philosophies mécaniques prévaut limpression dune inadéquation, dune dissolution de létat naturel qui avait soutenu avec tant de force et de cohérence laction et la vision des collectivités humaines. Dans un poème maintes fois cité, John Donne laisse éclater cette détresse devant la disparition virtuelle dun ordre harmonieux et familier :
« Lélément du feu est entièrement éteint. Le soleil est perdu, et la terre ; et aucun homme Ne sait vers où se diriger pour le trouver, Et les hommes avouent librement que ce monde est passé, Alors que dans les Planètes et dans le Firmament Ils en cherchent tant de nouveaux » .
Quelle est donc la réalité dont la structure se désagrège, dont les éléments disparaissent ? Il sagit du cosmos fini, hiérarchisé, qualitativement diversifié, dont les Grecs ont découvert et défini le modèle, la nature organique. Codifié, remanié et remis à jour, sans plus, par la philosophie naturelle dans sa variante scolastique ou nominaliste il sest prorogé depuis lantiquité. Aussi, avant dexposer les lignes générales de lunivers que les mécaniciens ingénieurs ou philosophes inventent en linstituant, nest-il pas inutile de rappeler les grands traits de celui quils ont rendu caduc.
La relation entre les processus que lon constate dans le monde des choses faites par lhomme (techne onta) et ceux qui sont à luvre dans le monde des choses données à lhomme (physei onta) a frappé demblée la plupart des savants anciens. Aristote, dont luvre a couronné tous leurs efforts, se réfère aussi à cette intelligence artiste, au métier avec ses recettes, son labeur et lensemble de ses structures opératoires. Entre ce qui se passe lorsquon façonne un objet dart et ce qui a lieu lorsque la nature agit, il ne voit pas de différence importante ; au contraire, tout le conduit à rechercher dans le premier processus une expression plus explicite du second :
« Si une maison était une chose engendrée par la nature si elle croissait elle serait produite de la même façon que lart la produit. Si les choses naturelles nétaient pas produites par la seule nature mais aussi par lart, elles seraient produites par lart de la même façon quelles sont produites par la nature. Chaque étape conduit à la suivante ». (Physique, II, ch. 8, 199 a).
Pour avoir rapproché aussi étroitement lart et la nature, les choses de lart et les choses de la nature, on ne peut sétonner quensuite il ait pris tant de soin à les différencier. Aristote les sépare essentiellement en fonction de leur origine. Ce qui est de la nature (physei) contient en soi-même la source de sa croissance, de son mouvement, de son organisation. Les paradigmes sont connus. Lêtre naturel est comme le médecin qui se guérit lui-même. En dautres termes, il est comme lartisan qui napplique pas son savoir à quelque chose dextérieur mais à lui-même. Ce qui est artifice suppose lintervention dun agent extrinsèque. Les objets propres aux divers métiers, résultant du travail sur la matière première, offrent dinnombrables exemples. La distinction est cependant fragile, largument qui la fonde pourrait être retourné facilement. Lorsque la terre se dessèche, elle ne le fait pas spontanément, toute seule. Quelque événement ou facteur externe le vent, le soleil est présent. Donc laction des éléments serait techne et non physei, artificielle et non naturelle. La classification à laquelle veut procéder Aristote est plus intuitive que rigoureuse et il semble en avoir été parfaitement averti (Phys. II, 199 b). Du reste il a toujours soutenu lunité profonde de lart et de la nature puisque chacun conduit à une fin et que le premier peut réaliser la fin que la seconde « est incapable davoir uvré ».
Mais avant dintroduire la pensée dun but dans lordre du monde, il faut décrire lêtre (Quest-il pour autant quil est ?) Les termes de cette description sont, conceptuellement, la matière et la forme. Ils reproduisent à lintérieur de la nature la dualité de la chose naturelle et de la chose artificielle. La matière serait en quelque sorte le donné, ce qui existe par soi, le bois, lairain, la pierre, et la forme serait le modèle, lorganisation quelle reçoit et qui répond à ses possibilités internes. Lécart entre matière et forme est difficile à établir en pratique. Aristote définit clairement cette dernière lorsquil sagit dobjets fabriqués, mais non pas lorsquil sagit des êtres naturels au sens où il les entend. De là découle le constant chevauchement de deux visions de la nature qui sont constamment et concurremment présentes. Dun côté elle est activité, changement, mouvement, spontanéité propre aux processus matériels, et dun autre côté elle est conjonction de la matière et de la forme, structuration cohérente des deux, guidée par quelque fin. Toutefois, cest bien cette dernière conception de la nature qui demeure prépondérante. Ceci ressort de la façon dont Aristote conçoit tout processus. Il suppose une matière qui peut prendre une forme ou se présenter privée de cette forme. Le devenir de tout être sinscrit dans cette apparition du sujet matériel (hylé) à la lumière de la forme (eidos) qui le transforme de ceci en cela, de bois en lit, denfant en adulte, et enregistre son aboutissement.
« De même, en effet, quon appelle art dans les choses ce quelles ont de conforme à lart et de produit, de même on appelle nature ce quelles ont de conforme à la nature et de naturel. Or dune chose artificielle nous ne dirons pas quelle a rien de conforme à lart si elle est seulement lit en puissance et ne possède pas encore la forme du lit, ni quil y a en elle de lart ; de même dune chose constituée naturellement : en effet la chair ou los en puissance nont pas encore leur propre nature et nexistent pas par nature, tant quils nont pas reçu la forme de la chair et de los, jentends la forme définissable, celle que nous énonçons pour définir lessence de la chair et de los ». (Physique, IV, 193 a-b).
Lopposition de la matière et de la forme, dans cet enchaînement dynamique, est aussi opposition du potentiel à lactuel, car dans le cours du faire et de la croissance, tout ce qui existe existe en vue de son parachèvement. Ce qui est contenu en puissance reçoit son être plein et véritable dans une organisation actuelle. Nen va-t-il pas ainsi de lairain qui entre dans latelier du sculpteur, du bois dans celui du menuisier ? Mais cela indique aussi que toute matière est toujours à létat de mouvement et de changement, quil ny a jamais, à proprement parler, de matière « morte » ou qui subsiste en soi sans rapport à ce quelle doit accomplir. Il ny a pas dêtre qui ne devienne et, pour cette raison, il est pouvoir, énergie, comme le savoir-faire dans les bras et lintelligence de lartisan.
Si la matière et la forme sont les deux termes qui embrassent tout processus naturel dans sa totalité et décrivent la figure de ce qui est , elles représentent aussi des modalités daction. A ce titre elles sont des causes : la cause matérielle et la cause formelle. Aristote considère une séquence dintervention dordre causal, et sa théorie, qui est parmi ses apports les plus importants à la philosophie naturelle, sinspire de ce qui se passe dans la réalisation dune uvre dart. Lartiste se propose un but (cause finale) en produisant (cause efficiente) un objet ayant certaines propriétés dont il possède le prototype (cause formelle) dans son savoir et son intellect, par lemploi dune substance adéquate (cause matérielle) dont lobjet sera fait. Établir lenchaînement des quatre causes est une des tâches les plus sérieuses dune analyse philosophique particulière, afin datteindre lévidence et la connaissance, tout comme procède lhomme de métier afin de réaliser les impératifs de son art. Ce ne sont pas les principes, ni les théories préconçues, mais lemploi conséquent de ce patron, qui permet datteindre la vérité et le réel :
« Des philosophes, disait Aristote, emportés par lamour de leurs préjugés, en sont venus, semble-t-il, à faire la même chose que les dialecticiens : ils défendent les thèses. Ils tiennent leurs principes pour vrais : ils endossent donc avec confiance tout ce qui sensuit. Comme sil ne fallait pas juger des principes, au moins de certains dentre eux, par leurs conséquences, et surtout par leur terme final. Ce terme dans le cas de la science pratique, cest luvre dart. Dans le cas de la science de la nature, cest par-dessus tout lévidence sensible ».
Le parallélisme de luvre dart et de lévidence sensible est formulé sans ambages : la communauté de leur finalité aussi. Le modèle artisanal ou la « cause artisanale » sinscrivent dans le cycle de la nature comme ils sinscrivaient dans la démonstration par le moyen du syllogisme , leur traduction philosophique. La logique se prolonge ainsi dans la physique. Est-ce suffisant ? Nous observons en fait que cette théorie de la causalité exprime et synthétise une séquence historique, la séquence des questions auxquelles la philosophie naturelle sest efforcée de répondre, et ces questions se posent à lorigine dans le monde des métiers pour se concrétiser dans celui de la nature.
Les premiers savants ioniens ont commencé par se demander « de quoi les choses sont-elles faites ? » et ont ainsi substitué au principe animal le principe substantiel ou matériel. A travers le mythe, ils se heurtent en effet au monde agraire, monde cyclique où lalternance du jour et de la nuit, lunion sexuelle, la croissance et le déclin des espèces végétales et animales règlent la succession et lintelligence des phénomènes. Au contraire, ce qui a valeur dévidence pour eux et pour les hommes de métier, ce sont les objets et les substances qui servent à les fabriquer. Doù la véritable signification de la nature : matériau à partir duquel lhabileté produit des objets, origine et ensemble des ressources et de leurs qualités. Pour la déterminer, à la place dun principe animal, cest un principe substantiel eau, terre, air, feu que lon doit et que lon peut désormais chercher et trouver.
Avec les pythagoriciens, mais surtout à partir de Parménide, on sest interrogé sur lorganisation, les proportions qui apparaissent dans tous les phénomènes. On a surtout constaté quil fallait rendre compte des propriétés du mouvement qui instaure cette organisation ou cet ordre réglé. A ce stade, du moins, il devait être attribué à un agent, que ce soit lélément-artiste lui-même le feu dHéraclite ou lartisan fait élément le nous dAnaxagore. Celui-ci a deux aspects : cest une cause motrice et une intelligence régulatrice, une énergie qui agit et un esprit qui connaît. Cest donc un être, une substance à part qui nest pas mélangée aux autres.
« Les autres choses ont une part du tout, mais le nous, lui, est infini, autonome, et ne se mélange à rien ; il est seul lui-même et par lui-même, car, sil nétait pas par lui-même et sil était mêlé à quelque autre chose, il participerait à toutes choses dans la mesure où il serait mêlé à lune delles. Car, en tout, il y a une part du tout, ainsi que nous lavons dit précédemment. Et ce qui serait mêlé au nous lempêcherait davoir pouvoir sur chaque chose, comme il la maintenant, étant seul par lui-même. Cest de toutes les choses la plus légère et la plus pure ; il possède toute espèce de connaissance de tout et la force la plus grande. Tout ce qui a une âme, le plus grand comme le plus petit, est sous le pouvoir du nous » (Diels, fr.12).
De toute évidence, le nous nest pas un être divin. Ce nest pas une substance primordiale : il est cependant essentiel. Sa présence dans une organisation matérielle dépend de la place de celle-ci dans la chaîne des êtres. Chez lhomme, il est incarné dans la main, car, aux dires dAnaxagore, elle est le signe de la supériorité de notre espèce. Bref, le nous est une intelligence artiste, et avec lui le facteur artisanal intervient ouvertement dans larchitecture du monde et le déroulement des phénomènes .
Enfin, pour épuiser les exigences dune définition nécessaire, à savoir pourquoi les choses sont ainsi plutôt quautrement, plutôt une statue quune maison, la santé plutôt que la maladie, linvention dune cause finale, en tant quart ou modèle préexistant dans ce qui conduit à la statue ou à la santé, semblait simposer. La concordance de la causalité et de la fabrication dans les métiers , si ouvertement proclamée par Aristote, éclaire du même coup le sens et le substrat des réponses que les philosophes ont cherchées, des questions quils ont posées à propos de létat naturel. Et ce fut là sa grande trouvaille, le postulat à laide duquel il a intégré ce qui le précède, à savoir « dappliquer à lensemble de la nature ce tableau des conditions de la production et de lui conférer une valeur métaphysique » (3). Ainsi le travail artistique devient connaissance philosophique, ce qui est fait dans latelier ouvrant sur ce qui est dans lunivers.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
2. Lunité des espèces de mouvement.
Deux régions se découpent dans lunivers, lune céleste et lautre terrestre. La région céleste comporte des mouvements circulaires, estimés simples et éternels. Le mouvement en ligne droite serait, par contre, imparfait et éphémère. A chacune de ces deux espèces de mouvement correspondent des principes matériels spécifiques. La substance capable de se mouvoir en cercle est léther ; cest en quelque sorte le cinquième élément, le plus noble et le plus sublime, celui qui constitue la partie supérieure, le premier ciel, comprenant les étoiles fixes, qui sétend jusquau niveau de la lune. Cette partie nest-elle pas la plus proche du premier moteur, du moteur immobile qui ne connaît ni commencement ni fin, corps animé et nous matériel ? La sphère des astres jouit des mêmes privilèges, bien quelle soit moins élevée dans la hiérarchie des perfections. Chacun des astres a un orbe solide, cristallin, hérité du firmament vitrifié dEmpédocle, et pour rendre compte de leur mouvement, Aristote en a dénombré cinquante-cinq. Il justifie de la sorte, physiquement, le système planétaire proposé par le philosophe-géomètre Eudoxe et adapte les observations de Gallipe de Cyzique. Larchitecture de lensemble est conforme aux hypothèses astronomiques de lépoque appropriées à une conception particulière de la substance et du mouvement. La terre sy trouve, on le sait, au centre. Sa région est la moins étendue. Elle est entourée des zones de leau, de lair, du feu, qui ont chacun son lieu propre. Cest une des propriétés de lunivers dêtre plein la critique du vide est constante chez Aristote et dêtre ordonné, de telle sorte que chaque corps élémentaire ait son lieu, dit lieu naturel, et que tout ce qui déplace un corps de son lieu, de son centre, engendre un effet non-naturel ou violent. Dans ce cadre, le mouvement rectiligne se définit toujours par son sens, « en séloignant du centre » et « en allant vers le centre ». Le lourd et le léger sopposent en ce que le premier se dirige vers le bas, vers le centre, le second vers le haut, en sécartant du centre. Par extension, cette définition des qualités vient sappliquer aux éléments. La terre et leau, combinaison des attributs du froid et du sec dune part, du froid et de lhumide dautre part, étant lourdes, ont toujours leur lieu naturel vers le bas. Le chaud et lhumide qui composent lair, le chaud et le sec qui composent le feu, représentent la légèreté et ont leur lieu vers le haut. Il existe ainsi une chaîne continue déquivalences allant des qualités perceptibles aux mouvements observables, en passant par les matières ou les substances sur lesquelles ou à laide desquelles on agit habituellement.
Nous retrouvons, dans cette partie sublunaire quest la terre, les éléments auxquels toute philosophie naturelle se rapporte pour expliciter les propriétés du réel, et dont Empédocle a reconnu le caractère ultime. Aristote, plus près dAnaxagore et surtout de Platon, les décrit comme résultant dune matière première ou protehyle qui, au gré des qualités qui laffectent, prend des formes substantielles différentes . Celles-ci sont les effets dun principe extrinsèque mais inséparable qui détermine les possibilités de cette matière comme le modèle dune uvre dans un art particulier détermine les qualités et les manifestations de la substance à laquelle il sapplique. La transformation et la combinaison des qualités est un phénomène de permutation dont le philosophe fait un tableau complet en en définissant les modalités.
Quant aux opérations affectant les corps composés, ce sont celles qui sont déjà familières aux philosophes anciens et aux praticiens, à savoir le mélange, la combinaison et la solution, toutes opérations communes dans les arts et que nous appellerions aujourdhui physico-chimiques. Chacune delles est associée à un mode de mouvement. A lexception des philosophes atomistes, encore que nous nen soyons pas certains, es philosophes naturalistes ne considèrent pas le mouvement uniquement comme le changement de lieu. Ce dernier nest quune espèce particulière du mouvement. Trois autres espèces sy ajoutent : laltération de la substance du corps qui aboutit à sa corruption ou à la naissance dun autre corps, laugmentation ou la réduction dun corps par dilatation et contraction, et enfin la modification de la qualité. Tous les changements sont interdépendants. La raison de cette liaison constante des modalités de changement paraît se trouver dans les opérations à lexamen desquelles le savant sefforce. Assurément, la séparation du mouvement davec les autres changements nest possible que si lon distingue, dans une suite dactions, le déplacement de linstrument ou de la force motrice. Cependant le potier qui fait tourner sa roue appréhende solidairement son mouvement, leffet que celui-ci peut avoir sur la forme du vase, sa dépendance de la consistance de largile et la dessiccation plus ou moins prononcée qui a lieu à mesure que la roue tourne. Le philosophe ne pouvait guère briser cette chaîne sans se départir de laxiome suivant lequel « dans les choses artificielles comme dans les choses naturelles, les conséquents et les antécédents sont entre eux dans le même rapport ». Donc, loin de le blâmer, comme on la fait, ou de voir dans sa théorie le signe dun esprit purement classificateur, nous reconnaissons là le témoignage dun esprit rigoureux envers les faits quil avait à traduire dans ses concepts et à expliquer sous langle de la nature.
Non seulement Aristote ne brise pas lunité mentionnée, mais il lencadre, si lon peut dire, entre les deux termes qui, de lart et de ses possibilités, en sont venus à caractériser tout phénomène matériel : la qualité et la finalité. A chaque instant, lenchaînement est repéré ou expliqué par des combinaisons que traduisent des proportions qualitatives ou des qualités. Lair, leau et tout élément sont conçus à laide des propriétés qualitatives, chaud, humide, etc. De la matière première jusquà lobjet ultime, seules sont utilisées et utilisables les données de lobservation sensible. A la limite, le déplacement lui-même apparaît comme une qualité, par exemple le déplacement vers le bas dun corps liquide ou dun corps solide parce que liquide ou solide. Mais ce qui enveloppe davantage la pensée du mouvement, du changement, est lidée dune finalité, dune préméditation. Chaque corps se meut vers son lieu naturel, chaque modification dune substance léloigne ou lapproche de sa forme. Le principe dordre dans lunivers est celui des fins ; il est aussi le garant de son unité et la voie privilégiée par laquelle on peut le connaître.
« La science la plus élevée, et qui est supérieure à toute science subordonnée, est celle qui connaît en vue de quelle fin il faut faire toute chose. Et cette fin est le bien de chaque être, et dune manière générale, cest le bien suprême dans lensemble de la nature ». (Métaphysique, A 2,982 b).
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
3. Le point de vue organique.
Werner Jaeger observait que les Grecs avaient adopté, au sujet des phénomènes, un « point de vue organique ». La remarque est exacte, car nous les voyons préoccupés par lordre structuré et la finalité, comme par lexistence dun plan immanent, dune sorte dintelligence active dans lunivers et dans les choses. Aristote manifeste ce point de vue aux deux niveaux. Au niveau du cosmos dans sa totalité, il retient la présence dun moteur immobile, auteur et source du mouvement circulaire parfait, matière spiritualisée se conduisant avec mesure et prévoyance. Au niveau des phénomènes ordinaires outre le mélange et la décomposition tout ce qui vient à lêtre et disparaît suit un but qui est aussi actualité et forme du sujet ; lorsque celui-ci natteint pas encore ce but ni cette forme, il est défini par leur privation, leur absence, et à cet égard il est puissance et matière. La hiérarchie même des parties de lunivers est déterminée par limportance de leur fin. Aristote admire la sublimité de larrangement céleste lorsquil le compare aux événements terrestres. Pourtant cet enthousiasme nest pas permanent ni peut-être fondamental. Dans les corps célestes, il voit une source de plaisir, justement parce que nous les connaissons incomplètement,
« de même quun coup dil jeté sur des personnes que nous aimons est plus délicieux quune contemplation prolongée dautres choses, quels que soient leur nombre et leurs dimensions. »
Il aperçoit dans les choses terrestres loccasion de parachever nos connaissances, par quoi elles compensent largement « lintérêt sublime des choses célestes » ; cest donc aux choses terrestres quil sest effectivement consacré.
Dans le ciel règne le démiurge, dont la pensée projetée garantit la cohésion de lensemble et son autonomie. Sur terre, son art, concret et multiforme, offre les matériaux indispensables à tout travail philosophique ses modèles et ses notions, ses substances et ses observations à partir desquels ce qui est réel doit être entendu.
Aristote couronne alors le cycle commencé par Thalès de Milet et rendu conscient à lui-même par Parménide dElée. A bien y regarder, il a obéi à un objectif profond : fonder lart en nature et lui donner sa portée universelle. La découverte et linstitution dun nouvel état de nature marquent les étapes de réalisation de cet objectif. Si celui-ci est taxé dorganique, ce nest point, ainsi quon la soutenu, parce quune intelligence quelconque y est supposée, ni parce quil décalque les phénomènes de la vie ou est envisagé dans une perspective biologique. Cette interprétation est un contre-sens, attribuant au concept fondamental dorganon, instrument animé par la main et lintelligence de celui qui le manie au cours de ses échanges avec les pouvoirs matériels, une connotation quil na jamais eue.
Cest dans les travaux manuels et leurs effets quAristote perçoit une voie qui nest pas une simple analogie pour comprendre lunion sexuelle, la formation des êtres vivants. La physis des philosophes naturalistes est fabricatrice et ordinatrice, se règle suivant ses propres normes (« La nature ne fait rien en vain », etc.) se donne ses outils tout comme lart et lartiste. Que celui-ci y soit intégré, on en voit la possibilité. Lhomme habile, dont le savoir et le savoir-faire imprègnent lintelligence et le corps, réserve dénergie motrice, est un agent matériel semblable aux autres. Le sujet et lobjet nont pas à être arrachés lun à lautre, avant que celui-ci devienne un automate et que la puissance non-humaine agisse sans le guidage de la puissance humaine pour, à terme, léliminer. Ces philosophes sinspirent de ce qui advient réellement dans le concert des puissances objectives au nombre desquelles figure la main-artiste engagées dans un cycle commun déchanges. Cest en quoi leur nature est organique.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
II. La naturalisation des artifices
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
1. Jouer et faire.
Tandis que cet ordre naturel semblait traduire la réalité la plus profonde, le paysage de la vie ordinaire et limagination des hommes sen éloignaient subrepticement. Quiconque avait la volonté et la capacité douvrir les yeux, à partir de lépoque de la Renaissance , apercevait des pompes, des moulins, des engins de guerre ou de paix, et des horloges. Les ouvrages que lon imprimait et qui commençaient à se multiplier reproduisaient ces instruments et ces machines, proposant à leurs lecteurs moins le texte, assez pauvre, que le spectacle des inventions sans cesse répétées. Sadressant autant à la vue quà lintelligence, ils contribuèrent à établir une optique commune à un nombre dhommes toujours croissant.
Ce sont, nous le savons, des « Théâtres de Machines », un arrangement « plaisant et délectable » dinventions et dartifices audacieux, parfois irréalisés, souvent irréalisables. Ce nétait pas encore le sérieux du monde, mais celui-ci sinscrivait déjà dans lexistence de chacun par lattrait de linsolite et la transfiguration de lhabituel. Le jeu préparait ainsi la disparition de réflexes ancrés de longue date, et lenracinement de réflexes nouveaux. Il facilitait aussi lacquiescement à un ordre différent instauré entre les choses, tout en évitant le conflit avec ce qui était considéré comme réel, pondéré. Les règles de lunivers matériel exprimées comme langage dun théâtre rendaient acceptable létrange, et la jouissance du merveilleux maintenait une distance respectable avec les prémisses et les principes de la nature organique, unanimement partagée. La solidité de celle-ci était cependant mise à lépreuve, bien que laffrontement, la contradiction fussent atténués.
Le jeu et le spectacle sont, en loccurrence, lexpression du mouvement latent de lhistoire qui, tout en déterminant ses acteurs à agir dans la direction quelle poursuit, nest pas encore parvenue à la conscience, na pas encore posé limpératif de cette direction. Ils assurent, simultanément, la communication dune humanité qui séveille à quelque chose de neuf, avec le domaine du faire et de lartifice. Ceux-ci ne sont pas seulement lointains, étrangers à létat de nature commun, mais lui sont, de plus, diamétralement opposés. A cet effet, le faire du mécanicien et ses mécanismes se proclament contre-nature, en tant que non-naturels et en tant quincompatibles avec les fondements de lordre naturel. Dans les arti del disegno les arts du dessin avides de mathématiques et dexpérimentation, la supériorité provient de l« art des machines », qui « était le principal en larchitecture » ; et lunité provient de la perspective, qui allait provoquer une mutation de lespace. Avant linvention de celle-ci, les grandeurs étaient déterminées par les angles visuels et la fixation dun objet observé, sur une surface ordonnée, nexprimait pas lécart qui le sépare de lobservateur. Les artistes-ingénieurs par contre, mettent laccent sur cet écart, sur la distance, et la représentation des corps se fait, nous dit Piero della Francesca, « compte tenu de leur diminution ou de leur accroissement ». Lespace dont, auparavant, la structure était close et arbitrairement laissée au choix du spectateur, sorganise maintenant en fonction de la distance aux points mobiles ou fixes. Tout ce qui nest pas directement visible peut le devenir si un instrument convenablement construit dirige les rayons lumineux vers lil humain. Par conséquent, les objets matériels comme lespace invisible, les éléments proches comme les éléments lointains peuvent sintégrer à un même système et être mesurés ensemble. De plus, une construction ou une forme particulière se prolongent dans lenvironnement spatial. Les surfaces des corps ne sont dès lors plus fermées : elles se définissent par lintersection des plans qui se rencontrent en un point du milieu global. Le calcul et la géométrie font ainsi leur entrée dans la détermination des relations spatiales, les corps apparaissent réductibles des cubes et à des pyramides, ayant des dimensions mesurables . Brunelleschi et Alberti inventent des appareils destinés à éprouver la validité de cette description dans lespace, et la façon dont elle correspond au trajet des rayons de lumière. Les uvres dart créent le caractère homogène et indéfini, ou plutôt non fini, de lespace. Avant que Descartes donnât la théorie de cet espace, il existait déjà chez les architectes et les peintres .
Lemploi de la perspective ne se limite pas à ce domaine : elle sert au dessin des forteresses comme à celui des cathédrales, dans lart optique aussi bien que dans lart des machines, et Galilée juge indispensable de lenseigner :
« Quelques règles pour dessiner en perspective toute chose vue ou imaginée, entre autres les forteresses et toutes leurs parties, et même toutes machines et instruments de guerre peuvent être représentés et mis sous les yeux » .
Suscitée par lusage des instruments, cette technique intellectuelle et artistique inscrit à son tour mécanismes et mouvements dans un espace dimensionné, ayant une figure géométrique, conçu pour indiquer des variations de grandeur et de quantité. Les artifices appartiennent à un espace artificiel, il faut entendre celui que construit la « perspective artificielle » , à laquelle on opposait la « perspective naturelle » ou « commune » qui avait été conçue par lartiste de lantiquité et conservée par son homologue médiéval.
Cette géométrisation car cest de cela quil sagit mesure le degré de perfection des facultés des « artisans supérieurs », la vigueur avec laquelle ils ont transformé le milieu avant dêtre reconnus comme les créateurs de celui-ci. Les problèmes afférents à la construction des moulins, des pompes, des horloges ou des compas, ceux que posent lédification des fortifications et le tir des canons, ont reçu une formulation et engendré une pratique originales. Toutes ces machines offrent lexemple de systèmes capables de produire les effets recherchés et, parfois, de se régler de façon relativement autonome. Quant aux automates, ils ont un cadre, contiennent des engrenages, exigent une certaine rigidité ou solidarité des parties pour résister à limpulsion des forces. Doù la nécessité de tenir compte de leurs liaisons ; lexpression de cette nécessité montre bien que le niveau atteint par les ingénieurs de lantiquité a été dépassé.
« Dans les choses où agissent deux forces, écrit Michel Varro , et si le centre nest pas fixe, un mouvement se produira dans la machine elle-même. Cest pourquoi elle se disloquera, et cest pourquoi la demande faite par Archimède dans le problème « Donne-moi un point fixe pour que je soulève la terre » semble défectueuse : parce quelle consiste en ce quil réclame quon lui donne seulement un lieu, alors quil aurait dû demander en outre quon lui donne des liens ».
Partout, avec ces mécanismes, on voit à luvre les forces, la forza qui inspire des textes dun lyrisme exaltant. Elle symbolise à la fois les ressources de lunivers et le règne des causes actives existant en vue dun effet et non pas dune fin. Ce nest plus le réceptacle des formes qui retient lattention lorsquest évoquée la vision de la matière, mais le réservoir dénergie. Serait-il exagéré de soutenir que cette matière se confond avec une substance hydrodynamique, que ce monde est un monde hydraulique ? Ce ne serait sûrement pas faux, et Léonard de Vinci sexclame : « Eau, qui es lhumeur vitale de la machine terrestre ! »
Le bois, le fer, etc., ne sont pas pensés, agis, examinés pour leur malléabilité, leur texture, leur docilité au travail de lartisan désireux de les convertir en objets. La propriété que lon recherche avant tout est la résistance. Outre le poids, les chocs, les frottements sont les manifestations de la force qui préoccupent sans cesse le mécanicien et par le truchement desquelles il la regarde. Elle est alors force de percussion, qui produit et accompagne le mouvement. Cependant, par opposition à la percussion due à la gravité, estimée « naturelle », celle-là paraît limitée aux machines et se voit qualifiée d« artificielle ». Même Torricelli accepte la distinction :
« Par choc, écrit-il, on entendra alors la rencontre de deux corps lorsque lun deux reçoit sa vitesse dune cause extérieure, comme le vent, une force animale, le feu, les arcs ou des choses semblables. Ainsi, sous ce genre de percussion artificielle, on comprendra les coups dartillerie, ceux de tous les autres projectiles, des marteaux, particulièrement lorsquils frappent avec un mouvement horizontal, ou vers le haut, cas dans lequel la gravité interne ne peut rien faire » .
La transmission de la force qui fait mouvoir un corps par ce moyen propre à la plupart des mécanismes ne fait donc pas partie des processus « naturels ».
Quil sagisse de la construction de lespace ou de la génération du mouvement, le domaine des phénomènes classés comme artificiels, limité dabord aux artifices, samplifie sans cesse, et devient coextensif à tout le réel. Il ne suffit plus dy remarquer le pouvoir des hommes et leur production : le moyen qui conduit à lordre du monde doit être reconnu, lui aussi. Ne sont-ils pas, pour celui qui les fabrique et les découvre, le moteur et laliment de son intelligence, la clé de ses rapports avec les forces matérielles, lécole la plus sûre, louverture sur des horizons inconnus ? Tout ce qui existe tend à être perçu à la lumière des inventions, auxquelles on compare chaque partie du réel comparaison quil ne faut pas entendre dans un sens uniquement figuré.
Lêtre vivant lui-même apparaît comme un mécanisme :
« Un oiseau, affirme Léonard de Vinci, est un instrument qui fonctionne suivant une loi mathématique, un instrument quil est au pouvoir de lhomme de reproduire avec tous ses mouvements même si ce nest pas avec un degré de force correspondant, car il lui manque la force de se maintenir en équilibre ».
Assertion à laquelle Descartes fait écho en écrivant au marquis de Newcastle :
« Et sans doute que lorsque les hirondelles viennent au printemps, elles agissent en cela comme des horloges » .
Non seulement lêtre animé, mais lensemble de larrangement de lunivers semble préfiguré dans ces instruments. Quelle fascination lhorloge na-t-elle pas exercée ! Et quelle ne fut pas sa vertu libératrice par rapport aux images et aux concepts prédominants ! Avec lenthousiasme dont il est coutumier, Kepler écrit, dans une lettre de 1605 à Herman de Hohenburg :
« Je suis fort occupé de létude de la cause physique. Mon but est ici de montrer que la machine céleste doit être comparée, non à un organisme divin, mais plutôt à un mouvement dhorlogerie ».
Cest la raison pour laquelle, se détachant dune vue organique de la nature, il arrive, le premier, à concevoir une astronomie causale dans laquelle mathématique et physique sarticulent intimement. De la sorte, après sêtre mis à lécole des artifices, Kepler peut rompre avec ses anciens maîtres et la réalité quils envisageaient .
« Pénétré jadis de la doctrine de J.C. Scaliger sur lintelligence motrice, je croyais que la cause qui fait mouvoir les planètes était une âme. Le but que je me propose est daffirmer que la machine de lunivers nest pas semblable à un être divin animé mais est semblable à une horloge (celui qui croit lhorloge animée attribue à luvre lhonneur qui revient à louvrier), et que tous les mouvements variés y dépendent dune simple force matérielle agissante, de même que tous les mouvements de lhorloge sont dus au pendule simple » .
Cest à la contre-nature, aux résultats du faire humain, que lon demande, de plus en plus, une lumière sur lêtre des choses et sur lunivers . La scène sur laquelle on contemple avec ferveur ses machines et ses instruments a changé, et les analogies quon en tire sont effectives et dun usage général . Le tout manque encore, cependant, de soubassement. Que la nature se mécanise, que la mécanique se naturalise, et les illusions qui avaient dabord pallié ce manque finiront par le combler de leur vérité.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
2. La réalité ultime.
La hiérarchie qui commandait la disposition de lunivers fut sérieusement atteinte, sans être ébranlée, lorsque Nicolas Copernic soutint que le soleil nétait pas un astre qui tournait autour de notre planète, mais au contraire un point fixe par rapport auquel nous nous déplacions. Par la même occasion, la voûte céleste séloigna, lespace sélargit, et limmobilité ne fut plus lapanage de la terre.
Malgré limportance de cette révolution, la chiquenaude qui mit véritablement en branle le mouvement par lequel les mécanismes se métamorphosèrent en réalisations de lordre naturel fut la Science Nouvelle de Nicolo Tartaglia . Avant lui, les ingénieurs, les constructeurs de canons, donnaient des recettes dutilisation et sefforçaient, dans les traités quils publiaient, de dégager les principes de leur art sans les rapporter à une conception plus générale du réel. Quant aux philosophes, ils ne voyaient dans laction de ces machines, les trajectoires des boulets, que des exemples, des effets parmi dautres. Ils ne leur accordaient aucun privilège et nen faisaient pas le point de départ de leur réflexion. Aucun deux ne recherchait, dans ces mécanismes, exclusivement, les lois de la matière. Or Tartaglia, en créant sa « science nouvelle », établit linstrument comme moyen danalyse mathématique et empirique du mouvement, manière dillustrer la façon dont il est engendré. Il marque ainsi et, dans un sens, inaugure pour lépoque moderne un courant de recherches qui ont pour fin de dévoiler les principes de lunivers dans les artifices mécaniques, et de transformer ces artifices mécaniques en texture et cadre de la nature et de lunivers. Dès linstant où les lois du mouvement sont réalisées dans cette famille dinstruments et ceux-ci vus non plus comme des objets techniques autonomes mais en tant quexpressions du mouvement et des forces, il nest plus question daménager les schémas, les concepts de la nature organique pour les adapter à des réalités inédites : il sagit bien de remodeler les assises de létat naturel dans son ensemble.
La description par N. Tartaglia de la trajectoire dun boulet projeté par un canon retient quelques-unes des notions familières à lépoque. Il distingue ainsi un segment rectiligne au début du déplacement du boulet, et un segment curviligne à la fin. Le premier segment représente un mouvement « violent », car le corps est arraché à son lieu propre et avance en ligne droite, tandis que le second segment exprime un mouvement « naturel », circulaire et allant vers le centre de pesanteur lors de la retombée du corps grave. Néanmoins la partie « violente » de la trajectoire reste séparée de la partie « naturelle » qui la prolonge.
Dans une nouvelle étude du problème Tartaglia saperçut quen théorie du moins, ce parcours était entièrement curviligne : par là sestompait la différence qui devenait alors plus une différence dappellation que de réalité, entre les deux genres violent et naturel du mouvement. Galilée, examinant la question à son tour, fait complètement abstraction de cette distinction. Il sait que le mouvement du projectile nest pas un mouvement simple mais composé. Toutefois cette composition est leffet, pour une part, de la tendance du corps à se mouvoir en ligne droite, et, pour lautre, de son poids attiré vers le centre de la terre, qui modifie cette tendance. La résultante représente une trajectoire parabolique. Pour parvenir à justifier cette trajectoire, il fallait accorder une prépondérance au mouvement rectiligne. Lélève de Tartaglia, Benedetti, avait déjà fait sienne cette option . La conséquence en est un renversement total des perspectives. Le déplacement en ligne droite dun corps simpose, à lencontre de la vision habituelle, comme prototype du mouvement « naturel », tandis que le mouvement circulaire, estimé simple, apparaît en tant quaboutissement dune combinaison de forces qui accélèrent la vitesse du mobile à chaque instant. Il y a là aussi un premier pas vers lintroduction de la notion dinertie. Celle-ci traduit tout dabord une force interne aux corps qui leur permet de résister à tout changement qui serait susceptible de les affecter. Newton parle dun « certain pouvoir de résister par lequel tout corps pour autant quil est persévère dans son état présent, que ce soit le repos ou le mouvement uniforme en ligne droite ». Corps résistants et corps actifs, telle est la nouvelle classification capitale. Ensuite, linertie implique aussi Descartes est le premier à énoncer le principe dans toute sa généralité que chaque partie de la matière garde toujours le même état si aucune autre partie de la matière ne loblige à passer à un autre état. Donc les corps graves nont pas une prédilection pour le repos, pour un retour vers leur lieu propre, comme le supposait la philosophie naturelle. Ils sont aptes également à se maintenir indéfiniment dans la sphère du mouvement et aucun des deux états, de repos en un point ou de déplacement, ne jouit dun privilège ontologique ou cosmique. Dans les machines, cette distinction est secondaire, sinon inutile. Seuls comptent la décélération ou laccélération des vitesses, le fait de sopposer à une percussion ou à une pression, ou de produire une pression ou une percussion. Les corps changent alors détat et réagissent en fonction de lénergie initiale accumulée dans un contexte statique ou dynamique. Les modifications essentielles ont trait à la direction ou aux rapports, la composition des forces internes ou externes aux parties intégrées dans le système machinal. Ces modifications peuvent toutes être formulées de manière quantitative par des règles mathématiques. Le fait quil sagisse de terre, eau, air, feu, na plus dimportance. Les éléments ont perdu le pouvoir de qualifier la matière. Celle-ci est à présent homogène, et ses seules variations sont celles de paramètres quantitatifs (gravité, quantité de mouvement, etc).
Dans la réalité, affirment les philosophes mécaniciens, il ny a que figure, largeur, longueur, etc. Les corps sont durs, rigides, ou mous, élastiques ou inélastiques, impénétrables par définition. Les conséquences de cette homogénéisation, du point de vue qualitatif, et de la différenciation eu égard à laction ou à la réaction, aux phénomènes de frottement ou de choc, sont manifestes la distinction entre changements en général et mouvements spatio-temporels disparaît. Ceux-là se réduisent à ceux-ci à partir du moment où tout ce qui était attribué aux éléments doit être attribué aux forces : tout ce qui est physique est par là même mécanique.
Par un renversement général de perspective, le changement est devenu une forme particulière du mouvement, du mouvement universel, pourrait-on dire, non seulement parce quon nen reconnaît pas dautre, mais parce quil est le même, quelle que soit léchelle à laquelle il se produit. Au lieu dordonner les genres de mouvements, cest-à-dire de les séparer suivant les propriétés particulières quils manifestent, on se préoccupe de les composer, de les unifier pour saisir les attributs, les effets quils déterminent. Du reste, une machine est-elle autre chose quun moyen de combiner des mouvements, de les transmettre et de contraindre des forces à les engendrer ?
Dans ce dernier aspect se dévoile une nouvelle question : celle de la dépense des forces. Transposée à partir du monde des artifices, elle devient le paradigme de lordre naturel, dont elle explique la permanence. Le philosophe naturaliste voyait dans la substance lunité qui sous-tend la diversité, linchangé dans le changement. Le mécanicien cesse de sintéresser à la réalité de la substance, non quil la rejette formellement, mais parce que les métamorphoses qui loccupent ne sont plus celles des éléments, de leurs qualités, mais celles des mouvements. La coordination de ceux-ci, sous langle de la relation du moteur au corps mû et des moteurs entre eux, appelle la notion de conservation. Ce qui demeure désormais constant à travers les transformations dynamiques, cest une quantité de mouvement, une quantité dénergie. Nous le savons déjà : Descartes emprunte cette idée au système artificiel et la met à la base de son monde, comme principe premier. A lintérieur de ce monde, semblable à une immense machine, le déplacement des corps, la transmission de la lumière, la réunion des masses matérielles, aussi bien que tout autre phénomène, ont lieu par choc. Les percussions auparavant qualifiées dartificielles représentent le mode fondamental daction naturelle. Les règles de la percussion sont élevées au rang de lois naturelles, les premières lois naturelles erronées, bien sûr quon ait jamais édictées. Laccélération, résultat de ces chocs, saffirme en tant queffet général à partir duquel il faut remonter à la cause, qui est une force. Dès lors la vitesse du corps nest plus première mais dérivée.
Les dimensions premières, celles où sinscrivent tout mouvement et tout mécanisme, sont lespace et le temps. Divisibles et mesurables, sans direction privilégiée, sans structure autre que celle qui est nécessaire pour déterminer la trajectoire ou la situation des mobiles et pour mathématiser leurs relations, lespace construit par la perspective et le temps uniforme de lhorloge sont les données les plus simples, le cadre dans lequel tout événement prend place.
Létude des thèmes qui traversent les grands ouvrages classiques de la philosophie mécanique montrerait que dabord la chute des corps mais surtout la trajectoire dun boulet de canon, la machine motrice, lhorloge, ont fourni les schèmes essentiels autour desquels se sont déployées toute réflexion et toute analyse expérimentale. A la fin du xviie siècle, il ne restait plus rien, dans le domaine de lartifice, qui fût radicalement contre-nature et ne servît à édifier un autre ordre naturel. A ce que lon désignait ordinairement sous le nom de nature sétait substituée la Grande Mécanique :
« La Grande Mécanique, lit-on dans une lettre de Descartes à son collaborateur Villebressieu lettre résumée par Baillet nétant autre chose que lordre que Dieu a imprimé sur la face de son ouvrage, que nous nommons communément Nature »...
La nature est Mécanique, mais aussi la mécanique est Nature, source dune nature. Elle est désormais la seule que les hommes aient à connaître, et ce sont ses apparences quils voient et recherchent dans leur philosophie et dans leur technique. La causalité qui sy manifeste est uniquement celle qui relie la cause à leffet. Comme dans linstrument machinal, les éléments sarticulent et produisent les résultats désirés sans que lintelligence, les intentions du sujet humain soient indispensables. Celui-ci conçoit et fabrique la machine ; il la met en branle, il nintervient pas dans son fonctionnement régulier. Les qualités organoleptiques des matériaux, la forme quelles prennent ne sont pas non plus décisives. Des quatre causes que reconnaissait Aristote, celles qui ont trait à lopération artisanale, à laction du savoir sur la substance cause finale, cause matérielle et cause formelle ont disparu, on le comprend, après avoir été combattues avec acharnement. Y recourir signifiait, aux yeux du philosophe mécanicien, sécarter de la voie de la raison et de la connaissance. Par un retournement normal, ce qui, à une époque, dénotait et synthétisait le plus haut sommet du savoir et le reflet le plus pur du réel a été relégué au rang de logomachie et dillusion regrettable. Le tableau où triomphe la vérité est celui que trace Isaac Newton de main de maître, comme étant « le cadre mécanique du monde » . Dans ce « cadre mécanique », il nous est enseigné que :
« (a) tous les corps sont impénétrables et ont une force de gravité vers eux proportionnelle à leur matière, et cette force sécartant du corps décroît suivant le même rapport que le carré de la distance croît, et par le moyen de cette force les planètes et les comètes sont arrondies.
(b) le soleil est un astre fixe et des astres fixes sont éparpillés dans tous les cieux à de très grandes distances lun de lautre et ils demeurent dans leurs différentes régions étant de grands corps ronds extrêmement chauds et lumineux, et en raison de la grande quantité de leur matière, ils sont dotés dune puissance de gravitation très forte ».
Lévidence de cet arrangement du monde, au moyen de forces et de mouvements, était tellement grande quil fut jugé définitif, et lhomme qui lavait appréhendé dans sa totalité estimé un génie heureux, car, disait Lagrange,
« il ny a quun univers et il ne peut arriver quà un homme dans lhistoire du monde dêtre linterprète de ses lois ».
Pour cette raison, la philosophie mécanique, à laquelle Isaac Newton avait conféré grandeur et cohérence, fut censée durer jusquà la fin des temps . La nature semblait avoir acquis une figure stable, et lhumanité devait sy référer comme à une réalité ultime.
***
Il serait présomptueux de vouloir réduire lhistoire de la philosophie mécanique, lexamen de son rôle dans la constitution dun état de nature, à ce que je viens dexposer ici. De nombreux autres motifs ont laissé une empreinte indélébile sur son évolution. Jai passé sous silence polémiques et ébauches, controverses religieuses ou sociales. Je nai pas non plus retracé la suite des événements qui ont jalonné les disputes épistémologiques, la naissance de chaque concept, la découverte de chaque loi, la mise en évidence de chaque phénomène. Je men suis tenu à ce qui est essentiel dans la perspective du présent essai et au développement historique réel. A savoir, le lien entre la formation dune catégorie naturelle, sa scission davec une autre, et létablissement de ses disciplines propres. Lorganisation de celles-ci au niveau de la fonction productive a été concomitante dune division de lartisan et de lingénieur. Les « arts du dessin » et la « science des mécaniques » sont lexpression la plus directe de ce processus, et dun rapport inédit avec la matière. Comme dans lantiquité, les disciplines philosophiques se donnent pour champ dexploration au début de lère moderne la doxa, lopinion et le savoir-faire communs. Toutefois cette opinion et ce savoir-faire ne sont plus ceux de lartisan mais ceux de lingénieur, de larchitecte, du fabricant dinstruments mathématiques. Vis-à-vis de la philosophie naturelle, la philosophie mécanique accomplit ce que lart mécanique accomplit vis-à-vis des autres arts. A lobservation quasi clinique elle oppose lexpérience qui se veut unique. A lappréciation sensorielle des qualités par un observateur, elle substitue la mesure. A la recherche des formes et aux classifications, elle fait succéder la recherche des lois et des relations quantifiées.
Mais surtout les disciplines philosophiques fournissent un soubassement aux uvres de lingénieur, et elles en assurent le développement. Non pas dans le sens quelles sont pratiques ou sécartent dune vue contemplative du réel pour se montrer utiles, aboutir à la scientia activa operativa, souhaitée par Bacon. Cette attitude ne leur appartient pas en propre, et nest pas, comme on le croit, une caractéristique de lhomme moderne. Ces disciplines contribuent à fonder le travail, les instruments du mécanicien, par le seul fait dédifier létat de nature qui leur correspond. Chaque aspect de cet état simpose dabord en tant que fragment du monde des artifices et création dune collectivité humaine particulière. Leffacement du rôle de celle-ci et le transfert de ses uvres dans le contexte de lunivers , loubli du sujet et lépanouissement autonome de lobjet, paraissent être les étapes nécessaires à létablissement assuré du savoir-faire et à sa reconnaissance au titre de savoir tout court. La subdivision des disciplines en techniques et savantes, la séparation du philosophe et de lhomme de métier, mécaniciens lun et lautre, sont survenues précisément pour parachever ce passage du domaine de lartifice à celui de la nature. Ce passage, que lon peut dater de la fin du xvie siècle et du début du xviie, nest pas ascension du concret à labstrait ; il signifie la révélation dune théorie et dune pratique destinées à rendre aux travaux de lhomme une portée universelle et à les enraciner objectivement. La dextérité se mue en connaissance, et la fonction productive saffirme également auto-créatrice. Linvention reste le but ; la mesure, lexpérience et le calcul, les moyens privilégiés. La réalité à laquelle dextérités et connaissances se rapportent change de camp et cest là un résultat de la « nouvelle philosophie » et de la technique. Elle nest plus lensemble hiérarchisé, provenant dune matière première ayant un dynamisme spontané, dirigé vers des structures ou formes pré-établies, et peuplé de fins. Nous la voyons sous les traits dun système, composé de forces et de mouvements, commandé par des relations quantitatives, obéissant à des principes dont les effets sont prévisibles. La transformation, à léchelle de lhistoire, sest avérée rapide.
« Nest-il pas évident, sexclamait le poète John Dryden, quau cours des cent dernières années... cest presque une nouvelle nature qui nous a été révélée ? » .
Ainsi, à travers des étapes successives, la vie extraordinaire qui anime le faire a fini par passer dans larchitecture et la vision de lêtre.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
DEUXIÈME SECTIONSCIENCE, TRAVAIL INVENTIF ET PROGRESSION NATURELLE
Chapitre VII.Lunivers froid et lunivers chaud
I. Les philosophies, les sciences et le nouveau rapport des disciplines naturelles
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
Lordre mécanique avait acquis un degré de perfection, une cohérence qui paraissaient lui garantir une existence indéfinie . La majesté de lédifice, la solidité des principes donnaient limpression dune correspondance idéale des concepts et du réel, dune saisie totale des phénomènes connus et dune assimilation sans heurts des phénomènes encore à connaître . Linvention continuelle de machines, leur pénétration dans lindustrie et dans la vie quotidienne, confirmaient et élargissaient cette impression : le mirage des artifices était devenu reflet de la nature, manifestation de la structure profonde de celle-ci. Ce qui avait commencé avec linvention du premier moulin était désormais censé exister autant que lhomme et lunivers.
La substitution de la nature cybernétique à cet ordre, des sciences à la philosophie mécanique, est un fait actuel, contemporain. Affirmer quensemble elles ont surgi au xxe siècle serait probablement une exagération, ce ne serait pas une contre-vérité. Dans cette section, jindiquerai le mouvement de cet état de nature et surtout celui des disciplines qui contribuent à linstituer. Plus particulièrement, jinsisterai sur la transformation du processus inventif et sur ses rapports avec la réorganisation du groupement de disciplines. Jespère montrer ainsi leurs répercussions sur le principe de division naturelle, sur la démarche par laquelle les hommes édifient lhistoire de leur nature, démarche qui subit un changement profond. Mais au préalable il convient dexposer les considérations qui mautorisent à faire état, ici, dune révolution scientifique au xixe siècle, et non pas, comme on le croit couramment, au xviie siècle. La question est dune grande portée théorique et historique.
La nature mécanique, dont nous venons dexaminer les traits principaux et loriginalité, sest affirmée avec éclat dès le début du xviie siècle :
« Un nouvel univers a été découvert par les philosophes du dernier siècle, écrivait Voltaire, et ce monde nouveau était dautant plus difficile à connaître quon ne se doutait même pas quil existât ».
En effet, qui aurait pu soupçonner que lunivers organique, fini, hiérarchisé, qualitatif, recelait un univers infini où il nexistait pas de différence entre le monde sublunaire et le monde céleste, où la matière homogène et quantitativement distribuée était composée datomes dont le mouvement se réduisait à un déplacement dans lespace ? La découverte de cette machine, de cette fabrique du monde, ou, pour mieux dire, son invention, ne pouvait provenir que dune puissante révolution de nos connaissances, des moyens de reproduction intellectuels et physiques. Les philosophies naturelles pour ne parler que delles furent bouleversées de fond en comble pour faire place à une « nouvelle philosophie », la philosophie mécanique. Celle-ci eut tôt fait valoir son contraste avec les anciennes philosophies, non seulement en ce qui concerne son contenu, mais aussi pour ce qui est de ses objectifs généraux. A la systématisation des savoirs, elle opposa lintérêt porté à linvention ; à lexercice logique, elle préféra lapplication des mathématiques dans le traitement des phénomènes matériels ; à lobservation sensorielle, elle substitua le recours aux méthodes expérimentales. La mesure des effets à laide des instruments, les lois numériques, le calcul firent leur entrée parmi les éléments qui définissent une théorie et régissent une pratique. La nature changea dalphabet et la lecture de sens :
« Et si la philosophie était celle qui est contenue dans les livres dAristote, écrivait Galilée à Fortunio Liceti , à mon avis vous seriez le meilleur philosophe du monde... Mais en vérité jestime que le livre de la philosophie est celui qui est perpétuellement ouvert sous nos yeux ; mais parce quil est écrit en caractères différents de ceux de notre alphabet, il ne peut être lu de tous ; et les caractères de ce livre sont des triangles, des carrés, des cercles, des sphères, des cônes, des pyramides et dautres figures mathématiques, tout à fait propres à cette lecture ».
Le contraste si habilement amené par Galilée entre les livres dAristote et le livre de la nature ne doit pas nous tromper. On a lhabitude dopposer les vues que lon combat à lexpérience et à la nature, en négligeant le caractère relatif de cette expérience et de cette nature . Celui qui est engagé dans la mêlée se sent lobligation de présenter sa vérité comme absolue. En faisant fond sur elle, il bâtit un autre système de réalités et de connaissances, et les acteurs de la révolution du xviie siècle nont prétendu à rien dautre quà proposer une « nouvelle philosophie », une philosophie de rechange. El nest pas indifférent de rappeler que, pour eux-mêmes, pour leurs contemporains et successeurs, Galilée, Descartes, Huygens ou Leibniz étaient des philosophes , comme létaient Locke, Hobbes ou Spinoza. Newton estimait avoir apporté des « principes mathématiques » à la philosophie naturelle, et Descartes avoir bâti, grâce à la géométrie et à la mécanique, une philosophie originale. Aux yeux de tous, il semblait queût surgi un ordre naturel inconnu et une manière de philosopher qui lui correspondait. Le Discours préliminaire à lEncyclopédie exprime cette conception :
« Newton, à qui la route avait été préparée par Huygens, parut enfin, et donna à la philosophie une forme quelle semble devoir conserver ».
La révolution du xviie siècle fut donc une révolution philosophique, et jusquau xixe siècle aucun savoir ne prétend être qualifié dun autre nom . Dalton publie à Manchester sa Chemical Philosophy en 1808, et Lamarck à Paris en 1809 une Philosophie Zoologique. Pourtant, lorsque lhistorien daujourdhui doit ordonner ces événements, les innovations auxquelles sont liés les noms de Galilée, de Newton, dHuygens, il les classe sous la rubrique de la science et de la « révolution scientifique », et il y voit à la fois la fin des disciplines philosophiques et lavènement, la « grande instauration » des disciplines scientifiques.
En décidant arbitrairement détablir lorigine de la science moderne là où se trouve en fait le point de départ de la philosophie mécanique, on commet une confusion de jugement et une erreur de sens. La confusion de jugement est apparente dès que lon veut brosser un tableau de cette origine :
« La science, en tant quétude séparée, autonome, date du xviie siècle. Avant cette époque, ce qui fait le contenu de la science était objet dattention de la part des philosophes et était considéré comme une partie de la réflexion philosophique, et lorsquau xviie siècle une nouvelle manière de procéder fut introduite, ces pionniers ny virent pas une façon de traiter un problème nouveau mais une nouvelle façon de traiter un problème ancien. La science de cette époque fut la nouvelle « philosophie », faiblement esquissée par certains philosophes médiévaux, cherchant à sexprimer chez Francis Bacon et pleinement reconnue chez Galilée. Cest seulement plus tard, lorsquelle eut fait tant de progrès dans certains domaines détude limités quun nouveau corps de chercheurs fut appelé à lexistence, qui se cantonnèrent dans ces domaines, que la nouvelle philosophie fut transformée en non-philosophie et généralement appelée du nom de science » .
Voilà qui nest pas entièrement clair, ou qui est trop clair. Car, lorsquon y regarde de près, ce nest pas dune révolution scientifique quil sagit au xviie siècle, mais plutôt de la naissance dune nouvelle philosophie, à laquelle la science a succédé. Cest bien plus tard que cette dernière sest imposée en tant que groupement distinct de disciplines et « non-philosophie ». Pourquoi cet anachronisme ? Parce quon sest contenté denvisager uniquement certains aspects superficiels présence des mathématiques, des expériences sans remarquer que la science, dune part, et la philosophie, de lautre, se divisent selon leurs relations aux disciplines techniques, les liens quelles constituent entre le pôle humain et le pôle matériel de la nature.
Premièrement, la science suscite directement les phénomènes matériels, assoit nos connaissances et assure nos facultés, découvre les forces objectives et remanie leur structure par un processus relativement autonome. Cest seulement lorsque ces connaissances et ces facultés ont été organisées, les lois et les instruments mis en évidence, les procédés daction sur le cycle matériel vérifiés, bref, une fois les rapports naturels établis, que ceux-ci donnent lieu à des utilisations, suscitent les artifices indispensables à la production et conduisent à instituer les disciplines de celle-ci. On ne saurait parler dune application de la science à lart ou à la technique, mais plutôt dune différenciation des procédés et des industries à partir de la science. Les inventions dans le domaine de lélectronique, de la chimie ou de lindustrie nucléaire sont essentiellement basées sur des savoirs scientifiques élaborés dans le laboratoire ou le cabinet du théoricien. Le trait marquant est bien celui-ci : création par la science, et non pas application de la science.
Les philosophies, au contraire, prennent leur essor, bien que ce ne soit pas là une source exclusive, à partir des arts, quil sagisse des arts de lartisan ou de celui de lingénieur, en cherchant à dévoiler, à travers les combinaisons artificielles, les liaisons naturelles de lhomme à la matière, en transformant et en perfectionnant les instruments intellectuels et pratiques ainsi préparés . Leur propos est de rendre lartifice naturel. De ce fait, les commencements décisifs leur échappent, et elles sengagent dans le cours du monde, celui de la nature, lorsquil a déjà parcouru un chemin relativement long et que lhomme sapprête à en prendre une conscience claire, à passer de la vie concrète et polymorphe à lexpression abstraite et universelle. La chouette de Minerve, symbole de toute philosophie, chante au crépuscule. En cela la philosophie contraste avec la science qui garde linitiative et se trouve à la source des changements des disciplines techniques quelle jalonne et commande. Maurice Daumas est parfaitement en droit de soutenir que :
« Cest donc plus tard quon ne laffirme ordinairement que les conditions de lévolution des techniques furent bouleversées, et si nous avions à situer une révolution, nous pourrions choisir la période 1840-1860 pour le faire, et peut-être même pour plus de précision 1850-1860 » .
En regard de ce bouleversement, qui fait que des industries productives se développent à partir des sciences, ce quon a coutume de nommer révolution industrielle nen est pas une, puisquelle ninaugure pas une ligne distincte de celle suivie jusquà son apparition. Sil en est bien ainsi, force nous est de supposer que le mouvement dans lequel sont engagées actuellement les sciences ou les techniques se déroule dans des conditions nouvelles, car on ne saurait concevoir que les unes soient affectées sans que les autres le soient. La modification des relations entre les disciplines naturelles et productives est donc le signe dune modification de leur dynamisme historique général.
Deuxièmement, jusquau milieu du siècle dernier, lhomme a affronté les forces matérielles sous deux angles : en tant que puissance spécifique, et en tant que partie de ces forces elles-mêmes. La structure et la mission de la philosophie ont correspondu à cette situation. Tout dabord, comme toute famille de disciplines, elle a fait la théorie des phénomènes objectifs, elle a conçu les moyens intellectuels, physiques et biologiques adéquats pour les ordonner et les soumettre à lépreuve de lobservation ou de lexpérience. Ensuite, ayant pour obligation de situer lhomme, son intelligence, sa capacité sensorielle en tant que pouvoir matériel, de définir avec soin leur interaction et notre particularité, elle devait rapporter la totalité des théories à un système, y introduire ce qui a trait au mode de connaître et à lêtre humain en général. Les philosophies naturelles et mécaniques présentent nécessairement ces deux aspects de la connaissance : elles sont à la fois théories particulières et système densemble.
Dès linstant où les individus humains ne se combinent plus directement aux forces matérielles, et où leurs propriétés ne sarticulent plus immédiatement avec les propriétés de ces forces, cette double exigence des disciplines naturelles, de proposer des théories et de justifier en un système leur allégeance simultanée à un sujet scindé et à un objet mixte, sestompe. Dans la science, les impératifs de laboutissement de toute recherche à un système disparaissent : les connaissances théoriques suivent les lois de la combinaison des éléments matériels, et lhomme, désormais médiateur de cette combinaison, juge de leur importance selon la texture des moyens expérimentaux, matériels, quelles mettent en uvre ou quelles créent.
Lerreur de sens sur laquelle jai attiré lattention est évidente. Le mot « science » était très répandu et employé depuis le Moyen Age ; le livre de Tartaglia, précurseur de la mécanique moderne, sintitule « Science Nouvelle » ; un des grands dialogues de Galilée porte sur « Deux Nouvelles Sciences ». Néanmoins, il sagit plus particulièrement de ce que lon a entendu longtemps par science ou scientia, cest-à-dire une activité régulatrice de toute technique, de tout art :
« La science est la forme qui dirige chaque discipline à lintérieur de laquelle les techniques sont exercées, et par lintermédiaire de laquelle leur développement et leur changement devraient être guidés » .
La philosophie conservait une signification à part, et cest à dessein que les savants, jusquau xixe siècle, se voulaient philosophes. Notre définition de la science nest pas identique à la leur et ne convient pas non plus à la signification quils attribuaient au champ de la philosophie. Un examen des notions nous fournit une image plus précise. Daprès certaines indications, la science, surtout en langue latine, paraît avoir désigné un champ de connaissances quelconques, philosophiques ou non, et sapparentait aux vocables grecs depisteme et de techne confondus. Ainsi Savonarole écrivait :
« La philosophie réelle se divise en deux parties, la pratique et la spéculative. Nous appelons science pratique létat desprit immédiatement ordonné en vue de diriger les opérations des puissances en-deçà de lintellect » .
Comme on le remarque en maint endroit, science, philosophie ou art sont des termes interchangeables en tant que synonymes du vocable et du concept de discipline. Toutefois, une tendance se dessine qui lie davantage la signification du mot science au domaine des arts ou de la technique. Voici le titre de louvrage de Nicolas Le Fevre :
« Traité de Chymie. Tome Premier. Qui servira dinstruction et dintroduction tant pour lintelligence des Autheurs qui ont traité de la théorie de cette science en général : que pour faciliter les moyens de faire artistement et méthodiquement les opérations quenseigne cet Art », etc. .
Lidée de science, qui sassimile à lidée neutre de discipline en général, quel quen soit le contenu empirique ou intellectuel, en vient progressivement à signifier cette interférence, cette application des connaissances théoriques, philosophiques, au plan des techniques. Se rapportant à laspect qui transcende et corrige la routine des hommes dart, elle apparaît comme un alter ego des habiletés productives, une image parachevée de leur essence abstraite. Cest ce que semble signifier le terme dans des expressions telles que l« Académie des Sciences », « létat des arts et des sciences ». DAlembert en apporte un témoignage :
« La spéculation et la pratique constituent la principale différence qui distingue les sciences davec les arts » .
Distinction et association qui perdent toute justification lorsque les techniques cessent dêtre le produit de lhabileté, de lhomme de métier, de lingénieur, pour devenir les prolongements des découvertes dont lorigine se situe dans lexpérience et dans la théorie à la fois, quand il ne sagit pas tant de parachever, dorganiser des arts constitués que dengendrer de « nouveaux arts ». De ce fait, la dextérité et les instruments nappellent pas lélaboration dun schéma général, un éclaircissement des pratiques productives par un savoir, parce quils partent de ce savoir même. Les sciences ne sont plus présence de la méthode philosophique dans la sphère des techniques, ni celles-ci le fruit des dextérités qui se forment à la suite de longs tâtonnements. Conjointement, la fonction propre des diverses branches de la philosophie, qui consistait à transposer les uvres de lhomme du contexte des artifices dans celui de la nature, à imaginer un système, cette fonction dépérit. En effet, ces uvres sont, nous lavons noté, immédiatement constituées dans ce dernier contexte, les disciplines créant leur objet sans avoir besoin de lemprunter aux arts. Cest pourquoi elles nont besoin ni de réintroduire leurs lois matérielles parmi les lois de lhomme de métier, ni de partir dune réalité dont les contenus auraient été prédéterminés par celui-ci. Dans ce sens, la philosophie se confond avec la science, car toutes deux opèrent au niveau des liens naturels, bien que de manière différente pour chacune. Le langage a entériné cet état de choses tout récemment, en donnant à la dernière la dignité déquivalence avec la première.
La confusion de jugement, lerreur de sens nont dautre source que le fait de ne pas avoir placé les écarts entre philosophies et sciences là où lévolution historique les a réellement placés. A savoir, dans les rapports entre disciplines naturelles et disciplines techniques, entre pôle humain et pôle matériel de la nature, rapports qui furent bouleversés au xixe siècle. On ne peut fixer dautre date à la révolution scientifique authentique .
On voit limportance du débat. Les groupements de disciplines gardent leur réalité et leur individualité à une seule condition, cest quon leur restitue la signification que lhistoire leur a imprimée, quand elle leur en a imprimé une. A cette condition, ils peuvent être reliés à un état de nature la philosophie mécanique à la nature mécanique, la science à la nature cybernétique et lon retrouve dans leur propre transformation celle des états naturels et réciproquement. En montrant que la révolution du xviie siècle a annoncé et réalisé la philosophie mécanique et non pas la science, jai répondu à ce souci . Il reste à en déduire les conséquences. Lapparition des sciences en tant que groupement de disciplines naturelles, et le scientifique comme représentant dune catégorie naturelle se placent au foyer de convergence de deux mouvements : lun est commandé par la division naturelle, lautre est une transformation progressive de la structure des facultés, de leur mode de création, et détermine les décalages que lon vient dobserver. La description et lanalyse du premier mouvement prennent du relief à propos du savoir et des phénomènes chimiques .
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
II. Médecine, arts chimiques et arts mécaniques
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
1. Le monde terrestre et le monde souterrain.
« Cest une coïncidence étrange, écrit Albert Einstein , que presque tout le travail fondamental se rapportant à la nature de la chaleur ait été accompli par des physiciens non professionnels, qui regardaient la physique simplement comme leur grand dada ».
Ce nest pas une coïncidence, cest un résultat nécessaire, puisquil ny avait point dautres physiciens, au sens strict, que ces amateurs, ou ces professeurs itinérants démonstrateurs dexpériences destinées à instruire et amuser le public. Parmi eux, les médecins étaient nombreux. On loublie régulièrement lorsquon ébauche les grandes fresques de lévolution des sciences et quon sévade du milieu concret, particulier, des groupes dhommes dont elles sont luvre et pour lesquels elles ne sont que ce quils en font. A force de décanter, la vérité de la vie ne conduit plus à la vérité de lintelligence, qui se situe au delà de la tragédie et en-deçà de la paix : il ne lui reste que cette mélancolie pondérée, où lélévation de lesprit signifie égalité de lhumeur et médiocrité de lexistence, tandis que sa création a pour contrepartie le renoncement, qui ne cherche dans le réel que les traces laissées par dautres renoncements. Les longs fils qui relient Newton à Einstein ou à Bohr, Boyle à Lavoisier ou à Curie, nous trompent sur les liens authentiques, les tentatives passionnantes et répétées que des milliers dindividus ont eu à faire avant quon puisse passer des uns aux autres. Et dailleurs Newton nest pas le précurseur dEinstein, ni Boyle celui de Lavoisier ; mais ce sont, pour une grande part, Paracelse, Van Helmont, Scheele, ces médecins ou apothicaires, qui jouent le rôle de pionniers, et cest leur savoir qui est la matrice de nos disciplines modernes.
« La médecine surtout, écrivait G. Cuvier dans son Rapport historique sur les progrès des sciences naturelles , sest fait, dans tous les temps, honneur de lappui que lui prêtent les sciences naturelles... Peut-être naurions-nous encore ni chimie, ni botanique, ni anatomie, si les médecins ne les avaient cultivées, sils ne les avaient enseignées dans leurs écoles, et si les souverains ne les avaient encouragées, à cause de leurs rapports avec lart de guérir ».
On nen finirait pas dénumérer les expérimentateurs et les théoriciens qui, dans tant de domaines, furent dabord, furent aussi, praticiens de cet art . Berthelot, Prout, Nicholson, Mayow, Stahl, Thomas Young, médecins ; J. B. Dumas, Dufay, Davy, Vauquelin, Klaproth, Oersted, pharmaciens, voilà des noms qui rappellent la continuité de lhistoire des disciplines médicales et de celle de nombreuses branches de la physique .
Cette relation nest pas inconnue : il faut simplement lui donner la signification dun phénomène historique et lélucider à ce titre. La chimie joue à cet égard un rôle privilégié. A lépoque même où la science de lingénieur parvient à maturité, et se situe au cur de la connaissance philosophique, au xvie et au xviie siècles, la chimie accède au rang et au stade dart. Elle le resta, ainsi quon le reconnaît couramment, et les textes de lépoque en témoignent, bien après le milieu du xviiie siècle. Les manuels la définissent parfois dans le contexte de la métallurgie, mais le plus souvent dans celui des arts servant au médecin et au pharmacien .
Assurément, on peut considérer chaque branche du savoir comme le rameau dun arbre dont les racines plongent dans la nuit des temps. Pour nous en tenir pourtant à la stricte signification historique, nous sommes en droit denregistrer le décalage entre lessor de la mécanique, qui dépasse le stade technique, et laffirmation autonome de la chimie qui latteint à la même époque. Fourcroy sest opposé à ces généalogies abusives, pour inviter à sen tenir aux indices positifs, aux traits spécifiques de cette discipline :
« Elle (la chimie), écrit-il , est peut-être la seule (discipline) qui soit tout entière de création moderne, dont on ne trouve absolument aucune trace dans les temps reculés, et qui noffre point dans ses faits cette progression lente, cet accroissement successif que lobservateur reconnaît dans toutes les autres branches des connaissances humaines ».
Ce constat lui permet de soutenir que :
« Tout ce quon a dit de lantique origine de la chimie, sur les premiers hommes qui ont travaillé les métaux, taillé et poli les pierres dures, fondu les sables, dissous et cristallisé les sels, ne montre à un esprit exact et sévère quune vaine et ridicule prétention, semblable à celle par laquelle on voudrait reconnaître les éléments de la géométrie dans louvrage grossier du sauvage qui use les fragments des rochers, et qui leur donne des formes à peu près régulières pour les rendre utiles à ses premiers besoins » .
La barrière qui vient dêtre posée à toute régression à linfini, et la date que jai mentionnée permettent de sinterroger sur les circonstances qui ont déterminé la cristallisation de la chimie en tant quart. Jen tiens deux pour décisives.
En premier lieu, il faut envisager le développement de la métallurgie. Grâce à la mécanisation des moyens de travail , lextraction du minerai a fait un véritable bond en avant, au xve et au xvie siècles . Lobtention de quantités plus importantes de métal, lexploitation de gisements plus profonds et louverture de mines nouvelles, une organisation relativement systématique du travail, tous ces symptômes indiquent clairement quun des métiers les plus anciens se transforme. La recherche et le traitement des minerais, la connaissance de leurs propriétés et des possibilités de combinaison, appellent des talents spécifiques nouveaux. Non seulement en ce qui concerne lessai, cest-à-dire létude des proportions qui entrent dans une préparation de produits métallurgiques, mais aussi pour ce qui est de la reconnaissance des signes géologiques qui permettent de déceler la présence du métal, des savoir-faire autonomes commencent à se constituer. Parallèlement souvrent des écoles spécialisées telle la Bergschule créée par les Fugger, où enseigna le père de Paracelse et la littérature propre aux phénomènes qui ont lieu dans le monde souterrain, découvert en même temps que lAmérique, prend son essor . Lenthousiasme que suscite un champ dexploration inconnu et lintérêt pécuniaire se mêlent pour recommander la technique propre à faire reconnaître, aux dires de Rabelais « tous les métaulx cachéz au ventre dez abysmes, les pierres de tout Orient et Midy ». Les notions sont encore obscures, la transmission des connaissances malaisée, et le langage manque à tel point quil faut dabord linventer. Georges Agricola mentionne cette nécessité dans la préface de son célèbre ouvrage De re metallica :
« Puisque lart des mines ne se prête pas au langage châtié, mes livres manquent de raffinement dans le style. Les choses dont je traite dans cet art des métaux manquent parfois de noms. Pour cette raison, jai été contraint par une nécessité, pour laquelle il faut me pardonner, à en décrire certaines au moyen de combinaisons de mots, et à en distinguer dautres par des noms nouveaux » .
Ce travail de description, de classement et danalyse des opérations dordre métallurgique conduit à la réunion des dextérités, des dialectes ou des recettes de métier, des procédés de travail portant sur les qualités des minerais, pierres et sels de toutes sortes, en un corpus qui deviendra celui de la chimie. Avant quon y aboutisse et même lorsque la chimie sera constituée, la métallurgie nen profitera pas avant le xixe siècle lattention est attirée sur les éléments accessoires que lon trouve dans les mines ou qui entrent dans le traitement des minerais estimés à cette époque essentiels, à savoir le fer et lor. Il sagit notamment du mercure, de larsenic, de lantimoine, de divers sulfures, dacides, de sels, etc. Des ressources complémentaires se dégagent et deviennent disponibles, ressources en matériaux et en savoir, dont lampleur quantitative fait augurer de léclosion de nouvelles pratiques.
En deuxième lieu, le renouvellement de la médecine est un facteur décisif pour la naissance de lart chimique. Il résulte à la fois de la dissolution du cadre monacal et de laccroissement de la population urbaine. A partir du moment où les liens avec la vie monastique se relâchent, où fonction religieuse et fonction professionnelle ne se confondent plus, où les préceptes philosophiques et le rituel perdent de leur autorité intellectuelle, les médecins peuvent à la fois affronter dautres aspects du réel et rétablir lidentité de leur profession . Le discrédit dans lequel était tombé le respect du secret des arts, le déclin des guildes, ouvraient justement devant eux une carrière immense de connaissances que leur éducation supérieure à celle de bien des artisans leur permettait de saisir. Le mouvement déclenché, ils se hâtèrent dextraire de leur milieu tout ce qui pouvait servir à leur fonction : remèdes de bonnes femmes ou drogues de guérisseurs, pratiques de barbiers et conseils dépiciers. Le contact avec les mécaniciens dune part et les peintres ou les sculpteurs dautre part leur permit, en faisant fond sur lanatomie, lart de la dissection, de saffranchir de lobligation de choisir entre un diagnostic bavard et une médication routinière. Le corps humain redevint lorganisme quil fallait comprendre, et que lon pouvait examiner.
Laccroissement de la taille des villes exigeait une hygiène plus stricte ; il créa aussi une clientèle qui ne se contentait plus de lempirisme traditionnel. Les hôpitaux, en particulier après la réforme de la religion, passèrent souvent dans des mains laïques. Lenseignement clinique se développa de pair avec le milieu hospitalier. Les guerres ne furent pas étrangères à cette renaissance médicale. Lapparition de nouvelles armes plus meurtrières, notamment des armes à feu, la taille des armées et leur organisation rendirent nécessaire la multiplication des médecins et des chirurgiens. Ces derniers ne se bornent pas à soigner le corps, ils sefforcent dêtre utiles à plus dun titre. On les voit pratiquer conjointement lastrologie, la pharmacie et même le métier dingénieur. La recherche dun protecteur, dun employeur, dune clientèle, et lappel des cités les portent constamment dun endroit à lautre, les contraignant à exercer leurs capacités de manière polymorphe.
Cette condition itinérante et cette multiplication des médecins professionnels ne pouvaient manquer de provoquer une augmentation de la découverte et de la consommation des remèdes. Le pharmacien se sépare de lépicier et commence à rechercher son autonomie, sa dignité dhomme de métier : il lui faut bien deux siècles pour y parvenir . La connaissance des herbes et des simples, la préparation et lusage des teintures, laction de divers sous-produits métallurgiques, tout cela devient son domaine. Il ne comprend pas seulement la collecte et le traitement des produits animaux et végétaux, mais aussi la préparation des « esprits » (de vin, etc.) et des produits de la distillation, la concoction des extraits actifs et la combinaison des composés que nous nommons aujourdhui chimiques. La découverte de lAmérique a permis lélargissement de la pharmacopée végétale des préparations extraites de nouvelles plantes tabac, ipecacuanha, quinquina, théier, caféier entrent dans la composition de médicaments inédits. Lamélioration du travail du verre et de la porcelaine facilite la conservation des « matières médicales », des substances servant à les préparer. Cependant, la découverte qui a eu le plus de retentissement, du point de vue qui nous occupe ici, est celle de la vertu curative des minéraux. Ce nest peut-être pas tout à fait un hasard si nous devons lemploi des produits minéraux en médecine à Paracelse, qui était le fils dun médecin exerçant dans une école des mines, et qui a lui-même fait un apprentissage dans lunivers souterrain .
Cest en tout cas lui qui a donné une impulsion décisive à lemploi de médicaments à base de métaux dans le traitement des maladies .
Certes ; il serait absurde de prétendre que Paracelse a été le premier à concevoir cette idée ; il est toutefois le premier à lui avoir donné léclat et la force nécessaires pour simposer. Lorsque ces ressources secondaires de lart minier devinrent partie principale de la médecine, lart chimique était né. Assurément, on peut bien noter la présence dune multitude darts dits chimiques, qui se sont développés à cette époque ; mais lévidence historique nous oblige à les négliger et à voir dans cette interférence le moment historique décisif.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
2. Le sommeil de lalchimie.
La régression de lalchimie (dont le domaine se confinait exclusivement à la métallurgie) incapable datteindre ses fins complexes ou ténébreuses et détendre son champ daction, en est un signe. Non pas que son esprit, son aspiration à la transmutation des métaux aient disparu dun seul coup. De très grands chimistes, jusquà la fin du xviiie siècle, respectèrent son idéal et le crurent irréfutable. Les recettes quelle celait, le langage quelle avait créé, ont imprégné toute la chimie à ses débuts. Elle correspondait à une période où lon navait pas encore réussi à utiliser les matériaux accessoires de lexploitation des mines et où les connaissances minéralogiques obtenues à leur propos ne suffisaient pas non plus à provoquer une amélioration des opérations propres à la métallurgie. Pour cette raison, dans ses limites et malgré sa richesse obscurcie par un ritualisme étrange, elle ne se constitua pas en art véritable. Léonard de Vinci a tracé un parallèle saisissant entre lalchimiste et le mécanicien qui cherche le mouvement perpétuel, en disant que celui qui veut faire fortune en un jour vivra dans la pauvreté,
« comme il arrive et arrivera jusquà la fin des temps aux alchimistes qui voudraient créer de lor et de largent, et aux ingénieurs qui croient amener leau morte à séveiller à la vie grâce au mouvement perpétuel ».
Il est probable que les alchimistes se recrutaient dans toutes les classes de la société, parmi les artisans, les commerçants, etc., mais, sil faut en croire un dicton rapporté par Cornelius Agrippa de Nettesheim, « chaque alchimiste est soit un médecin, soit un fabricant de savon ». La carrière désormais ouverte au premier , par lenseignement de la pharmacopée, lengagea sans doute dans une voie plus médiocre que le rêve dune fortune instantanée, mais plus sûre : la voie de lart chimique. Et à son centre, comme son principal objet, se place la médecine ou la pharmacie . Pour sen convaincre, il nest que de parcourir quelques titres ou sommaires douvrages ou de lire quelques définitions de cet art. Le traité de Nicolas Lémery sintitule
Cours de Chymie, contenant la manière de faire les opérations qui sont en usage dans la médecine ,
et celui de W. Davisson, le premier professeur de chimie du Jardin du Roi à Paris
Les Elemens de la Philosophie de lArt du feu ou Chemie. Contenant les plus belles observations qui se rencontrent dans la résolution, préparation et exhibition des Végétaux, Animaux et Minéraux, et les remèdes contre toutes les maladies du corps humain, comme aussi la Métallique (...) très nécessaire à tous ceux qui se proposent ietter de bons fondements pour apprendre la Philosophie, Médecine, Chirurgie et Pharmacie .
Pour répondre à ce quon attend delle et faire la preuve de son efficacité, la chimie sapplique demblée à tous les éléments des règnes animal, végétal et minéral. Le feu et la distillation permettent dagir sur eux et den obtenir les qualités désirées. La réussite thérapeutique, autant que lexpérimentation, constitue une vérification de la justesse des procédés et des notions qui sen dégagent, un mode de connaissance des propriétés des corps mis à lépreuve. Le désir de guérir lemporte sur la curiosité pour les phénomènes naturels, chez les fervents de cet art, de laveu même de Robert Boyle qui pourtant nétait lui-même ni médecin ni pharmacien :
« Mon but principal, en étudiant la chimie, est de soulager plus facilement de leurs maux des patients qui souffrent, car assurément nos remèdes communs sont inefficaces » .
Inversement, ce désir, joint à lintérêt professionnel, attire vers lart chimique un nombre relativement élevé dadeptes, rendant sa connaissance obligatoire dans lenseignement médical ; et, dans la mesure où il leur assure la subsistance, ils sy consacrent et en accélèrent lévolution. Bien plus, afin de pouvoir le communiquer à un groupe plus large pour lequel cet art est dusage quotidien, une clarification du langage, une systématisation des informations, une explication des opérations savèrent indispensables et ainsi rendent possible une élaboration théorique rationnelle. Néanmoins pendant longtemps encore, il sagit dun savoir accessoire de celui du médecin et du pharmacien comme le savoir mécanique était accessoire pour larchitecte et le peintre et cest dans le cadre de la pharmacie et de la médecine que, tout en gardant une individualité qui leur est désormais acquise, se constituent ses moyens institutionnels, théoriques et pratiques. Nous le constatons à tous les niveaux.
A lintérieur du cadre professionnel tout dabord. A des fins denseignement de la matière médicale et de production des médicaments, qui sont en grande partie préparés à laide de végétaux, on voit un peu partout en Europe se répandre les Jardins de Plantes médicinales. Un des premiers et des plus célèbres est celui que fonde Ulysse Aldovrandi à Bologne. Dès le xviie siècle, à Erfurt, on cultive des plantes exotiques dans un jardin botanique, afin dapprendre aux élèves à les identifier, ainsi que les drogues quelles ont servi à préparer. Les résultats des efforts faits
« pour donner un tour pratique à lenseignement se montrent aussi dans le domaine de la pharmacologie, dans la plantation de jardins botaniques. A côté des amphithéâtres danatomie, ils appartiennent aux institutions universitaires les plus précoces » .
En France, un édit de Louis XIII créa un Jardin des Plantes Médicinales tant pour linstruction des Ecoliers en Médecine quautres utilités publiques. Installé sur lemplacement du jardin de Jacques Gohorri, paracelsiste et alchimiste, il allait, pendant près de deux siècles, devenir un centre de recherche où la plupart des sciences des êtres organisés se sont formées ou se sont manifestées avec vigueur .
Ayant trait à lart de guérir, la chimie se développe, soit dans lenceinte de ces jardins, soit dans le cadre, plus vaste, des facultés de médecine . Ainsi le Jardin Royal des Plantes Médicinales , dès sa création, sassure les services de trois démonstrateurs chargés de faire, selon lédit fondateur
« la démonstration de lintérieur des plantes et de travailler à toutes les opérations pharmaceutiques, tant ordinaires que chimiques ».
Ces dernières impliquent des expériences, et la présence de laboratoires. Pendant tout le xviie siècle, en Europe, on voit souvrir un peu partout des laboratoires spécialisés : lInstitut Hermétique de Glauber, le Laboratoire alchimique de Frédéric-Guillaume de Brandebourg, celui dElias Ashmola à Oxford (1683), le laboratoire de J.D. Hoffmann à Altdorf (1683), ceux de Hjärne à Stockholm (1683), de J. Becher à Munich, etc. Une tradition prend corps, celle du laboratoire, où lactivité se concentre sur une discipline, sur son progrès, dans des conditions parfois précaires et souvent malsaines. Voici le maître de Georg Stahl, Johann Becher, se décrivant dans sa Physica subterranea comme
« un homme que nattire ni un foyer somptueux, ni la sécurité de loccupation, ni la gloire ni la santé ; car je leur préfère mes produits chimiques parmi la fumée, la suie et la flamme des charbons attisés par le soufflet ».
Mais le laboratoire nest pas seulement un lieu de découverte, il est aussi, et surtout, pour les hommes de métier, un outil et le centre où leur collectivité se rassemble , à des fins aussi bien productives quéducatives. La Société de lArt et du Mystère des Apothicaires de la Cité de Londres fonde, sur une base corporative, un laboratoire destiné à produire des médicaments « galéniques » et « chimiques ». De leur côté, les pharmaciens de Nantes déplorent labsence de jardin botanique et de laboratoire, qui faciliteraient aux candidats à la maîtrise la confection de leur « chef-duvre ». Aussi installent-ils un jardin et un laboratoire communautaire. Au xviiie siècle même, la Pneumatic Institution, où travailla Humphrey Davy, est le résultat dune souscription volontaire des hommes dart faite en vue détudier les effets physiologiques de linhalation de divers gaz.
Au fur et à mesure que ces centres prennent de limportance, ils rassemblent non seulement des praticiens, des professeurs et des élèves, mais aussi concentrent des moyens dobservation et dexpérimentation. Aux appareils de distillation, à ceux de traitement des minéraux, sajoutent, quand ils deviennent utilisables, le thermomètre, et, notamment pour lexamen des propriétés des gaz, le baromètre et la pompe pneumatique.
La médecine et la pharmacie ne se sont pas contentées dencourager lorganisation des laboratoires et de contribuer à leur équipement. Elles ont aussi stimulé la découverte, en facilitant lélaboration dhabitudes intellectuelles. Non seulement la purification et lisolement des éléments sont dus à des pharmaciens et à des médecins, le chrome et le béryllium à Vauquelin, luranium et le zircon à Klaproth, le palladium et le rhodium à Wollaston et le cobalt, le bismuth, le manganèse, le nickel à leurs confrères du xviiie siècle, mais les controverses dordre médical ont conduit à des découvertes cruciales dans lhistoire de la chimie. Lexemple de Joseph Black, professeur de chimie et danatomie, est particulièrement révélateur.
A lépoque, on traitait les calculs de la vessie au moyen de soluté de chaux, et un certain Docteur Whyte prétendait que celui quil préparait à partir du calcaire des écailles dhuître était bien plus efficace que le soluté ordinaire. Black sefforça de trouver un solvant qui, à la différence de la soude caustique, nattaquerait pas le tissu de la vessie, et ses expériences portèrent sur le carbonate de magnésium. Il saperçut que, si lon faisait chauffer celui-ci, il se dégageait un gaz, tandis que le carbonate se changeait en « magnésie calcinée ». Celle-ci pouvait se combiner à divers acides pour produire les mêmes sels que le carbonate de magnésium (ou « magnésie blanche ») mais non effervescents. On retrouvait la magnésie blanche si lon traitait la magnésie calcinée par des alcalis (sodium ou potassium).
Black répéta ses expériences sur la chaux. Il obtint le même gaz, et de la chaux vive, quil réussit à régénérer au moyen dun alcali. Il donna le nom dair fixe à ce gaz, parce que la chaux ou la magnésie le fixaient sous forme solide. Il établit aussi quun gaz pouvait participer à une réaction chimique au même titre quun liquide ou un solide : ainsi se trouva ruinée la théorie contraire de Van Helmont, et la recherche en ce domaine fut vivement stimulée.
Toutes ces découvertes sont autant de prémisses de la révolution de Lavoisier, et lon peut mesurer la répercussion de ces intérêts proprement médicaux sur lavènement de la science chimique. Pour ce faire, il faut les saisir dans toute leur ampleur et voir quils sintègrent à une conception plus générale des phénomènes matériels et de lordre naturel. Sinon, on ne prendrait quune vue bien limitée de lart, des ambitions quil nourrissait alors et aussi des apports quil pouvait fournir lorsquil débouchait sur le terrain spécifique de la philosophie mécanique prédominante. Car, à proprement parler, lhorizon du chimiste dépassait celui de la manipulation laborieuse et de lobservation méticuleuse. Ayant purifié, combiné tant déléments, il ne croyait pas uvrer uniquement dans le domaine des artifices commodes, mais agir sur les processus et découvrir les principes mêmes de la nature. Il en fut ainsi dès linstant où léloignement de lalchimie prit un caractère définitif.
A partir des processus observés, on pouvait inférer ceux de lordre naturel dans son ensemble et, pourrait-on ajouter, dans son unité, car les règnes animé et inanimé sy trouvaient solidement articulés. Dans le détail, au niveau des phénomènes particuliers, le chimiste est parfois atomiste, parfois non. Dans la totalité, il conçoit lunivers comme un être unique en évolution, et comportant des stades ou des étapes dorganisations qui se métamorphosent les uns dans les autres. Il pose à lorigine de lévolution un ou plusieurs principes ou racines destinés à subir les diverses combinaisons. Cette doctrine moniste, qui implique surtout une évolution ascendante, veut expliquer et comprendre, telle la Chimie philosophique de Nicolas Lefèvre, les cieux, les météores, la genèse des minéraux et lalimentation des plantes ou des animaux. Elle accepte lidée que Boyle lui-même na pas rejetée que certains métaux croîtraient dans la terre comme les êtres vivants, et Hoffmann, par exemple, admet linfluence des planètes sur le climat, le corps humain et les phénomènes qui ont pour siège les éléments. Réminiscences de lalchimie, dira-t-on. Mais les vues de celle-ci ne furent-elles pas acceptées par un grand nombre de chimistes, ne pénétrèrent-elles pas la science ? Lessentiel est de constater que la chimie porte en elle une vaste vision de la matière et de lunivers, quelle associe constamment les découvertes particulières à des principes généraux et quen conséquence elle prétend sappliquer à toutes les parties de lunivers. Un titre comme « Meditationes physico-chemicae de origine mundi » (1779), du professeur de chimie enseignant à Uppsala, en dit long sur ses ambitions. Simultanément elle veut étendre son domaine à beaucoup darts. Il nest, pour sen rendre compte, que de jeter un coup dil sur luvre publiée de Georg Stahl, le premier à avoir donné à la chimie une utilité théorique. Les matières médicales et pharmaceutiques y sont bien entendu représentées , la métallurgie ou la teinture y figurent également . Porter un jugement sur la qualité réelle de cette littérature technique naurait pas plus dintérêt que de critiquer lextravagance des hypothèses qui la soutiennent ou limage des processus matériels qui laccompagne. Elle est avant tout lexpression de la conviction intime du chimiste, de la vision répandue avec la chimie, de lempire quelle exerce sur une fraction importante des arts et de la technique dont elle est conjointement la source et la synthèse. En 1726 déjà, Réaumur affirmait :
« La chimie, dont les recherches paraissent assez vaines à ceux qui ne connaissent pas son véritable objet, pourrait devenir une des plus utiles parties de lAcadémie (des Sciences) ; ne vantons point le secours que la médecine en pourrait tirer, ne la regardons que par rapport aux arts, à qui elle pourrait être plus utile que les mechaniques mêmes ».
La prophétie, car cen est une, ne se fonde pas seulement sur lexistence dattaches évidentes avec la métallurgie ou la verrerie : elle jaillit de la possibilité dinsérer dans le champ du laboratoire, de lexpérimentation, de soumettre à leurs méthodes, à leurs modèles et à leurs notions la plupart des procédés et des habiletés empiriques. Réorganisés quant à leurs routines particulières, enchaînés les uns aux autres quant à leur contenu, ceux-ci peuvent se manifester en tant quils sont centrés sur quelques opérations générales mélange, séparation, distillation, fermentation etc. en constituant des variantes dun art la chimie et sont saisis, par ce biais, essentiellement comme arts chimiques.
Ceci suppose quon les ait réunis, pénétrés, et reconstitués sur un autre mode. Lassimilation de tant de métiers par la connaissance chimique sous-entend le pouvoir de les engendrer à nouveau, de les « détruire » en tant que tels suivant lexpression de Liebig et en même temps de sélever au-dessus deux. A la fin du xviiie siècle, on a pris fermement conscience dun terrain réservé à la chimie et dun rayon daction étendu pour ses opérations , dune spécificité et dune supériorité, intellectuelle dabord, opératoire ensuite. Le temps est venu pour elle de se dissocier de la médecine, dinjecter ses ressources et ses savoirs dans tout le corps de la société, et den créer le besoin.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
III. Lopposition à la mécanique
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
1. Lébauche dune nouvelle catégorie naturelle.
Si la chimie et le chimiste affermissent leur position, ils le font en partie à côté des disciplines mécaniques, en partie contre elles. A partir du moment où celles-ci avaient pris un sens naturel et technique, qualifiant les phénomènes sous langle de la force et du mouvement, envisageant les habiletés dans la perspective de lemploi des instruments mathématiques et de la mesure, les effets proprement chimiques, qui ne pouvaient se ramener au schéma général, devaient être considérés séparément, une fois quune certaine maturité avait été atteinte dans ce domaine. La seule unité qui pût encore les englober était dordre social, résultant de la communauté de tous les métiers, de tous les savoirs, faisant appel au travail manuel. Ce que Boerhaave, savant jouissant dune très grande autorité au xviiie siècle, juge nécessaire de rappeler :
« Par les arts mécaniques, on entend ici ceux qui demandent quon mette la main à luvre, et non pas cette mécanique qui fait partie de la physique, et qui explique les forces des corps par des propriétés communes à tous : celle-ci est du ressort de la géométrie, et elle ne tire aucun secours de la chimie ; au lieu que cette dernière contribue beaucoup à la perfection des arts dont il sagit ; et qui consistent à travailler et à changer les corps » .
Les signes de cette cassure et de cette compartimentation sont nombreux, de même que ceux qui montrent la réserve à laquelle se heurtent la chimie et les chimistes. Leur savoir paraît rude et peu conforme aux canons mécaniques. Les raisonnements mathématiques y tiennent peu de place, les doctrines ne sont pas partagées unanimement, leurs énoncés ne découlent pas de quelques principes clairs et assurés. Fontenelle traduit vraisemblablement une opinion générale lorsquil dit :
« Lesprit de chimie est plus confus et plus enveloppé ; il ressemble plus aux mixtes où les principes sont embarrassés les uns avec les autres : lesprit de physique est plus net, plus simple, plus dégagé, enfin il remonte jusquaux premières origines et lautre ne va pas jusquau bout ».
On serait tenté den voir la raison dans une différence dévolution, de sarrêter à la comparaison frappante, dans ses résultats, entre une connaissance presque parfaite et une autre qui lest beaucoup moins ; mais cela serait insuffisant. Cela nexpliquerait pas pourquoi, malgré sa présence évidente dans la pratique, dans lenseignement, dans les académies des sciences, les philosophes, les savants de cette époque, naccordaient pas dattention à la chimie ou même sen désintéressaient. Boerhaave le constate :
« Cest de la Chymie quil faut vous entretenir. De la Chymie ! Quoi, dun art dont les dehors paraissent si bruts, et grossiers, quil a pour ainsi dire rompu tout commerce avec les philosophes, quil est inconnu et même suspect aux sçavans » .
Les philosophes ne se flattaient-ils pas, justement, de sassocier à des opérations manuelles, de pénétrer dans les ateliers des artisans, de suivre leur exemple et de faire mieux queux ? Mais comment ne pas voir quune philosophie mécanique élaborée à partie de la science des engins, appréhendant le monde à limage dune horloge, trouvait dans la chimie un champ de réalités inassimilables à elle, étrangères et, somme toute, accidentelles ou inessentielles ? La seule tentative rigoureuse pour associer processus mécaniques et processus chimiques, celle de Robert Boyle, demeure sans lendemain bien quelle ne soit pas un échec. Un fossé séparait les deux domaines. Émile Meyerson observait avec raison :
« Il est, en général, malaisé de se rendre compte quelle était la véritable opinion des physiciens des xviie et xviiie siècles au sujet de ce que nous appelons les phénomènes chimiques. Il y avait là un domaine mal connu, nous dirions mal famé, constitué par un amas formidable de faits mystérieux... Robert Boyle est le seul homme de cette époque qui fasse exception. A la fois grand comme physicien et comme chimiste, il cherche à réunir les avantages des deux méthodes. Mais Boyle ne fit pas école : après lui la séparation entre physiciens et chimistes continua comme auparavant » .
Mépris et ignorance, incompatibilité entre le contenu de la philosophie mécanique et celui de lart chimique décrivent des conditions qui ont subsisté pendant plus de deux siècles. Si lart chimique est méconnu ou décrié, si on nentend pas sa parole, cest que la grammaire de son discours est aussi inaccessible à un mécanicien que lest le swahili aux oreilles dun Français ou dun Allemand. Aussi les chimistes vivent-ils, travaillent-ils et se développent-ils dans un monde à part.
« Les chimistes, écrit Venel , forment un peuple distinct, ayant sa langue, ses lois, ses mystères, et vivant presque isolé au milieu dun grand peuple peu curieux de son commerce, nentendant rien à son industrie ».
Mais ce « peuple distinct » cherchait-il vraiment à prouver son affinité avec les autres groupes scientifiques, à souligner les traits qui apparentaient son travail aux techniques alors prédominantes ? Non pas. A lintérieur de la médecine déjà, deux écoles saffrontaient : liatromécanique et liatrochimie. La première, dont le maître fut le mathématicien italien Borelli, concevait le corps, son fonctionnement et son dysfonctionnement, sur le modèle des machines et de leur mouvement. La seconde, dont lorigine remonte à Van Helmont, explique les phénomènes vitaux à laide de représentations empruntées à la fermentation, à la distillation ou à lactivité des acides et alcalis. Plus généralement, les chimistes ont une manière propre, nous lavons constaté, daborder les processus matériels, et, dans le domaine qui est le leur, les principes mécano-mathématiques leur sont dun faible secours. Un chimiste anglais, Lewis , exprime une conviction partagée par nombre de ses confrères :
« Les propriétés des corps font lobjet de deux sciences, la philosophie naturelle et la chimie ; qui, bien quen de nombreux cas elles soient si étroitement entretissées et alliées de si près quil est peut-être impossible détablir des frontières entre elles, apparaissent en dautres comme ayant des différences importantes et essentielles... La philosophie naturelle ou mécanique semble considérer les corps principalement comme étant des agrégats entiers ou des masses entières... soumis à des lois mécaniques et réductibles à des calculs mathématiques... La chimie considère les corps comme se composant dune espèce particulière de matière » dont les propriétés ne sont « soumises à aucun mécanisme connu, et qui semble gouvernée par une loi dune autre sorte... Il semble important que ces deux modes daffections des corps soient maintenus distincts, comme de nombreuses erreurs ont été commises du fait quon a appliqué à lun les lois qui sont valables seulement pour lautre ».
La matière, telle est la teneur de ces déclarations, nest pas la même pour le mécanicien et pour le chimiste, nest pas saisie dans une perspective analogue par lun et par lautre. Ce qui pour lun est existence pleine est pour lautre abstraction : ce qui pour le premier est loi générale applicable en toutes circonstances nest pour le second que règle particulière ayant un champ de validité déterminé. Le réel est différent pour chacun, propre à chacun. Et aussi le mode daction sur ce réel.
« Les chimistes, déclare Venel, ne shonorent daucun agent mécanique... Ce nest pas par le goût contraire, par un courage affecté, que les chimistes nadmettent point de principes mécaniques, mais parce quaucun des principes mécaniques connus nintervient dans leurs opérations ».
Effectivement, le développement de la technique mécanique, du mécanicien, qui a précédé celui de lart chimique et du chimiste, sest répercuté sur la plupart des métiers dans la mesure où les artisans qui les exerçaient, partant de matériaux, dépensant une certaine énergie physique et saidant doutils, donnaient une forme à ces matériaux. Il a aussi laissé apercevoir lexistence dun secteur qui ne relevait pas delle, celui de la transformation des matériaux, des propriétés des matières premières, des propriétés conférées à une seconde matière dont la constitution nest plus la même : ainsi la graisse qui se change en savon, le sel en soude. La substitution dune substance à une autre avant la création de lindustrie chimique, les pharmaciens ont remplacé des matières organiques par des matières inorganiques leur séparation, lélimination des impuretés, participent dune même catégorie de travaux. Celle-ci na pas pour facteur décisif « lagent mécanique », que ce soit la force de lhomme ou lintervention de linstrument. Nous sommes donc en présence de deux familles de techniques possibles que lévolution de la science de lingénieur a rendues plus évidentes. En soulignant loriginalité de chacune, Robert Boyle recommandait lune et lautre à lattention du philosophe expérimental :
« Bien que ce qui a été représenté de lutilité de la philosophie expérimentale des métiers appartienne surtout à ceux où les productions de la nature sont employées à des usages humains par ces opérations où la nature elle-même, plutôt que lartificier, semble jouer le rôle principal, tels que les métiers de brasseur, boulanger, jardinier, tanneur, je nen exclurais pas les métiers mêmes où lartificier semble être lagent principal, et dans la production dernière desquels la chose essentielle que lon a coutume de considérer est la forme ou figure adventice que lartificier, en tant quagent intelligent et volontaire, donne, à laide de ses outils, à la matière quil travaille, comme dans les métiers du forgeron, du maçon, du coutelier, de lhorloger, et dautres métiers manuels. Car ils consistent plutôt en dextérité manuelle des hommes, quen une ordination habile des productions de la nature par leurs opérations matérielles réciproques ».
Le chimiste, devant jouer par rapport à la première espèce darts le rôle du mécanicien par rapport à la seconde, se trouve demblée confronté à un mode particulier daction sur les phénomènes matériels, héritier présomptif dune somme de savoirs et de pratiques qui lorientent vers dautres attitudes et dautres relations avec le monde objectif. Les facteurs actifs, découverts ici, sont distincts des facteurs propres à la technique dont lingénieur est linitiateur et le guide. Il nest donc guère étonnant que cette impossibilité dassimilation des deux domaines, de réciprocité, ou encore de transgression des frontières qui séparent les zones respectives, soit signalée avec autant de netteté. En même temps quapparaît la chimie, se profile à travers elle lébauche dune nouvelle catégorie naturelle ; la division dont jai décrit les symptômes devient manifeste.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
2. Linstrument chimique, lunivers froid et lunivers chaud.
Deux impératifs jalonnent lhistoire humaine de la nature : que la nature soit là où est lartifice ; lavenir dun ordre naturel est un autre ordre naturel. Ils jalonnent également celle de la chimie et de ses rapports avec la réalité instituée, au moment où lon voit des phénomènes apparaître de tous côtés. Une fois son territoire délimité, même imparfaitement, une fois les distances prises, la nécessité devait simposer, pour ses agents propres et les processus objectifs dont elle était le règne, de déboucher, à travers ce qui était considéré comme agencement artifactuel, sur lunivers et létat naturel présents au cur de luvre.
Pour lingénieur et la mécanique, avant quon en arrive à décortiquer la substructure, leviers et roues dentées, poids et chocs, règles géométriques et calcul sappliquent à un univers de forces, abrasant les autres aspects dun monde sans variations de couleurs ni de température, pareil à une immense et majestueuse machine hydraulique. Mais quel est linstrument principal du chimiste, le milieu avec lequel il sarticule ? Son appellation ancienne nous le dit : cest le feu.
« Un chimiste est par tradition un « travailleur du feu » et lélucidation de la nature de la combustion a constitué la démarche décisive de la fondation de la chimie moderne .
On sait que Van Helmont, le créateur de liatrochimie médicale, se considérait comme un philosophe par le feu , et le manuel de Davisson porte le titre : Philosophie de lart du feu ou Chemie. On sait aussi que, dans la réalité et dans limagerie commune, ce qui faisait la particularité du travail concret et de laction du chimiste, comme de lalchimiste avant lui, cétait de soumettre à lépreuve du feu la plupart des matériaux, de vivre dans une atmosphère où tout était destiné à une transformation des propriétés par combustion. Avec véhémence et précision, Paracelse trace le portrait de lhomme de lart, tel quil lentendait et le voulait :
« Je fais léloge des physiciens chimistes spagiriques, car ils ne fraient pas avec les oisifs ni ne se promènent somptueusement vêtus de satin, de soie et de velours, un anneau dor au doigt, un poignard dargent suspendu au côté, des gants blancs aux mains, mais ils effectuent leur travail particulièrement au feu jour et nuit. »
Les chimistes conçoivent le feu comme lélément le plus important de lunivers, ladjuvant le plus efficace des opérations humaines. Il symbolise lattribut de lhomme de métier et de lhomme en général ; il est également linstrument technique quil faut maîtriser en priorité . Parmi les moyens auxquels il est indispensable davoir recours pour purifier ou isoler une substance particulière, la première place lui revient :
« Je commencerai, écrit Boerhaave , par le feu, sans lequel aucune opération chymique ne sest faite ou ne pourra se faire ; ce quon ne peut dire assez généralement des autres instruments ».
Pratiquement, toute interrogation devait partir de lui, sy rapporter, le prendre pour modèle ou paradigme principal. La méthode expérimentale, en chimie, semblait être entièrement fondée sur son emploi, sur son intervention à lintérieur même de la structure de la matière .
On comprend dès lors que ce soit à son sujet que sélabore la première théorie chimique, quil lui fournisse son motif et son schème. Quest-ce que le feu ? Comment agit-il ? Voilà les questions primordiales auxquelles il faut répondre. Les opinions ont varié et il a été tenu tantôt pour un produit artificiel, tantôt pour un élément capable de se combiner avec dautres éléments. La chaleur, la combustion, la lumière, la vaporisation, etc. étaient ses attributs sensibles , et cest à partir deux quil convenait de lanalyser. Mais comment sont-ils produits ? Quelle relation existe-t-il entre le feu et ses attributs ? La littérature chimique abonde en essais destinés à éclaircir un problème aussi mêlé de présupposés dorigine aristotélicienne ou atomiste. Donner une réponse correcte apparaît comme une exigence capitale :
« Si nous nous trompions, disait Boerhaave , dans lexposition de la nature du feu, notre erreur sétendrait sur toutes les branches de la physique, et cela, parce que, dans toutes les productions naturelles, le Feu, comme je lai déjà remarqué, est toujours le principal agent ».
Les phénomènes vitaux, la respiration par exemple, étaient également conçus par analogie avec le feu, et lexplication physiologique donnée à leur propos prolongeait et élargissait lexplication physique. Puisque tout tourne autour de la combustion, cest elle que la théorie se propose délucider, cest à travers elle que séclairent les processus naturels. La place nous manque ici pour décrire la très longue succession dessais entrepris dans cette direction , et aussi pour les examiner par le détail. Dans la combustion, on considère à la fois lagent qui la produit et lélément qui la rend possible, à savoir lair ou un gaz quelconque. Ceci nous paraît évident. Mais, avant Georg Stahl, les chimistes ou bien adoptaient les quatre éléments dAristote (terre, air, eau, feu) ou bien en concevaient de nouveaux. Là où prédominait linspiration atomiste ou mécanique, le recours à des corpuscules de feu simposait. Le grand mérite de Stahl fut de rompre avec ces tentatives dictées par dautres modes de transformation et dexistence de la matière, de se situer à lintérieur des phénomènes essentiels à laction chimique et den expliciter les conditions.
Telle est la signification quil faut attacher au fait quil ait placé la combustion au centre de la chimie. On connaît sa conception. Tout dabord, il réunit dans une seule classe des phénomènes aussi dissemblables, en apparence, que la calcination dun métal et lignition des matières organiques. Chaque corps était doué de combustibilité, qualité que lon estimait se transporter dun corps à lautre. De là à y voir lindice dun transfert de substance matérielle, il ny avait quun pas. Pas franchi en imaginant une substance particulière, le phlogistique, responsable des actions du feu, principe du feu. Présent dans les corps, il se sépare deux lors de la combustion, et cette soustraction explique la modification des propriétés des corps lorsquils senflamment. Le soufre privé de son phlogistique donne naissance à lacide vitriolique, le métal calciné à lair perd le sien et se transforme en chaux :
« En résumé, dans lacte de la combustion, déclarait Stahl, intervient comme instrument et se montre très puissant le feu, fervent, ardent : mais dans la substance même du composé intervient comme ingrédient, ainsi quon le nomme couramment, comme principe matériel, et comme constituant de tout le composé, le matériau et le principe du feu, non le feu lui-même. Cest celui-ci que jai été le premier à nommer phlogistique ».
Par rapport à ce principe, lair ou un autre gaz joue le rôle dun « absorbant », puisque cest à eux quil sunit. On remarque certes une variation concomitante du poids des corps : un métal calciné, par exemple, devient plus lourd . Mais, en regard des autres propriétés, des modifications proprement physico-chimiques, la variation de poids paraissait secondaire, elle ne constituait pas un indice des procédés que lon supposait à luvre. G. Stahl déclarait quon pouvait négliger le poids du principe dinflammabilité. Bien plus, lair et le gaz restaient pour ainsi dire en dehors de la réaction, rien nayant prouvé jusqualors quils entraient dans la composition des substances.
La révolution chimique de Lavoisier se produisit dans ce contexte. Le fait capital a été certes la découverte de loxygène. Non moins capitale a été la démonstration, par Joseph Black, du fait quun gaz, l« air fixe », pouvait se combiner avec un solide. Dès lors il devenait possible dadmettre que lair, le gaz interviennent dans une réaction, et que le feu nest que l« instrument » qui déclenche cette réaction. Au cours de la combustion, on nassiste pas à la soustraction dun « principe dinflammabilité », mais à laddition dun principe matériel ; bref ce nest pas le phlogistique qui est retiré du métal au cours de sa calcination, cest loxygène qui sy ajoute. Fait prouvé par laugmentation de poids des corps qui brûlent. La quantité de matière représente alors un indice important des processus chimiques. Toutefois ni Lavoisier ni la plupart des chimistes ne renoncent à lidée quil existe des corps impondérables, à lhypothèse du caractère substantiel du feu ou de son correspondant, la chaleur. Assurément, on considère loxygène comme la « cause » de transformation des acides . Quelle est la « cause » des gaz ? Cest le calorique la « matière de la chaleur », suivant lexpression de T. Bergman puisque la saturation en calorique impose aux corps létat gazeux. Nous sommes toujours dans un univers où subsistent des fluides impondérables. Et cest bien le fait marquant à côté du monde mécanique, formé de corps graves et de mouvements, se place le monde chimique des substances sans poids et des fluides inflammables. A côté dun monde discontinu, où les solides matériels ont limpénétrabilité pour propriété commune, on aperçoit un monde qui accepte la continuité et la pénétrabilité des substances par un corps privilégié , le calorique lavoisiérien, ou tout simplement le feu, « matière subtile qui pénètre les corps les plus denses » .
Le fait de concevoir la chaleur comme un fluide ou une substance était-il une déficience de la part des chimistes ? Ne connaissaient-ils pas la théorie cartésienne, nattendaient-ils pas quelque confirmation expérimentale à linstar de celle que fournit Rumford plus tard ? En vérité, la chaleur en tant que mouvement, le processus en tant que résultat mécanique restaient étrangers à leur horizon, ne répondaient ni à leur expérience, ni à leurs exigences conceptuelles. T. Bergman connaissait loption :
« Dès les temps les plus reculés, la nature du feu a exercé le génie des philosophes, et jusquà présent lon nest pas encore parvenu à concilier les différentes opinions sur ce sujet. Lon a même mis en question si les phénomènes que lon attribue au feu dépendent dune matière particulière ? Ou sils ne sont dus quau seul mouvement des molécules qui composent les corps ? .
En bon chimiste et partisan de G. Stahl il rejette la possibilité dune explication mécanique du principal agent et phénomène de sa discipline. A. Fourcroy, partisan de Lavoisier, pense de même. Pour lui, la matière qui engendre la chaleur est le calorique, le corps qui, avec la lumière, est le plus répandu dans lunivers . Il proteste donc fermement contre son assimilation au mouvement et considère que les preuves apportées en faveur de cette conception sont peu convaincantes.
Voici donc opposées, on ne peut plus clairement, les opinions chimiques et les opinions mécaniques au sujet dun phénomène aussi essentiel que la chaleur, les uns linsérant dans le monde des fluides impondérables, les autres dans celui des corps en mouvement et se frottant les uns contre les autres, résistant les uns aux autres. Et si, pour rendre raison des réactions chimiques de laffinité des corps, comme on disait on fait appel à un modèle de la philosophie newtonienne, qui était prépondérante et si rigoureuse, cest à la loi dattraction quon a recours. On a pu dire, avec à propos, quen loccurrence
« la loi de gravitation universelle pour rendre compte de la chimie sassouplissait en saltérant : en douant chaque substance de propriétés spécifiques, de qualités que lénoncé de Newton ne laissait aucunement prévoir, les savants, tout en rendant son application plus facile, lui firent perdre de sa pureté, de son homogénéité, de sa grandeur » .
Pouvait-il en être autrement ? La loi de Newton, dans la philosophie mécanique, était la seule loi véritablement non-mécanique , laction à distance se prêtant aux interprétations les plus diverses. Même ainsi, la traduction de labstraction en affinité, la tentative pour imaginer un modèle qui empruntât quelque chose à celui des forces gravifiques , est restée longtemps sans écho .
Ce serait aller trop vite que de négliger les possibilités offertes, lascendant et la fascination exercés par les schémas atomistiques et mécaniques . Non seulement ils fournissaient un langage plus élaboré et une armature plus puissante, mais encore ils semblaient ouvrir la porte à une application féconde des mathématiques. Pour une partie des chimistes, la philosophie mécanique était le critère du savoir, le signe de lépanouissement total dune forme de connaissance. Mais, à vrai dire, on ne dépasse pas le stade des déclarations dintentions, et on se contente dexprimer le désir dégaler le savoir le plus élevé, de profiter de son acquis et de se mettre à son école. Le feu demeure « le plus étonnant de tous les phénomènes » , et lorsque Rumford démontre expérimentalement le caractère mécanique de la chaleur, on le réfute, car :
« si lon examine les faits dans leur ensemble, on voit bientôt que la théorie mécanique nous mènerait à des conséquences peu conformes avec la nature des choses. En effet si nous voulons suivre avec rigueur ses principes, on devrait regarder toutes les actions chimiques comme une suite de mouvements intérieurs. Cest même cette conséquence naturelle qui a fait triompher la théorie du calorique, lorsque les faits chimiques, bien examinés, nont plus permis de les déduire des propriétés purement mécaniques » .
La coexistence de ces deux états de la « nature des choses », lévidence sur laquelle reposait chacun, le mode de relation qui leur était respectivement propre, eu égard aux pouvoirs matériels, complètent lesquisse de la division en catégories naturelles que jai décrite, et correspondent à la nécessité de fonder lopération des artifices.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
Chapitre VIII.Lannonce de la révolution scientifique
I. Les deux visages de lart expérimental
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
Le processus inventif associé à lactivité des philosophes mécaniciens, dès le xvie siècle, se voit fixer deux orients. Dune part viser au développement, au parachèvement de ce qui a été trouvé, expérimenté, sur le plan productif, diversifier, surpasser les découvertes tant théoriques que pratiques de lingénieur, de lopticien, etc., représentait un intérêt majeur. Les expérimentateurs se savaient outillés pour améliorer à la fois le contenu des techniques et leurs propres procédés dinvention . Muni des matériaux recueillis dans les ateliers artisanaux, inspiré par les conceptions propres à la philosophie et les opinions des mécaniciens, aiguillonné par les questions soulevées par les uns et les autres, le philosophe pouvait espérer découvrir des rapports inédits, et ainsi enrichir le domaine de la technique et de la nature.
« Jai traité le sujet de la discussion qui précède, nous avertit Robert Boyle , avec beaucoup plus de particularités que je ne laurais fait si ma plume navait été entraînée par lespoir que les choses que jai représentées fournissent des excuses à bien des hommes curieux qui peuvent être entraînés par là à apporter des matériaux philosophiques tirés des ateliers aux érudits, et divulguer les expériences des hommes dart, en vue de lamélioration des métiers eux-mêmes et du grand enrichissement de lhistoire des Arts et de la nature ».
Mieux inventer, éviter le tâtonnement et le hasard, voilà ce quon attendait du philosophe mécanicien, et ce que lui-même estimait pouvoir réaliser.
Dautre part, les disciplines philosophiques, en observant la méthode expérimentale, explorent des phénomènes inconnus ou méconnus pour cerner les conditions de leur existence et établir leur fonction. Sous cet angle, elles se proposent daboutir à la création de nouveaux arts :
« Le philosophe expérimental, affirmait Robert Boyle , peut non seulement améliorer les métiers mais les multiplier ».
Dès lors, lentreprise du philosophe ne diffère point de celle de nimporte quel inventeur, ni lobjectif de la philosophie de celui des techniques ou des arts, puisquelle se propose dobtenir « des résultats analogues ». Cest-à-dire de provoquer des effets, de manier des matériaux, de multiplier les processus, là où ces effets, ces matériaux, ces processus étaient inexistants, même au niveau de la technique .
Le passage essentiel ne serait donc pas celui qui va de lhabileté à la connaissance, mais dune connaissance à une autre ou à un savoir-faire original. Lexpérience, dans ce cas, ne chercherait plus ses moyens et ses modèles dans les ateliers ou sur les chantiers, elle nest pas la transposition dune habileté commune ; elle est son propre commencement et se nourrit de sa propre tradition.
Bien que la philosophie mécanique soit caractérisée par lesprit de découverte, elle reste marquée par le souci immanent à toute philosophie de fournir une explication, de dévoiler lessence des réalités qui sont apparues ou se sont affirmées, soit dans la production celle de lingénieur, en loccurrence soit dans la société, avant que la réflexion dont elle est lincarnation vienne à sinstituer. Il est conforme à la vocation des disciplines mécaniques de reprendre et de soumettre à lexamen toutes les nouveautés que proposent lingénieur, lopticien ou lhorloger. Leur champ sélargit de la sorte et leurs méthodes sont, parallèlement, validées. Par exemple, lorsque la machine à vapeur fut dune application courante, le rapprochement avec dautres mécanismes simposa, et la généralisation des axiomes acceptés conduisit à la création de la thermodynamique. Celle-ci fut, probablement, la dernière branche du savoir à se constituer de cette manière, en partant de la nécessité de transposer, sur le terrain des fondements naturels, ce qui sétait déjà solidement cristallisé dans la technique. La succession des opérations et la distribution des fonctions étaient prévues : les phénomènes mis au jour par lart mécanique étaient transférés, saisis par la philosophie mécanique, et assimilés au modèle prédominant qui déterminait aussi bien les cadres de létude théorique que ceux de lexpérimentation . Une tendance que je qualifierai ici de façon purement conventionnelle comme étant celle de la philosophie expérimentale continue parallèlement à faire linventaire des phénomènes curieux, à proposer des expériences destinées autant à étonner quà faire avancer le savoir. Elle se consacre aux aspects du réel qui ne se sont réalisés ni dans la philosophie ni dans lart mécanique, elle a lambition douvrir de nouveaux horizons, de fonder de nouvelles disciplines, de pousser lélan inventif jusquà ses limites. Ce visage de la pensée et de la préoccupation philosophiques nétait pas absent de luvre des grands mécaniciens. A cet égard, Isaac Newton apparaît comme un Janus bifrons : dune part il rédige les Principes mathématiques de la philosophie naturelle, le paradigme de la connaissance assurée, et dautre part il traite, dans son Optique, de questions qui, précisément, ouvrent sur lunivers inexploré de la lumière, du magnétisme, de lélectricité, de la chimie. Dans une étude très documentée, J.B. Cohen a montré que chacun de ces aspects a été embrassé par un groupe distinct de savants le premier par les mathématiciens et les mécaniciens, le second par ceux qui se livrent justement à des expériences sur lélectricité et le magnétisme. Lécart était tel que les travaux dun Benjamin Franklin, qui faisait manifestement partie de ce dernier groupe, suscitaient les commentaires suivants :
« Un homme qui a passé le plus clair de son temps à étudier les Principes de Newton et les sciences nécessaires à la compréhension de ce livre, pouvait entendre parler de gens qui frottaient des tubes de verre sans éprouver de curiosité ardente pour ce qui en résulterait. Mais plus particulièrement sil était convaincu que Newton avait moissonné une récolte si complète quil ne laissait à la postérité que bien peu de chose à glaner .
Le même chroniqueur ajoute que le grand livre dIsaac Newton
« semble nêtre que peu prisé ou compris de la race actuelle des philosophes » .
Quelle est cette race de philosophes dont on disait, par ailleurs, en exagérant, quelle agit, écrit, conceptualise
« comme si lon navait jamais entendu parler ni rien lu de Sir Isaac et de sa philosophie » .
Nous pouvons, certes, la rattacher à Gilbert, à Guericke, à Robert Boyle, à Réaumur, savants qui, au xviie et au xviiie siècle, se sont particulièrement intéressés au magnétisme, à la chimie, à lélectricité, aux phénomènes de la vie. Cependant, si nous y regardons de plus près, nous les voyons très souvent se recruter parmi les fabricants dinstruments mathématiques, parmi les hommes qui ont fait de la diffusion des connaissances leur métier, et aussi, bien entendu, parmi les amateurs. Un public sétait créé, au xviiie siècle , qui sintéressait aux phénomènes matériels, aux expériences plaisantes, et cherchait, outre lamusement, une instruction qui nétait pas autrement à sa portée. Artisans désireux de parachever leur savoir, manufacturiers attirés par la nouveauté, femmes du monde et gentilhommes, médecins ou rentiers se pressaient aux conférences régulières organisées par ces entrepreneurs de la connaissance. Dans plusieurs classes de la société, mais surtout dans la classe la plus aisée, le goût pour lexpérimentation, pour ce quon nommait les « cabinets de physique », sétait répandu . De même que les fondateurs de la Royal Society de Londres ont commencé à se réunir dans des cafés et ceux de lAcadémie des Sciences dans des demeures particulières, le nouveau public, avide de distraction et de savoir, se réunit dans des clubs et constitue des sociétés à cette fin. De ces sociétés philosophiques, répandues un peu partout, et pour satisfaire lintérêt, répondre à lengouement et agrémenter les loisirs en province, on passe aux foires où, comme à Saint-Germain, des « professeurs de physique » composent des numéros dillusion en utilisant des effets acoustiques et hydrostatiques, ou les étincelles des globes électriques .
La popularité des démonstrateurs est partout attestée et la quête de spectacle est générale . Pour mettre en évidence les effets de la condensation de lélectricité dans une bouteille de Leyde, labbé Nollet prend pour sujets de ses expériences les gardes du roi, ou bien les moines dun couvent de Paris ; il les range en ligne et les lie par du fil de fer : la décharge les fait tous sauter en lair en même temps. Aux conférences de la Royal Institution, à Londres, se pressent les admiratrices de la chimie et de Sir Humphrey Davy . Au Lycée des arts, à Paris, ingénieurs et artisans, avides dinventions et de découvertes, sessaient aux expériences les plus curieuses, où le plaisir du jeu a sa part autant que la préoccupation purement philosophique . Des cours, un embryon de laboratoire et un cabinet de physique y suffisent. Ce serait se tromper lourdement que dignorer le caractère public de ces expériences, de négliger la personnalité de leurs auteurs. Des historiens pour qui la science se confond avec la culture mélancolique de lesprit et le cérémonial académique dédaignent souvent le fait quelle est passée par les réunions mondaines et le champ de foire, et quelle a eu pour apôtres des démonstrateurs tantôt besogneux, tantôt charlatans, dont le génie a suppléé à ce qui pouvait alors être taxé dignorance. Bref, que la physique ludique sest amalgamée à la physique sérieuse, et que de nombreuses découvertes se situent à leur point dinterférence. Il importe den tenir compte, car cette situation non seulement a eu pour conséquence de stimuler la publication douvrages , mais a imprimé son sceau à leur contenu et a infléchi le style dactivité de ces démonstrateurs et philosophes. Nous ne saurions les regarder autrement, et nous commettrions une grave erreur en leur refusant le titre de véritables savants ou de créateurs de science, quand leurs contemporains les ont estimés tels. En tout état de cause, on ne devrait pas oublier quune chaîne continue relie le « professeur de physique » de la foire Saint-Germain au physicien des salons mondains et à celui de lAcadémie des Sciences, et que chaque individu joue plusieurs rôles. Avant dêtre démonstrateur au Jardin du Roi et davoir pour auditeurs Diderot, Rousseau et Turgot , G.F. Rouelle faisait des cours libres . Labbé Nollet publiait dans les Mémoires de lAcadémie des Sciences et faisait courir les snobs à ses séances de physique. Charles Morazé observe à juste titre :
« Entre cette forme élevée dartisanat et lhomme de science (ne leût-on pas appelé en France aussi bien philosophe ?) il nest pas de différence de nature. Sans doute, astronomie et mathématiques ont déjà un acquis antérieur trop riche pour que la compétence puisse simproviser. Mais en physique, chimie et médecine même, lamateur éclairé ou lartisan adroit font plus que le pédant, grand réciteur dautorités, grand liseur délucubrations révolues » .
Évidemment, lamateur éclairé et lartisan adroit se devaient de faire davantage, sinon, comment auraient-ils pu attirer les auditeurs ? Une expérience originale est souvent conçue comme une attraction, destinée à capter lattention ; une invention utile, outre le prestige quelle confère, peut apporter à son auteur bénéfice et sécurité, lui ouvrir laccès à la communauté philosophique ou littéraire .
Un ouvrage représente à la fois une brochure publicitaire, une suite de leçons et un agent propagateur qui permet au lecteur de refaire les expériences décrites. Lauteur y expose avec prolixité ses démarches et ses procédés, inaugurant de la sorte une tradition qui demeurera dans la littérature scientifique, à savoir la présentation des données et des manipulations expérimentales de manière à ce que tout un chacun puisse les contrôler et les reproduire. Dans ces livres, on trouve moins danalyse théorique que de recettes empiriques, ayant trait à lappareillage, à sa construction et à son agencement en vue de provoquer les phénomènes auxquels on prend intérêt. Parfois un ouvrage constitue la charte intellectuelle dune société que le démonstrateur tente de fonder pour poursuivre la réalisation du programme annoncé. Bryan Higgins, le précurseur de la théorie atomique en chimie, édite
« Un programme de recherches chimiques et philosophiques composé à lusage des nobles et gentilshommes qui ont souscrit aux propositions faites pour lavancement des connaissances naturelles » .
Les lecteurs éventuels et les participants aux cours et démonstrations sont invités à souscrire cinq guinées. Avec leur aide, et sur la base de son « Programme », Bryan Higgins constitue en 1793 une Society for philosophical experiments and conversations qui publie régulièrement des comptes rendus de ses activités. Cest dans ce cadre non seulement que sinsère une découverte comme celle de lacétamide, mais que lon conçoit aussi un harmonium chimique : les notes de musique y sont produites par la combustion dun jet dhydrogène dans un tube de verre placé verticalement.
John Dalton, lui aussi, exerçait la profession denseignant et démonstrateur, et faisait partie dune association analogue, The Manchester literary and philosophical society, dans les locaux de laquelle il avait son laboratoire. Le grand J.B. Priestley, pour subvenir à ses recherches et à ses propres besoins, donnait des leçons à Nantwick (Cheshire), et à cette fin avait acheté une pompe pneumatique et une machine électrique. F. Hanksbee, Desarguilier ont également gagné leur vie de cette façon.
L« expérience philosophique » devient familière, les phénomènes quelle traite ne se rattachent plus strictement au domaine de la mécanique. Les démonstrateurs itinérants et les professeurs de physique ou de philosophie expérimentale répandent la nouvelle manière de voir et daborder la réalité. Comme les autres artisans et philosophes, ils préservent et propagent lintérêt pour linvention dans de larges couches de la société . Mais, à lencontre des ingénieurs et des philosophes mécaniciens, ils ne sont que faiblement attirés par la discipline rigoureuse des mathématiques, lélaboration de modèles théoriques stricts, ou les phénomènes qui ont principalement pour source la transformation du mouvement et la combinaison des forces. Ils ne soccupent point de parachever des techniques ou des instruments qui existent déjà. Leur connaissance se veut utile et vise non seulement à instruire, mais aussi à révéler des événements et des processus qui nont pas encore reçu dexpression théorique ou productive. Les « expériences philosophiques » auxquelles ils se livrent touchent aux pouvoirs matériels qui ne sinscrivent pas encore parmi les ressources habituelles de la société, notamment lélectricité, le magnétisme et la chimie.
Profitant de la capacité détonnement et du désir de jouer de la plupart des hommes, possédant la fraîcheur de limagination et la volonté de quitter les domaines trop chargés dacquis, ils engendrent des savoirs nouveaux, qui donnent un autre sens au rapport avec lunivers. A labri de ce simulacre de gratuité, concepts et spéculations se ramifient et prolifèrent avec une surprenante profondeur et une grande liberté, exprimant davantage la fascination devant lorganisation des êtres que la crainte de leur rencontre. Comme sil sagissait dun jeu, où lon essaie et éprouve les phénomènes matériels avant de vérifier leur existence réelle et de les mettre au travail « pour de bon », on se risque à faire des esquisses successives, des ébauches et des brouillons, on se livre à des manuvres et à des répétitions, qui présentent le spectacle du monde comme un monde du spectacle.
Assurément, ces doctrines, ces notions, comme la démarche qui sert à les établir, malgré une volonté de cohérence, restent souvent prisonnières de préjugés et de représentations toutes faites, ce qui empêche de les qualifier de scientifiques ou de théoriques. Létude qua consacrée Gaston Bachelard à lélucidation de leur structure a mis en relief tout ce qui les éloigne de la vision assurée et triomphale dune pensée déductive, capable de contrôler ses démarches et de respecter les règles de sa constitution. Scories et déchets abondent : mais la raideur scolastique et le formalisme mathématique nont-ils pas eu les leurs ? Et, pour être organisés, ils néchappent ni à la tentation de la poésie, ni au risque derrer sans issue.
Cependant, lirruption dune connaissance qui saccepte ou se veut tâtonnante, imparfaite et même inachevée, à un moment où le modèle du savoir intégré et réfléchi le modèle de la philosophie mécanique était si manifeste et normatif, prend lallure dune provocation et dune innovation. A travers elle, la philosophie tente dappréhender non pas ce qui est ignoré, je veux dire ce qui est fait sans quon sache pourquoi, mais ce qui est inconnu, cest-à-dire inexistant et au delà des limites imparties à ses possibilités daction. Y étant parvenu, après avoir maîtrisé et modelé lactivité inventive, à son tour elle commence à être maîtrisée et modelée par cette activité. Ainsi la philosophie se montre sous un autre jour, non pas tant par la transposition et la subdivision des connaissances ou habiletés qui existent que par la mise en évidence directe, linstitution des réalités auxquelles elles correspondent.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
II. Un nouvel ordre de philosophes : la prophétie de J. B. Priestley
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
Les philosophes expérimentaux apparaissent donc comme un groupe à la fois particulier et nouveau. Leur action a un effet transformateur sur lensemble dune catégorie naturelle, sur son système de reproduction, et sexerce demblée au niveau de la fonction autocréatrice de facultés et de savoirs. La fonction productive ne sera modifiée, établie, quultérieurement. Cest là un renversement de la hiérarchie dans lapparition des fonctions qui prévalait dans lévolution des rapports entre lhomme et les forces matérielles.
Quil sagisse là dun événement historique important, J.B. Priestley en a eu conscience dès le début. Principal acteur dune histoire dont il a été un des plus perspicaces historiens, il a embrassé dun regard sûr les courants qui la traversaient. Ainsi fut-il en mesure, sinon den prévoir lavenir, du moins dexprimer les promesses contenues dans les disciplines naissantes. Il voyait que le changement de létat naturel mécanique était inévitable, et quun autre état, ayant ses propres acteurs, se dessinait déjà avec vigueur.
« En suivant donc cette nouvelle lumière, on peut parvenir à étendre les bornes de la physique au-delà de tout ce dont nous pouvons maintenant nous former une idée. On peut découvrir à notre vue de nouveaux mondes, et la gloire du grand Isaac Newton lui-même et de tous ses contemporains peut être éclipsée par un nouvel ordre de philosophes, dans un champ de spéculations tout à fait nouveau » .
Le ton est ferme, lindication précise. Au monde tel quil est conçu, consolidé, dautres mondes sont prêts à se substituer. J.B. Priestley, électricien et chimiste, entrevoit les prodromes de cet événement, qui aura son Newton, au moment précis où son contemporain Lagrange, mécanicien et géomètre, déplore lexistence dun ordre unique, dont le célèbre philosophe anglais a eu linsigne fortune de donner les lois, laissant pour seule tâche à toutes les générations suivantes le soin de les parachever. Le contraste est extrêmement frappant, et la vocation de ces nouveaux philosophes on ne peut plus claire : assurer la suprématie des pouvoirs matériels et intellectuels qui se manifestent dans leurs découvertes. Nous avons vu qui ils sont : démonstrateurs, amateurs, propagateurs de connaissances utiles, expérimentateurs habiles à émerveiller leur public ou théoriciens au sens le plus strict du mot.
« Les expériences électriques, dans presque tous les pays dEurope, ont fourni à loccasion un moyen de subsistance à de nombreuses personnes ingénieuses et industrieuses, qui ne jouissaient pas dune grande aisance et qui ont eu lhabileté de tourner à leur profit la passion du merveilleux quils voyaient être si forte chez leurs semblables » .
Lacception du philosophe sélargit à mesure que les sociétés philosophiques, les disciplines auxquelles elles se consacrent, se multiplient et prétendent accéder à un rang intellectuel plus élevé et même concurrencer académies et établissements royaux reconnus.
Le signe distinctif de lappartenance à la classe des savants est la capacité inventive que lon déploie dans un domaine, quel quil soit. Lérudition, la maîtrise des mathématiques ou de lune des branches de la philosophie mécanique ne suffisent pas pour qui veut être, suivant la terminologie de Whewell, « philosophe physicien ». Le nombre de ceux-ci na pas cessé de croître. Leurs journaux et leurs revues ont une audience certaine, ils intensifient les échanges, enregistrent les contributions majeures ou mineures.
Si la valeur des découvertes originales est le critère suprême, alors un ignorant, sit venia verbo, est légal dun homme très savant ; bien plus, si le philosophe veut répondre à ce critère, il a intérêt à diriger ses efforts vers les domaines les moins explorés, ceux qui sont encore en friche. Et même à en créer de nouveaux. Le novateur na aucun avantage à parcourir jusquà son terme le chemin ouvert par dautres, car, justement, il ny a pas de terme. Il se distinguera le plus là où, sans être alourdi par les bagages du passé, il saventurera sur des voies inconnues. Cette vision apparaît clairement à travers les arguments avancés par J.B. Priestley pour stimuler létude de lélectricité :
« Dans lélectricité, en particulier, il y a la plus large place pour faire de nouvelles découvertes. Cest un domaine qui vient seulement de souvrir, et qui ne demande pas un grand bagage de connaissances préparatoires particulières : de sorte que quiconque a une assez bonne habitude de la philosophie expérimentale peut être bientôt à égalité avec les électriciens les plus experts. Bien plus, cette histoire montre que plusieurs aventuriers sans préparation se sont acquis autant de considération que dautres qui sont, à dautres égards, les plus grands philosophes ».
Cette description de lentreprise philosophique rappelle, par maint côté, des constatations que nous avons faites à propos du xviie siècle. Dans un cas comme dans lautre transparaissent linjustice nécessaire envers le passé, les signes de lidentité qui saffirme face à ce qui peut la masquer. Mais la ressemblance sarrête là. Le philosophe mécanicien proteste contre lamoncellement de livres scolastiques parce quils forment écran entre lui et le réel quil estime pouvoir saisir par le seul moyen de son intelligence. Ces autodafés périodiques, indices du surgissement de nouvelles totalités daction et de pensée, sont indispensables. Lignorance triomphante tourne le manque en un pouvoir, la mise à mort en une naissance. J.B. Priestley se réfère à un tel rafraîchissement, à une telle sélection des savoirs. Cependant, il ne sy réfère pas comme à un franchissement dobstacles que la réflexion saine tente de contourner. Ce nest pas son propos, il ne veut pas écarter les hommes des livres. Pour lui, comme pour bon nombre de ses contemporains, cest la permanente conquête de « nouveaux mondes » qui sécarte des livres, dispense de sen trop soucier.
En somme, lidéal poursuivi est autant de changer le monde que de le connaître. Si, auparavant, découvrir ou systématiser sur un autre mode était une démarche que lon reconnaissait satisfaire aux normes, maintenant la véritable règle de linvention devient : dépasser ce qui est. En cela linvention est recherche. Conséquence inévitable, le nom même de savant savère ambigu. Un de Candolle le juge franchement inadéquat puisquil condense deux sens désormais contradictoires :
« Ne désigne-t-il pas deux classes distinctes de travailleurs qui ne peuvent plus être confondus, ni associés : la classe de ceux qui savent et la classe de ceux qui découvrent ? .
Pour dissiper la confusion :
« Il faudrait avoir un mot pour ceux qui cherchent, qui découvrent, qui inventent, ou plutôt dune manière générale qui font faire des progrès » .
Créateur de lobjet de la connaissance en même temps que de la connaissance de lobjet, tel est le philosophe, dont Priestley voulait être le prototype ou le prophète, tel est pour de Candolle le savant qui na pas encore reçu de nom. Le scientifique représente lun et lautre. Ainsi se trouve fondé le « nouvel ordre » de philosophes.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
III. Le regroupement des disciplines naturelles
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
Le xixe siècle sest annoncé comme révolutionnaire dans la sphère de la nature. La différenciation des créateurs de savoirs et dhabiletés latteste. La succession des découvertes capitales, la diffusion des expériences et des notions dont elles procèdent, le nombre, relativement important pour lépoque, de laboratoires de chimie ou de cabinets de physique, sont des signes qui ne trompent pas. Ils nont pas trompé Diderot :
« Nous touchons, déclarait-il, au moment dune grande révolution dans les sciences. Au penchant que les esprits me paraissent avoir à la morale, aux belles-lettres, à lhistoire de la nature, et à la physique expérimentale, joserais assurer quavant quil soit cent ans, on ne comptera pas trois géomètres en Europe ».
Prémonition juste et prévision fausse nous font voir quelle révolution il a entrevue : celle quont provoquée les savoirs biologiques et physiques. Comment échapper à cette impression de renouvellement en voyant la perspective ouverte par les multiples recherches dans le domaine de lélectricité, du magnétisme ou de la chimie ? Lorsque la Mécanique analytique de Lagrange continue et clôt trois siècles de mathématiques et de mécanique, Lavoisier lance dans une nouvelle direction la connaissance des phénomènes chimiques. Une vision hardie, une relation que lon pressent en train de muer, tout fait présager un contact original avec le monde matériel :
« Il me semble, écrit Herder, que nous approcherions dun nouveau mode de connaissance, si les observations qui ont été faites par Boyle, Boerhaave, Hales, sGravesande, Franklin, Priestley, Black, Crawford, Wilson, Achard, etc. sur la chaleur et sur le froid, sur lélectricité, sur les différentes espèces dair et dautres agents chimiques, et sur linfluence que ces principes exercent sur le règne animal et le règne végétal, sur les hommes et sur les minéraux, étaient rassemblées en un seul système » .
Lenthousiasme que soulèvent chez les observateurs les changements en cours, la précision de leurs idées quant au contenu susceptible dêtre rassemblé, le pronostic sur lequel ils saccordent, sont inspirés par plusieurs séries de faits.
Dune part et ceci de manière incontestable la chimie a franchi une étape importante. Ses expériences sur létat interne des corps, la cohérence des doctrines quelle propose, le schéma des puissances matérielles qui sen dégage, la situent au-delà du cadre de lart, de la technique. Sa discipline se révélant entièrement naturelle, au même titre que les autres disciplines, le chimiste entend désormais participer de la philosophie et se veut philosophe. Cette option va cependant beaucoup plus loin. Le chimiste situe son savoir à la racine des phénomènes objectifs. Toute la physique ou la philosophie naturelle, ainsi que la qualifient les Anglais, même de nos jours doit être révisée et établie sur dautres principes, les principes chimiques. Shaw, léditeur anglais de Boerhaave, déclare :
« La chimie, dans son étendue, nest rien moins que le tout de la philosophie naturelle ».
Faute de quoi, elle demeure non seulement incomplète mais surtout erronée. Venel dans lEncyclopédie déjà citée, vient à la rescousse :
« Toutes les erreurs qui ont défiguré la physique sont provenues de cette unique source : savoir que les hommes ignorant la chimie se sont donné lair de philosopher et de rendre raison des choses naturelles, que la chimie, unique fondement de toute la physique, était seule en droit dexpliquer ».
La prétention est excessive. Cependant, lapport intellectuel et pratique de la chimie, limportance croissante, du point de vue social, des hommes possédant ce savoir particulier justifient pareille demande. Une chose est évidente : lautonomie une fois conquise, ce nest pas à une place quelconque parmi les disciplines philosophiques quaspire la chimie, elle réclame la première place.
« Et sa méthode, enfin indépendante, doit devenir tôt ou tard la boussole de plusieurs branches de lhistoire naturelle, plutôt que de continuer à en paraître un simple accessoire, comme elle avait paru lêtre depuis si longtemps ». .
Laire de jonction ou dexpansion de la communauté des savants ou des hommes de métier, le courant de recherches ou la tendance philosophique dans lesquels le chimiste est assuré de trouver lécho désiré, sont virtuellement prédéterminés. Cest, bien entendu, le domaine de ces philosophes expérimentaux avides détendre leurs possibilités daction, de créer de nouveaux savoir-faire. Entre leurs mains lélectricité et le magnétisme se sont remarquablement développés et sont devenus des secteurs relativement délimités, ayant leur langage, leur littérature, et leurs applications. Les phénomènes électriques prennent leur place parmi les phénomènes matériels. Cela peut nous sembler aujourdhui absurde ou étonnant. Il y a juste deux siècles, tout effet électrique était jugé résulter dune opération de frottement, donc artificiel. On nimaginait pas quun état analogue se retrouverait parmi les états ordinaires des corps abandonnés à laction de leurs lois propres. Le but des expériences de Benjamin Franklin (et une des raisons de leur grand retentissement) a été de prouver que la décharge de léclair était un phénomène électrique. Du même coup sest trouvé démontré le caractère non artificiel de celui-ci. Les résistances à cet égard furent tenaces . Bien entendu, les machines génératrices délectricité ou les condensateurs la bouteille de Leyde notamment ont stimulé lexpérimentation, enrichi lappareillage des cabinets de physique et se sont avérés aussi variés que les instruments optiques ou mathématiques. Les découvertes de Franklin sont allées plus loin ; elles ont mis en évidence une lacune dans lordre naturel constitué :
« Galilée et Newton avaient construit ce quils considéraient comme un système presque complet de lunivers sans accorder à lélectricité plus quune mention au passage .
Lassociation des connaissances chimiques et électriques faisait ressortir les failles de ce système. Elle aboutissait à contester la manière dont la philosophie, surtout mécanique, appréhendait le réel :
« Jusquici, écrit J.B. Priestley , la philosophie sest surtout préoccupée des propriétés les plus sensibles des corps ; lélectricité, avec la chimie et la doctrine de la lumière et des couleurs, semble nous permettre daccéder à leur structure interne, dont dépendent toutes les propriétés sensibles ».
Tous ces témoignages concordent, ils expriment une attitude commune, ils sont lindice dune position prise par un groupe relativement homogène, celui que constituaient les chimistes et les électriciens. Les exemples ne manquent pas, depuis Dufay jusquà Priestley, Davy, Faraday ou Oersted , dhommes qui ont fait des travaux ou des découvertes dimportance dans les deux branches du savoir.
La mise en relief du côté philosophique de la chimie , larticulation de celle-ci avec les disciplines à létat naissant de la philosophie expérimentale , ont donc pour effet visible la constitution dun corpus de théories , dexpériences, et dun groupe dhommes qui les embrassent de conserve. Cette agrégation nentraîne pas de confusion. Assurément, il y a bien des incertitudes. G. Cuvier traite de lélectricité dans un chapitre consacré à la Chimie générale ; on peut estimer que Lavoisier a renouvelé la physique ; rien de tout cela ne constitue vraiment un objet de controverse à lintérieur du champ dont les contours se dégagent nettement et dont la nouveauté est accusée . Nespérait-on point parvenir à lui donner une structure unitaire ?
« Nous terminerons, écrit H.C. Oersted , par cette observation, que la chimie, enrichie par tant de nouvelles découvertes, doit maintenant semparer de plusieurs chapitres de la physique quelle a jusquà présent ou partagés avec cette science, ou quelle lui a entièrement abandonnés (telles sont les recherches sur lélectricité, le magnétisme, la chaleur et la lumière). Peut-être suivra-t-on encore mieux le développement de la science en réunissant en un tout ce quon a jusquici appelé physique ou chimie ».
En attendant de voir se réaliser cet espoir, des solutions provisoires sont nécessaires et elles se dessinent dès linstant où lon veut inclure la mécanique dans le nouvel ensemble. Pour le décrire, J. B. Biot le divise, divise la physique, en deux parties. La première partie traite des actions mécaniques permanentes et générales. La seconde renferme des changements dus à des forces variables (la chaleur, lélectricité, le magnétisme). Larticulation concerne, on le voit, une discipline surtout mécanique ayant trait aux causes invariantes essentielles et une discipline surtout physico-chimique destinée à étudier les causes variables et accidentelles.
De ces deux parties ou disciplines, lune, quoique plus élaborée, reste relativement stationnaire, lautre, incertaine, pleine de matériaux épars, ne cesse de progresser . Elle manifeste même au sujet des phénomènes chimiques, électriques et calorifiques un souci de quantification et mathématisation. Lexemple de la philosophie mécanique et les nécessités internes ont joué leur rôle à cet égard. Avec Lavoisier et Coulomb, la balance et la loi quantitative pénètrent rigoureusement là ou leur présence avait été longtemps tenue pour inutile . J. B. Richter dans une dissertation qui inaugure un courant qui ne cessera de samplifier De usu mathéseos in chymia (De lemploi des mathématiques en chimie) propose une méthode de détermination des poids spécifiques dune substance en solution ou de ses composés. La théorie de Proust, selon laquelle chaque combinaison chimique traduit une structure stable spécifique, indépendante des conditions dans lesquelles cette combinaison a eu lieu, permet de calculer les proportions des corps qui entrent dans une réaction et de faire une prévision rigoureuse. Le monument le plus beau, un des plus beaux de la science, a été dressé, à partir de cette physique, par J. Fourier dans sa Théorie analytique de la chaleur. Développant une théorie des dimensions, dont lesquisse est due à Descartes, il donne, on le sait, une formulation rigoureuse de la conduction de la chaleur à lintérieur dune masse matérielle. Cependant, et ceci est caractéristique, il adhère à la doctrine substantielle de la chaleur . Par conséquent, il se désintéresse des effets mécaniques et les déclare sans rapport avec les phénomènes thermiques :
« Mais quelle que soit létendue des théories mécaniques, elles ne sappliquent point aux effets de la chaleur. Ils composent un ordre spécial de phénomènes qui ne peuvent sexpliquer par les principes du mouvement et de léquilibre » .
Géométrisé, ou en passe de lêtre, ce réel demeure composé de matières fluides impondérables, et le feu la combustibilité ou le calorique y prédomine. Lélectricité est classée dans la famille des « feux » et obtempère à la règle qui veut que « tous les corps que nous saisissons par les sens enferment le feu » . Ne sert-elle pas à la combustion de l« esprit-de-vin » ordinaire et aux mélanges ? Et la machine électrique nest-elle pas considérée comme une « pompe à feu » ?
Ainsi, les constitutions matérielles envisagées du point de vue chimique et du point de vue électrique embrassant donc une grande partie de la physique sont similaires . Elles ont en commun le principe qui concerne la combustion, les effets calorifiques , et non pas le mouvement et la détermination des forces ou des vitesses. Il conduit à reconnaître partout des fluides impondérables non soumis à lattraction gravifique, et qui tendent à se répandre uniformément dans lespace, sans se fixer dans un milieu privilégié (« Lélectricité, dit Cuvier , est encore un de ces principes impondérables, qui jouissent du pouvoir de modifier les affinités »). Lensemble de ces substances représente, Henry Cavendish le note expressément, une autre sorte de matière :
« A lavenir, je voudrais quon comprenne que je nentends pas le fluide électrique sous le nom de matière, mais seulement comme une sorte de matière ».
La fécondation des savoirs est évidente lorsquon voit les emprunts fréquents que font les méthodes électriques à la chimie et réciproquement. Celle des concepts ne lest pas moins. Linvention de la pile de Volta incita immédiatement Carlisle et Nicholson à procéder à des expériences qui aboutirent à la décomposition de leau par électrolyse. Plus systématiquement, Davy découvrit le sodium et le potassium en soumettant la soude et la potasse fondues à laction des courants électriques. Les spéculations antérieures sur lassimilation des forces électriques et des forces chimiques, celles de Priestley ou Oersted dune part et celles de Winterl ou Ritter relatives au classement des métaux suivant leur facilité doxydation ou leurs propriétés électriques, prirent de la sorte consistance. Dans cette lignée se situe la célèbre tentative de Berzelius dattribuer à toute parcelle dun corps deux pôles opposés mais contenant des quantités inégales délectricité, de sorte que chaque élément ou partie de cet élément apparaisse polarisé positivement ou négativement. Partant, il croit percevoir dans chaque combinaison chimique une constitution binaire, comme celle de ces sels qui possèdent deux composantes matérielles, lune positive et lautre négative. Il ordonne donc tous les éléments en une série allant du potassium, le plus positif, à loxygène, le plus négatif. Lorsque deux corps sunissent, leurs parcelles se juxtaposent avec les pôles opposés en regard et procèdent à un échange de leurs électricités libres : leffet en est un phénomène thermique ou lumineux. Quand, au contraire, on fait passer un courant électrique par un corps composé, ce courant restitue aux éléments composants leurs polarités originelles, et la molécule se décompose. Cette théorie dualiste, ainsi quon la qualifiée, se situe dans le prolongement de la tradition de Stahl et Lavoisier le principe oxygène, ayant remplacé le principe phlogistique, est à son tour remplacé par lélectricité et son propos est assurément dexpliciter aussi le processus de combustion à la fois chimique et électrique .
Si J. J. Berzelius reprend des thèmes traditionnels, sa conception nen offre pas moins lexemple dun changement radical et profond de la définition la plus générale de la structure matérielle du monde : à luniversalité de la gravité, il substitue celle de lélectricité. A partir de là, il nétait point de retour, car létat naturel ne pouvait plus être maintenu tel quil était, pondérable pour les uns, tout en fluides pour les autres : pour les uns une horloge perpétuelle, pour les autres un feu éternel. Les rapports entre les disciplines qui traduisaient ce dédoublement, lactivité de lhomme de métier ou de science qui éprouvait cette ambiguïté, en subissaient le contrecoup de manière trop accusée pour quon ne ressentît pas la nécessité de faire un choix parmi les termes dune alternative désormais clairement définie.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
Chapitre IX.La science des effets
I. Systèmes stables et théories périssables
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
Les traits accusés du nouveau type de savant déterminent la structure des disciplines auxquelles il se consacre, la nature des réponses quil ambitionne de donner. Selon leur constitution antérieure et en tant québauches de la philosophie naturelle ou mécanique ces disciplines correspondaient directement les unes avec les autres, et lorganisation des informations propres à chacune était subordonnée à lunité de la totalité . Lexistence de systèmes cohérents, partant de principes ou de modèles universellement validés, se déployant à travers toute la gamme des phénomènes divers, paraissait être une nécessité. Elle découlait de la dualité des rapports entre les savoirs verticaux et horizontaux, hiérarchiques et linéaires qui les enchaînaient les uns aux autres. Lharmonie interne et la symétrie des parties représentaient des critères suffisants pour signaler laction de cet enchaînement unitaire, lampleur du système.
Les raisons de cette architecture ne sont pas entièrement clarifiées. Il faut, selon toute vraisemblance, les attribuer à la fonction de la philosophie. Celle-ci, quel quait été son contenu, prend son essor lorsque lart ou la technique sont déjà constitués. La réalité naturelle dont elle se réclame se trouve à sa disposition incluse dans les artifices et les habiletés des hommes. Elle tend à dégager ce qui leur est commun, à réunir les membres disjoints, à conjuguer des efforts à première vue dispersés. Sa raison dêtre est de fournir un cadre, de conférer lêtre conceptuel à ce qui a déjà une existence incontestable, une configuration concrète stabilisée. Doù la recherche de convergence, doù la tendance à introduire lordre, à unifier plutôt quà diversifier. Le rôle de la philosophie est dajuster, de faire prévaloir une méthode là où lon procédait par tâtonnements. A travers la classification, la comparaison des termes ou des alternatives, le choix dun guide universel, pointe la systématisation. Bref, un schéma définitif virtuel se dessine toujours à lhorizon ou en pointillé, puisque cest bien lêtre, la maîtrise du devenir et non pas le jaillissement provoqué de celui-ci qui paraît imposer la mission particulière du savoir philosophique. Pour celui qui en use, qui conçoit son effort en tant que colligement de phénomènes variables et pénétration par paliers successifs jusquà une réalité définie, la fixation dun principe explicite, dindices qui signalent les enrichissements progressifs, sont des avantages inestimables.
Les conditions changent dès quil sagit dengendrer phénomènes et processus, dès quil faut assurer le devenir et que les propositions théoriques doivent, non seulement clarifier ce qui est, mais encore préparer les circonstances de leur propre dépassement. Une proposition qui se contenterait dordonner le connu, sans aucunement annoncer son bouleversement, ou du moins dénoncer son incomplétude, manquerait dintérêt. Un théorème qui énonce par réduction une loi est dautant plus puissant quil se combine immédiatement avec dautres théorèmes pour faire découvrir une conclusion inattendue, laisser déceler la présence dun phénomène inconnu. Que lon pense aux théories de la physique quantique. Lintroduction des considérations relativistes a permis de supposer lexistence délectrons positifs, insoupçonnable auparavant. Dun seul coup, tout un domaine sest trouvé ouvert, où théoriciens et expérimentateurs durent sengouffrer pour explorer ce que lon est convenu dappeler lanti-matière.
Cette attitude rend à la fois plus difficile et moins urgente la recherche dune interdépendance des branches particulières du savoir. Elle produit lunité par combinaison et non point par systématisation, conformément à des cadres préétablis. G. Bachelard a observé à bon escient que :
« Le progrès scientifique marque ses plus nettes étapes en abandonnant les facteurs philosophiques dunification tels que lunité daction du créateur, lunité du plan de la nature, lunité logique » .
Cela ne suppose pas une dispersion totale, une non-coordination patente. Au contraire, une concordance étroite est maintenue entre théories, notions et concepts, et la communication, sans passer par un schéma central, hiérarchiquement supérieur, facilite une régulation réciproque des domaines et des disciplines. Larticulation de celles-ci fait penser à ces tableaux contemporains où déblouissantes taches de couleur restent prisonnières, inexplicablement à première vue, dun sévère quadrillage. Létablissement dune autre unité, plus contraignante et normative, risque toujours dêtre tenu en échec. Émile Meyerson le constatait :
« Cest quen effet la tendance à la mathématisation du physique... est, sinon combattue, du moins primée, par cette autre tendance, qui est véritablement caractéristique de la science, en tant que distincte de la philosophie proprement dite, et qui cherche à maintenir la réalité de limage par laquelle la théorie vise à remplacer celle du sens commun » .
Laccord de la pensée avec le réel a en effet pris un autre sens. Il ne sagit pas délaborer, soit le reflet, soit limage idéale dun contenu concret donné, mais de le faire jaillir, de le constituer ou de le reconstituer par des expériences successives. Le contenu concret est produit pour convenir à une pensée et être adapté à ses exigences ; les règles valides auparavant ne sappliquent plus à cette fin, le monde extérieur étant le résultat ultime et non pas le point de départ du cheminement théorique. Les apparences, loin dêtre données, sont suscitées. On ne peut invoquer aucun plan caché, aucune unité dissimulée derrière les phénomènes ; au contraire il sagit dordonner, dinventer les choses visibles et sensibles. Au xixe siècle, les témoins des débuts de cette transformation en avaient parfaitement conscience :
« Lunité de la connaissance, lordre et lharmonie, même la complétude et la symétrie, la vérité et la beauté, ne servent plus directement de canons au chercheur scientifique, pas plus que les mystères que lon supposait jadis être inhérents à certains nombres » .
Cette réorientation de lactivité intellectuelle nentraîne ni le scepticisme ni la relégation de la théorie au rang de suivante de lexpérience. Au contraire, la théorie subit une mutation remarquable. Elle nest plus regard, vision, saisie de ce qui est manifeste à un autre niveau, mais au contraire production continuelle de concepts qui, ipso facto, nont plus le répit de shypostasier, de se faire mutuellement écran. Parallèlement, tout le travail de formulation des lois, des propositions théoriques, leur renouvellement, lessai des différentes variantes, acquièrent une dynamique propre. On propose les notions et les concepts avec la même liberté et la même abondance que lon projette et réalise des expériences. Lintensité de cette création des théories nest pas due à leur caractère hypothétique ni à leur incomplétude, mais à leur fonction qui est douvrir constamment des brèches dans les perspectives établies, de mettre en relation un nombre croissant débauches théoriques. Ainsi approche-t-on le but qui est
« de nous orienter vers des faits nouveaux, de suggérer de nouvelles expériences et de conduire à la découverte de nouveaux phénomènes et de nouvelles lois » .
Les axiomes posés, les paradigmes qui les complètent ne sont pas lobjet essentiel de la recherche. La marche de celle-ci est constamment dirigée vers dautres axiomes et dautres paradigmes, pour autant quils stimulent un dépassement.
Ici sintroduit une dimension temporelle. Le rapport de la théorie au réel est un rapport dà venir. Aucun des termes nest considéré comme ayant une constitution définitive. Il sagit, pour la première, moins de légiférer et dabstraire que dexploiter et de concevoir un programme. Le second est lincarnation de cette théorie et sa confirmation, une fois réunis les moyens qui permettent de linstaurer. De lélectricité, de la physique, on peut répéter ce que disait G. Bachelard de la chimie qui
« multiplie et complète ses séries homologues jusquà sortir de la nature pour matérialiser les corps plus ou moins hypothétiques suggérés par la pensée inventive » .
La contrepartie ou le contrepoids de cette productivité théorique est son caractère périssable et immédiatement historique. En effet, si lois et concepts sont destinés à transformer les vues prédominantes, à presser le pas de la découverte, il faut reconnaître quils peuvent être tout aussi vraisemblablement remplacés et assimilés par des lois et des concepts différents.
Cette dégénérescence potentielle, cette mortalité prévisible accompagnent toute connaissance, rendant aiguë la conscience de sa temporalité, sa référence à un moment, son insertion dans une succession :
« Quand nous faisons une théorie générale de nos sciences, constate Claude Bernard , la seule chose dont nous soyons certains, cest que toutes ces théories sont fausses absolument parlant. Elles ne sont que des vérités partielles et provisoires qui nous sont nécessaires, comme des degrés sur lesquels nous nous reposons, pour avancer dans notre investigation ».
Rien ne soppose davantage à lordination en systèmes, à la réduction à un modèle premier et régulateur de tout le savoir, qui suppose une phase de perfection ultime, que cette production luxuriante de théories et leur substitution non moins certaine et rapide.
Les frontières des disciplines ne sauraient non plus rester figées, tendre vers un équilibre et une détermination statique du contenu et des relations quelles enferment. A un développement que lon envisageait ou souhaitait continu et confirmant des principes ou des modèles permanents, fait face un développement discontinu et générateur de principes et modèles adaptables ou transformables.
« Dans les sciences expérimentales, Claude Bernard en était averti, au contraire, les vérités nétant que relatives, la science ne peut avancer que par révolution et par absorption des vérités anciennes dans une forme scientifique nouvelle » .
Ainsi, ce qui pour un ordre du savoir était le but suprême, le signe de son accomplissement enchaînement hiérarchisé des notions, possibilité dexpliquer la totalité des phénomènes à laide dun nombre fini de propositions est, pour un autre ordre du savoir, stagnation ou épuisement. Il faut alors rechercher une autre direction, de peur de voir la fonction du savant et son savoir frappés dune condamnation à mort. Comme le mineur qui, après avoir épuisé une veine, doit en ouvrir une autre, comme un peuple qui, ayant consommé une partie de ses ressources, doit découvrir des ressources nouvelles, ainsi le travailleur scientifique doit constamment poursuivre des voies inédites ou en frayer là où il ny en avait aucune, et parier sur la possibilité que ces voies existent. Son labeur théorique et expérimental ne débouche pas, ainsi quon la cru, sur un acosmisme, une dissolution du monde matériel dans et par la science.
« La science est réaliste, écrit Émile Meyerson , mais nous savons cependant que, dexplication en explication, elle ne peut aboutir quà lacosmisme, à la destruction de la réalité ».
Cest là confondre à tort sa tendance avec celle dune certaine philosophie . La vérité est autre. La science explique pour diversifier, déployer cette réalité où lhomme et ses disciplines jouent le rôle de médiateurs et dinitiateurs, au lieu dêtre lautre pôle qui cristallise et traduit lobjet dans le sujet. Croire que son travail na pas de terme définitif, quil pourra dévider, comme le héros du mythe ossète, la pelote des secrets du monde sans que celle-ci diminue jamais, est aussi indispensable au scientifique que la croyance inverse semblait autrefois nécessaire, à savoir que la variété des phénomènes matériels se transvaserait complètement dans lunivers de la raison et que lesprit finirait par atteindre son but. Le savant doit supposer, ainsi que le faisait Humphrey Davy en 1825, que
« La science, comme cette nature à laquelle elle appartient, nest limitée ni par le temps ni par lespace. Elle appartient au monde et nest daucun pays ni daucun siècle. Plus nous savons, plus nous éprouvons notre ignorance, plus nous sentons combien de choses nous demeurent inconnues ; et en philosophie le sentiment du héros de Macédoine ne peut jamais sappliquer il y a toujours des mondes nouveaux à conquérir ».
Cette déclaration aurait pu être faite à nimporte quelle époque. Cependant, ce nest que dans le contexte de ces disciplines naissantes quelle reçoit sa pleine et entière signification. La philosophie mécanique sest approchée de leur idéal en semployant à linvention. Les sciences ont fait de celle-ci un élément de leur structure profonde. Lhistoricité organique de leur création théorique, leurs attributs qui conduisent à les regarder comme constructrices et non pas uniquement révélatrices de leur objet, de notre substrat matériel, sont les manifestations les plus sures de cette pénétration.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
II. Lassimilation des modèles mécaniques
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
Au moment où il soutenait la possibilité de les conquérir, les nouveaux mondes décrits par Humphrey Davy ne projetaient sur lavenir que leur ombre. Du calorique ou de lélectricité, on naurait su dire si cétaient des entités matérielles véritables ou des phénomènes manifestant, sous une forme gauchie, dautres entités. Si la pondérabilité passait pour lindice par excellence de la réalité des corps, que signifiaient ou que représentaient ces fluides? La question se posait avec acuité, et un savant de limportance de Berzelius et il nétait pas le seul mettait en uvre toute son ingéniosité pour la clarifier et y répondre. Conjointement, limpression subsistait que les connaissances et les expériences physico-chimiques, tout en enrichissant la science, brouillaient limage de lunivers et restaient en deçà dune appréhension correcte des principaux processus matériels :
« Une fois sortis des phénomènes du choc, écrit G. Cuvier, nous navons plus didée nette des rapports de cause et deffet » .
Bien que ces phénomènes et les théories qui les embrassaient fussent situés en dehors du cercle des effets ou des notions assurés, ils constituaient un ensemble autonome de plus en plus cohérent. Larticulation des agents chimiques avec les agents électriques ne faisait plus de doute depuis la découverte de la pile voltaïque, et lénoncé du système de Berzelius. Le pas suivant devait être lextension de la chaîne aux forces magnétiques. Lexpérience dOersted constitua à cet égard un événement dont le retentissement a rarement été égalé. Dès que lon apprit que le savant danois, en plaçant les fils dune batterie galvanique parallèlement à une aiguille aimantée, avait fait tourner celle-ci dun angle de près de 90° par rapport au méridien magnétique, lidée de lunité des deux « fluides » simposa. Répétée un peu partout, lexpérience donna naissance à un grand nombre de travaux, dont ceux dAmpère furent les plus féconds et les plus décisifs. Bien entendu, une fois la certitude enracinée que lon peut produire des effets magnétiques à laide de lélectricité, on essaya de provoquer le phénomène inverse. Linduction électromagnétique, découverte révolutionnaire à laquelle est attaché le nom de Faraday, est le résultat de cette recherche. Lexpérimentateur anglais trouva quen envoyant un courant de valeur variable à travers une bobine de fil métallique, on faisait naître un courant passager dans une bobine voisine : le même effet était obtenu si lon employait un courant constant parcourant une bobine mobile ou, ce qui revenait au même, un aimant permanent installé à proximité dune deuxième bobine de fil métallique. Dans ces expériences, Faraday a mis en évidence le principe fondamental de la dynamo de même quOersted avait dégagé celui du moteur électrique. Ces deux savants ou philosophes, ainsi quils se désignaient eux-mêmes qui ont jeté les bases de lindustrie électrique, et révélé les phénomènes qui allaient former le cur de la science de lélectricité sont, fait digne de remarque, chimistes de formation et dinstinct.
Ces liens établis entre les « fluides » ne sont pas les seuls. Faraday tente dy associer la lumière. Pour ce faire en 1845 il place un morceau de verre de forme oblongue entre les pôles dun puissant électro-aimant, et constate que ce morceau de verre soriente perpendiculairement au champ magnétique. Il renouvelle son expérience mais en dirigeant un rayon de lumière polarisée, qui traverse le verre parallèlement aux lignes de forces magnétiques. Il observe que le plan de polarisation de la lumière est changé. Cette action du magnétisme sur la lumière lui suggère, en 1846, lhypothèse que la lumière se compose de vibrations ondulatoires qui se produisent suivant les lignes de force. A cette date avait déjà été démontrée lidentité de la lumière et de la chaleur rayonnante. En 1800, William Herschel avait constaté que, sous laction des rayons solaires, un thermomètre enregistrait des variations sensibles au delà du rouge visible. Les expériences effectuées par Melloni entre 1830 et 1840 montrèrent que la chaleur rayonnante, tout comme la lumière, pouvait être réfléchie, réfractée ou polarisée. Quant à la capacité de lélectricité de provoquer des effets calorifiques, elle avait été établie dès 1801 par lemploi du courant électrique pour amorcer lexplosion de la poudre à canon.
Lensemble de ces recherches démontre à la fois lunité des agents matériels et leur transformation.
Dautre part, lhétérogénéité de ces phénomènes et des phénomènes mécaniques ne pouvait plus être soutenue avec la même rigueur et il nétait pas question dexclure ceux-ci de lunité recherchée. Le rapprochement fut opéré à la suite de lintrusion de la force électromagnétique, capable de produire des actions équivalentes à celles de la force mécanique et de se substituer à elle, en tant que force motrice, dans le domaine industriel. De la sorte, un pont fut jeté entre le mouvement en général, le magnétisme et le courant électrique, et lon sefforça de leur trouver une mesure commune. La voie de leur substitution réciproque était ouverte, et lon ne mit pas longtemps à sen apercevoir. A. Becquerel pouvait prévoir que :
« En présence de tant de faits, dont chaque jour fait mieux apprécier limportance, on comprend facilement tout ce que lavenir réserve à lemploi dune force dont la puissance est pour ainsi dire infinie, qui existe enchaînée, silencieuse, partout où il y a de la matière, et dont lhomme saura peut-être un jour se rendre complètement maître » .
Et il ajoutait quà côté delle la puissance « de la vapeur nest rien » .
Cette confiance nétait pas unanime, mais lattrait exercé par les possibilités offertes devait vaincre toutes les appréhensions . La double série de rapports, maintenant affermis, entre forces matérielles dun côté et machines motrices de lautre stimula les travaux destinés à leur donner une expression adéquate. Les expériences de Joule méritent dêtre considérées les premières, car elles illustrent cette conception dune conversion des phénomènes. Partant de la découverte toute récente des courants dinduction faite par Faraday, il voulut mesurer la quantité de travail mécanique quil fallait dépenser pour produire une certaine quantité de courant électrique, devant se transformer à son tour en chaleur. Cette transformation devait sexercer non pas directement, mais par lintermédiaire des courants dinduction. La conviction quil existe un lien entre tous ces processus est chez lui profonde :
« Et je ne doute pas quen interposant un moteur électromagnétique sur le circuit dune batterie, il en résulterait une diminution de la chaleur développée par léquivalent du changement chimique, et ceci en proportion de la puissance mécanique développée » .
Les observations de Joule font ressortir que la quantité de chaleur produite est toujours la même, que le travail mécanique soit employé à produire la chaleur mécanique par frottement, ou quil soit dépensé à alimenter la machine électromagnétique, le courant créé se muant en chaleur à son tour .
En dautres termes, il essaya de trouver léquivalent mécanique de la chaleur, et nous savons quil y réussit.
Néanmoins, au-delà de létablissement de cette relation quantitative, cest une conception plus générale qui connaît un regain de faveur. Elle avait déjà été avancée et partiellement démontrée par Rumford et Davy : à savoir que la chaleur nest pas une substance car une substance ne peut être engendrée par un autre agent physique mais un mouvement . Les expériences de Joule confirment absolument cette hypothèse et lui confèrent une valeur heuristique et épistémologique. W. Thomson le déclare expressément :
« Considérant ainsi comme établi que la chaleur nest pas une substance mais une force dynamique deffet mécanique, nous percevons quil doit y avoir une équivalence entre le travail mécanique et la chaleur, comme entre la cause et leffet » .
La balance ayant ainsi vigoureusement penché du côté de ce rapport causal, il fut possible de généraliser les principes mécaniques du mouvement à lensemble des processus thermiques . Parmi ces principes, celui de la conservation des forces vives ou de limpossibilité du mouvement perpétuel, de par sa généralité, simposa demblée. J.R. Mayer, W. Thomson, et H. Helmholtz furent les premiers à sy consacrer. Les recherches de Helmholtz, notamment, traduisent avec la plus grande clarté lapplication du modèle newtonien dans un domaine dont il paraissait exclu. Le savant allemand prend deux points de départ : (a) il est impossible daccumuler indéfiniment du travail qui serait leffet dune combinaison quelconque de corps ; (b) il est nécessaire dexprimer toute action dans la nature par des forces dattraction et de répulsion dont lintensité ne dépend que de la distance séparant les points qui agissent les uns sur les autres :
« Le problème des sciences physiques consiste à ramener tous les phénomènes naturels à des forces invariables, attractives et répulsives, dont lintensité dépend de la distance des centres daction » .
Le caractère original de ces travaux réside dans le sens accordé à la conservation, qui dénote moins linvariance de la quantité dénergie que la conversion des forces mouvantes. En effet, on peut imaginer un système isolé, perméable uniquement aux échanges énergétiques et déterminer lénergie qui est fonction de son état lénergie interne. Selon le principe de conservation, lénergie interne est égale à lénergie totale qui a été échangée avec lextérieur sous forme de travail ou de chaleur, et ceci dans un processus physique, chimique, etc. On en conclut que lénergie interne ne saurait être ni gagnée ni perdue sans échange, donc elle ne peut se conserver sans se transformer. Lénergie mécanique, par exemple, ne se conserve pas . Les oscillations dun pendule se ralentissent : mais lénergie se convertit en chaleur, et lénergie totale se conserve si lon fait le bilan des transformations dune énergie en une autre. Donc, ce qui est exprimé foncièrement, cest une corrélation entre les diverses forces matérielles. Cependant, cette corrélation naurait pas pu être affirmée si une autre idée navait subi une modification profonde. Le passage de lélectricité à la chaleur, au magnétisme, mettait à rude épreuve la conception de ces corps en tant que fluides, car il était impossible dimaginer un processus susceptible de le concrétiser. La liaison reconnue entre ces différents phénomènes et le rôle de la chaleur comme dénominateur commun, la négation du caractère substantiel de celle-ci, ont entraîné le dépérissement de la notion de fluide impondérable . Cette entreprise fut le couronnement de tout le mouvement des études thermodynamiques. Ce ne fut pas la seule. A vrai dire, le principe de conservation ne donnait aucune indication sur le sens des transformations physiques et sur laction de la chaleur, aucune proposition ne la qualifiant avec précision. Sadi Carnot , en étudiant les machines à vapeur, savise de la nécessité de le faire. On sait la solution quil préconisa en appliquant laxiome de limpossibilité du mouvement perpétuel aux phénomènes calorifiques. Un moteur hydraulique ne peut fonctionner, cest là une donnée dobservation courante, que si leau passe dun niveau élevé à un niveau moins élevé ; de même, pour quun moteur thermique puisse fonctionner, il faut que la chaleur passe dune température élevée à une température plus basse, dune source chaude à une source froide. Il en découle que, si le travail mécanique peut être intégralement transformé en chaleur, linverse nest pas vrai. Clausius a repris ce principe sous une autre forme. La chaleur ne peut pas delle-même se transporter dun corps froid à un corps chaud. Par conséquent si un tel transport a lieu, il est obligatoirement accompagné dune autre modification physique. Lexamen dune suite de telles modifications a montré que les formes dénergie tendaient à se dégrader en chaleur et que lon ne pouvait rétablir les conditions ou les états initiaux dans lesquels sétait trouvée une force matérielle. De la sorte, le second principe qui détermine le sens des processus physiques est aussi un principe dévolution. Le monde ne se caractérise pas par un cours circulaire, et la croyance suivant laquelle le bilan des changements matériels est invariable perd toute justification :
« Quand le premier principe fondamental de la théorie mécanique de la chaleur fut énoncé, écrit Clausius , on pouvait peut-être le considérer comme une confirmation éclatante de lopinion mentionnée (celle de la réversibilité des transformations, n.n.) Le second principe fondamental de la théorie mécanique de la chaleur contredit cette opinion de la manière la plus formelle... De là résulte que létat de lunivers doit changer de plus en plus dans un sens déterminé ».
Ce résultat théorique, faisant apparaître lordre naturel comme une suite de transformations ayant une direction et manifestant une évolution, constituait une promesse et un scandale. Une promesse : car, une fois les fluides impondérables évanouis, tous les phénomènes exprimaient laction des forces et des mouvements (et la conservation de lénergie à travers leurs effets ) ; le moment paraissait donc propice pour employer les lois mécaniques à rétablir lexplication véritable du monde . Les essais se proposant dy parvenir se comptent par centaines . Leur but était de soumettre les principes physiques à ceux de la mécanique , et de réduire les processus électromagnétiques à des manifestations de solides élastiques ou à des mouvements de liquides visqueux, bref, au choc, à la figure et au mouvement . Il serait alors possible dassimiler les diverses forces à la force de gravité et de les soumettre à ses lois. La pluralité des disciplines se dissoudrait dans lunité retrouvée et enrichie de la philosophie mécanique . Malgré les preuves du contraire, cet idéal a nourri tout un siècle, et si on désespérait de lui donner une réalité, on espérait cependant arriver à imaginer des fictions plausibles. Quelles que fussent les concessions sur le plan de la rigueur, les impatiences sur celui de lépistémologie, on naboutit quà limpasse et au découragement :
« ... A aucun moment, depuis que les phénomènes électriques font partie de la science, on na rien formulé qui pût, de près ou de loin, passer pour une théorie mécanique consistante de ces phénomènes. Ce nest pas faute de lavoir cherché » .
Tandis que, dun côté, on sefforçait, sans beaucoup de bonheur, de remplir le programme auquel le principe de conservation de lénergie avait donné un regain de vigueur, de lautre côté on sempressait datténuer le scandale provoqué par le second principe, celui de la déperdition de lénergie, et par la direction imprimée à la transformation des forces naturelles. La mécanique a toujours défini les phénomènes comme réversibles. Tous les corps qui subissent un changement doivent pouvoir revenir exactement à leur état primitif. Létude de lénergie calorifique et, par extension, celle de la plupart des processus physiques a, au contraire, accrédité le fait de lirréversibilité foncière des changements. Comment concilier deux réalités, deux conceptions aussi contradictoires, et, finalement, remédier à une situation aussi dangereuse pour la mécanique ? Et dabord, pourquoi vouloir ramener tous les phénomènes électriques, magnétiques, optiques, à des lois qui expriment des modifications impossibles ? Pour résoudre ces problèmes , dans une série de mémoires auxquels sont attachés les noms de Maxwell, Boltzmann, et Gibbs, on postula que lorganisation de la matière était la cause de lirréversibilité. L. Boltzmann, en particulier, démontra que lénergie calorifique était, non pas une énergie produite par le mouvement ordinaire, mais une énergie cinétique dagitation désordonnée, et que cétait laltération des mouvements moléculaires, évoluant vers le désordre, qui se trouvait à lorigine de la déperdition stipulée par le second principe thermodynamique. Ainsi fut provisoirement résolue lopposition entre les lois des phénomènes physiques observés et les lois des processus mécaniques supposés. A cette occasion, une véritable révolution saccomplit ; les processus imaginés sont des processus statistiques on considère des grandeurs moyennes qui traduisent au niveau macroscopique les paramètres définis au niveau microscopique et les lois prennent un caractère probabilitaire. Linstrument mathématique subit une mutation décisive, puisque le calcul des probabilités à lencontre des conceptions antérieures commence à pouvoir être appliqué aux interactions matérielles. Le succès de la connaissance mécanique est avéré là où elle paraissait être mise en échec, à propos du sens des transformations physiques. Sa défaite nest pas moins accusée là où, lors de létablissement de laspect dynamique, non-substantiel de la chaleur, elle pouvait espérer rétablir son autorité et sa généralité.
Mais, à supposer que cela fût possible, comment pouvait-on y prétendre quand les notions essentielles de la mécanique étaient battues en brèche? Le paradoxe est bien là : cest de vouloir recourir à un modèle du réel pour expliquer les « nouveaux mondes » à linstant même où les propriétés de ce modèle sont contestées. Et ce nest pas une des moindres contradictions du mouvement historique que de voir les mêmes hommes poursuivre avec ténacité le but de la restauration de lunité explicative, et ruiner la validité du cadre spécifique de lexplication. J. C. Maxwell en donne un exemple éminent, lui qui écrit :
« Par une étude attentive des lois des solides élastiques et des mouvements des liquides visqueux, jespère découvrir une méthode pour former une conception mécanique des états électroniques adaptée au raisonnement général » .
Sans entrer dans les détails, et sans reproduire des descriptions déjà classiques, jindiquerai deux des directions dans lesquelles lapprofondissement des processus électromagnétiques a ébranlé les bases de lordre naturel conçu en rapport avec les forces gravifiques et mécaniques.
La première direction a trait à la saisie de laction physique. Dans la philosophie newtonienne, les corps sont envisagés comme des agrégats de points matériels agissant à distance et de manière, pourrait-on dire, instantanée, la vitesse de la lumière elle-même étant infinie dans lunivers mécanique. Le milieu dans lequel les impulsions agissent et se propagent nentre guère en ligne de compte. Certes, il y avait là quelque chose de difficile à admettre, mais les lois étaient respectées malgré cette difficulté, ou grâce à elle. Faraday, le premier, conteste vigoureusement cette idée, du point de vue expérimental.
Linduction électromagnétique, quil a découverte, lamène à imaginer une diffusion de laction dont leffet dépend du milieu, et à concevoir le milieu qui entoure une charge comme porteur dimpulsions électriques et magnétiques. Il avait maintes fois constaté que la charge induite entre conducteurs dépendait quantitativement de la nature de lisolateur. En tranchant celui-ci, et en séparant les deux parties, on voyait apparaître des charges opposées sur les deux surfaces. Enfin les lignes dinduction, létincelle de la décharge le montre, sont recourbées. Ainsi saccumulaient les faits prouvant que le milieu où se déroulaient les phénomènes électromagnétiques ne jouait pas un rôle passif ou accidentel. Il nétait pas concevable que la force électrique située en un point déterminé pût agir instantanément sur une autre force électrique située en un autre point. Laction des forces électriques et magnétiques traduit des changements déformations ou transformations propres au substrat matériel. Les attributs de celui-ci doivent donc être envisagés en priorité, car il est le siège de processus définissant les phénomènes que nous observons. Toute action à distance est purement et simplement impossible ou irréelle.
Les intentions et les spéculations de Faraday, appuyées sur de nombreuses expériences, prirent une forme mathématique dans les équations de Maxwell. Ces équations de type différentiel, remplaçant celles qui se fondaient sur les lois de Newton, expriment une propagation de proche en proche des charges, des impulsions. Toutes les grandeurs quelles embrassent se réfèrent à un même point de lespace. La valeur de la grandeur en un point et à un instant donnés est fonction de la valeur des autres grandeurs dans une aire infiniment petite autour du point choisi, au même instant ou à linstant immédiatement antérieur. Les équations de Maxwell décrivent lorganisation dun champ, en appréhendant non seulement les points où sont concentrées matière et charge, mais aussi lensemble de lespace et des actions, conformément aux postulats mécaniques. Importance du milieu, propagation de laction de proche en proche, nouveau type de lois lois de structure telles sont les conséquences dune saisie plus correcte des phénomènes électromagnétiques. Si les fluides disparaissent en tant que substances et à ce titre ils ouvrent la voie aux considérations mécaniques ils ressuscitent comme champs, systèmes matériels, pour rendre ces considérations impossibles.
La deuxième direction, qui sest développée conjointement, porte atteinte aux concepts fondamentaux dinertie et de masse. Linvariance de lune et de lautre constituait un dogme inébranlable de la mécanique newtonienne. Cette invariance est mise à lépreuve lorsquon envisage les transformations chimiques ou les phénomènes électromagnétiques dont un corps est le siège. En effet, si lon considère un élément matériel qui acquiert ou cède de lénergie, on constate une modification de sa masse. La combinaison de 2 g dhydrogène et de 16 g doxygène dégage 2,87. 1012 ergs de chaleur ; on nobtient pas, ainsi quon sy attendait, 18 g deau, mais une valeur inférieure de 3,2. 106 mg. Bien plus, la variation de la masse nest pas seulement accidentelle, mais nécessaire, pour rendre compte des écarts à une loi aussi importante pour la chimie que la loi de Prout. Celle-ci postule que les poids atomiques des corps sont des multiples entiers dune même quantité. Cependant les expériences ont toujours prouvé lexistence décarts à la loi. La possibilité dune diminution de masse, résultant de la fluctuation de lénergie interne, au cours de la formation des atomes à partir des éléments primitifs, est une possibilité théorique étayée par des constatations empiriques, avant dêtre définitivement consolidée par la découverte d la radioactivité.
Dautre part, une fois que lélectricité était considérée comme une propriété de la matière, la masse elle-même devait être saisie comme un phénomène électrique. Létude du mouvement des électrons fut décisive à cet égard. Quand lélectron se meut sur une trajectoire de manière uniforme, la réaction du champ engendré est nulle, et linertie dont il est doué ne le différencie pas dune particule quelconque envisagée du point de vue mécanique. Il nen va plus de même si son mouvement est, soit accéléré et rectiligne, soit uniforme mais curviligne. Dans le premier cas, le champ produit par lélectron réagit sur lui avec une force proportionnelle à son accélération et dirigée dans le sens inverse de celui de cette accélération. Dans le deuxième cas, la force du champ est proportionnelle à la sienne, mais de direction contraire. Dans chacun de ces cas, nous avons affaire à une masse électromagnétique, lune longitudinale et lautre transversale . Comme on le voit, un électron mobile diffère foncièrement dune particule décrite par les lois mécaniques en ce quil possède deux masses, cest-à-dire réagit aux actions des champs extérieurs suivant que celles-ci modifient sa vitesse en grandeur ou en direction. Au terme dune discussion étendue et serrée. P. Langevin remarquait que linertie napparaissait plus comme une propriété générale de la matière, telle que lavait considérée Newton ; au contraire, elle paraissait dépendre des phénomènes électromagnétiques :
« Il a donc paru plus fécond depuis une dizaine dannées de chercher une interprétation électromagnétique de linertie plutôt quune explication mécanique des lois de lélectromagnétisme ».
Cette mise en question a été un processus relativement rapide. En lespace dun demi-siècle, laccumulation des données expérimentales, lobligation de doter les nouvelles disciplines dune structure cohérente, ont imposé une limitation de plus en plus stricte à la sphère de validité des connaissances portant sur lordre naturel tel quun Galilée lavait entrevu et un Lagrange ou un Laplace parachevé :
« Ainsi, écrit à ce sujet E. Meyerson , par un processus dévolution, lélément mécanique a fini par se résorber, pour ainsi dire, dans lélément électrique ».
Les tendances à luvre dans ces découvertes devaient se révéler dans toute leur originalité et saccomplir dans toute leur généralité à travers la théorie de la relativité. Le premier mémoire dEinstein qui la propose, en 1905 , est aussi le signe de la venue du nouveau Newton, pressenti par J. B. Priestley environ un siècle plus tôt. On connaît les grandes lignes de cette théorie, et il ne saurait être question de la présenter ici, a fortiori sans se servir du formalisme mathématique. Même si je réussissais à le faire avec une clarté suffisante, mes commentaires seraient trop incomplets comme ils le sont, dune façon générale, dans toute cette partie qui ne pourrait être développée de manière satisfaisante sans un recours plus abondant aux techniques intellectuelles spécifiques que jai été obligé de sacrifier, pour men tenir au minimum compatible avec les limites de lexposé.
Je rappelle cependant quen 1864 J.C. Maxwell présente sa conception du champ électromagnétique. Prenant appui sur les théories de la chaleur et de la lumière, associant les phénomènes optiques, électriques et magnétiques, il suppose que ceux-ci sont source de perturbations qualitatives de léther, quil renonce à décrire mécaniquement. Ces fluctuations des particules de léther sont de nature énergétique. Allant plus loin, il avance une hypothèse merveilleuse et hardie : lénergie électrique dun côté et lénergie magnétique de lautre représenteraient, respectivement, lénergie potentielle et lénergie cinétique de léther. Vingt équations déterminent le champ électromagnétique, et il en déduit la théorie électromagnétique de la lumière. Dans lespace vide, et cest là une proposition très neuve, bien quattendue, la vitesse de propagation dune onde de ce champ est égale à celle de la lumière. Corrélativement, dans cet espace, la lumière se propage avec la même vitesse, quels que soient sa source ou son état de mouvement ; cette vitesse a un caractère duniversalité pour tous les systèmes physiques.
Dans une série dexpériences demeurées célèbres et dune immense portée pratique, H. Hertz réussit à mettre en évidence la présence dondes magnétiques provenant de la bouteille de Leyde ou des étincelles des spires, et parvint à les réfléchir, les réfracter et les polariser. Ainsi se trouva démontrée lidentité du domaine de lélectricité et de celui de la lumière (et de la chaleur rayonnante). Le résultat négatif des expériences de Michelson et Morley permit de généraliser la seconde conséquence des conceptions de Maxwell. Comparant, à laide dun interféromètre perfectionné, la vitesse de la lumière suivant deux directions, celle du mouvement de la terre autour du soleil, et une direction perpendiculaire à la première, les physiciens américains tentèrent de prouver que l« éther », le « vent déther », perturbait la propagation de la lumière. A lencontre des prédictions théoriques, les deux vitesses savérèrent identiques, et la perturbation indécelable. Des conséquences graves en découlaient. Dune part, le mouvement de la source ne semblait pas influer sur la vitesse à laquelle se propage la lumière ; dautre part, les notions despace et de temps, sur lesquelles se fonde linfluence présumée, nétant pas valables pour les phénomènes optiques observés, ne sauraient non plus convenir aux phénomènes électromagnétiques le lien entre les deux familles de phénomènes ayant été fermement établi par J.C. Maxwell et H. Hertz. Les axiomes de la théorie de la relativité dressent le constat, en sappuyant sur ces résultats expérimentaux, positifs et négatifs, et les présupposés théoriques dont ils sont le fruit .
Tout dabord, la vitesse de la lumière, représentant celle de tous les phénomènes physiques dans lesquels a lieu une transmission dénergie, reçoit le rôle dune constante universelle. Ensuite on abolit la notion de transmission instantanée dun signal et dune action. Compte tenu de lexistence des perturbations du milieu est réintroduite lidée après tout familière, mais rejetée par la mécanique quun certain temps est nécessaire pour la propagation dun signal ou le déplacement dune impulsion dun point à un autre. Il en découle quil ne peut y avoir de mesure unique du temps indépendante du système de référence. Chaque système a son temps propre, perçu et mesuré par un observateur qui se déplace avec lui, de même quun point de ce système possède des coordonnées relatives à lui, perçues et mesurées par lobservateur qui sy trouve placé. La dissymétrie qui était propre à la mécanique, entre un temps absolu et un espace conçu pour admettre un mouvement inertial, relatif à un système de référence, sestompe. Cest là une conséquence qui découle dun second axiome implicite : la valeur finie de la vitesse de la lumière, et son indépendance par rapport au mouvement de la source.
Dès son premier mémoire fondamental, en 1905, Albert Einstein redéfinit les relations entre la masse et lénergie ; celle-ci, démontre-t-il, possède une inertie ; celle-là nest pas une constante, car elle dépend de la vitesse. Il montre notamment que la masse dun projectile saccroît avec la vitesse de celui-ci, et quelle deviendrait infinie si cette vitesse atteignait celle de la lumière. Rien ne paraissait plus scandaleux du point de vue de la mécanique que cette proposition et celles qui en découlaient, à savoir : toute masse au repos suppose une provision dénergie immense ; et, dautre part, les deux principes de conservation respectifs se fondent en un seul, qui établit la conservation de lénergie dans lunivers. Désormais, la masse et lénergie ne sont plus des réalités distinctes, mais constituent les deux aspects dun processus matériel unique.
La théorie de la relativité généralisée traite du mouvement accéléré et de la gravitation, et donne plus dampleur aux résultats nouvellement acquis. Les deux théories établissent de façon solide les concepts, les processus objectifs, la structure des lois que les sciences avaient mis en évidence dans le domaine de lélectricité, du magnétisme, de loptique, et dans le domaine thermique. Lère est close où lon espérait pouvoir ramener toutes ces disciplines à la mécanique, et où un Whewell pouvait écrire :
« Et si les phénomènes du magnétisme et de lélectricité ne nous ont conduits quà de telles lois (dattraction, de choc), les sciences qui leur correspondent doivent être ordonnées comme des branches de la mécanique ».
Au contraire, ce nest pas, ce nest plus à la mécanique quincombe désormais le soin dexpliquer tous les phénomènes ; ce sont les principes qui régissent les phénomènes de lélectromagnétisme, de loptique ou du rayonnement qui doivent fournir la base permettant dappréhender chocs, mouvements, attractions et répulsions. Un renversement sest produit : ce qui, au début du xixe siècle, apparaissait aux yeux dun Georges Cuvier comme le particulier, est le général ; ce qui lui semblait général est le particulier. L. Brunschvicg a bien décrit le contraste :
« Laplace partait de la théorie newtonienne de la gravitation pour aborder, et pour tenter dassimiler, les domaines divers de la physique et de la chimie suivant le plan tracé dans la dernière question de lOptique newtonienne. M. Einstein, au contraire, fait fond sur les doctrines élaborées en thermodynamique, en électro-optique, pour réviser, corriger et faire entrer dans des cadres tout nouveaux la théorie de la gravitation ».
Ainsi, au lieu dêtre la science vers laquelle retournent toutes les autres, la mécanique nest plus quune des parties du groupement de disciplines nouvellement formé.
Mais ce renversement se situe aussi dans une autre perspective. La théorie relativiste ne constitue pas le reflet dune réalité ultime. Les lois ou les processus auxquels A. Einstein a donné tant déclat ne représentent pas le cadre obligatoire auquel tout doit être intégré ou dont doivent être déduits chaque effet et chaque règle. En effet, dans le même temps, à partir de létude thermodynamique de lémission et de labsorption du rayonnement, la théorie quantique sébauche, tandis que la radioactivité commence à inaugurer, entre les mains des physiciens, la chaîne des découvertes qui a conduit à celle des particules élémentaires et des forces nucléaires. La cosmologie elle-même, jusque-là pur domaine de spéculation, devient une science relativement rigoureuse et complète cette contexture de létat naturel dans lequel les transformations des forces matérielles dénotent une évolution et sinscrivent dans une histoire.
Il faut observer que celle-ci impose une dimension temporelle, donne un caractère dévénement à tout ce qui compose lunivers physique. La présence de cette dimension témoigne dun apport constant déléments, de mesures, de même quelle traduit la conversion nécessaire des rapports avec la matière au fur et à mesure que leurs termes changent. Ceux du monde mécanique et du mécanicien se sont trouvés ainsi être absorbés et réduits à figurer un cas particulier, un moment dun système physique et dun mouvement plus généraux. Les disciplines qui sont nées de la philosophie expérimentale, les groupes de créateurs de facultés auxquelles elles sont associées ont poursuivi, comme on a pu le voir, ce résultat. Si létat naturel cybernétique sest avéré historique, ce nest pas sans lien avec laspect inventif et périssable que jai signalé des savoirs propres à ces disciplines. Si ces savoirs ne sétaient pas combinés, sils ne sétaient pas succédé de façon aussi intense, il se serait produit une stabilisation autour de certaines relations et de quelques structures matérielles, et tout ce qui nétait pas compatible avec elles, ou qui était moins développé, aurait été, sinon exclu, du moins tenu pour secondaire. Telle est bien la situation qui avait régné au xviie siècle. A cette époque, on sefforça avant tout de consolider lédifice entrevu à travers les inventions de la mécanique. Lensemble des phénomènes liés à la chimie, au magnétisme, semblaient, sinon négligés, du moins maintenus à lécart du courant principal.
La science se fixe pour règle que chaque découverte expérimentale doit ouvrir sur une autre. Pour y contribuer, pour participer à sa vie, il est indispensable dadopter cette attitude heuristique. Lacte de susciter le réel et non pas celui qui vise à lordonner devient lobjet premier de la connaissance. Ainsi, elle ne cherche pas à dévoiler les mondes cachés, mais à réaliser des mondes nouveaux ; elle naspire pas à lexhaustion des chaînes des phénomènes, mais à leur éclosion ; elle travaille à leur changement, non point à leur ossification. Lhistoricité de létat de nature répond à la manière dont le savoir sest organisé à partir du rapport à lunivers matériel défini par le scientifique.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
III. La primauté de leffet
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
Au terme dune analyse circonstanciée de lactivité scientifique, G. Bachelard voyait dans celle-ci « moins une science de faits quune science deffets » .
La science qui se bornerait à décrire les phénomènes, à classer leurs conséquences, à systématiser leurs liaisons, serait assurément incomplète . Au contraire, il nous est déjà apparu que le savoir théorique est orienté vers la production de propositions destinées à lui permettre daborder des phénomènes toujours inédits. La méthode expérimentale, qui se rattache à ce savoir et le prolonge, se conforme à ce principe. Elle intervient, bien entendu, dans un but de vérification des lois et des concepts énoncés dans une discipline particulière. En cela, elle remplit une fonction habituelle. De plus, elle doit concrétiser, actualiser ces forces, ces processus, auxquels se réfère la connaissance scientifique. Sa vocation est double : décider entre plusieurs théories concernant le réel donné, matérialiser les êtres de raison imaginés par celles-ci.
Dans le premier cas, la recherche se cantonne essentiellement dans le domaine des faits, cest-à-dire des événements ou processus censés exister tels quels ou préexister à une notion. Les expériences destinées à vérifier sur les corps les lois mécaniques du choc, les observations concernant lapparition dune planète inconnue déduite de la loi de la gravitation, illustrent le caractère analytique de cette démarche. La connaissance qui en résulte est une connaissance des faits, et la méthode a pour objet de les révéler. Cette forme dappréhension du réel a été solidement établie par les mécaniciens. Les physiciens et surtout les chimistes ont accentué une autre forme, celle où les phénomènes se dessinent justement comme des effets consécutifs à laction du savant. Ainsi le chimiste décomposant leau en hydrogène et oxygène est presque leur inventeur :
« A suivre dans son histoire leffort de la chimie vers le corps simple, défini, pur, on se rend compte quon a presque le droit de dire que lexpérience chimique moderne crée les substances, que du moins, en les épurant, elle leur rend leurs véritables attributs » .
Dans cette perspective, lintervention expérimentale, linstrument qui y participe, ne sont pas, au premier chef, des modes de représentation concrète et visible dun fonds abstrait et invisible (lhorloge qui concentre en elle les lois de la mécanique), ni des procédés propres à aiguiser et accroître la capacité sensorielle (le télescope dont le pouvoir discriminateur dépasse celui de lil). Bref, ils ne sont pas les intermédiaires pratiques grâce auxquels le sujet agissant ou connaissant aborde et saisit un objet ou une réalité déjà formés. Lintervention expérimentale en question atteint et constitue, jusquà un certain point, lobjet et le réel, en les métamorphosant ou en les recomposant après en avoir détruit les états antérieurs .
Débouchant sur des propriétés entièrement différentes, donnant corps à celles quil a conçues, le savoir du scientifique que celui-ci se consacre à la chimie ou à une autre branche de la connaissance exprime sa tendance essentielle, à savoir créer des substances, des processus matériels quil intègre à son fonds. La distinction qui sétait maintenue entre organisation ou élément naturel et organisation ou élément artificiel sestompe et cesse davoir une raison dêtre. Leffort intellectuel et expérimental nétant plus dirigé vers la définition du champ de validité ou lappréhension des faits établis à lextérieur des disciplines naturelles, tous les effets peuvent être attribués demblée à ces disciplines et reconnus à ce titre. Parallèlement, dans la mesure où elles engendrent directement la réalité de leur objet, elles ne servent plus de médiatrices entre lhomme et quelque chose qui existe : leur rôle est la formation évidente des termes eux-mêmes. Connaître, déterminer les propriétés dun système matériel, cest jusquà un certain point lengendrer :
« La science factice déborde nettement la science naturelle » .
Ceci revient à constater que lexpérience est une expérience constitutive, combinatoire, quelle est à la fois un moyen qui dirige lactivité scientifique vers une structure définie, une extension de nos dispositions subjectives, et léchafaudage qui permet dobtenir dautres structures résultantes, de poser le cadre objectif lui-même. Sous ce dernier éclairage, la méthode qui linspire est synthétique.
Cest en chimie, et plus particulièrement en chimie organique, que cette méthode sest imposée tout dabord . Des découvertes bien connues y ont joué un rôle décisif : par exemple celle de lurée, par évaporation du sel ammoniacal de lacide organique, due à Wöhler. La reproduction au laboratoire des roches et des minéraux notamment celle du marbre en partant du calcaire sinscrit dans cette perspective de création de propriétés identiques à partir de substances différentes. Toutefois ce sont deux principes plus généraux qui ont servi à établir les procédés de synthèse sur des bases solides. Le premier est celui de la substitution, selon lequel le remplacement, dans un composé, dun élément chimique par un autre naltère pas gravement ses propriétés. Si lon verse une petite quantité dacide acétique cristallisable dans un récipient rempli de chlore sec et quon expose le mélange à la lumière, les parois du récipient se couvriront, au bout dun certain temps, de cristaux ; à lanalyse chimique, on constate que ces cristaux diffèrent de ceux de lacide acétique parce quils ont trois équivalents dhydrogène en moins et trois équivalents de chlore en plus : ce sont ceux de lacide trichloracétique. Les deux acides, malgré la présence de chlore à la place de lhydrogène, ont des propriétés rigoureusement semblables. Cette expérience, due à J.B. Dumas, eut un très grand retentissement, parce quelle réalisait une combinaison interdite alors par la théorie, notamment la théorie électrochimique de Berzelius. En effet, un élément électronégatif, le chlore, y produisait des effets analogues à ceux dun élément électropositif, lhydrogène. Elle prouvait aussi que ce ne sont pas les éléments qui déterminent le déroulement des manifestations dun corps quelconque, et quil ne suffit pas de les retrouver par lanalyse, mais que cest leur arrangement, leur articulation dans une totalité, qui est responsable de ces manifestations, et quon peut les reproduire par voie de synthèse.
Le deuxième principe découle de cette conception : les corps chimiques constituent des familles ou types chimiques. Un type embrasse tous les composés qui dérivent les uns des autres par voie de substitution dun élément ou dun groupe déléments. Le génie poétique de Laurent a conçu cette idée, une des plus fécondes de la science. J.B. Dumas la formulée de manière vigoureuse, et Gerhardt a décrit et classé minutieusement les types : lhydrogène, lacide chlorhydrique, leau et lammoniaque. Il suffisait dès lors de connaître léquation constitutive dun corps, le type auquel il appartenait, pour le reconstituer au moyen dautres éléments que lon possédait déjà, donc effectuer une synthèse .
On est passé rapidement de la théorie des types et des substitutions à la notion de valence, en particulier grâce aux résultats obtenus par lexpérience. En 1850, Frankland, Wurtz, réalisent la synthèse de certains hydrocarbures, et A.W. Hofmann celle des amines. Dix ans plus tard, M. Berthelot accomplit un progrès décisif : en effet, ce nest plus en partant de corps simples, déjà constitués, mais en partant déléments hydrogène et carbone quil fait la synthèse de lacétylène au moyen de larc électrique. De cette opération il élimine complètement la notion dintervention dune force vitale dans la composition des matières organiques, force supposée échapper à lanalyse. Le chimiste se trouve libéré dune entrave, et, confiant dans ses déductions, il propose désormais de réaliser dans son laboratoire toutes les substances quil peut concevoir.
« La connaissance de cette loi (générale), écrit Berthelot, permet de réaliser une infinité dautres effets semblables aux premiers ; de former une multitude dautres substances, les unes identiques avec les substances naturelles déjà connues, les autres nouvelles et inconnues, et cependant comparables aux premières. Ce sont là des êtres artificiels, existant au même titre, avec la même stabilité que les êtres naturels : seulement, le jeu des forces nécessaires pour leur donner naissance ne sest point rencontré dans la nature » .
Ce nest donc plus à la faiblesse, à limperfection de lhomme que suppléent lexpérience et son appareillage, mais à la faiblesse et à limperfection des forces matérielles, de la nature. Renversement significatif de perspectives, aux conséquences prévisibles. La possibilité de découvrir des propriétés, de les retrouver par dautres voies ou dans dautres contextes, sest traduite par laccroissement continu du nombre des combinaisons utiles. On en connaissait 20 000 en 1883, 74 000 en 1899, 100 000 en 1902 et 144 000 en 1910 .
J. B. Dumas auquel nous devons véritablement le fondement de la méthode synthétique pouvait écrire dès 1840 :
« Comparés aux physiciens, aux mécaniciens et aux géomètres, les chimistes nous paraissent les véritables inventeurs de lart dexpérimenter » .
La proposition naurait pas ce caractère excessif si elle sétait contentée de mentionner lorientation que les chimistes ont donnée à la méthode expérimentale, et son originalité ou sa supériorité par rapport aux démarches empiriques des mécaniciens. Elle correspond effectivement à une réalité, à une attitude qui na pas manqué dinfluer sur lensemble des sciences, notamment sur la physique.
Cette influence ne sest manifestée nulle part avec autant déclat que dans le domaine des hautes énergies, et dans lemploi du tableau de Mendéléeff. Comme on le sait, partant des 65 éléments alors connus, compris entre lhydrogène et luranium, Mendéléeff les ordonne dans un tableau où figurent dans la même colonne ceux qui ont des propriétés semblables, et sur des lignes différentes ceux qui ont des propriétés dissemblables. Avec une audace intellectuelle extraordinaire, il modifie les poids atomiques admis pour faire entrer les éléments dans les cases du tableau périodique, en même temps quil laisse des cases vides pour de éléments, encore inconnus, dont il prédit lexistence. Le programme quil proposait était clair ; son tableau devait servir
« au système des éléments ; à la détermination du poids atomique des éléments insuffisamment étudiés ; à la détermination des propriétés déléments jusquici inconnus ; à la correction de la grandeur du poids atomique » .
La rectification postulée des poids atomiques se justifiait dans bien des cas, ainsi que les expériences lont prouvé par la suite. Les éléments manquants furent identifiés, le gallium grâce à Lecoq de Boisbaudran, le scandium par Lars Nelson, le germanium par Winckler, le rhenium par Walter et Ira Noddack.
Jusquà la découverte de la radioactivité, la démarche suivie conserve tous les aspects de la méthode analytique. Dans une première phase, on propose une loi régissant les rapports entre les éléments ; dans une deuxième phase, la recherche expérimentale sefforce de compléter la gamme des substances connues et de confirmer la loi. La découverte des propriétés radioactives a permis de déceler dautres éléments et de parachever ainsi la série. Elle est cependant allée au-delà dans la voie de la synthèse. De ce fait, le tableau de Mendéléeff a été élargi pour pouvoir y introduire et classer les véritables « espèces physiques » nouvellement créées, pour lesquelles les conditions dexistence nont peut-être encore jamais été réunies dans lunivers. Parmi ces « éléments synthétiques », outre le technitium et le prometheum, dont le nom indique suffisamment lorigine, les transuraniens compris entre le neptunium et le laurencium, tous radioactifs, sont constitués essentiellement au cours des réactions nucléaires. Le neptunium fut préparé à partir de luranium par addition à celui-ci de plusieurs neutrons qui ont eu pour effet daugmenter sa masse sans modifier son nombre atomique. Néanmoins, à un moment donné, un nouvel élément se dégage, car l« espèce » devenue trop riche en neutrons tend à métamorphoser un de ceux-ci en un proton qui reste dans le noyau et un électron qui est libéré. Cette transformation a pour résultat une « espèce » nucléaire ayant une charge positive supérieure dune unité.
Lhistoire de ces découvertes a été maintes fois relatée ; elle nous intéresse ici à deux points de vue. Dune part, elle montre la réalité de la transmutation : si lon modifie larchitecture atomique dun corps simple, celui-ci peut devenir autre. Plus précisément encore, une relation génétique est mise en évidence si un noyau dhelium se dégage du noyau de polonium, il reste un noyau de plomb. La matière elle-même est donc capable dévolution, puisquon peut considérer que les éléments dérivent les uns des autres par une série de transformations temporelles. Sinsérant alors dans cette histoire, dautres corps peuvent être formés qui ont une place bien déterminée, ajoutant à la série qui nous a précédés une série qui est la conséquence de notre existence. Dautre part, la loi périodique qui, à lépoque où elle fut proposée, avait trait à un spectre limité despèces physiques, sétend maintenant à toutes les espèces qui se trouvent dans lunivers, celles qui y étaient avant nous et celles que nous avons inventées. Dès lors il est certain que la méthode expérimentale, à des degrés divers suivant les disciplines, témoigne de sa fonction constitutive des processus et des phénomènes. La voie synthétique complète et valide la voie analytique ce dernier exemple lillustre abondamment et le produit de lart sassocie, pour ainsi dire, au naturel, jusquà se confondre avec lui. La science donne une réalité matérielle aux phénomènes et aux concepts, que les conditions qui servent à les produire dans lunivers aient été réunies ou non. Loriginalité de cette méthode, telle que lont forgée les sciences, se dessine clairement. Elle découle de la possibilité de créer les propriétés et lorganisation des structures naturelles, de recombiner celles qui existent déjà, dinventer celles qui nexistent pas encore. Cette action constitutive des substances et des phénomènes fait disparaître, nous en avons vu maint exemple, lécart qui sépare les êtres artificiels des êtres naturels. Corrélativement sestompe lhétérogénéité entre la théorie et la démarche expérimentale, dans la mesure où celle-ci devient, jusquà un certain point, également déductive. Assertion qui peut sembler à première vue paradoxale, puisque lexpérience est supposée relever, au contraire, du domaine de linduction.
Le parallélisme de la « déduction » expérimentale et de la déduction purement notionnelle se comprend lorsque celle-ci sinscrit dans le contexte de celle-là. Mais cette insertion ne manifeste pas, à elle seule, latténuation de lhétérogénéité dont jai parlé plus haut. Je me suis davantage référé au fait que lexpérimentateur peut varier ou combiner les expériences de manière systématique, pour obtenir des résultats analogues à ceux de lanalyse théorique. Quels sont les motifs de cette convergence ? Lors de son élaboration par la philosophie mécanique, lexpérience avait souvent pour point de départ une observation, un instrument (lunette, horloge, etc.) dont il sagissait de dégager les lois de constitution et de fonctionnement. Ces observations ne sont pas nécessairement nées les unes des autres, pas plus que linvention dun instrument na conduit génétiquement à linvention dun autre. On ne saurait donc les ordonner dans un ensemble cohérent de liaisons, et les expériences auxquelles ils ont donné naissance ne sauraient être ordonnées non plus. Par contre, les expériences des diverses sciences, les appareils imaginés pour les réaliser, forment un corpus ayant une très grande homogénéité et se sont engendrés réciproquement. La découverte des corps chimiques de synthèse, celle de la radioactivité, manifestent une telle solidarité interne et une telle continuité. Dès lors, le cours des expérimentations indispensables ou des phénomènes quelles sont obligées de découvrir se trouve déterminé, en grande partie, par le mouvement qui les embrasse, les fait apparaître dans leur succession. A ce titre elles sont susceptibles daboutir, grâce au développement déductif implicite, aux mêmes phénomènes que la théorie.
La découverte de lélectron positif, examinée de manière détaillée par N. R. Hanson , nous laisse voir quil en est bien ainsi. Dans une série de brillants mémoires, en 1927 et 1928, le physicien anglais Dirac se proposa de définir les conditions que les principes de la relativité restreinte imposaient aux ondes décrites par la mécanique ondulatoire. Les équations auxquelles il aboutissait présentaient un caractère fantastique ; en effet, lénergie totale déterminant le mouvement de lélectron était négative. Ceci ne pouvait avoir quune seule cause : le caractère négatif de la masse. Une particule de masse négative aurait un comportement bien singulier. Soumise à une force, elle aurait une accélération de direction opposée à la force. Deux électrons de charge électrique négative et de masse opposée se repoussent mutuellement en raison de leur charge. Cette force de répulsion a pour effet daccélérer lélectron de masse positive en le dirigeant vers la droite. Lautre électron ayant une masse négative, la force qui sexerce sur lui laccélère aussi vers la droite, et ils se déplaceront de concert, avec une vitesse qui augmentera constamment.
Cette situation extraordinaire na jamais pu être observée, pas plus que lon na pu mettre en évidence de particule ayant une masse négative. Cependant, à mesure que les électrons subissent une déperdition dénergie au cours de collisions, ou émettent des rayonnements, leur énergie devrait finir par tomber au-dessous des valeurs négatives admises ; la plupart des électrons devraient occuper ces états, même sil est impossible de les observer. Cest alors que Dirac proposa une hypothèse hardie. On connaît le principe selon lequel il est impossible que deux électrons occupent le même état quantique. Si donc tous les états où les électrons ont une masse négative sont normalement occupés, il est impossible que dautres électrons accèdent à ces états. Dirac postula que lespace vide, dépourvu de propriétés matérielles, était en réalité un espace dans lequel tous les états accessibles aux électrons de masse négative étaient occupés. Puisque lon ne voit jamais un électron de masse positive abandonner une fraction de son énergie telle que sa masse devienne négative, Dirac supposa lexistence dune autre particule, de masse identique à celle de lélectron mais de charge opposée, cest-à-dire un électron positif ou positron. Ce fut là la première découverte purement théorique de cette particule, découverte des plus audacieuses.
La découverte expérimentale eut lieu par dautres voies et fut luvre dAnderson. En 1932, ce physicien observa, dans une chambre à vapeurs, des tracés surprenants, quil ne pouvait attribuer à des protons, en raison de leur longueur dix fois plus grande que la trajectoire des protons. Il nétait guère possible de supposer que deux électrons aient produit au même instant deux trajectoires qui donnaient limpression dune seule. Anderson supposa alors quil sagissait dune particule venant den bas, perdant une partie de son énergie dans la plaque, et qui arrivait à proximité du pôle négatif du champ magnétique transversal entourant la chambre à vapeurs. A cause de sa portée, il ne pouvait sagir que dun électron, mais de charge positive.
Cette conclusion fut accueillie avec scepticisme par des savants aussi peu prévenus contre les nouveautés que Bohr et Rutherford. Il sagissait dune découverte purement expérimentale, présentée comme telle par Robert Millikan en 1935, disant quelle
« avait été faite sans le guidage daucune théorie, tout comme la découverte de couples de trajectoires, lune positive, lautre négative, qui se produisaient souvent » .
Il restait à montrer que la particule postulée par Dirac et celle quavait découverte Anderson étaient une seule et même particule ; ce fut luvre de Blackett et Occhialini, qui mit fin aux incertitudes et aux controverses, en établissant que la déduction théorique nétait pas pure spéculation, ni lobservation de lexpérimentateur pure illusion .
Lassurance que lon retire de la démarche autonome de lexpérience, capable de prolonger la connaissance théorique mais aussi davancer seule sur la voie de la déduction, est un indice de sa puissance de dépassement de lacquis, du connu :
« Dans tous les cas, observe Berthelot , il est essentiel de remarquer que notre puissance va plus loin que notre connaissance ».
De cette manière, lexpérience sarticule avec la théorie pour accroître le champ et les probabilités dinvention : elle ne la connaît ni comme limite ni comme aboutissement. Animées par cette perspective, les sciences échappent à la disparité de lartificiel et du naturel, de ce qui est ou de ce qui nest pas le résultat de lintervention humaine, pour créer leurs objets. Elles assimilent conjointement, grâce à leur activité régulatrice et génératrice de processus ou de phénomènes de faits ou deffets les possibilités qui étaient celles des arts et des techniques. A lencontre de la philosophie naturelle ou mécanique, les sciences ne poursuivent pas la transposition conceptuelle ou expérimentale des réalités fournies par lhabileté de lartisan ou de lingénieur : leur action sapparente, en quelque sorte, à celle des arts et des techniques. Berthelot reconnaît ce rapport demblée et ce quil dit de la chimie reste valable pour toute discipline scientifique :
« La chimie crée son objet. Cette faculté créatrice, semblable à celle de lart lui-même, la distingue essentiellement des sciences naturelles et historiques » .
Dans une puissante fresque, qui aurait pu passer pour une prophétie dont nous voyons quotidiennement la réalisation, uvre du scientifique, le savant français décrit les aspects démiurgiques de cette création :
« Cest ainsi que, non contents de remonter par la pensée aux transformations matérielles qui se sont produites autrefois et qui se produisent tous les jours dans le monde minéral et dans le monde organique, non contents den ressaisir les traces fugitives par lobservation directe des phénomènes et des existences actuelles, nous pouvons prétendre, sans sortir du cercle des espérances légitimes, à concevoir les types généraux de toutes les substances possibles et à les réaliser : nous pouvons, dis-je, prétendre à former de nouveau toutes les matières qui se sont développées depuis lorigine des choses, à les former dans les mêmes conditions, en vertu des mêmes lois, par les mêmes forces que la nature fait concourir à leur formation... »
Quest-ce à dire, sinon que les « êtres de raison » de lexpérience et de la théorie peuvent constamment se changer en réalités, que nous devons, en quelque sorte, multiplier nos sciences afin de multiplier les réalités auxquelles elles donnent vie et quelles précèdent ? Le trait constitutif « artificiel » des disciplines naturelles réside essentiellement dans cette capacité de provoquer des phénomènes originaux, de créer des domaines du savoir et du réel, inconnus auparavant, et de les développer.
***
Jusquici je me suis servi indistinctement des termes de science ou de philosophie pour définir le même groupement de disciplines, de même que jai employé les vocables de scientifique, savant ou philosophe pour parler de la même catégorie naturelle. Jai, ce faisant, suivi les habitudes des époques que jai examinées, et exprimé les fluctuations de sens surtout lorsquelles marquaient une transition. Au milieu du xixe siècle, le partage devint plus net, lorsque fut pris le tournant caractéristique dune transformation profonde. Il est symptomatique quen 1840 W. Whewell ait exprimé la nécessité de désigner dun nom spécifique les hommes qui se consacraient aux sciences. Il proposa de les appeler scientists (scientifiques) au lieu de « savants » ou « natural philosophers », par une dérivation analogue à celle qui a donné lappellation de lartiste.
« Nous avons grandement besoin dun nom pour décrire un homme qui cultive la science en général. Je serais enclin à lappeler un scientifique » .
La proposition fut adoptée. Elle venait à son heure pour symboliser une réorganisation des rapports entre les disciplines, entre les collectivités qui possédaient et exerçaient les diverses formes de savoir. La terminologie souligne un événement historique, enregistre une évolution, en introduisant un usage qui était auparavant, sinon impossible, du moins inutile. A une époque antérieure, on naurait pas compris que lon pût qualifier de « scientifique » une classe dindividus. LEncyclopédie française est catégorique :
« On dit un traité scientifique, par opposition à un ouvrage de pratique... Il ne se dit guère de personnes » .
Le titre de philosophe était seul usité. La diffusion de la distinction souhaitée par Whewell et lopposition quelle a suscitée traduisent lune et lautre un changement évident. Les sciences en sont venues à signifier un corps de connaissances original par sa structure, équivalent à la philosophie ; le scientifique, une catégorie plus large, égale en dignité à celle du philosophe mécanique ou naturaliste. Le remaniement du vocabulaire traduit un clivage entre les sciences et la philosophie. Ce clivage nest pas dû à des motifs superficiels, tels que la subdivision nécessaire des connaissances, consécutive à leur accumulation, lunité de la philosophie et le morcellement des sciences. La particularité de celles-ci tient surtout à la convergence de deux mouvements qui ont abouti à les établir en tant que groupement indépendant de disciplines naturelles. Dun côté, lévolution de la division naturelle dans le contexte de la chimie, de lautre côté la transformation du processus inventif de la philosophie mécanique telle quelle sest exprimée dans la physique électromagnétique, sont en cause. Leur convergence a non seulement bouleversé le mode de création des facultés humaines, les rapports avec la matière, elle a simultanément modifié les relations avec les disciplines productives, techniques. A cette occasion, la démarche philosophique a été profondément réformée. Jai souligné, dans ce cadre précis, ses caractères, à savoir : en premier lieu, elle sefforce de fonder les liens naturels, de les révéler, de les ordonner en partant des objets et des actions concrétisés dans et par les techniques, de reconstituer sous une forme conceptuelle rigoureuse ce qui est apparu sous une autre forme, en tant quhabileté et instrument, intellectuel ou non. En deuxième lieu et cela est vrai surtout de la philosophie mécanique on peut reprendre ultérieurement ses résultats afin dorganiser et daméliorer les méthodes courantes dans la pratique des techniques. Visiblement, les sciences séloignent de cette attitude ; elles ne sont plus destinées à servir de médiation à la philosophie et à lart ou à la technique, symboles de celle-là, ombres de ceux-ci. Celui qui sy consacre nest ni un philosophe qui essaie de découvrir à travers le donné les règles du monde matériel et de les analyser systématiquement, ni un homme dart qui sélève à partir de lempirie pour saisir ses opérations comme les reflets de ces règles ; cest un scientifique, qui étudie et maîtrise des phénomènes en tant quils expriment directement les forces matérielles, et leur impose une structure qui peut prendre des aspects variés suivant les exigences des diverses actions, lesquelles sont autant de prolongements de la science, autant de sciences, sil le faut, appliquées. En cela sa connaissance est le couronnement de la connaissance inventive, dans la mesure où celle-ci se veut génératrice de formes et de substances. Ses artifices sont annonciateurs directs de rapports naturels, et ses rapports naturels, préludes dartifices. Ainsi la science qui était autrefois savoir intercesseur entre les philosophies et les techniques ou les arts sest substituée aux unes et aux autres pour devenir la matrice dune nouvelle unité autonome.
Je nai pas eu lambition de faire un exposé complet des circonstances dans lesquelles les disciplines philosophiques et les disciplines scientifiques eurent à se différencier. Ces circonstances ne se sont pas toutes présentées exactement de la même manière partout. Le développement historique que jai indiqué représente en quelque sorte une ligne dévolution générale, ramenée à ce quelle a dessentiel.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
Chapitre X.La transformation opérée par les sciences dans lhistoire humaine de la nature
I. Le dépérissement des techniques
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
1. Les nouvelles ressources complémentaires.
Les sciences, on lobserve et on le déclare, témoignent dune mutation de nos relations avec lunivers matériel. Les prodromes de cette mutation sont manifestes. Ce sont tout dabord la différenciation des savoirs chimiques, leur convergence avec les résultats de lactivité inventive de la philosophie mécanique, notamment à propos de lélectricité, du magnétisme et des forces motrices en général. Corrélativement se détache et se regroupe un « nouvel ordre de philosophes », celui des scientifiques daujourdhui. Ensuite, à létat naturel mécanique se substitue un état naturel distinct, que jai désigné sous sa forme développée du nom détat cybernétique. Enfin la pénétration de la démarche théorique et de la méthode expérimentale par le processus dinvention, la conversion subséquente de celui-ci, ont profondément modifié les rapports à lintérieur du groupement de disciplines. Les disciplines naturelles et la couche savante de la catégorie naturelle instituent directement le fondement réel de leur recherche. Les disciplines productives leur sont subordonnées. Le fait est incontestable. Il convient de montrer ses conséquences. A coup sûr, il faut situer parmi elles la modification du système de reproduction des facultés et de leurs qualités. Toutefois, cette modification a également trait aux propriétés essentielles de la création du travail, aux liens que les hommes y établissent. Elle affecte dès lors, en fin de compte, le principe même de lhistoire humaine de la nature. Pour mieux comprendre le rôle que les sciences ont joué à cet égard, il est indispensable de revenir en arrière et de scruter le mouvement qui leur a permis dacquérir leur identité et leur indépendance.
Deux facteurs ont principalement déterminé cet événement. Le premier est, de toute évidence, la présence de ressources complémentaires, la disponibilité en hommes et en matières. Au xixe siècle laccroissement de la population est un phénomène marquant .
LEurope qui, en 1800, ne comptait que 187 millions dindividus, en compte 266 en 1850. En 1900, ils sont 401 millions . Non seulement la densité augmente, mais grâce au prolongement de la durée de la vie, la population active constitue un pourcentage de plus en plus important du total. Les chiffres, faute de données démographiques sûres, sont sujets à caution : la tendance elle-même ne lest pas. Pas plus que ne le sont la désertion des campagnes et sa contrepartie, lurbanisation . Pour ne prendre quun seul exemple en 1890, en Allemagne, 11,4 % de la population habitent dans des villes de plus de 100 000 habitants ; en 1910, ce pourcentage est de 21,3 % (4).
Une évolution de même nature se déroule en France, quoique à un rythme plus lent. Les courants de migration, vers les États-Unis notamment, sont un signe de cette disponibilité en hommes. Il faut voir une cause de surpopulation constante dans la mécanisation de lindustrie, avec les bouleversements quelle entraîne dans les campagnes, dans la production artisanale, et limpulsion quelle donne à lactivité capitaliste. Le capital sefforce de diriger cette industrie suivant ses fins propres, dont lune est de se passer de main-duvre, et lautre demployer celle-ci le plus intensément possible. De la sorte, il provoque lexistence dune force de travail supplémentaire, dune « armée de réserve » à laquelle il convient de trouver un emploi, dune part pour en extraire la richesse potentielle, dautre part afin datténuer le contrecoup des crises et du chômage qui ébranlent les fondements mêmes de la société capitaliste. La ressource que représente cette force de travail disponible constitue une tentation et une menace permanentes. Une tentation, parce quelle est un appel à linvestissement, et que la possibilité de la « faire travailler » conduit à des profits croissants. Une menace, puisque lexistence de milliers, voire de millions dindividus sans travail aiguise la lutte des classes, et que le départ ou la défection de bras et de cerveaux affaiblit chaque groupe national dans lâpre concurrence pour la conquête des marchés.
Les inventions qui améliorent le système productif donnent à cette conquête plus dampleur, obligent à reculer les frontières de ces marchés, et nont pas de meilleur compagnon que le chômage qualifié, par la suite, de technologique. Elles entraînent une autre conséquence : le déséquilibre entre les différents secteurs de la production. Le phénomène a été particulièrement sensible dans lindustrie la plus caractéristique de lépoque : lindustrie textile. Celle-ci utilisait, pour le blanchiment des fibres, des produits végétaux, onéreux, et disponibles en trop faibles quantités. On a donc cherché dautres procédés. Roebuck conçoit des chambres de plomb de dimensions importantes pour la préparation de lacide sulfurique, Leblanc découvre un procédé permettant dobtenir de la soude artificielle, Tennant fait breveter un produit de blanchiment efficace .
Par ailleurs, avec le développement des matières nécessaires à lindustrie, saccumulent des déchets dont la conservation représente une dépense importante, et la présence même un manque à gagner non moins considérable. En 1852, un observateur signale quil y a là
« une source de gros ennui pour les fabricants, ces déchets sont volumineux et on ne leur a pas encore trouvé un emploi utile. Ils saccumulent en tas immenses au voisinage des soudières, et il est parfois nécessaire dacheter des terrains uniquement pour les entreposer » .
Une production qui commence à sorganiser suivant des exigences de rationalité économique et defficacité technique sefforce dexploiter systématiquement tous les facteurs quelle met en uvre. La présence de sous-produits en vastes quantités aux abords des usines ou des mines incite lindustriel et lingénieur à leur trouver une utilisation profitable. Les théoriciens démontrent le juste emploi quon peut en faire, et les doctrinaires rappellent les principes dune saine économie :
« Cest un des plus importants devoirs de lindustrie manufacturière que de trouver un emploi utile des déchets. On a défini la poussière, avec un grand bonheur dexpression, en disant que ce nétait que « de la matière en un lieu inapproprié » .
La mécanisation des procédés artisanaux, la recherche dune productivité sans cesse accrue, ont provoqué laccumulation massive de ces deux ressources extraordinaires : la force de travail et la « matière en un lieu inapproprié ». Ces ressources constituaient, virtuellement, un point de mire, et un terrain dapplication pour une autre ressource extraordinaire : le talent susceptible de sy ajouter et de les valoriser.
Les motifs indiqués ne sont pas les seuls déterminants, toutefois ils symbolisent une série de circonstances propres à intéresser à la production les « nouveaux philosophes ». Ceux-ci nont pas hésité à sy engager Les chimistes surtout font valoir, et cest devenu une opinion courante, que les transformations de leur discipline les
« mettent à même de convertir les substances qui paraissent les moins utiles en objets importants. Chaque branche dart a senti son influence et chaque jour apporte de nouvelles preuves des ressources infinies que la chimie sait trouver dans les parties les plus stériles de la nature » .
La réalisation de cette possibilité a joué un rôle décisif par la suite, puisquelle a entraîné une diversification exceptionnelle des branches de lindustrie .
Le deuxième facteur de lautonomie des sciences est assurément lextension de cette communauté dhommes qui possèdent les talents propres à constituer de « nouveaux arts ». Formés souvent en marge de la médecine ou de la pharmacie dans le cadre de ces « sociétés philosophiques » où ils jouaient le rôle de conférenciers ou de démonstrateurs, habitués à divertir ou à instruire un public de curieux, ils ont créé des disciplines relativement distinctes lélectricité, la physique et ont annexé la chimie. Le besoin naît de subdiviser et de se spécialiser comme aussi le besoin de donner à son activité une assise plus vaste, plus solide. J.B. Priestley, témoin avisé, exprime cette tendance :
« Lobjet de la philosophie sest tellement multiplié que tous les livres de comptes rendus philosophiques généraux ne peuvent plus être achetés par les particuliers, ni lus par les individus. Il est grand temps de subdiviser lobjet, afin que chacun ait loccasion de voir tout ce qui se rapporte à sa recherche de prédilection, et toutes les diverses branches de la philosophie trouveraient leur compte dans cette séparation à lamiable » .
On ne manquera pas dobserver que cette séparation vise à améliorer les conditions de travail des savants, sur le plan économique comme sur le plan scientifique. Chacun ne disposant que de ressources et de temps limités, une répartition des tâches simpose. Une conséquence certaine en sera le développement de chacune des différentes branches de la philosophie expérimentale, aussi bien que lapparition de nouvelles possibilités dapplication. J.B. Priestley qui a décidément une vue presque politique de la question considère que le nombre des savants doit saccroître, et quils doivent se donner les moyens institutionnels et économiques nécessaires à cette fin :
« Je veux seulement donner une indication supplémentaire, ajoute-t-il , sur ce que je considère qui pourrait favoriser laccroissement de la connaissance philosophique. A présent, il y a, dans les différents pays dEurope, de vastes sociétés constituées, dotées de fonds pour lavancement de la connaissance philosophique en général. Que les philosophes commencent maintenant à se subdiviser et à entrer dans des combinaisons plus petites. Que les diverses compagnies fassent de petites fondations et nomment un directeur dexpériences. Que chaque membre ait le droit de fixer la vérification des expériences en proportion de la somme quil a souscrite, et quon publie un compte rendu périodique de leur résultat, quelles aient réussi ou non. De cette façon, la puissance de tous les membres pourrait être assurée et accrue ».
Ces propositions ne contiennent rien de révolutionnaire. Elles traduisent cependant le souci dune collectivité désireuse dassurer sa survie et son développement, et une volonté de chercher des voies propres à lemploi et au progrès des connaissances créées. La situation damateur isolé est peu confortable ; elle savère, de plus, incompatible avec la multiplication des hommes qui aspirent à se consacrer à la découverte des phénomènes matériels, et avec laccroissement des investissements appropriés en livres et en appareils. Mais, semble-t-il, on ne peut compter ni sur des appuis extérieurs solides, ni sur un intérêt authentique de la société. J.B. Priestley encore lui le sait bien qui écrit :
« Les princes ne soccuperont jamais de cette grande affaire, dans quelque but que ce soit. Lesprit daventure semble totalement éteint dans la race actuelle de marchands. Cette découverte est un grand desideratum dans la science ; et où peut-on sattendre à trouver lenthousiasme noble et pur pour de telles découvertes, si ce nest chez les philosophes, des hommes qui ne sont pas influencés par les mobiles de la conduite politique ou lappât du gain ? »
Les circonstances en Angleterre sont particulières à maints égards, Néanmoins, elles ne diffèrent pas radicalement de celles qui existent dans bien dautres pays. On serait en droit de les croire plus favorables quailleurs, dans cette patrie de la révolution et du capitalisme industriels ce modèle auquel Karl Marx a accordé tant dattention. Or, justement, la classe qui possède dimportants capitaux est celle qui sintéresse le moins à la découverte ou sy intéresse peu . En Angleterre, les possibilités offertes par la science, le potentiel représenté par les scientifiques, sont jugés secondaires par comparaison avec ceux de la mécanique et de lingénieur, alors en plein essor. Lhistorien E. Hobsbawn observe avec raison :
« Comme ce fut le cas pour toutes les forces externes qui modelaient le développement scientifique, les appels directs adressés aux scientifiques par le gouvernement ou lindustrie furent des plus secondaires. En Grande-Bretagne, les industries-clés de la période qui nous intéresse étaient les textiles de coton, le charbon, le fer, les chemins de fer et la marine marchande. Les talents qui les révolutionnèrent appartenaient à des empiristes trop empiristes. Le héros de la révolution du chemin de fer britannique, fut George Stephenson, illettré scientifique, mais qui avait du flair pour ce qui fait fonctionner une machine un artisan supérieur plutôt quun technicien. Les tentatives de savants, tel Babbage, pour se rendre utiles aux chemins de fer, ou dingénieurs scientifiques comme Brunel, de les asseoir sur des fondements rationnels plutôt que purement empiriques, naboutirent à rien ».
Lanalyse historique confirme donc les assertions de J.B. Priestley. Et les sciences demeurent dans une position subalterne par rapport à la technique et aux exigences de lindustrie de la production.
Rien de plus normal que le désir du philosophe, du savant, de voir ses capacités, pleinement reconnues, sépanouir. Il essaie donc de sorganiser le plaidoyer du chimiste anglais en est un signe. Et aussi de faire accepter ses conceptions par lensemble de la société, en espérant que celle-ci lui accordera un appui plus solide et plus constant : de la sorte naîtra le climat propice à léclosion des germes semés par les disciplines scientifiques . Cest en faisant la preuve de ses capacités quil simposera à une industrie et à un gouvernement réticents, quil modifiera aussi de fond en comble les conditions dans lesquelles opèrent lun et lautre. Lapparition des facultés nouvelles est ainsi le facteur déterminant.
« Rien ne contribue davantage, observe à ce sujet H. Sée , à accroître lemprise du capitalisme sur lindustrie que les progrès du machinisme et ceux des applications industrielles des sciences, de sorte quen définitive cest beaucoup moins au capitalisme lui-même quon doit lextraordinaire épanouissement de lindustrie quà la science elle-même et même à la science purement désintéressée. La chose est visible en France comme ailleurs. »
Ailleurs, cest-à-dire en Angleterre et en Allemagne. LAllemagne surtout, qui voit sa population émigrer en masse , qui ne possède pas une industrie mécanique aussi importante que lAngleterre, offre moins de résistance, elle est aussi davantage encline à faire appel aux savoir-faire qui sont peut-être plus abondants dans ce pays que dans dautres. Ceux de la chimie notamment, dont un témoin, Campbell, affirmait en 1753 :
« Les Allemands sont de loin les meilleurs chimistes dEurope et les meilleurs traités sur ce sujet sont écrits en latin et en allemand » .
La pression conjuguée de ces deux facteurs les ressources complémentaires en forces de travail et en matières premières dun côté, les ressources en savoirs ou talents de lautre crée des possibilités inédites. Les hommes qui incarnent ces ressources transforment les procédés de travail et les moyens de communiquer, réussissent à sinsérer dans la réalité matérielle de la collectivité et à linfléchir. Ils transposent également leur effort sur un terrain objectif différent, rendant nécessaire lemploi des énergies physiques et des facultés quils possèdent. Fait remarquable toutefois, avec la science et le scientifique, le processus de substitution sopère en partant du domaine des phénomènes matériels, de la connaissance, pour aller vers celui des méthodes productives et du savoir-faire, et non pas en sens inverse comme cétait le cas précédemment.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
2. Les sciences appliquées.
La chimie et lélectricité sont les agents principaux de ce renversement . Avant de pénétrer profondément le cycle de la production, les deux disciplines naturelles sétaient déjà affirmées par leurs découvertes expérimentales et théoriques. La première avait parcouru les étapes essentielles de sa carrière en tant quart et philosophie au sein de la médecine et de la pharmacie. La seconde sétait donné les fondements les plus assurés dans le cadre des sociétés de philosophes, lesquels y trouvaient un moyen de sinstruire, de subsister, et aussi dêtre acceptés dans la République des Lettres.
« Létude de lélectricité débuta comme un passe-temps assez agréable et sans utilité, et fournit une série de nouvelles expériences intéressantes et spectaculaires » .
Certes, lassociation de la chimie avec la manufacture des textiles fut un pas dimportance. Elle démontra lutilité des savoirs cachés dans les officines et suscita également une série de recherches en vue de récupérer les sous-produits et déviter la pollution atmosphérique. Autour de ces activités se développa une industrie chimique ayant pour objet de préparer lacide sulfurique, la soude et le chlore .
On ne saurait pourtant reconnaître à cette association une portée décisive qui est plutôt le fait de la chimie organique, de lapplication générale des procédés de synthèse . Les travaux de Chevreul sont, à cet égard, exemplaires. Il démontra quen ajoutant une molécule deau aux suifs et aux graisses, on décomposait ces corps en glycérine et en acides organiques complexes, capables de donner des sels lors de leur combinaison avec des bases. Cette découverte marqua lindustrie du savon et permit la formation dune industrie des bougies. Ainsi une réaction chimique dintérêt majeur pour la théorie débouchait directement sur un emploi productif. Les expériences de synthèse qui permettent de construire des structures moléculaires complexes en assemblant des structures plus simples ont été à la base de lindustrie des colorants, dont on peut dire quelle procède de la science et partiellement de la pharmacie. On sait que la première teinture à laniline, la mauvéine, a été découverte au cours des essais de synthèse de la quinine. Les goudrons dhuile utilisés pour fabriquer les premiers colorants synthétiques servaient généralement à produire des antiseptiques. Cest leur étude qui, de Hofmann à Kékulé, a ouvert la voie à la découverte systématique des substances colorantes au laboratoire : la fuchsine en 1859, lalizanine en 1868 et lindigo en 1880. Ainsi naissait une nouvelle industrie chimique, proprement scientifique .
Non sans quelque hésitation, le capital sintroduisit par cette porte ouverte. Il nous suffit de donner quelques chiffres : en 1897, lAngleterre exportait 11 000 tonnes dindigo végétal en provenance des Indes, en 1911 elle nen exporte plus que 860 tonnes. Pour sa part lAllemagne qui exportait, en 1897, 600 tonnes dindigo de synthèse, en exporte 22 000 tonnes en 1911.
La filiation qui joint lindustrie pharmaceutique à celle des colorants synthétiques est presque directe . Tout dabord, les matières colorantes ont été employées avec succès dans létude histologique des tissus. Ensuite, il est apparu quelles étaient douées de propriétés qui les rendaient capables de lutter contre certains agents pathogènes. Dans ce domaine, P. Erlich, le créateur de la chimiothérapie, est un pionnier. Les expériences par lesquelles il sest efforcé de découvrir des médicaments qui puissent détruire les bactéries et les protozoaires sans attaquer les tissus représentent un véritable tournant.
P. Erlich sétait aperçu que les teintures se fixaient à certaines fibres textiles, à lexclusion dautres, et il avait également remarqué quelles coloraient les bactéries en laissant intacts les tissus voisins. Lidée lui vint donc de trouver des teintures qui, en se fixant à ces parasites microscopiques, les détruiraient. Ses premières études portèrent sur les maladies provoquées par le trypanosome et propagées par certains insectes, notamment certaines épizooties et aussi la redoutable maladie du sommeil. Vers 1907, il réussit à mettre au point une variété de teintures qui détruisaient les trypanosomes mais constituaient elles-mêmes un poison dangereux. Son attention se porta alors sur des composés à larsenic, et il réussit à en préparer un, latoxyl, qui guérissait la maladie du sommeil mais entraînait des accidents pouvant aller jusquà la cécité. La réussite des expériences prouvait cependant la possibilité de la chimiothérapie. Ces découvertes, comme celle du salvarsan, médication de la syphilis, couronnent lentrée de la chimie dans laire industrielle.
Si, dans la manufacture textile, elle demeure un savoir auxiliaire, elle engendre parallèlement des productions que lon doit à ses méthodes propres, et finit par se rendre indispensable à toutes les autres industries, en raison de la maîtrise quelle exerce sur toutes les matières. Elle est mise à contribution dans des domaines aussi variés que les mines, la fonderie, le bâtiment, et aussi lagriculture, puisquelle prépare des engrais et propose des méthodes de conservation des aliments. Elle va même beaucoup plus loin ; dès le début du xxe siècle, elle arrive à remplacer progressivement la plupart des matières premières traditionnelles bois, fibres végétales ou animales, métaux, etc. par des substances synthétiques.
Toutes ces substances sont le résultat de découvertes scientifiques consécutives à un renouvellement des concepts, prolongé dans des expériences. Bien plus, étant donné les conditions de température, de vitesse ou de pression auxquelles ont lieu les réactions chimiques, lemploi des instruments mécaniques devient de plus en plus malaisé, sinon impossible. Le changement des méthodes de travail, lélimination de lintervention directe de lhomme, résultent nécessairement de la chimisation du processus productif, comme ils résultent de lapplication des inventions auxquelles lélectricité a donné naissance.
La télégraphie est sans conteste la première de ces inventions dans le domaine pratique. Elle sinstalle le long des voies ferrées et accélère la transmission des informations de manière spectaculaire pour lépoque. Cooke et Wheatstone sont les constructeurs de lappareil électromagnétique qui relie 5 ou 6 fils métalliques à autant daiguilles magnétiques pivotant entre les deux sections dune double bobine métallique. Par leurs oscillations vers la droite ou vers la gauche, les aiguilles indiquent des lettres spécifiques, après lecture sur un cadran. La pose du premier câble transatlantique à laquelle W. Thomson a collaboré acheva de consolider la position de ce nouveau moyen de transmission, et celle de la jeune science électrique. Toutefois, à une époque qui se préoccupe de lénergie et de la force, cest la possibilité demployer lélectricité à la génération du mouvement qui devait jouer le rôle essentiel. Les inventions destinées à répondre à ces préoccupations existaient déjà au moment où simposait la télégraphie avec fil. Dès 1831, Faraday avait montré que lélectricité pouvait donner naissance à un courant continu, et en 1835 le premier moteur miniature fut construit. Il se composait de bobines stationnaires entourant un arbre sur lequel était monté un aimant en forme de barreau. Larbre était muni dune série de contacts qui, envoyant successivement le courant dune batterie à travers les bobines, faisaient tourner laimant et larbre. Deux ans plus tard apparurent les premiers moteurs électriques à usage industriel, servant à forer du métal et à tourner du bois. Les inventions de Gramme, Pacinotte et Siemens achevèrent de rendre la force électrique accessible à lindustrie. Bien que les espoirs mis dans la possibilité de la créer par voie chimique se fussent rapidement effondrés , léconomie quelle permettait, la ductilité de sa transmission et de sa distribution en assurèrent le succès.
Au début de notre siècle, machines-outils traditionnelles et moteurs électriques coexistaient, et ceux-ci avaient atteint une maturité que lon appelait, par référence à la technique prédominante, « mécanique ».
« Au cours des trente-cinq dernières années du xixe siècle, (la dynamo), ce rejeton vigoureux de souche électrique, a accédé à la pleine stature de la majorité mécanique », écrit-on .
Pour un observateur averti, il était évident que cette majorité signifiait, davantage encore, la pénétration dune nouvelle forme dénergie et de mouvement dont les lois et les manifestations ne pouvaient se limiter à un secteur déterminé. Le rythme des inventions, lampleur des modifications quelles provoquaient, faisaient de cette forme lhéritière directe de linstrument mécanique en général. Un texte du grand historien de la physique F. Rosenberger, témoin de léclosion des applications de lélectricité, nous le confirme :
« Il na pas encore été possible détablir qui a employé pour la première fois le vocable délectrotechnique, et pour quelle raison Karmarsch, dans son Histoire de la technologie de 1872, nen fait pas mention, et cest en vain que lon compulserait, pour le trouver, les Encyclopédies antérieures à 1880. Quoi quil en soit, cest la Ire Exposition Électrique de Paris, en 1881, et le Congrès des Électriciens qui lont tenu sur les fonts baptismaux. Il nest pas aisé de définir le mot, et on nen épuisera pas le sens, si lon se contente de linterpréter, ainsi que le suggère laspect extérieur du terme, comme une branche particulière de la technique ; au contraire, elle prétend actuellement embrasser la technique tout entière, du moins dans la mesure où lélectricité, partout directrice et transformatrice, devient le loyal arbitre du jeu des forces ».
La prévision de Rosenberger sest parfaitement réalisée. La diffusion du moteur électrique a commencé par modifier lorganisation des machines mécaniques et éliminer certains modes de transport de lénergie qui leur étaient spécifiques . Mais le rôle de lélectricité apparaît dans toute son ampleur si lon considère le développement de lélectronique, qui se propose dassurer le fonctionnement des instruments de mesure ou des moyens de travail par le contrôle des « porteurs dinformation » dune partie à lautre dun ensemble machinal intégré. On sait que les découvertes fondamentales, à cet égard, sont relatives à la transmission dans le domaine de la radio. Elles reposent sur une observation dEdison datant de 1883 : lampoule dune lampe à filament de carbone se recouvre dun dépôt noir. Il observe également que, si lon suspend une plaque de métal à lintérieur de lampoule, en la reliant extérieurement, par lintermédiaire dun galvanomètre, à lextrémité positive du filament, un courant continu parcourt la plaque tant que le filament est chauffé. En 1904, J.A. Fleming étudiant leffet Edison et les travaux sur la décharge dans les gaz effectués par J.J. Thomson, vit leur application dans le nouveau domaine de la T.S.F. où Marconi progressait rapidement. Il sagissait de trouver un redresseur capable de convertir le train doscillations de haute fréquence en courant intermittent mais de même sens ; alors que les premières navaient aucun effet sur le récepteur téléphonique sensible, le courant redressé devait produire une note musicale décelable dans le récepteur, et ayant la fréquence du train détincelles.
J.J. Thomson avait élucidé leffet Edison en montrant que les électrons étaient émis par le filament chauffé au rouge dans une ampoule où régnait le vide, et Fleming aperçut là la solution de son problème. Il fit faire des lampes où le filament placé dans lampoule était entouré dun cylindre de métal (la « plaque ») lui-même relié à un contact aboutissant à un troisième pôle. En reliant le pôle négatif du filament à la « plaque », il trouva que, dans le circuit transportant le courant reçu à haute fréquence, le courant était redressé et pouvait être détecté par le récepteur. En 1906, Lee de Forest améliora la lampe de Fleming en lui adjoignant, entre le filament ou cathode chauffé au rouge et la plaque, une troisième électrode appelée la grille. Grâce à ce perfectionnement, la lampe triode put amplifier les signaux, ouvrant ainsi la voie aux applications que lon sait dans le domaine de la radio-communication et de lautomation.
Si lon ajoute à ces inventions celle de la cellule photoélectrique, on voit comment lélectron a pu se substituer aux engrenages et aux cames, avec des performances bien supérieures, uniquement limitées par les « bruits » occasionnés par les mouvements désordonnés.
« Cette supermécanique électronique a permis de reprendre sur de nouvelles bases bien des anciens problèmes auxquels la mécanique des pièces mobiles navait donné que des réponses limitées » .
Elle a aussi permis de se dispenser, un peu partout, de lintervention des agents humains, et détablir lautonomie de fonctionnement des systèmes techniques.
Cette évolution associe constamment chimie et électricité. Mais ce qui fait surtout son originalité, cest limpossibilité de trancher la partie industrielle de la partie scientifique et de les décrire séparément sans artifice littéraire. Pour la première fois dans lhistoire humaine, une chaîne ininterrompue relie la connaissance des lois dun phénomène artificiel matériel à celle des règles de fabrication des objets ou instruments ; pour la première fois, il ny a plus de solution de continuité entre la création dune discipline naturelle et celle dune discipline productive. Des lignes auparavant parallèles, ou qui semblaient destinées à ne se rencontrer que grâce à des aiguillages complexes, se trouvent désormais placées dans le prolongement lune de lautre.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
3. La mutation du travail humain.
En effet, la source de tous les changements qui affectent le travail technique et le fondement de tous ses procédés résident dans la science et les découvertes scientifiques. Assurément, les sciences sont autonomes et ne se confondent avec aucune de leurs applications. Cest après sêtre dégagée du cadre de la médecine et de la pharmacie que la chimie, par exemple, a acquis une telle autonomie et une identité propre . Mais elle doit cette situation privilégiée au fait quelle est devenue une discipline relativement générale, commune à une multitude de « nouveaux arts » et darts moins nouveaux.
Forte de cette situation, la catégorie naturelle qui avait pour savoir les disciplines physiques, chimiques, électriques, a commencé à se constituer dans le cadre de linvention de ces savoirs, hors de la production, et ce immédiatement en tant quils représentent les rapports propres à lordre naturel. La subdivision, à lintérieur de cette catégorie, entre les hommes qui se consacrent directement à ces rapports et ceux qui se cantonnent dans leur emploi productif, est ultérieure. Au début, les savants sont, dans des proportions variables, entrepreneurs et usagers de leur science dans le domaine industriel. Les Thomson et les Brewster ne sont pas seulement des savants mais aussi des ingénieurs. Fondateurs et directeurs de la Society of Telegraph Engineer, de 1Institute of Electrical Engineers ils posent les jalons dune spécialisation qui va saccentuer de plus en plus. Les praticiens de ces disciplines, qui auparavant avaient un foyer commun dans une société à caractère scientifique la Royal Society de Londres par exemple commencent à se subdiviser et à se différencier. Mais cette séparation a lieu suivant des lignes inverses de celles que nous avons notées pour dautres périodes ; ce nest plus un ingénieur un Benedetti, un Stevin qui accède au rang de savant, de philosophe, mais un savant qui manifeste pour la première fois son aptitude à être aussi ingénieur. Une fois cette aptitude manifestée, débute la reproduction des talents propres à lapplication des sciences. Ce ne sont plus les disciplines théoriques expérimentales qui prennent le nom des arts ou des techniques ainsi la philosophie mécanique par exemple mais les arts ou les techniques qui prennent celui des disciplines théoriques, expérimentales.
« La profession de lingénieur moderne est due, dans une large mesure, directement au progrès scientifique. Les noms mêmes des différentes espèces dingénieurs qui existent aujourdhui ingénieur électricien, chimiste, radio indiquent que cétaient toutes, à lorigine, des branches de la science qui sont devenues, à présent, des branches de la pratique » .
Ce déroulement suivait un cours nécessaire. Les hommes de science étaient les premiers et les seuls à pouvoir conseiller et guider efficacement les opérations industrielles. A titre dexperts, de conseillers et dinventeurs, ils prenaient part à la constitution des laboratoires et des usines , et sils ne devenaient pas industriels eux-mêmes, ils attiraient sans cesse lattention de ceux qui pouvaient le devenir .
Lorsque les méthodes productives furent suffisamment au point et que les découvertes à faire pour y aboutir devinrent inséparables des particularités du produit, on passa du domaine de la science à celui de ses applications, et alors se forma et se détacha le sous-groupe des hommes qui se destinaient à ce but .
Le contraste entre lapparition de cette classe dingénieurs et celle de la classe des mécaniciens est manifeste et a frappé tous les historiens :
« Dans le génie civil et mécanique, linvention pratique a généralement précédé toute analyse théorique des principes dopération dans le génie électrique, dautre part, et, dans une mesure moindre, en chimie, lévolution a suivi un cours tout différent » .
Jusquau xixe siècle, lingénieur, le mécanicien, ont fondé, par un effort tenace et admirable, larchitecture moderne, la métallurgie, loptique, lindustrie textile et celle des machines-outils, et les transports tels que nous les connaissons aujourdhui, tels que, longtemps encore, ils feront partie de notre vie quotidienne, en témoignant de la puissance du génie de leurs inventeurs. Les découvertes ingénieuses, les appareils subtils et les machines motrices sont tous des résultats de cette mécanique quils ont créée et quils ont imposée au savant comme objet de réflexion. Toutefois, malgré le recours aux lois mathématiques et mécaniques, il ne sagit pas, on le reconnaît couramment , dune industrie véritablement scientifique. De façon presque exclusive pendant cette période, tout le travail productif est basé sur lhabileté mécanique de lingénieur et lintervention des sciences y demeure secondaire. Les synthèses chimiques dabord, les découvertes de lélectromagnétisme ensuite, uvres de la science, rompent avec les voies de la technique prédominante et préparent son remplacement.
La conséquence nest est plus, comme par le passé, la transformation du savoir-faire de lingénieur en celui du savant bien que celle-ci aussi puisse avoir lieu. Elle est dun autre ordre. De nouvelles sciences naissent, les sciences appliquées. Ce sont là les « nouveaux arts », dont le caractère inventif, enraciné dans la philosophie expérimentale et ensuite dans la science a imposé la recherche. Le propre de ces sciences appliquées est de découler des sciences « pures », et non pas de laccoutumance aux procédés de production. Leur extension dans tous les domaines provoque le dépérissement des techniques authentiques, cest-à-dire des disciplines pratiques développées grâce à de tels procédés . De plus en plus, la distinction quautrefois on voulait tranchée entre philosophie ou science, et technique, devient difficile à établir, sinon impossible. Le physicien américain Holton rappelle
« lincapacité des intellectuels comme du public en général de trouver une différence fondamentale entre technique et science » .
Opinion assez répandue, à en juger par dautres témoignages :
« Et aujourdhui encore, note T. Kuhn , une partie de nos difficultés à voir les différences entre la science et la technique doit se rapporter au fait que le progrès est une attitude manifeste dans les deux domaines ».
Certes, on se réclame, dans certains secteurs, de cette unité, pour décrier la science et la confondre avec une technique. La possibilité en est ouverte par lignorance où lon se trouve du processus historique qui a conduit à la réduction de lespace occupé par les techniques, sinon à son élimination au profit des démarches et des conceptions élaborées scientifiquement. Dans lévolution de lappareil productif, il sagit dun événement récent et qui est devenu manifeste dès linstant où les installations machinales anciennes ont fait place à loutillage électronique et aux substances créées chimiquement. Dans ce cadre, il devient difficile de considérer les ingénieurs comme une classe à part ou dans un contexte semblable à celui dans lequel étaient insérés les constructeurs de machines ou dinstruments mathématiques. Si, par analogie, on parle dingénieurs électroniciens et dingénieurs chimistes, la distance qui les sépare des scientifiques est dun ordre différent et bien moindre que celle qui séparait lingénieur du philosophe mécanicien ; et surtout, on reconnaît en eux des scientifiques qui se consacrent à la science appliquée ou, suivant la terminologie moderne, au « développement » des connaissances scientifiques à des fins productives. Cela est vrai de leur formation aussi bien que de leur fonction .
Partant, cette communauté et ce rapprochement ont une portée double. Dune part est légitimé le rapport de la science pure à la science appliquée, de la discipline naturelle à la discipline productive, avec, pour corollaire, le dépérissement des techniques. Dautre part, le lien quils révèlent se situe dans le cadre du processus dinvention, où chercheurs et ingénieurs scientifiques se conforment, ensemble, aux mêmes impératifs, aux mêmes principes. A la découverte qui résulte dune amélioration et dune recombinaison des instruments et des habiletés existant dans la production, ils substituent la découverte engendrée par la théorie et le laboratoire. Le mécanicien progressait en reproduisant successivement tous les arts sur le mode du mouvement machinal, et en les annexant, ainsi remaniés, à sa dextérité. Mais la science, elle, na pas pour moyen et pour but essentiel de reproduire les capacités dune autre classe dhommes. Au contraire, elle amplifie les capacités scientifiques, en transposant les propriétés dun système matériel à un système matériel distinct, comme nous lavons constaté à propos de la diversification des corps chimiques et du prolongement de la chaîne des éléments transuraniens. Les effets obtenus, à mesure quon avance dans cette voie, sont considérables, comparés à ceux de la technique des ingénieurs. Les répercussions dune telle disproportion se sont fait rapidement sentir :
« La rénovation des transports par les ingénieurs et la mécanisation des processus traditionnels, surtout dans lindustrie textile, était chose à peu près achevée vers 1880. Par la suite, le rôle de lingénieur changea. Il perdit linitiative, cest-à-dire le pouvoir de donner naissance à de nouveaux concepts capables de transformer la société, mais devint toujours plus important à mesure que ses uvres croissaient en taille. Les nouvelles idées révolutionnaires devaient venir à présent non des manipulateurs et empiristes, mais des zones plus élevées des mathématiques, de la physique, de la chimie et de lélectricité » .
Le scientifique, nous en avons tous conscience, prend dans le processus de création du travail la place qui fut longtemps celle de lingénieur. A lencontre de celui-ci, son activité ne soriente pas principalement vers la conversion des habiletés existantes en habiletés propres â la machine. Lobjet de son attention est, au contraire, la force matérielle elle-même, les rapports entre les forces. Plus exactement encore, le mécanicien part dune relation donnée, dun échange direct entre lhomme et linstrument, quil sefforce daméliorer, daménager, et, finalement, de remplacer par un autre échange. Le scientifique a pour point de départ une relation entre les forces matérielles, par exemple entre la force mécanique et la force électrique ; son intervention crée dautres relations , provoque lapparition dautres forces matérielles, dans des conditions différentes ; ainsi du chimiste qui découvre un équivalent synthétique des phénomènes organiques.
Cest pourquoi on peut affirmer que lhabileté de lingénieur, tout en ayant un contenu géométrico-mécanique, est en grande partie intuitive, tâtonnante, et dans la dépendance des contextes particuliers où elle sexerce. La théorie des machines est née assez tardivement et sa forme na jamais été jugée satisfaisante. Le processus de production, tel quil est conçu par lingénieur, reste surtout axé sur le perfectionnement des moyens de production. Il trouve son programme dans léventail des métiers existants, et sa limite dans la force de travail de lhomme, les capacités nerveuses, sensorielles et musculaires de celui-ci. Pour le scientifique, le processus de production nest quune autre forme du processus propre aux forces matérielles elles-mêmes. Ce sont elles qui se profilent directement à la base de la production, dont les branches particulières sont autant de versions différentes des mêmes principes généraux. Une fois définis, les procédés synthétiques peuvent être multipliés méthodiquement, tout comme le sont les procédés physiques dès quils ont été reproduits à une échelle suffisamment petite et essayés au laboratoire. Si donc le scientifique répond aux demandes quon lui fait, la plupart du temps cest lui qui provoque de telles demandes et suscite des besoins .
A cet égard, il devient, à la place de lingénieur, le symbole du groupe « porteur dinvention », incluant et transformant lingénieur dans un cadre où il nest plus quun élément dont limportance diminue , tandis que linvention acquiert un sens nouveau et que le savant reçoit une prééminence incontestable.
« A présent, le spécialiste a évincé linventeur, et dans de nombreuses industries il a évincé lartisan, car il a transformé linvention et lartisanat en sciences exactes » .
Cette part grandissante accordée à la science et au savant, cette mise en place des structures de la science appliquée là où étaient seules à luvre les structures techniques, est chose récente : bien quelle se soit amorcée au siècle dernier, elle na été effective que dans le nôtre. Mais la signification particulière de cette mise en place ne vient pas de ce quelle consacre une catégorie naturelle, ni de ce quelle transforme notre vie quotidienne, ou bouleverse la production. Elle se rattache au fait quavec la pénétration et la reconnaissance positive de la science, lactivité proprement inventive recherche et découverte nest plus le simple complément dautres activités ou dautres facultés ; elle saffirme dans son indépendance et dans sa puissance, acquérant le statut du travail.
Avec la science et le scientifique qui donnent à lassise matérielle de notre société ses dimensions et son contenu, le travail humain tend à se transformer en travail inventif.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
II. La progression naturelle
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
1. Les sciences institutionnalisées et leur reproduction.
La création de cette forme du travail, de son contenu particulier, met les hommes de science en face des problèmes communs à toutes les catégories naturelles : organiser leurs disciplines, assurer la reproduction des facultés indispensables à cet effet. Le premier pas dans cette direction sest concrétisé dans linstitution dinnombrables « sociétés » et dorganes destinés à accroître les échanges, à témoigner de la priorité des découvertes. Ainsi est né le sentiment dappartenance à une collectivité consciente de ses fins et en possession de ses moyens. Le mouvement scientifique car il faut bien parler dun mouvement, au sens strict du terme, avant de parler de la science a reçu une force accrue lorsque la « Société Helvétique des Sciences Naturelles » a fait son apparition, en 1815, suivie, en 1822, par la « Gesellschaft deutscher Naturforscher und Ärzte ». En Grande-Bretagne, pour pallier les déficiences de la Royal Society et lutter contre ses principes, la « British Association for the Advancement of Science » (1831) sassocie pleinement aux initiatives prises ailleurs.
« Le but initial de ces sociétés, note R. Taton , était de confronter, au cours de larges débats publics, les progrès les plus récents des différentes disciplines scientifiques, afin de mettre en lumière leurs interférences réciproques, et den tirer dutiles renseignements sur lutilisation des recherches ».
Ces échanges et les stimulations quon en attend complètent le tableau dune volonté de capter lattention et dobtenir, avec la reconnaissance du corps social, son intéressement matériel à lentreprise scientifique. Les disponibilités des amateurs individuels étaient variables, et, en tout cas, limitées. Les possibilités ouvertes dans chaque domaine exigeaient, pour se développer, un soutien constant. Lindifférence du milieu social général était un obstacle très net au recrutement de nouveaux talents, à lélargissement du cercle des personnes disposées à sengager dans une voie dont lissue nétait pas encore visible.
« En Angleterre, écrivait Babbage , ceux qui se sont jusquici adonnés à la science nont en général pas de motifs raisonnables de se plaindre : ils savaient, ou auraient dû savoir, quelle nétait pas du tout demandée, quelle conduisait à peu dhonneurs, à moins encore de bénéfices ».
Une question qui soulevait tout autant de préoccupations était la question pédagogique, compte tenu du caractère de ces disciplines. Elles ne pouvaient guère sapprendre uniquement à latelier ou au laboratoire ; et lacquisition des notions purement théoriques supposait lassimilation dune culture mathématique et physique poussée. Les facultés de médecine offraient un moyen convenable de reproduire les connaissances indispensables au scientifique, au chimiste essentiellement. La plupart des universités lui étaient fermées , non seulement parce quelles se désintéressaient de telles matières, mais surtout parce que leur fonction première était de fournir des clercs religieux ou laïques . Les quelques institutions techniques réservées à la formation des ingénieurs pouvaient constituer un palliatif, mais non une solution véritable .
La France fut, sans conteste, le premier pays à constituer un centre et un enseignement scientifiques dont le Muséum dHistoire Naturelle fut le noyau. LÉcole Polytechnique , fondation napoléonienne, organisa la recherche et lenseignement dans le domaine des sciences et les orienta vers des applications civiles et militaires.
« Cet établissement, écrit J.B. Biot , avait un triple but : former des ingénieurs pour les différents services, répandre dans la société civile des hommes éclairés, exciter les talents qui pourraient avancer les sciences ».
Dans ce dernier but, on installe des laboratoires, on récompense les découvertes, et bientôt toute lEurope y trouve son modèle . On vient à Paris chercher linspiration, et les Allemands surtout en tirent grand profit. Le plus grand profit, peut-on dire, car ce sont eux qui parachèvent lorganisation de la recherche et de la pédagogie scientifiques. Hors du cadre de la médecine et des écoles dingénieurs , des instituts consacrés à la physique et à la chimie et des laboratoires voient le jour. Le plus célèbre et le plus exemplaire fut celui de Liebig à Giessen (1825), imité à Marburg (1840) et Leipzig (1843 et 1868). Une séparation stricte des sciences donne à leur spécialisation un caractère de rigueur et un gage defficacité. La régularité des publications, la compilation des résultats et des documents, un souci de compétence ne fût-ce que dans un domaine restreint sont les traits qui donnent à ces universités leur physionomie.
Mais quelles luttes na-t-on pas menées, de quelle clairvoyance na-t-il pas fallu témoigner, pour faire accepter la place de la science, imposer, pour ses adeptes et ses praticiens, le besoin dune préparation théorique, intellectuelle, égale en importance à celle des philosophes et des humanistes, pour briser les résistances de ceux-ci, vaincre linertie des académies décadentes , et aussi démontrer quon ne saurait abandonner la formation de ce nouveau groupe aux soins des techniciens, à qui cette préparation fait précisément défaut . Il fallait donc créer quelque chose, et ce fut fait. Les sciences, grâce à la diffusion de leurs découvertes , à linfluence quelles commencent à exercer sur lindustrie, modifient profondément la carte du système éducatif, et, loin de chercher à rétablir une unité perdue pour certains, inexistante pour dautres, accentuent la disparité :
« Sans doute semble-t-il actuellement, écrit Helmholtz , que les rapports réciproques de toutes les sciences, qui nous font les unir sous le nom dUniversitas litterarum, soient devenus plus lâches que jamais ».
Cette marche solitaire, cet isolement à lintérieur des institutions universitaires, est la rançon des oppositions antérieures à y accepter les disciplines naturelles ou techniques. Une incompatibilité profonde entre les principes qui guident le développement des connaissances sur la voie de linvention et le mode dobtention des aptitudes requises sy ajoute. La signification de ce changement, de cette organisation des sciences dont les savants allemands furent les pionniers les plus assidus et les réalisateurs les plus efficaces, ne tarda pas à simposer à lattention du monde. Tout dabord par une productivité intellectuelle accrue. Ensuite par limpulsion sans cesse croissante donnée à lindustrie qui y avait recours, et qui justifiait le nombre grandissant détudiants désireux dacquérir un savoir scientifique. Lorsque ce développement se répercuta sur le plan de la lutte pour la conquête des marchés, on reconnut, non sans difficulté, que la bataille économique et politique se gagnait dans les universités . La nécessité de sinspirer du modèle que les savants avaient instauré en Allemagne simposait . Les comparaisons auxquelles on procéda nous renseignent suffisamment sur les caractères, présumés nouveaux, que lon attribuait à la science et aux scientifiques. Le premier, et le plus évident, est le remplacement des méthodes traditionnelles de formation des capacités de travail, par transmission directe dun individu à lautre, dans le cadre de production lui-même. Lapprentissage, tel quil est de règle pour les techniciens, paraît lui aussi insuffisant, et cest bien à un enseignement plus général, à une formation intellectuelle prolongée, quil faut soumettre les individus si lon veut quils soient capables dassimiler et demployer les connaissances scientifiques. Léducation autrefois réservée à ceux qui se destinaient aux professions libérales, et qui ne semblait pas sadresser aux hommes appelés à constituer larmée du travail, à manier les instruments matériels de la vie pratique, devient une nécessité pour tous .
Linstruction dont il sagit ne doit pas se limiter à lacquisition des dispositions permettant uniquement de reprendre les techniques connues et de faire fonctionner lappareil productif tel quil sest constitué à un certain moment. Elle doit aussi et surtout rendre les individus capables de faire des travaux originaux, donc se poursuivre jusquà un stade avancé. Une commission anglaise le souligne expressément :
« LAnglais est habitué à chercher un profit immédiat et doit encore apprendre quune éducation prolongée et systématique jusques et y compris la méthode de recherche originale, est maintenant une condition préalable nécessaire au plein développement de lindustrie » .
Le deuxième caractère nouveau que lon reconnaît lié à la science est la professionnalisation des savants. Il est certain que, même avant cette époque, la pratique de la philosophie expérimentale assurait, à un groupe restreint, des moyens dexistence précaires , souvent complétés par lexercice de la médecine ou dun autre métier, ou lapport dune fortune personnelle. Toutefois ces hommes nétaient ni rémunérés ni estimés en tant que chimistes ou physiciens, et ne jouissaient daucun des avantages qui sattachent à la pratique dune discipline déterminée . Le système introduit dans les universités allemandes faisait voir que le pas avait été franchi, et que lidéal prôné par les précurseurs du mouvement scientifique pouvait se réaliser, à savoir que la mise en valeur dune connaissance particulière, dans ce domaine, pouvait assurer à celui qui la possédait un moyen de subsistance, une fonction économique et des conditions de travail confortables. Au moment où le grand Maxwell écrivait que
« bon nombre defforts seraient nécessaires avant que la physique expérimentale morde sur notre système universitaire qui est si continu et si complet sans elle »,
se généralise la conscience que lon prend de limportance de la découverte organisée en vue de lavancement des disciplines naturelles et du rôle de la connaissance dans les progrès de lindustrie. La production de ces spécialistes commence à devenir, on la vu, une préoccupation partagée par toutes les nations, et des débouchés leur sont assurés, dans leur propre spécialité, tant dans le cadre des laboratoires académiques que dans les entreprises industrielles.
Il en résulte non seulement la constitution dun esprit de corps mais aussi une définition claire bien que rigide des qualités qui font le savant, pour le distinguer de ceux qui sarrogent ce titre sans y avoir droit, et qui peuvent le faire, tant que ne se dégage pas un consensus socialement sanctionné. En même temps, si chaque individu trouve sa place dans ce corps ordonné qui a une fin commune, les talents nécessaires peuvent être mieux distribués et les activités subdivisées, de manière à approfondir et cultiver un champ déterminé. Tel était le but que lon visait et que lon atteignit .
En contrepartie, grâce à cette répartition méthodique des tâches et des sujets à travers les sciences, non seulement celles-ci se multiplient, mais lentreprise devient de plus en plus collective ; quoique des individus puissent continuer à travailler de façon isolée, la coopération sinstaure progressivement et simpose à la plupart des scientifiques comme une nécessité. II est dès lors inévitable que la quête intellectuelle, lingéniosité expérimentale, au lieu de se manifester en tant quopérations inspirées et exceptionnelles, soient assimilées à un travail, au travail. La professionnalisation lexige, la coopération le suppose.
La reproduction des facultés scientifiques assurée, la science devenue une profession , tel est, à travers bien des vicissitudes, lacquis du siècle dernier, que, depuis, nous navons cessé damplifier et dapprofondir. Mais quel est le sens de ce qui est reproduit, et celui de la profession elle-même ? Il sagit essentiellement du rôle quy jouent linvention et la recherche .
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
2. Le travail inventif.
En effet, si telle est bien la portée de ce résultat, limportant nest pas que les sciences aient été enseignées et que les scientifiques aient pu accéder à la dignité universitaire denseignants, mais que lactivité inventive soit devenue régulière et quelle ait été reconnue dans sa particularité. On a pu douter que la découverte puisse faire lobjet dune spécialité autonome :
« Poursuivre des idées ou des choses nouvelles ne sera jamais une profession régulière ni lucrative » .
Elle lest pourtant devenue . Et ceci avec dautant plus de vigueur que transformer la science en une institution signifiait avant tout transformer linvention en une institution. Vouloir réduire le rôle du scientifique à celui dun éducateur, la science à une discipline reproduisant uniquement des savoirs, serait prendre une attitude contraire à leur essence et les conduire à une décadence certaine. Non seulement la vie des sciences ne se conçoit pas sans celle des laboratoires, coupée de la recherche inventive, mais cette recherche même, dès le xixe siècle, et actuellement avec une intensité accrue, tend à se muer en une activité séparée, une occupation ayant sa propre fin. Elle nest plus le résultat accessoire, accidentel, de la reproduction naturelle des talents, de léducation, comme « par le passé », lorsque « les adjonctions faites à la connaissance étaient surtout le sous-produit du système éducatif » .
Acceptée pour telle, au lieu dêtre diffuse et discontinue, linvention ou la recherche est devenue lemploi stable et permanent de millions de personnes . Si toutes les autres activités humaines doublent tous les quarante ans, celle de la science double tous les dix ou quinze ans. La « petite science » cultivée dans un nombre restreint de centres isolés est devenue la « grande science » dont les résultats, au lieu dêtre enregistrés par 300 journaux ou revues spécialisés (leur nombre en 1830) sont publiés par environ 100 000 périodiques.
Ceci montre bien quau lieu de se poursuivre de manière accidentelle elle obéit à des programmes, se fixe des buts et prévoit, avec quelque certitude, leur aboutissement. Des indices objectifs de son efficacité tendent à sélaborer : ainsi le nombre de publications, leur degré de signification et dinfluence, leur espérance de vie, avant quelles soient dépassées ou assimilées par dautres , etc.
Elle est également un processus collectif organisé, réunissant un grand nombre dindividus et disposant dun système de communications international par les canaux duquel circule un nombre croissant dinformations et de découvertes. Les efforts se concentrent, se partagent et se corroborent, et les problèmes soulevés sont attaqués par des voies dont on a dessiné et discuté le tracé. Non que linvention individuelle ait disparu, mais elle se trouve intégrée dans un courant dincitations et déchanges qui contraste avec léparpillement caractéristique de linvention aux siècles passés. Sous cet angle, et parce quelles ont acquis une position prédominante en 1960, 15 % seulement des savants américains étaient surtout enseignants la science et la découverte scientifique sont reconnues comme des formes du travail, organisées comme nimporte quel autre travail, et les hommes qui sy adonnent considérés comme des travailleurs, une « main-duvre scientifique » :
« Cest justement pour ces travaux (de recherche) quil faut de la main-duvre scientifique, quil faut des laboratoires modernes et bien outillés, des moyens puissants »,
disait-on déjà en 1917 , et lexpression, née bien avant, na cessé depuis de se répandre. Alors quelle aurait paru, il y a un siècle à peine, insultante et scandaleuse, tant les notions de labeur productif et de labeur tout court étaient confondues, tant lidentification du savant au travailleur choquait, elle est entrée dans les murs. Elle annonce, assurément, un déplacement des valeurs sociales, auquel les doctrines socialistes ne sont pas étrangères. Mais tout ceci saccomplit sur un arrière-plan objectif, à savoir quil sest constitué un travail qui a pour contenu la science pure ou appliquée et pour but linvention, tout comme lautre avait pour but la production ; quune partie considérable des forces physiques et intellectuelles humaines y est employée, et que la répartition du travail, qui atteint un volume important, sopère, socialement et économiquement, entre ces deux formes.
Bien plus, si la nouvelle forme du travail, si linvention nest pas un sous-produit de léducation, un à-côté de la fonction enseignante, et en cela aussi le scientifique se distingue du philosophe elle nest pas non plus, comme ce fut le cas pour lingénieur, un sous-produit de linsertion dans lappareil industriel, un à-côté de lactivité productive.
Au contraire, en devenant la base matérielle de cette dernière , linvention, cessant dêtre une partie de la technique dans le cadre de latelier pour se muer en invention des sciences appliquées, se sépare également de lindustrie et se transforme en une branche autonome qui a pour objet la création des savoirs, avec ses normes, son équipement humain et matériel :
« La partie de la recherche technique qui peut être accomplie en vue dun bénéfice devrait être considérée comme une industrie lindustrie de la découverte. Son produit est la connaissance » .
Le travail qui est absorbé par cette « industrie » est par définition un travail non productif . La part relative de ceux qui lexercent saccroît régulièrement , tandis que la part des travailleurs directement productifs décroît, du moins dans les pays qui disposent des moyens industriels les plus puissants.
On observe ainsi que la population des hommes dont le travail est directement lié à la découverte et dont le produit est la connaissance, est suffisamment grande pour marquer un tournant, une transformation dans la composition des travaux spécifiquement humains. Tant que ce travail se confondait avec léducation ou avec la production, tant quil était rejeté à la périphérie de cette dernière, on ne pouvait sattendre quil devînt un secteur déterminé de la vie des sociétés, une composante essentielle des tâches humaines. De même que lhomme a été un usager doutils avant de devenir un fabricant doutils, de même on peut dire quil a été un usager dinvention avant de devenir un producteur dinvention. Telle est la portée qua eue le passage de lingénieur au scientifique, de la technique à la science appliquée, de lindustrie mécanique à lindustrie scientifique.
Il faut aussi préciser de quelle industrie il sagit, à savoir, celle de la découverte. Mais elle lest devenue en réunissant ce qui était autrefois séparé et éparpillé, cest-à-dire linvention qui naît de la théorie et de lexpérience propre aux disciplines naturelles, et celle qui naît de la pratique, pour les faire apparaître comme les deux faces dun processus commun : la recherche fondamentale et la recherche appliquée. Les perspectives qui souvrent devant celle-ci montrent bien quil sagit dun secteur où,
« selon lopinion du Pr. John Bernal, dans le cours du siècle, il se peut que 20 % de la population soient directement ou indirectement engagés dans un travail scientifique dune espèce ou dune autre. Lacadémicien Sempronov a exprimé la conception selon laquelle, à lavenir, une moitié de lhumanité participera à un travail scientifique dune espèce ou dune autre » .
Cest-à-dire participera, en loccurrence, à un travail qui sindividualise : le travail inventif.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
3. La matérialisation des savoir-faire.
Cette individualisation nest pas le seul résultat notable : les facultés mises en uvre se transforment également. Parmi les traits marquants de cette transformation, il faut en retenir trois, qui cernent un phénomène unique, la matérialisation des savoir-faire et du travail.
Le premier trait est la disparition quasi certaine de la force de travail, de la pure dépense dénergie humaine, et des qualités de nos sens en tant quéléments de la force matérielle qui ont fait de lhomme, pendant des millénaires, une annexe dautres forces matérielles. Le résultat atteint par la mécanisation a acquis dautres dimensions et pris dautres aspects avec lapplication des sciences. En effet, il ne sagit pas seulement du fait que notre force physique peut être remplacée par dautres forces physiques : celles-ci, à leur tour, deviennent capables dexercer des fonctions et daccomplir des travaux plus raffinés, bref dexécuter des opérations équivalentes de celles que nous exécutons. Lemploi des calculatrices électroniques a montré quil était possible de concevoir des appareils capables d« apprendre », et de « se corriger » eux-mêmes. Ceci permet daccroître grandement lefficacité opérationnelle de la machine traitant les informations. Par exemple, sil sagit dinformations concernant la chimie, la machine peut élaborer des réponses indiquant les voies de synthèse dun composé chimique qui ne figuraient pas dans la littérature chimique ; les résultats dune vérification expérimentale du modèle de synthèse proposé par la machine sont alors introduits dans la mémoire de celle-ci. On a la possibilité de corriger automatiquement les données enregistrées dans cette mémoire, relatives aux conditions dutilisation de chaque type de réaction prévu par le programme en cours. Cela signifie que les réponses aux questions élaborées par la machine sont de plus en plus dignes de confiance.
On voit bien comment se modifient nos rapports avec les forces matérielles, puisque notre travail sapplique dans une mesure croissante à des opérations semblables aux nôtres, ce qui le généralise dans un tout autre sens que le sens purement physique. Ces relations, cessant dêtre des relations de complémentarité comme celles de loutil et de la main ou de substitution comme celles de la machine et de lhabileté deviennent des relations de spécialisation, où sinstaure une certaine autonomie entre les diverses forces matérielles, y compris la nôtre. Ainsi, avec la découverte des phénomènes dordre chimique, où les conditions de pression, de vitesse, de température sont de moins en moins compatibles avec notre présence et notre action, il faut concevoir des systèmes matériels adéquats où lhabileté et le sens humains ne peuvent être considérés ni comme adjuvants, ni comme modèles :
« Lextension des recherches et de leurs applications dans les domaines de plus en plus éloignés de lexpérience humaine courante a conduit nécessairement à confier la conduite des appareils à des mécanismes ne dépendant pas directement de lhomme, quil sagisse dinstruments de mesure ou de machines destinées à la production industrielle » .
On ne peut donc plus parler dartifices. La différence accusée et lantagonisme dénoncé subsistaient tant que les parties de lappareil productif fonctionnaient en se combinant avec les nerfs et les muscles humains, tant que leur vocation essentielle était de suppléer aux déficiences des sens et de lénergie de lhomme, et de leur fournir du renfort. Maintenant, ils commencent à se regrouper en systèmes indépendants, complets en eux-mêmes. La conséquence nécessaire en est que les facultés, le savoir-faire, pouvant être attachés à nimporte quelle force matérielle, il est possible de les répartir aussi bien entre les seuls hommes quentre lespèce humaine et les autres espèces matérielles convenablement définies.
« A la racine de cette transformation, dont on ne saurait exagérer limportance pour la pensée humaine, écrit P. Naville , il y a lextension du principe dautonomie, au monde des artefacts, des structures techniques quelles quelles soient. Cest un principe qui va nous contraindre à réviser les divisions traditionnelles de léconomie, à réformer notre code dinterprétation des grandes branches de lactivité humaine ».
Dans ce sens, le travail suniversalise. Il peut en effet se fixer à toute force matérielle ; par là il est aussi le médiateur entre les systèmes matériels, et leur initiateur. Il peut transférer les propriétés dun système à un autre, et, ce faisant, transformer ses qualités. En dautres termes, il napparaît plus sous sa forme générale, comme négation de sa forme humaine, comme cristallisation objective dune réalité subjective, mais comme une suite de variantes qui ont chacune son lieu propre de concrétisation, tantôt en un agent humain, tantôt en un agent non-humain.
Le second trait est linstitution explicite du travail comme produit, comme son propre produit. Ceci se manifeste dès linstant où lon établit une industrie qui a pour fin la connaissance. En effet, sa présence indique que nos talents peuvent être élaborés méthodiquement, devenir lobjet direct dune recherche et dune prévision des formes auxquelles ils peuvent prétendre. Elle démontre également que le besoin de savoir-faire prend la place jusqualors occupée par le besoin de telle ou telle matière ; les facultés humaines sont ainsi reconnues comme une ressource essentielle. On continue, certes, à recenser les machines, lénergie motrice, les « esclaves mécaniques », parmi les possessions les plus enviables ; toutefois ce nest là quune apparence. La réalité est tout autre. Par le développement constant des disciplines scientifiques, des capacités qui les accompagnent et des hommes qui se les approprient, on est à même de se procurer et dengendrer les ressources dont on affirme la nécessité. Si tel ou tel matériau fait défaut, on peut orienter le processus de création des savoirs de manière à lobtenir à partir des matériaux existants. Par exemple, comme il est possible dobtenir des aliments à partir du pétrole, pourquoi ne verrait-on pas des pays à agriculture pauvre, mais riches en pétrole, nourrir leur population en cultivant le terme est approprié les capacités chimiques nécessaires ?
Bref, des solutions sesquissent à partir du moment où lon recherche ou fournit les facultés humaines en tant que ressources inventives :
« Si, pour un problème de cette importance, on déclare au monde scientifique quil existe une solution, les capacités intellectuelles des savants et les moyens actuels des laboratoires sont si largement répartis que la réalisation quasi indépendante de ce travail ne sera que laffaire de quelques années, nimporte où dans le monde » .
Lessentiel nest donc pas la possession de telle ou telle matière première, mais la possession des facultés indispensables pour en engendrer dautres, ce quon appelle la « puissance cérébrale ». Cela ne signifie point que les autres ressources soient devenues négligeables ; cependant, historiquement, le travail nest plus seulement le médiateur qui permet à lhomme dagir, il est devenu le levier direct à laide duquel on agit et sur lequel il faut agir.
Le troisième trait se rapporte au mode dobjectivation des facultés. Il est évident que, jusquà une date récente, la plupart de celles-ci étaient « enregistrées » par des mécanismes surtout organiques supposant le concours massif de nos muscles, de nos sens, concomitants dune capacité mnémonique à prédominance biologique. Nombre de renseignements étaient inscrits dans le paysage, dans lordre des outils, dans la disposition des substances végétales, animales ou minérales, dans le relief et bien dautres uvres. Cette situation était plus marquée encore au début de la carrière productive de notre espèce, et lanthropologue anglais Leach affirme que
« ce quapprend laborigène dAustralie est emmagasiné « là-dedans » dans les modèles factuels du milieu ambiant, tout comme ce que nous apprenons est emmagasiné « là-dehors » dans les modèles symboliques des livres imprimés et des bandes pour calculatrices électroniques » .
Le contraste atteint sa pleine signification de nos jours où linformation demeure de moins en moins fréquemment imprimée dans des objets pour se muer de plus en plus souvent en un objet même. Dans les grandes calculatrices, ayant des mémoires étendues et fidèles, des portions importantes dune science peuvent être entreposées. On a conçu des techniques denregistrement pour fixer le contenu de centaines de milliers darticles et les organiser suivant leur emploi. Dans les livres et les périodiques qui exposent consciencieusement et rigoureusement les procédés les plus routiniers comme les plus surprenants, une grande partie du savoir-faire apparaît dans son individualité comme produit de lhomme, et non pas comme partie de lhomme et de son milieu. Partant, en tant quunité, et en tant quelles sont codifiées et saisies comme science pure ou appliquée, les facultés de travail apparaissent objectivement sans référence immédiate au corrélat biologique dun groupe particulier dindividus qui les possèdent à un moment donné et se les transmettent directement. Ceci veut dire que le travail se définit explicitement comme une organisation autonome de nos capacités, à la fois présentes et passées, celles dArchimède, de Watt, de lartisan polynésien, de lingénieur de la Renaissance ou du savant daujourdhui et lanalyse des documents le montre bien.
Cette transposition de nos facultés dans des archives somme toute maniables ouvre la voie à des combinaisons multiples, à des rapprochements rapides de savoirs, et à la découverte de solutions qui, sans cela, auraient dû attendre des migrations ou des accidents démographiques, la rencontre problématique entre les groupes porteurs des diverses dextérités accumulées. Processus forcément long et aléatoire.
La conséquence de cette situation nouvelle est que nos facultés se matérialisent dans des codes et des documents, indépendamment des hommes auxquels elles sattachent, de leur répartition dans lespace et dans le temps, et peuvent être traitées de manière à se croiser, sarticuler, et à donner naissance à dautres facultés.
On a donc raison de parler de la « Produktivkraft (force de production) matérialisée dans les documents de la science et les ouvrages de la technique » . Les limites de notre constitution, notre mémoire individuelle et nos monuments techniques habituels sont ainsi à la fois exprimés et transcendés par limmense corps du savoir scientifique et technique qui se présente comme un champ où lactivité ordinatrice et créatrice des hommes peut sexercer sans tenir compte des rapports subjectifs. La génération de nouvelles connaissances, donc implicitement dun nouveau travail, na plus un autre organisme humain pour instrument et appui, elle a trait uniquement à cette connaissance elle-même et à la force matérielle qui lui est adjointe. Lartisan qui acquiert, modifie, transfère lhabileté reprend celle de lagriculteur, inscrite dans ses bras et son cerveau. Le savant qui transplante dans le domaine de la physique un savoir mécanique ne sinspire pas des empreintes laissées par le mécanisme dans les bras et le cerveau de lingénieur mécanicien : il part des lois qui ont été concrétisées dans une discipline autonome. Non seulement le savoir-faire se dédouble et acquiert ce caractère matérialisé : il cesse aussi de sidentifier à lindividu, de se confondre avec son organisation biologique et individuelle. En effet, entraînée par le processus inventif, la quantité totale de ces savoirs nest plus censée rester constante ni associée à une personne durant toute sa vie. La notion dhabileté doit, de ce fait, céder le pas à celle dinformation ; ce que lon assimile et transmet est un certain volume de renseignements opératoires, mais non pas une structure ni un ensemble de règles propres à simprimer, de manière stable, dans une substance physique et mentale. Doù le caractère relativement extérieur de ce qui est appris, et la nécessité de sadapter à ses changements :
« Le besoin dadaptabilité dénonce une ambiguïté dans le mot talent (skill) que lon pourrait autrement employer pour résumer toute la discussion. Depuis des siècles, un travailleur qualifié (skilled) signifie un travailleur qui, dans son jeune âge, a acquis la maîtrise dune forme particulière dartisanat et a passé le reste de sa vie à appliquer la qualification ainsi requise » .
Le renouvellement et la reproduction continuelle des facultés durant toute la vie de lindividu ce que lon appelle léducation permanente dissout leur caractère particulier, ruine leur définition exclusive en tant que propriété de celui qui se les adjoint, pour les changer en termes dun langage approprié à la communication avec les processus objectifs.
Ainsi, à léchelle de lindividu comme à celle de lespèce, les capacités de travail sordonnent comme des structures dinformation et se matérialisent dans des documents propres, différant de lorganisme et de son milieu, et qui traduisent lun et lautre.
On constate donc une double mutation structurelle du travail humain, consécutive à lapparition des sciences et du scientifique. Dune part, au lieu dêtre entièrement productif, il perd en partie cet attribut qui ne lui appartient plus en propre, mais est commun à toutes les forces matérielles, pour devenir, dans une proportion croissante, travail inventif. Dautre part, les facultés qui le composent acquièrent à la fois le caractère de produits, de ressources primordiales, et dinformations constituant des ensembles homogènes, qui ont leurs propres règles, et que lon peut traiter indépendamment de leurs concrétisations successives dans tel ou tel groupe humain, dans telle ou telle puissance non-humaine. A cette transformation radicale du travail correspond un bouleversement de sa répartition, de sa reproduction, et des rapports avec le monde matériel qui sont nécessairement différents de ce quils étaient jusquici.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
4. Progrès scientifique et technique, ou progression naturelle.
Les changements que jai décrits, relativement au travail et à sa création, nexercent pas une influence uniquement sur les structures psychobiologiques et sociales ; ils impliquent aussi une révision du rôle de la division naturelle, en tant que mécanisme essentiel de notre histoire de la nature. Il fallait sy attendre. Laction dun principe, même très général, est liée à la présence de certaines conditions spécifiques. La sélection naturelle commence à déterminer la succession des espèces à partir du moment où se confirme la capacité dauto-production des organismes vivants ; les systèmes colloïdaux primitifs ne sont guère soumis à son action. Lorsque les conditions régulières de fonctionnement dun processus constitutif sont altérées, la nécessité se fait jour pour lui de se modifier, ou de disparaître. Bien entendu, celui qui le remplace ne vient pas à éclore brusquement : aucun de ces processus ne se développe sans accompagner quelque temps celui auquel il se substitue.
Dans la constitution de lespèce humaine, il ny a donc pas de solution de continuité entre la sélection naturelle et la division naturelle. La première nest pas lapanage des êtres vivants à qui font défaut les caractères transmis de manière non héréditaire ; la seconde, ne bornant pas ses effets à cette dernière catégorie de transmission, que certains voudraient réserver de façon exclusive à notre espèce, ne va pas sans empiéter sur sa substance biologique.
On a cru pouvoir distinguer le règne animal du règne humain en se fondant sur la capacité à apprendre, à communiquer lacquis dune génération à lautre : cette hypothèse est contredite par les faits, et notamment par des observations faites au Japon sur de petites colonies de singes . Un membre dune de ces colonies ayant découvert, par hasard, quune pomme de terre jetée dans leau avait meilleur goût, les singes se sont mis à laver les pommes de terre avant de les manger, et cette habitude sest transmise à leurs descendants les jeunes nés dans cette colonie lavent, eux aussi, leurs pommes de terre.
Dautres études ont mis en évidence des comportements analogues. Elles nous permettent de voir combien peu nous pouvons nous fier à
« la croyance dogmatique que la particularité qui distingue un être humain de nimporte quelle autre espèce de créature vivante est la dépendance où il se trouve du comportement dapprentissage ; pour lhomme seul, léquipement instinctuel ne suffit pas, en lui-même, à assurer la survie. En fait, labîme qui sépare lhomme du reste de la nature est, à cet égard, bien moins clairement marqué quon ne le suppose. Les insectes sociaux, les dauphins, les oiseaux, les primates et diverses autres créatures dépendent tous, dans une certaine mesure, de lapprentissage, mais il est clair que cette faculté a beaucoup plus de signification chez lhomme que chez nimporte quelle autre créature » (2).
Toutefois, cette disposition, même sur le plan humain, na pas été sans coexister longtemps avec des modifications organiques manifestes. Nous ne savons pas encore exactement comment sest développée chacune des espèces humaines, ni quelle a été la cause de leur disparition. Nous pouvons seulement remarquer que mainte modification de la main, du cerveau, a suivi et non pas précédé la découverte des artifices.
Lhomo habilis, lhomo neanderthalensis, lhomo rhodesiensis, cest un fait avéré, ont possédé pendant une longue période une capacité de travail analogue à celle de lhomo sapiens, du moins à ses débuts . Il faut donc supposer que la différenciation dune catégorie naturelle le passage du prédateur au chasseur avec sa création dhabiletés, son rapport aux forces matérielles, a trouvé une résonance dordre biologique , puisque les diverses filiations hominiennes en ont été marquées. On ne saurait attribuer à la sélection naturelle une action indépendante préalable dans la formation de lhomo sapiens ; il importe au contraire de voir que ses effets se sont combinés avec ceux de la division naturelle .
Dans lenchaînement des espèces humaines, il est impossible, pendant une longue période, denvisager séparément laction de chacun de ces principes . Lintervention de lun et de lautre est cependant reconnaissable. La sélection naturelle a commandé notre évolution, comme elle commande celle de lensemble des êtres vivants. En nous transformant biologiquement, elle nous a permis de nous conserver en interaction avec un milieu matériel qui nous était, dans une certaine mesure, donné. Toute modification importante de celui-ci se répercutait sur notre organisation interne. Les individus en qui se développaient des caractères appropriés subsistaient à travers ces variations. Léquilibre instable qui en découlait, tout en nétant soumis à aucune orientation consciente ou pré-établie, garantissait une adaptation suffisante aux exigences de la reproduction sexuelle ou sociale, et à la coexistence avec les autres espèces végétales et animales, sur le produit spontané desquelles, en bonne prédatrice, la nôtre prélevait le nécessaire. Sa conséquence principale, à notre point de vue, est le modelage de lorganisme humain doté de traits particuliers : station debout, convergence binoculaire, spécialisation des organes de la parole, etc.
Si la division naturelle a contribué à ces effets, elle reflète surtout notre capacité à faire de léchange avec la matière une activité réglée et finalisée, sarticulant intimement avec notre être, le travail. Grâce à ce mode particulier daction, les espèces humaines ne font pas que se conserver biologiquement et socialement elles augmentent aussi le nombre des individus qui les composent, multiplient leurs propriétés, bref témoignent dune croissance sopérant aux dépens de lentourage auquel elles confèrent des formes nouvelles. Simultanément lhomme apparaît en tant que puissance matérielle spécifique en face des autres forces matérielles quil inclut dans son milieu interne en expansion. La liaison de ces forces avec lhumanité (qui fait partie delles) est réciproque. La main, le sens ou lil sassocient des instruments ; mais le muscle ou le nerf humain font partie de tout agencement matériel animé ou inanimé et lui sont homogènes. Sans cette participation, nulle puissance non-humaine ne peut sexercer. Tout animal appelle notre effort animal, tout outil réclame la force et lhabileté de nos bras, tout pouvoir mécanique se combine à nos appareils sensoriels. Aucune de ces forces nest indépendante ni ne peut fonctionner sans nous, dans la structure complexe du milieu dont nous sommes un des éléments organisateurs. Par la division naturelle, lhomme se reproduit de manière non seulement biologique mais aussi naturelle. Les pouvoirs objectifs étant devenus des parties de son être, lorganisme humain est le grand livre dans lequel sinscrivent les lois des diverses parties de lunivers. Aucun homme ne peut le lire sans sen écarter et transformer ce qui y est marqué en ses propres ressources, afin de récrire autrement cet admirable ouvrage. Les sens et larmature musculaire de lhomme jouent ce double rôle dêtre articulés avec des forces quelconques animal avec les animaux, pouvoir mécanique avec les mécanismes et en même temps détenteurs de leur essence, cest-à-dire des règles et des lois qui transforment ces forces en parties de lui-même. Les habiletés et les instruments artificiels se combinent afin dintégrer le monde matériel à notre constitution et, vice versa, de faire participer notre constitution au monde matériel. Ensemble, ils déterminent la particularité du mouvement, de lactivité qui fait du milieu objectif une composante de lorganisation et de la reproduction du travail, cest-à-dire le caractère productif de ce dernier. Il devient, de manière fondamentale, le critère servant à différencier les hommes, leurs qualités, la façon dont ils sinscrivent dans le cadre de lordre naturel et le constituent.
La nouvelle définition du rapport des hommes aux ressources matérielles dont ils sont non seulement les partenaires, mais aussi et surtout les médiateurs, la répartition de leurs savoirs qui prédominent dans le contexte de linvention, représentent des changements radicaux. Lapparition dun autre type de travail, le travail inventif, et la matérialisation des facultés dont il a été question, sont à la fois les conséquences et les prodromes dun processus nouveau dans lhistoire humaine de la nature, que je désignerai du nom de progression naturelle.
La progression naturelle, cela va sans dire, embrasse la famille de phénomènes que lon attribue dordinaire au progrès scientifique ou technique. Néanmoins, la convention que je propose nest pas de pure terminologie : son but est de préciser la sphère propre de ces phénomènes. Ce nest pas en multipliant les variétés de progrès intellectuel, scientifique, social, productif, etc. comme des vertus scolastiques, que nous y parviendrons. Non seulement cette multiplication les vide de toute signification réelle, mais elle conduit aussi à les hypostasier en une chaîne dagents, dont chacun jouerait le rôle de cause autonome, de moteur sans aucun rapport avec les acteurs humains. Ainsi la science, la technique, ou toute autre entité surgirait, douée de pouvoirs inconnus et fascinants, et, se situant quelque part entre la société et un esprit indéfini et flottant, symboliserait un mouvement et une action mécaniques dans le fond, marqués par la fatalité quant à leur forme .
Dans ce sens, le progrès est aperçu de lextérieur et saisi uniquement par ses effets. Il offre le spectacle et propose le bilan des conquêtes heureuses ou des accidents inéluctables. Comment pourrait-il en être autrement, quand ce changement continuel de notre monde objectif et de ses propriétés non moins objectives est coupé de tout rapport qui le montrerait pour ce quil est, une fonction originale de lintervention humaine ? Cependant, est-il besoin de le dire ? il ny a pas un esprit qui engendre les techniques ou en prend connaissance : il y a des hommes qui les créent et se les assimilent. Il ny a pas de science ou de pensée scientifique : il y a des scientifiques qui pensent et font ces sciences. Si donc nous allons vers la racine des hypostases, ce sont bien des hommes, des relations humaines, qui sont à luvre et dont il faut se préoccuper. Au vu de ces conditions, on ne saurait non plus oublier que le progrès est une démarche et un résultat par lesquels nous agissons à la fois sur lunivers matériel et sur les facultés de lespèce dans ce cadre. Assurément, celles-ci se trouvent créées de manière nouvelle, et lon reconnaît à cette création une influence directe sur notre développement historique :
« Un coup dil jeté sur lépoque présente, constate le grand physicien Pascual Jordan, suffit à nous convaincre que la science influe de manière décisive sur les événements historiques et ici je suis loin de penser à la seule bombe atomique, car le passé nous enseigne la même leçon » .
Une chose est certaine ; quil sagisse de sciences ou de techniques, ou dautres savoir-faire encore à venir, organisés en groupements de disciplines rigoureuses, leur avancement va de pair avec lavancement et la transformation de nos aptitudes et du milieu auquel celles-ci correspondent. De la sorte, le domaine spécifique dans lequel se répercutent les conséquences de toute progression est clairement dessiné, puisque, comme lobservait Léon Brunschvicg :
« Le progrès du savoir entraîne un progrès de la nature (souligné par moi), en tant que lespèce humaine en a mis à profit, pour ses besoins et ses désirs, les diverses manifestations » .
Faut-il sarrêter là ? Suffit-il, pour justifier la dénomination de progression naturelle, de fixer lordre naturel comme lieu véritable auquel se réfère le progrès ? Certes non. Pour quil se manifeste en tant que réalité, principe historique, il est indispensable de souligner son caractère de processus.
En effet, le progrès représente, aux yeux de la plupart des hommes, un mouvement linéaire et sans heurts, une évolution cumulative, qui substitue le plus au moins, le mieux au moins bien, et sa marche est supposée sans retour possible. A la limite, cette conception répandue et naïve se borne à faire linventaire des enchaînements superficiels et à fournir un étalon arbitraire, autorisant des comparaisons avantageuses avec le passé. Liée à linvention conçue comme une sommation unilatérale de savoirs et de ressources, elle en découle directement.
Il est toutefois évident que le terme de progrès dénote plus que cette seule extension, cette additivité, et que son trait le plus important réside ailleurs. Nous le décelons mieux si nous examinons la transformation du donné : aucun talent, aucun produit napparaît sans entraîner, en contrepartie, la disparition dun autre talent ou dun autre produit. La nouveauté et le vieillissement, en affectant des relations et des termes, instaurent des structures et rendent inopérantes dautres structures ; là où sajoute quelque découverte ou quelque pouvoir matériel, une autre découverte, un autre pouvoir sont rendus caducs. Le mouvement densemble ne représente pas seulement un amoncellement sans fin, mais encore une combinaison et une métamorphose de ce qui existe déjà, une confrontation de réalités qui sopposent et résistent au changement :
« On imaginait trop simplement le progrès comme une accumulation, » écrit Raymond Aron . On ne se contentait pas de limaginer ainsi. On éludait aussi ses tensions évidentes en parlant de ses conséquences positives, lorsque quelque chose sajoutait, et de ses conséquences négatives, lorsque quelque chose dépérissait, sans chercher à relier ces deux séries dévénements et sans les intégrer à une unité. Cette séparation permettait de maintenir la fiction dune évolution déterminée ascendante et descendante alors que cest précisément en une simultanéité parfaite que réside lessence du processus en question. Cest donc une erreur de considérer le progrès comme lépanouissement constant de la même organisation des phénomènes, du même état naturel et technique. Comment ne pas voir quil implique un passage, une conversion dun état dans un autre, avec involution ou déploiement de certains aspects, et que cest moins dans une multiplication que dans une transgression des propriétés que lon saisit sa spécificité ?
Le bilan quantitatif nest quune conséquence du bilan qualitatif et sil exprime notre insertion dans le monde matériel, il traduit moins lélargissement que le bouleversement de celui-ci. Cest bien ce qui sest produit lors de léclosion des connaissances scientifiques :
« Depuis la première moitié du siècle (le xixe siècle) qui vient de finir, sans remonter plus haut, le monde a étrangement changé de figure : les hommes de ma génération ont vu entrer en jeu à côté et au-dessus de la nature connue depuis lantiquité, sinon une anti-physis, une contre-nature comme on la dit quelquefois ; mais une nature supérieure et en quelque sorte transcendante, où la puissance de lindividu est centuplée par la transformation des forces jusque-là ignorées ou incomprises empruntées à la lumière, au magnétisme, à lélectricité » .
La formation des sciences un acteur et un témoin viennent de lattester a moins reculé les frontières de lunivers quelle na imposé un univers de contenu et de structure entièrement différents.
La solidarité qui unit lapparition du nouveau et la disparition de lancien, la certitude dun renouvellement des attributs humains et non-humains qui les accompagnent, nous obligent à traiter le progrès comme un processus et non pas comme une pure croissance évolutive comme une genèse impliquant naissance, lutte et mort, bref, comme une histoire, et non pas comme une généalogie. A cet égard se précisent une notion et un faisceau de faits quil est souhaitable de ne plus laisser se disperser ou se gauchir, faits tantôt assimilés à lensemble social, et tantôt tenus à lécart, tantôt censés mesurer des rapports humains, tantôt réduits à incarner la projection objectivée de ces rapports, tantôt identifiés à toute invention et tantôt ramenés à la forme scientifique ou technique de cette dernière. Rattachés à une réalité déterminée, ils se classent sans équivoque à côté des mécanismes inhérents à lélaboration de nos facultés, de nos ressources, et à la reproduction des unes et des autres. La progression naturelle (tel est lesprit de la convention que je viens de motiver) subsumant leur dynamisme actuel, est replacée, par nécessité, dans la lignée des principes qui modèlent lhistoire de notre espèce et du monde matériel quelle constitue.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
5. Des phénomènes encore inexplorés.
La progression naturelle est entièrement définie par sa position dans la suite des processus régulateurs de lhistoire humaine de la nature. La dégager de la dilution du devenir total en facteurs hypostasiés la science, la technique, etc. est une condition préalable à son étude. Celle-ci ne peut toutefois conduire, dès maintenant, à la clarté complète. On se heurte à une limite de fait. Nombre de particularités ou de conséquences du principe en question ne se sont pas encore développées. La raison en est son articulation, encore trop forte, avec la division naturelle. Même si la recherche théorique a pour vocation daller au-devant des phénomènes ou des événements, elle serait mal avisée daller au-delà. Il nen reste pas moins quelle peut faire mieux que répéter des évidences les richesses matérielles se sont multipliées grâce au progrès du savoir, lavenir est différent du passé, etc. cest-à-dire que travestir les choses en mots, donner à lire ou à entendre ce que chacun peut voir.
Son rôle est au contraire de démonter les éléments du mouvement historique, afin de rappeler quil na pas surgi du néant il y a deux ou trois siècles , mais quil a, au contraire, assimilé ceux qui lont précédé. Ouvrant une brèche à travers lopacité des routines discursives, la connaissance passera du stade intuitif au stade analytique.
Je commencerai par souligner un contraste essentiel. La progression naturelle a trait au genre humain, non seulement en ce quil tend à assurer sa propre conservation dans un monde matériel donné, ou saccroît en sadjoignant des forces de ce monde la sélection ou la division naturelle nagissent pas autrement mais en tant quinitiateur, ou centre dimpulsion de lunivers dans lequel il subsiste. Quest-ce à dire ? Bien entendu, il ne sagit plus de considérer cet univers comme un lieu où nous rencontrons des êtres non-humains hostiles, et pas davantage comme un territoire que nous conquérons pas à pas. Au contraire,
« pour la première fois dans le cours de lhistoire, lhomme est seul sur terre en face de lui-même, il ne trouve plus de partenaire ou dennemi » .
Notre fonction, sous ce rapport, nest pas dexécuter ou de mettre à jour un plan préconçu. Comment cela pourrait-il se faire ? Des parties de la matière continuent à se transformer, et quelques-unes sont plus jeunes que lhumanité, tels les amas détoiles datant denviron un million dannées. Par ailleurs, on est en droit de penser quil ne sera jamais possible dentrer en contact avec certaines régions de lensemble cosmique. Donc, il faut y insister, nous ne vivons pas dans une nature qui était présente avant que notre espèce émergeât ; compte tenu de lévolution incessante du tout, nous ne vivrons jamais dans un monde dont le programme complet dédification aura été déchiffré grâce à notre labeur incessant. Jusquà un certain point, lhomme peut se reconnaître en qualité de facteur ordinateur, source dorganisation du milieu où il se situe. Partant, la matière cesse dêtre le substrat, le fonds pré-établi servant à maintenir les attributs de notre espèce, et devient explicitement le résultat des activités à elle consacrées. Telle est la signification du tournant historique provoqué par lapparition des sciences et des scientifiques. Une aptitude à dégager, à métamorphoser ou à engendrer des qualités substantielles saffirme. Elle permet de mettre en évidence ou de susciter des structures matérielles qui nexisteraient pas sans lintervention humaine, sans que leur avènement soit méthodiquement préparé :
« Le chercheur se trouve maintenant, écrit P. Auger , pouvoir atteindre sur place dans ses laboratoires des conditions qui ne sont réalisées que dans les régions inaccessibles comme le centre des étoiles ou les profondeurs du globe, ou même qui ne le sont peut-être nulle part naturellement dans lunivers ».
La pénétration profonde dans lhistoire, lintervention dans le cours propre aux puissances matérielles animées ou inanimées est, actuellement, effective. La prolongation de la chaîne de transmutation des éléments, en accord avec le tableau de Mendéléeff, jusquà la formation synthétique des espèces physiques, le montre. Et ce nest là quun des nombreux exemples de cette attitude vraiment créatrice du milieu objectif.
Sur quoi repose le changement ? Pour répondre à cette interrogation, il est nécessaire denvisager le cadre dans lequel sétablit notre rapport aux ressources. Jusquici, la reproduction naturelle a prévalu. Ceci signifie que chaque découverte ou chaque substitution, au cours de laquelle étaient appréhendés les pouvoirs non-humains, demeurait attachée à une chaîne de transpositions, dont le modèle ou lun des termes était nécessairement lélaboration des habiletés humaines. Cest bien ce qui se produit lorsque les artisans reprennent à leur compte les habiletés de lagriculteur les reproduisent, donc, dun homme à un autre homme ou lorsque les ingénieurs sapproprient celles de lartisan, par le truchement dun transfert aux forces mécaniques.
La conjoncture a cependant changé du tout au tout. Nos dextérités ce quil sagit de former, transformer, répartir ont pris un caractère à la fois tangible et moins directement organique. Je lai indiqué à propos de la matérialisation des facultés humaines. Celles-ci peuvent être, de ce fait, déplacées, mobilisées, combinées, sans que lon tienne compte de leur traduction biologique ou de leur distribution spatiale. Le maniement de ces forces à linstar dun maniement dinformation correspond à cet état. Dès lors, tous les fragments du savoir universel se présentent de façon objective, et il est possible de les stocker, de les examiner, de les traiter, de les utiliser consciemment pour résoudre un problème ou concevoir des connaissances inédites que lon souhaite obtenir. Lexercice de nos capacités nest plus lexercice exclusif de quelque chose qui est fixé en nous comme lart de la charpente dans les doigts du charpentier ni fondu dans le paysage ou le cycle propre au milieu ambiant telles les conditions de travail de lagriculteur au cours de nombreux millénaires. Il sassocie des organisations et des structures où sont condensées des lois et des règles susceptibles dêtre enregistrées et confrontées sur une grande échelle sans référence directe à la constitution humaine. La calculatrice électronique, bien plus que le livre, est la marque de cette symbiose, et il est parfaitement approprié de dire que
« la combinaison de lhomme et de la calculatrice promet dêtre équivalente à un saut dans lévolution du système nerveux de lhomme » .
Pour mieux faire ressortir la différence avec létat passé, il faut recourir à une autre analogie, elle aussi dordre biologique. Jusquà présent, la sélection naturelle ou artificielle donc la transmission et ladaptation des propriétés qui convenaient au milieu ambiant, était le seul mécanisme auquel on pût avoir recours pour individualiser des espèces. Actuellement, il est possible denvisager cette individuation en remaniant le noyau des cellules, cest-à-dire en variant le nombre de chromosomes du noyau de façon à modifier la structure de celui-ci, afin de provoquer les mutations désirées. On peut dire quil en va de même de nos disciplines et de nos facultés : nous sommes désormais capables de les renouveler, en partant de leur contenu que nous avons analysé et sérié, dont nous pouvons ordonner les parties essentielles de manière à obtenir les quantités dinformation ou les talents indispensables, sans attendre du hasard ou de la chance la rencontre des individus porteurs de ces informations ou détenteurs de ces talents.
Par ailleurs, la transmission des connaissances se fait dorénavant dune première puissance matérielle à une seconde puissance matérielle. Ces puissances apparaissent douées dun savoir-faire destiné à être acquis, échangé, « enseigné » au sens propre du mot. Lélectricité « sest mise à lécole » de la force mécanique, dont elle a acquis notamment les qualités motrices ; aujourdhui les forces nucléaires sapproprient les capacités des forces électro-chimiques, de même quune matière synthétique nouvelle reprend les qualités de résistance ou de dureté dune matière ancienne, synthétique ou non. On est en droit de considérer ces systèmes matériels comme dépendant dune somme de propriétés quils reproduisent entre eux, autant, sinon plus, quils ne dépendent de celles de lhomme et les reproduisent. Cest là un signe indéniable dautonomie, lévidence dun enchaînement dont nous ne sommes ni un terme ni le modèle explicite.
Il en découle que linvention na plus besoin dêtre une forme de la reproduction du fait de lintégration des facteurs humains et non-humains ni un mouvement diffus, aléatoire, conditionné par la constitution partiellement biologique et la saisie subjective des habiletés ou des connaissances. Elle devient un processus naturel distinct, prépondérant, méthodique. Le travail qui lui est consacré est reconnu pour tel. Les corollaires en sont non seulement une assimilation accélérée de ses résultats là où les circonstances sy prêtent, mais aussi un accroissement du nombre des hommes qui y participent, puisque la masse des savoirs quil faut ajouter ou écarter augmente en proportion. Bien plus, la reproduction lui est subordonnée, comme une de ses expressions particulières. Ce qui est acquis ou transmis, au titre des dextérités et des moyens daction, lest de moins en moins pour une longue durée et sous la même forme, de plus en plus sous une forme bouleversée. Lexigence dune « éducation permanente » des adultes, le vieillissement rapide du contenu des sciences témoignent de la révolution qui sest opérée.
Quelles sont les incidences de cette prépondérance du processus dinvention ? Nous les observons dans la répartition du travail. Une première fraction de celui-ci, la plus décisive, revient au savant et à lingénieur scientifique. La recherche, fondamentale ou non, les occupe lun et lautre. En fonction de celle-ci, ils se partagent les tâches et collaborent à un même vaste programme. Quil sagisse de science pure ou de science appliquée, des connaissances et des aptitudes analogues sont indispensables : seul le contexte diffère.
Certes, le partage en spécialités demeure vivace, mais la gamme des combinaisons saccroît aussi vite que celle des subdivisions. Même lorsquils uvrent dans leur secteur particulier, les savants et les praticiens des sciences appliquées gardent des rapports similaires avec les forces matérielles, avec les ressources qui leur sont communes. Bien plus, lopposition entre conception et production, les barrières qui séparent la découverte de sa diffusion, satténuent .
Linterdépendance des différentes catégories de travailleurs est devenue, en conséquence, plus étroite, et cest par rapport à une information et à des savoirs constituant un corpus dont les parties semblent obéir à des principes généraux que les individus se qualifient.
Ce déplacement daccent, limportance nouvelle qui sattache aux « systèmes de connaissances » soulignent, dune autre manière, ce qui est devenu la fin dune partie de leffort humain, et décrivent un de ses secteurs essentiels. Les talents qui sexercent, à cet égard, les liens qui unissent les savants aux ingénieurs scientifiques nont pas pour centre la production des objets mais, explicitement, la création du travail.
La seconde fraction des connaissances ou des habiletés potentielles est impartie aux forces matérielles, par rapport auxquelles notre action est régulatrice , lorsquelles se reproduisent mutuellement, ou communiquent des ordres, ou exécutent des opérations. Nous le savons : ces forces ne sont pas uniquement des agents moteurs, elles possèdent une « sensibilité » et un « jugement » qui les rendent capables de produire, de manière indépendante, les effets les plus complexes. Leur rôle nest plus de « renforcer » nos organes ou de les prolonger, de nous servir de prothèses instrumentales moulées à nos nerfs et à nos muscles ; dotées dorganes propres la cellule photo-électrique, la mémoire électromagnétique en sont des exemples elles pourvoient à la réalisation de la plupart des tâches dobservation, de mesure ou de mouvement.
« Nous nous servons doutils, rappelle P. Jordan , depuis les temps préhistoriques. Mais aujourdhui nous commençons à donner à nos outils une sorte dexistence indépendante ».
Pour cette raison, ces outils reçoivent toute une série de dextérités quils « apprennent » les uns des autres, ou de lhomme, et les pratiquent avec une efficacité supérieure à celle que nous pourrions avoir. Aussi constituent-ils des facteurs de production dont le travail jouit dune certaine liberté, et ils se posent devant nous, à côté de nous, avec des normes et des propriétés particulières. Lautomation, opposée à la mécanisation, concrétise ce changement.
La répartition des facultés entre pouvoirs humains et pouvoirs non-humains revêt une signification quil est imprudent de sous-estimer, puisquelle affecte profondément le rôle des catégories naturelles. En effet, nous lavons constaté à maintes reprises, lorsquune de ces catégories prenait son essor, elle élaborait les connaissances indispensables pour faire des découvertes et procéder à des substitutions des ressources objectives, conformes à ses dispositions et en accord avec sa vocation historique. La catégorie dont elle se séparait, à partir de laquelle étaient dégagées découvertes et substitutions, senfermait dans le cycle de la production, et son labeur était entièrement conditionné par la nécessité de préserver ce cyle. « Porteurs dinvention » et producteurs se cantonnaient de la sorte dans des échanges spécifiques avec le monde matériel, et se reproduisaient dans des secteurs distincts.
Parallèlement, nous lavons également remarqué, à lintérieur de chaque catégorie naturelle, coexistaient deux groupements de disciplines, deux branches dactivité aux fonctions clairement établies. Lélaboration des rapports avec les forces matérielles dun côté, la saisie de ces forces en tant quartifices techniques de lautre côté, représentaient les zones de clivage. Le philosophe naturaliste ou mécanicien, lartisan et lingénieur et, plus près de nous, le savant et le technicien ou lingénieur scientifique, correspondent à la spécialisation indiquée.
Parmi toutes ces différenciations, celles du chasseur, de lagriculteur, de lartisan ou du mécanicien, qui se sont produites successivement, ont dominé lensemble de lévolution historique. La division naturelle commande et permet cet écartèlement des catégories naturelles prises dans leur totalité. Ce qui en exprime lessence nest pas quune communauté dindividus fasse plus de travail quune autre, ou que la première fasse un travail distinct de celui de la seconde, mais que le travail de lune apparaisse comme le lieu des ressources matérielles de lautre, que leurs habiletés soient liées à des mondes relativement isolés. La femme identifiée à la terre et lhomme identifié à lanimal fournissent les premières images stylisées dun partage inévitable. Par contraste, linteraction à lintérieur dune catégorie, dun groupe de « porteurs dinvention » ou de producteurs, était à la fois faible et unilatérale ; elle nintervenait dans le développement général que de manière secondaire. Nous avons vu, à plusieurs reprises, par quels détours sest effectuée la communication des disciplines naturelles philosophiques avec les disciplines purement techniques. Le passage des premières aux secondes est accidentel, et a surtout lieu à des moments privilégiés, sans être une règle inscrite dans leur fonctionnement et un impératif pour ceux qui les exercent.
Les sciences et les scientifiques, ayant imposé un nouveau travail et modifié nos facultés, ont bouleversé cette situation. Tout se passe maintenant comme si la différenciation qui affectait toutes les catégories naturelles affectait davantage une catégorie naturelle et des systèmes matériels autonomes ; comme si la division à lintérieur de laquelle une partie de lhumanité se rapportait à lautre partie comme à sa ressource et à sa matière, embrassait cette dernière effectivement en sa qualité de matière et, accessoirement, eu égard à la présence humaine. La première sattribue en priorité un travail qui lui est propre, le travail inventif ; la seconde reçoit, de préférence, autant que faire se peut, la charge du travail productif.
Lessentiel nest pas que les bras humains soient remplacés par des bras non-humains, ni que les cerveaux humains soient remplacés par des cerveaux électroniques, mais quils forment, respectivement, une unité, quils acquièrent et transmettent des savoirs et une mission qui est la leur et dans laquelle ils excellent. Notre écart aux forces matérielles est ainsi devenu analogue à lécart vis-à-vis dune catégorie naturelle, et non linverse.
Quelle en est la conséquence ? On enregistre un déplacement du centre de gravité de la dynamique historique. Celle-ci était conditionnée par la séparation entre classes dindividus, le dédoublement de lespèce et celui des rapports au réel. Avec latténuation des effets de la division, la tension, le courant de transformation à lintérieur dune même classe samplifie et devient déterminant. Ainsi linteraction endogène à une catégorie naturelle prend le pas sur linteraction exogène, qui se fond dans linteraction avec les puissances matérielles proprement dites. Dans un article auquel jai déjà renvoyé plusieurs fois, Maurice Daumas souligne indirectement ce fait. Il observe avec raison que, depuis leurs commencements jusque vers le milieu du siècle dernier, les techniques ont suivi le même principe de transformation. Quelles aient reçu des contenus divers ou pris des aspects industriels originaux, personne ne le méconnaît. Toutefois, ces renouvellements successifs nont pas bouleversé leurs « conditions dévolution ». La révolution véritable et qui touche au fondement, au principe de leur existence et de leur histoire, se déclare lorsque
« la liaison entre découverte et invention commence à sétablir dans les deux sens, et les échanges entre science et technique à devenir profitables à lune et à lautre » .
Une confrontation entre ceux qui découvrent et ceux qui font lindustrie de la découverte, entre ceux qui renouvellent les systèmes matériels autonomes et ceux qui les adaptent à leur emploi productif (2), la distribution des capacités et des disciplines respectives, donnent déjà une idée de ce processus qui dictera notre reproduction en tant quespèce et notre insertion dans lunivers. La scission nétant plus un préalable à lélaboration de ses qualités, lhumanité pourra se conduire comme une entité ayant ses propres fins, celles dont elle est redevable à elle-même et non pas à un agent extérieur. Déjà
« lobjet de la recherche, constate W. Heisenberg (3), nest plus la nature elle-même mais plutôt la nature exposée aux interrogations de lhomme, et, dans cette mesure, lhomme ici aussi se rencontre lui-même ».
Cest probablement en cela que réside la progression naturelle, et cest aux circonstances que jai énumérées quelle doit son avènement. Je dis probablement, puisque je me suis borné à préfacer son étude, sans prétendre lavoir menée, ici, à son terme.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
TROISIÈME PARTIESOCIÉTÉ ET HISTOIRE HUMAINE DE LA NATURE
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
Dans les parties qui précèdent, jai analysé lhistoire humaine de la nature en insistant sur loriginalité des processus qui la caractérisent. Jai fait abstraction de ses rapports avec la société ; il sagit à présent de les reconsidérer dans une perspective renouvelée.
Dabord, létat de nature, tel quil vient dêtre envisagé, ne se réfère pas uniquement, comme dans ses acceptions ordinaires, aux capacités bio-psychiques de lespèce : il englobe les facteurs sociaux parmi ses éléments. Lexamen centré sur son histoire, les régularités qui lui sont propres et les actions des catégories naturelles qui y sont impliquées, ne se conçoit pas sans lanalyse des phénomènes correspondants sur le plan de la société. Celle-ci ne demeure pas extérieure à la création du travail, aux événements qui la ponctuent. Limpulsion de la collectivité figure à linventaire des motifs qui associent lhumanité à la matérialité. La recherche du profit, la soif de pouvoir et de prestige, la guerre et les préparatifs militaires, la vente quotidienne du talent, les intérêts politiques, aiguisent le sens de la découverte, commandent la substitution des ressources à opérer. De façon concrète, les échanges avec la matière se situent également au sein des industries et des arts : lunivers physique est ainsi répété à des millions dexemplaires, reproduit sur toutes ses facettes, cristallisé en uvres variées. Mobilisé dans le cadre productif, le savoir garde une jeunesse éternelle, une éclatante permanence que son usage confirme à chaque instant. Le fonctionnement des rouages de la production repose sur lemploi tantôt ludique, tantôt contraint des appareils sensoriels, de lénergie nerveuse des individus, en même temps quil assure la conservation des liens avec les forces objectives. Le système social qui sédifie à travers ce mouvement obéit à ses normes et réalise la transposition du monde matériel dans son propre contexte. Ce qui est naturel au sens établi dans le présent essai prend une expression sociale, en se soumettant obligatoirement aux principes économiques, éthiques, politiques, etc. Quelle forme revêt cette expression ? Il convient de lélucider théoriquement et historiquement.
Ensuite, ainsi que je lai démontré, la nature humaine comprend tout ce qui concerne la genèse des talents et des ressources. La société humaine se manifeste par lintermédiaire des lois de la propriété, de la distribution des richesses et des pouvoirs. Nature et société représentent deux modes de relation entre les mêmes termes, et non pas les termes différents dune même relation qui poserait les hommes dun côté et les forces matérielles de lautre. Ceci interdit, dans létude de leurs rapports, le recours à lhypothèse dune discontinuité, fixée dans le temps, du devenir société de la nature, de lhistoire de la première en tant quabandon graduel de la seconde. Que lon place lévénement à lorigine, passage de létat de nature à létat de société, ou à lapogée, cessation de laction naturelle de lhomme socialisé, libéré de la rareté des biens grâce aux découvertes scientifiques, les obstacles auxquels on se heurte demeurent. Ni la création des habiletés propres à la chasse ou au maniement de loutil, ni lapparition de loutil, ni linstitution des règles de parenté, ne sont, de toute évidence, des commencements absolus, déclin de notre appartenance à lensemble cosmique. Lordre social ne succède pas à un ordre purement biologique en le refoulant, il est un des paramètres de celui-ci et accompagne lexistence dun grand nombre despèces :
« ... Les faits de groupement à bénéfice mutuel chez les Mammifères, plus largement chez les Vertébrés, et plus largement encore dans tout le monde vivant sont suffisamment nombreux pour montrer quil y a, dans la vie sociale, une option biologique fondamentale, au même titre que dans la symétrie bilatérale par opposition à la symétrie radiale, ou que dans la spécialisation du membre antérieur pour la préhension » .
Il est en effet malaisé, sinon impossible, de prouver que le règne social succède au règne biologique, et non pas à une de ses propres modalités dêtre. Quest-ce qui permet de soutenir, si on ne le postule pas pour des raisons extrinsèques, religieuses ou philosophiques, que les lois sociales se séparent des lois bio-naturelles et sy substituent ? A propos de ces dernières, nous savons et nous pouvons simplement constater que lhumanité est passée dun certain type de rapport bio-naturel à un autre type de rapport bio-naturel, dune situation dominée par la sélection naturelle, quelle partage avec dautres espèces, à une situation marquée par la division naturelle, qui lui est plus spécifique. Cette dernière situation elle-même nest pas définitive. De nouvelles relations avec le monde matériel sébauchent. Elles sont susceptibles de nous éloigner de lhumanité daujourdhui autant que nous nous sommes éloignés de notre animalité dautrefois. Chaque ensemble social sassocie à une de ces configurations naturelles et réagit à sa réorganisation ; par là ils interfèrent et se conditionnent réciproquement. La confusion de la réalité avec une de ses figures explique pourquoi la disparition dun mode dexistence naturelle de notre espèce a été considérée comme la disparition de toute existence naturelle. Ainsi est né le besoin de justifier lapparition de la vie sociale, non seulement par une différence de qualité, de concept, ce qui est nécessaire, mais aussi par une différence dorigine, ce qui lest moins. Si par contre on les envisage dans leur évolution globale et dans leur histoire humaine, la discontinuité chronologique sestompe, et lon reconnaît que la société est continuellement sortie de la nature, quil y a passage incessant de lune à lautre. Tous les jours, nous recréons leurs différences et nous déplaçons leurs frontières. Aucune partie de lhumanité, à aucun moment, nest plus proche ni plus éloignée dun état de nature, ni dans le passé primitif, ni dans lavenir évolué. Il nest pas essentiel à lhomme de prouver son unicité, ni dégradant de replacer sa société et sa nature dans la succession des créations qui ont lieu ici ou là dans lunivers, grâce à son action ou à celle des autres espèces connues ou à connaître. En outre, sil ny a pas de commencement absolu à la présence de la société eu égard à la nature, il nest pas indispensable de caractériser uniformément cette présence. On sattache à cette uniformité lorsquon affirme que lhomme est par essence « possesseur de la nature », et que son antagonisme vis-à-vis du reste du monde matériel est irréductible. Ramenée à sa juste proportion celle dune croyance commune sans véritable prolongement scientifique cette conception veut nous signifier que les échanges avec lunivers physique samplifient, que les forces productives se multiplient, que la productivité du travail saccroît, et quil en sera toujours ainsi. Lhistoire sociale de lhumanité traduirait de la sorte une relation au monde matériel constamment identique à elle-même, à une différence quantitative près.
Ni le rejet dans un passé reculé, ni lunicité de sa progression ne rendent justice au contenu réel du rapport à la nature. Celui-ci est et ne peut être quun rapport historique, puisquil relie, articule lordre social avec lordre naturel, pour autant que chacun a une histoire. Sa teneur change, non pas, comme on le croit, de dimension ou dintensité, mais de qualité. Par conséquent, il faut le décrire relativement à la période du mouvement historique à laquelle il correspond, et non pas une fois pour toutes.
Dans la première époque, si lon envisage les sociétés primitives qui se sont maintenues le plus longtemps à la surface de la terre, on peut les définir par deux traits principaux : la propriété collective et la participation de tous les membres à la production. La structure du pouvoir et la disposition des biens autorisent la totalité des membres dun groupe déterminé à avoir accès aux ressources du groupe. De par leur caractère social, celles-ci peuvent échoir plus spécialement aux hommes ou aux femmes , à un clan ou à une tribu. Aucune règle ne prive pourtant les autres fractions dune collectivité de la jouissance des forces matérielles, pas plus du reste quelles ne sont écartées de leffort quelle exige. En dautres termes, sil existe des privilèges relatifs à lemploi de certaines richesses matérielles,
« ces droits excluent simplement un groupe des ressources détenues par un autre groupe ; ils nexcluent pas lautre groupe de la nature elle-même » .
Dans les limites dun territoire donné, la terre pourra être concédée aux agriculteurs, le bétail aux pasteurs, etc. Le système de subdivision peut être plus minutieux pour la chasse et la cueillette, codifiant lattribution aux différents clans despèces végétales ou animales. Cependant, malgré ce fractionnement, lappropriation de ces terres et de ces espèces est essentiellement communautaire. Il en a été ainsi, de fait ou de droit, jusquà la constitution des empires féodaux en Orient et des sociétés grecque et romaine, si lon sen tient à lEurope .
Le rang des individus dans la société ne découle donc pas dune division inégale de la propriété . Au début, les liens de parenté occupent une position centrale et sont aussi religieux, politiques et économiques. La différenciation continuelle de ces liens a progressivement réduit limportance réelle des relations de parenté, en faisant surgir dautres critères de hiérarchisation. Toutefois, loin davoir le sens dune séparation, cette hiérarchie fondée plutôt sur la distribution des fruits du travail que sur celle de ses moyens, manifeste la vigueur dune interdépendance étroite, dune complémentarité organique. Corrélativement, les relations entre les groupes sociaux sont en même temps des relations entre groupes de producteurs. Demblée le mariage est le signe dune double alliance : dune part celle de deux collectivités (clans, familles) dautre part celle, par exemple, dun groupe qui chasse avec un groupe qui cueille. Lhomme et la femme produisent des nourritures différentes, appliquent des procédés spécifiques pour fabriquer leurs outils. La coopération nécessaire à lobtention dune alimentation complète et régulière, la dépendance qui en découle, transforment lunité familiale en cellule sociale et productive . La superposition des liens sociaux à ceux qui subsistent entre producteurs se retrouve à un niveau plus global. Au Ruanda, les Tuvi sont pasteurs et guerriers, les Hutu agriculteurs, et les Tuva vivent de la chasse et de la fabrication des pots. Les Tuvi dominent lensemble de la société, méprisent lagriculture et sabstiennent de la pratiquer. La théocratie ou la royauté despotique, en Asie ou en Afrique, tendait à sinsérer dans le processus productif, soit au plan de la totalité des communautés, soit à celui dune opération particulière, comme la régulation des eaux nécessaires à lirrigation des terres. Cela se vérifie encore mieux pour certains systèmes de castes, où lon retrouve un principe identique darticulation des rapports sociaux avec des fonctions productives . Dès lors, une interdépendance étroite associe les membres de la société, pour autant quils produisent et répartissent les habiletés, et entrent en rapport avec le monde matériel. Relations sociales et relations naturelles se correspondent , par conséquent, immédiatement, et embrassent les mêmes individus. Les écarts que lon constate à lintérieur dune collectivité paraissent relever des deux ordres de relations. Les groupes se considèrent simultanément comme des catégories naturelles en tant quils sont doués de propriétés psycho-physiques particulières et en ce qui concerne leurs savoirs, et comme des catégories sociales dans la mesure où ils occupent une position donnée dans la société. La reproduction des talents indispensables à la vie collective se confond avec la reproduction des habiletés exigées par la vie matérielle. Lhumanité se subdivise en fractions, les unes cultivant la terre, les autres domestiquant les animaux, dautres encore travaillant le métal, chacune appartenant de ce fait et du même coup à une tribu ou à une caste déterminée. Cest pourquoi lordre des hommes peut apparaître dans le prolongement de celui des espèces biologiques ou physiques et être pourvu des qualités correspondantes.
Partout, la société et la nature simbriquent, partout on observe une assimilation concrète ou idéale des groupements sociaux et des catégories naturelles . Leur articulation immédiate, la transparence de cette articulation, font que les institutions collectives ne se développent pas suivant un principe entièrement autonome, générateur de mouvement historique. C. Lévi-Strauss a décrit ce phénomène avec précision :
« En un mot, ces sociétés quon pourrait appeler « froides » parce que leur milieu interne est proche du zéro de la température historique, se distinguent, par leur effectif restreint et leur mode mécanique de fonctionnement, des sociétés « chaudes » apparues en divers points du monde à la suite de la révolution néolithique, et où des différenciations entre castes et entre classes sont sollicitées sans trêve, pour en extraire du devenir et de lénergie ».
Ce qui caractérise la « froideur » en question, le mouvement de ces sociétés dont la plupart sont dites, à tort, sans histoire , cest le mode de création des capacités humaines, le passage dun de leurs systèmes de reproduction à un autre, processus qui transforme les liens entre les catégories naturelles. En regard, le « milieu interne » apparaît comme stationnaire, car les relations des groupes sociaux, les groupes de parenté notamment, tout en leur correspondant, conservent un rythme dévolution lent et décalé. Tout se passe comme si ces sociétés étaient entraînées dans un courant qui les détermine, sans leur être vraiment propre, faute davoir été intériorisé ou rendu spécifique. Quest-ce à dire, sinon que le principe de lhistoire humaine de la nature joue un rôle moteur, se manifeste directement dans lhistoire sociale ? Ce rapport entre les deux formes dexistence de lhomme était autrefois désigné du terme de barbarie, qui inclut létat sauvage .
La seconde époque dans laquelle nous nous trouvons encore est marquée par la séparation des relations naturelles et des relations sociales. Celles-ci acquièrent avec la propriété privée et la lutte des classes ou des rangs de la société un principe historique propre. Le fait lui-même est incontestable. Lincertitude commence lorsquon veut rendre compte de lapparition de la propriété privée, de sa domination sur la propriété collective. Si lon reconnaît que son intervention a été décisive dans la vie de lhumanité, cest quelle sest imposée grâce à un concours de circonstances, avec lappui de ce hasard qui est comme laccoucheur de lhistoire, bien plus que le revers de sa nécessité.
Assurément, on doit commencer par poser, parmi les prémisses de cette forme dappropriation, lessor de lagriculture et le changement de dimension de la société, qui ont exigé une division stricte des fonctions. La multiplication des tâches communes, celles de la défense et de la production, larmement et lirrigation, la protection et le transport des matières premières, ont suscité un nouveau modèle dorganisation sociale. Les communautés et les individus qui se consacrent à la culture ou à lélevage délèguent à dautres le soin de coordonner les divers travaux collectifs, et bientôt ceux qui coordonnent sarrogent le droit de disposer des bras et de lavoir des couches de la société vouées au travail . La trinité du roi, du soldat et du prêtre, gardiens de lunivers, de la richesse et de lordre, se dégage avec cette forme sociale, théocratique ou despotique. Elle annonce la naissance dune institution originale, lÉtat, pouvoir et réunion des membres disjoints dun corps de communautés et de groupements, appelés ou condamnés à vivre ensemble. Néanmoins, dans son cadre, monarques ou aristocrates religieux ou laïques conservent un rôle producteur ou un rôle social de supervision, destiné à maintenir, de façon réelle ou symbolique, le cycle des échanges matériels. La propriété collective y maintient ses prérogatives, la communauté cède une partie de ses produits, de sa terre ou de son temps, et garde jusquà un certain point le droit de penser quelle le fait moyennant une contrepartie, dans le but dassurer une activité complémentaire de la sienne.
La société despotique ou théocratique comme celle des castes est plutôt laboutissement dune évolution des sociétés dites primitives que le prototype ou le point de départ dune nouvelle famille dordres sociaux. Certes, elle suppose lexistence dun surplus de biens et de services, affluant vers les villes naissantes, les temples et les palais, qui furent autant des entrepôts que des lieux de culte, de gouvernement ou de jouissance. Toutefois, si ce surplus est une condition de la division sociale du travail, de la hiérarchie subordonnant ceux qui produisent à ceux qui consomment, il nest pas la clé de lénigme que représente encore la victoire de la propriété privée sur la propriété collective. Nous sommes, en tout état de cause, réduits à des conjectures. Il est même probable que les classes sociales se sont constituées par plusieurs voies. Lune delles est la conquête, surtout lorsquil sagit de peuples pasteurs, plus mobiles et plus guerriers, recherchant des terres pour leur bétail, prompts à soumettre les communautés dagriculteurs, à les transformer en serfs ou en esclaves, soffrant à protéger leur vie en échange de la cession, volontaire ou non, de leurs biens et de leurs bras. Progressivement ces producteurs se muent en non-producteurs, ces guerriers en administrateurs, et ils sadjoignent une main-duvre servile ou mercenaire. Leur qualité de pasteurs, par exemple, devient fictive. Ils se détachent du commun et choisissent pour fin la vie divine, cest-à-dire le luxe, la rapine, lorganisation du corps social et le gouvernail du pouvoir. Les sociétés féodales, où la violence et la contrainte politique directe sont linstrument de lobéissance des classes inférieures, sont issues de cette évolution.
Dans le développement de lartisanat et lapparition conjointe du marchand, on peut voir une seconde racine de lappropriation privée . La possession des arts et des outils impose des modes de partage et de domination différents de ceux qui accompagnent la possession de la terre . Lindividu lui-même est richesse et source de richesse. Quant aux produits artisanaux, leur fabrication régulière et le contrôle que lon peut exercer sur leur volume et leur qualité les rendent aptes à laccumulation et à léchange à un degré bien supérieur à celui de toutes les productions connues antérieurement. La concentration, les migrations et la subdivision du travail artistique, implanté dans la cité, dans les palais ou dans les cellules communales, attirent le surplus agraire , favorisent le commerce, le déplacement des matières premières et lemploi de la monnaie. De plus en plus, dans les cités phéniciennes ou en Grèce, la hiérarchie personnelle, charnelle, concrète surtout politique et militaire est recouverte par le tissu fin et indéchirable des relations économiques et financières, où les individus ne sont plus que des débiteurs ou des créanciers. La propriété est là nue, dépouillée de lappareil somptueux des communautés protectrices ou des rois créateurs de cosmos et générateurs de cataclysmes. Lindividu est pratiquement isolé dans son atelier ou dans sa boutique ; le marché sort de lorbite administrative, sépare le riche et le pauvre, le maître et celui quil a dépossédé, les obligeant à refluer vers leur sphère particulière. LÉtat, repris des systèmes sociaux précédents, replacé dans la cité, représente un agencement où les classes sociales, fortement individualisées, sassocient ou croisent le fer pour obtenir une fraction des biens disponibles et la domination des instruments de production.
Que ce soit par la conquête ou par la création dune richesse matérielle particulière, engendrée par les arts, lévolution qui va dune prééminence de la possession collective à celle de la possession privée donne lieu à une nouvelle structure sociale. Là, les rapports quhabiletés ou ressources instaurent entre les hommes ne sajustent plus aux rapports véritablement sociaux quétablit la propriété et qui se nouent désormais entre producteurs et non-producteurs. Ceux qui dirigent les destinées et forgent les visions des sociétés ne sont engagés principalement ni dans la production des objets, ni dans celle des savoirs afférents. Les interactions avec les forces matérielles, la reproduction et linvention du travail deviennent opaques aux yeux des classes oisives, guerrières ou thésaurisatrices, qui ne veulent connaître du travail que son produit, seul à avoir une valeur de richesse sociale. Quant aux hommes qui sy consacrent, leur fin réelle étant prise pour un simple moyen, le sens de leurs actes napparaît plus en pleine lumière. On admire luvre, on ignore lartiste. Telle est la devise dune société où lindividu est fondamentalement esclave, serf, salarié, prince, marchand, et accessoirement agriculteur, mineur, ingénieur ou savant. Le noyau des rapports avec lunivers se présente comme étranger à lui-même puisque la valeur est déniée aux classes qui sévertuent à les établir. Le cheminement, à cet égard, reste dans linconscient de lhistoire réelle. La nature apparaît ainsi comme le réceptacle des choses, lordre des matières où seul transparaît le produit fini, le tableau achevé des lois, des forces et des traits qui les réunissent. La double comptabilité du talent et de la richesse en masque les origines et linitiateur, et crée une situation de schisme. Les rapports sociaux et les rapports naturels ne se répondent plus directement. Ils représentent des ordres distincts, voire opposés, ayant chacun son principe moteur. La division naturelle continue à régir la création du savoir effectif, les systèmes de reproduction à lintérieur desquels les hommes se qualifient pour une activité déterminée et répartissent les talents disponibles. Mais la sphère de la production, du travail, séloigne de la sphère qui enferme la consommation, le loisir, lappropriation. La différenciation des habiletés subordonnée à la différenciation due à la richesse, et la séparation des catégories naturelles et sociales, imposent la scission de chaque homme du point de vue du travail, de la propriété et du pouvoir. La lutte des classes se proclame lâme de la société. Le résultat en est lautonomie relative de lhistoire humaine de la société et de lhistoire humaine de la nature, qui se déterminent sans se dévoiler lune à lautre. LÉtat, ladministration et larbitrage politique en sont la résultante, le corpus de droits et de contraintes intervenant pour régler la vie matérielle et intellectuelle. La correspondance et la médiation entre société et nature sont ici celles de la civilisation.
Nous voyons aujourdhui se dessiner, à travers lexigence de gouverner la nature, les prémisses dune troisième étape. Les événements auxquels je fais allusion se retrouvent au plan de létat social comme à celui de létat naturel. Les liens de reproduction que suppose la nature cybernétique, létendue des capacités quelle met en uvre, la population quelle requiert, ladaptation des propriétés biologiques à des milieux matériels inédits quelle laisse prévoir, ne saccommodent pas de nimporte quelle forme dorganisation sociale. Savoir laquelle convient le mieux à ces liens ou peut en naître comme leur conséquence constitue un point focal pour la pensée et la pratique politiques. Parallèlement, et non sans rapport avec cet état naturel, sébauchent des systèmes sociaux originaux. Ce serait faire preuve dune candeur excessive que de croire que la société dite capitaliste ou industrielle, parce quelle dure, sera perpétuelle. Malgré les limites, les vicissitudes historiques dont saccompagne son institution, malgré la rudesse des moyens comparée à lélévation des fins, le socialisme ne cesse dêtre aujourdhui, sur un mode ou un autre, à lintérieur de chaque société, une de ses issues possibles. Néanmoins, quel que soit lavenir de la société, ses deux états capitaliste et socialiste de par les préoccupations quils expriment, témoignent dun renouveau des relations avec le fondement naturel. Notre époque a quelque chose dexceptionnel, non seulement parce que lordre social et lordre naturel se transforment, mais aussi parce que leurs principes tendent à changer. Ce fait, dont on prend peu à peu conscience, est signifié de deux manières en quelque sorte symétriques.
Dun côté, sil est vrai quune partie de lhumanité se propose de réaliser ou réalise effectivement une société sans classes, elle sinterroge à juste titre : « Où sera le moteur de lhistoire ? » . Jusquici, il était représenté par la lutte des classes ; cette lutte cessant, on le suppose, le mouvement historique doit subir une refonte profonde. Seuls restent disponibles pour lassurer du moins suivant la théorie léchange avec les puissances matérielles, le développement des ressources inventives, bref les forces dites productives qui sont la contrepartie sociale de notre nature. Demblée, avec la direction qui samorce, la création dun type de société différent, le rapport de lhistoire sociale de lhomme à son histoire naturelle prend un caractère essentiel et explicite.
Dun autre côté, lemprise de la progression naturelle, de ce principe qui, nous lavons vu, anime lexpansion du travail inventif, est à tel point évidente quelle donne limpression, justifiée, que les traits de lévolution de la société vont être bouleversés. Un poids nouveau est accordé à la création de nos talents, de nos habiletés. Les produits de lactivité intellectuelle et pratique, faute davoir été envisagés à lintérieur de leur réalité spécifique, ont été placés, soit trop bas, dans une sorte de purgatoire de lhistoire, où des millions dêtres anonymes sexténuent sans gloire, soit trop haut, dans lempyrée des idées, où les inventions les plus riches et les plus nobles, celles qui ont le plus profondément pénétré notre existence, sont devenues leurs propres ombres. Cest bien le signe dun changement radical que ce quil y a de plus élevé, la science, devienne le fondement positif de ce quil y a de plus quotidien, et que laction sociale se voie contrainte de parler le langage de laction naturelle. Le principe historique de la création de nos facultés, qui semblait jusquà maintenant cheminer de manière souterraine, vient au grand jour, et annonce un renversement des rapports avec les lois de la société :
« Désormais, écrit Claude Lévi-Strauss et son allusion est nette lhistoire se ferait toute seule, et la société placée en dehors, et au-dessus de lhistoire, pourrait, une fois encore, assumer cette structure régulière et comme cristalline, dont les mieux préservées des sociétés primitives nous enseignent quelle nest pas contradictoire à lhumanité ».
Quest-ce à dire, au delà des métaphores, sinon que le mouvement de la nature humaine devient lélément qui donne son impulsion à la société humaine, dont lhistoire, bien loin de disparaître de lhorizon, change seulement de point dapplication ? Dans la définition de ce point dapplication, la progression naturelle est un facteur décisif.
Les liens entre société et nature, si lon fait entrer en ligne de compte la convergence des deux séries dévénements, le renouvellement du contenu des termes et le déplacement du centre de gravité historique, dessinent un autre contour à notre réalité. Ses dimensions sont connues. Lune delles est lapparition dun principe nouveau, déterminant notre histoire naturelle. Lautre est la socialisation progressive ou brusque des échanges avec le milieu matériel, laquelle se traduit aussi bien par la concentration des possibilités de création du travail hors du domaine de lappropriation privée que par la remise en cause de cette dernière. Un tel développement signifie que le processus naturel et ipso facto le processus dévolution des forces productives redevient directeur dans lhistoire humaine, de manière immédiate et ouverte. Faisant surface, linvention et la reproduction des facultés acquièrent une portée au moins aussi fondamentale que la production et la distribution des produits. Le but vers lequel elles tendent ne sénonce plus en termes de conquête des forces matérielles, il englobe clairement la génération de nos facultés, la coordination des disciplines et, nous lavons vu, la constitution de liaisons spécifiques entre les hommes. Reconnus, ces mécanismes que nous savons être naturels laissent entrevoir les prodromes du système social quil est nécessaire dédifier pour répondre à leur incitation.
Les orientations indiquées cest là une hypothèse raisonnable et non pas une prophétie nous laissent présager que les hommes viendront à considérer leur société comme une forme de leur nature. Le principe de lhistoire de cette dernière une fois institué principe moteur de lensemble de lhistoire humaine, les relations sociales pourront sapparaître à elles-mêmes comme des transformations des relations naturelles. Non que la société redevienne sans histoire, mais parce que cette histoire sédifie en prise immédiate sur les échanges avec les parties de lunivers auxquelles elle participe. Même sil ne sagit encore que dune possibilité objectivement établie et dun idéal qui a surgi dans le passé et sy est affirmé, il est légitime dobserver que, dans la succession des rapports entre société et nature, sannonce un rapport virtuel, nouveau : celui qui a pu être dénommé « post-civilisation » ou que lon peut appeler, conventionnellement, culture.
Barbarie, civilisation et culture désignent des rapports successifs entre lhistoire humaine de la nature et lhistoire de la société humaine. En parlant des époques que parcourt lhumanité, on ne peut certes pas sempêcher dintroduire un jugement, un ordre de préférence. Ce jugement na rien dabsolu, il ne rabaisse pas plus le passé quil ne rehausse le présent. Il indique ce qui correspond à la situation des collectivités humaines à ce jour, les voies qui leur sont ouvertes. Même si les périodes révolues semblent avoir des côtés attrayants, les chemins qui leur étaient spécifiques nous sont irrémédiablement fermés. Devant la possibilité qui soffre de gouverner notre devenir, des choix simposent, et lirréversibilité des événements, de leurs effets, est indéniable. Outre sa visée théorique, létude succincte qui va suivre de la conjonction des relations sociales et des relations naturelles, de lexpression sociale de ces dernières, se propose de pénétrer le sens de lère qui se prépare, et dont nous percevons les signes avant-coureurs.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
Chapitre premier. La main et le cerveau : les manifestations sociales de la division naturelle
I. Lillusion organique
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
Lécartement des orbites historiques de la société et de la nature humaines est consécutif, dans la civilisation, à lécartement des couches productives et non-productives. Cette tendance vers lautonomie, vers la séparation, se heurte à la réalité où chacun des termes est obligé de trouver dans lautre son expression. Ainsi les rapports naturels entre les hommes prennent un sens social et les rapports sociaux acquièrent une physionomie naturelle. Cest notamment le cas lorsquun segment de la collectivité, dont la fonction est dorganiser les institutions politiques ou la production, sarroge le travail intellectuel comme sa propriété et son activité spécifique. Il rejette au pôle opposé le travail manuel et son agent, voué aux besognes matérielles et à la soumission. Au nom de cette division entre les individus qui ont un cerveau pour commander et ceux qui ont un corps pour obéir, on estime que les seconds doivent subvenir aux besoins des premiers. Une doctrine savamment élaborée par lesprit et appuyée par la force sest de la sorte perpétuée de génération en génération comme une évidence :
« Il y a des travailleurs intellectuels et des travailleurs manuels, écrivait déjà le philosophe chinois Men-Tse. Les travailleurs intellectuels maintiennent lordre parmi les autres ; les travailleurs manuels sont tenus en ordre. Ceux qui sont tenus en ordre par les autres nourrissent ceux-ci. Ceux qui tiennent en ordre les autres sont nourris par ceux-là. Voilà ce qui est le devoir de tous sur terre... »
Doit-on attribuer à cette répartition des « cerveaux » et des « mains » le sens dun fractionnement ou dune spécialisation physiologiques ? Les opinions qui ont cours à ce sujet semblent le supposer. Elles voient dans le clivage du travail « manuel » et du travail « intellectuel » une véritable césure organique, un mécanisme bio-psychique ayant des effets historiques certains.
« La conscience primitive, écrit lhistorien G. Thomson , était pratique et concrète et non-théorique. Le développement du raisonnement théorique dépendit de la division entre travail intellectuel et manuel ».
Mais nest-ce pas là prendre une métaphore pour une définition rigoureuse, et accorder le rang de proposition scientifique à un postulat dordre idéologique ? Selon cette psychophysiologie naïve, le cerveau est le siège de labstraction et la main linstrument de laction. Dès lors le cerveau, séparé de la main, de la pratique, contraint de fonctionner, peut devenir théoricien. Tant que la main laccompagne, la progression de ses idéations abstraites est ralentie. Devrait-on aussi estimer que, plus il y a de métaphysique, de science, dans une société, plus le cerveau et la main sont distants lun de lautre ? Ce matérialisme grossier entraîne des extrapolations incertaines et na aucun fondement rationnel, vérifiable, dans la réalité biologique. Il porte nécessairement une empreinte non-historique. Le contenu de ce que lon entend par travail manuel et travail intellectuel a considérablement varié, et lon aurait beaucoup de difficulté à les identifier respectivement à lusage exclusif de lintelligence ou de la force physique dans laccomplissement des divers travaux dans la société et dans la nature. Quelle est donc leur signification ? La possibilité de différenciation de lhomo faber et de lhomo sapiens est moins due à lindividualité de la main et du cerveau quà celle des catégories naturelles possédant des habiletés particulières, associées au fonds matériel des systèmes collectifs des classes distinctes. La hiérarchie et linégalité généralement observées entre leurs porteurs reproduisent la hiérarchie, linégalité, effectives ou souhaitées, des classes sociales elles-mêmes . Dans la mesure où cet écart traduit davantage une distance entre les groupes sociaux quun dédoublement des fonctions psychophysiologiques réelles, on peut voir dans la division du travail en manuel et intellectuel la manifestation sociale du processus de division naturelle.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
1. Un modèle abstrait.
La richesse dune société et dune classe particulières provient de son habileté et du travail dune catégorie dindividus qui lui est entièrement vouée, et son mode dappropriation se reflète dans larchitectonique des relations économiques et spirituelles. Les rapports du propriétaire à ses esclaves, du noble féodal à ses serfs, etc. définissent les procédés dorganisation du corps social et denrichissement de ses maîtres. Une richesse sincarne toujours dans des ressources précises auxquelles elle sattache : terres, cours deau, mines, etc. Elle a son répondant objectif dans lhabileté, les forces physiques, les routines de consommation, de loisir et dexercice de la violence. Pour la classe des possédants, la forme sociale de la propriété et ce répondant matériel sont conformes à la « nature humaine » et coïncident parfaitement, lun assurant la perpétuation de lautre. Même la classe dépossédée est fidèle à cet agencement, car sa vie, ses réflexes psychologiques, son équilibre mental et ses possibilités dagir y sont intégrés. Considérons maintenant lapparition dune catégorie naturelle. Au début, le travail quelle crée reste associé au travail existant par exemple le travail de lingénieur à celui de lartisan et ne sen distingue pas socialement. Néanmoins, de par son développement, lorsquil devient suffisamment abondant, il se fait source dune richesse exigeant des moyens de production propres et une organisation distincte de la société.
Le premier signe en est le dépérissement progressif qui sempare du soubassement matériel de la richesse existante, le risque quil lui fait courir dêtre vidé de tout contenu. De la sorte, une classe sociale qui soumettait un ordre particulier de producteurs et voyait sa propriété incarnée dans une force matérielle spécifique terre, charbon, eau, etc. se sent menacée. En face delle se trouve son antagoniste, administrant et agissant au nom dune nouvelle ressource matérielle, donc au nom dune autre catégorie naturelle et dun rapport à la matière différent. La substance solide de son univers se dissout à vue dil, tandis que les facultés correspondantes se racornissent et se dévaluent. Toute une nature recule, tout un monde est englouti. Les besoins changent ou se déplacent, ce qui formait un être plein et consistant se moule en creux et devient lenveloppe dun autre noyau réel, dont la possession échappe aux maîtres habituels. La lutte contre cette érosion est aussi lutte dintérêts, conflit entre des classes dont les biens sincarnent dans des ressources matérielles dorigine différente et dans les habiletés qui y sont associées. Les oppositions qui saffirment sont toujours, dans ces circonstances, des oppositions à cette origine elle-même.
Le deuxième signe est le renouvellement de la division sociale. Les contraintes du système social, la nécessité dune efficacité accrue, font quune partie des producteurs se consacrent davantage aux échanges purement économiques, à la défense des intérêts collectifs, avant de sinstituer les maîtres de la collectivité dans son ensemble, et de lappropriation des richesses disponibles en particulier. Ainsi la classe marchande est sortie du sein de lartisanat pour le décharger du travail requis par lécoulement des produits. Tantôt cette spécialisation, cette division sociale à partir dune catégorie naturelle aboutit à la constitution dune classe sociale nouvelle celle des capitalistes, par exemple tantôt elle consolide la catégorie en question, fait épanouir ce qui est implicite dans les lois qui la dirigent, et en métamorphose le contenu. Henri Pirenne a observé ce changement de composition pour la classe des seigneurs du capital :
« Je crois, écrit-il , que pour chacune des périodes en lesquelles on peut diviser notre histoire économique, il y a une classe distincte et séparée de capitalistes. En dautres termes, le groupe de capitalistes dune époque donnée ne provient pas du groupe capitaliste de lépoque précédente. A chaque changement de lorganisation économique, nous trouvons une solution de continuité ».
La cause de ces solutions de continuité se trouve dans le passage de lart à la technique, de lartisan à lingénieur, passage qui, à lépoque considérée, modèle le visage du capital et donne naissance à des capitalistes liés tout dabord à la première catégorie, ensuite à la seconde. Nécessairement, à lintérieur de la même classe, se cristallisent des antagonismes à légard des forces matérielles, des capacités productives, des relations avec le monde matériel qui se substituent aux forces, aux capacités et aux relations coutumières. Les machines et les inventions mécaniques nont pas rencontré uniquement la résistance des hommes de métier quelles remplaçaient ; si ceux-ci les ont brisées, ils lont fait en accord tacite avec les propriétaires de forces productives menacées dobsolescence et les chantres romantiques dun ordre naturel révolu.
Bref, lascension dune catégorie naturelle et dune puissance matérielle, substance de la propriété, sa « valeur dusage », aurait dit Karl Marx suscite une réaction de la part des classes sociales dont la subsistance ou la fortune dépend dautres puissances, dun autre travail. Par contre, elle engendre des groupes capables de remplir les fonctions sociales qui lui sont indispensables ou reçoit le soutien de ceux qui y voient un moyen daccroître leur bien-être, de sintégrer à la classe sociale qui accède au royaume de la prospérité. La division naturelle prend une forme sociale, et lopposition ou la liaison à une catégorie de « porteurs dinvention » motive la désignation dune relation à la matière, comme étant conforme ou non à la nature, qui est, en loccurrence, la nature hypostasiée dun ordre social où ses couches supérieures trouvent profit et aisance. Le travail manuel et le travail intellectuel sont définis dans ce contexte. Nous le verrons mieux à propos dun exemple particulier.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
2. Lexemple grec.
Aux ve et ive siècles avant J.C., en Grèce et surtout à Athènes, artisans et marchands avaient acquis une position prédominante. Partout ils déployaient une activité intense et remodelaient le visage de la cité. Avec eux, la navigation avait pris une très grande importance ; le trafic maritime était nécessaire à lapprovisionnement en denrées, à léchange des marchandises. Il fournissait également un débouché aux hommes de métier. Mais le tableau nest pas complet. A la place du hoplite, petit propriétaire agraire armé, du noble chevalier et de leurs authentiques valeurs guerrières, les commerçants et les artisans témoignaient dune nouvelle puissance et dune nouvelle stratégie basées sur la marine . Sur le plan politique, lart et le commerce symbolisaient la victoire des partis populaires, le choix des constitutions démocratiques, une conception définie de lÉtat. Cette situation était explosive. Le conflit entre oligarches et démocrates, les deux forces qui cherchaient à diriger la cité, sexprimait demblée dans lantagonisme suscité par le rôle de la marine, la forme de vie qui y était attachée, les valeurs militaires situées à lopposé des vertus traditionnelles. Platon est catégorique à ce sujet :
« Les États qui doivent leur puissance ou, en même temps, leur salut à leur organisation navale, nen reportent pas lhonneur sur ce qui, parmi les acteurs de la guerre, vaut le plus ; cest grâce à lhabileté du commandant du navire, grâce à celle du maître déquipage, du chef des rameurs, cest grâce à cette foule bigarrée dhommes qui ne sont pas considérés qua été gagnée la victoire » .
Cependant, à travers cette opinion, se profile un souci plus profond et plus vaste. Leffet le plus radical de ce nouvel instrument militaire, et de la richesse qui le sous-tend, est lamenuisement du statut, du pouvoir politique et de la fortune de la classe qui jouit du loisir et des dignités grâce au travail de lagriculteur . La flotte non seulement fortifie lempire de largent opposé à la terre, elle accroît aussi limportance de lartisan en face de lagriculteur, offre une solution de rechange aux paysans qui désertent la terre, et contribue à accélérer cette désertion.
La défense de laristocratie, cest évident, se confond avec celle de ses biens-fonds, des coutumes et des croyances qui leur sont attachées, de la production agricole et des producteurs qui la perpétuent. A ses yeux, laccumulation des connaissances artistiques est à la fois inutile et impossible. En ces termes sexprime le refus daccroître un savoir susceptible de faire avancer les arts, dencourager une classe dhommes à étendre et consolider leurs facultés productives. Pour arrêter cette extension, Platon aurait souhaité édicter des règles interdisant lacquisition de dextérités nouvelles. Les conséquences de ces mesures étaient aperçues clairement, puisquon y répond en ces termes :
« La loi dont tu parles, qui sopposerait à toute recherche, serait pour nous la ruine totale de tous les arts, et même à jamais limpossibilité dune renaissance » .
Bien mieux, le régime des castes, fixant les règles des métiers et maintenant ceux-ci dans un corset rigide, lui paraît propre à assurer la conservation dun État où laristocratie terrienne se sente à labri de toute menace :
« Voici donc le premier règlement à établir dans la cité : quun ouvrier en métal ne travaille pas en même temps le bois, quun charpentier ne soccupe pas douvriers en métal plus quil ne fait de son propre métier, sous le prétexte que, surveillant plusieurs serviteurs qui travaillent à son profit, il est naturel quil donne plus dattention à louvrage quil fait par eux, ou quil en tire un plus fort revenu que de son propre métier ; que chacun au contraire nait dans la cité quun métier à lui tout seul et gagne aussi, à ce métier, sa vie » .
Lattaque dirigée contre lartisanat revêt une forme plus directe lorsque, conformément à une vieille tradition égyptienne, reprise en loccurrence, les arts sont proclamés serviles, tandis que lagriculture, la guerre, lélevage des chevaux sont tenus pour nobles. Xénophon nous livre à cette occasion le témoignage dune attitude quil aurait aimé voir se généraliser :
« Très bien, Cristobule, dit son Socrate, car assurément les arts illibéraux, ainsi quon les appelle, sont décriés et sont naturellement tenus dans le plus parfait mépris dans nos États. Car ils gâtent le corps des ouvriers et des contremaîtres, les forçant à rester assis et à vivre à lintérieur, et, en certains cas, à passer toute la journée près du feu » .
Lobéissant Cristobule demande alors à Socrate de définir les arts les plus nobles, et celui-ci répond :
« Devons-nous avoir honte dimiter le roi des Perses ? Car on dit quil donne une grande attention à lagriculture et à lart de la guerre, considérant que ce sont deux des fins les plus nobles et les plus nécessaires » .
Voilà donc le roi des Perses, maître dun empire despotique où ne règne dautre loi que celle de son bon plaisir, ami de la guerre, enrichi par la violence, devenu le modèle de la cité athénienne, de la cité qui justement, grâce à sa marine, la défait lorsquil menaçait la terre grecque. Aux Thermopyles et à Platée lhéroïsme des hommes leur fit honneur, et à Marathon leur volonté de vivre atteignit au sublime. Xerxès resta néanmoins vainqueur. A Salamine, la guerre fut gagnée par la flotte. Les Athéniens avaient montré la vérité de laphorisme de Xénophane : « Car bien meilleur est notre art que la force des hommes et des chevaux ». Cependant les témoignages de cette histoire dont il fut un des acteurs ne suscitèrent pas en Socrate ou en Xénophon qui le met en scène lécho auquel on aurait pu sattendre. Ne continue-t-il pas à propager des conceptions anciennes lorsquil affirme :
« Or nous croyions quil est impossible dapprendre toutes les sciences, et nous étions daccord avec nos États en rejetant les arts dits illibéraux, parce quils semblent gâcher le corps et affaiblir lesprit. Nous disions que la preuve la plus claire de ceci apparaîtrait si, dans le cours dune invasion ennemie, on faisait se placer à part les agriculteurs et les artisans et quon demandât à chaque groupe sils votaient pour défendre le pays ou pour se retirer de la plaine et garder les forteresses. Nous croyions que, dans ces circonstances, ceux qui soccupent de la terre voteraient pour la défendre, les artisans pour ne pas combattre mais pour rester assis, comme on leur a appris à le faire, loin de la peine et du danger » .
Le laboureur nest-il pas, en effet, associé à lactivité guerrière, nest-il pas censé appartenir à une communauté dhommes toujours disposés à se retrouver sur le champ de bataille ? De plus lagriculture, ressemblant en cela à la guerre, nest pas un métier. Devrait-on classer lune et lautre parmi les technai ? Assurément non. La techne est un savoir spécialisé ; elle exige un apprentissage et possède des procédés secrets de réussite ; confinant les hommes dans les ateliers, elle leur fait perdre la familiarité avec les périls physiques. Lagriculture, au contraire, ne fait pas appel à un apprentissage particulier, elle na pas de secrets, et si les hommes y réussissent inégalement, cela nest pas dû à lécart de leurs connaissances mais à la différence des efforts quils y déploient. Le courage est indispensable au cultivateur, quil sagisse de maîtriser les animaux ou de faire face aux intempéries. Sur tous ces points, lagriculture sapproche de la guerre la guerre aristocratique, bien entendu comme pratique et mode de vie humains, et séloigne des métiers et du commerce ou de la navigation.
Dans ce cadre économique, politique et philosophique, le travail artisanal, la main se chargent dune signification qui tend à les dévaluer . Dédaigner ce travail, ce nest pas seulement exprimer son hostilité envers lartisan, son activité physique ; en effet ce sentiment sétend au marchand qui laccompagne . Les menaces que tous deux représentent pour la classe aristocratique sont perceptibles sur le plan économique et politique : là se trouve la racine du jugement porté sur le travail manuel. On doit y insister il ne sagit pas de nimporte quel travail, mais de celui de lartisan . Lagriculteur, son labeur et ses routines sont glorifiés, tenus pour nobles et sacrés . Sans doute les éloges sadressent-ils à lagriculture en général, à lessence universelle de lagriculture personnifiée par la terre et son propriétaire. Celui-ci ne songe pas à la diversité des travaux tels que traire les vaches, actionner les moulins, fumer les terres, labourer, qui ne semblent pas être des occupations plus nobles ou moins manuelles que les occupations du potier ou du forgeron. Plutarque a, de nombreuses façons, façonné cette vision qui condamne les arts serviles, le travail manuel, pour exalter la noblesse du loisir et de lagriculture. Voici comment il décrit Lycurgue :
« Car lune des plus belles et des plus luxueuses choses que Lycurgue introduisit oncques en sa ville fut le grand loisir quil fit avoir à ses citoyens, ne leur permettant point quils se puissent employer à métier quelconque, vil ni mécanique »... .
Tel est le leit-motiv dune partie de la pensée et dune partie de la société grecques, et ensuite de la pensée et de la société romaines. Les artisans et les commerçants restent ou doivent rester des étrangers ou des esclaves, afin de justifier la visée politique ou économique fondamentale et de lui donner une signification idéale, à savoir que le travail de lartisan est la partie méprisée du travail, exercée par la main, le corps, sans intelligence et, pour ainsi dire, sans connaissance . En face de la vertu quasi religieuse du sol, du savoir-faire agraire, lemploi habile de la main, la discipline imposée aux sens, sont supposés inférieurs, moins entraînés à la reconnaissance des signes célestes, à celle des lois et des nécessités de la guerre.
De toute évidence, ces arguments portent le sceau dune interprétation unilatérale de la réalité. Objectivement, le labeur de lagriculteur est au moins aussi sublime ou aussi borné que celui de lartisan. Lexercice de lart nest pas davantage servile, cest-à-dire du ressort exclusif des esclaves. Assurément il y a à Athènes, comme à Rome et comme auparavant en Égypte ou en Mésopotamie, des esclaves qui exercent des métiers. Cependant aucune recherche historique na pu établir que le travail était réservé aux esclaves . Donc, ce nest ni dans la structure du travail, ni dans la condition sociale de ceux qui sy consacrent, que lon doit rechercher la motivation dun tel mépris du travail. Celui-ci, du reste, ne trouve-t-il pas aussi ses défenseurs ? Dans le souvenir de tous, le nom dAnaxagore reste attaché à la glorification de la main comme instrument essentiel de la transformation de la nature humaine et indice visible du nous, cette intelligence suprême si profondément vénérée. Malgré les partis pris de Platon, de laristocratie, les arts font, à partir du ive siècle, des progrès décisifs et les premiers ingénieurs apparaissent à Alexandrie. Pappus, le grand philosophe mathématicien rejette explicitement les idées qui, systématisées par une fraction de la philosophie grecque, auraient pu trouver une large audience :
« La géométrie, écrit-il à son fils Hermodore , ne déchoit nullement lorsque, sappliquant à nombre darts, elle tend à les corroborer, mais elle semble, au contraire, promouvoir les arts et en être ainsi honorée et embellie comme il sied ».
Les résultats du travail intellectuel peuvent ainsi sadjoindre au travail proprement manuel. Du reste, le caractère relativement externe de cette opposition saffirme chez Aristote ; tout en y souscrivant, il nen déclare pas moins que chaque homme véritablement doué aime le travail de ses mains :
« La raison en est que lexistence est pour tous les hommes une chose quils doivent chérir et aimer ; et que le métier manuel est, dans un sens, le producteur en activité ; il aime son métier, par conséquent, parce quil aime lexistence » .
La ségrégation si vivement réclamée du travail manuel et du travail intellectuel nous renvoie donc à celle des catégories naturelles pour autant quelles sont associées à une classe sociale et obéissent aux rapports que cette classe entretient avec les autres. Les droits conférés par les lois de la propriété enferment le maître et lesclave, le possédant et le non-possédant, dans un cycle social, économique, où ils se rencontrent comme le non-travail en face du travail, le pur consommateur en face du producteur, le dirigeant en face du dirigé. Les luttes, les guerres civiles, les négociations politiques ont pour enjeu la richesse, quelle quen soit la provenance matérielle agriculture ou artisanat. Parallèlement dautres sources de conflit prennent de limportance. De nouvelles ressources mettent en question le contenu de la propriété, sa perdurabilité, et avec elles surgissent dautres possédants et dautres non-possédants. Nous lavons constaté : à côté de laristocrate et de lagriculteur apparaissent lartisan et le marchand. Une perte de substance politique et économique est la perspective immédiatement envisagée et ressentie par les premiers . Pour contrecarrer cette perte de substance, une classe doit combattre les « nouveaux pauvres » en même temps que les « nouveaux riches », cest-à-dire la catégorie naturelle qui symbolise les assises matérielles, les habiletés, les modes de reproduction du travail à partir desquels les « nouveaux riches », une autre classe sociale dominante, sassurent le confort et le pouvoir . La lutte pour ou contre cette catégorie est une forme de la lutte entre classes sociales. Elle a pour fin la maîtrise de létat naturel, des forces productives qui lexpriment socialement, et, ipso facto, le maintien pratique et idéologique des structures étatiques et politiques qui lui correspondent.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
II. La querelle des arts et lartisan supérieur
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
1. Les arts libéraux et les arts mécaniques.
Dans lantiquité, lopprobre dont était entouré le travail artistique, du plus raffiné au plus grossier, était lindice dune action concrète dirigée contre son épanouissement. Le monde médiéval, où lagriculture occupait une place éminente, ne sest pas écarté radicalement de cette attitude, à laquelle il a donné une formulation théologique et la solennité des grands rites. Il tolérait ou encourageait les métiers, mais il navait destime profonde que pour lancienne trinité du laboureur, du soldat et du prêtre (ou de lorateur). La parole et la réflexion, pures de tout mélange avec ce qui concerne le monde de la main ou de la matière, sont les signes dune activité supérieure. Dans les raffinements de toute grammaire, il faut chercher le degré de raffinement dans la servitude auquel ils correspondent. Une arithmétique étrange combine lacte verbal et lacte empirique, fournit les règles de leur amalgame et sert à définir un art comme mécanique ou libéral , à le proclamer digne ou indigne dun homme libre. Le Moyen Age a systématisé ces différences , les a érigées en critères rigides dune hiérarchie des arts et de leurs praticiens . Les arts mécaniques, qui font intervenir la main et loutil, occupent en général un rang subalterne. Les arts libéraux, ceux qui sont consacrés de préférence à la parole et à la réflexion, sont considérés comme élevés .
Cest ainsi quà la Renaissance , lorsque lartiste-ingénieur acquiert une individualité et se constitue en catégorie naturelle, il lui faut déterminer sa place parmi les autres artisans, marquer son originalité, trouver une traduction sociale appropriée à son savoir, qui le différencie de lensemble de lartisanat . En dautres termes, cette catégorie doit se distinguer aussi par un critère visible aux yeux de la société, critère qui assure la reconnaissance de son art comme majeur et même supérieur aux autres arts. Le seul recours quelle ait pour y parvenir est de se poser en tant que « libérale », cest-à-dire comme ayant intégré dans son habileté la pensée théorique , de faire passer son travail pour intellectuel. Cest de cette façon seulement quun développement normal de ses capacités créatrices et une rétribution convenable pourront lui être garantis.
Avec la technique de lingénieur, étroitement liée à elle, toute une famille darts est rehaussée et la rehausse. Notamment la sculpture et la peinture. A leur sujet, comme nous lavons déjà noté pour la mécanique , les opinions régnantes doivent être profondément bouleversées. Pour Cennino Cennini, la peinture est encore un art manuel :
« Cest un art que lon désigne par le mot de peindre ; il demande la fantaisie et lhabileté des mains ; il veut trouver des choses nouvelles cachées sous les formes connues de la nature, et les exprimer avec la main de manière à faire croire que ce qui nest pas soit ».
Cest là le point de vue artisanal du Moyen Age. Alberti, Léonard de Vinci, Michel-Ange, Dürer et tous les artistes-ingénieurs rompent avec cette tradition. Pour eux, la peinture est un mode de connaissance, un art qui exige un savoir intellectuel, bref un art libéral. Ce nest pas laction manuelle, matérielle, qui est différenciation, mais la présence dune intelligence particulière à luvre. La main ne rabaisse pas un métier, la connaissance savante le relève. Loutil, lexercice physique nindiquent une subordination que pour autant quils sont privés du secours dun savoir éminent. Doù lappel aux mathématiques, à la mesure, au dessin conçu à linstar dune science géométrique, qui donnent à un métier un titre de noblesse. Cependant, on le voit au détail, des contradictions subsistent.
Léonard de Vinci acquiesce à lancien critère de ségrégation des arts tant quil sagit de prouver lexcellence de la peinture, notamment face à la sculpture :
« La sculpture nest pas une science mais un art très mécanique, parce quelle engendre la sueur et la fatigue corporelle chez celui qui la pratique ».
Cest un des buts de son Traité de peinture que détablir le caractère libéral de lart, de décrire les signes du rang social qui convient à lartisan-supérieur et de rappeler la distance qui le sépare du simple travailleur de latelier .
Pourtant Léonard de Vinci, comme les autres artisans-supérieurs de la Renaissance , est aussi sculpteur, mécanicien, ingénieur militaire, etc. Cela le détermine à revendiquer avec véhémence le caractère intellectuel de tout ce qui a trait à linstrument et à lopération manuelle :
« Et si tu dis que les sciences vraies et connues sont de lespèce de la mécanique parce quelles aboutissent manuellement, jen dirai de même de tous les arts de lespèce du dessin, même de la peinture : lastrologie et les autres passent par les opérations manuelles ; mais dabord elles sont mentales comme la peinture, laquelle réside dans lesprit de lartiste et ne peut parvenir à la perfection sans lopération manuelle ».
En apparence, il semble adhérer à un point de vue bien établi parmi les artisans, dont témoigne Cennini :
« Le fondement de lart et le commencement de tout travail manuel reposent sur le dessin et sur la couleur » .
Mais le dessin sest transformé en une discipline quasi mathématique la perspective. Lapplication de celle-ci exige un savoir approfondi et une longue chaîne de préparations, de jugements dordre géométrique, de mesures, où lexécution manuelle effective ne vient quen tout dernier lieu. Le contenu de ce que lon entend par le vocable d« intellectuel » change. Ce serait nier lessence même de lhabileté de lingénieur, son intérêt pour les phénomènes matériels, linstrument mathématique et linvention, que de situer la supériorité de son art dans lexcellence de la parole et la spéculation pure. La discipline du dessin remplit désormais loffice délément intellectuel. Francesco di Giorgio Martini lie le destin de lart libéral à la qualité du dessin. Sil concède un aspect mécanique, manuel, il insiste sur sa grande utilité :
« Donc, bien que chez nous on lestime (lart du dessin) vil et inférieur à dautres arts mécaniques, néanmoins en considérant combien il est utile et nécessaire dans toute uvre humaine, dans linvention, dans lexplication des concepts, dans la pratique et pour lart militaire... » .
Avec une insistance qui ne craint pas la redite, chaque ingénieur retrouve des arguments identiques pour démontrer le caractère intellectuel de son habileté et faire litière des jugements portés contre le recours à linstrument, au dessin, aux dextérités manuelles. Le résultat en est un retournement complet : un art, une discipline qui ne connaît pas lintervention de la main , de la main qui guide un instrument mécanique, nest pas jugé digne dattention et porteur de certitude. Si cette combinaison a lieu, il nest pas question de parler du caractère vil du travail manuel. B. Lorini admoneste les responsables militaires qui, bourrés de préjugés, pensent pouvoir dédaigner la connaissance de lart du dessin :
« Et celui qui méprisera et fera peu de cas des intelligences du dessin, en disant que cest luvre des mécaniciens et des gens de basse condition, je dis sans aucun doute quil se trouve dans une profonde erreur, et par conséquent manque de perfection dans le commandement » .
Le titre de mécanique commence à être revendiqué comme un titre honorable, ayant un passé historique solide et glorieux. Un homme qui le porte, même sil est de rang social élevé, peut senorgueillir de la pratique de cet art , et lhistoire, réinterprétée, est appelée à la rescousse. Lingénieur Jacques Besson sadresse en ces termes à François dHastings :
« Monsieur, outre ce que ma petitesse peut me regarder, voire me convaincre dune hardiesse démesurée en ce que jentreprens de mesler votre illustre nom parmi aucune chose venue de moy, ce titre attribué aux ouvriers de ce qui est descrit en ce livre, en les appelant mechaniques, descrie tellement louvrage, quil semble que vous en tenir seulement propos soit une lourde faute et du tout inexcusable. Mais pour répondre en premier lieu à ce dernier poinct, ceux qui scavent que vaut ce mot de Mechanique en la langue Grecque, dont il a été tiré (et ne signifie autre chose quun inventeur ou ouvrier dengins et machines desquelles lusage sestend en tout ce qui est requis en la vie presente, soit en temps de guerre ou de paix) jugeront de cette tout excellente science (je dis science vrayment demonstrative) non pas selon que porte labus du commun, mais selon la vérité ».
Voilà donc la dénomination de mécanique, dont on disait quelle vient de « moechus », bâtard, servile, appuyée par une haute tradition grecque, et tous les stéréotypes quelle charrie attribués à labus du commun. Lhabitude est prise de se réclamer de cette tradition et de se proclamer descendant des grands mécaniciens dAlexandrie et de Syracuse, en tournant à son profit les déclarations, si populaires, de Plutarque. Archimède, Héron, Archytas sont les grands génies dont on revendique le parrainage et dont on continue luvre. La dignité des mathématiques est la dignité même des sciences de lingénieur. Les arts ne sont pas libéraux ou mécaniques, mais mathématiques et inventifs ou ne sont pas. La dichotomie ancienne est provisoirement éliminée et lunivers lui-même peut se mettre à travailler de ses mains. Le triomphe dun nouveau travail et dune nouvelle intellectualité , la constitution de nouvelles assises matérielles, simposent à une partie de la société, et, de ce fait, les antagonismes se font fluides et changent de sens .
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
2. Conclusion.
Pour les ingénieurs, on vient de le voir, prouver leur droit à lautonomie, poursuivre la création des ressources inventives et des talents propres, forcer le corps social à les accepter, tout cela implique un combat incessant contre les pouvoirs qui leur font obstacle. Dun côté le cadre des corporations artisanales, avec des règlements et des habitudes profondément ancrés, qui entravent lactivité et les modes de reproduction des mécaniciens . De lautre côté, le monde compartimenté, hiérarchisé de la société féodale, qui reconnaît en eux une fraction du travail artisanal, les confine à un rang subalterne, leur dénie la possibilité dune existence sociale indépendante. Le rapprochement avec les arts « libéraux » permet danoblir le contenu du savoir-faire, de fournir un critère irréversible à la séparation davec lensemble des artisans. Parallèlement, lingénieur se fait une place dans la société, réussit à sintégrer au niveau qui lui correspond du point de vue de ses nécessités et des services quil rend. Ainsi lécart du cerveau et de la main constitue une traduction économique des relations entre catégories naturelles, et en conséquence, contribue à accentuer leur contenu de classe. La différence se change en inégalité sanctionnée et consolidée socialement. La coupure dont lorigine est dans la division naturelle, au lieu dêtre envisagée eu égard à leur domaine matériel respectif ainsi lingénieur par rapport aux forces inanimées et lartisan par rapport à la matière est inscrite dans léchelle propre à la structure sociale.
Inversement et cest dans cette perspective que jai présenté lexemple grec une classe sociale qui, luttant pour sa richesse, combat aussi pour la force productive qui la sous-tend, se donne un contenu naturel. Il sagit, pour elle, de fortifier les rapports collectifs qui lui confèrent le pouvoir, et ces rapports impliquent un certain type dinteraction avec les forces matérielles, un certain mode de reproduction du travail.
Toute transformation lui ôte la terre sous les pieds et rend évanescentes les bases objectives de son existence. A travers le travail manuel ou intellectuel se manifeste lantagonisme dune classe sociale envers une autre classe sociale et envers le groupe de producteurs dont cette dernière est issue par la subdivision sociale du travail. Réciproquement, la division des catégories naturelles sinsère dans cet antagonisme comme une de ses parties et en prend les caractères. Toutefois, en tant que telle, elle est masquée. Doublement masquée, du fait que les rapports des catégories naturelles saffirment comme liens des classes sociales et que, inversement, les rapports des classes sociales se veulent liens entre catégories naturelles. Socialisation dune part, naturalisation dautre part, tendent à diminuer la distance qui les sépare. Aussi cette distance est-elle introduite entre le travail intellectuel et le travail manuel, à lintérieur de ce qui constitue immédiatement une unité visible, pour créer limpression quil sagit vraiment de lesprit et du corps, du cerveau et de la main. Par là, on rend homogènes deux relations hétérogènes les relations sociales et les relations naturelles, réduites à la dimension biologique et hétérogènes deux relations homogènes, à savoir celles qui sont propres aux catégories naturelles dun côté, aux classes sociales de lautre. La lutte des classes est présentée dès lors en tant que division naturelle, et la division naturelle en tant que conflit de classes. De ce fait, des fils plus fins se tissent, joignant ceux qui pensent la propriété et la richesse à ceux qui pensent la matière, le talent ; les maîtres de la société se reconnaissent ainsi comme les maîtres de la nature. Mais ceux qui se trouvent relégués de la sorte ont toujours des motifs de réconfort, car, comme le disait Nietzsche :
« La consolation est que cette « première nature » était jadis nature seconde et que toute « seconde nature » conquérante devient première nature... ».
Dépouillée de son aura organique illusoire, telle est la signification de lopposition du travail manuel et du travail intellectuel. Elle traduit laction de la division des catégories naturelles dans une famille de sociétés qui ont acquis un principe historique indépendant. De là découle son importance, de là aussi le genre dunité qui se manifeste entre lhistoire de notre nature et celle des ordres sociaux animés par la lutte des classes.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
Chapitre II.Le gouvernement de la société et la conquête de la nature
I. Le corps naturel et le corps politique
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
Les juristes de la monarchie avaient établi quun roi possédait deux corps : un corps naturel et un corps politique. Son corps naturel était mortel, sujet au dépérissement, aux infirmités dues à lâge et à tous les accidents dont un organisme individuel peut être victime. Son corps politique, en revanche, invisible, intouchable, était invulnérable lorsquil dirigeait le royaume et prenait soin du bien supposé commun . Cette fiction symbolise lautonomie des rapports sociaux et des rapports naturels, tout comme la disjonction de la main et du cerveau traduit de manière indirecte, opaque, linterdépendance de ces rapports. La fiction nous présente, de plus, en filigrane, une série dordres sociaux partagés en rangs, les uns ayant le droit à la jouissance et les autres le devoir dentretenir cette jouissance, les premiers étant préparés à commander et à consommer, les seconds à obéir et à produire. Lesprit afflue à un pôle, la matière se retire à lautre. La hiérarchie et lopposition qui en résultent sont aussi hiérarchie et opposition de lunivers social et de lunivers naturel. Le dédoublement de leurs sphères, de leurs savoirs respectifs, est la conquête de la civilisation. Ce nest pas la seule. Dans ces ordres, la classe supérieure a, pour objet direct de son effort, la maîtrise des instruments dappropriation et de lÉtat, et la classe inférieure le travail et les ressources qui lui correspondent. Les arts et les sciences essentiels pour la première sont tournés vers les divers aspects de la société ; les arts et les sciences réservés à la seconde ont surtout trait au monde matériel. Le fait est digne dattention : les collectivités civilisées connaissent deux familles de disciplines, deux systèmes déducation, les uns relatifs à létat social, les autres se rapportant à létat naturel. Plus que leurs produits politiques ou religieux, scientifiques ou techniques, les institutions éducatives sont les signes dune situation et dune intention des groupes sociaux. On sous-estime la valeur de ce signe ; il est peu connu et encore moins étudié, parce quil pointe vers une réalité particulière. Pourtant, cette réalité devrait retenir lattention, car elle semble dessiner le tracé le plus profond dune évolution. Elle nous permet surtout dobserver le caractère privilégié pris par un savoir, et nous laisse entrevoir à quel point les hommes ont toujours été éduqués, préparés, par des voies distinctes, pour la société ou pour la nature. Ainsi
« est laissé aux arts manuels ce quon tirait des choses et des animaux mêmes quon employait ; et à la sagesse et à la vertu des grands hommes est réservé le devoir de diriger lactivité humaine en vue de laccroissement du bien commun » .
Le privilège attaché à tout ce qui touche la classe dominante a pour conséquence de donner un caractère également privilégié aux liens tissés autour des intérêts économiques et politiques, ainsi quà la rationalité de laction qui sy associe. Quant à ceux quengendrent les ressources matérielles, la reproduction des talents, ils se trouvent rejetés dans les régions inférieures, comme se rapportant aux rangs les moins élevés de lÉtat. Des deux séries de critères qui, abstraitement, différencient lhumanité de lanimalité et, en fait, distinguent les hommes entre eux la propriété ou le langage, dune part, lhabileté ou le travail de lautre, la première est mise en avant et la seconde reléguée à larrière-plan. Le groupe de ceux qui gouvernent veut lhomme social, politique, tel quil estime avoir exclusivement la vocation et les capacités de lincarner raffinement des murs, don de la communication ou de lexercice du pouvoir, etc. Les rapports de ce groupe avec les diverses fractions de la collectivité sont les seuls qui méritent dêtre reconnus. Le reste, notamment les relations entre « porteurs dinvention », ou simplement entre hommes exerçant leur dextérité cest-à-dire les rapports naturels doit être banni de la conscience claire et souveraine. Ils demeurent lapanage dune humanité qui noccupe jamais le devant de la scène, qui reste confinée dans la zone des efforts inconscients de leurs buts. Le fossé qui sépare la société de la nature na pas, on le voit, de cause mystérieuse : il est celui-là même qui sépare lune de lautre les classes de la société. Les traits que jaccentue ici à dessein reproduisent, en le simplifiant, un processus infiniment plus complexe. Par ailleurs, les circonstances changeant, ils sont aujourdhui en passe de sestomper. Néanmoins, à regarder un intervalle très long de notre histoire, leur généralité ne fait aucun doute. Ils seront parfaitement éclairés par les courants du passé qui restituent le sens exact de certains débats présents : celui de lhumanisme et de lanti-humanisme ou du réalisme , celui de la culture technico-scientifique et de la culture tout court, et, enfin, celui de la teneur du gouvernement des états naturels.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
II. Le gouvernement de la société
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
1. Le savoir naturel, le savoir social et la science du pouvoir.
Lassomption du lien social et politique marque bien une nouveauté. Il traduit une coupure avec les collectivités où les rapports de parenté, les relations locales de communauté de travail ou dappropriation étaient prédominantes. Par là le corps social dans son ensemble se conçoit comme ayant la charge de ses affaires, linitiative de son devenir et de son histoire. Cette découverte lui enseigne la nécessité délaborer un savoir-faire portant sur la solution des problèmes quil rencontre, les processus qui lui sont propres. Parallèlement, lantagonisme des classes avec leurs fins particulières, transformant lautre en moyen, permet à chacun de prendre une certaine distance et de sappliquer de manière quasi objective à lanalyse des difficultés politiques, économiques, etc. ou à la création dinstruments de domination ou de défense. La conséquence la plus immédiate de cette double autonomie de la société par rapport à la nature et par rapport à sa propre forme ancienne est lindividuation des connaissances la concernant. Dans la mesure où la philosophie grecque est un témoignage privilégié, on la voit parcourir cette trajectoire. Au début, elle cherche à comprendre et à instituer une conception globale dun ordre socio-naturel total. Les traités sur la nature quécrivent les philosophes sont aussi des pamphlets politiques. Des éléments qui nous paraissent hétérogènes sont placés en relation directe et se combinent en une unité difficilement soluble . Lidée même de cosmos provient dune certaine conception de la vie collective et, transposée à lunivers tel que le décrit par exemple Anaximandre, manifeste une continuité parfaite du cadre social aux phénomènes matériels . Le passage constant de lun aux autres est également un trait fondamental de la pensée dHéraclite, de Pythagore, et Jamblique proclame ce dernier fondateur de lart politique
« quand il affirme que, parmi les choses qui existent, rien ne se trouve sans mélange : la terre contient une part de feu, le feu une part deau et les éléments une part dair. De même lhonnête est mêlé au déshonnête, le juste à linjuste et le reste à lavenant ».
Pourtant, malgré cette impression de continuité, dunité, lobservation historique enseigne que
« ce nest pas lassimilation de la nature et de la société que la philosophie était appelée à établir mais leur séparation » .
Il sagit en réalité de la transformation dune philosophie qui auparavant unissait dans une même vision les liens sociaux et les attaches naturelles de lhomme, et concevait des habiletés communes à ces deux domaines, en une philosophie qui distingue avec vigueur ce qui a trait à la régulation de la vie sociale et politique de ce qui advient au cours des échanges avec le monde matériel. Elle consacre une spécialisation dans la sagesse et la vertu, ou dans les arts, soutenue par lhérédité et la propriété ; devenue spécialisation au travail et au non-travail , elle tend à instituer un écart entre ce qui a trait à la société et ce qui a trait à la nature, donnant à lune lapanage de la parole et laissant à lautre la chose. Où faut-il chercher les raisons de cette unité dabord, puis de sa dissolution ? Assurément dans la cité qui, à ses débuts, conserve les caractères quelle a hérités des modes de vie traditionnels. Les Ioniens lont établie, on le sait, soit par une colonisation dont le but essentiel était loccupation des terres , soit par la réunion de plusieurs collectivités en une seule, ou par la soumission à un intérêt commun des factions ou classes en lutte. Nous rencontrons là une société, une forme dassociation inédites. Laristocratie ayant perdu son ascendant, le hoplite le petit propriétaire agricole a renforcé ses positions ; les classes urbaines sétant affirmées, le monde rural doit en tenir compte : telle est la clé dun équilibre original . Les riches se voient obligés de partager leur pouvoir le petit cultivateur comme le grand sintègre dans la cité de réfréner leurs appétits, de reconnaître lexistence du peuple en tant que partenaire et force politique. La démocratie est, à cet égard, autant militaire que sociale. La démesure, linégalité sont dénoncées en tant quennemies de la cohabitation, du modus vivendi propre à la collectivité. Chaque classe, chaque individu observe une limite quil ne peut dépasser sans mettre en péril lharmonie de la cité. Celle-ci crée son culte et sa religion pour lensemble des citoyens, déclarés semblables et même, en principe, égaux . Mais en fait légalité demeure proportionnelle, hiérarchique, et de toute manière ne saurait sétendre aux esclaves. Ce nest plus le décret dun roi, larbitraire dune classe ou la coutume qui sont au centre de lunivers humain, mais la règle ou le contrat .
A Athènes, principalement, où cette évolution apparaît de façon évidente, la cité se définit, surtout au vie siècle, comme cité « du mélange ». La réforme de Clisthène institue un compromis entre lancien principe tribal qui détermine la place des citoyens dans la cité suivant les liens de parenté et la nouvelle situation découlant de lexistence de professions, dune localisation des activités politiques et commerciales. La répartition des groupes de citoyens a lieu, dorénavant, selon un découpage purement territorial, en dix tribus réunissant la ville et la campagne, les riches et les pauvres, les artisans et les agriculteurs, les aristocrates et les commerçants. Les lignes de force de lensemble convergent vers un centre unique, qui a pour vertu de consacrer le mélange ainsi constitué des diverses fractions du corps civil. Lavènement de cet ordre est bien lavènement dun ordre humain, uvre commune, fondée sur la solidarité et la complémentarité.
Cependant, cet ordre nest quune phase du développement urbain, il vise à synthétiser ce qui, aux dires dAristote, ne saurait se combiner , à savoir la pauvreté et la richesse. Le mouvement interne de ce développement et de cette contradiction rompt nécessairement avec léquilibre si laborieusement institué . La cité devient le centre où sexercent les arts, où se rassemblent les artisans. Les commerçants saffirment et prospèrent. Leur influence saccroît et largent pénètre dans les veines où circule le sang du corps social. Avec linstrument financier, la propriété savère mobile et les liens interhumains reçoivent la médiation dun signe abstrait. Laristocratie terrienne voit sa suprématie mise en question, non seulement par le paysan, mais aussi par lartisan et surtout par le commerçant opulent . Les rapports entre les classes changent, et aussi les voies daccès à la conquête des magistratures suprêmes dans lÉtat . Lunité disparaît devant la différence. Le possesseur de moyens prend le dessus sur la communauté des fins, le citoyen sur la cité. Celle-ci, ainsi que lenvisage Hippodamos , en architecte mais aussi en théoricien de la politique le premier en date, dit-on est une cité diversifiée où lartisan et le commerçant, le militaire et le paysan, ladministration politique et les organismes économiques sécartent les uns des autres pour recréer leur unité particulière, divisée, dans une portion de lespace social, un quartier propre. La cité « de la pureté » se substitue à la cité « du mélange », la divergence à la convergence. La paix civique est submergée par la guerre civile , celle des classes et des fractions ; lempire est là, la vieille polis se dissout. Avec elle séloigne aussi lancienne relation de la société et de la nature. La sphère politique acquiert une autonomie extraordinaire, approfondissant davantage les écarts sociaux . Le pouvoir, dans un État qui règle toute la vie des citoyens, devient un objet distinct de préoccupation. Pour ceux qui veulent lobtenir, maîtriser autrui, convaincre une assemblée, gérer les affaires publiques, il exige un apprentissage particulier, une doctrine précise de ce que doit être lorganisation du monde civil. Y a-t-il un art propre à la vie politique ? Les hommes mobilisés dans le conflit social lappellent de leurs vux. Les classes en présence, celle des marchands et des artisans ou celle des nobles et des cultivateurs ont leurs conceptions propres, conformes à leurs intérêts, quant à la forme de la société et au groupe qui doit la diriger. Lart politique peut-il senseigner, ou bien loligarque le possède-t-il seul de naissance ? Quelle est la meilleure constitution pour la cité ? Voilà les questions qui surgissent à ce moment-là. Plus profondément encore, la négation de lêtre social du producteur et linterdit jeté sur le côté productif de lactivité du citoyen tranchent dans le vif et déplacent lhorizon de chacun. Ce qui marque désormais leur coexistence, cest quils signalent lun à lautre un manque. Lunité de lespace physique et de lespace civique, de la connaissance de lordre naturel et de lordre social avec lensemble des facultés qui leur sont indispensables, tout cela se scinde au siècle de Périclès , après avoir été consolidé dans celui de Solon.
La théorie philosophique a suivi le courant et détaché les deux ordres. La vision intellectuelle renonce à lunité. Chaque domaine doit résoudre ses problèmes séparément, en créant son langage et ses méthodes de réflexion.
« Et la distinction qui fut ainsi faite de façon plus ou moins définie en pratique entre les citoyens proprement dits et la classe productive fut affirmée avec plus dampleur encore en théorie » .
Pour les premiers, les sophistes créent une discipline particulière, qui est lart politique. De même que le cordonnier apprend à faire des chaussures, de même le citoyen peut apprendre à dominer une assemblée, à persuader un adversaire, à rallier ses partisans et aussi à donner des lois à lÉtat. Être citoyen, du reste, est en quelque sorte un métier, puisque lon est rémunéré pour sa participation à la vie publique. La pédagogie sophiste prolonge celle de lartisan où elle trouve son modèle et sa justification. Elle ne se cantonne pas dans lentraînement au geste et à la parole. Le contenu de ce qui est particulier à lactivité consacrée au domaine économique et politique la préoccupe également. Comment pourrait-il en être autrement, puisque lAthénien qui accède à une charge de lÉtat doit savoir armer un navire, conduire des troupes à la guerre, conclure des traités ? Par lart politique, il acquiert une spécialité qui inclut ladministration de la cité, la possession des outils permettant de dominer les hommes, et la connaissance des exigences de la communauté dans son ensemble.
Pourtant ce ne sont pas les sophistes mais Platon qui tire les conséquences de lautonomie de lunivers politique et donne une expression philosophique profonde à la société fondée sur lindividualité des classes et leur opposition. Il pense fournir à laristocratie les instruments intellectuels requis par les nouvelles circonstances. La cité se compose pour lui de citoyens et de non-citoyens ; les premiers, non-producteurs, vivent uniquement en vue de cultiver la vertu politique ou militaire ; les seconds, les artisans surtout, sont des étrangers ou des producteurs. Le groupe qui jouit du loisir, du pouvoir et de la sagesse est projeté dans les régions supérieures de la connaissance épanouie ; celui qui travaille se trouve éloigné de toute prérogative comme du droit à la direction de la cité.
« Or le principe fondamental de la politique platonicienne, observe Émile Durkheim , cest que la classe inférieure doit être radicalement séparée des deux autres, autrement dit que lorgane économique doit être mis hors de lÉtat, bien loin dy être attaché ».
Il ny a là nul paradoxe. Nous savons avec quelle précision Platon parle des métiers et des artisans, et avec quelle acuité il a saisi le sens profond du labeur artistique. Toutefois, rien de ce qui a trait à leurs efforts, à leur création, à leur intelligence, ne trouve grâce à ses yeux. Pour lui, tout cela est indigne de lhomme, méprisable pour le citoyen ; et seuls les esclaves ou les étrangers peuvent sy complaire. Celui qui pratique un métier sexclut immédiatement du cercle de la vertu pour sabaisser à la condition subordonnée, non-humaine, du devenir et de laccident . Le travail entraîne cette conséquence néfaste, puisquil est incompatible avec le droit politique, la sagesse et le principe même de lespèce dans ce quelle a de plus profond . Il convient de rappeler, à ce propos, quà lépoque précédente, cest le labeur dirigé par lhabileté, enseigné suivant les règles de lart, qui évoquait et figurait le passage du monde animal au monde humain, la genèse de ce dernier. Par un renversement tout à fait radical, on voit ce labeur devenir au contraire ce qui ravale le monde humain au niveau du monde non-humain, et, à sa place, dans la même fonction de différenciation, apparaît la sagesse politique, le savoir qui limprègne. Ce nest point une platitude que formule Aristote lorsquil dit que lhomme est un animal social. A ses yeux, un nouveau critère accède au premier rang, se dissociant de tous les autres ou les rejetant dans lombre. De la sorte, le sujet de la société recouvre et refoule celui de la nature, uvrant dans lunivers matériel, car à la fois il est son maître et se veut sa quintessence. La mission de la philosophie, dans cette optique, est la formation de lélite, du personnel administratif et politique, en même temps que la définition des qualités dobéissance qui assurent la conservation du corps civil. La création de lAcadémie, haut lieu de la pensée philosophique, correspond à ces idéaux :
« En effet, écrit P.M. Schuhl , il savère que, par un de ses aspects essentiels, lAcadémie fut une École des Sciences politiques, orientée vers laction autant que vers la théorie ».
Les élèves de cette école, comme ceux des sophistes, sinitiaient à la connaissance intime du comportement des hommes, des besoins quils cherchent à satisfaire, des passions auxquelles ils succombent et des idéaux qui les enflamment. La possibilité de rendre forts des arguments faibles et dédifier des systèmes conceptuels susceptibles de soutenir la pratique sociale sincarne en une science rhétorique ou philosophique. La raison appropriée devient fondement du choix et de laction au plan de la société. Lignorance est dévastatrice, germe de défaite assurée dun parti ou dune cité lignorance du maître, car celle des classes inférieures est au contraire souhaitée et encouragée.
Ces innovations intellectuelles nont pas trait, comme on le croit dordinaire, à la différence entre la philosophie davant ou daprès Socrate , et ne constituent nullement « la réaction en faveur de lhumanisme » , le passage dune conception relative au cosmos à une conception relative à lhomme, dune réflexion centrée sur le monde extérieur à une réflexion centrée sur notre vie intérieure. Leurs dimensions importantes et leurs intérêts sont les dimensions et les intérêts du philosophe dont le rôle se scinde et saffirme sur le plan civil. Du moins Aristote lentend-il ainsi puisquil écrit :
« Pour eux (lhomme dÉtat et les philosophes), le point capital paraît être lorganisation de la propriété, source unique, à leur avis, des révolutions » .
Pour faire face à cette préoccupation absorbante, on se replie sur soi, sur la cité, dans ce cercle de lexistence authentique, que lon oppose au cercle de la vie matérielle, artificielle. Chacune des deux formes du réel est objet dune branche de la philosophie, constituant ce quil convient de dénommer une idéologie sociale et une idéologie naturelle. Elles ne représentent pas une totalité écartelée, déchue. Chacune, reconstituée, englobe un genre dhabileté, un type de savoir, des disciplines particulières. Née à un certain moment de lévolution des sociétés, non pas avec la cité mais avec son éclatement, marquée par la confrontation des classes, leur dichotomie est restée consubstantielle à cette confrontation, jusquà prendre lallure dune propriété indélébile de notre intelligence, de notre espèce. Nos sciences perpétuent cette spécialisation, comme notre société ses motifs. Sur le sens de cette permanence, il convient dinsister davantage.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
2. Les qualités de lhomme humain.
Ce mouvement qui retire le citoyen du champ de la production et le producteur du champ de la cité les place dans des classes différentes. Le dédoublement qui en résulte, celui des groupes sociaux, de leurs facultés, soulève une question légitime : une fraction de lespèce ayant pour art ou pour science la direction de la société, des rapports sociaux, et lautre fraction se consacrant à lart ou à la science concernant la nature, les rapports naturels, laquelle des deux revêt le plus dimportance, possède les capacités majeures de lhumanité, en exprime pour ainsi dire lessence ? La hiérarchie des pouvoirs et linégalité des richesses conduisent à situer cette essence, le propre de la condition humaine, dans les relations qui se tissent autour de la société civile et de lÉtat, dépositaire de la loi et de la force politique :
« LÉtat, écrit Max Weber , consiste en un rapport de domination de lhomme sur lhomme fondé sur le moyen de la violence légitime (cest-à-dire qui est considérée comme légitime) ».
Les responsables de cette violence prescrivent la manière dont les parties de la collectivité doivent se joindre, les intérêts quelles doivent servir en priorité. Ce faisant, ils fixent le principe de lexistence de lindividu dans la société, non pas dans le sens quil ne saurait subsister isolé, mais quen regard de son état détenteur de la force ou soumis à la force tout autre lien est secondaire ou accidentel. A la faveur dune option aussi tranchée, il était loisible dimaginer quun secteur particulier se confondait avec la sphère entière de la réalité humaine. En effet, après avoir donné du relief aux rapports sociaux noués autour des modalités dappropriation des biens ou des privilèges et mis entre parenthèses ce qui ny avait pas trait directement la création des talents, les échanges et les relations à leur propos entre producteurs on a pris la partie pour le tout, lhomme politique et social pour lhomme tout court. Une telle substitution est la traduction du point de vue qui convient au maître, à lÉtat désireux de subordonner le citoyen, au parti souhaitant grouper ses membres tous aspects de la pénétration profonde, dans la vie, de linstitution politique et de son illusion duniversalité. Partout où lintérêt et lactivité des classes supérieures manquent à lappel, lhumanité, identifiée à elles, serait également absente ; ainsi par exemple dans linteraction avec le monde matériel et chez les classes subordonnées qui sy consacrent .
Quel est lhomme qui a part à la sociabilité, et quel est lhomme ou plutôt le non-homme à qui elle fait défaut ? La réponse se déchiffre immédiatement, inscrite dans un espace qui a toujours un haut et un bas, une région supérieure et une région inférieure ; nul ne peut transgresser ses limites sans châtiment ou sans remords. Figurées de la sorte, sociabilité et coexistence avec autrui proposent des fins, cernent la substance de ce que doit être la vie, quelle soit contemplative ou active, vouée au loisir ou au travail, avide de jouissance ou, au contraire, rongée par le manque. Indiquer où se trouve la vertu, conseiller la sagesse, accompagner la mort et rendre la vie supportable, conserver lharmonie là où règnent la volonté de puissance, le bon plaisir et le calcul, sont les préoccupations constantes qui suscitent les grandes uvres destinées à forger lhomme social. Nous remarquons quelles le différencient dune espèce plus primitive et de lanimalité :
« Elle (lhumanitas de patriciens romains, et on pourrait ajouter celle des classes qui les ont précédés et leur ont succédé, n.n.) signifiait la qualité qui distingue lhomme non seulement des animaux mais davantage de celui appartenant à lespèce homo sans mériter le nom dhomo humanus ; du barbare et du vulgaire qui manque de pietas et de païdeia, cest-à-dire le respect pour les valeurs et pour ce mélange raffiné de savoir et de distinction que nous désignons du nom discrédité de culture » .
Le mélange raffiné en question était destiné, nous le savons, à lentretien de cette couche qui a acquis les moyens dêtre supérieure , passionnée par le droit et lexploitation de ses domaines, par la vertu et laugmentation du nombre de ses esclaves, par la guerre et la rapine, et qui, après avoir fait des philosophes eux-mêmes des esclaves, les a employés à orner ses cours. Le dédain pour ce quil y avait de réellement profond dans les arts et les philosophies, dont sont pourtant sortis leur pensée et leur discours, est partout répandu dans les déclarations de ceux qui prétendent au titre dhomo humanus. Refusant de senfermer exclusivement dans une activité particulière, ils façonnent néanmoins le contenu de ce qui doit être tenu pour vrai, beau ou convenable. Ces catégories de la société sopposent au reste des hommes qui ne sont ni dilettantes, ni pourvus dun savoir encyclopédique, mais exercent un art ou une science tant pour gagner leur vie que pour développer leur dextérité. Ceux-ci sont exclus du cercle de lhumanité humaine , ou, suivant les époques, de la dignité de citoyen. Proches, par certains côtés, de linhumanité, comment y auraient-ils accès, quand, de toute évidence, les dons essentiels leur font défaut ? Leur éducation spécifique ne les y autorise guère :
« Laffirmation de Protagoras, écrit W. Jaeger , selon laquelle léducation culturelle est le centre de la vie humaine, indique que son éducation visait franchement à lhumanisme. Il le sous-entend en subordonnant ce que nous appelons maintenant la civilisation cest-à-dire lefficacité technique à la culture ».
Lintelligence et lhumanité que celle-ci reconnaît sont lintelligence et lhumanité dune classe ou dune élite seules capables de manifester leur sociabilité et den faire une discipline rigoureuse, principalement dans le domaine de larmée, de la politique ou de ladministration, dont elles se réservent les savoirs. A qui dautre, en effet, pourraient-ils servir, et qui dautre aurait le droit den faire usage ? Ces arts ou ces sciences de la jurisprudence, de la stratégie, de la rhétorique, etc. ne sont-ils pas supérieurs, et censés commander à lensemble des arts et des sciences, puisque les hommes à qui ils sont destinés se comptent parmi les plus élevés dans la hiérarchie de lÉtat et de la collectivité ? Sous le couvert dune généralité exemplaire, léchelle des disciplines et des réalités recèle néanmoins une particularité de fait. Celle-ci prend sa source dans des rapports singuliers de lordre social et de lordre naturel, où le premier détaché du second est proclamé souverain, grâce à lassimilation de lhumanité à celle de ses parties qui détient les instruments du gouvernement.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
3. Les deux visages de lhumanisme.
Lorganisation et léducation des « professionnels » de la politique commis, théologiens, hauts dignitaires, doctrinaires, notables, officiers, etc. des groupes spécialisés dans le maniement des hommes, lénoncé de la loi et la justification de la force, sont parmi les tâches les plus urgentes quaient dû sassigner les États et les sociétés. Elles se sont avérées plus nécessaires encore à partir du moment où ils ont été divisés en classes et où la guerre, qui ne cessait dêtre militaire que pour devenir civile, a requis une direction continue. Que ces élites appartiennent pleinement à la classe qui détient les leviers du pouvoir, ou quelles soient uniquement ses mains ou ses cerveaux, leurs fonctions répondent à une nécessité générale :
« Toute entreprise de domination qui recherche une continuité administrative exige dune part que lactivité des sujets soriente en fonction de lobéissance due aux maîtres qui prétendent être les détenteurs de la force légitime, et dautre part que, moyennant cette obéissance, elle puisse disposer des biens matériels qui sont, le cas échéant, nécessaires pour appliquer la force physique. En dautres termes, elle a besoin dune part dun état-major administratif, et dautre part de moyens matériels de gestion » .
Ces besoins ont déclenché un mouvement extraordinaire de découvertes. Par exemple lécriture. Celle-ci fut, si lon se reporte aux empires despotiques, un instrument admirable pour procéder au relevé des possessions du roi et de ses compagnons, pour permettre aux prêtres et aux nobles de régir leurs sujets. Née avec la soumission, on la proclame savoir spécifique dune catégorie dindividus qui, vivant à lombre des maîtres, les servent pour asservir les autres, infusent dans lélégance du style linextinguible soif du pouvoir. Les brahmanes, les bonzes, les mandarins, les lamas, les évêques, aux Indes, au Japon, en Chine, au Tibet et dans lEurope du Moyen Age, trouvent, grâce à lécriture, symbole de leur fonction, une protection et un emploi qui mettent leurs capacités au service de la gloire et de la cupidité, avant de les consacrer à la philosophie ou à la science. La comptabilité passive quils tiennent implique une hiérarchie stricte, un monde qui se veut cristallisé et statique, dont le système englobe chaque individu et chaque parcelle du réel dans un ordre qui semble établi de toute éternité. Lagitation des individus, la floraison des passions, les labeurs ou les impulsions de la multitude ne sont que des apparences au-delà desquelles point la souveraineté comme essence. Dans ces circonstances se développe un savoir qui se donne pour mission de déchiffrer les signes de ce monde figé, dinterpréter ou dédicter les règles du jeu imposées aux acteurs, et enseigne au corps social non pas à agir mais à se survivre. Cet humanisme mandarinal a pour pendant lhumanisme « démagogique » , tel que lont compris les Grecs . Les premiers linéaments de celui-ci, qui tourne le dos à lécriture, au privilège des scribes « palatiaux », ont été ébauchés sur la place publique où saffrontent groupes et intérêts divers. Ils sont tout entiers associés au travail du verbe, à la païdeia athénienne qui, à linstar de la philosophie correspondante, est, aux yeux dIsocrate, « létude du devoir, du citoyen ». Les rhéteurs, artistes de la parole et acteurs de la persuasion, remplissent une fonction nécessaire dans la démocratie où existent une procédure électorale et des négociations civiles. A lordre notifié, il faut ajouter le vocable parlé, lappel, largumentation. Le silence du signe ne convient plus là où il faut le scandale de la parole, et le langage, révélant les intentions dune classe ou dun parti, engage lesprit dans le présent du discours qui se prolonge en échos sonores. Que ces démagogues-stratèges, dont Périclès est lillustration la plus grandiose, que ces orateurs aient un rôle précis à jouer dans la cité, est chose connue. Ils sont responsables des motions approuvées par lassemblée et égaux aux administrateurs qui proposent les lois. De plus, les hautes charges étant électives, la position politique dun individu ou dun parti dépend de son habileté à influencer les électeurs. Cependant, à larrière-plan de cette habileté couve la conviction que le cours du monde nest point arrêté, quil est destiné à changer, et que si lhomme na pas conscience des ressorts de son action, il en demeure, incontestablement, le sujet.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
4. Léducation de lélite politique.
A cet art de la rhétorique, de la politique, tous les autres fournissent de simples matériaux susceptibles de servir de substrat à la persuasion, de faciliter le modelage du discours, de meubler la conversation. Le lettré ou lhomme dÉtat ne les cultive pas pour eux-mêmes, il leur emprunte matériaux, formules ou exemples. On le remarque bien à Rome où les « arts libéraux » se sont cristallisés. La philosophie grecque, ses technai et ses epistemai sont considérés comme des auxiliaires précieux , mais nullement comme des disciplines ayant une valeur intrinsèque. Les écrivains romains les recueillent dans la mesure où ils servent à linstruction des patriciens, de leurs juristes et de leurs poètes . Pour eux, les poèmes dHomère ou les traités dAristote ont la même valeur de connaissance. Les uns et les autres font partie de cette « culture de lesprit » quils servent à orner, fondus dans des exposés agréables, aptes à entretenir lattention sans la lasser :
« Un homme distingué à Rome voulait bien discuter des disciplines abstraites des Grecs si elles étaient à la mode mais il nen désirait que les éléments, sans subtilités, sans gaspillage de ses efforts ».
Le seul domaine qui tolérât ce gaspillage était celui de la langue polie ou subtile, de la prose élégante. Lidéal grec, à travers la forme que lui a donnée le patriciat romain, a depuis servi de modèle à notre moderne science des humanités. La continuité est visible :
« Je veux indiquer simplement, écrit P.O. Kristeller , que lhumanisme de la Renaissance doit être compris comme une phase caractéristique de ce quon peut nommer la tradition rhétorique de la culture occidentale. Cette tradition remonte aux sophistes grecs et est très vivace de nos jours... ».
Cest justement pour rendre vie à cette tradition que la renaissance des lettres latines, il y a cinq siècles, le retour à lantiquité, ont récupéré un savoir longtemps enseveli . De même, létude de lhistoire, lexamen des documents politiques ou économiques anciens, éclairaient les problèmes vivants des nouvelles cités marchandes qui, hors ou au delà du monde de lÉglise et de la féodalité, devaient se donner des institutions et des hommes aptes à gouverner , à défendre leurs intérêts. Et, comme une vie civile inédite surgissait, lexistence sociale, le caractère social de lhomme étaient les thèmes prégnants de la pensée humaniste. Corrélativement laction politique et la conversation « le savoir commence par la conversation et se termine dans la conversation », disait Stefano Grozzo but et occupation essentiels du nouveau patriciat, paraissaient épuiser lêtre terrestre de lhumanité , son être transcendant se révélant dans la théologie, sinon dans les belles-lettres .
La caste des humanistes, comme on la dénommée, fournit leffort indispensable pour aboutir à lexcellence dans lutilisation des possibilités de la parole et pour lenseigner à ceux qui entrent au service de la cité ou du prince . Politien rappelle avec insistance la suprématie du rhéteur lorsquil demande :
« Que peut-il y avoir de plus utile et de plus fructueux que de persuader, par la parole, tes concitoyens daccomplir les choses qui conviennent au bien de lÉtat, séloignant au contraire de ce qui lui est nuisible ? ».
Autour de cette fonction et du langage, se renouvellent ou se constituent les arts libéraux, disciplines « dignes dun homme libre », comme le veut Sénèque. Ils exigent, outre la pratique des vertus ou des vices nécessaires au citoyen, une maîtrise des moyens propres à préserver les liens sociaux aussi grande que celle qui permet à lartisan de commander aux mouvements de ses mains et de percevoir les qualités des matériaux. Cest le but auquel répondent ces arts du discours la poésie, la grammaire, lhistoire et auquel ils se bornent . Dans une société où, pour les rangs les plus élevés, la communication, le fait de briller « en société », le courrier diplomatique, la chronique historique, à côté des grandes théories juridiques ou morales, comptent au nombre des devoirs majeurs, les lois de lécriture et lordonnance des parties de lunivers discursif sont au cur même de toute connaissance :
« Mais la connaissance scientifique, écrivait John de Salisbury , est le produit de la lecture, de létude et de la méditation. Il est par conséquent évident que la grammaire, qui est à la base et à la racine de la connaissance scientifique, implante, pour ainsi dire, les semences (de la vertu) dans le milieu de la nature, lorsque la grâce a préparé le terrain ».
De même que le mandarin apprenait avec application et prisait la calligraphie, lhumaniste, succédant aux rhétoriciens médiévaux (dictatores) et aux clerc théologiens, sinitiait à la syntaxe et faisait, de sa possession, son plus grand titre de gloire . Les écrits et les lettres de Coluccio Salutati, disciple de Pétrarque, ou de Léonardo Bruni, tous deux porte-parole des chancelleries florentines, témoignent de ce raffinement dans la conception du discours, quil sadresse aux pairs ou resserre la trame dun pamphlet politique. Précepteurs des grands ou professeurs duniversité , marchands importants ou secrétaires de chancellerie, hommes politiques ou philosophes de cour , doivent tous se pénétrer de cet art précieux de la grammaire et de la rhétorique sils veulent remplir dignement leurs fonctions doffice ou de cérémonie .
Nos démocraties parlementaires et nos monarchies constitutionnelles ont préservé cette tradition humaniste, dont la richesse nous éblouit encore, pour éduquer leurs corps politiques et instruire leurs fonctionnaires. Elle imprègne toute léducation classique qui sert de critère au recrutement des hommes destinés à sauvegarder les intérêts particuliers au sein de lÉtat et à veiller à la bonne marche des mécanismes sociaux ou économiques. Pouvait-on dailleurs concevoir un autre système, puisque, comme lécrit Henri Marrou ,
« Quand il sagit de former non plus une petite équipe de dirigeants mais toute lélite dune société, il convient mieux de se maintenir au niveau plus concret des lettres, dans la zone moyenne des idées générales, des grands sentiments généraux quaffectionne la tradition classique, où elle voit le terrain par excellence dune culture commune à lensemble des bons esprits ».
Je nai pas voulu écrire ici une histoire, qui de toute façon serait plus longue et plus complexe, mais rappeler, par des avances et des retours en arrière, le cadre où la spécialisation de la parole et de lécriture marque le processus de division au cours duquel se détache un groupe dhommes pour qui la politique, lidéologie et les affaires de la société constituent la « profession principale » (lexpression est de Max Weber). Ce groupe sest écarté des autres fractions de la collectivité pour agir tantôt au nom dune classe particulière, tantôt au nom de lÉtat. Pour accroître lefficacité de ses techniques et traiter les questions qui se posent à lui, il doit approfondir la connaissance de lobjet auquel elles sappliquent : la société. Définir, transformer et légitimer lordre social conduit à comprendre ses ressorts intimes, ses processus généraux. Grâce à leur familiarité avec les événements et avec les actions, historiens et érudits, chanceliers et philosophes, témoins et participants, ces esprits attentifs à ce qui figure dans leur champ dactivité quotidienne exposent ses données, révèlent ses lois. Pamphlétaires ou porte-parole, habiles à travestir ou à élever au niveau de la théorie les hauts faits, les crimes ou les arrière-pensées de leurs maîtres, la vérité leur devient accessible parce quelle est ce quils ont tantôt à révéler, tantôt à dissimuler. La poursuite de la guerre et le maintien de la paix, dans lesquels ils sont engagés comme diplomates, militaires, hommes de parti ou tribuns, aiguisent leur volonté dédifier des doctrines, de suivre des règles, de bâtir une vision densemble. Saisir demblée les dimensions économiques, psychologiques et politiques voire artistiques correspond bien à la vocation de conseillers, déducateurs, didéologues ou dexécutants quont remplie les membres des élites politiques successives. La jurisprudence et la philologie, la connaissance des arts « libéraux » et de léconomie, contribuent à expliciter et à asseoir la valeur de lobjectif suprême auquel tout est rapporté : le gouvernement.
Le gouvernement de la société se déploie sur tous ces plans et se veut uvre de lintelligence, dans la mesure où il est sous lentière responsabilité des hommes que leur classe, leurs capacités, leurs desseins conduisent dans la voie du loisir et du pouvoir. Dans ces circonstances, létat social napparaît pas, ne peut pas apparaître comme une donnée externe, un accident heureux qui ne dépend pas de lintention de ceux qui y prennent part, mais comme le résultat dun faire vers lequel toutes les passions convergent et qui absorbe nécessairement toutes les énergies de lorganisme social. La suprématie et la survivance dépendent de la force et de lhabileté déployées, la vie ou la mort dune classe, dun État, étant lenjeu qui se renouvelle sans cesse. Pour infléchir lissue, tout est mis en uvre, savoirs et éducation, institutions et idéologies, les armes de la destruction comme celles de lesprit.
La rationalité que lon espère introduire en particulier parmi les classes qui ont pour occupation principale laccroissement de leur puissance, celles qui ont jusquici établi la charte des idéaux de la société sinspire de cette conscience aiguë dun déficit combler entre la possibilité dagir et le déroulement nécessaire de lhistoire. Le reste est laissé en friche, concédé au néant, a la matérialité, puisque ce gouvernement, déguisé ou à visage découvert, est censé représenter seul la totalité et lessence de lhomme, le fondement de son être social.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
III. La nature externe
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
1. Une pédagogie souterraine.
La préférence donnée à la sapience sur la science, la spécialisation des uns pour lordre social et des autres pour lordre naturel, manifestent une tendance qui revêt des formes multiples. Il suffisait à mon propos den montrer lexistence chez ceux qui les ont le plus directement mises en pratique. Les humanistes dhier et daujourdhui font peu de cas du monde « extérieur », où ils voient un domaine dactivité inférieur, laissé au soin de ceux qui sen accommodent par naissance ou par goût. Si la recherche des « secrets de la nature » leur paraît sublime, ce nest point par ce qui lui est particulier , par ce quelle apporte lhumanité, mais à cause des aliments quelle fournit à la spéculation et à la rêverie . La démarche qui y conduit, le processus qui lentretient et le groupe dhommes qui sy dévouent ne comptent pas. De toute manière, leur possibilité dexpression est réduite, et leur uvre, comme leur histoire, demeure anonyme .
Le système déducation est conçu dans ce contexte. Son état permanent est la scission. Lenseignement qui convient aux futurs citoyens, jouissant pleinement de leurs droits, régents ou serviteurs de lÉtat, et lenseignement qui convient aux producteurs, aux autres classes de la société, sont soigneusement distingués. A vrai dire, ce quon nomme à proprement parler léducation a été confondu avec le premier genre denseignement . Cest lui qui a reçu les soins les plus constants, cest lui qui a fourni des techniques pédagogiques et proposé des critères à la formation de lhomme, lhomo humanus sentend, opposé à celui qui ne soccupe pas exclusivement des objets considérés comme les plus élevés. Nécessairement, le curriculum de cet ensemble éducatif exclut les matières qui se réfèrent au monde naturel ou bien assigne pour unique but à leur étude celui de former lesprit. Autrement il tourne résolument le dos au travail productif, à la science de la matière . Nest-ce pas le grand Pétrarque qui reproche aux médecins de se consacrer aux questions naturelles, sous le prétexte que lhomme en est absent ? Ne leur signifie-t-il pas quils ne sont que de vils mécaniques ? « Que peut en effet le salarié et lartiste infâme ? » écrit-il. Ou encore, dans cette même Invectiva contra medicum quemdam, nest-il pas amené à sécrier :
« Fais ton métier, mécanique, je ten prie, si tu y arrives, guéris les corps si tu le peux, et autrement tue-les et fais-nous payer le salaire de ton crime. Mais comment peux-tu oser, avec un sacrilège inouï, subordonner la rhétorique à la médecine, la maîtresse à la servante, un art libéral à un art mécanique ? »
Nous savons que ces médecins, contre lesquels tant de violence verbale est déchaînée, sont des savants qui soccupent en même temps dinvention et de mathématiques, de la construction des instruments et de lédition des ouvrages de philosophie naturelle. Pourtant chaque humaniste reprend à son compte les arguments de Pétrarque , et tous se croient obligés de renouveler ses attaques. Le thème commun en est : les connaissances relatives au monde matériel peuvent nourrir le discours, elles sont inutiles à la vie. Léonardo Bruni dit delles :
« Elles ont un prix théorique peu commun, mais aucune valeur pour la vie : lautre philosophie est, pour ainsi dire, toute nôtre ».
Elle est aussi la philosophie des hommes de loi, des juristes défenseurs de lintérêt de la cité, de ses maîtres et des règles quils édictent. La querelle qui oppose les médecins aux légistes, au xve siècle, est très instructive à cet égard. Les juristes voient la supériorité de leur discipline dans le fait que, comme lart militaire, elle intéresse lensemble de la société, tandis que les autres sciences ont en partage un domaine plus restreint.
« La discipline et luvre militaire sont pour le bien public et universel, et la science et les études seulement pour le bien particulier » .
Cest pourquoi le juriste prétend au titre de « signore », alors que le médecin nest quun artisan quelconque, un maître parmi les maîtres des autres corps de métiers :
« Les médecins en fait sont maîtres comme les chausseurs, les blanchisseurs, les ouvriers, les maçons et une grande partie des travailleurs manuels, si bien que la médecine apparaît aussi vile que ces métiers » .
Les médecins ne peuvent nier que leur attention soit tournée vers les phénomènes matériels qui constituent un champ de préoccupations nettement inférieur et secondaire. Certes, si seule la vie politique et policée, la vie des hommes qui se consacrent à la société en cultivant ses valeurs, en justifiant ses errements, a de limportance aux yeux de ceux qui y sont attachés par leur position et aux yeux de leurs commanditaires, le reste est éliminé de la zone des intérêts essentiels. Il faut être philosophe plébéien pour sadonner aux disciplines qui natteignent pas la dignité requise pour être reconnues des grands, et Ermolao Barbaro dénonce explicitement le péché de ces « philosophâtres plébéiens qui séparent la philosophie de léloquence ».
Létude de lhistoire et du droit, le développement de la rhétorique et de la grammaire, bref, tout ce qui permet à la société à la bonne société de prospérer, de sancrer dans la certitude de sa pérennité, est jugé supérieur à létude des lois matérielles, tirées de lexpérience, trompeuses et incertaines. Le chancelier florentin Coluccio Salutati y insiste dans son De nobilitate legum et medicinae. La confrérie dont il fait partie et la doctrine quil propage conservent toujours la nostalgie dune humanité purifiée par la contemplation et la conversation, dégagée de toute contingence matérielle et extérieure, avec le regret de voir altérer lintégrité de lhomme par la poursuite doccupations vulgaires et productives. On nessaiera donc pas de réunir ce qui est distinct, au contraire on recherche la hiérarchie et la séparation. Assurément, on peut étudier à loccasion les phénomènes météorologiques, mécaniques ou astronomiques, mais on ne saurait en faire son occupation exclusive, car ils ne sont pas primordiaux. On comprend que cette conception, qui a subsisté jusquà nos jours, se refuse à reconnaître lhonneur de ceux qui accumulent des informations tellement dénuées dimportance pour lâme et la société des puissants, et sefforce de les remettre à leur place. Cétait le lot des médecins au sortir du Moyen Age, et celui des scientifiques jusquau début de ce siècle . Sir Thomas Merton la rappelé récemment :
« Il fallait tenir les scientifiques en lisière. Il y eut un Premier Ministre pour dire « Nous devons laisser les scientifiques en perce (on tap) et les empêcher de percer jusquau sommet » (on top), et il y eut un secrétaire permanent pour envoyer un mémoire indiquant qu« il nest pas conforme aux règles dune bonne administration de laisser siéger les scientifiques aux côtés des fonctionnaires supérieurs ». Le pire de tous fut peut-être ce membre dun cabinet qui déclara : « Ce que jaime chez les scientifiques, cest quils forment une équipe, on na même pas besoin de savoir leur nom ».
Que leur instruction, et linstruction destinée à ceux qui pratiquent les métiers, les arts, les techniques, aient été longtemps laissées en friche nétonne guère. Assurément les États ont réglementé la durée de lapprentissage, les conditions dadmission dans un corps professionnel. Jusquà une date récente , toutefois, on ne peut pas soutenir quon ait accordé une grande importance à la pédagogie dans cette direction. Lagriculteur, lartisan ou lingénieur se mouvaient dans leur domaine propre, assurant la production des biens, la reproduction du travail. Lhabituation du jeune agriculteur à la culture du sol, lenseignement du jeune apprenti, de lartisan ou même de lingénieur se faisaient à la ferme ou à latelier. Les arts, qualifiés de mécaniques, suivaient leur voie hors des grands courants qui préoccupaient constamment les élites dirigeantes de lhumanité, et napparaissaient que rarement comme son faire et sous sa responsabilité. Lantagonisme qui sépare ces deux directions denseignement, en raison de leur contenu et du rang quon leur attribue, a été transformé en une propriété jugée inhérente à la nature humaine. Le grand historien et érudit W. Jaeger note que :
« Lopposition des deux conceptions de léducation (sociale et technico-scientifique) se manifeste à travers toute lhistoire, car elle est un trait fondamental de la nature humaine » .
Pour préserver ce « trait fondamental », beaucoup defforts ont été dépensés. En effet, non seulement les notions élevées furent inculquées aux enfants qui le méritaient, vu les positions quils devaient occuper dans la société : elles furent de plus refusées, voire interdites, à tous ceux quune vocation inférieure, productive, allait accaparer complètement. Lorsque à partir du xviiie siècle, pour ne considérer quune époque très récente, il parut évident que la préparation des ingénieurs constituait une tâche importante, que les scientifiques étaient nécessaires à lindustrie, quenfin louvrier lui-même devait avoir un minimum de connaissances pour sintégrer à la production , lEurope traversa une grave crise de conscience. Les habitudes dignorance quon avait entretenues entrèrent en conflit avec lintérêt bien compris de lindustrie et les besoins du marché. La première réaction fut de rejeter résolument lidée de faire entrer les classes laborieuses, ou même ceux qui se consacraient à des tâches plus techniques, dans le circuit normal de léducation. Ensuite furent conçues les écoles destinées exclusivement à la technique et à la science, mais qui ne donnaient pas la possibilité de sinitier aux arts de la société et de la politique. Connaître davantage de choses ne convenait pas à une intelligence si proche de celle des créatures inférieures à notre espèce :
« Léducation, écrivait un de ces hommes soucieux du bien public , comme nous lavons vu, a trait à la période dadaptation ou de dépendance. Comme lanimal inférieur se développe plus rapidement que lhomme et par conséquent atteint le stade dadaptation totale à un âge plus précoce, ainsi parmi les hommes, ceux qui possèdent une intelligence despèce inférieure ont un développement mental plus rapide à lintérieur de leur cercle étroit que ceux qui appartiennent à une espèce supérieure. Par conséquent le stade dadaptation totale et ainsi celui où ils ne dépendent que deux-mêmes dans leur milieu restreint est atteint par ces hommes à un âge plus précoce. Donc, pour eux, léducation nest plus nécessaire ou nest même plus possible ».
En France, des voix vigoureuses se sont élevées contre les Écoles Centrales, en les accusant dathéisme et dimpiété envers les bonnes études. Nous savons, par ailleurs, quen 1824 une commission de députés jugea les Écoles des Arts et Métiers politiquement dangereuses et inutiles. Les matières que lon y enseignait nétaient pas nécessaires au fonctionnement de lÉtat, au maintien de lordre et de la religion . Les critiques de la commission des députés paraissent discutables au baron Dupin qui les rapporte, et il est intéressant de savoir pourquoi :
« Que lon regarde comme dangereuses les écoles où lon professe certaines théories politiques, morales ou historiques, on le conçoit facilement. Mais je demande en quoi les éléments de larithmétique, de la géométrie ou de la mécanique, du dessin, de la physique ou de la chimie peuvent être dangereux » .
Voilà les arguments auxquels on était acculé pour faire accepter les disciplines naturelles dans le champ de léducation organisée et systématique. Lyon Playfair le remarquait à la fin du xixe siècle :
« Et pourtant, si quelquun saventure à faire ressortir la nécessité dune éducation améliorée dans nos grandes écoles, il est considéré comme un démocrate de léducation et un barbare qui écraserait la grâce de la littérature polie avec la main de la vulgarité mécanique » .
Élaborée dans ces conditions, la pédagogie qui sadressait aux hommes censés entrer dans le cycle productif, se consacrer à linvention, embrasser tout le domaine matériel, ne pouvait être que limitée aux exigences immédiates de la profession. De plus, acceptée avec réticence, elle ne pouvait conférer un grand prestige.
« Il y a cinquante ou soixante ans cest-à-dire au début du xxe siècle on enseignait peu de science aux garçons dans les écoles, sauf à ceux qui se spécialisaient en science, alors que les lettres classiques étaient des matières obligatoires. Ce système ne semblait pas avoir de conséquences graves à lépoque parce que la plupart des découvertes de ce temps-là pouvaient être expliquées en termes simples à quiconque était doué dune intelligence moyenne : malheureusement ce nest plus le cas. Les fonctionnaires et les hommes politiques se recrutaient principalement parmi ceux qui avaient fait des études supérieures en lettres ou en histoire, et, à peu dexceptions près, ils méprisaient les scientifiques quils étaient enclins à considérer comme des philistins et des barbares incultes » .
Barbares, certes, puisquils nont pas reçu léducation , la seule digne de ce nom, celle qui perpétue, en les aménageant, les routines de lenseignement libéral. La teneur de ces conceptions, qui nont rien perdu de leur actualité, a lavantage dêtre familière à chacun. Ici, leurs conséquences et leur valeur nous retiennent seules. Léducation, la transmission des talents qui est prônée, suppose lexistence de deux voies, étanches et inégalement développées, pour la formation des individus en vue de leurs rapports avec autrui et avec lunivers. Pour ce qui est des produits du travail, la première enseigne leur usage, et la seconde leur découverte et leur fabrication. Dès lors, suivant une doctrine qui remonte à Platon et à Aristote, lusager est meilleur juge, possède la compétence indispensable et lidée, par le truchement desquelles il fixe les cadres où sexerce lactivité productive et créatrice. Mais il est évident que cette appréhension des produits demeure une appréhension externe. Le travail y est reconnu par ses résultats, la nature par ses éléments. Les métaux, les cours deau, les terres, les animaux domestiques et les talents qui accompagnent les uns et les autres se trouvent là, à proprement parler, gratuitement, produits de linstinct et du hasard, sans que personne ait à les créer systématiquement. Tout ce qui a trait à la multiplication des richesses matérielles, aux relations entre collectivités humaines autres que les rapports de la propriété et du pouvoir aux relations naturelles chemine séparément, sans paraître devoir donner prise à une action ou à une réflexion qui soient centrées principalement sur elles. Si ces relations naturelles revêtent laspect non-humain, non-social, dun au-delà de luvre humaine, cest parce que cette uvre, le commandement et la vertu quelle visait, ont été concentrés dans les rapports sociaux et politiques, abandonnant tous les autres, dans les limites où le permettait lintérêt, aux soins des couches inférieures de lhumanité. Celles-ci étaient proches de la nature, et la nature était leur lieu, représentant, en ce quelle avait deffectif, la non-humanité, à linstar de ces couches elles-mêmes. Bien que le travail, sa reproduction et son invention soient à la base de notre constitution objective, il reste inscrit, eu égard aux valeurs prédominantes, dans le royaume des moyens. Et si lon déclare, par la suite, que le monde est devenu étranger, vide, a perdu tout contenu humain, cest parce quon sest situé hors de ce monde, parce que les notions inculquées, gravées dans la conscience, supposent lignorance, la méconnaissance de toute une partie de notre existence, dont on a détourné les yeux, tant on la jugeait inutile, dès linstant où elle tombait hors des limites des ordres qui fixaient à la société sa conduite.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
2. Une figure de rhétorique la conquête de la nature.
Tout ce qui transgresse les limites établies par cette fraction de lhumanité est du domaine de la conquête de la nature. Celui-ci englobe lunivers matériel, la création des savoirs qui sy réfèrent et les interactions des groupes humains lorsquils sy consacrent. La reproduction naturelle des talents, lenseignement qui sy rattache nont pris une forme systématique et ouverte, ayant une valeur reconnue pour la collectivité, que tout récemment :
« Les idéaux de la Renaissance et de lHumanisme ont inspiré la pratique pédagogique jusquà une période avancée du xixe siècle et survivent même dans beaucoup desprits en qualité de reliques. Les sciences et les techniques étaient considérées comme étant de faible valeur formative, alors quen revanche les disciplines historico-littéraires se voyaient reconnaître une valeur éminente. Cependant le développement des sciences a pris de telles dimensions et une telle signification pour la vie humaine quil nest déjà plus possible de les considérer comme le simple complément dune éducation générale humaniste, comme un élément dinformation étranger aux disciplines éducatives et formatives » .
En effet, la situation sest modifiée, et le contraste nous frappe plus vivement. Les causes en sont connues : socialisation de lappareil productif dabord, éclosion de la science et du travail inventif ensuite. Le siècle précédant le nôtre en a fait lexpérience simultanément. Dans ses usines se sont concentrés des millions dhommes qui, dépourvus de terres ou dépossédés de leur métier, sont venus constituer limmense armée des travailleurs de lindustrie. Chaque progrès dans la construction des machines et laccumulation des énergies inanimées, tout en éliminant une partie de la main-duvre, réunissait dans un même atelier un plus grand nombre douvriers. Les diverses branches du processus industriel, stimulées par léchange, talonnées par la concurrence, eurent besoin de se diviser et de se subdiviser, durent rechercher des combinaisons nouvelles. Linterdépendance de toutes les parties de cet ensemble, tant du point de vue technique que du point de vue économique, atteignit un degré duniversalité inconnu auparavant. La croissance des unités urbaines, lintensification des communications, la mobilité des individus, la fébrilité entretenue par la poursuite du profit capitaliste et la « lutte pour la vie », rendirent plus dense le tissu des relations sociales. Dans la vie des États, la production industrielle et les conflits dordre économique acquirent une place éminente quils nont plus cessé doccuper. Rien ne pouvait échapper à la loi commune, ni la collectivité perdre ses dimensions nouvelles. Parallèlement, la science se structura et devint un terrain fécond où des forces productives inédites pouvaient apparaître à tout moment. Avec elle, linvention se changea en un processus régulier, systématique et continu. Aucune nation ne devait plus lignorer , sous peine de sombrer politiquement et économiquement. Inversement, les découvertes scientifiques bouleversent constamment les procédés et les branches de la production, affectent sans cesse les rapports entre les nations. A lintérieur de chacune, le contenu des classes sociales a changé, car toute ressource ou connaissance nouvelle élimine certaines des ressources ou des connaissances existantes et, avec elles, les hommes qui les détenaient. Les cloisonnements et les séparations si bien entretenus et depuis si longtemps ont cessé dêtre rigides et nont plus pu le redevenir. Les institutions et les principes éducatifs se sont trouvés violemment entraînés dans ce mouvement. Non seulement parce que, avec la science, universités et écoles, « bastions de la formation des lettrés » , ont été forcées dadmettre la nécessité du changement, mais aussi du fait que tous leurs buts se sont trouvés révisés. Destinées à la conservation du savoir et à sa redistribution, elles ont été obligées de le renouveler. Les portes qui, jusque-là, donnaient accès uniquement à la politique, à ladministration, et qui, pas plus que celles de la société , ne débouchaient sur la production, sur lindustrie, durent ouvrir sur celles-ci également. Bien plus, ce dernier enseignement allait se substituer au premier et le dominer. La révolution était profonde, et Auguste Comte a annoncé sa venue, de même quil en a pleinement saisi la signification :
« Déjà, tout est préparé pour cette grande révolution. Les connaissances naturelles sont enfin devenues, à tous les yeux, et deviendront de plus en plus lobjet principal de lenseignement » .
Si cette prophétie dAuguste Comte et de tant de ses contemporains ne sest pas encore réalisée, si le bouleversement entrevu na pas encore parcouru toutes les phases de son cycle, les conditions de son accomplissement sont déjà manifestes. Lenseignement en question, la conception du développement historique quil présuppose restent soumis aux contraintes que lon sait. En effet, bien que la hiérarchie du champ social et du champ naturel, des groupes humains consacrés à lun ou à lautre ait changé, lécart entre eux persiste. Cela na rien détonnant. La structure de classe des collectivités contemporaines, les rapports de lÉtat à lensemble du monde civique, la particularité de la sphère politique vis-à-vis des autres sphères de lexistence humaine, son poids et sa vigueur dintervention, nont pas été radicalement et généralement ébranlés. Toutefois, lampleur quont prise nos interférences avec le monde matériel et à cet égard le rang auquel sest haussée léducation qui vise à lacquisition des disciplines naturelles est un signe élargit lhorizon quil est indispensable dexplorer, dappréhender dans un nouveau cadre, lancien étant visiblement rendu caduc. En conséquence, les limites reconnues à la société et à son gouvernement sévanouissent, et lélan attribué à la conquête violente, victorieuse, de la nature, se trouve relégué parmi les accessoires de la rhétorique. La dissymétrie entre ce qui était considéré comme du ressort du faire social et ce que lon estimait relever du donné naturel éclate. Le décalage entre lattention accordée aux rapports politiques, économiques, et le dédain voué aux autres relations, ne résiste pas aux confrontations avec la pratique générale. Les processus par lesquels se sont formés et se forment les talents, les disciplines par lesquelles sont assurés les échanges avec lunivers matériel, viennent au premier plan, occupent le devant de la scène. Nos relations à cet égard, lobligation de les reproduire et de les inventer, bien que naturelles en elles-mêmes et pour elles-mêmes, commencent à devoir être gouvernées, autant que le furent et le sont les relations sociales. Lhistoire des sociétés qui ont suivi un principe indépendant, celle des classes sociales qui se sont fixé pour fin détablir les instruments conformes à ce principe, ne peut plus se dérouler en reléguant lhistoire de notre nature dans le royaume de la matérialité inerte. Au sein de cette matérialité, une vie se découvre qui est la vie des catégories dhommes ayant la vocation de la façonner et de faire jaillir ses propriétés éminentes. De ce fait se pose un problème des plus sérieux, dont la résolution importe autant à lhumanité quautrefois la nécessité desquisser les premières ébauches permettant de saisir et de maîtriser les liens dans la communauté politique. Et il nest pas plus incongru de se demander quel est létat de nature le meilleur ou le plus conforme à notre situation historique quil ne le fut, à un certain moment, de se demander quelle était la meilleure cité ou celle qui correspondait le mieux aux exigences des forces collectives en présence.
Ce sont les traits essentiels de la civilisation autonomie de lordre social, opposition de celui-ci à lordre naturel, droit à définir lessence de lespèce humaine qui sont remis en cause par les circonstances réelles qui ont provoqué cette demande.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
Chapitre III.Lexploitation des choses
Quod nunc ratio est, impetus ante fuit.
ovide.
I. Le gouvernement de la nature
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
1. Progrès plein et progrès vide.
A travers lévolution que jai décrite, cest le rapport de notre état social à notre état naturel qui se trouve affecté, remis en question. La totalité que constitue la civilisation est soumise, nous avons pu le constater, à deux mouvements historiques, dont lun est propre à la nature et lautre à la société. La séparation des catégories naturelles et lantagonisme des classes sociales forment respectivement le noyau de chacun de ces mouvements. Ce découpage et cette opposition ont pour effet disoler les hommes dans des sphères de vie différentes, ne communiquant que par de multiples intermédiaires. La nature cybernétique et la progression naturelle transforment ces traits de la civilisation, annoncent de nouvelles formes dinteraction avec les pouvoirs matériels, de nouveaux liens entre les parties de lhumanité, pour autant quelles reproduisent et inventent leurs facultés. Bien plus, cette tendance figure parmi les conditions préalables du renouvellement de la société. Ces conditions sont réunies et il nest pas nécessaire dy insister : il sagit là dune donnée de la conscience commune, inscrite dans la vie politique et la volonté de millions dhommes. Le partage de notre planète entre deux systèmes sociaux définit une situation suffisamment expressive par elle-même pour nous avertir que cette division engendre obligatoirement des structures sociales originales, dont il ne saurait être question de prévoir le contenu avec exactitude sans transgresser la frontière qui sépare lanalyse de la prophétie. Les ébauches seront forcément nombreuses : lorientation fondamentale se maintiendra, sous la pression des causes qui lui ont donné naissance.
La conjonction que je viens de résumer a été appréhendée au moment où elle venait de sébaucher :
« Lexploitation de lhomme par lhomme, voilà létat des relations humaines dans le passé ; lexploitation de la Nature par lhomme associé à lhomme, tel est le tableau que présente lavenir ».
Personne ne sétait mépris sur les prolongements révolutionnaires de lidée de Saint-Simon, sur le cheminement dont il dessinait le tracé à lavance. Formation dune communauté ayant supprimé conflit et oppression en éliminant lÉtat et en abolissant lautonomie de la fonction politique, après avoir associé ses membres à la gestion de leurs affaires, dabord. Transfert de leurs énergies et de leurs tensions du champ des rapports quils entretiennent entre eux au champ des rapports qui les lient à lunivers matériel, ensuite.
On apercevait là demblée une solution de rechange aux routines de la servitude, la voie à suivre une fois celles-ci bannies. A savoir, la voie de la découverte du monde extérieur, la seule où les actes, étant en accord avec les valeurs profondes de lhumanité, lui rendraient sa dignité et lui permettraient de maîtriser les ressources et les lois de la matière. Lhistoire des sociétés humaines, au lieu de continuer à être le répertoire des crimes de lhumanité, de son ignorance, de sa misère, de ses illusions, deviendrait une longue chaîne dentreprises utiles, une suite de conquêtes faites dans le royaume de la connaissance et le domaine de la technique. Absorbé par ces tâches, débarrassé du gaspillage quentraîne la soumission dun homme à un autre homme, le corps social se trouverait encouragé à se libérer des guerres civiles, à imprimer une nouvelle direction à son histoire. De la sorte, il se préparerait à remplacer le gouvernement de la société en tant que gouvernement des hommes par le gouvernement de la nature en tant que gouvernement des choses.
Certes, lirruption de celui-ci dans la réalité nallait pas attendre la disparition des formes anciennes. Lorsquil surgit, comme aujourdhui, cest en les chevauchant, pour accentuer avec une vigueur dramatique les problèmes communs : la lutte des classes et des nations privées du nécessaire contre les classes et les nations nanties dun important surplus de richesses, le contraste entre les profonds bouleversements dus aux sciences et aux techniques et lincapacité de les assimiler, etc. .
La proximité relative du mode de gouvernement dont la venue nous a été prédite nous permet de saisir clairement les fins quon lui assigne : dabord, lunification, grâce aux progrès des sciences et des techniques, des aspects intellectuel et manuel du travail, léradication de linégalité entre les travailleurs la troisième inégalité qui les caractérise ; ensuite, laccumulation de sources dénergie, de savoirs et de machines, la formation dune armée desclaves mécaniques, destinés à satisfaire la gamme croissante des besoins et à assurer les loisirs de tous par la réduction des travaux qui exigent la participation humaine. Au fur et à mesure que ces objectifs sont concrétisés, les hommes sont à même de gouverner la nature en maîtres, et de considérer avec sérénité leur action sur celle-ci.
Arrêtons-nous cependant un instant pour détailler le sens de ces formules et examiner les moyens que présuppose leur application. Pour être aptes à gouverner lunivers physique, pour exercer ce gouvernement en sassociant entre eux, il ne suffit pas que les hommes écartent uniquement liniquité introduite par la répartition de la richesse ; il leur faut aussi en finir avec la disparité due à la structure du travail. Aux yeux de ceux qui embrassent cette perspective davenir, la signification différente que la société attache au travailleur manuel et au travailleur intellectuel les oppose irrémédiablement. Dun côté, malgré les sacrifices quon lui impose, lindividu se voit relégué dans la zone inférieure de la vie collective, tandis que sa production, quel quen soit le prix, est dénigrée. De lautre côté, lappartenance à la couche supérieure de la collectivité, la reconnaissance sociale et la possibilité datteindre par ses travaux à laisance, ou à la direction des institutions politiques, ne font pas de doute. La différence de valeur qui sépare les deux formes dactivité souligne une inégalité fondamentale, au regard de laquelle celle des classes nest quun effet parmi dautres . La question est capitale pour les systèmes sociaux qui se réclament du socialisme. La justice tant attendue se heurte au roc des différences de qualification au travail, qui imposent une distribution hiérarchique des biens, une scission entre dirigeants et dirigés. Le désir dassocier les hommes en face de la nature rencontre les mêmes limitations. Si habiles que soient les idéologues, si fortifiée que soit la volonté politique, lantagonisme qui sépare lêtre de raison de la société et son être de fait contrecarre les principes sur lesquels elle sest édifiée, et au nom desquels elle sadresse au monde.
La pratique alternée des deux formes de travail paraît être, à première vue, une réponse. Elle permettrait aux couches de la société de se rencontrer, chacune faisant lexpérience de la situation de lautre. Plus généralement, la variété des occupations, le passage dun type dactivité manuelle à un type dactivité intellectuelle et réciproquement, est considéré comme le moyen approprié de resserrer les liens entre les divers groupes de la société et de réduire les distances existantes . La collectivité atteindrait ce stade de transparence, de possession des forces matérielles, lorsque la division du travail aurait fait place au cumul des spécialités, devenu la règle universelle au lieu de rester lapanage dune minorité.
Le raccourcissement de la durée du travail, la profusion des loisirs et la présence massive desclaves mécaniques sont également donnés pour des signes éminents de notre capacité de gouverner la nature, comme sils en dépendaient. Maîtres de leur temps ce temps dénommé libre par opposition à celui de la servitude les individus pourront enfin se retrouver pour se vouer ensemble à leur enrichissement et au contrôle des ressources désormais abondantes. En poursuivant méthodiquement la carrière ainsi ouverte aux talents et aux besoins quenferme chaque individu, lharmonie recherchée sera rapidement atteinte. Cette circonstance fait la leçon nous vient des classes qui lont cultivé longuement que le loisir ne peut être abandonné au hasard. Organisé, il devient labeur de la culture ; laissé au gré des convenances personnelles, il nest que fuite. Les machines, les sources énergétiques sont appelées à le conserver aux hommes , leur permettant déchapper à lasservissement , de vaincre la monotonie. Asservissement et monotonie qui seront le lot des admirables appareils scientifiques ou techniques, tous les jours plus puissants et parfaits. Leur travail saffirme à terme comme notre loisir, leur soumission muette témoigne de lemprise que nous exerçons sur eux.
Ces opinions , quil ne coûte rien démettre ou de propager, résument la vision dune époque celle de la civilisation des loisirs, dit-on où toutes les figures particulières de notre espèce pourraient se confondre en un être universel, complet, et, après avoir renoncé à lexploitation des hommes, se consacrer à celle des choses.
Quelle est la portée effective de ce programme, quelle est la teneur du contenu instillé à une conception qui sest proclamée révolutionnaire ? Quel est son rapport avec le réel ? Sa composition traduit moins laboutissement dun effort danalyse quune tendance à la compensation, le désir de combler un manque. En ajoutant ce qui fait défaut, en retranchant ce qui se trouve en excès, on prétend atteindre, sans sortir de la voie de la prudence, le difficile ou lexceptionnel. Le travail et le loisir, la main et le cerveau, le monde social et le monde naturel viennent à la rencontre les uns des autres pour se combiner heureusement et substituer les apparences positives aux apparences négatives . La tension présente fait place, insensiblement, à lharmonie future. Le nouveau ne prononce pas larrêt de mort de lancien ; il sagit de récupérer ce qui a été gaspillé, et non pas de faire accéder à lêtre ce qui na jamais été. Dès lors, le gouvernement de la nature nest quune transposition du gouvernement de la société, tous deux fondés sur la co-présence de maîtres et desclaves. La seule différence vient de ce que lon souhaite, après avoir longtemps fait de lêtre humain un esclave être non-humain transformer à leur tour lensemble des êtres non-humains en esclaves des hommes. Ce que lon projette ainsi dans le futur, cest dabord la revanche prise sur les privations anciennes.
Linstrument de cette justice distributive de lhistoire est le progrès scientifique et technique. Les considérations dont on lenveloppe, les caractères dautomatisme et de perfection quon lui prête , la confiance, voire labandon quil provoque, en font, selon lheureuse expression de Karl Marx, une catégorie « tout à fait vide de contenu et abstraite ».
Cest de lessor considérable des sciences et des instruments cybernétiques que lon attend généralement le surplus de durée qui permettrait à chacun dexercer une activité en rapport avec ses dons. Cest aussi par son intermédiaire que lasservissement des choses se substituera à lasservissement des hommes.
Quel poids faut-il accorder à ces lieux communs rénovés ? A linstar des classes qui leur sont vouées, loisir et travail se nient réciproquement. Cette négation est considérée comme leur trait permanent. Si le premier ne passait pas pour le symbole de la domination et de la consommation exclusives, si le second nétait pas identifié à la servitude et à la production contraignantes, on naurait aucune raison de penser quils sexcluent mutuellement, ni de faire de lun le remède aux inconvénients de lautre. De plus, il ny a pas de loisir bénéfique et fécond si lensemble des occupations humaines ne lest pas. On a vu, bien à tort, dans le loisir la condition essentielle de toute vie sociale riche, de toute culture et de tout art. Sir Herbert Read la opportunément rappelé :
« Quentendons-nous par loisir, et pourquoi devrions-nous supposer quil constitue un problème quil incombe aux arts de résoudre ? Les grandes périodes de lart nont pas été remarquables pour leur loisir du moins, lart ny était pas une activité associée au loisir. Cétait un artisanat comme les autres, qui avait pour but la fabrication dobjets nécessaires ».
La confrontation des préjugés confortables avec la réalité nous enseigne que cest bien dans les activités liées à lessor de nos habiletés que se trouve la source de notre originalité. Une communauté dont chaque membre aurait son violon dIngres serait certes plus enviable quune communauté dont tous les individus en seraient dépourvus ; elle nen resterait pas moins une communauté tronquée, où seule lévasion serait élevée à la hauteur dune institution. Le loisir en tant que non-travail reste enfermé dans ce quil fuit, au lieu de se tourner vers ce quil construit.
La prolifération des esclaves mécaniques, le résultat tant attendu du progrès, nest pas non plus une garantie de libération authentique du genre humain. Au lieu que lhomme devienne artisan, ingénieur ou savant accompli, on lui propose pour idéal de devenir surveillant de machines, de se conduire en maître des pouvoirs matériels venus à résipiscence. De toute manière, le noyau de la relation déplacé de lunivers social à lunivers naturel le contenu que lon a pris lhabitude dy adapter demeure identique : cest la servitude.
« Mais il est difficile de se libérer, observe G. Simondon , en transférant lesclavage sur dautres êtres, hommes, animaux ou machines ; régner sur un peuple de machines asservissant le monde entier, cest encore régner, et tout règne suppose lacceptation de schèmes dasservissement ».
Ce qui saffirme en réalité, encore mal dégagé des obsessions anciennes, nest pas lirruption du loisir et des esclaves mécaniques, mais la mutation du travail. Cette idée doit être prise au sérieux et poussée jusquà ses dernières conséquences. En effet nous assistons à une évolution rapide de lorganisation des tâches. De la production artisanale à la production mécanique, de la production mécanique à la production automatique, les métamorphoses sont évidentes et la continuité attestée. Lhomme jouant le triple rôle de force physique, doutil et de porteur doutils fait place à louvrier qui combine son énergie et ses appareils sensoriels avec la machine, jusquà ce que lensemble systématisé des machines séquipe de ses moteurs et de ses organes sensoriels propres. La rationalisation progressive, la diminution proportionnelle de lintervention des opérateurs humains, dessinent une ligne ininterrompue dinnovations techniques, daménagements à la limite desquels on aperçoit une « société de travailleurs sans travail » . Mais ce dernier est envisagé uniquement dans le cycle de la production. Et notre retrait de ce cycle, notre résiliation dune fonction millénaire sont jugés comme un abandon du domaine du travail. Bref, les hommes sont censés ne plus travailler parce quils nexercent pas ou parce quils nexercent plus une forme particulière de travail qui a été et est encore prédominante, à savoir, le travail productif. Lerreur a été de ne pas remarquer, en sen tenant à une vue partielle du réel, que, si quelque chose semble dépérir, ce qui devient essentiel et proprement humain, ce qui se substitue à un travail, ce nest pas le non-travail mais un autre genre de travail. Telle est la révolution qui sopère. Laccroissement du nombre de savants, dingénieurs scientifiques, denseignants, la fonction de la pédagogie à cet égard, sont des phénomènes qui sy rattachent.
La fusion du laboratoire et de lusine le premier commandant à la seconde le renouvellement constant des savoirs, traduisent la réalité dun autre faire comme faire humain. Une préparation des facultés qui lui soit adaptée simpose : il reste à lassurer. Quelle que soit la forme quelle prendra, elle naura pas à perpétuer vis-à-vis du monde matériel des modèles dasservissement qui, édifiés par une classe particulière, seraient appelés à se généraliser. Si ces modèles présupposent que des « esclaves » mécaniques de plus en plus nombreux chassent les « esclaves » humains devenus de plus en plus rares, on ne peut oublier que ceux-là réclameront une armée de cerveaux pour être découverts, tout comme ceux-ci mobilisaient une armée tout court pour être contrôlés. Le temps et le labeur rendus disponibles dun côté sinvestissent et sinvestiront encore davantage de lautre côté, le côté du travail inventif . Autant dire que la somme de cette main-duvre inanimée ne représente pas la longue théorie de nos serviteurs : elle manifeste létat de nos facultés, puisque la même démarche les crée aussi bien. Ce nest point à un âge du loisir ou de maîtrise absolue des artifices matériels quelle nous renvoie. La mutation du travail et le besoin détablir sur dautres bases le rapport à nos uvres, voilà ce qui sy exprime le plus directement.
Le déplacement du centre de gravité du travail modifie obligatoirement le contexte dans lequel est censé disparaître lantagonisme de son côté manuel et de son côté intellectuel, et influe sur la fonction attribuée au progrès scientifique et technique à cet égard . On saccorde habituellement à reconnaître que ce dernier entraîne deux effets différents, lun indirect : la non-spécialisation croissante des travailleurs, lautre direct : lintellectualisation du travail.
Le premier pas vers linterchangeabilité des tâches a été accompli dans la production mais ses conséquences ont peut-être été fâcheuses. La mécanisation des opérations industrielles a permis aux agents humains dexécuter tous les travaux imposés sans faire preuve daucune habileté particulière, puisquils devaient seulement utiliser leur capacité générale à dépenser leur énergie et à faciliter lemploi des forces mécaniques. Les inventions successives ont encore amenuisé le rôle des aptitudes spécifiques pour ne plus laisser que laptitude globale à effectuer un travail machinal. Le deuxième pas sest effectué à un autre niveau : la poursuite incessante de la recherche scientifique et de ses applications a raccourci lespérance de vie des connaissances de tout ordre, transformé les relations entre les sciences et modifié la configuration dans laquelle elles sont habituellement associées . Désormais la qualification au travail, à une discipline, ne saurait plus être fixe, le contenu de la spécialité nest plus donné une fois pour toutes ; les combinaisons auxquelles elle participe ne cessent de changer. Une nouvelle tendance se fait jour, qui consiste à associer plusieurs disciplines. Sur le fond de cette régénération et de ce mouvement des cadres où sinscrit toute activité, au delà de lavancement commun des savoirs, la culture générale viendrait accentuer limpossibilité de toute division, empêcher la cristallisation des disciplines dans les limites qui sont actuellement les leurs. Cette conviction gagne de plus en plus .
Lintellectualisation des tâches est une conséquence du progrès liée à la précédente. Ce qui exige dépense musculaire, coordination des mouvements, intervention de nos sens pour garantir la réussite dune opération physique ou chimique, est concédé aux systèmes automatisés, capables dobtenir de meilleurs résultats. La partie pénible du travail est réservée aux êtres techniques ; elle exige un nombre plus restreint dhommes et requiert, théoriquement, une fraction toujours moindre de leur effort. Ce dernier tend à sexercer sur des informations codifiées ; échappant désormais aux contraintes directes de la substance pour se soumettre à celles des méthodes logiques ou mathématiques, il sapplique à linterprétation dun ensemble de signes abstraits. Un tel travail se définit dès lors, non plus par son rôle dans une chaîne de corps et de mouvements, mais par sa capacité de les faire fonctionner ensemble, de contrôler des instruments déterminés par leur qualité « intellectuelle » ou « sensorielle » machines à calculer, oscilloscopes, cellules photoélectriques, etc.
Mais si ce sont là les répercussions probables dun élan inventif incontestable, le sens quon leur attribue conventionnellement triomphe de la non-spécialité sur la spécialité, victoire du cerveau sur la main ne nous indique pas encore la portée véritable de ce qui est en jeu dans la division du travail en manuel et intellectuel. En effet, concevoir une activité quelconque sans séparation ni subdivision fût-ce à titre provisoire est probablement illusoire, sinon stérile. Quun individu puisse comprendre la totalité des événements objectifs et agir sur eux, que dans tout cerveau se groupe le principal du savoir et du savoir-faire, est certes un idéal élevé. On serait en peine den trouver un exemple convaincant dans lhistoire. Luniversalité espérée nest quune construction inefficace. Archimède, Aristote, Darwin, Einstein ont tous été des spécialistes. Limportant et nous sommes actuellement les témoins de cette transformation est justement dempêcher les capacités dont on dispose de se coaguler dans des moules immuables, et, pour cela, de les relier systématiquement et consciemment entre elles. Les caractères de la subdivision des sciences et des travaux se modifient : la subdivision ne disparaît pas pour autant. La culture générale paraît utile : elle nest ni le complément ni la cause de larrêt de la parcellisation des facultés.
« La division du travail Émile Durkheim nous en a avertis depuis longtemps ne change pas de nature parce quon la fait précéder dune culture générale ».
Cest une illusion que lon observe couramment en corrélation avec la précédente que denvisager la disparition éventuelle du travail manuel, leffacement de la frontière qui le sépare du travail intellectuel, sous langle organique, biologique. Même si certaines tâches physiques les travaux de force, par exemple sont de plus en plus fréquemment confiées aux machines, dautres, liées à la fabrication des instruments, à lexpérimentation, à la construction des prototypes, ne peuvent que se développer et se diversifier. Cette prévision est légitime : malgré les écarts institués, les talents de la main et ceux du cerveau se prêtent un secours mutuel, prolifèrent et se métamorphosent simultanément.
Faut-il alors dire que lon se trompe lorsquon attend des sciences, de leur avancement, la fusion du travail manuel et du travail intellectuel ? Oui, si lon sen tient à laspect banal de leur influence sur la structure des travaux et la localisation anatomo-physiologique des facultés correspondantes. Non, si cest la signification historique que lon met en avant. A cet égard, la distance de la « main » au « cerveau » est lexpression sociale de la division de lhumanité en catégories naturelles. Elle est lindice dune hiérarchie ; elle dénote linégalité au sein dun système social, la lutte dune classe pour semparer de la source des richesses détenues par une autre classe, le besoin de dominer lensemble des forces productives. Une société socialiste, on la noté, où la diminution de cette distance a une valeur aussi grande que la limitation du temps de travail ou le changement du régime de la propriété, ressent encore plus profondément les séquelles de cette séparation. Une grande partie de la collectivité y souffre de la contradiction de se savoir et dêtre proclamée sujet de la société, dune part, et dêtre, dautre part, objet en ce qui concerne sa participation à la création du savoir-faire et les échanges essentiels avec lunivers matériel. Toutefois, on est obligé de maintenir, sous une forme ou sous une autre, aussi bien le symbolisme de ce qui est intellectuel et de ce qui est manuel que la répartition différentielle, inéquitable, sur léchelle de la société. Procéder autrement, ce serait diffuser des talents et des connaissances condamnés à demeurer en grande partie inutilisés. Quant à penser que la solution pourrait être trouvée si chaque mathématicien, ingénieur ou philosophe se mettait à labourer la terre ou à descendre dans la mine, si tout ouvrier non qualifié pénétrait au laboratoire ou peuplait les bibliothèques, cela naurait guère deffet sur le contenu des opérations quotidiennes des diverses professions, ni sur la valeur de leur travail. Cette prétendue panacée ne remédierait quà des manifestations superficielles. Elle ne nous aiguille pas vers la nécessité dordre particulier qui conduit à relâcher la tension entre « main » et « cerveau », à réduire leur écart. Nécessité qui, sans conteste, prend corps dans lhistoire humaine de la nature .
Tout dabord, et je men tiens à laspect quelle revêt pour la société, son symptôme essentiel est lunification des bases matérielles, des forces productives de celle-ci. Linterdépendance étroite des pouvoirs objectifs réalisée dans la production, de même que la qualité de nos habiletés et de nos connaissances, manifestent une origine commune, la science, et leur fusion ne fait quaccentuer cette évolution. Des principes et des méthodes identiques pénètrent progressivement dans les diverses sphères du travail, sappliquant aussi bien à lagriculture ou aux communications quà lindustrie. Du laboratoire et du cabinet du savant jusquà lusine et au champ, on perçoit un mouvement qui conduit à spécifier, à concrétiser des lois générales, mouvement bien différent de la division parcellaire des métiers et des règles sans liaison interne entre eux, comme pouvaient lêtre ceux de lagriculteur et de lartisan, de lartisan et de lingénieur. Et en même temps ici se manifeste pour la nature lunité des forces productives a lieu le mouvement dassimilation du travail productif et du travail inventif, latténuation des contrastes préservés par la tradition .
Ensuite et corrélativement, la reproduction dune catégorie naturelle particulière provoque le dépérissement des fondements et de la possibilité dune scission entre travail manuel et travail intellectuel, envisagés sous langle historique. Nous lavons observé en son lieu : il sagit des chercheurs, ingénieurs et techniciens scientifiques, dont le nombre saccroît dix fois plus vite que la population générale. Et cela non point parce quils ont défait la spécialisation, ou mis fin à la disparité organique de la main et du cerveau, mais parce quil sagit dune catégorie dont la constitution nobéit pas au processus de division naturelle, et aussi parce quelle ne saisit pas le travail ou la force matérielle en tant quils sont fixés dans lhabileté dune autre catégorie. Ses savoirs ne simbriquent plus strictement à son organisme ; surtout, ils ne sont plus figés dans des relations préétablies au cours de nombreuses générations. La plasticité des rapports qui unissent les hommes, non pas à une ressource isolée ou isolable, mais à un ensemble de forces matérielles, est source de transformations fréquentes, de substitutions inévitables. Ainsi disparaît le fondement de la séparation qui, dans le rapport de lhomme à la matière, permettait à une fraction de lordre social de manifester son opposition à une autre fraction en tant quopposition des activités intellectuelles aux activités manuelles, contraste entre la substance de la richesse attachée aux unes et la substance de la richesse attachée aux autres. Cette substance est désormais indivisible, parce quelle est commune à lensemble de la société : tel est le résultat de la suppression des cloisons qui, dans le déterminisme interne au développement de nos facultés et de notre univers, isolaient les différentes catégories naturelles.
Au terme de ces remarques, on voit que définir lexploitation des choses, le gouvernement de la nature, par référence aux « esclaves mécaniques », au loisir, au développement quantitatif des savoirs, contrevient aux données les plus évidentes de la situation actuelle. Nous sommes encore fascinés par la fine broderie que le xixe siècle a tracée autour de laction et de lhistoire humaines concernant létat naturel et létat social, et leurs rapports concrets, ce qui amène souvent les penseurs à faire davantage écho aux préoccupations dune époque révolue quà répondre aux problèmes de la nôtre. Ces derniers peuvent être saisis sur le plan théorique. Ils ont trait, dune part, à limportance et au mode de création des facultés de notre espèce, qui sexpriment dans des phénomènes tels que la mutation du travail, lassimilation de sa forme productive et de sa forme inventive, la reproduction accélérée des travailleurs scientifiques. Dautre part, de nouvelles questions se posent qui relèvent de la politique et du gouvernement : il sagit notamment du décalage entre linterdépendance croissante du processus naturel et du processus social et la distance que lon persiste à vouloir maintenir entre les modalités daction dans la société et dans la nature.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
2. Lexpression actuelle dun thème révolutionnaire.
Où se situe le gouvernement de la nature ? Il ne faut pas le chercher dans la domination des choses, dans le domaine des forces matérielles. Celles-ci, conditions et résultats daction, ne peuvent donner lieu à aucune prise directe, exclusive. Elles sont agrégées à nos connaissances, à nos facultés, qui seules possèdent des qualités motrices et sont appréhensibles. Nous savons en effet que le manque de ressources physiques, tout comme leur abondance, est proportionnel au manque ou à labondance des savoir-faire qui leur correspondent : les premières ne peuvent être obtenues quen présence des seconds. Il faut donc mettre en avant la fonction des groupements de disciplines et linfluence des talents, les lois inhérentes à leur évolution. Aussi doit-on guider ces disciplines et ces talents, les prendre pour fins véritables de notre intervention dans lunivers, et aider les hommes qui les représentent, au lieu de vouloir agir sur des objets inertes et parfaitement opaques.
Le modèle directeur nest pas celui qui prône la thésaurisation des éléments du monde matériel, lasservissement de ses énergies. Son cadre cesse dêtre celui des « victoires sur la matière », de la collecte des phénomènes, de laccumulation des richesses matérielles capturées et rendues disponibles à notre commandement, comme les richesses sociales entassées dans les coffres dune banque ou incluses dans les moyens industriels dune entreprise. Au contraire, en percevant que chaque parcelle de matière enferme une parcelle dhabileté, de science, ou dart, on reconnaît que lapparition ou la destruction des substances physiques et lapparition ou la destruction des facultés sont une seule et même chose, et que lon ne saurait soumettre ou utiliser les unes sans soumettre et utiliser les autres. Ces observations, basées sur la pratique historique, découlent également de la conception de létat de nature en tant que réunion de son pôle humain et de son pôle matériel, articulation des ressources matérielles ou inventives avec un système de reproduction des capacités de travail. Prétendre au contrôle, à lintelligence du mouvement qui embrasse un tel état, implique le contrôle, lintelligence du processus au cours duquel il est constitué, à savoir la création du travail, des savoir-faire.
Les difficultés que lon rencontre à accroître la quantité de matière disponible, les détours par lesquels on arrive à lénoncé de ses principes, ne sont pas le point de mire vers lequel convergent toutes nos préoccupations. La présence de connaissances, de talents, leur structure et leur combinaison, se révèle comme le véritable levier de nos rapports avec le milieu environnant et des relations entre les hommes. La question essentielle est donc moins de magnifier le monde des objets pour ladapter aux diverses visées, que de favoriser léclosion de nos virtualités en tant que sujets et de les réaliser. Ainsi, gouverner la nature ne signifie pas gouverner des choses en découvrant leurs propriétés, mais gouverner le travail en créant ses facultés.
Allons plus loin. Si le gouvernement de la société se réfère à un lieu, à des actes spécifiques production, consommation à des collectivités particulières classes sociales, élites politiques et si celui de la nature ne peut plus demeurer au niveau abstrait de la saisie immédiate de la totalité des phénomènes et des instruments corrélatifs, quels sont les points dapplication de ce dernier ? La réponse est fournie par la théorie et la situation concrète. Il sagit des mécanismes médiateurs entre les pouvoirs humains et non-humains la reproduction, linvention et les catégories naturelles.
Il y a longtemps quon la compris, quoique de manière détournée. La réglementation des procédés de fabrication, linterdiction de quitter le pays notifiée à des savants ou à des travailleurs qualifiés pour un métier donné, le secret des inventions tout comme les normes corporatives marquent bien que ces mesures, outre leur sens social, étaient destinées à préserver un certain système de reproduction des catégories naturelles, un même rapport des hommes à leur environnement.
Toutefois, en raison de leurs dimensions et de leur portée restreinte, les processus de création de nos facultés nappelaient pas, aux époques dont il vient dêtre question, une méthode de direction particulière, distincte, qui fût aussi une méthode de direction dans lélaboration de lordre naturel. Deux circonstances contribuent actuellement à donner du relief à cette méthode et à faire considérer avec un soin particulier ce qui, au cours de lhistoire, a été seulement ébauché et nest apparu que sous une forme déguisée.
Tout dabord, lautonomie et le caractère systématique de ces processus. Ayant cessé dêtre des sous-produits, des activités en marge de lappareil productif et éducatif , la découverte et la transmission des savoirs constituent un ensemble nettement différencié. Par son intensité, sa continuité, linvention nest plus le résultat dune démarche aléatoire. La recherche, l« industrie de la découverte », la contiennent en grande partie, et le mode de reproduction des talents, dans son cadre ou en dehors de celui-ci, notamment à lécole ou à luniversité, tend à forger une nouvelle unité. Aucune confusion nest plus possible dès lors entre la sphère où se poursuit la production des choses et la sphère qui sest dégagée récemment, celle de la création des connaissances, du travail. Cette dernière est reconnue en tant que telle, et les investissements économiques et intellectuels dont elle est le but ont acquis, pour la plupart des sociétés, une importance égale, sinon supérieure, à ceux que lon consacre aux instruments productifs en général . Ayant atteint ce seuil, tant du point de vue des dimensions que du rythme de lactivité, la reproduction et linvention prennent conscience de leurs buts, de leur individualité, et appellent une organisation, une politique propres. La définition de la première, létude de la seconde , simposent de toute évidence comme éléments dun système de gouvernement et composantes de sa pratique.
Ensuite, un nombre toujours croissant dindividus a pour occupation principale ou exclusive la création du travail. Il y a là un déplacement important du cadre de vie, puisque lhomme ne se meut plus dans un monde dobjets, résistant et fermé ; désormais il se trouve dans le domaine des informations quil sagit de combiner, dordonner et de cristalliser dans des sciences et des facultés. Indubitablement, une époque commence où une portion sans cesse accrue du travail est réservée à engendrer ce travail même, en tant que but et non pas uniquement en tant que moyen. De cette manière, lhomme sort progressivement du champ de la production, où son rôle de facteur principal sestompe ; il met au premier plan des secteurs dactivité ayant trait à léchange avec la matière, à la constitution explicite de lordre naturel secteurs qui auparavant paraissaient marginaux, improductifs ou « gratuits ».
Point nest besoin dinsister, ni de se référer à des statistiques, pour montrer que la succession et létendue des inventions ont entraîné le développement des sciences, des pratiques ayant pour fonction de les transmettre, de même quelles requièrent, de la plupart dentre nous, un nombre accru de savoirs, donc un cycle de formation plus long. Cette formation devient une préoccupation permanente durant toute la vie de lindividu et ne se sépare plus de lexercice des facultés. La liaison se manifeste de multiples façons. Dune part, personne ne peut plus se désintéresser ou se détacher de ce qui se passe dans la recherche ou l« industrie de la découverte » sil tient à sen assimiler les résultats à chaque étape de son existence, à rester dans le contexte de la vie sociale active. Dautre part, à côté du temps voué au travail ordinaire, donc du temps jugé non libre, la tendance se fait jour de dégager une fraction de temps disponible afin dentretenir les savoirs acquis et de sen procurer de nouveaux . Dès lors, une chaîne continue relie lenseignant, qui est simultanément chercheur, au producteur qui se maintient dans le circuit de lenseignement, surmontant les subdivisions instaurées et rendant leurs frontières labiles. Tout concourt à intéresser des fractions de plus en plus appréciables de la collectivité aux processus qui canalisent laction de lhumanité à lintérieur de lunivers. Dans cette perspective, des institutions et des principes aptes à les régir savèrent dimportance primordiale.
Une fois indiqués les points dapplication la reproduction et linvention et les raisons qui différencient le gouvernement de la nature et le transforment en une véritable division sociale du travail cest-à-dire lautonomie de ces processus, le temps et le volume dénergies humaines qui leur sont consacrés on doit aussi marquer la teneur de son changement. Celui-ci ne nous apparaît pas, à la lumière de ce qui vient dêtre exposé, dépendre uniquement de lexistence dune société qui, ayant réussi à se policer, à prendre conscience de ses aspirations, et à extirper ses conflits, se tourne vers le monde extérieur pour le courber systématiquement. Il nest pas non plus le signe dune maîtrise qui, étendant son règne, se contente de régler les rapports quentretiennent les hommes avec les pouvoirs matériels. Donc son avènement nest garanti automatiquement ni par le remodelage des structures sociales, ni par lampleur des découvertes ou des instruments physiques. En effet, « exercer une plus grande action sur la nature », suivant les termes de Saint-Simon, a pour conséquence, non seulement une masse accrue de connaissances, de talents et de forces, mais aussi le fait que certains groupes humains sadjoignent ces connaissances et ces talents, tandis que dautres se voient dépossédés des leurs, rendus caducs. Partant, ce qui affecte le lien à lunivers matériel et la manière de létablir cest là un des fils conducteurs de cet essai atteint aussi les liens qui unissent les hommes pour autant quils inventent et reproduisent leurs facultés, métamorphosent leurs relations à lintérieur des catégories naturelles et les relations mêmes de ces catégories.
La modification qui commande lévolution de ces relations donne une nouvelle orientation au gouvernement de la nature. Jusquà nos jours, les hommes se rencontraient divisés ; de ce fait, ils ne pouvaient prétendre administrer et ordonner les processus de création du travail, et, plus généralement, de création des facultés de lespèce. Chaque ensemble de « porteurs dinvention » poursuivait une tendance qui lui était propre et qui pouvait sopposer à la tendance intrinsèque à un autre ensemble. La voie empruntée par lagriculteur différait de la voie suivie par le chasseur, la voie de lingénieur était distincte de celle de lartisan. Orienter et diriger de concert le système de reproduction était une attitude incompatible avec le principe profond de celle-ci, sa structure réelle. Les savoirs se constituaient de façon trop lente pour être appréhendés dans leur totalité, développés suivant des lignes bien arrêtées. De plus, amalgamés aux organismes humains, concrétisés dans leur immense majorité sous forme biologique, ils apparaissaient comme des objets de lactivité inventive uniquement à la condition quune partie de lhumanité sécartât de lautre, et fût assimilée par elle au domaine des choses, des matières premières.
Lampleur prise par le processus dinvention, laccélération des échanges dont il est le lieu, ouvrent la voie à lintroduction dune rationalité là où prédominaient limprovisation et laccident. Parallèlement, le travail, les connaissances qui le composent et les dextérités quil exige, sont concentrés continuellement dans des systèmes de stockage de linformation, des instruments et des livres. La distance nécessaire pour quil soit traité objectivement, expérimenté dans des combinaisons diverses, ne présuppose plus, comme par le passé, un éloignement par rapport à une collectivité humaine qui lincarne. Cette distance est instaurée par la matérialisation, lexistence indépendante, sous forme non-humaine, de la plupart des facultés de lespèce. La substitution de la progression naturelle à la division naturelle transformation connexe à lapparition de la science et du scientifique correspond à un moment où ces phénomènes saccentuent et où les mouvements divergents satténuent. Lassociation, désormais obligatoire, de ceux qui participent à létat de nature cybernétique, permet aussi de le gouverner.
La conséquence en est bien lélimination de la troisième inégalité, celle des savoirs. Cette fin pouvait avoir naguère un caractère philanthropique ; elle ne la plus aujourdhui : en effet, elle saccorde rigoureusement avec les circonstances objectives. Et ceci aussi bien du point de vue historique que du point de vue actuel. Envisagé sous langle historique, tant que cette inégalité se maintient entre autres sous la forme de la différence hiérarchisée du travail intellectuel et du travail manuel tant que les hommes sont séparés par la manière dont ils créent leurs capacités, au lieu dêtre rendus solidaires grâce à elle, le changement entrevu du gouvernement de la nature ne saurait saccomplir pleinement. Car son champ nest pas avant tout ladministration des choses, lunivers extérieur : il concerne les hommes au premier chef.
Du point de vue quantitatif, la nécessité dutiliser de plus en plus les facultés potentielles des hommes paraît impérieuse. On reconnaît quelles se perdent, sétiolent, si on se borne à les rechercher uniquement dans les secteurs les plus élevés de la société et de la production. La somme même des connaissances et des habiletés existantes est telle que le nombre de ceux qui sont appelés à les manier ne peut plus demeurer restreint. La formation des hommes, en sétendant, renverse les barrières soigneusement dressées à lintérieur de la collectivité. J.D. Bernal en a noté les causes et les effets :
« Aucun élément de notre culture na augmenté autant, au cours des dernières décennies, que la science ; mais cette augmentation a atteint un stade qui naffecte plus une élite limitée mais la population tout entière ».
Cet impératif simpose à toutes les sociétés, puisquil résulte des mutations des disciplines naturelles et de celles de la production qui ont suivi :
« Le progrès accéléré des connaissances, constate un rapporteur qualifié , lévolution des sciences et des techniques entraînent une transformation continue des besoins des sociétés humaines. Quelles que soient les oppositions, les contradictions qui les différencient ou les dressent parfois les unes contre les autres, il nen est pas moins vrai quelles suivent des lignes à peu près semblables. Ainsi lextension de linstruction est un fait objectivement constatable. On peut la justifier par la justice démocratique, par les nécessités du développement économique. On peut la baser sur une sélection qui masque une inavouable ségrégation, ou sur le respect intégral de la démocratie, le fait demeure : lhumanité tout entière est de plus en plus avide denseignement et déducation ».
Cest, pourrait-on ajouter, parce quelle aperçoit de plus en plus clairement le danger quil y a pour elle à dissiper ses énergies et ses aptitudes virtuelles.
Le génie répandu parmi toutes les couches dune nation peut être fécondé, et sa puissance décuplée, si on le cultive à un niveau relativement élevé. Dans la conjoncture définie par le renouvellement régulier, tous les dix ans, des savoirs, le fonctionnement quasi autonome des systèmes matériels et le renforcement du travail inventif, laccent se déplace. Les hommes qui sont enfermés ou qui restent enfermés dans le cercle des opérations peu qualifiées, à lévolution lente souvent classées comme manuelles demeurent aussi en-deçà du seuil defficacité souhaitable :
« Lhomme qui travaille exclusivement ou essentiellement de ses mains est de plus en plus improductif » .
Ce qui était prisé lorsque habiletés et ressources étaient engendrées de façon marginale, à côté des diverses routines productives, lorsque linvention était sporadique et partielle, signifie aujourdhui perte de talents, sous-utilisation des énergies disponibles pour lobtention de talents nouveaux.
La suppression progressive de linégalité propre à un certain système de répartition des capacités déchange avec lunivers matériel sinscrit dans ces perspectives. Malgré ce quon affirme et ce quon a cru longtemps, une société naccède pas à un ordre supérieur, à la pleine possession de ses moyens, à la maîtrise de son destin, en se bornant à rejeter liniquité fondée sur la richesse et la domination politique, mais dans la mesure où elle procède à cette suppression ; en dautres termes, lorsquelle motive son intérêt pour lavancement du savoir moins par la nécessité daugmenter les moyens destinés à satisfaire les besoins et à préparer pour les générations futures les emplois qui leur permettront de subsister que par le dépérissement de la hiérarchie instaurée entre les aptitudes humaines. Nest-ce pas là la meilleure manière de disposer de toutes les richesses qui soffrent ? Le fait que cette hiérarchie et la disparité qui la sous-tend apparaissent comme des signes de gaspillage des dextérités virtuelles, des indices de stérilité des investissements, souligne la nécessité de les forclore, accordant ainsi ce qui est subjectivement désirable avec ce qui est objectivement déterminant . Tel est le contenu et le motif du passage si tôt discerné de « lexploitation de lhomme par lhomme » à « lexploitation de la terre par lindustrie ».
Ce passage ne doit pas être regardé comme lau-delà dune société qui aurait aplani ses déséquilibres internes, le signe de lapparition dune nouvelle race de seigneurs de lunivers. Sil atteste une tendance à renouveler le gouvernement de la nature, ce nest pas parce que son accomplissement réclame de nous peu de travail productif, présuppose la présence dune masse desclaves mécaniques, mais au contraire parce quil mobilise beaucoup de travail inventif et une pléiade de facultés, de disciplines, de savoirs, définissables avec précision. Sa raison dêtre nest pas davantage leffacement dune division ancienne la scission du travail en manuel et intellectuel ou celui de liniquité sous-jacente. Il faut plutôt y voir lindice concret dune direction que prend lhistoire. A savoir, le passage dun état qui mettait au premier rang de ses préoccupations la création des choses à un état où la première place revient à la création des hommes, de leurs facultés. Le résultat attendu, le but poursuivi, est moins la capacité daccumuler connaissances et pouvoirs extérieurs que la volonté dinstaurer et dadministrer les rapports entre les hommes, de déterminer leur appartenance à une catégorie naturelle. En définitive, lhumanité aspire, dans la nature, non pas à maîtriser son alter ego matériel, mais à se gouverner elle-même, à conférer à cette nature les dimensions dune réalité où elle saffirme et non pas dune abstraction où elle se nie. Que ce besoin ait été exprimé il y a plus dun siècle et sous une forme détournée nenlève rien de sa résonance révolutionnaire à lidée quil enferme. Depuis, le temps a confirmé sa vérité, en nous permettant de mieux apercevoir ses conditions et son incidence.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
II. La société, forme de la nature
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
Les prémisses dun état de nature gouverné consciemment par les hommes semblent donc être réunies. Le rapport de la société à cet état est défini par trois séries de faits :
les processus naturels se dégagent en tant que fondements actifs et explicites des actions collectives ;
la création du travail, des savoirs, est socialisée ;
linfluence des facteurs sociaux sexerce désormais manifestement à lintérieur des facteurs naturels.
Ces faits sexpriment demblée à travers la fonction que remplit notre espèce auprès des autres espèces et laménagement général de nos ressources et de notre milieu. Lampleur des systèmes matériels avec lesquels nous interférons pose, de façon aiguë, la question du nombre et celle du bilan, cest-à-dire la question de notre propre évolution démographique et celle de léquilibre à maintenir entre les diverses espèces animales et végétales et les forces matérielles disponibles. Leur dépendance mutuelle ou vis-à-vis de nous est devenue plus rigoureuse. Modifications du climat, des propriétés du sol, emploi élargi des moyens physiques et chimiques pour infléchir les processus vitaux des animaux et des végétaux, communications dun point à lautre du globe et bientôt dune planète à lautre provoquent des perturbations et exigent le rétablissement de mécanismes qui permettent aux organismes de subsister , aux hommes de préserver leur existence biologique et sociale. Ces derniers sont devenus une force géologique qui sexerce sur une grande échelle, et dont la mesure est donnée par les connaissances théoriques et pratiques auxquelles ils ont recours en loccurrence. La disposition de lespace, le calcul des réserves en substances et en énergies, la prévision de leur épuisement et de leur substitution accusent les caractères biomorphiques des préoccupations quaucune collectivité ne peut sous-estimer :
« A lencontre dune opinion largement répandue, les facteurs naturels ne sont pas moins importants mais plus importants que par le passé » .
Toutefois, limportance des facteurs en question ne réside pas, comme on le laisse entrevoir, dans le volume des énergies ou la variété des matériaux mis en jeu. Elle tient, on le sait, aux processus décisifs dont ces aspects manifestes ne sont que laboutissement, à savoir ceux de la création des habiletés, de leurs disciplines particulières. Les traits de lintervention quils représentent dans lhistoire humaine de la nature diffèrent de ceux qui ont longtemps prévalu. Suivant les besoins, on est à même de susciter les talents, les sciences et les hommes qui les détiennent pour aboutir à des résultats, à des phénomènes ayant des attributs établis à lavance. Sil sagit, par exemple, de découvrir un élément transuranien, un métal résistant à certaines pressions atmosphériques, ou de construire une fusée interplanétaire, on sait dans quelles directions il faut encourager les recherches théoriques ou expérimentales, quelles disciplines on doit combiner en vue de ces fins. Avec une égale certitude, on sattend que le travail quotidien des savants dans les divers domaines scientifiques ou empiriques provoque lapparition de phénomènes et de substances qui auront un jour un impact sur les occupations habituelles de lhumanité. Au cours de ce cycle de découvertes et de leur transmission, on est amené à relier les objets aux sujets humains qui les revendiquent, et réciproquement à relier les sujets aux objets quils constituent. La tâche première dans la création du travail et des savoirs est dès lors de former les créateurs, de les considérer solidairement et non pas, comme jusquà maintenant, séparément, en tant que moyens et que fins. Ceci a une répercussion marquée sur les méthodes de production et de satisfaction, sociales, des besoins. Pendant des millénaires, ces méthodes ont préservé un cercle relativement étroit dadaptations quantitatives et qualitatives du travail aux nécessités auxquelles il répondait. Lindustrie mécanique, et, en particulier, son organisation capitaliste, ont perturbé ce quasi-équilibre en métamorphosant la consommation ou léchange en instruments capables de grossir la demande et délargir le marché. Avec la naissance et la pénétration des sciences dans ce domaine, il est devenu évident que lemploi de la main-duvre, la prolifération des biens de consommation dépendent de lactivité inventive dont découle la possibilité dengendrer des ressources et des savoirs. La variété des produits et la productivité de leffort social ont leur source dans la diversité des sciences et la densité de leurs découvertes. Ce qui a trait à la production et à la consommation est donc venu à sexprimer sans détours au travers de lobligation de constituer des dextérités sans cesse renouvelées. Le centre et le moteur des mécanismes élémentaires de la vie collective est ainsi déplacé, et cest dans ce sens que lon chante les louanges du progrès technique. En un mot, la société démontre expérimentalement et exprime consciemment que tout ce qui se trouve dans la sphère de la reproduction sociale est un prolongement, une transposition de notre auto-création naturelle.
Parallèlement, la partie objective, matérielle, de lappareil industriel instruments, machines, formes techniques ne symbolise plus le règne des artifices opposé au règne de la nature. Cet appareil voit maintenant apparaître dans son champ des systèmes automatisés autonomes complets en eux-mêmes, qui se rapprochent des autres systèmes « naturels » (dans lacception courante du terme) comme autant de réalisations particulières venant enrichir la famille de ces derniers. Cette continuité une fois affermie et généralisée, lacte producteur ne signifie plus extraction humaine des richesses détenues par un ordre non-humain (cest-à-dire naturel), mais se définit au contraire en tant quil approfondit cet ordre même. En même temps, la carte des secteurs essentiels entre lesquels nous répartissons nos efforts et nos intérêts, et dont nous attendons les résultats les plus marquants, appelle une refonte qui est déjà commencée et ne peut que saccentuer. Jusquici, pour reproduire les richesses sociales, à proprement parler, on se préoccupait surtout de perpétuer et de fournir les moyens de production et les moyens de consommation en mettant à leur disposition les formes techniques et les moyens de travail indispensables. Entre la partie de lindustrie destinée à fournir des moyens de production et celle qui était engagée dans la préparation des moyens de consommation, la ligne de démarcation était rigide et intangible.
Cette pratique doit désormais être abandonnée. Lentretien et le développement des ressources matérielles, la découverte et la répartition des savoirs avec tout ce qui pourvoit à leur reproduction naturelle procédés de diffusion de linformation, institutions éducatives viennent peu à peu occuper la première place, tandis que les divisions inhérentes au circuit industriel industrie lourde, légère, etc. passent à larrière-plan. Il est même possible que, à linstigation de la science et des scientifiques, le modèle qui inspire les conceptions et lorganisation de lindustrie cesse dêtre celui de larmée, adapté à la production de biens, pour devenir celui de lécole, qui marque actuellement notre création de talents :
« Il ny a de science, observait G. Bachelard , que par une École permanente. Cest cette École que la science doit fonder. Alors les intérêts sociaux seront définitivement inversés la société sera faite pour lÉcole et non pas lÉcole pour la société ».
En effet, tout se passe comme si, pour continuer à produire et à consommer, lensemble social devait assumer ouvertement la responsabilité de la marche et de lentretien du monde matériel, de la biosphère, et des propriétés concordantes de lespèce. Nulle part la chaîne ne peut rompre sans compromettre ou déchirer le réseau complexe que lhomme a su établir partout, grâce à ses uvres. Les processus sociaux, au lieu dêtre la matrice ou lécran filtrant des processus naturels, sont la prolongation et la médiation de ceux-ci. La collectivité y puise le principe qui lui sert à répartir ses énergies : elle pose nécessairement, dun côté et ensemble, la production et la consommation, et de lautre côté, associées, linvention et la reproduction soit, dune part, ce qui a trait à lindustrie tout court, dautre part ce qui se rapporte à la recherche, à lindustrie de la découverte. Ceci nous permet de voir que cette dernière commande étroitement la première et son fonctionnement : toute rupture engendre la stagnation ou le recul. A ce titre, invention et reproduction constituent le fondement actif et distinct de laction sociale.
Elles le sont encore à un autre titre. En effet, la création du travail revêt également une expression entièrement socialisée, sous langle de lorganisation comme sous celui des investissements et des effets. Pour cette raison, elle se découpe nettement dans la sphère de la société. Ceci na guère besoin dune longue démonstration. Prenons toutefois, à des fins dillustration, lexemple de la recherche scientifique pure ou appliquée. Cette recherche est luvre déquipes intégrées, se communiquant projets ou comptes rendus. Autour des appareils physiques ou mathématiques accélérateurs de particules, calculatrices électroniques, etc. se concentrent non seulement des dizaines de physiciens, ou mathématiciens, mais encore des ingénieurs et des savants de toute sorte, de lélectronicien au logicien, du mécanicien au biologiste. Le phénomène est amplifié à lextrême lorsquil sagit des expériences spatiales : la conception et le lancement dun satellite ou dune fusée font appel à des milliers de personnes, et toutes les disciplines de la chimie à la médecine, de lastronomie à la microphysique, de la cybernétique à loptique, etc. y contribuent et en bénéficient.
La circulation de linformation ne va pas sans une interdépendance étroite des diverses branches de la science, des multiples groupes de recherche qui se stimulent, coopèrent, ou se livrent une concurrence acharnée. La simultanéité des découvertes traduit la convergence des intérêts, et le fait que les articles soient signés par un nombre croissant dauteurs concrétise laspect collectif de lentreprise scientifique. Par-dessus tout, lexistence de communautés de savants, de techniciens, dingénieurs travaillant de concert suscite le besoin dune coordination à lintérieur de chaque unité, entre ces unités elles-mêmes, et, enfin, à léchelon national ou international. La reproduction des savoirs revêt les mêmes caractères. Lensemble des institutions consacres à conserver et transmettre les informations constituées est devenu social. La formation des techniciens ou des savants est conçue sur une grande échelle ; elle embrasse simultanément une multitude dindividus. Lacquisition et la répartition des capacités sont de moins en moins le fruit de décisions isolées ; elles deviennent objet de programmes, résultat de coordinations qui tiennent compte de la situation des sciences et de létat de la société. La démarche méthodique est, là aussi, de rigueur.
Les investissements, de par leur ampleur et leur origine, ne peuvent être que sociaux. Les fonds publics ninterviennent pas seulement lorsquil sagit de former des individus : ils participent au financement de la plupart des inventions véritablement décisives . Il est facile den donner les raisons. Les moyens indispensables à la poursuite dune série détudes théoriques, associées à des expériences propres à les confirmer ou à les infirmer, dépassent les disponibilités dun individu, sinon dune entreprise. Parallèlement, le coût de linstruction, ou létendue de la population quelle concerne, imposent le recours au financement collectif, recours qui saccentue proportionnellement au volume des connaissances et à leur degré davancement .
Certes, tant la recherche que lenseignement supposent une longue durée de préparation avant que leurs fruits parviennent à maturité. Une ou plusieurs dizaines dannées sont nécessaires pour former un technicien ou un savant, une ou plusieurs générations doivent déployer leurs efforts avant quun problème puisse être résolu, un procédé mis au point. Les aléas sont nombreux, la prévision des risques demeure malaisée. Les dépenses engagées dépassent, de la sorte, les perspectives du calcul économique et ne peuvent plus être chiffrées en fonction du profit ou de la productivité dune industrie particulière. Si lon acceptait les limites que celle-ci impose, on irait à lencontre de lintérêt présent ou futur de la société :
« Il semble clair, observe un économiste , que si lon livrait le champ de la recherche fondamentale exclusivement à des firmes privées opérant les unes indépendamment des autres et vendant sur des marchés concurrentiels, le stimulant du bénéfice nattirerait pas à la recherche fondamentale une aussi grande quantité de ressources quil est socialement souhaitable ».
Et ceci à plus forte raison, il faut le reconnaître, que la substance et les gains des processus créateurs de facultés humaines ne peuvent pas faire lobjet dune appropriation. Non seulement il est impossible de les vendre ou de les acheter, mais on ne saurait non plus les fixer de manière à rémunérer ou à augmenter le capital . Dès lors, les détenteurs de fonds privés, les gardiens avisés de la propriété nont pas intérêt à investir une grande partie de leurs moyens dans lactivité créatrice. Le feraient-ils, en prenant les mesures nécessaires pour sassurer la pleine possession des résultats mainmise sur la recherche, non-dissémination des découvertes ils la ralentiraient, et leurs dépenses auraient moins deffet que des dépenses dun montant équivalent engagées par lÉtat. Les conditions de la génération et du développement des connaissances étant telles, et la participation de la richesse publique aussi considérable, on doit supposer un essor continu de la fraction collective de la propriété, une refonte de la composition de celle-ci.
On observe ainsi quen ce qui concerne la création du travail, la forme et le contenu commencent à coïncider. Celui-ci a toujours été social, dans la mesure où son appropriation je viens dy faire allusion na jamais cessé dêtre sociale. Les personnes ou les groupes qui sen adjugent le profit ne peuvent le faire que de manière accidentelle ou éphémère. Par contre, lassimilation des habiletés et des savoirs, les efforts consentis afin de les systématiser ou de les multiplier la forme de la reproduction et de linvention sont restés, jusquau début de ce siècle, strictement individuels. Et ceci aussi bien du point de vue de lorganisation que du point de vue des investissements. La seule récompense de linventeur était la gloire ; son seul moyen de réussir, le sacrifice ; son seul tourment, léchec ou le vol ; pour ces raisons, la découverte était le fruit dun hasard et lacte dun héros.
La production et la consommation, elles, ont pris depuis longtemps une forme sociale. Les liens qui relient les secteurs industriels, linterdépendance des ouvriers dans une usine en tant que membres dun travailleur collectif, suivant la métaphore de Karl Marx, la configuration des marchés et lintensité des échanges, linstitution de procédés destinés à produire des biens consommés par une masse dindividus, en sont autant de preuves. Cette socialisation, venant sopposer à la substance privée de la propriété, a déjà eu pour conséquence, au gré des situations, lapparition dun secteur collectif de la propriété de manière prédominante dans les pays socialistes notamment, de manière partielle ou déguisée dans les autres. De la sorte, la forme collective de nos modalités de produire, de consommer, déchanger, rejoint son contenu social, lequel imprime sa marque sur létat des richesses et de la possession.
Le contraste entre les processus naturels et les processus sociaux les premiers ayant une forme individuelle et un contenu social, les seconds ayant une forme sociale et un contenu individuel si vif jusquà une époque récente, est donc en passe de sestomper. La socialisation des processus naturels permet à deux séries dexigences de se manifester de façon plus nette et plus intense. Dune part, celles de la société, puisquelle y emploie directement une fraction de ses richesses, et quelle se donne les institutions nécessaires pour exercer un contrôle strict et procéder à des choix. Le nombre de commissions spécialisées à cet égard, de ministères et dadministrations concernés par la recherche scientifique, est en continuelle augmentation. La concurrence industrielle et économique détermine toute une floraison de découvertes immédiatement applicables, et influe sur leur rythme. Les tourments militaires des grandes puissances, ou de celles qui rêvent de lêtre, ont imprimé leur cachet à leffort inventif, en provoquant un afflux de moyens économiques et en suscitant lintérêt des organismes étatiques pour le cours ordinaire de lélaboration des connaissances. On doit cependant observer que cette interférence des cerveaux guerriers et des appétits politiques na fait quaccélérer une évolution dont les prémices étaient déjà discernables avant que le sabre reposât à côté de léprouvette. Notamment lorsque les scientifiques, pour conquérir leur indépendance dans des circonstances historiques déjà décrites, ont voulu conseiller à lindustrie la voie quelle avait à suivre.
Dautre part, laccroissement en quantité et en prestige de lensemble de ceux qui ont pour occupation première lavancement et la diffusion des connaissances de tout ordre concourt à imposer à la société, comme sa tâche légitime, des préoccupations et des vues qui leur sont propres. Les systèmes pédagogiques et les sujets de recherches sont choisis ou interprétés, dans une grande mesure, par la discipline, par le mouvement collectif qui, à un moment donné, les imposent. Des dizaines, des centaines de milliers dhommes physiciens, chimistes, mathématiciens, électroniciens, etc. sont promptement aiguillés vers des voies semblables ou convergentes. Les académies, les sociétés savantes, les congrès et les dizaines de milliers de périodiques renforcent cette tendance, la canalisent et légifèrent à son propos. Cela suffit à déterminer les disponibilités financières, à tisser une trame que lindustrie, lappareil politico-militaire sont obligés dadopter. Lexemple de tant de découvertes théoriques ou expérimentales qui ont dabord paru curieuses et gratuites pour déployer, par la suite, des conséquences prodigieuses ou terrifiantes, incite à tempérer les jugements hâtifs portés sur linutilité ou lintérêt dune recherche spécifique. Non que la tension entre les fins que la collectivité propose et celles que les savants ou les ingénieurs défendent se soit transformée en harmonie. Cependant, les objectifs que se fixent les scientifiques sont reconnus, faute de pouvoir être contestés à partir de critères valables, et leur réalisation est soutenue, à des degrés variables. La perméabilité de linfluence exercée sur lévolution des facultés et des ressources dun côté par une catégorie naturelle, de lautre côté par les organismes politiques, incite la collectivité à se concevoir avec une responsabilité particulière à légard de ces activités ayant trait à létat de nature, auquel tant de ses membres sont expressément préposés.
Ainsi lespèce humaine ne saurait considérer cet état comme le lieu des contingences auxquelles elle sefforce constamment déchapper, puisque, au contraire, il se développe continuellement comme son résultat. La société ne se prépare donc pas à sortir de la nature, mais à en être lintériorité. Et cest tomber dans le piège des mots que denvisager le côté naturel de son existence essentiellement dans le prolongement biologique de ses membres, de le juger en fonction de lintelligence ou de lindice de cérébralité , paradigmes qui restent abstraits, malgré leur allure familière, parce quils ne tiennent pas compte du processus dauto-création et de ses implications. La continuité qui unit ce processus à la reproduction sociale marque un mouvement qui inaugure une époque.
Lensemble social, sans se détourner de son travail historique, renonce à pouvoir le diriger vers la cristallisation de ses structures les relations qui lexpriment perdent leur caractère solide, substantiel, leur aptitude à entretenir la permanence des intérêts, des comportements et des situations. De la sorte, le fétichisme des collectivités hypostasiant une de leurs figures se heurte déjà et se heurtera toujours davantage aux forces quelles suscitent par ailleurs et qui les mettent en question . Longtemps, en révolutionnant leur ordre naturel, les hommes, sans en prendre conscience, bouleversaient, après dinnombrables détours, leur ordre social. Maintenant, venant à la conscience, sintégrant à la pratique, cette évidence ébranle les sociétés qui cherchent à se bâtir sur des matériaux définitifs, à sédifier comme autant de règnes clos.
Au contraire, un lien continu autorisant la communication entre les principales sphères de la vie, révélant leur interdépendance, parce quelles sont notre fait et que nous sommes leur sujet reconnu, est celui qui institue la société comme forme de la nature. Il sensuit que leurs champs respectifs ne se manifestent pas, ne pourront plus se manifester comme deux mondes à part, mais comme deux manières différentes de conduire lactivité humaine, lune assurant les ressources matérielles, stimulant et répartissant nos facultés, lautre commandant laccumulation et la distribution des richesses conformément à la satisfaction sociale des besoins. A cette fin, le gouvernement de lune complète le gouvernement de lautre.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
Conclusion
I. Pour une nouvelle science : la technologie politique
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
1. Le chaînon manquant.
Lexploration active des autres planètes du système solaire nous met en face détats géologiques révolus de notre planète ; à laide de ces témoignages de temps très reculés, nous faisons notre présent et nous préparons notre avenir. Le regard jeté ici vers le passé nous amène également à y retrouver, non pas les signes dune enfance dont nous vivons lâge mûr, mais les éléments essentiels pour concevoir notre devenir. Le lieu dune science se dessine là où ces éléments doivent être assimilés, élevés à luniversalité, modifiés par la pratique, et là où la réalité change de dimensions, acquiert un excès de signification. Les analyses théoriques et les notions dégagées au cours de cet essai tendent à déterminer ce lieu, en aménageant la voie à une systématisation des connaissances et des intuitions éparses, à une discipline qui en effectue la sommation.
Dans un article pénétrant, ayant valeur de programme, André Haudricourt constate que :
« La technologie, science des forces productives, est encore loin dêtre reconnue comme science autonome et davoir la place quelle mérite » .
Certes, les forces productives requièrent une étude rigoureuse dans le cadre dune spécialité indépendante. Associées à ce quon appelle couramment « le progrès scientifique », elles sont censées expliquer et déterminer lévolution de la société. Comment peut-on croire quune collectivité est capable de dominer son histoire, de prévoir les phases successives de son développement si, justement, lenchaînement causal de celui-ci échappe à toute connaissance théoriquement attestée ? Quel sens exact attribuer à la prétendue maîtrise de la nature, si non seulement on postule le caractère contingent de nos rapports avec elle, mais si, de plus, on ignore leur teneur ? Cette maîtrise signifie-t-elle uniquement laccumulation des forces matérielles et des informations au sujet de lunivers ? Celle-ci a toujours existé et ne sarrêtera quavec la disparition de lespèce. A refuser dy rechercher une régularité particulière aux pouvoirs qui naissent de nos échanges avec le monde matériel ce qui invite à établir leur savoir propre on se condamne à laisser planer lincertitude sur le devenir des sociétés, de lhumanité. Pour réagir contre ce refus persistant, pour combattre un intérêt exclusivement tourné vers les relations économiques et sociales, et combler un manque, létude des forces productives simpose. Celles-ci comprennent, bien sûr, une vaste gamme de techniques matérielles. Néanmoins, associée à chaque instrument, à chaque objet, nous retrouvons une suite de gestes, de réflexes qui leur correspond étroitement. Pour souligner limportance de ces montages physiologiques et psychiques, Marcel Mauss a forgé le terme de « techniques du corps » . Celles-ci constituent la véritable texture dun matériau, dun outil, dune chose. La chaîne est continue qui mène de lorganisation des mouvements, de la combinaison des postures, à lagencement des parties dune charrue ou dune machine simple :
« Lanalogie entre lévolution des êtres vivants et lévolution des techniques peut être poussée assez loin sans paradoxe, à condition de comprendre que lobjet nest comparable quau squelette du vertébré ou à la coquille du mollusque. De la même façon que le naturaliste essaie de rétablir les parties molles : muscles et viscères de lanimal, il faut mettre autour de lobjet lensemble des gestes humains qui le produisent et le font fonctionner » .
Au delà du geste, de lhabitude musculaire, se retrouvent aussi le calcul ou le coup dil, la recette ou la loi, le schéma intellectuel ou perceptif, la discipline naturelle ou productive qui les organise de concert. Le classement des techniques implique le classement de leurs disciplines respectives, la recherche de leur filiation historique tout autant que lanalyse de leur hybridation, cest-à-dire de leur reproduction et de leur invention ou diffusion. Ce nest pas, on le conçoit, le produit de la technique, mais la production de la technique, et plus généralement celle des savoirs arts ou sciences qui est le but de la « science des forces productives ». En un mot son objet est moins la cristallisation du travail sous formes dartifices que la création du travail. Celui-ci, et A. Haudricourt le relève avec raison, na été envisagé, examiné, que sous langle des structures économiques et sociales :
« Ce qui a longtemps empêché, écrit-il , lintroduction de ces points de vue en technologie est évidemment le statut inférieur de ces études dans loptique universitaire du xixe siècle. Les différentes « histoires du travail » ou les « histoires des classes laborieuses » étaient beaucoup plus centrées sur lhistoire des modes de production que sur lhistoire des forces productives ».
Si une autre optique paraît aujourdhui simposer, pourquoi attribuer le point de vue qui la précédée aux conceptions « universitaires » du xixe siècle, et non pas aux réalités de cette époque-là ? De même que lhistoire de la société et léconomie, lhistoire humaine de la nature et la technologie viennent au premier plan, chacune en son temps, pour répondre aux interrogations qui ont mûri. Entre le xixe et le xxe siècles, ce nest pas la « résistance de luniversité » qui a interposé un écran : ce sont les problèmes qui se sont transformés de fond en comble, et appellent une connaissance différente, hors des contextes traditionnels.
Lessor des sciences, le pouvoir quelles recèlent et lavenir quelles définissent, comme la responsabilité que nous prenons à leur sujet, sont au cur de laction et de la conscience universelles. Cest là que se trouve aujourdhui la matière concrète des forces productives. Pour lappréhender, les démarches habituelles savèrent insuffisantes. Analyser la science dans ces contextes divers, du côté des idées dans lhistoire de la philosophie ou dans lhistoire des sciences, du côté des effets (rentabilité économique, système dinstitutions ou de valeurs, etc.) dans la sociologie ou léconomie politique, laisse échapper son originalité. Bien plus, écartelée entre la sphère de la pensée et la sphère de laction, rattachée tour à tour à lesprit tendu vers la vérité et à la société avide de richesses, elle ne saurait permettre ni lélaboration dune pratique la concernant, ni la naissance dune théorie conforme aux intérêts que les hommes y poursuivent. La réalité a raison de ces divisions, et la place que la science occupe dans la vie intellectuelle et politique des nations oblige les divers ordres détudes à converger et à la saisir dune manière positive.
La description exacte de la production des connaissances scientifiques est déjà commencée . On analyse la diffusion, linfluence et laccroissement du nombre darticles suivant les branches du savoir. Lévolution du nombre des savants, des conditions dans lesquelles ils travaillent, font également lobjet de recherches très variées. Lexamen statistique des inventions, des publications théoriques et expérimentales, a, de plus, prouvé que des lois de nature mathématique pouvaient déterminer le sens du développement dune science. Ainsi la distribution des travaux scientifiques par domaine ou par pays paraît suivre la courbe de Zipf. Cette courbe, qui suppose la constance du produit de la fréquence et du rang dun acte, dun signal, etc. a été appliquée à la description de la distribution hiérarchique de la taille des villes, des mots dune langue, etc. Plus précisément, on a montré que laugmentation du nombre de publications en physique ou en chimie manifestait une loi de croissance exponentielle. Donc, linvention engendre plus dinvention, la science engendre plus de science. De ces études on peut encore tirer dautres conclusions. A savoir, que le nombre de savants compétents saccroît comme le carré du nombre des savants exceptionnellement doués qui fournissent presque la moitié des articles de la discipline considérée. Si lon ajoute aux scientifiques les ingénieurs, les collaborateurs de tout rang, on constate que linvestissement dans la science croît comme le carré du nombre des scientifiques présents à un moment donné. La plupart de ces distributions représentent une simplification utile des phénomènes réels ; le fait important est quelles saccordent avec les informations quantitatives dont nous disposons. Partant, on est en droit dinférer que la création des connaissances scientifiques pourrait être soumise à une étude rigoureuse :
« Je crois, écrit D.J. de Solla Price , que nous avons à présent posé les fondements théoriques de cette étude de la science ».
Stimulé par les résultats obtenus, il propose la constitution dune « science de la science », encore innommée ou mal définie , mais dont la nécessité ne fait pas de doute. Le poids politique des décisions en matière defforts et de recherche scientifiques, le rôle joué par les scientifiques, leur formation et leurs découvertes, dans la création dorganismes gouvernementaux, le réclament. La naissance dun champ dinvestigation à la fois précis et fécond attire les énergies intellectuelles qui y voient un mode dattaque nouveau des problèmes familiers à lhistoire des sciences et des techniques. Le rapprochement avec létude des processus économiques est assez frappant :
« La différence qui sépare lanalyse de la science et lanalyse des affaires économiques se trouve dans les paramètres » .
Le parallélisme signalé est capable de guider les premiers pas de la discipline quil sagit détablir et détoffer. La similitude des résultats, envisagés du point de vue mathématique, offre de plus une assurance et une ouverture méthodologique. Les isomorphismes ainsi attestés sont dun grand secours pour lavancement des connaissances, comme ce fut le cas pour lanalogie remarquée entre la loi de la gravitation de Newton et la loi de lattraction magnétique de Coulomb. Néanmoins, si ces ressemblances facilitent la formulation des hypothèses indispensables, elles ne se substituent pas à lanalyse empirique et théorique autonome, car elles ne contribuent pas à la compréhension des phénomènes spécifiques. La reconnaissance de lanalogie de la loi de Newton et de celle de Coulomb a pu préparer le terrain, mais na pas eu pour conséquence lintelligence véritable des phénomènes magnétiques ou électriques. Se maintenir au niveau des équivalences formelles comporte un inconvénient : celui de négliger la fonction heuristique dune science, et dignorer ses répercussions spécifiques sur lexistence concrète des hommes. Aucune connaissance ne subsiste à répondre à dautres questions que les siennes, à rechercher le confort par la réaffirmation de ses similitudes avec dautres sciences, au lieu dinsister sur ce quelle a dindividuel et dindépendant. Les « fondements théoriques » de cette discipline ne sont donc pas posés tant que les concepts, les principes historiques, le domaine du réel dans lequel sinsère lexamen systématique de lévolution des sciences ou des techniques ne sont pas énoncés et tant que les fins sont indiquées uniquement par comparaison :
« Notre discipline, écrit D.J. de Solla Price a essayé de faire pour le monde scientifique ce que fait précisément léconomie pour le monde des affaires et du commerce ».
On observe justement que léconomie ne soccupe pas exclusivement « des affaires et du commerce ». Elle sintéresse surtout à la production, aux agents économiques, à la dynamique de la structure sociale. De même, la science et la technique auxquelles se réfère la nouvelle discipline ne sont pas seulement une somme dexpériences ou de théories, ni un nombre déterminé darticles ou de revues. Les expériences et les théories ne sengendrent pas les unes les autres, pas plus que les articles ne donnent naissance à dautres articles. En dernière analyse, on retrouve des groupes humains qui détiennent certains codes, qui utilisent une masse de talents et dinformations et établissent, à cette occasion, des rapports entre eux. Partant des intentions et des règles qui dirigent lactivité de ces groupes, on rejoint et on comprend la floraison des théories et des articles, le sens de leur expansion. Celle-ci traduit à chaque instant la mouvance du monde matériel, des hommes qui y participent, et non pas la dilatation dun univers de papier ou de pensées. Nest-il pas clair quà travers la science, lindustrie de la découverte, les collectivités ne font pas quaccroître leurs profits, satisfaire leurs besoins ou fournir une réponse à leur curiosité ? Létat naturel est immédiatement visé, et cest lui que les disciplines scientifiques et techniques affectent et instituent.
Pour compléter lanalogie avec léconomie politique, la « science de la science » devrait sappliquer à cet état dans son ensemble, et non pas seulement à ses manifestations. Détachée de ce contexte, elle conduirait à accepter la perspective des groupes qui réduisent les habiletés, les savoirs, à la fonction de purs instruments de la richesse et du pouvoir, et à traiter dune hypostase, dune totalité réifiée, au lieu de révéler sa vie authentique. En épousant une attitude strictement pragmatique, on ne peut sattendre que la nouvelle science change quoi que ce soit aux routines déjà instaurées ; sa mission se bornerait à les corriger, à les adapter, à extrapoler. A plus forte raison, pour prix de sa reconnaissance, elle abandonnerait le rôle de critique pour se plier aux normes de respectabilité qui ont été imposées à la plupart des disciplines, lorsquelle-même nexistait pas. Quajouterait-elle alors à ce qui existe déjà ? Comment saisirait-elle lampleur véritable de son sujet qui débouche sur des options fondamentales, ayant une résonance éthique et assurément politique ? Cest là sa justification profonde. La lumière quelle peut jeter sur un côté de lhistoire quil convient désormais non plus de subir mais de faire, dépasse de loin la portée des services quelle est susceptible de rendre à une catégorie étroite de fonctionnaires ou dadministrateurs des affaires publiques et privées. Il ne sagit donc pas de se limiter à une science du calcul, des instruments théoriques destinés à faciliter la gestion des disciplines naturelles ou productives, séparées de leur cadre originel et comptées pour de purs moyens. Ce danger est dautant plus grand pour la « science de la science » quelle aurait, avec le temps, le besoin impérieux de défaire ses liens unilatéraux avec léconomie pour se rapprocher de lépistémologie théorie de la connaissance scientifique et technique et de la biologie, pour autant que celle-ci nous enseigne les lois des populations, les conditions de lunité de lorganisme et du milieu, ou les mécanismes génétiques. Létude, qui est de son ressort, des forces productives anciennes arts, techniques, philosophies ou modernes sciences fondamentales ou appliquées lengagent sur cette voie. Dans le tableau de Mendéléeff des sciences de lhomme, sa place est toute désignée.
Létape suivant sa détection doit être celle de la définition précise de son contenu, des propriétés de celui-ci et de la réalité dont elles relèvent. La technologie politique, ainsi que je propose de la nommer, serait la science de notre ordre naturel, des processus par lesquels il est institué. Elle aurait trait à lévolution simultanée des forces matérielles et de lespèce humaine envisagée dans ses relations avec ces forces. Elle embrasse ainsi les aspects intérieurs, qualitatifs, tels quils se manifestent dans la vie quotidienne et les groupements de disciplines organisées, à côté des aspects extérieurs, quantitatifs, du commerce continu de lhomme avec lunivers. Laboutissement de cette science peut résider, certes dans la connaissance des caractéristiques apparentes, telles que le nombre de savants, laccroissement quantitatif des brevets dinvention ou la filiation dune théorie neuve. Toutefois, le domaine spécifique de la technologie politique ne sera pleinement appréhendé que par lanalyse conjuguée de ces paramètres généraux et de lenchaînement intellectuel et pratique des découvertes dans les sciences, les techniques, les arts et les philosophies : ce sont les processus dautocréation propres à une catégorie naturelle qui indiquent son objet. Le vocable même de technologie, dégagé du mépris et de la crainte qui lentourent dans notre société, prendra alors tout son sens :
« En effet, depuis le Paléolithique supérieur, mais surtout depuis lagriculture, le monde des symboles (religieux, esthétiques ou sociaux) a toujours prévalu sur le monde des techniques, et la pyramide sociale sest édifiée de manière ambiguë en donnant la prééminence aux fonctions symboliques sur la technologie, pourtant moteur de tout progrès » .
Pour sadapter aux faits, une révolution dans les idées est donc devenue nécessaire. Vouloir que ce soit justement lordre naturel qui fasse lobjet dune science appelée technologie, voilà qui semble mal saccorder avec les conceptions généralement admises. En réalité, là non plus, il ny a pas, il ny a plus de scandale . On commence à entrevoir le rôle constitutif de laction humaine, présente aussi bien dans leffet de masse de lespèce que dans les modifications quelle provoque dans la biosphère. La vie végétale et animale se déroule dans des conditions neuves qui engendrent des changements profonds :
« La surface de la planète est en train dêtre bouleversée, observe W.I. Vernandsky . Un processus dépanouissement turbulent est en cours dans lenveloppe biosphèrique de la terre, et lon peut sattendre que la suite de ce processus prenne des proportions gigantesques ».
Outre les preuves fournies au cours de cet essai, la reconnaissance empirique du « faire » humain comme variante du faire universel a pour résultante la disparition des frontières rigides : la technique artificielle et la nature se révèlent alors comme des modalités de celui-ci.
Cependant, tout comme léconomie, science de la société et de son histoire, la technologie, science de notre ordre naturel et de son histoire, est politique. Par ce qualificatif, on récuse, en effet, lidée que cette discipline est vouée, dans ce quelle a de plus général, à la description et au classement analytique des procédés industriels, de leurs produits et de leurs agents. La technologie est assurément une science politique dans la mesure où son contenu, ses fins, sont inscrits parmi les préoccupations essentielles des sociétés modernes. Si, jusquau xxe siècle, léducation, lamélioration des habiletés, les inventions et la diversification des forces matérielles ont été considérées comme aussi spontanées que le changement des saisons et les éclipses de Lune , il nen sera plus de même à lavenir. Tous les phénomènes relatifs à la communication avec le monde matériel promotion des sciences, reproduction des savoirs, découvertes de procédés et de matières premières ou finales deviennent systématiques, se détachent en tant que résultats. Leur étude rigoureuse est une exigence pratique et logique. Depuis quelques décennies, nous savons mesurer le volume des agents naturels (substances, énergies, populations, facultés, etc.) existant à une époque donnée. Nous sommes préparés à évaluer à lavance les besoins dune nation en « bras » et en « cerveaux ». Notre sensibilité sest considérablement affinée sur ce point, et nous avons de plus en plus conscience du caractère à la fois limité et remplaçable des possibilités matérielles du globe. Cependant, si le corps social ajustement pour obligation de commander lévolution de ces phénomènes, sa tâche est de suivre les principes qui leur sont spécifiques, de saccommoder à leur structure. Le gouvernement de lensemble des processus naturels en dépend, comme en dépend celui de la société. Quest-ce à dire, sinon que la production des talents est située au premier plan. Or, ces talents ne sauraient être créés, quels que soient les investissements, à volonté. Leur combinaison est difficile, longue, et son issue maintes fois imprévisible. Il sagit toujours daugmenter au maximum les chances pour quun événement rare ait lieu. Imposer à cet égard un programme conduirait à restreindre lattention prêtée aux découvertes les moins probables, qui sont les plus souhaitables, et à imposer des normes dans un champ de réalité qui change constamment. Le système des plans, recommandé pour éliminer les contradictions du marché ou de la société, provoquerait des effets opposés aux effets désirés. Les institutions sociales, les spécialistes quelles délèguent, doivent se comporter comme les généticiens agronomes. Ceux-ci savent que les combinaisons génétiques arbitraires ou conformes à un modèle préétabli sont interdites. Leur travail consiste dans lélaboration patiente de règles et de stratégies qui leur permettent de reconnaître et de traiter une variété végétale ou animale qui surgit dans une région ou à un moment donné.
Pour la création des dextérités et des facultés, des stratégies semblables sont nécessaires. Tout dabord, elles doivent permettre de repérer, à travers leur diversité, les « variétés dinformations », si lon peut dire, que lon recherche. Ensuite, après que lon a appris à juger de la valeur des connaissances ou des procédés obtenus, un savoir-faire particulier et des mesures appropriées parviendraient à les conserver, à favoriser ou accélérer leur éclosion. De pareilles stratégies, par le passé, auraient permis aux hommes de distinguer ce quils ont longtemps confondu le métal et la pierre, par exemple ou de soccuper directement et sans délai dune classe de phénomènes. Lélectricité ayant été jugée comme un effet artificiel jusquà ce que Benjamin Franklin démontre le contraire na pas été incluse dans le cadre des études théoriques et expérimentales.
Bien entendu, les disciplines contiennent implicitement des paradigmes , des principes qui contribuent à sélectionner un savoir ou une propriété matérielle. Néanmoins, ces principes, les méthodes qui les suivent, nont pas encore inspiré une démarche cohérente ; ce qui a été fait pour accumuler et composer les qualités des autres espèces na pas été fait pour la nôtre. La technologie politique pourrait pallier ce manque, dès linstant où elle est science des ressources, comme léconomie politique est la science des richesses. La réflexion sur ces ressources est restée des plus pauvres, dépourvue quelle était de stimulation intellectuelle et de justification immédiate. Coupée de lexamen des disciplines naturelles, purement comptable et totalement anhistorique, non expérimentale, elle sest uniquement intéressée à la conservation ou à linventaire des matériaux ou des énergies. Sa qualité politique, le fait quelle a trait au véritable gouvernement de la nature, ont été méconnus. Quil soit naturel ou social, le rapport de lhomme à la matière et à un autre homme, à ce sujet, doit acquérir une rationalité qui lui fait actuellement défaut. Ce qui explique les tentatives pour constituer une nouvelle science, et éclaire la signification que jattache à la technologie politique.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
2. Le programme de la technologie politique.
Le repérage du champ dexploration scientifique exige que lon y ajoute une carte où figurent les phénomènes, les facteurs et les problèmes dont la mise en évidence prélude à des progrès ultérieurs. Ces données préliminaires indiquent la direction dans laquelle létude doit sengager. Je voudrais dabord montrer son importance du point de vue de la société. Ensuite il me faudra rappeler succinctement le répertoire des sujets auxquels elle sapplique.
Lorsque sest constituée une science de la société, de ses processus économiques, la question sest posée de savoir si les techniques, les connaissances et, plus généralement, le « capital intellectuel » devaient ou non y être inclus. Limpossibilité de proposer une mesure de ces facteurs, lhétérogénéité des buts des agents économico-sociaux et de ceux des agents techniques ou scientifiques, la disproportion entre le caractère systématique des efforts poursuivis dans lordre de la production et la dispersion de ceux consacrés à linvention, ont eu pour conséquence légitime dexclure ces « richesses immatérielles » de léconomie sociale ou politique.
Avec une constance remarquable, tout ce qui a trait à la genèse de nos habiletés, les modalités propres à lamélioration des connaissances et le travail qui sy investit ont été éliminés du cercle des richesses distribuées entre les classes sociales et des motifs qui les incitent à établir des relations réciproques . Les facteurs intellectuels, matériels, techniques sont classés comme des résidus, leur réalité et son analyse transcendant les limites de la science des structures économiques et sociales . On les range ainsi couramment parmi les « économies externes ». Ces « économies » sont dune part gratuites , et dautre part peuvent difficilement faire lobjet dune appropriation permanente. La gratuité est évidente lorsquun producteur rend service à un autre
« sans quil lui en coûte rien à lui-même et sans même quil en ait le propos délibéré » .
La plantation de fleurs constitue une telle économie externe pour un apiculteur, si celui qui les a plantées ne songeait nullement à modifier la flore de manière à rendre possible la survivance des abeilles. Le reboisement dune région ayant pour effet daugmenter la pluviosité encourage la production de blé. Nous voyons que cette variété déconomies se réfère au changement de la biosphère, de notre existence naturelle, de sorte quon les nomme parfois « créations datmosphère », mais on pourrait également les nommer « créations de nature ». Elles sont gratuites comme lair, leau et les autres agents matériels, même si lhomme contribue à leur génération. Les procédés techniques, au cours de leur diffusion, sont rangés parmi ces éléments dont chacun dispose. Ils ont des conséquences si supérieures à leur coût et suivent un cheminement si malaisé que le calcul exact de leur rentabilité reste inexact et, à la limite, inutile.
Ajoutons que léchelle des ressources, leur étendue, leur volume ont un impact démontré sur la productivité dune économie, pour mesurer jusquà quel point ces économies dites externes, non-payées, non-appropriables, ont une importance décisive pour le développement de lensemble social. Toutefois, dans loptique de celui-ci, de ses lois, on ne peut ni les décrire complètement, ni les analyser scientifiquement. Pour y parvenir, il est indispensable de découvrir le contenu positif, spécifique de celles du moins qui résultent du commerce entre lhomme et la matière, de la répartition des talents entre les hommes. Dans un autre chapitre , on a pu voir que le contenu de ces « économies externes » était proche de celui de notre nature. La nouvelle science, on le remarque, ne se distingue pas seulement par la reprise des concepts rejetés dans la zone obscure de léconomie politique, elle sattache à ce qui la dépasse et la complète.
Bien mieux, le développement de la technologie politique est indispensable à létude de deux séries de mécanismes essentiels de la vie sociale : les mécanismes de crise et les mécanismes de croissance. Les premiers ont trait au déséquilibre entre la production et la consommation, entre les cycles demploi et de chômage ; les seconds sont relatifs à laccroissement des moyens de production, à lélargissement du marché, à lessor des besoins et aux investissements connexes. Leur caractère économique et social ne fait point de doute, et leur explication se situe surtout à ce point de vue. Toute tentative pour les attribuer en entier ou en majeure partie à des causes accidentelles ou naturelles, et non pas aux rapports qui prédominent dans une société, ne peut que conduire à la confusion. Cependant, on ne saurait ignorer et on na pas ignoré que des facteurs étiquetés facteurs « exogènes » impriment fortement leur marque sur le cours de ces phénomènes dynamiques. Les inventions, les changements scientifiques ou technologiques, la découverte de nouvelles ressources et de nouveaux savoir-faire déterminent également crise et croissance , suivant la conjoncture et les structures sociales dans lesquelles ils se produisent. La machine à vapeur a pu entraîner la ruine de la manufacture et son remplacement par la machinofacture, la découverte des matières plastiques a donné un coup de fouet à lindustrie des produits chimiques. Les « facteurs exogènes » ou les « données naturelles » nont pas, dans loptique sociale, un effet univoque, pas plus quon ne saurait les différencier à cet égard. Deux inventions, deux familles de ressources, qualitativement distinctes, peuvent avoir des effets rigoureusement identiques si on les envisage sous langle économique. Pour cette raison, et aussi parce quon méconnaît leurs lois et leur signification, dans les recherches sur le développement économique et laccumulation du capital ils sont considérés comme des constantes ou comme des paramètres arbitraires .
« Lorsquil (léconomiste) analyse des problèmes de croissance et de développement, il trouvera souvent commode de supposer, soit un état donné des arts, soit un taux donné de progrès, quelle quen soit la signification » .
Que ces paramètres représentent les forces productives, létat des arts industriels, les ressources matérielles ou le progrès technique, les considérer uniquement sous langle de la quantité se justifie pour les besoins de la théorie, mais on ne peut rejeter indéfiniment dans lombre la question de leur signification. Bien au contraire, seule une appréhension de celle-ci, la connaissance des lois des « facteurs exogènes », des processus qui leur sont propres, sont susceptibles daider à dépasser ce stade demploi dindices dont on sait pertinemment que, tout en étant en partie non-économiques, ils possèdent des propriétés suffisamment claires pour mériter lanalyse. Cest seulement une fois ces propriétés connues que les phénomènes de crise et de croissance pourront être rationnellement saisis, les rapports de la nature à la société élucidés. Jusquici, on les a abordés uniquement dans la perspective des intérêts sociaux limités, mais non en eux-mêmes. Léconomie a pu se dispenser longtemps des « données naturelles », de même que la mécanique a pu se passer des forces électriques ou chimiques. Néanmoins, une fois celles-ci apparues, et les forces mécaniques ou gravitationnelles replacées à côté delles parmi les forces physiques quelconques, de nouvelles généralisations sont devenues indispensables, une nouvelle science de lénergie, de lespace et du temps, reposant sur des principes nouveaux, sest imposée. Le relief quont pris les mécanismes qui nous sont naturels dinvention et de reproduction exigera vraisemblablement une refonte analogue.
Sur le plan du savoir, la technologie politique paraît destinée à devenir une généralisation de léconomie politique, à se substituer à elle lorsque les lois de celle-ci seront devenues transparentes ou formelles et que leur action dépendra directement de laction des lois régissant la création du travail. Le déplacement du centre de gravité est un problème pratique et non théorique. Leffort des savants y contribue, la transformation de la société, des rapports avec la nature, restant seule déterminante.
Si nous nous plaçons maintenant du point de vue de létat naturel, de sa formation historique, le répertoire des phénomènes auxquels la technologie politique doit accorder toute son attention se laisse décrire aisément. En premier lieu viennent les processus qui représentent le système nerveux et lappareil circulatoire de cet état : linvention et la reproduction. La plupart des études et des théories se concentrent sur leur aspect psychologique par exemple sur les caractéristiques des inventeurs ou de lenseignement, etc. au lieu de mettre laccent sur ce qui est vraiment essentiel dans ces phénomènes : à savoir quils constituent des actes chaque jour répétés des millions de fois depuis les débuts de lespèce, quils mettent en jeu des groupements humains particuliers, que leurs lois sont les lois mêmes de lédification des capacités des hommes au cours de leurs échanges avec le monde extérieur. Les aspects économiques et sociaux ont certes leur importance, mais ne présentent pas sur ces points de formes spécifiques. La théorie des brevets dinvention ou celle de linnovation excluent de facto le mouvement inventif lui-même. Létude de la reproduction des talents a pris récemment un certain essor : elle néglige toutefois des dimensions du phénomène telles que les déplacements des hommes détenteurs de certaines habiletés, ou la diffusion de linformation scientifique, auxquels il conviendrait pourtant de prêter une grande attention. Il faudrait, de même, analyser dans le détail la répartition des savoir-faire et les qualifications des divers groupes humains. Surtout, toutes ces dimensions de la création du travail devraient être examinées avec la conscience aiguë quil ne sagit pas dun univers abstrait, se développant en dehors des individus et des collectivités humaines, mais au contraire que les hommes, divisés en catégories naturelles, par leurs activités mêmes dinvention et de reproduction déterminent les formes que prennent ces phénomènes. Les relations existant entre linvention et la reproduction constituent des indices précieux pour comprendre les caractères dun ordre naturel et la manière dont les forces sociales sadaptent à cet ordre.
En deuxième lieu, les agents quil faut considérer sont les ressources et la population, expression la plus générale de ce qui est habituellement dénommé la terre et le travail. Ces facteurs de production, estimés naturels, ont été repérés, mais nont pas été examinés systématiquement. Demblée, il faut voir quils sont associés à un état de nature particulier. Assurément, une ressource correspond à un savoir détenu par une classe dhommes. La population nest pas exprimée par le nombre des individus, mais par une organisation, une structure de catégories et de subcatégories, dindividus auxquels des habiletés ont été imparties. La création dhabiletés ce nest pas le seul facteur mais il est essentiel rend possible laccroissement de la population générale . Les hommes deviennent nécessaires, productifs, lorsque des talents sont mis à leur disposition ; réciproquement, la présence dun volume important dindividus suscite lutilisation de capacités qui, sans cela, péricliteraient. Donc, dans cette direction encore, la corrélation des savoirs, des disciplines, et de la population, de ses variations , appelle un approfondissement scientifique. Linfluence de la population sur les processus de création du travail est tellement évidente quil faudrait en rechercher les lois, au lieu de se contenter dune démographie purement génétique et statistique. Sans conteste, les liens entre les caractères génétiques de lespèce et la reproduction de ses facultés, le nombre dindividus que celle-ci intéresse, sont importants lorsquil sagit de dégager la place et lavenir de lhumanité dans lunivers. Toutes ces perspectives non-économiques sont essentielles .
Les rapports entre les ressources et la population appellent aussi un examen du point de vue historique. Ainsi, dans la nature mécanique, les ressources matérielles napparaissent pas uniquement comme des moyens, des formes techniques du savoir, mais aussi comme des éléments de reproduction du savoir dune partie des hommes, donc de ces hommes eux-mêmes. Inversement, les hommes plus précisément les travailleurs qui ne disposent que de leur force physique sinsèrent de façon relativement nette parmi les forces matérielles. Ceci prouve que ressources et population doivent être comparées, confrontées, dans leur interdépendance et sous langle des qualités et pas seulement des quantités, si lon veut appréhender les principes et les mécanismes de leur évolution. Cette confrontation peut être étayée par une analyse approfondie des formes techniques, des métiers, des matériaux, des disciplines, des opérations productives et de leurs résultats. Une anatomie, ou plutôt une dissection classificatrice, analogue à celles que lon pratique en biologie, préparerait la voie à une physiologie qui étalerait sous nos yeux un tableau beaucoup plus complet et encore insoupçonné des facteurs, des éléments qui composent les ressources et la population, et ferait voir les fils qui courent dun terme à lautre. Pour linstant, on en est encore à dénombrer les réserves dénergie et à supputer lexplosion démographique, sans remarquer quune prédiction véritablement digne de ce nom doit tenir compte des transformations structurelles, et que la comptabilité de ces réserves et de cette explosion est pauvre, si le facteur habileté, connaissance, nest pas rétabli dans lunité ressources-population, en même temps que lon reconnaît les traits historiquement et qualitativement distincts de lune et de lautre. La méthode dextrapolation doit faire place aux lois théoriquement établies et rapportées aux processus vrais.
Appréhendée dans sa totalité, la technologie politique aborde ces processus et ces agents, ainsi que la structure qui leur est commune, de manière systématique et historique. Laspect systématique réside dans lanalyse des mécanismes généraux dinvention et de reproduction des ressources en matériaux et facultés, dans les lois qui expriment ces mécanismes et les démarches pratiques qui en découlent. De cet aspect relèvent par exemple le problème des rapports entre le travail productif et le travail inventif, celui de lorganisation efficace de ce dernier. De même, la prévision du développement des groupements de disciplines la science notamment est de son ressort. Ainsi sera déchiré le voile qui masque les mystères prétendus ineffables de la création humaine et celle-ci retrouvera clarté et grandeur. On ne parviendra certes pas à annuler son caractère contingent et spontané, mais rien ne soppose à ce que lon repère les obstacles, les distorsions et les conditions nécessaires.
Laspect historique de la technologie politique est aussi son aspect dynamique. Les lois systématiques sont généralement celles dun état de nature particulier. Leur projection au delà de ce champ de validité les rend abstraites et même vides, puisquil faudrait les rattacher à un sujet universel qui na pas dexistence concrète. Par contre, la recherche des lois propres à chaque état naturel et de leurs transformations rétablit dans leur perspective réelle les traits généraux des rapports entre lhomme et la matière, la société et la nature.
Par la même occasion, la technologie politique fournit un cadre et une importance nouvelle à lhistoire des sciences, des arts, des philosophies et des techniques, et, sans conteste, à lhistoire générale de léducation, comme à celle des sociétés savantes , donc à lhistoire de la formation de lespèce humaine par ses propres efforts et ses visées spécifiques. Ces différentes histoires ont eu, jusquà ce jour, une fonction purement marginale. Dune part elles fournissent tout juste un complément, parfois négligé et souvent périphérique, à lanalyse et à lhistoire de la société et de léconomie. Dautre part, on les traite uniquement comme un terrain dexercice pour la philosophie ou lesthétique, ou un réservoir de matériaux destinés à servir aux constructions particulières à ces dernières. Au sens fort du terme, on estime que ce sont des histoires auxiliaires, ancillaires à des fins qui leur sont, par définition, extérieures. La place quelles occupent dans lenseignement et dans la recherche est, à cet égard, un indice qui ne trompe pas. Certes, chaque histoire de nos disciplines naturelles doit continuer à jeter une lumière sur la société et sur la formation de notre intelligence en général. Toutefois ces services, ces contributions ne peuvent ni constituer la raison suffisante du développement des disciplines, ni se substituer à un travail indépendant de connaissance de la réalité quelles expriment et dont elles procèdent, à savoir, lhistoire humaine de la nature.
Les analyses auxquelles doit participer lhistoire des sciences, des arts, des techniques et des philosophies, ont une importance décisive pour lavenir effectif de lhomme. Dépassant le stade du colligement et de la monographie, des controverses sur la priorité ou linfluence de tel auteur sur tel autre, il faut quelles se forgent des concepts, des instruments méthodologiques destinés à appréhender des mouvements densemble où les hommes, en tant que groupes et catégories naturelles, trouvent leur place au même titre que les idées. Les membres épars et les termes séparés de ces mouvements convergent dès quun objectif commun et autonome leur est assigné. Pourquoi ne chercherait-on pas des rapports entre lévolution démographique et celle des sciences, entre le mode de reproduire et de répartir les talents, et la structure dun groupement de disciplines ? Pourquoi ne rapprocherait-on pas un système de reproduction des habiletés, qui sert de lien entre les catégories naturelles, du système des sciences, des techniques, des arts existant à un moment donné ? Pourquoi négligerait-on linfluence quexercent les rapports de la société avec la nature sur le contexte dans lequel se déroule chaque groupement de disciplines ? Ce qua fait lhistoire sociale, à partir du xixe siècle, dès sa création, lhistoire humaine de la nature peut laccomplir maintenant : créer des concepts, des méthodes, et synthétiser les parties jusquici dispersées. Laspect dynamique de la technologie politique lexige ; lobservation et la théorie historiques déboucheraient directement sur lintelligence de notre ordre naturel et sur son gouvernement. Dans lhistoire, ce nest pas la sagesse que nous voulons, que nous devons apprendre, mais la vie. Et dans le présent, ce nest pas le dernier moment du passé quelle doit nous montrer, mais le premier moment de lavenir. Le point de vue historique ne saurait être le point de vue de ce qui est mort. Cela est vrai pour les sciences, les arts, les philosophies, les techniques, comme pour toutes les choses qui touchent au plus profond de nous-mêmes.
A côté des sciences de notre société, une science de notre nature a sa fonction et sa place. Suscitée par lesprit du temps, elle donne à ce temps un esprit. De la sorte, elle prépare la voie à une anthropologie authentique, savoir de ce qui est essentiel à lhomme, anastomose du sujet naturel et du sujet social.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
II. Deux cultures ou une seule
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
Parmi les thèmes qui confèrent à la technologie un caractère politique, celui des rapports de lhumanisme au naturalisme ou réalisme, donc des rapports de la société à la nature, figure en bonne place. Cest un des mobiles qui incitent à la constituer :
« Le développement de la technologie dans lenseignement, note A. Haudricourt , aurait des avantages multiples. Dabord il donnerait à lenseignement technique un prolongement dans lenseignement supérieur, il permettrait dinsérer chaque technique particulière dans lhistoire générale du progrès humain, surmonterait lantinomie apparente du machinisme et de lhumanisme ».
D.J. de Solla Price, de son côté, exprime un intérêt analogue :
« On convient en général que toute séparation des sciences et des humanités est mauvaise. Il faut jeter des ponts entre elles, ou faire disparaître le fossé qui les sépare en interprétant la science comme faisant partie des humanités, ou les humanités comme des sciences ».
Le souci dune réconciliation des savoirs est général. Dans un petit ouvrage dont le titre est déjà un programme Les deux cultures et la révolution scientifique C.P. Snow a brossé à grands traits la fresque de la division, actuellement profonde, du savoir social et du savoir naturel :
« Lintellectuel littéraire à un pôle, le scientifique à lautre. Entre les deux, un abîme dincompréhension mutuelle parfois (en particulier chez les jeunes) de lhostilité et de laversion, mais surtout un manque de compréhension » .
Comment ny aurait-il pas méfiance et hostilité, quand chacun des « pôles » voit dans lautre le symbole de sa propre annihilation, le signe de sa négation ? La position de lintellectuel formé aux arts et aux lettres, héritier de la rhétorique et de lhistoire, nourri des idéaux dune culture totale qui, apparemment, ne se donne pas dautre fin quelle-même, cette position est la plus difficile, malgré le privilège dont il a longtemps joui . La seule éducation digne de ce nom, utile à la société, élevée sur le plan de lesprit, nétait-ce pas la sienne ? Vénérable, libérale, policée, elle dispensait lunique culture, et voyait dans lhumaniste son incarnation exclusive. Ce qui se rapportait à la nature, à la technique, au monde des dextérités ou des spécialités, restait étranger au domaine de lintelligence. La société et la politique ny trouvaient que les instruments indispensables à la poursuite de leurs buts et à la résolution de leurs difficultés.
Le surgissement des sciences et des scientifiques a provoqué une perturbation de la hiérarchie établie, constituant une grave menace pour lidéal auquel on avait fermement cru . Leur autonomie, leur aptitude à définir et à entretenir une vie intellectuelle propre, leur impact sur le plan de lorganisation économique et des relations collectives, mettent en question à la fois la suprématie et ladéquation des disciplines humanistes. Linstitution pédagogique elle-même, conçue et édifiée avec tant de soin, savère mal préparée à élaborer les facultés nécessaires à la plupart des hommes. A travers le bouleversement dun ordre si longtemps préservé, à côté de la culture, jugée unique , sest façonnée une seconde culture à laquelle on ne peut dénier en droit ni la valeur intellectuelle ni le poids dans la réalité. Cette culture, qui sappuie sur la science, ayant instauré une démarche originale, propose aux humanistes un miroir où il leur est difficile de se reconnaître. Ils ny aperçoivent quune de leurs particularités, héritée de tout temps, mais cette fois dénoncée avec vigueur comme infériorité et péché mortel, à savoir, leur ignorance de létat naturel.
Par contraste, aux yeux des humanistes, le scientifique fait figure dintrus, de membre dun groupe nouveau venu dans les cercles restreints du pouvoir et de léminence. Ayant pris la place de lartisan et de lingénieur, dirigeant la création du travail et la production, il hérite du mépris qui a entouré ses prédécesseurs . Quelle que soit la valeur de leurs découvertes, sciences et scientifiques demeurent cantonnés dans la sphère du monde extérieur ; on leur refuse le droit de se proclamer porteurs dune connaissance conforme à notre être authentique :
« Si désireux que soient les scientifiques délargir les connaissances et daméliorer le sort de lhomme, ils poursuivent des buts et des idées qui sont éloignés de lhumain » .
Détachés de ce quest la pensée consciente des objectifs ultimes de lhomme, les scientifiques jouent le rôle de purs instruments aveugles au service de leurs maîtres. Cette ablation des facultés sociales, cette indifférence supposée à légard des raisons et des effets que peuvent avoir les découvertes scientifiques par rapport à lexistence collective, frappent. De là viennent leur incompréhension, leur manque dintérêt et leur dédain pour les disciplines libérales et les sciences sociales, qui ne semblent guère refléter leur expérience. Et ce, quel que soit le système social auquel ils appartiennent :
« Il suffit, pour montrer le danger de ce point de vue, de rapprocher lattitude des savants qui, en U.R.S.S., ravalent les sciences sociales au second plan de celle, identique, adoptée par leurs collègues du secteur capitaliste. Procédant de la même erreur, ils ne se soucient pas de savoir quels buts et quels intérêts servent leurs réacteurs, les machines électroniques quils construisent » .
Bref, des barrières diverses sélèvent pour empêcher une intégration des sciences et des scientifiques dans le courant général, barrières quil faut à tout prix supprimer.
Le spectacle de ces membres disjoints, qui se compléteraient parfaitement pour former un organisme que lon peut supposer harmonieux, fascine. Un peu de sagesse, présume-t-on, réduirait les antagonismes. Il y va de lintérêt de chacun. Ainsi lhumaniste serait associé aux créations qui ont pour champ la nature et pour objet le travail. Inversement, le savant et lingénieur scientifique, ayant accès aux humanités, dépasseraient lhorizon étriqué de leur spécialité. Mieux entraînés à sintéresser aux jeux à leurs yeux souvent futiles, et pourtant si décisifs de la politique et de la direction de la société, ils apprendraient à reconnaître le sens et la valeur de leurs savoirs. Lhumanisme serait légitimé par le réel, le naturalisme par lidéal ; tous deux serviraient le genre humain, puisque le modèle de lindividu complet et de lintelligence réconciliée substituerait la paix à la discorde, la plénitude au manque. Telles sont les opinions qui inspirent les mesures dont on attend la restauration de léquilibre. La plupart dentre ces dernières se rapportent au système pédagogique, à la réorganisation des disciplines. On espère notamment quelles ouvriront les voies de communication entre les connaissances sociales et les connaissances naturelles, entre les arts et les techniques. A cet égard, il incomberait à la « science de la science », à lhistoire histoire de la société, histoire des sciences et des techniques de remplir le rôle de médiatrice, de rendre possible le dialogue après avoir situé à nouveau les interlocuteurs dans le domaine de la culture. Par ailleurs, lintroduction des études littéraires, humanistes, dans le programme de léducation scientifique, et, réciproquement, lassimilation des informations scientifiques par ceux qui se préparent aux disciplines sociales et humaines, assureraient le succès de cette science charnière entre les deux ordres de connaissances.
Telles sont les visées, et tels sont les remèdes proposés par la plupart de ceux qui dénoncent vivement lexistence du dualisme que jai décrit. Celui-ci serait donc extirpé par lenseignement homogène qui réaliserait ce projet, groupant les diverses branches dun savoir, rendu unique, afin de produire des hommes complets.
Faut-il dénombrer les illusions qui pavent cette quête dune voie moyenne ? Jy aperçois surtout le signe dun tâtonnement imposé par les circonstances, alors que le principal est ailleurs. Notamment dans la saisie de lessence vraie de ces produits de la faculté imaginative, qui occupent lespace mental réservé par chaque groupe à lutopie. Reprenons le problème de lantagonisme des savoirs. Cet antagonisme, nous le savons , ne fait que prolonger les conflits et propager la hiérarchie dune société qui a pour moteur la différence des richesses et linégalité des pouvoirs. Partant, une cloison étanche isole les individus qui se consacrent à forger les appareils étatiques, les idéologies ou les représentations associées, de ceux qui remplissent une fonction de production et de création des habiletés nécessaire à la subsistance collective. La prééminence de lhumanisme, dans ce contexte, exprime la prééminence dune couche sociale, et surtout dun mode de gouvernement qui correspond à la situation. Ce dernier ne requiert guère de ses maîtres ou de ses serviteurs, directs ou indirects, une compétence qui ait trait à léchange avec lunivers matériel, ni un contact régulier avec les hommes engagés dans cet échange. Le fossé constaté au niveau de léducation ne fait que traduire la grande découverte de la civilisation : la scission des rapports naturels et des rapports sociaux, la scission des hommes selon les lignes de clivage de ces rapports. Personne na le sentiment de faire partie de ce qui est commun, alors que le sort commun est pour chacun dêtre seulement partie, dêtre constamment à côté et en dehors de lunité, si bien que lunité est coupée de ses parties, située au-delà ou au-dessus delles, et que le mouvement de la totalité, ainsi caché, est comme annulé.
Envisagée à la lumière de lexpérience historique, la réconciliation des disciplines naturelles et des disciplines sociales nest point une question académique, mais ce quelle na jamais cessé dêtre une question politique . Plus exactement, une double question ayant trait à la composition du corps politique et à ses compétences, dune part, aux conditions et aux fins dune politique conforme aux relations de lordre social et de lordre naturel, dautre part. Si une solution est réclamée aujourdhui avec tant durgence, cest que les termes de ces relations, et les relations elles-mêmes, subissent des modifications évidentes.
Comme il fallait sy attendre, la position des disciplines et des catégories naturelles, celle des sciences et des scientifiques surtout, est en jeu. Létat et la promotion de ces derniers ne sont plus déterminés, comme cétait le cas pour les artisans ou les ingénieurs, les philosophes naturalistes ou mécaniques, par le processus de division. Pour la première fois, une catégorie naturelle peut effectivement se dispenser de considérer dautres hommes comme sa matière ou son instrument. Elle peut également renoncer au dédoublement qui sensuivait et obligeait chacune des parties à saffirmer par le canal dune projection subjective dieu horloger ou démiurge, à la place de lhomme horloger ou démiurge. Dans cette perspective, qui abolit la projection de soi corrélative à la négation de lautre, le scientifique acquiert la possibilité de manifester, sans les travestir outre mesure, ses propres buts, ses modalités dagir. Telle est bien son invention majeure : lhomme nest pas lexécutant des prescriptions dun ordre naturel extérieur à lui, il est lauteur des décrets et le sujet reconnu de lordre naturel. Cet état de choses ne trouve pas décho dans notre organisation sociale, où le travailleur scientifique est ravalé au rang dobjet, soumis à des institutions qui le placent parmi les instruments de la richesse et du pouvoir . La contradiction de sa position, dêtre recherché partout et de navoir une voix décisive nulle part, sauf à recourir aux armes de la flatterie ou à se plier à létiquette de la servitude, de faire une histoire qui nest pas appréhendée en tant quhistoire humaine mais comme son image renversée, linhumanité de lhistoire, éclate au grand jour.
Ce contraste ne jouerait pas un rôle essentiel, on ny décèlerait pas des exigences générales, en passe de menacer la structure des institutions , sil ne sagissait dun groupe concentré, nombreux, et qui, par son travail quotidien et sa préparation intellectuelle, accède à la pleine conscience de sa fonction. On prétend que 90% de tous les savants qui ont jamais existé vivent aujourdhui. On estime à plus de 20% de la population active le pourcentage de ceux qui devront se consacrer à la recherche fondamentale ou appliquée. Lopinion émise à propos des scientifiques au début de ce siècle par Lord Balfour ne restera pas indéfiniment valable :
« Ce sont les hommes qui sont en train de changer le monde et ils ne le savent pas. Les politiciens ne sont que le volant les hommes de science sont la puissance motrice ».
Au contraire, cette puissance se sachant et se voulant motrice, il ne lui est plus loisible de se réfugier dans la neutralité et labstention ; elle se pénètre de la responsabilité qui lui incombe, touchant à lavenir quelle engendre , et de limportance des tâches quelle accomplit. Elle ne peut que mettre en péril une tradition et une sphère politique dont le but avoué est de la diminuer ou de lexclure, et tendre à fonder une tradition nouvelle dont elle serait la source .
Par le truchement de la science, une interférence presque directe avec lensemble des processus matériels est visible partout. La prévision relative aux résultats de cette interférence, la capacité dorienter leur recherche, aussi bien que celle des ressources, délaborer une stratégie à leur propos, sont des traits généralement reconnus. Le danger réel nest pas constitué par le contact avec les forces matérielles, mais par la perte de ce contact. Ce qui soulève des difficultés nest point que ces forces nous soient étrangères, ou que nous leur soyons étrangers, mais que linterdépendance concrète soit appréhendée et vécue comme une aliénation. Rien nest plus contraire à la pratique que lautonomie présumée de la sphère sociale, laptitude quon lui suppose de maîtriser rationnellement son destin sans devoir senraciner solidement dans la nature. Des normes et des institutions qui prétendaient préserver intacte cette conviction se défont les unes après les autres :
« Nous devons en venir, écrit un observateur qualifié , à considérer lindividu comme un élément coopérateur de la société, et la société elle-même comme une partie dun système naturel en marche. Ceci peut, je crois, être équitablement considéré comme un pas en avant dans laccroissement de la sagesse ».
Cette sagesse ne peut se concilier avec une méthode de gouvernement qui sest lentement édifiée pour infléchir les comportements des hommes dans le sens de leurs intérêts sociaux exclusivement. Elle ne saurait guère se réduire à la démarche par laquelle les fonctionnaires, forts de leur culture classique, membres dune société dans la société, décrètent ce qui est indispensable à la science et à ses découvertes. Et ce nest pas non plus faire un pas en avant vers son accroissement, sa complétude, que de laisser ces mêmes fonctionnaires fixer la signification duvres et de connaissances particulières au monde matériel, dont le principe comme le cheminement leur échappe . Cela concerne en premier lieu les scientifiques, lorsquil sagit dorienter efforts et investissements.
On le voit, les conditions et les dimensions du rapprochement souhaité entre sciences et humanités, disciplines naturelles et disciplines sociales, ne sauraient plus être ramenées à une simple refonte des programmes pédagogiques. Ce nest pas non plus par la dénonciation morale ou philosophique de la dualité des cultures, ou par la condamnation de ses conséquences néfastes, et moins encore par la tentative den limiter limportance au domaine universitaire, que ceux quelle touche peuvent espérer retrouver la voie de lunité. Au contraire, ils ne font que détacher un peu plus le problème de la réalité. Lorsquon incite les « humanistes » à acquérir les rudiments de la science et les « scientifiques » à accorder quelque attention aux humanités, on masque par des discours, en apparence innocents , lobjet de la critique, la société, et les termes de son renouvellement effectif. Celui-ci implique, certes, que ceux qui exercent des fonctions concernant lordre naturel soient dégagés des contradictions dont on a mesuré lampleur. Une tâche tout aussi importante est de redéfinir le corps politique et les qualités indispensables aux individus pour leur permettre dassurer la gestion des institutions auxquelles ils participent. Leur vocation commune, en particulier, est de sintégrer à lhistoire de leur nature, non que nous vivions sa fin ou que nous soyons libérés de sa nécessité, comme laffirme un philosophe (« Dans la mesure où elle secoue le joug de la nature, notre époque se trouve en état den faire lhistoire » ), mais parce quelle parcourt une étape dans laquelle sa structure est devenue plus claire, comme aussi nos obligations envers elle. Dans cet enchaînement, la technologie politique nest pas une discipline médiatrice entre des champs éloignés du savoir, elle constitue le savoir qui permet aux hommes à la fois de diriger leur destin collectif, et, en concevant à lavance leur évolution, den provoquer les phases successives. Bien quelle ne soit pas encore parvenue à maturité, cette perspective fournit déjà des motifs suffisants dacquérir et de produire les capacités indispensables pour organiser la vie sociale sans la dissocier des lois qui la relient au monde matériel, donc pour les gouverner ensemble. Assurément, ces capacités ne proviendront pas, comme on la prétendu maintes fois, de la juxtaposition de celles qui existent, de lassemblage des disciplines qui les incarnent. Il ne sagit pas de pallier, au moyen de lhumanisme ou du réalisme scientifique, une déficience. Force est de chercher une solution originale propre à cette situation où lordre social sinscrit comme forme de lordre naturel, et non comme entité opposée à lui . Lhistoire ne les connaît pas isolément, et lambition de les maîtriser séparément nest pas fondée. Un mouvement commun les entraîne ; ce qui anime lun des deux, la progression naturelle, agit aussi sur leur lien. La progression naturelle na aucune impulsion propre, et on ne saurait la prendre pour un automatisme au déroulement préétabli, doué dune visée relativement indépendante. Dautre part, elle nest pas laffaire dingénieurs sociaux, phantasme hypostasié dun jeu sans protagonistes. Au contraire, nous savons quelle est le terrain et la résultante de rapports humains. Lorsque ce fait se sera mieux traduit dans la pratique, on lui reconnaîtra ce quon a du mal à accepter pour linstant, sa qualité de principe historique. Ce qui soppose à cette vue nous est maintenant familier ce sont dun côté la division des catégories naturelles, de lautre lexistence des classes sociales, et leurs contradictions.
Les premières nous renseignent sur ce qui limite son rôle dans lhistoire humaine de la nature, les secondes sur les freins qui sopposent à sa manifestation claire dans lhistoire humaine de la société. Nous observons toutefois que la suppression des obstacles à la progression naturelle, cest-à-dire à létablissement dune relation manifeste entre ces deux évolutions historiques, est devenue un impératif de la vie concrète. Ne serait-ce que parce quelle passe par le bouleversement du mode de répartition des facultés, et la refonte du mode dappropriation des richesses, réclamés et préparés avec tant de vigueur.
Des groupes importants en font un thème de lutte politique, et les possibilités dy aboutir transforment une échéance jugée lointaine en un objectif réalisable. Mais, pour y parvenir véritablement, ces groupes ne peuvent pas se contenter de vouloir une autre société, une société socialiste à la place dune société capitaliste, une société plus développée à la place dune société qui létait moins. Ils doivent aussi vouloir un autre type de société, à la fois capable de se fixer un programme et de se prendre pour matière dexpérience, donc de se donner les formes qui expriment son articulation avec létat naturel, avec le dynamisme qui lui est propre. En dautres termes, ils doivent viser un ensemble social susceptible de maintenir la correspondance des processus et des rapports sociaux avec les processus et les rapports naturels entre les hommes, et dassurer leur conversion réciproque.
La transformation du régime de la propriété et latténuation de la troisième inégalité, celle des facultés, impliquent nécessairement la révision de la fonction de lÉtat. Étranger à la société civile, il courbe et subordonne toute uvre, toute action, à ses normes et à ses pouvoirs, ne reconnaissant comme initiatives valables que celles qui lui reviennent. Il étend au-dessus des autres groupes le voile de sa raison, le réseau de ses fonctionnaires, de ses hommes darmes et de ses hommes de plume. Dans son sein se perpétue une contrainte dont la disparition serait possible, à condition que prenne corps la conviction quAlbert Einstein avait partagée avec des millions dhommes :
« Je suis persuadé, écrivait-il , quil ny a quune seule façon déliminer ces maux graves, à savoir, létablissement dune économie socialiste, accompagnée dun système éducatif qui serait orienté vers des buts sociaux ».
Et Lénine formulait la même idée de façon encore plus tranchante :
« Tant que lÉtat existe, il ny a pas de liberté. Quand il y aura la liberté, il ny aura plus dÉtat. »
On sait que, sur le plan conceptuel, le dépérissement de lÉtat est lié à linstauration du gouvernement de la nature. Toutefois, partant des théories que jai exposées ici, on voit que la socialisation de la propriété, condition que lon posait à ce dépérissement, a pour effet, non pas, comme on le croyait, de mettre les hommes en prise directe sur lunivers, mais de rendre plus transparents les rapports sociaux et les rapports naturels entre les hommes, et réciproquement. Dans cette perspective, la destinée de lÉtat nest peut-être pas de disparaître, mais de se transformer radicalement, dêtre supprimé comme instrument et gardien de la société civile pour devenir le véhicule par lequel est assurée la communication entre le côté naturel et le côté social de nos rapports. Cest là une conséquence du fait que le gouvernement de la nature et le gouvernement de la société sont tous deux, à lencontre de ce que lon a cru, gouvernement des hommes. Ceux qui essaient de faire en sorte que le second signifie justice et liberté sont immanquablement amenés à se consacrer au premier, en ce quil assure notre intégrité et notre universalité. Lhumanité se trouve doublement associée à cet égard : dans la nature et dans la société.
Ainsi chaque force collective, pour résoudre aujourdhui la question sociale dont les solutions et les programmes ont été stipulés au siècle dernier, est obligée dinclure parmi ses préoccupations la question naturelle. Une critique de la société qui nest pas simultanément critique de sa relation à la nature, de laction des hommes pour constituer lune et lautre, demeure incomplète. Les contradictions qui tiraillent le scientifique, la division du travail en manuel et intellectuel et les oppositions dont elle est le siège nous le démontrent par leurs effets.
La puissance et le caractère contraignant de cette prise en considération proviennent de ce que, finalement, rien de ce qui nous concerne ne saurait plus être attribué exclusivement à quelque agent extérieur, supra- ou infra-humain, ni pour ce qui touche à la vie collective, ni pour ce qui touche aux échanges avec le monde matériel. Si tout part de nous et retourne à nous, si ce qui semblait échelonné dans le temps se présente à léchéance simultanément, il faut que la fonction de sujet qui est la nôtre à tant de titres soit remplie avec promptitude et intensité.
Rien de tout cela ne transparaît à travers les recherches qui se proposent de modeler la culture. Elles font appel, pour le principal, à des facteurs nourris davantage à lécole du contrôle et de la servitude quà celle de la création et de la liberté. Lessentiel ne réside pourtant pas dans ces formules énoncées dans des compartiments séparés, dont on remarque mal linterdépendance, et qui ont nom : loisir accolé au travail, culture générale ajoutée à léducation spécialisée, réunion du travail manuel au travail intellectuel, compensation des sciences par lart, ou encore réconciliation du savoir naturel et du savoir social ou humaniste.
Comment lunité postulée serait-elle possible, tant que les hommes ne pourront se fixer à la fois les fins et les moyens, tant que chacun se laissera dire, par un porte-voix, ce qui est le vrai, le beau et le juste ? Comment cette unité ne nous semblerait-elle pas abstraite, éloignée de la substance de la vie, quand les prémisses et les conséquences de sa réalité sont appréhendées hors de ce qui assure sa réalisation ?
Il faut donc que chaque membre de lordre social ait loccasion de parler en son nom propre, afin que ce qui est obtenu par lui soit obtenu pour lui ; cela se produit lorsque le travail, la littérature, la science et lart ne figurent pas des instruments dont la destinée est fixée de lextérieur, mais lorsque, au contraire, ceux qui se les donnent pour fins les parachèvent aussi comme moyens. Bref, lorsque létat social et létat naturel laissent leurs sujets sexprimer et communiquer en tant que tels. Même si, dans la réalité, cette étape na pas encore été atteinte, elle saffirme de toutes parts comme laboutissement nécessaire dune évolution où la position de lindividu dans la société est coordonnée avec sa position en tant quil produit et invente :
« Il convient donc... que le talent et la possession ne soient point divisés » .
Telle est la condition préalable de la culture, situation dune humanité qui ne se dédouble ni ne se partage foncièrement, pour agir dans lunivers matériel et dans lunivers social. Vouloir dessiner ses contours et exposer son contenu serait se livrer à un jeu gratuit, à linstar de ceux qui prétendent pouvoir composer son image en partant de morceaux disjoints. Alors que rien nindique, de nos jours, quelle soit le terme dune aventure surhumaine, tout nous incline à refuser dy voir lincarnation dun monde plat, calme, harmonieux, dun au-delà du Jugement dernier, où toutes les questions auraient reçu leur réponse. Bien plutôt, et jy ai déjà fait allusion, elle est lesquisse dun autre mode de résoudre ces questions et de leur concevoir une réponse.
***
Toutes ces inférences se déduisent de lexamen de lhistoire humaine de la nature et de ses rapports avec la société. Jai tenté dexprimer, en termes aussi mesurés que possible, ce quelles me paraissent enseigner sur la marche de lhumanité, et la signification quelles confèrent à une gamme de pratiques ou de tendances courantes qui vont de léducation à la politique, du régime de la propriété à la structure de la connaissance. Une science particulière leur donnera plus de force.
Les perspectives concrètes auxquelles je me réfère peuvent sembler lointaines ; cet éloignement est relatif, il dépend de leffort collectif et non du jugement individuel. Leur théorie, comme toute théorie, est plus assurée quant au passé qui la rend nécessaire, et plus conjecturale quant à lavenir qui doit lui conférer la réalité. A ce titre, elle est à la fois instrument critique et préparation à laction. Cependant, ni dans un cas, ni dans lautre, elle na la prétention de prédire un résultat qui se manifestera inéluctablement. Son domaine nest pas la croyance mais le savoir. On oublie souvent, lorsquon émet une opinion sur une théorie, que les phénomènes auxquels elle se rapporte se révèlent rarement deux-mêmes, comme en astronomie où Le Verrier a pu calculer lapparition observable dune planète grâce aux équations de Newton. Dans la plupart des cas, il faut en convenir, seuls lexpérience et le perfectionnement des instruments expérimentaux facilitent la venue au jour de corps ou de processus, entrevus de façon conceptuelle, et qui, sans cela, nacquerraient pas une individualité, et, pour ainsi dire, nexisteraient pas. La vérification dune proposition chimique ou physique nattend pas léclosion spontanée des faits : elle est le fruit de leur recherche et de leur matérialisation. Pourquoi en irait-il autrement de la connaissance des phénomènes humains ? Sils sont vie et non point purement idée, sils touchent à la pratique des collectivités et non pas aux rêves dun esprit abstrait, si leur cours nest pas dévoilement dun être caché mais poursuite du faire, génération de lévénement, alors celui qui en élabore la théorie conçoit leur mouvement et son langage en sachant que seul le genre humain, en tant quil saffirme expérimentateur suprême, ajoute à lannonce du vrai la puissance du réel.
Princeton Paris 1962-1967.
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
Science, 1957, 125, p. 143.
J. Lebrun: Équilibres naturels et recherche scientifique, Impact, 1964, 14, no I, pp. 21-40.
« Cest une re-création de la nature et de lhomme, en tant quil est fragment de la nature, que signale linspiration observable dans les mouvements puissants de ces sociétés (soviétique et américaine). F. Perroux » : Les mesures des progrès économiques et lidée déconomie progressive, Cahiers de lI.S.E.A., 1956, 47, p. 38.
P. Fedosseiev, in La nouvelle revue internationale, 1964, 10, p. 95.
A. Fergusson : Essai sur lhistoire de la société civile, Paris, 1783, t. II, p. 138.
« La base économique de la disparition totale de lÉtat, cest le communisme arrivé à un si haut degré de développement que tout antagonisme disparaît entre le travail intellectuel et le travail manuel, et que, par conséquent, disparaît lune des principales sources de linégalité sociale contemporaine, source que la seule socialisation des moyens de production, la seule expropriation des capitalistes ne peut en aucune façon tarir demblée ». V.I. Lenine : LÉtat et la Révolution, Moscou, 1946, p. 120.
F.L. Manevich : Abolition of the differences between mental and physical labor in the period of full-scale construction of communism, Soviet Sociology, 1962-3, I, p. 13.
Les principes du marxisme-léninisme, Moscou, 1961, p. 831.
H.C. Wallich : The Cost of Freedom, New York, 1960, p. 114.
« On peut en conclure sans erreur possible que le progrès sinstallera plus rapidement si on tolère un certain degré dinégalité ». H.C. Wallich: op. cit. p. 120.
« Lapparition de la science en tant quagent important de la sphère sociale est un pas décisif et irréversible dans lhistoire générale de lhumanité. Avec les changements économiques et politiques auxquels elle est inévitablement liée, cest un événement du même ordre dimportance que le fut lapparition de la race humaine elle-même ou de sa première civilisation. J.B. Bernal : Science in History, Londres, 1954, p. 879.
G.H. Schwabe : Über Rückwirkungen der technischen Zivilisation auf den Menschen, Studium generale, 1962, 15, p. 497.
« Or je demande pourquoi une institution arbitraire des hommes et quils auraient pu ne pas établir ne peut-être changée sans ruiner lordre même de la nature ». G. de Malby : Doutes proposés aux philosophes économistes, La Haye, 1768, pp. 6-7.
« Il nest pas probable que des penseurs européens de tout premier ordre auraient accordé autant dattention à ce quon appelle à présent le problème social, neût été que le bouleversement politique (la Révolution française) avait été accompagné et suivi par une révolution dans les idées bien plus grande encore ». J.T. Merz : A history of European thought in the nineteenth century, Londres, 1923, t. IV, p. 422.
A.G. van Melsen : Science and Technology, Pittsburgh, 1961, p. 291.
J.-P. Sartre : Critique de la raison dialectique, Paris, 1960, p. 158.
« Les hommes des sociétés sur-développées ont limpression que la conquête manifeste de la nature, la victoire sur la pénurie est virtuellement achevée. Or il semble dans ces sociétés que la science principal instrument de cette conquête soit sans attache et sans but, et quil faille lui redonner une valeur ». C.W. Mills : The sociological imagination, New York, 1961, p. 15.
« Le fait que la science soit davantage estimée pour ces applications (politiques) que pour ses buts fondamentaux étude libre de la nature conduit à des pressions qui ont commencé à menacer lintégrité de la science elle-même ». Science and human Welfare, Science, 1960, 132, p. 68.
Linus Pauling, in B. Russel : Lhomme survivra-t-il ? Paris, 1963, p. 10.
« Loccident méconnaît lorigine, la nature créatrice et le sens de sa propre civilisation scientifique et technique ». in R. Aron, G. Kennan, R. Oppenheimer : Colloques de Rheinfelden, Paris, 1960, p. 43.
« Lorsque lhomme sest séparé de la nature et la transformée en un être soumis à sa domination et sa maîtrise par des manipulations symboliques à ce moment-là lhomme a été amené à ancrer son propre être central dans quelque chose situé au delà de ce monde. Celui qui sétait placé aussi audacieusement au-dessus du monde ne pouvait plus se considérer simplement comme un « numéro » ou une « partie » de ce monde ». M. Scheler : Mans place in Nature, New York, 1961, p. 90.
« A chaque pas nouveau nous sommes ainsi amenés à penser que nous ne dominons nullement la nature, à linstar du conquérant dun peuple étranger, comme si nous étions placés en dehors de la nature mais quau contraire nous lui appartenons tout entiers, par la chair, le sang, le cerveau, et en faisons partie ». F. Engels : Dialectique de la Nature, Paris, 1950, p. 387.
« A ce moment-là il nous faudra trouver un moyen de développer une agriculture vraiment productive dans les énormes territoires dAfrique, dAmérique du Sud et de vastes parties de lAsie qui sont si peu exploités à présent. Et cette tâche forcera, je crois, lhumanité à se rendre compte de ce que la société humaine vit sa vie en tant que partie dun système de processus naturels équilibrés de manière complexe et délicate ». C.H. Waddington in N. Calder : The world in 1984, Londres, 1964, t. 2, p. 13.
« Cest précisément dans le fait délaborer un monde objectif que lhomme commence à faire réellement ses preuves dêtre générique. Cette production est sa vie générique active. Grâce à cette production, la nature apparaît comme son uvre et sa réalité. » K. Marx : Manuscrits de 1844, Paris, 1962, p. 64.
E. Faure : uvres complètes, Paris, 1964, t. III, p. 624.
« Le vocable sacré de nature est probablement le plus ambigu dans le vocabulaire des peuples européens... Les auteurs qui sen sont servis nont généralement pas pris conscience de son ambiguïté et de tout temps ont eu tendance à glisser, inconsciemment, dun de ses sens à un autre ». A.O. Lovejoy : Primitivism and related ideas in antiquity, Baltimore, 1935, p. 12.
D. Diderot : De linterprétation de la nature, uvres, t. 2, Paris, 1875, p. 56.
« Parce que lêtre de lhomme est fait dune étoffe si étrange quil est en partie apparenté à la nature et en partie non, à la fois naturel et hors de la nature, en quelque sorte centaure ontologique dont une moitié plonge dans la nature et lautre moitié la transcende ». J. Ortega Y Gasset : History as a system. New York, 1961, p. III.
A. Gramsci : uvres choisies, Paris, 1959, p. 52.
« Il est parfaitement raisonnable de parler de la double nature de lhomme ; tout en continuant à appartenir à la nature, il a créé une contre-nature ou surnature ». E. Fischer : The necessity of Art, Harmondsworth, 1963, p. 32.
J. Buettner-Janusch : Origins of Man, New York, 1966.
Cf. S. Tax (éd.) : Issues in Evolution, Chicago, 1960, t. 3, p. 171.
« Lhomme façonné par le milieu technique..., perd tout contact avec la nature, sollicité par tous les gadgets, y compris le gadget dernier-né, le gadget suprême : la-machine-à-se-promener-dans-le-cosmos ». G. Friedmann : La civilisation technicienne, Arguments, 1962, 6, p. 52.
G. Friedmann : in Villes et campagnes, Paris, 1953, p. 402.
« La nature qui agit sur lhomme, la nature qui intervient dans lexistence des sociétés humaines pour les conditionner, ce nest pas la nature vierge, indépendante de tout contact humain, cest une nature déjà profondément agie, profondément modifiée par lhomme ». L. Febvre : La terre et lévolution humaine, Paris, 1949, p. 5.
« Lhomme constructeur est un facteur géologique ». J. Pacotte : La pensée technique, Paris, 1931, p. 5.
M. Heidegger : Essais et conférences, Paris, 1958, p. 18.
R. Caillois : Esthétique généralisée, Paris, 1962, p. 8.
P. Klee : Théorie de lart moderne, Paris, 1964, p. 46.
K. Marx : op. cit. p. 63.
Faute dun concept de nature qui fasse de lhomme un de ses termes, on lui crée une nature particulière, une nature technique : « Mais lautomatisme vise à leur conférer (aux systèmes industriels) une autonomie qui les rapproche des systèmes naturels. Ils dépendent dune nature technique, cela nest pas douteux. Mais nest-ce pas encore une nature ? Et ouvrée par lagriculture nest-elle pas de longue date une nature ouvrée, seconde ? Lhomme lui-même comme créateur nest-il pas devenu une nature autonome vis-à-vis de la grande nature ? ». P. Naville : Vers lautomatisme social ? Paris, 1963, p. 40.
« Après tout, nous ne connaissons la nature que par lintermédiaire de lexpérience humaine ». C.F. von Weizsaecher : The History of Nature, Chicago, 1959, p. II.
P. Rossi : Les arts mécaniques et la science nouvelle, Arch. Europ. de Sociol. 1963, 4, p. 222.
« Ainsi nous ne pouvons nourrir lillusion que les lois que nous découvrons soient véritablement des « lois de la nature ». Ce ne sont que des lois de la nature en ses rapports avec notre sensation et notre intelligence. Et sans doute il demeure vrai que nous ne pouvons connaître que des rapports. Mais il faut préciser, restreindre cette proposition, en sous-entendant que les seuls rapports que nous puissions réellement connaître sont ceux où nous-mêmes formons lun des termes. Sil existe des choses du monde extérieur, il est clair quil doit exister des rapports entre elles ; mais ces rapports, nous ne pouvons les connaître, tout comme les choses elles-mêmes, que par rapport à nous ». E. Meyerson : De lexplication dans les sciences, Paris, 1925, p. 17.
W. Heisenberg : La nature dans la physique contemporaine, Paris, 1962, p. 33.
A. Gramsci : op. cit. p. 172.
C.A. Helvetius : De lEsprit, Liège, 1774, p. 32.
G. Boas : Essays on primitivism and related ideas in the Middle Ages, Baltimore, 1948.
« Selon les théories reçues sur lhérédité, lhumanité civilisée devrait être apte, de par ses dons natifs, à vivre dans des conditions de sauvagerie peu évoluée, auxquelles soppose la civilisation machiniste. Ni dans les conditions physiques quelle impose, ni dans les modes habituels dobservation et de raisonnement quelle requiert, lépoque machiniste nest donc adaptée à léquipement inné courant de la race ». T. Veblen : The instinct of workmanship, New York, 1937, p. 320.
G. Friedmann : op. cit. p. 401.
« Lhomme, à lorigine, ne paraissait pas avoir des perspectives très prometteuses dans la lutte générale pour lexistence » B. Russel : Lhomme survivra-t-il ? Paris, 1963, p. 16.
K. Frohme : Arbeit und Kultur, Hambourg, 1905, p. 8.
M. Planck : Limage du monde dans la physique moderne, Genève, 1963, p. 74.
Pour une critique semblable des conceptions prédominantes dans lhistoire des sciences, cf. T.S. Kuhn : The structure of scientific revolutions, Chicago, 1963, chapitre XIII.
Le passage dun état de nature à un autre état et leur coexistence soulèvent, étant donné les conceptions actuellement répandues, une contradiction logique : contradiction entre lunité postulée et la pluralité réelle des natures. On la résout habituellement par la transformation dun des termes en « artifice », lautre étant déclaré norme du naturel. Ainsi, lors de la séparation de lagriculteur et de lartisan, le monde du premier fut jugé naturel et celui du second rejeté comme artificiel. A une époque plus récente, cest lingénieur, comparé à lartisan, qui est le représentant de lartifice, du non-naturel. Le phénomène historique est dès lors nié, et le mouvement qui lui est propre remplacé par des coupures successives entre les êtres naturels et les êtres artificiels.
Ces conclusions vont toutes à lencontre dune conviction solidement enracinée, à savoir que la nature na pas dhistoire, car lhomme ny est pas impliqué. La version complémentaire de cette proposition consiste à refuser à lhomme toute association avec la nature, puisque, par définition, lhistoire quelle histoire ? peut-on se demander est le propre de lhomme. (« Lhomme... na pas de nature : ce quil a est une histoire ». J. Ortega Y. Gasset : op. cit. p. 257.) Poser la nature et lhistoire en tant que termes dune alternative réduit toute question à la platitude vide des couples matière-esprit, corps-âme, externe-interne, etc. La richesse des relations réelles est sacrifiée au balancement dun discours qui résiste à la mort des idées par la vie présumée des mots.
« Lorganisation sociale est la catégorie générale dont lorganisation sociale humaine nest quune manifestation particulière ». L. White : The Evolution of Culture, New York, 1959, p. 58.
« Lhomme est en effet un être historique, mais cest possible parce que lhomme sort de la nature, et parce que la nature elle-même est historique ». C.F. von Weizsaecker : op. cit. p. 7.
L. Kolakowski : Traktat über die Sterblichkeit dat Vernunft, Munich, 1967, pp. 55-64.
« Je me sers du terme de création parce que celui de production que jaurais sans cela mis en avant a été employé dans un autre sens ». J. Rae : Statement of some new principles on the subject of political economy, Londres, 1894, p. 15.
« La seule chose qui puisse être dite emmagasinée davance est lhabileté du travailleur Si lhabileté du boulanger, du boucher, de léleveur, du tailleur, du tisserand, nétait pas créée et emmagasinée au préalable, les biens de consommation que produit chacun deux ne pourraient pas êtres obtenus ». T. Hodgskin : Labour defended against the claims of capital, Londres, 1825, p. 46.
F. Perroux : La conquête spatiale et la souveraineté nationale, Diogène, 1962, 39, p. 5.
A. Touraine : Travail et organisation, Archives européennes de sociologie, 1962, 3, pp. 3 et seq.
K. Boulding : Knowledge as a commodity, 1961 (roneo) p. 2.
Bien que rare lutilisation de la notion de reproduction dans ce sens de conservation et d transmission du travail est appropriée : « Léducation et lapprentissage donnés à autant de membres de la génération montante quil est nécessaire pour compenser les pertes en forces de travail dûes à la mort et à la retraite peuvent recevoir le nom de reproduction de la connaissance »... bien sûr connaissance ne renvoie ici quà la portion qui contribue aux habiletés et aux capacités de travail ». F. Machlup : Production and distribution of knowledge in the United States, Princeton, 1962, p. 124.
« La catégorie de la création économique nest pas usuelle dans le savoir contrôlé par les sciences que nous nommons peut-être hâtivement sciences économiques... La production (dans léconomie) est essentiellement une transformation dobjets matériels qui sont rendus utiles ou plus utiles ». F. Perroux : La création collective dans léconomie de notre temps, Revue philosophique, 1963, p. 455.
R. Gordon : A practical treatise on the law of patents for inventions, Londres, 1840, p. 106.
« Linvention est ici interprétée dans un sens large comme la production de connaissance ». The rate and direction of inventive activity, Economic and social factors, Princeton, 1962, p. 609.
« Il faut cependant reconnaître que les savants qui découvrent leurs théories les inventent en fait. » The rate and direction of inventive activity, ed. cit. p. 20. « Les savants faisaient des découvertes, les ingénieurs des inventions. Ceci nest pas valable, même de façon approximative. Le continent américain fut découvert, non par des savants mais par des explorateurs navigateurs et aventuriers. Le calcul infinitésimal a été inventé, mais pas par un ingénieur ». F. Machlup : op. cit. p. 163.
Je propose demployer le terme de ressource pour désigner la richesse matérielle, réservant celui de richesse à la richesse sociale.
J.B. Say : Traité déconomie politique, Paris, 1803, p. 346.
« A tout instant il est sensible que les éléments techniques se succèdent et sorganisent à la manière dorganismes vivants et que la création humaine, par sa continuité, calque la création universelle ». A. Leroi-Gourhan : Milieu et techniques, Paris, 1945, p. 471.
E. Levasseur : Du rôle de lintelligence dans la production, Paris, 1867, p. 34.
N.W. Senoir : Principes fondamentaux de léconomie politique, Paris, 1836, p. 309.
« Donc les airs, les eaux et la terre, et même les lois physiques qui déterminent leurs combinaisons, peuvent être considérés comme les instruments premiers de la formation de la richesse. Pour éviter des périphrases inutiles, cependant, les agents naturels qui constituent les instruments premiers de la production sont généralement compris sous le nom de terre ». R. Torrens : On the production of wealth, Londres, 1821, p. 67.
E. Levasseur : op. cit. p. 45.
J.S. Mill : Principes déconomie politique, Paris, 1861, p. 23.
S. de Puffendorf : Le droit de la nature et des gens, Bâle, 1771, t. II, p. 42.
J. Hobson : The evolution of modern capitalism, New York, 1912, p. 26.
Les forces productives ont un contenu analogue à celui de la nature dans les doctrines économiques. Elles sont des combinaisons des éléments matériels et de lhomme armé de ses facultés. Cependant, au lieu dapparaître comme substances passives et éléments contingents de la richesse, elles représentent le milieu physique humain qui a, par ses fonctions actives, un impact décisif sur la réalité sociale et historique. Les rapports de production désignent, par contraste, dans la terminologie marxiste, le mode dappropriation du travail et lensemble de la superstructure idéologique. Ils sont considérés comme irréductibles aux forces productives. « Dialectique des concepts de force productive (moyens de production) et rapports de production, dialectique dont les limites sont à déterminer et qui ne supprime pas leur différence réelle ». (K. Marx : Contribution à la critique de léconomie politique, ed. Paris, 1957, p. 173). La « différence réelle » réside en grande partie dans le fait que les premières ne sont pas déterminées principalement par les lois sociales de la propriété, tandis que les secondes incarnent ces lois. Je dirai que cette différence met mieux en évidence le double rôle joué simultanément par lhomme, à la fois sujet social et sujet naturel, dune part agent de la production, de léchange et de la distribution des richesses, dautre part créateur du travail, de ses ressources, donc force productive. Si le parallélisme entre société et nature, rapports de production et forces productives lordre naturel envisagé du point de vue social est fondé, il sensuit que : lhistoire humaine de la société est une figure et une transposition de lhistoire humaine de la nature ; la dialectique des rapports de production et des forces productives nest autre que la dialectique de ces deux mouvements historiques sans une connaissance approfondie de lhistoire humaine de la nature, il ny a pas de connaissance approfondie de lévolution des forces productives (« Malheureusement, létude des forces productives na pas été suffisamment développée »... A. Zvorikine : Technology and the laws of its development, Technology and Culture, 1962, 3, p. 451). Leur emploi explicatif semble avoir dispensé les théoriciens de les expliquer à leur tour. A linstar du progrès scientifique et technique, elles sont une version du deus ex machina, qui prétend jeter une lumière sur la réalité, tout en restant enveloppé dans la plus impénétrable des obscurités. Une lacune persiste à leur sujet. Concevoir un processus historique de notre nature, qui détermine ouvertement le processus historique de notre société, eût impliqué une rupture avec cet « impérialisme sociologique », auquel la conscience moderne est si profondément attachée.
H.F. Storch : Cours déconomie politique, Paris, 1823, t. III, p. 342.
G. Friedman cite (Problèmes humains du machinisme industriel, Paris, 1961, p. 35) la remarque suivante de Lahy : « Aussi a-t-on vu des ouvriers, incapables dans le temps chronométré de faire avec leurs mains tous les gestes nécessaires, saider de la tête comme dun troisième bras ».
« Si... le capital mobile nest quun travail coexistant, et le capital fixe un travail habile, il doit être clair que... toutes les vastes améliorations apportées à la condition de la race humaine que lon a en général attribuées au capital, sont causées en fait par le travail et par la connaissance et lhabileté qui informe et dirige le travail ». T. Hodgskin : op. cit. p. 108.
J.B. Say : op. cit. 85.
« La seule différence par rapport aux autres éléments de production est que le produit scientifique, matérialisé dans les moyens de production ou incarné dans la production en tant quélément de la reproduction de la puissance de travail, cest-à-dire quand il a sa réalité dans lesprit des travailleurs eux-mêmes, peut-être considéré dans la production matérielle comme un don de la nature ». S. Strumiline : in Role of Science in modern society, World Marxist Review, 1963, 6, p. 40.
« A lintelligence et à ses services gratuits est due en grande partie cette heureuse progression (de lindustrie). Nous ne payons pas lintelligence dépensée il y a cent ans, et cependant elle est à chaque instant notre collaboratrice ». E. Levasseur : op. cit. p. 42.
J.S. Mill : op. cit. p. 46.
W. Firey : Man, Mind and Land, Glencoe (Ill.), 1960, p. 10.
Le grand économiste S. Schumpeter tenait à distinguer clairement entre linvention et linnovation économique : « De plus, les innovations que les hommes entreprenants ont pour fonction de promouvoir nont pas forcément besoin dêtre des inventions. Il nest donc pas conseillé et il pourrait être tout à fait erroné de souligner lélément inventif autant que le font de nombreux auteurs ». (Theory of economic development, Oxford, 1961, p. 88).
« Des éléments naturels qui interviennent dans la production sans rien coûter, quel que soit le rôle quils jouent, nentrent pas dans la production en tant que composantes du capital, mais en tant que force naturelle gratuite du capital, cest-à-dire comme productivité naturelle et gratuite du travail qui, cependant, dans le système capitaliste de production, se présente, comme toute force productive, sous laspect de force productive du capital ». K. Marx : Le capital, t. 7, p. 130.
The rate and direction of inventive activity, ed. cit. p. 48.
« De même que les individus semblent en général senrichir en saisissant des portions toujours croissantes de la richesse existant déjà, de même les nations senrichissent en produisant une richesse qui nexistait pas auparavant. Les deux processus différent en ceci que lun est une acquisition, lautre une création ». J. Rae : op. cit. p. 12.
La doctrine saint-simonienne, Paris, 1830, t. II, p. 367.
T.W. Schultz : Capital formation by education, J. of Pol. Econ., 1960, 68, p. 575.
« La société et la nature, si on les considère comme deux systèmes différents déléments, résultent de deux méthodes de penser différentes et sont seulement en tant que telles deux objets différents ». H. Kelsen : Society and Nature, Chicago, 1943, p. VII.
« Le travail, dit Karl Marx (Manuscrits... ed. cit. p. 12) napparaît en économie politique que sous la forme dactivité en vue de gain ». Faut-il sen étonner ? Les sciences de léconomie et de la société tournent leur attention vers lunivers matériel considéré sous langle de la richesse. Le cur et laboutissement des rapports sociaux sont enfouis. Létude du travail dans un cadre différent, celui de la nature, est à peine entamée. Dans cette perspective, lopposition du travail aliénable et inaliénable est essentielle. Ce serait cependant une erreur didentifier le premier aux activités qui peuvent faire lobjet dune appropriation et le second aux activités qui ne sauraient faire lobjet dune telle appropriation. Il serait tout aussi erroné de croire que le premier sintègre à la propriété privée et que le second demeure propriété collective. En effet, si un travail engendre des « dons gratuits de la nature », sil est foncièrement social, il reste néanmoins peu susceptible de faire lobjet dune appropriation. Ses créations appartiennent à lespèce humaine dans son ensemble, se perpétuent à travers toutes les formations économico-sociales, et aucune société, à quelque moment que ce soit, na de raison ni dintérêt à le compter parmi ses richesses, si ce nest à titre transitoire.
Dans ce chapitre jai parlé de la société capitaliste ; les arguments peuvent être généralisés et le seront plus tard.
S. Lilley : Men, Machines and History, Londres, 1948, p. 283.
G. Bruno : Della causa, principio ed uno, ed. Gottinga, 1888, IV, p. 244.
H. Focillon : La vie des formes, Paris, 1964, p. 51.
« Les diverses technés constituaient dans la pensée de Protagoras de véritables fonctions caractéristiques de lespèce humaine comme les moyens dattaque, de fuite ou de défense sont les fonctions caractéristiques des espèces animales. Elles sont, bien que capables de culture, notre nature même ». A. Espinas : Les origines de la technologie, Paris,1897, p. 200.
V.G. Childe remarque avec raison que la reproduction du travail, avant lépoque qui nous préoccupe, ne constitue pas un processus vraiment autonome : « En fait, chaque enfant apprend, même si cest seulement par limitation et le jeu, les techniques simples essentielles pour faire du feu, chasser, jardiner, construire ou fabriquer à la main, de même quil apprend à parler, à marcher, à nager ou à se laver ». Science in the preliterate societies and the ancient oriental civilisations, Centaurus, 1953, 3, p. 16.
Pappus, dans ses Collections mathématiques appelle lart instrumental organiké.
« Quant aux anciens, du moins à lépoque que nous considérons, ils ne faisaient pas de distinction entre les deux concepts de corps animé et de machine. On se servit pendant tout le vie siècle du mot organon pour désigner les pièces dun mécanisme ou dune machine ». A. Espinas : Lorganisation de la machine vivante, Revue de Métaphysique et de morale, 1903, p. 707.
B. Gille : Les développements technologiques en Europe de 1100 à 1400 ; Cahiers dHistoire mondiale, 1956, III, p. 95.
R.G. Collingwood : The Idea of Nature, Oxford, 1945, p. 8.
« La physique (dAristote) aurait pour forme fondamentale lidée dune nature apparentée à lâme et à la divinité, dune nature qui est à la lettre dun démiurge et un bon démiurge » L. Brunschwicg : Lexpérience humaine et la causalité physique, Paris, 1949, p. 143.
A. Ure : Philosophie des manufactures, Paris, 1836, t. I, p. 29.
A. Cournot : Traité de lenchaînement des idées fondamentales, Paris, 1877, t. I, p. 132.
K. Frohme : op. cit. p. 10.
R. Boyle : An inquiry into the received notion of nature, Londres, 1738, p. 372.
« Dans les sciences physiques, la matière apparaît invariablement comme une puissance, ou une force, ou un agent, ou comme subissant laction dune puissance, dune force ou dun agent ». P.E. Dove : The theory of human progression, Londres, 1850, p. 513.
E.J. Dijksterhuis : Die Mechanisierung des Weltbildes, Berlin, 1956.
A. Koyré : La révolution astronomique, Paris, 1961.
E. Buret : De la misère des classes laborieuses, Paris, 1840, p. 152.
T. Powell : Human industry, or a history of most manual arts, Londres, 1661, p. 25.
F.H. Newell, C.E. Brayer : Engineering as a career, New York, 1916.
« Cest ainsi quau xviiie et au début du xixe siècles se développe une technique fondée sur lexploitation dévénements mécaniques. La machine ne fait souvent ici quimiter la main de lhomme. Cest pourquoi on a dabord considéré cette forme de la technique comme le développement de lancien artisanat ». W. Heisenberg : op.cit. p. 21.
« Au xviiie siècle, la nature semblait se dérouler selon des lois dans lespace et le temps ; en décrivant ce déroulement, on peut faire abstraction de lhomme et de son intervention, sinon de façon pratique, du moins en principe ». W. Heisenberg : op. cit. p. 15.
« La nature nest plus un organisme mais une machine : cest-à-dire que ses changements et ses processus sont conduits et dirigés non par des causes finales mais seulement par des causes efficientes ». R.G. Collingwood : op. cit. p. 103
« Et ici je désire que lon prenne note comme dune chose qui peut être considérable pour notre but présent, que je ne regarde pas un corps humain comme une montre ou un moulin à main, cest-à-dire comme une machine composée uniquement de parties solides ou du moins consistantes, mais comme un engin hydraulique ou plutôt hydro-pneumatique, qui ne se compose pas seulement de parties solides et stables, mais de fluides qui se trouvent, eux, en mouvement organique ». R. Boyle : op. cit. p. 409.
« Je ne vois pas non plus de raison suffisante à accorder que la nature elle-même (quoi quelle soit) produit aucun mouvement de novo, mais seulement quelle transfère et règle celui qui a été communiqué à la matière au commencement du monde ». R. Boyle : op. cit. p. 417.
« On peut dire que le concept de nature peut être saisi par le mot unique de travail ». K. Frohme : op. cit. p. 10.
« Mais ce qui caractérise particulièrement cette période, cest lélaboration dune vue densemble originale dont lidée de limmutabilité absolue de la nature constitue le noyau. Quelle que soit la manière dont la nature a pu se constituer, son existence étant donnée, elle devait demeurer telle quelle était tant quelle existait. » F. Engels : Dialectique de la nature, ed. cit. p. 117.
H. Arendt : La condition humaine, Paris, 1961, p. 166.
« Si lon tient compte dans la mesure voulue de la vanité de lépoque, il est néanmoins permis à notre génération de parler de révolution chimique. » J. Brady : Organization, automation and society, Los Angeles, 1961, p. 202.
P. Auger : Les tendances actuelles de la recherche scientifique, Paris, 1961, p. 22.
M. Born : The restless universe, New York, 1961.
C.N. Yang : Elementary particles, Princeton, 1962.
N. Wiener : Cybernetics, New York, 1949.
J. Diebold : Automation, New York, 1952.
V. Broida : Automatisme, régulation automatique, servomécanismes, Paris, 1956 ; F. Pollock : Lautomation, Paris, 1957 ; C. Vincent, W. Grossin : Lenjeu de lautomatisation, Paris, 1958.
« Dans la troisième phase (celle de la régulation et de lintégration) les machines sont des procédés automatiques, auto-régulateurs, qui assurent donc aussi la fonction dopération et de contrôle du cerveau humain. Dans cette phase, les signaux rétro-actifs acquièrent une signification décisive. La machine opératrice, ou le groupe de machines, et le procédé régulateur, doivent être considérés ensemble, comme un système dynamique unique, et lon ne peut plus considérer la machine comme étant purement mécanique ». A. Dorogov : The development of machines in history, Actes du XXe Congrès Inter. dHist. des Sc. 1959, p. 202.
P. Naville : Lautomation et le travail humain, Paris, 1961, p. 43.
« La science travaille à présent à la création dun nombreux outillage de travail qui signifiera le passage à la production sans mécanisme ». A. Zvorikine : Technology and the laws of its development, Technology and Culture, 1962, 3, p. 455.
« Mais lautomatisme vise à leur conférer (aux systèmes industriels de production) une autonomie qui les rapproche des systèmes naturels ». P. Naville : op. cit. p. 8.
A. Touraine, in Histoire générale du travail, Paris, 1962, t. IV, p. 27.
L. Goodman : Man and automation, Londres, 1957, p. 214.
« Par exemple, si les industries du bâtiment devaient être automatisées, cela ne signifie pas quon inventerait des machines pour faire les nombreuses tâches qui sont à présent dévolues à lhomme, mais plutôt que lon projetterait la structure des bâtiments de telle sorte quils puissent être construits par des machines ». M. Philipson : Automation, New York, 1962, p. 79.
W. de Sitter : Kosmos, Cambridge, 1932.
H. Alfuen : Cosmical Electrodynamics, Oxford, 1950.
A. Friedman : Über die Krümmung des Raumes, Zeitschr. f. Physik, 1922, p. 377.
O. Struve : Stellar evolution, Princeton, 1940. H. Bondi : Cosmology, Cambridge, 1952.
F.G. Watson : Between the planets, Cambridge (Mass.), 1956.
J. Singh : Great Ideas and Theories of Cosmology, New York, 1961.
« Nous voyons un âge de pierre, suivi par un âge du métal, à lintérieur duquel se trouvent un âge du cuivre, un âge du bronze, et un âge du fer, dans lequel lhumanité se trouve toujours actuellement. Mais on peut déjà apercevoir les contours dun âge des polymères », et il se peut que les archéologues futurs parlent un jour de deux grandes ères : lère des matières naturelles celles qua créées la nature et lère des matières synthétiques celles qua créées lhomme » . N.Y. Konrad : Notes on the meaning of history, The Soviet Review, nov. 1962, p. 24.
« Sil y a une histoire générale de lhumanité, cest bien celle de lévolution technique. Elle seule nous fournit, au delà du foisonnement des religions, de lart, des structures sociales, quelques repères macroscopiques objectifs ». L. de Heusch : Réflexions ethnologiques sur la technique, Les Temps Modernes, 1963, 19, p. 1022.
A.C. Crombie : Some reflections on the history of science and its conception of nature, Annals of Science, 1948, 6, p. 56.
L. Brunschvicg : Les âges de lintelligence, Paris, 1934, t. I, p. XIV.
W.I. Vernandsky : Problems of Biogeochemistry, II, Transac. of the Connect. Acad. of Arts and Sci. 1944, 35, p. 491.
« Les historiens eux-mêmes se réfèrent aux sciences de la nature en passant, comme à un moment du développement des lumières, dutilité, quillustrent quelques grandes découvertes ». K. Marx : Manuscrits.. : ed. cit. p. 95.
K. Marx : uvres philosophiques, Paris, 1934, t. VI, p. 35.
Lanalyse que je propose accentue loriginalité du développement des disciplines naturelles, originalité liée aux processus et à la succession des états de nature. Elle nous place devant les deux termes dune alternative nettement tranchée : ou bien les sciences, les arts, les philosophies, embrassant le champ de notre existence naturelle, peuvent être ramenés, sans détours considérables, au domaine économique et social, jugé essentiel, et dans ce cas la conception que jai avancée de la nature humaine, de son histoire, perd sa raison dêtre ; ou bien la formation de ces groupements de disciplines relève fondamentalement, mais non pas exclusivement les lois de la pensée et celles de la société y étant toujours impliquées de lhistoire de la nature ; dans ce cas, chercher à la comprendre et à en saisir les assises objectives demeure un projet légitime. Il existe un grand nombre de tentatives destinées à démontrer la détermination socio-économique des arts, des sciences, etc. Le marxisme les a inspirées pour la plupart. (Voir notamment B. Hessen : The social and economic roots of Newtons Principia, Sydney, 1946 ; G. Thomson : Studies in ancient Greek society, Londres, 1955 ; J.D. Bernal : Science in History, ed. cit. ; F. Borkenau : Der Übergang vom feudalen zum bürgerlichen Weltbild, Paris, 1934). Les travaux remarquables de R. K. Merton (Science, technology and society in seventeenth century England, Osiris, 1938, IV, pp. 367-632, et Science and economy of seventeenth century England, in B. Barber et W. Hirsch : The sociology of Science, New York, 1962, pp. 67-88) ont pour base la sociologie de Max Weber. Jusquà ce jour, rien de convaincant ni de décisif na paru pour justifier le rattachement pur et simple des disciplines naturelles à lhistoire sociale. (A. R. Hall : Merton revisited, History of Science, 1963, 2, pp. 1-16). Devant cet échec, on sest replié sur des positions moyennes. La thèse initiale est la même les conditions économiques et sociales modèlent le devenir des arts, des sciences, des techniques, des philosophies. Il sy ajoute un correctif : chaque discipline, chaque science en particulier, a un mouvement propre autonome. Son histoire est donc commandée par deux déterminismes : le premier, qui provient de la société, est externe ; le second, qui correspond à une structure intrinsèque, est interne. (S. Lilley : Social aspects of the History of Science, Arch. Int. dHist. des Sc. 1949, 28, pp. 376-443 ; E. Kolman : Ueber die Gesetze der historischen Entwicklung der Naturwissenschaft, in G. Harig (ed.) Sowjetische Beiträge zur Geschichte der Naturwissenschaft, Berlin, 1960, pp. 18-26). Toutefois une grave dissymétrie subsiste. Lorsquon définit le premier déterminisme, on se réfère à quelque chose de précis : léconomie, la guerre, la politique et leurs lois supposées connues. La détermination « interne », elle, néveille aucune résonance concrète, et na guère fait lobjet de recherches ou détudes. Cest un simple aphorisme qui permet dattribuer à une causalité interne ce qui na pas été éclairci par une causalité externe. En dernier lieu, cela permet à la fois de celer le manque dapprofondissement théorique, et de préserver la prééminence de la société. Des difficultés auxquelles on se heurte pour y aboutir, je tire argument, à côté de ceux que jai déjà apportés, en faveur du second terme de lalternative posée au début de cette note. Celui-ci ne doit pas couvrir entièrement le réel, ni le réel lui correspondre exactement demblée, pour pouvoir constituer une hypothèse féconde. En attendant, la conjonction de lévolution des disciplines et de celle de la société, la possibilité de pousser jusquà un certain point la vraisemblance dun rapport de détermination, ne manquent pas de fondement. Elles tiennent à ce que sciences, techniques, philosophies, arts, sont dotés dune forme sociale, qui est ainsi démontrée. Dans la communication avec lunivers ambiant, la conversion des propriétés de la matière en propriétés de notre organisme, et vice-versa, nous sommes actifs et présents en tant quindividus et groupes sociaux. Il ne sensuit pas que lessence des groupes de disciplines soit sociale : elle peut fort bien être du domaine de lhistoire humaine de la nature. La contribution dun facteur à un mouvement général nimplique pas que les propriétés du mouvement puissent être ramenées aux propriétés de ce facteur, en loccurrence la société. (« On a prétendu expliquer lart par la société, tandis que cest lart qui explique en partie les véritables ressorts de la société ». P. Francastel : Peinture et société, Lyon, 1951, p. 78). Le puissant retentissement des phénomènes physico-chimiques sur lorganisation biologique nenlève aucunement à celle-ci sa spécificité ni ne nous contraint à la cataloguer comme physique ou chimique. La fusion de la manifestation et de son fonds ravale la vérité au rang de morne tautologie, maintenue sans fin et sans profit. La théorie du déterminisme sociologique en a fait lexpérience (Voir S. Moscovici : Lhistoire des sciences et la science des historiens, Arch. Europ. de Sociol. 1966, 7, pp. 116-126). Sa fonction positive a été darracher les sciences, les techniques, etc. à la fantaisie métaphysique pour laquelle elles étaient de simples matières premières. Amarrer à la réalité lintelligence ivre delle-même est une initiative féconde, sauf si cest à une réalité sans intelligence. Ainsi sest trouvé posé le problème dune explication de lhistoire des disciplines ; toutefois la réponse nétait pas là où on la cherchait.
M. Bloch : Les transformations des techniques comme problème de psychologie collective, Journal de Psychologie, 1948, 41, p. 112.
ibidem.
id. p. 113.
R.C. Epstein : Industrial invention : heroic or systematic, Quart. J. of Econ. 1926, 40, pp. 255-6. W. Kaepffert : Invention and society, Chicago, 1930.
M. Mauss : Les techniques et la technologie, Journal de Psychologie, 1948, 41, p. 76.
L.S.B. Leakey : Olduvai Gorge 1951-1961, Londres, 1965.
J. Napier : The evolution of the hand, Scientific American, 1962, 207, p. 557.
W. Etkin : Social behavior and the evolution of mans mental faculties, in M. F. Ashley Montagu (ed.), Culture and the Evolution of Man, New-York, 1962, p. 146.
V.G. Childe : What happened in history, Londres, 1942, p. 27.
S. Clegg : Architecture of Machinery, Londres, 1852, p. 2.
« Ce bétail humain comportait des hommes fort instruits, docteurs, hommes de science, artistes, clercs et artisans, à côté de prostituées et de manuvres ». V.G. Childe : De la préhistoire à lhistoire, Paris, 1964, p. 307.
La continuité et la persistance des forces productives à travers plusieurs ordres socio-économiques décrivent nécessairement les catégories naturelles. On peut dire de celles-ci ce quon dit de leurs organes de reproduction, les formes techniques : « Bien que le développement de la technique soit soumis aux lois économiques de toute formation sociale, il ne se termine pas, comme dautres facteurs économiques, lorsque cessent les lois de formation. Lorsque, dans le processus de la révolution, les anciens rapports de production se brisent, la technique demeure, et, soumise aux lois économiques de la nouvelle formation, continue à se développer avec une vitesse accrue ». A. Zvorikine : The history of technology as a science and as a branch of learning : a Soviet view, Technology and Culture, 1961, p. 2. Mise à part lidée inexpliquée de vitesse, ce texte décrit assez fidèlement les faits.
R. Aron : La lutte des classes, Paris, 1964.
Les principes du Marxisme-Léninisme, ed. cit. p. 184.
L. Playfair : Science in its relation to labour, Londres, 1883, p. 9.
« Un emprunt technique est facilité lorsquil ne nécessite pas une nouvelle attitude corporelle, tandis quune modification dans loutillage ou le mode demploi de celui-ci se heurte à des habitudes difficiles à modifier ». A.C. Haudricourt, M.J. Brunhes-Delamare : Lhomme et la charrue, Paris, 1957, p. 33.
A. Leroi-Gourhan : Les premières sociétés agricoles, in M. Daumas : Histoire générale des Techniques, Paris, 1962, t. I, p. 55.
M. Daumas: idem p. IX.
V.G. Childe : LEurope préhistorique, Paris, 1962, p. 13.
« Aussi longtemps que la production dun groupe dhommes suffit à peine pour maintenir en vie les producteurs, aussi longtemps quil ny a point de surplus au delà de ce produit nécessaire, il ny a pas de possibilité de division du travail, dapparition dartisans, dartistes ou de savants ». E. Mandel : Initiation à la théorie économique marxiste, Paris, 1964, p. 3.
« La division du travail entre les deux sexes est conditionnée par des raisons tout autres que la position de la femme dans la société ». F. Engels : LOrigine de la famille, Paris, 1954, p. 51.
Paris, 1902.
P. Baran : The Political economy of growth, Londres, 1957.
K.P. Oakley : Man the tool-maker, Chicago, 1962.
V.G. Childe : LEurope préhistorique, ed. cit, p. 9.
C. Bettelheim : Planification et croissance accélérée, Paris, 1964, p. 125.
Idem, p. 112.
Idem, p. 113.
Ibidem.
E. Durkheim : op. cit. p. 367.
« La division du travail permet la spécialisation individuelle, favorable à la productivité et la production de masse. Il ne sagit pas ici dun progrès technique, mais dune meilleure utilisation des moyens dans un état donné des connaissances techniques ». A. Sauvy : Théorie générale de la population, Paris, 1956, t. I, p. 63.
C. Bouglé : Revue générale des théories récentes sur la division du travail, Année Sociologique, 1901-2, 6, p. 82.
E. Zilsel : The sociological roots of science, The Amer. J. of Sociol., 1942, vol. 47, p. 552.
B. Gille in A.C. Crombie : Scientific Change, Londres, 1963, p. 311.
« Dans la plupart des sociétés, le sous-emploi des ressources intellectuelles risque dêtre massif, car la capacité biologique dapprentissage propre à lorganisme humain est généralement bien plus grande que sa prestation effective ». K.E. Boulding : The misallocation of intellectual resources, Proc. of the Amer. Philos. Soc. 1963, 107, p. 118.
« Je sais pourtant que, bien que jemploie et dépense tout largent que je puis distraire de ma nécessité nue, ou du moins de ma consommation la plus stricte... pourtant lexpérience que, par la bénédiction de Dieu, cette industrie ma apporté, mapporte et mapportera, fera vivre mon nom... tout ce que jen retire, je linvestis dans les découverte futures, et tout cela pour faire du bien à une génération ingrate : souvent je mendette pour acquérir des biens de consommation et des objets nécessaires, et jai le ventre creux pour découvrir de nouvelles expériences en médecine ». G. Starkey : Natures Explication and Helmonts Vindication, Londres, 1657, p. 224.
J. Bellers : Proposals for raising a College of Industry, Londres, 1696, p, 18.
F. Machlup : Can there be too much research ? Science, 1958, 128, p. 1321.
« La possibilité pour une société daccroître la somme de ses connaissances ce quAdam Smith nomme la « quantité de science » dépend de la présence, dans cette société, de ressources intellectuelles supérieures à celles qui sont nécessaires au simple remplacement des connaissances perdues à la suite de décès ou dautre façon ». K.E. Boulding : art. cit. p. 118.
M. Daumas : Histoire générale des techniques, op. cit. t. i, p. X.
« Que la force productive du travail dans les diverses branches dindustrie ne se développe pas seulement dans des proportions différentes, mais aussi fréquemment dans des directions opposées, cela ne provient pas seulement de lanarchie de la concurrence et des particularités du mode bourgeois de production. La productivité du travail est aussi liée à des conditions naturelles, dont souvent le rendement diminue dans la même proportion quaugmente la productivité dans la mesure où elle dépend des conditions sociales. Doù un mouvement en sens contraire dans ces sphères différentes. Ici progrès, là régression ». K. Marx: Le capital, Paris 1963, VI, p. 272.
M. Godelier : Rationalité et irrationalité en économie, Paris, 1966, pp. 284 et seq.
J.G.D. Clark : New World Origins, Antiquity, 1940, 14, p. 128.
« Lorsque toute la terre qui se prêtait à lexploitation par les techniques très ruineuses du néolithique était entièrement occupée, le seul débouché pour les enfants cadets du paysan était de subdiviser les parcelles ce qui signifiait une réduction du niveau de vie ou dannexer des terres déjà occupées par dautres paysans. Sans les perspectives ouvertes par les débuts de lindustrie métallurgique, les Européens auraient continué, sans aucun doute, à avoir recours au second terme de lalternative, empêchant la population de saccroître en laissant les jeunes gens sentremet, comme le faisaient les Peaux-Rouges. Bien sûr, on avait effectivement recours à ce procédé, même en Europe, mais la métallurgie fut le modeste début de ces industries secondaires qui finirent par rendre inutile cette solution stupide ». V.G. Childe : The bronze age, Past and Present, 1957, p. 4.
Létude des ressources complémentaires en force de travail et en habiletés ou en matières soulève le problème de létude des phénomènes de population et de leur impact sur lhistoire de lhumanité. Problème qui na pas été étudié, à la fois parce que la question ne sest pas encore posée avec une grande acuité, et parce que faisaient défaut les outils conceptuels pour exprimer et définir la réalité dont elle relève, à savoir, la nature. Comme lécrit C. Bettelheim (op. cit. p. 143) : « En un sens, toute lhistoire de lhumanité pourrait être examinée sous langle de lexpansion quantitative de la population du monde et de ses différentes régions. Ceci conduirait à examiner les répercussions de cette expansion sur les techniques, qui doivent nécessairement se modifier en fonction de la densité du peuplement, puis à analyser les répercussions des changements techniques sur le milieu ambiant, ainsi que la façon dont les changements techniques et les transformations du milieu (action de lhomme sur la nature) entraînent à leur tour, nécessairement, des répercussions sur les besoins et sur les structures sociales (apparition des classes sociales, nature de ces classes, rôle et forces relatives de celles-ci). Finalement, on pourrait analyser aussi comment, à travers les changements des techniques, dans le milieu et dans les rapports entre les hommes, apparaissent des besoins nouveaux et des exigences techniques nouvelles et se modifient les conditions de reproduction de la population, les phénomènes migratoires, etc. »
M. Dobb : An essay on economic growth and planning, Londres, 1961, pp. 32 et seq.
« Le surplus de main duvre, quand il existe pendant une période prolongée, peut chercher sur place un emploi dans dautres occupations que la culture ». M. Sorre : Les fondements biologiques de la géographie humaine, Paris, 1943, t. II, p. 266.
« Il reste bien entendu que, seule lhabileté collective des réalisateurs, qui ne cesse de croître avec leur expérience, ne suffit pas à provoquer cette accélération (de lévolution des techniques). Nous retiendrons seulement que les conditions économiques et démographiques ont favorisé progressivement le nombre des ouvriers et des « techniciens ». Ainsi a progressé également la somme de travail et de soins consacrés à linvention ». M. Daumas : Le mythe de la révolution technique, Revue dHistoire des Sciences, 1963, 16, p. 295.
G. Schmoller : La division du travail étudiée du point de vue historique, Revue dEconomie politique, 1889, 3, p. 589.
K.A. Wittfogel : Die natürliche Ursache der Wirtschaftsgeschichte, Archiv. f. Sozialwiss. u. soz. Pol., 1932, 67, p. 483.
« Tout se passe comme si la superficie du terrain avait augmenté de moitié. Lhomme a agrandi la nature ». A. Sauvy : op. cit., t. I, p. 200.
G. Bruno : Spaccio delia bestia trionfante, Paris, 1584, p. 166.
H. Diels : Antike Technik, Leipzig, 1920, p. 26.
W. Nestlé : Vom Mythos zum Logos, Stuttgart, 1942, p. 15.
A. Kalkman : Die Quellen der Kunsrgeschichte des Plinius, Berlin, 1898.
A. Bonnard : DAntigone à Socrate, Paris, 1964, p. 274.
P. Bise : Hippodamos de Milet, Arch. f. Gesch. der Philos., 1923, 35, pp. 53-42.
D.R. Dicks : Thales, Class. Quart. 1959, 9, pp. 294-309.
B. Snell : Die Ausdrücke für den Begriff des Wissens in der vorplatonischen Philosophie, Philol. Untersuchungen, 1924, 29, p. 87.
B. Gille : Les ingénieurs de la Renaissance, Paris, 1964, p. 215.
K. Maynard : Science in early English Literature, 1550 to 1650, Isis, 1932, 17, p. 97.
« Les artistes de la Renaissance étaient à lorigine des artisans, et ils devinrent souvent des scientifiques, non point parce que leur génie supérieur anticipait les destinées modernes de la science, mais parce que certaines branches de la connaissance scientifique telles que lanatomie, la perspective, ou la mécanique, étaient considérées comme nécessaires au développement de leur art ». P.O. Kristeller : Renaissance Thought, New York, 1961, p. 118.
« Remarquons en passant quil y a lieu de faire une différence entre travail général et travail collectif. Les deux catégories ont leur rôle dans le procès de production, lun se fonde sur lautre et réciproquement ». K. Marx : Le Capital, t. V, p. 121.
« Ce qui distingue les Grecs des autres peuples est quà une date précoce ces arts subirent linfluence dindividus remarquables, qui leur donnèrent une direction et une impulsion neuves. Mais ceci ne détruit pas le caractère corporatif de lart, au contraire, il en est plutôt accru. La confrérie devient ce que nous appelons une « école », et le disciple prend la place de lapprenti. Cest un changement essentiel. Une corporation fermée, nayant que des chefs officiels, est essentiellement conservatrice, tandis quun groupe de disciples attachés à un maître quils révèrent est la plus grande force progressive que le monde connaisse ». J. Burnet : Early Greek Philosophy, 4e éd. p. 29.
M.J. Finley : The ancient Greeks, Londres, 1963, p. 118.
M.N. Tod : Sidelights on Greek philosophers, J. of Hell. Studies, 1957, 77, p. 141.
« Or il serait facile de montrer que le terme de techne est familier à la langue ancienne, tandis que les mots philosophe et philosophie ne sont devenus usuels, dans leur acception classique quà la suite de luvre même de Platon ». L. Bourgey : Observation et expérience chez les médecins de la collection hippocratique, Paris, 1953, p. 35.
Platon : Protagoras, 311 b.
W. Nestlé : op. cit. p. 491.
W. Jaeger : Païdeia, Oxford, 1947, t. II. p. 29!.
V. Ehrenberg : The people of Aristophanes, New York, 1962, p. 295.
V. Goldsmith : Les dialogues de Platon, Paris, 1963.
« Dès la fin du xve siècle et pendant tout le xvie siècle, le savant est encore mal dégagé du technicien. La scission est cependant en cours ; elle va sachever avec Galilée, le dernier savant technicien ». B. Gille : Les problèmes techniques au xviie siècle, Techniques et civilisations, III, p. 178.
« Galilée sera le dernier grand ingénieur savant, avant que le savant ne devienne indépendant du technicien ». B. Gille : Lévolution des techniques au xvie siècle, Techniques et civilisations, II, p. 122.
On pourrait être enclin à supposer que je veux prouver la supériorité du producteur sur le non-producteur ou lunité des sciences et des philosophies avec la technique ou lart. Mon propos est tout autre : il sagit dapprofondir les modalités à travers lesquelles le genre humain constitue et modifie les coordonnées de sa nature.
Voir aussi T.S. Kuhn : op. cit.
P. Frank : Lettre, in Daedalus, 1958, 87, p. 160.
R. Dugas : Histoire de la Mécanique au xviie siècle, Neuchâtel, 1954, p. 13.
H. Lloyd-Jones (ed.) : The Greeks, New York, 1962, p. 123.
L. Edelstein : Motives and incentives for Science in Antiquity, in A.C. Crombie : Scientific Change, ed. cit.
J.R. Forbes, in C. Singer (ed) : A History of Technology, t. II, Oxford, 1957, p. 603.
M. Clagett : Greek Science in Antiquity, New York, 1955, p. 22.
J. Bernal : Science in History, op. cit. p. IX.
J.E. Heide : Die Bedeutungsverhältnisse von Æv»¿Ã¿Æ0± und Philosophie, Philosophia Naturalis, 1962, 7, pp. 144-156.
P.O. Kristeller : The modern system of arts, J. of Hist. of Ideas, 1951, 12, p. 498.
G. Drachmann : Ktesibios, Philon und Heron, Copenhague, 1948, p. 15.
« Avant tout notre science elle-même nest pas un étalon absolu. Quiconque connaît son évolution sait quelles transformations ont déjà subies des concepts tels que « important » et « sans importance ». Ce quon considérait comme pratique et théorique a aussi beaucoup changé. » H. Wieleitner : War die Wissenschaft der alten Aegypter wirklich nur praktisch ? Isis, 1927, 9, p. 12.
P. Tannery : Mémoires scientifiques, t. X, p. 203.
Jusquici le rapport de lhistoire des disciplines à lhistoire de la nature a été saisi de façon abstraite. « Létude de son histoire montre que la science, à chaque époque, est caractérisée par un concept de nature défini et particulier, qui est intimement lié à la méthode et au dessein de poser des questions à propos des phénomènes naturels et dy répondre. Le concept de nature prédominant et la méthode et la conception du dessein de la science qui y sont associées, bien quéchappant rarement à la critique caractérisent les principaux mouvements ». (A.C. Crombie : art. cit. p. 56). On remarque surtout la coordination parfaite qui existe entre le contenu et les procédés de la science ou de la philosophie dune part, le concept de nature dautre part. Comme deux versions dune signification unique, la science de la nature renvoie à sa vision et réciproquement. Sans postuler un esprit qui, de par ses lois immanentes, sy applique, on ne peut comprendre les raisons de cette duplication, ni le jeu de miroirs quelle exprime. Peut-on envisager, par exemple, lidée de la société féodale en oubliant que le seigneur féodal qui exprime cette idée de société et obéit à ses règles a fait aussi la société de lidée ? Comment ne pas voir que le savant en élaborant la science ou la notion de la nature a dû contribuer à instituer la nature de la science et de son concept Lobservation de Crombie prend toute sa valeur si lon dit que cest lhistoire des états de nature qui caractérise les principaux mouvements de la science et de la philosophie.
La distinction qui sépare les sciences des philosophies, notamment mécaniques, sera établie au début de la deuxième section de cette partie, chap. VII.
L. Edelstein : art cit. p. 25.
W.H. Stahl : Roman Science, Madison, 1962, p. 7.
G. Dumézil : Lhéritage indo-européen à Rome, Paris, 1949, p. 65.
Cette perspective a, bien entendu, des implications directes au plan de la théorie de la connaissance, pour autant que les sciences, les philosophies, les techniques ne sont censées ici ni projeter un sujet, ni refléter ou dévoiler un donné, mais créer, constituer nos facultés et les propriétés du monde matériel. A cet égard, on se tromperait en croyant quil sagit uniquement deffets pratiques, quand en réalité cest une fonction aussi bien théorique que pratique qui se trouve redéfinie. Je ne marrêterai pas dans le cadre de cet essai sur les répercussions dordre épistémologique quil faut envisager : elles feront lobjet dun travail ultérieur.
P. FRancastel : Art et technique, Paris, 1956, p. 52.
« La technique de lingénieur sert à pourvoir aux besoins matériels de lhomme : dans ce rôle, elle est aussi ancienne que la civilisation ». J.K. Finch : The story of engineering, New York, 1960, p. XXXI. « La profession de lingénieur est si ancienne quon na jamais pu en découvrir lorigine ». J.H Hammond : The engineer, New York, 5925, p. I.
L. Sprague de Camp : The ancient Engineers, New York, 1963, p. 25.
« Par conséquent, le technicien et louvrier, qui étaient unis dans lartisan, se sont séparés, et le technicien est devenu lexpression vivante de la technique en tant que telle en un mot, lingénieur ». J. Ortega Y Gasset : op. cit. p. 153.
« Enfin, lon peut dire quun bon ingénieur est un homme universel ». B.F. Belidor : La science des ingénieurs, Paris, 1729, p. 2.
Je nai pas cru devoir marrêter dans cet essai sur les corrélations économiques ou sociologiques de lapparition des ingénieurs. Ces corrélations ne feraient que compléter ma description sans lui ajouter des aspects fondamentaux. Il est assez fréquent que lon agrémente les analyses historiques dans le domaine de la science ou de la technologie de quelques tableaux peignant la société et la culture du temps. Tant que lon na pas correctement étudié les rapports de la société et de la nature, cela est parfaitement superflu : il ne faut introduire des considérations sociologiques que là où elles expliquent et font comprendre les échanges dune catégorie particulière avec la matière, et les formes sociales quils prennent ou la manière dont ils déterminent ces échanges mêmes.
Il serait intéressant de procéder à une étude comparative des deux lignées de développement qua suivies lartisanat. Lune, partant des grands empires asiatiques, conduit à la technique chinoise. Lautre, qui jaillit à peu près au même point, mène, par la Grèce, les empires alexandrins, romains et les cités corporatives du Moyen-Age, à la technique européenne. On sait que de lune à lautre les emprunts ont été nombreux ; mais chacune de ces évolutions suit néanmoins une ligne particulière, et la comparaison serait riche denseignements.
M.I. Rostovtzeff : Social and economic history of the hellenistic world, Oxford, 1941, 3 vols.
« Il faut voir un second élément dinstabilité dans la croissance de la population. La structure du manoir est telle quelle impose des limites au nombre de producteurs quelle peut employer et au nombre de consommateurs quelle peut entretenir, tandis que le conservatisme inhérent au système freine son expansion globale. Cela ne signifie bien entendu pas quaucune croissance nest possible, seulement celle-ci demeure en-deçà de laccroissement de la population. » P.M. Sweezy : The transition from feudalism to capitalism, Science and Society, 1950, 14, p. 136.
P. Boissonnade : Le travail dans lEurope chrétienne, Paris, 1930.
H. Pirenne : Histoire du Moyen Age, Paris, 1941, t. VIII p. 42.
P. Wolff, in Histoire générale du travail, ed. cit. t. II p. 118.
B. Gille : Esprit et civilisation technique au Moyen-Age, Paris, 1952.
B. Gille : La came et sa découverte, Techniques et civilisations, 1954, III, pp. 8-9.
« Si lon étudie la technique médiévale dans la suite des opérations techniques auxquelles elle donne lieu, on est frappé de voir que le Moyen-Age ne diffère de lantiquité que par une mécanisation plus poussée et par le développement de certains procédés chimiques ». B. Gille, Les développements technologiques, art. cit., p. 76.
P. Usher : An introduction to the industrial history of England, Boston, 1920, p.29.
R. Latouche : Les origines de léconomie occidentale, Paris, 1956.
M. Weber : The City, New York, 1958, p. 201.
« Il (lhomme) navait pas besoin de métaux avant de les avoir découverts, et jusque là ils ne pouvaient pas exister, pas même dans son imagination ». H.S. Harrison, in C. Singer (ed) : A History of Technology, t. I, Oxford, 1954, p. 65.
« Dans la pratique, naturellement, la production locale de nourriture nétait pas interrompue, mais la nouvelle richesse (en minerai) était employée à entretenir une nouvelle population qui, dans lancienne économie, aurait été en surnombre et condamnée à la famine ou à lémigration ». G. Childe : Man makes Himself, Londres, 1948, p. 170.
G. Dumézil : Métiers et classes fonctionnelles chez les divers peuples indo-européens, Annales, 1958, 13, p. 717.
« Le fer a par conséquent été appelé le métal démocratique, par contraste avec le cuivre et le bronze aristocratiques », car il fournissait à lartisan ordinaire de meilleurs outils qui lui permettaient de faire un travail plus efficace. Le métal commença alors à conquérir le monde et à supplanter les outils et les armes de pierre ou de silex qui survivaient encore ». R.J. Forbes and E.J. Dijksterhuis : A history of science and technology, Hatmondsworth, 1963, t. 1, p. 72.
« Le véritable âge du fer ne commença guère avant 1200 avant J.-C., son développement sassociant à une grande migration de peuples qui troubla presque tout lancien Proche-Orient, et à une hausse temporaire de beaucoup de produits de première nécessité, en particulier du blé ». R.J. Forbes : Extracting, smelting and alloying, in C. Singer : A history of technology, ed. cit. t. i, p. 592.
J.P. Vernant : Travail et nature dans la Grèce ancienne, journal de Psychologie, 1955, pp. 1-29.
B. Gille : Le moulin à eau, une révolution technique médiévale, Techniques et civilisations, 1953, III, pp. 1-15. A.P. Usher : A History of mechanical Inventions, Cambridge (Mass.),
L. White Jr : Medieval technology and social change, Oxford, 1962.
F. Berthoud : Histoire de la mesure du temps, Paris, 1802 ; J.D. de Solla Price : On the origin of clockwork, perpetual motion devices and the compass ; Contributions from the museum of history and technology, Washington, 1959, pp. 81-111.
J. Cardan : Opus novum, Paris, 1550, pp. 152-156.
C. Singer et E.J. Holmyard (eds) : A History of Technology, t. II et III, Oxford, 1956 et 1957.
« Si la technologie médiévale est profondément enracinée dans la tradition classique, elle en diffère par un aspect important, lintroduction de moteurs premiers remplaçant lénergie musculaire lorsquil sagit dactionner machines et outils ». R.J. Forbes et E.J. Dijksterhuis : op. cit. t. I, p. 129.
N. Pevsner : The term « architect » in the Middle Ages, Speculum, 1942, 57, pp. 549-562.
V. Mortet et P. Deschamps : Recueil de textes relatifs à lhistoire de larchitecture, Paris, 1929, t. II, p. 291.
« Dans un tel système (dapprentissage) la portion de savoir et dexpérience acquise en une génération est perdue ou oubliée dans la transmission à la génération suivante, pour être quelquefois, mais pas toujours, redécouverte plus tard ». W.B. Parsons : Engineers and Engineering in the Renaissance, Baltimore, 1939, p. 579.
L.F. Salzman : English industries of the Middle Ages, Londres, 1923.
« Si les confréries continuent à exister (aux xve-xvie siècles) elles ne dirigent plus lorganisation de la main-duvre ». H. Pirenne : The stages in the social history of capitalism, Amer. Hist. Rev. 1914, 19, p. 512.
« Bien quil y eût à ces migrations de nombreuses raisons, deux dentre elles étalent décisives : lapprentissage et la pression économique ». R. et M. Wittkower : Born under Saturn, New York, 1963, p. 44.
J.A. Hobson : op. cit. p. 57.
G. Unwin : Industrial organisation in the 16 th-17 th centuries, Oxford, 1904, p. 118.
J. Clapham : op. cit. p. 78.
« A cette époque, le technicien type sera, comme au xve siècle, lingénieur militaire, architecte, machiniste ». B. Gille : Lévolution des techniques au xvie siècle, Techniques et civilisatios, 1953, II, p. 122.
« Francesco di Giorgio représente bien le type de lingénieur de la Renaissance. Artiste, sculpteur dorigine, il devient vite fondeur, artilleur, et par conséquent ingénieur militaire. Toutes ces activités lont conduit aux problèmes de mécanique qui intéressent ou amusent si fort les gens de cette époque ». B. Gille : Les ingénieurs de la Renaissance, ed. cit. p. 110.
« Le côté, disons presque scientifique, de Brunelleschi ne peut être séparé de son activité artistique. Sans les connaissances de mathématiques et de mécanique quon lui attribue unanimement, il naurait pu résoudre les problèmes de perspective et de technique comme il la fait ». P. Sanpaolesi : Brunelleschi, Milan, 1962, p. 100.
A. Hauser : La modernité du xvie siècle, Paris, 1963.
A.R. Hall : The scientific revolution, New York, 1954.
P. della Francesca : Prospectiva pingendi, ed. C. Witenberg, Strasbourg, 1899, p. I.
F. Saxl : Lectures, Londres, 1957, t. I, p. 116.
B. Lorini : Delli fortificazioni, Venise, 1597, p. 196.
Idem « Nous disons que la science des mécaniques est la pratique de fabriquer, à laide de règles très certaines, divers instruments et machines pour soulever, au moyen dune petite force, des poids très grands ».
L.B. Alberti : I dieci libri dellarchitettura, Venise, 1546, Préface.
E. Zilsel : art. cit. p. 552.
« Tous les artificiers ingénieux sont aussi chacun dautant plus parfait en son art quils emploient davantage des principes mathématiques, dont lusage est appris par les peintres, les tailleurs de pierre, les forgerons, les ouvriers du bois et architectes militaires, et tous ceux enfin qui, dans leurs opérations, emploient les règles, les compas et les gnomons, sans laide desquels de nombreux artifices ne peuvent être exécutés ». S. Muenster : Rudimenta mathematica, Bâle, 1523. cf. J. Gimpel : Sciences et techniques des maîtres maçons du xiiie siècle, Techniques et civilisations, 1952, II, pp. 147-152.
Guidobaldo del Monte : Mechanicorum Libri VI, Pesaro, 1577.
« Lartiste médiéval, travaillant daprès lexemplum, plutôt que daprès nature, devait tenir compte en premier lieu de la tradition, et ensuite seulement de la réalité ». E. Panofsky : Meaning in the visual arts, New York, 1957, p. 277.
« Les artistes individuels qui, à cette époque, commencent à se séparer de la masse des artisans, étaient, fait suffisamment caractéristique, ceux-là mêmes qui sintéressaient surtout aux questions scientifiques et techniques ». F. Antal : Florentine painting and its social background, Londres 1957, p. 376.
R. et M. Wittkower : op. cit. p. 11.
P. Frankel : The secret of the medieval masons, Art. Bull. 1945, 27, pp. 46-61.J.S. Ackerman : « Ars sine scientia nihil est », Gothic theory at the Cathedral of Milan, Art Bull. 1949, 35, pp. 84-111.
G. Beaujouan : Calcul dexpert, en 1931, sur le chantier du dôme de Milan, Le Moyen Age, 1963, 69, pp. 555-563. E. Panofsky : An explanation of Stornalocos formula, Art Bull. 1945, 27, pp. 61-64.
J.S. Ackerman : art. cit. p. 102.
« Or, les ingénieurs antiques ne me semblent pas avoir beaucoup cherché ; ils ont développé, amélioré, étendu les méthodes traditionnelles ; ils ont rarement innové. Au fond, ils ont été des architectes, et même des bâtisseurs, bien plus que des ingénieurs proprement dits ». A. Koyré : Études dhistoire de la pensée philosophique, Paris, 1961 p. 304.
Le xve siècle avait cependant dépassé les belliqueuses préoccupations et bâti tout un système technique, comme il avait construit un nouveau système scientifique ». B. Gille : Les ingénieurs de la Renaissance, ed. cit. p. 225.
A.G. Keller : A Byzantine admirer of western progress : Cardinal Bessarion, Cambr. Hist. J. 1955, XI, pp. 343-348.
« Le travail le plus distingué de la mécanique ou du mécanicien, ce sont les machines ». J. Leupold : Theatrum machinarum generale, Leipzig, 1724, p. 2.
L. Thorndike : Marianus Jacobus Taccola, Arch. Int. His. Sc. 1955, VIII, pp. 7-26.
G. Scaglia : Drawings of Brunelleschis mechanical inventions for the construction of the Cupola, Marsyas, 1961, 60, pp. 45-68.
« Cest sa science (de Brunelleschi) de constructeur qui lui permit de mener à bien laudacieuse conception de ses devanciers ». M. Reymond : Brunelleschi et larchitecture de la Renaissance italienne, Paris, 1914, p. 8.
B. Gille : Léonard de Vinci et son temps, Techniques et civilisations, II, 1952, p. 77.
F. di Giorgio Martini : Trattato di Architettura civile e militare, ed. C. Saluzzo, Turin, 1841, I, p. 152.
L.B. Alberti : op. cit. p. 214.
B. Lorini : op. cit. p. 62.
D.J. Struik : Mathematics in the Netherlands during the first half of the 16th century, Isis, 1936, 25, pp. 46-56.
A. De Ville : La fortification ou lingénieur parfait, ed. Amsterdam, 1672, p. 17.
S. Stevin : The principal works, ed. Amsterdam, 1955, t. I, p. 469.
« Le dessin est le fondement et la théorie de ces deux arts, » L. Ghiberti : I Commentarii, dd von Schlosser, Berlin, 1912, p. 5.
« Le dessin mécanique est lalphabet de lingénieur. Sans lui, louvrier nest quune main ; avec lui, il indique quil est en possession dune « tête ». » J. Nasmyth : Autobiography, Londres, 1883, p. 125.
F. di Giorgio Martini : op. cit. p. 152.
P. della Francesca : De prospectiva pingendi, op. cit. p. 31.
F. di Giorgio Martini : op. cit. p. 127.
E. Panofsky : A. Dürer, Londres, 1945.
L. Olschky : Geschichte der neusprachlichen wissenschaftlichen Literatur, t. I, Leipzig, 1919.
« Nous ferons un traité darchitecture et nous traiterons de cette matière ». L. Ghiberti : op. cit. p. 51.
A. Manesson-Malet : Les travaux de Mars, Paris, 1685.
F. Blondel : Lart de jeter les bombes, Paris, 1683.
B.F. Belidor : Architecture hydraulique, Paris, 1737.
« En elle-même linvention (de limprimerie) occupe une place importante dans lhistoire de la technique et est nettement associée avec la place toujours croissante occupée par les techniciens supérieurs au cours du Moyen-Age ». J.D. De Solla Price, Science since Babylon, New Haven, 1962, p. 50. M. Boas : Heros Pneumatica : A study of its transmission and influence, Isis, 1949, 40, pp. 38-48.
M. Clagett : Archimedes in the Middle Ages, Osiris, 1952, 10, pp. 587-618.
Les ouvrages les plus connus sont ceux de R. Valturio : De re militari, 1472 ; A. Ramelli : Le diverse e artificiose machine, Paris, 1588 ; V. Zonca : Novo theatro di machini e edifici, Padoue, 1607, F. Verantio : Machinae novae, Venise, 1617 ; S. De Caus : Les raisons des forces mouvantes avec diverses machines, Francfort, 1615; G. Branca : Le machine, Rome, 1629.
« Je naccepterai pas seulement la grandeur de luvre mais rechercherai dans tout édifice lartifice et linvention admirable ». L.B. Alberti : op. cit. p. 213.
H. Zeising : Theatri machinarum, Leipzig, 1612, p. 3.
F.O. Prager : Brunelleschis inventions and the Renewal of Roman masonry work, Osiris, 1940, 9, pp. 455-554.
L.B. Alberti : op. cit. Préface.
L.B. Alberti : idem, p. 118.
« Lacquisition se fait par lesprit mécanique pour ce qui est de linvention et de lorganisation ». J. Alsted : Encyclopedia, Herbornae Nassoviorum, 1630, p. 1861.
C. Dupin : Effets de lenseignement populaire, Paris, 1826, p. 15.
D. Barbaro, in Vitruve : Larchitettura, Venise, 1641, p. 40.
G. Ceredi : Tre discorsi sopra il modo dalzar acqua daluoghi bassi, Parme, 1567, p. 8.
G. Ceredi : op. cit. p. 97.
G. Platters : A discovery of infinite treasure hidden since the worlds beginning, Londres, 1639, p. 71.
E. Zinner : Deutsche und niederländische astronomische Instrumente des 11-18 ten Jahrhunderts, Munich, 1956.
S. Sturtevant : Metallica, Londres, 1612, p. 60.
« Il y a aussi dans cette méthode de communication, écrivait Robert Hooke (cité par R.T. Gunther, Early Science in Oxford, vol. VIII, Oxford, 1931, p. XIII) dautres avantages non moins considérables que les précédents parmi lesquels figure lassurance que les inventions seront attribuées à leur premier auteur, ce quil nest guère possible de faire par dautres moyens ».
Guidobaldo del Monte : op. cit. Préface.
« Lart de lingénieur en tant que tel (jusquau xviiie siècle) navait eu que peu de part aux industries de fabrication domaine des biens de consommation. Cest la révolution industrielle du xviiie siècle en Grande-Bretagne qui mit pour la première fois lingénieur en contact avec la fabrication et lindustrie et donna un nouvel essor à la construction mécanique ». J.K. Finch : op. cit. p. XVIII.
M. Daumas : Les instruments scientifiques au xviie et au xviiie siècles, Paris, 1953, p.14.
G. Ceredi : op. cit. p. 6.
J. Alsted : op. cit. p. 1681.
P. Lomazzo : Trattato della Pittura, Milan, 1585, p. 652.
« Le constructeur de moulins (millwright) de lépoque précédente était dans une grande mesure le seul représentant de lart mécanique, et considéré comme faisant autorité dans toutes les applications du vent et de leau, dans quelques conditions quils fussent employés, en tant que force motrice, pour le besoin de la manufacture. Cétait lingénieur de la région où il vivait, un homme à tout faire qui savait travailler avec la même facilité au tour, à lenclume et à létabli... Ainsi le constructeur de moulins du siècle dernier était un ingénieur itinérant et un mécanicien en renom ». W. Fairbairn : Treatise on mills and millwork, Londres, 1871, t. I, p.IX. « Les premiers « ingénieurs » se recrutaient dans de nombreux métiers forgerons, charpentiers, fondeurs de fer, serruriers, horlogers et surtout le constructeur de moulins, capable de faire beaucoup de choses diverses tous artisans manuels, ayant lexpérience du travail du métal ». A.E. Musson : James Nasmyth and the early growth of mechanical engineering, Ec. Hist. Rev. 1957-8, 10, p. 121. Voir aussi : J.B. Jefferys : The story of engineers, Londres, 1945.
T. Powell : Human industry, or a history of most natural arts, Londres, 1661, p. 85.
Les briseurs de machines traduisent une résistance des ouvriers à la nouvelle technique. Les capitalistes ont maintes fois sympathisé avec cette tendance. Cf. E.J. Hobsbawn : The machine breakers, Past and Present, 1952, I, pp. 57-70.
P. Barlow : A treatise on the manufacture and machinery, Londres, 1836, p. 397.
M. Daumas : Le mythe de la révolution technique, Rev. dHist. des Sc. 1963, 6, pp. 300 et seq.
J.D. Bernal : Science, industry and society in the nineteenth century, Centaurus, 1963, 3, p. 145.
T. Burns : The social character of technology, Impact of science on society, 1955, 7, p. 155.
J.W. Hudson : The history of adult education, Londres, 1851.
« Cet aspect du mouvement se traduit par le nom dInstituts des mécaniciens ; parmi les buts de ceux-ci, on peut accorder une place importante au fait quils servaient à qualifier leurs membres afin quils puissent « devenir des inventeurs et des découvreurs utiles ». Bien que leurs objectifs, dans lequel cet objectif particulier était généralement inclus, rendissent inévitables que les instituts de mécaniciens ouvrent leurs portes à tous les ouvriers, néanmoins cest aux mécaniciens, le type nouveau douvriers qui était sorti des nouvelles méthodes de lindustrie, que le mouvement sadressait tout spécialement, et il en reçut son nom. Cest à cette époque approximativement que le mécanicien et ses compagnons commencèrent à être reconnus en tant que classe séparée et à prendre conscience deux-mêmes ». M. Tylecoate : The Mechanics Institutes of Lancashire and Yorkshire before 1851, Manchester, 1951, p. 34.
Le terme de technologie, signifiant une branche de la profession dingénieur, bien quil en soit venu à se référer aux arts utiles ou mécaniques par opposition aux beaux-arts, est un simple dérivé du terme grec employé pour lart ». Th.J. Hoover et J.C.C. Fish : The engineering profession, Palo Alto, 1947, p. 12.
J. Alsted : op. cit. p. 62.
J. Beckmann : Beiträge zur Geschichte der Erfindungen, Leipzig, 1783-1803.J. Beckmann : Anleitung zur Technologie oder zur Kenntnis der Handwerke, Fabriken und Manufakturen... nebst Beiträge zur Kunstgeschichte, Gottingen, 1780.W.F. Exner : J. Beckmann, Vienne, 1878.E.O. v. Lippmann : Beiträge zur Geschichte der Naturwissenschaften und Technik, Berlin, 1953, t. II, p. 201.
J.H.M. Poppe : Geschichte der Technologie, Göttingen, 1807.
K. Karmarsch : Geschichte der Technologie, Münich, 1872, p. 5.
A. Koyré : From the closed world to the infinite universe, Baltimore, 1957.
Voir Chapitre VII de la 2e partie.
« Sur lobjet de la métaphysique Aristote nest pas ferme : sagit-il de lêtre commun, de lÊtre ou dêtres immatériels ? » J.M. Le Blond : Logique et méthode chez Aristote, Paris, 1939, p. 51.
J. Owens : The doctrine of being in the Aristotelician Metaphysics, Toronto, 1951, pp 85 sq.
Voir les commentaires de H.H. Joachim sur les ouvrages dAristote, On coming to be and passing away, Oxford, 1922, et The Nicomachean Ethics, Oxford, 1962.
Il serait plus approprié de traduire episteme ou epistemai par « philosophie » ou « philosophies », le pluriel nindiquant pas une adversité de systèmes philosophiques, mais une diversité de disciplines appartenant à la philosophie naturelle.
J.M. le Blond : op cit. p. 330.
Plus fallacieuse est la perspective suivant laquelle la philosophie scolastique aurait préparé les moyens conceptuels de la philosophie mécanique. Certes, le savant ne part pas uniquement de lexpérience ou des données que fournit le monde réel immédiat. Dans la culture intellectuelle qui le précède et qui, métaphoriquement, tend vers lui, il trouve des solutions partielles, un langage, la formulation des questions. La philosophie scolastique contient de tels éléments qui ont été indispensables à la nouvelle pensée. Au cours du Moyen-Age, certains problèmes de mécanique trajectoire des projectiles, chute des graves dans un milieu résistant ont donné lieu à des études intéressantes, notamment celles de Thomas Bradwardine (Tractatus de proportionibus velocitatum in motibus) (Voir en général M. Clagett : The Science of Mechanics in the Middle Ages, Madison, 1959). On peut aussi affirmer que les critiques formulées contre les thèses dAristote, la représentation graphique des formes du mouvement par Nicolas Oresme sont des conquêtes durables de la connaissance. Il est cependant erroné de conclure que (a) ces acquisitions constituent le point de départ de la révolution mécanique ; (b) quelles ont joué un grand rôle dans lensemble de la philosophie naturelle et (c) ont inspiré les ingénieurs de la Renaissance et, par là, les philosophes mécaniciens.Contra (a) et (b) on peut prouver que les concepts mécaniques noccupent pas le centre de la réflexion philosophique. Les mathématiques ne sont que des sous-produits de lexercice logique et ne conduisent pas à « des développements nouveaux et créateurs » (J.E. Murdoch : Rationes mathematicae, Paris, 1961, p. 35). Les notions et les problèmes qui deviennent essentiels au xviie siècle nont quun intérêt limité au Moyen-Age ou chez Aristote. F. Solmsen observe justement : « La célébrité ou la notoriété que les doctrines de proportionnalité inverse (entre la vitesse dun corps et la densité du milieu résistant) ont acquise est elle-même inversement proportionnelle à leur importance dans son propre système » (celui dAristote). (Aristotles system of the physical world, New York, 1960, p. 138).Contra (c) on peut simplement rappeler que Léonard de Vinci était ingénieur, et que ces philosophes nétaient pas ses maîtres, car il naurait pas trouvé chez eux laliment essentiel à la pratique de sa profession. C. Beaujouan a parfaitement raison quand il conclut : « Ainsi les précurseurs de Léonard de Vinci ne seraient pas tellement, comme le croyait Duhem, les scolastiques parisiens quil na pas lus, mais plutôt les ingénieurs de la fin du Moyen-Age » (in R. Taton, La science antique et médiévale, Paris, 1957, p. 572).
A. Crombie : Robert Grosseteste and the origins of experimental science, Oxford, 1953.
S. Moscovici : Signification de la mécanique pré-galiléenne à la Renaissance, in Saggi su Galileo, Florence, 1968.
A. Crombie : art. cit. p. 66.
Il nest pas question dattribuer exclusivement ce fait à des facteurs sociologiques. Le capitalisme naissant sintéresse davantage au commerce quà la production, ses investissements dans lextraction de lalun, donc ce quon pourrait appeler aujourdhui lindustrie chimique, sont aussi importants, sinon plus, que dans linvention des mécanismes. La navigation a encouragé la fabrication des instruments mathématiques et les travaux dastronomie. Cependant, aucun grand artiste ou ingénieur na fait de contribution active à lamélioration des constructions navales, ou aux questions relatives à la navigation en général. Quant aux écoles, importantes, dEspagne et du Portugal, qui se sont préoccupées de ces questions, elles ne constituaient pas des centres techniques ou philosophiques marquants.
Léchange entre philosophes et artisans est particulièrement intense au xviie siècle. Les intérêts réciproques, lunité des idéaux sont reconnus, les différences aussi. Beaucoup de savants qui ne font pas partie de luniversité ou y sont mal rétribués trouvent auprès des artisans un nouveau public. Les artisans, de leur côté, considèrent les branches de la philosophie mécanique comme un domaine qui leur est ouvert pour exprimer ou expliquer leur point de vue. Ces philosophes eux-mêmes leur sont nécessaires. Les besoins en matière de mathématique et de mécanique sont évidents, et la difficulté dacquérir des connaissances est grande pour ceux qui ne savent ni le latin ni le grec. Ils demandent quon écrive pour eux. Ni Descartes, ni Galilée, ni Torricelli, ni Roberval nhésitent à le faire. Recorde, Dee et Digges, en Angleterre, savants et ingénieurs, écrivent pour ceux qui manquent de léducation nécessaire à leur art. Robert Norman le dit : « Car bien quils naient la possibilité demployer la langue grecque et la langue latine pour étudier les auteurs variés dans ces arts, ils ont en anglais, pour la géométrie, les Éléments dEuclide, avec des démonstrations absolues ; et pour larithmétique des uvres de Recorde, la première aussi bien que la seconde et divers autres, aussi bien en anglais que dans dautres langues vulgaires, qui ont aussi écrit sur ce sujet, livres qui suffisent au mécanicien industrieux pour le rendre parfait et le préparer dans ces sciences, mais en particulier pour les appliquer à lart ou à la faculté dont il fait principalement profession ».
P.O. Kristeller : Humanism and scholasticism, Byzantion, 1944-45, 17, p. 373.
G. de Santillana : The role of art in the scientific Renaissance, in M. Clagett, Critical problems in the history of science, Madison, 1959, p. 34.
Ibidem, p. 39.
De ce chevauchement entre le domaine du nouveau type de philosophe et celui de lingénieur, nous avons maint exemple. Dune part on remarque la volonté du mécanicien dêtre assimilé, dêtre considéré comme philosophe. Zeising (op. cit. p. 21) le revendique clairement : « On vient dindiquer que la mécanique emprunte ses vrais principes à la mathématique et à la philosophie naturelle. On peut en conclure que celui qui invente de telles machines artistiques nest pas inculte et doit être adroit ; cest pourquoi les inventeurs des choses artistiques étaient rangés parmi les philosophes ». Dautre part, il semble que le fait, pour un savant, un philosophe mécanicien, dêtre qualifié de mathématicien, suffise à le rapprocher de la classe des ingénieurs et à ly associer. Ainsi lorsque Louvois écrit à Christian Huygens en lui décernant lépithète de mathématique, le père de celui-ci sindigne : « Je ne croyais pas avoir des gens de métier parmi mes enfants. Il (Louvois) semble le prendre pour un ingénieur de ses fortifications ». Et John Wallis pouvait écrire rétrospectivement : « Les mathématiques à cette époque chez nous nétaient guère considérées comme études académiques, mais plutôt comme mécaniques ».
M. Clagett : Some general aspects of Physics in the Middle Ages, Isis, 1948, 39, pp. 29-44.
B. Baldi : In mechanica Aristotelis problemata exercitationes, Mayence, 1621, Préface.
A. Piccolomini : In mechanicas questiones Aristotelis, paraphrasis, Rome, 1547, p. III.
H. Monantholius : Mechanica Graeca, Paris, 1599.
G. de Guevara : In Aristotelis mechanicas commentarii, Rome, 1627, p. 12.
Idem, p. 15.
« Ce quon prétendait, enfin, au sujet de lorigine des mécaniques à partir de la physique et des mathématiques, en vue de prouver que cest une science tirée de lune et de lautre : si on lexamine bien, cela na aucun poids ». Idem p. 24.
G. de Guevara : op. cit. p. 5.
Th. Spratt : The history of the Royal Society, Londres, 1734, p. 68.
Voir C. Pedretti : Leonardo on curvilinear perspective, Bibl. dHumanisme et Renaissance, 1963, 25, p. 85.
J.B. Benedetti : Diversarum speculationum mathematicarum et physicarum liber, Turin, 1585, p. 298.
R. Descartes : uvres, t. 6, p. 7.
« Lun des objets pratiques, et le principal, de la Mécanique et de la Physique, a été précisément, dès lorigine de ces sciences, de reconnaître quels sont les divers corps qui peuvent être substitués à lhomme ou à lanimal pour favoriser ou pour entraver une certaine modification ; quelles sont les machines qui peuvent remplacer les ouvriers ou les bêtes de somme dans laccomplissement dun certain ouvrage. La mécanique sest dabord appelée la science des mécaniques ». P. Duhem : Traité dénergétique, t. I, Paris, 1911, p. 81.
A. Koyré : Études dhistoire de la pensée philosophique, ed. cit.
Descartes : Principia philosophiae, IV, CCIII, uvres, t. 8, p. 328.
« Ce nest guère avant le xviie siècle que la mécanique qui au siècle précédent nétait guère plus quune branche subordonnée de la connaissance traitant des problèmes élémentaires relatifs à léquilibre des forces dun corps et à leur application technique ne dépassant pas de simples types doutils se développa en une vaste étude du mouvement occupant la position centrale dans le monde des sciences naturelles ». R. J. Forbes et E. J. Dijksterhuis : op. cit. p. 322.
Tout observateur de cette « révolution philosophique » est forcé de reconnaître ce phénomène de transformation fondamentale de lordre naturel, parallèle à la transformation du groupement de disciplines. Le P. Lenoble écrit : « Le passage dun type de Nature à lautre, dun type de science à lautre, suppose donc, on le conçoit sans peine, une modification « en profondeur », de la mentalité scientifique, et de la mentalité tout court ». in M. Daumas : Histoire de la science, Paris, 1957, p. 370.
Descartes : uvres, t. 9, Principes, p. 2.
Idem, t. 6, p. 485.
« Dans la philosophie, les écoles auront disparu tout comme elles ont disparu de la géométrie. Nous voyons, en effet, quil ny a pas des « Euclidiens », des « Archimédéens ou des « Apolloniens », comme Archimède pas plus quApollonius ne sétaient proposé de renverser les principes de leurs prédécesseurs, mais de les augmenter ». G. Leibniz : Schöpferische Vernunft, ed. Marburg, 1956, p. 255
G. Galilei : uvres, t. X, p. 233.
Les philosophes, au xviie siècle, sintéressent beaucoup aux travaux des artisans. Cependant lexpression reste vague et traduit une sorte doptimisme technologique propre à notre époque. En fait ils sintéressent surtout à une catégorie dartisans, les mécaniciens. Comme le dit Galilée, parlant de larsenal de Venise : « Lactivité constante que vous autres Vénitiens déployez dans votre célèbre arsenal propose à lesprit studieux un vaste champ de recherche, en particulier la partie du travail qui implique la mécanique ; car, dans ce domaine, toutes sortes dinstruments et de machines sont sans cesse construits par de nombreux artisans, entre lesquels il doit sen trouver qui, en partie par lexpérience dont ils ont hérité, et en partie par leurs propres observations, sont devenus très experts et habiles à expliquer ». (Opere. t. VII. p. 49.) Ce sont ces artisans qui fournissent la doxa essentielle au philosophe
Descartes : ed. cit. t. 6, p. 83.
Idem p. 211.
« Le géomètre se double chez Huygens dun mécanicien au sens pratique du terme... » R. Dugas : La mécanique au xviie siècle, ed. cit. p. 283. Non, il ne se double pas, cest la définition même du philosophe mécanicien à cette époque.
La Micrographia de Robert Hooke (ed. R.T. Gunther, Oxford, 1938) fait aussi partie de cette famille douvrages écrits à partir dun instrument ou autour dun instrument.
C. Huygens : Horologium oscillatorium, Paris 1673, p. aii verso.
G. Galilei : uvres, t. II p. 155.
Voir S. Moscovici : Notes sur le De Motu tractatus de Michel Varro, Revue dHistoire des sciences, 1958, XI, pp. 108-129.
C. Huygens : uvres complètes, t. xviii, La Haye, 1934, p. 250.
P. Rossi : I Filosofi e le macchine, Milan, 1962, p. 49.
G. Leibniz : Philosophische Schriften, t. II, p. 247.
Idem, p. 255.
Baillet : La vie de Monsieur Descartes, Paris, 1691.
G. Leibniz : Nouveaux essais sur lentendement humain, Paris 1947, p. 364.
Descartes : uvres, ed. cit. t. 6, p. 405.
Leibniz : Philosophische Schriften, ed. cit. t. vii, p. 183.
« Descartes cherche un « art dinventer », il propose une propédeutique du créateur ; Leibniz cherche, ce qui est différent, une clef de lart dinventer et forge un art combinatoire ». Y. Belaval : Leibniz, critique de Descartes, Paris, 1960, p. 34.
« Aussi voit-on souvent Leibniz identifier la science générale tout entière à lart dinventer ». L. Couturat : La logique de Leibniz, Paris 1901, p. 579.
G. Leibniz : Philosophische Schriften, t. vii, p. 25.
« Lutilité des expériences est cependant double : le premier aspect sert à divers agréments de la vie, et on le découvre lorsquon conclut de la cause à leffet ; lautre aspect sert à la recherche des principes vrais, et on le trouve en retournant de leffet à la cause. La première façon de conclure est combinatoire, la seconde analytique ». G. Leibniz : Schöpferische Vernunft, p. 311.
« A lidéal de connaissance formel et abstrait de la pensée scolastique, Descartes oppose un autre idéal de connaissance productif et constructif. Là, il sagissait de mettre en rapport des contenus de savoir donnés, de les classer et de les subsumer ; ici, la tâche consiste à acquérir et fonder un savoir nouveau ». E. Cassirer : Descartes Wahrheitsbegriff, Theoria, 1937, p. 164.
« Car quiconque ne travaille quà une seule chose découvre rarement quelque chose de nouveau, parce quen effet son sujet est rapidement épuisé, mais de ceux qui examinent de nombreuses choses très différentes entre elles et qui sont doués dun génie combinatoire, on peut attendre beaucoup denchaînements nouveaux et utiles des choses. Lorsque les hommes sattaqueront à un tel inventaire des découvertes déjà connues, il contiendra en germe de nouvelles découvertes dans toutes les sciences et dans chaque technique ». G. Leibniz, op. cit. p. 309. Le modèle du génie combinatoire est, encore un coup, lingenium de lingénieur. Nest-il pas, par définition, un artisan « universel », qui rencontre et combine les différents arts, et fait ses découvertes grâce aux analogies quil établit et aux transferts quil opère ? Mais, en même temps, il se consacre à un certain type dinvention, celui qui sapparente aux mécanismes. De là le double aspect de son art dinventer, combinatoire et mécanique à la fois.
« Cette méthode, dit Descartes, imite celle des professions mécaniques, qui nont pas besoin du secours des autres, mais qui donnent elles-mêmes le moyen de construire les instruments qui leur sont nécessaires », viiie Règle, uvres, t. 10, p. 397.
G. Leibniz : Philosophische Schriften, t. vii, p. 69.
H. Dingler : Das Experiment, Munich, 1928. A. Gewirtz : Experience and the non-mathematical in the Cartesian method, J. of the Hist. of Ideas, 1941, 2, pp. 183-210.
Une expérience est considérée comme « inventée » par son auteur. « Cette expérience fut linvention de Torricelli ». J. Glanvill : Essays on several important subjects, Londres, 1676, p. 27.
E. Torricelli : Opere, ed. Faenza, 1919-1944, t. 3, p. 186.
S. Moscovici : Lexpérience du mouvement, Paris, 1967.
K. von Fritz : The discovery of incommensurability by Hippasus of Metaponrium, Annals of Math., 1945, 46, p. 247.
G. Galilei : uvres, t. VI, p. 340.
P. Wiener : The tradition behind Galileos Methodology, Osiris, 1936, I, p. 733-46.
« Les philosophes, porte-parole de la culture officielle, nièrent donc le sens et la validité des observations faites par les techniciens et les artisans ». P. Rossi : op. cit. p. 15.
Descartes : op. cit. t. 6, p. 63.
I. Newton ; Correspondence, Cambridge, 1959, t. I, p. 96, lettre du 6 février 1675/2 à Oldenburg.
Idem, pp. 96-7.
I. Newton : Correspondence, t. II, 1960, p. 79, Lettre à Oldenburg du 18 août 1676.
Idem, p. 80.
op. cit. p. 104, Lettre de Lucas à Oldenburg du 13 octobre 1676.
op. cit. p. 184, Lettre de Newton à Oldenburg du 28 novembre 1676.
Idem, p. 185.
op. cit. p. 191, Lettre de Lucas à Oldenburg du 23 janvier 1676/7.
P. Sanpaolesi : Brunelleschi, ed. cit.
A. Koyré : An experiment in Measurement, Proc. of. the. Amer. Philos. Soc. 1953, 17.
H. Diels : Fragmente der Vorsokratiker, t. II, p. 248.
W.A. Heidel : The heroic age of science, Baltimore, 1933, p. 72.
S. Moscovici : Sur lincertitude des rapports entre expérience et théorie au xviie siècle. La loi de Baliani. Physis, 1960, I, pp. 54-43.
G. Galilei : Opere, t. II, p. 607.
E.G. Taylor : The mathematical practitioner of Stuart England, Cambridge, 1954.
Lettre de Descartes à Plempius du 3 octobre 1637, uvres, ed. cit. t. i, p. 411.
G. Galilei : Opere, t. VI, pp. 347-8.
G. Galilei : idem, p. 348.
S. Stevin : The principal Works, ed. cit. p. 519.
DEscartes : Regulae ad directionem ingenii, Reg. XIV. uvres. t. 10, p. 447.
Idem, p. 451.
Idem, pp. 455-2.
Reg. IV, p. 378.
« Mais, historiquement, cest au contraire lobservation des mouvements qui a inspiré toutes les découvertes du calcul infinitésimal, et cest sous le vêtement mécanique quelles se sont présentées dabord aux regards des chercheurs ». P. Painlevé : Les axiomes de la mécanique, Paris, 1955, p. 24.
Descartes : uvres, t. 6, p. 388.
« Et les règles suivant lesquelles se font ces changements, je les nomme les lois de la Nature ». DEscartes : uvres, t. II, p. 37.
« Cest létude du mouvement, de la vitesse, de laccélération, qui les a conduits, pas à pas, aux notions fondamentales du Calcul différentiel, et les découvertes mathématiques se muent dans leurs écrits en axiomes de la Mécanique ». P. Painlevé : op. cit. p. X.
On a coutume dexpliquer les traits essentiels de la philosophie mécanique en adhérant à une des grandes philosophies anciennes, soit celle de Platon (F.R. Johnson : Astronomical thought in Renaissance England, Baltimore, 1937 ; A.E. Taylor : Platonism and its influence, New York, 1932), soit celle dAristote (P. Duhem : op. cit. ; A. Crombie : op. cit. ; J.H. Randall : The school of Padua and the emergence of modern science, Padoue, 1965). Assurément les doctrines de Platon et celles dAristote ont exercé et exercent une influence sur notre pensée, comme celles dArchimède, de Newton, de Démocrite, de Kant, de Karl Marx, et bien dautres. Toutefois il est regrettable de voir des esprits supérieurs, faute de rechercher dautres moyens dexplication, instituer une sorte dantagonisme éternel entre Platon et Aristote, pour donner plus de vie à leurs monographies, et ne pas avoir dautre ambition que de prouver que tout ce qui existe dans lhistoire des sciences ou de la philosophie est dû à lun ou à lautre. La plupart des preuves apportées dans ce domaine sont fondées sur les témoignages des « influencés » eux-mêmes, Galilée, Newton, Grosseteste, etc. qui semblent souvent vouloir cest là une tendance générale se munir dun arbre généalogique. A. Koyré a bien montré (Newton, Galilée et Platon, Annales, 1960, 16, pp. 1041-59) que cette référence à lautorité dun Platon nest en fait quune simple figure de style, qui ne recouvre pas un emprunt réel de notions ou de théories.
J. Glanvill : The vanity of dogmatizing, Londres, 1661.
V. Harris : All coherence gone, Chicago, 1949 ; B. Willey : The seventeenth century background, Cambridge, 1934 ; M.H. Nicolson : The breaking of the circle, Evanston, (Ill.) 1950.
J. Donne : Anatomy of the world : First Anniversary, Londres, 1611.
J. Chevalier : La notion de nécessaire chez Aristote, Lyon, 1914.
L. Brunschvicg : Lexpérience humaine et la causalité physique, Paris, 1949,pp. 139 et seq.
« Le plan préconçu du monde (représenté dans le nous, n.n.) est une idée digne de la physique rationnelle du ve siècle. Il trouve place à une époque qui, dans tous les domaines de lexistence, accorde une importance décisive à la techne et la trouve aussi dans la nature. La construction du mouvement de tourbillon créateur est le mécanisme plein dart par lequel Anaxagore ainsi que dautres contemporains croient que le monde sest formé ». W. Jaeger : Die Theologie der frühen griechischen Denker, Stuttgart, 1953, p. 186.
« Des démarches de la fabrication, il ne tire pas seulement quelles sont les causes dun phénomène donné mais lidée même de chercher les causes, le cadre même de sa recherche ». J.M. Le Blond : Logique et méthode chez Aristote, op. cit. p. 330.
J.M. Le Blond : ibidem.
« La matière première est une pure abstraction et ne peut être autre chose, puisque, même unie à une forme, la matière nest jamais connaissable en soi, mais seulement par analogie avec les fabrications artificielles ». L. Robin : La pensée grecque, Paris, 1932, p. 345.
H. Weisinger : The idea of the Renaissance and the rise of science, Lychnos, 1946, 7, pp. 11-35.
F. Verantii : Machinae novae, Venise, 1617, p. 1.
P. Francastel : Naissance dun espace : mythes et géométrie au quattrocento, Revue dEsthétique, 1951, 4, pp. 1-45.
« Il est certain, en tout cas, que la conception de la qualité homogène de lespace est mise en avant pour la première fois dans les arts figuratifs, et ensuite, par voie de conséquence, dans les sciences physiques et mathématiques ». G.C. Argan : The architecture of Brunelleschi and the origin of perspective theory in the fifteenth century, J. of Warb. and Court. Inst. 1946, 9, p. 100.
Galilei : Opere t. II, p. 607.
D. Gioseffi : Perspectiva artificialis, Trieste, 1957 ; E. Panofsky : La prospettiva come « forma simbolica », Milan, 1961.
M. Varro : De Motu tractatus, Genève, 1584 (non paginé).
E. Torricelli : Opere, ed. cit., t. 2, p. 25.
Lettre du 23 novembre 1646, uvres, t. 4, p. 575.
« Dieu cesse ainsi dêtre le bien suprême en quelque sens important que ce soit ; cest un gigantesque inventeur de mécanismes, et lon ne fait appel à son pouvoir que pour expliquer la première apparition des atomes ». E.A. Burtt : The metaphysical foundations of modern physical science, Londres, 1915, p. 90.
« Il sagit essentiellement ici du remplacement dun mot par un autre, mais ces deux mots incarnent des tendances de pensée tout à fait différentes. Kepler ne veut plus, comme il lexprime par ailleurs, voir la nature instar divini animalis (comme un être doué dune âme divine) mais instar horologie (comme un mécanisme dhorlogerie) ». E.J. Dijksterhuis : op. cit. p. 345.
J. Kepler : Opere, ed. 1858, t. I, p. 176.
« Pour cela même que les principes mécaniques sont universels, écrit R. Boyle (Excellency and grounds of the mechanical hypothesis, Londres, 1674) et par conséquent applicables à tant de choses, ils sont adaptés à inclure, plutôt que dans la nécessité dexclure, toute autre hypothèse qui est fondée sur la nature, dans la mesure où elle lest ».
A. Koyré : La révolution astronomique, Paris, 1961.
N. Tartaglia : Nuova scientia inventa, Venise, 1537.
N. Tartaglia : Quesiti et inventioni diverse, Venise, 1546.
F. Rosenberger : Geschichte der Physik, Braunschweig, 1882-90 ; E. Wohlwill : Die Entdeckung des Beharrungsgesetzes, Ztschr. f. Völkerpsychologie und Sprachwiss. vol. XIV, 1914-15.
Descartes : uvres, t. 4 p. 213.
M. Boas, R. Hall : Newtons « mechanical principles », J. of the Hist. of Ideas, 1959, 20, pp. 167-78 ; L. Bloch : La philosophie de Newton, Paris, 1908 ; I.B. Cohen : Newton and recent scholarship, Isis, 5960, 51, pp. 489-514.
A.R. Hall, M.B. Hall : Unpublished scientific papers of Isaac Newton, Cambridge, 1962, p. 167.
« Sur la mécanique est aussi fondée la philosophie newtonienne, ou seule philosophie vraie du monde ». « Cest par conséquent une simple plaisanterie que de parler dune philosophie nouvelle. Le fondement est à présent solidement établi : en vérité on peut améliorer la philosophie de Newton et lui donner de nouveaux développements ; mais on ne pourra jamais la renverser ». Ces commentaires dEmerson, servant dintroduction à la philosophie mécanique ou newtonienne, nous permettent de voir combien était répandu à lépoque le sentiment quil sagissait dune acquisition définitive. Cf. Emerson : The principles of Mechanics, Londres, 1775, p. III.
« La nouvelle spéculation mathématique (n.n. la perspective des peintres et des architectes) napparaît visiblement pas encore comme modifiant les rapports de lhomme avec le monde ; on ny voit dabord quune nouvelle méthode technique et non pas une nouvelle vision ». P. Francastel : Peinture et société, ed. cit. p. 23.
J. Dryden : The Works, Londres, 1892, XV, p. 293.
« A la fin du xviiie siècle, les principes de la mécanique semblaient au-dessus de toute critique et luvre des fondateurs de la science du mouvement formait un bloc que lon croyait défier à jamais le temps ». E. Picard : Quelques réflexions sur la mécanique, Paris, 1902, p. 1.
« Au milieu du xixe siècle, la mécanique rationnelle semblait assise sur des fondements aussi inébranlables que ceux sur lesquels Euclide a affermi la géométrie. Sûre de ses principes, elle laissait couler lharmonieux développement de ses conséquences ». P. Duhem : Lévolution de la mécanique, Paris, 1903, p. i.
G. Galilei: Opere, ed. cit. t. 18, p. 295.
P. Rossi constate le fréquent appel, au xviie siècle, à la nature et à lexpérience, mais observe avec beaucoup de raison : « Quel savoir et quelle culture ne font appel à une certaine espèce de nature et dexpérience ? » P. Rossi : Les arts mécaniques et la science nouvelle, Arch. Europ. de Sociol., 1963, 4, p. 223.
Galilée ayant réclamé le titre de philosophe, E. Rosen observe que : « Dans la bouche de Galilée, le terme de philosophes signifie ceux qui étudient la nature », surtout dans ses aspects physiques. La principale fonction des philosophes daujourdhui nest plus létude de la nature. Si nous évitons de donner à ce terme, de façon anachronique, une signification quil navait pas à lépoque de Galilée, nous voyons aussitôt quil méritait pleine ment le titre de philosophe, et quil ny a rien de bizarre à ce quil lait revendiqué ». E. Rosen : Stillman Drakes Discoveries and Opinions of Galileo, J. of Hist. of. Ideas, 1957, 18, p. 445.
« La philosophie au xviie siècle était la même chose que la science, nos divisions scolaires nexistaient même pas à cette époque ». B.B. Heimann : Lhistoire des sciences dans lEncyclopédie, Archeion, 1937, 19, p. 203.
H. Dingle : The nature of scientific philosophy, Proceed. of the Roy. Soc. of Edinburgh, 1949, 62, p. 400.
Cette hiérarchie des fonctions est décrite avec précision dans un plaidoyer en faveur de la constitution dune philosophie mécanique : « Ces jours-ci doivent poser un nouveau fondement dune philosophie plus magnifique, qui ne sera jamais renversée, qui discutera empiriquement et raisonnablement les phénomènes de la nature, déduisant les causes des choses de leurs originaux dans la nature que nous voyons qui peuvent être reproduits par lart et la démonstration infaillible de la mécanique ; et certainement cest là la façon dédifier une philosophie vraie et permanente, et il ny en a pas dautre. Car lart étant limitation de la nature (ou la nature de deuxième main), il nest quune expression rationnelle des effets qui dépendent de lois qui sont les mêmes (quoique plus éloignées) et par conséquent les uvres de lun doivent prouver les découvertes les plus raisonnables de lautre ». H. Power : Experimental Philosophy, Londres, 1664, p. 183.
M. Daumas: Le mythe de la révolution technique, Revue dhistoire des sciences, 1963, XVI, p. 300.
J.S. Ackerman : On scientia, Daedalus, 1965, 94, p. 15.
J. Savonarole : Opus perutile, Venise, 1542, p. 4.
Paris, 1660.
DAlembert : Discours préliminaire, ed. Paris, 1894, p. 51.
« Le concept de « science » a subi des changements évidents depuis la Renaissance, et il ny a guère plus dune génération que le terme a remplacé lexpression de « philosophie naturelle » dans notre vocabulaire ». R.P. Stearns : The scientific spirit in England in early modern times, Isis, 1943, 34, p. 293.
« On comprend que le mot latin scientia ne faisait pas la différence entre le savoir tiré des livres et les autres espèces de savoir : les arts et les sciences nichaient ensemble et étaient étiquetés de façon interchangeable dans le trivium et le quadrivium médiévaux. Il en fut de même pour son dérivé anglais jusque bien avant dans le xviiie siècle, la science sappliquait de façon plus étroite à ce qui auparavant avait figuré comme philosophie naturelle ou expérimentale ; et ce nest guère avant le milieu du xixe siècle que ceux qui la pratiquaient furent distingués du nom de scientifiques ». H. Levin : Semantics of culture, Daedalus, 1965, 94, p. 11.
La confusion de la philosophie et de la science, le fait davoir choisi par convention de situer la révolution scientifique au xviie siècle a eu pour conséquences : (a) Larrêt des recherches concernant la germination scientifique du siècle dernier. « Au nombre des lacunes remarquables de lhistoire de la science figurent les études sur la croissance de la science au xixe siècle ». J. Cohen, in M. Clagett (ed.) : Critical problems in the history of science, Madison, 1959, p. 357. (b) Le manque de concepts spécifiques, de cadre, pour étudier lhistoire des sciences : Lhistorien des sciences aborde la physique du xixe siècle dans un esprit précautionneux. Il a devant lui une grande histoire, la plus grande peut-être quil y ait dans sa partie. Mais il nest sûr ni de savoir comment la raconter, ni de la savoir toujours avec exactitude ». Ch. Gillispie : The edge of objectivity, Princeton, 1960, p. 352. (c) Labsence de vue densemble des sciences et de leur portée réelle. Le plus grave défaut de lhistoire de la science, la cause du plus profond désespoir pour lhistorien est quen général il na aucune notion historique de la façon dont la science fonctionne depuis cent ans ». D.J. de Solla Price : Science since Babylon, New Haven, 1962, p. 62,
Lapplication du modèle danalyse auquel jai eu recours dans la section précédente exigerait, à propos des sciences, des développements trop longs pour entrer dans le cadre du présent essai. Je ne parlerai guère de la physique quantique ni des sciences appliquées connexes. Vu leur diversité et lampleur des controverses épistémologiques, un volume y suffirait à peine. Aussi me limiterai-je à des indications plus succinctes que celles que jai données dans la première section, espérant quun travail ultérieur viendra heureusement compléter celui-ci.
A. Einstein et L. Infeld : Lévolution des idées en physique, Paris, s.d. p. 52.
Paris, 1810, p. 331.
« Pendant les deux cents ans qui suivirent (cest-à-dire à partir du xvie siècle) un grand nombre de découvertes chimiques fondamentales furent faites par des pharmaciens ou des hommes ayant reçu la formation de pharmacien ». H.M. Leicester : The historical background of Chemistry, New York, 1956, p. 102.
S.G. Checkland : The rise of industrial society in England (1815-1855), Londres, 1964, p. 75.
H. Guerlac : Quantification in chemistry, Isis, 1961, 52, p. 195.
A.F. Fourcroy : Système des connaissances chimiques, Paris, an IX, t. I, p. 1.
Idem, p. 11.
« Les traits principaux de la métallurgie du xvie et du xviie siècles sont sa mécanisation et sa diffusion ». S. Smith, J. Forbes, in C. Singer : A history of technology, Oxford, 1957, t. III, p. 30.
H. Butterfield : The origins of modern science, Londres, 1957, p. 191.
P. Delaunay, in R. Taton : Histoire générale des sciences, Paris, 1958, t. II, p. 120.
G. Agricola : De re metallica, ed. Hoover, New York, 1950, p. 6.
F.S. Taylor : A history of industrial chemistry, Londres, 1957, pp. 174 et seq.
H.M. Haggard : The doctor in history, Newhaven, 1954 ; A. Castiglione : A history of medicine, New York, 1961.
R. de Rosemont : Histoire de la pharmacie, Paris, 1932.
« Il (Paracelse) était réellement un chyrurgus, un homme de la pratique, du métier, non de létude ». A. Koyré : Mystiques, spirituels, alchimistes, Paris, 1955, p. 48.
G. Agricola : op. cit. p. 14.
P. Baud : Lindustrie chimique en France, Paris, 1932.
« Lapparition de la chimie médicale, de liatrochimie, a en effet arraché la chimie aux alchimistes pour la placer entre les mains des médecins. Elle a ainsi donné à la chimie de laboratoire un usage pratique quelle navait pas encore connu. Elle en a fait une activité rémunératrice qui lui a acquis un personnel nouveau ». M. Daumas, in R. Taton : op. cit. p. 134.
F.S. Taylor : op. cit. p. 170.
Paris, 1675-77.
Paris, 1651.
« Il ne sera pas plus étranger à notre propos présent de traiter brièvement aussi de la vertu médicinale du fer ; car cest un remède premier pour certaines maladies du corps humain, et par ses vertus, aussi bien celles qui sont naturelles que celles quil acquiert par une préparation adéquate, il opère des changements merveilleux dans le corps humain, de sorte que nous pouvons dautant plus sûrement reconnaître sa nature à travers sa vertu médicinale et à travers certaines expériences manifestes ». W. Gilbert : De magnete, Londres, 1600, I, XV.
R. Boyle : Works, Londres, 1725, I, p. 104.
F. Diepgen : Geschichte der Medizin, Berlin, 1949, t. I, p. 272.
J.P. Coutant : Lenseignement de la chimie au Jardin Royal des Plantes médicinales, Cahors, 1952, p. 13.
C. Singer, E.A. Underwood : A short History of Medicine, Oxford, 1962.
Assurément, lintroduction des médicaments tirés des métaux, la création des Jardins de Plantes médicinales, ont rencontré beaucoup de résistances et donné lieu à des disputes et à des controverses. Je nen ai pas tenu compte ici, non que cela fût dénué dimportance pour mon propos, mais parce que lorigine historique de ces disputes et controverses est loin dêtre claire. Lhistoire de la médecine et de la pharmacie, comme celle de la plupart des disciplines pratiques, est encore du domaine de la chronique, des res gestae dune grande utilité pour qui veut rapporter des anecdotes, mais dun faible secours pour veut comprendre lévolution de ces disciplines.
W.H. Armytage : The Royal society and the apothecaries, Notes and Rec. of the Roy. Soc, of London, 1954, II, No i, pp. 22-38.
R. Hooykaas : The discrimination between « natural » and « artificial » substances and the development of corpuscular theory, Arch. Int. Hist. Sc. 1948, I, pp. 640-651.
Materia medica (1728), Fundamenta Chymico-Pharmaceutia generalia (1721).
Metallurgia pyrotechniae docimasie metallicae fundamenta (1700), Ars tinctoria fundanentalis (1703).
R.A. de Réaumur, in B. Maindron : Lacadémie des Sciences, Paris, 1888, p. 104
H. Guerlac : Some French antecedents of the chemical revolution, Chymia, 1959, 5, pp. 99 et sq.
H. Boerhaave : Elemens de Chymie, Paris, 1756, t. I, p. 189.
H. Boerhaave : op. cit., t. I p. xxx.
E. Meyerson : Identité et réalité, Paris, 1951, p. 179.
LEncyclopédie, 1753, t. III, p. 408.
Cité par J.R. Partington : A history of chemistry, Londres, 1962, ii, p. 763.
P. Duhem : Le mixte et la combinaison chimique, Paris, 1902.
LEncyclopédie, ed. cit. p. 415.
R. Boyle : Some considerations concerning the usefulness of experimental natural philosophy, Oxford, 1663, t. ii, p. 20.
F.S. Taylor : op. cit. p. 101.
H.M. Leicester : op. cit. p. 105.
B. Rumford : Mémoires sur la chaleur, Paris, 1804, p. 130.
H. Boerhaave : op. cit. p. 268.
A.F. Fourcroy : op. cit. p. 137.
H. Metzger : Newton et lévolution de la théorie chimique, Archeion, 1928-9, ix, p. 55.
H. Boerhaave : op. cit. t. II, p. 3.
Je pense notamment aux travaux de Jean Roy, John Mayow, dont la contribution à lavènement de la théorie chimique moderne a été décisive. Cette filiation a été étudiée par de nombreux historiens de la chimie, et si elle nest pas entièrement établie, elle est déjà largement connue.
H. Metzger : La philosophie de la matière chez Stahl, Bruxelles, 1925.
H. Guerlac : The origin of Lavoisiers work on combustion, Arch. Int. Hist. Sc. 1959, 12, pp. 113-35 ; H.E. Fierz-David : Die Entwicklungsgeschichte der Chemie, Bâle, 1945.
A. Ladenburg : Histoire du développement de la chimie, Paris, 1909.
T. Bergman : Traité des affinités chimiques, Paris, 1788, p. 186.
Descartes et Newton ont aussi imaginé des « matières subtiles » mais nont pas fondé sur elles la description des phénomènes et lexistence de leur lois ainsi que le fait la chimie.
La matière de la chaleur est classée parmi les substances simples : Les substances de la première classe sont au nombre de cinq, à savoir : la lumière, la matière de la chaleur, lair appelé dabord diphlogiste, puis air vital, le gaz inflammable et lair phlogistique ». MM. de Morveau, Lavoisier, etc. Méthode de nomenclature physique, Paris, 1787, p. 30.
Lexpression est de J.H. Winkler : Institutiones mathematico-physicae experimentis, Leipzig, 1738, p. 516.
T. Bergman : op. cit. p. 185.
A.F. Fourcroy : op. cit. p. 121.
H. Metzger : Newton, Stahl, Boerhaave et la doctrine chimique, Paris, 1930, p. 57.
idem, p. 52.
C. Berthollet : Essai de statistique chimique, Paris, 1803.
L. Meyer : Les théories modernes de la chimie, Paris, 1887, t. i, p. 3.
Voir notamment ce quécrit J. Dalton : « Lopinion la plus probable, en ce qui concerne la nature du calorique, est quil sagit dun fluide électrique, de grande subtilité, dont les particules se repoussent mutuellement, mais sont attirées par tous les autres corps. » A new system of chemical philosophy, Manchester, 1808, p. i.
H.C. oersted : Recherches sur lidentité des forces chimiques et électriques, Paris, 1813, p. 75.
idem, p. 197.
R. Hooke : Micrographia, Preface, in Early Science in Oxford, ed. cit.
R. Boyle : Some considerations concerning the usefulness of Experimental Natural Philosophy. Oxford, 1663, t. II, Preamble.
R. Boyle : idem, p. 30.
T. Spratt : cit. p. 109.
« Mais malgré ce sentiment dunité, la distinction était bien entendu manifeste entre les sciences mathématiques et surtout déductives qui soccupaient de la matière inanimée, et où se posaient les principaux problèmes de lépoque, et, dautre part, les sciences dans lesquelles les mathématiques ne jouaient pas encore un rôle important, et qui reposaient surtout sur lobservation et linduction la chimie, à ce stade, et les sciences de la vie ». M. dEspinasse : The decline and fall of Restoration science, Past and Present, 1958, no 54, p. 71.
J.B. Cohen : Franklin and Newton, Philadelphie, 1956.
cité par J.B. Cohen : op. cit. p. 357.
idem, p. 318.
idem, p. 414.
A. Wolf : A history of science, technology and philosophy in the eighteenth century, New York, 1939.
« La mode des cabinets de physique allait de pair avec celle des laboratoires de physique ». M. Daumas : Lavoisier, Paris, 1955, p. 7.
M. Daumas (ed) : Histoire de la science, ed. cit. p. 927.
F. Cajori : A history of physics, New York, 1929, p. 125.
G. Foote : Sir Humphrey Davy and his audience at the Royal Institution, Isis, 1952, 43, pp. 6-12.
W.A. Smeaton : The early years of the Lycée and the Lycée des Arts, Annals of Science, 1955, II, pp. 309-319.
F.S. Taylor : Science past and present, Londres, 1947, p. 127.
B. Rappaport : G.F. Rouelle : An eighteenth century chemist and teacher, Chymia 1960, 6, pp. 68-101.
G.F. Rouelle : Cours dexpériences chimiques : les plantes, les animaux et les minéraux sont lobjet de ces expériences, Paris, 1759.
C. Morazé, in R. Taton : Histoire générale des sciences, ed. cit. t. II, p. 429.
E. Musson, E. Robinson : Science and industry in the late eighteenth century, Ec. Hist. Rev. 1960, 13, p. 233.
Londres, 1776.
G. Foote : Science and its function in early nineteenth century England, Isis, 1954 45, pp. 438-54.
G. Bachelard : La formation de lesprit scientifique, Paris, 1938.
J.B. Priestley : op. cit. p. XIII.
J.B. Priestley : op. cit. p. 547.
J.B. Priestley : op. cit. p. XI.
A. de Candolle : Histoire des sciences et des Savants, Genève, 1873, p. 29.
ibidem.
D. Diderot : uvres complètes, Paris, 1875, t. 2, p. II
C.A. Becquerel : Résumé de lhistoire de lélectricité et du magnétisme, Paris, 1858,
J.G. Herder : Idées pour la philosophie de lhistoire de lhumanité, Paris, 1827, t. i, p. 31.
J. Black : Lectures on the elements of chemistry, Edinburgh, 1803, p. 5.
J.B. Cohen : op. cit. p. 223.
A.F. Fourcroy : op. cit. p. XLIII.
« Le préjugé était si fort que les noms d »électricité naturelle » et d »électricité artificielle » se sont maintenus pendant une partie du xixe siècle. » J.B. Cohen : op. cit. p. 281.
idem p. 285.
J.B. Priestley : The history and present state of electricity, Londres, 1767, p. XIII.
L.P. Williams : Faradays education in science, Isis, 1960, 51, p. 530.
« Cest du reste une chose toute moderne que la philosophie de la chimie ». P. de Rémusat : Les sciences naturelles, Paris, 1857, p. 56.
« La chimie devient ainsi pour moi la seconde partie de la physique générale ». A. Ampère : Essai sur la philosophie des sciences, Paris, 1856, p. viii.
« Le terme de physique pendant la première moitié du xviiie siècle, et souvent jusquà la fin, désigne lensemble des sciences de la nature ». D. Mornet : Les sciences de la nature en France au xviiie siècle, Paris, 1911, p. 2.
G. Cuvier : Rapport historique sur les progrès des sciences naturelles, ed. cit. pp. 56 et seq.
« Lavoisier forme le projet de réaliser une nouvelle physique particulière sur les débris de lancienne ». A. Libes : Histoire philosophique des progrès de la physique, Paris, 1810, t. IV, p. 53.
J.B. Biot : Traité de physique expérimentale et mathématique, Paris, 1816, p. II.
H.C. Oersted : op. cit. p. 257.
« Mais la partie de cette science qui traite des causes accidentelles a fait surtout des pas remarquables » J.B. Biot : Essai sur lhistoire générale des sciences, Paris, 1803, p. 17.
D. Roller : The early development of the concepts of temperature and heat, Cambridge (Mass), 1950.
« Beaucoup de personnes en France et ailleurs croient que la physique doit être présentée sous la forme expérimentale, sans aucun appareil algébrique ». J.B. Biot : Traité de physique, op. cit. p. XI.
J. Fourier : Théorie analytique de la chaleur, Paris, 1822, p. i.
idem, p. ii.
J.H. Winkler : op. cit., pp. 516 et seq.
« Ne pourrait-on pas donner à la machine à électricité le nom de Pompe à feu avec autant de raison quon donne celui de Pompe à air aux machines dOtton de Guericke et de Boile ». W. Watson : Expériences et observations, Paris, 1748, p. 128.
J. Dauzat : Origines et formation de la théorie des phénomènes électriques et magnétiques, Paris, 1943.
J.G. Biot : Traité de physique, op. cit. p. 19.
G. Cuvier : op. cit. p. 6.
J.C. Maxwell (ed) : The scientific papers of the hon. Henry Cavendish, Cambridge, 1921, t. i, p. 34.
J.J. Berzelius : Essai sur la théorie des proportions chimiques et sur linfluence chimique de lélectricité, Paris, 1819 p. 70.
« Lélectricité, dont la nature nous est encore inconnue, et qui na danalogie avec aucun autre corps dans la sphère de notre expérience (si lon excepte le fluide magnétique) semble donc être la cause première daction dans toute la nature qui nous environne ». J.J. Berzelius : op. cit. p. 92.
E. Nagel : The Structure of science, New York, 1961.
G. Bachelard : La formation de lesprit scientifique, ed. cit p. 16.
E. Meyerson : La déduction relativiste, Paris, 1924, p. 16.
H. Hertz : Gesammelte Werke, Leipzig, 1894, p. I.
J.T. Merz : A history of human thought in the 19th century, Londres, 1923, 4e ed, t. 4 p. 35.
A. Einstein, L. Infeld : op. cit. p. 73.
G. Bachelard : op. cit. p. 14.
C. Bernard : Introduction à létude de la médecine expérimentale, ed. Paris, 1940, p. 59.
C. Bernard : op. cit. p. 67.
E. Meyerson : op. cit. p. 205.
« Enfin la théorie scientifique, nous le savons, tend, autant que la philosophie idéaliste, à détruire la réalité du monde de notre perception, puisquelle finit par le résoudre en un tout indistinct. Il y a donc là un accord entre les deux tendances, ou plutôt, manifestement, cest une seule et même tendance qui veut le monde intelligible et qui ne peut se satisfaire quen le détruisant ». E. Meyerson : De lexplication dans les sciences, ed. cit. t. ii, p. 199.
(x) G. Cuvier : op. cit. p. 7.
A. Becquerel : Éléments dElectro-chimie, Paris, 1843, p. i.
idem p. ii.
« Cette comparaison (avec la machine à vapeur) est si défavorable que javoue que je désespère presque du succès de lattraction électromagnétique en tant que source économique dénergie ». P. Joule : The scientific papers, Londres, 1884, t. I, p. 48.
P. Joule : op. cit. t. I p. 120.
P. Joule : op. cit. p. 149.
R. Clausius : Théorie mécanique de la chaleur, Paris, 1868, t. i, p. 19.
W. Thompson : Mathematical and physical papers, Cambridge, 1882-1911, t. v, p. 175.
R. Clausius : op. cit. p. 161.
H. Helmholtz : Mémoires sur la conservation de la force, Paris, 1869, p. 62.
J. Tyndall : La chaleur, Paris, 1857, p. XVIII.
J.M. Rankine : On the general law of transformation of energy, Phil. Mag. 1853, v, p. 106 ; G. Helm : Die Lehre von der Energie, Leipzig, 1889 ; E.N. Hiebert : Historical roots of the principale of conservation of energy, Madison, 1962.
J.R. Mayer : Mémoire sur le mouvement organique, Paris, 1872, p. 37.
S. Carnot : Réflexions sur la puissance motrice du feu, Paris, 1824, p. 8.
cité in E. Meyerson : Identité et réalité, ed. cit. p. 297.
W. Thomson : op. cit. t. v, p. 11.
J.J. Thomson : Applications of thermodynamics to physics and chemistry, New York, 1880, p. i.
J.C. Maxwell : op. cit. t. I, p. 564.
P. Tait : La théorie dynamique de la chaleur, Paris, 1870, p. 69.
« Aucun des physiciens qui ont dépensé leur ingéniosité à inventer ces fictions ne semble leur attacher plus quune valeur symbolique ou idéale ; elles ont cependant leffet souhaité de produite dans lesprit de celui qui les étudie, du praticien inventeur ou dun auditoire populaire, une forte conviction que tous les phénomènes physiques peuvent être décrits en tant que processus de mouvement, et que la solution finale du problème de la philosophie naturelle se trouve dans une vue cinétique ou mécanique des phénomènes. La physique et la chimie sont, selon cette opinion, destinées à devenir en fin de compte de simples chapitres de la dynamique, en tant quelle est la doctrine du mouvement mécanique ». J.T. Merz : op. cit. t. ii, p. 90.
E. Meyerson : op. cit. p. 58.
E. Whittaker : A history of the theories of aether and electricity, Londres, ed. 1951, t. i ; R. Dugas : La théorie physique au sens de Boltzmann, Paris, 1959 ; M.B. Hesse : Forces and fields, Londres 1961.
Un historien des mathématiques écrivait à la fin du xixe siècle : La théorie des chances a excité lémulation des plus grands géomètres, et exercé au plus haut degré leur perspicacité. Nous nen avons pas parlé jusquici, parce que cette théorie navait pas avant Laplace pris de développements suffisants. Nous ny attachons, du reste, quun intérêt relatif. Nous croyons toutefois devoir en dire quelques mots ». M. Marie : Histoire des sciences mathématiques et physiques, Paris, 1887, t. X, p 54.
J.C. Maxwell : op. cit. p. 188.
(i) M. Abraham : Die Grundhypothesen der Elektronentheorie, Phys. Ztschr. 1904, 5, p. 576 ; P. Langevin : La physique des électrons, Rev. gén. des Sc. pures et appl. 1905, 16, p. 257.
(2) P. Langevin : Linertie de lénergie et ses conséquences, Paris, 1913, p.
E. Meyerson : op. cit. p. 109.
A. Einstein : Zur Elektrodynamik bewegter Systeme, Ann. der Physik, 1905, xvii.
A. Einstein : art. cit. p. 891 ; M.B. Weinstein : Die Physik der bewegten Materie und die Relativitätstheorie, Leipzig, 1913 ; H. Lorenz, A. Einstein, H. Minkowski : Das Relativitätsprinzip, Berlin, 1913 ; A. Einstein : Uber die spezielle und allgemeine Relativitätstheorie, Braunschweig, 1920 ; J.L. Synge : Relativity, the special theory, Amsterdam, 1958.
Whewell : op. cit. t. 3, p. 5.
L. Brunschvicg : Lexpérience humaine et la causalité physique, Paris, 1949, p. 420.
G. Bachelard : Le pluralisme cohérent de la Chimie moderne, Paris, 1932, p. 229.
« La constatation et le classement des corps ou des phénomènes naturels ne constituent point une science complète. La vraie science agit et explique son action ou sa puissance : cest là son caractère, cest là son but » C. Bernard : op. cit. p. 229.
G. Bachelard : op. cit. p. 36.
A.F. Fourcroy : op. cit. p. xlii.
G. Bachelard : op. cit. p. 69.
C. Schorlemmer : Origine et développement de la chimie organique, Paris, 1885.
P. Duhem : Le mixte et la combinaison chimique, Paris, 1902.
M. Berthelot : La synthèse chimique, Paris, 1876, pp. 273-274.
A. Kirmann : La chimie dhier et daujourdhui, Paris, 1928, p. 48.
J.B. Dumas : Leçons sur la philosophie chimique, Paris, 1840, p.4.
D. Mendéléeff : Die periodische Gesetzmässigkeit der chemischen Elemente, Leipzig, 1895, p. 64.
N.R. Hanson : The concept of the positron, Cambridge, 1963. Voir également J.M. Connell : Quantum particle dynamics, Amsterdam,1960, pp. 255 et seq.
cité in N.R. Hanson : op. cit. p. 136.
idem, p. 135.
M. Berthelot : op. cit. p. 275.
(4) M. Berthelot : Science et philosophie, Paris, 1886, p. 64.
(I) idem, p. 66.
K. Maynard : Science in early English literature, 1550 to 1650, Isis, 1932, 17, pp. 94-126.
W. Whewell : Philosophy of the inductive sciences, Londres, 1840, Aphorisme xvi.
Article scientifique, t. XIV, p. 789.
Chapitre IV de la ire partie.
Les historiens font état dun « accroissement considérable du taux de croissance de la population au cours du dernier quart du dix-neuvième siècle » in H.J. Habakkuk, M. Postan (eds) : The Cambridge Economic history of Europe, t. VI (i), Cambridge, 1965, p. 62.
R. Schnerb : Le dix-neuvième siècle, Paris, 1957.
M. Levy : Histoire économique et sociale de la France depuis 1848, Paris, 1952.
J.H. Clapham : Economic development of France and Germany (1815-1914), Cambridge, 1963.
A. et N. Clow : The chemical revolution, Londres, 1952 ; L.F. Haber : The chemical industry during the 19 th century, Oxford, 1958.
L.F. Haber : op. cit. p. 23.
P.L. Simmons : Waste products, Londres, 1875, p. 3.
J.F. Herschel : Discours sur létude de la philosophie naturelle, Paris, 1834, p. 60.
« De nouveaux sous-produits ont été trouvés, en partie, lors des tentatives de résolution des problèmes posés par la présence des déchets ». S.G. Checkland : op. cit. p. 171.
J.B. Priestley : op. cit. p. XIV.
idem, p. xv.
idem, p. xvii.
« Il y avait de nombreux fabricants intelligents, à lesprit expérimental, et même cultivé, qui se pressaient en foule aux réunions de la nouvelle association britannique pour le développement de la science ; mais ce serait une erreur de supposer quils représentaient la norme de leur classe ». E. Hobsbawn : The age of revolution, Londres, 1962, p. 187.
idem, p. 278.
« En divers pays, les savants les plus convaincus de limportance sociale de leur activité comprirent quun vaste effort de vulgarisation des progrès récents de la science permettrait déclairer lopinion sur lintérêt des travaux de recherche et dobtenir ainsi un précieux appui, dans leur lutte en faveur dune aide active à la science... Cette action des savants sur lopinion publique se fit également par lintermédiaire des nombreuses sociétés qui se créèrent au cours du xixe siècle dans le but de renforcer la collaboration entre spécialistes dune même discipline, de faciliter la publication des travaux originaux et dassurer une large diffusion des découvertes récentes ». R. Taton : Histoire générale des sciences, Paris, 1961, t. III, p. 618.
H. Sée : Histoire économique de la France, ed. Paris, 1951, p. 296.
F. Schnaber : Deutsche Geschichte im 19. Jahrhundert, Freiburg, 1934, t. III, p. 354.
cité in J.H. Clapham, op. cit. p. 103.
J.T. Merz : op. cit. t. I, p. 91.
J.D. Bernal : Science in history, ed. cit. p. 363.
J. Kolb: Sur lévolution actuelle de lindustrie chimique, Lille, 1883, p. 3.
« La fabrication de produits chimiques organiques était davantage une science et moins un art que celle des produits inorganiques, et en fait ce ne sont pas les pays qui brillaient le plus dans le domaine de la chimie inorganique industrielle qui se distinguèrent le plus dans le domaine organique ». F.S. Taylor : A history of industrial chemistry, Londres, 1957, p. 230.
L.F. Haber : op. cit. p. 81.
W. Vershofen : Die Anfänge der chemisch-pharmazeutischen Industrie, t. i, Berlin, 1949.
J.H. Clapham : op. cit. p. 156.
H.C. Passer : The electrical manufacturers 1875-5900, Cambridge (Mass), 1953.
E.W. Byrn : The progress of invention in the 19th century, New-York, 1900.
F. Rosenberger : op. cit. t. iii, p. 790.
P. Dunsheath : A history of electrical engineering, Londres, 1962.
P. Auger : Recherches et chercheurs scientifiques, Paris, 1964, p. 21.
« Lindustrie moderne est baignée par la science, et dans certaines branches, telles que lélectricité et la chimie, elle est dans une grande mesure une opération de la science. Il nest plus pertinent, comme par le passé, de décrire les caractères spécifiques de lindustrie en poursuivant par lexposé de leur influence sur la pensée scientifique. Le degré dinterpénétration est déjà trop élevé ». J.D. Bernal, op. cit. p. 497. « Depuis le début du xviiie siècle, la théorie chimique est une partie essentielle et causale de la chimie industrielle, et lon ne peut comprendre lhistoire de cette dernière quen fonction de cette théorie. Il est donc impossible décrire lhistoire des industries chimiques au xixe et au xxe siècles sans lhistoire des théories chimiques dont elles sont issues ». F.S. Taylor : op. cit. p. xv.
H. Guerlac : Some French antecedents of the chemical revolution, Chymia, 1959, 5, p. 112.
« Pendant de longues années avant la formation dun corps professionnel dingénieurs électriciens, les pionniers qui jetaient les bases de la science trouvèrent un forum adéquat à la Royal Society ». P. Dunsheath : op. cit. p. 319.
J.D. Bernal : op. cit. p. 17.
F. Schnaber : op. cit. p. 327.
H. Guerlac : art. cit., p. 108.
La division sociale du travail sest manifestée de plusieurs manières. En premier lieu, par le fait que les industries chimiques et électriques ont été créées, surtout au début, par des savants aussi bien que par des capitalistes. La séparation nette des deux fonctions dans ce domaine, celle de scientifique et celle dindustriel, sest produite vers la fin du xixe siècle. (L.F. Haber : op. cit. p. 78.) En deuxième lieu, par la séparation des productions proprement industrielles de celles qui étaient traditionnellement pharmaceutiques. Antoine Baumé, pharmacien chimiste, crée une usine de produits chimiques indépendante de son officine, tandis que la pharmacie fondée par J. Riedel, à Berlin, en 1810, donne naissance en 1874 et en 1884 aux deux plus grandes entreprises chimiques allemandes. (G. Urdang : Retail pharmacy as the nucleus of the pharmaceutical industry, Supp. Bull. of the Hist. of Med. 1944, 3, p. 327). En troisième lieu, les capitalistes eux-mêmes, maîtres des nouvelles branches de lindustrie, une fois quils se sont approprié les rôles sociaux détenus par les scientifiques, sont censés acquérir les connaissances adéquates. LAllemagne, là encore, et surtout dans le domaine de la chimie, occupe une position davant-garde. (L.F. Haber : op. cit. p. 186). Comme on le voit, lindividuation des fonctions naturelles et sociales, et la transformation du contenu des classes sociales, vont de pair.
F. Hartung : Sociological foundations of modern science, Philos. of. Sc. 1947, 14, 68-95.
« A la différence des autres branches de la profession, qui sont nées des efforts faits pour répondre à des besoins pratiques, le génie électrique est le résultat dune recherche menée pour trouver des applications et des emplois pratiques à des découvertes dont un grand nombre a son origine dans les sciences de la nature ». J.K. Finch : The story of engineering, op. cit. p. 360.
P. Dunsheath : op. cit. p. 9.
« Ni lindustrie textile, ou charbonnière, ni les chemins de fer, ou la navigation, en tant que tels, ne dépendaient de la science, et ils nont pas contribué, de manière directe, son progrès (...) Lindustrie mécanique, bien quelle soit davantage liée à la science que la fabrication du métal, est toujours restée largement en dehors des principaux mouvements scientifiques du xixe siècle ». J.D. Bernal : Science, industry and society in the 19th century, Centaurus, 1953, 3, p. 141 et p. 145.
« Lintervention de la science dans un art a lavantage inappréciable de le détruire comme tel, cest-à-dire dans ce quil y a dindividuel en lui ». J. v. Liebig : Le développement des idées dans les sciences naturelles, Paris, 1867, p. 40
G. Holton : Introduction to the issue « Science and culture », Daedalus, 1965, 94, p. xx.
T.S. Kuhn : op. cit., p. 160.
« Très souvent, en vérité, le même homme peut être à la fois « scientifique pur » et « ingénieur », lorsquil travaille aux différentes parties dun problème unique. Nous ne croyons pas en une séparation artificielle entre la recherche fondamentale et la recherche appliquée ou entre la science et lactivité de lingénieur ». Scientific progress and the federal government, Science, 1960, no 532, p. 1804.
S.G. Checkland : op. cit. p. 95.
« Alors que, jusquau tournant du siècle, la science et la théorie fondamentale soccupaient dans une large mesure dexpliquer beaucoup de choses que les ingénieurs avaient faites en appliquant leur art et leur intuition, lépoque naissait où les découvertes des scientifiques seraient à lorigine de nouvelles théories qui prédiraient de nouveaux progrès encore à faire dans le génie ». G.S. Brown : New Horizons in engineering education, Daedalus, 1962, 91, p. 342.
« Les problèmes posés aux savants sont la plupart du temps ceux quils ont eux-mêmes choisis. Par exemple ce nest pas notre Département de la Défense (aux États-Unis) qui a décidé un jour quil voulait une bombe atomique, et a demandé ensuite aux savants des faire une. Au contraire, cest Albert Einstein, lhomme de science, qui a dit à Franklin D. Roosevelt, lhomme de décision, quune bombe de ce genre était possible. Aujourdhui plus que jamais, les savants sont aux côtés de ceux qui prennent des décisions, et ils font en sorte que les problèmes soient formulés de façon que les solutions scientifiques soient possibles ». A. Rapaport : Bon et mauvais usage de la théorie des jeux, Les Temps Modernes, 1963, 19, p. 681.
« Autrefois ce gâteau (des investissements) était découpé au profit de lingénieur. La portion de la science augmente maintenant à mesure que celle de lingénieur diminue (...) Bref, le génie a été relégué à rôle subalterne dans lestime publique ». Scientific Manpower, Natural science foundation, Washington, 1961, p. 27 et p. 29. « Dans la phase néotechnique, les principales initiatives viennent, non de lingénieur inventeur, mais du savant qui établit la loi générale. » L. Mumford : Technique et civilisation, Paris, 1950, p. 199.
D.J. De Solla Price : Science since Babylon, ed. cit. p. 122.
E.A. Ashby, in C. Singer : A History of Technology, t. iv, ed. cit. p. 797.
O.J.R. Horwath : The British Association for the Advancement of Science, 1831-1931, Londres, 1931.
R. Taton : op. cit. p .618.
C. Babbage : Reflections on the decline of science in England, Londres, 1830, p. 23.
F.S. Taylor : Science past and present, Londres, 1947, p. 127.
« En corrélation avec lamateurisme de la science anglaise, les universités considérèrent comme de leur devoir de conserver et de transmettre léducation libérale traditionnelle, fondée sur la littérature classique et la philosophie naturelle de Newton ». D.S.L. Cardwell, in A. Crombie : Scientific change, op. cit. p. 662.
D.S.L. Cardwell : The organisation of science in England, Londres, 1957, p. 18.
L. Liard : Lenseignement supérieur en France de 1789 à 1889, Paris, 1888.
« École polytechnique et Muséum furent les premiers instituts scientifiques modernes ». M. Daumas : op. cit. p. 150.
J.B. Biot : Essai sur lhistoire générale des sciences, Paris, 1802, p. 59.
G. Pinet: Histoire de lEcole Polytechnique, Paris, 1877.
L.F. Haber : op. cit. p. 25.
F. Schnaber : op. cit. p. 129.
idem, p. 332.
H. Helmholtz : Populäre wissenschaftliche Vorträge, ed. cit. t. i, p. 139.
idem, p. 3.
« Jai dautant plus de raison de poser ici la question de lenchaînement des diverses sciences que jappartiens moi-même au cercle des sciences de la nature, et que, à une époque récente, on a précisément accusé le plus fortement les sciences de la nature de sêtre engagées sur un chemin isolé et dêtre devenues étrangères au reste des sciences qui sont liées entre elles par des études philologiques et historiques communes ». H. Helmholtz : op. cit. p. 6.
J. von Liebig : Lettres sur la chimie, Paris, 1845, p. 28.
E.S. Ashby : op. cit. t. iv, p. 776.
H. Hauser : Les méthodes allemandes dexpansion scientifique, Paris, 1917 ; M. Arnold : Schools and universities on the continent, Londres, 1868, p. 232.
P. Magnus : Industrial education, Londres, 1888, p. 15.
D.S.L. Cardwell : op. cit. p. 4.
G. Haines : German influence upon English education, Londres, 1957, p. 11.
« En Angleterre, la science nest pas une profession. Ceux qui la cultivent ne sont guère reconnus en tant que classe ». « La pratique de la science ne constitue pas, en Angleterre, une profession distincte, comme cest le cas en maint autre pays. Elle est donc, pour cette seule raison, dépourvue des avantages qui sattachent aux professions libérales ». C. Babbage : op. cit. p. 8 et p. 10.
P. Schnaber : op. cit. p. 129.
« La professionnalisation de la science fut luvre de nombreuses forces, les unes internes à la science et lentes à venir au jour, les autres sexerçant beaucoup plus nettement dans la société en général. » E. Mendelsohn : The emergence of science as a profession in nineteenth century Europe, in K. HILL (ed). The management of scientists, Boston, 1963, p. 40.
« Lorsque la recherche scientifique devint une profession distincte, le processus de découverte fut considérablement accéléré ». J. Ben David : Roles and invention in medicine, Amer. J. of Sociol. 1960, 6, p. 557.
A. de Candolle : op. cit. p. 92.
« Dans ces conditions, si la recherche demeure une vocation pour certains, elle est devenue un métier pour le plus grand nombre ». P. Piganiol, L. Villecourt : Pour une politique scientifique, Paris, 1963, p. 13.
« Supprimez les laboratoires, les sciences physiques deviendront limage de la stérilité et de la mort. Elles ne seront que des sciences denseignement, limitées et impuissantes, et non des sciences de progrès et davenir ». L. Pasteur, Le budget de la science, Paris, 1868, p. 1.
H. Villard : Competition, oligopoly and research, Jour. of Pol. Econ. 1958, 66, p. 487. V. Kourganoff : La recherche scientifique, Paris, 1958 ; Scientific and technical personnel in American industry, Washington, 1959.
D.J. de Solla Price : Little Science, Big Science, New-York, 1963.
A.H. Weinberg : Impact of large-scale science in the United States, Science, 1965, 134, pp. 161-64 ; K. Galkin : The training of scientists in the Soviet Union, Moscou, 1959.
J.H. Westbrook : Identifying significant research, Science, 1960, 132, p. 1224-34 ; P. Weiss : Knowledge : a growth process, Science, 1960, 131, pp. 1716-19.
American science manpower, National Science Foundation, Washington, 1960.
E. Grandmougin : Lenseignement de la chimie industrielle en France, Paris, 1917, p. 62.
P. Massé : Le choix des investissements, Paris, 1959 ; D.N. Chorafas : La fonction de recherche dans lentreprise, Paris, 1960 ; Y. Brozen : Automation : the impact of technological change, Washington, 1963 ; C. Bettelheim : Bilan de léconomie française 1914-46, Paris, 1947.
S.H. Schlichter : The industry of discovery, Science, 5958, 128, p. 161.
F. Machlup : The production and distribution of knowledge in the United States, Princeton, 1962, p. 6.
U.S. Department of Labor, Bull. No 1949, Dec. 1959, p. 41.
A.G. Korol : Soviet education for science and technology, M. I. T. 1957 ; American science manpower (1955-58) National Science Foundation, Washington, 1958.
Role of science in modern society, World marxist Review, 1963, 6, p. 39.
P. Auger : op. cit. p. 20.
P. Naville : Vers lautomatisme social ? ed. cit. p. 39.
N. Wiener : Cybernétique et société, Paris, 1952, p. 155.
E.R. Leach : Culture and social cohesion, An anthropologists view, Daedalus, 1965, 94, p. 37.
F. Perroux : Industrie et création collective, Paris, 1964, p. 171.
A.H. Halsey et al. : Education, economy and society, Glencoe (Ill.) 1961, p. 29.
J.E. Frisch : Research on primate behavior in Japan, Amer. Anthrop. 1959, 61, pp. 584-96 ; K. Imanishi : Social behavior in Japanese monkeys, Macaca fuscata, Psychologia, 1957, i, pp. 47-54.
E.R. Leach : art. cit. p. 24.
« Toutes ces activités semblent indiquer clairement que, du point de vue culturel, les Pithécanthropes étaient peut-être presque aussi avancés que certaines des races les moins civilisées dhommes daujourdhui ». W.E. Le Gros Clark : History of the primates, Chicago, 1961 p. 136.
E.L. Bliss : The roots of behavior, New-York, 1965.
Il serait plus exact de parler, à propos du chasseur, de la présence des artifices que de celle des outils qui sont propres à lactivité des artisans. Ce sont ces artifices, et non pas des propriétés organiques, qui différencient, en premier lieu, lhomme des espèces dont il descend le plus directement : « Il est probable que ce qui distingue lhomme du singe devra reposer en dernière analyse sur une base fonctionnelle plutôt quanatomique, le critère de lhumanité étant sa capacité de parler et de fabriquer des outils ». W.E. Le Gros Clark, cité in M.F. Ashley Montagu : Culture and evolution of man, New York, 1962, p. 5
G. Clarke : A la découvertes des sociétés préhistoriques, Paris, 1965 ; L.S.B. Leakey : Adams ancestors, New York, 1960 ; K. Oakley : Framework for dating fossil men, Londres, 1964 ; S. Zukerman : The social life of monkeys and apes, Londres, 1932.
« Lhistoire des espèces, nous lavons vu, tient à la fois de lhistoire naturelle et de lhistoire humaine ». R. Aron : Introduction à la philosophie de lhistoire, Paris, 1957, p. 32.
« Puisque la critique note justement la fréquence dun réalisme du progrès, jy ajouterai que la conséquence de cette tendance est que : 1° lon se figure que le progrès se fait tout seul indépendamment de leffort humain ; 2° on le réduit à ses aspects les plus mécaniques ». A. Lalande : Vocabulaire de la philosophie, Paris, 1947 p. 888.
P. Jordan : Science and the course of history, New-Haven, 1955, p. vii.
L. Brunschvicg : Lexpérience humaine et la causalité physique, ed. cit. p. 591.
R. Aron : op. cit. p. 125.
M. Berthelot, in L. Brunschvicg : op. cit. p. 590.
La division naturelle laccompagne nous lavons constaté à propos de lapparition de la chimie et ne disparaîtra assurément pas dun seul coup. Tout processus nouveau, il nest pas inutile de le rappeler, demeure longtemps associé à un processus ancien, puisquil est, en fait, la réalisation dune de ses possibilités. Toutefois, si la progression naturelle est appelée à senraciner et à durer la division naturelle a subsisté pendant plusieurs centaines de milliers dannées il est préférable de ne pas lassimiler au groupement de disciplines, à la catégorie naturelle qui la imposée la science, le scientifique car elle les dépasse nécessairement.
J. Fourastié : Le progrès technique et lévolution économique, Paris, 1962, p. 86.
« La notion de progrès technique est, dans une certaine mesure, intuitive, mais se révèle à la réflexion malaisée à définir avec rigueur ». M. Brodsky : Production et économie industrielles, Paris, 1952, p. 230.
W. Heisenberg : The representation of nature in contemporary physics, Daedalus, 1958, p. 105.
P. Auger : op. cit. p. 15.
W.A. Rosenblith : On some social consequences of scientific and technological change, Daedalus, 1961, p. 507.
J.B. Conant : Modern science and modern man, New York, 1952, p. 61.
« Le travail napparaît plus tellement enfermé dans le processus de production ; au contraire, lhomme se comporte en tant que gardien et régulateur vis-à-vis du processus de production. » K. Marx, Grundrisse der Kritik der politisehen Ökonomie, ed. Berlin, 1953, p. 592.
« Ce nest plus le travailleur qui intercale lobjet naturel modifié comme chaînon entre lobjet et lui-même ; mais il intercale le processus naturel, quil transforme en processus industriel, en tant que moyen entre lui et la nature inorganique, quil maîtrise ». ibidem.
P. Jordan : op. cit. p. 36.
M. Daumas : Le mythe de la révolution scientifique, art. cit. p. 298.
P. Naville : Lautomation et le travail social, Paris, 1961, p. 7.
W. Heisenberg : art. cit.
J.P. Sartre : Critique de la raison dialectique, ed. cit.
A. Leroi-Gourhan : op. cit. p. 205.
E.E. Evans-Pritchard : The position of women in primitive societies and other essays, Londres, 1965.
L. White : The evolution of culture, New York, 1959, p. 256.
H. Frankfort : La royauté et les dieux, Paris, 1956 ; R.L. Makarius : Lorigine de lexogamie et du totémisme, Paris, 1961 ; M. Godelier : La notion de mode de production asiatique et les schémas marxistes dévolution des sociétés, Paris, 1963 ; K. Wittfogel : Oriental despotism, New Haven, 1957.
M. Smith : Structured and unstructured class society, Amer. Anthropologist, 1955, pp. 302-305.
C. Lévi-Strauss : Les structures élémentaires de la parenté, Paris, 1949, pp. 48 et seq.
L. Dumont : La civilisation indienne et nous, Paris, 1964, p. 18.
E. Topitsch : Society, technology and philosophic reasoning, Philos. of Sc. 1954, 25, pp. 275-296.
« Il y a quelque chose dimposant, de presque grandiose, dans lampleur, la perfection, lambition démesurée de ce schème, création dune philosophie barbare. Toute la nature a été divisée en secteurs, tous les hommes ont été répartis entre les groupes correspondants, et à chaque groupe dhommes a été assigné, avec une audace surprenante, le devoir de régir un secteur de la nature en vue du bien commun ». J.G. Frazer : Totemism and exogamy, Londres, 1950, t. I, p. 118.
« Dans lune ou lautre perspective (du système des castes et des groupes totémiques) il faut admettre que le système des fonctions sociales correspond au système des espèces naturelles, le monde des êtres au monde des « objets ». C. Lévi-Strauss : La pensée sauvage, Paris, 1962, p. 169.
C. Lévi-Strauss : Race et histoire, Paris, 1953, p. 42.
Assurément, si une partie des sociétés peut être désignée comme étant « sans histoire », cela tient au fait que la seule histoire reconnue en général est celle des sociétés. Il nen est pas de même si lon envisage leur participation à lhistoire humaine de la nature.
On emploie couramment les termes barbarie, civilisation, etc. pour désigner des murs, des techniques ou des modes de pensée. Dans la conception exposée ici, murs, techniques ou modes de pensée sont le résultat conjoint de létat social et naturel, comme termes autonomes et se transformant lun par lautre. Lemploi de ces désignations pour qualifier les rapports, lunité de ces états, serait donc justifié.
A. Bauer : Les classes sociales, Paris, 1902 ; R. Dahrendorf : Class and class conflict in industrial society, Stanford, 1959 ; S. Keller : Beyond the ruling class, New York, 1964.
J.A. Wilson : LÉgypte, vie et mort dune civilisation, Paris, 1961.
« Un nouveau principe dorganisation sociale fut alors introduit (avec lartisanat). Et à mesure que ce nouveau principe sétendait, lancienne base de parenté reculait. Les confréries dartisans spécialisés avaient, bien sûr, tendance à devenir héréditaires, et dans cette mesure à conserver la parenté comme élément dorganisation. Mais la parenté était subordonnée à loccupation et était de plus contenue dans les limites de la confrérie, de sorte que la parenté en tant que base dorganisation sociale diminuait en grandeur et en importance subordonnée ». L. White : op. cit. p. 294.
G. Dumézil : Métiers et classes fonctionnelles chez les divers peuples indo-européens, Annales, 1958, 13, pp. 756-24.
« En règle générale, à lintérieur même du système (propre au despotisme) mais en marge de sa contradiction fondamentale, le développement de la fortune privée, individuelle, dont le commerce est le ferment principal, [souligné par moi] tend à faire éclater cette contradiction par la suppression de lun des termes, en lespèce par la dissolution de la propriété collective du sol, lentrée de la terre dans la sphère des marchandises ». J. Suret-Canale : Les sociétés traditionnelles en Afrique tropicale et le concept de mode de production asiatique, La Pensée, 1964, 117, p. 28.
F. Cohen : Le destin des classes sociales en U.R.S.S., Paris, 1960, p. 40.
C. Lévi-Strauss : Leçon inaugurale, Paris, 1960, p. 44.
K. Boulding : The meaning of the 20th century, New York, 1965, p. 22.
G. Thomson : The first philosophers, New York, 1955, p. 302.
« En remontant plus haut dans le passé, on trouverait que telle ou telle civilisation faisait aussi le choix entre les techniques nobles et les techniques non-nobles : lhistoire du peuple hébreu accorde un véritable privilège aux techniques pastorales, et considère la terre comme maudite. LÉternel agrée les offrandes dAbel et non celles de Caïn : le pasteur est supérieur à lagriculteur. La Bible contient une multitude de schèmes de pensée et de paradigmes tirés de la manière de faire prospérer les troupeaux. Les évangiles au contraire introduisent les modes de pensée tirés de lexpérience de lagriculture. Peut-être pourrait-on, aux origines des mythologies et des religions, trouver un certain parti-pris technologique consacrant comme noble une technique et refusant le droit de cité aux autres, même quand elles sont effectivement utilisées ; ce choix initial entre une technique majoritaire et une technique minoritaire, entre une technique valorisée et une technique dévaluée, donne à la culture qui incorpore les schèmes techniques ainsi découverts un aspect de particularité, de non-universalité ». G. Simondon : Du mode dexistence des objets techniques, Paris, 1958, p. 86.
« Ainsi la conception selon laquelle la pensée est le but final et complet de la nature est devenue la rationalisation dune division existante des classes sociales. La séparation des hommes en non-pensants et chercheurs fut prise pour luvre même de la nature. En fait elle sidentifiait à la division en travailleurs et hommes jouissant du loisir ». J. Dewey : Experience and nature. Londres, 1929, p. 119.
H. Pirenne : The stages in the social history of capitalism, Amer. Hist. Rev. 1914, 19, p. 494.
E.J. Hobsbawn : Labouring men, Londres, 1964.
« La démocratisation de lÉtat semble conditionnée avant tout par le transfert de la puissance militaire athénienne à la marine. Eu égard à ce danger, lopposition anti-démocratique avait attaché du prix, dès le début, à la conservation de la base agraire de la république... Contre le développement de la marine, les milieux anti-démocratiques sétaient aussi révoltés dans la crainte que la puissance des hoplites, qui répondait à la base de leur vie agraire, ne perdît de limportance ». G. Prestel : Die antidemokratische Strömung im Athen des 5. Jahrhunderts, Breslau, 1959, p. 28.
Platon : Les Lois, IV, 707 a.
A. Zimmern : The Greek commonwealth, New York, 1961, p. 230.
Platon : La Politique, 299 e.
Platon : Les Lois, VIII, 846 d.
Xénophon : Economique, IV, 2.
Idem, IV, 4.
Idem, VI, 4.
« Tous les préjugés contre le travail manuel chez les Grecs sont dorigine relativement tardive ». H. Michell : The economics of ancient Greece, Cambridge, 1940, p. 10.
« Néanmoins, dans la Grèce classique et à Rome, un autre criterium sert couramment à distinguer le travail honorable du travail méprisé : les éloges sont réservés au travail agricole, alors quune condamnation à peu près unanime frappe le travail artisanal et commercial ». A. Aymard : Lidée de travail dans la Grèce archaïque, J. de Psychol. 1948, 41, p. 43.
Le mépris du travail manuel est à la lettre mépris du travail artisanal. En Ionie et en Asie mineure, le nom de lartisan est cheirmas et traduit lidée dun homme qui sait commander à ses bras, lidée de maîtrise. En Attique, le mot nest pas usité ; on y parle, péjorativement, de banausos, qui désigne surtout les artisans familiarisés avec la technique du feu. Voir P. Chantraine :: Trois noms grecs de lartisan, in Mélanges Auguste Diès, Paris, 1956, pp. 41-47.
« Dordinaire, au moins, sil sagit du propriétaire exploitant son propre domaine, lagriculteur est excepté de cette condamnation à la fois morale et sociale. Lexception est unique. Le discrédit frappe également tous les autres travailleurs, commerçants aussi bien quartisans ». A. Aymard : Hiérarchie du travail et autarcie individuelle dans la Grèce antique, Rev. dHist. de la Philos, et Hist. gén. de la Civilis. 1943, p. 215 ; M.I. Finley (ed.) : Slavery in classical antiquity, Cambridge, 1960.
Plutarque : Vies, p. 119.
A. Aymard : Hiérarchie du travail, etc. art. cit. p. 128 ; H. Frankfort : The birth of civilization in the Near East, New York, 1962.
« Létude des artisans de lancienne Égypte et de leur statut social devrait nous mettre en garde contre les déclarations catégoriques que lon rencontre dans de nombreux ouvrages sur la science et la technique de lantiquité. Si nous nous limitons à Rome, dans la période qui va de 250 av. J.-C. à 100 ap. J.-C., nous sommes en droit de parler de sociétés esclavagistes, mais ceci nest pas valable pour dautres périodes de lhistoire ancienne, ni même, dans la période envisagée, pour tous les artisans dans tout le bassin de la Méditerranée ». R.J. Forbes : Professional crafts in ancient Egypt, Arch. Inter. Hist. Sc. 1950, 12, p. 618.
C. Mossé : La fin de la démocratie athénienne, Paris, 1962, p. 164.
Pappus : Collections mathématiques, ed. Bourges, 1933, p. 814.
Aristote : Éthique à Nicomaque, IX, 7, 1167 b.
G. Tozzi : Eonomisti greci e romani, Milan, 1961.
Il est donc erroné dentendre par lutte des classes uniquement la lutte des riches contre les pauvres, et de ne pas voir la lutte des riches entre eux et des pauvres entre eux, cette guerre de tous contre tous dont parle Hobbes ; il est donc faux daffirmer, comme on la fait (A. Aymard : LOrient et la Grèce antiques, Paris, 1953, p. 300) que le conflit des oligarques et des démocrates à Athènes est uniquement la lutte « des riches et des pauvres ».
J. Koch : Artes liberales, Leide, 1959.
Il faut comprendre que les arts mécaniques ont dabord été inventés pour que, par leur moyen, se fît lacquisition et la découverte de ce qui était nécessaire au corps, et quainsi lâme libérée pût sadonner à létude des sciences libérales ». J. Daci : Opera, ed. A. Otto, Haunia, 1955, p. 20
H. Schopper : De omnibus illiberalibus sive mechanicis artibus, Francfort, 1574.
E. Garin : Le dispute delle arti nel quattrocento, Florence, 1947.
« Lantithèse sociale des arts mécaniques et des arts libéraux, des mains et de la langue, a influencé toute lactivité intellectuelle et professionnelle de la Renaissance ». E. Zilsel : art. cit. p. 550.
« Riches de leurs nouvelles méthodes scientifiques, ils (les sculpteurs, les peintres, les architectes) commencèrent à faire valoir leur supériorité sur les simples artisans et tentèrent de se donner un meilleur statut social ». A. Blunt : La théorie des Arts en Italie de 1450 à 1600, Paris, 1963, p. 75.
Idem, p. 76.
L. Salerno : Seventeenth century English literature on painting, J. of the Warb. and Court. Inst. 1951, 54, pp. 234-58 ; O.J. Gordon : Poet and architect, J. of the Warb. and Court. Inst. 1949, 12, p. 152.
Voir Chapitres III et IV de la 2e Partie.
C. Cennini : Traité de peinture, ed. 1843, p. 30.
« Toutes ces discussions supposent la croyance implicite en la supériorité de lintellectuel sur le manuel ou mechanique et cette croyance répond chez les artisans au désir de se laver de laccusation de nêtre que des artisans car le travail manuel était pour la société de la Renaissance chose tout aussi ignoble que pour la société médiévale ». A. Blunt : op. cit. p. 83.
E. Zilsel : Die Entstehung des Geniebegriffes, Tubingen, 1936.
C. Cennini : op. cit. p. 32.
F. di Giorgio Martini : op. cit. Préface.
E. Panofsky : Artist, scientist, genius, in The Renaissance, a symposium, New York, 1953 (roneo).
B. Lorini : op. cit. p. 32.
Idem, p. 196.
J. Besson : Théâtre des instruments mathématiques et mechaniques, Lyon, 1578, Préface.
P. Francastel : Peinture et société, Lyon, 1951, p. 127.
T. Garzoni : La piazza universale de tutti le professioni del mondo, Venise 1587, p. 24.
« Les discussions relatives aux arts libéraux constituaient donc laspect théorique de la lutte des artistes pour obtenir une meilleure position sociale. Laspect pratique de cette lutte était la lutte contre la vieille forme dorganisation en corporations, que les artistes ressentaient comme une entrave ». A. Blunt : op. cit. p. 85.
E. Kantorowicz : The Kings two bodies, Princeton, 1957.
Cicéron : Des devoirs, II, 5, 17-19,
Le peu de cas que lon fait des producteurs, des « porteurs dinvention », et lanonymat dans lequel on les maintient, ont suscité des protestations continuelles. Ainsi, à propos de lingénieur, J.H. Hammond écrit : « Comparé à lhomme dÉtat ou au politique, sa gloire est bien mince relativement à ce quil a accompli. Son nom napparaît pas ». (The Engineer, ed. cit. p. 18).
La différenciation du monde naturel et du monde civil est un produit historique et non une donnée de l« existence humaine », fût-elle liée à lapparition du langage (voir p. ex. E. Ortigues : Nature et culture dans luvre de Claude Lévi-Strauss, Critique, 1963, no 189, p. 151). Lopposition de lhumanisme et de lanti-humanisme est un phénomène du même ordre. Dans les discussions qui ont actuellement lieu en France à ce sujet sous limpulsion de MM. Foucault et Althusser, ce fait est complètement escamoté. Léventuelle disparition de lhumanisme est présentée comme une conséquence du devenir objet de science, de lhomme. Depuis longtemps, la philosophie idéaliste, notamment celle dÉmile Meyerson, a soutenu que la correspondance du réel et de lintelligible débouchait sur lacosmisme, le transvasement de la substance du premier dans les moules du second. La connaissance ayant donc le pouvoir de dissoudre ce quelle vise à connaître, du moment où un savoir scientifique des sociétés se constitue, on peut sattendre à la « fin » de lhomme en tant que sujet autonome, et de lhumanisme, doctrine de cette autonomie. Mais ce que lon décrit dans ces discussions est plutôt un « être de raison » quune réalité ayant des propriétés sociales, historiques, précises. Si lon se référait à cette réalité, on verrait que lanti-humanisme en question nest quune forme, mandarinale, de lhumanisme, forme conçue pour appuyer une hiérarchie et affirmer son système. Quant à lhumanisme qui est combattu à cette occasion, celui de J.P. Sartre, il représente une autre forme, davantage liée au combat politique, dans une société qui rend ce combat possible et où les individus souhaitent et espèrent pouvoir agir en tant que sujets sociaux.
F.M. Cornford : From religion to philosophy, Cambridge, 1914, pp. 51 et seq.
E. Laroche : Histoire de la racine Nem en grec ancien, Paris, 1946.
W. Kranz : Kosmos als philosophischer Begriff frühgriechischer Zeit, Philologus, 1938, 93, pp. 340-38.
J.P. Vernant : Les origines de la pensée grecque, Paris, 1962, p. 102.
C. Kahn : Anaximander and the origin of Greek cosmology, New York, 1962, p. 192.
I. Bywater : Aristotles dialogue on philosophy, J. of Philos. 1877, 7, pp. 68-87.
H. Francotte : La polis grecque, Paderborn, 1907.
« Il est en effet certain que le motif premier des colonisations dans la grande majorité des cas ne fut pas le commerce, mais lacquisition de nouvelles terres arables ». H. Lloyd-Jones (ed) The Greeks, New York, 1961, p. 26.
J. Hasebroek : Griechische Wirtschafts-und Gesellschaftsgeschichte, Tübingen, 1931.
G. Vlastos : Isonomia, Amer. J. of. Phil. 1953, 74, pp. 337-366.
Les luttes qui accompagnent linstitution de la polis non pas comme uvre de raison mais comme uvre des hommes sont exprimées avec plus dacuité par les poètes que par les philosophes qui, pour cette étape de lhistoire grecque, ne sont pas les guides les plus sûrs.
Aristote : Politique, VI, 15.
V. Ehrenberg : The Greek state, New York, 1960.
A. French : The Growth of the Athenian economy, Londres, 1964.
M. Clerc : Les métèques athéniens, Paris, 1893.
P. Lévêque et P. Vidal-Naquet : Clisthène lAthénien, Paris, 1964.
G. Glotz : Histoire ancienne, t. III, p. 20.
T.A. Sinclair : A history of Greek political thought, Londres, 1959, p. 118.
Celui qui étudie la polis relie quelle est cest-à-dire une communauté arrivera rapidement à la conclusion que le siècle même de Périclès, qui est aussi celui dAnaxagore et de la première génération des sophistes, doit être considéré comme la période qui marque le début de la dissolution interne de la polis ». V. Ehrenberg : When did the polis rise ? J. of Hell. Stud. 1937, 57, p. 147.
C.L. Dickinson : The Greek way of life, New York, 1961, p. 37.
« Cest quand nous nous tournons vers lAthènes de la fin du ve siècle que nous trouvons une véritable pensée politique indépendamment de la spéculation physique ». E. Barker : Greek political theory, New York, 1960, p. 60.
« Dans la République de Platon, le besoin fonde la cité élémentaire (369 bc) mais au fur et à mesure que lédifice se complète, il apparaît que le sort de léconomique est dêtre maîtrisé ; les producteurs sont radicalement séparés des guerriers et des philosophes ». P. Vidal-Naquet : Économie et société dans la Grèce ancienne, Arch. Europ. de Sociol. 1965, II. p. 138.
E. Durkheim : Le socialisme, Paris, 1928, p. 43.
« On peut dire que pour Platon le travail reste étranger à toute valeur humaine et que, sous certains aspects, il lui apparaît même comme lantithèse de ce qui, dans lhomme, est essentiel ». J.P. Vernant : Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, 1965, p. 192.
« On pourrait dire que luvre de Platon tout entière est sous-tendue par des préoccupations politiques ; et que les problèmes que nous avons étudiés jusquici le problème du dialogue, le problème de lenseignement philosophique, critère et moyen de formation dune élite ne sont, au fond, que des problèmes politiques ». A. Koyré : Introduction à la lecture de Platon, Paris, 1962, p. 83.
P.M. Schuhl : Platon et laction politique de lAcadémie, Rev. dEt. Grecques, 1946-7, 59-60, p. 2.
J. Kirchensteiner : Kosmos, Quellenkritische Untersuchungen zu den Vorsokratikern, Munich, 1962.
W.K.C. Guthrie : The Greek Philosophers, New-York, 1960, p. 63.
« Et pourtant ces mêmes sophistes passent de la philosophie de la nature à la philosophie de la culture et reconnaissent le pouvoir de la norme humaine et la valeur des lois ». K. Joel : Geschichte der antiken Philosophie, ed. cit. p. 700. « En effet, le conflit entre Physique et Éthique a été incomparablement plus important. Il a pris, depuis la fin du ve siècle av. J.-C. la violence dun véritable combat dirigé par la philosophie socratique qui voulait évincer la philosophie de la nature, quAthènes avait héritée de lIonie ». O. Gigon : Les grands problèmes de la philosophie antique, Paris, 1961, p. 25.
Aristote : Politique, ii, ch. vii.
M. Weber : Le savant et le politique, Paris, 1963, p. 101.
F. Gschnitzer : Studien zur griechischen Terminologie der Sklaverei, Akad. der Wissensehaft u. der Liter. Mainz, Abh. d. Geist. u. Sozialwiss. Kl. 1963, 13, pp. 1283-1310.
E. Panofsky: Meaning in the visual arts, New York, 1957, p. 2.
J.M. André : Lotium dans la vie morale et intellectuelle romaine des origines à lépoque augustinienne, Paris, 1966.
« Cicéron, Aulu-Gelle et dautres employaient humanitas au sens déducation libérale, de culture de lesprit convenant à la bonne éducation, délégance des manières ou du langage, de raffinement en en faisant plus ou moins un synonyme de doctrina, litterae, eruditio. Ce concept sopposait à ce qui appartenait aux bêtes brutes, le subhumain, et, par extension, à ce qui était servile ». W.J. Ong : Religion, Scholarship and the resituation of man, Daedalus, 1962, 91, p. 418.
W. Jaeger : op. cit. p. 300.
M. Weber : op. cit. p. 104.
« Depuis quil existe des États constitutionnels et même depuis quil existe des démocraties, le démagogue a été le type du chef politique en Occident ». M. Weber : op. cit. p. 129.
P. Girard : Léducation athénienne, Paris, 1891.
M. Finley : Athenian demagogues, Past and Present, 1962, XI, pp. 3-24.
« La philosophie et leruditio (à Rome et on pourrait dire partout, n.n. ) étaient les servantes des arts du gouvernement qui avaient de nombreuses facettes ». W.H. Woodward : Studies in education during the age of Renaissance, Cambridge, 1906, p. 9.
« La philosophie », romaine est exclusivement politique. Lintérêt pour lart nest pas très grand dans une société à prédominance agricole. On ne peut pas dire que les Romains sintéressaient davantage à la pratique et que les Grecs étaient davantage attirés par la théorie. A la vérité, les Romains avaient de lintérêt pour une théorie de ladministration et du gouvernement, propre à leur pratique sociale, et lont créée. Luvre de Cicéron et celle des juristes en témoigne. » W.H. Stahl : Roman science, ed. cit. p. 96.
Idem, p. 66.
P.O. Kristeller : op. cit. p. 11.
E. Garin : Lumanesimo italiano, Bari, 1964.
E. Cassirer : Individuum und Kosmos in der Philosophie der Renaissance, Leipzig-Berlin, 1927 ; H. Baron : Humanistic and political literature in Florence and Venice, Cambridge (Mass.), 1955.
A. v. Martin : Soziologie der Renaissance, Stuttgart, 1932.
G. Saitta : Il pensiero italiano nellumanesimo e nel Rinascimento, Bologne, 1949- 51.
« Mais de même que les humanistes se considéraient comme des conducteurs spirituels des peuples, de même, dabord, leur parole déducateurs était réservée aux élus, essentiellement à ceux-ci, princes et fils de princes, et fut étrangère à ceux qui sadonnaient aux arts serviles et aux professions ». G. Toffanin : Storia dellumanesimo, Bologne, 1950, t. II, p. 211.
« Lapprentissage de la rhétorique, qui exerça sans doute une emprise plus grande que celle de léducation philosophique, na jamais inclus plus que des rudiments de science, car tout ce qui se trouvait au-delà était considéré comme inutile. Ce quon appelait lart libéral menait au seuil de la science, mais pas plus loin ». L. Edelstein : Motives and incentives for science in antiquity, in A.C. Crombie : Scientific Change, ed. cit. p. 35.
J. of Salisbury : Metalogicon, ed. Berkeley, 1962, p. 64.
« Le mouvement humaniste na pas pris naissance dans le domaine des études philosophiques ou scientifiques, mais dans celui des études grammaticales et rhétorique ». P.O. Kristeller : Humanism and scholasticism, Byzantion, 1944-5, 17, p. 354.
P.O. Kristeller : Renaissance Thought, ed. cit. p. ii. Cf. également P. Renucci : Laventure de lhumanisme européen au Moyen-Age, Paris, 1953.
J. Le Goff : Le temps du travail dans la « crise » du xive siècle : du temps médiéval au temps moderne, Le Moyen-Age, 1963, p. 611.
« Avec Ficin apparaît le lettré de cour, qui nest pas même professeur duniversité mais au service du seigneur qui se sert de lui, non seulement pour donner de léclat à sa maison, mais aussi, sans aucun doute, pour des buts subtils de propagande politique ». E. Garin : Medievo e Rinascimento, ed. cit. p. 290.
« Le résultat est quon trouve des hommes qui professent tous les arts, libéraux et mécaniques, mais ignorent lart premier (la grammaire) sans lequel il est vain de vouloir progresser dans les autres. Mais alors que les autres études peuvent aussi contribuer aux « lettres », la grammaire seule a le privilège unique de faire dun homme un « lettré ». J. of Salisbury : op. cit. p. 71.
« On peut affirmer sans crainte de se tromper que pour Érasme comme pour les grands Italiens, léducation était une préparation à servir la société dans lÉglise, lÉtat, la cité et la famille ». W.H. Woodward : op. cit. p. 117.
« Historiquement, lhumanisme de la Renaissance a déterminé, dans toute lEurope occidentale, en liaison dailleurs avec la tradition transmise par les écoles médiévales, un certain régime détudes secondaires ou supérieures, basé sur la lecture commentée des uvres littéraires grecques et surtout latines, sur une certaine notion de 1« homme » et de son destin, sur une stratification sociale que résume assez bien le terme élite ». M. de Gandillac, in Mélanges Alexandre Koyré, 1964, t. ii, p. 196.
H. Marrou : Histoire de léducation dans lantiquité, Paris, 1948, p. 305.
« Ceux qui prenaient la charge décrire lhistoire parmi les anciens étaient des hommes recommandables par leur vertu et par leur doctrine, qui avaient part à ladministration des affaires publiques, ou qui vivaient familièrement avec les premières personnes de lÉtat pendant la paix et pendant la guerre ». J. Bullart : Académie des Sciences et des Arts, Bruxelles, 1682, t. i, p. 121.
D. Cantemori : Rhetoric and politics in Italian humanism, J. of Warb. and Court. Inst. 1937, p. 92.
R.W. Lee : Ut pictura poesis : the humanistic theory of painting, The Art Bulletin, 1940, 22, pp. 597-259.
« Les humanistes de la Renaissance écrivaient leurs uvres morales pour leurs collègues, pour leurs disciples, et pour une élite dhommes daffaires ou de nobles urbanisés, qui étaient tout disposés à adopter leurs idées morales et culturelles ». P.O. Kristeller : Renaissance Thought, ed. cit. p. 30.
« De plus, les studia humanitatis (études humanistes) incluent une discipline philosophique, cest-à-dire la morale, mais excluent, par définition, des domaines tels que la logique, la philosophie naturelle, et la métaphysique, aussi bien que les mathématiques et lastronomie, la médecine, le droit et la théologie... Ces faits implacables semblent fournir des preuves irréfutables qui nous empêchent, comme on a voulu le faire à maintes reprises, didentifier lhumanisme de la Renaissance à la philosophie, à la science ou au savoir de lépoque dans son ensemble ». P.O. Kristeller : op. cit. p. 10.
L. Thorndike : Science and thought in the fifteenth century, New York, 1929.
« Honneur à lhistorien qui lembrassant (lhistoire du travail) dans son application à une industrie, à un art quelconque, réussirait à montrer les victoires successives remportées dans la lutte contre la matière, par les générations dinventeurs oubliés, de praticiens obscurs... » G. Fagniez : Documents relatifs à lhistoire de lindustrie et du commerce en France, Paris, 1898, t. I, p. liii.
« On persiste aujourdhui, comme on le faisait au xvie siècle, à considérer comme « culture » lensemble des humanités et comme « cultivé » exclusivement lhomme qui possède des connaissances dans ce domaine ». G. Cassini, in Le dialogue des sciences et des humanités, Cahiers de lAssoc. Intern. des Universités, 1960, n° 5, p. 17.
« La nouvelle philosophie naît sur le terrain de la morale, dans une polémique de plus en plus âpre entre la nature et lhumanité, ou même si on veut entre le destin et la vertu ». E. Garin : Lumanessimo italiano, ed. cit. p. 33-
« Le thème polémique contre la science de la nature parcourt donc toute luvre de Pétrarque ». G. Toffanin : op. cit. t. ii p. 124.
E. Garin : Le dispute delle arti nel quattrocento, Florence, 1947, p. 97.
Idem, p. 89.
G. Foote : The place of science in the British reform movement : 1830-1850, Isis, 95, 42, p. 18.
T. Merton : Science and invention, New Scientist, 1965, no 430, p. 377.
« Les humanités étaient donc les plus anciennes des disciplines et celles qui jouissaient généralement du plus de prestige. Elles comprenaient la fleur de linstruction supérieure, dans tout le monde occidental, pendant très longtemps, maintenant un monopole virtuel qui ne fut pas rompu avant le milieu du xixe siècle... Malgré luvre grandiose de figures telles que Galilée et Newton... les sciences naturelles ne rivalisèrent pas de façon effective avec les humanités dans léducation supérieure et la culture des classes sociales les plus influentes, avant que le xixe siècle en fût presque à sa moitié ». T. Parsons : Unity and diversity in the modern intellectual disciplines : the role of social science, Daedalus, 1965, 94, p. 41.
W. Jaeger : op. cit. p. 3.
A. Léon : Histoire de léducation technique, Paris, 1956, p. 89.
F. Ware : Educational foundations of trade and industry, Londres, 1901, p. 116.
C. Dupin : Avantages sociaux de lenseignement public appliqué à lindustrie, Paris, 1854, p. 14.
C. Dupin : idem, p. 16.
L. Playfair : op. cit. p. 20.
T. Merton : art. cit.
« Lévolution des techniques, quelles quelles soient, a pu longtemps passer pour un phénomène qui nintéressait pas directement la formation ni léducation de la généralité des jeunes gens... Pourtant, à toutes les époques de lhistoire humaine, les techniques de tout genre ont joué un rôle essentiel, mais le plus souvent inconscient, dans la formation des cadres de la société ». P. Naville : Vers lautomatisme social ? ed. cit. p. 248.
J. Gomez Millas, in Le dialogue des sciences et des humanités, art. cit. p. 20.
C.P. Kindlberger : Economic Growth in France and Britain, Cambridge (Mass.), 1964.
J.H. Hexter : The education of the aristocracy in the Renaissance, J. of Mod. Hist. 1950, no 22, p. 4.
« La complication des techniques a conduit progressivement à des différenciations dans le monde ouvrier et une nouvelle stratification sociale va correspondre à une hiérarchie des savoirs... Tout en haut de léchelle apparaissent maintenant dune manière plus précise les grands techniciens, mal définis et surtout mal intégrés jusque-là dans une société qui ne faisait guère de place aux préoccupations techniques. » M. Daumas (ed.) : Histoire générale des techniques, Paris, 1962, t. 2, p. 136.
A. Comte : Opuscules de philosophie sociale, ed. Paris, 1883, p. 232.
« Plusieurs évolutions importantes sont parvenues à maturité à notre époque ; la révolution des classes défavorisées contre les sociétés qui ont failli à la tâche datténuer les injustices sociales ; la révolution des nations défavorisées contre les empires qui ne se sont pas transformés assez vite en communautés de nations libres et, donnant une terrible urgence à ces deux soulèvements, la grande révolution scientifique et technique, qui a doté lhumanité dune capacité sans précédent de se détruire de ses propres mains, ou de sélancer vers de nouveaux sommets du bien-être matériel universel ». E. Rabinowitch : The dawn of a new age, Chicago, 1963, p. 48.
« Par ailleurs, la division entre les types dactivité, et surtout la division entre travail manuel et intellectuel, malgré la croissance massive des divers types de travail intellectuel, demeure très importante [dans les sociétés socialistes]. Le maintien de cette division des forces de travail était une des raisons qui justifiaient aux yeux de Karl Marx des rapports de répartition marqués par le droit bourgeois pendant toute la première partie du collectivisme. La répartition selon la qualité et la quantité du travail, avec une égalité de droit consacre linégalité de fait des aptitudes intellectuelles, comme le remarque Marx. Certes toute la société est tendue par une promotion culturelle démocratique. Certes la répartition selon la fortune disparaît et le parasitisme des couches possédantes est supprimé ; mais non toute répartition inégale. » B. Paul : Réflexions sur le mode de développement du mode de production collectiviste, Économie et politique, 1965, n° 131, p. 95.
« Pour que le travail devienne un besoin vital de lhomme, il faut quil soit physiquement facile, intéressant, créateur, combinant de façon harmonieuse lactivité physique et lactivité intellectuelle, et il ne doit pas durer trop longtemps. Ce résultat peut être atteint sous un régime socialiste, comme conséquence de lénorme progrès technique qui est en cours ». E. Manevich : Abolition of the differences between mental and physical labor in the period of full scale construction of communism, art. cit. p. 14.
T. Veblen : The theory of the leisure class, New York, 1953.
P. Naville : De laliénation à la jouissance, Paris, 1957, pp. 488 et seq.
« Si la culture de jadis sest édifiée pendant le temps de loisir fourni par le temps de travail des esclaves et la division de la société en catégories économiques, la culture de lavenir peut être édifiée grâce à lénergie illimitée disponible ». W.N. Polakow : The power age, New York, 5933, p. 20.
« A lavenir, les machines finiront par soulager lhomme de tout le travail mécanique, qui viendra à être considéré comme indigne de leffort humain ». E. Fischer : The necessity of art, ed. cit., p. 128.
« Alors sépanouiront pleinement les dialectiques interminables de la liberté. Dabord la conquête continuée de la nature par lhomme. Dans les chantiers sans limite de la triple infinité : celle du petit, du grand et du complexe, lhomme a la perspective des luttes sans fin ; du côté de la microphysique et des désintégrations de la matière, du côté du cosmos, du côté des synthèses chimiques inédites, de plus en plus complexes, comme celles de la chlorophylle, ou de la vie ». R. Garaudy : Karl Marx, Paris, 1964, p. 156.
Voir pour illustration R. Garaudy : Karl Marx, ed. cit.
« Les contraintes traditionnelles viennent toujours de la confusion inévitable de lhomme comme sujet et comme objet de laction. Pour servir lhomme, il faut lasservir. Désormais on peut ne plus asservir que des machines, et cest la rigueur du système de communication et de production technique qui garantit la flexibilité et peut-on dite lhumanité des systèmes de communication et des relations entre les hommes ». A. Touraine : Le rationalisme libéral de Michel Crozier, Sociologie du Travail, 1964, 6, p. 189.
H. Read, in N. Calder : op. cit. t. 2, p. 88.
Nul nignore aujourdhui que si la productivité est une des conditions de la réduction du temps de travail, ce nest pas la seule. Létat économique dune société, les rapports sociaux sont les véritables déterminants à la fois de létendue et du contenu des activités de loisir. Les rattacher exclusivement au nombre desclaves mécaniques et les justifier ainsi est une preuve de naïveté, sinon celle dune intention inavouée de masquer les véritables données du problème. Celui-ci se pose uniquement dans les sociétés dites développées, cest-à-dire riches. Lallègement des charges et de la durée du travail peut y être attribué simultanément aussi bien aux esclaves mécaniques quaux « esclaves humains » des sociétés moins riches. La civilisation de ces dernières sera longtemps encore une civilisation, non du « loisir », mais du travail.
G. Simondon : op. cit. p. 127.
F. Perroux : Industrie et création collective, ed. cit., p. 190.
On a lhabitude de négliger cette transformation de la nature du travail. Au lieu de penser que le travail productif est métamorphosé dans sa structure par la science, on préfère penser que cest la science qui devient un travail productif : Et à mesure que se développera un nombre toujours croissant de nouvelles branches de production... le travail du chercheur acquerra une importance croissante, jusquà devenir la forme dominante du travail productif ». Role of science in modern society, World Marxist Review, 1963, 6, p. 42.
« La révolution scientifique et technique qui sest produite au milieu du xxe siècle est destinée à jouer un rôle immense dans la résolution de la tâche historique déliminer la différence significative entre travail intellectuel et travail physique ». E. Manevich : art. cit. p. 14.
« Cest dailleurs un des caractères les plus frappants de leffort scientifique actuel que de faire appel à ces ressources sans tenir compte des anciennes divisions séparant les anciennes disciplines ». P. Auger : Tendances actuelles de la recherche scientifique, ed. cit. p. 23.
« Il en découle par conséquent que léducation fondamentale devra être plus complète et plus générale. Léconomie na plus besoin dapprentis à un métier particulier ». J. Vaizey : Education for to-morrow, Londres, 1962, p. 24.
E. Durkheim : De la division du travail social, ed. cit. p. 364.
Pour ce paragraphe, voir le Chapitre I de la 3e Partie.
« Un nombre croissant dhommes est aujourdhui directement engagé dans la production, combinant le travail productif et la recherche ». World Marxist Review, art, cit. p. 39.
Voir le Chapitre X de la 2e Partie et le Chapitre II de la 3e Partie.
Voir Chapitre X de la 2e Partie.
« Dans lensemble, le coût total de léducation sest accru beaucoup plus rapidement que le coût total des ressources entrant dans le capital physique ». T.W. Schultz : Capital formation by education, Journ. of polit. Econ. 1960, 68, p. 582.
Les processus dinvention et de reproduction sont en passe de devenir, de manière empirique dabord, un champ détude. On sen aperçoit en examinant par exemple le programme de recherches proposé pour lorganisme anglais Council for science policy, destiné à élargir et compléter les institutions semblables déjà en place : « Parmi les travaux en cours [en 1984] figurent : 1° létablissement de statistiques détaillées des dépenses de « recherche et de développement » ; 2° des études poussées portant sur la prévision technologique ; 3° des enquêtes particulières menées dans des domaines scientifiques choisis relativement aux besoins en recherche des différents secteurs de léconomie ; 4° un examen de la relation qui unit la créativité scientifique à différents types dorganisation des recherches ; 5° des études destinées à mieux élucider la nature et la signification économique des innovations techniques et de la sociologie du changement, etc. » A. King, in N. Calder : op. cit. t. 2, p. 8.
« Lallure de la connaissance et de la technique est si grande que léducation pendant toute la durée de la vie devient une nécessité pour chacun de nous ». W.J. Platt : Economics and comparative education, Los Angeles, 1962 (roneo), p. 10. T. Stelson : Les ingénieurs devraient consacrer plus du tiers de leur temps à entretenir leurs connaissances, Lexpansion de la recherche scientifique, Janvier, 1962, 5-6.
Voir Chapitre X de la 2e Partie.
« Il est probable que le pourcentage denfants des classes laborieuses qui sont dotés daptitudes naturelles dordre élevé nest pas aussi grand que celui denfants de personnes ayant atteint ou reçu en héritage une situation élevée dans la société. Mais puisque les classes occupées à travailler de leurs mains sont quatre à cinq fois plus nombreuses que toutes les autres classes réunies, il nest pas improbable que plus de la moitié du génie naturel qui naît dans un pays leur appartient ; et une grande partie de ce génie demeure stérile faute doccasion. Il ny a pas de dépense plus préjudiciable à la croissance de la richesse sociale que cette négligence, ce gaspillage, qui laisse le génie dhumble extraction se dépenser dans un travail humble ». A. Marshall : Principles of economics, ed. cit. pp. 252-3.
« Nous vivons à une époque où la connaissance éclate. Pour cela, il faut donner plus de connaissances, de nouvelles techniques, et plus de nouvelles capacités à plus de gens ». A.H. Halsey et al. : Education, economy and society, Glencoe (Ill.), 1961, p. 37.
J.D. Bernal : Education and science, The Marxist Quarterly, 1953, 3, p. 13.
M. Pentz : Bulletin de lunion des travailleurs scientifiques, 1963, n° 2 et 3,p. 4.
A.H. Halsey et al. : op. cit. p. 18.
« Il faut bien voir que cet essor de la culture nest pas seulement une exigence morale, mais quil est devenu nécessaire pour la croissance de la force productive-homme en corrélation avec la force productive-instruments de production ». P. Noirot et J. Vernes : Science, technique et production, Economie et politique, 1962, n° 86, p. 43.
Il nous est actuellement difficile daccepter ou de reconnaître cette orientation au milieu des courants contradictoires : (a) Les nations, par la concurrence économique quelles se livrent dans la recherche et la course aux talents veulent se donner les meilleurs instruments contre dautres nations ; (b) les scientifiques, pour faire avancer leurs disciplines, sengagent sur la voie de la ruse et sont en proie à la peur ; (c) les collectivités sen remettent à lautomatisme du progrès du soin de résoudre leurs difficultés les plus graves et se laissent bercer par lillusion dune attente qui confie à ce progrès les tâches dont elles-mêmes refusent la responsabilité. Il en résulte que (a) les armes que les nations préparent les unes contre les autres ont pour effet de les transformer et de les engager dans un cours différent de celui quelles souhaitent ; (b) les scientifiques placés dans une position éminente deviennent indifférents à la dégradation provoquée par lacceptation de la ruse, et négligent de sinterroger sur leur rôle et leur fonction historique véritable ; (c) lautomatisme du progrès, lexpansion des savoirs, par les obstacles auxquels ils se heurtent, font bien voir que leur constitution réelle est incompatible avec labsence dobjectifs et la démission des groupes sociaux. Lorsquon aura compris tout cela, il faudra bien cesser de contempler lenvers de la vérité pour regarder son nouveau visage.
R. Carson : Printemps silencieux, Paris, 1963.
P.C. Putnam : Energy in the future, Princeton, 1953.
L.D. Stamp, in N. Calder : op. cit. t. 2, p. 103.
Voir Chapitre IV de la Ire Partie.
« Léducation a atteint une importance économique sans précédent, en tant que source dinnovation technique, et le système éducatif est orienté, dans une mesure croissante, pour servir la force de travail agissant comme un simple appareil de recrutement et de formation professionnelle ». A.H. Halsey et al. : op. cit. p. 2.
G. Bachelard : La formation de lesprit scientifique, ed. cit. p. 252.
Voir louvrage de D.J. de Solla Price : Little Science, Big Science, ed. cit.
« Les plus grandes découvertes des dernières décades latome, les fusées, etc... sont les résultats dune recherche socialisée et non dune recherche capitaliste ». M. Duverger : Introduction à la politique, Paris, 1964, p. 336.
« Les investissements destinés aux individus ressortent du domaine public ; ces investissements deviennent de plus en plus essentiels avec le progrès des sciences et de la technologie ; et il ny a pas de mécanisme qui puisse déterminer automatiquement la répartition entre investissements matériels et investissements humains ». J.K. Galbraith : Lère de lopulence, Paris, 1961, p. 255.
R. Nelson : The simple economics of basic scientific research, J. of Polit. Econ. 1957, 67, p. 304.
« En fait, il y a une contradiction essentielle entre les conditions nécessaires à une recherche fondamentale efficace contrainte faible ou nulle exercée sur la direction de la recherche, libre et pleine dissémination des résultats de la recherche et la pleine appropriation des gains provenant dun patronage accordé à la recherche dans une économie concurrentielle ». R. Nelson : idem, p. 305.
Voir par exemple Teilhard de Chardin : Le phénomène humain, Paris, 1955.
« On ne voit pas quel peut être lobjet des sciences dites sociales, en quoi elles méritent le nom de sciences, si elles ne se consacrent pas à cette invention des institutions sociales, basée sur la théorie et lexpérience. Faute dêtre constitutives du réel, elles se borneraient à linterpréter. Une telle tâche est davantage du ressort des idéologies que de celui des sciences. Seule une société qui leur ouvrira cette possibilité de recherche leur permettra dêtre des sciences, au sens plein du terme.
A. Haudricourt : La technologie, science humaine, La Pensée, 1964, n° 115, p. 28.
M. Mauss : Sociologie et anthropologie, Paris, 1950, pp. 365-386.
A. Haudricourt : art. cit. p. 31.
Ibidem.
« Les disciplines qui analysent la science ont été créées par fragments, mais de nombreux signes montrent quelles commencent à sassembler en un tout plus grand que la somme de ses parties ». D.J. de Solla Price : The Science of Science, in M. Goldsmith, A. Mackay : op. cit. p. 251.
E. Hulme : Statistical Bibliography in relation to the growth of modern civilisation, Londres, 1923 ; S. Dedijer : Measuring the growth of science, Science, 1960, 130, pp. 781-794 ; P. Weiss : Knowledge : a growth process, Science, 1960, 131, pp. 1756-1719 ; J.H. Westbrook : Identifying significant research, Science, 1960, 131, pp. 1229-1234.
D.J. de Solla Price : Little science, big science, ed. cit. p. 55.
« Je crois que la nouvelle force la plus stimulante de lhistoire des sciences est la proximité dun nouveau domaine à moitié défini et fâcheusement nommé (science de la science, n.n.) qui se propose de déterminer dune façon scientifique ce qui donne du crédit à la science ». D.J. de Solla Price : Science as a science, Times Literary Suppl. 28 juillet 1966, p. 661.
D.J. de Solla Price : Little science, big science, ed. cit. p. 55.
D.J. de Solla Price : Science since Babylon, ed. cit. p. 128.
« Lespoir (dune science de la science) étant naturellement que la connaissance sérieuse puisse être mise à profit dans la grande quantité de décisions pratiques quil faut prendre concernant une politique de la science qui a maintenant pour résultats si souvent de graves dommages et une mauvaise administration »... D.J. de Solla Price : art. cit. p. 661.
A. Leroi-Gourhan : Le geste et la parole, Paris, 1964, p. 258.
« Ne nous payons pas de mots creux. Lhomme dune part, la Machine de lautre ? Eh ! non, pas plus que lHomme et la Nature, ou que la Technique et la Nature. Avec des majuscules. La Nature « nature », où donc la trouver ? » L. Febvre : Les techniques, la science et lévolution humaine, Europe, 1938, n° 185, 47, p. 498.
W.I. Vernandsky : Problems of Biogeochemistry, II, Newhaven (Conn.), 5944 p. 488.
« Mais ils (les économistes du xixe siècle) Vivaient une époque où les hommes se tournaient vers une direction nouvelle et où le progrès économique nétait pas seulement consciemment recherché mais semblait, dune certaine façon, engendré par la nature des choses. Les améliorations, à cette époque, navaient pas à être expliquées. Cétaient des phénomènes naturels, comme la précession des équinoxes ». A. Young : Increasing returns and economic progress, Econ. Journal, 1928, 38, p. 529.
« Il eût été difficile au savant du xixe siècle de soccuper du volume de la recherche et du développement dune industrie. Cest un phénomène contemporain, lié à la croissance de lentreprise moderne. De son temps, linvention était une question secondaire, sauf si on pouvait la faire breveter ». J.K. Galbraith : op. cit. p. 127.
T.S. Kuhn : op. cit.
« Le travail qui sexerce sur la matière engendre une richesse et aboutit à notre cercle détudes ; le travail qui agit sur lhomme engendre une qualité et aboutit à un autre ordre de connaissances ; voilà les différences essentielles ». C. Turgeon : Des prétendues richesses immatérielles, Rev. dEcon. Pol. 1889, 3, p. 269.
G. Pirou : Introduction à lÉconomie politique, Paris, 1946, p. 105 ; O. Lange : Économie politique, t. I, Paris, 1962, p. 1 ; E. Bohm-Bawerk : Une nouvelle théorie du capital, Rev. dEcon. Pol. 1889, 3, p, 99 ; V.I. Lenine : Pour caractériser le romantisme économique, ed. Moscou, 1954, p. 85.
« En effet, étant donné un accroissement du Produit National pendant une période donnée, on explique une partie de cet accroissement par les augmentations observées dans les inputs de travail et de capital. Il reste alors une partie inexpliquée, un résidu que lon met au compte des facteurs intellectuels précédemment énumérés ». A. Page : La mesure des effets économiques de léducation, Revue économique, 1964, 2, p. 252.
« On convient quelles (les économies externes) signifient des services (et des dommages) rendus gratuitement (sans compensation) par un producteur à un autre ; mais on nest pas daccord sur la nature et la forme de ces services ou la raison de leur gratuité ». T. Scitovsky : Two concepts of external economies, J. of Pol. Econ. 1954, 62, p. 143.
M. Flamant : Concepts et usages des « économies externes », Rev. dEcon. Pol. 1964, 74, p. 96.
Chapitre II de la Ire Partie.
« Le but dune théorie de la croissance économique est de montrer la nature des variables non-économiques [souligné par moi] qui contribuent à faire croître le niveau général de production dune économie, et par conséquent daider à faire comprendre pourquoi certaines sociétés croissent beaucoup plus vite que dautres. On saccorde à reconnaître que les facteurs critiques qui déterminent le taux de tendance à laccroissement doivent être recherchés dans le penchant à lépargne de la communauté (qui détermine le taux daccumulation), le flux dinvention et dinnovation (qui détermine le taux de croissance de la productivité) et la croissance de la population ». N. Kaldor : A model of economic growth, The Econ. Jour. 1957, 67, p. 591.
« Le traitement normal de laccumulation dans la doctrine néo-classique, comme la calculé en particulier Wicksell, est soumis à lhypothèse dune « connaissance technique donnée ». J. Robinson : Essays in the theory of economic growth, Londres, 1962, p. 102.
« Mais avec une exception mineure à savoir, la théorie de la protection des brevets le fonds de connaissances et en particulier létat des connaissances ont été généralement traités comme des variables exogènes ou comme des fonctions de tendance dans les modèles économiques ». F. Machlup : The production and distribution of knowledge in the United States, ad. cit. p. 5. Voir aussi : E. Domar : On the measurement of technological change, Econ. Jour. 1961, p. 702.
F. Machlup : op. cit. p. 4.
Schumpeter na pas seulement rejeté lidée que linnovation dépend de linvention dune manière directe ; il a aussi affirmé que le processus social qui produit des innovations est nettement différent, du point de vue économique et social, du processus social qui produit les inventions ». V.W. Ruttan : Usher and Schumpeter on invention, innovation and technical change, Quart. J. of Econ. 1959, 73, p. 597.
« Retournant à une position plus classique, nous reconnaissons dans la permanence de lhistoire humaine le résultat de plusieurs développements. Parmi eux, une expansion de la capacité productive, conduisant à la croissance de la population. Les activités productives dépendent aussi, dans une mesure croissante, de la coopération et de lemploi de ressources et de connaissances accumulées ». J.H. Steward, O.S. Shimkin : Some mechanisms of sociocultural revolution, Daedalus, 1961, p. 479.
« La conséquence la plus directe du niveau technique sur le groupe social intéresse la densité même de ce groupe ; à partir du moment où lévolution intellectuelle crée des valeurs propres à lhomo sapiens, le rapport « niveau technique-densité sociale » devient le facteur principal de progrès ». A. Leroi-Gourhan : op. cit. p. 206.
« Bien entendu, outre ces aspects purement économiques du peuplement dun territoire donné, il y a lieu de tenir compte des effets non-économiques mais qui peuvent avoir une incidence sur lactivité économique. Par exemple, plus la densité dun territoire est grande, plus, toutes choses égales dailleurs, on peut penser que sont créées des conditions favorables au développement de la culture, de léchange des idées, des innovations ». C. Bettelheim : op. cit. p. 153.
R.E. Schofield : Histories of scientific societies, History of Science, 1963, 2, pp. 70-83.
Labsence de notions claires et danalyse suivie des conditions de lévolution historique des sciences est généralement reconnue. On ne réussira pas à la pallier en décrivant des ensembles « socio-techniques-économiques » qui ne constituent quune manière de baptiser la réalité que lon évite daborder de front : celle de notre état naturel. Voir, au sujet des réticences et des difficultés qui entravent cette tâche, larticle de A.R. Hall, qui écrit notamment : « Il peut aussi se développer une historiographie socio-technique-économique, dont lobjet sera la transformation progressive de la société par la science et non (comme ce fut trop souvent le cas) la transformation rapide de la science par la société ». (Merton revisited, History of science, 1963, 2, p. 15.)
A. Haudricourt : art. cit. p. 33.
D.J. de Solla Price : Science since Babylon, ed. cit. p. 125.
C.P. Snow : The two cultures and the scientific revolution, Cambridge, 1961, p. 4.
On oublie trop volontiers que cette culture avait pour condition lignorance. Et il ne serait pas sans profit décrire une histoire de lignorance, montrant que celle-ci a été systématiquement maintenue comme repoussoir de léducation élevée, tout comme une histoire de la misère est le cur et lossature de lhistoire de la richesse.
« Dans cet éclairage, une question sensée et caractéristique serait : comment peut-on définir la culture de telle façon que les sciences ne soient pas automatiquement jugées comme une composante perturbatrice de notre culture ? » G. Holton : Introduction to the issue « Science and culture », Daedalus, 1965, 94, p. VI
« La tradition humaine arts, lettres, philosophie et les sciences sociales court le risque dêtre négligée en tant que non-réaliste, dans ce qui est devenu une lutte technique pour survivre », in R. Thruelsen, J. Kobler : Adventures of the mind, New York, 1959, p. 17
« Il nest cependant plus concevable que les hommes qui ont en charge lavenir de nos sociétés connaissent à peine le présent, nempruntent, comme cest encore souvent le cas, leurs conceptions et leurs comportements quà un savoir dit « humaniste », qui se réfère à une société pré-technique et non à la nôtre ». La recherche scientifique, lÉtat et la société, Prospective, 1965, n° 12, p. 80.
« Il leur plait toujours de prétendre que la culture traditionnelle est la totalité de la culture, comme si lordre naturel nexistait pas. Comme si lexploration de lordre naturel ne présentait pas dintérêt, dans sa valeur intrinsèque ou dans ses conséquences. Comme si lédifice scientifique du monde physique nétait pas, dans sa profondeur intellectuelle, sa complexité et son articulation, la plus belle et merveilleuse uvre collective de lesprit humain ». C.P. Snow : op. cit. p. 14.
« Lancienne humanitas impliquait en premier lieu un contraste entre lhomme et lanimal, et par extension entre une classe sociale supérieure et une classe sociale servile proche de la bête brute. Aujourdhui le concept dhumaniste suggère plus ouvertement (souligné par moi) une opposition entre lhomme et un monde dobjets inanimés (où le travail nest pas forcément physiquement brut.) Notre tendance à opposer lhumaniste et le super-spécialiste renforce cette suggestion, car, dans une société où les détails sont de plus en plus laffaire des calculatrices, la spécialisation suggère fortement une sorte de mécanisation des fonctions intellectuelles ». W.J. Ong : art. cit. p. 419.
B. Blanshend : Education in the age of science, New York, 1960, p. 175.
La nouvelle Critique, Mai 1964, p. 150.
« Lhistoire si on lécrit avec une juste appréciation du rôle de la science et de la technique devrait avoir pour effet utile de clore la brèche qui, dans la vie universitaire sépare trop souvent ceux qui étudient la nature de ceux qui étudient la nature et la société humaines ». A. Schlesinger : An American historian looks at science and technology, Isis, 1946, 36, p. 165.
« Ainsi tant que le divorce des cultures subsistera, et tant quune méthodologie du travail scientifique naura pas été clairement élaborée et surtout assimilée, le dialogue ne saurait se dérouler en pleine franchise ». Prospective, art. cit. p. 48.
Chapitre II de la 3e partie.
« Par conséquent, le problème du rapport des sciences aux humanités est devenu significatif, non seulement à cause de son intérêt pour le savoir, mais à cause de son impact sur le monde de la politique ». D.K. Price : The established dissenters, Daedalus, 1965, 94, p. 84.
Comme le dit J.K. Galbraith qui connaît intimement le capital et son économie : « Les scientifiques ne manquent pas de prestige de nos jours, mais nous considérons que, pour être vraiment utiles, ils doivent se trouver sous la direction dun industriel ». J.K. Galbraith : op. cit. p. 252.
« Du fait de leur nombre, de leur prestige et de leur influence, de tels hommes contribuent sans doute de plus en plus à ces remises en question des institutions sociales et politiques ». Prospective, art. cit. p. 36.
« Il (le milieu scientifique) se reconnaît dépositaire dintérêts supérieurs, dautant plus respectables quils sont désintéressés. Il travaille pour comprendre, et pour le bien de lhumanité. Ses valeurs sont de vérité et duniversalité. Il se sait créateur de pouvoir et de progrès. Il se sent à lorigine de la société à venir ». Prospective, art. cit. p. 38.
« La question se pose maintenant de savoir si la science est lalliée ou la rivale de cette tradition (humaniste) ; si elle doit trouver un rôle en collaboration avec les branches du savoir qui servent de fondement intellectuel aux affaires politiques, ou si elle doit devenir elle-même la base dune nouvelle idéologie ou dialectique, une nouvelle théorie politique ». D.K. Price : art. cit. p. 38.
C.H. Waddington, in N. Calder : op. cit. t. 2, p. 15.
« A propos de lurgence quil y a à organiser la science en accord avec les problèmes à résoudre, je voudrais attirer lattention sur un point. Le Professeur Bernal a dit que les administrateurs commençaient à jouer un grand rôle dans la science, et que de bons administrateurs étaient nécessaires pour lorganisation des problèmes scientifiques. Je ne suis pas daccord avec le Professeur Bernal non pas sur la question du besoin dorganisateurs dans la science, mais sur ce point que ceux-ci ne doivent pas être des administrateurs, mais les scientifiques eux-mêmes ». P. Kapitsa : in M. Goldsmith, A. Mackay, op. cit. p. 126.
D.E. Apter : Ideology and discontent, New York, 1964.
J. Lacroix : La nature, Le Monde, 19 septembre 1964, p. 13.
Voir Chapitre III de la 3e partie.
A. Einstein : Why socialism ? New York, 1963, p. II.
V.I. Lenine : LÉtat et la Révolution, Paris, 1937, p. 98.
C.H. de Saint-Simon : Réorganisation de la société européenne, Paris, 1854, t. i, p. 200.
Serge Moscovici Essai sur lhistoire humaine de la nature (1968) PAGE 694