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Le deuxième sujet, une jeune Sainte-Marienne, au nez petit et busqué, aux longs
... un double collier de verroterie, et, aux poignets, de lourds anneaux d'argent, ....
Peut-être la tension extrême de ses nerfs durant toute cette journée l'avait mal
...... longeant le petit lac d'Anousy, fila par la Route Circulaire, à bonne allure.
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Charles Renel
La raceinconnue
Préface
M. Charles Renel, professeur à la Faculté des lettres de Lyon, directeur de lenseignement à Madagascar, publie un recueil de contes malgaches intitulé : la Race inconnue. M. Renel est un spinalien, ancien élève du Collège dÉpinal, puis de lÉcole normale supérieure et docteur ès-lettres. Son livre est dun érudit, dun humaniste et dun fort aimable écrivain.
Il est vrai que les Français ont leffroi des lointains voyages et le goût délibéré du foyer. Et pourtant, il nen est guère, parmi les plus sédentaires, qui ne soient tentés de connaître les contrées de notre domaine colonial, avides des objets, des tableaux, des récits évocateurs de ses mystères. Qui na délicieusement rêvé aux mignardes amours dun Loti parmi les chatoyantes féeries de lOrient ? Qui na suivi un Psichari par les terres de soleil et de sommeil, et tant dautres sur tant de rivages !
Madagascar, la grande île, nous intéresse et nous attire par son étendue, parce que la conquête sous un climat terrible en fut douloureuse, parce que nous savons que des Lorrains, des Spinaliens y besognent, parce que, malgré tout, elle nous reste inconnue. M. Charles Renel aura soulevé le voile. Il y a promené, avec la plus sagace curiosité, la culture charmante de son esprit. Cela lui a permis de comprendre cette nature nouvelle, dobserver les murs des habitants, de les peindre avec une grâce précise, et parfois, il faut bien le dire, une égrillarde vérité. Durant trois années de séjour et de courses il a fait une copieuse moisson de documents. Et son livre nous offre une belle gerbe de fleurs exotiques, rares et capiteuses. Il faut les respirer toutes mais on ne peut toutes les décrire. On choisit pour lexemple celles qui plaisent le mieux.
Cest la petite Liasitéra qui mourut pour avoir écouté un soir loiseau-dargent-qui-chante-dans-la-forêt, loiseau aux ailes couleur de lune, tandis que les bois exhalaient une buée odorante, quils retentissaient du vol bruyant des pigeons verts, du gémissement des singes nocturnes, et quau-dessus de sa tête une orchidée laissait pendre ses feuilles pareilles à des algues. Cest lhomme qui fit mourir ses enfants pour avoir bafoué les fady et qui, dénoncé par le sorcier, fut banni du clan, rejeté de la Race et de la Terre. Cest Ratsimba lesclave, effaré de son affranchissement, « qui mourut de misère pour être devenu un homme libre ». Cest Ralahy le porteur, le bourjane, qui fut enseveli suivant le rite des ancêtres, enveloppé de lambas « sur lamoncellement des cadavres immémoriaux ». Cest Impouinimerina, le vieux roi des Bara, ivrogne et paillard, qui voulut malgré les fady voir Tananarive et ordonna quaprès sa mort son corps fût arrosé de toaka. Cest Ramerina la ramatou fidèle qui tua par amour le vazaha son amoureux. Cest Raketaka la fille de lOumbiasy qui, pour faire croire à lefficacité de ses sortilèges, de ses oudys, simula une grossesse et montra pour son nouveau-né un enfant dargile.
Et puis, le livre fermé, cest toute lîle qui surgit avec ses forêts lourdes de senteurs humides, pleines du bruit des palombes aux grands vols et des singes plaintifs, avec ses futaies, ses lisières où des ravinala aux feuilles énormes retombent les lianes et les orchidées, avec ses rivages que frôlent les requins, ses grèves où sécrasent pour mourir les vagues de la mer, où dorment au soleil les caïmans voleurs dhommes et de bufs ; avec ses saisons ardentes rafraîchies par la brise ; avec ses villes perchées sur les pentes rocailleuses ou noyées dans la verdure, ses maisons de briques cuites, ses cases de roseaux ou ses huttes de terre crue.
Cest le peuple qui vit, avec ses dieux, ses rites, ses travaux et ses nonchalances, qui besogne, mange du riz, sobrement pérore dans les kabarys, se drape de ses lambas ou les rejette pour les jeux de lamour ; le peuple des fahavalous, des houves, des bourjanes, des ramatous, la race malgache impénétrable, barbare dans son aspect, ses coutumes, ses croyances et cependant raffinée, délicate, un peu mièvre, sensuelle et sensible, inquiète des vazahas, des blancs, offensée ou intriguée par leur civilisation agitée et conquérante.
Alors, ayant achevé le livre, on a respiré tout le capiteux bouquet. La magie du décor, létrangeté des paysages, des maisons, des costumes, le mystère des âmes si lointaines et pourtant si proches des nôtres, lagrément du style coloré, élégant et facile, on sest enivré de tous ses parfums.
René PERROUT (Le Pays Lorrain, 1910)
Loiseau dargent qui chante dans la forêt
Iasitera vivait dans un petit village betsimisaraka, sur les bords du Mangourou, au milieu de la grande forêt. Depuis plusieurs saisons elle était femme, mais ses parents nauraient pas pu dire au juste son âge : elle-même savait seulement que sa sur Indalou était plus vieille quelle, et son frère Ibé un peu plus jeune.
Ses années sécoulaient, monotones et paisibles. Les rares événements marquants, cétait le passage dun administrateur vazaha ou dun gouverneur indigène, qui jamais ne sarrêtaient plus dune heure ou deux dans ce coin perdu, ou lenlèvement dun buf par les caïmans, ou la mort de quelquun du village, suivie de la pompe interminable des funérailles, avec les ripailles de viandes et les saouleries de touaka, ou les joyeux Sikafara, les fêtes de clans, pour lesquelles on trace en terre blanche les dessins rituels sur le visage des femmes.
Sauf en ces exceptionnelles journées, lexistence de Iasitera était dénuée dimprévu. Avant midi, elle prenait sur lépaule les deux bambous creux pour aller chercher de leau à la rivière. Le soir, elle pilait ce quil fallait de riz pour le repas. Certains matins, elle tressait avec ses compagnes des soubika et des nattes, ou bien elle étalait sur deux longues perches et séchait au soleil les feuilles du palmier manarana, que les gens de la côte envoient en Imerina, où les filles industrieuses des Houves les transforment en chapeaux. Tous les après-midi elle dormait, ou elle faisait le tour du village, visitait des amies, engageait avec elles dinterminables kabary. Rarement elle saccroupissait à la tête du métier à tisser : pour faire une rabane il fallait plus dune lune ; cétait une besogne fatigante et très ennuyeuse que de tirer si souvent la navette à travers la largeur de la trame, puis de pousser bien droit le fanantana pour mettre en place les fibres teintes. Elle préférait laisser ce travail aux vieilles femmes dédaignées, qui nont plus dargent pour sacheter des simbou neufs.
Paresseuse et sensuelle, elle aimait par-dessus tout à se reposer des heures, étendue de son long sur une natte fraîche, ou bien elle se livrait dans lombre des cases à létreinte des hommes, sans y chercher dautre sensation que la simple satisfaction dun instinct impératif comme la faim ou le sommeil.
Un après-midi elle était allée cueillir des feuilles de ravinala, de ces larges et longues feuilles qui, découpées en morceaux de toutes dimensions, servent aux Betsimisaraka de plats, dassiettes et de cuillers. Elle en rapportait sur sa tête, à la mode malgache, une ample provision. Il était près de six heures : le ciel flamboyait à lOccident des montagnes. Elle sarrêta, un peu lassée, au bord dun tavy, à la lisière de la forêt. La sente suivie par les bûcherons en retournant des hautes futaies vers le village passait par là : justement elle savait que Lahimainty était parti avec sa hache pour couper du bois ; Lahimainty était un jeune homme de sa tribu, à la taille haute, à la face large, et elle lattendait afin de se livrer à lui.
Le soir tombait. Les pigeons verts, à grands vols bruyants, regagnaient leurs arbres accoutumés. Déjà on entendait lappel strident des vouroundoulou et les gémissements plaintifs des singes nocturnes. La forêt exhalait une humidité chaude, lourde de parfums. Une orchidée laissait tomber, au-dessus de la tête de Iasitera, la cascade de ses feuilles vertes, pareilles à des algues, doù jaillissaient deux longues tiges chargées de fleurs blanches. La jeune femme percevait au loin la retombée des pilons qui sourdement frappaient le riz dans les lôna creux. Puis les bruits humains se turent. Maintenant elle ne voulait plus retourner au village avant la pleine nuit, de peur quon lui demandât pourquoi elle sétait tant attardée.
Soudain elle entendit, en haut de larbre au pied duquel elle était assise, le chant dun oiseau inconnu. Cétait une plainte triste et mélodieuse, douce comme la voix dune fille qui dit les mots damour, passionnée comme les sons lointains et vibrants dune valiha. Et ce chant sans paroles, modulé par un gosier doiseau, était plus beau que la mélancolique lamentation pour appeler le parent mort, ou que le chant dImaintimanga, dont les piroguiers, sur le fleuve Mangourou, égrènent les notes avec les gouttelettes deau soulevées par les pagaies. Jamais Iasitera navait rien ouï de pareil, elle demeurait extasiée, évitait tout mouvement, de crainte deffrayer le mystérieux chanteur. La lune sétait levée, inondait maintenant de sa lumière brillante tout le tavy, où luisaient çà et là les énormes feuilles des ravinala, épanouis en éventails, et les gros buissons touffus des palmiers manarana.
Iasitera tout à coup se rappela une histoire que les vieilles, au village, répétaient souvent, le Conte de lOiseau-dArgent-qui-chante-dans-la-forêt. De loin en loin on lentendait, au temps des ancêtres, et son chant toujours faisait mourir qui lavait entendu. Si cétait lOiseau-dArgent qui chantait dans larbre, au-dessus de sa tête ! La femme-enfant eut peur ; saccrochant aux lianes qui tombaient des branches, elle se souleva pour regarder. Lêtre merveilleux se tut, et elle vit un grand oiseau, aux ailes couleur de lune, qui prit son vol et disparut dans lombre de la forêt.
Iasitera senfuit épouvantée et courut dun trait jusquà la case de ses parents. Tout était tranquille ; la lumière du foyer filtrait entre les fentes des parois de roseaux, et la fumée bleuâtre sexhalait du toit, comme un brouillard, dans lair transparent de la nuit. Sur le plancher en rapaka, la famille déjà était accroupie en cercle pour le repas du soir, autour de la grande feuille de ravinala, où fumait le tas de riz. La mère sapprêtait à découvrir le pot plein de brèdes cuites. On ne se préoccupait plus de labsente : libre de son corps, elle était allée sans doute partager la case dun homme.
Iasitera écarta la claie servant de porte ; debout sur le seuil, elle cria dune voix entrecoupée :
Jai entendu lOiseau-dArgent !
Les petits la regardèrent dun air ébahi, la mère resta immobile avec le couvercle de la marmite à la main, le père attendit des paroles plus compréhensibles.
Mon père et ma mère, reprit Iasitera, jai entendu lOiseau-dArgent-qui-chante-dans-la-forêt, lOiseau dont le chant fait mourir !
Cette fois tous comprirent, même les petits ; par la porte ouverte il sembla quun souffle de terreur entrait dans la case ; les flammes du foyer à demi éteint se mirent à vaciller étrangement ; les cendres soulevées voltigèrent jusque sur le riz, signe funeste pour la prochaine récolte. Jeunes et vieux regardaient dans la nuit, derrière Iasitera, avec la peur de voir les Êtres-Épouvantables-qui-rôdent.
Et laïeule aussitôt sécria :
Ô Iasitera, pourquoi as-tu écouté lOiseau-dArgent-qui-chante-dans-la-forêt ? Qui la entendu doit mourir, avant la fin de la sixième lune. Ainsi lont dit les Anciens. Ni les oudy puissants apportés par nos oumbiasy du pays Antaimourou, ni les fanafoudy efficaces que vendent les médecins des vazaha, ne pourraient te sauver. Il faut que tu meures, si les Ancêtres nont pas menti. Et que lArracheur-de-foie marrache le foie, si jamais les Ntôlou ont menti ! Pourquoi lOiseau-dArgent a-t-il chanté près de toi sur larbre de la forêt, ô Iasitera ?
Et les frères et les surs de Iasitera, et ses parents en larmes répétaient :
Ô dry ! Iasitera, ô ! Pourquoi a-t-il chanté sur larbre, lOiseau-dArgent-qui-chante-dans-la-forêt ! Ô dry ! Iasitera, ô !
Et il semblait à Iasitera quelle entendait déjà les lamentations des siens après la minute de sa mort.
Elle entra, fit glisser la porte le long des liens, et vint saccroupir, muette, à sa place habituelle. Tous sétaient tus, la contemplaient avec stupeur. Le repas était oublié. La plus petite sur de Iasitera lui avait pris la main, et sanglotait éperdument. Il y eut de longs kabary. Le père alla chercher les Vieux. Ils racontèrent tout ce quils savaient de lOiseau-dArgent. Depuis des années aucune personne du village navait entendu son chant. La dernière qui était morte pour lavoir écouté, était Rasahouly, femme de Rabehevitra, au temps où la première Ranavalouna régnait sur les Houves. Le vieux vivait encore, mais ne sortait plus guère de sa case. On le réveilla ; il conta, avec force détails puérils, comment sa femme, jadis, était morte, après que lOiseau, dans la forêt, lui eut chanté son chant.
Dans les jours qui suivirent, le village ne fut occupé que de lévénement. Dès que le soir approchait, les gens rentraient vite : personne nosait plus sattarder dans le bois ni sur les tavy. Iasitera, hantée par lidée fixe de sa mort proche, restait étendue sur le rapaka, sans dormir, la tête couverte de son lamba ; ou bien elle errait de case en case. Lorsquelle entrait quelque part, on se taisait, on nosait plus ni rire ni chanter en sa présence ; les enfants, dans la rue, se sauvaient en la voyant. Elle nétait plus ni la fille de ses parents, ni la sur de ses frères, ni lamie de ses amies. Elle était devenue pour tout le monde comme une chose fady. Aucun homme navait plus envie delle, et elle-même, dans lobsession de sa fin, navait pas de désirs. Retranchée déjà de la race, elle était marquée par les Razana pour habiter dans la grande case grise de la forêt profonde, dans la Case-des-Morts, ouverte aux vents, où samoncellent les unes sur les autres les Pirogues-Closes.
Elle navait plus rien de commun avec les vivants. On ne soccupait pas plus delle que des adaladala qui rient, gesticulent, et parlent sans savoir pourquoi. Elle-même, hébétée, se demandait parfois si elle nétait point déjà morte. Elle mangeait à peine, ne dormait guère ; la fièvre, presque tous les jours, la secouait de frissons et la laissait brisée, perdue en des rêves délirants.
Depuis quelle devait mourir, sa petite intelligence de Betsimisaraka sétait ouverte au sens des choses mystérieuses. Elle passait des heures dans la forêt, ou sur la colline hérissée de loungouza et de ravinala, où était la Maison-des-Morts. Elle entendait lappel des Razana dans le cri plaintif des singes nocturnes. Quand elle sarrêtait près de la case des Pirogues-Closes, elle navait quà fermer les yeux, elle voyait alors tous les Zanahary, les anciens morts des temps lointains, et les Razana, les morts de jadis, dont on sait encore les noms, et les parents récemment trépassés, dont on se rappelle les visages.
Un soir elle rencontra laye-aye, lanimal étrange qui vit, dit-on, dans les cimetières : il était assis sur un poteau doffrande, le long duquel pendait sa grosse queue fauve. Ses grands yeux ronds luisaient dun singulier éclat jaune. Il parut à Iasitera quil suçait son doigt, comme un petit enfant. Il poussa, en la voyant, des gémissements très doux, et elle senfuit, épouvantée.
Une fois quelle traversait le Mangourou en pirogue, elle aperçut, dans les profondeurs du fleuve, des formes blanches ; elle connut que cétaient les Zazavavindranou, les Filles-dEau ; parfois elles entraînent dans leurs mystérieuses demeures les piroguiers imprudents, quon ne revoit jamais plus. Iasitera eut envie de se laisser glisser dans les eaux noires pour devenir, elle aussi, une Zazavavindranou ; mais, au moment où elle se penchait, elle entendit le vent parler dans les feuilles des arbres, au bord du Mangourou ; elle regarda la forêt et se souvint du chant de lOiseau-dArgent, qui lavait appelée.
Elle était obsédée du désir dentendre encore une fois sa chanson. Cinq lunes sétaient succédées depuis létrange soir. Tous les jours elle allait, vers la tombée de la nuit, sasseoir au pied de larbre où elle avait écouté la voix de loiseau. Mais jamais il ne voulait chanter. Or, un soir, comme se levait dans le ciel la lune du sixième mois, déjà décroissante, Iasitera connut de nouveau le chant qui fait mourir. Depuis des heures elle était accroupie au pied de larbre, sous les orchidées défleuries. Le vent de la saison fraîche la faisait grelotter sous son lamba, pourtant la fièvre brûlait ses tempes et ses oreilles tintaient. Il lui sembla que les deux pointes de la lune sabaissaient et sagitaient doucement, comme des ailes ; lAstre-dArgent, pareil à un grand oiseau, descendit vers elle : Iasitera perçut le bruit dun vol, et soudain elle entendit la chanson inoubliable . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ses parents, inquiets, sétaient mis à sa recherche avec des habitants du village. Ils la trouvèrent évanouie à lorée de la forêt et la ramenèrent dans la case. On eut beaucoup de peine à la réchauffer ; toute la nuit elle eut la fièvre. Le lendemain un souffle rauque séchappait de sa poitrine, et elle mourut, au moment où se couchait la dernière lune du mois Adaourou, pour avoir écouté, un soir, lOiseau-dArgent-qui-chante-dans-la-forêt.
Lhomme qui fit mourir ses enfants
Ce matin-là, Ranaivou le mpisikidy était sorti de sa case dès laurore. Toute la nuit, la faim lavait tenaillé, la faim horrible qui depuis quatre lunes épuisait le Pays-den-Haut. Jamais, de mémoire dhomme, la saison des pluies navait été si en retard : les jours étaient brûlés par le soleil, les nuits navaient point de rosée ; partout le riz déjà repiqué séchait sur place, les germes mouraient dans la terre aride. Depuis longtemps les silos étaient vides de grains, les animaux domestiques avaient tous péri, les chenilles avaient dévoré les feuilles des arbres et les hommes avaient mangé les chenilles. On était allé très loin dans la brousse déterrer les racines, on avait cuit toutes sortes de plantes, dont le suc rendait malade ; des gens moururent, pour sêtre nourris de fruits rouges inconnus, cueillis dans la forêt.
Ranaivou, sans rien dire aux siens, était allé vers la rivière, avec sa ligne, pour pêcher des fiana. Il en avait attrapé deux quand son hameçon fut emporté par un troisième. Résigné, il reprit le chemin du village. Il avait faim. Il se contenait pour ne pas dévorer, crus et vivants, les poissons argentés qui palpitaient dans lherbe humide au fond de sa soubika. Son désir de mordre dans de la chair lui contractait les mâchoires, le faisait grincer des dents. Un beau repas, en vérité, quil apportait à sa famille. Une part denfant pour sept personnes ! Ne valait-il pas mieux soutenir sa propre existence, la plus utile de toutes, plutôt que de prolonger quelques heures à peine les souffrances de ses malheureux enfants ? Il les aimait, pourtant ; mais « lamour se tait, quand crie la faim ». Dès ce moment, il sacrifia en son cur sa femme et ses petits au désir effréné de manger qui lui tordait les entrailles. À lentrée du village, il saccroupit pour se reposer, au bord dun trou deau. Tout à coup un soubresaut dun des poissons renversa la corbeille, les deux bêtes palpitantes tombèrent dans la source transparente. Ranaivou, décidé à sen nourrir, ne les reprit pas de suite ; il méditait de les faire cuire à la maison, et il imagina une ruse compliquée, afin que personne autre que lui ny eût part. Rentré dans la case les mains vides, il envoya deux de ses enfants chercher de leau. Quand ils virent les poissons vivants au fond de la source claire, les petits rentrèrent tout effarés sans oser remplir leurs cruches. Le père feignit une extrême surprise et une grande peur.
Hélas ! Quelle aventure extraordinaire ! Cest mauvais signe sil y a des fiana dans la source ! Le Vazimba qui habite la grosse pierre près de leau est sûrement fâché contre nous. Cest lui qui, pour nous tenter, a suscité des poissons fady. Je vais tout de suite consulter le Sikidy.
Il décrocha de la cheville où elle était suspendue, dans le coin Nord-Est de la case, une natte souple en fibre de manarana, la développa, saccroupit devant et tira de sa ceinture le sac de peau contenant les grains sacrés. Il les répandit tous à terre, les fruits rouges de larbre fanou, Maîtres de la Chance, et les baies noires de la liane fameloundindou, Mères des Destinées, et les graines jaunes du Katsaka, Annonciatrices des Paroles Anciennes. De ses doigts pieux il les remua doucement et souffla sur elles, pour les réveiller, en prononçant les mots dusage.
Réveille-toi, Sikidy ! Réveillez-vous, graines sacrées ! Vous navez pas dyeux, pourtant vous voyez ; vous navez pas doreilles, pourtant vous entendez ; vous navez pas de bouche, pourtant vous parlez. Que lundi réveille mardi ! Que mardi réveille mercredi ! Que mercredi réveille jeudi ! Que jeudi réveille vendredi ! Que vendredi réveille samedi ! Que samedi réveille dimanche ! Les sept jours sont revenus, et le huitième est de retour ! Ne nous trompez pas, ne nous abusez pas, ne mettez pas ensemble le bon et le mauvais ! Que nous sachions qui doit vivre et qui doit mourir ! Que nous trouvions le faditra qui délivre, le sacrifice qui protège !
Après cette invocation, il disposa les graines en deux rangées de huit lignes chacune, dabord de droite à gauche, puis de gauche à droite. Trois fois de suite les figures se trouvèrent taraiky et le Sikidy ne voulut point parler. La quatrième fois, des figures dzama se manifestèrent, mais leur sens restait obscur. Le sort appelé fianahy qui représente une plante avec ses fleurs, une bête avec ses petits, une mère avec ses enfants, vint en conjonction avec le sort lalanaretina, le Chemin des Maladies ; coïncidence dautant plus fâcheuse que les fiana, motif de la consultation, étaient clairement désignés par le commencement du mot fianahy. Pour le consultant lui-même, le Sikidy ne révélait aucun danger immédiat.
Ranaivou interpréta les signes dans le sens le plus favorable ; il crut même que, tout en satisfaisant sa faim égoïste, il pourrait enlever la malédiction du fady.
Le Sikidy a parlé, dit-il. Les fiana dans la source annoncent un malheur qui devrait nous frapper tous sans exception. Mais laissez-moi le supporter seul à votre place. Vous êtes encore trop jeunes : ce serait triste de vous voir mourir avant datteindre la vieillesse. Or le Sikidy exige que quelquun de nous mange les deux fiana en les mêlant à du riz ; le malheur ne tombera que sur celui-là, tandis que, si personne ne veut les manger, nous subirons tous la malédiction du fady. Je vais donc me sacrifier. Si je meurs, tant pis ; il faut que le sort saccomplisse. Si je vis, tant mieux ; cest que le repas ne devait pas mêtre funeste.
La femme fit cuire les poissons avec une petite mesure de riz quon avait réservée pour les enfants les plus jeunes : lhomme mangea tout. Les fils et la mère pleuraient autour de lui, car ils croyaient que le père allait mourir après son repas. Quand lhomme fut rassasié, il eut peur que sa famille ne soupçonnât la ruse. Alors il contrefit linsensé, se roulant par terre, déchirant les nattes avec ses dents, se mettant dans la bouche de lherbe et de la terre, criant à tue-tête : Fiana ! Fiana ! Quand il fut las de cette comédie, il se leva comme accablé, courut se plonger dans leau de la source, et déclara que cette ablution lavait guéri. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
La nuit suivante, un des enfants, le fils aîné, mourut dépuisement et dinanition : il avait toujours été maladif. Le père commença de sépouvanter ; peut-être le Vazimba, lÊtre mystérieux et redoutable, caché dans la roche près de la fontaine, était-il irrité pour de vrai. Ranaivou avait profané sa source, sétait moqué de sa puissance. LÊtre sétait vengé, en venant la nuit dans la case tordre le cou au petit Ralambou, au premier-né du violateur de ses fady.
Le lendemain, un grand vent souffla toute la matinée en tourbillons ; le soleil luisait à demi, au milieu de brouillards rougeâtres, comme un gros il sanglant ; de lourds nuages saccumulèrent sur la forêt ; la pluie enfin tomba. Puis, chaque après-midi, leau vint, en averses fécondes, rafraîchir la terre, qui se couvrit de verdure et de plantes. En même temps arrivaient du Nord les convois de riz, les troupeaux de boeufs, envoyés des régions épargnées par la famine.
Mais un second enfant était mort dans la case de Ranaivou ; les autres restaient languissants ; on craignait surtout pour la vie du dernier né. Il refusait la nourriture ; tous les deux jours, à lheure où son père avait mangé les poissons de la source, il était pris de terribles accès de fièvre. Le père, à ces moments-là, semblait lui aussi délirer ; il prononçait des mots sans suite, sen allait comme un fou dans la campagne. Les gens du village prétendaient quun sort avait été jeté aux enfants de Ranaivou. Un matin, leur oncle, le frère de leur mère, arriva : pour connaître la cause du mal, il amenait avec lui un sorcier célèbre, possesseur de secrets anciens et damulettes efficaces.
La famille, convoquée, remplissait la case. Les femmes, enveloppées détoffes blanches, sétaient accroupies sur leurs talons, auprès des pierres du foyer. Les hommes se tenaient debout, drapés dans leurs lambas de fête, rayés de noir et de rouge. Tous regardaient au Nord-Est le coin des ancêtres, où le mpanô-oudy sétait installé. Après avoir étendu par terre une natte neuve, il sortit de son sac deux cornes de buf dun blanc laiteux : lune était ornée à chaque extrémité et au milieu de plusieurs rangs de perles, alternativement rouges et jaunes ; lautre, cerclée dargent, portait des dessins géométriques en perles jaunes et noires. Ces cornes contenaient les oudy et les émanations des Sampy : des pierres de couleur, des morceaux dos de forme bizarre, des dents de sanglier ou de caïman, des bouts de bois coupés sur les arbres hantés par les Esprits, le tout amalgamé par un mélange de graisse et de miel. Le faiseur doudy chercha dabord si le malade était ensorcelé : sur la natte, dans des directions contraires, il plaça deux morceaux de bois rouge, de dimensions inégales : lun renfermait la réponse oui, lautre la réponse non. Il mit la corne jaune et rouge dans la main du père de lenfant, et, prenant sa valiha, joua tout doucement dabord, sur un rythme sourd et lointain, puis plus fort, puis très vite, en faisant crier jusquà la note la plus aiguë les fibres de linstrument. Ranaivou tremblait de tous ses membres, égaré, comme hors de lui. Il prononçait des mots inintelligibles, agitait machinalement la corne, à droite et à gauche, vers le haut et vers le bas. Au bout de quelques minutes, loudy sembla sarracher des mains qui le tenaient et tomba sur le morceau de bois renfermant la réponse oui : lenfant était ensorcelé. Pour savoir si le jeteur-de-sorts était un homme ou une femme, le mpanô-oudy tira de son sac deux petites statuettes en bois noir, très frustes : elles représentaient, avec le sexe souligné de rouge, une femme et un homme. Le sorcier les plaça debout lune à côté de lautre ; de nouveau il joua de la valiha, après avoir remis dans la main de Ranaivou la corne aux oudy ; cette fois elle tomba sur la statuette virile : lenfant était ensorcelé par un homme. Pour le découvrir, le possesseur doudy tendit au père la corne cerclée dargent : elle devait, par la force mystérieuse des amulettes, conduire Ranaivou vers cet homme et le lui désigner.
La valiha fit entendre encore une fois des sons grêles et précipités, tout de suite Ranaivou fut possédé par la force de la corne : son corps était agité de tremblements, il jetait la tête en avant et en arrière, semblable à un sanglier frappé dune sagaie au défaut de lépaule, des larmes coulaient sans discontinuer le long de ses joues, la corne tirait et secouait sa main, il titubait avec des gestes saccadés ; chaque fois quil se tournait dun côté, les hommes massés dans la case reculaient instinctivement, comme sils avaient eu peur dêtre désignés par lui.
Tout à coup on perçut un faible gémissement dans le coin où Ranourou berçait son enfant : Faralahy, le dernier né, râlait ; un spasme souleva sa poitrine, ses mains amaigries se crispèrent sur le lamba de sa mère ; elle jeta un cri de désespoir :
Maty ! Maty !
À ce moment le mpanô-oudy fit taire sa valiha, par respect pour le petit souffle qui venait de senvoler. Ranaivou cessa dêtre en transe, il regarda le Coin-des-Ancêtres avec une expression de terreur folle, se frappa la poitrine à grands coups avec la corne et cria :
Cest moi qui ai fait mourir mes enfants, moi ! moi ! moi !
Puis, effondré par terre, il demeura gisant comme un cadavre, la figure cachée entre ses deux bras. Alors la gerbe du premier riz de lannée précédente, suspendue daprès le rite au Coin-des-Ancêtres, se détacha du lien qui la fixait et se répandit sur le sol. Les Anciens venaient de manifester leur présence devant leurs enfants rassemblés dans la case : ils avaient rompu eux-mêmes la gerbe liée par le descendant indigne.
Hommes et femmes sortirent ; pleins dépouvante et dhorreur, ils se répandirent dans le village. Tous les habitants vinrent sur la place et firent un grand kabary, pour décider du sort de lhomme qui avait fait mourir ses propres enfants. Le Possesseur-des-Oudy-forts, dénonciateur du crime, parla le premier, il énuméra les purifications nécessaires ; un vieillard se rappela que son père lui avait raconté une histoire semblable, arrivée dans un pays éloigné, à cinq jours de marche vers le Nord, du temps du roi Radama. Dun commun accord on décida que Ranaivou serait rejeté hors du clan, on déclara son ancien nom aboli, interdit désormais à tous les mâles du village, vivants ou à naître, on lappela Celui-qui-fit-mourir-ses-enfants. Des esclaves nés hors du pays allèrent chercher lhomme et lamenèrent sur la place. Le mpanô-oudy chanta contre lui la grande malédiction des crimes inexpiables, limprécation qui extirpe un être de la Race et de la Terre ancestrale. Le frère de Ranourou, devenu le père des petits, puisquils étaient les fils de sa sur, et que leur ancien père nexistait plus, dit alors à Celui-qui-fit-mourir-ses-enfants :
Va-ten dici, loin du pays de Ceux-qui-vivent-sous-le-jour, plus loin que les grandes montagnes qui sabaissent vers les Terres-Chaudes
Va-ten ! Tu es haï de nos Zanahary !
Va-ten ! Tous les Razana qui habitent dans les Maisons-Froides des Morts, à louest du village, ne te connaissent plus !
Va-ten ! Tes propres ancêtres ne veulent pas quau jour de ta sépulture tu entres dans leur tombeau. Mais tu seras enterré seul, dans un trou peu profond, recouvert de pierres qui écraseront ton cadavre, chez Ceux-de-la-forêt. Et les étrangers mêmes regarderont avec horreur lHomme-qui-fit-mourir-ses-enfants !
La femme sanglotait, écroulée à la porte de la case ; les petits qui restaient pleuraient sans comprendre, la tête cachée dans les plis du lamba maternel. Les gens du village, immobiles et graves, attendaient. Ils sétaient reculés, instinctivement, pour fuir le voisinage du maudit. LHomme-qui-fit-mourir-ses-enfants restait seul dans un espace vide. Il sentit que tout était fini ; trébuchant comme une bête demi-morte, sans jeter un regard en arrière, il sen alla, par le sentier de lEst, vers la Grande-Forêt et les lointains Pays-den-bas.
Le requin
Prosper Lanthelme visitait sa cocoterie. La plantation avait trois kilomètres de long sur cent mètres de large ; les beaux arbres, au tronc écailleux et luisant, au panache vert, salignaient à quinze pas les uns des autres, le long des grèves de lOcéan Indien. La régularité de ces alignements était interrompue, en son milieu, par un village betsimisaraka, tout en bambous, habité par les travailleurs de la concession.
Lanthelme, en revenant de sa tournée, sy arrêta. Entre les dernières cases et la mer, quelques rochers perçaient la dune ; à leur pied, à dix mètres de leau salée, suintait une source ; elle était presque saumâtre, à peine buvable ; mais les indigènes avaient pour elle une vénération superstitieuse. Une fois que Lanthelme sy était rafraîchi les mains, ils étaient accourus du village, lavaient supplié de faire ailleurs ses ablutions, sil ne voulait attirer sur eux les pires malheurs.
Ce jour-là, il sassit sur un rocher, non loin de la vasque, et regarda la mer. Au large elle moutonnait, venait se briser en une longue barre blanche sur les récifs de corail. Puis, jusquà la côte, de molles ondulations la soulevaient dun mouvement rythmique, pour répandre sur le sable léternel flot de ses eaux frangées décume. Lanthelme, depuis dix ans quil était établi sur la côte, éprouvait tous les jours, devant cette mer bleue, la même envie, jamais encore satisfaite, de prendre un bain. Aucun Européen ne sy hasardait, à cause des requins : ils pullulaient en ces parages ; on en voyait de toutes les espèces, des noirs, dautres dun blanc laiteux, certains avec des ailerons blancs à extrémité noire, et les requins-marteaux, à tête plate, avec des yeux démesurés à fleur de peau. Les indigènes ny faisaient pas grande attention. Beaucoup se baignaient, sans manifester aucune peur. Ils entraient dans leau, certains jours, par villages entiers, pour la pêche au lamba à marée haute ou pour la pêche au filet à marée basse. Dans ces occasions, il ny avait jamais daccidents, mais parfois on parlait dhommes et de femmes isolés, enlevés ou mutilés par les squales.
Dans la chaleur humide de cette matinée de décembre, en plein été tropical, la mer était particulièrement attirante ; Prosper Lanthelme, une fois de plus, rêvait aux délices interdites dun bain. Il avait chaud et soif ; réunissant les deux mains en forme de coupe, il les plongea dans leau fraîche de la source, les approcha de ses lèvres, but leau vénérée des Betsimisaraka, lentement, la tête renversée en arrière, les doigts mal joints laissant tomber une pluie de gouttelettes. Et son geste simple ressemblait à un rite. À ce moment passa un de ces Antaimourou, qui, de la province de Farafangana, sen vont dans toutes les parties de lîle, sengagent comme manuvres, comme terrassiers, comme orpailleurs, et reviennent avec leurs économies acheter des bufs ou des rizières dans leur coin de terre natal. Celui-ci arrivait du Nord, et sans doute rentrait chez lui avec un sac de piastres. Il avait fait une longue étape, les cases parmi les cocotiers avaient lair accueillant, il décida de sarrêter. Mais, avant de sasseoir au foyer dun hôte, il voulut se purifier des souillures de la route ; il déposa sur le sable le long bambou aux deux extrémités duquel il avait équilibré son bagage, quitta son lamba, son salaka, et savança dans la mer à quelques mètres du rivage. Quand il eut de leau jusquaux genoux, il commença ses ablutions. La houle tantôt le découvrait jusquaux chevilles, tantôt limmergeait jusquà mi-corps. Prosper Lanthelme admirait lélégante silhouette bronzée qui, surgissant de la mer, se détachait sur lhorizon lumineux. Soudain, comme une vague plus forte que les autres senflait à la hauteur de sa poitrine, lAntaimourou sarc-bouta en arrière et battit lair de ses deux bras crispés, comme pour saccrocher au vide, en poussant un cri deffroyable détresse. Il seffondra dans leau ; la mer, tout autour de lui, se teignit de rouge. Quand la vague se retira, il ny avait plus sur le sable quune moitié dhomme : le requin avait emporté le reste.
Les gens du village, appelés par le cri dagonie, enlevèrent le débris humain et allèrent lensevelir dans la partie de la lande réservée aux étrangers, pendant que Lanthelme, béant dhorreur, muet dhorreur, contemplait la mer cruelle, pleine de monstres invisibles.
Laprès-midi, il revint, limagination hantée par laffreux spectacle, jusquau lieu où sétait passé le drame. Il sassit sur la même pierre où il sétait reposé le matin, et regarda la douce mer bleue, aux molles ondulations pacifiques. Un vieux Betsimisaraka du village, quil connaissait bien, un des plus anciens travailleurs de sa concession, sapprocha de lui.
Eh bien ! dit Lanthelme, il a été vite enlevé, lAntaimourou !
Vite enlevé, oui, toumpoukou !
Tu as déjà vu de ces accidents ?
Autrefois, oui, toumpoukou !
Vous entrez souvent dans la mer, vous autres, pour pêcher ou vous laver ?
Souvent, oui, toumpoukou !
Vous navez donc pas peur des requins ?
Jamais le poisson Souroukay nenlève un Zafimandry, sil na pas violé les fady.
Et, sur les instances de Lanthelme, le vieux Betsimisaraka lui raconta ceci :
Les anciens savent quil y a dix générations dhommes, Nousivarika était une île entourée de lagunes ; leau recouvrait alors la large bande de sable où poussent maintenant tes cocotiers, mais notre village existait déjà à la même place quil occupe aujourdhui. Cétaient quatre ou cinq pauvres cases de pêcheurs.
Un jour, les hommes partirent en pleine mer dans deux grandes pirogues pour aller, avec des lignes et des harpons, pêcher les tourouvouka au dos bleuâtre, les fesoutsy tachetés, et les souroukay à la chair savoureuse. Mais le mauvais temps les surprit loin de la côte ; pendant deux nuits et deux jours, ils furent entraînés vers le Nord ; à la fin, le Grand-Vent-qui-tourne fit chavirer leurs pirogues, et tous se noyèrent, sauf Ratsimanoutou, mon ancêtre.
Il fut porté par les vagues jusquà une île déserte, entourée de récifs. Longtemps il se lamenta, à cause de la mort qui lattendait et du triste sort de ses compagnons. Il pleurait sur la plage et regardait vers lOuest, pour voir si au loin il ne découvrirait pas la terre. Mais il napercevait rien que leau salée. Puis, comme il avait faim, il attrapa des crabes qui couraient çà et là sur le sable, et, dans les flaques, des crevettes brunes à longues pinces. Le matin il grimpait en haut de lîlot pour boire dans les creux de rochers leau saumâtre déposée par le brouillard nocturne.
Il vécut ainsi plusieurs jours ; pourtant les privations et le chagrin lépuisaient, il sentait peu à peu ses forces décroître. Un soir quil pêchait, un énorme Souroukay arriva jusquauprès de lui dans la volute dune vague, et dit :
« Qui es-tu et que fais-tu tout seul dans cette île, homme de la Grande-Terre ?
« Je suis Ratsimanoutou, de Nousivarika, là-bas dans le Sud ; ma pirogue a été brisée par le Grand-Vent-qui-tourne ; maintenant comment pourrais-je sortir dici, pour men retourner vers les miens ?
« Quà cela ne tienne ! dit le poisson Souroukay ; dici Nousivarika, lEau-sacrée est longue à franchir, mais fortes sont mes nageoires, large est mon dos. Ramasse beaucoup de crabes pour te nourrir, construis sur moi une petite case en roseaux. Je te ramènerai jusquà ton village. »
Mon ancêtre obéit ; quand la case fut prête sur le dos du requin, il saccroupit dedans. Le poisson fila vers le Sud et nagea pendant deux jours et deux nuits. Puis ils arrivèrent à Nousivarika. Lhomme rassembla tous ses parents pour leur raconter comment il avait eu la vie sauve. Les habitants du village firent de grandes pêches au bord de la mer ; tous les poissons quils prirent, ils les donnèrent au Souroukay pour les manger ; ils nourrirent ainsi pendant une lune entière le sauveur de leur parent.
Ensuite le requin sapprêtait à regagner les profondeurs de la mer, mais, avant de quitter la plage de Nousivarika, il parla en ces termes :
« Que maudit soit et que meure celui de mes enfants qui mangera les descendants de cet homme ! »
Puis il enfonça une de ses nageoires, sur le bord de lîle, au pied du rocher où tu es maintenant assis, vazaha ! et qui en ce temps-là était baigné par la mer. À lendroit où il avait enfoncé sa nageoire, coula une source : cest la fontaine qui est ici, près de toi.
« Si vous buvez de cette eau, dit-il encore, jamais les souroukay ne vous mangeront. »
Et il plongea dans la mer, pour gagner les récifs. Mon ancêtre Ratsimanoutou dit à son tour devant ses parents rassemblés :
« Que maudit soit et que meure, dévoré par les souroukay, celui qui pêchera ou qui mangera les descendants de ce poisson ! »
Voilà pourquoi les gens de Nousivarika ne tuent pas les requins, et pourquoi les requins ne dévorent jamais, à moins quils naient violé le fady, les hommes de ma race, à cause de ce qui sest passé jadis entre le souroukay et mon ancêtre Ratsimanoutou. »
Prosper Lanthelme admira la naïveté des Malgaches, qui osaient, sur la foi de pareilles légendes, affronter les requins. Puis il réfléchit, scientifiquement, aux chances quon avait dêtre dévoré ; il les jugea si faibles quautant valait nen pas tenir compte. Ainsi la sagesse de ces peuplades primitives se trouvait daccord avec le calcul des probabilités. De plus les indigènes attribuaient toujours à la violation de quelque fady laccident qui, de loin en loin, pouvait se produire ; ils conservaient ainsi leur belle tranquillité et leur mépris des dangers de la mer.
Lenvie irrésistible de se baigner hantait Lanthelme de plus en plus. En nentrant dans leau quà mi-corps, la rencontre dun requin était presque invraisemblable ; il faudrait un concours de circonstances extraordinaires, qui aurait dautant moins de chances de se reproduire quil avait eu lieu la veille. Mille fois des Betsimisaraka de Nousivarika avaient commis, au même endroit, en face de leur village, la même imprudence que lAntaimourou, sans que la vague eût apporté de requin. Mille fois encore, après la mort de létranger, la légende de Ratsimanoutou allait se trouver confirmée.
Le lendemain donc, Lanthelme vint au même endroit, se débarrassa de ses habits, et, sans hésitation, entra dans la mer jusquà mi-corps. Il sébroua, fit jaillir leau tout autour de lui, revint en arrière pour se rouler sur le sable dans la vague presque tiède. Au bout de cinq minutes, il jugea ce premier bain assez long. Malgré lui, lidée fixe des monstres qui pullulaient là-bas près des récifs de corail, hantait son imagination ; il ne pouvait se défendre de scruter avec quelque terreur les vagues troubles qui montaient vers la plage.
Soudain, comme il allait se retourner pour gagner le sable sec, il vit une masse noirâtre qui glissait obliquement de son côté : cétait le requin. À un mètre de lui, il y eut un remous ; un aileron noir et luisant sortit de lécume ; puis la chose sombre et fuselée vira soudain ; venue avec le flux, elle disparut avec le reflux de la vague, dans les clartés glauques de la houle.
Alors Prosper Lanthelme sévada de la mer cruelle, pour une fois miséricordieuse ; plus jamais il nosa sy baigner, quoiquil eût bu dans la source leau du poisson souroukay, sur la lointaine grive australe, au pied des cocotiers.
Lessayeur
M. Arthur Destouches, chef du Service du Commerce et des Transports, était depuis peu à Madagascar. Cétait sa première colonie, et il recherchait les impressions exotiques, à la façon dun collectionneur furetant chez les antiquaires. En tournée à Majunga, il avait retrouvé un vieux camarade dautrefois, directeur de la Compagnie Australe dExportation. Cinq années de droit au quartier latin, puis dix ans de vie à Paris, avec des rencontres irrégulières, pourtant fréquentes, avaient laissé aux deux amis assez de souvenirs communs pour leur faire croire, au bout de deux heures, quils sétaient quittés lavant-veille. Ils fumaient un cigare sur la terrasse du cercle, au seul endroit de la ville, où souffle un peu de brise, pendant la saison chaude. Restés tous deux célibataires, ils parlaient femmes. M. Arthur Destouches confia quil serait heureux, après huit jours de chasteté en chemin de fer et en bateau, de comparer aux ramatous tananariviennes les beautés de Majunga. Il expliqua que sa haute situation dans la colonie le forçait à quelque discrétion, quil ne pouvait guère se mettre en quête lui-même.
Quà cela ne tienne ! dit lautre. Je vais vous donner un chasseur qui rabattra le gibier jusque sous votre moustiquaire. Sélam ! Sélam !
Un grand Comorien surgit à cet appel du bord de la route où il était accroupi, et vint sappuyer nonchalamment à la balustrade en briques de la terrasse. Il portait une longue lévite blanche, un peu sale, tombant jusquaux pieds, et un fez rouge. Cétait un de ces êtres sans race, métis de nègres, de malgaches et darabes depuis des générations, qui dans les ports exercent les métiers les plus divers, avouables ou inavouables, tour à tour voleurs ou agents de police, marchands ou receleurs, proxénètes ou prostitués, chauffeurs des Messageries Maritimes ou chasseurs de puces dun sultan nègre : larsouille de lOcéan Indien, tel quon le rencontre à Djibouti, à Mombasa, à Zanzibar, à Dzaoudzi, à Majunga. Celui-ci était un beau type de lespèce : pour le moment il avait pris le métier peu fatigant de boutou ; en cette qualité, il faisait les commissions, amoureuses ou autres, du directeur de la Compagnie Australe. Son vrai nom était Toutou Kibiky, mais son maître, pour plus de commodité, lappelait Sélam. Devinant la mission dont on allait le charger, il regardait dun air protecteur et goguenard le vazaha nouveau venu, estimant à sa mine et à la coupe de ses vêtements le « cadeau » quil en recevrait. M. Destouches, malgré son expérience, se sentit gêné par le regard complice de ce souteneur nègre : il fit semblant de regarder la mer, qui, au déclin du soleil, se diaprait de tons cuivrés. Cependant lami présenta Toutou Kibiky, dit Sélam.
Vous savez, ce bougre-là connaît toutes les femmes dici. Avec lui, vous pouvez être tranquille
ou à peu près. Sélam ! continua-t-il, en sadressant au grand Comorien, quest-ce quil y a de propre ici en ce moment ?
Quest-ce que tu veux ? dit Sélam dun ton négligent et lassé, en regardant M. Destouches. Malgache ? Métisse ? Créole ?
Une Malgache, de préférence.
Beaucoup créoles à coucher maintenant, insista Sélam. Femme du docteur quatre galons, qui parti pour France, femme de Mésié Mouton, qui parti en tournée
Puisquon te demande une Malgache, animal ! F
nous la paix avec tes créoles, interrompit lhabitant de Majunga. Amène un choix de ramatous soignées, ce soir, à huit heures. Et maintenant, file !
M. Destouches reçut de son ami des instructions précises. Le Grand-Hôtel, où il avait pris une chambre, était propice : on ny donnait pas à manger, ce qui évitait beaucoup dallées et venues ; les patrons ny paraissaient guère que le matin ; dailleurs il nabritait en ce moment que des célibataires. À huit heures, Sélam arriverait avec les candidates, il les dissimulerait sous les Bois-Noirs de la plage, viendrait prévenir le vazaha. Celui-ci naurait quà faire défiler les femmes sous la varangue déserte de lhôtel, pour choisir. M. Destouches remercia et, avant le dîner, sen fut, tout guilleret, peigner sa barbe quil portait longue et soignée. Après son départ, le directeur de la Compagnie Australe ne se fit pas faute de raconter lhistoire au président du Tribunal, à ladministrateur adjoint, au gérant de la caisse davances, et à tous les fonctionnaires ou colons, habitués de lapéritif. Certains se promirent de revenir le soir, pour assister aux fredaines de M. le Chef de Service.
Dès huit heures, celui-ci, après avoir dîné en hâte, saccouda dans langle le plus obscur de la varangue, attendant le messager des voluptés prochaines. Sélam narriva quà huit heures et demie ; il navait pas de montre, et lexactitude était le moindre de ses soucis : la vie est longue, comme disent les Orientaux.
Où sont-elles ? interrogea M. Destouches.
Là-bas, sous les Bois-Noirs. Je vais les chercher.
Un instant après, la théorie des ramatous traversa la route ; elles sortaient de lombre des Bois-Noirs et marchaient en file indienne ; elles étaient sept ; sans se presser, drapées dans leurs lambas multicolores, elles avançaient, sous la flambée de lumière du cercle, pour gagner le coin sombre de la varangue voisine, où les attendait le vazaha généreux. Les consommateurs de la terrasse, prévenus on ne sait par qui, sétaient précipités, en bousculant les chaises, vers la balustrade, pour voir le défilé. Certains reconnurent les professionnelles de la galanterie indigène et dirent aux autres les noms. M. Destouches ne saperçut de rien, absorbé quil était par lapproche de son harem !
Sélam avait bien fait les choses : il présentait au vazaha de Tananarive un assortiment original et varié.
La première femme était une Makoua, descendante des anciens esclaves amenés de Mozambique : elle avait un nez large et épaté, une bouche violette, gercée, aux lèvres proéminentes, de grands yeux hébétés, avec un regard fixe ; les lobes de ses oreilles étaient hideusement déformés par de larges disques rouges ; ses seins en forme de poires tremblotaient, un peu flasques, sous létoffe du corsage, et elle se cachait maladroitement la figure sous un voile de crêpe jaune. Elle répandait un parfum de santal et de graisse rance. M. Destouches, dont la neurasthénie saccommodait mal des odeurs communes et fortes, se sentit presque indisposé en respirant la senteur de cette fleur sauvage : il fit signe à Sélam de léliminer.
Le deuxième sujet, une jeune Sainte-Marienne, au nez petit et busqué, aux longs cils épais voilant à demi de très beaux yeux, était amaigrie par la maladie ou les privations ; son visage émacié avait une expression de mélancolie douloureuse. M. le Directeur, de goûts plutôt décadents en littérature, pensa quil serait rare dexaminer de près cette personne dolente, mais il sabstint à la réflexion : ne sachant pas un mot de malgache, comment pénétrerait-il dans lintimité morale de cette sauvagesse endeuillée ? Dautre part certaines maladies, transmises par simple contact, donnent parfois une mine souffreteuse ; il pensa, non sans effroi, à une contagion possible.
La troisième était la propre épouse de Sélam. Une femme na pas tous les soirs loccasion de gagner une ou deux piastres. Le Comorien se fût fait un cas de conscience de priver sa vadibé dune pareille aubaine. Cétait une Anjouanaise très noire, aux yeux assez expressifs, bien faite quoique un peu maigre ; elle portait un double collier de verroterie, et, aux poignets, de lourds anneaux dargent, ciselés par les Indiens de Majunga. Son lamba orange, à grandes arabesques rouges, se rehaussait dune large bordure jaune ; elle sétait coiffée en grosses coques disposées sur trois rangs des deux côtés de la tête, à la mode dAnjouan. M. Destouches la regarda un instant, mais la jugea trop négresse et passa. Sélam fut froissé dans son amour-propre et déçu dans sa cupidité. Il nen laissa rien voir, et poussa la quatrième plutôt timide.
Cétait une petite fille sakalave, qui pouvait bien avoir dix ou onze ans ; elle reniflait comme un enfant qui a perdu son mouchoir ; de fait elle nen avait jamais possédé, mais, devant le vazaha, elle nosait se moucher entre les doigts, à la façon du pays, et deux choses blanches, qui nétaient pas des perles, sortaient de ses narines. M. le Directeur en eut presque la nausée.
Il reporta ses regards avec complaisance sur les trois derniers sujets, des Sakalaves grandes et bien faites, à figures naïvement bestiales encadrées de chevelures laineuses. Une surtout le séduisit : elle avait la narine gauche percée et ornée dune petite rosace dor, grosse comme une pièce de quatre sous. Quel riche thème pour dultérieures conversations dans les salons parisiens ! Que de variations possibles sur les modes des femmes qui se percent ici les oreilles et là le nez ! Il se décida pour cette ramatou délicieusement sauvage, et dun geste congédia le reste du troupeau.
Les gens du cercle virent deux ombres monter lune derrière lautre lescalier de la varangue, et le tout Majunga de la terrasse fut dans lattente des événements voluptueux qui allaient saccomplir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Déception ! Vingt minutes plus tard le chef du Service du Commerce et des Transports reparut désillusionné et point content. Il entraîna son ami dans un coin, lui expliqua lincompréhensible aventure : la belle sauvagesse, prise dans la chambre dun accès de timidité farouche, était allée jusquau refus de sa personne ; elle lui avait raconté, avec volubilité et en malgache, quantité dhistoires auxquelles il navait rien compris ; elle semblait, à ce quil lui avait paru, terrorisée par sa barbe quil avait blonde, et par le teint rouge brique de son visage congestionné. Ou bien peut-être avait-il violé, dans les premières approches, un des innombrables fady, auxquels ces enfants de la nature attachent une importance religieuse. Le fait est quil navait rien obtenu. Le sujet, mis à la porte, sétait enfui sans demander le prix de son dérangement.
Sélam, rappelé, se mit à la recherche des laissées pour compte ; il ramena une des deux Sakalaves, compagnes de la réfractaire. On la vit ; elle plut ; on monta. Le cercle encore attendit
et au bout de vingt minutes vit revenir M. Destouches. Cette fois cest lui qui navait pas voulu. La Sakalave était à une de ces époques, fréquentes dans la vie des femmes, où le sacrifice damour est nécessairement ensanglanté ; la forte odeur de sa race, portée au paroxysme, avait découragé les velléités amoureuses du vazaha.
Le Comorien déclara quil ny avait plus rien à faire ce soir : toutes les oiselles étaient couchées. M. Destouches, avec un regret pour les cinq dédaignées, sen fut se mettre au lit : il dormit mal, se leva le lendemain matin de fort méchante humeur et se dit que la journée lui paraîtrait longue. Il promena son rut inapaisé dans tous les coins pittoresques de Majunga : partout il connut la tentation, lui qui nétait pas un saint, par les apparences diverses de la femme innombrable. Il monta vers le Rouva, à travers une brousse de bois-noirs, de flamboyants et de jeunes baobabs. La vieille forteresse est transformée en caserne pour le 3e régiment de tirailleurs sénégalais ; lorsquil eut franchi la grande porte monumentale, M. le Directeur, en quête dimprévu, fut tout étonné de se trouver transporté dans un village africain. Les soldats noirs vivaient là en famille : ils sétaient bâti des maisons comme dans leur pays natal, des cases rondes en terre, peintes en blanc, avec des toits de chaume coniques. Il y avait là des femmes de toutes les races, des Bambaras, des Peulhes, des Sénégalaises amenées dAfrique, des Makouas, des Comoriennes, des Houves, des Sakalaves. De grosses matrones nues jusquà la ceinture, étalaient au soleil dénormes et flasques mamelles, plus pendantes que le fruit du baobab ; de frêles Malgaches aux reins cambrés, enveloppées détoffes multicolores, cachaient à demi leur visage, avec le désir dêtre vues sous les voiles jaunes et rouges. Des petites filles nues jouaient par terre : elles avaient pour toute parure un collier de perles blanches et bleues autour des hanches, et, au poignet, un minuscule bracelet dargent.
Tout cela grouillait, riait, chantait ; la chair brune, la chair jaune, la chair noire soffraient aux baisers du soleil ; leurs effluves se mêlaient, dans lardeur du matin dAfrique, aux senteurs fortes de la brousse voisine ; les cases blanches, les étoffes aux tons violents, dans la lumière tropicale, gênaient les yeux à force de les éblouir ; les sons lointains et saccadés dun tam-tam accompagnaient de leur harmonie sauvage cette orgie sensuelle de désirs, de couleurs et de parfums. M. Destouches, trépidant, sentait sexaspérer sa neurasthénie. Par le sentier qui dévalait vers la ville, il sen revint, à lombre des baobabs, des flamboyants et des bois-noirs.
Laprès-midi, il visita Mahabibou, le village indigène, à une demi-heure de Majunga, au bout dune longue route droite, bordée darbres et de tombeaux. Il erra dans le quartier makoua ; il vit des négresses qui se faisaient sur le visage, avec une sorte de terre blanche, des dessins bizarres ; il flâna parmi les cases des marchands houves où les vendeuses, accroupies par terre et drapées dans leurs lambas, attendent avec un éternel sourire la venue du client ; il parcourut les rues indiennes, le bourg sakalave, le clan comorien, et partout il avait la même obsession des effluves troublants quexhalaient dans lardeur des étés les femmes et les daturas.
Quand se coucha le soleil, il revint vers la ville. Des théories de femmes y descendaient, parce quapprochait lheure australe du berger, où les marchandes damour quittent leurs cases pour gagner les maisons de pierre et de bois des Européens. Il pensa que dans ce troupeau était celle qui lui était destinée, et samusa en passant à les dévisager toutes, comme pour en choisir une.
Le soir, Sélam, fidèle au rendez-vous, vint lavertir : il navait quà monter dans sa chambre, il y trouverait la ramatou tsara, objet de ses désirs, et pouvait être sûr, cette fois, de néprouver aucune des déceptions de la veille. En ouvrant la porte, il vit, assise sur lunique chaise, une forme de femme tout enveloppée détoffes, immobile comme une statue. Il écarta le voile rouge dont elle se cachait à demi la figure, ôta le lamba multicolore ; une grande fille, bien faite, avec linévitable rosace dor dans une des ailes du nez, leva vers lui ses yeux rieurs. Les vêtements, préparés pour la chute, tombèrent presque deux-mêmes, et la belle ne fit aucune résistance. Elle se montra même si passive que lêtre jamais satisfait quétait M. Destouches sen trouva fort dépité. Peut-être la tension extrême de ses nerfs durant toute cette journée lavait mal préparé à une passade trop impatiemment attendue ; peut-être aussi cet esprit décadent et compliqué était-il inapte à goûter par lintermédiaire dune sauvagesse des joies simples, dénuées de raffinement ; peut-être enfin se trouvait-il, sans plus, en proie à cette tristesse vague qui suit les élans de la passion charnelle.
Cependant le tout Majunga des arrivées de paquebot était au cercle ; depuis la veille, la ville entière sintéressait aux faits et gestes de M. le Chef de Service du Commerce et des Transports ; bien des gens qui ne sortaient pas le soir, étaient venus au café pour connaître le dénouement de laventure ; lorsquon avait vu M. Destouches monter dans sa chambre, après un court conciliabule avec Sélam, des paris avaient été engagés ; sur toute la terrasse en ébullition séchangeaient des propos grivois ; on se criait, dune table à lautre :
B
oudera, B
oudera pas !
Tout à coup on vit une ombre féminine surgir de la varangue de lhôtel, et sen aller très vite, le long des murs, vers lintérieur de la ville. Quelques minutes après, M. Destouches parut, il traversa la rue, monta les quelques marches de la terrasse, et vint droit à la table du directeur de la Compagnie Australe. Toutes les conversations sétaient arrêtées ; on nentendait que le bruissement aigu des moustiques autour des lampes. Le chef de Service avait lair ennuyé, gêné, plutôt maussade ; visiblement il échangeait avec son ami des propos sans importance, pour détourner lattention. La terrasse comprit quelle était indiscrète, les conversations reprirent, on feignit de ne plus soccuper de lhomme du jour.
Sur ces entrefaites Sélam arriva pour recevoir des compliments, quil pensait avoir mérités, en même temps que lhonnête récompense due à ses services. M. Destouches lui mit dans la main une piastre, et dit :
Tu sais, cest une femme très ordinaire ; à Tananarive, nous avons mieux
Sélam, vexé, sen alla, en murmurant assez haut pour être entendu dune partie de la terrasse :
Vazaha difficile
pas content de la ramatou
moi pourtant lavais essayée
Ramasse-moi mon lamba
À Saint-Cyr, il avait pris linfanterie coloniale par goût des aventures. Terrien dorigine, enfermé pendant dix ans dans les geôles universitaires, il sentait un besoin éperdu des larges horizons marins, des traversées lointaines. Au lycée, dans la tristesse des salles détudes, sous lil hostile du pion, il imaginait des voyages en Extrême-Orient, des croisières le long des plages lumineuses, bordées de cocotiers, défendues par les récifs de corail, des explorations à lintérieur du continent noir, des vices-royautés éphémères en Papouasie ou chez les nègres. Devenu saint-cyrien, il rêvait de conquêtes exotiques, de femmes de couleur possédées sur des terrasses blanches dans les nuits asiatiques, ou sur les nattes des cases en bambous, dans les soirs dAfrique. Il souhaitait, pour sa première colonie, le Haut-Sénégal, avec les paillotes rondes abritées sous des baobabs, lénorme fleuve peuplé dhippopotames et de caïmans, les négresses aux lourds seins nus, ou bien Tahiti, léden austral, où des femmes couronnées de fleurs viennent se prostituer, sous les tamarins, aux hommes de lEurope, ou encore lIndo-Chine, objet des désirs de tous ses camarades, avec les fumeries dopium et les congaï aux formes équivoques dandrogynes.
Il eut Madagascar : ce fut une déception. Sur le bateau, des camarades le consolèrent en lui faisant un éloge très documenté des femmes malgaches, surtout des ramatous Imériniennes. À Diégo-Suarez il connut son affectation pour Tananarive, et fut ravi. On descendit à terre, en bande, pour voir la ville : nouvelle désillusion. Cétait un dimanche. Les femmes dAntsirane et celles de Tanambô sétaient donné rendez-vous dans les rues ensoleillées ; elles se promenaient par groupes de deux ou trois, vêtues de leurs plus beaux atours. Il y avait là des Sainte-Mariennes, au nez busqué, aux lèvres volontaires, leurs lourds cheveux ramassés en trois grosses boules sur la nuque et les côtés de la tête, des Antankarana, grandes et sveltes, avec un beau masque de bestialité impassible, des Betsimisaraka, petites et menues, aux traits presque réguliers, aux yeux rieurs et prometteurs. Presque toutes, coiffées de grands chapeaux bergère, en paille de rafia, bordés et couverts dune profusion de rubans aux couleurs éclatantes, étaient drapées dans des lambas voyants, ornés de dessins extraordinaires : des soleils, des lunes, des étoiles noires sur un ciel orange, des bicyclistes indigo dans des paysages roses ; lune avait dans le dos une locomotive bleue crachant des flots de fumée rouge sur fond blanc, délicate allusion aux trois couleurs françaises ; sur la croupe rebondie dune autre sétalait, la tête en bas, le portrait dÉdouard VII. Mais les plis chastes des lambas laissaient mal deviner les formes de celles qui les portaient ; sous les larges chapeaux clairs, un peu ridicules, les yeux brillants et les dents blanches faisaient, dans le noir ou le bronze des figures, un contraste trop violent pour un Européen nouveau débarqué. Le jeune officier trouvait ces femelles laides comme des guenons, attifées comme des singes savants. Jamais, non, jamais il ne se résoudrait à admettre dans son lit un de ces petits animaux chiffonnés quon lui disait être des Betsimisaraka, ou une de ces grandes Sakalaves dégingandées. Il revint à bord désappointé.
À Tamatave, son impression ne se modifia guère. En vain on essayait de lui faire comprendre la séduction des ramatous tananariviennes ; il déclara quil chercherait une amie dans la société européenne, ou, à défaut, dans le milieu créole.
Pendant le premier mois de son séjour à Tananarive, il se tint parole, méprisa les ramatous. Mais deux femmes du monde, quil favorisa de ses hommages, le rabrouèrent assez vertement ; la galanterie blanche était vraiment mal représentée dans la capitale de lImerina ; quant aux créoles teintées, elles étaient dun noir plus sale que les Houves. Dès sa troisième promenade au Zouma, le grand marché hebdomadaire de Tananarive, il se découvrit du penchant pour les femmes indigènes : sexe affamé na pas dyeux. Il se laissa présenter par des camarades quelques ramatous, parmi celles du commun, et en usa, non sans plaisir. Il se mit à fréquenter les lieux où les vazaha peuvent rencontrer des jeunes femmes malgaches toujours prêtes à gagner une piastre. Il ne manqua jamais la musique, le jeudi à Andouhalou, le dimanche à Antaninarenina. Le vendredi, de neuf à onze, il se promena au marché, où les célibataires en appétit trouvent grand étalage de chair humaine. Il fut invité aux bals de ramatous que donnent certains vazaha, mariés temporairement, à la mode du pays.
Cest à une de ces soirées quil connut Raketaka. Son dernier amant, un capitaine dartillerie coloniale, venait de sembarquer, ses deux ans finis, à Tamatave. Elle avait été si désolée de ce départ, quelle ne lui avait plus fait dinfidélités, disait-on, pendant lultime mois de leurs amours ; le lendemain de la séparation, elle ne voulut point répondre encore aux cinq ou dix billets pressants quelle avait déjà reçus. Pourtant, le soir, elle se rendit à la fête que donnait un jeune ingénieur, époux temporaire dune de ses amies. Tout de suite elle fut très entourée. Parmi les concurrents, elle remarqua le jeune lieutenant dinfanterie coloniale ; secrètement elle désira le donner comme successeur au dernier amant en titre. Il avait une cote excellente dans le monde galant, parce quil était gai, insouciant et généreux. Il se savait très beau garçon et tâchait den profiter ; mais il sexagérait la valeur de cet appoint auprès des femmes indigènes ; celles-ci, en raison de ses beaux yeux, lui avaient donné le sobriquet de Tsaramasou, que ses camarades, irrévérencieusement, avaient traduit par Haricoco Bel-il ; dans le monde, à cause de son prénom dAlbert, on lappelait Bébert.
Bébert saperçut que Raketaka était favorablement disposée pour lui et aussitôt poussa ses avantages. Lautre était trop fine pour ne pas se faire désirer. Elle dansa plus dune heure avec un gros fonctionnaire surnommé Saint-Louis, lourdaud et disgracieux, mais bien appointé. Cétait un rival redoutable. Un jour quune ramatou très courue sétait laissée mettre aux enchères, il était allé jusquau billet bleu pour lavoir : doù son surnom. Raketaka, soucieuse de ses intérêts, accepta ce soir-là une place dans le pousse-pousse de cet homme généreux, mais, au moment de partir, elle promit à Bébert de lui rendre visite le lendemain matin à dix heures.
Elle tint parole. Le lieutenant avait plutôt mal dormi. Il sétait flatté, une partie de la soirée, de ramener Raketaka ; sa déception amoureuse lui avait causé une assez longue insomnie ; il gardait à la jolie ramatou une secrète rancune de lavoir fait poser. Elle sentit la nuance dans laccueil un peu tiède, et comprit quil fallait jouer le grand jeu. Elle prit dans ses deux mains la tête du jeune lieutenant et, longuement, elle le regarda. Dans ses yeux adorablement puérils, elle mit les langueurs et les ardeurs de sa race pour verser le poison du désir dans les yeux tout proches de lamant futur, puis, après un silence éloquent, elle reprit son air candide et sécria :
Comme je me suis amusée hier ! Et toi ? Il ma semblé que tu nétais pas très gai ?
Moi ? Tu te trompes
Nouveau silence. Il la trouvait si désirable quil enrageait de nouveau de ne lavoir pas eue la nuit précédente. Il dit maladroitement :
Méchante ! Pourquoi es-tu partie hier avec ce gros imbécile de Saint-Louis, au lieu de venir avec moi ?
Elle eut un sourire énigmatique et ne répondit point, mais sassit sur une chaise à deux pas de lui. En sasseyant, elle avait ôté son lamba de soie rose qui, glissant le long des épaules, était tombé par terre. Elle fit une illade au lieutenant, reprit un air détaché, et dit, très douce :
Ramasse-moi mon lamba
Il hésita quelques secondes avant de répondre, plus étonné encore que furieux. Se moquait-elle de lui, comme la veille, ou voulait-elle tenter une épreuve ? Quoi quil en fût, cette sauvagesse méritait dêtre remise à sa place. Il fallait lui parler en maître, au lieu de se laisser traiter par elle en esclave.
Pour qui me prends-tu ? sécria-t-il. Te figures-tu quun vazaha fera les trente-six volontés dune petite Malgache comme toi ? Ramasse ton lamba toi-même, ramatou !
Elle ne répondit rien, le regarda de nouveau, puis, détournant les yeux, elle jeta un coup dil du côté du lamba, et sourit. Lui sapprocha ; passant un bras autour de sa taille, il voulut lembrasser. Elle détourna la tête, refusant ses lèvres.
Sois gentille, Raketaka. Voyons ! Tu nes pas venue chez moi pour me bouder
Mais elle, gardant toujours le même sourire énigmatique, répéta dun petit air têtu :
Ramasse-moi mon lamba
Décidément elle le prenait pour un imbécile. Certainement non, il ne ramasserait pas le lamba. Il se priverait plutôt de la posséder. Après tout, il ne manquait pas à Tananarive de ramatous aussi jolies et plus aimables. Il fit quelques pas dans la chambre, tapota un instant sur les vitres, puis se retourna brusquement. Elle était cambrée en arrière. Ses jeunes seins pointaient sous la fine chemisette brodée à jour ; ses lèvres lilas souvraient à demi en un sourire voluptueux où brillaient les dents très blanches ; ses cils battaient et voilaient dune ombre ses yeux denfant. Jamais aucune femme indigène ne lui avait inspiré un désir aussi violent. Il revint vers elle.
Embrasse-moi. Je veux.
Mais elle se détournait, inerte, passive, regardant la fine étoffe de soie rose qui gisait par terre, sans même se donner la peine de répéter encore :
Ramasse-moi mon lamba
Il sentêtait à lembrasser, avec lespoir de triompher de cette froideur voulue, et de se faire rendre ses caresses. Il la sentait à la fois vibrante et butée dans son idée fixe. Non, il ne sabaisserait pas à ramasser le lamba.
Il se rappelait une scène presque pareille, dans une chambre garnie, à Paris. Il avait courtisé huit jours une fort jolie femme dont il se croyait ardemment épris, un mannequin de lavenue de lOpéra. Elle était enfin venue à un premier rendez-vous. Il lavait déshabillée passionnément, des pieds à la tête, avec des maladresses damoureux ; plus tard elle lui avait confié que sa mère, concierge au Marais, lui avait recommandé de se faire toujours ôter ses bottines, la première fois, par un amant ; celui qui déchaussait lautre devait porter les culottes dans le ménage.
Était-ce pour une raison analogue que la petite sauvagesse voulait se faire ramasser son lamba ? Il était bien décidé à ne pas faire ce geste humiliant. Ne serait-ce pas le symbole de sa déchéance en face dune femme de race inférieure ? Il nentendait parler que de vazaha chambrés et bernés par leurs ramatous. Allait-il en venir là, lui aussi, après sêtre défendu pendant trois mois contre laveulissement des concubinages indigènes ?
Pourtant il regardait Raketaka et la désirait éperdument. En plus de sa grâce voluptueuse et exotique, elle avait maintenant lattrait du fruit défendu, puisquil sinterdisait le geste qui devait les rapprocher. Mais sa vanité masculine et sa fierté européenne commençaient à faiblir devant le charme obscur dune petite fille houve. Au fond de lui-même il souhaitait déjà de trouver quelque prétexte pour ramasser le lamba.
Raketaka sentit que la victoire penchait en sa faveur, que le vazaha allait être à sa merci. Elle emplit de nouveau ses yeux de sensualité candide, et dit :
Bébert, ramasse-moi mon lamba
Elle prononçait Bébée, et parlait avec cette douce voix claire denfant que gardent longtemps les femmes de Madagascar. Cette fois Bébert fut affolé. Après tout il nétait pas tenu den faire sa maîtresse. Il navait quà la renvoyer, après lavoir prise une fois. Il pouvait ainsi, sans humiliation aucune, ramasser le lamba, puisque ensuite il ne la reverrait point. Le triomphe symbolique de la femme nexistait plus, du moment quil ne sagissait que dune passade, et il dépendait de lui, non pas delle, quil en fût ainsi.
Il se baissa vite, ramassa le lamba, le mit avec rage sur les genoux de la Malgache. Elle le prit, le jeta dédaigneusement dans un coin, et referma ses bras sur lamant dompté et heureux.
Les déboires dun pasteur
Le pasteur P. O. Barklay sortait du temple de la London Missionary Society, à Andevourantou, et regagnait son domicile. En ce matin de juillet, la chaleur nétait pas excessive, mais humide et molle, après les ondées de la nuit. Le ciel, dun bleu très doux, semblait ouaté par les brumes qui montaient de la terre ; dans le silence de la ville paresseuse, on entendait seulement le ressac monotone de lOcéan Indien. Le Révérend, mal à laise dans la tiédeur amollissante de cette matinée tropicale, se souvenait, malgré lui, quil était homme ; sa pensée, avec une lâche faiblesse, sappesantissait sur les turpitudes de la chair. Sous le casque blanc et lombrelle verte, le crâne du pasteur séchauffait. Son visage rougissait, sans doute à cause du soleil, et parce quil songeait avec angoisse à limmoralité ambiante. Limmoralité malgache, quel thème de prédication ! Pour lui, hélas ! quel fait dobservation courante ! Du Nord au Sud de lîle régnait la liberté la plus absolue des murs, cest-à-dire labandon volontaire et conscient à des passions mauvaises, dégradantes ! En ce coin dAndevourantou, terre brûlante dalluvions, où les fleuves et la mer mêlent leurs eaux fécondes, le sol sue la volupté ; les plantes jaillissent avec toute lexubérance tropicale ; les bêtes se multiplient dans un rut toujours inapaisé. En vain le Révérend chassait les images de luxure : partout elles soffraient à ses yeux. Il semblait que ce matin-là, Andevourantou ne fût peuplée que de femmes : des femmes marchaient, le long des barrières de bambous, à lombre des badamiers ; les lambas multicolores étalaient des dessins naïfs sur les croupes lascives, sur les poitrines provocantes ; dautres femmes tressaient leurs cheveux, les bras mollement arrondis au-dessus de la tête, bombant leurs seins fermes sous lakandzou aux plis raides ; certaines, au seuil des cases, cherchaient ingénument des parasites dans la chevelure de leurs enfants ; quelques-unes plaisantaient avec des bourjanes, leur bouche sensuelle ouverte en un rire éclatant. Le pasteur filait vite dans les rues vertes et discrètes ; il était arrivé maintenant à la grande avenue sableuse, bordée de cocotiers, le boulevard dAndevourantou, implacablement ensoleillé, le long duquel sabritent, parmi les dunes verdoyantes, les maisons des colons ou des fonctionnaires. Hélas ! là aussi sétalait le scandale : à lombre des varangues circulaient, affairées et décentes en apparence, les ramatous des vazahas, qui cachaient sous de longues robes blanches leurs formes prostituées. Et se hâtaient vers lécole les petites filles rieuses, aguichantes, naïvement impudiques, prêtes déjà pour les chutes prochaines. Ainsi se perpétuait, sous lil des Européens complices, la prostitution dune race. Le révérend P. O. Barklay en souffrait deux fois, dans sa conscience dAnglais et de protestant. Il cherchait en lui-même les moyens denrayer le mal. LAdministration ne lui facilitait guère la tâche : ces Français sont si dissolus ! Eux-mêmes donnaient le mauvais exemple en vivant avec des ramatous. Nosaient-ils pas prétendre que chaque race se fait des murs selon le milieu où elle se développe et les circonstances de son évolution, que les Malgaches, par les divagations amoureuses de leurs femmes, librement acceptées, avaient supprimé bien des problèmes sociaux, dont souffrent, sans parvenir à les résoudre, les peuples de lOccident ; quil était injuste et fou dimposer à lâme malgache la morale chrétienne. Ces Français sont si paradoxaux !
Sous lil tolérant des conquérants papistes, les femmes betsimisaraka continuaient donc de saccoupler au hasard de leurs fantaisies et au gré dun tempérament excessif. Cette race maudite ne vivait que pour la luxure. Les hommes travaillaient deux mois par an dans les rizières ou sur les concessions, pour gagner de quoi payer limpôt ; le reste du temps ils dormaient, vautrés sur les nattes, dans lombre tiède des cases. Quant aux femmes, elles navaient dautre métier que de faire lamour.
Pourtant les Anglais avaient annoncé depuis longtemps à ce peuple la bonne nouvelle. Dès le commencement du XIXe siècle, des missionnaires venus de Londres avaient évangélisé les pacifiques Betsimisaraka. Hélas ! les conversions auraient donc été plus apparentes que réelles, puisque la troisième génération retournait aux erreurs païennes et déshonorait par sa conduite la religion évangélique quelle croyait professer. P. O. Barklay, inspiré par lesprit du Christ, sentit quune grande tâche lui incombait : la régénération de la femme betsimisaraka. Christ lui-même navait-il pas relevé la pécheresse, pardonné à la femme adultère ? Navait-il pas dit à la Chananéenne : « Je ne suis envoyé quaux brebis perdues de la maison dIsraël » (Matth. 15, 24). Le Révérend médita tout le jour sur les moyens dextirper lesprit immonde du corps des ramatous. Dès le lendemain, il se mit à luvre.
Dabord il consacra tous ses soins aux jeunes âmes que la gangrène du vice navait pas encore atteintes, et soccupa des petites filles. Il appela les deux instituteurs indigènes de la mission, leur donna dexcellents conseils pour préparer des enfants à une vie chaste et chrétienne. Il sefforça de montrer à ces néophytes vertueux ce que la toute-puissante grâce divine avait accompli déjà en eux-mêmes ; il stimula leur zèle par la vision dune gerbe de vocations innocentes que Dieu permettrait à ses serviteurs de récolter pour lui sur la terre malgache. Mais cest surtout aux jeunes filles, aux malheureuses en âge de pécher, quil réserva sa pieuse sollicitude. Il prit pour lui-même cette partie la plus ardue de la tâche entreprise, et fonda une Société Évangélique : lUnion Chrétienne des Filles dAndevourantou. Tous les jours, à quatre heures, il réunit dans le temple les catéchumènes nubiles du sexe féminin. Il leur dit, il leur répéta, il leur ressassa les devoirs de la vierge, de lépouse, de la mère chrétienne. Il ne cessa de leur montrer, sous les formes les plus diverses, les funestes conséquences, au point de vue physique, moral et religieux, du vice et de la débauche ; en déloquents sermons, il commenta les versets dEzéchiel sur les abominations de Jérusalem. « Tu tes confiée en ta beauté, tu tes prostituée à la faveur de ta renommée, tu as prodigué tes prostitutions à tout passant, en te livrant à lui. » Puis il disait les punitions suscitées par lÉternel contre les femmes folles de leur corps : « Je ferai monter contre elles une multitude et les livrerai à linsulte et au pillage. Et cette multitude les assommera à coups de pierres et les taillera en pièces par lépée. Ils égorgeront leurs fils et leurs filles ; ils brûleront leurs maisons par le feu. Ainsi je mettrai fin aux infamies dans le pays, et toutes les femmes apprendront à ne point imiter vos désordres » (Ezéch., 23, 46). Les petites Betsimisaraka, peureusement serrées dans leurs lambas multicolores, écoutaient avec effroi lHomme de Dieu : il leur contait lhistoire de deux prostituées appelées Ohola et Oholiba, et elles redoutaient le sort de ces malheureuses qui, pour sêtre données à des hommes venus dun pays éloigné au delà des mers, avaient été lapidées. Elles aussi sétaient livrées à des vazaha : devaient-elles pour cela mourir, comme les femmes de lÉcriture ? Certaines, impressionnables comme des enfants, hantées par les paroles du missionnaire, crurent quelles étaient réellement de grandes pécheresses : leurs corps furent tout secoués des larmes amères versées sur elles-mêmes. Plusieurs triomphèrent momentanément du péché ; pour un temps la vision de lamour de Christ lemporta chez elles sur les images de luxure. Hélas ! elles ne purent garder la main que le Sauveur leur tendait, et retombèrent dans leur erreur.
Cependant le Révérend P. O. Barklay sillusionnait sur les résultats de ses prêches et de ses prières. Il savait que Rasoua avait mis à la porte de chez elle un jeune gouverneur indigène avec qui ses parents voulaient la mettre en essayage ; mais il ignorait, lexcellent missionnaire, que la même Rasoua se rendait tous les soirs, à la nuit close, chez un adjoint des services civils. Il louait Patsa de repousser les hommages des jeunes hommes, et il ne sapercevait point quelle était enceinte, fort embarrassée de savoir si son enfant serait métis ou malgache. Il croyait si bien son uvre en voie daccomplissement que déjà il se détournait un peu des femmes pour soccuper de linstruction chrétienne des tout petits. Il ne réunissait plus les ramatous que le dimanche ; ce jour-là il cherchait à les gagner de façon définitive par des sermons où il résumait son enseignement : il tonnait contre les filles qui recherchent luvre de chair en dehors du mariage, contre celles qui se vendent à des vazaha pour porter des souliers, des boucles doreilles et des lambas de soie, contre les femmes qui, mariées, violent la sainteté du mariage en se prostituant à des amants.
Le matin, lorsquil se rendait seul au temple, ou le soir, quand il se promenait avec sa famille, le Révérend, fier des résultats acquis, pensait que son uvre était bon. Il en parlait à Mrs Barklay, il lui faisait remarquer avec orgueil dappréciables changements dans la tenue des ramatous, grandes et petites. Toutes, du plus loin quelles lapercevaient, baissaient modestement les yeux, et, pudiques, drapées dans leurs lambas, passaient sans détourner la tête à droite ou à gauche ; plus dillades aux jeunes hommes, plus de plaisanteries avec les bourjanes, plus de farniente provocants dans lombre des varangues. Une décence toute britannique régnait à Andevourantou.
Un beau dimanche, le missionnaire voulut se donner à lui-même la satisfaction de constater les transformations morales accomplies. Quand on eut chanté de nombreux cantiques aux sons de lharmonium, il adressa à toutes ses auditrices, à ses converties, une homélie pathétique quil termina par ces mots :
Mes chères filles, que demanderons-nous au Seigneur, en ce jour où ses grâces semblent particulièrement prêtes à se répandre sur nous, sur vous toutes ? Ne vous paraît-il pas quaujourdhui le souffle de lEsprit se fait sentir parmi les chrétiennes dAndevourantou ? Christ na plus à vous ouvrir les yeux, à vous dévoiler labomination de vos péchés. Vos curs, éclairés par la raison, ont triomphé de lerreur, du vice, de la débauche. Cest lheure de demander à Dieu le prix de vos efforts, de vos luttes, de votre constance. Exprimez un vu, consultez-vous toutes et formulez une prière. Je la transmettrai ensuite à lÉternel avec toute lardeur et la confiance que Christ a mises en moi : nul doute quelle ne soit exaucée. Prions Dieu, mes surs.
Toutes les têtes noires aux petites nattes artistement tressées sinclinèrent avec ferveur ; il sembla vraiment au missionnaire que le souffle de lEsprit planait sur lassistance. Quand ce fut fini, il causa familièrement avec elles ; paternel, il les engagea à lui dire ce quelles avaient souhaité en ce moment solennel. Sûrement leurs curs avaient été unis en une même pensée ; il désirait vivement connaître cette aspiration secrète de leurs âmes, ce rêve commun à elles toutes. Il y eut des chuchotements, des soupirs, des sourires ; les têtes brunes se penchèrent, mutines, les unes vers les autres ; enfin, après de longs conciliabules, lélève préférée du Révérend, la douce Ranavavy, savança vers lui et dit, osant parler pour ses compagnes :
Ce que nous désirons en notre âme, ce que nous souhaitons secrètement toutes, ce que nous venons de demander à lAndriamanitra en ce beau jour, cest davoir un enfant avec un vazaha !
La marche à la mort
Depuis que Ravô était morte, Rafaralahy ne connaissait plus la joie. Les premiers jours, accroupi dans un coin de la case, comme hébété, il se cachait le visage dans un pli de son lamba, quand on lui parlait ; il ne pouvait même pas pleurer. Des semaines passèrent ; sa douleur éperdue se tourna en obsession. Le corps du désespéré hantait la maison, son esprit semblait être resté dans le Tombeau-des-Ancêtres, après quon y avait étendu sur la dalle froide la dépouille de la bien-aimée, roulée dans les linceuls de soie rouge.
Pendant deux années, il avait joui de lamour de Ravô ; elle morte, il la gardait dans les moelles et dans le cerveau ; il navait plus de goût à la vie. Ses surs, sa vieille mère étaient scandalisées dun deuil si tenace ; car les Malgaches, race douce et puérile, donnent rarement lexemple de pareils excès dans la douleur ; ils nont pas la crainte de la mort, ni pour eux, ni pour leurs proches, et ils continuent de rire ou daimer, près des Tombeaux.
La vieille alla trouver le prêtre catholique qui avait enseigné au père et au grand-père la religion des vazaha ; Rafaralahy avait été instruit dans son école ; elle lui demanda dapporter un remède à linconsolable douleur du mari de Ravô. Le Monpère vint à la case, parla longuement à celui qui ne voulait pas être consolé ; il lui reprocha son incrédulité, rappela les beaux enseignements de la religion chrétienne : Ravô nétait pas perdue pour lui, il nen était séparé que pour un temps et la retrouverait au ciel. Largument sembla toucher le Malgache au delà de ce quespérait le Monpère, qui insista. Avait-il jamais trompé Rafaralahy ? Celui-ci demeurait-il fidèle à la religion de son père, aux souvenirs pieux de son enfance ? Aussi vrai que lAndriamanitra existait, sa femme chérie ne lui était que momentanément enlevée ; il la reverrait un jour au Paradis, où Dieu réunit tous les justes ; alors il ne la quitterait plus ; et quest-ce que le temps si bref de la vie terrestre en regard de lÉternité ? Rafaralahy restait muet mais le pli têtu qui barrait son front sétait effacé ; le prêtre, en partant, put croire quil avait apporté un peu de consolation à cette âme.
Les jours suivants, le désespéré fut plus calme. Il était perdu en une sorte de rêve, souriait parfois à labsente, se laissait gagner par lespérance de la revoir. Crédule comme ceux de sa race, il croyait à tout ce que lui avaient dit les Monpères ; mais, en son esprit de jeune barbare, les idées traditionnelles des Ancêtres se mêlaient aux superstitions chrétiennes ; avec les histoires ressassées par ses grandmères païennes et les bribes de catéchisme apprises à lécole, il sétait fait une étrange religion, où les Anges et les Diables voisinaient avec les Loulo et les Angatra, où les fady anciens gardaient leur place à côté des commandements de Dieu et de lÉglise. Puisquil était sûr de retrouver sa femme au Ciel, puisque dautre part il ne pouvait vivre sans elle, il navait quà mourir pour la rejoindre plus vite. Lorsquil se fut mis cette idée en tête, rien ne put la lui enlever, ni les plaintes de sa mère affolée, ni les objurgations du Monpère, qui lui rappelait linterdiction du suicide, édictée par lÉglise, le menaçait de la damnation éternelle et de léternelle séparation davec Ravô. Rien ny fit. Rafaralahy croyait à lautre monde, à ce vague Au-delà promis par toutes les religions pour leurrer les hommes ; cet Au-delà représentait lunion avec Ravô. Peu importait le lieu où elle devait saccomplir, le Paradis des chrétiens, où détranges mpilalô dansent et chantent pour les élus, en saccompagnant sur de mélodieuses valiha, la montagne mystérieuse dAmboundroumbé, rendez-vous des païens morts, lorsquils abandonnent les alentours des Tombeaux, même la chambre sépulcrale, murée par les dalles de pierre, où tous les ans, au mois rituel, les Malgaches retournent les défunts dans leur suaire rouge.
Maintenant Rafaralahy ne gardait plus de son christianisme que linébranlable foi dans la réunion avec Ravô ; sa douleur avait remué en lui tout le tréfonds du paganisme héréditaire et fait remonter des abîmes de la race dancestrales croyances, en apparence abolies.
Cest à elles quil demanda la réalisation du suicide suggéré par lidée chrétienne. Il gardait la répulsion instinctive de tous les primitifs pour le geste brutal qui supprime la vie ; le suicide, avant lintroduction du christianisme, était inconnu à Madagascar. Donc, pour rejoindre Ravô, il commença par violer les fady qui font mourir. Il pila de la cendre dans le mortier à riz, il attisa le feu avec son couteau, et balaya la maison en marchant vers le sud. Il se lava la figure et se coupa les ongles pendant la nuit ; il sétendit pour dormir dans le coin sud-est de la case, interdit aux vivants.
Puis, la sanction de ces fady tardant à venir, il en viola dautres, plus redoutés. Il tua loiseau vourondreou, dont la mort est suivie de près par celle de son meurtrier. Il sema du riz vers lheure où le soleil, à son déclin, incendie la rizière de lueurs rouges. Il trouva une natte sur laquelle Ravô, lorsquelle vivait, sétait couchée, et il y dormit, avec lespoir de ne pas se réveiller. Mais les Êtres redoutables qui veillent à lobservation des fady ne voulaient pas de lui sans doute, car il continuait de vivre.
Il cherchait toujours lacte inexpiable quil pourrait commettre. Non loin de Tananarive, sur un mont dénudé, dort, au milieu des touffes de roseaux, une vasque deau mystérieuse, près dune roche hantée par un Vazimba. Depuis que les Houves occupaient le pays, cet endroit était sacré, on ne voyait aux alentours ni cultures ni maisons ; à tous ceux qui avaient enfreint un des innombrables fady attachés à sa sépulture, le Vazimba irrité avait sur place tordu le cou. Rafaralahy, un matin, se rendit à cette montagne : il avait eu soin de manger du porc, animal immonde pour les Vazimba, et demporter avec lui des oignons, qui leur sont particulièrement odieux. Il foula les herbes aux abords de la pierre sacrée, il regarda sa propre image dans la source, pour contraindre lâme à quitter son corps ; il agita et souilla leau de la vasque sainte, puis sen alla, étonné dêtre encore vivant. Les abominations commises lavaient troublé au point quil en avait presque oublié Ravô ; lidée fixe de sa mort à lui, de sa mort toute proche, le hantait seule. Il marchait sans tourner la tête, avec lépouvante de sentir lÊtre sapprocher pour le saisir. Un vent très fort, à un moment, souffla derrière lui, faisant tourbillonner des feuilles sèches. Il sarrêta, les jambes coupées, et la sueur dangoisse coula sur ses membres. Mais les doigts de lÊtre ne tordirent point son cou ; il marcha jusquà sa maison, vivant toujours.
Quand il fut rentré, une crise de désespoir le prit ; lidée de Ravô perdue lui redevint insupportable. Il fluctuait dune de ses religions à lautre. Sans doute les oudy chrétiens des Monpères étaient plus forts que les fady malgaches ; leur puissance avait annihilé tous ses sacrilèges. Alors il jeta dans létable aux cochons le scapulaire attaché autour de son cou depuis vingt ans, et résolut, pour mourir, de profaner les grands fady chrétiens : une nuit, il sintroduisit dans une église, il arracha du mur un crucifix, le piétina, il cracha sur lautel, il souilla le bénitier, il invoqua contre les dieux des vazaha la Terre sacrée, le Ciel, et tous les Zanahary des Ancêtres, il blasphéma le nom du Christ, et il sortit de léglise, vivant.
Repoussé de la mort par les Êtres invisibles, il en conçut un découragement encore plus profond et une manie singulière de la persécution : Andriamanitra et les Zavatra lui en voulaient, exerçaient sur lui leur méchanceté, en le condamnant à vivre. Il devint tout à fait hypocondriaque, ne sortit plus. Des journées entières, dans la pénombre dune chambre close, il pleurait sans faire de bruit, comme un petit enfant qui a peur de lobscurité. Il ne savait plus quand il reverrait Ravô ; il attendait quelle se décidât à venir, du lieu inconnu quelle habitait, pour lemmener. Un matin sa mère entra dans la pièce où il demeurait enfermé, et récrimina longuement, à la façon des vieilles. Elle parlait avec volubilité, dune voix suraiguë et geignarde ; elle gourmandait Rafaralahy, comme sil avait eu dix ans, sexaspérait de son mutisme. Elle en vint à injurier Ravô, à maudire sa mémoire. Un homme, après tout, nétait pas fait pour une seule femme ; le plaisir quil avait pris avec la morte, il pouvait le trouver auprès dune autre. Elle, sa mère, savait ce qui lui restait à faire. Elle partirait pour Imerintsiatousika, son village natal, berceau de leur famille, où ils étaient apparentés avec tout le monde. Là elle découvrirait une femme plus jeune que Ravô, aussi jolie : elle la ramènerait à son fils.
Elle fit comme elle disait, promettant dêtre revenue le surlendemain. Elle ne sen allait pas, la vieille, sans une angoisse profonde, car elle se doutait des choses étranges, inouïes dans leur race, que méditait son enfant. Elle savait quil avait foulé la terre, souillé leau du Vazimba, et elle redoutait la vengeance de lÊtre. Le malheureux Rafaralahy était devenu adaladala ; quinventerait-il pendant son absence ?
Elle se hâta tant quelle put. Dès quelle parvint en vue dImerintsiatousika, vers quatre heures du soir, elle quitta la route ; par un chemin familier, le long des tombeaux, à lEst du village, elle se rendit de suite chez lune de ses cousines, à qui elle comptait demander lhospitalité. Après les compliments dusage, toujours longs chez les vieux Malgaches, elle exposa lobjet de sa visite : elle venait chercher au village des Ancêtres une jolie fille qui deviendrait la femme de son fils, après les quelques mois dessayage réglementaire. Elle ne se dissimulait pas ce que sa négociation offrait dinsolite : dhabitude, en Imerina, garçons et filles sarrangent entre eux et ne sollicitent lagrément des parents que longtemps après léchange des dernières privautés. Enfin les jeunes filles, pour décidées quelles soient à céder vite, exigent quand même une ébauche de cour. Dans la circonstance, il fallait renoncer à tous les usages reçus : la future épouse devait partir dès le lendemain matin, avec sa belle-mère, sans avoir vu son fiancé. La vieille cousine, après avoir maugréé contre les nouvelles coutumes et les murs singulières des gens de Tananarive, offrit pourtant une de ses nièces, belle et accorte, âgée de quatorze ans, qui mourait denvie de voir la ville. La mère de Rafaralahy voulut quon la lui présentât sur lheure : les deux vieilles sortirent pour laller chercher ; elles descendirent au bout du village le sentier bordé daloès, le long des champs dananas, vers le petit lac. Sur le gros rocher rond, baigné par les eaux tranquilles, plusieurs femmes lavaient du linge. Lune avait le teint clair, le nez petit, les lèvres minces des Houves de bonne caste. Cétait Ravô la deuxième, car, par un hasard singulier, elle sappelait Ravô, et la belle-mère lui trouva une vague ressemblance avec la morte, à qui elle était du reste apparentée.
La fille plia son linge, mit le paquet sur sa tête, à la mode malgache, et on revint ensemble à la case. Un interminable entretien sengagea entre les trois femmes. La tante et létrangère vantaient les avantages de lunion projetée ; lintéressée se faisait prier un peu, par caprice, par coquetterie, par calcul, enfin parce que cétait la tradition des Imériniennes. La mère de Rafaralahy, sûre du consentement final sinquiétait pourtant de ces lenteurs ; elle sentait que les heures de son fils étaient peut-être comptées. Pour en finir, elle ôta de sa main droite une lourde bague dor ciselée par un Indien de Majunga, la passa au doigt de sa future bru, comme arrhes du don de sa personne. Elle lui promit, à Tananarive, des lambas de soie, des akandzou brodés garnis de dentelles, des jupons vazaha du Louvre. La jeune fille, qui portait des lambas de coton et de grossiers bijoux malgaches en argent, ne sut pas résister à la perspective dune si brillante fortune. Elle jura dêtre prête, et le fut, dès le lendemain matin, à quatre heures.
Par la nuit grise, embrumée de brouillards, elles partirent. La vieille marchait vite, anxieuse darriver trop tard, Ravô la deuxième suivait passive et distraite, perdue en un rêve dor et de soie. Lautre, hantée par lobsession de la mort, ne parlait plus ; elle courait presque en arrivant à Isoutry, dans son quartier. La case, de loin, avait son aspect habituel, volets entre-bâillés, porte entrouverte ; des linges séchaient sur la varangue, poules et cochons cherchaient leur vie dans le sol rouge. La mère se dépêcha dentrer, ouvrit la porte de la chambre du Nord et vit ceci : un long corps tout raidi, enveloppé dun lamba de soie rouge rayée de noir, pendait à lune des solives du plafond. Rafaralahy, fidèle aux interdictions des Ancêtres, navait pas répandu de sa main le sang de la race, mais avait suspendu son souffle en se serrant le cou avec un lacet. On ne voyait ni le visage, ni les pieds, ni les mains, mais des proéminences, sous les plis du lamba, marquaient la place des membres crispés. Elle neut pas besoin de soulever létoffe pour être sûre que le cadavre de son fils était dessous. Elle se précipita dehors en criant, tandis que Ravô la deuxième, un coin de son lamba ramené sur sa figure pour ne pas voir le corps, attendait en un coin la venue des gens, pour accomplir les rites dusage.
Le métis
Voilà les chasseurs de sangliers, cria le boutou.
Villebois savança jusquà la balustrade de sa varangue. Il avait fait appeler les mpihazalambou pour détruire les sangliers qui dévastaient ses champs de manioc et ses plantations de cannes à sucre. Les chasseurs arrivaient par la grande trouée de la forêt. En avant et autour deux rôdaient et gambadaient une vingtaine de chiens malgaches efflanqués ; quelques-uns portaient aux flancs de hideuses blessures cicatrisées à demi, dautres clopinaient sur trois pattes, tous avaient été, et plus dune fois, décousus. Les trois hommes savançaient sur une même ligne, du pas souple et allongé des gens qui savent marcher dans la brousse. Ils avaient pour vêtement le salaka ceint autour des reins et lakandzou-boury, sorte de sac sans manches, tressé en fibres de roseaux ; ils étaient coiffés du petit chapeau tanala, sans bords, en forme de toque de juge. Celui du milieu paraissait le chef : de teint remarquablement clair, de figure énergique et nullement bestiale, il était plus grand et plus élancé que ses deux compagnons ; outre la sagaie, il avait sur lépaule un fusil de chasse, de modèle récent, dont la crosse avait été ornée de clous de cuivre, à la mode bara. Chacun des autres portait deux lourdes sagaies, au fer long dune coudée, au bois épais et court.
Villebois, qui nétait pas sans culture, quoique colon de la brousse, admira cette scène barbare, rehaussée par le cadre sombre de limpénétrable forêt. Les chasseurs à demi nus, avec leurs formidables épieux et leur meute de chiens fauves, éveillaient en lui des réminiscences inattendues ; il songeait à quelque héros porte-lance de lantiquité, revenant de la chasse et accompagné de deux bouviers armés de javelots. Puis il sourit à ses propres imaginations : singulier Ulysse que celui qui marchait vers sa maison, avec un fusil orné de clous de cuivre, au lieu du bâton royal incrusté dor.
Les trois hommes, maintenant, distribuaient des horions à leurs chiens, animés dintentions malveillantes à légard des animaux domestiques de la case. Le grand chasseur au teint clair savança seul vers Villebois.
Hianao va ilay mpihazalambou nasaikiou tounga ? cria le colon.
Oui, cest bien moi, répondit lautre en excellent français.
As-tu un permis de port darme ? demanda encore Villebois, qui ne voulait pas sattirer dhistoires avec ladministration.
Lhomme prit dans un pli noué de son salaka un tube de bambou et en tira un papier quil tendit :
Le voilà. Si vous voulez vous assurer quil est en règle...
Il sexprimait avec aisance et sans aucun accent malgache. Villebois étonné le regardait. Dinstinct il abandonna le tutoiement :
Mais qui êtes-vous donc ? Où avez-vous appris le français ?
Je suis le fils dune femme betsimisaraka et dun colon français de Vatoumandry. Je porte le nom de mon père : Allevent. Je mappelle Justin Allevent. Jai été élevé à Saint-Denis-de-la-Réunion jusquà lâge de quinze ans. Je faisais ma seconde au lycée Leconte de Lisle, quand mon père est mort, me laissant quelques dettes pour tout héritage.
Il était maintenant à deux pas de Villebois, qui le contemplait avec une curiosité mêlée de gêne. Son nez presque mince, ses lèvres moins épaisses que celles des Betsimisaraka trahissaient son origine métissée ; mais son teint, quoique relativement clair, était celui dun Malgache de la côte, dun de ces Antambahoaka qui ont tous dans les veines du sang européen ou arabe. Le colon vazaha nosait plus interroger ce singulier indigène ; les questions affluaient à ses lèvres : un sentiment de délicatesse lempêchait de les poser.
Justin Allevent, avec sa finesse de demi-sauvage, comprit les pensées de lhomme blanc et dit, après un silence :
Vous vous demandez pourquoi jai pris ce métier dhomme des bois. Jaurais pu, comme tant dautres, être écrivain-interprète ou même gouverneur indigène. Eh bien ! voici : sans mon père, il métait impossible de devenir un vrai vazaha ; jai préféré, plutôt que de faire partie toute mon existence de cette caste douteuse des métis, me replonger délibérément dans le milieu indigène et reprendre la vie de mes ancêtres maternels. Je suis revenu au village de ma mère. Ceux-ci, qui sont mes cousins, mont appris, à chasser le sanglier, à observer le vol des abeilles parmi les arbres pour découvrir les ruches, à reconnaître les lianes qui donnent le meilleur caoutchouc. Je suis très heureux. Jétais fait pour vivre libre dans la forêt. Déjà, au lycée Leconte de Lisle, les habits des vazaha me gênaient aux entournures, et jétouffais, certains jours, dans la prison de linternat.
On voit que vous avez fait vos humanités. Vous vous entendez aux kabary.
Ce nest pas à lécole que jai appris à parler. Ma mère, chez les Betsimisaraka, est dune famille de chefs, et vous connaissez le proverbe malgache : Il est inutile dapprendre à nager au petit du buf ni au petit Andriana à faire des discours.
Voulez-vous accepter de dîner avec moi ce soir ?
Non. Je suis un Malgache. Jirai par là, dans une case, avec mes hommes, manger le riz sur les feuilles de ravinala.
Et il recula dun pas, comme pour marquer sa séparation davec la race de son père. Villebois comprit quil ne devait pas insister et que, malgré ses orgueilleuses déclarations, le métis gardait en son cur la blessure inguérissable de la tare héréditaire. On régla rapidement les questions daffaires : le riz fourni en nature aux chasseurs, une piastre par homme, et la chair des sangliers divisée en trois parts, une pour eux, une pour leurs chiens, et une pour le vazaha.
À demain donc, dit le colon.
Cras figemus apros, répliqua Justin Allevent, pour montrer quil savait encore son latin.
Le lendemain, vers sept heures, Villebois retrouva son homme.
Eh bien ! Vous préparez-vous pour cette chasse ?
Sans doute. Jallais justement prendre mes dispositions.
Il déroula une petite natte, saccroupit devant, tira dun sac en peau des graines ovales et aplaties, quil se mit gravement à disposer, selon le rite, après avoir fait linvocation traditionnelle.
Vous voyez, je consulte le Sikidy, pour savoir si le jour est bon.
Villebois, intrigué, se demandait sil devait se fâcher ou rire. Ne se moquait-il pas, ce métis, ancien élève dun lycée français, chasseur dabeilles et de sangliers dans la brousse malgache, qui parlait latin aussi bien quun Monpère et se livrait aux simagrées des sorciers indigènes ?
Vous croyez donc aux histoires des Oumbiasy ? Cest sérieusement que vous faites le Sikidy ?
Justin Allevent acheva de disposer une rangée de graines sur la natte divinatoire et regarda le vazaha dun air étonné :
Je vous ai dit que jétais un Malgache. Quand jai quitté Saint-Denis-de-la-Réunion et renoncé à lhéritage moral de mon père, jai abandonné aussi la religion des Européens. Je suis revenu aux croyances de mes ancêtres maternels. Les fady des Betsimisaraka, après tout, ne sont pas plus absurdes que les pénitences et les abstinences des catholiques. Un sikafara vaut bien une messe, quen pensez-vous ?
Villebois, interloqué, ne répondit rien. Lautre continua :
Oui, cest une belle cérémonie quun sikafara. Quand le Maître-du-Sacrifice, drapé dans un lambamena, frappe de son bâton le buf ligoté, et, à chaque coup, appelle par leur nom un de ses lointains ancêtres morts, je le trouve aussi magnifique que le prêtre montant à lautel dans son étole dor ; et, quand la bête écorchée et rouge gît toute fumante sur la jonchée des feuillages, cest une victime incomparablement plus précieuse que votre chair et votre sang symboliques dans le pain et le vin !
Puis Allevent regarda un bon moment lentrecroisement des lignes du Sikidy et dit :
Le jour est mauvais pour la chasse au sanglier. Rarement jai vu un Sikidy aussi défavorable. Voici la figure tounkimbavanimouasy. Elle a presque, comme vous voyez, la forme de votre croix chrétienne. Chez nous elle prédit la mort du consultant, sil persiste dans lentreprise. Dî omen avertant ! La chasse aura lieu demain, si le Sikidy consent.
Mais, le jour suivant, la consultation ne fut pas plus heureuse : la chasse se trouva encore remise, à cause de la figure hifetramboua, qui annonçait la mort de plusieurs chiens.
Justin Allevent profitait des loisirs donnés par le Sikidy pour paresser toute la journée, comme un vrai Betsimisaraka. En traversant le village pour aller préparer une coupe de bois dans la forêt, Villebois trouva létrange chasseur étendu de tout son long sur la légère charpente en bambou qui entoure les cases du pays. Couché sur le ventre et appuyé sur les deux coudes, il semblait rêver.
Vous aimez vous reposer, à ce que je vois ?
Chaque chose en son temps. Je nimite pas la pintade qui court de côté et dautre en poussant des cris. Je ne suis pas un vazaha inquiet et agité. Je veux ressembler au buf, qui, couché dans la haute prairie de verou, attend que lombre de ses cornes sallonge et lui indique lheure de rentrer au parc.
Vous ne vous ennuyez pas, à ne rien faire ?
Non. Je mintéresse à beaucoup de choses que vous ne voyez pas, vous autres vazaha. Ainsi, tenez ! Cette abeille qui vient de passer près de vous et vole tout droit dans la direction du gros manguier, me montre le chemin à suivre pour trouver une ruche là-bas dans la forêt.
Pourquoi nallez-vous pas chercher cette ruche ? Je vous achèterais le miel et la cire.
Je nai pas besoin dargent en ce moment. Je ne suis pas comme la grosse fourmi noire qui sépuise à transporter une sauterelle que son ventre nest pas assez grand pour contenir. Et puis je jouis des journées heureuses que je dois à votre munificence. Deus nobis hæc otia fecit.
Quand Villebois revint de son chantier, il retrouva le métis au même endroit et dans la même posture. Allevent grignotait des vouandzou, dont il rejetait négligemment les cosses. Le plancher de bambou, autour de lui, en était couvert.
Vous avez faim ?
Non. Lappétit nest pas nécessaire pour manger des pistaches. Je fais comme le sanglier mâle qui mâche des insectes pour sexercer les dents. Et vous ? Conformément aux impulsions de votre race, vous vous êtes bien fatigué toute la journée, et ce soir nous sommes arrivés, moi et vous, au même résultat : nous avons vieilli dun jour.
Villebois ne continua pas la conversation. Il était excédé de ces atermoiements. Sans doute le métis ne cherchait quà se faire nourrir pendant quelques jours, lui et ses hommes. À quoi bon se mettre en colère ? En était-on à une vata de riz ? Il fallait éviter surtout de se trouver en état dinfériorité vis-à-vis de ce demi-blanc, dont on ne savait pas sil était plus civilisé encore que ne le faisaient croire ses citations latines, ou plus sauvage que ne le montraient son costume et ses pratiques superstitieuses.
Donc, pendant le troisième jour, le colon vaqua, sans plus soccuper du métis, à ses occupations ordinaires, et cest dun air distrait quil écouta lannonce dun nouvel empêchement, dû à la figure oulimahery, signe de sortilèges.
Le quatrième jour, enfin, le Sikidy fut favorable. Les trois chasseurs se préparèrent : ils ne gardèrent que leur salaka et se frottèrent le corps de graisse peur passer plus facilement et sans égratignures au milieu des épines et des broussailles. Le métis déclara quaprès les trois jours funestes, le Sikidy avait annoncé trois jours excellents : la chasse se ferait par conséquent en trois fois.
Le premier jour, cinq mâles furent tués, avec deux laies et quatre marcassins ; le deuxième jour, une laie seulement et deux marcassins. La troisième fois un des chasseurs revint en courant, bien avant lheure habituelle : Allevent venait dêtre blessé ; il fallait envoyer de suite des bourjanes pour le ramener au village. Une dizaine dhommes partirent et rapportèrent le métis sur un brancard improvisé. Ils racontèrent, daprès le récit de ses compagnons, ce qui sétait passé. Les chiens, tout de suite, avaient débusqué un vieux mâle. Lanimal, presque aussitôt, avait fait tête dans un fond vaseux hérissé de broussailles. Allevent, glissant sur la pente de glaise rouge, était tombé en arrière. Juste à ce moment le sanglier chargeait et lui labourait la cuisse. Un des Betsimisaraka était alors survenu, et, comme la bête se retournait contre lui, lavait transpercée de part en part dune de ses pesantes sagaies. Les bourjanes avaient retrouvé le cadavre à quelques mètres et lavaient rapporté, en même temps que le blessé, avec la sagaie rouge de sang.
Allevent sétait évanoui : dans la case choisie par lui, on lavait couché sur une natte. Villebois pansa et banda la blessure béante : elle nintéressait que les muscles de la cuisse, mais le chasseur lavait échappé belle, car sur un des bords de la plaie on voyait battre lartère fémorale, mise à nu.
Quand Villebois revint pour prendre des nouvelles, le blessé avait une forte fièvre et délirait. Il appelait son père, le suppliait de lemmener, par delà lEau-Sainte, dans le pays des vazaha ; puis il prononça très vite des paroles incohérentes, en un malgache entrecoupé de mots français. Le pansement antiseptique, enlevé, avait été remplacé par un autre, où devaient entrer des raclures doudy et des plantes de la forêt.
Les deux chasseurs noirs lançaient au colon des regards malveillants et farouches : il sen alla, gêné. Sa ramatou avait causé avec les gens du village : elle raconta ce quelle savait. Le métis était bien connu dans la région pour les sentiments de haine quil avait à légard de tous les vazaha. Pourtant lui-même senorgueillissait beaucoup dêtre sang-mêlé ; parfois, il faisait sentir durement son mépris aux Malgaches.
Villebois comprit alors lattitude un peu singulière du chasseur pendant les jours précédents. Étranger dans lune et lautre race, presque repoussé par les deux, dédaigneux en tous cas de celle qui aurait pu laccueillir, le malheureux, voué à lisolement, serait à tout jamais un déclassé. Tels, dans lancienne société imérinienne, les Zazahouva, déchus du rang des Andriana, étaient placés dans une caste intermédiaire, voisine des Houves ; et Villebois pensait au dicton malgache, qui convenait si bien au métis, amateur de proverbes : « Quand on ne salue pas un Zazahouva, il songe aux nobles ancêtres de qui il descend. »
Létat dAllevent saméliora vite. Une ou deux fois encore, le colon était allé le voir ; mais il sentait sa présence désagréable au malade. Il cessa donc de sen occuper. Un beau jour les trois chasseurs disparurent. Jamais plus on nentendit parler deux dans ce coin de pays. Seulement, une semaine après leur départ, un bourjane inconnu déposa dans la maison de Villebois une petite pirogue, semblable à un jouet denfant, et pleine du miel de la forêt.
Lesclave
Cétait au temps des Anciens, en pays Betsileo, sur les confins des terres désertiques. Le hameau, presque vide dhabitants, dormait dans son enceinte de cactus. Tous les hommes, de grand matin, étaient partis aux rizières ; dans les cases, les petits enfants et les vieillards sommeillaient ; quelques femmes tissaient des nattes de zouzourou, dautres se reposaient avant de préparer le repas du soir.
Ratsimba, fils de Koutoumanga, jouait avec ses frères devant la maison paternelle. Accroupis sur le sol, ils imitaient les combats des bufs, soulevaient avec leurs mains des nuages de poussière rouge, et, courant à quatre pattes, se donnaient de grands coups de tête, ou, arc-boutés lun contre lautre, se poussaient pour se faire tomber.
Soudain, à lheure où le soleil entre par les ouvertures des cases jusquaux pierres du foyer, la porte en bois de lenceinte, barrée dune traverse, céda sous une poussée brutale, et une douzaine dhommes armés de sagaies firent irruption dans le village. Les enfants se réfugièrent en criant dans la case. Déjà un des Fahavalou se dressait sur le seuil, brandissant sa lance. Le vieux grand-père de Ratsimba, assis sur un escabeau auprès du foyer, sculptait dans un morceau de bois tendre une image de buf, pour amuser les petits. Au bruit, il leva la tête : une ombre gesticulante interceptait le soleil sur le pas de la porte. Le vieillard étendit le bras pour saisir une hache, mais la sagaie vibra, et Ratsimba, muet dhorreur, vit le grand-père crisper les deux mains sur son ventre, puis sincliner lourdement sur le côté, la figure convulsée, les yeux fixes, les doigts grattant la terre dans laffre de la mort.
Déjà les étrangers sétaient rués à lintérieur, avaient lié deux par deux et emporté au dehors les enfants. Des cases violées sortaient dautres hommes, avec des sagaies rouges de sang et des corbeilles pleines dobjets hâtivement entassés : ils traînaient derrière eux des petits et des femmes. Une nuit et un jour, on marcha sans sarrêter : les Fahavalou portaient et tiraient tour à tour les enfants prisonniers ; les femmes captives avaient sur la tête le fardeau des soubika de butin, et, quand lune delles, épuisée de fatigue, faisait mine de sarrêter, ils lui piquaient les reins ou les jambes de la pointe dune sagaie, comme on fait aux bufs rétifs. On dormit six heures dans un bois de tapiha, au creux dun ravin, et la fuite recommença, toujours vers louest. On avait traversé de grands espaces dénudés et stériles, sans arbres, sans hommes, sans paillottes. On suivait quelquefois pendant des heures le lit sableux dune rivière à demi desséchée, et Ratsimba se souvenait des lassitudes accablantes après ces courses dans le sable mou qui cédait sous les pieds.
Enfin on arriva dans la terre des Sakalaves. Les Fahavalou continuèrent de forcer les étapes, en évitant les endroits habités, jusquà un gros village de plus de deux cents feux. Là un kabary eut lieu avec les chefs du pays : des cases vides furent mises à la disposition des étrangers, et, le soir, les sonneurs dandzoumbouna montèrent sur les collines des environs pour sonner joyeusement lAppel-des-Marchés. Le lendemain, les gens des villages vinrent en foule. Les captifs, exposés pour la vente, étaient rangés sur la grande place le long dune palissade en bambous, et les acheteurs circulaient, appréciant la marchandise offerte. Ils palpaient le ventre et le sein des femmes, pour sassurer de leur jeunesse par la fermeté des chairs ; ils soulevaient les enfants dans leurs fortes mains, examinaient le développement des poitrines, les muscles des jambes, faisaient mouvoir les articulations, et ils scrutaient lexpression des petits visages insouciants, pour y démêler les signes de la débilité ou de la force, de la stupidité ou de lintelligence. Puis les marchandages commençaient, chacun défendant ses intérêts avec âpreté ; les vendeurs mettaient sur le compte de la fatigue les prétendues tares dénoncées par les acheteurs, et la discussion séternisait. Les Sakalaves ne payaient pas en argent, mais en bufs. Une jeune femme, selon sa beauté, valait jusquà quinze bufs, une jeune fille davantage ; les enfants mâles coûtaient de trois à six têtes de bétail. Le soir, tous les esclaves se trouvèrent vendus, et les Fahavalou, après une nuit de ripaille, sen allèrent vers Majunga avec un gros troupeau de bufs quils comptaient échanger contre des sacs de piastres chez les traitants de la côte.
Ratsimba avait été acheté par un homme dun village lointain, qui lemmena chez lui le jour même. Après plusieurs semaines de timidité farouche et de révoltes inutiles, le petit esclave vécut, avec lindifférence de lhabitude, sa nouvelle existence. Cétait celle des enfants de la maison. Il mangeait et dormait avec eux ; tous ensemble allaient garder les bufs dans les grandes prairies de vérou et les oies dans les marécages auprès de la rivière. Il appelait son maître papa ; au bout de quelques années il laima comme un père et navait gardé quun souvenir très vague de sa véritable famille. À douze ans, on lui apprit à lancer la sagaie, à prendre au lasso les bufs demi-sauvages ; à quatorze ans, il fit partie dune expédition organisée pour voler des troupeaux ; au retour il fut adopté par son maître, qui venait de perdre un de ses fils. Il était parfaitement heureux, ne caressait pas dautre rêve que de vivre toujours dans la terre des Sakalaves et daccroître par des vols de bufs la richesse de son père adoptif.
Mais une nouvelle catastrophe bouleversa son existence. Une armée de 2.000 Houves, envoyée par la reine de Tananarive, arriva dans le pays. Les Sakalaves essayèrent de se défendre : ils furent repoussés dans plusieurs escarmouches. Les ennemis semparèrent du village, mirent le feu aux paillottes, tirèrent sur ceux qui tentaient de séchapper. Le père de Ratsimba fut tué ; lui-même, blessé à la cuisse, fut fait prisonnier et mené à Tananarive. On le vendit au marché dAnalakély et à quinze ans il retomba dans la servitude. Rainiketamanga, son nouveau maître, était un Houve riche et influent, conseiller écouté de la reine ; il possédait un très grand nombre desclaves, dimmenses étendues de rizières, beaucoup de maisons en briques crues, entourées de clos pleins de manguiers. Ratsimba, pendant plusieurs années, travailla dans une terre non loin dAmbouhidratrimou. Il nétait ni plus ni moins malheureux que tous les Malgaches, libres ou esclaves, qui peinent dans les rizières ; il mangeait à sa faim du riz et des brèdes, avec des sauterelles frites ou du poisson séché ; tous les ans son maître lui faisait cadeau dun salaka et dun lamba neuf. À vingt ans il épousa une femme de sa race, une Betsileo, esclave comme lui. Dès quils eurent un enfant, le maître les établit aux confins de la plaine de Betsimitatra, dans une case spacieuse, au milieu dune vaste étendue de rizières et de marais. Il put exploiter, comme il le voulait, ce domaine, avec des travailleurs engagés par lui ; il devait seulement la moitié de la récolte et des bêtes que nourrissait sa terre. Il était plus sûr du lendemain que bien des hommes libres, et navait rien à craindre ni des exactions des gouverneurs, ni des caprices du fandzakana ; car le nom de son maître le protégeait et sa redevance annuelle lexemptait des corvées.
Il vivait heureux, ignoré et tranquille. Rainiketamanga, content de laccroissement du troupeau et du rendement des rizières, lui avait promis pour son fils la continuation du métayage et lavait autorisé à construire près de la case un tombeau, selon le rite imérinien, pour y vénérer les morts. Ainsi la race de lesclave Betsileo semblait fixée sur le sol de lImerina, au pied de la colline verte dAmbouhidratrimou, et la fortune de sa famille paraissait solidement établie, tant que les successeurs dAndrianampouinimerina régneraient sur la montagne sainte où fut jadis la Forêt-Bleue. Mais des profanations inexpiables avaient été commises par les descendants des rois. Ranavalouna, héritière de Lehidama et de Rasouerina, gardienne infidèle des traditions de la race, abandonna les rites des Anciens et se laissa séduire par les habiles discours des hommes venus dau delà les mers, de ces Inglisy aux cheveux jaunes comme les pattes des poulets, et qui senveloppent les pieds avec la peau des bufs. Elle fit annoncer à tous les peuples des six provinces quelle sattacherait désormais à la religion des vazaha, elle maudit ce quavaient adoré ses Pères ; elle ordonna que dans tout le royaume seraient brûlés les douze Sampy avec leurs émanations et que seul serait invoqué lAndriamanitra des étrangers.
Ratsimba se rappelait la journée funeste où lordre royal avait été exécuté à Ambouhidratrimou. Nouveau venu à cette époque, il travaillait depuis quelques mois à peine dans les rizières de Rainiketamanga. Tout le peuple, hommes libres et esclaves, avait été convoqué, et se pressait autour du Rouva, sous lombre des grands aviavy. Les envoyés de la reine, cinq officiers à cheval, arrivèrent avec une nombreuse escorte. Les soldats salignèrent le long du mur en pierres sèches, coupé de larges dalles, qui limite lenceinte du Rouva. Un des officiers, 12e Honneur, se tint au milieu de lespace vide ; les quatre autres, montés sur des chevaux richement caparaçonnés, se placèrent au nord, au sud, à lest et à louest. Le 12e Honneur lut à haute voix lordre royal, puis des soldats apportèrent tout tremblants les Sampy sacrés, lÉmanation de Rakelimalaza, en bois taillé selon le rite, enveloppé dune étoffe rouge tissée en une seule fois dans le jour faste, et enfermé dans un coffret en bois noir, lidole Rabehaza, sous la forme dun minuscule buf en argent, caché en douze corbeilles encloses les unes dans les autres, Ingahibé, figurine à tête dhomme, sans bras, ni jambes, entourée de soie rouge, et conservée dans une corne noire, Mandzakaranou, le Roi-de-lEau, fait avec des nuds et des racines de vintanina, orné de coraux blancs et de perles jaunes, et lié par des chaînettes dargent, et tant dautres, transmis par les Anciens, de génération en génération.
Un grand feu de branches sèches fut allumé, et les dieux saints, vénérés par les Ntôlou, tous les dieux qui avaient écarté de la race les maladies, la grêle, le tonnerre et la famine, les Sampy qui avaient protégé les soldats contre les balles, les femmes enceintes contre les mauvais sorts, les piroguiers contre la dent des caïmans, tous furent jetés dans les flammes, et sy consumèrent en crépitant. Mais leur force sortit intacte du feu et sen fut habiter dans dautres bois et dans dautres objets en corne ou en argent. Car partout ils sont vénérés encore par les descendants des Imériniens.
Quand les Sampy commencèrent à brûler, un fort vent séleva et chassa violemment la fumée vers le nord-ouest dans lancestrale direction des Origines obscures, et le 12e Honneur, qui se tenait là, fut obligé de changer de place, aveuglé par les cendres. La foule, stupide détonnement, se taisait ; beaucoup ramenaient leur lamba sur leur visage, pour ne pas voir le sacrilège. Quand tout fut accompli, la multitude silencieuse sécoula lentement, et les gens se demandaient quelles calamités effroyables allaient fondre sur lImérina, en punition du crime des rois. La vengeance des Ancêtres se fit longtemps attendre, mais elle vint à son heure. Un jour le bruit courut que les vazaha montaient vers Tananarive pour chasser Ranavalouna et réduire les Malgaches en esclavage. Ratsimba redoutait de changer de maître une troisième fois, car il navait plus confiance dans la force des Imériniens, depuis quil avait vu leurs rois profaner les choses saintes ; lavenir lui faisait peur. Dans la maison de Rainiketamanga, on répétait ce qui se disait à la cour : deux grands généraux, la Fièvre et la Forêt, combattaient avec les Houves, et, si les Français ne se changeaient pas en faucons pour voler par-dessus les montagnes ou en caïmans pour remonter les fleuves, jamais ils ne verraient Tananarive.
Cependant les dieux, après trente ans, se souvenaient : ils laissèrent monter les envahisseurs. Pour se défendre, les Houves enrôlèrent même des esclaves, et le fils de Ratsimba, âgé de vingt ans, partit pour Andriba, avec un convoi de troupes hâtivement levées. Un mois plus tard des fuyards passèrent : ils apprirent à Ratsimba lapproche des Français et la mort de son enfant, tué dune balle pendant la déroute ! Lesclave, résigné, pleura, et tendit son esprit dans lattente de la nouvelle servitude.
Puis, pendant plusieurs mois, eurent lieu des événements confus, auxquels les paysans des environs de Tananarive ne pouvaient rien comprendre. Les Français avaient pris la ville, sy étaient installés, pourtant Ranavalouna restait reine de Madagascar et rien ne semblait changé dans le gouvernement. Seulement les Fahavalou sétaient multipliés et leurs bandes tenaient la campagne presque jusquaux portes de la capitale. Rainiketamanga, toujours en possession de la faveur de la reine, avait vu grandir ses honneurs et saccroître ses profits. Il méprisait les envahisseurs de la terre imérinienne, assez faibles et assez sots pour navoir pas su tirer parti de leur victoire ; tout en se courbant servilement devant eux, il les haïssait dune haine farouche, car leur venue menaçait ses biens et sa situation sociale. Un jour il vint à Ambouhidratrimou, et annonça secrètement à Ratsimba quil y aurait sous peu du nouveau. Les vazaha seraient massacrés dans les six provinces, on exposerait leurs têtes coupées, fixées à des pieux, sur la grève de Tamatave, comme les habitants de la forêt attachent des mâchoires de sangliers sur de hautes perches, en avant des villages, pour effrayer les autres sangliers. Ratsimba et les travailleurs des rizières devaient se tenir prêts, ils déterreraient les sagaies cachées dans les silos et accourraient vers Tananarive, la nuit où ils entendraient les conques de guerre donner le signal sur les rouva des douze villes saintes. Mais les Ancêtres, se souvenant de la violation des rites, et fâchés de ce que les rois eussent abandonné leur culte pour celui des étrangers, livrèrent complètement aux vazaha les Houva, les Andriana et le peuple ; ils accomplirent le bouleversement des castes, la confusion des fortunes, et labaissement de la race : ils achevèrent ainsi luvre quavait préparée, en brûlant les Sampy, Ranavalouna Mpandzaka. Donc les têtes des soldats blancs ne furent pas exposées, comme en 1882, sur la plage de Tamatave ; et la reine de Madagascar, transportée par delà lEau-Sainte, expia en exil davoir suivi avec trop de docilité les conseils de son parti.
Le malheur épiait toujours la case de Ratsimba : un soir un esclave échappé de la maison du maître à Tananarive, annonça que Rainiketamanga avait été arrêté la veille, sommairement jugé et condamné à mort. On lavait conduit de grand matin à la place de Souaranou, on lavait attaché à un poteau comme en dressent les Malgaches pour brûler vifs les soldats déserteurs, puis douze Sénégalais placés en face de lui lavaient tué de leurs douze balles. On racontait tout bas que les Français allaient prendre ses biens ; déjà quelques-uns de ses esclaves, à Tananarive, sétaient enfuis. Ratsimba, atterré de ce que ce jour lui apportait de funeste, hanté de pensées tristes, attendit les malheurs à venir. Détranges bruits, depuis plusieurs mois, circulaient dans les campagnes. Les vazaha, disait-on, auraient ouvert toutes les castes et supprimé les barrières des races. Un Andevou pouvait épouser une Andriana et un Makoua valait un Imérinien. Il ny avait plus ni maîtres, ni esclaves, ni Andriana, ni Houva, ni bourjanes : tous les Malgaches, sujets de la France, étaient égaux. Ratsimba ne comprenait pas bien le sens de ces choses nouvelles, introduites par les étrangers. Comment tous les Malgaches pouvaient-ils être égaux, puisque les uns possédaient la terre, les cases, les troupeaux, et que les autres navaient rien ? Quallaient devenir tous les pauvres esclaves, quand ils nauraient plus de maîtres pour les nourrir et les habiller ? Nétait-ce pas plutôt que les Malgaches, indistinctement, seraient les esclaves des vazaha ?
Ratsimba najoutait pas foi à ces rumeurs ; pourtant il se sentait inquiet, se demandait à quel maître il appartiendrait demain. Or voici quun jour des Européens vinrent en effet, se disant les propriétaires de la terre de Rainiketamanga, de la case et des troupeaux. Ratsimba se courba devant eux avec le geste servile, les mains étendues vers la terre, les appela ses père et mère, et se déclara leur esclave obéissant.
Il ny a plus desclaves. Lesclavage est aboli. Tu es libre ! tu peux ten aller.
Ratsimba se courba davantage en renouvelant ses protestations : il ne comprenait pas.
Tu es libre ! répétèrent-ils
Est-il bête ! Il ne comprend pas ! Faut-il quil soit abruti par la servitude.
Et ils regardaient lesclave, étonnés de ne pas voir les traces des fers à ses mains et à ses pieds, et sur son visage les signes de la dégradation la plus abjecte. Le vieux restait debout devant eux, propre et sain, la figure glabre et ridée, les cheveux droits coupés court, les pommettes un peu saillantes, les yeux vifs et francs, pareil à un paysan dEurope.
Tu es libre ! crièrent-ils encore une fois. Tu nas plus de maître. Tu peux aller où tu voudras, faire ce qui te plaira !
Puis, comme lhomme, ahuri, ne bougeait toujours point :
Allons ! Houste ! Prends tes habits, ta batterie de cuisine, si tu veux, et va-ten ! Tu ne vas pas rester planté là comme un buf qui rumine !
Alors Ratsimba appela le petit boutou qui le servait dhabitude, lesclave dun esclave. À eux deux, ils emportèrent des habits, des lambas, des couvertures, des pots et des marmites, une hache et un couteau : lhomme prit aussi, dans une corbeille, sous de vieilles hardes, avec un tremblement dans les mains, un pot de terre rouge fêlé, dont le fond était plein de piastres, avec du riz par-dessus. Dans le crépuscule qui tombait, ils sen allèrent vers Tananarive, le petit suivant le vieux, groupe lamentable et symbolique, tandis quà loccident des lueurs cuivrées semblaient des reflets dincendie sur le rouva dAmbouhidratrimou.
Lesclave se rappela le jour où on avait brûlé les dieux, là-haut, par ordre de la reine. Il se souvint que ce soir-là aussi, il était rentré tristement, en tournant le dos à lhorizon rougeâtre, et dans son esprit saffirmèrent les mystérieuses correspondances entre les deux journées funestes. Il sen fut au quartier dAntanimena, demander lhospitalité à des gens quil connaissait. En un coin de leur enclos, une petite case en terre crue, inoccupée, avec un toit à demi effondré, lui fut offerte. Par lassitude, par apathie, sans savoir pourquoi, il y resta. Le petit esclave, qui navait plus de parents, demeura chez lui pour le servir, et il travaillait aussi pour les gens de la case voisine, payant de cette façon leur loyer. Tant quil y eut des piastres, on vécut, plutôt mal que bien, puis ce fut la gêne, et, parfois, lappréhension de la faim. Les voisins étaient bons et donnaient souvent du riz, même un peu de viande. Le petit esclave allait faire le boutou au Zouma et rapportait quelques sous. Mais, quand vint la deuxième saison froide, la résistance physique du vieux était à bout. Il se refroidit une nuit que le vent entrait en rafales par la porte disjointe de la case ; le lendemain il fut pris dun accès bilieux. Pendant son agonie, il songeait au tombeau que le maître lui avait permis de se construire, et où son fils avait été couché. Il demanda à ses voisins de ly porter et dy étendre sur le lit de pierre, à lorient, son cadavre roulé en un pauvre lamba de coton. Il pensait avec angoisse que lui et son fils sennuieraient tout seuls dans ce tombeau sans ancêtres et sans descendants, que jamais personne ne viendrait les y retourner solennellement à la date rituelle ; un pli damertume crispait sa bouche, lorsque le souffle senvola, et les gens lui trouvèrent lair méchant, quand ils ramenèrent le lamba sur son visage.
Ainsi mourut de misère, pour être devenu un homme libre, Ratsimba lancien esclave.
Le bourjane
Ralahy le bourjane goûtait à Tananarive, après un long voyage dans le Sud, les ineffables douceurs de la paresse. Du soir au matin et du matin au soir, il dormait, mangeait aux heures habituelles, jouait au fanourana et surtout faisait petraka : pendant des heures il demeurait immobile, dans la lumière fulgurante des midis joyeux, ou dans la tiède clarté des soirs reposants, enveloppé de son lamba et le visage à demi couvert : telle une poule accroupie, la tête sous laile, dans le sable rouge. Il aurait voulu continuer toujours cette existence de béatitude ; parfois il songeait avec envie aux bêtes, qui jamais ne se donnent de peine, aux Oiseaux-Blancs, haut perchés sur leurs longues pattes, qui gravement marchent sur les digues des rizières et picorent auprès des bufs, aux caïmans visqueux allongés sur les bancs de sable brûlants, aux cochons noirs vautrés dans la boue fraîche. Lui-même naurait-il pas pu naître chez les peuples qui méprisent et détestent le travail ? Il se rappelait ses voyages dans les pays des races heureuses : de Vouhémar à Mahanourou il avait vu les Betsimisaraka indolents ; leurs villages ne sont entourés daucunes cultures, et les habitants se nourrissent de bananes, de poissons, de riz poussé au hasard dans les tavy. DAnkavandra à Mouroundava et dAndriba à Marouvouay, il avait traversé la terre des nonchalants Sakalaves ; ceux-là regardent avec dédain les Houves et les Betsiléos, bourjanes ou marchands, et nont jamais compris pourquoi les vazaha, forts et fiers, peinent à des besognes serviles, au lieu davoir des esclaves. Eux laissent errer leurs bufs innombrables dans les vastes plaines, où, sur la steppe herbeuse, se dressent les palmiers, et ils vendent chaque année juste assez de bêtes pour payer limpôt, acheter du rhum, des lambas multicolores, et manger du riz.
Ralahy aurait voulu être Sakalave ou Betsimisaraka. Pourquoi ses ancêtres à lui avaient-ils choisi la mauvaise part ? Pourquoi, venus de la mer, daprès les récits des Anciens, étaient-ils montés vers les Terres-Sèches, toutes nues sous le ciel clair, vers les tanety rouges où lherbe même se fane pendant la saison froide, où le riz ne pousse que dans les marais endigués, et dans les boues remuées par le hoyau ou piétinées par les bufs ?
Mais tout de suite ses pensées prirent un autre cours : il craignit davoir eu des désirs mauvais, davoir offensé les Razana, les pères de ses pères, qui, depuis lâge immémorial, ont engendré les mâles de la race ; il fit vu daller au Tombeau-des-Ancêtres et dimmoler, en expiation, un coq rouge, dont il suspendrait la tête et les pattes à une baguette, près de la pierre levée. Dailleurs les Razana devaient être contents de lui : sur le salaire qui lui avait été payé à son retour, dix piastres avaient été prélevées pour acheter un lamba rouge en soie landibé, et, à la cérémonie du retournement des morts, il avait pieusement roulé létoffe précieuse autour du cadavre de son père, puis lavait liée des sept liens rituels. Il songeait aussi quil serait temps bientôt dacheter un suaire pour le jour de sa propre mort, afin quil pût entrer glorieusement dans le tombeau de la famille. Il pensa donc à repartir de nouveau. À vrai dire, il était déjà las de rester en place. Chaque fois quil rentrait, il revoyait avec une sorte denthousiasme, au soir de la dernière étape, se profiler de très loin sur le ciel la haute montagne tananarivienne et le palais de la reine se dresser, forteresse symbolique, sur toutes les rizières et sur toutes les collines de lImerina. Les premiers jours passés dans la ville étaient roses et gais, comme des matins clairs. Après les étreintes sans lendemain des femmes Betsimisares ou Antankares, hôtesses complaisantes dune nuit, après les temps de disette amoureuse chez les Sihanaka ou les Antaimourou, dont les femmes ne se prostituent pas aux étrangers, il savourait le renouveau des caresses de sa vady, Ranourou la Houve, la mère de ses deux derniers enfants, ses préférées. Les conversations avec les amis suffisaient à remplir dabord les jours monotones ; de temps en temps il allait au Service des Transports, dans la grande cour ensoleillée, où stationnent toujours de nombreux bourjanes, des camarades en partance ou en quête de portage. Il faisait là de longues causeries, assis sur le petit mur qui borne la cour, ou sur les marches du haut escalier qui monte vers Antaninarenina. Dautres fois il engageait dinterminables parties de fanourana avec les bourjanes des Domaines, renommés pour leurs loisirs, sous les arcades de lavenue de France, ou avec ceux de la Douane, paresseux et bavards, dans la rue paisible tout en haut de la ville, ou avec ceux du Gouvernement Général, qui sommeillent, ignorés et tranquilles, dans les sous-sols de la Résidence.
Mais toujours, avant même quune lune fût passée, le besoin de la vie nomade le reprenait, et le désir de la brousse, des surprises de létape, des arrivées dans les cases inconnues, des ripailles aux lueurs vacillantes du foyer, et des nuits pleines de kabary et de musiques, de chants et de danses, où les villages entiers fêtent, avec des valiha et des femmes, les bourjanes de Tananarive.
Brusquement il se décida, et fit même un mouvement pour se lever : il voulait aller trouver de suite son commandeur ordinaire et sembaucher comme bourjane de filanzane pour le plus prochain départ. Mais lombre allongée des lilas de Perse sur la route marquait presque lheure de piler le riz ; il résolut dattendre au lendemain. Il sétira, développa son lamba, puis en ramena les plis, dun geste lent, par-dessus lépaule, et il se renferma, sans plus penser à rien dinquiétant, dans la contemplation des choses familières.
Une sorte de buée violette et lumineuse faisait paraître très lointaines les collines par delà lIkioupa, et tout près, au milieu des rizières, émergeaient les masses sombres de verdure où se dissimulaient à demi les villages de Lanivatou et de Nousipatrana. Lair était pur et très doux ; de petits souffles de vent, qui semblaient sortir de lombre des maisons et des arbres touffus, venaient rafraîchir le visage de Ralahy et caresser ses cheveux. Des fumées bleuâtres filtraient à travers le toit de chaume de la case, flottaient un instant çà et là, comme hésitantes, et se perdaient dans lespace. La plus jeune des filles du bourjane, Ketamanga à la chevelure ébouriffée, survint avec une baguette de mûrier et poussa les poules vers la maison. Les cochons étaient rentrés deux-mêmes dans leur petite case en boue sèche. Puis Rasoua, la cadette, parut dans lencadrement de la porte, une corbeille sur la tête ; dun pas souple et léger elle alla jusquau coin de la cour où se trouvait le lôna, le mortier trapu, aux bords carrés et épais, taillé dans un seul bloc de bois, elle y versa en cascatelle crissante le riz non décortiqué, puis elle saisit le fanoutou, le lourd pilon aux extrémités renflées, et, à coups réguliers, elle commença à piler le grain. Ralahy sourit imperceptiblement : une joie familiale gonflait son cur et lorgueil paternel épanouissait sa figure. Il regardait avec complaisance ses deux filles et il pensait à ses fils : le plus jeune, son préféré, bourjane comme lui, amateur de kabary et coureur de femmes, était déjà deux fois père à dix-neuf ans ; laîné, lhomme sérieux et le richard de la famille, faisait le commerce chez les Sihanaka et à vingt et un ans possédait une belle rizière, deux cases et quelques bufs.
Et Ralahy était heureux de sentir autour de lui se multiplier la vie de sa race, et sa propre existence aussi lui était une joie, dans la tiédeur de cette calme soirée. Il dit en souriant à sa fille Rasoua, qui le regardait, les deux mains appuyées sur lextrémité du fanoutou :
Mamy ny aina ! La douce chose que la vie !
Rasoua, qui avait quatorze ans et des yeux puérils, répondit dun ton grave :
Le malheur vient comme sur des pattes de chat, sans quon lentende marcher.
Et soudain la tristesse du crépuscule, qui tombait, assombrit toute la joie de Ralahy.
Trois jours plus tard il quittait Tananarive par la route du Sud. La troupe se composait de dix-sept personnes, le vazaha, conducteur des Travaux publics, chargé détudier des projets de routes dans la région de lAnkaratra, huit bourjanes de filanzane, parmi lesquels Ralahy, sept porteurs de bagages et un cuisinier. Presque tous étaient bourjanes habituels des transports civils et se connaissaient de longue date ; aussi lintimité sétablit tout de suite entre eux, et, dès les premiers kilomètres, il régna un entrain de bon augure. Ralahy était un des loustics de la bande : pas un ne savait, comme lui, trouver et fixer dun mot les ridicules des gens et des choses, ou raconter dune façon plaisante les bonnes histoires quon se répétait dans les milieux malgaches, à Tananarive. Tous observèrent dabord le vazaha, pour savoir saccommoder à ses goûts, flatter ses travers et profiter de ses vices, sil en avait. Personne dailleurs ne le connaissait : il était récemment arrivé en Imerina. Maigre et dégingandé, il avait des jambes longues aux genoux saillants, serrées dans un pantalon kaki trop étroit ; son buste était légèrement penché en avant ; sa figure glabre en lame de couteau, au nez pointu, au front fuyant, son toupet de cheveux dun roux ardent, ses mouvements raides et brusques, lui donnaient un vague aspect de gallinacé. Les bourjanes en avaient été frappés au premier coup dil, et, habitués à gratifier tous les Européens dun sobriquet, ils avaient appelé leur vazaha le Coq-sans-queue. Ce fut le sujet de plaisanteries interminables et faciles.
On eut vite fait aussi dimposer au voyageur de bonnes habitudes. Le départ neut jamais lieu avant six heures du matin, on sarrêtait vers huit ou neuf heures pour manger du manioc ou des bananes, et létape, bon gré mal gré, était fixée au village choisi par les bourjanes. Ils nen tiraient aucune vanité : cétait presque de tradition dans leur corporation, et beaucoup de vazaha, à leur insu, étaient menés en même temps que portés par leurs hommes. Ralahy et ses camarades sefforçaient en conscience de tirer des occasions offertes tout ce quelles comportaient davantageux et abusaient sans scrupule de linexpérience du vazaha. Il leur paraissait si bête, le Coq-sans-queue : il ajoutait foi à tout ce quon lui racontait, et le bourjane le moins habile pouvait lui persuader nimporte quoi. Pour un vazaha, il nétait guère savant : il demandait le nom des choses et des plantes les plus simples, et il semblait quil neût jamais rien vu. Il était comme un enfant qui samuse de tout, dun pilon à riz, dun tandroho à prendre le poisson, dun nid de takatra dans un arbre.
Dhumeur bizarre et capricieuse, tantôt il se fâchait à propos de rien, il criait comme un être dénué de raison, ses yeux sinjectaient, et il devenait tout rouge, comme un Coq-sans-queue quil était. Dautres fois, pour une véritable faute, il ne disait rien et restait indifférent, si bien quon ne savait jamais sil allait rire ou se fâcher.
Linégalité même de son caractère en imposait aux bourjanes. Et puis cétait malgré tout le vazaha, lêtre prédestiné, à qui lAndriamanitra a donné une peau blanche et un esprit subtil.
De temps en temps il manifestait sa supériorité par un acte inattendu. Un jour, après un orage, il avait fallu sarrêter, à une heure de laprès-midi, dans un village en ruines, abandonné de ses habitants. Il sagissait dallumer du feu pour se sécher et cuire le repas ; or les bagages se trouvaient encore loin en arrière, et les boîtes dallumettes des bourjanes, trempées par la pluie, étaient inutilisables. Alors le vazaha tira de sa poche un morceau de verre taillé et força les rayons de lil-du-jour à venir sy rassembler pour enflammer une poignée de bouzaka. Une autre fois quun porteur était très malade, le Coq-sans-queue lui avait fait avaler une poussière blanche, et lhomme sétait trouvé guéri dans la nuit. Puisquil connaissait les bons fanafody, il devait aussi savoir les mauvais, ceux qui font mourir, qui rendent adala, ou estropié, ou infirme. Et les bourjanes éprouvaient à son égard une crainte mêlée de respect, ce qui ne les empêchait pas de se moquer de lui entre eux, chaque fois quils en avaient loccasion. Un jour, dans un village, on rencontra un grand coq rouge, sans queue et très haut sur pattes : ce furent des éclats de rire sans fin. Le Coq-sans-queue lui-même sesclaffa à la vue de ce ridicule animal. Quant aux bourjanes, à force de se tordre, ils en avaient mal au ventre. Le fait sétait passé dans un endroit appelé Maroutety : jusquà la fin de la tournée, on parla du coq de Maroutety, ce fut même une nouvelle manière de désigner le vazaha.
Une autre fois, une grande discussion eut lieu entre Malgaches sur les choses de la religion. Cétait un dimanche, dans un village du Betsileo. Cinq ou six mpilandza, accroupis devant une case en terre rouge, raccommodaient leurs akandzou et adaptaient des lanières aux semelles de cuir dont ils se servent pour marcher sur les chemins pierreux. Des gens du village sen allaient vers léglise des Monpères, dont la cloche sonnait, dans lair limpide, à toute volée. Ils nétaient pas très nombreux, car le Fandzakana, depuis deux ans, nordonnait plus de suivre les coutumes des missionnaires venus dEurope, et les Malgaches pouvaient maintenant se soustraire à la corvée religieuse. Cependant des ramatous et des petits enfants montaient vers la grande case rouge, nue et triste, marquée dune croix ; ils tenaient à la main les livres noirs, très crasseux et déchirés, où sont cachées les paroles mystérieuses dun Andriamanitra ; quelques vieillards à longues barbes blanches les suivaient dune démarche lente et grave : ils continuaient daccomplir solennellement, par habitude, les rites quon leur avait imposés, dix ans plus tôt. Mais la plupart des habitants vaquaient à leurs occupations ordinaires et nobservaient point le fady du jour des Monpères. Ralahy, esprit fort de Tananarive, fit une plaisanterie sur lAndriamanitra des vazaha. Mais son camarade Razafy, qui avait longtemps servi chez un missionnaire protestant, le traita de vaurien : il y eut dispute ; Razafy protestait que les missionnaires disent la vérité ; Ralahy affirmait que leurs histoires ne sont que mensonge ; il ne croyait, lui, quaux Razana, Andriamanitra des Malgaches et aux Êtres redoutables que les anciens ont vus et décrits. Il paria même que le Dieu des chrétiens nexistait pas, et lautre bourjane tint le pari. Lenjeu était le salaire dune journée, un franc vingt-cinq. On décida den référer au vazaha. Le village entier, mis au courant, sintéressa au pari ; de longs kabary sengagèrent après le repas de midi, sur ces graves questions, pendant que le Coq-sans-queue faisait la sieste.
Vers quatre heures, il sortit de sa case et sassit à lombre pour fumer une pipe. Les bourjanes le guettaient. Dès quil fut installé, les deux parieurs savancèrent, suivis de quelques-uns de leurs camarades ; les gens du village sortirent de leurs cases, et, debout par groupes, regardèrent le vazaha, dans lattente de ce qui allait se passer. Le Coq-sans-queue était fort étonné et presque inquiet de voir arriver cette espèce de députation : ses hommes se préparaient-ils à labandonner dans la brousse ? Y avait-il eu dans le pays un événement considérable et venaient-ils len avertir ? Avec beaucoup de circonlocutions et force gestes pour suppléer aux mots qui souvent leur manquaient, en sinterrompant sans cesse lun lautre, les deux parieurs exposèrent laffaire. Ralahy termina en demandant au vazaha un signe de lexistence de lAndriamanitra, moyennant quoi il sengageait à payer à Razafy la somme convenue.
Le Coq-sans-queue se trouvait fort embarrassé, étant géomètre et non philosophe ou théologien. Mais, sans pratiquer, il savouait bon catholique, en son for intérieur ; sil nallait point à la messe, cétait pour ne pas compromettre son avancement, et il y aurait envoyé sa femme, sil eût été marié. Il jugea donc opportun de faire quelque chose pour la religion, en faveur de ces enfants de la nature, qui, dans leur naïveté, sadressaient à lui. Or, quel signe, quel argument leur donner ? Les deux bourjanes, immobiles, le regardaient, Razafy confiant, et Ralahy presque goguenard. Le Coq-sans-queue en oubliait de fumer sa pipe, et, les yeux au ciel, comme une pintade qui regarde le soleil, il cherchait une inspiration.
Regarde, dit-il enfin au bourjane, la terre et le ciel, les rivières et les montagnes, les plantes, les animaux et les hommes ! Quest-ce qui a fait tout cela, si ce nest pas lAndriamanitra ?
La terre existait elle-même, et le ciel aussi. Tous nos ancêtres les ont toujours vus. Les eaux jaillissent au fond des montagnes et suivent les endroits bas. Les animaux et les hommes se créent eux-mêmes, car toutes les femmes peuvent enfanter, et de même toutes les femelles des bêtes peuvent donner des petits. Les vazaha disent que lAndriamanitra a fait toutes choses. Mais qui a fait lAndriamanitra ?
LAndriamanitra a toujours existé.
Et son père et sa mère, qui sont-ils ? Avons-nous jamais vu un être qui na pas de père et de mère ?
Le vazaha jugea lobjection ridicule, mais difficile à réfuter. Il songea à clore la discussion : des paroles incompréhensibles pour des bourjanes et prononcées dun ton majestueux, devaient faire impression sur ces esprits simples :
Dieu est parce quil est, affirma le Coq-sans-queue dun ton péremptoire.
Et il ajouta, bien quil ne sût pas le latin, cet aphorisme quil avait retenu pour lavoir rencontré maintes fois au cours de ses lectures :
Credo quia absurdum.
Ralahy na pas compris les mots qua dits le vazaha. Si le vazaha veut expliquer au pauvre bourjane, Ralahy essaiera de comprendre.
Tu ne crois pas, répliqua lautre, que je vais entamer avec toi une discussion théologique ?
Cétaient encore des mots trop difficiles pour Ralahy. Il attendit donc que le Coq-sans-queue voulût bien parler plus clairement. Mais celui-ci, agacé, mit fin à la conversation par cet argument définitif :
Et puis, tu membêtes ! Fous le camp, nom de Dieu !
Il ajouta dun ton mi-sérieux, mi-plaisant :
Tu vois bien que lAndriamanitra existe, puisque je jure par son nom.
Après avoir prouvé par cette parole mémorable lexistence de Dieu, le vazaha rentra dans sa case.
Cependant Ralahy triomphait sans modestie et montrait toutes ses dents en un large sourire. Depuis ce jour il témoigna un mépris profond pour les croyances religieuses des vazaha. Il affectait même dappeler leur dieu par dérision Andriamaimbo (le Seigneur-Puant) au lieu dAndriamanitra (le Seigneur Parfumé).
Or le Coq-sans-queue décida de faire lascension du Tsiafadzavouny, le sommet le plus élevé de lAnkaratra. Son nom signifie quil est couvert de brouillards perpétuels et les Malgaches craignent de saventurer sur ses flancs hantés par les Êtres-qui-rodent-la-nuit. La caravane eut à subir des froids exceptionnels ; le matin, on trouva dans les mares de leau solide, de leau-qui-dort, comme lappellent les indigènes, et tous les soirs les bourjanes grelottèrent sous leurs nattes. Plusieurs tombèrent malades. Quand on revint à Ambatoulampy, trois dentre eux entrèrent à lhôpital. Ralahy était le plus gravement atteint. Ses camarades, en le portant, virent que ses yeux étaient pleins de mort. Il avait une pneumonie double et tout de suite le médecin le jugea perdu. Il vécut encore huit jours. Sa femme, prévenue par les camarades rentrés à Tananarive, et sa fille Rasoua arrivèrent le soir même où il mourut. Elles réclamèrent le cadavre pour le transporter et lensevelir selon la coutume dans le tombeau des ancêtres. On fit droit à leur demande, et le cortège funèbre quitta Ambatoulampy le lendemain matin, dès cinq heures. Pendant la nuit, on avait fait les préparatifs rituels : on avait roulé le corps dans des lambas ordinaires de couleur sombre et on lavait lié avec sept cordes, ainsi que le prescrit lusage, puis on lavait attaché le long dun bambou. Il semblait ainsi extraordinairement mince et grand. Pourtant les deux bourjanes qui devaient le porter le soulevèrent sans peine, car dans les derniers jours Ralahy avait beaucoup maigri. On se mit en route. Les deux femmes marchaient devant, dun pas rapide, sans tourner la tête en arrière. Leurs cheveux raides, entièrement dénoués, se hérissaient autour de leur tête comme des broussailles, et leur donnaient une expression farouche. Elles ne se lamentaient point, mais leurs yeux vidés de pleurs apparaissaient troubles comme des pierres blanches au fond dune rivière, et leur douleur était profonde comme une nuit sans lune. Elles avaient tellement hâte darriver à Tananarive que, par moments, elles couraient presque. Derrière elles, les deux bourjanes, suivis dun troisième qui les relayait alternativement, portaient le cadavre, comme une charge ordinaire. Ils allaient dun pas égal et allongé, tantôt dépassés par les deux femmes, et tantôt sen rapprochant à les toucher. À six heures Tananarive apparut avec ses palais dominant les pentes rocailleuses et ses cases innombrables perdues dans la verdure au pied de la montagne. Cétait un soir tragique dImerina : tout rougeoyait à loccident, les montagnes, la plaine de Betsimitatra, les nues du ciel, mais les splendeurs roses des premiers plans illuminés contrastaient avec la nuit de lAnkaratra, dont les masses noires, grosses dorages, étaient sillonnées dincessants éclairs. Des nuages, aux tons de cuivre ardent, zébrés de bandes sombres, sétendaient sur les monts comme dimmenses lambamena préparés pour lensevelissement dun dieu, et le cadavre de Ralahy fut déposé dans sa case, juste au moment où séteignait lil-du-jour.
Le lendemain, on le porta dans le tombeau avec tous les gestes transmis par les ancêtres. Son fils le marchand avait acheté un suaire de vingt piastres pour envelopper le corps et, quand Ralahy le bourjane fut couché à son heure sur lamoncellement des cadavres immémoriaux, ses pères neurent pas honte de lui et senorgueillirent encore une fois du rite qui marquait la perpétuité de leur race.
La femme du milicien
Ratsimba le milicien roulait en son cur de tristes pensées ; il songeait avec amertume à sa femme Bao : le matin même il lavait surprise, au moment où le gouverneur Ranarivelou, de sa main rude, lui caressait le sein. Il nétait pas jaloux au sens où lentendent les Occidentaux : cétait un Betsileo naïf, et il jouissait de la chair des femmes sans arrière-pensée chagrine. Bao, quand il lavait rencontrée, avait appartenu à beaucoup dhommes ; de lunion quil avait contractée avec elle, aucun enfant nétait né ; il était donc probable que leur mariage, conclu à la mode malgache, ne durerait pas longtemps. Lamour, à Madagascar, est comme les citronniers sauvages : il porte toujours, avec ses fruits, des fleurs nouvelles, sans se soucier des saisons.
Mais, au village dAntanambao, chez les Betsimisaraka, Bao la Sainte-Marienne, avec son teint clair, son nez busqué, ses yeux profonds ombrés de cils épais, paraissait plus désirable que toutes les filles du pays. Elle avait aux bras des bijoux indiens et aux oreilles de grands anneaux dor, donnés jadis par un vazaha. Le lourd Betsileo était flatté de posséder une si jolie ramatou : les dimanches ils se promenaient tous deux, en se tenant par la main, sur la route dAnousibe, lui dans son uniforme bleu et kaki, aux boutons brillants, avec la chéchia rouge piquée dune étoile ; elle enveloppée dans un grand lamba orange et jaune, comme en portent les femmes, en terre sakalave. Les ramatous dAntanambao la trouvaient trop fière et feignaient de ne pas la voir, mais les hommes la regardaient tous avec des yeux luisants de désir. Aussi Ratsimba, gonflé dorgueil, chérissait sa femme à légal dun objet précieux.
Et puis il avait lesprit de caste, la conscience de son importance de milicien. Dans ce village de Betsimisaraka craintifs et soumis, lui lambaniandrou, soldat du gouvernement, représentait une part de lautorité. Les gens du pays, porteurs de salaka et de rabanes, respectaient les boutons de cuivre de son uniforme, et il ne fallait pas quon pût rire de lui. Sûr dêtre soutenu par son inspecteur, au chef-lieu du district, contre le gouverneur indigène, par jalousie de ladministrateur, il se sentait plein de haine à légard de Ranarivelou le Houve, qui osait convoiter la femme dun milicien. Ce Ranarivelou ne lui en imposait guère malgré son titre de gouverneur et sa brutalité ; il terrorisait le canton, où il était devenu en quelque manière un seigneur féodal, ou, comme disent les Malgaches, un toumpoumenakely, tirant de largent de ses administrés, se faisant payer le moindre service, prélevant sa dîme sur les biens et les personnes. Sil rencontrait une fille ou une femme à son goût, il lui donnait rendez-vous en sa case, et aucune ne sétait encore soustraite à lautoritaire désir de ce despote.
Bao, la femme du milicien, avait été secrètement flattée de sa recherche : elle eût cédé de suite à ses sollicitations pressantes, sans larrivée inopportune du mari. Maintenant elle avait peur des colères et de la vengeance de Ratsimba, surtout elle redoutait dêtre abandonnée. Mais, plus elle fuyait le gouverneur, plus la passion de celui-ci sexaspérait. Il pensait posséder Bao à linsu du milicien : surpris dans sa tentative galante, il avait voulu dabord renoncer à laventure. Mais il nétait pas habitué à réfréner un désir : bientôt limage de Bao le hanta ; il la voulait de toutes ses forces de mâle brutal. Plusieurs fois il lui dépêcha des vieilles complaisantes, pour implorer ou signifier des rendez-vous : elle sexcusa, prétextant la jalousie de son mari, létroite surveillance exercée sur sa personne. De fait elle avait peur et ne tenait point à risquer pour une passade sa situation dépouse de milicien.
Une lutte sourde sengagea entre Ratsimba et Ranarivelou : les habitants du village, amusés, en suivaient les péripéties et marquaient les coups ; le soir, dans les cases, aux lueurs vacillantes du foyer, on se livrait à dinterminables kabary ; on commentait les moindres faits et gestes de la Sainte-Marienne, du mari et de lautre ; on supputait les chances de Ranarivelou, les hésitations de Bao, les ruses de Ratsimba. Les ramatous en général souhaitaient la chute : pourquoi cette Sainte-Marienne, qui faisait tant la fière, échapperait-elle seule au maître du village ? Les hommes au contraire et surtout les maris, faisaient des vux pour Ratsimba : léchec du trop galant Ranarivelou leur serait presque une vengeance.
Maintenant le gouverneur houve mettait un point dhonneur à triompher. La résistance de Bao compromettait son autorité ; il avait des accès de rage rancunière en pensant au milicien qui le bravait. Ratsimba menait autour de sa femme une garde vigilante. Il lincitait à la vertu par des menaces terribles, et, pour plus de sûreté, ne la quittait guère. Était-il forcé, par ordre, de séloigner, quelque autre milicien, prévenu, arrivait avec sa ramatou, sous prétexte de visite, et veillait sur lépouse du collègue. Lorsque, de grand matin, les miliciens faisaient tous lexercice sur la place du village, Bao, docile aux injonctions de son seigneur et maître, venait saccroupir en un coin, frileusement enveloppée dans son lamba, et la milice tout entière pouvait constater que lhonneur du corps demeurait sauf.
Ranarivelou, exaspéré, au risque de sattirer une mauvaise affaire, résolut den finir. Pour mettre toutes les chances de son côté, et par un reste de fourberie native, il commença par endormir la défiance de son ennemi. Il afficha une liaison nouvelle avec une fille du village, il combla celle-ci de cadeaux, contre son habitude, il feignit de ne plus regarder Bao. Puis, un jour, il ordonna à trois bourjanes dévoués dentraîner Ratsimba sous quelque prétexte et de le retenir, par violence ou par ruse, éloigné une heure ou deux de sa case. Pour cette besogne, chacun reçut une demi-piastre et la promesse dune saoulerie de touaka.
Laffaire fut fixée au lendemain. Le milicien précisément avait annoncé, ce matin-là, son intention de visiter un champ de manioc à quelque distance du village. Les trois compères sy rendirent. Le long du chemin, au bord dune rizière, gisait une grande pierre plate. Lun deux, avec un morceau de charbon, y traça les losanges dun jeu de fanourana, tira dun coin noué de son lamba les cailloux blancs et noirs qui servent de pions, et, avec un de ses camarades, se mit à jouer. Quand Ratsimba survint, la partie était avancée ; de suite il sy intéressa, sinforma de lenjeu : cétaient deux poignées de vouandzou. Avec la mobilité desprit des Malgaches, il oublia ses cultures, et, les yeux fixés sur les lignes entrecroisées du fanourana, il suivit les péripéties de la lutte, par plaisir et aussi avec le secret espoir quil aurait part aux vouandzou. La partie se prolongeait. Lorsque enfin elle se termina, le perdant, lair vexé, déclara quil navait pas de pistaches, et offrit deux sous au vainqueur, qui accepta. Ratsimba regardait la pièce que lautre tournait entre ses doigts.
Avia hilouka, dit le bourjane.
Hilouka inouna ? demanda Ratsimba.
Hilouka lavouamena.
Entou.
Ils sinstallèrent. Le milicien, à qui ses nombreux loisirs avaient permis dapprofondir les finesses du fanourana, jouait posément, sans se presser. Son adversaire paraissait méditer chaque coup, et traînait la partie en longueur. Déjà plus dune demi-heure sétait écoulée ; la victoire ne se dessinait pas encore. Les deux autres bourjanes, accroupis près des joueurs, semblaient vivement intéressés.
Soudain le milicien sursauta. Le jeu lui avait fait tout oublier, Bao, sa jalousie, les entreprises du gouverneur, et les précautions incessantes pour sauvegarder lhonneur de la milice. Des visions funestes simposèrent à son imagination : Bao lui apparut aux bras de Ranarivelou. Il se dressa brusquement sur ses pieds, ne pensant plus ni à la partie, ni à lenjeu, ni aux trois bourjanes. Mais eux ne lentendaient point ainsi. Son partenaire le retint par le fourreau de sa baïonnette.
Tu te sauves, parce que tu vas perdre.
Non ! Cest ma femme ! jai laissé ma femme toute seule !
Ta femme ! Nest-ce pas plutôt celle de Ranarivelou ?
Tu mens ! Ce chien-cochon ne la pas touchée !
Il ny a que toi pour le croire, fils de voleur !
Esclave, lâche-moi !
Et Ratsimba voulut se dégager pour courir au village. Mais lautre tenait bon : ses camarades vinrent à la rescousse. En vain le milicien distribua quelques horions à droite et à gauche. On lui rendit trois coups pour un. Il reçut une magistrale raclée ; réduit à merci, couché au travers du chemin, tout souillé de poussière, il dut subir une demi-heure encore les plaisanteries de ses adversaires sur Ranarivelou et Bao. Fou de rage, il tentait de se relever, puis se résignait sous les bourrades. Enfin on le laissa partir : il courut dun trait au village et trouva Bao en larmes ; elle lui conta, avec force réticences et hoquets, que le gouverneur était venu aussitôt après son départ, quil lavait assaillie brutalement et prise de force. Ses vêtements en désordre, son lamba froissé jeté dans un coin, confirmaient laveu. Ratsimba enrageait surtout de ce que la chose se fût passée en plein jour, au su de tout le village. Il avait tiré la claie en roseaux qui servait de porte à sa case ; il sentait la curiosité des gens en éveil et ne voulait pas donner aux maris betsimisaraka le spectacle da sa déconvenue. Au fond, il était plus embarrassé que furieux. Il éprouvait une vive colère contre Bao, non parce quelle lavait trompé, mais à cause du scandale. Contre Ranarivelou il imaginait de terribles représailles, à condition quelles fussent sans danger. Tuer son ennemi dun coup de fusil, cétait bon pour un Sénégalais ou un vazaha. Lui, déterminé par les obscures virtualités de sa race, songeait au poison. Il voyait le séducteur de Bao mourant de consomption, après avoir absorbé du bouillon de racines de riz, ou écumant dans une crise tétanique causé par le rehiba, larbre qui donne la rage. Ou bien encore il irait demander à un sorcier les oudy qui font mourir et enterrerait dans un chemin, sur le passage de son ennemi, une corne de buf pleine de maléfices. Ces moyens non plus nétaient pas sûrs et pouvaient le compromettre. Si Ranarivelou venait à mourir de mort mystérieuse, les soupçons ne se porteraient-ils pas sur lui ? Après mûre réflexion il se décida pour une vengeance à la fois prudente et certaine. Il courut chez son sergent qui possédait du papier et de lencre, et, comme il avait appris à écrire à lécole des Monpères, il rédigea la lettre suivante, adressée à linspecteur de milice, en résidence au chef-lieu du district :
« Le milicien de 1re classe Louis-de-Gonzague Symphorien Ratsimba à M. lInspecteur de milice dAmbatou.
« Monsieur lInspecteur,
« Je viens à toi qui mas envoyé. Devant toi jaccepte mourir, si jai tort, et je peux avoir raison, si je suis juste. Tu auras lhonneur de savoir que je viens te trouver pour te rendre compte que Ranarivelou, gouverneur dAntanambao, a couché Bao ma femme. Cela est mauvais pour lhonneur de considération de la milice et pour celui avec lequel je tentretiens de cette affaire. Si je suis juste, Ranarivelou doit être puni. Si je suis injuste, mettez-moi en prison. Quand vazaha, ou supérieur, ou camarade milicien couchera ma femme Bao, moi rouspèterai pas. Mais quand chien-cochon houve ou pékin betsimisaraka couche celle-là, moi rouspète. Ranarivelou est preneur femme dautrui dans tout le pays. Il a couché ramatou du colon vazaha dAmbatou, et il a couché aussi ramatou du Chinois dAnkadivoury. Pour faire rivalité avec le gouverneur 3e classe de Maroulambou, il a pris femme lui. Une femme que Ranarivelou a menacé tuer ainsi que sa famille, si celle-ci ne veut pas marcher avec lui, cette femme est la femme de quelquun dautre : Iasimboula, à Ambouatroutrouka, fille de Kasou et de Tsaravy. Il a menacé de tuer cette femme, car celle-ci na pas voulu marcher avec lui. Il lui a dit : « Accepte de faire des rapports sexuels avec moi, car, si tu nacceptes pas, je te tuerai ainsi que ta famille, et puis je vous mettrai tous demain en prison. » Il a pris ainsi presque toutes les femmes de Houves et les femmes de Betsimisaraka. Et puis il a pris aussi ma femme Bao. Voici les noms des femmes que Ranarivelou a couchées, et les hommes de ces femmes ne voulaient pas cela.
Iasitera.
Indalou.
Ndrandré, femme de Lahimanty.
Baomoura.
Boutouzafy, fille de Tsimazava et Langa.
Souavelou.
Kalamavou.
Ipatsa, fille de Isambou et de Itoudy.
Natiky, femme de Koutou.
Iasivoula.
Mangatiana.
« Bao, femme de Ratsimba. Cest moi. Il y en a beaucoup dautres, mais je ne connais pas les noms. Si Ranarivelou fait cela, cest quil est faiseur de mal depuis longtemps. Pourquoi le Fandzakana le garde gouverneur ? À cause de sa faisance de mal partout, il doit être révoqué. Fais denquêtes à Ambatou, à Ankadivoury, Maroulambou, Antanambao, si les Foukounoulouna disent autrement, révoque-moi, pour que je ne suis plus milicien. Si les Foukounoulouna disent même chose moi, dis à M. lAdministrateur révoquer lui, pour quil nest plus gouverneur pendant toute sa vie.
« Je suis avec lhonneur de ma considération très distinguée,
« Ratsimba. »
Linspecteur de milice jubilait en lisant cette lettre, non point à cause de la naïveté des idées ou de la saveur du style, mais parce quil était ravi de voir surgir une difficulté avec un gouverneur indigène, tout à lavantage dun de ses hommes. Il rédigea vite une plainte officielle en règle, fit copier le factum de Ratsimba et porta lui-même les deux pièces à ladministrateur, vers lheure de lapéritif, sous bordereau dûment enregistré. Laffaire était grosse de conséquences et devenait scandale, si elle allait jusquà Tananarive. Toutes les exactions, toutes les violences, tous les stupres de Ranarivelou samoncelleraient alors en un énorme dossier. Cette histoire, mise en branle, en entraînerait dautres à sa suite. On reprocherait à ladministrateur davoir caché ce qui se passait dans sa circonscription. Déjà il se voyait blâmé par le gouverneur général, déplacé peut-être. À tout prix il voulait empêcher cette sotte affaire de sortir du district, tout au moins de la province. Dès le lendemain il partit pour Antanambao. Linspecteur de milice se frottait les mains. Quant à ladministrateur, il navait plus quun espoir : décider Ratsimba à retirer sa plainte.
Lenquête fut vite faite : Ranarivelou avouait, Bao se déclarait victime, les six miliciens témoignaient comme un seul homme ; toutes les vieilles rancunes dAntanambao se réveillaient contre le gouverneur indigène ; le village entier le chargeait, parce quil était jugé perdu.
Mais ladministrateur, qui comptait beaucoup dannées de brousse, connaissait lâme malgache. Il prit Ranarivelou à lécart et lui tint à peu près ce langage :
Tu en as trop fait : je ne peux plus te couvrir, moi ton chef. Si tu ne veux pas être révoqué par le gouverneur général, donne dix piastres à Ratsimba, pour quil retire sa plainte, sans quoi je ne réponds de rien.
Ranarivelou comprit quil fallait sexécuter et accepta la transaction. Il sen fut chez lui, fit une visite secrète à son trésor et revint avec les cinquante francs. Il les remit à ladministrateur, avec cette expression à la fois obséquieuse et impassible que savent garder les Houves dans les circonstances les plus difficiles. Le chef du district déposa sur un coin de la table la pile des pièces, en les faisant sonner les unes sur les autres, et dit :
Ratsimba, et vous, Foukounoulouna dAntanambao, je suis venu ici pour que justice soit faite. Ranarivelou est coupable : il portera la peine des violences exercées sur Bao. Cest Ratsimba lui-même qui va décider. Ranarivelou lui offre dix piastres, en compensation du tort quil lui a fait, et à condition que la plainte soit retirée. Ratsimba est libre de refuser les piastres. Alors la plainte suivra son cours et Ranarivelou sera puni par le fandzakana.
Sûr davance du choix, il se tourna vers le milicien et lui montra largent. Les yeux convoiteurs de Ratsimba luisaient en regardant les piastres, et dans le coin de la case, la figure de Bao rayonnait dun légitime orgueil.
Merci, monsieur lAdministrateur, je retire ma plainte, dit lhomme en tendant la main.
Il sen fut avec les cinquante francs, en souhaitant que sa femme eût loccasion de subir maintes fois des outrages si bien payés ; Bao le suivait triomphante ; et les gens du village contemplaient avec admiration la belle Sainte-Marienne, qui se laissait prendre pour dix piastres ce que les autres donnaient pour rien ou pour si peu de chose.
Zanamanga
Louis Berlon se désolait de partir pour France, en congé administratif. Le gouverneur général lui avait refusé une quatrième année de séjour, et il sen allait bien malgré lui. À son retour, quel poste lui échoirait ? À coup sûr, ce ne serait pas Tananarive, ni sans doute les Hauts-Plateaux. Et puis, quallait-il faire là-bas ? Sa santé était excellente, il navait au pays que des parents éloignés, dont il se souciait peu. Il dépenserait à Paris et à Vichy, en noces banales, les économies de Madagascar, et repartirait, aussitôt son congé fini, pour refaire son estomac et sa bourse.
Surtout il sattristait de quitter Zanamanga, la ramatou avec qui il vivait depuis trois ans. Laimait-il ? Il naurait pas su le dire. Il y a tant de façons daimer ! Mais sûrement il était attaché à sa compagne par mille liens secrets, plus forts que lamour. Létrangeté même de cette union et la dissemblance de leurs personnes lavaient dabord séduit. Les jeunes hommes de France, lassés des amours faciles avec les femmes de leur race, sont vite pris par le charme exotique des filles de lImerina, assez rapprochées de lidéal européen de la beauté pour leur être sexuellement sympathiques, à la différence des négresses ou des esquimaudes, et suffisamment différentes deux pour aviver leurs désirs et leur ouvrir le lent apprentissage des concubinages inconnus. Leur chair, si fraîche, de très vieil ivoire ou de bronze pâle, est plus attirante que les lys ou les roses factices des femmes trop fanées dEurope, dites de joie. Leurs gestes éternellement puérils et leurs formes graciles leur donnent presque lattrait des vierges, lardeur de leur sang les fait, dinstinct, égales aux plus expertes marchandes damour ; et toujours elles demeurent la maîtresse exotique, séparée du blanc par un mur non pas de verre, mais dairain. On revit avec elle les amours étranges peintes par Loti, on se regarde être lamant dAziyadé et de Mme Chrysanthème ; et le roman séternise, à la manière des collages de France, avec lexcuse du milieu complice, du décor merveilleusement approprié, de la rareté des Européennes.
Donc Louis Berlon ne pouvait se consoler de quitter Zanamanga, il se demandait avec dépit quel successeur cette enfant pratique lui donnerait, peu de jours après son départ. Car il ne se faisait guère dillusions ; il nétait point de ces vazaha naïfs qui croient toutes les ramatous infidèles, sauf la leur ; il était convaincu que Zanamanga lavait trompé, avec des blancs pour de largent, avec des gens de sa race pour le plaisir. Il ne lui en voulait pas ; lui-même navait pas dédaigné quelques passades avec dautres ramatous, et, si une femme blanche de Tananarive, une femme du monde leût distingué, il eût peut-être lâché Zanamanga sans vergogne. Leurs amours navaient pas commencé par un coup de foudre, mais par une simple surenchère ; un jeune Allemand, employé au Comptoir Schwarzfeld, lui donnait deux cents francs par mois ; Berlon, en offrant deux cent cinquante, avait séduit la jeune Houve. Pourtant il avait presque oublié ce marchandage initial de leur liaison ; il aimait mieux se souvenir de la lente et savante conquête quil avait tentée de sa maîtresse. Il était possédé de cet amour-propre, particulier aux Français, qui ne se résignent point à ne pas être aimés pour eux-mêmes ou du moins à ne pas en afficher lillusion. Il avait cherché à faire vibrer Zanamanga dans sa chair, si complaisante, mais toujours passive. Et ces tentatives, même restées vaines, navaient pas été sans lui procurer de rares jouissances. Il en savait gré à sa maîtresse ; et il eût renoncé à dappréciables avantages de carrière, pour nêtre pas séparé delle.
Zanamanga naimait point Berlon, au sens européen du mot ; elle était très contente de son vazaha, ne leût point volontiers quitté pour un autre. Elle le trompait de temps en temps avec des mâles de sa race à elle, qui criaient damour en malgache et comprenaient toutes ses pensées. Mais elle ne croyait pas mal faire : sa mère, selon le proverbe, ne lavait pas mise au monde pour un seul homme, et la nuit tout est permis, quand on ne vous voit pas.
La jeune femme avait donc promis à Berlon de se remettre avec lui dès son retour à Tananarive, sil y revenait, et même lavait supplié, sans grande conviction, de ne pas partir. Elle nétait pas allée jusquà lui jurer fidélité pendant son absence ; ceût été dune bouffonnerie inadmissible même avec un vazaha ; quand il la questionnait avec une sorte de rage sur ce sujet délicat, elle riait, ou elle se contentait de répondre avec les formules chères aux Malgaches : Peut-être. Que sais-je ?
je ne puis pas dire
Et elle ne pouvait sempêcher de trouver un peu fou lamant qui posait de pareilles questions. Mais elle ne le lui disait pas, car il ne faut pas contrarier les lubies des êtres singuliers que sont les blancs.
Berlon partit pour France, un matin de mars, à cinq heures. Il faisait un temps assez désagréable, presque de saison froide. Lerika, le brouillard humide, tombait comme au mois de juillet, et les rares voyageurs senveloppaient de manteaux, avant de monter en automobile. Zanamanga avait accompagné son ami. Quand lautomobile démarra, pour plonger dans la descente vers la route de lEst, Berlon avait le visage inondé de larmes, et la ramatou pleurait aussi comme une petite fille. Elle était stupéfiée de chagrin ; elle resta un bon moment immobile, regardant vers lEst le brouillard maintenant rose, pendant que le vent frais séchait les larmes sur ses joues. La corne de lautomobile poussait dans la brume des appels de plus en plus sourds ; il lui semblait que Rabéry, comme elle appelait familièrement Berlon, était déjà loin, si loin, vers Touamasina, où lattendait le grand bateau pour lemmener vers le pays des vazaha. Son amie Ranourou, qui ne lavait pas quittée, lentraîna doucement par la main vers la rue Amiral-Pierre, et les deux femmes tournèrent le dos à la route de lEst. Elles allèrent chez Zanamanga, qui disposait encore pour quelques jours de la maison de son vazaha, elles rangèrent toutes les affaires, les jupons, les robes, les lambas, les dentelles et les paires de chaussures, dans plusieurs soubika, quun bourjane emporta sur lépaule, ficelées aux extrémités dun bambou ; puis lamie rentra chez elle, et Zanamanga sen fut tranquillement à la maison de ladministrateur Renouard. Elle avait rendez-vous avec lui pour aller déjeuner à Ilafy. Cétait le probable successeur de Rabery. Il la sollicitait depuis plusieurs semaines ; elle était résolue à tenter en sa compagnie lessayage préliminaire de tout mariage malgache. Il habitait une petite maison au pied de la colline dAmbouhidzanahary, à louest de Mahamasina. À lentrée du sentier, sous les lilas de Perse, stationnait un pousse-pousse à deux places, commandé pour la promenade. Il était huit heures passées ; le temps sannonçait très chaud. On partit de suite, et le pousse, longeant le petit lac dAnousy, fila par la Route Circulaire, à bonne allure. La capote était relevée ; sur le devant une rabane tombait, sous prétexte de garantir du soleil, en réalité pour dissimuler le couple aux regards indiscrets des passants. Le vazaha parlait de choses indifférentes, tâchait de faire rire Zanamanga. Dès quon eut dépassé Ankadifoutsy, il passa le bras autour de sa taille et lui murmura les mots amoureux quon dit aux ramatous en pareille circonstance. Elle se laissait faire, décidée au prochain abandon de sa personne ; cétait là du reste un détail de si peu dimportance quelle ny songeait pas. Elle pensait plutôt à sa future position. Serait-elle brillante ? Y aurait-il de sérieuses économies à réaliser ? En Houve pratique, elle soccupait depuis longtemps dassurer son avenir. Elle achetait des bufs, des rizières, même des cases. Dans le quartier dAmbanidia elle possédait une maison louée à des Européens et deux maisons malgaches à Ambouhidzanahary. Une grande rizière se trouvait à vendre au lieu dit Ankouroundranou, non loin de la route de Majunga, où déjà elle avait des terrains. Il lui manquait une trentaine de piastres pour faire cette acquisition, mais il fallait se hâter, car on se disputait les bons emplacements, si près de Tananarive. Elle regardait le vazaha dun il absent, quil jugeait noyé de langueur, et elle pensait à la rizière dAnkouroundranou, tandis que lui, dévoré de désirs, croyait quelle sabandonnait.
À Ilafy, on descendit dans la maison en briques cuites dun marchand houve, presque toujours absent pour son commerce. Sa femme et ses enfants habitaient le premier étage, et une des deux chambres du bas était à la disposition des étrangers de passage. Le mobilier en était sommaire : un lit malgache, avec une paillasse de rafia, recouvert dune belle natte neuve, une petite table carrée et deux chaises ; aux murs, quelques images de piété données par les Monpères, et deux chromos, Édouard VII et sa famille, cadeau dun missionnaire anglais, et le portrait du général Galliéni. Zanamanga avait de vagues relations de famille avec la propriétaire de la maison : on échangea les salutations dusage. Elle connaissait aussi la chambre ; elle y était venue deux ou trois fois avec Rabery
ou avec dautres. Rien nétait changé, sauf la natte qui couvrait le lit. La propriétaire, par délicatesse, la renouvelait pour chaque visiteur. Le cuisinier de Renouard et son boutou avaient déjà pris possession de lautre pièce du rez-de-chaussée, pour préparer le sakafy. Le vazaha déclara quon mettrait la table quand le repas serait prêt, et renvoya tout le monde. Quand il rappela le boutou pour dresser le couvert, la natte du lit était un peu froissée, Renouard soccupait beaucoup moins de Zanamanga que tout à lheure, et beaucoup plus du déjeuner. Ce fut la journée de leurs noces. Rien ne la distingua des parties fines de ce genre que font à Ilafy, pendant les dimanches de la saison fraîche, ramatous et vazaha. Eux-mêmes y revinrent, mais en bande, à la rigolade. Dans leur jour dessai, ils sennuyèrent plutôt, car ils navaient pas grandchose à se dire, entre deux étreintes, et on a vite fait le tour dllafy, à si petits pas quon se promène.
Lexistence de Zanamanga ne fut pas changée dune manière appréciable. Renouard, Ranouarou, comme elle disait en son parler enfantin, paraissait aussi épris que Rabery. Avec ce quil lui donnait, augmenté du casuel, elle continuait ses placements en biens-fonds, depuis longtemps elle avait acquis la grande rizière dAnkouroundranou, et elle méditait lachat dune maison à Mahamasina, dune maison louée trente francs par mois.
Zanamanga était peut-être moins jolie quau départ de Berlon ; elle engraissait, comme beaucoup de femmes houves après vingt ans ; ses traits sépaississaient légèrement. Mais elle restait très désirable et gardait une cote excellente au marché des ramatous tananariviennes. Elle en abusait avec un cynisme queussent envié, au pays des vazaha, maintes professionnelles. Elle était passée maîtresse dans lart de tromper son amant, sans quil en eût le moindre soupçon ; peu de ses amies enflaient plus quelle leur note mensuelle au Louvre, et Renouard avait consenti à lui commander des robes à Paris. Cétait, pour une ramatou, la consécration définitive. Zanamanga nen avait pas besoin ; mais, de ce jour, toutes les femmes blanches soccupèrent de ses faits et gestes, redirent aux mille échos de leurs salons les bons tours quelle jouait à ces messieurs. Le pauvre Renouard était plus aveugle que le mari le plus cocu de la ville, et Dieu sait si cette espèce était bien représentée. Le tarif de la demoiselle était très abordable : un louis, et quarante sous à la mère Lejeune qui servait dintermédiaire. Par quoi cette guenon habillée en Européenne pouvait-elle bien séduire les hommes ? Cest ce que ces dames se demandaient dans les réunions mondaines et les five oclock. Elles ne trouvaient pas de réponse satisfaisante. Cependant Zanamanga restait à la mode, et ses rendez-vous faisaient prime. On citait delle des traits glorieux.
À un moment où les bas de soie noire pour dames manquaient à Tananarive, le Louvre en avait reçu deux douzaines : Zanamanga les avait tous pris au déballage, à dix francs la paire.
Un matin elle avait gagné sans chemise quelques piastres quaussitôt elle échangea contre une chemise de soie merveilleuse. En rentrant elle neut rien de plus pressé que de la montrer étourdiment à son vazaha.
Mais tu mas dit hier que tu navais plus un sou. Avec quoi donc as-tu acheté ça ?
Cest vrai, je navais plus dargent. Mais jai emprunté quatre piastres à mon amie Raketa, pour acheter cette chemise. Donne-les-moi, je dois les lui rendre cet après-midi.
Pour une soirée de bienfaisance au théâtre de Tananarive, elle demanda à Renouard le prix dune loge de vingt francs. Elle se fit encore offrir la même loge par quatre autres vazahas, avec qui elle avait eu des relations aimables. Enfin elle ne paya pas ces places pour lesquelles elle avait reçu cent francs ; car le coupon lui en fut donné par un Malgache, employé au théâtre, à qui elle avait accordé ses faveurs.
Ses compatriotes eux-mêmes, dont la morale est pourtant facile, la jugeaient sévèrement et eussent souhaité lui voir une conduite plus décente avec un vazaha si généreux. Ils estimaient surtout quelle saffichait trop, car pour eux le scandale est pire que la faute.
Cependant les huit mois de congé de Berlon étaient écoulés. Par une chance inespérée, il fut affecté de nouveau à Tananarive. Il ne revenait pas guéri de sa passion pour Zanamanga, mais anxieux de savoir si sa maîtresse consentirait à reprendre la vie dautrefois. Il nignorait pas quil avait eu un intérimaire, de bons amis navaient point manqué de le renseigner là-dessus. Du reste, daprès la coutume malgache, ce genre dinfidélité est légitime : jadis, quand un Houve quittait lImerina et sen allait au delà des douze montagnes pour un temps plus ou moins long, il pouvait contracter un mariage provisoire dans le lieu où il sétablissait, et sa femme, restée sur les plateaux, avait le droit de choisir un amant sans encourir le moindre blâme. Zanamanga, qui était la femme malgache de Berlon, devait donc, daprès les murs du pays, reprendre avec lui la vie commune, à son retour. Pourtant elle hésitait : les deux vazaha étaient aussi épris delle lun que lautre ; labsent avait des droits antérieurs, la jeune femme ressentait pour lui une secrète préférence ; par contre sa vie était arrangée avec lautre, qui avait autant dargent et plus de complaisance ; il laissait sa ramatou plus libre que ne le faisait Berlon, surveillait moins ses faits et gestes, lui épargnait dinutiles scènes de jalousie. Finalement elle se décida pour son ancien amant, beaucoup par crainte dinterminables querelles, un peu par un sentiment daffection fondé sur de vieilles habitudes.
Renouard fut dans la consternation : il ne pouvait se consoler à lidée de perdre sa maîtresse, et il sentait les obscures raisons pour lesquelles son rival était préféré. Lui-même sétait considéré toujours comme lamant momentané de Zanamanga, dont Berlon était le légitime propriétaire. Il essaya dobtenir la promesse de futurs partages, mais la ramatou sy refusa obstinément : comme dit le proverbe malgache, une femme ne peut pas porter sur sa tête deux cruches à la fois.
Berlon avait chargé Zanamanga de louer en son nom leur ancienne case demeurée vacante, dy installer quelques meubles laissés chez elle, dengager un boutou, un cuisinier, une maramita ; il rentrerait ainsi chez lui comme sil navait jamais quitté Tananarive, ni sa ramatou, et il lui serait plus facile de ne pas penser à ce que celle-ci avait pu faire pendant huit mois. Elle demeura très affairée, pendant une semaine, par tous ces préparatifs, et sinstalla dans son futur chez elle, au grand désespoir de Renouard. Il aurait voulu la garder jusquau dernier jour, jusquà la dernière minute. Il éprouvait un véritable chagrin, puéril dans ses manifestations. Ce colonial de trente-cinq ans, anémié et sans énergie, avait les émotions dun garçon de dix-sept ans, lâché par sa première maîtresse. Il gardait, comme des reliques, les derniers gants portés par Zanamanga, un ruban de velours jaune qui avait touché son cou. Il lui avait demandé la tabatière en argent où elle mettait son tabac à priser ; en échange, il lui avait fait faire, chez un bijoutier indien, une petite boîte dor. Enfin, Zanamanga lui avait amené solennellement, le jour de son départ, une cousine à elle, qui lui ressemblait un peu, et, sur la demande expresse du vazaha, la nouvelle ramatou avait revêtu une vieille robe de laimée, pour faciliter lillusion. Toutes deux se prêtaient complaisamment à ces enfantillages, lune indifférente, lautre heureuse de voir que ses affaires sarrangeaient, quil ny aurait pas de scène violente entre ses vazaha. Du reste les ramatous ne sétonnent jamais daucune excentricité ; quand elles ne comprennent pas, elles se disent simplement : ce sont murs dEuropéens.
Le jour de larrivée de lautomobile, vers quatre heures de laprès-midi, Zanamanga se rendit place Colbert, en face de la poste, et patiemment elle attendit. Elle avait emmené sa mère, pour éviter les intrigues indiscrètes, et parce quil était plus convenable que cette vénérable matrone la remît entre les mains de son époux vazaha. À quatre heures lautomobile fut annoncée. Des Européens agités et quelques chiens circulaient parmi la foule malgache, immobile et silencieuse. Zanamanga et sa maman, drapées dans leurs lambas, ne bougeaient pas plus que deux statues blanches. La rusée ramatou avait renoncé pour ce jour aux colifichets dEurope et repris le vêtement des ancêtres, car elle savait ainsi paraître plus simple et séduire davantage son amant. On entendit la corne de lauto ; un ronflement sourd monta de la rue et soudain la grande voiture surgit, à toute allure, décrivit une courbe, se rangea près du trottoir. Berlon descendit un des premiers ; il serra en hâte quelques mains, et dun regard anxieux fouilla la place encombrée ; un de ses collègues, devinant sa pensée, lui toucha le bras et du geste indiqua le bazar Bonnet. Au coin de la grande maison à coupole, Berlon vit deux silhouettes blanches, debout près dun pousse à la capote relevée. Il les reconnut toutes deux, lune surtout, si familière et si chère ; sans plus voir personne, il marcha vers elles, il dit vite bonjour, en malgache, à sa belle-mère et aux bourjanes, les mêmes quil avait eus à son précédent séjour ; puis, prenant Zanamanga par la main, il monta dans le pousse. Léquipe, excitée par lespoir du cadeau de bienvenue, partit au grand trot, le long de la rue Amiral-Pierre, pleine de monde : cétait un dimanche, jour de courses ; le tout Tananarive allait à lapéritif-concert, chez Martel. Les gens se demandaient avec curiosité qui était ce nouvel arrivant, habillé de kaki et tout poussiéreux, déjà en puissance de ramatou. Lui ne voyait rien, il ne regardait même pas Zanamanga, il éprouvait une joie physique à se sentir auprès delle ; une émotion indéfinissable, augmentée par la fatigue du voyage et les trépidations de lauto, obscurcissait délicieusement sa faculté de penser. Il se sentait chez lui, il revivait sa vie normale, après avoir été dépaysé pendant huit mois sur des paquebots, ou dans des hôtels sans confort, à Paris et à Vichy. Maintenant il était revenu dans sa ville, dans la Ville Rouge aux mille cases, où les Imériniennes aux lentes caresses savent dompter et endormir le cur lassé des hommes de lautre hémisphère. Zanamanga babillait et de sa voix denfant disait des paroles insignifiantes, qui ravissaient Berlon. Il nen écoutait pas le sens quelconque, mais seulement le son harmonieux et doux, pareil aux sons menus et frêles des valihas qui chantent dans les soirs frais de lImerina.
Cependant son cur tourmenté dhyperboréen ne savait pas se complaire longtemps dans les joies simples ; ses ancêtres brutaux et batailleurs avaient mis dans son sang des ferments de haine, de jalousie, de vaine agitation. Au lieu de se laisser vivre dans la paix rose de ce soir damour, près de la femme-enfant, il eut des pensées inquiètes.
Combien de fois mas-tu été infidèle, méchante, pendant que jétais parti pour France ?
La ramatou ne comprit que le sens superficiel de ces paroles ; elle songea en elle-même quelle serait bien incapable, le voulût-elle, de compter les infidélités faites à son amant ; elle répondit, pour flatter les secrets désirs du vazaha et détourner le cours de ses idées tristes :
Mais je ne tai pas trompé, Rabéry. Ma mère ma amenée dans ta maison pour être ta femme, et, depuis, je ne connais pas dautres hommes que toi.
Ne mens pas, je ten supplie. Je sais bien que tu tes mise avec Renouard pendant ces six mois
Si tu le sais, pourquoi me le demandes-tu ? dit Zanamanga de sa voix denfant. Et elle se pelotonna contre lui, en souriant. Ce sourire, par les yeux de Berlon, coula dans tout son cerveau fatigué et malade, comme une onde limpide et purifiante ; de nouveau il se sentit heureux de vivre et de ne plus penser à rien.
Grandeur et décadence de Rakoutou Samuel Violhardy
Rakoutou Louis-de-Gonzague Samuel Violhardy errait tristement, aux abords de la Douane, sur les quais de Tamatave. Il avait faim, nayant rien mangé depuis la veille quun peu de riz ; et il était découragé, car il avait la promesse dun emploi du Fandzakana, mais après deux mois dattente il ne voyait rien venir.
En dix ans il avait essayé de tous les métiers : il avait été vendeur aux Magasins du Louvre, et congédié pour indélicatesse, comptable chez un loueur de pousse-pousse, et remercié pour dissimulation de bénéfice, gardien chef du musée de Colonisation, et licencié par suppression demploi ; entre temps il sétait fait domestique, chasseur dhôtel, même il avait aidé à décharger des chalands. Partout la malchance le poursuivait ; cependant il avait une belle écriture ; ancien élève des Frères, il lisait et parlait correctement la langue des vazaha.
Du reste navait-il pas dans les veines du sang blanc ? Son grand-père, qui sappelait Violhardy, était un peu noir de peau, mais citoyen français de la Réunion, métis dune femme cafre et dun Bourbonnais. Celui-là sétait établi à Tamatave, où il avait vécu en concubinage quasi-légal avec une ramatou betsimisaraka ; il en avait eu un enfant, quil avait reconnu : Samuel Violhardy, baptisé protestant, parce quà cette époque les Anglais faisaient la loi dans la grande île et que leurs missionnaires tenaient partout le haut du pavé. Lui-même était né des amours légitimes de Samuel Violhardy avec une Houve, fille dun commerçant indigène, et il ajouta au nom de Samuel Violhardy, celui de Louis-de-Gonzague, parce que sa mère avait embrassé la religion des Monpères. De plus ses compatriotes malgaches lavaient appelé Rakoutou, à cause de sa petite taille. Cette pluralité de noms lui avait été commode ; elle lui avait permis de dissimuler parfois son identité, au moins à la police. Il avait été connu sous le prénom de Rakoutou chez le loueur de pousse-pousse, sous celui de Samuel au Louvre, sous celui de Louis-de-Gonzague au musée de Colonisation. Maintenant quil briguait un emploi élevé du Fandzakana, il sappelait Violhardy, comme lancêtre vazaha, et son casier judiciaire était redevenu vierge.
Il entra dans la maison démontable qui sert de bureau à la Douane, et sinforma : justement sa nomination venait darriver. Il était aide-magasinier de troisième classe à la direction de Tamatave, aux appointements de trente francs par mois. Tout de suite il courut se commander un uniforme, huit boutons sphériques de métal blanc sur un dolman de toile. Le Chinois lui fit crédit, sur lannonce de son accession à un emploi du Fandzakana. Puis Rakoutou rentra chez lui, pour prévenir sa ramatou, Zazafina Victoire Ranourou ; elle était métisse non reconnue dun Bourbonnais et dune Betsimisaraka, elle avait été élevée par sa mère à la mode indigène et parlait très imparfaitement le français, nayant guère fréquenté lécole. Il lavait épousée sans témoins ni notaire, à la mode malgache, lorsquil sappelait Rakoutou, et lavait gardée, en reprenant le nom de Violhardy, parce quelle avait dans les veines du sang bourbonnais et quelle était ménagère économe. Ce jour-là on fit bombance ; un parent de Zazafina ouvrit un crédit honnête sur la future solde de lemployé.
Une vie nouvelle, vie de satisfaction et de bien-être social, commença pour Violhardy et sa femme. Le bonheur na pas dhistoire : pendant sept ans, laide magasinier présida au rangement des caisses manipulées par les bourjanes dans les entrepôts de la Douane ; au bout de trois ans, il était passé de deuxième classe, de première après trois autres années ; il envisageait lespoir dêtre magasinier titulaire. Les Malgaches se montraient pleins de respect à son égard ; les créoles eux-mêmes lui témoignaient une certaine considération, parce que le sang blanc des Violhardy coulait dans ses veines, et quil est prudent davoir des relations à la Douane.
Sur ces entrefaites, le Fandzakana créa des gouverneurs indigènes, et demanda aux assemblées des villages ou Foukounoulouna de les choisir. Tamatave désigna Violhardy. Il était devenu très populaire parmi les Malgaches sous le nom de Raviolaridy, forme houve de Violhardy, dont les vazaha, irrespectueusement, avaient fait Ravioli. Donc Ravioli, élu du peuple tamatavien, alla demander conseil à son chef, le préposé des Douanes.
Accepte, ô Ravioli. Tu auras cent vingt francs de solde, sans compter la gratte
Seulement rappelle-toi que trop gratter cuit
Ravioli ne savoura pas la finesse de ce conseil, mais il sen appropria la lettre. Devenu gouverneur principal de la deuxième ville de Madagascar, il rançonna ses compatriotes, sans pitié ni merci ; en trois ou quatre ans il acquit des rizières, des bufs, des maisons, et une somme rondelette en piastres. De sourdes haines saccumulaient contre lui ; cependant nul nosait jeter la première pierre, et il continuait de prévariquer. Bientôt il fut très riche. Un seul point le tracassait : il était assoiffé de considération ; or les indigènes lui rendaient les plus grands honneurs, mais les Européens et même les créoles le traitaient sans le moindre respect ; ils allaient jusquà le tutoyer. En ces conjonctures pénibles, le sang de lancêtre Violhardy bouillait dans ses veines, mais lhumeur tranquille des grandmères cafres ou malgaches remettait tout en équilibre, et le gouverneur principal se rattrapait sur ses administrés des injures de ses supérieurs.
Un beau matin, au commencement de 1906, ladministrateur-maire le fit appeler et lui dit :
Veux-tu faire un tour en France aux frais du Fandzakana, Ravioli ? Le gouverneur général a décidé dans sa sagesse denvoyer deux ou trois Malgaches de marque à lExposition de Marseille. Tu me parais tout à fait propre à représenter chez nous tes congénères. Est-ce dit ?
Le gouverneur principal eut une seconde dhésitation. Quitter Tamatave pouvait être dangereux : ses ennemis ne profiteraient-ils pas de son absence pour révéler à ladministration certaines choses quil valait mieux tenir cachées ? Dautre part sa vanité le poussait à accepter denthousiasme : limportance même de la mission était pour lui une garantie de sécurité ; il dit oui.
Un mois plus tard, il sembarquait sur le paquebot des Messageries Maritimes à destination de Marseille. Auparavant il avait tiré de la situation tout ce quelle pouvait comporter pécuniairement davantageux ; il avait pressuré ses administrés pour que leur délégué fît bonne figure au pays des vazaha. Chacun avait été taxé selon ses ressources : tel avait dû donner dix sous, tel autre dix francs. Lensemble constituait un pécule respectable, argent de poche du ménage Violhardy ; car M. le gouverneur emmenait à ses frais en France la compagne de ses mauvais jours ; elle avait été à la peine, il était juste quelle fût à lhonneur.
Sur le bateau, on soffrit le supplément de la 1re classe, seule digne dun gouverneur principal de Tamatave. Justement il y avait très peu de monde ; par suite dun éboulement sur la ligne du chemin de fer, les voyageurs de Tananarive étaient restés en détresse et avaient manqué le paquebot ; à Zanzibar et à Mombasa, on embarqua un fort lot dAnglais et quelques globe-trotters peu au courant des choses coloniales. Le gouverneur principal de Tamatave et Mme Violhardy, voyageurs de première, firent une grande impression sur ces Européens candides. La dame sans doute manquait parfois de distinction, et, à table, elle montrait de bizarres ignorances ; mais elle avait un type malais si étrange ! Quant à Violhardy, habile à profiter de ses avantages, il jouait au nabab ou au radjah. En quelques jours il eut séduit un ménage français qui voyageait pour la seconde fois seulement hors dEurope.
M. Durand était un riche industriel de la Basse-Normandie ; aucun snobisme ne lui était étranger : il possédait une écurie de courses, une maîtresse dans un petit théâtre de Paris, il avait fait son voyage de noces en Égypte, au temps où cétait un rite de la mode ; il venait de soffrir un mois de tourisme dans la région des grands lacs, en Afrique Orientale, non pas quil aimât follement la chasse, mais tout le monde ne sest pas trouvé dans le cas davoir au tableau un éléphant, un zèbre, une girafe ou un lion. Sa femme et lui jugèrent fort original de se lier avec un ménage de lespèce des Violhardy, avec une sorte de prince des îles lointaines, qui comptait parmi ses ancêtres des pirates et des femmes sauvages. On invita les Violhardy pour lautomne au château de la Rochecize, dans le Calvados, et on se sépara, les meilleurs amis du monde, à Marseille.
Les Violhardy connurent en France les joies de la civilisation : ils faillirent être écrasés par des véhicules de toutes sortes, ils furent volés dans les endroits dits de plaisir, des aventuriers leur empruntèrent de largent. Ils éprouvèrent des jouissances sans cesse renouvelées à se faire servir, eux Malgaches, par des vazaha dans les restaurants, les cafés et les hôtels. Ils se complurent à être insolents avec des blancs quils payaient, à se faire encenser par des mendiants ou des camelots. Ils visitèrent la capitale, furent flattés de la curiosité quils inspiraient aux foules de Paris, plus badaudes que celles de la Canebière. Enfin ils songèrent à faire aux Durand la visite promise.
Violhardy avait conservé les habitudes administratives de Madagascar : il jugea poli, avant son départ, de prévenir les autorités du pays où il se rendait. Il savait que les préfets de France correspondent aux administrateurs coloniaux. Il écrivit donc au préfet du Calvados quil irait dans son département, passerait une semaine au château de la Rochecize, où il était invité, quauparavant il aurait lhonneur de consacrer une journée à la capitale de la Basse-Normandie ; et il signa : Violhardy, gouverneur principal de Tamatave, délégué officiel de la colonie de Madagascar et dépendances à lExposition de Marseille.
En recevant cette missive, le préfet de Caen fut étonné, puis perplexe. Ce Violhardy semblait un personnage, dautre part il fallait être prudent par ces temps de mystification. Dabord, pour sassurer de lexistence et de la qualité de Violhardy, il fit télégraphier durgence à M. Durand et au ministre des Colonies. M. Durand répondit par une dépêche de deux cent quarante-sept mots : il racontait les charmantes relations quil avait eues à bord du Melbourne avec le ménage Violhardy, confirmait linvitation à la Rochecize, en y priant également le préfet. Du ministère des Colonies vint une dépêche de onze mots ainsi libellée :
« PRÉFET CAEN.
« Violhardy, gouverneur principal Tamatave, officiellement délégué Madagascar Exposition Marseille. »
Le préfet regretta de navoir pas eu affaire à un Lemice-Terrieux. Il manda son chef de cabinet pour régler la réception Violhardy. La cérémonie officielle simposait ; dautre part il fallait se garder de faire trop. Quelle était au juste la situation de ce Violhardy ? Que diable ! Le ministère des Colonies aurait pu être plus prolixe, préciser le rang et la catégorie de ce personnage. Était-ce un parent de lex-reine ? Comment lavait-on reçu à Paris ? Fallait-il envoyer le chef de Cabinet à la gare, atteler le landau officiel, mobiliser la musique des pompiers ? Le chef de Cabinet conseilla le cérémonial moyen, réservé aux ministres plénipotentiaires des puissances de troisième ordre et aux délégués des républiques Sud-Américaines. Le préfet prit sa plume administrative et écrivit :
« Monsieur le Gouverneur Principal,
« En ma qualité de représentant de la République, je serai heureux et fier de recevoir à Caen léminent délégué de notre sympathique et belle colonie de Madagascar. Faites-moi lhonneur de me prévenir du jour et de lheure de votre arrivée, et recevez lexpression de mes sentiments les plus distingués. »
Puis on régla le cérémonial de la journée : le préfet attendrait chez lui, le chef de Cabinet irait en landau recevoir M. Violhardy à larrivée du train ; la Fanfare Normande, toujours heureuse de se montrer, jouerait une marche ; il y aurait un déjeuner de douze couverts à la Préfecture, puis le préfet et le gouverneur de Tamatave feraient un tour en voiture ; le soir après un dîner intime on assisterait à la représentation ordinaire du théâtre municipal.
Un matin donc, par le rapide, le ménage Violhardy fit son entrée à Caen. La musique, massée sur le quai, entama la Marseillaise au moment où la machine sengagea sous le hall. Le chef de Cabinet se précipita au marchepied du compartiment de 1re, doù descendaient les deux Malgaches. Il offrit la main à Zazafine et souhaita la bienvenue au nom du préfet. On sortit de la gare au milieu dune haie de curieux, qui applaudirent en voyant paraître Violhardy, plutôt bronzé que noir, le monocle à lil, vêtu dun pantalon gris et dune redingote beige. À la Préfecture, le déjeuner ne fut pas des plus gais. Mme Violhardy ne disait rien, Violhardy pas grandchose. En vain le préfet et la préfète utilisèrent tout ce quils savaient sur Madagascar, sur lAfrique, sur lExposition de Marseille. Leurs invités restaient mornes, en gens peu habitués aux solennités dune réception européenne. Le préfet sentit quil avait pris trop au sérieux ce demi-civilisé ; il se trouva fort ridicule davoir mobilisé une fanfare et sorti largenterie administrative. Mais le vin dhonneur était tiré : il fallait le boire. Le café et les liqueurs expédiées, on confia de nouveau le ménage Violhardy au chef de Cabinet ; ils remontèrent dans le landau de gala, et on donna lordre au cocher de faire durer la visite de la ville jusquà lheure du départ du train de la Rochecize.
En même temps, le préfet, par un télégramme, prévint M. Durand de larrivée de ses hôtes :
« Pris dune indisposition subite, regrette infiniment pouvoir pas être des vôtres demain. Gouverneur Tamatave pressé par le temps part dès cet après-midi, train quatre heures, pour Rochecize. »
Au château des Durand, tout se passa bien. On exhiba le ménage Violhardy à des invités de marque. Ceux-ci contemplèrent longuement les deux Malgaches de face, de trois quarts, de profil. Puis, comme il était difficile déchanger des impressions avec ces aborigènes dune île lointaine, on revint aux distractions plus banales du flirt, du bridge ou du tennis. Les maîtres de la maison, au bout dun jour, se trouvèrent embarrassés de leurs hôtes exotiques et furent heureux de les voir abréger leur visite. Car eux aussi, gênés, mal à laise, naspiraient quà partir. Le surlendemain, ils étaient de retour à Paris.
Leur bourse était presque vide ; leurs cerveaux commençaient à sobnubiler sous le choc de tant dimpressions nouvelles. Ils en avaient assez du pays des vazaha. Attristés par les foules noires qui circulaient dans les rues, écrasés par la hauteur des grandes maisons mornes, effarés par la hâte et lindifférence des passants courant à leurs affaires ou à leurs plaisirs, ils regrettaient la paix des maisons basses en bois dans les vertes avenues de Tamatave, les siestes paresseuses dans lombre des varangues profondes, la bonne lumière et la douce chaleur épandues sans fin par le soleil des tropiques.
Soudain, avec la mobilité dimpressions des demi-civilisés, ils passèrent de lenthousiasme au désenchantement ; une tristesse nostalgique les tint jour et nuit perdus dans le rêve du retour ; ils eurent quelques accès de fièvre et crurent quils allaient mourir. Ils demandèrent leur rapatriement pour raison de santé, et sembarquèrent sur le premier paquebot en partance.
Mais les scrupules quavait éprouvés Violhardy à quitter Tamatave ne se trouvèrent que trop justifiés. Pendant son absence, les langues sétaient déliées. Une enquête sur certains agissements indélicats, ordonnée par ladministrateur, navait laissé aucun doute sur sa culpabilité. Lorsque le bateau portant les Violhardy et ce qui restait de leur fortune, mouilla un beau matin en rade de Tamatave, la première embarcation qui toucha le bord après celle de la Santé, fut une baleinière du port arborant le pavillon tricolore. Le commissaire de police monta sur le navire avec deux agents indigènes et sassura de la personne du gouverneur principal, inculpé de faux et de concussion.
Il fut condamné sous le nom de Louis-de-Gonzague Rakoutou, à deux années demprisonnement. Lorsquil eut fini sa peine, il redevint Samuel Raviolaridy, renonça aux affaires publiques, et, avec ce qui lui restait de bien mal acquis, alla cultiver ses ananas et ses cocotiers à Ampanalana, non loin de Tamatave.
Lenfant dargile
Raketaka, du village dAmbalatsiraka, était femme de chef. Fille dun oumbiasy jadis réputé, venu du pays Antaimourou, elle hérita dune partie des secrets de son père, et les femmes stériles venaient la consulter pour avoir des enfants. Elle leur vendait très cher les oudy efficaces, elle leur disait les rites à observer avant de se livrer à lhomme qui devait les rendre mères, elle leur faisait les massages mystérieux qui préparent la chair, afin que le germe pénètre jusque dans luf-de-la-Vie. Car un Zanahary habitait en son corps, agissait par ses mains, parlait par sa bouche.
Les affaires du ménage prospéraient, grâce à la situation du mari et au savoir de la femme, lorsquune vieille, par jalousie, répandit de mauvais bruits sur eux. La science léguée par loumbiasy à sa fille était mise en doute. Que pouvaient valoir contre la stérilité les remèdes et les massages dune femme qui, mariée depuis sept années, navait pas denfants. Si un Zanahary habitait en elle, cétait un être sans puissance : on navait que faire de le consulter.
Bientôt la clientèle diminua ; certaines femmes dAmbalatsiraka ne craignirent point daller chez la vieille femme envieuse, qui, elle aussi, vendait des oudy pour la fécondité. Raketaka essayait en vain de rétablir son influence ; à tout ce quelle pouvait dire on répondait : « Comment se fait-il que toi-même tu naies pas denfants ? »
Elle tenta de devenir enceinte, elle demanda la maternité à son mari, à dautres hommes qui étaient déjà pères. Elle se rendit secrètement à la pierre Ambatoubévouka, lénorme roche en forme denclume, ointe de graisse et de miel, qui repose sur une autre pierre ronde au sommet de la montagne dAntanetibé. Après avoir sacrifié une poule blanche, elle frotta son ventre nu sur le fétiche vénérable, poli par les attouchements ; avec le sang de la poule, répandu sur Ambatoubévouka et mêlé de graisse, elle oignit les organes mystérieux par où les femmes deviennent mères. Mais elle attendit en vain les signes de la maternité. Les gens du village commençaient à se moquer delle ouvertement, et personne ne venait plus lui acheter des oudy.
Elle comprit quil fallait frapper un grand coup. Un jour elle annonça quelle était enceinte, et, après avoir eu tous les signes extérieurs de la grossesse, elle accoucha de deux enfants jumeaux. Aucune sage-femme, aucune personne de la famille ne lavait assistée. Laccouchement avait eu lieu quelques jours avant le moment attendu, une après-midi, pendant que son mari était aux rizières.
Lun des enfants, disait-elle, était fils du Zanahary qui habitait en son corps et lui donnait le pouvoir de rendre fécondes les femmes, tandis que lautre avait été engendré par son mari. Personne du reste ne pouvait les voir, pas même lépoux de Raketaka ; elle proclamait que cétait fady ; en violant la défense du Zanahary, on sexposerait à faire mourir les jumeaux. Personne non plus ne les entendait pleurer : elle avait tapissé dune double épaisseur de nattes la pièce où elle sétait enfermée.
Le vingt-huitième jour, on se prépara, selon la coutume du pays, transmise par les aïeux, à faire sortir la mère avec ses deux enfants ; le village entier était en fête, car la bénédiction des ancêtres sétait manifestée par la naissance miraculeuse de deux jumeaux. Pour la cérémonie, le mari fit attacher deux bufs noirs tachés de blanc au poteau du Sikafara. Mais, quand on ouvrit la porte de la case pour appeler Raketaka et la conduire en pompe à la grande Fourche-des-Offrandes, où devaient être sacrifiées les victimes, la femme annonça que son Zanahary venait denlever lun des deux jumeaux. On lâcha aussitôt lun des bufs et on tua lautre pour en distribuer la chair, selon le rite, aux gens du village, daprès leur degré de parenté et leur caste. Puis on alla chercher lenfant, et tout le monde sempressait afin de contempler le fils merveilleux que le dieu de Raketaka lui avait donné. Mais Raketaka, entrée seule dans la chambre, sortit portant sur son dos, à la mode malgache, un petit être complètement enveloppé dans les plis du lamba. Personne, affirmait-elle de nouveau, navait le droit de le regarder : cétait défendu par le Zanahary, et, si on enfreignait le fady, lenfant mourrait.
Donc ce jour et ceux qui suivirent, elle portait seule son petit, en le dissimulant à tous les yeux. Les gens du village croyaient fermement que cétait bien le fils du Zanahary, le mari et les frères de la femme comme les autres. La clientèle revint à Raketaka, plus nombreuse que jamais, et la vieille rafoutsibé, ennemie de la prospérité du ménage, se consumait de jalousie. Les choses allèrent ainsi pendant sept mois. Quand Raketaka sortait seule, elle fermait avec soin la porte de la case ; lorsquelle portait son enfant, elle le cachait tout entier dans les plis du lamba. Pas une fois quelquun nentendit crier ou pleurer le bébé. Alors des bruits malveillants recommencèrent à circuler. Certains prétendirent que Raketaka navait jamais été enceinte, quelle avait feint daccoucher, quelle faisait semblant depuis sept mois de nourrir et de porter un enfant. Les gens dAmboudivouhitra, village situé à louest dAmbalatsiraka, firent même un pari avec lun des frères de la femme. Celui-ci sengagea à tuer un buf pour eux, si le fils de sa sur nexistait pas. Il était difficile de sen assurer, puisque la mère ne consentait sous aucun prétexte à le laisser voir. Le pari avait donc chance de nêtre pas réglé de longtemps, mais ceux dAmboudivouhitra, qui voulaient leur buf, sadressèrent au Fandzakana. On dénonça les agissements de Raketaka, on supplia ladministrateur de procéder à une enquête, pour savoir si lenfant existait ou non, et faire cesser le scandale. Comme homme, ladministrateur sourit de lhistoire ; comme chef de district, il enregistra la plainte ; comme juge à compétence étendue, il ouvrit une enquête contre la femme X
pour pratique de sorcellerie. Et dabord il ordonna que comparaîtrait en sa présence la nommée Raketaka avec son enfant. On envoya, pour la chercher, deux miliciens. Le lendemain soir Raketaka faisait son entrée dans le chef-lieu du district, portant sur son dos lenfant du mystère. Il était tard, et M. lAdministrateur recevait ce soir-là. On remit à vingt-quatre heures la comparution. La femme, avec son fils, fut hospitalisée chez le gouverneur indigène. Elle eut soin de pisser dans le lit, pour marquer la présence dun bébé en bas âge. Le matin, vers huit heures, on vint la prendre et on la mena aux bureaux du district. Le vazaha lui dit :
Montre ton enfant ?
Il est fady, même pour un vazaha, de voir mon enfant, répondit la femme, car cest défendu par le Zanahary.
Il faut pourtant que je le voie, insista-t-il, faisant signe à un milicien. Celui-ci enleva brutalement le lamba qui couvrait lenfant, sans que Raketaka osât faire le moindre geste de protestation ; et le poupon supposé une poupée informe alla sécraser par terre. La tête et le cou étaient en argile, le front se hérissait de poils roussâtres empruntés à la queue de quelque vache ; le corps et les pieds étaient en son cousu dans de la toile, les bras et les mains en terre rouge mêlée de suie. À la vue du monstre, tout le monde éclata de rire. Ladministrateur ordonna que le prétendu enfant fût exposé sur une table au milieu de la place, puis jeté dans les fossés du village. Raketaka pleurait à chaudes larmes, comme si son enfant était mort ; les gens dAmbalatsiraka, rabattant leurs lambas par-dessus leurs oreilles, sen allaient tête basse, cependant que leurs rivaux dAmboudivouhitra ouvraient partout de turbulents kabary, en rejetant fièrement par-dessus lépaule droite le coin de leur toge blanche. Ils racontaient à qui voulait les entendre la conception miraculeuse de Raketaka, son accouchement clandestin, les ruses quelle avait mises en uvre pour faire croire à lexistence de ce bébé toujours muet. De la maison du gouverneur indigène, où la mère et le faux enfant avaient couché, un bourjane apporta triomphalement dans une soubika les déjections du petit. Raketaka avait fabriqué des ordures denfant avec de la patate cuite colorée par du pollen de citrouille. Sauf lodeur, cétait à sy méprendre.
Pour éviter de perpétuer le scandale, ladministrateur décida que Raketaka ne retournerait pas dun certain temps à Ambalatsiraka, et irait habiter dans le village de ses parents. Pendant toute une semaine, on ne parla dans le district que du fils du Zanahary, ou de lenfant dargile, comme on lappela désormais.
Or, voici que le huitième jour Raketaka, malgré la défense du Fandzakana, reparut à Ambalatsiraka : cette fois elle portait sur le dos un véritable enfant. Elle se mit à raconter que le Zanahary avait changé son fils en une poupée dargile et de son pour empêcher quil ne fût vu par un vazaha, quaussitôt après il lui avait rendu sa forme première. Mais personne ne la croyait plus ; seuls les petits enfants écoutaient ses interminables kabary. Ladministration, prévenue, envoya un milicien pour larrêter ; elle était déjà repartie, et demeura sagement dans son pays natal, jusquà ce quon lui permit de retourner auprès de son mari.
Elle était devenue dhumeur chagrine et de caractère bizarre ; elle passait presque toutes ses journées enfermée dans sa case, à tisser des rabanes. Elle mourut jeune, ses frères et son époux affirmaient quelle était devenue folle, dans son chagrin de ne pas être mère ; mais les femmes du village, lorsquon parlait delle, pinçaient dédaigneusement les lèvres et détournaient la conversation. En leur for intérieur, elles gardaient une admiration profonde pour Raketaka qui les avait dupées, et elles regrettaient amèrement les piastres données jadis, pour obtenir la fécondité, à la mère de lenfant dargile.
Le dernier des Fahavalou
Le capitaine Challage, depuis des semaines, ne décolérait pas. Linsurrection de lOuest était à peu près étouffée, sauf dans son secteur. Presque chaque soir un village brûlait, tantôt dun côté, tantôt de lautre ; il semblait que tous les Fahavalou de la région se fussent donné rendez-vous dans le district que lui, Challage, avait mission de pacifier. Raynier, qui commandait le secteur voisin, en avait fini depuis un mois avec le fameux chef Rainitavy, surpris et tué dans la brousse. Le commandant Fortet venait de faire savoir que rien ne bougeait dans le Sud, quil nattendait plus que la pacification du Beverou pour annoncer en haut lieu que lordre régnait dans tout le cercle.
Aussi Challage était furieux. Que penseraient de lui ses supérieurs ? Ne laccuserait-on pas de lenteur, dincapacité ? Son avancement, à tout le moins, allait se trouver compromis. Pourtant ce nétait pas de sa faute : il avait fait des étapes forcées, passé des nuits blanches, usé tour à tour auprès des indigènes de la ruse, de la douceur, de lintimidation. Mais quoi ? Il avait eu la malchance de tomber sur un adversaire particulièrement difficile, le chef sakalave Boutoumoura. Depuis le début de la campagne de répression, ce Boutoumoura restait insaisissable, disparaissant après chaque échec, puis reparaissant au bout de quelques jours avec de nouveaux partisans. Ah ! sil pouvait le tenir une fois, celui-là, son compte serait bon !
Un caporal européen arriva en courant, sarrêta dans louverture de la porte, rouge démotion :
Quest-ce qui se passe, Langlois ?
Mon capitaine, paraît quy a encore un village qui brûle par là dans lOuest.
Lofficier prit sa jumelle et, sortant de la case, regarda vers le couchant. Un village brûlait en effet, sur la crête bleuâtre dune colline lointaine, à lhorizon. Déjà le clairon sonnait le rassemblement ; dix minutes après, le capitaine était parti avec une quarantaine dhommes. La nuit tombait vite, presque sans crépuscule ; lombre venue, la troupe put se guider sur les lueurs de lincendie, qui mêlaient des tons dor fauve aux splendeurs rouges du couchant. En une heure on arriva : le feu avait été mis en quatre ou cinq endroits, il achevait de séteindre, car les cases en roseaux se consument vite ; comme il ny avait pas de vent, certaines parties du village avaient été épargnées ; quant aux Fahavalou, ils avaient disparu depuis longtemps. Les habitants, pour navoir opposé aucune défense, avaient eu leurs biens pillés, mais leur vie sauve ; ils sétaient dispersés dans la brousse voisine, et se hâtaient de revenir, à larrivée des vazaha, pour tâcher darracher quelques débris de cases à lincendie. Interrogés sur les rebelles, ils ne répondirent quun mot : Boutoumoura. Le capitaine savait la vanité dune poursuite en pleine nuit, dans ces circonstances : il lança pourtant la moitié de sa troupe sur les traces de lennemi, avec ordre de ne pas saventurer trop loin.
Les indigènes semblaient revenus. La plupart soccupaient à improviser des abris, en attendant quon relevât les maisons ; mais lofficier fut frappé du petit nombre des hommes dans cette population. Sans doute les manquants étaient avec une autre bande de Fahavalou qui à cette heure brûlaient très loin de là un autre village. Ainsi le butin pris à lEst compensait les biens perdus à lOuest. Quant aux cases brûlées, elles navaient que peu de valeur ; elles représentaient seulement quelques journées de travail. Les hommes absents venaient peut-être de partir avec Boutoumoura, afin de réparer dans une occasion prochaine les pertes subies. La tactique était connue. Aussi la tranquillité de ces indigènes exaspérait Challage : leur résignation même décelait leur complicité. Un moment il vit rouge ; il eut envie den faire empoigner et fusiller quelques-uns pour servir dexemple aux autres. Ce nétait pas le moyen de mettre fin à linsurrection. Il se dompta ; il parla aux indigènes avec douceur. Deux heures plus tard les poursuivants de Boutoumoura revinrent avec trois hommes blessés de coups de sagaies. On avait repris quelques soubika de riz, quon avait abandonnées, vu leur poids, dans la brousse. Les Malgaches nosèrent pas aller les chercher. Toute la troupe reprit le chemin du poste, aux premières lueurs de laube.
Deux jours plus tard, un jeune garçon sakalave vint dire quon avait vu Boutoumoura dans la direction du Nord : les gens du village de Beravina suppliaient le chef du secteur daccourir pour les protéger. Le capitaine partit avec un détachement, mais se garda, craignant une embuscade, de suivre le chemin indiqué par le guide. Bien lui en prit. Pendant quon passait en pirogues une rivière grossie par les pluies, le jeune Malgache essaya de senfuir : on le rattrapa, on serra ses liens davantage jusquà Beravina. Les indigènes ne le connaissaient pas, navaient pas entendu parler des Fahavalou. Le prétendu guide était un émissaire de Boutoumoura, chargé damener les vazaha dans un guet-apens ou de les éloigner du poste. Que se passait-il là-bas, pendant labsence du détachement ? Challage angoissé revint en hâte, et ne respira quaprès avoir trouvé tout en ordre. Mais un nouveau village brûlait dans la direction du Sud. Fallait-il fusiller lespion ? Challage le regarda, cétait un enfant de douze ou quatorze ans au plus ; il le fit chasser avec quelques bons coups de plat de baïonnette.
Résolu pourtant à en finir, il mit à prix la tête de Boutoumoura : cent piastres à qui le lui amènerait mort ou vif. Les nouvelles vont vite en pays malgache : elles se transmettent de village à village ; les gens qui travaillent dans la campagne se les crient les uns aux autres ; en un jour elles font vingt lieues. Au bout de quarante-huit heures tout le secteur était prévenu. Le capitaine ne fut que médiocrement étonné, à la fin de la semaine, quand on vint lui annoncer deux indigènes apportant la tête de Boutoumoura. Ils avaient un aspect quelconque de villageois paisibles, lair craintif et sournois. Lun deux portait une soubika recouverte dun lamba sordide. Ils expliquèrent que la bande des Fahavalou sétait désorganisée à la nouvelle que la tête de son chef avait été mise à prix ; Boutoumoura était arrivé avec cinq ou six hommes dans leur propre village, la veille au soir. Pendant la nuit, ses derniers fidèles lavaient abandonné ; il était parti seul et farouche, à laube, dans la forêt. Eux lavaient suivi patiemment, comme on prend la piste dun buf volé ; à lheure où le soleil ne fait plus dombre, ils lavaient percé de leurs deux sagaies, au moment où il déterrait quelques ouviala pour sen nourrir. Ensuite ils avaient scié sa tête avec leurs antsy ; ils venaient toucher en échange les cent piastres promises. En même temps lun deux découvrait la soubika et en tirait une tête exsangue quil tendit au blanc à bout de bras par une des touffes de cheveux crépus roulés en boule à la mode sakalave. Voyant le mouvement de recul instinctif du vazaha, il la déposa sur la table. Challage regardait successivement la tête et les deux meurtriers ; ni lune ni les autres ne lui inspiraient confiance ; il ne sagissait pas de payer cinq cents francs un faux Boutoumoura. On demanda aux Sakalaves de fournir des preuves de lidentité de leur victime; à toutes les questions ils répondirent seulement dun air têtu et hébété :
Cest lui Boutoumoura ! Cest lui Boutoumoura !
De guerre lasse, le capitaine appela deux soldats européens qui avaient vu de près le célèbre Fahavalou. Dabord ils furent affirmatifs, le reconnurent, puis ils hésitèrent, ne voulurent plus prendre la responsabilité dune affirmation aussi grave ; après tout, ils ne lavaient aperçu que très peu dinstants, dans des circonstances tragiques ; lexpression de ces traits détendus par la mort était bien différente de celle dun bandit en train de défendre son existence. Finalement tous deux avaient peur de se tromper ; les guerriers sakalaves se ressemblaient tous ; ils croyaient bien que cétait Boutoumoura, mais ils nen pouvaient pas répondre.
Alors on alla chercher dans les villages des notables qui avaient connu le chef fahavalou avant linsurrection. Les uns répondirent évasivement, craignant de se compromettre ; les autres, inquiets, regardèrent le vazaha pour deviner ses désirs et répondre ce quil souhaitait dapprendre : ils affirmèrent que cétait Boutoumoura. Lattitude des deux indigènes qui avaient apporté la tête acheva de convaincre Challage : ils se tenaient debout dans un coin, impassibles et indifférents, comme si la question quon débattait ne les eût pas intéressés le moins du monde. Le capitaine se décida à leur compter les cent piastres. Ils partirent, sans hâte, après avoir causé un peu avec les gens du village. La tête de Boutoumoura fut exposée un jour sur la place, attachée en haut dun piquet, puis on lenterra dans un coin. Challage écrivit à son chef un rapport détaillé sur cet événement dimportance.
Le lendemain un indigène, porteur dune soubika, demanda le capitaine ; introduit dans la case, il HYPERLINK http://tira.de tira de la corbeille une tête fraîchement coupée et deux mains, les déposa aux pieds du vazaha, et déclara quil venait toucher les cent piastres promises pour la mort de Boutoumoura. Lofficier sursauta : il regarda la seconde tête, trouva quelle ressemblait extraordinairement à la première. Les deux soldats se montrèrent de plus en plus perplexes. Lindigène devait ignorer la première histoire, car il aurait risqué gros à venir offrir sciemment une deuxième tête de Boutoumoura. Sans doute il tâchait naïvement descroquer cent piastres. On lui donna dix francs pour se débarrasser de lui après tout, la tête apportée était fort probablement celle dun Fahavalou.
Puis Challage se plongea dans des réflexions plutôt maussades. Il était sûr davoir été volé ; peut-être allait-il recevoir encore dautres têtes de Boutoumoura. Il regrettait davoir écrit trop vite au commandant du cercle. Son rapport était parti. Quadviendrait-il, si le chef des Fahavalou reparaissait ?
Boutoumoura en effet reparut. Il brûla un village, puis un autre. Il blessa un sergent européen en reconnaissance à deux kilomètres du poste, tua un tirailleur sénégalais. Les Malgaches chuchotaient quil avait envoyé lui-même par deux de ses hommes une tête quelconque ressemblant à la sienne, et quil avait touché la prime offerte pour sa propre mort.
Quelques jours après, le capitaine Challage, dont le temps de séjour expirait, reçut lavis que la prolongation sollicitée par lui nétait pas accordée. Il avait ordre de remettre le commandement au lieutenant Bouloit, du poste de Manandaza.
Cette mutation produisit dans le pays un effet désastreux et accrut la gloire de Boutoumoura. Le chef des insurgés était devenu une sorte de personnage légendaire ; on lui prêtait tous les exploits de tous les Fahavalou ; il passait auprès des indigènes pour un sorcier puissant ; lui-même se croyait invulnérable, à cause des oudy contre les balles, que lui avaient donnés les oumbiasy. Plus redouté que nimporte quel vazaha, maître presque incontesté dans la brousse, il commit limprudence, dans plusieurs rencontres, de se montrer à découvert. On tira sur lui sans latteindre : sa confiance en ses oudy en fut renforcée.
Un jour le lieutenant Bouloit conduisait une petite colonne, composée de 50 tirailleurs malgaches et dune dizaine de soldats européens, vers un village où avait été signalée la présence des ennemis. Le détachement venait de traverser la Mania, très resserrée en cet endroit, et longeait le pied dune colline abrupte, dominant la rivière. En haut, des rochers de gneiss se dressaient comme une muraille. Lofficier pensait quun pareil lieu serait admirablement choisi pour une embuscade. Soudain des coups de fusil éclatèrent, et dans 1air vibrèrent des sagaies. Quatre tirailleurs tombèrent, les autres senfuirent en arrière vers le gué. Les soldats européens, abrités derrière des éboulis de pierres, ouvrirent le feu contre des formes noires, qui bondissaient déjà sur la pente, à la poursuite des fuyards. La première salve les arrêta net ; comme ils hésitaient, un grand Sakalave surgit juste au-dessus des Français ; debout sur la crête rocheuse, il semblait donner des ordres aux Fahavalou, et, avec des gestes de mépris, criait des injures aux vazaha. Cétait Boutoumoura ! Le lieutenant, bon tireur, saisit le fusil dun des Malgaches tués et visa longuement le chef des insurgés : le coup partit ; Boutoumoura battit lair de ses bras et tomba en arrière, la poitrine traversée. Lennemi aussitôt disparut ; mais quand les tirailleurs furent revenus et quon se mit à sa poursuite, on ne trouva plus rien, que des traces de sang sur la crête des rochers. Les Fahavalou, selon leur coutume, avaient emporté leurs blessés et leurs morts. Surtout ils navaient pas voulu laisser entre les mains des vazaha le cadavre de leur chef. Bouloit, comprenant limportance qui sattachait à sa découverte, fouilla en vain les environs pendant deux jours.
Cependant la nouvelle de la mort de Boutoumoura sétait répandue; le charme qui protégeait les rebelles semblait brisé. Deux fois ils se laissèrent surprendre : décimés, ils se dispersèrent. La répression, maintenant, était facile. Le lieutenant fit saisir dans un village quelques hommes qui, convaincus davoir fait partie de la bande furent fusillés. Puis on proclama que tous ceux qui viendraient faire leur soumission avant une certaine date, auraient la vie sauve. Il en vint tous les jours : ils rendaient leurs armes, de vieux fusils de traite, des chassepots, quelques snyders, des sagaies ; ils donnaient leurs noms, ceux de leurs parents et de leur village, puis sen retournaient tranquillement chez eux. Quand on leur demandait ce quétait devenu leur chef, ils répondaient :
Asa.
Ou murmuraient dun air indifférent :
Maty.
En dix jours le pays se trouva complètement pacifié. Comme cétait le dernier district en insurrection, le fait eut un gros retentissement. Le lieutenant, à la suite dun rapport dithyrambique du commandant du cercle, fut proposé pour la croix. Six mois après, il était décoré pour avoir, en tuant de sa main le chef rebelle Boutoumoura, amené la pacification du Beverou.
Quatre ans sécoulèrent. Personne ne songeait plus à Boutoumoura. Les militaires avaient cédé la place à ladministration civile ; lancien cercle était devenu province. Un jour on prévint le chef du district de Beverou quun Sakalave dassez mauvaise mine demandait à le voir pour une affaire importante. Lhomme fut introduit : hâve et maigre, couvert de sales haillons, il avait lair dun mendiant. Il déclara quil était Boutoumoura, le chef fahavalou ; il avait passé pour mort quatre ans plus tôt ; aujourdhui il venait se rendre aux vazaha.
Ladministrateur avait entendu raconter maintes fois cette histoire devenue légendaire. Mais quelle idée ce revenant avait eue de reparaître ! Dabord, administrativement, il était mort ; un officier avait même obtenu la croix pour lavoir tué. Puis que signifiait cette soumission en pleine paix ? Une telle affaire ne pouvait quattirer des ennuis. Un chef rebelle qui se rend, cela suppose une rébellion. Quelle vraisemblance que cette rébellion fût vieille de quatre années ? Les journaux de lopposition, ceux de la Métropole, allaient semparer de lincident : troubles à Madagascar
soumission dun chef sakalave
Quallait dire le gouverneur général ?
Décidément il fallait renvoyer ce bandit à sa brousse. Dautre part quadviendrait-il, si cet ancien rebelle levait une troupe ? Çavait été un homme très dangereux dans son temps. Et ladministrateur regardait avec étonnement lespèce de bourjane miséreux, debout devant lui, dernier des grands Fahavalou. Puisquon le tenait, autant valait le garder. Mais pourquoi, pourquoi diable cette soumission tardive ? Boutoumoura narra son histoire. Après laffaire du gué de la Mania, quelques compagnons lavaient transporté en lieu sûr. Il sétait guéri assez rapidement. Mais la nouvelle de sa mort sétait accréditée. Quinze jours plus tard, lorsquil sortit de sa cachette, tout était pacifié. Il se rendit compte quà la première tentative de sa part, on le livrerait aux vazaha ; abandonné de ses derniers fidèles, il se retira dans une grotte au milieu de la forêt de Besakoua. Il avait vécu là soixante lunes, tuant, quand sen présentait loccasion, un buf sauvage à coups de sagaies, vivant le reste du temps de bananes et de racines. Puis il en avait eu assez de cette existence. Les rebelles qui étaient venus après la guerre faire leur soumission avaient eu la vie sauve. Cest tout ce quil demandait.
Ladministrateur comprit quil ne tirerait rien dautre de ce rebelle soumis et entêté. Après lavoir confronté avec un certain nombre de personnes, pour sassurer de son identité, il lenvoya au chef-lieu de la province, sous bonne escorte. Laffaire ne fut point ébruitée. On conduisit Boutoumoura à Tsindzouarivou, ancien séjour dété de la reine ; il y fut soumis, avec quelques autres rebelles de son espèce, au régime de la prison libre. Il habitait une case en terre beaucoup plus confortable que sa grotte de Besakoua, recevait tous les jours une ample portion de riz ; sous la condition de répondre le soir à un appel, il pouvait flâner à son aise toute la journée. Le sous-officier qui commandait le poste, montrait avec orgueil aux étrangers, de passage à Tsindzouarivou, le fameux chef rebelle du Beverou, qui avait fait échec deux ans aux colonnes françaises, et de sa main avait tué deux Européens, un Chinois, deux Sénégalais et un nombre respectable de Malgaches. Les gens contemplaient avec stupeur cet homme sanguinaire, en train darroser des brèdes ou de tresser une corbeille en zouzourou. Daucuns sétonnaient quon neût pas récompensé les exploits de ce chef de bande par douze balles Lebel, au lieu de le considérer comme un héros défenseur de sa patrie et den faire, par humanité, un prisonnier politique. Mais lesprit chevaleresque de notre nation a parfois des exigences que le bon sens ne comprend pas.
Au bout dune année, comme linsurrection était devenue tout à fait de lhistoire ancienne, on renvoya les Fahavalou dans leurs villages. Boutoumoura bénéficia de lamnistie générale. Il retrouva, dans des cachettes connues de lui seul, bon nombre de piastres mises de côté pour ses vieux jours ; il mena dès lors lexistence chère à tout Sakalave, qui consiste à ne rien faire que manger, boire, se reposer et dormir. Il avait épousé (ses moyens le lui permettaient) deux jeunes femmes, et il sappliquait, par une vie rangée, à mériter son nom de Boutoumoura, qui en langue malgache veut dire « le garçon tranquille ».
Le fatidra
Impouinimerina, chef des Bara Imamounou, était un beau type de roi. Physiquement cétait un homme dune soixantaine dannées, dune taille au-dessus de la moyenne, bien musclé, dallure majestueuse. Il avait les yeux vifs, le nez fort, sans être épaté, la bouche large et sensuelle, la figure encadrée dun collier de barbe grise et rare, très hirsute. Il était généralement vêtu, comme le reste de son peuple, dun salaka, sorte de pagne étroit ceint autour des reins, passant dans lentre-jambes, et dun lamba de cotonnade sale, de cette teinte indéfinissable que donne la crasse. Par-dessus il portait parfois un lambamena très propre, en soie rouge et noire, rayée de blanc. Il savait se draper avec beaucoup de dignité dans ce manteau royal. Il avait renoncé à la coiffure traditionnelle des Bara : une couronne en grosses boules de cheveux enduites de graisse de buf mêlée à de la terre blanche. Le casque colonial porté par les vazaha lui plaisait davantage. Dans les grandes occasions, il mettait la casquette de gouverneur indigène à broderies dor.
Rusé et ambitieux, Impouinimerina avait su cultiver lamitié des puissants et se mettre à labri des sottes aventures où lamour de la gloire militaire menait la plupart des roitelets bara : de cette façon il avait accru son prestige de mpandzaka et aussi le domaine territorial légué par ses ancêtres.
Pour lui-même il avait accepté les bienfaits de la civilisation ; il les avait prudemment refusés à son peuple. Ainsi tous les jours il se grisait abominablement avec du rhum, du champagne, de labsinthe, et autres drogues vendues par le Grec, mais il ne permettait livresse à sa tribu que lors des grandes fêtes. Il autorisait les enfants mâles de la famille royale à fréquenter lécole ouverte par le Fandzakana : il est bon que les rois et ceux qui les approchent sachent lire les taratasy des vazaha ; mais il interdisait aux Bara du commun de faire instruire leurs petits ; car il se réjouissait de leur candide ignorance, quil jugeait très idoine au maintien de son autorité. Il absorbait à tort et à travers toutes les médecines données par les docteurs européens ; une fois il se laissa soigner pendant quinze jours à lhôpital de Tuléar ; mais pour les autres Bara, il estimait suffisants les fanafoudy en usage dans le pays, et vendus par les sorciers.
Cétait donc un grand mpandzaka, tyrannique et puissant, vénéré de tout son peuple. Lorsquil sortait du lapa royal, on ne lui marchandait pas les témoignages de respect. Il savait stimuler du reste la servitude de ses sujets. Un de ses petits-fils le suivait toujours avec un sac plein de piastres, pour être distribuées, le long du chemin, à ceux qui lui prodiguaient de suffisants honneurs. Les autres recevaient des coups de trique.
Le Fandzakana lui avait confié la perception des impôts dans le district des Bara Imamounou. Religieusement il apportait chaque année à ladministrateur le nombre de piastres requis ; pour lui-même il en gardait bien davantage ; quant au peuple, il jouissait du bonheur davoir conservé lindépendance, de nobéir quà son mpandzaka Impouinimerina, issu de la caste illustre des Zafimanely.
Or ce jour-là, Impouinimerina était heureux : son ami le chef de la province, M. ladministrateur Lebrègeois, venait darriver à Ankazouabou, en tournée de service. Sa Majesté navait donc rien bu, par exception, de toute la matinée, pour conserver lesprit lucide dans lentrevue avec le grand chef vazaha. Vers dix heures, Elle se rendit à la résidence.
En avant marchaient plus de cent guerriers bara, vêtus seulement du salaka, armés chacun dune paire de sagaies et dun fusil de traite à la crosse rehaussée de clous de cuivre. Leurs poitrines nues se hérissaient de cordons damulettes : morceaux de racines bizarrement contournés, dents de caïmans, fragments dos humains, perles de couleur, petits sacs en toile ou en peau contenant deffroyables mixtures. À leur ceinture pendaient les poires à poudre ou les porte-briquet : des cornes de buf ornées de dessins géométriques en perles, ou serties de cuivre et dargent. Beaucoup dentre eux avaient à la partie supérieure du bras gauche un bracelet en os ; tous étaient coiffés avec la couronne en grosses boules de cheveux crépus, également espacées, et un cordon retenait fixé au milieu de leur front le coquillage blanc traditionnel, en forme dentonnoir très évasé.
Impouinimerina, drapé comme un empereur romain dans une toge, le casque blanc sur la tête, marchait le dernier, conformément au protocole bara. Entre les cases royales et la résidence, toute la tribu était réunie, nue et grouillante, pour se prosterner au passage de son roi. Les cent guerriers montèrent lentement le grand escalier et sarrêtèrent sur le terre-plein en avant de la maison. Le mpandzaka entra seul.
Il fut cordialement reçu par les deux administrateurs. On fit venir des liqueurs, du champagne, et lon causa. Le vazaha-bé sinforma de la récolte du riz et du manioc, de laccroissement des troupeaux. Il demanda sil ny avait pas eu ces derniers mois de vols de bufs, si on avait vendu beaucoup de caoutchouc aux Indiens. Il prévint Impouinimerina que le Fandzakana allait construire une route de Manera à Ankazouabou, afin de faciliter les échanges et denrichir le pays : les marchands indiens, créoles ou betsileo viendraient ainsi plus facilement dans les villages bara pour acheter les bufs, le caoutchouc et le riz. Le mpandzaka se défiait un peu de cette route ; il aimait bien les blancs, mais redoutait de voir le nombre des étrangers devenir trop grand en son pays. Pourtant il nosa rien dire. Il déclara au grand chef que les impôts rentraient bien, que le Fandzakana ne perdrait pas une piastre cette année. Ensuite la conversation languit. On parla de la pluie récente, de la crue des fleuves, des rizières inondées. Impouinimerina raconta quil aimait beaucoup le vin de Bordeaux mélangé par parties égales avec de la menthe, et quil faisait de cette mixture sa boisson habituelle.
Mais tu vas te tuer, malheureux ! sécria M. Lebrègeois. Si tu veux vivre âgé, bois du vin de Bordeaux pur, ou coupe-le deau, mais abstiens-toi dalcool.
Impouinimerina prit un air piteux : il avait grande confiance dans le vazaha-bé.
Je ne boirai plus ce mélange, puisque tu me dis que cest mauvais. Cétait très bon pourtant. Mais je ne veux pas encore mourir : jai trop de bufs et trop de femmes.
Combien as-tu de femmes ?
Soixante-quatre. Mais il y en a beaucoup de vieilles, qui ont dépassé vingt-cinq ans, et avec qui je ne dors plus. Maintenant elles pilent le riz et elles écrasent du tabac. Jen ai trente jeunes et jolies. Je te les montrerai. Elles me servent à manger, dix par dix ; chacune arrive en portant un plat sur sa tête ; quand jai fini, elles dansent toutes, enveloppées dans des lambas de soie, les danses des ancêtres. Lorsque je mennuie trop, je fais venir ma mère, qui est très vieille : elle a vécu plus de quatre-vingts fois douze lunes. Elle na plus de dents et elle est toute cassée. Je lui ordonne de danser comme faisaient les femmes de son temps. Alors elle se trémousse dune façon ridicule, en bavant et en frappant le sol en cadence de son bâton, et moi, je ris à perdre haleine. Je te la ferai voir aussi
Mais toi, combien as-tu de femmes ?
Je nen ai quune. Il est fady pour les vazaha davoir plus dune femme
Alors tu en changes souvent, pour ne pas dormir avec la même.
Jai parfois des vadikely, seulement elles ne vivent pas dans ma maison, ce ne sont pas vraiment des épouses, mais plutôt des amies de passage.
Chez les Bara, un homme riche a toujours plusieurs femmes. Plus il est riche et plus il en a. De tous les rois des Bara, cest moi qui en ai le plus. Mais chaque peuple a ses coutumes, léguées par les ancêtres. Toi aussi, tu es un grand chef, quoique tu naies quune femme. Je taime beaucoup, M. ladministrateur ; veux-tu devenir mon frère de sang?
Refuser à un Bara dêtre son frère de sang serait lui faire une injure mortelle. Du reste ladministrateur, au point de vue politique, ne voyait que des avantages à sunir dun lien indissoluble avec le chef le plus influent de la région. Loffre fut donc acceptée et la cérémonie du fatidra fixée à laprès-midi même.
Elle eut lieu, selon le rite habituel, sur la grande place voisine des cases royales. Un espace libre, au milieu, avait été réservé : les guerriers bara sy accroupirent en cercle, avec leurs sagaies, leurs fusils et tous leurs oudy ; en arrière se tenaient les enfants et les femmes.
Dans un grand plat en bois, plein deau, on mit solennellement une poignée de terre prise à une certaine profondeur, une pincée de cendre recueillie au milieu du foyer, sept grains de riz, sept brins dherbe, une pièce dor et un peu de sang dun buf égorgé pour la circonstance. Puis on y plongea une sagaie, la pointe en lair, lantsourou reposant sur lor. Les deux futurs frères en saisirent chacun le bois et maintinrent larme bien verticale. Le principal oumbiasy des Bara sapprocha pour prononcer linvocation dusage. Il appela dabord les Êtres redoutables, garants du fatidra, ceux qui ont enseigné aux hommes lamitié et lamour, les Zanahary, Maîtres-de-la-Vie, Dispensateurs-des-Richesses, Inventeurs-du-Riz. Il prit à témoin le sampy Andriamamounou, procréateur de la race. Il énuméra les obligations qui lient les frères de sang, avec des sanctions étranges, répétées comme des litanies. Quand toutes les imprécations furent finies, on versa un peu de leau contenue dans le plat sur la tête de chacun des contractants, on inclina vers les quatre points cardinaux le fer de la sagaie ; enfin Impouinimerina et M. Lebrègeois échangèrent une goutte de sang : la cérémonie du fatidra était terminée.
Pendant que rôtissaient les quartiers de buf, les poulets et les dindons, ladministrateur envoya chercher une pièce de cotonnade, un fusil avec cent cartouches de chasse, douze bouteilles de champagne, une dame-jeanne de rhum, cadeaux pour Impouinimerina. Avant quon se mît à boire, celui-ci fit visiter à son frère de sang les cases royales.
Ce que tu vois ici est à toi, disait-il, car maintenant tout est commun entre nous. Le riz et le manioc, les rabanes et les nattes, les boules de caoutchouc, les lambas détoffe, tu en peux prendre autant que tu voudras. Si tu as besoin de sagaies et de fusils, je te conduirai mes guerriers pour marcher avec tes miliciens et tes tirailleurs. Mes parcs à bufs sont en grand nombre dans tout le pays des Imamounou : chaque fois que tu passeras près dun, tu pourras y entrer et emmener autant de bufs quil te plaira. Et mes femmes aussi sont tiennes, toutes, sans exception. Le soir, tu en choisiras quelquune, pour dormir sur ta natte.
Cette dernière perspective nétait pas pour déplaire à M. Lebrègeois. Il était marié, mais avec une grosse femme proche de la quarantaine, et il ne dédaignait pas, en brousse, quelques aventures. Celles-ci pouvaient être piquantes, dautant quil était sûr de la discrétion de son chef de district, célibataire.
On visita la grande case commune du harem, où mangeaient les femmes, et les cases plus petites où elles vivaient, par groupes de cinq ou six. Impouinimerina navait pas épousé seulement des filles bara. De toutes ses expéditions de brigandage, avant larrivée des Français, il avait ramené des enfants et des filles de diverses tribus et avait gardé les plus jolies pour son lapa. Ce soir-là, M. lAdministrateur choisit une petite Tanala, menue et fine, lair jeune, très puérile. Le lendemain, il prit une Imérinienne à la peau claire, de mine matoise et desprit subtil ; le surlendemain, une Bara à la tignasse ébouriffée, aux appas puissants. Le quatrième jour, il partit de grand matin pour le chef-lieu de sa province, à cinq étapes de là.
Il avait invité son frère de sang à lui rendre sa visite, certain de ne jamais le voir venir ; car il est fady pour les chefs bara de sortir de leur terre autrement que pour une guerre ou un pillage. Le malheureux M. Lebrègeois ignorait que ce fady était aboli de plein droit par la fraternité du sang, que désormais Impouinimerina était chez lui dans le chef-lieu de la province.
Trois mois plus tard, un bourjane se présenta un beau soir avec une lettre urgente du chef du district bara : celui-ci annonçait pour le lendemain ou le surlendemain larrivée du mpandzaka ; lui-même laccompagnerait à tout hasard, et pour plus de sûreté.
Dès le jour suivant, ladministrateur adjoint et le roi des Bara étaient là : Impouinimerina, pour faire honneur à son frère, et avant dentrer dans la ville, avait mis des gants de peau beurre frais (il en avait commandé en France douze douzaines), des chaussettes blanches et des souliers vernis, dont il avait coupé les deux bouts, afin que ses orteils fussent à laise. Il nétait accompagné que dune dizaine de guerriers et dune vingtaine de porteurs. Ceux-ci se dispersèrent dans le village indigène. Le roi fut logé dans la case des passagers, avec une ample provision de bouteilles de vin, de bière, de rhum et dapéritifs variés. De toute la journée, lhôte royal ne dessoula point. Le lendemain matin, il fut à peu près sobre, parce quil avait trop bu la veille, et demanda à visiter la Résidence. Il admira tout, fit main basse sur un certain nombre de choses.
Ce qui est à moi est à toi, répétait-il, et ce qui est à toi est à moi. Ne sommes-nous point frères de sang ?
Ce disant, il mettait dans un pli de son large lamba les objets les plus hétéroclites, un vase en bronze, une montre, un verre à dents bleu, un chandelier de porcelaine, une paire de bottines de femme, un vide-poche en étain. On lui avait fait entendre quelques airs sur un phonographe : il ne consentit à lâcher linstrument quaprès promesse formelle quon allait le lui porter dans sa case. Ladministrateur adjoint, comprenant le danger, proposa de boire quelque chose : il versa au roi trois grands verres de vin blanc coupé par moitié de cognac. Lhôte, complètement gris, laissa choir les objets contenus dans son lamba ; on put le ramener chez lui, précédé dun bourjane qui portait le phonographe.
Ensuite on rangea la maison ; on mit sous clef tous les bibelots, les objets de valeur, on ne laissa en place que les gros meubles et diverses petites horreurs achetées dans le pays. M. Lebrègeois ne regrettait quà moitié le phonographe : les disques en étaient fort usés ; dailleurs linstrument appartenait au Fandzakana ; il avait été acheté au temps où il y avait un Résident de France, meublé par les Affaires Étrangères ; celles-ci font les choses, comme on sait, beaucoup plus grandement que les Colonies. Ladministrateur en serait quitte pour faire sortir le phonographe de linventaire par une commission ad hoc ; le motif de la sortie serait on ne peut plus légitime, et le procès-verbal, véridique, conçu en ces termes : objet très usagé, offert sur sa demande au mpandzaka Impouinimerina, notre allié.
Le lendemain, il y eut déjeuner à la Résidence. Naturellement on navait invité personne, sauf ladministrateur adjoint. Sur la table, Mme Lebrègeois avait fait disposer la vaisselle des jours ordinaires ; même elle avait emprunté à lhôtelier grec des couverts en fer battu.
De cette façon, disait-elle rageusement à son mari, ton Impouinimerina pourra emporter largenterie.
Car elle ne décolérait pas, lexcellente Mme Lebrègeois. Tous ses instincts de bourgeoise provinciale étaient révoltés par ce barbare indiscret et mal odorant, lâché dans son intérieur. M. Lebrègeois avait beau mettre en avant les raisons administratives, parler même de nécessités politiques : rien ne la calmait.
La première partie du déjeuner sécoula sans incidents notables. Le mpandzaka était arrivé avec une paire de gants neufs, lune des cent quarante-quatre, et navait jamais voulu les quitter. Il ignorait dailleurs ou dédaignait lusage des fourchettes ; il mangea du poulet au Karry avec ses doigts, ou plutôt avec ses gants, pour le plus grand dommage de la nappe. Mais Mme Lebrègeois avait eu soin de mettre du vieux linge de table troué ; elle sen moqua. Soudain Impouinimerina se mit à parler femmes. Il donna un souvenir ému à ses soixante-quatre épouses, se félicita que son frère de sang en eût distingué quelques-unes. Tout cela naturellement dit en langue malgache, à laquelle la bonne dame ne comprenait goutte. Pourtant M. lAdministrateur était inquiet : qui sait quelle fantaisie saugrenue allait passer par la tête de cet hôte bizarre ; on essaya de détourner la conversation. Mais le roi avait son idée de derrière la tête ; il lexposa en deux mots.
Ta vadibé me plaît ; elle est grasse, elle a des cheveux comme de lor, et une peau blanche comme la femme vazaha de mon grand ancêtre. Ce soir tu me lenverras dans ma case, pour quelle dorme sur ma natte.
Il dit, et couvrit Mme Lebrègeois de regards concupiscents. Heureusement, à tout hasard, on lavait placé en face delle, entre les deux administrateurs, sans quoi il se fût peut-être livré à quelque démonstration fâcheuse. La dame, candide, ne se doutait de rien. Le mari faisait des signes à son adjoint, pour quil inventât une ruse, nimporte laquelle, qui mît fin à cette situation. Le chef du district dAnkazouabou résolut de temporiser.
Il est fady pour les vazaha, dit-il en malgache, de parler de ces choses avant que le soleil soit à son déclin. Ton frère de sang a entendu ce que tu lui demandais ; ce soir il tenverra sa vadibé. Mais maintenant nen parle plus.
Impouinimerina, satisfait, garda le silence. Au café, on lui versa de lanisette dans un grand verre. Il nen avait jamais bu, y prit goût et en redemanda. Bientôt il fut ivre-mort.
Nous en voilà débarrassés pour quelques heures, dit ladministrateur adjoint à son chef ; avisons !
Mme Lebrègeois venait de se retirer.
Eh bien ! Vous en avez fait de belles ! Je nai pas osé vous contredire ! Mais, quoi ? Vous lui promettez ma femme maintenant !
Calmez-vous, je me charge de tout. Seulement il vous faut aller trouver de suite Mme Lebrègeois. Vous lui confierez que le mpandzaka la trouve à son goût, et vous a proposé de lacheter cent bufs. Soyez tranquille, elle ne prendra pas trop mal la chose ; une femme est toujours flattée dêtre distinguée, fût-ce par un sauvage. Vous lui direz ensuite que les ventes de femmes sont courantes chez les Bara, quon ne pourra jamais faire entendre raison à ce mpandzaka toujours ivre, que par convenance il importe quelle disparaisse. Envoyez-la chez son amie, la femme de ladministrateur du district de Bémalaza.
Et Impouinimerina ? Quest-ce quon va lui dire ?
Laissez-moi faire.
M. Lebrègeois, effaré, ne discuta plus. Une heure après, Mme Lebrègeois, dûment convertie, partait en filanzane.
Alors ladministrateur dAnkazouabou exposa son plan. Au chef-lieu même de la province, dans une maison très hospitalière de lavenue des Manguiers, vivait une femme créole, de moralité douteuse. Elle avait la corpulence de Mme Lebrègeois, des cheveux blonds comme elle, une certaine ressemblance dans les traits et la démarche.
La distinction mise à part, se hâta-t-il dajouter, mais Impouinimerina nen a cure. Cette créole nest plus jeune, elle a fait les délices de la garnison européenne à lépoque de la campagne. Je sais pertinemment quaujourdhui elle est très gênée et couverte de dettes. Offrez-lui un billet bleu pour faire le bonheur du roi. Je suis sûr quelle ne refusera point. Il ne parle pas un mot de français ; elle ne sait pas un mot de malgache ; tout ira pour le mieux
Si vous voulez, je me chargerai des négociations
Jai vaguement connu la dame, dans les temps
Précisément Impouinimerina, ayant cuvé son anisette, reparut.
Voici le moment où lil-du-Jour pénètre par la porte de louest jusquau milieu des cases, où les bufs rentrent dans les parcs. Menverras-tu bientôt ta vadibé ?
Ce nest pas lheure encore. Quand le petit soleil rouge disparaîtra derrière la montagne, ton désir sera satisfait.
Et on attabla le mpandzaka devant une bouteille de champagne, pour lui faire prendre patience.
Ladministrateur dAnkazouabou se dirigea, par lavenue des Manguiers, vers certaine maison dont il connaissait le chemin ; il sut fort bien sacquitter de sa mission, car deux heures plus tard, la dame créole, ayant revêtu la robe quavait portée au déjeuner Mme Lebrègeois, entrait mystérieusement dans la case des passagers ; Impouinimerina vint ly rejoindre quelques instants après. Le lendemain il quittait le chef-lieu de la province, ravi de son voyage et de lhospitalité offerte par son frère de sang.
La fin dImpouinimerina
Impouinimerina ne tenait plus en place, depuis quil était allé visiter à Tuléar son frère de sang ladministrateur. Il avait épuisé toutes les joies que peut soffrir aux dépens des peuples un tyranneau malgache. Les vols de bufs, les enlèvements de femmes, les surprises de villages endormis dans leur enceinte de raquettes, avaient été les plaisirs de son adolescence et de sa jeunesse. Depuis que les vazaha avaient vaincu la reine de Tananarive, conquis la terre des Imériniens et couvert de postes lîle entière, les seules distractions permises étaient les repas sans fin largement arrosés, les soûleries de rhum et de champagne, les visites, de plus en plus espacées, à quelquune de ses soixante épouses. Dans son ennui royal, Impouinimerina se rappelait, comme le souvenir le plus rare des dernières années, son séjour et ses aventures à Tuléar et il rêvait daller voir à Tananarive le chef suprême de tous les vazaha.
Un jour il déclara quil avait de très graves secrets politiques à révéler : on lui répondit décrire au gouverneur général. Il se dit ensuite atteint de plusieurs maladies redoutables ; il désirait consulter le plus grand de ces oumbiasy habiles que les Français appellent médecins : on mit à sa disposition lhôpital de Tuléar. Enfin il avoua la vérité, demandant lautorisation de se rendre à Tananarive : elle lui fut accordée.
Quand les Bara surent que leur roi allait les quitter, ce fut une consternation générale : sûrement les plus affreux malheurs allaient fondre sur le pays, car la coutume des ancêtres interdisait aux mpandzaka de se séparer de leur peuple et de sortir des limites du territoire, autrement quen expédition de guerre ou pour voler des bufs. On se contait mystérieusement la fin terrible du premier violateur de cette défense. Cétait au temps du grand-père dImpouinimerina : le roi des Bara-Bé, Tounanahary, était allé à Tananarive demander contre un de ses ennemis lappui du souverain houve Radama. Mais les Houves lui rivèrent des chaînes de fer aux pieds et aux mains, le jetèrent dans un trou profond, si étroit quil ne pouvait pas sy accroupir ; on ly laissa deux jours, puis, comme il criait quil avait faim, on versa sur lui des pots de graisse bouillante ; il mourut, en hurlant, dans datroces souffrances ; son cadavre, lié à celui dun chien mort de maladie, fut enfoui dans un coin, loin de la terre où reposaient les Ancêtres. Dans la terre des Bara se fit sentir aussi la colère des Razana : des maladies inconnues décimèrent les troupeaux et dépeuplèrent les villages.
Impouinimerina, malgré son despotisme, dut compter avec les préjugés de ses sujets. Il eut recours au célèbre oumbiasy Lemazava, dépositaire des secrets anciens, qui connaissait les rites appropriés à chaque circonstance. Cest lui qui avait le privilège de garder dans une case sacrée, non loin de la demeure royale, le sampy Andriamamounou, dieu protecteur de la famille souveraine. Andriamamounou était le grand ancêtre, procréateur de la race des Imamounou ; il était invisible, mais son esprit habitait dans le cur de ses descendants les rois des Bara ; sa voix leur parlait, ainsi quà loumbiasy son gardien ; et ceux-ci lentendaient comme si ceût été la voix dun homme. Il avait choisi comme demeure habituelle loudy quon appelait mihamba : cétaient les deux cornes dun taureau rouge décorné tout vivant ; elles étaient liées ensemble avec des fibres de larbre voualandza, et ornées de multiples rangs de perles jaunes et vertes ; elles contenaient les poils et les cheveux des arbres sacrés, cest-à-dire les racines et les menus rameaux du hazouvoury, la plante qui bave, du natou à lécorce couleur de sang, et du laza au feuillage parleur, qui tous trois poussent dans la forêt ; ces puissants sortilèges étaient amalgamés avec du miel et de la graisse de buf. Tel était le sampy Andriamamounou, habitant des Cornes-liées-du-Buf-rouge. Il dévoilait lavenir à loumbiasy chargé de sa garde, et annonçait tout ce qui devait arriver à son peuple et aux mpandzaka issus de lui.
Impouinimerina manda donc Lemazava, le gardien, et lui dit :
Lemazava ! Eh ! lesprit de mon ancêtre Andriamamounou a parlé dans mon cur ; il ma ordonné de visiter, dans la ville des rois Imériniens, le grand chef des vazaha. Fais donc sortir au jour permis les Cornes-liées-du-Buf-rouge ! Annonce au peuple les paroles que dira Andriamamounou ! Quand tu auras prononcé selon ce qua entendu mon cur, tu choisiras dans mes parcs dix jeunes bufs de deux ans, pour augmenter ton troupeau.
Loumbiasy Lemazava comprit ; la voix dAndriamamounou ne parla point dans son cur autrement que dans celui du roi. Elle dévoila les purifications nécessaires. Alors on accomplit les grands rites des Cornes-liées-du-Buf-rouge, pour rendre favorables les Ancêtres. Le premier lundi de la lune dAlakarabou, on dressa devant la case royale une estrade en bambou, on y plaça tous les objets précieux de la famille souveraine : au milieu, sur un lamba de soie rouge, était déposé le sampy vénéré, Andriamamounou, inclus dans les Cornes-liées-du-Buf-rouge. Les hommes mariés, porteurs de leurs oudy, armés de fusils et de sagaies, saccroupirent en un large cercle autour de la place, pendant que les jeunes gens, dans lespace libre, se livraient deux par deux au jeu du Ringa : ils faisaient ce jeu tel que lavaient transmis les Anciens, préludaient à la lutte, avec les mains ouvertes, par de lentes et nombreuses passes ; puis cétait à qui saisirait son adversaire en létreignant par la taille, et, le soulevant de terre, le précipiterait sur le sol dun seul coup. Et les esprits des morts dautrefois, réunis autour du sampy, étaient tout joyeux de voir la force et ladresse de leurs descendants.
De jeunes garçons soufflaient dans les conques de guerre ou frappaient à coups redoublés sur les halamena recouverts de peaux de buf tendues. Les hommes tiraient en lair des coups de fusil, choquaient les sagaies contre les boucliers de bois dur ; pendant les intervalles de silence, on entendait les voix des femmes de la tribu qui, dans les cases closes, chantaient les incantations rituelles.
Six bufs rouges, aux fronts marqués de taches blanches, furent amenés devant lestrade. Les jeunes gens se ruèrent sur ces bufs, et, sans les attacher, les immobilisèrent, les touchèrent sur le sol, puis les hommes arrivèrent pour les percer de leurs sagaies. Quand ils furent morts, on mit du feu sous les poils de leurs queues ; bientôt lodeur des chairs brûlées, agréable au sampy, séleva dans lair. Alors le roi, dépositaire de la tradition, maître du sacrifice, prononça les paroles dusage :
Voici mon offrande, à vous tous, Zanahary, procréateurs de la race, à toi, Terre sacrée, à vous, grandes Eaux toujours vivantes du Fleuve mâle, à vous, les Imamounou mes Ancêtres, et à Andriamamounou, le premier de tous, présent ici dans les Cornes-liées-du-Buf-rouge. Conservez ma puissance royale, protégez les Imamounou vos fils, rendez nombreuses les générations de leurs descendants, faites que nous tenions ce qui est en notre possession, et que nous fassions venir à nous ce que nous ne possédons pas !
Tous les Bara crièrent ensemble :
Mousy ! Mousy ! Cela soit ! Cela soit !
Puis Impouinimerina fit amener six autres bufs rouges quon immola comme les précédents, et il dit encore :
Voici mon offrande, à toi, Andriamamounou, le premier des Ancêtres, présent ici dans les Cornes-liées-du-Buf-rouge ! Je tapporte cette offrande inaccoutumée, parce que, parlant dans mon cur, tu mas ordonné de quitter seul la terre des Bara, pour aller dans les terres interdites ! Je tobéirai ; mais, parce que seront violés les fady des Anciens, je tadresse cette prière : Que pendant mon absence soit conservée ma puissance royale ! Que tous les Imamounou, leurs enfants et leurs troupeaux soient protégés, comme si jétais là ! Et que ta race ne soit pas interrompue !
Tous les Bara répétèrent :
Mousy ! Mousy !
Alors on frotta les Cornes-liées-du-Buf-rouge avec un peu de graisse prise aux douze bosses des douze bufs tués, ensuite les animaux furent dépecés, et le peuple emporta leurs chairs pour les manger chacun selon son rang et sa condition.
Malgré ces précautions, beaucoup de Bara nétaient pas sans inquiétude sur leur propre sort et sur celui de leur roi ; la plupart pensaient quils ne reverraient jamais Impouinimerina.
Dix-sept jours plus tard, celui-ci fit son entrée à Tananarive, au milieu de lindifférence générale. Il avait revêtu, pour cette dernière étape, un uniforme de gouverneur principal, flambant neuf, mais les Tananariviens étaient blasés en fait de broderies. Il ordonna quon le conduisît à la case du gouverneur général ; naturellement on ne le laissa pas entrer à la Résidence : midi sonnait ; on lui fit dire de revenir à deux heures. Il attendit, le ventre creux, trompa sa faim en buvant quelques verres de toaka. À deux heures et demie, un attaché le reçut, ladressa au chef du 7e Bureau (Personnel Indigène) ; celui-ci lexpédia au 5e Bureau (Service des Transports) pour régulariser sa situation. Le 5e Bureau lenvoya au 4e (Finances et Comptabilité) pour toucher ses indemnités de route. Puis on le rendit au 7e, fatigué, ahuri, surtout froissé dans sa dignité de roi. Il sétait réconforté, dans lintervalle de ces visites, par de copieuses libations ; heureusement vers cinq heures du soir, il rencontra dans les couloirs un écrivain interprète qui, ayant servi dans le Sud, le connaissait de nom et de réputation. Un logement convenable lui fut assuré. Deux heures plus tard, lexcellent mpandzaka était ivre-mort comme dhabitude.
Sa première journée de Tananarive avait été pour lui une immense déconvenue : il sattendait à une réception royale et navait rencontré quune indifférence à peine polie. Dans les jours qui suivirent, les déceptions continuèrent : il avait cru, dans son naïf orgueil, faire sensation dans la capitale des Imériniens ; or nul ne soccupait de lui. Sur lordre du gouverneur général, on avait attaché à sa personne un brigadier de police, pour lui servir de guide et surtout pour lui éviter les aventures ridicules ou les tentatives descroquerie.
Plusieurs jours de suite, on les vit se promener tous les deux par les rues et les places de Tananarive. Ils déambulèrent dAnkadifoutsy à Ambouhidzanahary, et dIsouraka à Mahazouarivou. Ils visitèrent le Rouva avec ses palais de bois aux escaliers obscurs, aux varangues vermoulues ; les jardins de la Résidence, où des femmes, portant des soubika toujours vides, balaient éternellement, avec des petits balais en joncs très propres, des escaliers immaculés ; le tombeau du premier ministre, de style indo-malgache, qui dresse lugubrement vers le ciel bleu deux longs cônes tirebouchonnés. Ils traversèrent et retraversèrent les cent quartiers de la Ville-aux-mille-Villages : Ambatounakanga, bordé par les magasins des Indiens, des Chinois et des Houves, Ambouhidahy, où vivent, dans des cases en terre crue, les marchandes damour, Andouhalou, où la musique, deux fois la semaine, dans des jardins presque déserts, joue pour quelques ramatous, Ambouhipoutsy, qui domine létendue bariolée des rizières jusquaux masses chaotiques des monts noirs de lAnkaratra, Mahamasina, la Plaine-de-la-Consécration, ceinte de saules et de lilas de Perse, où flotte, dans lair nocturne, le parfum des daturas, Ambanidia, riche en poules et en cochons, et Analakely, avec les innombrables paillotes du marché, entre lesquelles circule la foule blanche des acheteurs.
Parfois ils sasseyaient sur quelque débris de mur écroulé, ou bien entraient chez un Grec pour boire un verre de toaka. Ils avaient lair las et ennuyé. Des gamins faisaient cercle autour deux, éblouis par le brillant uniforme, ou quelque vazaha demandait à lagent de police qui était ce bizarre grand vieillard, un peu courbé ; mais le nom dImpouinimerina, roi des Bara, ne lui disait rien, et il passait en souriant.
Tananarive nintéressait pas Impouinimerina : il lavait rêvée si grande et si belle quil la trouvait laide et sale. Les postes-vigies vitrés et le kiosque dAndouhalou retinrent son attention ainsi que les voitures traînées par des chevaux. La cathédrale, pavoisée pour une fête religieuse prochaine, lui fit une impression profonde ; il eût souhaité davoir une pareille case pour y loger les Cornes-liées-du-Buf-rouge. Par contre il donna tout juste un coup dil distrait aux automobiles ; il ne comprit rien à cette invention des vazaha ; sans doute des hommes étaient cachés à lintérieur pour les faire marcher, et il préférait les voitures tirées par des chevaux.
Une après-midi quil était ivre, il frappa dans la rue un noir de la Réunion, qui se moquait de lui. Mais ce noir était citoyen français, il traita Impouinimerina de sale nègre, ameuta les gens ; le roi bara connut lhumiliation dêtre conduit au poste. Embarras du commissaire ; échange de coups de téléphone avec le 7e Bureau : comment concilier les égards dus à un roi, hôte du Fandzakana, et les droits imprescriptibles dun citoyen français ? On finit par désintéresser le créole noir, qui était indigent, en lui octroyant un petit quatre-sous, et Impouinimerina put recommencer ses courses errantes.
Il neut quun rayon de joie pendant ces épreuves, le jour de son audience au gouvernement général. Le gouverneur le reçut avec affabilité, le questionna longuement sur son pays et son peuple, écouta patiemment toutes ses histoires, et lui fit cadeau de cinquante piastres et dune caisse de champagne. Impouinimerina en sabla quelques bouteilles le soir même, et sendormit, ivre-mort, sous sa varangue. Mais, peu habitué aux nuits fraîches des Hauts-Plateaux, il prit un refroidissement. Un médecin déclara que le séjour à Tananarive, pendant la saison froide, était extrêmement dangereux, pour ce vieillard, dans les faibles conditions de résistance où lavait mis lalcoolisme. On fut inquiet au Bureau du Personnel : si le roi bara venait à mourir en Imerina, qui sait ce que son peuple simaginerait ? On croirait là-bas à une suppression volontaire du mpandzaka, à un de ces empoisonnements fréquents jadis sous la monarchie houve. Il nen fallait pas davantage pour faire éclater une insurrection dans le Sud ; Impouinimerina devait à tout prix rentrer vivant dans son royaume. Le lendemain, il prenait le train pour Tamatave ; trois jours après, il était embarqué à destination de Tuléar.
Quand il arriva, son état, sans être meilleur, navait pas empiré. Il prit juste le temps de sapprovisionner, chez le Grec, de liquides variés ; il acheta, regrettant de nen pouvoir emporter davantage, trois dames-jeannes dun rhum très vieux de la Réunion, tel quil nen avait jamais goûté dans sa longue carrière divrogne. Lexpédition de ces précieux colis le préoccupa bien plus que son propre transport. Il ordonna aux porteurs de marcher derrière son filanzane et de ne rester en arrière sous aucun prétexte.
À la troisième étape, il trouva son fils aîné, avec un grand nombre de ses parents et de ses sujets ; douze de ses femmes étaient aussi venues à sa rencontre. On fêta par de copieuses libations lheureux retour du mpandzaka dans ses États. Au milieu de la nuit, il se sentit très mal, fut pris dun fort accès de fièvre, se mit à délirer : il criait que les rats blancs venaient ronger ses pieds sous son lamba ; il ramenait sur lui ses couvertures avec le geste des moribonds. Le matin, pourtant, il fut mieux, la fièvre était tombée, mais il éprouvait une impression dépuisement et de torpeur ; il lui semblait que ses mains et ses pieds, devenus insensibles, étaient déjà morts, quil ne pourrait jamais les réchauffer, que le froid remontait de ses extrémités vers son cur. Il eut conscience de sa fin proche, ordonna quon fît venir dans la case ses parents, ses fidèles et ses femmes, pour entendre ses dernières volontés. Tous sempressèrent silencieusement et saccroupirent autour de la natte où gisait le vieux roi, dans lattente de ce quil allait dire : sans doute il désignerait son successeur, il distribuerait des troupeaux et des villages à sa famille, à ses amis ; ou bien encore il raconterait les choses merveilleuses vues à Tananarive, il répéterait les paroles envoyées aux Bara par le grand chef des Vazaha.
Impouinimerina fit signe quon lui soulevât un peu la tête ; on mit aussitôt sous sa nuque un paquet de lambas roulés ; le vieux chef regarda les assistants de ses yeux caves, brûlés de fièvre, comme pour épier sur les visages anxieux ladhésion aux ordres quil allait donner. Puis il parla ainsi :
« Dans peu dheures, jirai rejoindre mes ancêtres, Andriamamounou et tous les chefs qui ont régné sur les Bara. Or écoutez ce que je vais vous dire et placez mes paroles dans vos curs. Vous voyez ces trois dames-jeannes de toaka (et ses yeux se tournèrent, pour ne plus le quitter, vers le coin de la case où il avait fait ranger les dames-jeannes). Elles sont pour moi, pour moi seul. Nul autre que moi ne doit en boire, tant que je vivrai, et après que je serai mort. Quand mon souffle se sera envolé, je vous ordonne de ny pas toucher, personne, pas même toi, mon fils, mais vous les verserez sur moi, toutes. »
Il dit, les yeux fixés sur les dames-jeannes, et se perdit en quelque rêve alcoolique ; désormais il dédaigna de parler. Peu après il entra dans le coma et mourut au coucher du soleil.
Son dernier vu fut exaucé. Quand on leut enveloppé de sept lambamena, on versa sur son corps, jusquà la dernière goutte, le contenu des trois dames-jeannes de rhum, afin quImpouinimerina pût entrer ivre-dieu dans le royaume des ancêtres. Les Bara, pendant la nuit, devisèrent en veillant autour de la case qui sentait lalcool. Ils regrettaient lexcellent toaka répandu sur un cadavre, ils admiraient entre eux la force et la ruse du grand chef vazaha, qui navait pas voulu tuer leur mpandzaka à Tananarive, mais lui avait versé un fanafoudy subtil, pour le faire mourir, après de longs jours, une fois rentré dans sa terre.
La pluie de lAdministrateur
M. lAdministrateur, chef de la province, cheminait en filanzane dans le lit desséché de la rivière Ounikely. Ses pensées étaient plutôt maussades, en cette fin détape pénible, dans une région désertique, sous un soleil accablant. Il visitait pour la première fois ce coin déshérité du district Antandrouy. Aucun Européen, depuis plus dun an, ny avait mis le pied ; de loin en loin, quelques marchands indiens apportaient des verroteries et des étoffes aux indigènes en échange de leur caoutchouc. Ladministrateur avait mission de se montrer à ces populations, de sassurer que leurs dispositions restaient pacifiques, de senquérir de leurs besoins, en un mot, de leur rappeler, en alliant la fermeté à la douceur, que la France leur mère continuait de sintéresser à eux.
Il avait convoqué les principaux chefs des tribus au village de Bemadilou ; il y devait arriver ce même jour et tenir un grand kabary. Mais M. lAdministrateur ne sillusionnait guère sur la vanité de sa mission : ces gens étaient de vrais sauvages ; ils vivaient durement sur une terre ingrate, enfermés pêle-mêle avec leurs troupeaux dans des villages hérissés de cactus ; sans contact avec la civilisation, ils lignoraient et nen attendaient rien. Quallait-il bien leur promettre ? Eux surtout, quallaient-ils lui demander ? Sait-on jamais, avec ces primitifs ? Le Vazaha, le Blanc, est à leurs yeux une espèce de sorcier ; or sorcier pour ces peuples est presque synonyme de dieu. Lidée dêtre pris pour un dieu lui eût souri, à condition de navoir pas les charges de lemploi. Il ne se sentait aucune vocation pour prédire lavenir, déchaîner lorage, ou dénoncer un jeteur de sorts.
M. lAdministrateur savançait donc avec résignation vers Bemadilou, à travers un paysage monotone. Le lit de la rivière desséché se déroulait en un long ruban de sable jaunâtre, coupé par endroits dun peu de poussière de quartz blanc et de quelques affleurements de roches calcaires. Les berges, escarpées, hautes de deux ou trois mètres, avaient laspect tantôt de dunes, tantôt de falaises ; immuablement elles étaient bordées de raquettes, de ces cactus géants qui hérissent tout le pays et lui ont valu son nom de région cactée. Çà et là des végétaux de forme paradoxale rompaient la monotonie épineuse du taillis : des arbres sans feuilles aux tiges glauques dressées parallèlement en bâtons cylindriques, pareilles aux multiples branches dun chandelier ; détranges coraux avec des ramures de bâtonnets verts ; des cactus-cierges à fleurs jaunes et rouges qui crevaient lécorce ; et des plantes grotesques, semblables à des outres ou à des manches à balai.
De loin en loin quelques flaques deau rappelaient, le long du large ruban de sable, le cours possible dune rivière ; alors, dans le fouillis de la végétation cactée, de vrais arbres faisaient comme une oasis : saules à feuilles allongées, avec des troncs presque blancs, et tamariniers énormes, à la verdure sombre.
Un bourjane apporta un fragment, grand comme la main, dune sorte dépaisse coquille jaunâtre et polie : cétait un débris duf dAepyornis. LEuropéen, se haussant sur son filanzane, vit que le haut talus sableux, à lorée du taillis de raquettes, était jonché de ces débris ; il se rappela les fémurs énormes vus au musée de Tananarive, et il considéra la berge où avait vécu, peut-être quelques générations humaines avant lui, le Sur-Oiseau, aux lourdes pattes, le volatile fantastique des vastes îles de lOcéan Indien, dont les marchands arabes des Comores firent loiseau Rok des Mille-et-une Nuits.
Labsence presque complète de vie animale contribuait à la mélancolie du paysage hanté jadis par ces monstres ; dans cette verdure raide et pétrifiée, où le vent ne trouvait même pas à agiter des feuilles, rien ne remuait. À peine, de temps en temps, quelques tortues à haute carapace, dérangées par la caravane, regagnaient précipitamment le fourré ; une fois un gros maky, dont on distinguait le museau pointu et les petits yeux brillants au milieu dune masse de fourrure blanche, regarda curieusement les bourjanes, sans se déranger, comme sil navait jamais vu dhomme. Ladministrateur mit la main sur le fusil accroché à son filanzane, puis réfléchit quil pouvait être imprudent de tirer. Chez les primitifs on ne sait jamais si le corps des animaux ne sert pas de provisoire demeure aux ancêtres de leurs frères humains ; de vilaines bêtes, comme les caïmans, abritent quelquefois lâme danciens rois ; des Européens ont éprouvé de sérieux ennuis pour avoir tué quelquun de ces singes de Madagascar, de ces lémuriens au nez pointu, à la belle queue décureuil que les indigènes appellent familièrement « petit grand-père ». M. lAdministrateur sabstint donc, après réflexion, de tirer sur un possible ancêtre des Antandrouy, logé pour une existence animale, sous forme de maque, dans un palais de cactus.
À ce moment le guide Antandrouy avertit quon approchait de Bemadilou. On franchit un seuil rocheux, au delà duquel sétendait une large plaine toute verte, avec des bouquets de tamariniers ; çà et là des traces de défrichement, attestaient les cultures, champs de manioc ou de patates ; et derrière les impénétrables fourrés de cactus devaient se cacher des villages.
Toute la population était groupée dans une clairière, autour dun arbre gigantesque, et attendait ladministrateur. Quand il parut, éclata un vacarme assourdissant : mugissements rauques des conques, appels graves des cornes, détonations darmes à feu, coups sourds frappés sur les ampounga, les troncs darbres creusés, recouverts de peaux de bufs. Les chefs savancèrent vers le Vazabé, le grand Blanc maître de cette terre, qui venait voir ses enfants malgaches. On le conduisit à lArbre-des-Kabary, un vieux tamarinier au tronc énorme, aux longues branches droites couvrant de leur ombre, les jours de fête, toute la tribu, et tout le troupeau aux heures de soleil. Le vazaha monta sur une large pierre plate, disposée au pied même de larbre ; autour de lui, en cercle, les chefs des clans saccroupirent à terre. Les uns portaient une sagaie, quelques-uns avaient de vieux fusils de traite ; presque tous se drapaient le torse dans de petits lambas en soie du pays, parfois ornés de perles, mais si sales quon ne distinguait plus la couleur primitive de létoffe. Derrière les chefs était assise, les jambes croisées, sur la terre nue, la foule hérissée de sagaies des hommes et des jeunes gens. Plus à louest, les vieillards, et, à lest, les femmes élargissaient le cercle hors de lombre portée par lArbre-des-Kabary. Ils avaient tous pour unique costume une sorte de loque autour des reins, un pagne dune indéfinissable couleur. La lessive et les bains sont inconnus dans un pays où il pleut deux ou trois fois lan ; ces Androuy étaient dune saleté repoussante et nourrissaient dans leur crasse une abondante vermine. Leurs yeux, brûlés de soleil, rongés de poussière, étaient rouges et chassieux ; des mouches noires sy posaient, quils ne prenaient même pas la peine décarter. Lodeur âcre et forte de ce peuple mal tenu, jointe aux effluves rances des graisses prodiguées dans les boules des chevelures, donnait presque des nausées à ladministrateur ; mais cétait un vieux colonial qui en avait senti dautres ; son nez blasé supporta lépreuve héroïquement. Il fit signe à linterprète et commença son kabary. Il parla une longue demi-heure, comme il sied à un grand chef ; pendant que linterprète traduisait une phrase, il en préparait une autre ; avec lhabitude quil avait de ce genre de cérémonies, il aurait pu continuer indéfiniment.
Quand il eut terminé, le chef de la confédération des clans réunis à Bemadilou se leva pour exposer, après les grandiloquences dusage, les vux de toute la tribu. Au grand Vazaha, maître de cette terre et père des Androuy, on demandait trois choses : empêcher les vols de bufs, mettre un terme aux enlèvements de femmes, faire tomber la pluie.
Les bufs étaient, avec les fusils, les sagaies, et les puits deau boueuse, la seule richesse au pays. Quand des Fahavalou venus à louest de chez les Mahafaly, ou à lest de chez les Antaisaka, enlevaient le troupeau dun village, cétait la ruine, la famine, limpossibilité de payer limpôt.
Les femmes, parties au loin avec leurs cruches pour chercher de leau, souvent ne rentraient pas. Guettées par des gens dautres tribus, elles étaient enlevées ; parfois même elles suivaient volontairement un jeune ravisseur, et les vieux chefs surtout se plaignaient de cet état de choses.
Mais la grande misère de lannée, cétait le manque deau. Depuis plus de dix lunes, il navait pas plu ; presque tous les puits étaient taris. En vain les oumbiasy de la région, dautres plus célèbres venus de chez les Antaimourou, avaient fait les rites habituels, agité leau trouble des dernières mares avec des baguettes de sakoua, sacrifié à Radzaroubé des bufs blancs tachés de noir. Rien navait réussi : la terre était sèche jusquau cur des rochers. Depuis longtemps étaient épuisées les dernières provisions ; on navait plus à manger que les racines amères de la brousse et les fruits aigres des tamariniers, lavés et pétris dans la cendre. Mais les Vazaha étaient plus forts que tous les oumbiasy, ils connaissaient les oudy puissants qui contraignent la pluie à tomber ; le grand Vazaha, maître de cette terre, allait donc faire venir pour ses enfants leau tant désirée.
LAdministrateur, fort embarrassé, ne pouvait guère donner aux Androuy quune pluie de bonnes paroles. Sen contenteraient-ils ? Sa visite, au lieu de consolider la paix dans la région, nallait-elle pas y préparer des germes de mécontentement ? Il fallait pourtant sexécuter.
Dans un nouveau kabary, le chef blanc promit une répression sévère des vols de bufs. Déjà beaucoup moins fréquents quautrefois, ils ne seraient bientôt plus quun souvenir. Pour les enlèvements de femmes, la question était plus délicate : sil y avait violence, les coupables seraient impitoyablement punis ; sil y avait consentement de lenlevée, celle-ci serait simplement rendue à son légitime possesseur. Du reste, si les maris Androuy voulaient empêcher le rapt de leurs femmes, ils navaient quà leur donner de beaux lambas de soie, des colliers et des bracelets en perles, des bijoux en argent ou en or fabriqués par les Indiens. Les femmes ainsi traitées sauraient bien se garder elles-mêmes.
Quand linterprète traduisit cette partie du kabary, un rire inextinguible séleva dans la foule, et tout le clan féminin témoigna une joie bruyante.
Restait la pluie. M. lAdministrateur contempla un instant au delà de lombre du tamarinier lhorizon lumineux du soir et le ciel implacablement bleu. Puis, mélancolique, il ouvrit lécluse des vagues promesses. Il enverrait aux Androuy des hommes expérimentés qui, avec des machines inventées par les vazaha, creuseraient le sable et en feraient jaillir des sources. Sil ne dépendait que de lui dassembler les nuages pour dispenser leau du ciel, ils auraient la pluie dès le lendemain. Malheureusement il ne pouvait rien garantir ; il leur conseillait encore un peu de patience.
Malgré ces réserves, limpression générale des Androuy demeura bonne. On offrit au grand chef blanc les présents dusage, un buf dont la bosse retombait sur le côté à force dêtre lourde, des figues de cactus, une dame-jeanne de toaka, une jeune femme réservée pour les plaisirs des étrangers de passage. M. lAdministrateur se retira sous la tente que ses bourjanes venaient de dresser. Il navait cure ni du buf emmené déjà par ses hommes, ni de la compagne un peu crasseuse quon lui avait donnée. Il songeait à la pluie, mais ne voyait aucune raison pour que le temps changeât dun jour à lautre dans un pays où il tombe quelques centimètres deau par an. Le plus sage était de déguerpir le lendemain à la première heure pour ne point encourir les reproches trop mérités de ses enfants noirs. Il attendait avec patience que le boutou apportât une tranche du buf, apprêtée par son cuisinier, lorsque linterprète parut à lentrée de la tente et annonça dun ton de triomphe que le vent avait tourné. En effet le souffle desséchant du sud-est sétait changé en une brise du nord, presque fraîche. Et voici que la brise devenait un vent violent, précurseur dorage. Les Androuy ravis couraient çà et là, frappant les sagaies sur les boucliers de cuir, soufflant dans les andzoumbouna et regardant saccomplir luvre du Faiseur-de-pluie. Maintenant de petits nuages traînaient dans le ciel, seffilochaient en charpie floconneuse, puis lhorizon tout à coup sassombrit, devint noir. Il ny eut pas de coucher de soleil, mais une marée de nuages monta, envahit louest, puis le nord ; le tonnerre se mit à gronder sans interruption ; bientôt la pluie tomba en larges ondées. Toute la nuit leau ruissela, des rafales secouaient la tente, arrachaient les piquets ; pendant que battaient les pans de toile soulevés, laverse trempait le lit de M. lAdministrateur. Celui-ci ne savait sil devait se désoler ou se réjouir. Il penchait plutôt du côté de la joie. Quimportaient quelques heures pénibles, au prix du miracle accompli ?
Le lendemain, au point du jour, lorsquil sortit de la tente, lOunikely roulait à pleins bords des flots boueux couverts décume ; la population androuy tout entière attendait pour lacclamer le grand sorcier blanc. Il partit en triomphateur et ne revint jamais. Depuis, les sorciers invoquent son nom dans les prières, quand la pluie fait défaut, au pays des raquettes.
Ranirina
Elle était la neuvième enfant, née un jour favorable au mois adaourou, dun couple de pêcheurs betsimisaraka. Parce quelle était venue, petite fille, après huit garçons, on lavait appelée Ranirina, la désirée. Son enfance heureuse sétait écoulée sans incidents notables dans le village paternel, au bord de la lagune. Dès cinq ou six ans, elle gardait les bufs dans la prairie marécageuse bordée de pandanus ; avec une baguette épineuse arrachée à un hazoumbouay, elle empêchait ses bêtes de sapprocher de leau, car, certaines fois, des vaches qui voulaient boire avaient été saisies aux naseaux par le caïman. Ou bien, dans la pirogue montée par son père, elle allait le long des barrages de pêche, pour chasser les poissons dans les parcs et relever les grandes nasses de jonc tressé, en forme de cases. Elle prenait plaisir, quand la prison des poissons était amenée tout près du bord, à regarder la proie vivante frétiller dans la vase noire, avec des éclairs dargent ; le père dénouait les liens de la porte, elle entrait dans la case de joncs, elle saisissait à pleines mains les bêtes gluantes qui lui glissaient entre les doigts et les jetait dans le tandrouhou dosier, où elles achevaient de mourir. Son horizon était borné par lautre rive des lagunes, du côté où le soleil se lève, et du côté où il se couche, par une forêt touffue, qui commençait aussitôt après la prairie, sur les pentes dune colline quelle navait jamais gravie. Elle était parfaitement heureuse, dun bonheur animal. Elle ne gardait que le souvenir de deux malheurs dans son existence puérile : une fois, une grande nasse de pêche séchait au soleil ; avec des enfants de son âge, elle avait joué à faire sakafo et petraka dans la maison des poissons ; mais son père, en criant, était venu les chasser, et il avait voulu la battre, car les bêtes de leau nentrent jamais plus, daprès les croyances des ancêtres, dans une nasse qui a servi de jouet à des enfants ; il avait fallu brûler la grande machine et en fabriquer une neuve. Un autre jour la petite, seule dans la case, avait très faim ; des racines de manioc restaient sur les pierres noires du foyer ; elle sétait mise à en manger, sans penser à mal ; sa mère, rentrant, lavait surprise et grondée bien fort :
« Oh ! cest fady, fady ! Quest-ce que tu as fait, ma Ranirina ? Quand une petite fille mange les choses déposées sur le toukou, jamais elle ne trouve de mari ! Dry ! Pauvre Ranirina ! »
Et lenfant, sans comprendre, avait crié deffroi, en voyant sa maman pleurer.
À dix ans, elle apprit les jeux damour avec de petits garçons, un peu plus âgés quelle ; lorsquelle connut la volupté de lacte, elle ne refusa point les étreintes des hommes, qui lentraînaient parfois, au hasard des rencontres, dans lombre dune case.
Aucun étranger ne passait dans le village, situé près dune lagune peu profonde, séparée par des bancs de sable du grand lac. Or voici que dimportants changements eurent lieu dans le pays. Des hommes blancs, venus dau delà les mers, sétaient emparés de la terre des Houves et de celle des Betsimisaraka ; ils étaient arrivés en grand nombre par la route des bourjanes, de lautre côté des lagunes ; ils avaient creusé les bancs de sable qui séparaient du grand lac les domaines de pêche du village ; ils avaient ouvert des canaux à travers les Pangalanes, relié par des chemins deau toutes les rivières et tous les lacs de la côte. Les pirogues pouvaient aller maintenant dIvoundrou à Andevourantou. Les vazaha, en un jour, faisaient ce long trajet, sur dénormes bateaux en fer, hauts comme des maisons et qui marchaient tout seuls, en crachant de la fumée. Deux fois par semaine, ces bateaux sarrêtaient au village de Ranirina. Les vazaha en descendaient pour se promener, ils semblaient navoir rien vu de leur vie, ils tournaient autour de toutes les cases, regardaient à lintérieur, riaient des choses les plus simples, examinaient avec une curiosité fort impolie les hommes et les femmes Betsimisaraka. Puis ils se rembarquaient.
Les premiers temps, dès que la chaloupe était signalée, tout le monde se sauvait dans la brousse. Peu à peu, on shabitua aux étrangers. Comme ils ne faisaient aucun mal, quils achetaient des bananes et des ananas, on finit par rester dans les cases quand ils venaient. On senferma dabord, puis on ny fit plus aucune attention. Même Ranirina aimait leur présence, se sentant admirée et désirée par eux.
Elle réalisait maintenant toute la beauté de sa race : ses grands yeux, sous les cils épais, mettaient des blancheurs lumineuses dans le bronze de son teint ; les coques tirebouchonnées de sa chevelure, rehaussées sur les tempes de deux rosaces en accroche-cur, encadraient merveilleusement son visage rieur, et lui donnaient une expression coquette et maniérée. Tout exagérait en elle la sexualité : les seins opulents et fermes, les hanches larges, la taille ronde, un peu courte, les lèvres sensuelles, les oreilles petites et charnues ; lakandzou moulait sa jeune poitrine et tombait en plis raides jusquà ses pieds nus ; lorsquelle savançait en ramenant sur lépaule les plis harmonieux du lamba, ses reins cambrés donnaient à sa démarche une grâce voluptueuse.
Certains jours passaient sur la chaloupe des femmes betsimisaraka avec de beaux akandzou brodés, des lambas ornés de dessins multicolores, de larges chapeaux de paille attachés par des rubans de soie ; elles avaient aux poignets des bracelets dargent et des perles aux oreilles : cétaient des filles dAndevourantou, pauvres naguère, devenues riches : elles avaient suivi à Tamatave des vazaha généreux ; de temps en temps elles revenaient faire un séjour dans leurs familles. Ranirina les voyait passer avec envie. Maintenant elle sennuyait dans son village. Chaque fois quarrivait la chaloupe, elle avait la nostalgie dune vie inconnue, dont le mystère lattirait. Quand le bateau sifflait, avant de repartir, elle fermait les yeux et assistait en pensée à son propre départ. Elle se voyait assise à larrière du Mahatsara, regardant les rives connues des lagunes, puis les bords inconnus des grands lacs, traversant des lacs encore, des lagunes et des canaux ; elle rêvait de Tamatave, limmense village aux cases innombrables, bâties en bois, en pierre et en briques par les vazaha, avec une longue rue toute bordée de magasins, où les Indiens vendent des étoffes, des vêtements, des bijoux. Quand elle rouvrait les yeux, la chaloupe était loin, au delà des bancs de sable, emportant son rêve. Les ondulations mêmes qui ridaient la surface des lagunes sétaient effacées déjà, et Ranirina sen retournait vers la case paternelle, en proie à une vague tristesse. Elle écoutait avec une joie mêlée de dépit les propos des vazaha qui lui offraient en riant de lépouser et de lemmener avec eux vers leurs villes lointaines. Un surtout la regardait avec des yeux pleins de désirs ; souvent Ranirina pensait à lui. Il passait régulièrement, étant commissaire à bord de la chaloupe ; il venait droit au lieu où il savait la trouver ; quand elle était allée travailler aux rizières, il senquérait delle auprès des femmes du village. Brusquement, un jour, elle décida de le suivre, et, comme il lui demandait en la quittant :
Quand pars-tu avec moi, petite Ranirina ?
Demain, répondit-elle sans hésiter.
Bien vrai ?
Oui.
Il rougit de plaisir, à la façon des blancs ; lorsque la chaloupe partit, il lui criait encore, penché à larrière pour la voir plus longtemps :
À demain, Ranirina.
Elle sen fut prévenir ses parents. Maintenant que la chose était presque faite, elle nen éprouvait pas le contentement attendu. Au contraire elle se sentait triste à lidée de quitter ses parents, ses compagnes, son village. Son père et sa mère lui soufflèrent de leau à la figure, selon le rite des ancêtres, en lui souhaitant toutes sortes de prospérités. Sa maman était très joyeuse de la savoir casée ; car elle savait quau village sa fille ne devait point trouver de mari, depuis le jour où, toute petite, elle avait violé le fady, en mangeant les racines de manioc laissées sur la pierre du foyer.
Le lendemain, Ranirina partit. Elle vit Tamatave, les grandes cases en pierre des vazaha, les magasins du Louvre, et les boutiques indiennes ou chinoises, pleines de tout ce que peuvent désirer les femmes. Elle connut les fatigues et les délices de loisiveté, les promenades en pousse-pousse dans les rues ombreuses, ou sur les boulevards plantés de cocotiers et saturés dair marin. Elle ne demeura pas longtemps avec son premier mari vazaha, bientôt lassé, elle en eut un autre, puis un autre encore, puis beaucoup, ensemble ou les uns après les autres.
Mais cette vie de noce ne lui plaisait guère ; elle était prête à rester indéfiniment dans la case du premier qui voudrait bien la garder. Elle le trouva enfin. Cétait un étranger dune autre race que les Français, avec des cheveux raides aussi jaunes que la chair dune mangue, une peau rouge comme le poisson du corail, et des yeux bleus. Employé dune factorerie allemande, sérieux et rangé, il sortait et rentrait à des heures régulières, accomplissait ponctuellement, avec une sérénité un peu puérile, tous les actes de la vie ; il se mit à aimer Ranirina dune passion calme et entêtée comme sa personne.
Elle tenait la maison en ménagère méticuleuse et entendue, comme sont toutes les Betsimisaraka ; lui retrouvait en elle les qualités des femmes de sa race, leur humeur égale et passive, avec peut-être un peu plus de gaieté dans le gemüth cher à tout Allemand. Parfois Ranirina regrettait la joie de vivre tumultueuse de ses compagnons dantan, mais elle sacrifiait volontiers quelques heures de plaisir à la tranquillité de sa vie. Elle faisait elle-même le marché, défendait sou à sou, contre lavidité des fournisseurs, la bourse du ménage, et tenait la case avec une propreté toute betsimisaraka. Cela dura deux ans, après quoi lAllemand désolé lui dit un jour quil allait retourner dans son pays pour entrer définitivement dans la maison de commerce de son père. Ranirina eut une crise de désespoir sauvage ; pendant des heures elle gémit comme une bête blessée ; le sensible Allemand ne put supporter cette douleur, quil partageait du reste ; il pria sa famille, sous prétexte dexpérience commerciale, de lui accorder une troisième année. Il lobtint.
Leur vie paisible reprit. Parfois le vazaha souhaitait de la voir continuer toujours ; quand la ramatou, à lheure de la sieste, se blottissait auprès de lui, appuyant sa joue fraîche et veloutée contre la main de son amant, il bornait son idéal aux voluptés simples que lui offrait Tamatave. Quant à Ranirina, insouciante, elle ne songeait plus à léchéance du départ. Un jour elle regardait le grand manguier du jardin, paré de tiges roses aux fleurs épanouies, et elle regrettait que lépoque ne fût pas venue encore des mangues à la pulpe savoureuse. Soudain laffreuse idée se fixa de nouveau dans son cerveau denfant : il devait sen aller pour toujours vers sa terre lointaine, quand les mangues seraient mûres. Elle ne lui dit rien, mais devint brusquement mélancolique et indifférente à tout. LAllemand, hanté de la même obsession, perdit courage devant cette douleur et dit ses projets. Il avait supplié ses parents de lui donner la succursale de Tamatave, de ly laisser à jamais. Ranirina, avec sa mobilité habituelle, fut vite consolée. Quelques jours plus tard, le courrier apporta dAllemagne la réponse : le père reprochait au fils son ingratitude envers la patrie allemande et envers lui-même ; il avait bien gagné de se reposer un peu vers ses vieux jours et il voulait que le nom des Schwarz continuât à figurer le premier dans la raison sociale de la maison ; il sommait donc son fils de rentrer à Hamburg à la date fixée et demandait par câble un accusé de réception de sa lettre. Le jeune Allemand, discipliné, câbla quil rentrait.
À partir de ce moment, son égoïsme masculin et sa froideur germanique contribuèrent ensemble à le débarrasser de son amour, devenu pour lui une gêne. La lettre paternelle avait réveillé dans son cur les tendresses familiales endormies ; il fut pris, comme un enfant, du heimweh. Il sentêta dans la volonté de briser les liens qui lattachaient à « sa petite sauvage », et il y réussit. En quelques jours, elle lui devint presque indifférente. Gauche et maladroit, dépourvu de tact, il ne sut pas le lui cacher ; Ranirina, avec lespèce dintuition quont les femmes de toutes races des sentiments de lamour, eut conscience et se jugea perdue. Elle en éprouva non pas une douleur réfléchie, mais une souffrance presque physique, pareille à celle dun animal, dont les conditions dexistence sont brutalement changées et qui meurt de ne pouvoir sadapter, sans savoir pourquoi. Par un de ces obscurs phénomènes psychiques, qui, dans les limbes de la conscience, lient lamour à la mort, et font que le rut est proche du meurtre, qui dans la série animale pousse certains êtres à sentretuer après lacte, et dans la série humaine explique les crimes passionnels, Ranirina conçut la pensée de faire mourir le vazaha quelle aimait. Son amour démesurément grandi avait pris la teinte sombre de la haine, et, par désir exaspéré de la possession définitive, elle voulut le meurtre.
Un soir, prostrée dans une chaise en bambou, sous la varangue, elle regardait, comme le jour où elle avait connu son destin, le grand manguier dans le jardin touffu. Déjà les mangues vertes étaient grosses comme des ufs. Elle comprit que le temps était venu. Pendant le dîner, elle dit au vazaha quelle irait le lendemain à son village natal, pour assister au sacrifice dun buf en lhonneur des morts ancestraux. Or, dans les cases au bord des lagunes, on ne préparait aucun sacrifice, mais Ranirina, à peine débarquée, courut chez loumbiasy, le vieillard redouté qui connaissait les oudy et les fanafoudy, les secrets de la vie et de la mort. Elle avait emporté beaucoup de piastres pour tenter la cupidité du vieux. Il en exigea dix en échange de la substance qui fait mourir sûrement, sans que les vazaha puissent reconnaître les traces du poison. Cétait un peu de poudre couleur docre claire, lécorce râpée de larbre rehiba, sur laquelle loumbiasy avait prononcé les paroles dimprécation. La femme, de retour à Tamatave, en préparant le cocktail, la versa dans le verre de son amant. Rien ne se manifesta pendant dix jours, et Ranirina crut que loumbiasy lavait trompée ; mais, le onzième jour, Schwarz, dans son bureau, fut pris dune sorte de crise tétanique horrible ; il se roulait à terre en hurlant et crispait les mâchoires comme pour mordre. Le médecin appelé reconnut immédiatement les symptômes de la rage, et ne put ordonner que des stupéfiants. Il y avait eu, quelques mois plus tôt, des chiens enragés dans le pays. Les amis de Schwarz, interrogés, étaient sûrs que lAllemand navait pas été mordu, mais ne pouvaient affirmer quil neût pas été léché par quelque chien ou griffé par quelque chat. De plus un babakoutou avait disparu de la maison, quelques jours auparavant ; or les lémuriens prennent très facilement la rage. Tout semblait sexpliquer. On cacha au malheureux laffreuse maladie dont il était atteint, et la morphine lui évita lexcès de la souffrance. Après la première crise, dans la demi-conscience que lui laissaient les stupéfiants, il appela ses amis, leur parla dune façon incohérente de son enfance, de son départ, de ses parents. Toujours il voulait chasser Ranirina, il la repoussait quand elle sapprochait de lui, il criait quà cause delle, parce quil lavait aimée trop longtemps, il ne reverrait plus son père et sa mère, et lAllemagne. Puis, dans la prostration qui précéda la crise finale il tendait les bras vers la mer, en murmurant que le Zanzibar était sur rade : ses yeux extatiques voyaient la coque blanche et rouge du navire qui devait lemporter vers la ville hanséatique. Puis il ne se crut plus à Tamatave, mais dans une petite chambre bien connue de la Schmiedenstrasse, à Hambourg, sa chambre denfant et de jeune homme. Rien ny était changé. Par la fenêtre carrée on apercevait le haut toit en ételles grises de la maison den face ; au-dessus du lit était accrochée, dans un cadre noir, une chromo en couleurs représentant la cathédrale de Cologne. Il allait mourir ; sa mère, avec ses cheveux gris serrés sur les tempes, était assise près du lit et de ses deux mains serrait sa main à lui, en pleurant. Il se réveilla et sentit en effet deux petites mains douces qui emprisonnaient la sienne. Il ouvrit les yeux, mais ne reconnut pas la chambre. En face de lui, une large baie souvrait sur un fouillis darbres et de plantes. Une femme à la peau de bronze, aux cheveux étrangement tirebouchonnés, sanglotait en tenant sa main. Il la repoussa avec horreur, les yeux dilatés par la crise proche. Le médecin fit de suite une nouvelle piqûre de morphine ; quelques heures après, il annonça au consul la mort de son compatriote et lui laissa le soin de prévenir la famille avec les ménagements dusage.
Ranirina partit le lendemain ; aucun vazaha ne sut jamais ce quelle était devenue.
Lamant de la reine
Ladministrateur Rochard, chef du district du Ménabé occidental, singéniait pour amuser la reine sakalave Kalou, venue de si loin, du fond de la brousse, saluer le gouverneur général en tournée. Cétait une jolie idylle australe que lhistoire de cette reine. Jadis, quand, toute jeune encore, elle grandissait en beauté au village de Makarainga, un explorateur français venu du Ménabé sétait arrêté quelques jours dans son pays. À cette époque elle ne sabritait pas encore sous le parasol rouge, insigne de la royauté ; insouciante et heureuse, elle jouait ou chantait avec les femmes du lapa paternel, et offrait la fleur de ses quinze ans aux jeunes hommes les plus beaux de sa tribu. Jamais elle navait vu de vazaha. Elle trouva le premier fort à son goût, et le dit ingénument à son père le mpandzaka. Les filles de race noble, en terre sakalave, sont maîtresses de leur corps : on logea létranger dans la case de Kalou, et il connut lamour dune princesse.
Quelques années plus tard, Kalou devint reine. Elle choisit pour prince consort un Comorien, métissé dArabe, instruit dans la religion de lIslam. Il savait fabriquer des oudy de toute espèce quil vendait fort cher aux Malgaches. Comme il nétait pas de sa caste, elle gardait toute son indépendance de femme et de reine ; lépoux ne servait guère quà faire prospérer les intérêts de la maison et de la dynastie.
Or Kalou avait gardé au fond de sa chair un souvenir troublant du trop bref séjour de lexplorateur. Quand les Français vinrent à Madagascar pour prendre la terre de Ranavalouna IIIe et quils entrèrent dans le pays sakalave, la reine de Makarainga leur envoya comme auxiliaires cent hommes armés de fusils et mille hommes armés de sagaies. Bientôt les mpandzaka ses voisins se révoltèrent contre les nouveaux maîtres de la Terre-Rouge ; mais elle demeura toujours fidèle à lalliance quelle avait choisie ; et, grâce à son influence, le roi Tsialaza, son cousin, resta, lui aussi, attaché à la cause française. La conquête finie, Kalou, en récompense de ses services, garda la royauté, quoique officiellement elle neût que le titre de gouverneur principal indigène.
Or, comme elle aimait les vazaha, jamais elle ne manquait une occasion de se rencontrer avec eux. Elle vint donc à Vouhilava, chef-lieu du district, au passage du gouverneur général. Un cortège pittoresque laccompagnait. Quarante femmes ou filles des notables de son royaume, choisies parmi les plus belles et les plus riches, marchaient derrière elle, parées pour la circonstance de bijoux précieux et de lambas éclatants.
Ladministrateur installa toute la suite dans lécole, et la reine dans le gîte détapes, sommairement meublé. Tout Vouhilava, depuis huit jours, se dépensait en fiévreux préparatifs pour la réception du chef de la colonie ; jamais un gouverneur général nétait passé dans ce district lointain : il sagissait de trouver des distractions suffisantes pour remplir une journée officielle ; le programme comporterait la visite de lhôpital, de la maternité, de la prison, de lécole, la promenade dans les rues, proprement balayées, du village indigène. Ensuite le déjeûner mènerait jusquà trois heures. Mais après ? Ladministrateur était fort embarrassé pour lemploi de laprès-midi ; décemment il ne pouvait guère proposer deux heures de sieste au grand chef. Larrivée de Kalou le tirait daffaire : elle et son cortège de ramatous sakalaves fourniraient à la fête un numéro sensationnel.
Le gouverneur fit son entrée le lendemain vers dix heures ; contrairement à lattente générale, il ne sarrêta que trois heures, et, après un déjeûner hâtif, partit pour visiter la vanillerie du principal colon du district, à vingt kilomètres.
La déception fut grande. Ladministrateur surtout était dans le désespoir. Cest à peine sil avait pu sentretenir avec le gouverneur. Celui-ci navait pas voulu voir les ramatous sakalaves ; il hésitait même à donner audience à Kalou. Mais le chef de sa maison militaire lui rappela les services rendus par cette reine à la cause française, et il consentit à ce quelle lui fût présentée.
Kalou sétait parée avec une coquetterie royale. Elle avait revêtu un akandzou brodé à Tananarive, par-dessus lequel était drapé un lamba de soie orange, à grands ramages ; à ses chevilles sonnaient des anneaux dor ; elle portait au cou un lourd collier indien, à trois rangs, et, suspendues à une ficelle crasseuse en fibres daloès, les amulettes de ses pères, des dents de caïman creusées, pleines dingrédients bizarres, des morceaux de bois et de racines sacrées, de petites figurines dargent, des pierres rares, agates ou porphyres, de minuscules sacs en peau contenant les oudy efficaces. Au-dessous, sur sa poitrine opulente, elle avait attaché lÉtoile dAnjouan, le Croissant de la Grande-Comore, et, entre les deux, la croix dofficier dAcadémie et celle du Mérite agricole, généreusement octroyées par le gouvernement de la République pour la solde des onze cents guerriers mis à notre disposition.
Elle entra, conduite par ladministrateur. Le gouverneur général se leva, lui serra la main, la fit asseoir dans un fauteuil. Ladministrateur prit une chaise. Linterprète houve resta debout entre eux deux. Le gouverneur, dans la langue des vazaha, fit un court kabary, que linterprète traduisit aussitôt ; Kalou ne savait pas le français, mais le dialecte houve ne lui était guère familier non plus. Elle comprit tout juste quil était question de la guerre et des 1.100 Sakalaves, quon la remerciait des services rendus à la France. Elle répondit très simplement que le fandzakana et le gouverneur général étaient son père et sa mère. Le gouverneur se leva, lui serra de nouveau la main, lui remit un sac de 100 piastres, et elle sortit accompagnée de ladministrateur. Elle était contente, quoiquun peu ahurie. Elle sattendait à autre chose. Quoi ? Elle naurait su le dire. Les résultats de lentrevue flattaient sa vanité, mais elle restait extraordinairement déçue par les détails matériels de laudience. Davance elle sétait figuré le grand chef des vazaha comme un bel homme, à la figure énergique, à la grande barbe noire. Il devait être daspect imposant, porter un costume tout brodé dor et un turban vert enrichi de pierreries, pareil à celui des sultans comoriens. Quelle désillusion elle avait eue en voyant un petit homme vieux et malingre, daspect chétif, dexpression lasse et triste. Son habit kaki, avec des boutons jaunes et quelques broderies, ne le distinguait pas sensiblement dun administrateur ; il navait auprès de lui ni soldats, ni femmes, ni conseillers ; le moindre roitelet sakalave était certes plus imposant.
Kalou nen revenait pas ; elle rentra toute songeuse. Mais les mauvaises impressions seffaçaient vite chez elle. Quand ses suivantes lui demandèrent comment sétait passée lentrevue, elle donna force détails suggérés par son imagination, et aussi flatteurs pour sa personne que pour sa dignité de reine.
Le gouverneur, en partant, avait recommandé au chef du district les plus grands ménagements envers Kalou. Toute la famille de cette reine avait une grosse situation dans le territoire sakalave ; il importait que la France continuât den bénéficier.
Amusez-la, tant quelle restera chez vous, et faites quelle retourne satisfaite dans son pays.
Or, après le départ du gouverneur, Rochard songeait à la mission quon lui avait confiée : amuser Kalou. Cétait à la fois facile et très difficile. La reine ne devait pas être exigeante en fait de distraction, encore fallait-il connaître ses goûts.
Le lendemain, dès sept heures, on la vit paraître à la Résidence, suivie de ses quarante femmes. Sous la longue varangue en terrasse, elles sinstallèrent, la mpandzaka sur un fauteuil en zouzourou, les femmes et les parentes accroupies sur les dalles fraîches dans un chatoyant désordre. Rochard était encore au lit : il se dépêcha de shabiller et accourut. Kalou accepta une tasse de café noir et des tranches de pain grillé. Ses femmes chantèrent, dun ton un peu nasillard et en battant des mains pour marquer la mesure, un chant monotone sur une mélodie très simple ; les paroles étaient des salutations, indéfiniment répétées, des vux de prospérité et de bonheur. Sur le même thème banal, une chanteuse improvisait des variations faciles, en saluant nommément la France, le gouverneur général, le grand vazaha chef de la province, et ladministrateur, chef du district ; les autres femmes reprenaient en chur. Rochard offrit un peu de sirop et des petits beurres, quon agréa. Il y eut encore des chants, puis des danses lentes et graves, avec de souples mouvements des doigts et des mains, les bras restant immobiles. Ladministrateur risqua une absinthe ou un whisky soda : labsinthe fut préférée.
À onze heures, Kalou partit avec son cortège. Sa tante marchait derrière elle, portant au-dessus de la tête royale le parasol rouge ; deux jeunes Sakalaves, à ses côtés, agitaient doucement des éventails indiens en plumes, achetés à des marchands de Zanzibar.
À une heure, ladministrateur les vit revenir avec la même pompe. Il avait réservé pour laprès-midi le gramophone, qui obtint un succès inespéré et durable. On ne rentra linstrument quà six heures du soir. Kalou ne parlait pas de quitter Vouhilava. Le lendemain matin, elle resta chez elle. Rochard alla lui rendre visite. Après quelques instants de causerie, il demanda si elle avait un souhait à formuler. Le gouverneur général avait ordonné de lui faire plaisir en tout ; elle navait donc quà parler, quà exprimer un désir.
Je veux, dit très simplement la reine, que tu menvoies un vazaha pour dormir avec moi ce soir.
Ladministrateur ne sattendait guère à pareille fantaisie ; mais on devient philosophe à force de vivre dans la brousse, et on apprend à ne sétonner de rien. Il déclara que les désirs de la reine seraient satisfaits ; pourtant, de peur quelle nen exprimât dautres, il rentra chez lui et sassit dans son fauteuil pour réfléchir à la situation. Sur ses lèvres errait un sourire qui pouvait passer pour une grimace. Lidée de la reine lamusait beaucoup ; lissue de laventure linquiétait un peu. Il connaissait lhistoire de lexplorateur français, premier amant vazaha de Kalou ; il savait que, depuis, la reine avait offert pendant quinze ans à un certain nombre dofficiers et de fonctionnaires une hospitalité écossaise. Mais Kalou avait trente ans, la maturité pour une Sakalave ; sa vie royalement oisive avait favorisé le développement de son système adipeux ; sa beauté, jadis célèbre, était très dissimulée par lopulence de ses formes. Évidemment elle pouvait encore trouver preneur, mais la demande risquait dêtre inférieure à loffre.
Comment faire ? Comment faire ? se disait ladministrateur.
Manquer de parole à la reine, cétait la mécontenter, désobéir aux instructions du gouverneur général, risquer de compromettre nos relations amicales avec plusieurs tribus. Dautre part, à qui confier cette
mission ? Rochard, dans la brousse, croyait avoir fait lapprentissage de tous les métiers : il avait été magistrat, marchand, maître décole, chef de guerre, avocat, jardinier, ingénieur, maçon ; il se jugeait prêt à nimporte quelle éventualité ; mais ce jour, tout de même, lui réservait une surprise. Plus il réfléchissait, plus il était embarrassé, et le caprice de Kalou lui semblait de moins en moins drôle.
Mentalement il passa en revue la population masculine européenne du chef-lieu du district. En fonctionnaire respectueux de la hiérarchie, il commença par lui-même, et il sélimina de suite, dabord en sa qualité dhomme marié, puis par un obscur et inconscient dédain des charmes de Kalou, enfin en raison de la jalousie connue et pour lui redoutable de son épouse. Venait ensuite le médecin inspecteur du district, un jeune aide-major, célibataire, fringant, très amateur de ramatous : malheureusement il venait de partir en tournée le matin même. Ladjoint des Services civils, gérant de la Caisse dAvances, faisait profession de mépriser les femmes indigènes ; jamais, disait-il, malgré de nombreuses expériences, il navait pu sy habituer ; aussi vivait-il avec une créole plus âgée que lui, sale et laide, qui lavait parfaitement domestiqué. Le garde de milice, bon gros bourgeois placide, était marié ; il soccupait exclusivement de ses enfants et des légumes de son jardin ; Rochard eut presque le fou rire à lidée de lui faire des propositions déshonnêtes. Il y avait encore un petit commis créole, joli garçon frisé, mais aussi teinté quun Sakalave ; ceût été faire injure à Kalou que de le lui offrir.
Ça nègre, pas vazaha, eût-elle répondu.
Restait le Grec (était-ce bien un vazaha ?), trop sordide et trop déconsidéré parmi les indigènes pour entrer en ligne, et le colon du chef-lieu, un vieux Franc-Comtois de soixante-cinq ans, très brave homme, mais physiquement impossible.
La perplexité de Rochard allait croissant. Après mûre réflexion, il résolut de risquer une tentative auprès de ladjoint des services civils. On le reçut fort mal.
Monsieur lAdministrateur, je suis étonné, pour ne pas dire plus, de votre démarche. Considérez-vous que le trav
, que loccupation que vous me proposez, rentre dans le service officiel ?
Et, sur un signe de dénégation effarée de son chef, il ajouta :
Alors vous me permettrez de me retirer sous ma tente. Je crois du reste navoir jamais caché la répulsion physique et morale que minspirent les négresses.
Machinalement ladministrateur se dirigea vers le logis du garde de milice, son dernier espoir. À la porte, il hésita encore, puis se décida. Le garde était dans son jardin, en train de surveiller la croissance de jeunes ananas. Il se mit tout de suite en devoir dexpliquer ce qui, dès leur plus tendre enfance, distinguait les ananas Victoria de ceux despèce inférieure. Rochard nosa même pas risquer une allusion à laffaire qui le tracassait, et sen fut.
Il commençait à être sérieusement inquiet. Plusieurs individus qui voulaient lui parler, furent rabroués vertement. Les deux mains croisées derrière la tête, il se plongea dans de nouvelles et inutiles méditations. Le seul homme désigné, le jeune docteur, était absent. Que faire ?
Il avait beau chercher, il ne voyait plus quun candidat possible, ou plutôt une victime : lui-même. « Je me dévouerai donc, sil le faut », pensait-il. Or il manquait de conviction : Kalou séduisante leût moins épouvanté ; mais cette grosse Sakalave ne lui disait rien du tout. Douze ans plus tôt, peut-être
Et, pour se donner du courage, il évoquait une Kalou jeune, élancée et fine, beau fruit damour cueilli jadis par lexplorateur. Du moment quil se décidait à tromper sa femme (Dieu sait à quelles disputes, à quelle vie denfer il allait sexposer !) il eût souhaité dy prendre au moins un peu de plaisir. Quelle dérision ! Il sagissait bien de plaisir ! Nétait-ce point une corvée de service, tout simplement, quil assumait !
Résigné, sans aucun enthousiasme pour les appas plantureux de Mme Kalou, il se préparait en esprit au sacrifice, quand il entendit frapper à sa porte et vit entrer le jeune aide-major, providentiellement revenu de sa tournée :
Vous ! Cest vous ! Par quel hasard sitôt de retour ?
Mon cheval sest blessé au garrot. Je nai pas pu continuer mon voyage, et me voilà.
Vous pouvez dire que vous arrivez à propos. Javais de vous un besoin urgent.
Quelquun de malade ?
Non, pas précisément. Ce nest pas de soins médicaux quil sagit.
Vous mintriguez
Eh bien ! voici. Je nirai pas par quatre chemins. Vous êtes un ramatouisant convaincu, vous devez approcher des mille et trois, ô Don Juan austral ! Or je vous propose un numéro point banal pour votre collection.
Cet exorde insinuant nest pas pour me déplaire. Continuez
Ne vous emballez pas, jeune homme. Connaissez-vous Kalou ?
Kalou ? La reine Kalou ? La grosse Kalou ? Ce nest pas elle que vous prétendez moffrir, je suppose ?
Ladministrateur frémit. Ça nallait pas marcher tout seul. Il exposa au docteur tous les détails de laffaire, pourquoi il était impossible de ne pas déférer au désir de la reine, comment la Providence lavait ramené juste à point
Elle fait un joli métier, la Providence, et vous aussi, M. lAdministrateur.
Enfin, il ny a que vous de possible. Vous ne me voyez pas envoyant à Kalou le Grec Pappadopoulos ou le vieux père Martial. Et puis, elle nest pas si mal que ça, vous savez. Elle a de très beaux restes.
Merci pour les restes.
Enfin, cest une reine, après tout. Je suis sûr que vous nen avez jamais eue, de reine.
Cest vrai.
Quand vous raconterez ça en France, ça ne sera pas banal, ça vous posera tout de suite.
Enjôleur ! Vous me prenez par la vanité !
Et je fais appel à votre dévouement ! Le gouverneur général ma dit de ne rien refuser à Kalou.
Alors cest une mission officielle que vous me confiez. Je marche en service commandé. Ne trouvez-vous pas que cest drôle ?
Affaire de service, vous lavez dit. Je vous proposerai pour lAnjouan.
Je serais curieux de savoir comment vous motiverez votre proposition ?
Cest bien simple : Services exceptionnels, a mené à bonne fin des négociations délicates avec la reine sakalave Kalou, et a contribué efficacement à maintenir dans le pays le prestige du nom français.
Vous me désarmez. Je marche. Mais
sous quel prétexte me présenterai-je ? Je ne peux pas, comme ça, de but en blanc
Je ferai dire à la reine que, layant sue un peu souffrante hier, je vous envoie la visiter dès votre retour. Ce sera lentrée en matière. Après, vous vous débrouillerez.
Il se débrouilla si bien quil dut repartir le surlendemain en tournée, pour décider Kalou à regagner son royaume.
Le sorcier dAmbouhidzanaka
Sur lemplacement de lancien Rouva dAmbouhidzanaka, Rakoutoumanga creusait un silo à riz. Le torse et la tête nus sous le grand soleil, le lamba roulé et noué autour des reins, il sescrimait à coups dangady sur la dure latérite ; la sueur coulait à grosses gouttes de ses épaules et de sa poitrine. Il sarrêta pour se reposer un peu, saccroupit à lombre dun pan de mur ruiné, assis sur ses talons à la mode malgache. Ses pensées étaient moroses, comme il convenait à un vieil homme, contempteur de lépoque présente. Il songeait avec amertume au temps de sa jeunesse, aux profits que lui rapportait, sous les anciens rois, lexercice de son métier doumbiasy. Jadis possesseur de troupeaux de bufs, de vastes rizières, de nombreux esclaves, il avait été ruiné par les guerres, les famines, surtout par la venue des étrangers blancs qui avaient bouleversé le pays. Lui, le descendant des chefs du village, il était réduit à travailler de ses mains sa rizière, à creuser un silo, pendant que son fils faisait le commerce dans le sud, chez les Betsileo et jusque chez les Tanala, habitants de la grande forêt.
Le Rouva construit par ses ancêtres était en ruines ; les vieux seuls se rappelaient le temps où les cases en bois des Andriana alignaient leurs hauts pignons sur les quatre faces de lenceinte ; aujourdhui les fils des esclaves ou des Houves bâtissaient pêle-mêle leurs maisons en briques crues sur lemplacement jadis réservé aux enfants des nobles ; les racines des aviavy, peu à peu, avaient disjoint les pierres du mur : par les brèches ouvertes, toute la force, toutes les traditions, toutes les coutumes des Imériniens avaient coulé, glissé, disparu. Lui Rakoutoumanga, fils de Ralambou, fils dAndriamananitany, on le respectait encore parce quil était larrière-neveu dAndrianampouinimerina ; on le redoutait aussi parce quil savait les secrets terribles transmis par les aïeux ; il connaissait les herbes et les fruits qui guérissent ou qui tuent, les incantations capables dattirer sur une case ou den détourner la colère des razana.
Or voici que les étrangers blancs, les vazaha maudits, non contents de mettre en liberté les esclaves, denlever les bufs des nobles, de prendre leurs rizières, avaient interdit dobserver les coutumes anciennes pour vider les querelles et guérir les maladies. Il fallait se cacher pour faire le sikidy, délivrer un ensorcelé, enlever limpureté dun homme ou dune demeure. Au lieu de recevoir, comme autrefois, un mouton ou un buf, pour prix de son intercession, il se contentait dun quart de piastre, trop heureux si on ne marchandait pas ses services. Aussi avait-il perdu tout scrupule pour exploiter la crédulité de ses compatriotes : lorsque la tradition faisait défaut, il ne se gênait pas pour inventer des oudy et des cérémonies nouvelles. Il était sincère à demi, car il se croyait inspiré par lesprit des ancêtres et comptait être dédommagé par eux de toutes ses privations. En ce jour il était venu creuser son silo sur lemplacement de leur ancienne case, pour mettre la récolte de lannée sous leur protection.
Péniblement, il se leva, reprit son angady, se remit à la besogne. Soudain un obstacle inattendu larrêta. Ce nétait pas un de ces noyaux de gneiss, entourés dargile, comme on en rencontre souvent en Imerina, car, sous le choc du fer, le son rendu était sourd : on eût dit du bois sonnant le creux. À coups pressés il déblaya le terrain, ébrécha son angady contre une armature de fer ; en quelques minutes il dégagea la partie supérieure dun de ces coffres indiens cerclés de métal et incrustés de pierres de couleur, comme en possédaient jadis toutes les vieilles familles des Andriana. Ses tempes battaient, le sang affluait à sa face, il fut obligé de sappuyer sur le manche de sa bêche pour ne pas tomber : les Razana, les Ancêtres qui avaient hanté cette place, venaient dexaucer ses vux, en lui faisant découvrir un trésor. Il marmotta une incantation pour se rendre les Angatra propices, puis regarda avec méfiance autour de lui. Heureusement aucun des rares habitants du village nétait à proximité : les gens jeunes travaillaient aux rizières, les vieux sommeillaient dans les cases, les enfants gardaient le bétail. Il fit retomber un peu de terre dans le trou, la tassa soigneusement, et sen alla dun air détaché. Enfermé dans sa maison toute proche, il surveilla jusquau soir, par les interstices dun volet de zouzourou, les abords de la fosse ; la nuit venue, il tendit loreille avec angoisse, craignant un voleur, malgré linvraisemblance de ses soupçons.
Quand tout fut endormi dans le village, il se glissa sur la place et, sans bruit, avec un couteau, déterra le coffre. Lorsquil leut dans sa case bien close, il fit sauter la serrure hors du bois vermoulu, souleva le couvercle, approcha la lampe de pierre où brûlait un morceau de graisse et regarda : le coffre était plein aux deux tiers de piastres noirâtres ou vert-de-grisées ; il y plongea les mains, remuant les pièces, ramenant à la surface celles du fond ; certaines étaient comme savonneuses, la plupart semblaient rongées par une lèpre noire. Il les regarda de près : la frappe était défectueuse, le métal de mauvais aloi. De suite il les reconnut fausses : presque toutes étaient à leffigie du grand empereur qui régna chez les Français au temps dAndrianampouinimerina. Une stupeur le prit ; longtemps il demeura immobile ; des colères lui venaient ; il avait envie de jeter sur la place le vieux coffre inutile ; puis le désespoir serrait sa gorge, il avait peine à sempêcher de crier. Les Razana lavaient donc trompé ; quavait-il fait pour devenir ainsi leur jouet ? Son cerveau superstitieux se forgeait des terreurs mystérieuses, et lâme de tous ses pères oumbiasy tremblait en sa chair. Il lutta contre la peur, toucha ses amulettes ; lesprit de ruse et de lucre, toujours dominant chez les hommes de sa race, se réveilla en lui. Il eut lintuition dun échange possible de piastres fausses contre des vraies, par les mille occasions que pouvait lui fournir lexercice de son métier doumbiasy. Désormais son parti fut pris : il enterra la cassette à fleur de terre, dans le coin nord-ouest de la case, et, sen remettant à linspiration que lui enverraient les ancêtres, il sallongea sur sa natte et sendormit.
Le lendemain un Houve vint le chercher pour guérir un malade ; cétait un petit marchand de Boungatsara, village situé au sud dAmbouhidzanaka, à une demi-heure de marche. Loumbiasy trouva un enfant de douze à treize ans, atteint dune fièvre bilieuse. Il ordonna les remèdes habituels, particulièrement la tisane faite avec la plante vouafoutsy ; de plus il recommanda au père de chercher de leau courante dans une marmite neuve, dy ajouter un peu de salive de lenfant, des rognures de ses ongles, une mèche de ses cheveux, et aussi deux piastres à limage du grand empereur qui avait régné chez les Français au temps dAndrianampouinimerina ; ces pièces devaient être enveloppées dans un morceau du lamba porté habituellement par le malade ; la marmite couverte serait mise sur le feu jusquà ce que leau commence à chanter, puis retirée et placée dans le Coin-des-Ancêtres, en attendant le retour du guérisseur. Le marchand houve, prudemment, sinforma du sort ultérieur des deux piastres ; le sorcier répondit quelles demeureraient en possession de leur légitime propriétaire ; celui-ci, tout heureux, donna un franc vingt à loumbiasy et lui en promit autant après la réussite de lopération. Le surlendemain, lenfant était tiré daffaire et le sorcier venait toucher le reste de ses honoraires. Il alla prendre solennellement la marmite, la porta près du ruisseau où avait été puisée leau courante. Il ly plongea, pour que fussent emportées toutes les influences morbides, quand le liquide fut renouvelé, il prit au fond du récipient les piastres enveloppées dans le morceau de lamba, défit le paquet en marmottant une invocation, substitua habilement aux deux bonnes piastres du marchand deux pièces fausses de son trésor, quil rendit à son client. Celui-ci, tout de suite, remarqua la différence, mais le sorcier lui dit :
Tu vois comme tes pièces sont noires et laides ; elles ont pris toute la maladie de ton enfant et sont devenues mauvaises. Je te conseille de ne pas les garder, mais de les enterrer secrètement dans quelque coin perdu, loin de ta maison.
Ce qui fut fait.
Quelques jours après, notre homme entreprit une autre cure ; aux remèdes tirés des simples il ajouta la même cérémonie magique. Le malade malheureusement trépassa. Le sorcier ne sembarrassa point pour si peu ; lorsquil mit dans la main de la veuve les deux piastres fausses, il lui dit :
Tu vois comme tes pièces sont devenues sales et vilaines, le mal de ton mari était si fort que les piastres en sont mortes aussi. Il te faudra les enterrer avec lui dans le tombeau des ancêtres, si tu ne veux pas que de nouveaux malheurs fondent sur ta maison.
Le métier était fructueux. Rakoutoumanga lexerça en paix plusieurs années. Chaque malade traité, avec ou sans succès, lui rapportait, outre le prix habituel, deux bonnes piastres sonnantes. Le trésor commençait à sépuiser, tandis que les biens du sorcier sétaient accrus de plusieurs rizières et de trois maisons, lorsquun événement imprévu vint troubler sa quiétude. Ses dernières victimes, moins crédules que les autres, se décidèrent à porter plainte. On fit des perquisitions chez loumbiasy ; on sonda les murs et le sol de sa case ; on découvrit le coffret indien avec les quelques piastres fausses quil contenait encore. Mais, les pièces nayant jamais été mises en circulation, on ne retint contre le vieux que le délit de sorcellerie : il fut condamné à une faible amende et à quelques mois de prison. Il subit allègrement sa peine, puis revint jouir en toute tranquillité des revenus du trésor octroyé par les ancêtres.
Le filanzane
M. ladministrateur, en tournée depuis cinq jours dans la région la moins peuplée, la plus pauvre de son district, était las de la monotonie des étapes. Il servait depuis trois ans sur les hauts plateaux, il avait parcouru maintes fois les mornes étendues désertiques de cette partie du Betsileo. Cétaient des collines rougeâtres et stériles, couvertes dune herbe rare et jaune, hérissées damoncellements de rocs de gneiss, pareils à des blocs erratiques ; dans les fonds, des rizières en étages, délaissées en cette saison, retenaient un peu deau marécageuse, où les déjections des bufs mettaient des traînées de moires luisantes. Les tanety succédaient aux tanety, les rizières aux rizières. De loin en loin verdissait loasis dune ferme isolée, enclose dans un fossé rond bordé de cactus. La large sente rouge, dans la bouzaka, montait et descendait, franchissait les digues étroites des rizières, escaladait les pentes arrondies des collines ; et cétait ainsi pendant des heures.
M. ladministrateur sennuyait. Il était devenu presque insensible au charme mélancolique de ces paysages, où détranges oppositions se font entre les couleurs ternes du sol et la chaude lumière du ciel, où le matin séveille et le soir sendort en de merveilleuses symphonies colorées. Trop souvent il avait vu se lever et se coucher le soleil au bord de ces mêmes horizons ; il navait ni limagination dun poète, ni lil dun peintre, et la propreté des gîtes détapes le préoccupait plus que la couleur des montagnes.
La journée avait été particulièrement monotone, en ce pays désolé, sous un soleil implacable. Pendant une heure, il sétait distrait à regarder les gens qui revenaient du marché de Saboutsy ; des fermiers drapés dans les lambas blancs, le visage caché sous les bords des grands chapeaux de paille, porteurs de longues cannes quils balançaient, dun geste héréditaire, comme des sagaies, danciens esclaves à la chevelure crépue, à la peau noire, leur torse nu ruisselant de sueur sous le poids des charges, des marchands houves avec leur pacotille, des familles dont chaque membre portait une soubika de riz appropriée à sa taille et à sa force, des femmes betsileo, aux larges figures bronzées, aux boucles de cheveux aplaties, tressées les unes au-dessus des autres comme de minuscules paillassons. Elles allaient dune allure fière et souple, les reins cambrés, équilibrant sur leur tête des paniers de manioc, des corbeilles dananas, des régimes de bananes. Les hommes balançaient aux deux extrémités dun bambou des cages en sparterie, pleines de poules, ou menaient devant eux, avec une baguette, des dindons, des oies ou des porcs. Dautres rapportaient des nattes, des angady, des ustensiles de fer blanc, dépaisses planches de palissandre, grossièrement taillées à coups de hache par les Tanala de la forêt.
Puis les gens sétaient espacés davantage. Le marché était fini depuis longtemps. Maintenant plus personne ne circulait sur le sentier des bourjanes. M. ladministrateur avait recommencé à sennuyer ; il comptait, en manière de passe-temps, les vatoulahy, les grandes pierres commémoratives, dressées jadis par les peuples du Betsileo.
Tout à coup, en haut dun tanety, il aperçut à une certaine distance, avançant dans le même sens que lui, une petite troupe. Cétaient des hommes qui marchaient vite, avec lallure de bourjanes ; au-dessus deux quelque chose de blanc se balançait : assurément un filanzane. Aussitôt séveilla sa curiosité. En ce pays monotone, cest un événement, au cours dune étape, que de rencontrer un voyageur. On se pose de multiples questions. Est-ce un vazaha ? Peut-être le chef de la province qui vient surprendre un de ses chefs de district ? Ou un fonctionnaire de Tananarive en tournée, en mission spéciale ? Un agent des Travaux publics qui va surveiller un de ses six cents chantiers ? Ou encore un colon cherchant fortune ? Un prospecteur en quête dun piquet à planter ? Ou tout simplement un riche Malgache, visitant quelquune de ses propriétés ?
M. lAdministrateur, ravi davoir trouvé quelque chose à faire, regardait avec attention le filanzane inconnu. Était-ce un vazaha ? Dordinaire le nombre des bourjanes permet de résoudre vite cette question. Si la troupe est nombreuse, on peut parier pour un Européen ; si le groupe est petit, cest sans doute un indigène. Ses bourjanes à lui marchaient vite, se rapprochaient sensiblement des autres. Maintenant les porteurs, là-bas, se détachaient avec netteté sur le ciel au sommet dune colline. Il y avait cinq bourjanes, six au plus. Cétait un Malgache. Pour plus de sûreté, il sinforma près de ses hommes :
Vazaha na malagasy atô ?
Malagasy.
Il eut une déception, cessa de sintéresser au lointain filanzane.
Mais, au bout de dix minutes, lobsession lui revint de cette chose blanche, balancée sur les épaules des bourjanes, de cette chose vivante qui, dun rythme toujours égal, filait rapidement, sans sarrêter, disparaissait dans une dépression de terrain, puis reparaissait un peu plus loin, se hâtant vers un but inconnu. Cette espèce de course régulière et toute droite du groupe articulé quest le filanzane en marche, cette précipitation silencieuse des fourmis humaines dans le paysage immuable avait quelque chose dexaspérant, de presque tragique.
Son filanzane à lui gagnait visiblement sur lautre. Dix vigoureux porteurs se relayaient à ses brancards. Maintenant il se demandait si linconnu était un homme ou une femme. Un grand parasol blanc lempêchait de distinguer. On lécarta soudain. Pas de chapeau ; une tresse noire dans le dos : cétait une femme.
Cela devenait plus intéressant. Quelle espèce de femme indigène pouvait bien voyager en filanzane sur cette route ? Lépouse légitime dun riche marchand houve ? ou celle dun propriétaire betsileo ? Peut-être une ramatou de Tananarive, qui était allée voir sa famille à la campagne et retournait vers son vazaha ?
Une arrière-pensée obscure se levait maintenant dans lesprit de M. lAdministrateur, célibataire et ramatouisant. Si cétait une jolie ramatou ? Presque toutes sont faciles. Or, à lheure quil était, dans cette direction, cette femme ne pouvait guère sarrêter quau village de Fiadanana, où il allait lui-même. Avant, il ny avait pas un hameau ; ensuite, le prochain village était à deux heures de marche : impossible dy arriver de jour. Eh ! Eh ! Il faudrait voir à létape !
Le vazaha regardait la ramatou avec intérêt. Elle avait fermé son parasol, le ciel sétant un peu couvert. La taille paraissait élégante. Une belle tresse noire tombait par-dessus le dossier du filanzane : ces cheveux-là, dénoués, devaient descendre presque jusquaux pieds. Mais le lamba blanc, rejeté par-dessus lépaule, ne permettait pas de rien deviner du corps.
Allons ! Vite ! Il est tard, cria-t-il à ses bourjanes.
Les hommes se mirent à courir de ce trot allongé qui leur est propre, se passant le filanzane les uns aux autres par groupes de quatre, se jetant les brancards dépaule à épaule, sans presque ralentir lallure, avec une légère secousse qui, pour le voyageur, se répète comme un rythme.
On gagnait ferme sur lautre filanzane. Pourtant la femme était portée, elle aussi, par des bourjanes de profession. Cétait signe que probablement ils avaient été engagés par un vazaha, car dordinaire les Malgaches prennent comme porteurs leurs fermiers ou leurs anciens esclaves. Ladministrateur, sevré damour depuis cinq longues journées, semballait à fond. Si cétait une ramatou de vazaha, elle ne pouvait être que jeune et jolie. La bonne fortune était assurée. Il sagissait de rattraper la voyageuse, dengager la conversation avec elle ; ensuite cétait presque lui faire injure que de ne pas lui donner rendez-vous pour le soir.
Les distances se rapprochaient de plus en plus. Il ressentait cette espèce de joie physique quon éprouve dans les chasses à courre, quand la bête va être forcée : déjà sonnait dans son cur lhallali damour. Elle avait rouvert son parasol, balancé narquoisement au rythme du trot des bourjanes. Son lamba, aux plis un peu raides, était dune blancheur immaculée ; sur un des côtés du filanzane débordait la ruche empesée dun jupon. Toutes ces choses blanches et propres étaient dun bon augure. Le vazaha imaginait des dessous de dentelles, de larges entre-deux découvrant à demi une jeune poitrine ferme et bronzée. À un moment la femme ramena son jupon avec le pied ; ladministrateur vit un bout de bottine noire, qui lui parut vernie. Le grand luxe pour une ramatou !
Il nétait plus quà une vingtaine de mètres en arrière : enfin il allait rejoindre le filanzane malgache, voir le visage de linconnue. Pourvu quelle neût pas lidée, par coquetterie, de se dissimuler derrière son ombrelle, comme elles font souvent. Bah ! Puisque aussi bien il allait lui adresser la parole, elle serait forcée de se montrer pour répondre.
Soudain, dans un creux, on rencontra une petite rivière, épandue en marécages. On la traversa sur un barrage de pierres branlantes, rendues très glissantes par leau. Les bourjanes de la Malgache, peu chargés, passèrent lestement, en course ; mais les siens, portant un poids beaucoup plus lourd, redoutant quun faux pas pût précipiter le vazaha dans le ruisseau, traversèrent lentement, avec mille précautions. Quand on fut de lautre côté, la ramatou avait regagné au moins cinquante mètres.
Vite ! Vite ! cria ladministrateur. Il faut arriver à Fiadanana avant la nuit !
Cette fois, en dix minutes, on eut rejoint la Malgache. Déjà ses porteurs davant étaient à la hauteur des bourjanes darrière de lautre convoi. Cette sorte de chasse prolongée, les secousses indéfiniment répétées darrière en avant quon ressent en filanzane, le voisinage immédiat dune personne de lautre sexe, avaient exaspéré toute la sensibilité physique de ladministrateur ; en cette minute il désirait violemment linconnue. Une chaleur lui monta au visage, au moment de la regarder. Justement la ramatou, lorsquils furent tout près lun de lautre, écarta son parasol, et tourna la tête du côté du vazaha.
Cétait une très vieille femme, propre et laide.
Le gîte détape
Louis Fournier, ex-colon à Madagascar, racontait ses aventures, au café des Mille-Colonnes, en prenant lapéritif.
Oui, disait-il, on est plus en sécurité dans la brousse malgache que dans nimporte quelle grande ville de France. La nuit, on couche souvent la porte ouverte, quand ce nest pas sans porte
Mais les fameux Fahavalou
observa M. Dupont, le percepteur.
Les Fahavalou, il y a longtemps quils nexistent plus. En 1906, on en conservait encore un ou deux, à Tsindzouarivou, pour les montrer aux étrangers de passage. Je les ai vus. Chaque jour ils touchaient une ration de riz que leur octroyait la munificence de lAdministration, et ils cultivaient un petit jardin devant leur case, comme des rentiers. Ils portaient le titre honorable de prisonniers politiques.
De temps à autre, interrompit le percepteur, on lit pourtant dans le journal quun colon comme vous a été assassiné quelque part dans lîle.
Je ne dis pas ; ce serait trop beau sil ny avait jamais de crimes. Mais à coup sûr, il y en y a moins que vous ne croyez.
Vous navez jamais eu peur, vous, dit le percepteur, qui nétait pas brave, quand vous couchiez comme ça tout seul, au milieu des indigènes, avec les portes ouvertes.
Si, jai eu très peur, une fois. Un peu plus, ça y était ! je ne revoyais pas la France, ni Bonneville, ni le café des Mille-Colonnes. Mais ce nest pas un indigène, cest un compatriote, un Français comme vous et moi, qui voulait me faire passer le goût de labsinthe.
Vous ne nous avez jamais raconté ça !
Louis Fournier hésita un moment ; son front se barrait dun pli dennui ; il avait les yeux absents, comme quelquun qui regarde des choses lointaines dans le passé.
Cest que je naime guère me rappeler cette histoire ; il ny a pas beaucoup de gens qui la savent. Enfin, si vous y tenez !
« Cétait à lépoque où jallais revenir en France, il y a bientôt dix-huit mois. Pendant six ans javais prospecté, comme je vous lai raconté maintes fois, sur les confins des provinces dAmbousitra et de Fianarantsoua, aux abords de la grande forêt. Javais beaucoup peiné, terriblement souffert, parcourant, à pied quelquefois, des régions désertiques, vivant à la malgache, marrêtant avec mes hommes pour creuser des trous dessai, dans les alluvions, le long des ruisseaux. Javais planté çà et là des piquets, essayé de primitives exploitations. À trois reprises, javais établi un touby. Jhabitais, comme mes Malgaches, une case en mottes de terre, recouverte de branchages et dherbe sèche ; je vivais là-dedans, parmi des relents dhumus et de pourriture végétale ; je trouvais que ça sentait la mort. Un couvercle de caisse, monté sur quatre piquets, me servait de table, pour la pesée de lor. Une Malgache, ramassée nimporte où, me faisait la cuisine et dormait avec moi.
Javais mal choisi lemplacement de mon premier touby ; jy gagnais vingt ou trente francs par semaine, je dus labandonner. Je quittai le second sur un brancard porté par quatre hommes : javais une bilieuse hématurique ; je restai deux mois à lhôpital dAmbousitra. La troisième fois jeus la veine de tomber sur une bonne alluvion ; malgré mes six années de Madagascar, je pus encore résister au climat le temps nécessaire pour ramasser quelques litres dor. Et un litre de poudre dor, vous savez, ça représente à peu près quarante mille francs !
Ça vaut mieux quun litre dabsinthe, fit observer judicieusement le cafetier.
Jétais décidé à rentrer en France, et à ne plus remettre le pied dans ce sale pays malgache, de crainte dy laisser mes os. Jaimais mieux essayer quelque chose ici, dans mon trou de Savoie, à lair salubre des monts couverts de sapins, où tombe, lhiver, la bonne neige froide, où les moustiques vous piquent, lété, sans donner de fièvre. Comme je connaissais depuis longtemps Tananarive, javais eu la fantaisie de descendre à la côte par Manandzary. Jemportais avec moi lor recueilli pendant les dernières semaines, pour une valeur dà peu près quatre mille francs. La poudre précieuse, incluse dans de minuscules sacs en toile, était enfermée dans une sacoche qui ne me quittait pas. Maintenant que jétais riche, je voyageais en filanzane, avec huit porteurs et quatre bourjanes de bagages, comme un fonctionnaire.
Ce soir-là, jétais parvenu de bonne heure à létape, un village perdu en pays Tanala, dans la forêt. Situé tout au fond dun cirque de montagnes boisées, au bord dun torrent, ce lieu est triste : il y tombe presque toujours de la pluie ou du brouillard. Le gîte détape, à une cinquantaine de mètres du village, à quelques pas de la rivière, nétait quune pauvre case en bois et en roseaux, construite et aménagée à la mode du pays. Les deux portes se faisaient face : de simples claies de zouzourou, maintenues par une liane. Javais lhabitude de ces installations sommaires, sans aucune défense contre lextérieur ; je ny prêtais même plus attention.
Le boutou avait dressé comme dhabitude mon lit démontable et ma table pliante ; je me promenais dans lunique rue du village, en attendant lheure du dîner, lorsque je vis arriver un singulier voyageur. Cétait un Européen, grand, maigre, la barbe et les cheveux roux, la figure osseuse, les yeux caves. Il navait pour tous vêtements quun pantalon et un dolman de toile grise, usés, rapiécés, déchirés, et des espadrilles. Il portait un large chapeau de paille comme en ont les bourjanes. Ses habits, collés au corps par la pluie de la journée, accusaient sa maigreur maladive de broussard épuisé par la fièvre et les privations. Il était monté sur un mulet aux os pointus, aux côtes saillantes ; deux Malgaches en haillons le suivaient, portant sur des bambous un bagage sommaire : sa literie consistait sans doute en une natte, sa popote en une marmite et une assiette.
Il descendit de son mulet devant le gîte détape ; nous échangeâmes un salut assez froid ; je lui expliquai que je venais de minstaller, que jétais prêt à partager avec lui linconfortable case. Il refusa, protestant quil préférait coucher dans une maison malgache.
Acceptez au moins la moitié du dîner que mon cuisinier confectionne en ce moment.
Après quelques secondes dhésitation, il accepta.
À tout à lheure, alors.
Le repas me sembla plutôt long. Il ny avait entre nous aucune cordialité. Je le sentais aigri, mal disposé, haineux ; jéprouvais à son égard une grande pitié mêlée de beaucoup de défiance. Je navais nulle envie de provoquer de sa part des confidences sur ses infortunes, pas plus que je ne tenais à lui raconter mes propres affaires. Aussi la conversation languissait.
Comme je lui demandais sil avait quitté la France depuis longtemps :
Depuis onze ans, répondit-il assez sèchement.
Moi, depuis sept.
Et vous y retournez après fortune faite, répliqua-t-il, avec un singulier sourire un peu amer, en jetant un regard furtif sur ma sacoche accrochée à lun des piquets de ma moustiquaire. Je surpris ce coup dil : il sen aperçut, rougit très fort et me parla aussitôt de Manandzary, où jallais membarquer. Comment le savait-il ? Jétais sûr de ne pas le lui avoir dit. Je me souvins de lavoir vu sentretenir avant dîner avec deux de mes hommes qui lavaient leurs lambas à la rivière. Les bourjanes sont de grands enfants bavards ; ils aiment à raconter au premier venu leurs histoires et celles des autres. Les miens avaient dû lui parler de moi, de mon touby, des bénéfices de mon exploitation. Lindividu minspirait de moins en moins de confiance ; je souhaitais de ne pas lavoir pour compagnon de route aux prochaines étapes.
Vous allez aussi à Manandzary.
Oh ! non ! dit-il, avec un geste vague vers le Nord. Je men vais prospecter par là dans la forêt.
On se quitta de bonne heure ; je me couchai de suite, car je devais me lever avant laube. Sur loreiller je me mis à réfléchir aux singulières allures de mon commensal doccasion, à ces regards suspects jetés sur mes bagages, au gîte détape qui ne fermait pas. Javais placé, comme dhabitude, ma précieuse sacoche sous mon traversin. Mais une vague inquiétude, ce soir-là, me tenait éveillé, et une nervosité particulière me prédisposait à toutes les peurs de la nuit. Je regrettais maintenant davoir fait dresser mon lit dans cette case ouverte et isolée. Pourquoi navais-je pas élu domicile chez quelque indigène au milieu du village ? Le voisinage immédiat des Malgaches meût délivré du souci de cet aventurier européen. Le murmure monotone du torrent tout proche contribuait à mempêcher de dormir ; je songeais que ce bruit serait suffisant pour étouffer mes appels en cas dattaque.
Je me tournais et me retournais dans mon lit, sans arriver à massoupir. Javais presque la fièvre. Je me levai pour boire une gorgée deau. Afin de me tranquilliser moi-même, jouvris ma cantine pour la première fois en ce voyage, jen tirai mon revolver, je le sortis de son étui, le glissai sous le matelas à portée de ma main. Rassuré par cette précaution insolite, et cédant à la fatigue, je mendormis enfin. Mon sommeil fut troublé par des cauchemars. Je me réveillai plusieurs fois en sursaut, haletant deffroi, mouillé de sueur. Je demeurais immobile plusieurs minutes, attentif au mystère angoissant de la nuit, et je me rendormais dans le silence, malgré ma volonté de rester éveillé. Un rat dégringolant du chaume du toit sur ma moustiquaire me causa une grosse frayeur, vite passée : javais lhabitude des rats, hôtes familiers de toutes les cases malgaches dans la brousse.
Il pouvait être une heure du matin, quand brusquement je me réveillai encore, mais cette fois sans mauvais rêve, ni sensation dangoisse. Jouvris les yeux : tout de suite je remarquai quune large raie de lumière pâle coupait ma moustiquaire vers le pied du lit. Pris dun vague malaise, jécarquillai mes yeux encore lourds, et je regardai ; la claie qui servait de porte, écartée légèrement, laissait passer, en un rectangle étroit et allongé, la clarté lunaire. Jétais sûr, absolument sûr davoir fermé soigneusement la veille. Alors cest que quelquun lavait ouverte. Lhomme peut-être était déjà dans la case. Puis, à la réflexion, je jugeai louverture trop étroite. Pourtant un frisson traversa ma chair ; je nosais plus bouger. Jécoutai longuement, retenant ma respiration, songeant que lhomme, laventurier, lassassin était là, derrière la frêle barrière de roseaux, à demi écartée. Car je ne doutais pas que ce fût lui, mon convive de la veille. Jécoutais donc, anxieux, puis je pensai que lautre aussi écoutait. Il fallait lui donner le change. Que faire ? Je pris mon revolver, me mis à genoux sur mon lit, face à la porte, et je simulai progressivement la respiration de plus en plus lente et profonde dun homme qui se rendort. La ruse réussit. Jentendis soudain un bruit presque imperceptible de roseaux froissés ; la claie de nouveau sécarta ; le rectangle de lumière pâle sélargit sur la moustiquaire. Heureusement jétais invisible derrière le tulle blanc. Une pause, qui me sembla longue, longue : une fois encore la claie se déplaça. Maintenant il y avait assez de place pour le passage dun être humain. Je sentis que lhomme allait entrer. Mon cur battait à coups si forts et si précipités, que javais peur dêtre trahi par ses battements ; jen oubliais de feindre le sommeil et mefforçais de retenir ma respiration. Lautre aussi sétait arrêté ; il devait être inquiet. Soudain je perçus un crissement bizarre, pareil au bruit que fait un rat dans les roseaux dune case. Ce bruit venait de la porte. Cétait lhomme qui, avec ses ongles, imitait sur la claie la course inégale et saccadée dun rat. Quil connaissait bien les êtres et les choses de la brousse ! Il savait que je ne prêterais nulle attention à un rat, que ce bruit minciterait plutôt, si jéprouvais quelque inquiétude, à me rendormir tranquille. De nouveau je respirai fortement, avec régularité. Une minute passa : tout à coup la lueur blanche fut aux trois quarts interceptée : un corps sinterposait dans louverture ; lhomme était monté sur le seuil, dun geste souple et silencieux ; pourtant la traverse légère qui supportait le plancher en rapaka avait gémi. Il sarrêta ; puis, rassuré par ma respiration feinte, il fit un pas en avant. Le plancher céda encore et cria. Lhomme demeura immobile, et je tirai trois fois, coup sur coup, pressant la gâchette de lindex droit et supportant larme de la main gauche, pour bien viser. Au premier coup, lhomme sétait rejeté en arrière, criant :
Ça, cest bien ma guigne !
Il sétait cramponné une seconde à la claie qui céda, et lourdement il était tombé, la face en avant. Je me levai, je cherchai mes allumettes à tâtons, et jallumai le photophore, mon revolver toujours en main, puis je regardai, à distance raisonnable, le corps étendu. Lhomme, couché sur le ventre, semblait évanoui ou mort. Je sortis, jappelai mes bourjanes. Le village, aux détonations, sétait éveillé et déjà sagitait ; des ombres prudentes rôdaient aux abords du gîte détape. À mes cris, vingt Malgaches accoururent, entrèrent dans la case. Alors je vins tout près, et, aidé dun bourjane, je retournai le corps inerte. De sa main droite, lhomme serrait un antsy, un grand couteau malgache, fortement emmanché. Il avait reçu une de mes balles dans le ventre, la première sans doute. Il était déjà dans le coma et mourut, une heure après, sans avoir repris connaissance.
Un conquérant
Dans un coup de folie, à la suite dune observation un peu vive, Mohammed le Sénégalais venait de tirer sur son sergent européen. La fureur, heureusement, lavait empêché de viser, et lautre en avait été quitte pour la peur. Épouvanté de son acte, avec dans les yeux la vision du conseil de guerre et du peloton dexécution, le Sénégalais gagna la brousse. Livresse du meurtre entrevu faisait encore battre ses tempes ; le bruit du coup de feu, après des mois dapathie pacifique, sonnait joyeusement dans ses oreilles ; et le guerrier naïf, en une brusque poussée de sauvagerie, voyait rouge. Assez et trop longtemps, en ce doux pays malgache, il avait fait les commissions du lieutenant, le marché du sous-lieutenant, essuyé les rebuffades du sergent, les moqueries du caporal. Il avait la nostalgie des marches dans la forêt vierge, avec la sagaie de lennemi qui menace, à portée du bras, derrière chaque arbre, avec les attaques de flanc le long de la colonne, les alertes nocturnes à létape. Surtout il regrettait les batailles dAfrique, le fracas du canon ouvrant une brèche dans le tata, lassaut à larme blanche, la ruée des guerriers noirs à travers les pans de murs écroulés, et le jaillissement du sang sous les coups de pointe, et lécrasement des crânes sous les coups de crosse, et le viol des femmes éperdues dans les coins sombres des cases, et les danses du tam-tam dans la nuit victorieuse au milieu du pays conquis. Tout cela, pour un Sénégalais, se résume en cette expression pittoresque : « casser village » ; Mohammed voulait aujourdhui casser village ; il marchait comme un fou, franchissant au pas accéléré les tanety abrupts, courant sur les digues des rizières, cherchant le village à casser. Il était hagard et tragique. Les enfants qui jouaient autour des cases senfuyaient à son approche ; les femmes assises sur le pas des portes se recroquevillaient dans leurs lambas ; les hommes armés de baguettes qui gardaient les bufs disparaissaient derrière quelque mur, à la vue de son fusil. Il fit ainsi des kilomètres, escaladant des plateaux, redescendant des côtes, traversant des cols, toujours droit devant lui, à la recherche dun obstacle, pour le casser.
Mais, en ce pacifique pays dImerina, rien ne sopposait à sa marche, les passants sécartaient de son chemin, les maisons semblaient vides à son approche, les êtres frêles drapés dans des lambas et accroupis çà et là au seuil des portes ou au pied des tombeaux, tournaient à peine la tête pour le voir passer. Une fois il tira sur deux bufs noirs qui traînaient une charrette au milieu du chemin ; les bufs effrayés versèrent le char dans le fossé, et le Sénégalais poursuivit sa route sans même regarder derrière lui.
Comme le soleil sinclinait vers les montagnes, Mohammed parvint, en haut dune colline, à un village fortifié, construit jadis par les Houves. Les Fahavalou y avaient paru lannée de la grande insurrection, puis les Français, avec leurs canons qui tirent de loin, lavaient bombardé et brûlé, par représailles ; les habitants, sans y rien comprendre, après avoir relevé tant bien que mal quelques cases, attendaient, hébétés, dautres malheurs. Ce jour-là, loiseau de mauvais augure, le takatra au plumage sombre, avait voleté au-dessus du village en poussant son lugubre cri : aussi les vieillards, attachés aux croyances des ancêtres et mal impressionnés par ce signe, demeuraient inquiets.
Lorsque parut le grand soldat noir avec sa chechia rouge et son fusil, ce fut une fuite générale. Lui, las davoir tant marché, fit halte et regarda. Le village se tassait derrière un fossé à pic, taillé dans largile rouge ; le fond en était envahi par une luxuriante végétation de plantes de toutes sortes, cultivées et sauvages : manioc, ricins, caféiers, pêchers, aviavy, lilas de Perse. Une digue de terre dun mètre de large donnait accès à une porte barbare : quatre grands piliers en pierre brute, surmontés dune dalle. Le soir on roulait dans lintervalle une sorte dénorme meule pour obstruer louverture. Cette fortification primitive exalta le Sénégalais. Brandissant son fusil et jetant des cris sauvages, il se rua sur la digue et franchit la porte. Des pans de murs à demi écroulés marquaient la place danciennes cases abandonnées ou détruites ; sur les décombres dautres ruines, fertilisés par le fumier des générations, croissaient avec exubérance les patates et le manioc. Des habitations sans toiture ouvraient dans le ciel leurs fenêtres vides. Quelques maisons, çà et là, recouvertes de zouzourou et fermées par des planches, semblaient habitables. Mais les habitants sétaient cachés ; et seuls, les animaux, inconscients des querelles humaines, hantaient ce morne paysage. Des vaches broutaient lentement lherbe rare, des petits cochons noirs batifolaient dans les ruines, et des coqs roux, au poitrail déplumé, aux longues pattes jaunes, picoraient sur le sol maigre à coups de bec précipités. Pourtant deux ou trois têtes bronzées se montrèrent au coin dun mur ou derrière les planches mal jointes dune fenêtre. Le Sénégalais tira au hasard une dizaine de coups de fusil, troua deux planches, tua un coq, et blessa un cochon qui disparut dans une case en poussant des cris aigus et déchirants. Faute dadversaires à combattre, le soldat noir sentait sa fureur tomber et sa lassitude grandir. Il sarrêta devant une maison en briques crues flanquée dune varangue, la plus belle du pays ; dun coup de crosse il enfonça un des battants de la porte vermoulue et entra ! Dans un des coins dune salle obscure jonchée de nattes, un tas blanc de corps prostrés gisait. Il se rua brandissant son fusil, mais sans conviction : la passivité malgache avait eu raison de sa colère. Il ne tua personne : aux coups sourds répondirent des gémissements, des formes apeurées roulèrent ou bondirent jusquà la porte et disparurent à langle de la maison. Les animaux avaient fui, effrayés. Un silence morne régna, coupé lugubrement par le cri du takatra.
Le Sénégalais, impressionné par la solitude, vint sur le seuil. La prostration succédait à son excitation de tout à lheure, et ses jambes glacées de sueur avaient peine à le porter. Il eut peur des hommes invisibles dont les yeux devaient lépier derrière tous les murs. Hâtivement il barricada, comme pour soutenir un siège, la porte et les deux fenêtres, il empila toutes les nattes dans un coin, se coucha dessus et sendormit au moment où sobscurcissait le jour.
Quand il séveilla le lendemain, des rais de soleil filtraient partout à travers les ouvertures des planches. À lextérieur on entendait le vague murmure que font ensemble dans un village toutes les bêtes, depuis les libellules au vol strident, les grillons au chant monotone, jusquaux porcs qui grognent et aux vaches qui ruminent. Aucuns bruits humains. Le Sénégalais rouvrit la porte ; de nouveau il eut conscience dyeux sans nombre qui le guettaient sournoisement. Pourtant il navait pas peur ; il gardait un mépris immense pour tous les hommes de race malgache, amis du repos et des Kabary, mais qui craignent les coups et la bataille. Il gesticulait, brandissant son fusil comme une sagaie, en un geste ancestral ; il invectivait ses ennemis, à la façon dun héros barbare, et leur reprochait leur couardise. Il les interpellait dans son français naïf :
Ça pas des hommes, ça des femmes, ça couillons !
Puis, sexcitant lui-même, il leur criait des injures en langue sénégalaise, comme sils avaient pu le comprendre, et les traitait de charognards, dhyènes et de chacals.
Mais il se calma vite, nayant pas lhabitude des longs discours, et, magnanime, il offrit la paix. Une faim obscure habitait ses entrailles et sa langue claquait dans sa bouche desséchée de soif. Il cria naïvement son désir, il demanda Sakafo aux bons Malgaches, et, pour témoigner de ses intentions pacifiques, il jeta derrière lui son fusil dans lombre. Aussitôt des yeux curieux apparurent à la crête des murs ruinés, des formes blanches savancèrent dans les rues les plus écartées. Il y eut des conciliabules, des chuchotements, des allées et venues. Enfin deux femmes arrivèrent, timidement. Lune portait un coq vivant aux pattes liées, et lautre, dans une écuelle en terre, un tas de riz cuit. Une troisième, presque en même temps, vint avec un régime de bananes. Elles déposèrent le tout à deux mètres de lui et senfuirent. Il demanda de quoi boire. On lui apporta de leau. Sous la varangue pourrissait un vieux siège de zouzourou, tout effiloché. Il sassit à la manière des vazaha, puis il mangea et but. Il se rassasia de riz, goûta les bananes ; saisissant le coq, il lui tordit le cou et le jeta au loin en ordonnant aux gens du village de le plumer et de le faire cuire.
Passant dune impression à lautre avec leur indifférence habituelle, les Malgaches avaient été prompts à se rassurer. Un cercle de curieux, où dominaient les enfants et les femmes, entourait à distance respectueuse le maître du village. Des hommes, des vieillards savancèrent avec des gestes obséquieux et des salutations desclaves. Ils se courbaient en avant, étendant les mains vers la terre en signe de soumission. Ils offrirent un buf, que le conquérant refusa, et une masse de vivres et dobjets hétéroclites, quil accepta et mit en tas près de la porte. Les enfants senhardirent, vinrent tout près de lui ; il leur sourit, leur donna des bananes et des mangues. À quelques pas, les femmes serrées dans leurs lambas, dont elles tenaient un pli entre les dents, regardaient avec des yeux dadmiration le guerrier noir. Un groupe dhommes le contemplait de loin, sans intentions hostiles. Une partie du village avait repris ses habitudes. Au milieu de laprès-midi, tout était rentré dans lordre ; seuls les habitants de la grande case en briques crues, navaient pas osé réintégrer leur demeure, choisie par le seigneur au fusil bruyant.
Celui-ci, repu et reposé, trouvait à son goût la situation de maître dun village. Il en tira tous les avantages quelle comportait. Aguiché par la vue de quelques ramatous élégamment drapées, il demanda des femmes. Au bout dun quart dheure, on lui en amena trois, jeunes et jolies. Il en choisit une, qui, docilement, le suivit dans sa case. Les deux autres saccroupirent sous la varangue, en attendant son bon plaisir.
La journée passa. Revint la nuit. Il barricada la porte, par habitude, et dormit avec ses femmes. Le lendemain, dès le lever du soleil, il sassit devant sa porte et regarda ses sujets vaquer à leurs occupations. On était accoutumé à sa présence ; les enfants ne faisaient même plus attention à lui. Les trois ramatous, accroupies contre le mur, se reposaient avec limpassibilité malgache. Ce jour-là, lennui le gagna de suite. Il avait épuisé toutes les joies de la conquête. Il fut pris de la nostalgie de son casernement, des maisons basses alignées sur le plateau de Betoungoulou, en face de la montagne de Tananarive. Il songeait à ses camarades en train dastiquer leurs fusils ; il se voyait partant pour la corvée deau, surtout il pensait à la grande négresse aux seins en formes de gourdes, aux cheveux crépus, aux grosses lèvres, quil avait choisie pour tenir sa case propre. En même temps il jetait un regard de dédain sur les bras menus, sur les formes grêles des femmes assises à ses pieds. Et il rêvait de retourner vers Mme Sénégal, vers sa case en zouzourou, vers ses camarades avec qui il pouvait sentretenir des villages cassés par eux, là-bas, dans les guerres dAfrique.
Tout à coup il y eut un brouhaha, et les enfants coururent vers la porte. Dans lencadrement des grandes pierres brutes parut, se détachant sur le ciel bleu, un groupe familier : un officier en uniforme blanc, accompagné dun sous-officier et de six Sénégalais. Mohammed reconnut son capitaine, son sergent, ses camarades. Ils se consultaient, semblaient hésiter, en regardant lautre assis dans son fauteuil, le fusil entre les jambes. Puis le capitaine se détacha seul de la petite troupe et, très naturellement, savança vers lui. Le cur du révolté sattendrissait de plus en plus, il avait envie à la fois de pleurer et de rire ; quand lofficier, à dix mètres, la main sur la crosse du revolver, lui cria dun ton bourru :
Eh bien ! Mohammed ! Mauvaise tête ! Quest-ce que cest que ces histoires-là ?
Le Sénégalais, dompté par lhabitude de la discipline, se leva, se mit au port darme, et, impassible, fit le salut militaire.
La Saint-Barthélémy des vazaha
Ce soir-là, M. Achille Lefort était rentré du bureau tout guilleret, avec trois histoires sensationnelles pour son épouse. Cochut, ladjoint des services civils, partait en disgrâce à Ambousitra ; motif : on avait vu sa femme sur la route du sud, en tête à tête dans un pousse-pousse avec un collègue de son mari ; le gouverneur général avait trouvé que la petite dame, depuis quelque temps, saffichait trop. Deuxième nouvelle : le fils du général et un commis du Louvre sétaient battus, en plein café Martel, à lheure de lapéritif ; lemployé de commerce, après avoir giflé le fils du général, lavait gratifié en outre de nombreux coups de poings ; lautre navait riposté quen annonçant la visite de deux de ses amis. Enfin une bande de Fahavalou aurait paru dans le district dArivounimamou, à moins de cent kilomètres de Tananarive : on parlait dun village brûlé, dun colon assassiné ; les communications télégraphiques seraient interrompues.
Ces trois événements extraordinaires furent commentés sans fin par les deux époux pendant le repas du soir. Ils firent une digestion courte et paisible dans leurs fauteuils de zouzourou, laissant vagabonder leur imagination du pousse-pousse adultérin aux scènes de pillage des Fahavalou. Puis ils se couchèrent, un peu plus tard que dhabitude, parce quils avaient beaucoup causé.
Ils dormirent comme les autres nuits jusque vers deux heures du matin : à ce moment, M. Lefort fut réveillé par sa femme ; elle lui disait dune voix étranglée :
Quest-ce que jentends, Lefort ? Écoute ! Écoute ! Ils viennent !
Le mari neut pas une seconde dhésitation : ils, cétaient les Fahavalou ; en écoutant, comme le lui recommandait sa moitié, M. Lefort perçut les sons étranges dune conque, dont les appels troublaient lugubrement la nuit. Il reconnut landzoumbouna, la conque de guerre des anciens Malgaches, la grande coquille marine, grosse comme la tête dun homme : on y souffle, en gonflant les joues, à perdre haleine ; M. Lefort se rappelait en avoir vu dans la case dAndrianampouinimerina ; il savait que les indigènes les employaient encore pour convoquer les Foukounoulouna aux assemblées. Mais à deux heures du matin, il ne sagissait pas dassemblée. Alors ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Dans la nuit noire, cette musique était angoissante : des appels précipités, impérieux, en deux notes aiguës, suivis dune note plus grave, longuement prolongée, pareille au meuglement dun taureau. Les sons, de plus en plus forts, semblaient se rapprocher ; le sonneur maintenant passait sur le chemin, à trente mètres ; puis il séloignait peu à peu ; les appels lointains, moins sauvages, devenaient plus mystérieux. M. Lefort sétait dressé sur son séant ; il écoutait, ahuri et troublé, dans linquiétude de son sommeil brusquement interrompu et de son imagination pleine de Fahavalou. Sa faible épouse, cramponnée à son bras, suait de peur, attendait une parole pour la tranquilliser, parole qui ne venait pas.
Cest un incendie, nest-ce pas ? finit-elle par dire ; elle exprimait le minimum de son inquiétude, avec le vague espoir que son mari affirmerait quen effet cétait un incendie. Événement de si peu dimportance, puisque le feu nétait pas dans leur maison ! Lui retenait sa respiration pour mieux écouter, et ne disait mot.
Maintenant dautres conques répondaient à la première, dans le lointain. Dinvisibles sonneurs jetaient le même appel lugubre et lent à tous les coins de la ville. La mélancolie fameuse du cor nétait rien en comparaison de lhorreur barbare de ces trois notes meuglées dans la nuit par les andzoumbouna ! Les sons, dans lombre naguère silencieuse, se répercutaient démesurément, et les époux Lefort avaient cette impression effrayante que les sonneurs, se rapprochant de plus en plus, décrivaient autour de leur maison des cercles toujours plus étroits. Les cheveux plaqués aux tempes, la chemise collée au corps, haletants et oppressés, ils étouffaient dans un horrible cauchemar. Leur cerveau, hanté par les conversations de la veille, peuplait Tananarive de Fahavalou !
Tout à coup des rumeurs lointaines parvinrent jusquà eux, cris bizarres, appels répétés, voix humaines imprécises trouant la nuit, hurlements des chiens inquiets. La ville entière, complice des sonneurs, accompagnait dun bourdonnement sourd le meuglement tragique des conques. Comme à un signal donné, le quartier séveillait, sagitait. Des voix parlaient dans les cases voisines, habitées par des Malgaches ; des allées et venues suspectes tissaient autour de la maison une toile de mystère.
Et les Lefort, épouvantés, comprirent soudain : Tananarive était en révolte ; les Malgaches se levaient en masse pour exterminer les Français. Maintes fois, en pleine veille, cette idée leur était venue : la possibilité, la facilité dun soulèvement du peuple conquis. Navait-on pas eu la sottise, quelques mois plus tôt, denvoyer à Diégo-Suarez une bonne partie des troupes françaises ! On était gardé désormais par des tirailleurs malgaches. Deux mille européens, dispersés dans tous les quartiers de la ville, se trouvaient à la merci de soixante mille indigènes. Vraiment la tentation avait été trop forte. Aujourdhui cen était fait ; les conques malgaches, en cette fin de nuit dautomne, sonnaient la Saint-Barthélemy des vazaha ! Les Lefort, sans se parler, sétaient compris : maintenant ils étaient sûrs, tous les deux, de lhorreur de la situation.
On massacre les Européens, avait murmuré Madame.
Habillons-nous vite, avait susurré Monsieur.
En même temps Madame allongeait la main vers la table de nuit et frottait une allumette. Les femmes sont si imprudentes !
Nallume pas ! dit Monsieur. Inutile dattirer lattention sur notre maison !
Tâtonnant dans lobscurité, ils shabillèrent hâtivement. Madame passa une jupe, un corsage, enfila ses bas et ses pantoufles, senveloppa la tête dun fichu. Monsieur mit le pantalon et le veston de flanelle quil avait quittés la veille, coula ses pieds nus dans une paire de souliers : tous deux sortirent de la chambre. Dans le corridor, ils hésitèrent. Où aller ? Sortir, cétait courir au-devant des bandes dégorgeurs ! Rester, cétait attendre la tuerie, qui allait se faire sans doute rue par rue, maison par maison.
Tu ne prends pas ton revolver ? dit Madame.
Il haussa les épaules et ne répondit même pas. Brusquement il se décida. Lessentiel était de gagner du temps. Après livresse des premières vengeances, les Malgaches, peuple placide et doux, se calmeraient. Les Européens échappés au massacre nocturne seraient peut-être gardés comme otages. Cétait une chance à courir en tous cas, si mince fût-elle.
M. Lefort descendit lescalier, suivi de sa tremblante épouse ; il sortit de la maison, laissa toutes les portes ouvertes pour faire croire quon sétait sauvé sans espoir de retour, et gagna les parties les plus touffues du jardin. Il y avait heureusement de quoi se cacher. Devant la maison, des saules pleureurs laissaient tomber leurs branches pour masquer les allées et venues des habitants ; derrière, le long des communs, deux rangées de bananiers drus et verts offraient au vent leurs larges feuilles effilochées. Les fugitifs se glissèrent entre les troncs serrés, dans lhumidité chaude de lhumus putride ; tout au fond du jardin, à labri des verdures luxuriantes, ils allèrent se blottir dans une petite cahute en bois, couverte de zouzourou pourri, branlante, disjointe, vermoulue, abandonnée depuis longtemps aux vouroundoulou, Bien malin qui viendrait les chercher là !
Une fois tapis, de nouveau ils tendirent loreille. Tout de suite, ils eurent limpression que la révolte était triomphante. Les lugubres appels des conques se répondaient dans la nuit, de tous les coins de Tananarive. Le massacre devait être fini dans les hauts quartiers ; car un flot humain semblait descendre vers la périphérie de la ville. Sur le chemin qui longeait leur maison, derrière le mur bordé de bananiers, où sappuyait leur cahute, ils entendaient les pas précipités de groupes en marche. Tous se hâtaient du côté de louest, vers les rizières. Sans doute cétaient les égorgeurs, qui, leur besogne finie, allaient porter la bonne nouvelle du massacre aux habitants du voisinage, pour soulever lImerina entière contre les Vazaha. Le jour naissait, peut-être laurore de leur dernier soleil. Ah ! quils regrettaient dêtre venus au pays rouge ! Pourquoi nétaient-ils pas restés dans leur tranquille et plantureuse Normandie, loin des anophèles et des Fahavalou ! Ils maudissaient les ancêtres, marins ou corsaires, qui avaient mis dans leur sang lamour des aventures lointaines et des soldes coloniales ! Quils auraient voulu, à cette heure, être à trois mille lieues, près de la côte brumeuse de lOcéan Occidental, dans la petite maison grise aux étroits volets, sur la digue marine, ou bien dans le jardin aride, où fleurissent, à labri des tamariniers nains, de maigres géraniums !
Les appels des conques se faisaient plus rares, une paix relative descendait sur la ville. Le jour baignait le sommet des collines, chassait les spectres de la nuit. On eût presque dit un matin ordinaire de Tananarive. Il semblait aux Lefort que les maisons malgaches, voisines de la leur, au flanc de la montagne, séveillaient comme dhabitude. Tout à coup retentit une sonnerie de clairon, le réveil de la garde indigène, là-bas, à Fiadanana ; depuis deux ans elle annonçait tous les matins aux Lefort quil était cinq heures. Mais cette sonnerie française, à lheure réglementaire, en une journée pareille, que signifiait ? La garde indigène devait participer à la révolte : elle était donc loin de sa caserne. Et si, par le plus grand des hasards, elle était restée fidèle, elle avait autre chose à faire que les sonneries réglementaires. Alors, quoi ?
Pour la première fois, depuis trois mortelles heures, M. Lefort eut lidée quil pouvait sêtre trompé. Cette joie physique de la délivrance entrevue lui causa un tel afflux de sang que ses oreilles bourdonnèrent : il faillit se trouver mal. Sans rien dire à sa femme, pour ne pas lui donner une vaine espérance, il se glissa hors de la cahute, en faisant signe quil allait revenir. Entre les troncs des bananiers, il se coula jusquau mur denceinte de son jardin. Ce mur en terre rouge, effrité par le vent, mangé par la pluie, ouvrait çà et là de larges brèches. Par une récente lézarde, sûr de voir sans être vu, il regarda.
Le mur longeait un chemin peu fréquenté. De lautre côté se dressait un talus assez raide, puis un terre-plein, vaguement cultivé ; au fond salignaient quelques cases malgaches, de pauvres cases en terre crue, couvertes de zouzourou. Sur le terre-plein, des femmes pilaient du riz ; à côté delles, sur le seuil dune ouverture noire, doù sortait un nuage de fumée bleue, une petite fille pouillait son jeune frère, cependant que sa sur aînée étendait sur les buissons dhibiscus des linges dune propreté douteuse, souillés en quelque rêve puéril. Deux cochons noirs sébrouaient au milieu des enfants, les poules picoraient au bord du talus. Soudain un coq lança dans le matin son clair appel. Il faisait tout à fait jour ; le sommet isolé dAmbouhidzanahary était baigné de clarté, tandis que la montagne projetait encore son ombre sur Mahamasina. La joie du soleil ressuscité fit couler des frissons dattendrissement dans les membres courbaturés de M. Lefort. Il crut de nouveau à la sécurité, à la vie, au bonheur. Maintenant il était presque sûr davoir fait un affreux cauchemar. Tout le lui disait, la paix matinale des animaux et des choses, les allées et venues tranquilles des Malgaches indifférents à une servitude qui ne leur pesait guère.
Pour être tout à fait rassuré, il ne lui manquait que de voir un blanc, un vazaha comme lui, circuler parmi les Malgaches. Cette satisfaction lui fut accordée. Des bruits de pas sonnèrent sur le chemin ; quatre bourjanes dégringolaient au trot, portant sur un filanzane son voisin den haut, le Garde général des forêts. Il partait en tournée ; les bourjanes étaient venus le prendre à son domicile ; donc il ny avait pas eu de massacre des Européens, ce jour était un jour comme les autres !
Quelle folie avait été la sienne ! Il en voulait à sa femme, qui, le réveillant en sursaut, avait préparé dans son imagination léclosion de ce cauchemar. Il se précipita dans la cahute où grelottait Mme Lefort, il fit exprès beaucoup de bruit, lentraîna vers la maison, ahurie, affolée. Il avait hâte daller se coucher pour oublier les heures dépouvante dans un sommeil plein de sécurité. Il était honteux à lidée que leurs domestiques malgaches, en arrivant à six heures et demie, auraient pu les chercher dans leur maison, vainement, et les trouver blottis au fond du jardin, comme des bêtes traquées. Quelle humiliation pour eux, des vazaha ! Quelles gorges-chaudes en aurait faites tout Tananarive ! M. Lefort, pour en sortir à son honneur, fit une scène à sa femme. Elle se coucha avec un violent mal de tête. Lui, jugea plus digne, bien quil eût sommeil, de ne pas limiter. Du reste la curiosité aurait suffi à le tenir éveillé. Il voulait savoir ce qui, exactement, sétait passé ; car cette nuit navait tout de même pas été pareille aux autres ; il navait pas rêvé ces lugubres appels des conques, ces voix de la Barbarie, évocatrices des scènes de massacre et dépouvante. Il fit donc semblant de travailler à son jardin : au premier passant il posa la question qui lui brûlait les lèvres, et il sut enfin pourquoi il avait eu peur.
Sous la poussée des eaux, après les longues journées pluvieuses, les digues des rizières, le long de lIkioupa, avaient menacé de se rompre ; le Gouverneur avait ordonné de faire sonner les conques de détresse, pour avertir la ville du danger. Aussitôt, dans la nuit, les indigènes sétaient précipités en foule pour consolider les levées de terre qui protégeaient leurs récoltes contre linondation.
Le soir, au cercle, M. Lefort se moqua des gens qui croyaient aux brigands, aux insurrections, aux Fahavalou : plusieurs envièrent, en eux-mêmes, sa tranquille confiance.
Table des matières
TOC \o "1-3" \h \z HYPERLINK \l "_Toc147611628" Préface PAGEREF _Toc147611628 \h 1
HYPERLINK \l "_Toc147611629" Loiseau dargent qui chante dans la forêt PAGEREF _Toc147611629 \h 5
HYPERLINK \l "_Toc147611630" Lhomme qui fit mourir ses enfants PAGEREF _Toc147611630 \h 10
HYPERLINK \l "_Toc147611631" Le requin PAGEREF _Toc147611631 \h 16
HYPERLINK \l "_Toc147611632" Lessayeur PAGEREF _Toc147611632 \h 21
HYPERLINK \l "_Toc147611633" Ramasse-moi mon lamba PAGEREF _Toc147611633 \h 28
HYPERLINK \l "_Toc147611634" Les déboires dun pasteur PAGEREF _Toc147611634 \h 34
HYPERLINK \l "_Toc147611635" La marche à la mort PAGEREF _Toc147611635 \h 38
HYPERLINK \l "_Toc147611636" Le métis PAGEREF _Toc147611636 \h 43
HYPERLINK \l "_Toc147611637" Lesclave PAGEREF _Toc147611637 \h 50
HYPERLINK \l "_Toc147611638" Le bourjane PAGEREF _Toc147611638 \h 58
HYPERLINK \l "_Toc147611639" La femme du milicien PAGEREF _Toc147611639 \h 67
HYPERLINK \l "_Toc147611640" Zanamanga PAGEREF _Toc147611640 \h 75
HYPERLINK \l "_Toc147611641" Grandeur et décadence de Rakoutou Samuel Violhardy PAGEREF _Toc147611641 \h 83
HYPERLINK \l "_Toc147611642" Lenfant dargile PAGEREF _Toc147611642 \h 90
HYPERLINK \l "_Toc147611643" Le dernier des Fahavalou PAGEREF _Toc147611643 \h 94
HYPERLINK \l "_Toc147611644" Le fatidra PAGEREF _Toc147611644 \h 101
HYPERLINK \l "_Toc147611645" La fin dImpouinimerina PAGEREF _Toc147611645 \h 110
HYPERLINK \l "_Toc147611646" La pluie de lAdministrateur PAGEREF _Toc147611646 \h 117
HYPERLINK \l "_Toc147611647" Ranirina PAGEREF _Toc147611647 \h 122
HYPERLINK \l "_Toc147611648" Lamant de la reine PAGEREF _Toc147611648 \h 129
HYPERLINK \l "_Toc147611649" Le sorcier dAmbouhidzanaka PAGEREF _Toc147611649 \h 137
HYPERLINK \l "_Toc147611650" Le filanzane PAGEREF _Toc147611650 \h 141
HYPERLINK \l "_Toc147611651" Le gîte détape PAGEREF _Toc147611651 \h 145
HYPERLINK \l "_Toc147611652" Un conquérant PAGEREF _Toc147611652 \h 151
HYPERLINK \l "_Toc147611653" La Saint-Barthélémy des vazaha PAGEREF _Toc147611653 \h 156
Note sur lédition
Le texte a été établi à partir du document Gallica reproduisant, en mode image, lédition originale de cet ouvrage.
Jai pris le parti de ne pas alourdir cette édition avec des notes qui auraient pu apporter des éclaircissements sur des mots ou des sujets peu familiers à ceux qui connaissent peu Madagascar. Dautant quil aurait fallu, alors, relever les écarts de lauteur par rapport à la norme dans lutilisation des mots malgaches. Un travail scientifique de commentaire est encore à venir.
La mise en page doit tout au travail du groupe Ebooks libres et gratuits (HYPERLINK "http://www.ebooksgratuits.com/"http://www.ebooksgratuits.com/) qui est un modèle du genre. Je me suis contenté de modifier la « couverture » pour lui donner les caractéristiques dune collection dont ce livre électronique constitue le premier volume. Sa vocation est de rendre disponibles des textes appartenant à la culture malgache. Et en particulier, dans un premier temps, des ouvrages datant de lépoque coloniale française.
Vos suggestions et remarques sont bienvenues, à ladresse : HYPERLINK "mailto:bibliothequemalgache@bibliothequemalgache.com" bibliothequemalgache@bibliothequemalgache.com.
Tous les renseignements sur la collection et les divers travaux de la maison dédition, ainsi que les liens de téléchargements et les sites annexes se trouvent ici : HYPERLINK "http://www.bibliothequemalgache.com" www.bibliothequemalgache.com.
Pierre Maury, octobre 2006
Le mpisikidy est lhomme instruit par tradition orale dans lart du Sikidy ou de la divination.
Mort.
Mulets.
Marsouins.
Requins.
En malgache « belle femme ».
Tsaramasou, nom du haricot, signifie étymologiquement « qui a de beaux yeux ».
Tu es bien le chasseur de sangliers que jai fait venir ?
Proverbe malgache.
Viens jouer. Jouer quoi ? Jouer deux sous. Oui.
Je ne sais pas.
Mort.
Serment du sang.
Fer non tranchant adapté au talon des sagaies pour faire contrepoids à la pointe.
Femme en premier, m. à m. grande épouse.
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Bibliothèque malgache / 1