''L' EUROPE, LE MODELE ET LA PUISSANCE'' par PIERRE ...
Le système économique s'enraye et si les politiques tentées jusqu'ici ont ... Ainsi
se trouveraient remises en cause la démocratie en Europe et, par voie ... Toute
réflexion sur le sujet commence pourtant par une bonne compréhension de la
crise. ..... Stock option: option d'achat d'action attribuée à un cadre ou à un
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''L' EUROPE, LE MODELE ET LA PUISSANCE''
par PIERRE DEFRAIGNE
DIRECTEUR EXECUTIF DE LA FONDATION MATARIANGA-COLLEGE D' EUROPE
Lien vers larticle HYPERLINK "http://fr.scribd.com/doc/126973816/L-EUROPE-LE-MODELE-ET-LA-PUISSENCE-par-PIERRE-DEFRAIGNE"http://fr.scribd.com/doc/126973816/L-EUROPE-LE-MODELE-ET-LA-PUISSENCE-par-PIERRE-DEFRAIGNE / Madariaga Paper Vol. 6, No. 2 (fév. 2013) / HYPERLINK "http://www.madariaga.org"www.madariaga.org
La bataille de leuro, cest la bataille de Stalingrad de lEurope. On na pas droit au pessimisme. Car, cest le destin même de lUnion européenne qui se joue ici. La tâche est immense. Il ne sagit pas seulement de sauver leuro. Encore ne faut-il pas lui sacrifier le contrat social qui fonde la démocratie en Europe. Or, cest le risque que prennent les architectes de la nouvelle gouvernance de leurozone. Pris dans la logique intergouvernementale et dans lurgence, ils nintègrent pas la donne politique européenne dans son ensemble: gouvernance, modèle social soutenable et puissance de leurozone. Car sans modèle social commun, la démocratie ne résistera pas à la crise qui sapprofondit en Europe. Cest en cela que la bataille de leuro est vitale pour la possibilité même de la démocratie en Europe. Cest en cela que la construction de la nouvelle Eurozone est laffaire des citoyens. Elle doit marquer la première étape vers lémergence dun véritable « démos » européen sans lequel il nest pas de fédéralisme possible.
LEtat-nation révèle son impuissance constitutive à réguler un capitalisme désormais globalisé et à affronter seul des défis géopolitiques comme la montée en puissance de la Chine et le recul hégémonique des USA et comme linstabilité au Moyen-Orient, en Asie Centrale ou en Afrique. Il perd sa légitimité démocratique et ouvre ainsi un champ aux populismes voire, paradoxe absurde, aux nationalismes. Quant à lUE, faute dintégration politique, elle reste désarmée devant la crise systémique du capitalisme occidental et devant les mêmes menaces stratégiques. Pourtant, lUE constitue dorénavant la seule possibilité pour lEurope de peser sur le cours des choses dans un monde en plein chambardement. Reste cependant à lui assigner un projet fédérateur, qui fasse sens pour les citoyens. Réguler le capitalisme de marché à léchelle du continent pour fonder un modèle social commun et accéder à la puissance est la vocation de lUE. La puissance est nécessaire pour affirmer les intérêts et les valeurs partagés par les Européens, à travers leur modèle de développement, dans un monde multipolaire dominé par des puissances continentales émergentes. Le modèle social est, par excellence, latout stratégique immatériel de lUE dans son rapport au monde. Il donne à lEurope sa singularité et son visage. Mais, il est aujourdhui menacé dans ses fondements par labsence dun projet politique ambitieux et par la crise. Malgré les avancées sur le front de la gouvernance de leuro, la crise persiste en Europe. Sous leffet de la crise et des politiques daustérité et de compétitivité qui ont à court terme un effet déflationniste, le chômage, la précarité et les inégalités saccroissent et la crise financière menace à nouveau. Le système économique senraye et si les politiques tentées jusquici ont évité le pire, elles savèrent impuissantes à renverser la spirale déflationniste qui samorce. Trois dangers menacent.
Le premier demeure la désintégration de leurozone. Une réaction des marchés à une nouvelle crise bancaire ou à la résistance des populations aux politiques déflationnistes dans les pays de la périphérie (PIIGS) peut tuer leuro. La rupture de leurozone lézarderait le marché unique et aurait raison de lunité de lUE. Le second danger est lurgence sociale elle-même. A partir dun certain seuil de chômage combiné avec un recul de la protection sociale, elle pourrait susciter des mouvements sociaux et amener au pouvoir des gouvernements autoritaires pour imposer le retour à la stabilité politique interne. Ainsi se trouveraient remises en cause la démocratie en Europe et, par voie de conséquence, lunité de lUE. Le troisième danger tient à ce que lAllemagne qui, pour le moment sen sort mieux, dicte au reste de leurozone une politique daustérité budgétaire et de déflation salariale qui conduirait à une déflation « à la japonaise » et qui accroitrait la divergence économique constatée depuis une décennie au sein de leurozone, entre le Nord et le Sud. Le déséquilibre politique qui sen suivrait entre la France et lAllemagne mettrait en péril lunité de lUE. Deux réactions interpellent: dun côté la réticence des politiques à prendre le relais des forces de marché, en particulier de la finance malgré la faillite avérée de cette dernière, dans la stratégie de sortie de crise. Ils y jouent leur crédibilité et leur légitimité. De lautre, la prostration dune opinion européenne inhibée devant la complexité du politique et dont la capacité dagir collective est corrodée par lindividualisme et le matérialisme exacerbés du capitalisme de marché. Ce double point est capital. Le caractère inédit de la crise prend de court élus et citoyens. La plupart des analyses restent conventionnelles voire superficielles et renvoient à des clichés: pour ou contre le capitalisme, pour ou contre lEurope, pour ou contre le «tout au marché». Rien de vraiment efficace nen sort au plan des politiques économiques. Or, ce qui se joue aujourdhui en Europe, cest la possibilité même de la démocratie face à la fois à la gravité de la crise et à la complexité de la gouvernance européenne. Toute réflexion sur le sujet commence pourtant par une bonne compréhension de la crise. En saisir les origines lointaines et les circonstances immédiates, le scénario de déroulement et le nouveau contexte international, est un préalable à la recherche de solutions.
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I. LA CRISE DU CAPITALISME DE MARCHÉ OCCIDENTAL.
A - De la véritable nature du capitalisme de marché
Lorigine profonde de la crise renvoie à la nature même du capitalisme de marché. Derrière le vocable «déconomie sociale de marché» qui désigne le plus souvent en Europe le système économique de production et de répartition de la richesse, coexistent en pratique trois réalités différentes, mais profondément imbriquées. Dabord, léconomie de marché proprement dite est lunivers très concurrentiel des PME et des indépendants qui forme le tissu de nos économies et de nos sociétés. Ensuite, le capitalisme de marché surplombe, domine et anime le mouvement profond de léconomie; il est lunivers des grandes firmes multinationales et de la haute finance ouverte sur le monde; il fonctionne sur un mode de concurrence imparfaite, fait de monopoles et doligopoles. Il pèse lourd dans la fixation des règles du jeu et excelle en même temps à sy dérober. Il est lagent de la croissance de nos économies. Enfin, lEtat, acteur central de la régulation, est aussi un producteur et un consommateur de biens et de services. Il est lenjeu dune rivalité entre forces économiques et sociales: PME, grandes entreprises, finance, travail, consommateurs et activistes environnementaux. Léquilibre des forces entre ces trois pôles, et en particulier les rapports de force entre travail et capital, est en permanence modifié par la dynamique inhérente au capitalisme de marché, pivot de notre système. La puissance du capitalisme
Le capitalisme de marché a une seule logique: le profit en vue de laccumulation de richesse et de la concentration de pouvoir de marché. Il présente trois caractéristiques : il est innovant et, par là, il produit de la croissance, il est sujet à des cycles et à des crises et donc instable et il est intrinsèquement inégalitaire puisquil nourrit la concentration de la richesse. Le capitalisme de marché appelle donc un pouvoir compensateur capable dimposer des politiques correctrices: lefficience dans lallocation des ressources pour préserver sa capacité de croissance; la stabilisation du cycle entre inflation et chômage; la redistribution pour améliorer la justice. En ce sens, capitalisme et démocratie sont à la fois indissociables et antagonistes. Laforce de lEurope est née de cette interaction conflictuelle, et parfois violente, entre capitalisme de marché et démocratie. Cette interaction a abouti en 1945 à un compromis historique sur la régulation du marché par la politique keynésienne de plein-emploi et par lEtat-Providence. C'est ce contrat social fondateur qui est aujourdhui remis en question par la défaillance de lEurope devant la mondialisation et devant la crise. Le capitalisme est international par nature; il cherche à se dérober aux contraintes de la régulation nationale et est constamment en quête du profit le plus élevé pour nourrir laccumulation du capital, sa finalité propre. Il recherche en permanence aux quatre coins du monde, les sources dapprovisionnement les plus avantageuses et les débouchés les plus rémunérateurs. En particulier, il va à la recherche du travail le meilleur marché là où il existe. La multi-localisation par la firme globale des stades de production de la valeur ajoutée lui permet dorénavant de se déployer à léchelle du monde. Le besoin de régulation
La mobilité du capital lui confère ainsi le pouvoir darbitrer entre territoires, cest-à-dire entre Etats et marchés du travail nationaux, avec une capacité accrue dinfluencer les politiques publiques, déluder limpôt et de jouer les salaires à la baisse ou de détruire lemploi dans les économies avancées à lavantage des économies émergentes. Ces dysfonctions ont amené le capitalisme de marché occidental dans une crise systémique. La faute de lEurope est de ne pas avoir été jusquici capable de reconstruire à son niveau un pouvoir compensateur effectif pour prévenir cette crise, ce qui était tout-à-fait à sa portée.
B. Les symptômes dune crise systémique
Blocage de croissance
Et dabord, quest-ce quune crise systémique? La crise dans laquelle lUE senfonce irrésistiblement et dont les conjoncturistes officiels guettent vainement la fin, est sans précédent depuis 1930 parce quelle est, comme alors, de nature systémique. Cest ce qui en fait la difficulté. On reconnaît une crise systémique à trois symptômes. Premièrement, son origine profonde est dans la nature même du système qui, livré à lui-même, narrive plus à assurer la croissance et lemploi, sa véritable légitimité. Cest le cas aujourdhui. Le système de capitalisme de marché dérégulé ne parvient plus à résoudre sa contradiction fondamentale: lexcès doffre ou linsuffisance de demande. Placer correctement le curseur de la répartition de la valeur ajoutée entre le niveau des salaires qui assure la demande solvable et celui des profits qui assure linvestissement nécessaire à la croissance est déjà très difficile dans un cadre régulé. Mais la mondialisation a rompu léquilibre de la distribution de la valeur ajoutée entre capital et travail au profit du capital. La dette apparait a posteriori comme le symptôme de cette rupture: elle a servi à lenrichissement des uns et au maintien de la consommation des autres malgré la stagnation des salaires.
Impuissance des politiques orthodoxes
Deuxièmement, il nest plus possible de relancer la croissance par des politiques orthodoxes. Dabord, la politique monétaire est prise dans le «piège à liquidité»: les ménages et les entreprises préfèrent accumuler des liquidités sur leurs comptes dépargne plutôt que dinvestir faute de perspectives, malgré les taux dintérêt très bas offerts par les banques centrales. Ensuite, la politique budgétaire est contrainte à laustérité par limpératif du désendettement. Enfin, la politique du taux de change en vue dassurer la compétitivité des exportations, doit être exclue à cause du risque de représailles, c'est-à-dire dune guerre des monnaies.
Danger des politiques hétérodoxes
Troisièmement, restent dès lors les politiques hétérodoxes qui donnent certains résultats, mais qui changent alors la nature du système. Ainsi en va-t-il du sauvetage des banques qui est un cas exemplaire d«aléa moral». Il en va de même de laide massive à lautomobile et des mesures diverses dappui direct à des entreprises qui ont toujours une forte connotation de distorsion de concurrence et de protectionnisme. Car le revers de ces politiques hétérodoxes est, outre leur dénaturation du système de marché, leur impact négatif sur les pays partenaires: ceux-ci se voient contraints dimporter le chômage en provenance des pays qui aident leurs industries. On imagine sans peine le jeu des représailles commerciales et le risque concomitant de transformation des différends commerciaux en conflits économiques avec des conséquences imprévisibles. Jusquici, la logique inhérente à la chaîne globale de production a contenu le protectionnisme. Mais pour combien de temps encore? Sortir de la crise impose un diagnostic de ses causes.
Aléa moral: vient de langlais «moralhazard », comportement dun acteur économique qui, assuré contre un risque, adopte des conduites dangereuses dont il nassumera pas les conséquences.
C - Des origines de la crise
Ce qui fait la gravité sans précédent de la crise, cest sa profondeur et sa complexité. Il faudra beaucoup de temps aux décideurs politiques pour en débrouiller les causes et pour la maîtriser. Le problème nest pas seulement intellectuel; il est aussi de réaliser un consensus démocratique pour agir sur celles des causes qui se prêtent à une action politique. Nous sommes devant une situation inédite: la formidable redistribution des richesses entre continents et entre groupes sociaux à lintérieur de tous les pays, provoquée par la globalisation, portée au départ par le capitalisme de marché occidental.
Naissance de la mondialisation
La crise est née des conditions de la mondialisation. Quoi quon en dise, celle-ci est sans précédent. Elle constitue en soi une formidable avancée pour la convergence réelle des revenus et de la richesse entre continents. Mais faute de politiques de régulation et de solidarité appropriées au niveau européen et en raison de la part excessive quy a pris la finance débridée, la mondialisation a aggravé lestrends3 inégalitaires dans nos sociétés et vulnérabilisé nos économies dans leurs fondements. Les inégalités constituent un phénomène complexe. Leur hausse depuis trois décennies tient essentiellement à trois facteurs: dabord le progrès technologique a élargi léventail des qualifications et donc des salaires ; il a fait éclater le modèle fordiste en disséminant les structures de production et du même coup a affaibli la capacité de négocier des syndicats; ensuite, lévolution des murs a encouragé une forme dindividualisme qui a déstabilisé le lien familial et affaibli la solidarité privée; et enfin la globalisation a unifié le marché mondial du travail: avec les délocalisations et les importations, les salaires augmentent dans le Sud et diminuent dans le Nord.
La mondialisation elle-même est le fruit dune triple transformation: dabord, la révolution des technologies de linformation et des transports par conteneurs; ensuite, la libéralisation du commerce et de linvestissement et enfin lavènement de la firme globale qui organise la chaine globale de production à léchelle du monde. Mais à la libéralisation commerciale qui a été progressive et féconde, s'est ajoutée la dérégulation financière qui a été excessive et brutale. La pression de la finance globalisée sur la firme globale et ses sous-traitants a sans doute été une des clés de la restructuration de lappareil mondial de production avec des gains énormes de productivité. Mais elle est aussi un facteur central dans la dérive inégalitaire qui a pris une telle ampleur au cours des trois dernières décennies, dabord aux Etats-Unis et ensuite en Europe. Lhyperfinanciarisation a aussi provoqué linstabilité et amené la crise. On y reviendra plus longuement.
Le basculement géopolitique
Ces évolutions économiques et sociales se sont greffées sur des changements géopolitiques quelles ont fortement contribué à susciter: la fin de la Guerre froide précipitée par la menace américaine dune «guerre des étoiles», leffondrement du Bloc soviétique et enfin labandon du communisme par la Russie et sa transformation, en Chine, en «socialisme de marché avec caractéristiques chinoises».Lirruption de la Chine dans la chaîne globale de production à travers son offre de travail massive, stable et bon marché, constitue, avec la stratégie de multi-localisation de la firme globale et avec la financiarisation déréglée, le troisième facteur daggravation des inégalités par la globalisation.
Fin de la rente occidentale
La globalisation met fin à la rente occidentale sur le reste du monde. Celle-ci a pourtant constitué, sans que nous en ayons toujours conscience, un des piliers de notre prospérité. Nos pays sont dorénavant pris en étau entre, dun côté, les pertes demplois industriels dont nous avions le monopole et qui ont fait nos classes moyennes, et, de lautre, la hausse de prix des matières premières, de lénergie et de la nourriture, qui pèse sur notre pouvoir dachat. En outre, le monde dans son ensemble, fait face au coût du réchauffement climatique auquel lOccident a pu échapper pendant sa phase dindustrialisation, tandis que pays avancés et économies émergentes sont désormais aussi entrés dans une course stratégique aux ressources, rendues soudain plus rares par la montée du Sud. La situation sociale se complique encore pour lEurope du fait de son entrée dans lhiver démographique: la charge des inactifs âgés va peser de plus en plus lourd sur léconomie. Des gains de productivité, lallongement de la durée du travail et le travail des femmes seront nécessaires pour supporter la charge croissante des inactifs.
D - Le rôle pervers et décisif de la finance dérégulée
Les inégalités et linstabilité ont été amplifiées par lhyperfinanciarisation de léconomie. La finance est incontournable et utile: elle vise en principe à obtenir les rendements les plus élevés possibles pour lépargne et les coûts dinvestissement les plus bas pour les entreprises, lEtat et les ménages. La libéralisation et la dérégulation de la finance ont en effet permis dabord des innovations financières qui ont exploité le potentiel formidable de la révolution des technologies de linformation, notamment avec le venture capital (Capital risque).
Celles-ci se sont dès lors avérées très profitables pour léconomie mondiale dans son ensemble. Mais la finance libéralisée et exploitant tout le potentiel des technologies de linformation et de la communication (TIC), a pris rapidement une place excessive. Elle a obtenu à la fois une meilleure rémunération pour le capital et sest assurée en même temps dune rentabilité indue pour elle-même. Elle a prospéré non plus sur des innovations technologiques dans la sphère de léconomie réelle, mais sur des innovations financières dans la sphère de la spéculation. Lindustrie financière a donc développé un système de prélèvement de la valeur ajoutée qui a de plus en plus excédé sa propre contribution à la croissance. Elle sest faite spéculatrice, rentière et prédatrice en jouant sur les innovations financières, sur la mise en concurrence des investisseurs institutionnels (fonds de pension, fonds mutuels), sur lutilisation de stock options pour transformer les dirigeants des entreprises en mercenaires des fonds dinvestissement, sur la spéculation à découvert, sur le «trading» à hautes fréquences, sur les paradis fiscaux.
Stock option: option dachat daction attribuée à un cadre ou à un manager qui peut lexercer lorsque le cours de laction cotée en bourse, dépasse la valeur initiale fixée par loption.
En facilitant la mobilité du capital, la finance va encourager et rendre possible une répartition de la valeur ajoutée plus avantageuse pour les actionnaires (shareholders), souvent en privilégiant le court terme stratégie du type «hit and run» aux dépens du long terme notamment par la revente dactifs stratégiques pour réaliser une plus-value. Cette répartition va à la fois peser sur les rémunérations ordinaires, et permettre les hautes rémunérations des dirigeants associés à la création de valeur pour lactionnaire. Lentreprise, prise en tenailles entre la pression de la bourse et lendettement, va basculer dune gestion axée sur la prise en compte de tous ses partenaires (stakeholders) - que sont les actionnaires, les salariés, les sous-traitants, les fournisseurs -, vers une gestion exclusivement orientée vers les actionnaires et les dirigeants via le mécanisme des stock options.
Fait capital, la multiplication des paradis fiscaux qui a accompagné labandon du contrôle des capitaux a permis en outre au capital mieux rémunéré dévader légalement ou illégalement limpôt, rendant par là plus difficile la tâche de redistribution des revenus par lEtat privé des ressources évadées. Cette concurrence fiscale sur les facteurs mobiles, soit les profits des entreprises et les revenus financiers, jugée salubre par la Commission européenne elle-même « pourvu quelle soit loyale », a un impact direct sur le chômage parce quelle interdit aux Etats de réduire les coûts salariaux par lallègement des charges fiscales et sociales sur le travail et par leur transfert vers ces facteurs mobiles toujours susceptibles de délocalisation. La rémunération du capital après impôt a ainsi atteint des sommets sans précédent: dans les années 1990 et jusquau début des années 2000, les taux de retour surinvestissement atteignaient parfois deux chiffres. Un tel niveau de rémunération est intenable sur le long terme si lon sait que le progrès de la productivité qui fixe la rémunération moyenne du capital soutenable sur la durée nexcède pas 2%. De tels rendements nont été possibles quau prix dune réduction de la concurrence et dune pression maximale sur les salaires. En outre, la globalisation des marchés financiers, linnovation financière et technologique et la capacité illimitée demprunt des opérateurs, doublés de comportements délictueux comme la multiplication des fraudes comptables, les conflits dintérêts entre agences de notation et investisseurs, les pratiques de cartel(LIBOR) ont nourri une spéculation phénoménale, stimulée par les gains des traders et génératrice de bulles financières.
La complaisance au risque
Lexplication la plus profonde de la dérive destructrice de la finance a été fournie par Hyman Minsky, professeur à luniversité Washington à Saint-Louis dans les années1980: une longue période de croissance stable des revenus financiers «normaux» finit par développer une complaisance au risque qui amène à un surendettement. Celui-ci apparaît comme tel avec linversion des trends de marché; que le débiteur vienne à perdre son emploi ou que la valeur de sa maison diminue, le voilà incapable de servir et de rembourser sa dette; il doit réaliser son bien, même à perte. Les institutions financières qui ont fait usage du levier de lendettement pour acquérir dénormes portefeuilles dactifs financiers, ont couru le même risque et provoqué une chute des prix des actifs lorsquelles ont entrepris de se désendetter.
Limpasse du surendettement
La conséquence centrale de lhypertrophie de la finance, facteur décisif dans la montée des inégalités et cause immédiate de la crise économique, est donc bien le surendettement: endettement des classes moyennes qui pallie la progression insuffisante de leurs salaires écrasés par la globalisation et la finance, afin de tenir leur niveau de consommation (keeping up with the Joneses); endettement des Etats incapables darbitrer entre «cadeaux» faits aux riches les «tax cuts» et la hausse des transferts sociaux nécessités par la dégradation des emplois et des salaires pour la majorité des travailleurs aux USA et pour un nombre croissant en Europe; endettement des banques et des institutions exploitant leffet de levier de la dette pour accroître leurs gains; endettement enfin des plus pauvres sans patrimoine et sans emploi par lattribution de prêts hypothécaires abusifs les subprimes fondés sur lhypothèse dune hausse indéfinie des prix de limmobilier.
Ce surendettement a été rendu possible par deux facteurs: la politique monétaire et la titrisation. Une politique monétaire laxiste de la part de la Réserve Fédérale des Etats-Unis (FED) et par la suite, de la Banque Centrale Européenne (BCE), a ignoré linflation des actifs financiers et immobiliers, et sest avérée incapable « darrêter le juke-box au milieu du morceau», ce qui est pourtant la responsabilité des banques centrales. Par la titrisation, la banque qui a prélevé sa commission sur le prêt, sen débarrasse aussitôt sur le marché. De la sorte, elle évacue le risque pour elle-même, mais elle accroît le risque pour le système financier. Il y a donc une production délibérée, à une échelle de plus en plus grande, de produits financiers toxiques. Dès que les prix des actions ou de limmobilier se stabilisent et puis diminuent, ces produits perdent leur valeur; leurs titulaires subissent alors des pertes quils doivent compenser par la vente dautres actifs. Cest un effet domino qui conduit alors à leffondrement de la bourse et indirectement à lassèchement du marché interbancaire.
Au total, la crise est bien née du déséquilibre croissant dans la nouvelle répartition entre capital et travail. Celle-ci a été facilitée par la globalisation et la financiarisation et elle a conduit à une contraction de la demande intérieure, parce que les petits revenus sont dépensés intégralement tandis que les revenus élevés épargnent jusquà la totalité des gains additionnels. La crise a toutefois pris sa véritable ampleur avec lendettement financé à des taux dintérêt très bas autorisés par une politique monétaire laxiste. Cet endettement s'est révélé brutalement excessif, une fois que les prix des actifs financiers et immobiliers ont amorcé leur descente.
Voilà résumés pour lessentiel lorigine et le déroulement de la crise. Celle-ci nous laisse avec un surendettement privé, public et bancaire qui étrangle nos économies à la manière dun garrot. Aussi longtemps quil sera là, il ny aura pas de reprise de la croissance, ni de recul du chômage. Nos économies ont «acheté» trois décennies de croissance de plus en plus faible et de plus en plus inégalitaire par un endettement croissant. Les voici placées devant la perspective dune croissance nulle et dun chômage élevé! Nos démocraties et lunité de lUE peuvent-elles survivre à cet état de déflation rampante? Cest toute la question dautant que leurozone nest pas encore prête à répondre au défi de la crise: elle fait du «damage control» en se protégeant des effets immédiats de la crise sur les finances publiques et sur le secteur bancaire.
E. Ladhésion des élites à un néo-libéralisme a-européen
Mais peut-on simplement penser la crise ainsi, en termes mécaniques? Ne faut-il pas sinterroger sur létat desprit de la classe dirigeante qui a perçu les signes avant-coureurs du désastre, mais a persisté dans le discours néolibéral alors même que sannonçaient déjà lemballement des marchés dactifs et les premières défaillances de grands opérateurs? Lidéologie néolibérale, une déviance du libéralisme de laprès-guerre, est née de la pensée économique néo-classique de lEcole de Chicago et du combat mené par une certaine droite conservatrice américaine contre le New Deal. Elle a exercé à partir des années 80 le règne Reagan-Thatcher une emprise croissante sur les milieux daffaires et sur les forums économiques internationaux, de Davos et Jackson Hole aux assemblées du FMI et à lOCDE. Elle a investi Bruxelles où elle a rempli le vide politique laissé par la dilution du projet communautaire au furet à mesure des élargissements. Ces idées, pauvres en fondements analytiques, mais simples et portées par les succès initiaux de la mondialisation, proclament lefficience du marché, toujours supérieure à lintervention publique, et sa capacité dautorégulation. Cette adhésion inconditionnelle de lestablishment économique et politique institutions européennes comprises à lidéologie néolibérale pose une question évidemment primordiale pour une démocratie qui, au bout du compte, choisit les élites politiques et, indirectement, les élites économiques qui la dirigent.
Des élites fourvoyées
Doù sont venus cet aveuglement, cette complaisance, cette assurance des élites et pourquoi les peuples leur ont-ils fait confiance? Répondre à cette question nest pas facile pour un économiste et ce nest pas le propos de cet exposé. Pourtant, elle est centrale et incontournable. Elle renvoie à une crise profonde de la société occidentale qui sest inclinée devant la richesse et qui lui a prêté un statut excessif de prestige et dautorité. Les super-riches se trompaient, mais on les écoutait parce quils étaient riches! On choisissait de les écouter et de les suivre alors même quils nous menaient au désastre. Pourquoi ce pouvoir reconnu à la parole des plus riches? Pourquoi cette tétanisation des politiques devant la richesse? De toute évidence, parce que dans une société matérialiste, la richesse est la source principale de la considération et du pouvoir et que tout concourt, volontairement, librement, massivement, à exalter la réussite matérielle comme la valeur suprême. Le succès matériel dune classe dultra-riches a donné à croire que le système était sous contrôle et que ces gens savaient où ils allaient puisquils tiraient si bien leur épingle du jeu. Le crédit qui leur a été fait restera sans doute un sujet détonnement dans lavenir. Éditorialistes, technocrates, élus, se sont laissé abuser. Car en réalité ces grands capitaines de la finance, guidés par le profit, ont conduit leurs banques à des niveaux dendettement incompatibles avec la mauvaise qualité de leurs actifs. Quon se rappelle les piètres propos du principal dirigeant de la banque belge Fortis, Maurice Lippens, qui devait mener sa banque à la ruine: «je navais que des connaissances superficielles du métier de banquier». Ceci est anecdotique bien sûr mais révélateur!
La trahison des clercs
Plus inquiétante encore, aura été la démission de lUniversité, lieu par excellence du savoir et de la pensée critique, face à une vague néolibérale tellement peu européenne. Les facultés déconomie se sont le plus souvent laissé gagner par la pensée dominante au point que ce sont les chercheurs et enseignants dorientation néolibérale qui, par le jeu de laccès aux revues de prestige et des citations croisées dans ces revues, tout acquises à la pensée unique, ont mis hors détat de penser par eux-mêmes une génération de chercheurs et denseignants et ont marginalisé historiens de léconomie, institutionnalistes et régulationnistes. Il ny a pas eu besoin de censure. Lautocensure fondée sur la peur de sécarter de la pensée conventionnelle, sur la nécessité de décrocher des contrats de consultants et des missions officielles notamment de la part des grandes institutions économiques, européennes ou internationales, a suffi. La pensée économique dominante a été stérilisée et verrouillée pour un quart de siècle. Les penseurs plus raisonnables, qualifiés dhétérodoxes ont été marginalisés, ignorés et privés daccès aux sources dinformation ou aux fonds de recherche. Il ny a pas eu de correction de la part du « quatrième pouvoir ». Google ny a rien fait. La presse toujours en quête de financement et dépourvue de moyens dinvestigation et danalyse, a joué les courroies de transmission entre ces élites intéressées et les citoyens, contribuant au bourrage de crâne généralisé. En ce sens la crise est bien aussi une crise de la pensée occidentale. Notre crédit dans le reste du monde en souffre aujourd'hui.
II. LA CRISE DIDENTITÉ DE LUE-27
LUE sest construite sur le marché. Mais de cadre de son développement, le marché est devenu graduellement la finalité du projet dintégration. LUE ne constitue quun des trois piliers de la gouvernance européenne le secondé tant lOTAN, en charge de la sécurité et de la défense, et le troisième, lEtat-Nation. Au départ, lhypothèse dune construction politique européenne allant jusquà des Etats-Unis dEurope nétait pas exclue. Lentrée du Royaume-Uni en 1973 allait très vite marginaliser toute velléité de fédéralisation. Londres était attachée à la souveraineté plus encore que la France, et à «la relation spéciale» avec les USA encore plus que lAllemagne à lOTAN. Londres allait dailleurs exploiter chaque vague délargissement pour renforcer sa conception dune Europe confinée au grand marché et inféodée aux Etats-Unis. Ce fût vrai en particulier pour le grand élargissement de 2004, qui permettait enfin la réunification du continent au terme de la Guerre froide. Quoi quil en soit, le sentiment dappartenance des citoyens à lEurope comme cadre politique de référence, va progressivement se diluer. Aujourdhui lUE-27 na toujours ni finalité ultime, ni frontières établies, ni modèle social commun, ni ambition internationale à proposer à ses 500 millions dhabitants : rien quun grand marché unique, un espace économique de libre circulation des biens, des services et des capitaux, de «concurrence libre et non faussée» et de rivalité entre ses Etats-membres. Ces facilités ont, certes, une valeur considérable pour les usagers et les consommateurs. Mais elles ne suffisent pas à prendre le relais de lEtat-Nation comme espace de solidarité et de souveraineté. Et pour cause! LEurope est depuis ses débuts, traversée par trois failles institutionnelles qui menacent aujourdhui son existence.
A. Première faille: la dichotomie entre économie et sécurité
Une première faille a trait aux rapports de lEurope avec le monde. LUE a été établie en-dehors du champ stratégique. Elle est dès lorigine une entité confinée à léconomie, qui se construit à labri du bouclier de lOTAN sous légide des Etats-Unis. Se pose aujourdhui la question: lEurope choisira-t-elle de perpétuer la dépendance ou optera-t-elle pour lautonomie stratégique? La réponse à cette question dépasse le niveau des perceptions notamment de la préférence pour lAmérique ou de son rejet auquel on ramène souvent le débat. En fait la sécurité offerte par lAlliance Transatlantique a un triple coût méconnu. Dabord, elle interdit à lEurope de prendre conscience de sa propre communauté de destin face aux défis et aux menaces du monde, sa défense étant exercée par des armées nationales intégrées dans lOTAN. Ensuite, lAmérique transfère à lEurope une partie du coût de la défense commune via sa politique monétaire, en particulier le taux de change du dollar qui confère un avantage compétitif aux exportateurs américains aux dépens de lemploi européen; en outre lEurope ne peut pas compter, comme les Etats-Unis, sur une industrie intégrée de la défense pour appuyer son effort dinnovation technologique. Enfin, il se produit entre Amérique et Europe, un transfert de valeurs et de principes de politique économique qui fait du modèle américain une norme de référence pour lEurope. Les travaux préparatoires à la Stratégie de Lisbonne ont mis ce point en évidence. Létablissement dune zone de libre échange transatlantique qui est envisagée aujourdhui, pourrait renforcer une «américanisation» du modèle social européen par un mécanisme de vases communicants dont le Royaume-Uni fournirait le siphon. Bref, lUE reste une puissance virtuelle, disposant toutefois dun certain pouvoir normatif. Célébrée pour le modèle social européen sa principale singularité, qui fait uvre dexemplarité jusquen Chine, et pour son modèle dintégration régionale imité en Afrique, en Amérique Latine et en Asie du Sud-est, lUE exerce un pouvoir dattraction certain que la triple crise de gouvernance de modèle et didentité est entrain déroder à la base. Son poids économique relatif déclinant contribue à cette perte de «soft power». Lui font défaut pour compenser son poids économique et démographique déclinant et se construire malgré tout comme une puissance globale : un appareil de défense propre, un consensus sur un modèle de développement commun soutenable et solidaire et une capacité institutionnelle dutiliser son poids dans le monde. LUE est incapable de projeter de la puissance dans le monde faute dunité interne sur son projet et dinstitutions et de moyens appropriés.
B - Deuxième faille: le marché sans politiques communes
LEurope a misé sur lintégration par le marché pour soutenir la croissance. Or ce type dintégration dite passive a trois limites: dabord, une fois lintégration achevée, limpulsion à la croissance disparait dautant plus que la préférence communautaire, érodée par le libre-échange, est faible; ensuite lintégration a été partielle, elle na porté ni sur la finance, ni sur lénergie, ni sur les télécoms, ni sur les réseaux, ni sur larmement qui sont restés nationaux; enfin lunification du marché intérieur ne sest pas accompagnée de politiques communes dans les secteurs clés de lénergie, de la R&D, de linnovation, de la finance et de la défense. En revanche lUE a développé un dispositif de contrôle et de sanctions des politiques nationales susceptibles de fragmenter le marché intérieur et de fausser la concurrence, hormis pour la fiscalité qui, du coup, devient un des outils principaux de différenciation des Etats pour attirer des investissements directs étrangers. En dautres termes, lUE empêche les Etats dagir, mais elle nagit pas elle-même. Il y a donc déperdition de puissance publique face à ses grands concurrents USA et Chine qui jouent à la fois la taille de leur marché et des politiques industrielles agressives. LEurope a au contraire organisé la rivalité de ses économies de sorte quelle aborde le choc de la mondialisation avec une industrie, une énergie et une finance fragmentées. Elle nexploite pas le potentiel que lui assure sa taille. Elle ne dispose pas dune capacité stratégique propre à soutenir ses exportations comme c'est le cas pour les USA.
C. Troisième faille: le marché contre le modèle social
La troisième faille tient à la distribution des compétences entre lUE et ses Etats-membres qui est doublement biaisée contre le modèle social: à lUE incombe la responsabilité de contribuer à la croissance à travers lintégration passive par le marché; aux Etats-membres reviennent les fonctions de stabilisation de léconomie, de fourniture de biens publics, de règlementation, de pourvoi de la sécurité sociale et de prélèvement de limpôt. Or il ny a pas dharmonisation sociale alors que les marchés du travail forment des vases communicants en raison de la libre-circulation des personnes et des services ; il ny a pas davantage dharmonisation fiscale en matière dimpôt des sociétés, ni dimpôt sur lépargne financière. Ainsi depuis la mise en place du grand marché de 1992, en particulier du droit détablissement et de la libre circulation des capitaux, les Etats se livrent une concurrence sociale et fiscale sournoise mais sans merci. Du coup les politiques de redistribution nationales, notamment à travers la sécurité sociale, sont soumises à la pression sur les salaires et à celle de la migration et de lévasion fiscales des grandes entreprises et des grandes fortunes.
Lavènement de leurozone en 1999 approfondit encore cette faille initiale puisque leurozone transfère le volet monétaire du policy-mix macroéconomique de stabilisation à la BCE pour ses 17 Etats-membres tandis que la fonction budgétaire et fiscale reste nationale. Cette double dysfonction dans la distribution des compétences va donc se révéler progressivement, au fur et à mesure de lintégration et des élargissements successifs, une menace de plus en plus sérieuse, pour les modèles sociaux qui cohabitent au sein de lUE. Il est bien dit «modèles sociaux», car nen déplaise à la rhétorique officielle, il nexiste pas de modèle social commun européen sinon par différence avec les autres grandes économies (USA, Chine, Russie). Au sein de lEurope, les modèles sociaux sont nationaux: ils sont à la fois différents et en compétition. Les uns sont plus avancés que dautres et la convergence ne se fait dorénavant plus vers le haut. Cette convergence vers le haut sest vérifiée aussi longtemps que la croissance a été forte chez les Etats plus faibles, notamment parmi les économies périphériques engagées dans le rattrapage et soutenues à la marge par les fonds de cohésion. La convergence se fait désormais vers le bas.
Un Modèle social :
Un modèle social ne se réduit pas à la redistribution des revenus par lEtat-Providence. Il inclut la production elle-même, clé de lemploi, des salaires et de la protection sociale, les incitations à linnovation et à lentreprenariat, la participation des travailleurs à la gestion de lentreprise et leur épanouissement au travail. Il comporte des politiques dégalité de chances par léducation, la santé et le logement qui incitent à lautonomie et à la responsabilité. Il réserve une place centrale au dialogue social. Il inclut léconomie sociale et des services publics gérés de manière efficace au bénéfice des usagers. Il offre enfin un filet de sécurité contre les coups du sort (chômage, maladie, accident, vieillesse, handicap) tout en décourageant les comportements rentiers de «passagers clandestins». Il repose sur un système fiscal juste, efficace et progressif.
Le coup destoc de leuro
La monnaie unique, a agrandi cette faille pour les pays de la zone euro. La concurrence salariale, sociale, et fiscale, sy est faite plus vive encore en raison de la mobilité accrue des facteurs, complète pour les capitaux, et plus récente, quoiqu'encore partielle, pour le travail. Le fait que lharmonisation fiscale et sociale se décide à lunanimité fait quaucun progrès significatif nintervient puisquun droit de veto est conféré à chaque Etat-membre. Ce droit de veto est invoqué tantôt par les pays socialement avancés qui entendent protéger leurs acquis, tantôt au contraire parles pays qui jouent la compétitivité salariale, sociale et fiscale pour rattraper leur retard, ou par les petits pays passagers clandestins comme lIrlande, le Luxembourg, ou lEstonie qui ont fait de leur basse fiscalité, loutil de leur industrialisation par attraction de linvestissement direct étranger. Les élargissements récents et lexposition croissante à la globalisation ont encore exacerbé cette course à la compétitivité entre Etats-membres.
Au total, lUE construite pour assurer une convergence des niveaux de vie entre Etats et au sein des Etats, enregistre une divergence accrue entre Etats et, une montée des inégalités à lintérieur des Etats, y compris au sein de leurozone.
En dépit de cette dérive avérée et désormais visible, il ny a pourtant toujours pas aujourdhui en Europe de consensus sur lévolution vers un modèle social commun. Ce défaut de consensus sur un modèle est inscrit dès le départ dans la répartition bancale des compétences de politiques économique et sociale entre UE et Etats-membres. Il pèse lourdement sur le sentiment dappartenance du citoyen. Sans modèle social commun qui donne un sens et une direction à lintégration politique, il nest pas de demos possible en Europe. Or la crise avive la course au moins-disant social et fiscal. Une prise de conscience citoyenne est nécessaire pour une correction radicale de la gouvernance de leurozone sur ce plan-là.
III. CRISE DE GOUVERNANCE DE LEUROZONE
LUnion économique et monétaire (UEM) nest pas au départ un grand dessein politique européen en dépit de la rhétorique qui a entouré son lancement. Jacques Delors lui, avait voulu une UEM complète, dotée dune stratégie de croissance et dun véritable dialogue social. Mais leurozone née du Traité de Maastricht est une construction minimaliste fondée sur une triple logique: la prolongation du marché unique, le partage de la souveraineté monétaire entre une Allemagne réunifiée et une France désireuse déchapper à la tutelle de la banque centrale allemande (Buba) sur le Système Monétaire Européen (SME), et une capacité accrue de résister aux chocs extérieurs, en particulier ceux nés de la volatilité du dollar.
SME : le Système Monétaire Européen visait à stabiliser les monnaies européennes en en limitant leurs marges de fluctuation par rapport à lécu par une coordination des politiques macroéconomiques. Les marges de fluctuations initialement de+/- 2, 25 % on tété élargies à 15% en 1993 après la crise du SME
Leurozone va en définitive se révéler un piège redoutable pour le modèle européen. Leurozone nest pas au départ une zone monétaire optimale: elle est exposée à des chocs asymétriques, la main duvre nest pas mobile et les salaires nominaux sont rigides à la baisse. De la sorte, la capacité dajustement des économies nationales à un choc spécifique est plus faible puisquelles ne disposent plus de leur propre monnaie, et ne contrôlent plus ni le taux dintérêt et le taux de change nominal. Mais, en outre, leurozone ne sest pas dotée des outils qui pourraient compenser ces faiblesses structurelles: ni budget fédéral assurant la péréquation automatique entre Etats selon leur niveau dactivité, ni outils de convergence, pour rapprocher des économies hétérogènes au départ.
Fait aggravant: lUEM est accessible à tout pays répondant seulement à des critères de convergence nominale, cest-à-dire à une capacité de diminuer et de contenir linflation. Les écarts de développement ne sont pas pris en compte de sorte que lhétérogénéité de la zone euro est considérable. Pourtant, tous ses Membres sont assujettis au même taux dintérêt et au même taux de change qui conviennent à certains pays et pas à dautres. Il y a donc une force de divergence puissante à luvre au cur même du mécanisme de leuro.
Du coup, alors quon sattendait à ce que leurozone génère de la convergence, cest la divergence entre le Centre plus industriel, en loccurrence lAllemagne et ses voisins et la périphérie les PIIGS plus spécialisée dans les services, qui va saccuser au cours de la première décennie dexistence de leuro.
Balances courantes et dettes publiques évoluent dans des directions différentes entre centre et périphérie, ce qui aboutit à un double problème: une fragilisation des banques du Nord qui financent les déficits courants du Sud et lapparition dun «risque souverain».
Risque Souverain : risque dinsolvabilité des Etats sur leur dette publique.
Un Etat dont la dette publique est élevée en regard de son PIB ou dont la balance commerciale est en déficit, ne peut en effet plus utiliser la modification du taux de change nominal pour faciliter la résorption de ses déficits public ou commercial à travers une dévaluation. Il ne peut que recourir à laustérité budgétaire pour réduire son déficit public et à la déflation salariale pour retrouver de la compétitivité et pour ses exportations. Apparait alors le risque souverain, cest toute la problématique actuelle de la crise de leuro.
Souvent, le problème est abordé sous un angle moralisateur: les Etats et les opérateurs ménages, banques, secteurs immobilier des pays en difficulté sont les acteurs principaux de la dégradation de leur situation. Sans doute leur responsabilité est-elle importante. Mais elle nest pas exclusive. Cest de co-responsabilité quil faudrait parler et cela pour deux raisons: le déficit systémique de gouvernance de la zone euro dun côté, les graves erreurs de gestion de la BCE qui a ignoré linflation des actifs bourse et immobilier et lendettement des banques dautre part. Ce système a été exploité par les pays exportateurs nets qui ont bénéficié des déficits des pays importateurs nets.
Leurozone en soins intensifs
Cest la crise financière qui va révéler le déficit de gouvernance de la zone euro. Celle-ci ne dispose que dun pilier monétaire alors quil lui faudrait un pilier budgétaire, un pilier bancaire, un pilier fiscal et un marché du travail plus unifié. La Grèce est la première à être rattrapée par la crise financière lorsque, en 2010, les marchés financiers, savisant du niveau catastrophique de lendettement public révélé par le premier ministre grec Georges Papandréou après son élection le 4 octobre 2009, vont exiger des taux dintérêts prohibitifs. Jusque-là, tous les pays de leurozone bénéficiaient pour leurs emprunts du même taux, aux alentours historiquement bas de 2%. Dorénavant, chaque Etat selon le risque de défaut quil présente sur sa dette souveraine, va devoir supporter une prime de risque, le spread, qui va sélever entre0.5% et jusquà plus de 10%. Les taux grecs atteindront 37% au plus fort de la crise en février 2012. Dautres pays suivront: Portugal, Irlande, Espagne, Chypre et même lItalie. Chaque pays présente des symptômes propres: tantôt lendettement public est excessif; tantôt cest celui des banques piégées dans des prêts massifs à un secteur immobilier en chute libre; tantôt cest la compétitivité-prix qui fait défaut parce que les salaires ont crû plus vite que la productivité. Lampleur de la crise économique et sociale, qui apparaît alors dans les pays de la périphérie, révèle le côté artificiel de la convergence opérée dans ces pays dans les décennies précédant leuro. Il apparaît aussi aujourdhui que la croissance au demeurant faible enregistrée par lUE depuis le lancement de la Stratégie de Lisbonne censée faire de lEurope « léconomie de la connaissance » la plus avancée du monde, a été surévaluée. La crise révèle en fait limposture néolibérale à laquelle lUE sest prêtée, suscitant soudain dans lopinion une interrogation fondamentale sur le projet européen.
Or leurozone na pas de plan de sauvetage prêt pour aider un Etat en difficulté: non seulement le Traité de Maestricht interdit à la Banque Centrale Européenne de financer les déficits publics, mais les autres Etats-membres ne sont pas autorisés à venir à la rescousse dun Etat défaillant.
Pas à pas et par« tranches de salami »
Toutefois, il apparaît très vite que le décrochage dun Etat, fût-ce la Grèce entrée frauduleusement dans leurozone en trichant sur ses chiffres dendettement et dinflation et qui ne représente que 2% de léconomie européenne, entrainera limplosion de la zone euro à travers la faillite des banques allemandes, françaises, belges, etc., créancières de la Grèce et des autres PIIGS et des émetteurs de Credit Default Swaps (CDS) sur la dette grecque.
CDS : contrats dassurance qui visent à couvrir des opérateurs du marché du non remboursement dobligations souveraines ou entrepreneuriales, que ces opérateurs possèdent ou non ces obligations.
Dès lors, il faut se résoudre, après des atermoiements interminables pendant lesquels la dette se grossit des intérêts usuraires imposés par les marchés, à mettre en place un dispositif de sauvetage. Ce dispositif sera construit dans lurgence sous la pression des marchés financiers selon la stratégie voulue par lAllemagne, principal acteur du sauvetage: celle du «pas à pas» et «par tranches de salami». Il est donc forcément très complexe.
Pour commencer, et à titre de mesure conservatoire, la BCE va se départir de lorthodoxie dont jusque-là elle se réclame, pour fournir des liquidités aux Etats en difficulté pourvu quils engagent les programmes dajustement nécessaires à la résorption de leur endettement. Ensuite se met en place un plan de sauvetage doublé dune politique de prévention des crises. Cette politique se fonde sur deux principes: la discipline et la solidarité, la première conditionnant la seconde.
Discipline maximum
La discipline est rigoureuse pour les pays qui bénéficient dune assistance financière. Celle-ci est attribuée sous une conditionnalité extrêmement stricte qui comporte des programmes daustérité budgétaire et des réformes structurelles visant à améliorer lefficience économique et à rétablir la compétitivité en vue daméliorer la croissance et de réduire par là les ratios dendettement. Mais la discipline est étendue à tous les membres de leurozone sous une forme préventive par le Pacte budgétaire: elle se résume pour lessentiel à la règle dor en loccurrence, soit linterdiction de déficit structurel supérieur à 0.5% du PIB et lobligation pour les Etats dont la dette excède60% du PIB de la réduire à concurrence d1/20èmede lexcédent pendant 20 ans; sa mise en uvre implique une surveillance étroite, par la Commission européenne, de la préparation des budgets soumis aux Parlements nationaux et de leur exécution. Des pénalités viennent sanctionner les Etats qui ne respectent par leurs engagements. Mais une surveillance macroéconomique et structurelle est aussi exercée par Bruxelles sur les pays en déficit courant excessif qui doivent les résorber, ce que les pays en sur plus ne doivent pas faire. Il y a donc asymétrie de traitement avec un biais déflationniste.
Solidarité minimum
En contrepartie de la discipline, une solidarité financière est assurée. Néanmoins, cette solidarité ne consiste pas en dons, mais en prêts au taux du marché. Mais en raison du crédit des prêteurs (BCE, FMI, Mécanisme Européen de Stabilité), ces taux sont beaucoup plus bas que ceux qui seraient imposés par les marchés aux pays en difficulté qui bénéficient donc dune aide importante. Dans le cas des pays en crise(PIIGS), les programmes dajustement et de réformes sont conçus et surveillés par une Troïka composées de la BCE, de la Commission européenne et du FMI. Ce dernier joue un rôle critique à deux titres: dun côté il apporte des fonds qui ne proviennent pas exclusivement dEurope, mais de pays émergents comme la Chine, soucieux daider leuro, mais dêtre protégés comme créanciers, dun défaut éventuel, ce quassure le statut de séniorité du FMI dans lordre des créances; de lautre il dispose une forte expérience de la conditionnalité à la suite de ses interventions dans les grandes crises financières latino-américaine, russe et asiatique des décennies précédentes. Néanmoins, il est déconcertant de voir le FMI intervenir en Grèce alors quil est notoirement dominé par les USA et que le Royaume-Uni joue un rôle important dans son Conseil dadministration alors quil nest pas dans leurozone.
Une usine à gaz a- démocratique
La cure daustérité imposée à la Grèce est rude. Elle sollicite la résilience du peuple grec jusquà ses limites. Elle devient une référence puissante de dissuasion pour les Etats qui rechigneraient à honorer leurs dettes ou à consentir les réformes nécessaires pour les résorber. La discipline budgétaire imposée en contrepartie de laccès aux divers mécanismes dassurance (BCE, FMI, MES) pose un problème de légitimité démocratique.
Dune part, bien quelle concerne le noyau de lUE communautaire, en loccurrence leurozone, elle est fondée sur un Traité intergouvernemental à 25 sans le Royaume-Uni, ni la Tchéquie alors quelle comporte des transferts de souveraineté importants des Etats vers lEurogroupe qui constitue la plus intergouvernementale des instances de leurozone.
Dautre part, comment sexerce désormais le « power of the purse» par les Parlements nationaux des pays de leurozone, dès le moment où le projet de budget national est validé par une instance, la Commission européenne, dont la légitimité démocratique ne cesse de séroder dans le nouveau contexte politico-institutionnel dominé par le Conseil Européen? Que devient le principe de «notaxation without representation» lorsque les Parlements nationaux sont ainsi indirectement placés sous tutelle? Comment se fait-il enfin quon invoque la souveraineté fiscale des Etats pour ne pas lever le verrou du droit de veto sur lharmonisation de limpôt sur les sociétés et sur les actifs financiers, alors que la souveraineté budgétaire est contrainte sur la base dun simple Traité intergouvernemental qui contourne lobstacle du veto?
Cette construction juridico-politique compliquée et bancale na dautre justification que le légalisme imposé parla Cour Constitutionnelle de Karlsruhe et accepté par les partenaires de lAllemagne, de manière à donner une assise politique à la solidarité européenne de Berlin face à son opinion publique nationale.
Mais, le fait frappant est lécart qui sépare discipline et solidarité dans leurozone. La première est stricte. En revanche, la seconde est très relative. En quoi consiste-t-elle réellement? Contrairement à la norme qui prévaut dans un régime fédéral, il nest pas prévu de transferts courants automatiques entre pays en surplus et pays en déficit. La solidarité prend la forme de prêts remboursables portant intérêt au bénéfice, soit jusquici de la FESF (Fonds Européen de StabilitéFinancière), soit à compter de 2013 du MES (Mécanisme Européen de Stabilité), organisme prêteur pour le compte des Etats-membres. Ces derniers interviennent comme des actionnaires dun véhicule financier qui sapprovisionne sur les marchés via lemprunt, à des taux réduits du fait de sa bonne notation, et reprête avec une marge faible aux Etats en difficulté qui ont accepté de sengager dans des programmes dajustement et de réformes et qui les mènent effectivement à bien, sous la surveillance de la Troïka.
FESF : Fonds Européen de Stabilité Financière : fonds commun approuvé en mai 2010 pour financier par des crédits, les Etats en difficulté de la zone euro. La garantie des Etats créanciers est comptabilisée dans leur dette publique.
MES : Mécanisme Européen de Stabilité établi par le « traité instituant le MES ».
Il est un dispositif propre à leurozone qui consolide et fusionne le FES Fet le MESF, et qui a pour but de financer les Etats en crise de la zone euro. Le MES est capable de lever des fonds sur les marchés financiers de manière continue jusquà 700milliards, ceci sous garantie des Etats membres de leurozone.
Un deal inégal
Le discours politique ne reflète donc pas la réalité lorsque lAllemagne est présentée comme consentant des lourds sacrifices pour le sauvetage de leurozone, alors quelle mesure sa contribution effective sur une balance dapothicaire. Sans doute est-il exact que les garanties offertes aux pays de la périphérie par les pays du noyau de lEurozone, peuvent être à un moment donné mobilisées et savérer ruineuses. Cette menace constitue probablement aujourdhui le ciment le plus fort de lunité de leurozone, ciment qui ne fait que durcir à mesure que saccumulent les garanties offertes par la FESF et le MES. Mais le risque supporté par la BCE et qui en ultime recours incombe en définitive aux contribuables des Etats-membres de leurozone nest pas moins important. Car en dépit des restrictions imposées par sa constitution, la BCE a opté pour des interventions souvent qualifiées dhétérodoxes et cela dès le mandat de Jean-Claude Trichet, gouverneur de la BCE. Mario Draghi, sons successeur, a poussé le plus loin possible lengagement de la Banque avec son fameux «whatever it takes», du 26 juillet 2012. En fait, larrimage de leurozone est assuré par le risque collectif dont lorigine est la conception et la gestion déficientes de lUEM depuis ses débuts. Pour ceux qui ne se préoccupent que de lintégrité et de la survie de leurozone, cette «assurance-vie» peut suffire. Pour ceux qui se préoccupent également de la compatibilité de leuro avec un modèle social partagé, la mainmise de lAllemagne sur la gouvernance de leurozone est inquiétante.
La guidance de Berlin
LAllemagne réalise les deux tiers de son surplus commercial auprès de ses partenaires de lUE. Elle est doublement avantagée: dune part, son poids relatif dans léconomie de leurozone fait que la politique monétaire de la BCE, notamment le taux dintérêt, est fixée prioritairement en fonction des besoins de lAllemagne; dautre part, elle est la première bénéficiaire de la politique unitaire de la BCE et ses surplus sont la contrepartie des déficits commerciaux des PIIGS.
Compétitivité-prix: compétitivité liée à lévolution du couple productivité/coûts salariaux, relativement à la compétivité prix des principaux concurrents.
Compétitivité hors-prix: compétitivité liée à la capacité dinnovation et damélioration de la qualité des produits et des processus dun pays ou dune entreprise qui en tire un pouvoir de marché avantageux.
Certes, elle a trois atouts majeurs: dune part, une bonne spécialisation internationale notamment les biens déquipement et les automobiles de haut de gamme qui lui permet de répondre à la demande en croissance des pays émergents, en particulier de la Chine avec laquelle lAllemagne est le seul pays de lUE à réaliser un sur plus; dautre part, une compétitivité hors-prix avantageuse la qualité et la réputation des produits allemands et enfin, une compétitivité-prix élevée grâce aux baisses de salaires et à la flexibilité du travail, des emplois et des salaires introduites par le Chancelier social-démocrate Gerhard Schröder dans les années 2000.
LAllemagne est un cas singulier en Europe même si les Pays-Bas, le Danemark, la Suède et lAutriche présentent quelques traits similaires. LAllemagne, par son poids relatif qui va croissant par rapport à la France est en mesure de dicter le modèle de politique économique qui forme la trame de la discipline imposée aux Etats-membres de leurozone: orthodoxie budgétaire stricte, flexibilité du travail accrue, régime de retraites durci, protection sociale réduite.
La question se pose néanmoins de la pertinence du modèle allemand pour le reste de leurozone. Dune part, lAllemagne est un pays exceptionnellement bien situé dans la transition ouverte par la globalisation. Elle prospère là où dautres pays souffrent à cause de sa spécialisation industrielle avantageuse. De lautre, sa réussite a son revers: la dualisation marquée du marché du travail qui conduit à une dualisation de la population avec la naissance dun «précariat» important jusque là circonscrit aux PIIGS, au sein de leurozone. Enfin, lAllemagne, ne loublions pas, est un pays qui vieillit vite et qui sera le premier en Europe confronté au choc démographique.
Est-il légitime et raisonnable dengager lUEM dans une course à laustérité budgétaire et à la compétitivité-prix, avec pour conséquence prévisible, une contraction de la demande globale, y compris celle qui sadosse à la production allemande? Une coordination des politiques économiques contre une solidarité limitée à des garanties est-elle une solution viable aux déséquilibres macroéconomiques qui se révèlent inévitables au sein dune union monétaire, notamment du fait de chocs asymétriques? Quen est-il si, en outre, cette coordination est asymétrique, cest-à-dire obligatoire pour les pays en déficit comme les PIIGS et la France, mais laissée à la discrétion des gouvernements pour les pays en surplus? Des politiques expansionnistes de la part de ces derniers pourtant rendraient lajustement structurel plus aisé et moins douloureux pour leurs partenaires. Mais même symétrique, une coordination et un système de garanties peuvent-ils suffire à la cohésion dune UEM? Nest-on pas en train de construire une usine à gaz qui va se révéler à la fois inefficace et bureaucratique créant les conditions dune politique économique suboptimale pour la zone euro et mettant à terme son unité en péril?
La feuille de route du 28 juin 2012
Une tentative de synthèse visant à éclairer la route vers une gouvernance effective de leurozone a été discutée au Conseil Européen du 28 juin 2012 et sa mise en uvre a commencé lors du Conseil du 13 décembre 2012. Elle ne constitue pas encore un blue-print, ni même une feuille de route qui engage formellement les Chefs dEtat et de Gouvernement. Rien de décisif ninterviendra, sauf accident provoqué par une réaction imprévue des marchés financiers ou par un blocage de lévolution en cours en Grèce, avant la reconduction du mandat dAngela Merkel comme chancelière en septembre 2013. Mais elle indique la direction dans laquelle les dirigeants européens réfléchissent. Une structure à trois piliers est esquissée.
LUnion monétaire déjà acquise, constitue le premier pilier. LUnion budgétaire ou «fiscal union» en anglais, constitue le second pilier. Elle est en voie dêtre mise en place avec le Pacte Budgétaire le Traité est entré en vigueur le 1erjanvier 2013 et la législation communautaire daccompagnement («Six-pack» et «Two-pack») dun côté, et avec les dispositifs de garanties «pare-feu» (FESF et MES) de lautre. Lexpression «fiscal union» est toutefois abusive, car elle ne comporte pas de véritables transferts, mais seulement des garanties. Toutefois Herman Van Rompuy, le Président du Conseil Européen émet lidée dun budget modeste de péréquation remboursable en cas de choc asymétrique, et de contrats de réformes incitatifs dont le principe est très discutable.
Six-pack : six actes législatifs comprenant une directive et cinq règlements, approuvés en octobre 2011et visant à renforcer la gouvernance économique dans lUE. Quatre propositions traitent des questions budgétaires et des sanctions pour les Etats en difficulté, et deux autres mesures renvoient aux déséquilibres macroéconomiques.
Two-pack : mesures de surveillance budgétaire qui sintègrent au six-pack, approuvées en juin 2012. Il est composé de deux volets :le premier vise à augmenter le pouvoir préventif de la Commission européenne dans le contrôle des budgets nationaux ; le second porte sur le renforcement de la surveillance économique et budgétaire des Etats qui risquent un défaut.
Il nest pas encore davantage question ni de mutualisation des dettes souveraines existantes, ni dun accès direct du MES à la BCE. Tout cela reste donc très modeste mais une ébauche se dessine. Le troisième pilier est lunion bancaire. Elle comporte trois volets: supervision des banques par la BCE, fonds de résolution des crises bancaires pour les institutions «systémiques» et harmonisation des systèmes nationaux de garanties de dépôts. Lunion bancaire est désormais en voie de construction. Elle devrait être opérationnelle en 2014. Assez curieusement, la législation reste à la fois communautaire, par voie de directives, et nationale. Ainsi en va-t-il de la séparation des banques de dépôts et dinvestissement. Larticulation entre lunion bancaire de leurozone supervisée par la BCE et la législation communautaire visant à lunification et, dorénavant, à la régulation des services financiers dans lUE27, pour parfaire le marché unique, est un exercice compliqué. Il vise à la fois à stabiliser leurozone cur du marché financier européen, mais il cherche à ménager les intérêts britanniques dune part en évitant une législation communautaire restrictive qui altérerait la compétitivité de la City, et, dautre part en mettant les banques britanniques à labri dune supervision par la BCE. À nouveau, la cohérence de la réforme est menacée par le grand écart entre lintérêt de leurozone qui exige la rigueur, et celui de la City qui influence la législation financière de lUE-27 et qui cherche la flexibilité et lautonomie. Le risque dune cote mal taillée est évident. La feuille de route évoque aussi lharmonisation fiscale en matière dassiette fiscale pour limpôt des sociétés, mais pour mémoire, sans autre engagement. Singulière UEM, que cette eurozone dont la monnaie unique facilite la mobilité des entreprises et des actifs financiers et qui ne ferait rien pour combattre la concurrence fiscale entre Etats et larbitrage fiscal par les opérateurs de marché!
IV. CONSTRUIRE ENSEMBLE LA GOUVERNANCE ETLE MODELE SOCIAL COMMUN POUR LEUROZONE
LEurope, confrontée à une triple crise, doit procéder selon un certain ordre logique et chronologique. La crise systémique est la plus redoutable pour la démocratie à cause de son impact social; mais la crise de gouvernance de leurozone est la plus urgente pour préserver lintégration européenne. La crise didentité de lUE-27 peut être contournée par la voie de «lEurope à deux vitesses» et sa solution abandonnée à la dynamique entre noyau et périphérie. Reprenons-les dans lordre de lurgence.
A- Doter leurozone dune gouvernance complète, compatible avec un modèle social commun, et traiter le surendettement
La gouvernance de leurozone se met en place. Le processus est fortement intergouvernemental en raison de limportance des transferts de souveraineté nécessaires. Cest le Conseil européen qui est à la manuvre avec trois inconvénients: linterférence du processus européen et des vicissitudes de la vie nationale, à commencer par les élections nationales qui se succèdent; laliénation démocratique produite par le caractère politico-diplomatique du processus européen; labsence de «narratif» qui devrait sous-tendre le processus de fédéralisation en cours pour lui donner du sens.
Mais la difficulté la plus sérieuse est dans la divergence économique entre Etats-membres et la croissance des inégalités internes que la gouvernance en chantier va aggraver au sein de la zone entre le centre et sa périphérie par défaut dintégrer la dimension sociale au cur du dispositif politique et institutionnel européen. Une dynamique centrifuge est à luvre sans que soient mis en place des outils centripètes pour la compenser. Cette contradiction tient à la stratégie soutenue par lAllemagne, pays dancrage du système intergouvernemental.
Berlin promeut en effet un mix «discipline-solidarité» déséquilibré dans lequel la discipline est forte, mais la solidarité faible. Cette politique va cristalliser davantage encore la polarisation industrielle au sein de leurozone sans en compenser les effets, faute notamment dun budget fédéral significatif, financé par des ressources propres. Ce budget aurait une double fonction: la stabilisation automatique contra-cyclique et la convergence structurelle des économies fortes et faibles.
Collision avec le modèle social
La gouvernance envisagée pour leurozone la place sur une trajectoire de collision frontale avec le modèle social. En fait sans véritable solidarité financière, budgétaire, sociale et fiscale, et sans politique industrielle et dinnovation commune, leurozone fonctionnera en mode suboptimal, aussi bien pour stimuler la production que pour obtenir une répartition équilibrée et juste entre pays et au sein des pays. Outre la centralisation de la fonction monétaire, une véritable solidarité requiert une union bancaire robuste, un budget fédéral significatif, une harmonisation de la fiscalité des facteurs mobiles voire sa centralisation pour le financement du budget fédéral, un marché du travail unifié et donc une convergence de la protection sociale. Une politique de ré-industrialisation et dinnovation visant expressément à intégrer lindustrie européenne doit fournir une base dynamique au modèle social à construire. Un test clé de la solidarité est celui du surendettement qui va plomber la croissance en Europe aussi longtemps quil naura pas été résorbé. Il existe trois façons de réduire le poids relatif de la dette. Le mode idéal est la reprise de la croissance réelle par une combinaison de politique de loffre innovation et compétitivité et une politique de la demande. Certains économistes pensent quon y arrivera par la voie de laustérité budgétaire, censée libérer des ressources pour linvestissement privé. Le danger tient, comme il a été dit, à ce que trop daustérité tue la croissance comme latteste le scénario à la japonaise dune déflation se prolongeant sur deux ou trois décennies. Un autre mode est linflation qui réduit le poids réel de la dette, mais appauvrit les prêteurs, notamment les rentiers. Le montant phénoménal des liquidités émises récemment par la FED et la BCE donne à penser que cette voie nest pas exclue par les gouvernements américains et européens. Enfin, la solution qui a été le plus souvent retenue dans lHistoire financière est la «restructuration de la dette» qui comporte, selon la combinaison retenue, son rééchelonnement dans le temps, la baisse du taux dintérêt convenu, un abandon de créances de la part des intermédiaires financiers, soit un défaut total ou partiel. Cette politique, qui touche les rentiers et le secteur bancaire et comporte donc aussi un coût pour la demande en termes deffet de richesse négatif, permettrait de libérer la croissance et lemploi: elle constituerait un transfert massif des plus âgés vers les jeunes. Elle appelle donc un accompagnement social pour les pensionnés modestes dont lépargne est amputée ainsi quune restructuration du secteur bancaire à léchelon européen cette fois. La question cruciale du traitement de la dette excédentaire dans leurozone est celle du niveau et de la séquence de la restructuration: soit au niveau de chaque Etat surendetté, soit à celui de leurozone avec la mutualisation réalisée par le budget de leurozone.
Vers une communauté de destin
Le degré dintégration politique requis pour un fonctionnement dune union monétaire compatible avec la convergence des modèles sociaux vers le haut appelle, on le voit, un degré élevé de fédéralisation. En soi pourtant une simple zone monétaire ne justifierait pas de tels transferts de souveraineté. Ce nest que dès le moment où on lui assigne une norme de convergence sociale élevée entre les Etats qui la composent, que leurozone appelle le fédéralisme. Mais dès linstant où leurozone va dans cette direction, il est logique de lui transférer aussi la charge de la défense, désormais trop lourde pour nimporte lequel de ses Etats-membres, notamment en raison des coupes budgétaires requises aujourdhui à contretemps des besoins stratégiques du continent. Se profile à partir de ce moment lidée dune communauté de destin susceptible de susciter un « démos » européen par-delà les identités nationales. Monnaie et défense sont lendroit et lenvers de la même réalité, celle dune Europe qui interagit avec le monde comme une unité, dans lordre économique et dans lordre géopolitique.
Mais la construction dun modèle social pour leurozone requiert un rétablissement de léquilibre entre marché et politique, par leurozone elle-même et, lorsque cest possible, au niveau de lUE-27.
B. La re-fondation du capitalisme de marché en Europe
La crise que traverse le capitalisme occidental ne se terminera pas de si tôt. Lamortissement du choc du 15 septembre 2008 prendra une décennie au moins qui ne sachèvera quune fois le surendettement résorbé par restructuration de la dette excédentaire. Des expédients seront donc nécessaires pour contenir les dommages sociaux dici là: dun côté, là où lactivité sy prête, secteur ou entreprise le partage du travail et du salaire; de lautre, la création demplois dintérêt général verts, grisou blancs financés par des prélèvements de crise sur les rentes, les hauts salaires et les retraites élevées.
Mais ce ne sont là que des accommodements de transition en attendant une véritable reprise de la demande. Ils sont toutefois préférables humainement, économiquement et politiquement, au financement par limpôt dune proportion excessive de chômeurs laissés dans linactivité. Comme la cause profonde du sous-emploi est le déficit de la demande globale, il faut veiller à exploiter toutes les sources de la demande et notamment les exportations dont la part devrait saccroitre du fait du différentiel de croissance avec les économies émergentes. La compétitivité hors-prix par linnovation devrait pourtant être le facteur déterminant daccès à la demande extérieure plutôt que la course à la compétitivité salariale. Mais il faut en revenir aux origines mêmes de la crise, cest-à-dire aux conditions dune répartition plus équilibrée et plus juste des revenus entre capital et travail à lintérieur de lEurope, parallèlement aux efforts dinnovation et de productivité. Un préalable est le rétablissement de léquilibre entre marché et politique, de manière à rendre à celle-ci le dernier mot et ainsi à recréer les conditions nécessaires à la possibilité de la démocratie en Europe. Construire à partir du noyau de leurozone un périmètre de gouvernance effective permettrait une refondation du capitalisme de marché compatible avec un modèle social robuste et juste. Sy refuser au motif que le capitalisme est dorénavant globalisé, cest ignorer que la Chine et lAmérique ont chacune leur propre modèle de capitalisme. A lintérieur de ce périmètre, il faut redéfinir les normes de fonctionnement du capitalisme de marché pour lequel ni les Etats, ni le monde ne sont des échelons de régulation pertinents ou opérationnels.
a) La gouvernance dentreprise
LUE devrait dabord poser le problème de la taille excessive des entreprises, en soi un défi politique dès lors que les entreprises atteignent la dimension des Etats. Par une politique de concurrence ou de taxation progressive, lUE devrait travailler, avec dautres autorités de concurrence, et en recourant à lextraterritorialité, au démantèlement des firmes considérées comme «too big to fail». Elle devrait aussi limiter létendue des droits de propriété pour les actionnaires «de passage»,14Trop grand pour être mis en faillite notamment les fonds institutionnels qui pratiquent le «hit and run», de manière à libérer léconomie réelle de linfluence court-termiste de la finance. Lassociation des travailleurs et des cadres aux décisions stratégiques recréerait la culture de «stakeholders» au sein de lentreprise, le cas échéant sur le modèle du «mitbestimmung » allemand à léchelle européenne. La responsabilité sociale des entreprises deviendrait une norme légale et coercitive, et non plus seulement un code volontaire de conduite. La tension salariale entre dirigeants et travailleurs serait normée ou corrigée par la fiscalité. Par ailleurs, les fautes lourdes commises par les dirigeants des plus grandes entreprises, y compris la prise de risque, seraient considérées comme des délits pénaux, en raison de leur impact économique, financier, environnemental et social, et sévèrement susceptible dune peine demprisonnement. Cette responsabilité pénale pousserait à instaurer une éthique dentreprise solide jusquau sommet des multinationales dominantes les plus visibles. Le développement de léconomie sociale avec sa vaste diversité de branches devrait être encouragé. Le secteur public devrait être plus effectif, plus responsable et plus inclusif grâce à des règles et des mesures incitatives appropriées. LEtat-Providence lui-même devrait être repensé pour favoriser lautonomie et la responsabilité des personnes autant quil est possible.
b) Le « retour de la finance dans son lit »
Par ailleurs, il faut «ramener la finance dans son lit». Dès lors, la réduction de la taille et la restructuration de lindustrie financière à léchelle européenne, la recapitalisation des banques, la séparation entre les banques de dépôt et dinvestissement, font également partie des réformes à mettre en uvre afin détablir une supervision financière efficace et de maîtriser le problème de laléa moral. Les produits financiers dangereux et la spéculation à découvert devraient être interdits. Les conflits dintérêt impliquant les agences de notation et les banques dinvestissement devraient être élucidés. Linstauration dun monitoring des capitaux permettrait de réguler les transactions financières entre leurozone et les centres offshores (correspondant le plus souvent à des paradis fiscaux hors Europe) aujourdhui sous-taxés et sous-régulés.
c) La restauration de la souveraineté fiscale
Les Etats-membres ont perdu la capacité de soumettre les facteurs mobiles (sociétés transnationales et grandes fortunes) à une imposition effective. LUE peut restaurer la souveraineté fiscale par lharmonisation ou la centralisation de la taxation des sociétés et de lépargne financière. Bien entendu, deux conditions doivent accompagner l harmonisation : dune part, léradication des paradis fiscaux à lintérieur de leurozone et la surveillance des mouvements de capitaux vers les places financière soff-shore (paradis fiscaux) en recourant au marquage des capitaux par lutilisation de la taxe sur les transactions financières (TTF). Certains y verront une contrainte insurmontable, mais ce marquage est possible. Quant à la fuite présumée des capitaux, si elle est probable à léchelon national, elle pose un problème très limité à un grand ensemble de la taille de lUE.
En réalité, lunification du droit des affaires, de même que la taxation centralisée des facteurs mobiles, à un niveau européen, favoriseraient la création dun «level playing »; elles faciliteraient la naissance dentreprises européennes; et, de ce fait, contribuerait à la construction dune véritable industrie européenne, laquelle reste encore essentiellement un agrégat dindustries nationales après un demi-siècle dintégration économique.
C. Laction internationale de leurozone
LEurope, a suivi longtemps une trajectoire ascendante vers le statut dacteur global, en raison de sa bonne tenue économique, de son intégration croissante et de ses élargissements successifs. Elle plafonne aujourdhui, en termes dinfluence, à un niveau bien en-deçà de son poids démographique et économique dans le monde. Cette rupture de trajectoire, due à ses divisions internes et à la crise de leuro, intervient alors que la Chine poursuit sur sa lancée et que lAmérique amorce son recul hégémonique.
LUE est déforcée par son statut de coalition «à éclipse», tantôt unie, tantôt divisée notamment face aux USA, à la Chine et à la Russie. Ce monde multipolaire est susceptible de remettre les rapports de force à lavant plan des relations internationales. De la sorte, lUE, pionnière du multilatéralisme fondé sur la règle de Droit, voit son influence séroder. Du coup, aussi saccroit sa dépendance stratégique vis-à-vis des Etats-Unis. Lalliance américaine, si elle nest pas politiquement équilibrée, a un coût pour lEurope: elle fait dévier le modèle européen de la solidarité vers la compétition; elle place lEurope devant le risque dêtre aspirée dans la spirale sécuritaire dont laxe est la politique dendiguement de la Chine et dont la limite, définie comme telle par les néo-conservateurs américains, est celle dune «guerre de lOuest contre le reste».
Il est surprenant de noter que, dans une large fraction des élites européennes, laspiration à un espace atlantique intégré comme bloc économique et bloc stratégique soit aussi forte!
Cette préférence atlantique combine une fascination pour linnovation et pour la puissance avec, dans certains cercles dirigeants européens, notamment britanniques, une détestation de lEtat-Providence qui renvoie à lhostilité au New Deal présente dans les milieux néo-conservateurs. Elle reflète un manque redoutable de confiance de ces Européens dans lavenir de lEurope.
Une Europe fédérée par un modèle social commun pourrait gagner en autonomie et rééquilibrer son partenariat avec les USA.
Leurozone, forte de son unité interne, pourrait se faire la championne, cette fois crédible et effective, dun multilatéralisme fondé sur le droit pour parer le risque dun équilibre multipolaire fondé sur des rapports de force stratégiques. Le chantier de la gouvernance multilatérale est immense. Nos Etats y sont des nains, leurozone unifiée y serait un géant.
Lagenda est vaste: taxation unitaire des bénéfices des firmes globales afin dassurer une transparence fiscale internationale et une juste distribution des revenus entre les pays; standards de travail minimum, y compris un salaire minimum local, et internalisation des coûts environnementaux, incluant ceux liés au climat; multilatéralisation par lOMC des 400 accords bilatéraux ou régionaux de libre échange existants et futurs, pour éviter la re-fragmentation du marché global; co-gestion au sein dun G3 (USA, UE, Chine) dun système monétaire polycentrique, en attendant de développer un système plus unitaire fondé sur le rééquilibrage des droits de tirage spéciaux et des droits de vote dans les institutions financières internationales de Bretton Woods.
CONCLUSIONS
La démocratie, telle que pensée par Tocqueville, appelle à un certain niveau dégalité parmi les citoyens, car pensait-il, de grandes inégalités alimentent les troubles sociaux et linstabilité politique. Dès lors, durant les périodes defforts et de restrictions budgétaires, le juste partage du fardeau économique nest pas seulement une affaire éthique, mais bien davantage une nécessité politique. Cest dans cette perspective quil faut penser la refondation du capitalisme de marché à léchelle européenne de manière à rééquilibrer les rapports entre la finance et léconomie réelle, entre lentreprise et ses partenaires, entre capital et travail, entre marché et puissance publique. Ce nest en effet que sur la base dun capitalisme européen maitrisé que lon peut reconstruire un modèle social robuste et juste, compatible avec le nouvel environnement international.
Lenjeu nest pas seulement de réguler le capitalisme occidental tel quil est, mais avant tout de le transformer de lintérieur en vue de préserver son efficience, contrôler son instabilité et revenir à une distribution plus juste de la richesse et des revenus à lintérieur de lEurope. Cette refondation du capitalisme doit se faire au niveau européen, mais aussi au niveau multilatéral sous limpulsion de lEurope.
Lentreprise de refondation du capitalisme de marché européen contribuerait à renforcer lidentité européenne. A ce titre, elle constitue un principe fédérateur au même titre quune défense européenne.
Ce qui se joue aujourdhui avec lunité de lUE, cest en effet la possibilité même de la démocratie en Europe. La démocratie na de sens que si elle permet à une société dexercer une emprise suffisante sur son devenir. Un ensemble de puissances petites ou moyennes est voué à la vassalisation soit par les marchés, soit par des puissances tutélaires qui peuvent être bienveillantes ou prédatrices. Les exemples de la Suède, de la Suisse ou de la Norvège ne sont pas convaincants: ils tirent leur prospérité et leur stabilité de lUE qui les traitent avec civilité et respect. Ils bénéficient de leur statut d «alongsiders» par rapport à lUE. Que celle-ci vienne à se défaire, et ces pays seraient confrontés à la réalité de leur condition de pays faibles et dépendants. Certes, un ordre multilatéral de type Nations-Unies fondé sur les Droits de lHomme et le respect de la souveraineté devrait permettre à toutes les Nations de prospérer et rendrait sans propos la grande dimension. Mais pour les générations à venir, nous nen serons pas là. Avec la multipolarité, le monde est entré dans une phase de mutation sans précédent: la stabilité liée à léquilibre de la terreur de la guerre froide ou, par la suite, à lhégémonie stratégique américaine, est aujourdhui menacée par la prolifération nucléaire, les nouveaux rapports de force et les tensions sur laccès à lénergie et aux matières premières. Lavènement dun ordre mondial fondé sur le Droit reste à réaliser et lEurope a vocation de contribuer à le faire advenir. Mais, encore une fois, la puissance exige un ordre social juste. Sans un tel ordre interne et sans la puissance pour le protéger et le promouvoir comme norme internationale, il nest pas de démocratie possible. Seul un rapport déquilibre avec le capitalisme de marché et une autonomie internationale suffisante, peuvent assurer la possibilité de la démocratie en Europe. LUE na pas dautre raison dêtre. Leurozone doit ouvrir la voie à lUE comme ensemble démocratique organisé.
Il est évident que des changements institutionnels profonds sont nécessaires pour faire advenir des réformes de cette envergure. Le détour par la case «Constitution» est impératif et cette fois, il faudra consulter les peuples, tous les peuples, par référendum. Il faut donc ouvrir le débat pour y préparer lopinion. Renoncer à la voie constitutionnelle au motif quelle est hasardeuse constituerait une dérobade devant lobligation démocratique de consulter le peuple sur un projet denvergure. La culture démocratique recule en Europe. Il est temps de la réveiller.
Il est temps de dire aux Européens que lentreprise dintégration est la plus formidable aventure politique qui leur est désormais proposée. Renouer avec les racines profondes de lEurope qui ont fait son unité de civilisation avec la Chrétienté et les Lumières, et concrétiser les valeurs de dignité, de liberté et de justice quelles ont suscitées, dans un projet démocratique de maitrise du capitalisme et douverture au monde, est la grande affaire de notre temps. LEtat-nation a fait son temps. Il est désormais dépassé et à cause de cela il porte toujours en lui la menace dun nationalisme suicidaire. Il faut recréer un espace de débat démocratique et daction politique à léchelon de lEurope. Il faut passer à « la Fédération européenne à lintérieur de lUnion ».
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